Georges Canguilhem au Brésil: Une épistémologie de la vie 2336424762, 9782336424767

Les travaux de Georges Canguilhem ont été largement étudiés par les chercheurs brésiliens. Son œuvre a été initialement

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French Pages 244 [245] Year 2023

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SOMMAIRE
PRÉFACE
PRÉSENTATION
CANGUILHEM EN NIETZSCHÉEN CRITIQUE
LE VITALISME CRITIQUE DE GEORGES CANGUILHEM
ENTRE BACHELARD ET CANGUILHEM : DE LA PSYCHANALYSE DU FEU À LA PÉDAGOGIE DE LA GUÉRISON1
LA CRITIQUE DE CANGUILHEM AU RÉDUCTIONNISME MÉCANISTE DU PHÉNOMÈNE RÉFLEXE : UN RETOUR À LA THÈSE DE 1955
PHILOSOPHIE BRÉSILIENNE DE LA PSYCHANALYSE ET ÉPISTÉMOLOGIE HISTORIQUE
DE LA REPRÉSENTATION POLITIQUE À LA NORMATIVITÉ SOCIALE
LA NORMATIVITÉ COMME STYLE DE VIE
PRÉCAIRE ET NORMATIVE, LA VIE EST UNE CRITIQUE DE LA PSYCHOLOGIE
LA PUISSANCE NORMATIVE DE LA VIE À L’ÉPREUVE DE L’ACTION DES MALADIES. LE CAS DE LA PATHOLOGIE CARDIAQUE. (XVIIE-XVIIIE SIÈCLES)
À PROPOS DES AUTEURS
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Georges Canguilhem au Brésil: Une épistémologie de la vie
 2336424762, 9782336424767

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Georges Canguilhem au Brésil

La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Ricardo Espinoza Lolas, Nous(Autres) monstres, Libérons Sade, 2023. Jean-Pierre Coutard, Tragique et temporalité, (d’Héraclite à Clément Rosset), 2023. Danilo Saretta VERISSIMO, Ecrits sur la phénoménologie de la perception. Spatialité, corps, intersubjectivité et culture comtemporaine, 2023. Gisele AMAYA DAL BÓ, Martín MACÍAS SORONDO, Sabrina MORÁN, Natalia PRUNES et Agostina WELER, Les langues de l’émancipation : quelles traductions pour la démocratie,?, 2023. Rodrigue MBA MEDOUX, L’ordre constitutionnel libéral, Le cas du Gabon, 2023.

Sous la direction de

Francisco Verardi Bocca et Vinícius Armiliato

Georges Canguilhem au Brésil Une épistémologie de la vie

Préface de Oswado Giacoia Jr. et Eduardo Ribeiro da Fonseca 7UDGXLWGXSRUWXJDLVEUpVLOLHQSDU ,VDEHOOH$OFDUD]

© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-42476-7 EAN : 9782336424767

SOMMAIRE PRÉFACE : CANGUILHEM EN NIETSCHÉEN CRITIQUE, Oswado Giacoia Jr., Eduardo Ribeiro da Fonseca ...................9 PRÉSENTATION ...................................................................17 LE VITALISME CRITIQUE DE GEORGES CANGUILHEM, Caio Souto ...............................................................................19 ENTRE BACHELARD ET CANGUILHEM : DE LA PSYCHANALYSE DU FEU À LA PÉDAGOGIE DE LA GUÉRISON, Caio Souto ..........................................................41 LA CRITIQUE DE CANGUILHEM AU RÉDUCTIONNISME MÉCANISTE DU PHÉNOMÈNE RÉFLEXE : UN RETOUR À LA THÈSE DE 1955, Caio Padovan ....................................73 PHILOSOPHIE BRÉSILIENNE DE LA PSYCHANALYSE ET ÉPISTÉMOLOGIE HISTORIQUE, Weiny César Freitas Pinto .......................................................................................127 DE LA REPRÉSENTATION POLITIQUE À LA NORMATIVITÉ SOCIALE, Francisco Verardi Bocca ........151 LA NORMATIVITÉ COMME STYLE DE VIE, Francisco Verardi Bocca .........................................................................181 PRÉCAIRE ET NORMATIVE, LA VIE EST UNE CRITIQUE DE LA PSYCHOLOGIE, Vinícius Armiliato.........................203

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LA PUISSANCE NORMATIVE DE LA VIE À L’ÉPREUVE DE L’ACTION DES MALADIES. LE CAS DE LA PATHOLOGIE CARDIAQUE. (XVIIE-XVIIIE SIÈCLES), Éric Hamraoui........................................................................219 À PROPOS DES AUTEURS..................................................239

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PRÉFACE CANGUILHEM EN NIETZSCHÉEN CRITIQUE Oswaldo Giacoia Jr. Eduardo Ribeiro da Fonseca

Le débat est grandissant au Brésil autour de l’œuvre de Georges Canguilhem. Un nombre croissant de chercheurs dans les domaines de la psychanalyse (comme les auteurs de ce livre) et de la philosophie de Nietzsche trouvent dans l’œuvre de Canguilhem un large éventail d’arguments permettant d’interroger la philosophie, la science, la psychologie et la psychanalyse en particulier, notamment en ce qui a trait aux facettes dogmatiques de ces domaines de la connaissance, d’autant plus que, dans une large mesure, ces domaines exigent une réflexion sur les notions d’expérience vitale, de connaissance, de santé et de maladie, aussi bien dans leurs aspects organiques que dans leurs aspects psychiques. Le refus du dogmatisme (en particulier du dogmatisme vitaliste) décelé dans la science a aussi un visage propositionnel qui se révèle dans l’ensemble des textes de Canguilhem. À savoir, l’accent mis sur la description de la capacité autorégulatrice du vivant et sur l’action normative des phénomènes naturels, c’est-à-dire sur la proposition selon laquelle le cours des phénomènes physiques et biologiques engendre continuellement des modifications dans ce qui est conçu comme des lois naturelles, apparait comme un point d’inflexion fécond de l’œuvre de l’auteur français qui intéresse un grand nombre de chercheurs. Un aspect particulièrement sensible pour ces chercheurs est que, dans l’œuvre de

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Canguilhem, les faits et les lois naturelles auraient un caractère effectif immédiat, toutefois profondément instable, et reposeraient non pas sur la constance, mais plutôt sur le changement permanent de formes et de perspectives à partir d’un choc de forces dont l’existence, l’intensité et l’étendue sont variables et irrégulières. Ces réflexions du philosophe trouvent un écho chez ces chercheurs, en particulier en philosophie de la psychanalyse, qui souhaitent faire avancer les réflexions épistémologiques, métapsychologiques et cliniques, dans le cadre d’une ouverture plus radicale de la psychanalyse au fait que la progression de l’analyse dépend de la position du sujet dans l’ordre symbolique, ce qui sous-entend la normativité, dans le sens que Canguilhem donne à ce mot, c’est-à-dire de la vie comme activité de production de valeurs, ce qui, comme il l’admet lui-même, est profondément lié à la pensée de Nietzsche. Les points de vue de Canguilhem sur la normativité se montrent particulièrement féconds pour établir un rapprochement avec le philosophe allemand, bien qu’il ne soit pas possible de préciser à quel point cette proximité de perspectives aurait le caractère d’une influence plus forte d’un point de vue épistémologique, d’autant plus si l’on considère par ailleurs un certain refus du philosophe d’accepter cette proximité au-delà d’une certaine limite, comme en témoigne l’un des textes de Caio Souto publié dans ce recueil. Toutefois, de la façon dont cette distance est établie par Canguilhem se pose le problème d’un certain réductionnisme de perspectives par rapport à l’ensemble de l’œuvre nietzschéenne, ce qui amplifierait de fait cette proximité au-delà de ce que le supposait le philosophe français, en particulier en ce qui a trait à la critique de la science par Nietzsche. Dans tous les cas, la présence de Nietzsche non seulement dans l’œuvre de Canguilhem, mais également dans l’œuvre de Bachelard et de Deleuze, atteste de l’importance du philosophe allemand pour cette lignée de penseurs. En effet, même si nous savons qu’il est difficile, d’un point de vue épistémologique, d’établir des paramètres précis quant à la présence nietzschéenne dans l’œuvre de Canguilhem, que ce soit à travers ses concepts spécifiques, ou à travers la constatation plus vague de préoccupations et d’objectifs communs, des

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similitudes spécifiques peuvent tout de même être pensées, telles que le problème de la vie comme volonté de puissance chez Nietzsche et la normativité chez Canguilhem. À cela s’ajoute la question présente chez les deux auteurs de la connaissance sur la vie et sur la maladie d’un point de vue dynamique, même si chacun d’eux conserve ses propres particularités en fonction de ses projets philosophiques spécifiques. En ce sens, Stiegler (2000, p. 85) et Cherlonneix (2005, p. 101) admettent au moins qu’il existe un héritage discret, cependant direct, de la philosophie nietzschéenne de la médecine, dans lequel est établi un lien dynamique entre santé et maladie avec la notion de normativité de Canguilhem. De plus, aussi bien Nietzsche que Canguilhem mettent en doute la notion de lois irréductibles de la nature, qui seraient censées établir une fois pour toutes les critères de ce qui serait sain et de ce qui serait maladif, dans la mesure où tous deux rejettent toute pensée unilinéaire qui présupposerait un critère absolu pour les classifications ayant trait à ce que seraient le normal et le pathologique. Malgré toutes les différences qui pourraient éventuellement exister dans le contexte général de leurs œuvres, tant en raison de l’éventail d’intérêts que du moment historique et politique dans lequel ils ont vécu, Canguilhem et Nietzsche ont en quelque sorte un objectif commun. À savoir, tous deux se sont consacrés à démasquer les illusions et les préjugés épistémologiques dans lesquels s’empêtrent philosophes et scientifiques, qui n’ont souvent pas conscience des caractéristiques fortement idéologiques avec lesquelles ils formulent et abordent les problèmes sur lesquels ils se penchent. En ce sens, tous deux ont engendré dans l’environnement philosophique de leurs époques respectives de nouveaux modes d’interprétation des faits scientifiques qui ont permis d’aller au-delà des significations manifestes ou évidentes avec l’intention positive de parvenir à des vérités ou à des masques moins visibles et peut-être aussi moins agréables, tels que l’absence d’un plan pour l’univers et, par conséquent, pour la vie en général et pour l’Humanité. En ce sens, une critique est faite du rôle de la conscience et de la rationalité fidèles aux conceptions unitaires et unilinéaires liées

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au créationnisme et à ses formes établies à partir du vitalisme, dans ses diverses réincarnations dans la philosophie et dans la science. Pour Nietzsche, en particulier, le point central de la critique de la valeur de la conscience et de la rationalité ne vise pas à ériger la volonté de puissance en cause supposée du phénomène (ce qui serait une forme déguisée de dogmatisme), mais serait plutôt celui de poser les choses du point de vue de leurs fins et de leurs moyens. Ainsi se met en place un refus sceptique de la possibilité de la connaissance comme recherche d’une vérité fondamentale, et la voie reste ouverte au refus d’une cause originaire sous les formes physiques, biologiques et psychiques apparentes et de son effet continu (c’est pourquoi, d’un point de vue épistémologique, la proximité de la pensée de Nietzsche avec Bachelard et Canguilhem est plus grande que ne l’imaginaient ces philosophes français). Pour Nietzsche, toute unité est provisoire et, en général, les synthèses de la connaissance comportent des erreurs de conception et des vices d’origine, ce qui est différent d’une dépréciation pure et simple de la science. En ce sens, la façon adéquate d’apprécier le problème de la connaissance est de la comprendre comme une activité, une expérience accumulée et un devenir constant de nouvelles possibilités ou voies, et en ce sens, l’attitude de celui qui connait consiste à explorer une voie ou à suivre les flux d’une marée, tel qu’on peut le voir dans l’aphorisme 500 de Humain, trop humain : «ௗIl faut, en vue de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour celui qui, après un temps, nous en éloigneௗ» (Nietzsche, 1980, Vol. II, p. 320). Cette posture vis-à-vis de la connaissance exige de prendre en compte l’incertitude et la faillibilité inhérentes à la pensée, au point de considérer, comme cela est affirmé dans le § 121 du Gai Savoir, que l’erreur peut se trouver parmi «ௗles conditions de la vieௗ» (Nietzche, 1980, Vol. III, p. 478). La notion d’erreur est considérée avec une ironie qui pourrait être mieux appréciée par Canguilhem. Cette observation est riche de possibilités, car elle présuppose que la vie s’affirme inconditionnellement à chaque instant, peu importe que ce soit à partir de ce que nous considérons comme étant juste par rapport

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aux modes d’organisation de notre pensée, ou à partir de ce que nous considérons comme une erreur, une déviation ou une exception à la loi naturelle. C’est pourquoi le point de vue physiopsychologique de Nietzsche est riche d’éléments de comparaison qui le rapprochent de Canguilhem et suggèrent une certaine inspiration du second à l’égard du premier, ou du moins une communauté de perspectives dans l’approche de phénomènes tels que le refus de la métaphysique et une valorisation immanente de la physique et de la biologie présupposant la variation comme élément fondamental et l’imposition de chaque force aux autres forces qui lui résistent, dans un environnement d’abondance de possibilités effectives d’existence, qui contraste avec les approches dogmatiques, qui présupposent des préjugés moraux. La normativité du biologique consiste précisément dans la capacité ou l’aptitude de l’être vivant à répondre de manière interprétative, c’est-à-dire de manière créative et sélective, et pas seulement de manière réactive et adaptative, aux conditions fixées par son environnement. Cela implique dès lors que la normativité est une puissance créatrice de nouvelles conditions de vie, d’accroissement de la force vitale par l’instauration d’une norme à partir de laquelle il est possible de choisir, d’interpréter, ce qui intensifie ou déprime, fortifie ou affaiblit, rend sain ou malade. Ne pas pouvoir choisir, c’est être condamné non seulement à maintenir une condition ou un état réduit à la simple survie, mais également à renoncer à la force créatrice, interprétative et sélective, qui se manifeste comme normativité vitale, comme puissance d’institution de valeurs, qui s’exprime y compris dans la maladie. Par normatif Canguilhem entend «ௗtout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement à une norme, mais ce mode de jugement est au fond subordonné à celui qui institue des normesௗ» (Canguilhem, 1966, p. 77). Pour Canguilhem, le normatif est ce qui institue des normes. Et, en matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu que l’on doit faire référence, car «ௗtel individu peut se trouver […] à la hauteur des devoirs qui résultent du milieu qui lui est propre dans des conditions organiques qui seraient inadéquates à ces devoirs chez tel autre individuௗ» (Canguilhem, 1966, p. 118).

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Dans le même sens, la physiopsychologie de Nietzsche opère avec une normativité individuelle, et non pas avec une science générale de la santé, qui est toujours un produit de l’abstractionௗ; de façon étonnamment analogue à celle dont Canguilhem la comprend : La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement. Ce qui est normal, pour être normatif dans des conditions données, peut devenir pathologique dans une autre situation, s’il se maintient identique à soi. De cette transformation c’est l’individu qui est juge parce que c’est lui qui en pâtit, au moment même où il se sent inférieur aux tâches que la situation nouvelle lui propose. (Canguilhem, 1966, p. 119)

Le normal et le pathologique font essentiellement référence à des valeurs et des conditions de vie, et donc à la capacité et au pouvoir du vivant de créer des normes pour ses formes d’existence, c’est-à-dire d’instituer des normes vitales, qui diffèrent les unes des autres du point de vue de l’intensification (croissance) ou de l’affaiblissement (diminution) de cette même puissance normative : Nous devons dire en conséquence que l’état pathologique ou anormal n’est pas fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme. Le vivant malade est normalisé dans des conditions d’existence définies et il a perdu la capacité normative, la capacité d’instituer d’autres normes dans d’autres conditions. (Canguilhem, 1966, p. 119)

De même que pour Nietzsche, la maladie n’est pas une simple privation, un régime de vie à éprouver en mode réactif et dépité de la faiblesse et de l’impuissance. Il y a au contraire un avantage à la maladie, comme l’écrit Nietzsche dans Humain, trop humain, II, Opinions et sentences mêlées, aphorisme 356 :

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Utilité de la maladie – celui qui est souvent malade, parce qu’il guérit souvent, prend non seulement un plus grand plaisir à la santé, mais possède encore un sens très aigu pour ce qui est sain ou morbide dans les œuvres et les actes, les siens et ceux des autres, les écrivains maladifs par exemple – et presque tous les grands écrivains sont malheureusement dans ce cas – possèdent généralement dans leurs œuvres un ton de santé beaucoup plus sûr et plus égal, parce qu’ils s’entendent, bien mieux que ceux qui sont robustes de corps, à la philosophie de la santé et de la guérison de l’âme. Ils connaissent les maîtres qui enseignent la santé : le matin, le soleil, la forêt et les sources d’eau claire. (Nietzsche, 180, II, p. 522)

Voilà par conséquent l’un des principaux avantages que procure, pour certains malades, la maladie assumée et vécue intégralement : la maladie nous rend affutés, susceptibles de discerner le sain et le pathologique en nous-mêmes, et chez les autres. Elle nous instruit et nous prépare, aussi bien au vertige et à l’évanouissement qu’au retour à soi. Le malade n’est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d’être normatif. On voit combien avec une telle vision de la maladie on se trouve loin de la conception de Comte ou de Cl. Bernard. La maladie est une expérience d’innovation positive du vivant et non plus seulement un fait diminutif ou multiplicatif. Le contenu de l’état pathologique ne se laisse pas déduire, sauf différence de format, du contenu de la santé : la maladie n’est pas une variation sur la dimension de la santéௗ; elle est une nouvelle dimension de la vie. (Canguilhem, 1966, p. 122)

On comprend donc que les positions de Georges Canguilhem vis-à-vis de la philosophie de Friedrich Nietzsche doivent être forcément complexes, ambigües, voire ambivalentes. Si, d’un côté, il s’efforce d’insérer Nietzsche dans la lignée de tradition de Claude Bernard, d’un autre côté, les conceptions nietzschéennes de la vie comme puissance de création de valeur fournissent aux thèses historicoscientifiques et philosophicoépistémologiques de Canguilhem une base

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inestimable pour sa théorie de la normativité biologique. Dans la physiopsychologie du ressentiment, ce dû est manifestement démontré.

Références bibliographiques Canguilhem, G. (1966). Le Normal et le Pathologique. Paris : PUF. Cherlonneix, L. (2005). De Nietzsche à Canguilhem et à aujourd’hui. In : Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie 12, No 1, p. 101-128. Nietzsche, F. (1980). Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe. Ed. G. Colli; M. Montinari. Berlin; New York; München: de Gruyter; DTV. 15 Bände. Stiegler, B. (2000). De Canguilhem à Nietzsche : la normativité du vivant. In : Guillaume Le Blanc (Ed.). Lectures de Canguilhem. Le Normal et le pathologique. Fontenay/SaintCloud : ENS, p. 85-101.

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PRÉSENTATION «ௗLa valeur de la vie, la vie comme valeur ne s’enracinentelles pas dans la connaissance de son essentielle précaritéௗ?ௗ», demande Georges Canguilhem (1904-1995) à la fin de l’article Vie qu’il a écrit pour l’Encyclopaedia Universalis, paru en 1973. Il s’agit d’un passage célèbre parmi ceux qui se consacrent à l’étude de son œuvre, car nous pouvons dire qu’au cœur de son travail, l’interrogation sur la vie et sur les possibilités d’y réfléchir est liée à la naissance d’une perspective épistémologique propre. L’œuvre de Canguilhem renferme un raisonnement qui a élargi les possibilités de la philosophie concernant les interrogations sur ce qui vit. En ce sens, nous voyons comment l’étendue de son œuvre atteint non seulement le domaine de la philosophie, mais aussi celui de la médecine, de la psychologie, de la psychanalyse, de la biologie, de l’histoire des sciences, de l’épistémologie. Ces dernières années, le Programme de troisième cycle en philosophie de l’Université pontificale catholique du Paraná/Brésil (PUCPR) s’est consacré à élargir le réseau des chercheurs intéressés par les élaborations de Georges Canguilhem à travers des séminaires, des groupes d’études, des participations à des évènements au Brésil et ailleurs, ainsi qu’à travers des publications comme celle-ci. Ce recueil compte exclusivement des travaux de chercheurs faisant partie du groupe de travail La psychanalyse revitalisée par l’épistémologie historique – financé par un appel à projets Universal du Conseil national de développement scientifique et technologique (CNPq) –, dont fait partie Éric Hamraoui (professeur au CNAM – Paris), en tant que membre étranger. Comme le lecteur pourra le constater, chaque chapitre constituant ce volume cherche à approfondir des thèmes inhérents à la philosophie de Canguilhem qui, comme chaque auteur semble le démontrer à sa manière, est une philosophie inquiète face à la vie et aux formes possibles d’établir un savoir philosophique à son sujet.

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Nous espérons que ce volume pourra montrer aux chercheurs combien l’œuvre de Georges Canguilhem est féconde, actuelle et politiquement puissante quand il s’agit d’établir un savoir sur la vie qui s’affranchisse des modèles théoriques totalitaires qui, pour fonctionner en tant que savoir, doivent supplanter les modes d’existence singuliers, leurs infinies possibilités de construire de nouveaux agencements dans les rapports avec le milieu et la normativité qui opère à partir des valeurs vitales ressenties par le vivant. Puisse ce recueil de chapitres renouveler les modes de lecture des formes sous lesquelles la vie se manifeste et la façon dont nous cherchons à appréhender ses expressions singulières. Francisco Verardi Bocca Vinícius Armiliato

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LE VITALISME CRITIQUE DE GEORGES CANGUILHEM Caio Souto

Toute connaissance a sa source dans la réÀexion sur un échec de la vie. Georges Canguilhem (2021 [1943], p. 222)

Introduction À partir des années 1940, Georges Canguilhem commencera à rassembler autour de son nom presque tous les attributs pour lesquels il est connu aujourd’hui : outre ceux de professeur, d’écrivain et de philosophe, également ceux de médecin, d’historien des sciences et de résistant. Dès 1936, il avait commencé ses études de médecine. Après l’Occupation allemande en 1940, il intensifiera son rôle dans le combat armé pour la Résistance française, y exerçant justement, entre autres activités, la profession de médecin. En 1943, il soutiendra sa thèse en médecine intitulée Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique1, son ouvrage le plus connu jusqu’à aujourd’hui. En 1952, il soutiendra sa thèse complémentaire en philosophie – La connaissance de la vie – un recueil d’essais publiés au cours de la décennie précédente, où il analyse différents thèmes concernant sa philosophie biologique. C’est aussi dans ce volume qu’il réunit sa première étude en histoire des sciences : «ௗLa théorie cellulaireௗ». Et en 1955, il soutiendra sa thèse principale en philosophie avec une étude historique de plus longue haleine : La formation du concept de réflexe au XVIIe et au XVIIIe siècles. C’est également cette même 1

Désormais Essai.

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année que Canguilhem succèdera à Bachelard, le directeur de cette thèse, à la direction de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Dans toutes ces études, Canguilhem poursuivra la philosophie des valeurs qu’il avait développée dès le milieu des années 1920, lui faisant cependant subir une mutation sensible à partir d’une inflexion dans le domaine biologique et médical2. La philosophie qu’il formulera au cours des années 1940-1950, qui demeure un pluralisme axiologique, sera surtout une réflexion sur la santé (thèse de 1943) et sur la possibilité d’une connaissance scientifique de la vie (thèse de 1952), commençant à appliquer des outils conceptuels à l’épistémologie historique bachelardienne (thèse de 1955). Tout cela demandera un grand investissement épistémologique qui débouchera sur un vitalisme particulier dont les caractéristiques ne sont pas déductibles de la philosophie de ses prédécesseurs, ni même de la philosophie axiologique qu’il avait lui-même déjà formulée les années précédentes.

Ontologie ou axiologie du vivantௗ? Apparemment, le questionnement central de l’Essai, à savoir si des sciences du normal et du pathologique sont possibles, est d’inspiration kantienne3. À cette question, comme nous le 2

Concernant la période des années 1920-1930, voir surtout : ROTH, Xavier (2010). 3 Le rapport entre Canguilhem et le néokantisme de ce qui est appelé l’«ௗÉcole française de l’activitéௗ» (Alain, Lagneau, Boutroux), qui proposait – dans les grandes lignes – une coordination entre les deux premières Critiques kantiennes, a déjà été longuement discuté. Inspirés par la philosophie axiologique de l’«ௗÉcole de Badenௗ» (Windelband, Rickert), ces auteurs cherchaient à établir les conditions de possibilité de l’unité de l’expérience en termes non seulement épistémologiques, mais surtout moraux. À titre d’exemple, Francisco Vázquez García commente ce thème en disant : «ௗIl s’agit donc d’une lecture qui insère un tournant moral au cœur même de l’analytique transcendantale, fusionnant le contenu des deux premières critiques, assimilant l’entendement et la faculté de juger à l’action de la volonté et à l’affirmation de la dignité humaine, au-dessus du donné, des simples faits [Notre traduction]ௗ» (VÁZQUEZ GARCÍA, 2015, p. 6).

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savons, Canguilhem répondra négativement4 : seules les sciences de la vie (comme la physiologie) sont possibles, laissant à une instance autonome (l’épistémologie) la tâche d’évaluer réflexivement les résultats de ces sciences, et à une technique (la médecine) également irréductible à la connaissance théorique, et qui la précède, d’imposer sa normativité spontanée comme condition à la fois de la science et de l’action. Mais il n’appartient pas à ces sciences de la vie d’émettre un jugement spécifique sur la différence entre l’état normal et l’état pathologique : il s’agit d’un jugement ou d’un concept vulgaire, c’est-à-dire préscientifique ou même préphilosophique5. La réponse à ce questionnement exige, comme on peut le constater, une sorte de reformulation de toute l’entreprise des trois Critiques de Kant. Mais, au-delà du néokantisme des auteurs qui inspirèrent initialement Canguilhem (surtout Alain, son premier maitre), l’introduction de l’homme comme une aventure de la vie à la place de la figure du sujet transcendantal6 imposera une spécification sur les conditions de possibilité des sciences de la vie, qui ont pour corrélat une technique tout aussi spécifique, la médecine : «ௗLa médecine nous apparaissait, et nous apparait encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement diteௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 43)ௗ; complétant ensuite : «ௗtechnique d’instauration ou de restauration du normalௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 44). En outre, le verbe vivre n’étant pas exclusif au sujet humain, il faudra étendre cette faculté normative aux autres vivants. Par ailleurs, Canguilhem refusera également la philosophie de la nature sur laquelle Kant 4

Dans la conclusion de l’Essai, l’auteur disait : «ௗLe concept de norme est un concept original qui ne se laisse pas, en physiologie plus qu’ailleurs, réduire à un concept objectivement déterminable par des méthodes scientifiques. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de science biologique du normal. Il y a une science des situations et des conditions biologiques dites normales. Cette science est la physiologieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 228). 5 Voir également, à ce propos, le texte : «ௗLa santé : concept vulgaire et question philosophiqueࣟ» (CANGUILHEM, 2018 [1988]). 6 Dans un ouvrage collectif, l’auteur dira que la vie s’accomplit dans un «ௗdevenir au cours duquel l’homme se crée imprévisiblement comme une aventureௗ» (CANGUILHEM et al, 2003 [1962], p. 22).

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fonda sa philosophie dans la troisième Critique, ainsi que la téléologie qu’elle soutient. Tout cela exigera une reconfiguration de l’appareil conceptuel kantien qui sera irréconciliable avec la solution métaphysique proposée. En effet, dans la troisième Critique, si Kant cherche à conceptualiser le jugement téléologique dans la tentative de penser l’unification des résultats des deux Critiques précédentes, il finit – selon la lecture de Canguilhem – par introduire subrepticement dans sa philosophie une compréhension de la phýsis empruntée aux modèles physicomathématiques de son époque, celle qui serait axiomatisée par la 1re loi de la thermodynamique : le principe de conservation de l’énergie. «ௗSi Kant a cru pouvoir abstraire des produits des sciences de l’époque un tableau des contraintes et des règles de production des connaissances qu’il jugeait définitif, cela même est un fait culturel d’époqueௗ» (CANGUILHEM, 2019 [1977], p. 854). Cela compromettrait aussi sa philosophie de l’histoire, qui culminerait dans une conception statique du progrès pour laquelle il n’y a effectivement pas de changements qualitatifs dans l’histoire7. C’est pour cette raison que la «ௗphilosophie de la natureௗ» présente dans la Critique du jugement de Kant doit être reformulée8. À sa place, Canguilhem introduira dans sa propre philosophie un nouveau concept : celui de vivant. De fait, le vivant, à partir du moment où on reconnait son irréductibilité devant les modèles physicochimiques, ne peut être identifié à une nature comprise selon ces modèles. Et c’est en ce point que consiste peut-être la plus grande difficulté de ce vitalisme propre de Canguilhem, et également que réside toute son originalité. Car ce vivant étant en lui-même irréductible à la connaissance objective (héritage de la 1re Critique), comment concilier son «ௗoriginalité normativeௗ» (héritage du concept d’autonomie de la 2e Critique) avec l’origine de la «ௗtechniqueௗ» au moyen de

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Le terme employé par Kant est Idée, comme dans l’opuscule Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. 8 «ௗil n’y a rien de pire en philosophie, selon moi, que l’idée de “nature”ௗ» (CANGUILHEM, 2018 [1967], p. 116).

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laquelle cette normativité se concrétiseௗ? Y a-t-il une solution ontologique dans l’œuvre de Canguilhemௗ? Les commentateurs de Canguilhem n’ont pas répondu de façon univoque à cette question, et la soulever nous amène au problème central de l’Essai. François Dagognet, auteur d’un ouvrage épistémologique conséquent dans le domaine des sciences de la vie, dont Canguilhem lui-même (son directeur de thèse) a soigneusement rendu compte à plusieurs reprises, soutient qu’il y a dans l’Essai une réduction phénoménologique du vivant. Pour Dagognet, Canguilhem est un philosophe en quête du «ௗfondement de la vitalitéௗ» (DAGOGNET, 1997, p. 59), et il aurait trouvé ce fondement dans la «ௗnormativité vitaleௗ», un pouvoir propre à la nature d’établir des normes par rapport à un milieu donné. Dagognet entame son commentaire en disant que Canguilhem se consacrera, dans l’Essai, «ௗà une réflexion typiquement phénoménologiqueௗ» (DAGOGNET, 1997, 13-14). Ainsi, toujours selon Dagognet, l’œuvre de Canguilhem, dès le début (et son commentaire commence par l’analyse de l’Essai, négligeant les ouvrages précédents) et malgré les recherches généalogiques qu’il commencerait rapidement à faire au sujet de concepts spécifiques de l’histoire des sciences de la vie, pourrait être unifiée autour d’une seule et même question fondamentale9. Or, en effet, les questions posées par Canguilhem sont similaires à celles soulevées par la phénoménologie, mais nous ne pouvons négliger leurs différences. Voyons le cas de MerleauPonty, qui en 1942 publiait La structure du comportement, une étude que Canguilhem lit et dont il vint à reconnaitre le mérite de contribuer à la diffusion de la pensée de Kurt Goldstein, le physiologiste lié à la Gestalt-thérapie, qui jouera également un rôle fondamental dans son travail. Pour Merleau-Ponty, l’organisme sera aussi défini comme une norme possédant une activité intrinsèque, du fait de laquelle il pourra modifier son milieu. Et son but sera de chercher à conduire cette normativité au-delà des déterminations scientifiques, en essayant de trouver la valeur et le sens biologiques dans l’imposition, par 9

Ce même argument était déjà développé dans une communication antérieure à Dagognet (1990).

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l’organisme, de sa normativité. Jusqu’ici, Merleau-Ponty est très proche de Canguilhem, et les rapprochements pourraient se poursuivre si nous comprenons leurs conceptions respectives de la vie comme similaires, non pas comme substance, mais comme ordre originel de sens10. Tout change cependant lors du passage au troisième chapitre de l’ouvrage de Merleau-Ponty, dans lequel il propose de définir l’originalité de l’ordre humain face aux ordres physique et vital : «ௗIl faut en réalité comprendre la matière, la vie et l’esprit comme trois ordres de significationsௗ» (MERLEAU-PONTY, 1967 [1942], p. 147). Ici, contrairement à Canguilhem, Merleau-Ponty supprime l’autonomie du vital dans l’ordre humain, instaurant ainsi un positionnement transcendantal comme seule dimension possible d’émettre de véritables jugements de droit. Il s’agit de l’opposition entre quid iuris et quid factis, à travers laquelle Merleau-Ponty suspend l’originalité vitale (quid factis) en l’organisant selon l’ordre du vécu (quid iuris)11, semblable à une conscience qui, dans son ouvrage suivant Phénoménologie de la perception (1945), sera alors identifiée au corps comme conscience incarnée. La philosophie de Canguilhem, quant à elle, établira dès le départ une inversion entre l’ordre du vivant et celui du vécu : «ௗPar vieௗ», dira-t-il en 1966, «ௗon peut entendre le participe présent ou le participe passé du verbe vivre, le vivant et le vécu. La deuxième acception est, selon moi, commandée par la première, qui est plus fondamentaleௗ» (CANGUILHEM, 2019 [1966a], p. 712). Toute la différence dans la compréhension de la vie par Canguilhem et par la phénoménologie pourrait être résumée dans cette phrase. Accordons toutefois à Dagognet que 10

Sur ce sujet chez Merleau-Ponty, voir le chapitre «ௗOriginalité des formes vitales à l’égard des systèmes physiques : l’organisme et son milieu comme termes d’une dialectique nouvelleௗ», de La structure du comportement. Chez Canguilhem, la citation suivante suffit à corroborer son postulat à propos de l’originalité de la normativité vitale : «ௗIl nous semble que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943] p. 180). Et en ce qui nous concerne, voir la thèse sur Merleau-Ponty soutenue par Silvana de Souza Ramos, dans laquelle elle discute ces rapports avec Canguilhem, en particulier dans le premier chapitre (RAMOS, 2013). 11 À ce propos, voir notamment : BIMBENET (2004 et 2011).

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Canguilhem aurait peut-être pu développer, à la différence de Merleau-Ponty, une véritable phénoménologie du vital, où l’ordre humain n’aurait jamais la primauté, et où le vivant pourrait se substituer au vécu12. Dans ce cas, l’arrière-monde ontologique persisterait, et il faudrait retrouver l’unité d’un fond essentiel et donneur de sens, et ainsi l’originalité du vivant comme émanant de ce fond se réduirait-elle13. Voyons cependant, en visitant les textes de Canguilhem du début des années 1940, comment l’Essai conserve en réalité une problématique qui caractérisait déjà sa philosophie axiologique de jeunesse, même s’il en fait reformuler le sens. Canguilhem commençait le cours «ௗLes normes et le normalௗ» (1942-1943)14 par une question sur les valeurs, en disant que s’interroger sur ce qu’est une valeur impliquerait déjà d’admettre une prédisposition ontologique. Quant aux valeurs, diversement, il ne s’agirait que de se demander non pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles valent. Or, la vie étant une valeur et non un fait, une question sur ce qu’est la vie deviendrait moralement nulle. Dans ce cours, Canguilhem reprend différents auteurs de la phénoménologie, montrant combien ils sont redevables à ce qu’il appelle la «ௗtradition ontologiqueௗ» qui, depuis Platon, se consacre à rétablir les essences contenues derrière le monde, la nature et la connaissance. Et Canguilhem reproche à cette tradition son manque de sens historique. La position phénoménologique continuerait à ne pas reconnaitre suffisamment bien la différence 12 À une autre occasion, Canguilhem résumera la philosophie de Merleau-Ponty avec une phrase de Lewis Carroll : «ௗLa phénoménologie du corps propre, selon Schilder, non plus que selon Merleau-Ponty ultérieurement, ne réussit à surmonter le paradoxe de la conscience de soi comme corps dans l’espace, paradoxe si finement aperçu par Lewis Carroll quand il fait dire à Alice, devant le terrier du lapin : “Je voudrais pouvoir entrer en moi-même comme un télescope”ௗ» (CANGUILHEM, 2019 [1978a], p. 804). 13Nous pensons que ce sont les résultats d’une pensée telle que celle de Renaud Barbaras (2008). 14 À propos du cours «ௗLes normes et le normalௗ» (1942-1943), dispensé à l’époque où il préparait la rédaction de l’Essai, dans lequel se trouvent de nombreuses références à la Wertphilosophie ainsi qu’une analyse approfondie de la définition de «ௗvaleurௗ», voir le mémoire suivant, que nous avons suivi concernant les citations de ce cours : DIEZ (2013, p. 26-42).

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entre fait et valeur, car en cherchant à travers la réduction eidétique à trouver un point originaire et à priori d’attribution des valeurs, elle les priverait ainsi de leur condition relationnelle : «ௗla phénoménologieௗ», dit-il, «ௗreste une ontologie, même sur le terrain de l’axiologieௗ» (CANGUILHEM apud DIEZ, 2013, p. 31). En effet, comme l’observe Camille Limoges, dans le mémoire accompagnant sa thèse principale en philosophie de 1955 sur le concept de réflexe, Canguilhem dira lui-même que «ௗdans cette philosophie de la vie, le problème s’avère non pas “ontologique” mais “critique”ௗ» (CANGUILHEM, 2018 [1955], p. 24n)ௗ; ce dont Limoges conclut : «ௗS’il y a bien un vitalisme chez Canguilhem, en tout cas ce n’est pas un vitalisme substantialiste, ontologiqueௗ» (LIMOGES, 2018, p. 25). Il poursuit en disant : «ௗOn serait tenté, s’il faut qualifier Canguilhem de vitaliste, de dire qu’il s’agit d’un vitalisme critique.ௗ» (LIMOGES, 2018, p. 26), la critique (dans un certain sens hérité de Kant) étant la tâche propre de la philosophie. Sa préoccupation principale n’étant pas d’ordre ontologique, comment comprendre le sens de l’Essaiௗ? Si en 1943 il ne pratiquait pas encore effectivement une épistémologie historique, au moins une question de fond historique est déjà annoncée dans cet ouvrage, et qui restitue aussi en réalité, en d’autres termes, une idée déjà exposée dans un compte rendu de 1929 du livre Orientation des idées médicales, du médecin René Allendy (CANGUILHEM, 2011 [1929], p. 248-251), dans lequel Canguilhem s’interrogeait sur la différence de valeur entre deux conceptions de la médecine : une médecine des maladies, qu’Allendy combattaitௗ; et une médecine des malades, à laquelle il adhérait. Or, en 1943, sa thèse en médecine reprend cette distinction, opposant désormais deux conceptions de la maladie : l’une ontologique et l’autre dynamique. À propos de la première, il annonce cependant : «ௗC’est sans doute au besoin thérapeutique qu’il faut attribuer l’initiative de toute théorie ontologique de la maladieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 49). Toujours dans le cas de la théorie ontologique de la maladie – une théorie qui disparaitra avec Broussais pour laisser place à une autre selon laquelle la maladie est endogène aux processus vitaux, qui se poursuivra chez Bichat, à l’École de Montpellier jusqu’à Comte,

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Claude Bernard et René Leriche15 –, c’est toujours un besoin qui conditionne la compréhension de la maladie. Et nous savons que la philosophie de Canguilhem admet que le besoin, au sens biologique, est un jugement de valeur que le vivant établit par rapport à son milieu : ce qui distingue l’aliment (nécessaire au vivant) de l’excrément est un jugement du vivant. Et après avoir établi cette distinction entre deux conceptions de la maladie, Canguilhem indique ce qu’elles ont en commun : «ௗCes deux conceptions ont pourtant un point commun : dans la maladie, ou mieux dans l’expérience de l’être malade, elles voient une situation polémique16ௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 51). Dagognet voulut justement trouver dans ce point commun le postulat d’un seul et même fond essentiel à l’égard des deux conceptions de la médecine qui venaient d’être distinguées, derrière lequel on chercherait à révéler l’expression de cet arrière-monde qu’une certaine méthode phénoménologique serait sur le point d’explorer au moyen d’une 15

Selon Canguilhem, l’originalité de la pensée du physiologiste René Leriche (1879-1955) résiderait dans le renversement du rapport entre science et technique, ce avec quoi notre auteur est tout à fait d’accord. Ainsi, Leriche aurait inversé le point de départ des sciences médicales en le déplaçant de la physiologie (comme cela était le cas chez Comte et Bernard) à la pathologie. Cependant, malgré le déplacement de son point de départ, les résultats de Leriche finissent par se rapprocher de ceux de Comte et de Bernard, puisqu’il continuerait à considérer le pathologique comme une déviation de l’état physiologique normal. Allant au-delà de cette inversion de la prédominance de la technique sur la science, Canguilhem fera également l’éloge de l’auteur de La philosophie de la chirurgie (1951) pour sa conception déshumanisée de la maladie : «ௗDans la maladie ce qu’il y a de moins important au fond c’est l’hommeௗ» (LERICHE, apud CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 102). 16 Le terme polémique résume ici deux idées liées : la première, qui sera mieux développée dans la prochaine section de cet article, est que la normativité vitale est un dépassement d’obstacles pathologiques, c’est-à-dire de maladies qui restreignent les capacités de création de nouvelles normes. La seconde est que cette normativité établit des relations inextricables avec le milieu. Quant à cette seconde acception, Canguilhem employait également le terme allemand Auseinandersetzung pour la désigner : «ௗLa vie n’est donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Auseinandersetzung) avec un milieu où il y a des fruits, des trous, des dérobades et des résistances inattenduesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 198).

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réduction à l’essence du vitalௗ; et cette essence, Canguilhem l’aurait définie avec son concept de polémique. Pourtant, ce que Canguilhem fera ensuite sera de démontrer comment ces deux conceptions de la maladie, auxquelles il ajoute une troisième qu’il qualifie de «ௗnaturisteௗ», ont en fait toutes été historiquement supplantées. Et tout ce qui suivra dans la première partie du livre sera dans le but de montrer comment et sous quelles conditions a pu triompher une théorie complètement différente des trois précédentes, dont il a montré qu’elles sont à présent discréditées. Ainsi, bien que l’Essai ne soit pas encore à proprement parler une étude d’épistémologie historique, il comprend déjà le problème qu’il traitera dans une perspective non pas ontologique, mais historicocritique17. En ce sens, nous pensons que l’assimilation de la philosophie axiologique de Canguilhem à la phénoménologie – ou encore même à une phénoménologie de la vie ou du vivant – perd de vue cet apport historique et critique.

L’erreur : une «ௗvaleur négativeௗ» Afin de rendre intelligible cette polémique propre au vivant, Canguilhem introduit dans sa philosophie axiologique le concept de «ௗvaleur négativeௗ». Une pathologie, par exemple, sera comprise du point de vue du vivant comme une valeur négative, tout comme une monstruosité, comme il l’affirmera dans un essai ultérieur : «ௗLe monstre est le vivant de valeur négativeௗ» (CANGUILHEM, 2009 [1965], p.172). Comme le rapporte Camille Limoges, l’héritage de ce concept est venu à travers la Wertphilosophie : de Rickert, Lagneau et Reininger. C’est de ce rapport entre valeurs positives et négatives, qui ne constitue pas une contradiction mais une polarisation, que résultera la normativité du vivant, motivée par certains besoins. À la racine de ces besoins se trouve un conflit entre le vivant et les exigences 17

Un autre commentateur faisant une lecture analogue à celle-ci, privilégiant l’apport historique critique de l’Essai est : SÉRIS, Jean-Pierre [1990] «ௗL’histoire et la vieௗ».



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du milieu. Les lectures que Canguilhem fera plus tard de Bachelard ne feront que confirmer les thèses épistémologiques qu’il développait tout seul, comme en témoignent les trois citations ci-dessous tirées de trois moments différents, la première datant de 1965, la deuxième, de 1966, et la troisième, de 1987. Quand on aborde la philosophie des valeurs par le biais des valeurs négatives, il n’y a pas de difficulté à dire avec Gaston Bachelard que le vrai est la limite des illusions perdues… (CANGUILHEM, 2021 [1965], p. 527) Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique. Gaston Bachelard, qui s’est beaucoup intéressé aux valeurs sous leur forme cosmique ou populaire, et à la valorisation selon les axes de l’imagination, a bien aperçu que toute valeur doit être gagnée contre une antivaleur (CANGUILHEM, 2021 [1966b], p. 245). Je ne puis omettre de dire que l’homme, encore inconnu de moi et à qui j’allais tant devoir par la suite, Gaston Bachelard, par le rôle qu’en 1938, déjà, il assignait aux «ௗobstacles épistémologiquesௗ» dans la formation de l’esprit scientifique, me semblait une caution de mon intérêt pour les valeurs négatives dans l’étude des valeurs d’un pouvoir (CANGUILHEM, 2018 [1987], p. 1109).

Une autre lecture renforçant cette conception axiologique (donc non ontologique) du vitalisme de Canguilhem est celle de Pierre Macherey, qui déclare : «ௗTout au long de son parcours intellectuel, Canguilhem a été aux prises avec un adversaire qui est, peut-on dire, l’ontologismeௗ» (MACHEREY, 2016). Macherey, auteur de l’ouvrage Hegel ou Spinoza (1979)18, dans lequel il défend une reprise de Spinoza fournissant des éléments 18 Outre cette étude, Macherey avait déjà rédigé son master, dirigé para Canguilhem, intitulé : Philosophie et politique chez Spinoza. Dans un entretien, Canguilhem vantera les études de Macherey sur Spinoza (2018 [1995], p. 1290).

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pour une dialectique «ௗnonௗ» hégélienne, rappelle que Canguilhem a dirigé la traduction, faite par l’un de ses élèves, de l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, où Kant écrivait, dans un commentaire sur la physique newtonienne, que «ௗles grandeurs négatives ne sont pas des négations de grandeurs […] mais au contraire, quelque chose de positif en elles-mêmes, qui est simplement opposé à l’autre grandeur positiveௗ» (KANT, 1949 [1763])19. Or, c’est justement dans cette opposition positive entre valeurs négatives que l’on pourrait trouver la racine de la notion de polarisation chez Canguilhem, héritée de Kant à travers la Wertphilosophie, mais reconfigurée de façon originale. Car, comme il le dira plus tard, «ௗLa réalité est unique, mais les valeurs sont multiplesௗ» (CANGUILHEM, 2018 [1972], p. 552). Cela concerne moins un vitalisme essentialiste que ce que Camille Limoges a appelé, comme nous l’avons vu, un vitalisme critique. En effet, dès l’«ௗIntroduction au problèmeௗ» qui ouvre l’Essai, Canguilhem annonce qu’il existe une discontinuité historique entre deux théories rivales sur la distinction entre l’état normal et l’état pathologique. En premier lieu, il dénonce la théorie triomphante comme ayant moins de valeur du point de vue du vivant humain que la théorie aujourd’hui oubliée. En second lieu, il présente la généalogie de cette théorie triomphante, ce qui vise à démontrer sous quelles conditions elle a pu triompher. Enfin, il présente la perspective évaluative qui pourra juger cette théorie de façon dépréciative et imposera à sa place comme exigence le rétablissement de la distinction qualitative entre normal et pathologiqueௗ; et c’est à l’égard du concept de santé que cette évaluation sera effectuée, car la santé est, du point de vue d’un vivant, la valorisation au degré maximal.

19 La traduction de cet opuscule par Roger Kempf, avec l’introduction et les notes, a été dirigée par Canguilhem, qui préfaça sa publication en 1949. Concernant l’influence de cet essai sur le concept de «ௗvaleur négativeௗ» chez Canguilhem, voir également : LE BLANC (2002, p. 175n). Pour une discussion sur le concept de «ௗnégatifௗ» chez Kant, voir surtout : LEBRUN (2002 [1970], p. 251-283).

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Il y a des raisons politiques au triomphe de la théorie moderne (celle qui fut établie par Broussais et héritée par Comte, Claude Bernard et René Leriche et qui ne reconnait pas l’originalité qualitative des pathologies), des raisons que Canguilhem ne se propose pas d’analyser directement dans cet ouvrage, disant que «ௗl’histoire des idées n’est pas nécessairement superposable à l’histoire des sciencesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 57). Cependant, il ajoute immédiatement : «ௗMais comme les savants mènent leur vie d’hommes dans un milieu et un entourage non exclusivement scientifiques, l’histoire des sciences ne peut négliger l’histoire des idéesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 57). La conversion de cette maxime en axiome général s’opèrera deux décennies plus tard, lorsque Canguilhem proposera le concept d’«ௗidéologie scientifiqueௗ» et qu’il prendra lui-même soin de montrer qu’il s’était déjà occupé de le décrire dans l’Essai. Ici, Canguilhem se contente encore de présenter sa thèse sur la supériorité axiologique d’une certaine conception de la maladie sur une autre, démontrant qu’il existe, au-delà de la circonscription de ce problème, des raisons et des motivations politiques qu’il analysera mieux en d’autres occasions. Par ailleurs, dans la deuxième partie de l’Essai, un autre problème se posera, résultat du premier. Le triomphe d’une certaine conception de la maladie qui l’assimile à l’état normal, la présentant comme une simple variation quantitative de cet état, a entrainé des conséquences pour le développement de la pratique médicale, qui s’est appuyée sur cette conception de la maladie. Canguilhem conclut ainsi la position du second problème qu’il se propose de discuter dans l’Essai : «ௗEt il s’agit de savoir si, ce faisant, la médecine ne reprendrait pas à la physiologie ce qu’elle-même lui a donnéௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 130). Cela est dû au fait que le concept de normal que la médecine cherche à établir ne peut être fourni par elle, et les médecins doivent le rechercher dans trois instances à l’origine et aux caractéristiques différentes, la première étant prédominante : 1) la physiologie elle-même (science de l’organisme dans son état normal)ௗ; 2) «ௗl’expérience vécue des fonctions organiquesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 130) par les médecins eux-mêmesௗ; 3) «ௗla représentation commune de

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la norme dans un milieu social un moment donnéௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 130). D’où dérive une conception hybride du normal qui oriente l’activité médicale, composée aussi bien d’une classification du normal comme «ௗmoyenneௗ» que comme «ௗidéaleௗ». Ainsi la primauté de la statistique (au sens descriptif) s’établit-elle d’une part, et de la thérapeutique (au sens normatif), d’autre part. Tel est le problème auquel l’Essai sera confronté dans cette deuxième partie, essayant d’aider à construire une médecine qui s’affranchisse des modèles statistiques identifiant le normal à la moyenne, ce qu’il cherche à faire en insistant sur le déplacement de la notion de vie comme fait vers la notion de vie comme valeur, tel que le montre l’affirmation suivante : «ௗLa vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une activité polarisée […] l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négativeௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 137). Canguilhem proposera alors sa conception de la normativité vitale comme insoumission de l’organisme au milieu, comme instauration de normes, affirmant la primauté des valeurs négatives comme étant nécessaire à la polarisation qui s’opère dans le rapport au milieu et qui favorise en conséquence la création de nouvelles normes. Dès lors, pour Canguilhem, le concept scientifique de la vie formulé par la physiologie doit être axiologique, se définissant en termes de capacité normative : «ௗIl nous semble que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 180). La santé, quant à elle, sera le but à poursuivre par le vivant : «ௗLa santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitalesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 201). Canguilhem définira alors la physiologie, anticipant déjà sa rencontre ultérieure avec Bachelard, comme la «ௗscience des allures stabilisées de la vieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 205), pour laquelle les obstacles épistémologiques deviennent des «ௗobstacles pathologiquesௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 208) à surmonter. Enfin, la médecine sera comprise comme

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une technique antérieure à la science physiologique20, un excès que le vivant crée dans sa relation avec le milieu, insaisissable pour la science par l’entendement, un prolongement spontané et accidentel de la vie : une sorte bien particulière d’«ௗerreurௗ». Présentant comme étant un devoir la réflexion sur la médecine qui veuille prendre en compte le rétablissement de la santé comme idéal de vie, tâche qu’il nommera un jour Critique de la raison médicale pratique21 – aussi préservé que soit son rôle réflexif devant la technique (qui la précède), devant la pratique médicale en elle-même (qui est son but) et devant la science physiologique (dont la légitimité de l’exercice sur les phénomènes vitaux est assurée, ainsi que son irréductibilité à la réflexion philosophique) – Canguilhem soumet sa finalité à une certaine action (celle de la thérapeutique visant la guérison) qui doit aussi, à son tour, être instruite par une pédagogie de la guérison (SOUTO, 2022). Il se trouve pourtant, comme l’ont observé quelques commentateurs tels que Frédéric Worms, par exemple, que la santé, qui acquiert une valeur téléologique (nous dirions plutôt téléonomique, selon un concept qui sera introduit par les généticiens dans la décennie suivante) dans cette pensée, est indissociable d’une expérience subjective, celle du vivant qui souffre, qui s’angoisse, qui veut être guéri. Évidemment, toutes ces figures communes à l’existentialisme, aussi bien dans sa branche allemande, comme chez Scheler ou Jaspers, qui fut aussi un spécialiste de la psychopathologie, que dans la branche française qui aura Sartre pour principal représentant, sont 20 «ௗLe physiologiste a tendance à oublier qu’une médecine clinique et thérapeutique, point toujours tellement absurde qu’on voudrait dire, a précédé la physiologieௗ» (CANGUILHEM, 2021 [1943], p. 208). 21 «ௗMais le temps semble venu d’une Critique de la raison médicale pratique qui reconnaîtrait explicitement, dans l’épreuve de la guérison, la nécessaire collaboration du savoir expérimental avec le non-savoir propulsif de cet à priori d’opposition à la loi de la dégradation, dont la santé exprime un succès toujours remis en causeௗ» (CANGUILHEM, 2018 [1978b], p. 813). Il est impossible de nier le vocabulaire kantien de cette formulation, ni même le changement d’inflexion que Canguilhem provoque sur lui, lorsqu’il fait du télos de la Critique, non pas l’autonomie du sujet, mais la santé du vivant.



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présentes dans l’Essai de Canguilhem, qui trouve sa finalité dans le rétablissement à la médecine d’un engagement en faveur de l’«ௗexistenceௗ», ce qui nous conduirait à une interprétation humaniste de cette œuvre. Cependant, Canguilhem n’interprète pas ce questionnement comme étant inhérent au problème de l’existence, simplement parce qu’il n’y a ni distinction ontologique ni phénoménologique entre le vivant humain et les autres vivants. Ainsi, si la réflexion philosophique chez Canguilhem se heurte aux problèmes de l’humanisme, et quand bien même il aurait pu en faire l’un des principaux thèmes de sa pensée, c’est pour les reformuler en profondeur. La propre incursion dans le domaine psychologique, opérée dans l’Essai, apparait comme l’effet d’une préoccupation vitaliste, et non l’inverse. Ainsi, son recours au travail de Goldstein, par exemple, ne va pas sans quelques changements dans certains principes de la Gestalt-thérapie adoptés par l’un de ses principaux représentants. Les valeurs qui orientent toute l’évolution de l’Essai, comme le conclut J.-F. Braunstein par la suite, sont des «ௗvaleurs vitales, et non pas valeurs psychologiquesௗ» (1999, p. 183), interprétant la célèbre conférence que Canguilhem prononcera dans la décennie suivante : «ௗQu’est-ce que la psychologieௗ?ௗ» (1956) comme une réponse à Lagache. Les emprunts que Canguilhem fera à la psychiatrie dans l’Essai ne serviraient qu’à montrer comment une théorie biologique commande les théories psychologiques, puisqu’un sujet qui ne se sent pas bien et qui va consulter un médecin, par exemple, ne fait que prolonger son individualité vitale vers une technique qui émerge également à son tour d’un accident ou d’un excès de la vie, comme nous l’avons remarqué plus haut. C’est ce qu’observe également G. Le Blanc : «ௗCanguilhem convertit l’hétérogénéité psychique du normal et du pathologique en hétérogénéité somatique. […] La forme subjective émerge de la conscience du conflit des valeurs de vieௗ» (LE BLANC, 2002, p. 83 et 109).

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Conclusion Ainsi, nous avons cherché à éloigner Canguilhem des lectures qui l’assimilent à une phénoménologie – comme celle de Dagognet, par exemple – ou qui réduisent la portée de sa philosophie à une simple appropriation des résultats de la psychologie clinique – comme c’est le cas chez Daniel Lagache (1945). En utilisant les commentaires de Camille Limoges (2015, 2018), de Jean-François Braunstein (1999) et de Guillaume Le Blanc (1998, 2015), entre autres, nous avons cherché à avancer la thèse selon laquelle il existe chez Canguilhem une reformulation de l’entreprise critique, au sens spécifique que le terme a adopté en philosophie avec l’œuvre de Kant. Nous comprenons que l’incursion faite par Canguilhem dans cette matière étrangère à la philosophie qu’est la médecine n’a pas été faite uniquement pour valider une ancienne intuition, qu’elle ne peut encore moins trouver sa condition suffisante dans le passage, qui a effectivement eu lieu (condition nécessaire) dans un contexte situé entre deux moments de la philosophie française contemporaine ou dans la transition entre deux générations d’intellectuels français. Il s’agit plutôt de la formulation d’une philosophie axiologique profondément innovatrice qui prolonge la tâche de la philosophie critique d’une façon inattendue, remplaçant le sujet transcendantal par la figure du vivant, dans le but d’achever le tournant copernicien qui, selon Canguilhem, ne s’était pas encore montré effectif chez Kant. Et ceci, parce que, chez Kant, la Révolution dans la sphère de la connaissance était encore pensée d’une façon métaphysique, c’est-à-dire préphysiologique ou prébiologique. La véritable Révolution copernicienne physiologique n’a pu s’accomplir qu’avec l’inversion du rapport entre vivant et milieu, qui replace le problème du rapport entre sujet et objet et opère une transvaluation des valeurs en valorisant (plus qu’en comprenant) la vie comme une valeur coordonnant les autres. En ce sens, s’il est vrai, comme l’affirme Le Blanc, que Canguilhem s’était fixé le projet d’une reformulation du statut de l’homme dans la philosophie, les résultats obtenus par sa réflexion finissent

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également par replacer l’interrogation sur ce qu’est penser audelà de l’homme.

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ENTRE BACHELARD ET CANGUILHEM : DE LA PSYCHANALYSE DU FEU À LA PÉDAGOGIE DE LA GUÉRISON1 Caio Souto

De Foucault à Canguilhem «ௗLa philosophie moderne, c’est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux siècles, avec tant d’imprudence : Was ist Aufklärung?ௗ»2. C’est ainsi que Michel Foucault, dans l’un de ses derniers textes, a défini la modernité au sens philosophique. Et dans un autre texte écrit l’année précédente, il avait comparé le célèbre opuscule kantien sur les Lumières à un autre texte de Kant – Der Streit der Fakultäten (1798) –, dans le but de démontrer comment le concept de Révolution qui y apparait «ௗest bien ce qui achève et continue le processus même de l’Aufklärung, et c’est dans cette mesure qu’aussi l’Aufklärung et la Révolution sont des événements qui ne peuvent plus s’oublierௗ»3. C’est en effet à cette occasion, rappelait Foucault, que Kant désignait l’importance de la Révolution française, non pas tant pour ce qu’elle avait été en elle-même comme fait accompli, mais en tant qu’elle a pu 1 Une version de ce chapitre a été publiée en portugais avec le même titre (Entre Bachelard e Canguilhem: da psicanálise do fogo à pedagogia da cura) dans Revista Trágica: estudo de filosofia da imanência, v. 13, no 3, 2020, p. 11-35, et également comme conclusion de mon livre Por uma pedagogia da cura: uma introdução à filosofia de Georges Canguilhem, paru en 2022 aux éditions Dialética. 2 FOUCAULT, Michel [1984] What is Enlightenment? IN : Dits et écrits, vol. II. Paris : Gallimard, 2001, p. 1381-1382. 3 FOUCAULT, Michel [1983] Qu’est-ce que les Lumièresௗ? IN : Dits et écrits, vol. II. Paris : Gallimard, 2001, p. 1504.

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fonctionner comme «ௗsigne de l’existence d’une cause, d’une cause permanente qui, tout au long de l’histoire elle-même, a guidé les hommes sur la voie du progrès. Cause constante…ௗ»4. Et pour avoir pu enthousiasmer la grande majorité, même et surtout ceux qui n’y ont pas participé, la Révolution devrait être comprise comme l’expression du «ௗsens du progrèsௗ»5. Tels seraient les «ௗdeux visagesௗ» de l’actualité légués par Kant et qui feraient partie de l’une des deux grandes traditions critiques de l’Occident (l’autre étant la philosophie analytique) à laquelle Foucault eut l’intention de se rallier et qu’il compta mener à bonne fin, en proposant une «ௗontologie du présentௗ» ou une «ௗontologie de l’actualitéௗ». Et Foucault concluait : «ௗc’est cette forme de philosophie qui, de Hegel à l’école de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une forme de réflexion dans laquelle j’ai essayé de travaillerௗ»6. C’est aussi cette même année 1984, au cours de laquelle Foucault décèderait, que l’auteur envoya à la Revue de métaphysique et de morale le dernier écrit auquel il donnerait son imprimatur, pour une édition commémorative de l’œuvre de Georges Canguilhem qui serait imprimée l’année suivante. C’est dans cet article, intitulé «ௗLa vie : l’expérience et la scienceௗ», que Foucault a tracé le célèbre clivage entre deux filiations dans la pensée française, reprenant les derniers mots du texte posthume de Jean Cavaillès dans lequel celui-ci proposait le besoin d’une philosophie du concept contre une philosophie de la conscience. Ce faisant, Foucault reproduisait également la lecture que Georges Canguilhem proposait, dans son compte rendu des Mots et les choses, entre deux réseaux de philosophes en France, en nommant ceux qui se trouveraient de part et d’autre de la scission que Cavaillès annonçait de façon prémonitoire, à savoir : d’un côté, les philosophies de l’existence (Canguilhem visait particulièrement celle de Sartre et de ses disciples)ௗ; et, de l’autre, Bachelard, Cavaillès et l’archéologie foucaldienne. Toutefois, en plus de rechercher les traces d’une filiation plus lointaine de part 4

Ibid., p. 1502. Ibid., p. 1502. 6 Ibid., p. 1507. 5

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et d’autre de ce clivage, remontant à l’opposition entre Comte et Maine de Biran, le véritable apport de Foucault viendrait quelques lignes plus loin : quand il dit que «ௗl’histoire des sciences doit sa dignité philosophique au fait qu’elle met en œuvre l’un des thèmes qui s’est introduit de façon sans doute un peu subreptice et comme par accident dans la philosophie du XVIIIe siècleௗ»7. Et, un peu plus loin, il ajoutait : «ௗDe cette question par laquelle la philosophie a fait, de sa forme présente et du lien à son contexte, une interrogation essentielle, on peut prendre pour symbole le débat qui s’est noué dans la Berlinische Monatsschrift et qui avait pour thème : Was ist Aufklärung?ௗ»8. Ainsi, dans son testament philosophique, Foucault s’insérait non seulement lui-même, mais insérait toute l’épistémologie historique française – de Comte à Canguilhem – dans l’héritage de l’Aufklärung kantienne. Or, c’est dans cette même Revue de métaphysique et de morale que Canguilhem fit publier, deux ans après la parution de l’édition qui lui rendait hommage, un texte dans lequel il présentait sa propre conception de ce qu’avait été et continuerait à être la modernité. Que l’article intitulé La décadence de l’idée de progrès (1987) n’ait pas mérité la même attention accordée à l’un des trois écrits de Foucault que nous venons d’évoquer ne le rend pas moins intéressant, car il s’agit d’un témoignage rigoureux et extrêmement savant des conditions de l’émergence et de la décadence de cette idée de progrès qui fut en effet la plus représentative du siècle des Lumières. Cet article n’est pas exactement le dernier que Canguilhem a fait publier, mais c’est le dernier dans lequel il aborde un thème de grande amplitude, étant à la fois philosophique, historique, scientifique et éthicopolitique. Ainsi, si l’œuvre de Canguilhem débutait, avec son mémoire de fin de cours à l’École Normale Supérieure soutenu en 1926, en s’interrogeant sur les conditions du progrès à partir d’une lecture de Comte, désormais, six décennies plus tard, l’auteur revisite ce même thème, mais pour relater les 7 FOUCAULT, Michel [1985] La vie : l’expérience et la science. IN : Dits et écrits II. Paris : Gallimard, p. 1584. 8 Ibid., p. 1584.

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conditions de son déclin. Et, comme Foucault, Canguilhem reconstitue à sa manière l’histoire critique de l’émergence de l’Aufklärung, mais en en tirant des conséquences légèrement différentes.

La décadence de l’idée de progrès selon Canguilhem L’article commence par une citation des Misérables (1862) dans laquelle Victor Hugo annonçait prophétiquement une foi à la lumière du progrès, empruntant un vocabulaire religieux (celui de la lumière comme rédemption) au service d’une idée laïque (celle de la lumière comme symbole des progrès matériels effectifs). Plus tard, Canguilhem dira que cette idée exprimée par Victor Hugo conviendrait mieux aux philosophes du siècle précédent, et il cherchera à le démontrer en retraçant sa généalogie. Il la trouvera bien formulée chez Turgot. Cet auteur, qui avait hérité de l’optimisme historique de Bacon, de Pascal, de Fontenelle, avait prononcé son discours sur le progrès humain à la Sorbonne en 1750, en sa qualité de prieur de Paris, visant à réécrire le Discours d’un autre clerc qui l’avait précédé d’un siècle, Bossuet. Et tout comme les autres représentants des Lumières, Turgot, qui avait conçu le progrès comme la «ௗmanifestation de la perfectibilité naturelle de l’humanitéௗ»9, y compris du fait de la position cléricale à partir de laquelle il parlait, ne pouvait s’éloigner convenablement du caractère prophétique de cette conception. Et Canguilhem trouvera cette même confusion entre laïcité et profession de foi chez Condorcet (1795) et finalement chez Kant. Mais, dans le même Conflit des facultés (1798) commenté par Foucault, Canguilhem trouvera désormais la simple expression de la confusion entre laïcité et foi, apparue parmi les représentants français des Lumières, selon laquelle il y aurait en germe dans la nature humaine une raison à développer :

9

CANGUILHEM, Georges [1987] La décadence de l’idée du progrès. IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 1069n.

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Dans l’un de ses Cours, en 1983, Michel Foucault, interprétant le texte de Kant Was ist Aufklärung? s’est appuyé sur ce passage du Conflit des Facultés pour montrer que Kant a accordé par l’enthousiasme général pour la Révolution. […] Par contre Nietzsche a vu dans le même argument de Kant un indice certain de son imbécilité, «ௗKant wurde Idiotௗ»ௗ! [L’Antéchrist, §11] Dans un passage précédent, il avait écrit que «ௗle progrès n’est qu’une idée moderne c’est-à-dire une idée fausse.ௗ» [L’Antéchrist, §4]10

Si le progrès n’était donc pour tous ces auteurs (de Turgot à Victor Hugo, en passant par Condorcet et Kant) que le développement vers une plus grande perfectibilité des desseins naturels chez l’homme (ce que Kant désignait par le terme «ௗIdéeௗ»), les déviations, les égarements et les interruptions devraient être considérés comme de l’ordre d’accidents extérieurs. Canguilhem trouvera la genèse de cet argument «ௗnaturisteௗ» suivant lequel l’Idée régulatrice du progrès serait en germe chez l’homme, dans la subordination des progrès humains à «ௗune loi de constance cosmologiqueௗ»11. Et il poursuit en observant : «ௗC’est parce que la cosmologie newtonienne lui parait définitive que Condorcet lui confie la charge de garantir la perfectibilité indéfinie de l’hommeௗ»12. De même que Condorcet et Kant, Auguste Comte, déjà au milieu du XIXe siècle, subordonnera aussi le développement du progrès à la stabilité cosmique. Ainsi, ce que ces philosophes auraient fait serait d’emprunter à la science de leur époque une loi qui venait de se formaliser et de la généraliser pour étayer une théorie sociale. Et après avoir fait réfléchir comme dans un miroir ce que cette société elle-même croyait être un progrès, prenant ses lumières pour mesure, elle cherchait à justifier ce progrès comme étant subordonné à une loi extérieure «ௗréglée comme les mouvements des astresௗ»13.

10

Ibid., p. 1071n. Ibid., p. 1073. 12 Ibid., p. 1073. 13 Ibid., p. 1074. 11

45

Il convient de rappeler ici deux concepts propres à Canguilhem. L’un d’entre eux est celui de «ௗl’idéologie scientifiqueௗ», qui sera discuté peu après et qui explique exactement comment s’opère cet emprunt fait à une théorie physique (le principe de conservation de l’énergie, 1re loi de la thermodynamique). L’autre est celui de la préséance de la technique sur la formalisation scientifique, que Bachelard avait désigné sous le nom de phénoménotechnique, et que Canguilhem avait développé tout seul dès la seconde moitié des années 1930. Quand, au XIXe siècle, l’idée de progrès commencera à décliner, ce sera pour des raisons corrélées à celles qui avaient justifié son émergence parmi les philosophes des Lumières. Ainsi, Canguilhem expliquera ce déclin par une modification survenue dans le champ des innovations techniques qui, à son tour, favorisera la formalisation d’un autre concept scientifique qui, enfin, subira des emprunts et des généralisations de la part de certaines théories sociales et philosophiques. Lisons attentivement ces lignes : Avant que le principe dit de Carnot-Clausius ait identifié le changement dans un système clos à une dégradation énergétique, avant que philosophes et littérateurs aient annexé, aux fins de vaticination triste, les concepts fondamentaux de la thermodynamique, la déception criante, dans l’ordre politique et social, des espoirs globalement réunis dans la croyance au progrès, avait trouvé ses causes et ses raisons dans une nouvelle configuration sociotechnique et culturelle.14

Canguilhem veut souligner qu’avant la formalisation scientifique de ce nouveau principe, qui n’aura lieu qu’au milieu du XIXe siècle, il y eut des changements sociaux et politiques ainsi que des innovations techniques qui la favorisèrent. En effet, l’invention et le perfectionnement de la machine à vapeur est ce qui modifierait en profondeur la perception du progrès, étant l’un des évènements décisifs pour la Révolution industrielle. Ainsi, l’auteur peut considérer comme anachronique que quelqu’un 14

Ibid., p. 1074.

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comme Victor Hugo ait écrit, en 1862, que le progrès marcherait irréversiblement vers la solution de tous les problèmes. Ceci parce qu’au siècle de la Révolution industrielle, le symbole du progrès ne devrait déjà plus être la lumière (constante cosmologique), mais la chaleur (extinguible et donc sujette à l’entropie) : «ௗMais, à la différence de la lumière, dont l’émission continue est tenue pour garantie par la stabilité du système solaire, la chaleur, produite comme instrument industriel, dépend des gisements non renouvelables de combustibles terrestresௗ»15. Canguilhem interprète cette mutation historique comme un véritable «ௗchangement qualitatif de la condition humaineௗ»16, qui fut d’abord motivé par des innovations techniques, lesquelles connaitraient une formalisation scientifique, et ce n’est que plus tard qu’elles pourraient connaitre leurs dégénérescences en idéologies scientifiques. Il y a ensuite une seconde section dans ce texte, divisée en cinq parties, dans laquelle Canguilhem se propose de retracer «ௗl’origine, la loi de succession des états, les instruments et procédés de diffusion, la trajectoire et la direction du mouvement, les obstacles et les risquesௗ»17 de cette idée de progrès. Pour appuyer son explication de la préséance des techniques sur les théories, aussi bien scientifiques qu’idéologiques, Canguilhem évoque son collègue Raymond Aron. Dès les années 1930, la thèse complémentaire d’Aron sur l’histoire avait attiré Canguilhem pour avoir sapé les prétentions d’objectivité scientifique d’une science historique. Dans la querelle entamée contre les althussériens dans son dernier livre (Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie), Canguilhem se positionnait contre les emprunts faits à son épistémologie dans l’objectif de fonder un matérialisme historique renouvelé. À présent, l’auteur se sert du concept de «ௗsurprise techniqueௗ»18 formulé par Aron pour témoigner à nouveau, en l’assimilant à celui de «ௗrupture épistémologiqueௗ» 15

Ibid., p. 1074-1075. Ibid., p. 1076. 17 Ibid., p. 1076. 18 Cf. ARON, Raymond. [1951] Les Guerres en chaîne. Cap. 1, La surprise technique, Paris : Gallimard, 1951. (apud Ibid., p. 1083n). 16

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de Bachelard, de l’imprévisibilité du développement historique, distant d’une assimilation scientifique. Il a voulu montrer ainsi que l’originalité technique, qu’elle soit de la machine à vapeur ou de la bombe atomique qui a désintégré Hiroshima, a toujours précédé les tentatives (représentant forcément un échec) de formalisation scientifique d’une science historique. Comme l’auteur le dit : Ainsi l’expérience acquise de l’imprévisibilité des effets politiques et sociaux d’une invention technique, transcendant ceux qui découlaient des inventions antérieures dans la même famille technologique, autorise à tenir la notion aronienne de surprise technique pour homologue, en histoire politique et sociale, de la notion bachelardienne de rupture épistémologique en histoire des sciences.19

Dans un autre registre, les philosophes des Lumières étaient si convaincus que le progrès était assuré par une loi naturelle cosmologique qu’ils finirent par identifier le mouvement solaire au mouvement même du développement de ce germe de perfectibilité humaine. Condorcet (l’auteur le plus cité dans ce texte) aurait dit, par exemple, que la Révolution progresserait de l’Occident vers l’Orientௗ; Hugo, dans la citation par laquelle débutait le texte, parlait d’une fusion définitive entre l’Est et l’Ouest : «ௗLe tracé de cet itinéraire géographique des Lumières, images de l’histoire du progrès, a survécu longtemps à ceux qui l’ont conçuௗ»20. Mais ce que la Révolution industrielle a apporté, dans le champ des techniques, c’est aussi la possibilité de la preuve scientifique du principe d’entropie, faisant que l’idée de progrès connaisse un déclin. Désormais, l’optimisme historique serait affecté par une autre preuve, aussi scientifique que la loi de conservation de l’énergie : «ௗNous savons aujourd’hui, mieux qu’au XIXe siècle, l’importance de ce que la science physique de l’époque a dû reconnaître : à côté de principes de conservation,

19 20

Ibid., p. 1083 Ibid., p. 1084.

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un principe d’inégalité ou de dégradation, régissant les transformations irréversiblesௗ»21. Cela découle, comme nous venons de l’observer, d’altérations qualitatives concernant les innovations techniques. La formalisation de ce principe viendrait bientôt, accompagnée de ses dégénérescences idéologiques. Ainsi, sur la base du principe d’entropie, apparaitraient des théories philosophiques et sociales sur la spoliation progressive de l’homme par l’homme en conséquence d’une loi de la nature, des théories économiques expliquant la rareté des aliments, ayant y compris servi à étayer certaines théories des valeurs et même des principes en logique et en théorie de la connaissance22. Toutefois, Canguilhem insiste surtout sur cette scission qualitative opérée entre deux formes sociales et politiques ayant leurs corrélats scientifiques et idéologiques : la première s’appuyait sur l’unité et la constance de la lumièreௗ; l’autre s’appuiera sur l’inconstance et la rareté de la chaleur. Et dans une troisième et dernière partie, le texte se positionnera vis-à-vis d’une discussion dans laquelle sont mentionnées les théories de Lévi-Strauss, de Sartre, de Raymond Aron, de Marx et de Freud. Lévi-Strauss, que Canguilhem avait déjà évoqué à la fin du premier essai de ses Nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique, est à nouveau cité comme quelqu’un qui aurait compris en quel sens le principe d’entropie devrait nous aider à mieux formuler les problèmes en matière de théorie sociale. Canguilhem rappellera quelques textes dans lesquels l’anthropologue compare les sociétés dites primitives aux sociétés civilisées, pointant comme étant la différence entre elles le fait que les premières présentent de meilleures solutions dans leur résistance à l’accélération de l’entropie que les secondes. Ce avec quoi Canguilhem est d’accord : La civilisation, prise dans son ensemble, est un mécanisme de complexité prodigieuse dont la fonction est d’accroître l’entropie. En un certain sens les sociétés froides, à histoire répétitive, sont de moindres agents de décadence que les

21 22

Ibid., p. 1086. Ibid., p. 1087-1088.

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sociétés chaudes, à histoire cumulative, dont l’activité suppose des inégalités de niveau considérable.23

Si, d’un côté, nous ne pouvons plus parler de «ௗprogrèsௗ» au sens des Lumières, d’un autre côté, notre modernité se cantonne encore à une interrogation sur ce qu’est devenu son héritage. Ce qui se passe, c’est que le concept même de progrès a changé. Et Canguilhem rouvrira dans les conclusions de son texte la querelle de Sartre contre Lévi-Strauss, prenant le parti de ce dernier contre celui-là, considérant que l’idée de progrès sous-jacente au matérialisme dialectique accélère plutôt qu’elle ne contribue à réduire l’entropie : Le progrès consiste désormais, pour les marxistes, à convertir à la conception révolutionnaire du progrès les sociétés qui ont été abandonnées à leur primitivisme, quand elles n’étaient pas colonisées, c’est-à-dire exploitées au nom de la civilisation. La nouvelle idée «ௗpratiqueௗ» du progrès s’affirme dans les faits, se produit dans l’histoire, et curieusement se propage à nouveau selon la trajectoire de l’Est vers l’Ouest. Le soleil progressiste se lève toujours à l’Orient, il se déplace de Moscou à Cuba.24

En revanche, la décadence de l’idée de progrès ne peut faire pâlir une autre image du progrès à venir, n’étant plus, celle-ci, assimilée à l’Aufklärung. Si les Lumières étaient au XVIIIe siècle ce que l’entropie fut au XIXe siècle, Canguilhem reconnait comme étant du ressort du XXe siècle de prendre conscience du jugement critique que le XIXe siècle a porté – sans s’en rendre compte – sur le XVIIIe siècle. Car, en développant les conditions techniques qui ont permis la preuve de la 2e loi de la thermodynamique, le XIXe siècle a dénoncé les pouvoirs illimités que les philosophes des Lumières reconnaissaient au progrès. Toutefois, seul le recul d’un autre siècle a donné la possibilité de le faire savoir. Désormais, ce qu’il faut atteindre n’étant plus le développement de la perfectibilité en germe dans 23 24

Ibid., p. 1090. Ibid., p. 1091.

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la nature humaine, ce ne pourra être alors que l’accroissement des conditions de résistance à l’entropie. Le dernier auteur cité par Canguilhem dans ce texte est Freud (et à ses côtés également les noms de Lacan et de Laplanche). Ceci parce que «ௗFreud a incorporé à sa théorie des pulsionsௗ», dit Canguilhem, «ௗdes concepts empruntés à l’énergétique du XIX siècleௗ»25. La même théorie des pulsions chez Freud était également rappelée à la fin de l’article de l’entrée «ௗVieௗ» (1972), qui se terminait par l’évocation du concept freudien de pulsion de mort en affirmant que «ௗle vivant est un système en déséquilibre incessamment compensé par emprunts à l’extérieurௗ» et que «ௗla vie est en tension avec le milieu inerteௗ»26. En effet, nous pensons que Georges Canguilhem est peut-être l’un des auteurs de la tradition épistémologique française qui se rapprochent le plus de certains résultats de recherches menées par des auteurs de la tradition allemande, comme Adorno, Horkheimer ou Walter Benjamin, auxquels il n’a pourtant jamais eu recours. À notre connaissance, le seul auteur lié à l’École de Francfort que Canguilhem ait mentionné dans son œuvre fut Habermas, dans l’article «ௗLa décadence de l’idée de progrèsௗ» (1987). Cependant, bien qu’il s’agisse d’Habermas, et non de l’un des auteurs de la première génération, le texte cité par Canguilhem qui fait partie du recueil La technique et la science comme «ࣟidéologieࣟ» (dédié à Marcuse), paru encore dans les années 1960, est antérieur au développement de la théorie de l’agir communicationnel, et même au Discours philosophique de la modernité, époque à laquelle Habermas adopterait une posture plus critique vis-à-vis des Francfortois de la première génération. Comme nous l’avons déjà observé, cet article dialogue avec les derniers textes de Foucault, où il cherchait à rapprocher les deux traditions. Foucault en vint même à tracer une filiation de ce qui serait pour lui le correspondant allemand de l’épistémologie historique française dans l’héritage de la réponse kantienne des 25

Ibid., p. 1092. CANGUILHEM, Georges [1972] Vie. IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 604.

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Lumières, ayant pour point d’arrivée l’École de Francfort : «ௗKant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max Weber, Husserl, Heidegger, l’École de Francfortௗ»27. Et, dans son tout dernier texte, en hommage à Canguilhem, Foucault dira encore : «ௗS’il fallait chercher hors de France quelque chose qui corresponde au travail de Koyré, de Bachelard, de Cavaillès et de Canguilhem, c’est sans doute du côté de l’école de Francfort qu’on le trouveraitௗ»28. Cependant, il existe certaines différences entre les deux traditions qui méritent également d’être un peu mieux explorées. Et cette incitation à la psychanalyse nous conduit à l’œuvre de celui dont Canguilhem avait fait son maitre, l’auteur qui avait conçu le progrès des sciences non en tant qu’éclaircissement par la lumière, mais en tant que sublimation du feu : Gaston Bachelard.

La psychanalyse bachelardienne : un certain usage de Nietzsche Il est vrai qu’il y a très peu de références à Freud dans l’œuvre de Bachelard29. Et, comme l’observe Canguilhem, cette liberté

27

FOUCAULT, Michel [1982] La technologie politique des individus. IN : ______. Dits et écrits II. Paris : Gallimard, p. 1633. 28 FOUCAULT, Michel [1985] La vie, l’expérience et la science. IN : Dits et écrits II. Paris : Gallimard, p. 1586. Toutefois, n’exagérons pas ce rapprochement. Foucault ne manquera pas non plus de noter ses divergences avec l’école de Francfort, soit à cause de sa conception trop traditionnelle du sujet, soit à cause de sa conception totalisante de l’histoire (FOUCAULT, Michel [1980] Entretien avec Michel Foucault. IN : Dits et écrits II. Paris : Gallimard, p. 893-894). 29 Comme l’observe Canguilhem, il n’y en a qu’une dans La formation de l’esprit scientifique – qui porte le sous-titre «ௗContribution à une psychanalyse de la connaissance objectiveௗ» – et elle constitue d’un emprunt à l’œuvre de R. et Y. Allendy. Dans La psychanalyse du feu, Bachelard s’en tient à citer des disciples dissidents de Freud, comme Jung (dont il se sent plus proche), Marie Bonaparte, et dans d’autres ouvrages Otto Rank et Ernest Jones. Ce n’est que dans Le rationalisme appliqué (dans le chapitre «ௗLa surveillance intellectuelle de soiௗ») que Bachelard cite et analyse un peu plus longuement une référence de Rêve et occultisme, l’un des derniers textes de Freud (Cf. CANGUILHEM, Georges [1984] Gaston Bachelard, psychanalyste dans la cité scientifiqueௗ? IN :

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par rapport à la psychanalyse est indiquée dans le choix même de l’article indéfini «ௗà une psychanalyseௗ», et non «ௗà la psychanalyseௗ», présent dans le sous-titre de l’un de ses principaux ouvrages. Lorsqu’il justifiait cette liberté, Canguilhem affirmait qu’elle était due à une certaine modification apportée à certains concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne. À la place de la notion de sublimation, par exemple, Bachelard ayant remplacé le terme freudien de libido par le terme jungien d’intérêt psychique, cela affecterait aussi la condition de l’objet visé par le sujet : L’objet freudien est un but de satisfaction visé par la pulsion subjective. L’objet bachelardien est le terme d’un progrès d’insatisfaction critique face aux obstacles de l’utilité de la facilité, de l’élan suscité par des «ௗvaleurs sensibles primitivesௗ» [La formation de l’esprit scientifique, p. 15].30

Sur le chemin qui mène au franchissement des obstacles, Bachelard invoquera le besoin d’une «ௗsurveillance épistémologiqueௗ», concept avec lequel il reformulera le surmoi freudien. Toujours selon Canguilhem, ces rectifications relèvent chez Bachelard d’une sorte d’équivalence entre psychanalyse et processus de normativité scientifique, le progrès de la connaissance scientifique étant compris comme le résultat d’une thérapie : «ௗLa psychanalyse de la connaissance se prolonge en pédagogieௗ»31. Canguilhem reconfigure l’épistémologie bachelardienne, et nous essaierons de montrer comment cette psychanalyse du feu a pu être convertie en une pédagogie de la guérison. Dès ses premiers travaux, Bachelard attestait qu’il existait un fossé infranchissable entre la connaissance rationnelle, à constituer selon des critères scientifiques, et «ௗl’irrationalité fondamentale du donnéௗ»32. Ceci donnera lieu à Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations [1966-1995]. Paris : Vrin, 2018, p. 992). 30 Ibid., p. 992. 31 Ibid., p. 996. 32 BACHELARD, Gaston [1927] Essai sur la connaissance approchée. Paris : 3e éd. Paris : Vrin, 1969, p. 160.

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un style de pensée qui comprend la valeur et le sens des prétentions scientifiques non dans leur point de départ ou d’arrivée, mais dans leur devenir. Comme le note Hyppolite, il s’agit d’«ௗun type nouveau de compréhension, une forme nouvelle de rationalité qui n’a son fondement ni dans une évidence première ni dans un fait, mais qui conquiert ce fondement dans son avenir mêmeௗ»33. Il y a en effet un devenir rationaliste, chez Bachelard, synthétisé dans une phrase à laquelle Canguilhem aimait se référer : «ௗRationalisteௗ? Nous essayons de le devenir…ௗ»34. Dans ce devenir, la connaissance se construit dans le sens d’un rapprochement du réel, ce qui ne veut pas dire que la connaissance rapprochée tourne autour d’une chose en soi : «ௗL’objectivité conquiseௗ», dit encore Hyppolite, «ௗest seulement la perspective des idées qui se rectifient sans cesse, et cette rectification est une modification de l’intelligence elle-mêmeௗ»35. L’exigence d’une dialectique entre l’intuition immédiate – concernant l’imagination, le rêve, la rêverie, les matières premières de la poésie – et la rationalité en construction est ce qui rend l’épistémologie bachelardienne si originale et féconde, et en même temps si incomprise. Car, étant donné que «ௗla rectitude de la raison n’est pas congénitaleௗ»36, cette rectitude ne peut venir que d’un long et douloureux processus de rectification des intuitions premières. C’est justement le refus d’un engagement préalable vis-à-vis d’un langage constitué comme étant la condition logique de la pensée rationnelle qui a fait que Bachelard est longtemps resté en marge des discussions épistémologiques engagées hors de France. Notamment dans le monde anglophone, ses recherches dans le domaine de l’imagination cosmique et de la poésie 33

HYPPOLITE, Jean [1964] L’épistémologie de G. Bachelard. IN : Revue d’histoire des sciences et de leurs applications. Vol. 17, No 1 (jan-mar, 1964), p. 4. 34 BACHELARD, Gaston [1941] L’eau et les rêves. Paris : José Corti, 1942, p. 10. 35 HYPPOLITE, Jean [1964] L’épistémologie de G. Bachelard. IN : Revue d’histoire des sciences et de leurs applications. Vol. 17, No 1 (jan-mar, 1964), p. 4. 36 BACHELARD, Gaston [1951] L’activité rationaliste de la physique contemporaine. 2e éd. Paris : PUF, 1965, p. 13.

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recueillirent une adhésion bien antérieure à celle de ses travaux épistémologiques, comme l’observe encore Canguilhem, qui dira aussi, en une autre occasion37, que l’homme du poème et du théorème n’était pas l’homme du système, n’y ayant pas de «ௗsolution ontologiqueௗ» dans l’œuvre de Bachelard : C’est que cette philosophie n’a rien qui puisse séduire, dans le monde anglo-saxon notamment, des intelligences habituées aux opérations sans douleur du néopositivisme. […] L’axiomatisation des théories n’est pas l’acte mais la détente de la pensée scientifique. «ௗLe rationalisme dialectique ne peut être automatique et ne peut pas être d’inspiration logiqueௗ» (L’engagement rationaliste, p. 53). Dans l’insistance que met Bachelard à démontrer que les mathématiques ne sont pas, pour le physicien, un langage, mais une pensée, un opérateur d’intelligibilité, il faut voir l’un des symptômes de son aversion pour toute forme d’épistémologie qui situe sur le plan du langage la problématique de la connaissance.38

En ce sens, Canguilhem a pu désigner trois axiomes concernant l’épistémologie bachelardienne39, lesquels ont été reformulés dans la construction qu’il fera de sa propre épistémologie : 1) celui du Primat théorique de l’erreurௗ; 2) celui de la Dépréciation spéculative de l’intuitionௗ; 3) et celui de la Position de l’objet comme perspective des idées. Selon le premier axiome : «ௗLa première et la plus essentielle fonction de l’activité du sujet est de se tromper. Plus complexe sera son erreur, plus riche sera son expérience […] Il ne saurait y avoir de vérité

37 CANGUILHEM, Georges [1986] Préface [à Gaston Bachelard : L’homme du poème et du théorème]. IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 1049-1051. 38 CANGUILHEM, Georges : [1974] Gaston Bachelard. IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 628. 39 CANGUILHEM, Georges : [1957] Sur une épistémologie concordataire. IN : Œuvres complètes, vol. IV : résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965). Paris : Vrin, 2015, p. 732.

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première. Il n’y a que des erreurs premièresௗ»40. Canguilhem observe que le terme «ௗvéritéௗ» apparait au singulier, tandis que les «ௗerreursௗ» sont au pluriel. Cela veut dire que l’on ne peut jamais souscrire à une vérité unique, qu’elle soit postulée comme étant au début de la construction de la connaissance, l’objet d’une méditation qui puisse la déduire assurément, ou qu’elle soit située comme finalité téléologique à atteindre par l’exercice de la raison scientifique. C’est toujours au devenir d’une expérience (qui n’est plus comprise dans le sens que lui attribuaient les empiristes) que les erreurs seront rectifiées. Cela implique aussi que le sujet ne peut être à l’origine de la connaissance, puisque, selon ce concept renouvelé d’«ௗexpérienceௗ» (l’expérience rationaliste de rectification des erreurs vécue par l’intelligence), le sujet est profondément transformé. Citons Bachelard : Mais comment croire que des connaissances si rationnellement nouvelles, que des connaissances qui réclament sans cesse un élargissement et une réforme de la rationalité, ne déterminent pas des modifications psychologiques radicalesௗ? A nos yeux, une ontogénie, du côté du sujet, doit correspondre à la puissance objectivement créatrice de la culture scientifique. Et si l’on a égard au caractère constitué du sujet qui prend conscience de son activité rationnelle, on voit qu’on ne peut guère accuser de «ௗpsychologismeௗ» une doctrine de culture qui vise les normalités de la pensée scientifique.41

Mais les erreurs à rectifier par l’expérience scientifique n’auront pas la même valeur du point de vue de la science actuelle, c’est-à-dire de la science rectifiée. C’est en ce sens que Bachelard établit une scission entre deux histoires scientifiques : une histoire périmée et une histoire sanctionnée. Dans La formation de l’esprit scientifique (1938), ouvrage qui le rendra célèbre (du moins en France) pour avoir introduit le concept 40

BACHELARD, Gaston [1934-1935], Idéalisme discursif. IN : Études. Paris : Vrin, 1970, p. 89. 41 BACHELARD, Gaston [1951] L’activité rationaliste de la physique contemporaine. 2e éd. Paris : PUF, 1965, p. 3.

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d’« obstacle épistémologique », esquissé dès ses premières études, Bachelard définissait le rôle de l’histoire dans l’épistémologie en disant : « L’histoire, dans son principe, est en effet hostile à tout jugement normatif. Et cependant, il faut bien se placer à un point de vue normatif, si l’on veut juger de l’efficacité d’une pensée »42. Selon ce principe de récurrence, on doit juger, sur la base d’un critère de valeur défini rationnellement à partir d’une théorie scientifique actuelle, ce qui constitue l’histoire de cette science. « L’épistémologue doit donc trier les documents recueillis par l’historien. Il doit les juger du point de vue de la raison et même du point de vue de la raison évoluée, car c’est seulement de nos jours, que nous pouvons pleinement juger les erreurs du passé spirituel »43. Ce faisant, l’épistémologue ne peut identifier que ce qui devra l’instruire dans la reconstitution de l’histoire d’une science, excluant de son analyse tout ce qui ne présente aucun d’intérêt à ce propos. Et c’est sur ce point que Bachelard se rapproche de l’enseignement de Nietzsche dans la Seconde considération inactuelle, à laquelle il fait lui-même allusion : Le point de vue moderne détermine alors une nouvelle perspective sur l’histoire des sciences, perspective qui pose le problème de l’efficacité actuelle de cette histoire des sciences dans la culture scientifique. Il s’agit en effet de montrer l’action d’une histoire jugée, d’une histoire qui se doit de distinguer l’erreur et la vérité, l’inerte et l’actif, le nuisible et le fécond. D’une façon générale, ne peut-on pas dire qu’une histoire comprise n’est déjà plus de l’histoire pureௗ? En histoire des sciences, il faut nécessairement comprendre, mais juger. Là est vraie plus qu’ailleurs cette opinion nietzschéenne : « Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé ». L’histoire des empires et des peuples a pour idéal, à juste titre, le récit objectif des faitsௗ; elle demande à l’historien de ne pas juger et si l’historien impose les valeurs de son temps à la

42 BACHELARD, Gaston [1938] La formation de l’esprit scientifique. 2e éd. Paris : Vrin, 1947, p. 17. 43 Ibid., p. 22.

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détermination des valeurs des temps disparus, on l’accuse, avec raison, de suivre le « mythe du progrès »44.

Il arrive cependant que ce jugement ne puisse être porté d’un point de vue extérieur à l’histoire même de la science considérée, devant lui être intrinsèque. Et c’est à partir de l’histoire intérieure au développement des sciences qu’il faudra chercher le critère de la construction d’une nouvelle philosophie, d’où dérive une affirmation qui a choqué, et choque encore, aussi bien les scientifiques que les philosophes : «ௗLa science crée en effet de la philosophieௗ»45. Et c’est là un point sur lequel Bachelard devra s’éloigner de Nietzsche, quand bien même il y aurait d’autres points d’accord importants au sujet de la question de la perspective de l’objet de connaissance, son troisième axiome tel que décrit par Canguilhem, sur lequel nous reviendrons bientôt. Quant à sa reformulation de la condamnation de la rationalité scientifique par Nietzsche, invoquant la possibilité de mesurer un progrès intrinsèque à la science, quoique considéré du point de vue d’une construction, Bachelard dira : Mais voici une différence évidente : pour la pensée scientifique, le progrès est démontré, il est démontrable, sa démonstration est même un élément pédagogique indispensable pour le développement de la culture scientifique. Autrement dit, le progrès est la dynamique même de la culture scientifique, et c’est cette dynamique que l’histoire des sciences doit décrire. Elle doit décrire en jugeant, en valorisant, en enlevant toute possibilité à un retour vers des notions erronées. 46

Le deuxième axiome ainsi désigné par Canguilhem en référence à l’épistémologie bachelardienne concerne l’intuition, qui doit être détruite pour faire place à la construction rationnelle 44 BACHELARD, Gaston [1951] L’activité rationaliste de la physique contemporaine. 2e éd. Paris : PUF, 1965, p. 24. 45 BACHELARD, Gaston [1934] Le nouvel esprit scientifique. 10e éd. Paris : PUF, 1967 p. 3. 46 BACHELARD, Gaston [1951] L’activité rationaliste de la physique contemporaine. 2e éd. Paris : PUF, 1965, p. 24-25.

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de l’objet des sciences. «ௗL’intelligence est une griffe qui brise en éraflantௗ», dit Bachelard dans son travail sur Lautréamont47. C’est ainsi que l’intelligence surmonte les obstacles épistémologiques. La pensée de Bachelard, qui se veut une véritable pédagogie scientifique, propose une éducation par la science et pour la science, mais qui s’érige contre les savoirs culturellement sédimentés, contre les opinions et également «ௗcontre la natureௗ», au sens que lui attribuaient l’empirisme et le réalisme naïf. Car pour s’instruire dans une science, on ne commence jamais ex nihilௗ; c’est toujours à partir d’une situation donnée et déjà pleinement caractérisée que l’on peut commencer une construction scientifique, en agissant toujours contre cette situation. Chez Bachelard, la science sera donc d’une certaine manière déjà définie comme une résistance au milieu, aux opinions de sens commun, aux erreurs et aux obstacles. Et c’est justement ce remplacement du «ௗsavoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamiqueௗ»48 que Bachelard a désigné comme étant la tâche d’une dialectique de la connaissance. Cette posture antiintuitionniste l’amène à se confronter non seulement au bergsonisme, mais aussi à la phénoménologie des choses communes. Cela conduit à ce que Canguilhem a nommé une «ௗépistémologie concordataireௗ», pour laquelle la construction de la rationalité, bien qu’elle ne soit pas en contradiction avec la réalité immédiate, sera toujours le fruit d’une construction sociale ou culturelle érigée à partir des effets de cette construction scientifique elle-même. L’objet de la science sera la matière telle qu’elle apparait aux yeux de ceux qui appartiennent à la cité scientifique, où seuls seront citoyens à part entière ceux qui suivront le processus pédagogique pratiqué par une psychanalyse de la connaissance objective. De cette façon, l’épistémologie bachelardienne s’éloigne également du projet d’une phénoménologie, puisque la doctrine de la science sera comprise comme «ௗune doctrine de la transformation corrélative de l’homme et des chosesௗ» : 47

BACHELARD, Gaston [1939] Lautréamont. Paris : José Corti, 1939, p. 185. BACHELARD, Gaston [1938] La formation de l’esprit scientifique. 2e éd. Paris : Vrin, 1947, p. 18. 48

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La phénoménologie n’atteint pas le moment du rationalisme des concepts, l’instant de nouvelle conscience où le rationalisme soudain nie l’histoire de l’acquisition des idées pour désigner et organiser les idées constitutives. Dès que la pensée scientifique prend conscience de cette tâche d’essentielle réorganisation du savoir, la tendance à y inscrire les données historiques primitives apparaît comme une véritable désorganisation. La prise de conscience rationaliste est donc nettement une nouvelle conscience. Elle est une conscience qui juge son savoir et qui veut transcender le péché originel de l’empirisme.49

Puisqu’il y a une polarité entre le réalisme et le rationalisme, la science n’étant pas une simple description naïve de la réalité, elle crée également des réalités à travers les instruments techniques qui, pour Bachelard, sont l’incarnation de théorèmes. S’il faut créer un nouvel espace auquel corresponde un concept rectifié de la matière, cet espace existait-il déjà avant que la théorie ne soit crééeௗ? Il ne pouvait pas être là depuis toujours, pour la simple raison que : «ௗOn ne trouve pas l’espace : il faut toujours le construireௗ»50. Et la matièreௗ? Serait-elle depuis toujours en attente d’être appréhendée dans une théorie scientifiqueௗ? Il est clair que la matière a toujours été, mais l’expérience scientifique la modifie, l’altère, et construit même des réalités qui ne préexistaient pas à certaines expériences : «ௗL’électron existait avant l’homme du vingtième siècle. Mais avant l’homme du vingtième siècle, l’électron ne chantait pas. Or il chante dans la lampe aux trois électrodesௗ»51. Et le disant plus généralement dans un article où il exposait son concept de phénoménotechnique : «ௗLa science atomique contemporaine est plus qu’une description de phénomènes, c’est une production de

49 BACHELARD, Gaston [1951] L’activité rationaliste de la physique contemporaine. 2e éd. Paris : PUF, 1965, p. 2-3. 50 BACHELARD, Gaston [1937] L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine. Paris : Félix Alcan, 1937, p. 123. 51 BACHELARD, Gaston [1938] La formation de l’esprit scientifique. 2e éd. Paris : Vrin, 1947, p. 249.

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phénomènes. La physique mathématique est plus qu’une pensée abstraite, c’est une pensée naturéeௗ»52. Quel sera alors l’objet des sciences dans cette épistémologieௗ? En effet, Bachelard définissait l’objet de la science, déjà dans sa thèse de 1927, comme : «ௗla perspective des idéesௗ»53. Nous avons déjà vu que son épistémologie se reconnait comme étant pluraliste. Rien ne pourrait être plus cohérent que de reconnaitre également que l’objet, au-delà d’être un fait, doive être une perspective, ne pouvant entrer dans le domaine de la science que pour son sens révélé à travers une histoire. Mais cela n’est pas l’histoire de la raison et de ses progrès. Comme l’observe Canguilhem, une fois de plus, c’est une histoire de «ௗrationalismes régionauxௗ» et divers, cohérents avec les «ௗdéterminations des fondements d’un secteur du savoirௗ»54 et qui ne peuvent que s’intégrer, et non se réduire à l’Idée : «ௗLe rationalisme de Bachelard expulse l’Idée au profit de la structureௗ»55. C’est cette bipolarité qui conduira aussi cette œuvre immense, qu’est celle de Bachelard, à se séparer en deux séries, désignées comme «ௗdiurneௗ» et «ௗnocturneௗ» en raison de leur duplicité. En 1938, Bachelard fit publier La formation de l’esprit scientifique et La psychanalyse du feu. Il est courant de considérer comme un non-sens que deux ensembles d’ouvrages, ayant des implications dans des domaines aussi distincts que ceux de l’épistémologie et de la psychologie du rêve ou de la rêverie, puissent se confondre sous un seul et même nom d’auteur. Pourtant, quiconque supprime l’un de ces deux versants de la philosophie de Bachelard risque de ne rien comprendre à une pensée qui affirme que la connaissance ne peut naitre que d’une double exigence psychologique. Dans l’un de ces deux livres, Bachelard déclarait : «ௗEn fait, l’histoire de la 52 BACHELARD, Gaston [1932] Noumène et microphysique. IN : _____. Études. Paris : Vrin, 1970, p. 22. 53 BACHELARD, Gaston [1927] Essai sur la connaissance approchée. Paris : 3e éd. Paris : Vrin, 1969, p. 246. 54 CANGUILHEM, Georges [1963] Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard. IN : ______. Œuvres complètes, vol. III : écrits d’histoire des sciences et d’épistémologie. Paris : Vrin, 2019, p. 500. 55 Ibid., p. 502.

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connaissance scientifique est une alternative sans cesse renouvelée d’empirisme et de rationalisme. Cette alternative est plus qu’un fait. C’est une nécessité de dynamisme psychologiqueௗ»56. Et, dans l’autre : «ௗLa science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songeௗ»57.

Retour sur Canguilhem : « un nietzschéen sans cartes » Il est indéniable que Canguilhem adopte ces axiomes, se les approprie, même s’il ne le fait pas sans «ௗréexamenௗ», «ௗamendementௗ», «ௗaiguillageௗ»58. Les erreurs ne seront plus des erreurs de compréhension, intrinsèques à la rationalité scientifique, mais des erreurs ancrées dans la vie elle-même. La non-science sera nuancée, des intermédiaires entre la science et l’antiscience seront désormais reconnus, désignés comme «ௗidéologies scientifiquesௗ» – un concept qui n’aurait aucun sens pour Bachelard – et qui deviendront aussi l’objet d’investigations historiques. De plus, le rôle d’évaluation de la science sanctionnée ne sera plus attribué à la science elle-même, et Canguilhem réhabilitera le rôle autonome d’une épistémologie, un domaine distinct de la science et qui aura pour prérogative de la valoriser, aux dépens d’une distanciation de la simple science de la rationalité. Ainsi une fonction réflexive à la philosophie sera-t-elle retrouvée. Pour réaliser cette valorisation de la science, la rationalité ne pourra l’examiner qu’à travers une généalogie, par l’intermédiaire de laquelle Canguilhem repositionnera les rapports entre épistémologie et histoire des sciences. Enfin, Canguilhem éliminera de son épistémologie le

56 BACHELARD, Gaston [1938] La formation de l’esprit scientifique. 2e éd. Paris : Vrin, 1947, p. 246. 57 BACHELARD, Gaston [1938] La psychanalyse du feu. Paris : Gallimard, 3e éd., 1992, p. 48. 58 Canguilhem emploie ces termes dans la préface d’Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. CANGUILHEM, Georges. [1977] Avantpropos. IN :______. Œuvres complètes, vol. III : écrits d’histoire des sciences et d’épistémologie. Paris : Vrin, 2019, p. 839.

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rôle d’une psychanalyse de la connaissance objective, pour s’attaquer à la prétention à l’objectivité de la science : Mais une entreprise qui consiste, de l’aveu de son auteur, à rechercher dans la psychanalyse des obstacles épistémologiques les conditions psychologiques du progrès de la science, ne risque-t-elle pas de disqualifier la science dans sa prétention à l’objectivitéௗ?59

Une certaine polarité subsistera cependant, traduite en polémique, ou errance, qui sera comprise comme étant propre au vivant dans son rapport au milieu (la rationalité sera toujours comprise comme résistance au milieu), ce qui exigera un nouvel objet d’analyse : non plus la nature ou la matière – dont la connaissance pourrait, et devrait, être instruite par le développement de la pensée mathématique – mais la vie. Ce faisant, non seulement Canguilhem délimitera une autre région d’analyse scientifique dont il cherchera à faire l’épistémologie historique (les sciences de la vie, qu’il considèrera pareillement toujours dans leur pluralité cohérente), mais le sens et la valeur de la connaissance elle-même seront déplacés et transformés, la philosophie ayant désormais la fonction de l’activité non plus uniquement d’un pluralisme épistémologique cohérent, une cohérence également extensible aux rapports entre le rêve et la veille, mais surtout d’un «ௗpluralisme cohérent des valeursௗ»60. Demandons-nous si cette Critique de la raison médicale pratique, tel que Canguilhem la désigne comme étant la tâche de sa philosophie médicobiologique à la fin de son œuvre, restitue ou non l’impératif moral kantien. Car c’est enfin sur ce point que Canguilhem reconnaitra la distance la plus infranchissable qu’il souhaite garder vis-à-vis de Kant. Dans le même Der Streit der Fakultäten (1798), déjà cité, Kant classait la médecine parmi les 59 CANGUILHEM, Georges [1963] Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard. IN : ______. Œuvres complètes, vol. III : écrits d’histoire des sciences et d’épistémologie. Paris : Vrin, 2019, p. 504. 60 CANGUILHEM, Georges [1953] L’enseignement de la philosophie. IN : Œuvres complètes, vol. IV : résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965). Paris : Vrin, 2015, p. 544.

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Facultés supérieures avec la théologie et le droit – les Facultés inférieures étant la philosophie, les lettres et les sciences. Il hésitait toutefois à reconnaitre la pleine autonomie de la technique médicale en ce qui concerne l’évaluation morale de sa pratique : «ௗIl semble qu’en définitive, et au dire d’un de ses biographes, Kant ait renoncé à légitimer, en matière de médecine, la supériorité de l’audace technique sur la confiance naturisteௗ»61. Or, un véritable remaniement des concepts kantiens ne pourrait s’opérer qu’à partir d’une «ௗrévolution physiologiqueௗ» ou «ௗbiologiqueௗ», qui détrônerait enfin l’homme du centre du savoir, cette intrusion d’un être empirique – comme le commente un autre ancien élève de Canguilhem, cette fois Gérard Lebrun – dans le champ de la raison pure. La révolution copernicienne restait à achever, comme le remarque encore Lebrun, suivant ici de près le maitre Canguilhem : «ௗOn a dit que la révolution copernicienne en physiologie du mouvement avait consisté à renoncer au dogme qu’un seul principe de commande et de contrôle de tous les mouvements devait dominer et se subordonner tout l’organismeௗ» [CANGUILHEM, Le concept de réflexe, p. 127] : en ce sens, la compréhension kantienne de l’organisme comme totalité unifiée reste précopernicienneௗ; elle ne dissipe pas l’apparence transcendantale dont parle l’Appendice, car elle fait renaître sans cesse l’idée qu’un ingénieur pourrait détenir le secret de fabrication et que la vie est le décodage défectueux d’un message en soi très simple.62

Et si ensuite Lebrun trouve la solution kantienne de cette hésitation dans l’unification des diverses figures de la réflexion, qui désignera dans la 3e Critique non plus une simple application des concepts de l’entendement aux contenus empiriques de l’intuition, mais plutôt un «ௗprincipe transcendantal d’unité systématiqueௗ», cela n’exclut pas cette hésitation, elle se trouve 61

CANGUILHEM, Georges [1959] Thérapeutique, expérimentation, responsabilité. IN : ______. Œuvres complètes, vol. III : écrits d’histoire des sciences et d’épistémologie. Paris : Vrin, 2019, p. 778. 62 LEBRUN, Gérard. [1970] Kant et la fin de la métaphysique. 2e éd. Paris : Librairie générale française, 2003, p. 405-406.

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seulement déplacée à un autre niveau. C’est ce que Lebrun désignera comme étant la «ௗstructure aporétique de la chose en soiௗ»63 : tandis que dans la sphère théorique Kant restreint la connaissance à l’expérience phénoménale, dans la sphère pratique, il semble attribuer à la raison une capacité d’accès à la chose en soi, du moins dans le cadre de la liberté morale et des principes pratiques. Pour éviter qu’une telle hésitation ne devienne une contradiction, et permettant à Kant de détacher la réflexion de la cause finale – dans le jugement de gout, par exemple, et plus encore dans le jugement de sublimité –, cette même cause finale devra pourtant être rétablie dans un autre domaine : ne pouvant la trouver dans le règne de la nature telle que comprise par la raison théorique, Kant la restituera en tant que guide de l’action morale dans la sphère pratique de la raison, ce qui lui fera réintroduire l’idée de Dieu dans sa philosophie critique : La notion de fin-suprême […], Kant la subordonne alors à la question : Dieu existe-t-ilௗ? S’il y a une fin-suprême, ce ne peut être que celle qui vient d’être déterminéeௗ; mais, pour qu’il y en ait une, encore faut-il qu’il y ait un créateur intelligent et qu’il ait obéi à des fins. Nous voilà donc, rendus à la théologie : l’énigme du «ௗVernunftwesenௗ» fait place à la finitude «ௗspécifiquement humaineௗ» d’un «ௗWeltwesenௗ»64.

Et comment rendre justice à Kant, sinon en le suivant justement dans la voie qu’il a lui-même tracée, mais pour nous diriger dans un sens où il hésita encoreௗ? La philosophie nietzschéenne, en postulant une Umwertung aller werte (transvaluation de toutes les valeurs), s’inscrit au cœur des préoccupations de la philosophie axiologique que Canguilhem héritait de la Wertphilosophie65. Si nous affirmons que cette 63

LEBRUN, G. [1983] L’aporétique de la chose en soi. IN : Les études philosophiques, no 21. Avril-Juin 1982, p. 199-215. 64 LEBRUN, Gérard. [1970] Kant et la fin de la métaphysique. 2e éd. Paris : Librairie générale française, 2003, p. 763. 65 Il ne sera pas superflu de rappeler comment Deleuze (un autre ancien élève de Canguilhem) commençait son livre sur Nietzsche : «ௗLe projet le plus général de Nietzsche consiste en ceci : introduire en philosophie les concepts de sens et

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philosophie axiologique que Canguilhem construisait depuis le milieu des années 1930 dirigeait au-delà du néokantisme, c’est parce qu’elle abandonnait progressivement sa perspective anthropologique théologique pour l’ouvrir à un véritable pluralisme des valeurs, interdisant, en faveur d’une Éthique, les figures de la Théodicée ou de la Raison dans l’histoire. C’est en ce sens qu’apparaitra une convergence avec l’épistémologie bachelardienne, dans laquelle Canguilhem puisera l’inspiration d’apporter une cohérence à son pluralisme axiologique, avec les différences qui ont également déjà été observées. Ainsi, si Canguilhem maintient le vivant humain au point de départ de la rationalité scientifique, qui, à son tour, trouve sa possibilité dans une activité technique (la médecine) tournée vers un but précis (la restauration de la santé et le rétablissement de la normativité vitale chez l’homme, non pas une normativité à priori humaine), il le prive en revanche de toute supériorité sur les autres vivants. Même la guérison, conçue comme la finalité de l’action médicale, et qui devra être instruite par une pédagogie (rôle d’une critique de la raison médicale pratique), sera désormais comprise dans un sens tragique : Un des derniers textes de F. Scott Fitzgerald, La fêlure, commence par ces mots : «ௗToute vie est bien entendu un processus de démolition…ௗ» L’auteur ajoute, quelques lignes plus loin : «ௗLa marque d’une intelligence de premier plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changerௗ». Apprendre à guérir, c’est apprendre à connaître la contradiction entre l’espoir d’un jour et l’échec, à la fin. Sans dire non à l’espoir d’un jour. Intelligence ou simplicitéௗ? 66

de valeurௗ» (DELEUZE, Gilles [1962] Nietzsche et la philosophie. 6e éd. Paris : PUF, 1983, p. 1). 66 CANGUILHEM, Georges [1978] Une pédagogie de la guérison est-elle possibleௗ? IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 814.

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Cette compréhension tragique de la santé conduira Canguilhem à avouer un jour à Michel Fichant : «ௗJe suis un nietzschéen sans cartesௗ»67. C’est Nietzsche, en effet, qui dit un jour qu’«ௗune thérapeutique de la vie [Gesundheitslehre des Lebens] devrait se placer immédiatement à côté de la scienceௗ»68. Mais cela ne veut toutefois pas dire d’accepter de Nietzsche toutes les conséquences. Et c’est dans une publication en hommage à Hyppolite que Canguilhem a mieux précisé son rapport avec l’auteur de la Généalogie de la morale. Dans ce texte – «ௗDe la science et de la contre-scienceௗ» (1971) –, il rejoignait Nietzsche sur sa conception de la vérité, disant que «ௗle vrai n’est pas une pro-position mais une pré-sup-position normativeௗ»69. Ainsi la logique offrirait-elle déjà à l’avance à la connaissance la solution ontologique comme engagement indiscutable vis-à-vis de la vérité. Cependant, Canguilhem tirera d’autres conséquences de ce même reproche à la suprématie attribuée d’avance à la vérité par l’entendement. Il dira que l’opposition entre la vérité et l’erreur peut avoir lieu à deux niveaux distincts. Le premier, le niveau logique, serait celui où les erreurs de l’entendement seraient dépassées par la vérité. C’est à ce niveau que Nietzsche s’opposait à «ௗl’engagement axiologique vis-à-vis de la véritéௗ», la comprenant comme un vestige de transcendance à travers lequel la modernité réintroduirait subrepticement le platonisme dans la théorie de la connaissance. Par ce diagnostic, la science pourrait apparaitre à Nietzsche comme analogue à l’ascétisme, consistant en un

67 FICHANT, Michel [1993] Georges Canguilhem et l’idée de la philosophie. IN : BALIBAR, Étienne et all. (org.) Georges Canguilhem, Philosophe, historien des sciences. Georges Canguilhem : philosophe, historien des sciences. Actes du colloque (6-7-8 décembre 1990). Paris : Albin Michel, 1993, p. 48n. 68 NIETZSCHE, Friedrich [1874] Seconde considération inactuelle : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie. Trad. Henri Albert. Paris : Éditions Garnier-Flammarion, 1998, p. 95. 69 CANGUILHEM, Georges [1971] De la science et de la contre-science. IN : Œuvres complètes, vol. V : histoire des sciences, épistémologie, commémorations (1966-1995). Paris : Vrin, 2018, p. 406.

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appauvrissement de la vie70. Sur ce point, comme on l’a vu, Bachelard reprochait déjà à Nietzsche de ne pas se rendre compte de la puissance de la rationalité scientifique dans son rapport à la vie, à condition qu’elle soit comprise à partir de son devenir intrinsèque comme franchissement d’obstacles. Canguilhem, en revanche, placera sa critique à un autre niveau – le niveau vital – en disant que la conception de l’opposition entre la vérité et l’erreur chez Nietzsche serait encore attachée au modèle cartésien des erreurs de l’entendement. Mais – se demande Canguilhem – et si l’«ௗerreurௗ» était comprise non seulement comme l’opposé rationnel de la vérité, mais surtout comme une «ௗerreurௗ» (à la fois au sens d’errance et d’accident génétique mutationnel) de la vieௗ? Dans ce cas, l’erreur serait ancrée dans la vie comme étant «ௗpropre au vivantௗ» et la science, pour qui la vérité est un effet nécessaire, pourrait être comprise comme une autre «ௗerreurௗ» de la vie. C’est ce qui aurait échappé à Nietzsche. Et, attaché à la conception cartésienne de l’erreur – Descartes qui de ce fait compromettrait l’esthétique, comme le jugeait déjà Canguilhem depuis la conférence de 1937 «ௗDescartes et la techniqueௗ» –, Nietzsche, quant à lui, compromettrait la science comme théorie de l’apparence, à travers laquelle est permise une pédagogie de l’erreur, et non une quête de l’essence. Ainsi donc, comme l’observe cette fois Guillaume Le Blanc, Canguilhem pense les termes du même problème mais dans une autre direction71. Néanmoins, plaçant sa «ௗrectificationௗ» de Nietzsche dans le propre domaine de Nietzsche (non plus dans le domaine cartésien de l’entendement, mais dans le domaine vital), la thèse de la réhabilitation de la science par Canguilhem est aussi, mais dans un autre sens, parfaitement nietzschéenne. Le franchissement des obstacles pathologiques de la vie devient le but d’un nouveau concept de progrèsௗ; et la psychanalyse du feu devient une pédagogie de la guérison. 70

Pour un commentaire sur ce passage du texte de Canguilhem sur Nietzsche, voir : DEBRU, Claude [2004] Georges Canguilhem : science et non-science. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2004, p. 87. 71 LE BLANC, Guillaume [2002] La vie humaine : anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem. Paris : PUF, 2002, p. 280.

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LA CRITIQUE DE CANGUILHEM AU RÉDUCTIONNISME MÉCANISTE DU PHÉNOMÈNE RÉFLEXE : UN RETOUR À LA THÈSE DE 1955 Caio Padovan

Introduction Dans ce chapitre, nous discuterons quelques aspects de la position de Georges Canguilhem vis-à-vis du phénomène réflexe, en nous concentrant sur sa critique du réductionnisme mécaniste du concept de réflexe. Notre argumentation sera exposée en trois temps. Dans le premier, nous contextualiserons la position de Canguilhem dans l’ouvrage La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles1. Dans le deuxième, nous discuterons la solution trouvée par Charles Richet, auteur cité par le philosophe français comme étant le représentant d’une conception non réductionniste du concept de réflexe. À partir de cette discussion, nous aborderons dans un troisième temps le phénomène particulier de «ௗréflexe psychiqueௗ», tel que décrit par Richet au cours des années 1880. Nous considèrerons ce phénomène comme étant paradigmatique d’une conception non réductionniste des réflexes qui signale la singularité du sujet.

1. Contextualisation de l’argumentation canguilhemienne Dans son ouvrage La Formation du concept de réflexe, publié en 1955, Georges Canguilhem défendra une version renouvelée 1

Cf. Canguilhem, G. (1955). La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Paris : PUF, 206 p. Traduction brésilienne de Caio Souto, récemment publiée comme : Canguilhem, G. [2022]. A formação do conceito de reflexo nos séculos XVII e XVIII. São Paulo: Córrego, 292 p.

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du vitalisme de Thomas Willis, médecin anglais du XVIIe siècle, contre la position mécaniste tenue par un certain nombre de physiologistes au cours du XIXe siècle. Parmi ces physiologistes, qui selon Canguilhem proposaient une conception mécaniste de la notion de réflexe, figure le médecin allemand Eduard Pflüger, auteur en 1853 d’un influent travail intitulé Les fonctions sensorielles de la moelle épinière des vertébrés.2 Il s’agit d’un ouvrage inaugural, où seront établies de nouvelles lois fonctionnelles pour l’action réflexe. En résumé, à partir de la synthèse proposée par Pflüger dans le quatrième chapitre de son ouvrage3, ces lois peuvent être décrites dans les termes suivants : a) si la stimulation d’un nerf périphérique est suivie de mouvements musculaires réflexes d’un seul côté du corps, la portion stimulée de ce nerf est nécessairement située du même côté du corpsௗ; b) si la stimulation d’un nerf périphérique est suivie de mouvements musculaires réflexes de l’autre côté du corps, elle impliquera nécessairement des mouvements analogues du même côté du corps, révélant l’inexistence de stimulation croiséeௗ; c) si la stimulation d’un nerf périphérique produit des mouvements musculaires réflexes particulièrement intenses des deux côtés du corps, les réponses les plus violentes seront nécessairement observées du côté qui correspond à la portion du nerf initialement stimuléeௗ; d) la stimulation d’un nerf périphérique pourra produire, par irradiation réflexe, des mouvements musculaires réflexes dans des nerfs voisinsௗ; e) la stimulation d’un nerf périphérique pourra produire des mouvements musculaires réflexes dans des parties spécifiques du corps, en fonction de la portion stimulée. Elle pourra encore provoquer des réponses musculaires dans des parties du corps proches ou éloignées du nerf stimulé, ou alors dans différentes parties du corps, comme dans le cas des spasmes.

2

Pflüger, E. (1853). Die sensorischen Functionen des Rückenmarks der Wirbelthiere, nebst einer neuen Lehre über die Leitungsgesetze der Reflexionen. Berlin: August Hirschwald, 145 p. 3 Pflüger, E. (1853). Ibid., p. 62.

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D’après Pflüger, ces lois seront valables pour tous les vertébrés, y compris les représentants de l’espèce humaine. Elles semblent se confirmer aussi bien dans des cas pathologiques, avec l’étude anatomoclinique des patients neurologiques, qu’en laboratoire, à partir d’études expérimentales. Des chapitres spécifiques de son ouvrage seront consacrés à cette casuistique. Quant aux présupposés sous-jacents à ces observations, il conviendrait d’attirer l’attention sur le fait que Pflüger a dédié son ouvrage sur les lois fonctionnelles des réflexes à «ௗMonsieur Emil du Bois-Reymond, avec la plus sincère gratitudeௗ»4, indiquant ainsi une filiation à une tradition médicale particulière, représentée à Berlin par certains des élèves les plus célèbres de Johannes Müller et connue pour sa position ouvertement antivitaliste5. Orienté par Müller, Du Bois-Reymond avait démontré quelques années auparavant, entre 1848 et 1849, la nature électrique de l’influx nerveux, phénomène qui serait étudié sur la base de la loi de conservation de l’énergie. Dans la préface de l’ouvrage Études de l’électricité animale6, Du BoisReymond se dira «ௗfermement convaincu que la méthode de recherche physicomathématique, correctement appliquée, est susceptible de rendre des services très importants à la physique organique [Notre traduction]ௗ»7. Nous rappelons que l’application de la loi de conservation de l’énergie à la physiologie avait déjà été conçue en 1847, par Hermann von Helmholtz8, également disciple de Müller à Berlin. Plus loin dans sa préface, Du Bois-Reymond poursuit en affirmant que le 4

Pflüger, E. (1853). Ibid. Concernant les positions de Du Bois-Reymond et son rapport avec le projet antivitaliste de Müller, voir l’étude classique de Finkelstein, G. (2013). Emil du Bois-Reymond. Neuroscience, Self, and Society in Nineteenth-Century Germany. Cambridge: MIT Press, 362 p. 6 Du Bois-Reymond, E. (1848-9). Untersuchungen über thierische Elektricität. Berlin: G. Reimer, 743 p., 608 p. 7 Du Bois-Reymond, E. (1848-9). Ibid., p. XXVI. “Ich hege die feste Ueberzeugung, dass geradedie physikalisch-mathematische Forschungsweise, richtig angewendeten, im Stande ist, der organischen Physik sehr wesentliche Dienste zu leisten”. 8 Cf Helmholtz, Hermann von. (1847). Über die Erhaltung der Kraft, eine physikalische Abhandlung. Berlin: G. Reimer, 72 p. 5

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champ des phénomènes attribués à la «ௗforce vitaleௗ» [Lebenskraft] cède de plus en plus de terrain au domaine des forces physicochimiques. Selon l’auteur, ce serait le destin naturel de la physiologie qui, un jour, mettrait de côté son intérêt particulier pour se fondre dans la grande «ௗunité nationaleௗ» des sciences naturelles, passant «ௗsous la domination des forces physiques et chimiquesௗ»9. Cité par Canguilhem, l’un des grands défenseurs de la notion de force vitale dans la description de phénomènes physiologiques est Xavier Bichat, médecin français dont l’œuvre peut être située lors du passage du XVIIIe au XIXe siècle. Dans le sixième chapitre de sa thèse sur la formation du concept de réflexe, Canguilhem mentionnera la distinction établie par Bichat entre deux types de vie : organique et animale. Nous retrouvons un exposé détaillé de cette division dans la première partie de l’ouvrage Recherches physiologiques sur la vie et la mort10, publié par Bichat en 1800. C’est dans ce travail que le médecin vitaliste proposera sa célèbre définition générale de la vie, comme «ௗl’ensemble de fonctions qui résistent à la mortௗ»11. Cet ensemble de fonctions sera pensé par l’auteur comme résultant d’un principe réactif du corps contre la pression exercée par le monde extérieur, une pression qui tend à le conduire à la mort. En tant que représentantes de ce principe vital, ces fonctions seront alors partagées en deux formes de vie. La première, organique, sera commune aux animaux et aux plantes, considérant deux ordres de fonctions, liées d’une part à «ௗl’assimilationௗ» des nutriments, comme la digestion, la circulation et la respiration, et d’autre part à leur «ௗdésassimilationௗ», comme l’expiration, la sécrétion et 9 Du Bois-Reymond, E. (1848-9). Ibid., p. XLIX-L. “Betrachtet man den Entwickelungsgang unserer Wissenschaft, so ist nicht zu verkennen, wie das der Lebenskraft zugeschriebene Gebiet von Erscheinungen mit jedem Tage mehr zusammenschrumpft, wie immer neue Landstriche unter die Botmässigkeit der physikalischen und chemischen Kräfte gerathen”. 10 Bichat, X. (1800a). Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Paris : Brosson, Gabon et Cie, 449 p. 11 Bichat, X. (1800a). Ibid., p. 1.

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l’excrétion de substancesௗ; la deuxième, animale, ne sera présente que chez les animaux dotés d’un système nerveux, se révélant particulièrement développée chez les êtres humains. Elle comprend les fonctions liées à la sensibilité et à la motricité, cette dernière étant considérée comme «ௗactiveௗ» par l’auteur, c’est-àdire dépendante de la volonté12. En ce qui concerne la vie «ௗmoraleௗ» des corps, Bichat rapporte «ௗl’entendementௗ» aux fonctions animales et les «ௗpassionsௗ» aux fonctions organiques13. Nous rappelons également que, pour le médecin français, les deux formes de vie doivent passer par un processus de développement, prenant des formes distinctes à chacune de ces phases14. Selon l’auteur, toutes ces propriétés vitales des corps vivants, organiques et animales, s’opposent, par principe, aux propriétés physiques et chimiques des corps inorganiques. Dès sa préface, Bichat suggère que ses hypothèses sur la division de la vie trouvent leur fondement dans les travaux de Théophile de Bordeu et de ceux «ௗdont les écrits sont dans le sens de ce dernierௗ», affirmant plus loin que, «ௗdans l’état actuel de la physiologieௗ», ce sont les «ௗvues grandes et philosophiques de Bordeuௗ» qui, alliées à la méthode expérimentale, devront guider l’esprit du chercheur judicieux15. Or, en évoquant Bordeu et ses pairs, Bichat fait explicitement référence aux vitalistes de Montpellier16, comprenant implicitement les travaux de Paul

12

À ce propos, voir : Bichat, X. (1800a). Ibid., p. 2-8. Voir l’article sixième de la première partie de Bichat, X. (1800). Ibid., intitulé : Différences générales des deux vies, par rapport au moral. 14 Voir à ce sujet les articles huitième et neuvième de la première partie de Bichat, X. (1800). Ibid., intitulés respectivement : De l’origine et du développement de la vie animaleࣟet De l’origine et du développement de la vie organique. 15 Bichat, X. (1800a). Ibid., p. II. 16 Sur les positions de Bordeu, voir le premier chapitre du recueil posthume de l’auteur, De l’homme considéré comme objet de la médecine, dans : Bordeu, T. (1774). Traité de médecine théorique & pratique, extrait des ouvrages de M. de Bordeu. Avec des remarques critiques, par M. Minvielle. Paris : Ruault, 585 p. Concernant les vitalistes de Montpellier, nous citons la synthèse instructive de Rey, R. (1997). L’âme, le corps et le vivant. In : M. Grmek (Dir.). Histoire de la pensée médicale en Occident, vol. 2 De la renaissance aux lumières. Paris : Seuil, pp. 117-155, 376 p. 13

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Joseph Barthez17. L’hypothèse de la division de la vie en organique et animale sera appliquée de façon systématique à la physiologie et à la médecine dans son Anatomie générale, publiée en 1801, en quatre volumes18, et dans les cinq volumes de son Traité d’anatomie descriptive19, ouvrage posthume publié entre 1801 et 1803. La distinction fondamentale entre les forces vitales, propres aux fonctions animales et organiques, et les forces physicochimiques, propres aux corps inanimés, sera traitée ici comme un présupposé de base. Comme nous pouvons le lire dans son Traité des membranes20, en particulier dans les passages où Bichat discute la question des «ௗsympathiesௗ», ce présupposé était déjà présent avant même la définition établie par l’auteur entre les deux formes de vie précitées. D’après le médecin français, le phénomène sympathique serait l’une des expressions physiologiques des forces vitales qui animent les différents tissus du corps. Reprenant le passage de Canguilhem, nous observons que le philosophe abordera le même thème en se référant à un article publié par Bichat en 1801, intitulé De l’influence nerveuse sur les sympathies21. Selon Canguilhem, l’histoire du concept de réflexe a ignoré la position des vitalistes, laissant de côté la notion importante de sympathie22. Bichat introduit la discussion sur les phénomènes sympathiques dans son texte à partir de la question suivante : «ௗComment, à l’instant où un organe est affecté d’une manière quelconque, d’autres qui n’ont avec lui aucun rapport naturel de fonctions, entrent-ils tout de suite en

17 Sur le sujet, voir : Barthez, P-J. (1778). Nouveaux Éléments de la science de l’homme. Montpellier : J. Martel aîné, 348 p. 18 Bichat, X. (1801a). Anatomie générale, appliquée à la physiologie et à la médecine. Paris : Brosson, Gabon et Cie, 636 p., 828 p. 19 Bichat, X. (1803). Traité d’anatomie descriptive. Paris : Brosson, 464 p., 622 p., 461 p., 496 p., 472 p. 20 Bichat, X. (1800b). Traité des membranes en général et de diverses membranes en particulier. Paris : Richard, Caille et Ravier, 326 p. 21 Bichat, X. (1801b). De l’influence nerveuse dans les sympathies, Journal de Médecine, Chirurgie, Pharmacie, 2, p. 472-483. 22 Canguilhem, G. (1955). Ibid., p. 124.

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actionௗ?ௗ»23 Ici, le parallèle avec l’acte réflexe est plutôt évident. Quatre types de sympathie seront isolés par l’auteur. Les deux premières impliquent la vie animale, mobilisant respectivement la sensibilité et la motricité. Les deux dernières impliquent la vie organique, mobilisant respectivement les muscles involontaires et d’autres systèmes non musculaires. Comme le souligne Canguilhem, il est intéressant d’observer que, pour Bichat, l’investigation de ces phénomènes n’implique pas forcément l’étude du cerveau ou du système nerveux. D’abord, parce que les fonctions organiques sont considérées par l’auteur comme indépendantes du système nerveuxௗ; ensuite, parce que les fonctions animales, bien que liées au fonctionnement du cerveau et des nerfs, relèvent plutôt des forces vitales. Comme le dira Bichat en toutes lettres dans son article, «ௗpour peu qu’on examine un certain nombre de sympathies, on voit que l’influence nerveuse, manifeste dans plusieurs, est extrêmement obscure et presque nulle dans d’autresௗ»24. En consultant l’entrée Sympathie, publié en 1821 par JeanBaptiste Monfalcon dans l’influent Dictionnaire des sciences médicales de Charles-Louis Panckoucke25, nous trouvons la définition générale suivante : «ௗdépendance mutuelle d’affectionsௗ» entre tous les organes, «ௗchacun d’eux exerce une influence marquée sur les autresௗ; on dit qu’il y a sympathie lorsqu’une partie irritée agit sur une autre ou plusieurs autres avec plus de force que sur les autres systèmes ou appareils organiques de l’économie animaleௗ»26. Sur le plan théorique, l’auteur considère «ௗl’étude approfondie des sympathiesௗ» comme étant «ௗla base de toute science médicaleௗ»27 et la «ௗconnaissance des sympathiesௗ» comme le «ௗfondement de la médecineௗ» en tant que pratique clinique28.

23

Bichat, X. (1801b). Ibid. p. 473. Bichat, X. (1801b). Ibid. p. 473. 25 Monfalcon, J-B. (1821). Sympathie. In : Dictionnaire des sciences médicales, vol 53. Paris : C.L.F Panckoucke, 624 p. 26 Cf. Monfalcon, J-B. (1821). Ibid., p. 537. 27 Cf. Monfalcon, J-B. (1821). Ibid., p. 538. 28 Cf. Monfalcon, J-B. (1821). Ibid., p. 620. 24

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Chez Paul-Joseph Barthez – auteur de référence, pour Bichat –, nous trouvons une définition bien précise de ce phénomène dès la première édition de ses Nouveaux éléments de la science de l’homme, parue en 1778. Dans le huitième chapitre de cet ouvrage, intitulé «ௗDes sympathies ou des communications particulières des forces du Principe Vital dans les divers organes du corps humainௗ», Barthez dira : «ௗles forces sensitives & motrices du Principe Vital, qui agissent dans toutes les parties du corps, ont entre elles cette liaison universelle qui forme l’unité du corps vivantௗ» (…). On appelle sympathies les «ௗcommunications particulières & plus fortesௗ» qui existent entre les différents organes. Plus loin, poursuit l’auteur, «ௗla sympathie particulière de deux organes a lieu, lorsqu’une affection de l’un occasionne sensiblement & fréquemment une affection correspondante de l’autreௗ; sans que cette succession puisse être rapportée aux loix de la méchanique, ni même à l’ordre général & connu des fonctions du corps vivantௗ». Enfin, conclut Barthez, «ௗon voit que les sympathies des organes ne peuvent être déterminées que d’après l’observation : & qu’on doit les considérer comme étant produites par une force d’harmonie préétablie, ou par des loix fondées dans la nature même du Principe Vitalௗ»29. Nous attirons l’attention sur trois éléments de ce passage. Le premier, également présent dans la définition générale proposée par Monfalcon, concerne 1) la dépendance mutuelle entre les affections, lorsque l’affection d’un organe produit une réaction particulière, forte et fréquente, dans un autre organe. Le deuxième, signalé par Barthez, implique 2) la non-réduction de ce rapport de dépendance aux lois mécaniques qui régissent le fonctionnement des corps vivants. Enfin, le troisième et dernier élément indique 3) le fait que ce même rapport de dépendance mutuelle respecte le principe vital, comme le produit d’une harmonie de forces préétablie. L’un des exemples fournis ensuite par l’auteur est celui de la contraction de la pupille, un type de mouvement qui se produit de manière automatique par la

29

Barthez, P-J. (1778). Ibid., p. 142.

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stimulation de la rétine30. D’après Barthez, le rapport de dépendance mutuelle entre la pupille et la rétine, un rapport décrit comme sympathique, ne sera pas attribué aux lois mécaniques qui régissent le fonctionnement de l’œil en tant qu’organe de la vision, mais plutôt aux principes de la force vitale. Ce qui sera considéré plus tard comme relevant de la fonction sensitive du nerf optique, ou de la fonction motrice du nerf oculomoteur, n’est donc pas en cause ici. Ce réflexe – ou sympathie – sera pensé, aussi bien dans sa dimension sensible que motrice, comme le résultat d’une action qui trouve son origine dans le principe vital des corps vivants, précisément ce que Bichat concevra comme un «ௗprincipe de réactionௗ» de ces organismes face aux exigences du monde extérieur. En ce sens, la contraction ou la dilatation de la pupille serait pensée comme une réaction du corps vivant à la pression exercée par un facteur extérieur, en l’occurrence l’incidence de la lumière sur la rétine. Par ailleurs, Canguilhem comprend que, dans le débat sur le phénomène réflexe, le premier à discuter la question en des termes non réductionnistes a été le médecin anglais Thomas Willis, en particulier dans deux de ses ouvrages : le traité d’Anatomie cérébrale31 et l’extrait Sur les mouvements musculaires,32 publiés entre les années 1660 et 1670. Dans une longue citation tirée du second ouvrage – extrait qui se propose de discuter ce qu’il y a de «ௗbrutௗ» dans l’âme humaine –, le philosophe français reproduit le passage suivant de Willis, que nous avons repris à partir de l’original en latin : Dans tout mouvement, il faut considérer les trois aspects suivants : en premier lieu, l’origine de l’action, c’est-à-dire la première indication du mouvement à exécuterௗ; en 30

Barthez, P-J. (1778). Ibid., p. 143. Willis, T. (1664). Cerebri anatomi, cui accessit nervorum descriptio et usus. Londini: typis J. Flesher, impensis J. Martyn et J. Allestry, 434 p. 32 Willis, T. (1671). Affectionum quae dicuntur hystericae et hypochondriacae pathologia spasmodica vindicata : contra responsionem epistolarem Nathanael Highmori, Cui accesserunt Exercitationes medico-physicae duae: 1. De Sanguinis accensione; 2. De Motu musculari. Lugd. Batav.: apud C. Driehuysen, F. Lopez, 112 p. Comme le titre l’indique, il s’agit ici du deuxième extrait médicophysique, pp. 69-112. 31

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deuxième lieu, l’impulsion [instinctus], c’est-à-dire la transmission aux parties mobiles du mouvement qui a débuté, qui s’opère à l’intérieur des nerfs par le déplacement des esprits [animaux] qui affluent à travers euxௗ; en troisième lieu, la force motrice en elle-même, c’est-à-dire la manifestation des esprits contenus dans les parties motrices en une force de contraction ou d’expansion. De cette triple source (…) découlent différentes espèces et variétés de mouvements. 1) Concernant l’origine du mouvement, ou son point de départ, nous soulignons que celui qui procède du cerveau, avec conscience de l’appétit et de l’initiative, est dit spontanéௗ; celui qui, d’autre part, est normalement excité à partir du cervelet, où règne la loi de la nature – une espèce qui comprend le pouls et la respiration, parmi tant d’autres – est dit purement naturel et involontaire. Ces mouvements sont parfois directs, quand l’un provient de l’autreௗ; il est excité par lui-même et initialement – comme, par exemple, chaque fois qu’un appétit cherche à réaliser, par quelque délibération propre et, pour ainsi dire, intestine, telle ou telle chose, provoquant des mouvements correspondants, ou alors quand, selon la manière habituelle de la nature, les activités ordinaires d’une fonction naturelle et vitale sont satisfaites. Parfois, ces mouvements des deux espèces sont réfléchis, c’est-à-dire que, tout comme dépendant immédiatement d’une sensation précédente ou d’une cause ou occasion manifeste, il revient instantanément vers son point de départ. C’est ainsi qu’une légère démangeaison sur la peau provoque sa friction et qu’une inflammation de la région précordiale appelle un pouls et une respiration plus rapides.33

Ce passage se trouve au début du texte de Willis, là où l’auteur revisite des concepts qui avaient déjà été abordés dans son traité d’anatomie cérébrale34. Le médecin anglais commence en distinguant les deux «ௗfacultés primairesௗ» de «ௗl’âme 33 Willis, T. (1671). Ibid., p. 72. Nous avons gardé les italiques de l’original, mais nous avons essayé de préserver les choix terminologiques du philosophe français. Cf. Canguilhem, G. (1955). Ibid., p. 67-8. 34 Pour un commentaire très instructif des théories de Thomas Willis, voir Parchappe, J-B. (1846). Études historiques sur l’anatomie et la physiologie du système nerveux : Willis, Annales médico-psychologiques, 8, 317-351.

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corporelleௗ» : la «ௗsensibilitéௗ» et la «ௗmotilitéௗ». Pour Willis, l’âme corporelle [anima corporea], coextensive à la matérialité du corps, s’oppose à un type d’âme supérieure, comprise par l’auteur comme rationnelle [anima rationalis] et immatérielle. L’âme corporelle anime tous les organes du corps, y compris le cerveau et le cervelet, déterminant non seulement la sensibilité et la motilité, mais aussi l’imagination, la mémoire, les appétits et les instincts35. Dans un ouvrage ultérieur, intitulé Discours sur l’âme des brutes36, elle sera subdivisée en une partie «ௗvitaleௗ» [vitalis], associée au sang et au système circulatoire, et en une partie «ௗsensuelleௗ» [sensitiva], liée aux plaisirs du corps, constituée des «ௗesprits animauxௗ» [spiritus animalis] et associée au système nerveux37. Elle communique avec l’âme supérieure, capable de raison, de jugement et de volonté, à travers l’imagination, une communication qui s’effectue par l’intermédiaire des esprits animaux. Selon Willis, ces esprits s’accumulent dans la substance blanche du cerveau et leur dynamique s’opère par «ௗémanationௗ», en traversant le bulbe et la moelle épinière vers les muscles, ou alors par «ௗrefluxௗ», en parvenant au bulbe depuis les extrémités du corps après avoir traversé la moelle épinière38. Le mouvement d’émanation des esprits animaux sera associé à la motilité, tandis que le mouvement de reflux le sera à la sensibilité. Toujours d’après Willis, le réservoir de ces esprits coïncide avec une structure annexe au bulbe, les «ௗcorps striésௗ» [striatum]. C’est dans la portion ascendante de ces corps que les esprits animaux produiront les perceptions sensorielles, et c’est de leur portion descendante que ces mêmes esprits partiront pour produire l’action motrice. 35

Willis, T. (1671). Ibid., p. 69. Willis, T. (1672). De Anima brutorum quae hominis vitalis ac sensitiva est exercitationes duae, prior physiologica ejusdem naturam, partes, potentias ac affectiones tradit, altera pathologica morbos qui ipsam ac sedem ejus primariam, nempe cerebrum et nervosum genus afficiunt, explicat eorumque therapeias instituit. Londini: G. Wells et R. Scott, 400 p. 37 Voir Praefatio Ad Lectorem, em: Willis, T. (1672). Ibid. 38 Dans ce paragraphe, nous nous sommes servis de l’argumentation synthétique proposée par Parchappe, J-B. (1846). Ibid. 36

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Les mouvements réflexes tendront à devenir de plus en plus complexes à mesure que les esprits animaux commencent à investir les lobes cérébraux à partir de la portion ascendante des corps striés. D’un point de vue anatomique, ce trajet s’effectue par l’intermédiaire des fibres blanches qui composent le «ௗcorps calleuxௗ». Par ailleurs, ces réflexes seront d’autant plus automatiques que le sera l’investissement des esprits animaux dans une autre portion importante du système nerveux central, à savoir le cervelet, organe considéré par l’auteur comme le siège des instincts. En ces termes, nous pouvons dire avec Willis que, plus ils seront cérébraux, plus ces mouvements d’émanation et de reflux seront volontaires et, plus ils seront cérébelleux, plus ils seront automatiques. Cela étant dit, nous revenons au passage de Willis cité par Canguilhem. En premier lieu, concernant l’origine du mouvement, nous pouvons alors distinguer les actions volontaires ou «ௗspontanéesௗ», qui procèdent du cerveau, des actions «ௗinvolontairesௗ» ou automatiques, qui procèdent du cervelet. En second lieu, en ce qui concerne leur nature, ces actions peuvent être «ௗdirectesௗ» ou «ௗréfléchiesௗ». Quand les mouvements sont directs, ils semblent avoir une finalité, étant le résultat d’une délibération propre ou d’un principe naturelௗ; quand ils sont réfléchis, ils tendent à se produire de manière réflexe, revenant à leur point de départ sensoriel par la voie motrice, respectant ainsi la dynamique nerveuse de l’émanation et du reflux des esprits animaux. À la suite de la citation, omise par Canguilhem, Willis discute également la question des «ௗimpulsionsௗ» et de la «ௗforce motriceௗ». Pour ce qui est des impulsions, l’auteur affirme qu’elles sont entièrement dépendantes d’un ou de plusieurs nerfs. Par le travail de ces nerfs, investis par les esprits animaux, un membre pourra se mouvoir «ௗpar lui-mêmeௗ» [per se] ou «ௗpar consensusௗ» [per consensum], donnant lieu, dans ce dernier cas, à ce que Willis appellera les «ௗmouvements sympathiquesௗ» [motuum sympatheticorum]39. Quant à la force motrice du mouvement – sa cause efficiente, pour ainsi dire –, l’auteur insiste sur le fait 39

Willis, T. (1671). Ibid., p. 73.

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que l’explication du travail musculaire dépasse «ௗles vertus et opérations mécaniquesௗ». Selon Willis, cela vaudrait aussi bien pour les «ௗmouvements locauxௗ», dépendants d’un stimulus extérieur, que pour les mouvements internes, «ௗintestinsௗ», dont la stimulation serait endogène40. Nous trouvons chez Willis une conception non mécaniste des mouvements sympathiques. Comme le soutient l’auteur, sa force motrice ne se réduit pas à des vertus et à des opérations mécaniques. Dans son ouvrage sur l’âme des brutes, le médecin anglais sera assez catégorique en disant que la partie vitale de l’âme corporelle est de nature inflammable. La production de chaleur s’opèrerait par la combinaison de particules nitreuses, absorbées par la respiration, avec des particules sulfuriques et salines, absorbées des aliments à travers l’estomac et l’intestin. Le résultat de cette interaction est la production d’un nouveau composé, le «ௗfermentௗ», dont la distribution s’effectuerait par le sang, pompé par le cœur. En traversant le système nerveux, ce composé sera distillé par le cerveau et le cervelet, donnant naissance aux esprits animaux, partie la plus noble du fluide vital. Nous retrouvons ici la transition de la partie vitale à la partie sensuelle de l’âme animale, responsable de la paire sensorimotrice et, par extension, des mouvements sympathiques. La spécificité de ce dispositif vital non mécanique nous renvoie aux positions iatrochimiques de Jean-Baptiste Van Helmont, dont Willis reprend la notion de ferment, tradition qui s’oppose à ce que l’on appelle l’iatromécanisme d’inspiration cartésienne. Nous savons que Canguilhem abordera ces questions dans le quatrième chapitre de son ouvrage sur le concept de réflexe, intitulé L’âme ignée. Le parallèle avec les conceptions de Bichat est frappant. La partie vitale de l’âme animale de Willis trouverait son corrélat dans les fonctions organiques de Bichat et la partie sensuelle, dépendante du système nerveux, correspondrait aux fonctions animales décrites par le médecin français. En outre, la caractérisation des mouvements sympathiques, telle que nous la trouvons chez Barthez, référence majeure du vitalisme français, 40

Willis, T. (1671). Ibid., p. 73.

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semble reprendre le propos de Willis, qui est également partisan de la non-réduction de l’organique au mécanique. En revanche, ce qui semble séparer les deux traditions, la willisienne et la vitaliste, c’est la réduction de l’âme rationnelle, comprise par le médecin anglais comme étant supérieure par rapport à l’âme corporelle, aux fonctions animales, conduisant à une forme de monisme matérialiste non mécaniste qui semble contraster avec le dualisme soutenu par Willis. Or, ce que Canguilhem critiquera dans son ouvrage, c’est une forme encore plus radicale de réductionnisme, qui cherche, à la limite, à réduire les fonctions animales aux fonctions organiques, amenant dans le champ de la vie le déterminisme des lois qui semblent gouverner le fonctionnement des corps inanimés. Comme nous l’avons vu plus haut, c’était le pari d’un auteur comme Emil du Bois-Reymond, un pari qui, nous l’avons vu, trouvera son expression dans l’ouvrage fondamental d’Eduard Pflüger sur les nouvelles lois fonctionnelles de l’action réflexe.

2. La psychologie physiologique de Charles Richet Selon Canguilhem, un certain nombre de physiologistes se sont opposés à la position réductionniste, qui, toujours selon les mots du philosophe français, souscrit à une conception du réflexe comme une «ௗréaction fixe, rigide et uniformeௗ», pleinement «ௗassimilable à des effets mécaniquesௗ»41. Parmi ces physiologistes se trouve Charles Richet (1850-1935), professeur de physiologie à la faculté de médecine de Paris. De plus, Canguilhem reconnait Richet comme étant l’auteur du «ௗmeilleur historique de langue française concernant les recherches sur le réflexeௗ», comprenant qu’il avait été «ௗle premier qui fasse mention explicite des travaux et des idées de Thomas Willisௗ» se rapportant au concept de réflexe42.

41 42

Canguilhem, G. (1955). Ibid., p. 137. Canguilhem, G. (1955). Ibid., p. 146.

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Dans un exposé sommaire de ses travaux scientifiques43, Richet révèle que son intérêt pour les sujets de nature psychologique s’est manifesté à la publication d’un premier article en 1875 sur la question controversée de ce que l’on appelle le somnambulisme provoqué ou hypnotisme44. Ce travail sera divisé en trois parties. La première sera consacrée à la description des phénomènes psychiques et somatiques observés chez des sujets soumis au sommeil hypnotiqueௗ; la deuxième, aux cas de simulationௗ; la troisième, à des questions d’anatomopathologie et d’anatomophysiologie. Dans cette dernière partie, Richet discutera les altérations des fonctions sensorielles et motrices, ainsi que celles qui semblent affecter ce que l’on appelle «ௗl’appareil de l’idéationௗ»45, en identifiant des parallèles entre les phénomènes somatiques et psychiques rencontrés dans le somnambulisme provoqué et les phénomènes propres à des états pathologiques ou d’intoxication divers. Bien que l’auteur n’entre pas dans les détails, il est intéressant d’observer que, pour Richet, les phénomènes idéationnels semblent influencer la dynamique des réflexes sensorimoteurs. L’un des exemples donnés par l’auteur est celui de la perception hallucinatoire d’objets suggérés. Dans ces expériences, le système sensoriel du sujet somnambule devient insensible au monde extérieur et se met à percevoir et à réagir sur la base de son monde intérieur, «ௗintracérébralௗ»46, entretenant un canal de communication exclusif avec l’expérimentateur. Richet lève la main, suggérant qu’il a là une montre de poche, et demande à R…, sujet expérimental qui se trouve en état somnambulique, de regarder l’heure. Sachant plus ou moins l’heure qu’il était, R… affirme voir une montre et répond correctement : «ௗil est cinq heures et demieௗ». Or, ce qui a impressionné sa rétine, dira Richet, ce ne sont pas les «ௗrayons 43

Richet, C. (1894). Exposé des travaux scientifiques de M. Charles Richet. Paris : Chamerot et Renouard, 66 p. 44 Richet, C. (1875). Du somnambulisme provoqué, Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux, 11, pp. 348-378. 45 Richet, C. (1875). Ibid., p. 375. 46 Richet, C. (1875). Ibid., p. 372.

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lumineuxௗ» qui ont «ௗtraversé mes doigts et ses paupièresௗ», mais plutôt une «ௗvue intérieureௗ», c’est-à-dire qu’il «ௗa pensé à ma montre, et la pensée s’est transformée sur le champ en une imageௗ»47. Il s’agit ici d’un phénomène idéationnel qui semble déterminer un processus sensorimoteur, provoqué de la même façon par un stimulus extérieur – la commande de l’expérimentateur –, et qui interroge le caractère absolument déterministe ou du moins purement mécanique de ces processus48. Dans une version modifiée de ce même article49, publié cinq ans plus tard dans la Revue Philosophique, Richet actualisera ses sources, développant et approfondissant ses arguments. En ce qui concerne l’anatomophysiologie du somnambulisme, l’auteur admettra l’existence d’une double identité du «ௗMoiௗ»50. La première, considérée comme inférieure, sera responsable des «ௗmouvements réflexes, instinctifs, involontairesௗ», trouvant son siège dans une portion plus primitive du système nerveux central, comprenant le pont, le bulbe, la moelle épinière et également les ganglions cérébraux, comme les corps striés décrits par Willis. La seconde, considérée comme supérieure, serait associée au cortex cérébral, comprenant des fonctions propres à l’intelligence, comme l’attention, la volonté et aussi la spontanéité. D’après Richet, il avait déjà été démontré par de nombreux physiologistes que les fonctions du Moi supérieur exerçaient une influence sur les fonctions du Moi inférieurௗ; selon les mots de l’auteur, que «ௗles centres nerveux supérieurs exercent à l’état normal une sorte d’action modératrice sur les actions nerveuses automatiquesௗ»51. Dans le cas de l’esprit somnambulique, cette 47

Richet, C. (1875). Ibid., p. 371.

48 Nous avons trouvé cette même réflexion

chez : Estingoy, P. Ardiet, G. (2005). Du somnambulisme provoqué… en 1875. Un préambule au développement scientifique de l’hypnose en France, Annales médico Psychologiques, 163, pp. 344–350. 49 Richet, C. (1880). Du somnambulisme provoqué, Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 10, pp. 337-74, 462-83. 50 Richet, C. (1880). Ibid., p. 477-8. 51 Richet, C. (1880). Ibid., p. 478.

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action modératrice exercée par le Moi supérieur semble absente, mais pas complètement, car, dans ces cas, il y a préservation d’une certaine forme d’intelligence, bien que privée de la capacité d’exercer sa volonté consciente52. Selon l’auteur, «ௗl’intelligence chez le somnambule n’est pas détruite : elle sommeille. Pour qu’elle se réveille, pour que les idées se mettent à vibrer, il ne faut qu’une seule excitationௗ»53. Or, nous observons ici que le circuit réflexe non seulement dépend de l’action médiatrice de ce que l’on appelle les centres supérieurs, mais se révèle également sensible à l’influence d’un autre être humain, se révélant ainsi être un phénomène extrêmement complexe et difficilement réductible à la simple mécanique des nerfs. En collaboration avec Édouard Brissaud et en partenariat avec Jean-Martin Charcot, Richet avait déjà décrit en 1879, dans une communication intitulée De quelques faits relatifs aux contractures54, des phénomènes particuliers impliquant le réflexe de contracture musculaire chez des patients diagnostiqués avec une hystéroépilepsie. En ce qui concerne l’excitabilité des muscles, des observations similaires ont été faites par Richet en 1881, dans l’article L’excitabilité réflexe des muscles dans la première période du somnambulisme55. Dans une note publiée en 1883, intitulée Hypnotisme et contracture56, Richet illustrera ses propos à partir du cas d’un jeune homme de vingt-deux ans, particulièrement sensible au sommeil hypnotique, dont les réactions réflexes dans un état somnambulique se manifestent de manière disproportionnée par rapport au stimulus sensoriel appliqué. Cette altération de la réponse réflexe ne sera attribuée par l’auteur à aucune perturbation anatomique, comme on peut 52

Richet, C. (1880). Ibid., p. 478-9. Richet, C. (1880). Ibid., p. 479. 54 Richet, C. (1879). De quelques faits relatifs aux contractures, Comptes rendus de l’Académie des sciences, 89, pp. 489. 55 Richet, C. (1881). L’excitabilité réflexe des muscles dans la première période du somnambulisme, Archives de physiologie normale et pathologique, 8, pp. 155-157. 56 Richet, C. (1883). Hypnotisme et contracture, Comptes rendus des séances de la Société de biologie et de ses filiales, 35, pp. 662-665. 53

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l’observer chez un patient ayant des lésions médullaires, ni à l’action d’un agent toxique capable d’agir sur la physiologie du système nerveux. Comme Richet l’avait suggéré en 1882, dans une Note sur quelques faits relatifs à l’excitabilité musculaire57, ces mêmes phénomènes peuvent également être observés chez des sujets jugés normaux, c’est-à-dire non susceptibles à l’hypnose ni hystériques. Dans le contexte de la pensée de Charles Richet, l’ensemble de ces phénomènes semble démontrer ce que l’auteur comprend comme étant propre à la «ௗdualité dans l’êtreௗ». Ce principe sera évoqué pour la première fois dans sa thèse de doctorat sur la Structure des circonvolutions cérébrales58, soutenue en 1878 à la faculté de médecine de Paris. Dans ce travail, qui ne se limite pas à décrire la structure anatomique des circonvolutions, Richet se propose de discuter quelques questions particulièrement complexes liées à la physiologie de ces mêmes structures, en abordant non seulement les fonctions sensorielles et motrices du système nerveux, mais également ce que l’on appelle les fonctions intellectuelles. D’un point de vue purement fonctionnel, les fonctions intellectuelles seront associées à «ௗl’appareil idéationnelௗ», évoqué par l’auteur dans son article de 1875. Sur le plan anatomique, des études d’anatomie comparée indiquaient, toujours selon Richet, une forte corrélation entre la sophistication de ces fonctions et le développement des circonvolutions cérébrales. La même chose semble être suggérée par les recherches expérimentales en physiologie, qui démontraient au moins depuis les années 1820 – avec les travaux de Pierre Flourens – que l’ablation des lobes cérébraux chez les animaux supérieurs impliquait la perte totale de l’intelligence, faisant que

57 Richet, C. (1882a). Note sur quelques faits relatifs à l’excitabilité musculaire, Comptes rendus des séances de la Société de biologie et de ses filiales, 34, pp. 21-23. 58 Richet, C. (1878). Structure des circonvolutions cérébrales (anatomie et physiologie). Thèse présentée et soutenue à la faculté de médecine de Paris. Paris : Germer Baillière et Cie, 172 p.

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leurs mouvements deviennent réflexes, involontaires et dépourvus de toute intentionnalité59. En conclusion, Richet établira une hiérarchie évolutive dans les termes suivants : Les invertébrés inférieurs sont des êtres très-simplesௗ; leurs mouvements sont presque automatiques, et semblent être des réflexes aussi peu compliqués que possible. Mais à mesure qu’on s’élève, un appareil de perfectionnement vient s’ajouter à ce système primitif, presque embryonnaire. Cet appareil, c’est la couche grise corticale. Plus les fonctions psychiques, sensitives, idéomotrices sont développées, plus l’appareil qui leur est destiné acquiert de développement. C’est une couche de substance nerveuse qui, chez les mammifères supérieurs, est forcée de se replier, de se masser en volutes irrégulières pour tenir place dans la boîte crânienne. C’est là que s’élaborent les fonctions intellectuellesௗ; c’est de là que partent aussi les impulsions psycho-motrices.60

Or, suivant ce principe, il est admis que, chez les animaux supérieurs, surtout chez les singes et les humains, les actes réflexes et involontaires – indépendants de l’appareil cortical – coexistent avec les fonctions intellectuelles complexes, ces dernières, elles, étant dépendantes des circonvolutions cérébrales. C’est en ce sens que Richet parlera de «ௗdualité dans l’êtreௗ», une dualité entre deux formes de vie, la première marquée par l’automatisme des réflexes, la seconde par l’autonomie des actions intelligentes, celles-ci pouvant ou non être accompagnées de conscience volontaire. Il convient de souligner que la dualité dans l’être, telle que décrite par Richet, n’inclut pas les autres fonctions organiques qui entretiennent un rapport indirect avec le système nerveux. En ces termes, nous pourrions trouver ici un parallèle avec la position classique de Willis, qui défend une dualité entre anima corporea et anima rationalis. L’âme corporelle comprend les 59 60

Richet, C. (1878). Ibid., p. 165. Richet, C. (1878). Ibid., p. 169.

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fonctions vitales (indépendantes du système nerveux) et les fonctions sensuelles (dépendantes du système nerveux)ௗ; l’âme rationnelle, en revanche, représenterait ici les fonctions intellectuelles. La différence frappante est que, comme déjà évoqué plus haut, les fonctions intellectuelles de Willis seront réduites par Richet aux fonctions cérébrales. Pour le physiologiste français, il y aurait une espèce de continuum entre les fonctions cérébrales et les fonctions intellectuelles, les phénomènes hypnotiques étant des états intermédiaires entre ces deux mondes, de l’automatisme et de l’autonomie. Toujours à propos du parallèle entre Willis et Richet, nous observons que le physiologiste français s’opposera, déjà dans sa thèse de 1878, à un réductionnisme de nature physicochimique, tel que défendu par Emil du Bois-Reymond et implicite dans les lois fonctionnelles des réflexes décrites par Pflüger. Dans la deuxième partie de son travail, consacrée à la physiologie des circonvolutions cérébrales, Richet consacrera toute une section aux propriétés thermiques, électriques et chimiques de ces structures61. Citant les travaux de Moritz Schiff sur l’échauffement des nerfs et des centres crâniens au moyen d’une stimulation sensorielle62, le physiologiste français affirme que «ௗtoute manifestation de l’activité psychique se traduit par une augmentation de chaleur dans les hémisphères cérébrauxௗ»63. Sur la base d’expériences plus anciennes, à l’instar de celles réalisées par Austin Flint64, Richet dira que cette hypothèse de l’échauffement concorde avec ce que l’on savait à l’époque au sujet de l’activité chimique de l’encéphale. D’après l’auteur, «ௗl’activité cérébrale augmentait la production d’acide carbonique, d’urée, et probablement aussi de cholestérineௗ», 61

Richet, C. (1878). Ibid., p. 84. Schiff, M (1869-1870). Recherches sur l’échauffement des nerfs et des centres nerveux à la suite des irritations sensorielles et sensitives, Archives de physiologie normale et pathologique, 2, pp. 157-178, 330-353ௗ; 3, pp. 5-25, 198-214, 451-462. 63 Richet, C. (1878). Ibid., p. 84. 64 Flint, A. (1862). Experimental researches into a new excretory function of the liver: consisting in the removal of cholesterine from the blood, and its discharge from the body in the form of stercorine (the seroline of Boudet), The American Journal of Medical Sciences, 44(88), pp. 305-365. 62

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augmentant ainsi la «ௗchaleurௗ» et les «ௗcombustions chimiquesௗ» au sein du système65. Enfin, concernant les phénomènes électriques, c’est-à-dire les variations d’états électriques dans le cerveau, Richet souscrit aux hypothèses avancées par Emil du Bois-Reymond et par Eduard Pflüger, mais pas totalement. Pour le physiologiste français, la transmission d’un influx nerveux ne pourrait être expliquée de manière satisfaisante au moyen d’une théorie purement physique des variations électriques dans le tissu nerveux. C’est à ce moment que Richet recourra à l’hypothèse alternative formulée par son homologue allemand Ludimar Hermann, chercheur qui, à partir de la fin des années 1860, se mettra à défendre, contre du Bois-Reymond, l’idée que les courants nerveux, bien qu’électriques, naissent d’un processus de décomposition chimique66. En rassemblant ces éléments, Richet suggère que ce processus de décomposition soit thermique, de sorte que l’augmentation de chaleur dans les hémisphères cérébraux puisse donner lieu à une réaction de combustion, libérant ainsi l’énergie qui serait convertie en électricité. Or, nous nous rapprochons encore une fois de Willis. La nature électrique de l’influx nerveux trouverait un parallèle dans la théorie des esprits animaux et la réaction de combustion qui donnerait son origine au potentiel électrique jouerait le rôle de la force motrice qui anime les mouvements de l’âme corporelle. Comme évoqué plus haut, d’après Willis, la partie vitale de l’âme corporelle est également de nature inflammableௗ; la production de chaleur serait associée à un composé, le ferment, qui résulterait de la combinaison d’éléments chimiques issus de la respiration et dépendants de la nutrition. 65

Richet, C. (1878). Ibid., p. 85. Richet, C. (1878). Ibid., p. 86. Sur le sujet, voir : Hermann, L (1867). Untersuchungen über den Stoffwechsel der Muskeln, ausgehend von Gaswechsel derselben. Berlin: Hirschwald, 128 p. Hermann, L (1867). Weitere Untersuchungen zur hystologie der Muskeln und Nerven. Berlin: Hirschwald, 78 p. Également son manuel de physiologie : Hermann, L. (org.) (1879-1883). Handbuch der Physiologie. Leipzig: F.C.W. Vogel, 6 vol. Pour un commentaire, voir : Finkelstein, G. (2006). Emil du Bois-Reymond vs Ludimar Hermann, Comptes Rendus Biologies, 329, pp. 340-347. 66

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Cette hypothèse, qui trouve son fondement historique dans la pensée iatrochimique du XVIIe siècle, parviendrait au XIXe siècle avec Hermann par l’intermédiaire du romantisme allemand et de la Naturphilosophie67. En ce sens, nous croyons que cette pensée a aussi pu s’articuler avec certaines formes de vitalisme qui se sont développées en France pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme semble le souligner la mention d’Albrecht von Haller par Bichat, dans la préface de ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort68. Comme discuté au début de ce chapitre, c’est justement à cette position vitaliste qu’Emil du Bois-Reymond s’opposera dans son traité sur l’électricité animale, opposition qui sera finalement nuancée par une tradition antiréductionniste revendiquée par Canguilhem au cours du XXe siècle et qui sera représentée pendant la deuxième moitié du XIXe siècle par des auteurs tels que Charles Richet. Nous trouvons une version plus approfondie de l’argumentation de Richet sur l’influx nerveux dans ses leçons sur la Physiologie des muscles et des nerfs69, publiées sous forme de livre en 1882. Concernant l’excitabilité du tissu nerveux, le physiologiste français attire l’attention dans sa vingt-troisième leçon sur une différence fondamentale entre la réactivité de la matière blanche et de la matière grise70. La première, principalement composée de fibres de connexion, est extrêmement sensible à tout type de stimulation physique, en particulier la stimulation électrique. La seconde, caractérisée par la présence de corps cellulaires, bien que sensible à la stimulation électrique – comme l’avaient démontré Nicolas François-Franck et Albert Pitres dans des expériences menées quelques années

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Cf. Finkelstein, G. (2006). Ibid. Bichat, X. (1800). Ibid., p. II. Concernant le rapport de Haller avec le monde francophone à travers Herman Boerhaave, voir le travail très instructif de Florence, C. (2009). La pratique et les réseaux savants d’Albrecht von Haller (1708-1777), vecteur du transfert culturel entre les espaces français et germaniques au XVIIIème siècle. Thèse d’histoire, Université Nancy 2, 634 p. 69 Richet, C. (1882b). Physiologie des muscles et des nerfs. Leçons professées à La Faculté de Médecine en 1881. Paris : Germer Baillière et Cie, 924 p. 70 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 844. 68

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plus tôt71 ainsi que Gustav Theodor Fritsch et Eduard Hitzig dans un article classique72 publié en 1870 –, verrait sa réactivité s’opérer dans des conditions très particulières. Toujours en ce qui concerne la réactivité de la matière grise, en particulier de la matière corticale, Richet insiste sur le fait que cette portion de tissu nerveux est de toute évidence insensible à d’autres formes de stimulation, un fait qui, selon l’auteur, était déjà bien connu dans la tradition médicale occidentale73. Cette constatation poussa quelques chercheurs à contester des études de réactivité électrique du tissu cortical au motif que la stimulation de la matière grise, lorsqu’elle était suffisamment intense, atteignait en réalité la matière blanche sous-corticale, produisant l’irritation des fibres de connexion74. Un autre élément non négligeable fourni par Richet est la grande résistance de la matière grise à différents types de stimulation physique, dont les courants électriques, un phénomène qui semble contraster avec son extrême sensibilité aux stimulations physiologiques75. Cet «ௗantagonismeௗ», comme le dira l’auteur, suggère une question de fond que nous avons évoquée plus haut, à savoir la non-réductibilité du physiologique aux grandeurs physiques électriquesௗ! Parmi ces formes de stimulation physiologique, Richet mettra en évidence l’excitation naturelle de la matière grise à partir des fibres périphériques du système nerveux. Lorsqu’un nerf périphérique est excité au moyen d’une stimulation sensorielle, l’influx qui parvient au système nerveux central se montre parfaitement capable d’exciter la matière grise corticale. On 71

François-Franck, Pitres, A. (1880). Recherches graphiques sur les mouvements simples et sur les convulsions provoquées par les excitations du cerveau. In : J-E. Marey. Physiologie expérimentale. Travaux du Laboratoire de M. Marey, IV. Années 1878-1879. Paris : G. Masson, pp. 413-447. 72 Fritsch, G. Hitzig, E. (1870). Ueber die elektrische Erregbarkeit des Grosshirns, Archiv für Anatomie, Physiologie und wissenschaftliche Medicin, pp. 300-332. 73 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 845. 74 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 850. 75 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 850. Cette opposition entre le physique et le physiologique avait déjà été établie dans les mêmes termes dans sa thèse de doctorat. Cf. Richet, C. (1878). Ibid., p. 70-71.

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comprend donc que la nature de cette excitation n’est pas purement physique, en l’occurrence électrique, mais plutôt physiologique, comportant ici d’autres éléments encore peu connus. Cherchant à approfondir ce thème, Richet évalue deux hypothèses. La première étant liée à des phénomènes vasomoteurs et associée à la circulation sanguine dans le tissu nerveux, la seconde, à de possibles effets associés à des processus inflammatoires dans ces mêmes tissus, étant donné que, lorsqu’elle est enflammée, la matière grise semble devenir plus excitable. Pour ce qui est de la circulation sanguine, il semble avoir été constaté que l’encéphale réagit, plus que tout autre organe, aux variations de la quantité de sang circulant dans ses tissus. À ce propos, Richet cite un travail de Charles-Édouard BrownSéquard dans lequel l’auteur suggère que l’électricité est un phénomène secondaire dans la dynamique de l’influx nerveux76. D’après Brown-Séquard, cet influx dépendrait de modifications vasomotrices produites dans certaines portions de l’encéphale avec le concours de différentes variables physiologiques77. Quant aux processus inflammatoires, Richet souligne le fait que, dans ces cas, l’organe réagit habituellement de manière exagérée à différents stimuli excitateurs, dont les électriques et les mécaniques, produisant des états convulsifs et même épileptiques78. Encore une fois, sa conclusion est que le tissu nerveux réagit à des stimuli complexes de nature physiologique et que ces stimuli ne seraient pas comparables à des éléments plus simples de nature physique ou chimique. En d’autres termes, Richet affirme que le physiologique, bien que composé d’éléments de nature physique et chimique, ne peut être rigoureusement réduit 76

Une possible référence de l’auteur à Brown-Séquard, C-E. (1975). Recherches sur l’excitabilité des lobes cérébraux, Archives de physiologie normale et pathologique, pp. 854-865. En consultant l’article précité, nous avons toutefois été amenés à relativiser les conclusions apparemment tirées par Charles Richet. 77 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 851. 78 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 851.

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dans toute sa complexité à de tels éléments, surtout lorsqu’ils sont pensés de façon isolée. Le tissu nerveux, dit Richet, bien qu’accessible dans des conditions spéciales à la stimulation électrique, semble peu répondre aux stimuli mécaniques et chimiques, démontrant une sensibilité particulière aux impulsions physiologiques impliquées dans la circulation sanguine. Une fois de plus, l’hypothèse de l’âme ignée que Canguilhem a explorée dans sa thèse se manifeste. * Cela étant dit, à proprement parler, tous les réflexes supposeraient la présence d’une variable physiologique complexe. Il y a cependant un type de réflexe particulier qui impliquerait un élément de plus, beaucoup moins constant et plus contingent. Il s’agit, selon Richet, de ce que l’on appelle le réflexe psychique. Nous trouvons divers exemples de ce type de réflexe dans sa Physiologie des nerfs et des muscles. Attirant l’attention sur l’influence d’excitations «ௗmoralesௗ» sur le système circulatoire, comme les émotions douloureuses, et plus particulièrement sur le cœur, l’auteur affirme, à titre d’exemple, que le choc produit sur un organisme par une mauvaise nouvelle est capable, dans certains cas, d’y produire une syncope ou un évanouissement79, c’est-à-dire un état momentané caractérisé par une perte soudaine de conscience et de tonus musculaire. Or, ce phénomène peut être parfaitement comparé à une action réflexe, car, dans ce cas également, il y a excitation périphérique et réaction motrice ultérieure. Plus concrètement, nous pouvons dire qu’à la réception d’une mauvaise nouvelle, un organisme pourra réagir à des stimuli sonores spécifiques en réduisant le flux de sang normalement dirigé vers le cerveau, produisant ainsi un état physiologique qui tend à s’exprimer cliniquement par une syncope ou un évanouissement. En ce sens, nous pourrions nous demander ce qui les distinguerait réellement des réflexes tels que décrits jusqu’ici par 79

Richet, C. (1882b). Ibid., p. 750.

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l’auteur. Eh bien, à la différence des réflexes en général, les réflexes psychiques impliquent la participation de l’encéphale, une structure qui, selon Richet, constitue la condition anatomique de possibilité de l’intelligence et de la conscience. Pour qu’un organisme puisse réagir à un stimulus sonore de cette nature – un message verbal –, le circuit réflexe devra à solliciter une structure plus complexe du système nerveux central. Considérant que tous les organismes ne réagiront pas de la même façon à ce stimulus verbal, les réflexes psychiques seront toujours contingents, car ils dépendent de la singularité de l’organisme qui y est exposé. Sa réponse n’est pas générique, prévisible et stéréotypée, mais toujours individuelle et personnalisée. D’autres exemples seront donnés plus loin par Richet, comme ce sera le cas du réflexe lacrymal80. En tant que réflexe de sécrétion, la production du liquide lacrymal pourra s’opérer par stimulation mécanique, comme cela arrive en présence d’une poussière dans l’œil. Selon l’auteur, cette action ne dépend pas de la participation de l’encéphale, sollicitant à peine la moelle épinière et ses prolongements. La stimulation de la membrane muqueuse des yeux sera transmise par des fibres afférentes aux centres nerveux du bulbe rachidien, qui, à leur tour, tendront à coordonner une action réflexe en envoyant des informations à la glande lacrymale par l’intermédiaire des fibres efférentes spécialisées du nerf lacrymal. Nous savons cependant que cette même réponse de sécrétion lacrymale pourra se produire moyennant d’autres formes de stimulation, comme une «ௗdouleur moraleௗ» ou une «ௗémotion forteௗ», qui pourront également activer les glandes lacrymales par la voie des nerfs lacrymaux. Cette fois, pourtant, ces stimulations ne solliciteront pas seulement la moelle ou le bulbe, mais également les centres nerveux supérieurs qui se trouvent dans différentes parties de l’encéphale. Le même raisonnement sera appliqué aux phénomènes réflexes de sécrétion intestinale, qui pourront produire des diarrhées de fond émotionnel81, ainsi qu’aux

80 81

Richet, C. (1882b). Ibid., p. 787. Richet, C. (1882b). Ibid., p. 794.

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réflexes salivaires82, à la transpiration83, à la rétention d’urine et à l’expulsion abondante de liquide par l’urètre (polyurie)84. Deux ans plus tard, en 1884, dans le cadre du recueil L’homme et l’intelligence : fragments de physiologie et de psychologie85, Richet développera encore davantage cette question dans une brève note annexée sur les «ௗactions psychiques réflexesௗ»86. Abordant le thème de la douleur, le physiologiste français commence son argumentation en distinguant deux phénomènes réflexes qui s’expriment de façon similaire, mais dont les mécanismes diffèrent de façon essentielle. En appliquant une goutte d’acide sulfurique au fond de la gorge d’un organisme humain, nous assisterons à au moins deux réactions : la première de douleurௗ; la seconde se produira au niveau du pharynx, pouvant provoquer un vomissement réflexe. Dans cette situation, insiste Richet, la perception consciente de la douleur n’a aucune influence sur le réflexe pharyngé. Comme c’est le cas pour le réflexe lacrymal par stimulation mécanique, le vomissement réflexe est automatique et indépendant de l’action coordonnée de centres nerveux supérieurs. Il résulte d’une lésion de la muqueuse buccale causée par l’introduction d’une solution acide proche de la région de la glotte et devra se reproduire de manière plus ou moins constante dans tout organisme possédant les mêmes particularités anatomiques. Ce même vomissement réflexe peut cependant être observé chez des organismes humains exposés à un stimulus répugnant, capable de provoquer un sentiment de dégout. Mais dans ce dernier cas, le mécanisme de la réponse réflexe sera bien différent. D’après Richet : Ce qu’il y a de différent entre la douleur et la constriction du pharynx d’une part, d’autre part, le dégoût et le vomissement répulsif, c’est que, dans le cas d’un caustique, il y a 82

Richet, C. (1882b). Ibid., p. 790. Richet, C. (1882b). Ibid., p. 797. 84 Richet, C. (1882b). Ibid., p. 795-6. 85 Richet, C. (1884). L’homme et l’intelligence : fragments de physiologie et de psychologie. Paris : Félix Alcan, 570 p. 86 Richet, C. (1884). Ibid., p. 478-81. 83

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désorganisation de la muqueuse, brûlure, traumatisme, action chimique. Alors, de même que l’aurait été en pareil cas un nerf sensitif quelconque, les nerfs sensitifs de la région buccale sont violemment ébranlés. Mais, avec une substance répugnante, il n’y a pas de brûlure, il n’y a pas d’action chimique, caustiqueௗ; le dégoût qui survient est le résultat d’une élaboration spéciale par les centres nerveux. Il aurait pu se faire que, si les centres nerveux avaient été autrement constitués, le dégoût n’aurait pas eu lieuௗ; et, en réalité, telle substance qui répugne à un individu ne répugne pas à un autreௗ; telle substance qui répugne à un animal ne répugne pas à un autre animal. Au contraire toutes les substances caustiques sont, sans aucune exception, douloureuses pour tous les individus et tous les êtres. 87

Pour faciliter la compréhension du lecteur, cet exemple sera accompagné du schéma graphique suivant, conçu par l’auteur lui-même88.

87

Richet, C. (1884). Ibid., p. 479. Richet, C. (1884). Ibid., p. 480. Une version préalable de ce modèle se trouve dans son ouvrage de 1882, sur la physiologie des muscles et des nerfs. Cf. Richet, C. (1882b). Ibid., p. 788. 88

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Supposons que la flèche A représente une quelconque excitation périphérique sur les nerfs sensitifs de la muqueuse du pharynx. Cette excitation sera transmise aux centres nerveux du bulbe rachidien (B) provoquant ainsi une action réflexe qui, par l’intermédiaire des nerfs moteurs (C), tendra à produire un certain mouvement réflexe. Pour simplifier l’explication, Richet prend l’exemple de la stimulation mécanique effectuée par un doigt au fond de la gorge produisant un réflexe de haut-le-cœur. Il s’agit, selon l’auteur, d’un «ௗréflexe simple, bulbaire, pour lequel nulle élaboration psychique n’est nécessaireௗ»89. Au contraire, en présence d’une excitation spéciale, comme la présence d’un aliment répugnant, il y aura intervention des centres nerveux supérieurs, de sorte que l’excitation qui parvient au bulbe (B) sera transmise à l’encéphale (E) par les voies de conduction SA’. Un type 89

Richet, C. (1884). Ibid., p. 479.

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particulier d’élaboration psychique aura lieu dans les centres encéphaliques, qui assumera alors un «ௗétat dynamique spécialௗ», produisant ainsi la sensation de dégout. Cette sensation sera transmise par les voies motrices de l’encéphale (C’) au bulbe (B) qui, à son tour, se chargera de coordonner l’action réflexe de vomissement par les voies motrices périphériques (C). Les voies S’ et S’’ représentent ici d’autres fibres sensorielles pouvant respectivement atteindre B ou directement E et produire le même réflexe. À ce sujet, Richet cite l’exemple d’odeurs, de stimuli visuels ou tactiles également capables de provoquer des vomissements. Selon l’auteur, le réflexe pourrait encore être déclenché en l’absence de stimulus extérieur, par l’intermédiaire de l’«ௗimaginationௗ», impliquant exclusivement les centres encéphaliques. Richet conclut en disant que, dans tous ces cas, nous sommes face à une «ௗaction réflexeௗ». Il s’agit toutefois d’une «ௗaction réflexe psychiqueௗ», «ௗcar un certain état psychique des centres nerveux est nécessaire pour qu’elle ait lieuௗ; et c’est même cet état des centres nerveux qui joue le rôle prépondérantௗ»90. L’exemple par excellence de ce type de réflexe sera, et l’un des plus curieux selon l’auteur, «ௗle réflexe génital d’érectionௗ». Chacun sait, poursuit Richet en s’adressant à son lecteur, qu’une érection pourra éventuellement ne pas se produire «ௗsi les centres médullaires qui président à ce phénomène sont influencés d’une certaine manière par les centres psychiquesௗ». De même, «ௗil suffit de certaines influences psychiques extrêmement faibles, et souvent même très bizarres, pour paralyser complètement l’érectionௗ»91. Par ailleurs, le recours de Richet à la sexualité au milieu des années 1880 ne nous semble pas gratuit. Les rapports entre activité psychique et instincts sexuels seront explorés au cours de cette décennie par différents auteurs. Parmi eux, Freud, qui accordera une importance particulière à ces impulsions, relativisant d’ailleurs leur place naturelle dans le contexte de la psychologie normale et pathologique.

90 91

Richet, C. (1884). Ibid., p. 481. Richet, C. (1884). Ibid., p. 481.

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3. L’action psychique réflexe et ses vicissitudes Dans cette section, nous étudierons deux travaux de Richet, son ouvrage Essai de psychologie générale92, paru en 1887, et son article Les réflexes psychiques93, publié en 1888. Dans le premier de ces textes, le physiologiste français défendra l’idée que toute psychologie commence par le phénomène réflexe le plus élémentaire et que, dans le cas de la psychologie humaine, ce phénomène devra forcément compter la participation de l’intelligence et des instincts. Dans le deuxième texte, Richet approfondira la description d’un type particulier de réflexe, les réflexes psychiques. Pour entamer notre étude, nous nous concentrerons sur la définition de ces trois termes fournis par l’auteur : intelligence, instinct et réflexe. Dès l’introduction de son essai sur la psychologie générale, en faisant référence à une définition classique du concept, Richet affirme que la notion d’intelligence implique l’existence d’une faculté de compréhension qui soit consciente d’elle-même. Il existe cependant une série de phénomènes intellectuels qui semblent également supposer une forme d’intelligence, comme c’est le cas des pensées qui se produisent pendant le sommeil et qui ne sont pas conscientes d’elles-mêmes. Pour distinguer ces deux phénomènes, Richet aura recours aux catégories d’«ௗintelligence conscienteௗ» et d’«ௗintelligence inconscienteௗ». Cette dernière forme d’intelligence, qui selon les mots du physiologiste désigne un «ௗtravail inconscient de l’espritௗ», sera aussi appelée par Richet «ௗtravail psychiqueௗ» ou, de préférence, «ௗidéationௗ»94. L’instinct sera considéré par l’auteur comme une forme d’intelligence qui s’exprime de façon constante et prévisible, ayant toujours en vue un but préétabli. En ce sens, elle ne coïncide ni avec l’intelligence consciente ni avec l’idéation inconsciente. L’auteur donnera à cette forme d’intelligence vague 92

Richet, C. (1887). Essai de psychologie générale. Paris : Félix Alcan, 193 p. Richet, C. (1888). Les réflexes psychiques, Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 25, pp. 225-237, 387-422, 500-528. 94 Richet, C. (1887). Ibid., p. VI. 93

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et complètement incomprise par celui qui l’opère – une sorte d’acte intelligent qui n’est pas proprement intellectuel – le nom d’«ௗintelligence latenteௗ». Après ces considérations au sujet des «ௗtrois forcesௗ» qui traversent le champ de la psychologie, l’intelligence consciente, l’idéation inconsciente et les instincts comme intelligence latente, Richet présente la notion de réflexe à partir d’un exemple de «ௗgrande valeur historiqueௗ» : la théorie cartésienne de l’action réflexe. Voici un objet en flammes, dira l’auteur : (…) avec la main on le touche, et aussitôt on retire sa main. Est-ce un instinctௗ? Est-ce un acte réflexeௗ? Est-ce un acte intellectuelௗ? À vrai dire, cet acte participe à la fois des caractères de ces trois sortes de phénomènes. Il est intellectuel, car la conscience, et par conséquent la volonté, y prennent une certaine part ; il est instinctif, car c’est un instinct très nécessaire à la vie, et général à tous les êtres, que de se soustraire à un contact douloureux. Enfin il est réflexe, car il n’est pas déterminé par la volonté, et le retrait de la main se fait avant même qu’on ait résolu d’effectuer le mouvement.95

Ces mêmes «ௗtrois types de phénomènesௗ» semblent être toujours présents dans le champ de la psychologie animale et humaine, bien que leur distribution soit assez hétérogène, comme le suggère un autre exemple fourni par l’auteur, celui de la patelle de mer, un mollusque habitant les régions côtières et se fixant aux rochers à l’aide d’une coquille. Lorsque nous nous en approchons et appuyons sur sa coquille, la patelle tend à réagir en se fixant à la surface avec une grande adhésion. Cette adhésion au rocher, dira Richet, déterminée par le contact avec un éventuel agresseur, est sans aucun doute instinctive. En même temps, en tant que réaction à un stimulus, cette même adhésion est aussi une action réflexe. Enfin, en impliquant la participation d’organes sensoriels capables de percevoir le monde extérieur, cet acte est en quelque sorte aussi intelligent. D’après le physiologiste, il n’y aurait ici 95

Richet, C. (1887). Ibid., p. VIII.

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que des différences de degré et non de nature. La participation de l’intelligence dans le cas de l’action réflexe décrite par Descartes est différente de celle observée dans l’exemple de la patelle de mer, où l’instinct d’adhésion au rocher semble occuper une place plus importante. Mais, en gardant de justes proportions, les trois types de phénomènes seront tout de même présents dans les deux cas. Ces variations observées chez différents organismes vivants seront discutées en détail par l’auteur au troisième chapitre de son essai, consacré aux «ௗmouvements réflexesௗ». D’après Richet, ces mouvements peuvent être partagés en deux grands groupes, a) ceux qui suivent un stimulus extérieur et b) ceux qui suivent un stimulus intérieur96. Dans les deux cas, ces stimuli seront identifiés comme des forces de nature mécanique, thermique, lumineuse, chimique ou électrique, capables d’agir sur l’organisme par l’intermédiaire de différents canaux sensoriels97. En règle générale, la réponse à ces stimuli sera toujours proportionnelle à l’intensité de la stimulation – respectant ainsi le principe de conservation de l’énergie – et pourra varier en degré en fonction de la sensibilité d’un organisme à certaines formes d’excitation. Selon l’auteur, ce modèle semble s’appliquer indistinctement à tout système organique, à l’exception d’un seul, le système nerveux, composé d’un ensemble très particulier de cellules, dotées de caractéristiques particulières98. Lorsque, par exemple, une cellule quelconque sécrète de l’acide carbonique, cette substance pourra opérer comme un stimulus chimique pour la cellule voisine, occasionnant ainsi une réaction en chaine qui sera comprise par Richet comme réflexe. Cependant, quand une excitation de même nature se propage d’une cellule à une autre le long du tissu nerveux, elle irradiera de manière échelonnée, parcourant d’énormes distances sans perdre de son intensité, ce qui ne s’observe pas dans d’autres tissus, comme le tissu musculaire. Cherchant à fournir une explication au phénomène, Richet comparera ce type de propagation à la communication 96

Richet, C. (1887). Ibid., p. 61. Richet, C. (1887). Ibid., p. 7. 98 Richet, C. (1887). Ibid., p. 17. 97

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observée entre les «ௗcorps explosifsௗ» dans une chaine explosive99. Nous observons alors une fois de plus que l’auteur recourt à l’idée de «ௗcombustion chimiqueௗ», exprimée dans sa thèse de 1878, que nous avons discutée plus haut. Dans son essai de 1887, Richet sera plus pondéré, estimant que, «ௗpeut-être quelque jourௗ», nous pourrons «ௗrentrer l’irritant nerveux dans les autres modes d’irritationௗ». Cependant, reconnaissant l’insuffisance des démonstrations, le physiologiste juge préférable de «ௗlaisser de côté toute hypothèse prématuréeௗ», se limitant à reconnaitre «ௗà l’irritant nerveux, une modalité tout à fait particulièreௗ»100. Parcourant le tissu nerveux, un mouvement réflexe sera défini en termes physiologiques comme un phénomène de transmission à distance, pareillement aux phénomènes sympathiques décrits par la médecine vitaliste. Cependant, à la différence des vitalistes du XVIIIe siècle, qui ignoraient la distribution fonctionnelle des nerfs, les physiologistes du XIXe siècle reconnaissaient dans ce processus la participation d’au moins trois entités anatomiques bien distinctes : a) un nerf sensitif capable de transmettre l’excitation sensorielle à b) un centre nerveux médullaire ou cérébral et c) un nerf moteur capable de recevoir l’excitation de l’un de ces centres et de la conduire à un groupe musculaire101. Normalement, on comprend que, dans un système organique, un phénomène réflexe qui va de la périphérie sensorielle au centre et du centre à l’extrémité motrice est toujours non accompagné de volonté. C’est sans aucun doute le cas de la contraction de l’iris en tant que réponse réflexe à la stimulation lumineuse de la rétine. L’influx nerveux déclenché par l’excitation de la périphérie sensorielle se propage des nerfs rétiniens aux centres nerveux et se transmet à travers les nerfs de la troisième paire de nerfs crâniens aux cellules musculaires de la pupille. Cependant, comme le soulignera Richet, le mécanisme réflexe ne s’exprime pas toujours avec la même simplicité. Pour illustrer son propos, l’auteur prend l’exemple suivant : 99

Richet, C. (1887). Ibid., p. 18. Richet, C. (1887). Ibid., p. 19. 101 Richet, C. (1887). Ibid., p. 56. 100

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Quand quelqu’un approche vivement de notre œil un objet quelconque, aussitôt nos paupières se ferment. C’est un clignement subit, qui est dû à la contraction des orbiculaires, provoquée elle-même par la vue de l’objet qui a stimulé la rétine. Assurément la volonté n’y est pour rien, puisque, même avec un grand effort, on ne parvient pas à arrêter ce mouvement, qui est indépendant du moi volontaire. Cependant, si involontaire qu’il soit, l’acte est parfaitement conscient, et, quand nous clignons des yeux, nous nous rendons très bien compte que nos paupières se sont fermées.102

Tenant compte de la participation de la conscience, cet acte réflexe doit également être considéré comme un acte psychique, car il présuppose la perception intelligente de l’objet et de l’éventuel danger qu’il représenterait pour l’intégrité du globe oculaire. Selon Richet, il existe des situations encore plus ambigües, qui nous amènent à nous interroger sur la participation non seulement d’un acte psychique conscient ou inconscient, mais aussi d’un acte proprement volontaire. Quand, par exemple : «ௗune femme craintive, voyant un rat ou un souris, pousse un cri d’effroiௗ»ௗ; «ௗquand le soldat, dans une bataille, entend siffler une balle près de lui, et qu’il baisse la têteௗ»ௗ; «ௗquand on sent un chatouillement au larynx ou dans les bronches, et qu’on tousse pour s’en débarrasserௗ»ௗ; «ௗquand, au billard, voyant la bille cheminer lentement, on fait un mouvement de tête, comme pour l’accompagner et l’engager à se rapprocher d’une autre billeௗ»ௗ; «ௗquand à l’escrime, on répond à un coup de fleuret par une parade appropriéeௗ»ௗ; dans tous ces cas, on est face à un type de réaction «ௗà moitié volontaire, à moitié réflexeௗ»103. Dans nombre de ces actes, on peut même considérer la possibilité d’un contrôle volontaire, total ou partiel, de la réponse. Sur la base de ces principes, que nous considérons comme non réductionnistes, Richet proposera de nouvelles «ௗlois des actions

102 103

Richet, C. (1887). Ibid., p. 57-8. Richet, C. (1887). Ibid., p. 58-9.

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réflexesௗ»104. Elles seront au nombre de quatre : a) la loi de la localisation, b) la loi de l’irradiation, c) la loi de l’ébranlement prolongé et d) la loi de la coordination. Selon les mots de l’auteur, «ௗlorsqu’un point est excité, le réflexe se porte d’abord sur les muscles voisinsௗ», il s’agit ici de la loi de la localisation. Il peut cependant arriver que, «ௗlorsqu’un point est excité, le réflexe, qui s’est porté d’abord sur les muscles voisins, se porte de proche en proche aux divers muscles, et peut même s’étendre à tout l’appareil moteur de l’animalௗ», révélant ainsi la loi de l’irradiation. De même, «ௗlorsqu’un point est irrité par une irradiation quelconque, même quand celle-ci est de courte durée, la moelle conserve pendant longtemps la trace de cette irritation, et, soit directement, soit par des réflexes indirects, soit par une série de réflexes successifs, elle produit des mouvements qui peuvent durer fort longtempsௗ». Dans ce dernier cas, nous serions face à la loi de l’ébranlement prolongé. Enfin, «ௗlorsqu’un point est irrité, selon la nature et le lieu de l’irritation, la réponse motrice porte sur un groupe de muscles appropriés à telle ou telle fonctionௗ», ce qui correspond à la loi de la coordination. Bien que formulées de manière plus générique, les lois de Richet ne s’opposent pas à celles initialement proposées par Pflüger. Les propositions faites par le physiologiste allemand peuvent être considérées, pour la plupart, comme des cas particuliers de la première et de la seconde loi de Richet. En revanche, contrairement au physiologiste français, Pflüger n’accordera pas la même importance à la capacité du tissu nerveux à accumuler et distribuer l’énergie de manière différée, phénomène qui correspond à la troisième loi de Richet, de l’ébranlement prolongé. De même, Pflüger sera moins explicite concernant le caractère fonctionnel de l’action réflexe, discuté par le physiologiste français dans le cadre de sa quatrième loi, la loi de coordination. Nous pensons que la dimension fonctionnelle, impliquée principalement – mais pas seulement – dans la loi de la coordination, est pour nous la plus pertinente, compte tenu des objectifs de ce chapitre. 104

Richet, C. (1887). Ibid., p. 63-4

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En discutant l’aspect psychologique de chacune de ces lois, Richet attirera l’attention sur le fait que toute action réflexe a un but, révélant ainsi une intelligence latente ou instinctuelle. D’un point de vue évolutif, le but d’une action réflexe sera toujours associé à deux préoccupations fondamentales de l’organisme : la conservation de la vie et la conservation de l’espèce. Ces deux tendances seront à la base des instincts, qui tendent à interagir de façon plus ou moins directe avec les autres formes d’intelligence décrites par Richet, à savoir l’intelligence consciente et l’inconsciente. Une bonne partie de ces réflexes instinctuels sont «ௗsimplesௗ», impliquant l’activation ou l’inhibition d’un seul muscle, ou «ௗgénérauxௗ», sollicitant un groupe musculaire particulier. Mais il existe aussi des réflexes instinctuels «ௗcomplexesௗ» qui impliquent différents groupes musculaires concurrents et dont l’action se révèle coordonnée. L’un des exemples donnés par Richet est celui du saut de la grenouille au moyen d’une stimulation de ses pattes arrière105. Dans ce cas, nous pouvons observer aussi bien des réflexes simples et généraux – dans la réaction immédiate de retrait de la patte, par exemple – que des réflexes complexes, lorsque divers groupes musculaires concurrents et distants les uns des autres sont activés avec pour conséquence le mouvement coordonné, régulier et complet du saut. Il s’agit ici d’un réflexe surtout instinctuel, dans la mesure où il est pratiquement indépendant des centres nerveux supérieurs de l’animal, pouvant être observé aussi bien chez les grenouilles normales que chez les grenouilles décapitées. Contrairement aux réflexes instinctuels, marqués par une prédominance de l’intelligence latente caractérisant l’action des instincts, il existe les réflexes intellectuels, définis par la participation des fonctions intellectuelles conscientes et inconscientes. Ce sont les «ௗréflexes psychiquesௗ». Ils dépendent entièrement des centres nerveux supérieurs, exigeant un certain discernement vis-à-vis de la nature et de la qualité des stimuli sensoriels et impliquant un travail d’élaboration conjointe de toute l’information qui parvient à la périphérie du corps. 105

Richet, C. (1887). Ibid., p. 69.

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Un schéma similaire à celui présenté en 1884 sera finalement proposé par Richet dans le présent ouvrage dans le but d’illustrer son propos sur les réflexes psychiques106 :

Dans un spectacle de cirque, le public est témoin de la chute d’un gymnaste de son trapèze. Supposons que l’accident ait produit un éclair et que les spectateurs aient eu une frayeur. La vue de l’objet éclatant atteint la rétine (R) et produit une réaction réflexe de contraction de l’iris (A). En même temps, le signal nerveux provoqué par le stimulus lumineux, en plus de produire un réflexe simple de contraction de l’iris, sera également envoyé aux centres supérieurs du système nerveux (E), produisant dans l’encéphale une réaction intellectuelle associée à la perception de l’accident. Immédiatement, les centres nerveux agissent sur le cœur par l’intermédiaire d’un centre médullaire (D), provoquant 106

Richet, C. (1887). Ibid., p. 79.

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ainsi une réaction de tachycardie. Parallèlement, d’autres excitations provenant de l’estomac et associées à la perception du risque parviennent également au centre médullaire (D), participant à une réaction cardiaque réflexe. Nous observons que, de la rétine au cœur, la réaction n’est pas directe. Pour que le réflexe se produise, il faut que le stimulus passe par l’encéphale, où il sera élaboré, modifié et transformé, donnant à l’excitation rétinienne un caractère psychique. Il est clair que la réaction cardiaque réflexe dépend de la «ௗcompréhensionௗ» consciente ou inconsciente de la scène de l’accident. En ce sens, nous pouvons supposer qu’un organisme dépourvu d’encéphale serait incapable de comprendre le risque impliqué dans la chute du gymnaste et donc incapable de produire une réaction cardiaque réflexe de même nature, se limitant simplement à contracter son iris face au stimulus lumineux qui accompagne la scène. En faisant ces considérations, Richet reprend la thèse de la «ௗdualité dans l’êtreௗ» et de la «ௗdouble identité du Moiௗ». Selon l’auteur, il y aurait un «ௗantagonisme incessant entre la moelle et le cerveauௗ», de sorte que la «ௗvie psychiqueௗ» ou intellectuelle serait «ௗperpétuellement en conflit avec la vie réflexeௗ»107. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’une réelle opposition, mais plutôt d’une interaction fonctionnelle constante entre ces deux parties du système nerveux central. Sur la base d’expériences menées par le physiologiste russe Ivan Setchenov108 – qui démontraient, d’une part, le fait que l’ablation du cerveau augmentait l’intensité des réflexes médullaires et, d’autre part, que l’excitation du cerveau tendait à diminuer l’action des réflexes –, Richet attire encore une fois l’attention sur l’action modératrice exercée par les centres nerveux supérieurs sur les centres nerveux dits inférieurs. Selon les mots de l’auteur, «ௗle cerveau tend constamment à ralentir et à modérer les actes réflexesௗ; la moelle envoie incessamment ses 107

Richet, C. (1887). Ibid., p. 82. Référence probable à Setchenov, I. (1863). Études physiologiques sur les centres modérateurs des mouvements réflexes dans le cerveau de la grenouille, Annales des sciences naturelles. Botanique et biologie végétale, 19, pp. 109134. 108

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excitations au cerveau. Plus le cerveau est actif, puissant, plus les actions réflexes sont diminuées, ralentiesௗ»109 et son influence sur les fonctions médullaires se fait observer aussi bien par l’intermédiaire de réflexes inhibiteurs que de l’activité consciente volontaire110. Richet conclut son raisonnement en soutenant que l’acte réflexe constitue «ௗla propriété fondamentale du système nerveuxௗ», que c’est par lui qu’un être peut arriver à exister en tant qu’«ௗindividuௗ», c’est-à-dire «ௗun être uniqueௗ» qui ne se réduit pas à un assemblage de cellules. C’est l’acte réflexe, insiste Richet, qui «ௗcrée une solidarité entre les éléments cellulaires de l’organisme, dissociés et éparsௗ». Supposons, de façon hypothétique, poursuit l’auteur : (…) une colonie de cellules vivant les unes à côté des autres, mais n’ayant pas de système nerveux commun. Certes, la contraction de la cellule A, ou ses troubles morbides, pourront influer sur la cellule B, qui est toute voisine, mais elles influeront à peine sur la cellule C, qui est plus lointaine, et elles seront tout à fait sans action sur la cellule D, plus lointaine encore. Au contraire, si un système nerveux et un centre quelconque O recueillent l’excitation d’une quelconque des cellules A, B, C, D, E, pour transmettre à ces diverses cellules le résultat de cette excitation, il y aura solidarité étroite entre A, B, C, D, Eௗ; car toute impression agissant sur A se répercutera sur le centre O et, par l’intermédiaire du centre O, sur la vie de B, la vie de C, la vie de D, la vie de E. C’est ce qui se passe chez l’individu vivant. Il y a un centre qui reçoit toutes les impressions et qui les transmet à tous les appareilsௗ; et ce centre, c’est le système nerveux, organe de l’harmonisation et de la solidarité. A l’état normal, d’innombrables incitations partant de la périphérie extérieure ou de la périphérie viscérale vont stimuler la moelle épinière et la maintenir dans un certain état d’excitation perpétuelle. A son tour, la moelle ainsi stimulée envoie à tous les appareils une sorte de stimulation 109 110

Richet, C. (1887). Ibid., p. 82. Richet, C. (1887). Ibid., p. 83.

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vague, connue sous le nom de tonicité. Tel est l’échange normal qui a lieu entre les incitations centripètes et les incitations centrifuges, qui, les unes et les autres, se font sans intermittence appréciable. En outre, le cerveau reçoit perpétuellement les incitations médullaires d’une part, et les incitations sensorielles d’autre part. Ces deux sortes d’incitations semblent être dans une certaine relation d’antagonisme. En effet, stimulé par les excitations sensorielles, le cerveau envoie à la moelle constamment une sorte d’action inhibitoire qui tend à diminuer l’excitation médullaire réflexe. Que la volonté intervienne, et cette excitabilité réflexe est diminuée ou ralentie ou parfois renforcée. Tel est à peu près, en définitive, le jeu régulier des forces nerveuses de l’organisme : elles sont constamment en action, et ne s’arrêtent jamaisௗ; elles relient les parties diverses, rendant tous les éléments de tous nos tissus solidaires les uns des autres, et font que des amas de cellules dissemblables constituent, grâce à cette perpétuelle solidarité, une individualité qui possède une unité véritable.111

En résumé, l’appareil réflexe de Richet sera pensé comme un grand centre d’opérations, responsable de la gestion de différents types d’informations provenant de diverses parties du corps. De la périphérie du système nerveux, il devra recevoir les données issues du monde extérieur par l’intermédiaire des canaux sensoriels et du milieu intérieur par l’intermédiaire des récepteurs viscéraux. Ces informations seront envoyées à la partie centrale du système nerveux – initialement à la moelle épinière et simultanément aux centres cérébraux. Deux types d’informations, parfois antagonistes, parviennent au cerveau à travers la moelle épinière : les données sensorielles et les impulsions médullaires. Or, en tenant compte des éléments que nous avons étudiés plus haut, nous pouvons dire que les premières donneront lieu à des activités intellectuelles conscientes et inconscientes au niveau cortical, tandis que les dernières produiront des réactions instinctives automatiques visant à la conservation de l’organisme 111

Richet, C. (1887). Ibid., p. 85-6.

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et de l’espèce. Cela étant dit, nous comprenons le conflit auquel Richet fait référence comme étant un antagonisme entre les exigences intellectuelles et instinctuelles, dont la solution, toujours individualisée, révèlerait l’unité réelle de chaque être. Cette unité ne peut être pensée à partir du travail isolé de chacune de ses parties, mais plutôt à partir d’une opération conjointe et solidaire de toutes les parties concernées. En ce sens, même le plus élémentaire des actes réflexes ne pourra être entièrement expliqué par la simple action de ses éléments constitutifs, devant également tenir compte de la participation d’éléments concurrents, tels que les réflexes inhibiteurs et l’influence modératrice exercée par les fonctions intellectuelles. * Ces considérations à partir de la lecture de l’Essai de psychologie générale étant faites, nous passons à la dernière partie de notre chapitre à partir de l’étude de l’article sur les Réflexes psychiques, publié un an plus tard, en 1888. Dans cet article, Richet avance par rapport à sa théorie du réflexe, en incluant de manière claire et didactique dans cette équation la dimension des émotions et des affections. En ce qui concerne la nature des réflexes psychiques, il convient d’attirer l’attention ici sur une première distinction importante établie par le physiologiste français. Selon Richet, les «ௗréflexes simplesௗ» varient toujours en fonction de la «ௗquantitéௗ» d’excitation, produisant une réaction directement proportionnelle à l’intensité de l’excitant. Ce n’est pas le cas des «ௗréflexes psychiquesௗ», qui semblent dépendre beaucoup plus de la «ௗqualitéௗ» de l’excitation. Il s’agit d’un type de réflexe exigeant de l’organisme une connaissance minimale de l’excitation et impliquant un processus d’élaboration de l’excitant périphérique112. L’auteur en donnera deux exemples, tous deux associés au réflexe des paupières, qui tendent à cligner lorsqu’un corps 112

Richet, C. (1888). Ibid., p. 229.

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étranger s’approche de nos yeux. Or, lorsque le réflexe se déclenche uniquement en fonction de la quantité ou de l’intensité de l’excitant, on dit que ce réflexe est simple. En revanche, lorsque la réaction réflexe dépend de la qualité de l’excitant, nous disons qu’il est psychique. Un objet générique, quelle que soit sa qualité, pourra produire un réflexe simple de clignement des paupières à partir du moment où il est suffisamment intense, comme un fort stimulus lumineux ou un fort courant d’air. Un objet qui possède une qualité sensorielle particulière, reconnu par l’organisme comme menaçant, pourra provoquer une réaction réflexe psychique de clignement des paupières même si son intensité est faible113. Parmi les réflexes psychiques, Richet distingue également ceux qui sont conscients de ceux qui ne le sont pas. Les premiers recevront le nom de «ௗréflexe psychique d’accommodationௗ», les seconds, de «ௗréflexe psychique d’émotionௗ». Supposons que l’objet qui s’approche de nos yeux soit lumineux. Dans un premier temps, l’intensité lumineuse produira une contraction de l’iris, un réflexe simple déterminé par la quantité d’excitation et non par sa qualité. En parallèle, la forme, la direction et la distance de ce même objet pourront déclencher d’autres réponses réflexes, comme le mouvement du muscle ciliaire pour adapter le cristallin à la distance de l’objet, en plus de divers mouvements du globe oculaire, de la tête et du pavillon auriculaire pour adapter la perception de la direction et du mouvement de l’objet lumineux. Ces adaptations, dira Richet, «ௗsont accompagnées évidemment d’une certaine connaissance de l’excitantௗ; mais elles sont presque tout à fait inconscientes et mécaniques, purement mécaniques, comme peut l’être une horloge bien régléeௗ», ce qui en fait un réflexe psychique d’accommodation114. La même vision d’un objet lumineux peut encore provoquer, simultanément, un troisième type de réflexe, capable de mobiliser certains souvenirs et émotions au niveau psychique. Face à un incendie, par exemple, un homme qui voit sa maison 113 114

Richet, C. (1888). Ibid., p. 231. Richet, C. (1888). Ibid., p. 233.

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en flammes peut expérimenter un réflexe simple de contraction de la pupilleௗ; un réflexe psychique d’accommodation, en adaptant le muscle ciliaire, le globe oculaire et le pavillon auriculaire pour mieux percevoir la situationௗ; et un réflexe psychique d’émotion, en exprimant une pâleur du visage, une éventuelle perte de conscience, des tremblements dans les membres et des larmes dans les yeux. Lorsqu’une excitation parvient aux centres nerveux, elle pourra provoquer à l’intérieur du système nerveux central une réaction réflexe psychique d’émotion de nature agréable ou désagréable. En voyant sa maison en flammes, l’homme de l’exemple précédent a été affecté par une émotion désagréable, déclenchant une série de réactions réflexes particulières. Dans le but de mieux éclairer son propos, Richet propose une première illustration assez simplifiée des réflexes psychiques d’émotion115.

À travers les voies de conduction du système nerveux périphérique, le stimulus sensoriel S transmet son excitation au centre médullaire B. De B, l’excitation sera transmise au centre 115

Richet, C. (1888). Ibid., p. 513.

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supérieur D, où elle sera élaborée et où sa qualité sensorielle sera désormais connue de l’intellect. C’est à ce moment que l’émotion agréable ou désagréable sera suscitée, provoquant un réflexe psychique d’émotion et transmettant des informations diverses aux centres moteurs A, A’ et A’’ qui, à la suite, activeront la réponse motrice proprement dite dans les groupes musculaires M, M’et M’’. Au cours de l’évolution, dira Richet, mentionnant l’étude de Charles Darwin sur l’expression des émotions chez les hommes et les animaux, des réactions émotionnelles spécifiques ont été sélectionnées en association avec des réponses motrices très spécialisées. Le graphique ci-dessus traduit bien ce type de réponse émotive. À partir du moment où le centre supérieur D reconnait la qualité de l’excitant, une certaine émotion sera suscitée et l’animal tendra à réagir de façon stéréotypée, comme une proie qui, identifiant son prédateur, a peur et s’enfuit grâce à l’activation réflexe de groupes musculaires spécifiques. Ce schéma commence à gagner en complexité quand nous introduisons la variable «ௗmémoireௗ» dans notre équation, c’està-dire la capacité d’enregistrer des expériences et d’évoquer des souvenirs. Dans ces cas, poursuit Richet, «ௗle phénomène émotion ne sera plus, pour tel ou tel excitant, général à tous les êtres de même espèceௗ». Au lieu de cela, «ௗil sera spécial à tel ou tel individu de cette espèce, par suite d’une association d’idées acquise par lui dans le cours de sa vieௗ»116. À des fins illustratives, Richet donne l’exemple du réflexe de tremblement associé à une expérience de peur et à un historique de maltraitance chez un animal domestique. Un chien tremble lorsqu’il a peur face à une situation de menace potentielle. Cela est valable pour tous les petits canidés et peut être considéré comme un réflexe psychique inné d’émotion. À la vue d’un loup ou d’un lion, il tremblera et ce réflexe de tremblement aura tendance à être suivi, automatiquement et dans tous les cas, d’une émotion désagréable de peur. Cela étant dit, imaginons la situation suivante. Chaque fois qu’un chien domestique est fouetté par son propriétaire dans 116

Richet, C. (1888). Ibid., p. 515.

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un but de rééducation comportementale, l’image visuelle du fouet se présente. Au fil du temps, la simple image visuelle du fouet, même lorsqu’elle n’est pas accompagnée de la punition, suffira pour que l’animal déclenche le même réflexe inné de tremblement. Selon Richet, cela se produit parce que l’image visuelle du fouet, un stimulus initialement neutre, s’est associée à l’expérience de la peur face à une menace potentielle.

Par ce nouveau schéma117, Richet suppose qu’un réflexe psychique acquis d’émotion est déclenché chez les animaux doués de mémoire par l’action conjointe d’une série de stimuli sensoriels, S, S’, S’’, S’’’, S’’’’. En parvenant aux centres médullaires B, B’, B’’, B’’’, B’’’’, les excitations devront se concentrer dans un centre hypothétique T qui, à son tour, transmettra une information particulière au centre supérieur D. En D, cette information sera élaborée psychiquement et identifiée comme étant une source de peur. Par la suite, l’excitation centrifuge investira les centres moteurs A, A’, A’’ et, à partir de 117

Richet, C. (1888). Ibid., p. 516.

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ces centres, l’influx nerveux coordonnera des mouvements adaptés dans les groupes musculaires M, M’, M’’. Or, certains de ces stimuli sensoriels peuvent ne pas être absolument nécessaires et, au fil du temps, en fonction de la répétition constante de ce groupe particulier de stimuli S, certaines relations associatives fortuites peuvent s’établir entre les stimuli accidentels et les stimuli dont dépend réellement l’action réflexe en question. Dans ce cas, il y a eu association entre B et B’. Supposons que B corresponde au centre médullaire responsable des sensations tactiles du fouet contre la peau de l’animal et B’, au centre médullaire responsable des sensations visuelles du fouet en mouvement. Eh bien, par association, la simple perception visuelle du fouet en mouvement pourra, si elle est accompagnée d’autres stimuli – comme la présence physique du propriétaire, un certain ton de voix, etc. –, même en l’absence de l’acte de correction, stimuler le centre T et produire en D l’élaboration psychique qui donner lieu au sentiment de peur. À partir de là, la chaine neurologique des évènements se poursuit avec la stimulation des centres A et des groupes musculaires M, concluant ainsi l’action réflexe psychique acquise d’émotion. Richet décrit ici exactement ce que le physiologiste russe Ivan Pavlov appellera quelques années plus tard le «ௗréflexe conditionnéௗ»118. Menant une expérience contrôlée, Pavlov démontre que l’action d’un stimulus fortuit accompagnant un stimulus naturel, en l’occurrence le son d’une cloche accompagnant l’apport d’aliment, pourra, après un certain nombre de répétitions, provoquer un réflexe physiologique de salivation même en l’absence d’aliment. Considérant la participation de la mémoire et l’exigence d’un processus d’élaboration psychique, le physiologiste français donnera le nom de «ௗréflexe psychique intellectuelௗ» à ce type particulier de réflexe impliquant une émotion, c’est-à-dire une affection agréable ou désagréable, et pouvant être acquis au cours de la vie. En opposition, Richet donnera le nom de «ௗréflexe 118

Pavlov, I. (1904). De la sécrétion psychique des glandes salivaires (phénomènes nerveux complexes dans le travail des glandes salivaires), Archives internationales de physiologie, 1, pp. 119-135.

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psychique d’instinctௗ» aux réactions réflexes innées d’émotion qui, bien que dépendantes d’un processus d’élaboration psychique, dispensent du travail de la mémoire. Nous avons observé que chez les animaux dotés d’un système nerveux, les instincts dépendent de l’activité psychique de ces organismes et que l’action réflexe se trouve toujours médiatisée par l’activité intellectuelle de l’individu. Une fois de plus, nous sommes face à la notion de conflit entre les fonctions supérieures et inférieures, en l’occurrence entre deux réflexes antagonistes, intellectuels et instinctuels. D’après Richet, la totalité des actions humaines, dont les actes volontaires, pourra s’expliquer par l’interaction entre ces deux tendances réflexes. Exposé à un environnement rempli de stimuli, un organisme tendra à répondre de manière singulière toujours à partir de son répertoire instinctuel et intellectuel. Quelquefois, nous avons l’impression de prendre nos propres décisions de façon volontaire face à une situation. Or, ce que Richet suggère, c’est que ce volontarisme n’est qu’apparent. Un acte volontaire ne serait qu’un réflexe psychique intellectuel hautement complexe, dont les associations fortuites finissent par échapper à notre conscience. Nous sommes face à des actes intelligents, mais pas toujours conscients. Une intelligence sans spontanéité, déterminée par d’innombrables facteurs, intérieurs et extérieurs, capables de diriger non seulement le comportement d’un organisme, mais également ses émotions et ses pensées, conscientes et inconscientes. En même temps, il s’agit d’un organisme singulier, dont les comportements, les émotions et les pensées, bien que déterminés, sont uniques et particuliers, les traits inaliénables d’un individu unique.

Conclusion Dans sa thèse sur la formation du concept de réflexe, publiée en 1955, Canguilhem suggère que, depuis le milieu du XIXe siècle, le phénomène réflexe était majoritairement traité de manière réductionniste, à la fois par les physiologistes et par les historiens de la physiologie. Revenant au XVIIIe siècle, le

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philosophe français identifie une conception non mécaniste des réflexes au sein de ce que l’on appelle la médecine vitaliste. La conception vitaliste du phénomène réflexe a été abordée dans la première partie de notre chapitre à partir du concept de «ௗsympathieௗ», discuté à l’époque par le physiologiste français Xavier Bichat sur la base des travaux d’auteurs tels que Théophile Bordeu et Paul-Joseph Barthez. En suivant l’argumentation canguilhemienne, nous avons été conduits à l’ouvrage de Thomas Willis, qui proposait déjà au XVIIe siècle de décrire la physiologie des mouvements sympathiques depuis un point de vue non mécaniste. D’après Willis, la force motrice de ces mouvements serait de nature inflammable, donc non réductible aux vertus et aux opérations mécaniques. En suivant ce parcours, nous sommes arrivés à la deuxième partie du chapitre, où nous avons approfondi les idées de Charles Richet, physiologiste français qui, selon Canguilhem, avait proposé une conception plus large du phénomène réflexe à la fin du XIXe siècle, s’opposant à des auteurs qui comprenaient l’action réflexe comme une réaction fixe, rigide et uniforme, assimilable à des effets mécaniques. Dans sa critique, Richet attire l’attention sur deux éléments principaux. En premier lieu, il indique que le tissu nerveux possède des propriétés thermiques et chimiques, remettant ainsi en question les explications basées exclusivement sur les variations électriques. En deuxième lieu, le physiologiste français constate que même les actions réflexes les plus élémentaires dépendent du travail de différentes facultés intellectuelles, dont – chez les organismes humains – l’activité psychique consciente et inconsciente ainsi que les instincts. Enfin, dans la troisième partie de notre chapitre, nous avons exploré les réflexes psychiques tels que décrits par Charles Richet. Il s’agit d’un type particulier de réflexe qui implique l’action conjointe de différentes fonctions biologiques et qui tend à exercer une influence modératrice sur les réflexes simples. Les réflexes psychiques dépendent de la participation active des centres cérébraux, pouvant inhiber l’activité automatique et universellement déterminée des centres médullaires, occasionnant ainsi un effet d’autonomie et de singularité pour l’organisme. Bien que déterministe, la théorie des réflexes

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psychiques de Richet individualise le corps et reconnait ce qu’il y a de particulier dans l’existence, sans pour autant perdre de vue les lois plus générales de la vie.

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PHILOSOPHIE BRÉSILIENNE DE LA PSYCHANALYSE ET ÉPISTÉMOLOGIE HISTORIQUE Weiny César Freitas Pinto1

La philosophie brésilienne de la psychanalyse et l’épistémologie historique sont des champs philosophiques d’investigation très vastes, au sein desquels on peut trouver des approches et des auteurs très différents. Ces deux champs ont produit et continuent de produire des thématisations variées, des tendances d’analyse spécifiques et des conséquences théoriques les plus diverses, ce qui rend la tâche de les définir succinctement relativement difficile, rendant à son tour toute tentative de les articuler entre eux encore plus difficile. Pour cette raison, ce que je propose ici n’est que la première d’une proposition d’articulation plus globale entre la philosophie brésilienne de la psychanalyse et l’épistémologie historique. Cette proposition s’effectuera en deux parties, la première étant celle-ci, formulée à partir de la présentation d’un segment très spécifique de la philosophie brésilienne de la psychanalyse : Monzani, et dont le but est d’ouvrir une voie de rapprochement, pour présenter ensuite, dans un autre travail, la deuxième partie, un segment tout aussi spécifique de l’épistémologie historique : Canguilhem. La question fondamentale : rechercher si, et dans quelle mesure, la philosophie brésilienne de la psychanalyse, spécialement comprise comme épistémologie de la psychanalyse chez Monzani, est influencée par l’épistémologie historique issue des sciences de la vie chez Canguilhem. 1

Professeur du cours de philosophie et du programme d’études supérieures en psychologie de l’Université fédérale du Mato Grosso do Sul (UFMS), au Brésil. Il travaille dans le domaine de la recherche en histoire de la philosophie moderne et contemporaine, spécialement en philosophie de la psychanalyse et en épistémologie des sciences humaines. E-mail : [email protected].

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La philosophie brésilienne de la psychanalyse : le cas de Monzani2 L’une des principales contributions de Monzani à la philosophie brésilienne de la psychanalyse réside dans la nature épistémologique de la définition qu’il propose de ce champ. C’est en effet grâce à ce caractère essentiellement épistémologique que sa définition de la philosophie de la psychanalyse, bien plus qu’une simple acception – ou geste théorique –, est une conceptualisation philosophique légitime. Autrement dit, la définition de Monzani délimite non seulement une description définitoire du champ, mais également la structuration d’une méthode épistémologique particulière, à travers laquelle le champ lui-même se constitue. Mais de quelle «ௗméthode épistémologique particulièreௗ» s’agit-il exactementௗ? La philosophie de la psychanalyse est-elle alors dans ce cas, fondamentalement, une épistémologieௗ? Quelle épistémologieௗ? Une épistémologie historiqueௗ?

Monzani et la définition «ௗépistémologiqueௗ» de la philosophie de la psychanalyse S’il est vrai que Monzani lui-même, dans la préface de la deuxième édition de son ouvrage intitulé Freud: o movimento de um pensamento (Freud : le mouvement d’une pensée), relativise le caractère nommément épistémologique de son travail3, cela ne veut pas pour autant dire que la nature épistémologique de sa définition de la philosophie de la psychanalyse y soit en jeu, à la fois parce que c’est au sein d’une certaine notion d’épistémologie que cette définition est forgée et parce que le sens de la 2

L’ensemble de ce texte, révisé et adapté, a été extrait de Freitas Pinto, Do círculo à espiral: por uma história e método da recepção filosófica da psicanálise segundo o freudismo filosófico francês (Ricœur) e a filosofia brasileira da psicanálise (Monzani) (Du cercle à la spirale : par une histoire et une méthode de la réception philosophique de la psychanalyse selon le freudisme philosophique français (Ricœur) et la philosophie brésilienne de la psychanalyse (Monzani)), 2016. 3 Monzani, Freud: o movimento de um pensamento, (1982), 1989, p. 10.

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relativisation épistémologique de son travail ne signifie jamais le rejet de l’idée d’épistémologie qui y est développée. Avant toute chose, il est donc nécessaire de comprendre le sens non restrictif de l’idée d’épistémologie à partir de laquelle Monzani pense. En premier lieu, c’est principalement une épistémologie, une épistémologie qui part de l’idée que chaque domaine scientifique a ses contours et sa spécificité propre et qu’il est inutile d’essayer d’instaurer un idéal unitaire de la science. En deuxième lieu, elle cherche, à l’intérieur de chaque discours, à lui conférer le «ௗstatut d’un texteௗ» (Lebrun) et à le traiter comme un réseau ou un tissu de significations qui vaut la peine d’être commenté et explicité. En troisième lieu, à partir de cette analyse intérieure, elle cherchera à examiner et à établir l’ensemble des critères propres et spécifiques de validation de la discipline en question, et quels sont le critère et l’idée de vérité qui en découlent.4 Il s’agit enfin d’une idée d’épistémologie qui part «ௗ[…] d’une lecture et d’un travail intérieur, cherchant à expliciter dans chaque cas quels sont les critères et le régime de validationௗ»5. Autrement dit, bien loin de la conception dite «ௗanalytiqueௗ» de l’épistémologie – conception relativement répandue dans la philosophie contemporaine par l’intermédiaire de ce qu’il a été convenu d’appeler l’empirisme ou le positivisme logique et ensuite par l’intermédiaire des «ௗphilosophies des sciencesௗ» récentes et variées : Popper, Khun, Feyerabend, Grünbaum et autres, philosophies qui d’ailleurs, selon Monzani, sont peu fécondes en ce qui concerne la psychanalyse et les sciences humaines en général6 –, c’est au sein d’une certaine tradition épistémologique «ௗcontinentaleௗ», notamment française – avec Bachelard –, et sous la forte influence d’un petit essai de Lebrun7, que le philosophe brésilien fondera sa définition de la philosophie de la psychanalyse.

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Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 131. 5 Loc. cit. [Notre traduction] 6 Loc. cit. 7 Lebrun, L’idée d’épistémologie, 1977.

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Ainsi, nous ne le verrons pas penser sur la base d’une notion normative de la scientificité, c’est-à-dire un type de réflexion qui cherche à savoir si une discipline est ou n’est pas scientifique à partir d’un certain critère classique de vérité8. Monzani pensera comme le font généralement les philosophes français, c’est-àdire à partir de la répercussion du problème de la science sur la base d’implications et de significations qui supplantent la «ௗnormativité épistémologiqueௗ». Selon le philosophe, l’épistémologie d’une certaine discipline ne peut se réduire à la seule investigation de ses modes de procédé. Elle vise cela, mais elle vise également quelque chose de différent de cela9. Épistémologie régionale ou de la discontinuité, de Bachelardௗ? Du courant souterrain du matérialisme, chez Althusserௗ? Des épistémès, ou du discours, comme chez Foucaultௗ? Épistémologie de la complexité, de Morinௗ? Des sciences humaines, issue de la tradition herméneutique à partir de Diltheyௗ? Ou enfin des sciences de la vie, comme dans l’épistémologie historique de Canguilhemௗ? Même sous cette indéfinition générale, c’est sans aucun doute dans cette perspective de réflexion philosophique sur la science que s’insèrent Monzani et le sens non restrictif de son épistémologie, et c’est par conséquent de là que découle sa définition de la philosophie de la psychanalyse. La tentative la plus directe du philosophe de systématiser une définition précise du contenu de cette expression se trouve dans O que é filosofia da psicanálise? (Qu’est-ce que la philosophie de la psychanalyseௗ?)10, un petit article dans lequel Monzani reprend quelques-uns des principaux arguments de son essai Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas (Discours philosophique et discours psychanalytique : bilans et perspectives)11. Voyons cela : 8

Cf. Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 130. 9 Cf. Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 130. 10 Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008. 11 Id., Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991.

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«ௗLa question qui se pose est : qu’entend-on par l’expression philosophie de la psychanalyseௗ?ௗ»12. En réponse, la première étape de l’argumentation de Monzani consiste à écarter cette expression de ses semblables : philosophie des mathématiques, philosophie de la physique, philosophie de la biologie, etc. Alors que celles-ci se caractérisent comme une branche ou une sorte de «ௗphilosophie des sciencesௗ», comprise dans son sens général comme une réflexion qui vise à une investigation méthodologique pour savoir si telle discipline répond ou non à tel critère classique de vérité, la psychanalyse, quant à elle, et avec elle tout un ensemble d’autres sciences, que l’on appelle les «ௗsciences humainesௗ» – et même la physique contemporaineௗ! –, illustre le philosophe, requièrent un autre type d’approche épistémologique13. Et cela parce qu’elles ne répondent pas aux critères extérieurs exigés par le modèle classique de démarcation établi par la «ௗphilosophie des sciencesௗ» : «ௗ[…] différentes sciences, ou encore la même science à des stades différents, se conforment difficilement à ces critères extérieurs.ௗ»14 D’où, dès lors, l’hypothèse fondamentale de Monzani, selon laquelle doit être possible une approche qui s’intéresse aussi aux «ௗmodes de procédé irréductibles d’une disciplineௗ» et qui, surtout, ne souhaite pas instaurer un «ௗtribunalௗ» dans lequel ces différentes formes discursives devraient humblement déposer à ses pieds leurs «ௗtitres de citoyennetéௗ» épistémologique, afin qu’ils soient jugés selon des règles prédéterminées.15 C’est précisément avec ce «ௗcertain type d’approcheௗ» à l’horizon que l’argumentation monzanienne désignera les limites du critère de démarcation de la vérité, employé de façon récurrente par la «ௗphilosophie des sciencesௗ» par rapport aux critères épistémologiques adoptés, par exemple, par les sciences humaines et par la psychanalyse. Pour Monzani, en particulier en

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Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008, p. 11. [Notre traduction] Ibid., p. 12. 14 Monzani, O que é filosofia da psicanálise?, 2008, p. 13. [Notre traduction] 15 Ibid., p. 14 [Notre traduction]. 13

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ce qui a trait à la psychanalyse, l’insuffisance des critères classiques de scientificité en devient «ௗévidente et crianteௗ»16. En somme, selon le philosophe, ni la psychanalyse, ni les sciences humaines, ni même la physique contemporaine ne se conforment au modèle classique – positiviste – de conception de la «ௗscienceௗ» et de la «ௗvéritéௗ». En pratique, ce que font ces sciences et disciplines si diverses entre elles, c’est d’établir une critique radicale de ce modèle et, ce faisant, elles présentent, chacune à sa manière, des alternatives épistémologiques à celuici. Les procédés particuliers d’application de leurs thèses, la manière dont chacune d’elles crée et conduit ses propres régimes de validation, finissent par constituer leurs propres autonomie et spécificité épistémologiques. Autrement dit, ces sciences et disciplines entrainent des implications dans le champ général de l’épistémologie, qui ne peuvent simplement pas être ignorées. Leur double caractère de contestation et de création place l’acception classique positiviste de la science sous un soupçon critique sévère et en exige une réponse. C’est précisément dans ce cadre de critique épistémologique généralisée que la philosophie de la psychanalyse chez Monzani, à l’écart donc de la conception philosophique classique des «ௗsciencesௗ» – philosophie de la biologie, des mathématiques, de la physique, etc. –, apparait enfin avec le leitmotiv de sa définition : tout le problème n’est pas de savoir si la psychanalyse est une science ou non, mais plutôt de comprendre quelle sorte de rationalité scientifique la psychanalyse nous propose, dira le philosophe17. De cela découle directement la définition monzanienne : la philosophie de la psychanalyse comme compréhension de la rationalité psychanalytique, comme interrogation critique sur l’intelligence propre à la psychanalyse, comme recherche du sens le plus particulier et le plus radical de l’invention freudienne. En effet, il est important de ne pas ignorer la double facette que comporte cette définition : alors que d’un côté elle s’attache 16 17

Ibid., p. 13 [Notre traduction]. Monzani, O que é filosofia da psicanálise?, 2008, p. 16.

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à présenter une philosophie de la psychanalyse, dont les caractéristiques et les tâches fondamentales sont la compréhension de la rationalité, l’intelligence et le sens propres à la science freudienneௗ; d’un autre côté, elle relègue au second plan la question positiviste sur la scientificité de la psychanalyse, question posée sous le domaine légitime, mais relativement limité, de la philosophie générale des sciences. À cet égard, il est tout à fait pertinent d’évoquer ici la distinction que Monzani établit entre «ௗphilosophie des sciencesௗ» et «ௗépistémologieௗ». En résumé, la philosophie des sciences est une sorte de «ௗcamisole de forceௗ», qui cherche à «ௗimposer de l’extérieurௗ» des critères qu’elle juge valables pour toutes les disciplines qui se prétendent scientifiques. L’épistémologie, en revanche, est un «ௗtravail intérieurௗ», une «ௗlectureௗ» qui cherche à expliciter dans chaque cas particulier les critères et les régimes de validation d’une discipline donnée18. Or, c’est précisément dans la notion d’«ௗépistémologieௗ» que la définition monzanienne de la philosophie de la psychanalyse puise tout son sens. La distinction des termes n’est pas purement rhétorique, elle est opératoire : elle définit la philosophie de la psychanalyse tout en établissant une critique de la «ௗphilosophie des sciencesௗ». On voit dès lors que critique et définition, contestation et création vont toujours de pair chez Monzani : philosophie de la psychanalyse parce qu’il faut comprendre la rationalité psychanalytique, philosophie de la psychanalyse parce qu’il faut une alternative épistémologique aux critères de démarcation classiques adoptés par la «ௗphilosophie des sciencesௗ». Autrement dit, la question vraiment pertinente n’est pas la fameuse interrogation : «ௗla psychanalyse est-elle une scienceௗ?ௗ», mais plutôt : quelle sorte de rationalité scientifique la psychanalyse comporte-t-elleௗ? C’est cette question qui, selon Monzani, met en mouvement les véritables enjeux de l’épistémologie : dans quelle mesure la prolifération de ces nouveaux discours, de ces nouveaux savoirs, dont la psychanalyse n’est que l’un parmi de 18

Id., Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 131.

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nombreux exemples, ne nous invite-t-elle pas à repenser la notion de vérité qui est peut-être, elle aussi, dans sa forme canonique, quelque chose de daté et le fruit d’un ensemble d’évaluations sur le réel, sur la connaissance, sur le discours vrai, etc., que ces nouvelles disciplines nous invitent justement à repenserௗ? D’où toute la raison d’être d’une philosophie de la psychanalyse : non pas pour savoir si la psychanalyse est une science ou non, mais parce qu’elle nous fait repenser nos présupposés épistémologiques les plus ancrés19. Ce sont donc les effets épistémologiques de la philosophie de la psychanalyse qui semblent intéresser Monzani, au plus haut point. Ces effets guident, dans une large mesure, la définition qu’il propose, et doivent rejaillir sur la psychanalyse, en contribuant à la compréhension de sa nature épistémologique, et sur la philosophie, en remettant en question son habitude irréfléchie d’absolutisation conceptuelle : «ௗ[…] il faut, au sens bachelardien, abandonner ces habitudes invétérées, ces résistances et ces viscosités intellectuelles qui nous amènent insensiblement à penser certains ordres comme éternelsௗ»20. Face à ce large cadre, on peut résumer l’orientation fondamentale de la définition de la philosophie de la psychanalyse, de Monzani, en établissant la caractérisation générale suivante : il s’agit d’une définition éminemment épistémologique, dont le principal objectif est de montrer que tant que les philosophies classiques des sciences continueront à refuser la spécificité de l’épistémologie freudienne et al., c’est sous le signe même de cette inadéquation épistémologique originaire, et des graves implications philosophiques qui en découlent, que nous découvrirons le sens le plus radical d’une philosophie de la psychanalyse21. 19 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 131 (italique de l’auteur). 20 Ibid., p. 127. [Notre traduction] 21 Des répercussions générales sur le thème épistémologique chez Monzani peuvent être trouvées dans Simanke, As ficções do interlúdio: Bento Prado Jr e a filosofia da psicanálise (Les fictions de l’interlude : Bento Prado Jr. et la philosophie de la psychanalyse), 2007, pp. 75-77ௗ; et encore, du même auteur, Id., A arte da leitura e os efeitos do pensar: uma introdução ao pensamento

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Monzani et les modes de l’épistémologie de la psychanalyse : une méthode épistémologique particulièreௗ? L’une des thèses centrales de Monzani dans Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas est qu’«ௗ[…] il nous a fallu près de soixante ans pour apprendre comment on ne doit pas lire Freudௗ»22. Cette leçon, aussi fondamentale que tardive peut-être, s’est concrétisée, selon le philosophe, par l’apparition d’une «ௗnouvelle attitudeௗ» à l’égard du texte freudien, une attitude d’«ௗ[…] épuration, élucidation, clarification et précision des concepts psychanalytiques.ௗ»23, dont l’effet principal a été l’émergence de la spécificité propre à la pensée freudienne à partir de l’apparition, alors, d’une lecture plus attentive et rigoureuse des textes de Freud24. À strictement parler, sous ce titre «ௗnouvelle attitudeௗ», Monzani regroupe cinq modes de travail distincts25 : 1) un travail théorique de précision des concepts psychanalytiques (il cite comme exemples Lacan et le Vocabulaire de la psychanalyse, de Laplanche et Pontalis26)ௗ; filosófico de Luiz Roberto Monzani (L’art de la lecture et les effets du penser : une introduction à la pensée philosophique de Luiz Roberto Monzani), 2011, en particulier pp. 24-29. Voir également Fernandes, A filosofia da psicanálise na pespectiva de Luiz Roberto Monzani (La philosophie de la psychanalyse du point de vue de Luiz Roberto Monzani), 2011ௗ; et Bocca, A recepção filosófica brasileira da psicanálise. Um caso de descolonização (La réception philosophique brésilienne de la psychanalyse. Un cas de décolonisation), 2019. 22 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 132. [Notre traduction] 23 Ibid., p. 127. [Notre traduction] Selon Monzani, une attitude relativement courante au sein de certains systèmes philosophiques, comme le cas, par exemple, du système de Malebranche, tel que le démontre Guéroult, Malebranche, 1959. Voir en particulier le chapitre 10, v. III. 24 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 127. À ce propos, Monzani mentionne les travaux, en France, de : Lacan, Laplanche, Aulagnier, Viderman, Green, Assounௗ; et, au Brésil : de Hermann, Mezan, Garcia-Roza, Gabbi Jr. et Prado Jr. Nous rajoutons ici, assurément, le travail de Monzani lui-même. 25 Ibid., pp. 127-129. 26 Laplancheௗ; Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967.

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2) un travail généalogique de certains concepts et entités théoriques (ce mode de travail est représenté par Dérivation des entités psychanalytiques, de Laplanche27)ௗ; 3) un travail autour du sens et des implications des textes freudiens (Laplanche, Problématiquesௗ; Green, Le discours vivantௗ; Aulagnier, La violence de l’interprétation et Les destins du plaisir sont des travaux typiques de ce mode de travail28)ௗ; 4) un travail de délimitation des règles et des procédés qui déterminent la constitution du champ analytique, la question de la clarification de la méthode (ici les exemples sont : La construction de l’espace analytique, de Viderman, et Os andaimes do real (Les échafaudages du réel), de Hermann29)ௗ; 5) un travail d’épistémologie de la psychanalyse (outre les travaux de Laplanche en général et quelques textes de Viderman et de Green, Monzani caractérise également cette modalité à l’aide de quelques travaux d’Assoun, y insère son propre travail et cite encore, entre autres exemples possibles, Mezan, Gabbi Jr., Garcia-Roza et Prado Jr.30). 27

Laplanche, Dérivation des entités psychanalytiques, 1977. Cf., respectivement, Id., Problématiques, 7 v., 1980, 1981, 1987 et 2006ௗ; Green, Le discours vivant, 1973ௗ; Aulagnier, La violence de l’interprétation, 1975, et encore, Id., Les destins du plaisir, 1979. 29 Cf. Viderman, La construction de l’espace analytique, 1970ௗ; et, Hermann, Os andaimes do real, 1979. 30 Cf. également, respectivement, Id., La construction de l’espace analytique : le céleste et le sublunaire, 1977, notamment le dernier chapitre. Voir aussi, Green, De l’esquisse à l’interprétation des rêves : coupure et clôture, 1972ௗ; ainsi que, Assoun, Freud, a filosofia e os filósofos (Freud, la philosophie et les philosophes), (1976), 1978ௗ; et Id., Freud e Nietzsche: semelhanças e dessemelhanças (Freud et Nietzsche), (1980), 1989ௗ; voir aussi, Id., Introdução à epistemologia freudiana (Introduction à l’épistémologie freudienne), (1981), 1983. Parmi les Brésiliens, Cf. Monzani, Freud: o movimento de um pensamento, (1982), 1989 ; Mezan, Freud: a trama dos conceitos (Freud : la trame des concepts), (1977), 2011. En ce qui concerne les travaux de Gabbi Jr., Monzani ne nous en fournit pas les références exactes, mais il fait très certainement référence au contenu que nous connaitrions plus tard dans Gabbi Jr., Sobre a concepção da afasia e da histeria: notas sobre a relação entre anatomia e linguagem nos primórdios da obra freudiana, (Sur la conception de l’aphasie et de l’hystérie : notes sur le rapport entre anatomie et langage au début de l’œuvre de Freud), 1991 ; Id., Notas a “Projeto de uma psicologia”: as origens utilitaristas da psicanálise, ( Notes sur «ௗProjet d’une psychologieௗ» : 28

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En effet, s’appuyant sur une importante littérature spécialisée, Monzani parcourt au moins deux décennies de réflexions philosophiques franco-brésiliennes sur la psychanalyse, et nous propose enfin la première systématisation d’une méthode de travail très particulière qui se consoliderait plus tard, au Brésil, sous le nom même de philosophie de la psychanalyse. Un travail de précision conceptuelle, généalogique, structurel, méthodologique, en somme, un travail épistémologique. Tout cela, chacun de ces modes de travaux, constitue ensemble ce que le philosophe entend et nomme épistémologie de la psychanalyse. De fort caractère fondateur, cette épistémologie serait alors destinée à deux tâches principales, la première étant d’établir à tout le moins une définition précise d’un certain type de travail qui se fait, quand on fait de la philosophie de la psychanalyseௗ; et la deuxième étant de servir de référence méthodologique directrice pour des travaux futurs dans ce champ. Autrement dit, les modes de l’épistémologie de la psychanalyse de Monzani sont en résumé des marqueurs méthodologiques de ce qu’est la philosophie de la psychanalyse effectivement conçue comme un travail philosophique : une méthode épistémologique particulière. C’est surtout ce caractère de labeur philosophique introduit par la notion d’épistémologie de la psychanalyse chez Monzani qui nous fournit une compréhension plus large de la nature de sa définition de philosophie de la psychanalyse. Lorsque la «ௗsystématisation de modesௗ» conduit à une définition de nature «ௗépistémologiqueௗ» – exactement comme le propose Monzani – , il en résulte alors une philosophie de la psychanalyse comprise comme un travail épistémologique de la philosophie31.

les origines utilitaristes de la psychanalyse), 2003. Voir également, GarciaRoza, Freud e o inconsciente (Freud et l’inconscient), 1984ௗ; Id., Acaso e repetição em psicanálise (Hasard et répétition en psychanalyse), 1986 ; et enfin Prado Jr., Alguns ensaios (Quelques essais), (1985), 2000. 31 Nous pourrions, à un autre moment, associer ce que nous appelons le travail épistémologique de la philosophie au travail de deuil, théorisé par Freud, c’està-dire que, de même que la mort nous impose un travail de deuil à réaliser, la

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Le développement de cette conception de la philosophie de la psychanalyse comme travail épistémologique de la philosophie s’opère en trois phases de l’œuvre de Monzani : i) elle prend naissance et est illustrée dans Freud: um movimento de um pensamento (1982), 1989, ii) elle se développe et est explicitée en 1988, dans l’essai Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas32, et, deux décennies plus tard, en 2008, iii) elle se consolide et est résumée dans O que é filosofia da psicanálise?33. En effet, nous l’avons déjà souligné, c’est surtout dans cette troisième phase que la définition épistémologique et la systématisation méthodologique réapparaissent de façon plus directement articulée34. Dans O que é filosofia da psicanálise?, l’argumentation de Monzani sur la systématisation méthodologique se centralise autour de l’hypothèse selon laquelle il doit y avoir un «ௗcertain type d’approcheௗ» capable de s’occuper des «ௗmodes de procédésௗ» d’une discipline sans avoir de ce fait à la soumettre à des règles ou à des référentiels qui leur soient extérieurs ou prédéterminés, comme le fait généralement «ௗla philosophie classique des sciencesௗ»35. Monzani propose ici trois types d’approches/travaux possibles, que je nomme ainsi : 1) Une approche de généalogie conceptuelle. Il s’agit d’un type de travail à partir duquel il serait possible de découvrir, de démontrer et de comprendre quelles influences et déterminations conceptuelles sont présentes, dans une certaine mesure, dans la constitution même du discours psychanalytique. Par exemple : essayer de retracer toute la trame conceptuelle qui a mené de Charcot à Freud, par rapport au problème de l’histoire. Ou alors, essayer d’examiner comment certains «ௗréseauxௗ» ou «ௗgrillesௗ» conceptuels (par exemple, les idéaux scientifiques de Helmholtz, philosophie de la psychanalyse chez Monzani nous impose également un travail épistémologique de la philosophie à réaliser. 32 Cf. Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991. 33 Cf. Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008. 34 Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008, pp. 14-16. 35 Ibid., p. 14. [Notre traduction]

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Fechner, Bruckner que Freud connaissait certainement, etc.) ont influencé l’optique freudienne dans sa lecture des phénomènes psychopathologiques36. 2) Une approche d’ordre structurel. Un travail qui consiste à «ௗ[…] prendre la théorie psychanalytique comme un réseau discursif, [à] la traiter ainsi, comme un tissu de significations qui vaut la peine d’être explicité, commenté, discuté et interprété. […]ௗ»37ௗ; un cas où la vérité de la doctrine a moins d’importance que le mouvement intérieur des concepts, leurs nuances dans chaque proposition, altération, abandon ou reprise à l’intérieur même de la théorie. Monzani suggère comme exemple les cas de la théorie de la séduction, du complexe d’Œdipe et de la pulsion de mort. Dans tous ces cas, il s’agit de concepts qui se structurent en chaines de développements théoriques qui nous emmènent toujours soit plus loin qu’on ne le suppose généralement, soit bien avant leurs propres formalisations38. 3) Une approche épistémologique. Selon le philosophe, un type de travail qui s’ancre dans «ௗl’approche structurelleௗ» qui le précède, et part de l’idée suivant laquelle chaque discipline produit un certain savoir ayant ses contours et sa spécificité propres. Par conséquent, un travail qui vise à examiner et à délimiter l’ensemble des critères propres et spécifiques de validation de la discipline en question, et quels sont le critère et l’idée de vérité qui en découlent39. En somme, dans le premier type d’approche, la genèse du concept, un travail d’histoire des sciences ou des savoirs, qui s’interroge sur l’origine historique des concepts psychanalytiquesௗ; dans le deuxième, la structure conceptuelle, un travail de reconstitution discursive, d’analyse des procédés et 36

Monzani, O que é filosofia da psicanálise?, 2008, pp. 14. Loc. cit. [Notre traduction] 38 En particulier concernant ce type d’approche – structurel –, il convient de noter que nous avons alors trois exemples emblématiques au sein des réceptions philosophiques française et brésilienne de la psychanalyse : Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, (1965), 1995ௗ; Mezan, Freud: a trama dos conceitos, (1977), 2011ௗ; et enfin Monzani lui-même dans Id., Freud: o movimento de um pensamento, (1982), 1989. 39 Monzani, O que é filosofia da psicanálise?, 2008, p. 15. 37

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des enchainements du discours de la psychanalyseௗ; et, enfin, dans la troisième modalité d’approche, l’épistémologie, un travail qui part de l’approche structurelle pour établir, au moyen de ses «ௗpropres critères de validationௗ», la valeur de vérité de la théorie psychanalytique. Il est vrai que cette «ௗnouvelleௗ» classification du philosophe pour désigner les modes de travail de la philosophie de la psychanalyse (phase iii), ne change essentiellement en rien le tableau présenté vingt ans auparavant, dans Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas40 (phase ii). Toutefois, on note l’amélioration et la consolidation de deux aspects importants : premièrement, une plus grande concision quant à la systématisation des modes, puisque les travaux de «ௗprécision conceptuelleௗ» et «ௗde clarification de la méthodeௗ», tous deux inscrits dans la première systématisation, et absents dans celle-ci, s’adaptent ici et sont entièrement absorbés par les approches «ௗgénéalogiqueௗ» et «ௗépistémologiqueௗ», respectivement. Deuxième aspect, la présentation d’exemples plus conceptuels de la nature du travail de la philosophie de la psychanalyse (travail épistémologique de la philosophie), dans la mesure où, si dans la première systématisation les exemples sont illustrés au moyen d’auteurs représentant chaque mode de travail, dans celle-ci, chacun de ces modes se voit attribuer des exemples conceptuels ou théoriques qui élucident le développement même de leur propre activité. Autrement dit, la première systématisation de Monzani (phase ii) s’attache à présenter de manière large et au moyen d’auteurs quels sont les modes de travaux de la philosophie de la psychanalyse, la deuxième (phase iii) s’applique plutôt à montrer comment ces modes peuvent coïncider entre eux, et comment ils se montrent effectivement dans leur réalité théorique ou conceptuelle.

40

Cf. Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991.

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Mais les «ௗfaitsௗ» ne sont pas des «ௗprincipesௗ» … Il convient toutefois de ne pas prendre les définitions et les classifications de ces modes de travail de manière trop stricte. De sa part, quelle que soit la phase, que ce soit dans Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, de 1988, ou vingt ans plus tard, dans O que é filosofia da psicanálise?, Monzani a toujours tenu à souligner le caractère non conclusif de la définition de la philosophie de la psychanalyse comme un tout, et de ses modes de travail en particulier. À cet égard, le philosophe nous mettra en garde à ces deux occasions : […] nous sommes dans une phase à la fois féconde en termes de production et relativement pauvre en termes de conclusions. […] écartons la tentation de la synthèse et des généralisations hâtives. […], ne transformons pas une stratégie méthodologique qui s’est révélée fructueuse en un principe atemporel.41 […] il est difficile de dire que la psychanalyse est une discipline déjà constituée. […] L’idée peut-être la plus juste est que, dans la meilleure des hypothèses, [la psychanalyse ainsi que les sciences humaines] sont des disciplines qui sont en train de se faire, et le résultat en est très difficile à connaitre.42

Monzani illustre cet état de non-conclusion en présentant une série de problèmes théoriques majeurs que la psychanalyse impose à la pensée philosophique et qui demeurent pourtant encore soit sans solution, soit seulement plus ou moins résolus. Le premier et le principal de ces «ௗproblèmes majeursௗ» renvoie à la question générale de la structure épistémologique de la théorie psychanalytique, après tout, comment concilier un 41 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 132ௗ; 135. [Notre traduction] 42 Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008, p. 13 (italique de l’auteur). [Notre traduction]

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«ௗdiscours du sensௗ» qui cohabite avec un «ௗdiscours énergétiqueௗ» dans la pensée freudienneௗ? Autrement dit, le vieux problème du dualisme épistémologique : […] Tout indique, en effet, que nous avons une énorme difficulté à comprendre un discours qui place le sens dans le champ de la force et vice versa. Et ce n’est pas surprenant : que nous le voulions ou non, nous sommes plus cartésiens que nous ne le pensons. […] Tout semble indiquer qu’il faut construire une nouvelle théorie du sens déconnectée de ses complicités avec le primat de la conscience, ainsi qu’une théorie de la force qui ne la pense pas dans le champ de la pure opacité. Dans un certain sens, cela est déjà esquissé chez Freud, qui n’a malheureusement prêté que peu d’attention à cette question.43

Il y a ensuite le problème du rôle des facteurs extérieurs et intérieurs dans la causalité des phénomènes psychiques : le problème de l’étiologie psychique en général qui, à son tour, renvoie aux problèmes spécifiques de la phylogenèse et de l’ontogenèse : Freud a oscillé sur cette question tout au long de son œuvre. Tout d’abord, il a accordé de l’importance à l’étiologie extérieure. Ensuite, il l’a abandonnée, adoptant la position inverse. Mais il n’a jamais été satisfait de cette solution. Il suffit de lire l’histoire clinique de l’Homme aux loups. L’insistance apparemment irrationnelle de Freud sur l’influence de la phylogenèse sur l’ontogenèse et son lamarckisme dépassé est étroitement liée à ce problème.44

Selon le philosophe, les troisième et quatrième «ௗproblèmes majeursௗ» d’une philosophie de la psychanalyse sont ceux de la genèse de l’appareil cognitif chez Freud, et le problème de la sociabilité et de la culture : qu’est-ce que, cognitivement, l’acte de penser selon la perspective psychanalytiqueௗ? Et, finalement, 43 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, pp. 133; 134. [Notre traduction] 44 Ibid., pp. 134. [Notre traduction]

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quelle est la théorie freudienne de la vie socialeௗ? Pour Monzani, concernant le premier problème, Freud a laissé plusieurs pistes, mais il ne les a jamais développées de façon rigoureuse. Quant à la question de la théorie sociale : Il y a sans l’ombre d’un doute chez Freud une théorie des facteurs d’hominisation, une théorie sur la genèse historique de la sociabilité (héritière directe d’Épicure et de Hobbes) et une théorie sur les facteurs déterminants, du point de vue psychique, de cette même sociabilité. Ces théories, de leurs points de vue respectifs, sont complètes, mais certainement insuffisantes pour constituer une théorie générale de la sociabilité.45

Enfin, le problème philosophique classique de la subjectivité : qu’est-ce que la psychanalyse a finalement à en direௗ? […] Quiconque a étudié sérieusement l’œuvre de Freud sait parfaitement que le concept, ou plutôt la conception du sujet a subi dans ses mains une transformation d’importance. Mais qu’est-ce que cela a signifiéௗ? Le détrônement du cogito et de ses privilègesௗ? Dans une certaine mesure, oui. Le point final et définitif aux «ௗphilosophies de la conscienceௗ»ௗ? Problématique, puisque Freud lui-même affirmait que la conscience est notre seul phare dans les ténèbres de la psychologie des profondeurs. Et cela, sans parler du célèbre adage. Wo es war, sool ich werden. Le décentrage radical du sujet et la détermination par l’instance de l’«ௗautreௗ»ௗ? Certainement, oui. Mais qu’est-ce que cela veut dire exactementௗ? Quel est le sens de cette transformation et quelles en sont les conséquencesௗ? À dire vrai, nous ne le savons toujours pas vraiment […]46.

45

Ibid., pp. 134-135. [Notre traduction] Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 136. [Notre traduction] 46

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Enfin, selon Monzani, tous ces problèmes montrent combien nous «ௗtâtonnonsௗ» encore en matière de philosophie de la psychanalyse47. En effet, plus de trois décennies se sont écoulées depuis ce diagnostic du philosophe, et qu’est-ce qui a changéௗ? Quelles sont les avancées liées au problème de l’épistémologie de la psychanalyseௗ? Avons-nous déjà appris à concevoir la pensée freudienne en dehors du dualisme épistémologique obsessionnel sens-énergieௗ? Quelles solutions sont apparues quant à la question de la causalité psychique, de la phylogenèse et de l’ontogenèseௗ? Quelles sont les actualisations au sujet de l’appareil cognitif de la psychanalyseௗ? Quelles sont les nouvelles perspectives d’analyse quant au problème de la culture et de la sociabilité dans la théorie psychanalytiqueௗ? Quelle solution a finalement été apportée au problème de la subjectivitéௗ? Bien sûr qu’il y a eu des avancées, bien sûr qu’il y a de nouvelles solutions, et il est évident qu’une série d’actualisations et de perspectives ont été renouvelées. Mais y réfléchissonsnousௗ? Ces avancées et ces solutions font-elles l’objet de notre attention et de nos recherches, ou insistons-nous encore à penser ces vieux problèmes avec les mêmes vieux référentiels d’il y a cinq décenniesௗ? Les avancées significatives des trois dernières décennies dans la consolidation du champ de la philosophie de la psychanalyse constituent surement des alternatives d’analyses très fécondes, qui méritent beaucoup plus notre attention et notre travail. Si une partie des problèmes énoncés par Monzani sont encore plus d’actualité qu’ils ne devraient l’être, ce n’est pas faute de nouvelles solutions et perspectives, c’est parce que nous avons pris l’habitude de traiter les «ௗfaitsௗ» comme des «ௗprincipesௗ». Autrement dit, il est fort probable que nous ne «ௗtâtonnonsௗ» plus en matière de philosophie de la psychanalyseௗ; cependant, il est sûr que nous ne voyons pas encore avec une clarté totale les implications philosophiques plus profondes que la leçon freudienne représente pour la philosophie. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas construit, par exemple, d’histoire de la 47

Loc. cit.

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réception philosophique de la psychanalyse qui nous aiderait à comprendre, dans une large perspective, l’ensemble des questions qui concerne la recherche en philosophie de la psychanalyse. De plus, comme nous l’avons dit plus haut, nous sommes encore très attachés à des référentiels philosophiques particuliers – et datés – avec lesquels nous avons pris l’habitude de penser – herméneutique, structuralisme, théorie critique, philosophie analytique, et autres – et, de ce fait, nous ne comprenons pas encore la radicalité de ce que peut nous procurer une philosophie de la psychanalyse. En ce sens, la forte sensibilité de Monzani quant à la nécessaire relativisation des définitions des modes de travail de la philosophie de la psychanalyse n’est pas une simple position rhétorique, elle a un sens précis et représente une leçon précieuse, à savoir : aucune systématisation, définition ou aucun référentiel théorique spécifique ne doit être conçu avec une rigueur dogmatique. Toute la réserve critique du philosophe quant aux résultats des travaux de la philosophie de la psychanalyse n’a absolument pas pour but de nier ou de diminuer la pertinence des avancées que ces travaux représentent, elle vise seulement à éviter que l’épistémologie de la psychanalyse ne tombe dans la même erreur que la philosophie positiviste des sciences : dans un fondamentalisme de critères, qui, au nom d’une certaine image de rigueur, croit pouvoir établir, délimiter – dogmatiquementௗ? – ce qu’est ou n’est pas la science, la vérité, la validité, etc. Monzani dira : «ௗL’histoire des idées nous a déjà joué suffisamment de tours pour que l’esprit cesse d’être arrogant et devienne plus humble.ௗ»48 Il ne s’agit donc pas d’ériger des faits en principes49, les modes de travail de l’épistémologie de la psychanalyse, de Monzani, ne sont pas des «ௗtables de véritéௗ», dans lesquelles tous les modes possibles se présentent et se résolvent sur place. Ce ne sont pas des «ௗprincipesௗ», ce sont des «ௗfaitsௗ» dont on peut 48 Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, p. 135. [Notre traduction] 49 Loc. cit.

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extraire précisément une critique et une mise en garde : 1) une critique de l’idée positiviste de la science, qui dans la version générale de quelques tendances fondamentalistes vise à commander dogmatiquement la totalité de la méthode et de la rigueur scientifiquesௗ; et, 2) une mise en garde pour que les conditions effectives à l’aide desquelles se développe le labeur philosophique – le travail épistémologique de la philosophie – par rapport à la psychanalyse ne se transforment jamais en ce à quoi il s’oppose justement : en un «ௗprincipeௗ» épistémologique extérieur et arbitraire.

Considérations finales Compte tenu de l’énorme diversité d’approches, d’auteurs et de thèmes de travail au sein de la philosophie brésilienne de la psychanalyse et de l’épistémologie historique, nous avons proposé dans ce chapitre la première partie d’une articulation globale entre ces deux champs. Nous avons cherché à présenter la philosophie brésilienne de la psychanalyse à partir du cas particulier de Monzani, afin de mettre en évidence son acception de ce champ comme épistémologie de la psychanalyse. Avec cette stratégie, comme prévu, notre objectif est de présenter, à une autre occasion, la deuxième partie de notre articulation globale, l’épistémologie historique des sciences de la vie de Canguilhem, et de croiser les résultats des deux – épistémologie de la psychanalyse et épistémologie historique – pour enfin découvrir dans quelle mesure la philosophie brésilienne de la psychanalyse, de Monzani, est influencée par l’épistémologie historique de Canguilhem. Le principal résultat de cette première partie était la présentation de la notion d’«ௗépistémologie non restrictiveௗ» comme caractérisation prédominante de la conception monzanienne de la philosophie de la psychanalyse, conception qui, à son tour, a fourni une définition essentiellement épistémologique de ce champ d’investigation. En résumé, pour Monzani, la philosophie de la psychanalyse est une épistémologie de la psychanalyse, qui est à son tour, comme nous l’avons souligné, «ௗun travail d’épistémologie de la

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philosophieௗ». L’étendue et les conséquences théoriques de ce résultat, comme nous l’avons démontré, ne sont pas rares et sont loin d’être épuisées. Il ne fait cependant aucun doute que cette caractérisation et cette définition placent Monzani dans un rapport direct et incontestable avec la tradition de la pensée épistémologique française. Mais est-ce suffisant pour nous permettre de conclure que l’épistémologie de la psychanalyse monzanienne est influencée par l’épistémologie historiqueௗ? Ne s’agit-il pas de nous demander d’abord à quelle branche exacte de la tradition épistémologique française Monzani est le plus directement liéௗ? En effet, nous savons que Lebrun et Bachelard représentent des influences décisives sur la pensée de Monzani50. Mais nous savons aussi que Canguilhem est un «ௗdiscipleௗ» de Bachelard, et que Lebrun est un «ௗdiscipleௗ» de Canguilhem. Monzani et Canguilhem – épistémologie de la psychanalyse et épistémologie historique – se croisent très certainement sur un point crucial. Reste à savoir lequel.

Références bibliographiques Assoun, P.-L. (1978). Freud, a filosofia e os filósofos. Rio de Janeiro: Livraria Francisco Alves Editora. Assoun, P.-L. (1989). Freud e Nietzsche: semelhanças e dessemelhanças. São Paulo: Brasiliense. Assoun, P.-L. (1983). Introdução à epistemologia freudiana. Rio de Janeiro: Imago. Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation : du pictogramme à l’énoncé. Paris : PUF.

50 Cf. Monzani, Discurso filosófico e discurso psicanalítico: balanços e perspectivas, (1988), 1991, pp. 127, 132, 133 ; et plus clairement dans Id., O que é filosofia da psicanálise?, 2008, pp. 13-16.

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DE LA REPRÉSENTATION POLITIQUE À LA NORMATIVITÉ SOCIALE1 Francisco Verardi Bocca

Introduction Dans ce chapitre, je propose une réflexion, non pas exactement sur les sciences humaines, mais sur les organisations sociales humaines en recourant aux sciences de la vie, ou plutôt au statut de la vie conçu par Georges Canguilhem, pour qui prédomine, en elle, la normativité biologique. Un concept propre de ce que l’on pourrait appeler sa «ௗphilosophie biologiqueௗ» et qui soutient sa «ௗthéorie socialeௗ». Une philosophie construite à partir des développements de la biologie et de la médecine et mise en œuvre dans les concepts qu’il en a extraits. Sans réduire les faits humains aux faits naturels, il s’agit de leur appliquer, à travers la notion de normativité comme auto-organisation sociale, un point de vue évaluatif, autrement dit axiologique, que Canguilhem a partagé avec Nietzsche.

Représentation politique dans la modernité Pour mettre en œuvre cette proposition, je privilégie un aspect des organisations sociales, la demande de représentation politique qui les touche toutes, et plus précisément la justification philosophique de sa nécessité dans les sociétés modernes. À titre d’exemple, j’aurai recours dans un premier temps aux arguments de Thomas Hobbes présentés au chapitre VI du Léviathan (1651), qui se situe dans la première partie de l’ouvrage intitulée De l’homme, désignant ce dernier comme un élément constitutif 1

Publié pour la première fois en portugais, sous le titre : Da representação política à normatividade social dans Etic@: Revista Internacional de Filosofia da Moral, Florianópolis, v. 20, n. 3, 2021, pp. 845-868.

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de la société et la sensation, comme son élément propre. Dans ce chapitre, Hobbes a exposé sa notion de désir humain (qu’il a également nommé effort, appétit ou conatus) comme structuré dans son rapport aux objets du monde. La conséquence de cette conception a été la révélation de son équivocité, riche de conséquences pour la philosophie moderne et contemporaine. Équivocité qui expose son besoin d’être guidé par un agent civilisateur. Le besoin d’intervention extérieure provient, comme Hobbes le dit lui-même, du fait qu’il n’existe pas de règle commune du bien et du mal, guidant le désir, qui puisse être extraite de la nature des objets eux-mêmes et ni même des hommes qui sont en rapport avec eux. Ceux-ci n’éprouvent dans cette relation que le bon et le mauvais sensible. Selon Hobbes, une règle ne peut provenir que «ௗde la personne (là où l’État n’existe pas) ou de celle qui la représente (quand l’État existe), ou d’un arbitre, ou juge, que ceux qui sont en désaccord établissent en faisant de sa sentence la norme du bon et du mauvaisௗ» (1651, p. 48). L’argument le plus percutant qui révèle l’inappétence humaine pour l’autogouvernement fut que «ௗparce que la constitution du corps humain est en mutation permanente, il est impossible que toutes les mêmes choses doivent toujours causer en lui les mêmes appétits et aversions. Les hommes peuvent encore moins accorder leur désir au sujet d’un même objetௗ» (1651, p. 48), autrement dit, les hommes, dissociés par nature, ne présentent pas seulement des différences entre eux, mais chacun par rapport à lui-même. Une équivocité qui fut considérée par Hobbes comme le fondement de la situation brutale, incertaine et téméraire de guerre entre tous, qui occasionna un projet politique artificiel d’orientation, de maintien et de conservation de la vie humaine par l’émergence de la vie civilisée. Une initiative justifiée par la présence d’un principe d’autoconservation inhérent au désir luimême, qui est de conservation. Ainsi, la condition sensible des hommes elle-même aurait induit la sociabilité, de manière autoimposée à travers le transfert de pouvoir à un agent médiateur extérieur consacré à l’occasion d’un pacte de tous en leur nom.

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Des années auparavant, dans Du citoyen (1642), Hobbes avait déjà affirmé que tout homme dans son état naturel désire la paix et la sécurité et qu’il y parvient aux dépens de sa liberté, qu’il qualifia de négative à ce stade, en particulier lorsqu’elle est exprimée dans le droit controversé à toutes choses qui permet l’atteinte de ses objectifs. Dans ce cas, sa composante rationnelle prévalant, il prend l’initiative d’éviter les conflits portant atteinte à sa paix et à son intégrité par la voie du transfert de sa liberté et de son pouvoir à un médiateur de conflits. Une façon pour chaque homme, renonçant à son droit naturel (jus naturale) – «ௗla nature a donné tout à tousௗ» (1642, p. 32) –, d’honorer la loi de nature (lex naturalis) – «ௗil faut chercher la paix où il est possible de l’obtenirௗ» (1642, p. 38) –, non plus dictée par sa sensibilité. Et cela parce que, si le droit de nature autorise que l’on recherche l’autodéfense par tous les moyens possibles, la loi de nature, elle, interdit que l’on fasse ce qui, pour atteindre cet objectif, mettrait sa vie en danger. Il s’agit d’une précaution guidée par une règle générale de la raison, une recta ratio conseillant la prudence dans l’application du principe qui était en vigueur avant l’institution de la république, lorsque «ௗchacun [avait] un droit sur toutes choses, et le droit de faire tout ce qu’il [pensait] être nécessaire à sa propre préservation, soumettre, faire du mal ou tuer n’importe qui dans ce butௗ» (1651, p. 263). Une prudence, conclut Hobbes, qui, même si elle n’est pas innée, «ௗn’est rien que l’égale expérience que tous les hommes ont, en un temps égal, de ces choses dans lesquelles ils s’impliquent égalementௗ» (1651, p. 107). Dans cette nouvelle condition, la société et les citoyens qui la composent voient le jour. Ils voient le jour et se maintiennent sous la protection du souverain qui, comme l’exprime Monzani dans Desejo e prazer na idade moderna (Désir et plaisir à l’époque moderne) (1995), consiste à «ௗlimiter le champ du désir, en diminuer l’intensité, le circonscrire à des champs déterminés, l’assujettir à des règles, le domestiquer, le laminer, enfin [Notre traduction]ௗ» (1995, p. 91), en choisissant et en fournissant aux désirs de bons objets qui préparent et permettent, par le limage effectif, la condition de citoyen.

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Comme on peut le voir, il s’agit d’une philosophie politique basée sur une méthode d’investigation génétique qui, il faut le reconnaitre, a identifié chez les hommes une capacité créative de réaction face aux dangers et aux défis de leur environnement. Une reconnaissance qui a eu lieu malgré un «ௗmécanicismeௗ» qui lui permit d’expliquer que notre «ௗespritௗ» dérivait des stimuli provenant d’objets extérieurs dans certaines parties de notre corps, si bien que les notions d’extension et de mouvement seraient nécessaires et suffisantes pour l’expliquer – et dans ce cas, l’expliquer à partir du choc de corps influents entre eux, un mouvement de nature entropique, exprimé par l’état de guerre de tous contre tous, décrit par Plaute dans la célèbre expression homo homini lupus. Un mouvement prudemment évité qui, étant le fondement des organisations corporelles et intellectuelles, le serait aussi d’organisations sociales conflictuelles s’il n’était pas corrigé. Une thèse présente dans les Éléments de la loi naturelle et politique (1650), en plus de l’être dans De corpore (1655) consacré à la philosophie et aux sciences naturelles, dans lequel il a adopté des idées de Galilée sur le mouvement et sur les notions de corps matériel et de corps politique. Comme on peut le voir, un ensemble d’arguments qui aboutissent à un type de conservation, dont chaque homme est la cause, et non l’exécuteur, car elle résulte d’une normalisation encouragée par des institutions politiques, éducatives et judiciaires qui, ensemble, ajustent chaque homme en fonction de la construction du corps politique, le peuple. Une notion que Hobbes a métaphorisée dans le choix du frontispice qui illustre l’ouvrage Léviathan, dans lequel le corps du souverain, empoignant une épée, est composé des innombrables corps de ses sujets, à savoir des sujets qu’il représente avec une lame à la main. Je synthétise ce point de vue en mentionnant le chapitre XVII du Léviathan, qui ouvre la deuxième partie de l’ouvrage intitulée De l’État, où Hobbes a une fois de plus justifié le besoin de représentation politique à travers l’État et le souverain. La minorité de la condition humaine sensible – et également rationnelle – y est clairement manifestée :

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La cause finale, fin ou but des humains (lesquels aiment naturellement la liberté et avoir de l’autorité sur les autres) en s’imposant à eux-mêmes cette restriction (par laquelle on les voit vivre dans des États) est la prévoyance de ce qui assure leur propre préservation et plus de satisfaction dans la vieௗ; autrement dit de sortir de ce misérable état de guerre qui est, comme on l’a montré, une conséquence nécessaire des passions naturelles qui animent les humains quand il n’y a pas de puissance visible pour les maintenir en respect et pour qu’ils se tiennent à l’exécution de leurs engagements contractuels par peur du châtiment, comme à l’observation de ces lois de nature […] (1651, p. 143).

Après lui, Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social (1762), a admis que, bien qu’elle puisse être d’accord sur certains points avec la volonté générale, «ௗla volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté générale à l’égalitéௗ» (1762, p. 34). La première consistant en une disposition naturelle, la seconde consisterait en une inclination conduite par un, ou plusieurs, législateurs (selon les formes de gouvernement telles que la démocratie, l’aristocratie et la monarchie) qui auraient pour tâche de la traduire sous forme de lois, en plus de persuader les citoyens de les adopter et de les suivre2. Il convient de rappeler que dans le livre II du même ouvrage, Rousseau considéra que les lois sont les conditions mêmes de l’association civile, même si la question de leur élaboration et de leur application reste problématique, des démarches rendues difficiles par le fait que, comme il l’a déclaré, une société consiste en une «ௗmultitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bonௗ» (1762, p. 48), et cela parce que, a-t-il poursuivi, «ௗde lui-même le peuple veut 2

Rappelant que dans son sens substantiel, la volonté générale exprime l’intérêt, le bien commun et l’idéal de justice et d’équité, n’étant donc pas la simple somme des intérêts particuliers, qui, eux, exprimeraient ce que Rousseau appela la volonté de tous. Elle vise la souveraineté populaire comme garantie de la liberté individuelle, même s’agissant d’une soumission, par consentement, à une autorité politicojuridique. Une garantie assurée par l’autorité de la loi qui exerce la volonté générale, maintenant le citoyen et ses volontés particulières en accord et en conformité avec elle.

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toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujoursௗ» (1762, p. 48), s’agissant d’une distinction et d’une clarification que seule une haute vertu, telle que celle que devrait avoir un législateur, peut apporter. Une condition qui lui a permis de conclure que «ௗtous ont également besoin de guides […] Voilà d’où naît la nécessité d’un législateurௗ» (1762, p. 49)3. Nécessité qui réside dans le fait que l’esprit social visé par le pacte social en serait la conséquence et non la cause, car cela présupposerait, comme il l’a dit, «ௗque les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par ellesௗ» (1762, p. 52). Une conversion opérée par le législateur par un recours persuasif à un discours d’ordre religieux, ses arguments étant incompréhensibles pour le commun des hommes. Comme l’a affirmé Rousseau, «ௗles pères des nations [furent forcés] de recourir à l’intervention du ciel et d’honorer les dieux de leur propre sagesse […]ௗ» (1762, p. 52). Rappelons également que la philosophie de Rousseau renvoie à la société française du XVIIIe siècle, qui s’occupait de sa reconstruction sociale et politique, notamment en ce qui a trait aux notions de citoyenneté et de représentation. Une société qui passait de la monarchie, occupée par un agent qui agissait selon sa volonté particulière, à la république, dont le gouvernement 3

Rousseau a également évoqué la notion de recta ratio, en précisant que «ௗLa volonté générale est toujours droite, mais, le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachésௗ» (1762, p. 48). Cela étant, le législateur serait chargé d’identifier la volonté générale et le bien commun au nom de la communauté politique, afin de la faire passer avant les intérêts particuliers. Quant au peuple, dit Consani, si possible de façon présentielle, il lui «ௗreste la tâche d’approuver les lois proposées, en analysant leur accord avec la volonté générale comme critère, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une deuxième occasion d’identification de la volonté générale, étant donné que la première aurait déjà été permise par le législateur. Il est tout de même exigé du peuple d’accéder au contenu de la volonté générale qui sert de guide à cette décision [Notre traduction]ௗ» (2018, p. 108). Dans ce cas, il incomberait au peuple d’approuver, ou de rejeter, les lois proposées, en fonction de leur accord, ou non, avec la volonté générale, son idéal normatif.

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revenait au peuple, ou à une partie de celui-ci, exercé au nom de la volonté générale. Ainsi peut-on dire que Rousseau a jeté les bases d’une équation politique de la France aux prises avec une nouvelle notion de peuple composé d’hommes qui, comme il l’a dit, ne savaient pourtant pas ce qui était le mieux pour eux en tant que peuple et étaient par là même incapables de se guider euxmêmes et par eux-mêmes. Toujours dans Du contrat social, attentif aux équivoques et aux désaccords des volontés particulières, Rousseau déclara qu’à la différence de la volonté générale qui est toujours droite et tend à l’utilité publique, en tant que peuple, «ௗon veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujoursௗ» (1762, p. 37). Ce qui révèle que les intérêts particuliers, d’hommes qui s’opposent les uns aux autres, seraient les obstacles à l’implantation de la volonté générale, animée par un seul principe, le bien et l’intérêt commun. Cependant, cette même diversité d’intérêts serait par ailleurs responsable de la recherche de l’implantation de la volonté générale, car, comme il l’a exprimé, c’est «ௗl’opposition des intérêts particuliers [qui] a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possibleௗ» (1762, p. 33). Rendu possible et opéré par un «ௗêtre collectifௗ», le seul à se représenter par lui-même, au nom de la volonté générale. La nécessité de soumission à la volonté générale et au souverain qui l’exécute se justifie, comme on peut le voir, par le fait que chaque homme ignore ce qu’il a de commun avec d’autres hommes. Une ignorance dérivée de l’absence de pleine raison dans son état naturel instinctif, dans lequel, individualistes, même suivant leur première loi consistant à assurer leur conservation et leur adaptation à la nature, les hommes ne dépassaient pas la condition sociale de petits groupements familiaux, les seules sociétés naturelles. Une situation d’ignorance surmontée par l’éducation et par la politique, tâche du législateur et de l’État, facilitatrice de l’association en des groupes plus larges, et responsable, dans ce nouvel ordre, de la préservation et surtout de la prospérité de ses membres. En réalité, la condition à surmonter serait celle d’hommes qui, dans l’état naturel, seraient majoritairement des

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êtres de sensations, de présence, de rapport direct avec leurs objets de satisfaction à travers un langage rhétorique primitif, habitué au cri, à la poésie et au chant, basé sur la force et l’expressivité, par conséquent insuffisant pour promouvoir l’union de personnes en grands groupes. Avant de rentrer dans les détails de cette question, je rappelle que dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau a exprimé l’équivocité des volontés particulières à l’aide de la distinction entre deux sortes d’inégalité parmi les hommes. Une première, qu’il qualifia de naturelle ou physique, et une seconde, qu’il qualifia de morale ou politique. Si la première était issue de la nature, la deuxième est provenue de la convention ou du consentement des hommes qui institua, plus que des différences, des privilèges qui trouvèrent leur origine dès lors que la nature fut soumise à un acte de force qui poussa toutefois les hommes à la tâche de l’atténuer. Cela s’est produit parce que, dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la condition d’embryon de l’espèce, tel qu’ils ont dû sortir des mains de la nature, les hommes, parce qu’ils vivaient dans un véritable âge d’or, expérimentaient leurs différences physiques et spirituelles sans problèmes. Il s’agissait d’une ère où chaque homme vivait «ௗse rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et […] ses besoins [étaient] satisfaitsௗ» (1755, p.164). Un type de satisfaction qui n’était cependant pas dû à des facilités présentées par la nature, dans la mesure où elle lui présentait aussi des difficultés. En réalité, instinctif, de tempérament robuste et inébranlable – autrement il périssait –, chaque homme trouvait sa satisfaction en lui-mêmeௗ; il était autoréférentiel. Parce qu’il ne rencontrait pas de résistance chez son semblable, il survivait, non pas par l’association avec d’autres, mais, comme l’a dit Rousseau, par le fait «ௗde se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soiௗ» (1755, p. 165), dans une existence timide, simple, solitaire et uniforme, comme le prescrivait la nature. Cela parce que la nature lui avait donné des sens pour fonctionner seul, en tant que machine humaine, et se préserver dans la condition d’agent libre.

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Une liberté qui l’a malheureusement amené à s’écarter de sa nature première. Un éloignement, peut-on dire à présent, rendu possible par l’abandon de son premier langage, rhétorique, universel, énergique, «ௗle cri de la natureௗ» (1755, p. 181), comme le qualifia Rousseau, disponible avant même l’introduction du deuxième langage, dont l’utilité fut de répondre au besoin de persuader d’autres hommes réunis. Un langage plus étendu, représentatif d’ensembles de situations ou de choses, possible par accord et consentement commun. Motivé, il permit la distinction, autrefois impossible, entre sujet et prédicat, voire entre sujets et prédicats. À travers lui, des individus isolés ont été nommés collectivement en genres et en espèces, les idées abstraites ou générales ont vu le jour, facilitatrices des relations sociales. Devenu grammatical, le langage devint courant et influent dans des groupes plus larges, préparant la sociabilité, mais également ses liens de servitude. Il a aussi fait émerger les inégalités de second ordre qui, en détériorant l’espèce humaine, l’ont incitée à perfectionner sa raison et son langage pour vaincre les difficultés présentées. Des difficultés telles que celles qui étaient posées, non plus par la nature4, mais au moment où «ௗle premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croireௗ» (1755, p. 203). Une manifestation due exclusivement au fait de disposer des conditions de communication. Condition de désignation de la 4

Dans le même ouvrage, Rousseau fait aussi référence aux adversités que la nature présenta aux hommes et qu’ils durent surmonter pour survivre. Elles ont également été exposées dans Du contrat social, où il mentionna les obstacles qui auraient supprimé les conditions de leur subsistance, comme des évènements graduels non extraordinaires : «ௗJe suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsisterௗ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être. Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile, et de les faire agir de concert.ௗ» (1762, p. 20)

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société civile, mais aussi des crimes, des guerres, des meurtres, des misères et des horreurs qui suivirent, amorçant la décadence de l’âge d’or. En ces termes, la demande de représentation politique n’aurait eu lieu qu’à l’occasion du passage à l’état civilisé, qui aurait instauré une présence et un rapport non plus immédiat, mais symbolique entre les hommes. Un passage résultant d’un pacte social qui dépassait l’autoréférence des consciences et, surtout dans sa période de barbarie, le litige de leurs intérêts particuliers, ouvrant l’espace à un système représentatif qui, supplantant la multiplicité des volontés (basées sur l’amour de soi), créa la condition de possibilité de la réalisation et surtout de l’exécution du contrat social guidé par la volonté générale (basée sur l’amour du prochain)5. Plus tard, dans Essai sur l’origine des langues (1781), Rousseau reconnut à nouveau que l’avènement de la civilisation n’avait été possible qu’en raison de l’émergence du langage grammatical et de l’abstraction qu’il comporte, renforçant la thèse selon laquelle, dans la condition de nature, un homme ne serait même pas capable de se distinguer d’un autre homme. Émergence qui, comme nous l’avons dit plus haut, aurait été le facteur d’identification et d’union entre les hommes civilisés et leur aurait ainsi permis de s’articuler en conglomérats politiques. Néanmoins, avec l’évolution du langage rhétorique-gestepassions vers la condition de langage grammaire-parolenécessité, il serait aussi devenu de plus en plus froid, technique et distant, autrement dit, moins instinctif et plus rationnel. Comme on peut le voir, si en tant qu’instrument de représentation d’idées, le langage grammatical est devenu le modèle de la vie sociale et de sa représentation politique, favorisant un type 5 Cependant, selon Falabretti (2011) «ௗLa représentation décrète la fin de la présence, de la communication immédiate née du contact direct et, contrairement à la liberté, supprime la volonté elle-même. La volonté représentée cesse d’être proprement une volonté. Le citoyen, caché et pourvu par le représentant, s’il n’a plus de volonté, n’a plus non plus de voix. […] Pour que la volonté ne soit pas supprimée, il devient nécessaire que le peuple soit toujours réuni, que la présence et la voix ne soient pas remplacées par la lettre et la représentation [Notre traduction]ௗ» (2011, pp. 176-177).

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spécifique d’identification qui a légitimé le corps politique et ses institutions normatives, il a en revanche également favorisé la différenciation, la rivalité et la distance entre les hommes dans les sociétés politiques6. Pour cette raison, comme Rousseau l’a signalé dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la cohabitation et l’hospitalité entre les hommes durent être règlementées. Et cela parce qu’avec l’évolution du langage et la structuration de la société civile qu’il a rendue possible, la reconnaissance de l’égalité a commencé à s’opérer uniquement entre concitoyens partageant la même langue. C’est dans cet environnement qu’aurait émergé la figure de l’«ௗautreௗ» comme étranger, avec qui l’identification est insuffisante pour organiser de concert des relations sociales. Enfin, c’est la croyance au progrès de la raison et du langage qui a permis à Rousseau de présumer que les hommes sous le contrat social parviendraient, après un temps de «ௗmaturitéௗ» (1762, p. 55) qu’il faut attendre, à la conscience, à l’amour et à la considération non seulement d’eux-mêmes, comme dans l’état naturel, mais également du prochain, en intégrant volontairement un corps politique, en nourrissant l’attente d’une société éthique dans l’avenir. Et ce, loin de l’aspiration à retrouver la condition 6

Pour cette raison, continue Falabretti (2011), «ௗDans Les rêveries du promeneur solitaire est exposée une autre facette de l’expérience de l’écriture. Celle qui conduit son usage à contrecourant des intentions initiales qui ont marqué l’invention du langage. Il y a, dans l’écriture et dans les objectifs des Rêveries du promeneur solitaire, un déplacement du sujet vers une sorte de solipsisme. Le langage s’est alors transformé en la possibilité de la recherche d’une solitude indispensable mais paisible. […] La rupture avec l’unité historique – l’opinion publique – la tentative de retrouver l’unité essentielle perdue s’opère dans l’isolement, dans la solitude, dans le discours dirigé vers le propre moi. L’écriture dans Les rêveries du promeneur solitaire trouve finalement sa place circonscrite au sujet lui-même, dans le déplacement et dans la dynamique de la perfectibilité du langage qui permet l’identité entre l’expérience vécue et l’écriture, il reste au sujet à ne parler qu’à lui-même, seul le monologue silencieux de l’écriture change la compréhension de l’autre. […] La théorie rousseauiste du langage et l’expérience de l’écriture – la littérature autobiographique – révèlent la conversion du langage à contrecourant des motifs qui ont fait parler les hommes : le repli sur soi [Notre traduction]ௗ» (2011, pp. 193-194).

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naturelle7, mais en société et sous un État à l’aide d’une politique de représentation.

Réflexions politiques contemporaines Comme on peut le voir, l’initiative de confronter la civilisation et ses organisations politiques à la Nature (substantivée), d’extraire des conséquences de l’une à l’autre, y compris en présupposant le passage d’un état à l’autre de façon à conférer genèse, histoire et progrès aux organisations sociales, n’est ni récente ni uniforme. Je dis cela parce qu’en même temps, nous retrouvons l’initiative de Canguilhem, qui a procédé à la révision du statut ontologique, si ce n’est de la nature en général, du moins des êtres vivants en particulier, les qualifiant de vivants. Il est important de considérer que ce qui serait sa philosophie ne tient pas compte de l’opposition entre nature et culture, mais plutôt, comme nous le verrons, de l’opposition entre organismes vivants dotés d’auto-organisation et organisations sociales, organisées de façon hétéronome. Dans ce cas, comme nous le verrons aussi, quand bien même ils seraient une production de la vie, les hommes et les organisations sociales qu’ils ont créées seraient des machines dévitalisées. Dans cette condition, la possibilité de revitalisation des deux résulterait d’une révision critique de leur condition biologique et des sciences qui étudient la vie. Dans cette expectative, Canguilhem a donné un nouveau statut à l’objet de la biologie, des sciences de la vie, à partir du concept de normativité biologique, ainsi qu’à la vie, la sortant de 7

Pour Rousseau, la condition naturelle qu’il a décrite comme s’apparentant à un âge d’or ne pourrait être retrouvée par les hommes en société, ne leur restant que la possibilité de surmonter, en plus d’éviter, le retour de la période de barbarie qui suivit l’émergence du langage et le progrès de la raison. Une condition réalisable par l’action juste du législateur, dont la tâche consiste à stimuler le progrès du langage lui-même et de la raison. Au cas où cela n’aurait pas lieu, dit Rousseau, «ௗon verra les lois s’affaiblir insensiblement, la constitution s’altérerௗ; et l’état ne cessera d’être agité, jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empireௗ» (1762, p. 64).

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la condition de fait naturel, à partir de la notion philosophique de valeur. Ce faisant, il a réorganisé la propre confrontation de l’organisme vivant aux organisations sociales humaines, en leur conférant de nouvelles conditions d’intelligibilité, mais surtout de nouvelles possibilités d’action politique et d’organisation sociale. Il l’a fait en tant que représentant de ce que l’on appelle le style français sans histoire des sciences, suivant un cheminement théorique qui mérite d’être au moins sommairement rappelé. Comme, par exemple, ses relations avec l’épistémologie de Gaston Bachelard, ainsi qu’avec l’évolutionnisme d’Henri Bergson. L’influence de Bachelard8 est manifeste dans une grande partie de son épistémologie historique, tout comme dans celle de Bergson9, à propos de la connaissance scientifique de la vie. Il a partagé avec eux le rejet du réductionnisme mécaniste-physicaliste dans la philosophie et dans les sciences de la vie, conduisant à son vitalisme rationaliste. Un rejet qu’il visait déjà en 1943, dans la première partie du Normal et le pathologique (1966), alors qu’il menait une réflexion critique sur l’identité entre organisme vivant et organisation sociale. Dans cet ouvrage, il a affirmé que, attentif aux inclinations à l’anthropomorphisme, «ௗNous ne prêtons pas 8

On peut dire que la notion de normativité a subi l’influence de Bachelard, particulièrement en ce qui concerne le point de vue discontinuiste de l’histoire des sciences, présent dans des ouvrages tels que Le nouvel esprit scientifique (1934), La formation de l’esprit scientifique (1938) et La philosophie du non (1940). 9 Concernant sa relation avec Bergson, Braunstein déclare : «ௗEn revanche, à partir des années 1940, Canguilhem est beaucoup plus élogieux sur la philosophie de Bergson. Dès 1939, il le qualifie de “grand philosophe (31)”. Cette nouvelle lecture de Bergson, Canguilhem l’attribue pour une part à ses études médicales : “Je l’ai mieux lu après mes études de médecine qu’auparavant (32).” Dans son “Commentaire de L’Évolution créatrice”, en 1943, Canguilhem reprend l’idée que “la philosophie doit se faire un regard neuf devant le fait vital”, aller au-delà des méthodes employées en physique, pour expliquer la matière inerte (33)ௗ» (2000, p. 16, citations apudࣟ; (31) Canguilhem, Planet, 1939, 32 n.ௗ; (32) Canguilhem, 1998, p. 129ௗ; (33) Canguilhem, 1943a, p. 131). .

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aux normes vitales un contenu humain, mais nous nous demandons comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas de quelque façon en germe dans la vieௗ» (CANGUILHEM, 1943 [1966] 2013, p. 132133). En ces termes, il imputait déjà à la conscience et à l’agir humain, du moins en partie, une normativité dont le mobile serait sa propre vitalité essentielle et permanente. Fort de ce point de vue, il compara organisme vivant et organisation sociale en tenant compte du fait qu’un organisme vivant lutte contre la mort en s’opposant à l’inertie du monde physique et, par là même, est utile à la réflexion et à la critique des organisations sociales. Une réflexion qui commence par montrer que, comme il l’a dit, dans la condition dans laquelle elles se trouvent, elles sont réduites à la condition de machines, plus que d’organismes, puisqu’étant dévitalisées, elles reçoivent une organisation de l’extérieur sous forme de normalisation sociale opérée par des institutions sociales. Il a poursuivi sa réflexion de façon plus explicite dans la deuxième partie du Normal et le pathologique, dans un chapitre intitulé Du social au vital (1963-1966), où il déclara que «ௗC’est en vue de l’organisme que je me permets quelques incursions dans la sociétéௗ» ([1966] 2013, p. 241). Une expectative étayée par des critiques déjà formulées précédemment dans Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société (1955), publié dans Écrits sur la médecine (2002). Leur pertinence attire notre attention : Par conséquent, n’étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulationsௗ; il n’y a pas de société sans régulation, il n’y a pas de société sans règle, mais il n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire. De sorte qu’on pourrait se demander sans paradoxe si l’état normal d’une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l’ordre et l’harmonie. En disant «ௗl’état normal de la sociétéௗ», je veux dire l’état de la société considérée comme machine, l’état de la société considérée comme outil. C’est un outil toujours en dérangement parce qu’il est dépourvu de son appareil spécifique d’autorégulation. En

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disant «ௗl’état normalௗ», je n’ai pas voulu dire l’idéal de la vie humaine. L’idéal de la vie humaine n’est ni le désordre ni la crise. Mais c’est précisément pourquoi la régulation suprême dans la vie sociale, qui est la justice, la régulation suprême, même s’il y a dans la société des institutions de justice, ne figure pas sous la forme d’un appareil qui serait produit par la société elle-même. […] et c’est ce que Bergson a montré [Les deux sources de la morale et de la religion, 1932]. […] Je me demande si la distinction, précisément, et l’opposition qu’il fait entre la sagesse et l’héroïsme, ne rejoint pas cette idée que la justice ne peut pas être une institution sociale, qu’elle n’est pas une régulation inhérente à la société, la justice est tout à fait autre chose. Déjà chez Platon, la justice n’était pas inhérente à une partie du corps social c’était la forme du tout. Si la justice, qui est la forme suprême de la régulation de la société humaine, n’est pas congénitale à la société elle-même, elle n’est pas exercée par une institution située au même niveau que les autres institutions. Cela nous aide peut-être à comprendre un fait : il n’y a pas de sagesse sociale comme il y a une sagesse organique. […] il n’y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. […] Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire pas d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être de désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés. […] Où est la sagesse, on n’a pas besoin de l’héroïsme, et lorsque l’héroïsme apparaît, c’est parce qu’il n’y a pas eu de sagesse. Autrement dit, c’est par l’absence de sagesse sociale, par l’absence d’homéostasie sociale, par l’absence de ces régulations qui font qu’un organisme est un organisme, c’est précisément par l’absence de cela que s’explique pour l’homme la crise sociale devenue telle que l’existence même de la société apparaît menacéeௗ; à ce moment-là, il y a ce que Bergson appelle «ௗl’appel du hérosௗ», et le héros, c’est celui qui, le sage n’ayant pas réglé le problème, n’ayant pas évité que le problème se posât, va trouver, va inventer une solution. Naturellement, cette solution, il ne peut l’inventer que dans l’extrême, il ne peut l’inventer que dans le péril. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il y a une liaison essentielle entre l’idée que la justice n’est pas un appareil social et l’idée que, jusqu’à présent, aucune société n’a pu se survivre qu’à

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travers des crises et grâce à ces êtres exceptionnels qui s’appellent des héros (CANGUILHEM, [1955] 2002, p. 121124).

Comme on peut le voir, l’analogie a permis de reconnaitre que, s’il en a une, «ௗla finalité de l’organisme est intérieure à l’organisme et, par conséquent, cet idéal qu’il faut restaurer, c’est l’organisme lui-même. Quant à la finalité de la société, c’est précisément l’un des problèmes capitaux de l’existence humaine et l’un des problèmes fondamentaux que se pose la raisonௗ» ([1955] 2002, p. 108). Et de conclure plus loin qu’une organisation sociale se présente «ௗplutôt de l’ordre de l’agencement que de l’ordre de l’organisation organiqueௗ» ([1955] 2002, p. 120). Ainsi nous a-t-il montré que, telle que nous la connaissons, «ௗune société n’a pas de finalité propreௗ; une société, c’est un moyenௗ; une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organismeௗ» ([1955] 2002, p. 120). Cela signifie, a-t-il complété, qu’«ௗil n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaireௗ» ([1955] 2002, p. 121). Lorsqu’elle est ainsi organisée, une société se présente comme un outil, une machine au service de volontés et d’intérêts particuliers qui se font représenter politiquement, elle expose donc une forme de maladie sociale, effet de la mécanisation sociale. Avançant dans l’analogie entre organisme et organisation, dans le chapitre Du social au vital, Canguilhem considéra que ce que l’on appelle les normes sociales, les normes économiques et les normes juridiques nous donnait en réalité l’air d’une organisation et nous incitait à voir la société comme une unité, comme un tout. Mais cela n’en est pas la seule raison, en effet, comme il le reconnut, «ௗune société est à la fois machine et organismeௗ» ([1966] 2013, p. 257). Une reconnaissance qui nous encourage non seulement à poursuivre l’analogie, mais à

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rechercher effectivement l’incursion souhaitée sans retomber dans le déplacement naïf de concepts entre différents domaines10. L’analogie peut en effet nous amener plus loin si nous tenons compte, et avec précision, de la notion de vivant en tant qu’organisme qui structure son milieu tout en se structurant. Selon Canguilhem, dans cette condition, au lieu d’adaptation ou de soumission, pour un organisme vivant normatif, du point de vue de la normativité vitale, même pour une amibe, vivre c’est préférer et exclure, c’est opérer dans son milieu au moyen de choix et de renoncements11. Une notion qui fut illustrée, entre autres occasions, dans la deuxième partie du Normal et le pathologique, lorsqu’il déclara que «ௗLa vie cherche à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d’abord au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie joue contre l’entropie croissanteௗ» (CANGUILHEM, [1966] 2013, p. 242). Corrélée à la notion de valeur, ce que l’on comprend, c’est que, plus que jouer simplement contre l’inertie du monde physique et son entropie, la notion de jeu indique qu’un organisme vivant crée ses normes avec son milieu tandis qu’il joue, de sorte que le vivre offre des opportunités et requiert la création de normes en fonction de la performance des joueurs. 10

À la même époque, dans Du concept scientifique à la réflexion philosophique (1967b), Canguilhem reconnut que «ௗbien entendu, ce qu’on pourrait appeler la planification, c’est-à-dire la représentation, à un moment donné, dans une société, de toutes les exigences de façon à les unifier, le mot “planification” traduit, non pas qu’il existe des organes de régulation, mais qu’on les cherche, qu’on cherche à les former, c’est-à-dire que la société est davantage machine plus qu’organismeௗ» (1967b, 104). Dans ce même ouvrage, il critiqua le déplacement acritique du concept de régulation (homéostasie) vers le champ de la sociologie. «ௗ[…] il faut voir que vous ne pouvez pas étudier une société, vous ne pouvez pas importer en sociologie des méthodes que vous importez de la biologie, même si vous importez le concept de régulation. Vous pouvez vous demander dans quelle mesure une société, même comme la nôtre, a des régulations spontanées, et dans quelle mesure on est obligé de les construireௗ» (1967b, 104). 11 En plus de la première partie du Normal et le pathologique, Canguilhem réitéra à la même époque l’argument selon lequel «ௗVivre, c’est valoriser : c’està-dire préférer et exclureௗ» (Dans une leçon intitulée Biologie, dans le cours de l’année scolaire 1942-1943, à Clermont-Ferrand, CAPHÉS, Fonds Canguilhem : GC. 11.2.1, fol. 7).

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On peut dire qu’il s’agit d’une notion de norme qui diffère de la notion de règle, car la première, ouverte et dynamique, crée des conditions de jeu inédites, alors que la seconde, instituée et statique, maintient le jeu de l’extérieur de façon monotone et prévisible12. Il faut ajouter que sa notion d’organisme vivant, de vivant, se distingue de notions telles que milieu intérieur et homéostasie, forgées respectivement par Claude Bernard (1860) et Walter Cannon (1929)13. Et cela parce que ces dernières ne recouvrent pas la notion de normativité biologique, tout d’abord parce qu’elles désignent l’intérieur d’un organisme comme objet de départ des sciences de la vie, une sorte d’apriori biologique, comme l’a indiqué Canguilhem. Ensuite, parce qu’elles sont partisanes du principe de conservation et d’adaptation de la vie, ce qui présuppose l’indépendance et le blindage de l’organisme vivant contre les variations extérieures du milieu. Et cela parce que, comme l’a découvert Claude Bernard, l’organisme, en créant des sécrétions internes, établit un environnement pour lui12 La notion de jeu implique la notion selon laquelle la formation et genèse d’un organisme, aussi bien dans la dimension micro que macroscopique et se référant autant à des organismes qu’à des sociétés, s’opère dans les termes d’une interprétation, autrement dit, de sa formation en tant que processus d’évaluation, d’un mouvement performatif sous des relations de pouvoir, à savoir de conflit, d’appropriation, de subjugation, mais aussi d’assimilation, d’alliance, de partenariats, de partage, de soumission, en somme de ruse et de tactique de la vie. 13 À l’entrée Vie (1974), Canguilhem explique que Claude Bernard, en particulier dans la neuvième leçon de Leçons sur les phénomènes de la vie commune aux animaux et aux végétaux (1879), aurait considéré que tout organisme consiste en une société de cellules qui sont aussi des organismes élémentaires à la fois autonomes et subordonnés, outre le fait que la complexité de l’ensemble détermine la fonction hiérarchique des parties. Cependant, le résultat qu’il tira de cette notion fut la conception du milieu intérieur. Un milieu doté d’un mécanisme de régulation et de contrôle de sa constance, qui évite les perturbations et les déviations par la compensation des dommages imposés par le milieu, dont la conséquence, qui les distingue, est l’indépendance face au milieu extérieur. Avant cela, dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968), dans un chapitre intitulé La nouvelle connaissance de la vie : le concept et la vie (1966b), Canguilhem avait déjà problématisé les notions de milieu intérieur et d’homéostase les opposant à la notion de durée créative de la vie.

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même défini d’après une autorégulation. De plus, cela présuppose une propriété «ௗcurativeௗ» de la nature de restaurer une condition originale de l’être vivant. En somme, toutes deux impliquent de considérer qu’un organisme est en rapport avec son environnement avec l’intention d’éviter ses fluctuations, de rechercher la stabilité et la conservation au détriment de l’indépendance et de l’isolement14. Comme on peut le voir, des notions telles que milieu intérieur et homéostasie seraient distinctes de la notion de normativité biologique et de vivant, car il s’agit d’une notion qui considère ce dernier comme étant le résultat, comme il le dit dans La nouvelle connaissance de la vie : le concept et la vie, d’une tactique de la vie dans son rapport à l’environnement. La notion de normativité biologique, en tant que tactique de la vie, et de vivant comme étant son résultat peut également être illustrée dans la première partie du Normal et le pathologique, lorsqu’il reconnait qu’«ௗOn peut nier que la maladie soit une espèce de viol de l’organisme, la tenir pour un événement que l’organisme fait par le jeu de ses fonctions permanentes, sans nier que ce jeu soit nouveau. Un comportement de l’organisme peut être en 14 De même dans La théorie cellulaire (1945a), Canguilhem considéra qu’un organisme se définit «ௗdans un rapportௗ» (1945a, p. 71), puisque la vie ne serait pas dans l’individualité cellulaire, mais dans son rapport. Il mena une réflexion similaire dans Le vivant et son milieu (1945b), déclarant qu’«ௗune vie, une vie confiante dans son existence, dans ses valeurs, c’est une vie en flexion, une vie en souplesse, presque en douceurௗ» (1945b, p. 146). Plus tard, dans Un physiologiste philosophe : Claude Bernard (1967a), il rappela que si Georges Cuvier considérait l’organisme comme fermé sur lui-même, G. de Saint-Hilaire le considérait comme ouvert aux influences modificatrices du milieu extérieur, tous deux toutefois pôles de ce qu’il qualifia de «ௗconflit vitalௗ» (1967a, p. 154). Selon Canguilhem, Claude Bernard prit également en compte «ௗune indépendance relative à l’égard des variations directes et brutales des conditions de vie représentées par le milieu extérieurௗ» (1967a, p. 154). La même année, dans Du concept scientifique à la réflexion philosophique, Canguilhem rappela que, par définition, la notion de régulation organique a longtemps été comprise – notamment quant aux animaux supérieurs, auxquels on attribuait la notion d’organisme comme une totalité autodéterminée – comme «ௗla capacité de maintenir constante, par compensation des écarts, la teneur en substances chimiques définies, la composition de son milieu intérieur. L’idée de régulation implique par conséquent l’idée […] [qu’] il y a des mécanismes de compensation […] qui tendent à ramener à la constante […]ௗ» (1967b, p. 102).

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continuité avec les comportements antérieurs, tout en étant un autre comportementௗ» (CANGUILHEM, 1943 [1966] 2013, p. 98). Dans ce cas, rejetant l’association classique entre vie et santé, une maladie, en tant que manifestation de vie, serait, conclut-il, «ௗpour l’organisme une nouvelle façon de se comporter relativement au milieuௗ» (1943 [1966] 2013, p. 98)15. Ce point de vue est réapparu plus tard, lorsqu’il reconnut qu’«ௗUne norme de vie est supérieure à une autre lorsqu’elle comporte ce que cette dernière permet et ce qu’elle interditௗ» (1943 [1966] 2013, p.184). Mais seulement, a-t-il justifié, parce que «ௗdes allures ne peuvent être stabilisées qu’après avoir été tentées, par rupture d’une stabilité antérieureௗ» (1943 [1966] 2013, p. 205-206). Il admit pour finir que «ௗLa maladie est un comportement de valeur négative pour un vivant individuel, concret, en relation d’activité polarisée avec son milieuௗ» (1943 15

François Jacob, dans Le jeu des possibles (1981), a précisé que la variation dans la reproduction cellulaire peut être expliquée dans la condition d’un jeu probabiliste de possibilités contraignant, préservant une essence d’unité et d’individualité organique. Distincte de la notion de jeu de Canguilhem, sa notion de jeu des possibles a rendu compte de ce qu’il comprenait comme étant la stabilité de l’information génétique, bien qu’il ait conçu l’évolution biologique comme dérivant de la variation intérieure chez chaque individu, de sorte que chacun représente une unité dans une vaste cohorte de possibles. Une contrainte qui devient plus sévère par la contrepartie de la sélection naturelle, qui intègre ou élimine les résultats de la variation dans l’environnement. Il précisa à ce sujet que «ௗC’est la sélection naturelle qui donne une direction au changement, qui oriente le hasard, qui lentement, progressivement, élabore des structures de plus en plus complexes, des organes nouveaux, des espèces nouvellesௗ» (1981, p. 35). Ainsi son jeu disposerait-il d’au moins deux sources de contraintes. En plus de la sélection naturelle, extérieure, une autre, intérieure, de l’organisme lui-même en raison de la présence et de l’application d’un plan général de son développement. Comme il le dit, «ௗToute une série de contraintes limitent les possibilités de changement de structures et de fonctions. Particulièrement importantes sont les contraintes imposées par le plan général du corps qui sous-tend les espèces voisines, par les propriétés mécaniques des matériaux composant le vivant, et surtout par les règles régissant le développement de l’embryon. Car c’est au cours du développement de l’embryon que sont mises en œuvre les instructions contenues dans le programme génétique de l’organisme, que le génotype est converti en phénotypeௗ» (1981, p. 47). Il conclut qu’«ௗen matière d’organismes, tout n’est pas possibleௗ» (1981, p. 48), étant dépourvu de but, mais pas de plan.

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[1966] 2013, p. 223). Cependant, conclut-il, «ௗSa santé est un équilibre qu’il rachète sur des ruptures inchoativesௗ» ([1966] 2013, p. 290). Comme on le voit, la notion de vivant de son organisation normative relève d’une tactique qui lui permet d’établir des rapports avec le milieu en étendant et en rétractant son rayon d’action, en renouvelant constamment des qualités acquises. De cette façon, on comprend désormais mieux la thèse mentionnée plus haut selon laquelle un organisme structure le milieu tout en étant structuré par lui, du fait que la réciprocité de déterminations ne se produit pas exclusivement en son intérieur, mais dans son rapport avec l’extérieur, annulant l’extériorité et l’antinomie entre organisme et environnement. Dans ce cas, la tactique de la vie qui met en rapport organisme et environnement présuppose une interdépendance normative, ce qui se manifeste sous forme de production de valeurs qui, dans sa réalisation, consiste dans la production de singularités par la déviation d’une norme par rapport à une autre norme. Dès lors, on comprend pourquoi l’état idéal de la vie en général, comme l’a dit Canguilhem, ne se réduit pas au désordre ou à la crise, mais à la déviation. Comme on peut le voir, la normativité biologique et le vivant qui en résulte, dans la mesure où il se passe d’autosuffisance et d’indépendance organisationnelle, apparait avec toute sa «ௗvaleur politiqueௗ» de producteur de nouvelles formes d’organisation sociale. Un fait qui s’impose à nous et nous interroge sur la prétendue déficience de notre capacité d’organisation sociale, véritable obstacle qui, comme l’a dit Canguilhem, maintient nos sociétés dans la condition hétéronome de machine. Cependant, s’agissant de l’un des problèmes fondamentaux qui s’est posé à la raison, il peut être mis en équation si l’on admet que les membres d’une société puissent établir entre eux, comme les organismes vivants normatifs, un rapport par polarité dynamique16, exerçant leur agir normatif, retrouvant la vitalité 16

Selon Canguilhem, la polarité dynamique (1943 [1966] 2013, pp. 103-104 et 179) que traduit la normativité consiste en un rapport entre organisme et milieu exempt d’indépendance et de soumission, puisqu’elle ne considère pas l’extériorité des parties impliquées. Comme il l’a appris avec Bachelard (1938), toute extériorité manifeste un dualisme mal délimité. Attentif, dans Dialectique

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que Canguilhem a postulée comme étant essentielle aux consciences humaines, exerçant une position inconsciente17 de création de valeur relationnelle, c’est-à-dire sociale. Et cela parce que la notion de valeur ne se prête pas seulement à fournir une intelligibilité à l’égard des organisations sociales ou à prescrire un ordre possible, mais également à permettre la création et l’orientation de l’agir humain en tant qu’auto-organisation, en tant que stylistique de la vie. Malheureusement, Canguilhem ne nous a pas laissé les détails que nous aurions souhaités, en particulier concernant ce qui a été connu comme sa théorie de l’action, ou théorie sociale, qui serait sans aucun doute le cœur de la notion de normativité sociale. Cependant, cela ne nous empêche pas de considérer que sa théorie de l’action, telle que nous pouvons la présupposer, trouverait un fondement dans sa notion de valeur, en ajoutant qu’elle aspire à l’esthétique comme fondement de l’agir. Un fondement corrélatif à l’originalité de la technique et de l’art comme prolongement de la vie dans toutes ses dimensions. Comme le dit Elena Donato, Cette aspiration a pour objet une façon de concevoir et d’exercer la connaissance (la philosophie, les sciences) de la vie, mais dans sa formulation point l’amorce d’une théorie esthétique qui propose une continuité entre la vie et l’art : l’art n’imite pas la vie parce qu’il n’est pas hors d’elle mais en elle, il la prolonge et la prolonge comme activité. (DONATO, 2013, p. 306)

Grâce à Donato, je crois que nous avons trouvé le point central de l’incursion dans la société que Canguilhem prétendait. Pour elle, l’art (de vivre) n’imite pas la vie ou la nature, il n’en est pas la mimèsis, ni ne la représente, car il n’en est pas distinct, mais et philosophie du non chez Gaston Bachelard (1963), il définit la polarité dynamique comme une «ௗréciprocité de validationௗ» (1963, p. 189). 17 Canguilhem a précisé que «ௗla vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normativeௗ» (1943 [1966] 2013, p. 102). Une position de «ௗnon-savoirௗ» dans la vie sociale, nécessaire face au risque de restauration de la condition de machine hétéronome.

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est ancré en elle, il est la manifestation de son mouvement, de son devenir, de son style. Ainsi, je peux désormais le dire, Canguilhem a contribué à la réflexion critique sur les organisations sociales en introduisant, au-delà d’une logique, une esthétique de la vie, justifiant enfin la normativité essentielle à la conscience humaine qu’il a reconnue en germe au sein de la vie et de l’agir humain. Une normativité dont le mobile serait sa propre vitalité essentielle et permanente. D’après ce dont on dispose de sa théorie de l’action, dans des textes comme Qu’est-ce qu’agir ? (1958)18 et L’action (19661967)19, Sfara commente que la théorie de l’action de Canguilhem n’est qu’une exigence de libération de l’individu, au sens autonome et singulier, vis-à-vis des normes, des habitudes, des usages et des dispositifs sociaux extérieurs à l’individu luimême. Corrigé d’une possible extraction kantienne qui distingue la liberté de la nature, et mettant à sa place un pluralisme de valeurs, nous comprenons le caractère inconscient que Canguilhem a attribué à la production de valeur, car il ne s’agit évidemment pas d’un appel en faveur d’un individualisme, mais d’une singularité qui voit son expansion et sa création de sens en jeu avec d’autres singularités20. Dans l’ensemble, il s’agit d’extraits qui proviennent d’une ancienne conception de l’action de Canguilhem (années 1930), époque de familiarité avec la pensée de Nietzsche, qui lui permit d’élaborer le lien entre vie et valeur, en évoquant une puissance de libération de règles extérieures au moyen de normes autoinstituées. Il semble que Canguilhem ait recouru à la notion de vie, en particulier celle que Nietzsche a conçue dans Fragments 18

Extraits de Georges Canguilhem, Qu’est-ce qu’agir ?, de 1958, f. 52. CAPHES – Centre d’Archives de Philosophie, Histoire et Éditions des Sciences (CNRS/ENS – Centre national de la recherche scientifique). 19 Publiée dans un manuscrit non daté, probablement des années 1930, intitulé Georges Canguilhem, Objet et nature de la philosophie [non daté], f. 1. 20 En cela, Canguilhem se rapproche de Rousseau (1762, chap. III, livre 2, p. 38), quand celui-ci déclare que seule la multiplication des volontés particulières peut procurer une diversité telle qu’elle conduit au dépassement de la partialité et à l’instauration de la volonté générale, empêchant la prédominance de quelque volonté particulière ou d’associations.

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posthumes (juin-juillet 1885). On y voit qu’un corps vivant ne veut pas seulement se conserver, mais s’efforce de dépasser son propre être. Pour le philosophe, la vie se présente comme une volonté de dépassement et le corps comme un outil de création, qui se dépasse en créant de nouvelles formes pour soi. Rappelant que Nietzsche a éliminé, pour un corps, sa distinction hiérarchique avec l’âme, remplacée par une recomposition permanente de parties de la même espèce. En ce sens, un corps organisé normativement, autrement dit, activement permet simultanément la manifestation des singularités et du tout, permettant également sa conservation sans rester identique à luimême. Pour Nietzsche, étant la concrétion de la volonté de puissance, la vie d’un organisme lutte contre la mort à tous ses niveaux, du plus infime élément organique à l’organisation sociale la plus complexe. Dans un corps composé, une partie n’étant pas indifférente à l’autre (à l’entrée Vie, Canguilhem affirma que «ௗLa vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec le milieuௗ» ([1974] 2018, p. 582)), elles mènent une lutte, dont le succès résulte de la «ௗrésistanceௗ» entre elles, selon un jeu de compatibilités et d’incompatibilités entre les parties à travers lequel la vie s’extériorise. Refusant la régulation homéostatique, le blindage et la compensation de dommages et de préjudices, qu’il critiqua chez Claude Bernard et Wilheim Roux (La lutte des parties dans l’organisme, 1881), Nietzsche considéra que la vie dérive de l’abondance (à l’entrée Vie, Canguilhem affirma que «ௗla vie est une dominationௗ» ([1974] 2018, p. 584)) et non du manque et consiste en la production de valeur. En ces termes, Nietzsche puis Canguilhem ont repris, à un nouveau palier, la notion d’organisation intérieure, mais surtout d’auto-organisation, en tant que relation d’interprétation, un processus d’autorégulation sans sujet, mais conduit par des êtres désireux engageant choix et valeur. Dès lors, on peut dire, en écho à Hobbes, qu’interpréter consiste à exercer le droit naturel à tout pour réaliser la volonté de vivre, de développer des normes, de devenir dépendant et de servir, de dominer et d’être dominé, de détruire et de régénérer. Une manifestation dans un organisme où chaque partie agit comme un organisme. De sorte que

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l’équivocité du désir et la lutte qui en résulte (la guerre de tous contre tous) seraient l’accroissement même de la vie et non de sa faiblesse, qui ne s’achève pas, mais s’éternise. Sa finalisation n’est visée que par des êtres vivants et des organisations sociales devenues des machines.

Réflexions finales Bien comprise, l’analogie entre organisme vivant et organisation sociale encouragée par Canguilhem peut nous aider à comprendre et, qui sait, à résoudre l’état de désordre et de crise permanente, crise de finalité et de gestion, qu’il a identifié dans les sociétés humaines actuelles, souvent dirigées par des héros. Dans ce cas, il n’est pas difficile de penser la manifestation du désir de vivre comme production de déviation, à partir du moment où se voit restaurée la dignité de sa singularité et de son équivocité, des conditions d’émergence d’une sagesse sociale, responsable de la production et du maintien de la tension permanente qui procure son ajustement et sa valorisation constante. Libérés de l’autoconservation et de l’autodissolution, véritables obstacles épistémologiques de la rationalité moderne, l’organisme vivant et l’organisation sociale bénéficieraient de la normativité. De ce point de vue, la conservation tout comme la dissolution ne seraient ni des principes ni des fins, mais de possibles conséquences de tentatives et d’aventures de l’agir normatif. Dans ce cas, repenser la manifestation du désir équivaut à refuser la «ௗdéficienceௗ» de sa singularité, de son équivocité, lui attribuant la condition d’instrument de création et de recréation d’ordres dépassant les ordres. Recréation porteuse d’une sagesse sociale intuitive qui, à l’instar de la sagesse organique du vivant, n’implique pas des décisions et des choix toujours corrects21. 21 Canguilhem a élargi les horizons de cette problématique dans l’article La décadence de l’idée de progrès (1987), rappelant que l’idée de progrès a vu le jour à l’époque des Lumières à l’initiative de philosophes comme Turgot, Rousseau, Condorcet, Kant, entre autres, qui soutinrent la thèse de la perfectibilité naturelle de l’humanité atteinte par une loi universelle de l’histoire humaine. Malgré les différences entre les philosophes mentionnés, ceux-ci

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Si ce qui a été dit est raisonnable, je répète qu’il s’agirait d’assumer l’analogie entre organisme et organisation au-delà de la condition de métaphore, ce qui nous permettrait de considérer qu’une organisation sociale requiert une action politique normative orientée par l’articulation pratique et présentielle des volontés particulières de tous pour sa gestion. Action motivée par une volonté normative instinctive et créative, surtout athée – exempte de justifications religieuses – afin d’éviter aussi bien les héros que les saints. Il s’agit donc de penser à des «ௗsujets matérialistes de rapportௗ», qui, affranchis de tutelles et de représentations, agissent par polarités dynamiques, qui imaginent et créent des flux et des connexions expansibles dont la dimension universelle ne serait que virtuelle. Il s’agit de la création d’ordres distincts motivés par des crises affrontées à la manière de l’artifice bachelardien, à savoir nier chaque état de leur organisation selon une dialectique de rupture et de complémentarité. Dès lors, nous comprenons l’argumentation de Canguilhem sur la normativité essentielle à la conscience humaine, qui ne serait expliquée que si elle était en quelque sorte en germe au sein de la vie, dont l’homme est une continuité et qui, comme elle, opère, non par représentation politique, mais par création et déviation de norme qui rétablit la présence et la communication directe entre les hommes.

conçurent généralement une philosophie de l’histoire qui voyait le progrès humain selon le principe de causalité et de conservation de l’énergie. Deux principes, comme l’a dit Canguilhem, qui servent de base au «ௗprincipe de conservation du naturel perfectible de l’hommeௗ» (CANGUILHEM, 1987, p. 440). Cependant, l’idée de progrès a commencé à s’affaiblir au XIXe siècle en raison de ce que Canguilhem appela des ruptures épistémologiques, du fait des innovations techniques et scientifiques. La principale s’est opérée par l’introduction du principe de dégradation de l’énergie en physique, qui a émoussé l’optimisme à l’égard de l’avenir de la nature et de la civilisation.

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LA NORMATIVITÉ COMME STYLE DE VIE1 Francisco Verardi Bocca

Je me pencherai sur le concept de «ௗnormativité biologiqueௗ» de Georges Canguilhem (1904-1995), historien et épistémologue des sciences de la vie, en établissant une comparaison critique avec l’épistémologie et l’histoire des sciences naturelles contemporaines, précisément pour faire la lumière sur la notion de normativité et de son application à l’agir humain en tant que création et production de différence, autrement dit dans sa dimension esthétique. Je commence par la discussion de notions telles que celles d’ordre et de désordre, d’entropie et de néguentropie, entre autres, pour y réfléchir à la lumière de scientifiques comme Erwin Schrödinger et François Jacob, dans le but d’analyser l’origine ainsi que le destin de la vie, autrement dit, de l’ordre biologique et des sociétés humaines. Un rapprochement nourri par Canguilhem dans Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société (1955), lorsqu’il admet que la notion de normativité nous aide à comprendre et à résoudre l’état de crise permanente qu’il a identifié dans les sociétés humaines. Une chose possible, je crois, en insistant sur l’analogie entre les notions d’organisme et d’organisation, toutes deux exceptées à la fois de l’homéostase et de l’entropie. Bien, je commencerai par présenter dans les grandes lignes le concept de normativité biologique de Canguilhem. On peut dire que c’est en quelque sorte en suivant les traces d’Henri Bergson (1859-1941)2 qu’il l’a laborieusement conçu, faisant abstraction 1

Publié pour la première fois en portugais, sous le titre : Normatividade como estilo de vida dans Revista Veritas, v. 67, no 1, 2022, p. 1-11. 2 Concernant l’influence de Bergson, Braunstein (2000) et Roth (2013) rapportent que Canguilhem est devenu plus sympathique à sa philosophie à partir de 1939, en particulier à partir de ses études de médecine, occasion à

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des notions de désordre et de hasard. Selon Bergson, les notions d’ordre et de désordre consistent, comme il le dit dans L’évolution créatrice (1907), en de faux problèmes posés par l’entendement, tout comme l’être et le néant. Pour lui, «ௗil n’y a de réel que l’ordreௗ» (1907, p. 274). Dans Le normal et le pathologique (1966), Canguilhem n’a pas été indifférent à l’argumentation de Bergson lorsqu’il reconnut qu’«ௗIl n’y a pas de désordre, il y a substitution à un ordre attendu ou aimé d’un autre ordre dont on n’a que faire ou dont on a à souffrirௗ» (1966, p. 168). Dans le même ouvrage, il affirma que dans un organisme vivant «ௗRien n’est par hasard, mais tout arrive sous forme d’événementsௗ» (1966, p. 172). Par ailleurs, dans sa deuxième partie (1966, p. 230), il déclara que l’admission du chaos ou de l’indétermination initiale du monde équivalait à un recours mythique qui cache sa régulation normative fondamentale. Il s’agit d’une régulation qui, il faut le préciser, n’opère pas par contradiction intérieure, par négativité et, en particulier, ne se prête pas à la réversibilité dans le temps. Comme il l’affirma luimême, «ௗLa vie ne connaît pas la réversibilitéௗ» (1966, p. 170) puisque, poursuit-il plus loin, «ௗIl y a une irréversibilité de la normativité biologiqueௗ» (1966, p. 204) qui procure de véritables innovations. Irréversibilité et création qui élargissent les possibilités de maintien de la vie, selon un processus ouvert et contingent incessant de production de normes. Bien qu’un vivant soit sujet à la perte de sa capacité normative, elle opère comme un propulseur pour un avenir ouvert, créatif, imprévisible, autrement dit en le dotant d’un style de vie. Dans Le normal et le pathologique (1966, p. 180), elle reçut des considérations comme celle selon laquelle la vie serait une activité normative capable de comportements inédits permettant laquelle, selon Braunstein (2000, p. 16), il se mit à le qualifier de grand philosophe. Occasion à laquelle il se mit aussi à considérer que la philosophie devait construire un nouveau regard sur le fait vital, dépassant les méthodes employées par le réductionnisme physicaliste dans les sciences de la vie. Néanmoins, cette influence s’émoussa à partir des années soixante, lorsque Canguilhem fit une sorte de bilan de l’apport de Bergson dans l’article Le concept et la vie (1966), dans lequel les thèses du philosophe furent critiquées, mais cette fois du point de vue de la biologie du XXe siècle.

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à l’être vivant le dépassement des instabilités de l’environnement. En fait, elle fait plus que surmonter des instabilités, elle entraine des «ௗvaleursௗ». Et cela parce que les notions de vie, d’organisme et d’environnement présupposent, outre l’irréversibilité déjà évoquée, un rapport dynamique, une polarité dynamique (1966, p. 104, 179), comme il l’a affirmé. Un rapport entre organisme et milieu exempt de soumission et de contraintes réciproques précisément parce qu’il n’admet pas l’extériorité absolue des parties. Comme il l’a appris avec Bachelard (1938), il s’agit d’une extériorité qui doit être évitée, car elle manifeste un dualisme marqué par des lignes irrégulières et mal délimitées. Rappelant que le rationalisme appliqué de Bachelard, marque fondamentale de ce qu’il qualifia de nouvel esprit scientifique, présuppose une dialectique entre l’expérience et la théorie, au sens d’une détermination réciproque de l’esprit sur l’objet et de celui-ci sur l’expérience du scientifique. Tenant compte de son enseignement, dans Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard (1963), Canguilhem définit la polarité dynamique comme une sorte de «ௗréciprocité de validationௗ» (1963, p. 189). Une définition qui remet en cause la science moderne elle-même qui fait usage de l’entendement pour comprendre l’environnement et le dominer, pour annuler sa résistance. Dans ce cas, elle réalise une sorte de travail, pourraiton dire, contre l’environnement considéré comme une pure extériorité. Lors de la construction de cette critique, depuis Descartes et la technique (1937), Canguilhem remarquait déjà qu’à partir de l’ontologie cartésienne, la nature était ouverte aux actions humaines de domination, de contrôle et d’usage de ses ressources. Fondées sur des intérêts immédiats, le succès de ces actions a été dépendant de l’entendement qui, en considérant chaque organisme vivant comme un mécanisme, permet la connaissance de ses lois, avec lesquelles il élabore des ressources technologiques pour le dominer. Visée par le savoir scientifique, la nature elle-même est considérée comme un obstacle et une résistance et joue ainsi un rôle contraignant à l’action du scientifique. Dans cet ouvrage, il a montré comment la science

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moderne agissait en réduisant la nature à la condition de quelque chose d’homogène et de factuel. Pour peu qu’elle soit pensée à la manière de Canguilhem, la science verrait la nature dans la condition du particulier et du divers (1937, p. 496). Un an plus tard, dans Activité technique et création (1938), Canguilhem considéra la technique comme un prolongement créatif de la vie, ce qui lui permit de dépasser la notion d’homogénéité absolue de la matière, ainsi que sa condition d’obstacle. C’est ainsi qu’il a conçu, on peut désormais le dire, le rapport entre vie et technique comme l’expression d’un pouvoir originaire et créateur, c’est-à-dire selon un rapport intime entre normativité et esthétique, menant donc sa réflexion au-delà d’une logique de la vie. C’est dans cette perspective que plus tard, dans Le normal et le pathologique, il considéra que la fabrication d’outils serait un déploiement de l’élan vital, pourvoyeur d’organes artificiels nécessaires au rapport de l’homme avec son environnement, donc une initiative de l’ordre de l’instinct et d’origine irrationnelle. Ainsi, si Bergson considéra que la vie contournait la matière en produisant une différenciation et une positivité absolues au moyen d’«ௗactes libresௗ» et d’«ௗactions explosivesௗ» (1907, p. 256), pour Canguilhem, en revanche, elle va au-delà, car un organisme se maintient en rapport avec l’environnement en modifiant ses propres normes et valeurs par rétroalimentation. Dès Le vivant et son milieu (1946), il avait déclaré que : Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement, comme on pourrait le croire, en une lutte, en une opposition. Cela concerne l’état pathologique. Une vie qui s’affirme contre, c’est une vie déjà menacée. Les mouvements de force, comme par exemple les réactions musculaires d’extension, traduisent la domination de l’extérieur sur l’organisme. Une vie saine, une vie confiante dans son existence, dans ses valeurs, c’est une vie en flexion, une vie en souplesse, presque en douceur. La situation du vivant commandé du dehors par le milieu c’est

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ce que Goldstein tient pour le type même de la situation catastrophique. (1946, p. 146)

Toujours sur ce sujet, dans la conclusion de la première partie du Normal et le pathologique, il reconnut que la vie n’est pas seulement confrontation et adaptation, à savoir «ௗsoumission au milieu mais institution de son milieu propre, [et] pose par là même des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme mêmeௗ» (1966, p. 203). En somme, pour lui, le vivant structure son milieu tandis qu’il se structure, car il ne s’agit pas de deux séries causales indépendantes, de sorte qu’au lieu de soumission et d’adaptation ont lieu choix et activité normative. De cette façon, l’environnement abandonne définitivement la condition d’extériorité et de résistance aux organismes vivants. À la fin du Normal et le pathologique (1966, p. 276), il a signalé qu’en réalité seul un organisme considéré comme un «ௗmécanismeௗ» opérait un type d’adaptation exprimant un état de conflit, un cas dans lequel à la fois organisme et milieu sont considérés comme des faits physiques et biologiques, constitués et non pas à constituer. Un conflit que Canguilhem jugea surmontable, dans la deuxième partie du Normal et le pathologique, précisant que «ௗLa vie cherche à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d’abord au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie joue contre l’entropie croissanteௗ» (1966, p. 224). Et cela parce que, quand elle joue, elle crée les normes du jeu en jouant. Dans ce cas, il a pensé la vie à partir de normes différant de règles, étant donné que les premières, ouvertes, créent les conditions de maintien du jeu, tandis que les deuxièmes, statiques, maintiennent le jeu de manière monotone et prévisible. Une réflexion critique sur ces points de vue scientifiques est également apparue dans un court article intitulé Logique du vivant et histoire de la biologie (1971), qui mérite qu’on s’y attarde. Commentant les découvertes génétiques lauréates du prix Nobel de 1967, Canguilhem déplora qu’André Lwoff, Jacques Monod et François Jacob aient encore eu recours aux mêmes anciens termes et notions tels qu’ordre et désordre, information et probabilité, néguentropie et entropie, sous

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lesquels ils subsumaient les systèmes vivants. Pour Canguilhem, en recourant à ces notions dans leurs théories sur le statut de la vie, ils seraient passés à côté de la spécificité du vivant. Et ce, précisément au moment où, comme il l’a dit (1971, p. 23), la prise en compte de sa spécificité devait donner une autonomie à la biologie pour se constituer en tant que théorie et en tant que méthode. Ainsi, loin de remettre en question la spécificité de l’être vivant, à savoir en des termes nouveaux, ils auraient encore une fois pratiqué un réductionnisme physicaliste. Le fait est que, conçue sous une ontologie de la valeur et au détriment d’une ontologie du fait, Canguilhem a pensé la normativité, et par conséquent la spécificité de la vie, comme étrangère à l’appréhension du vivant et de sa reproduction selon une loi naturelle, ou même selon un code génétique, prescriptif et inflexible. Et ce, également dans le but de soustraire la vie au destin thermodynamique, tel que la comprenait Boltzmann (1886), autrement dit à sa conduite au repos comme destin. Destin qui se manifeste comme une marche générale de la nature, où tous les phénomènes physiques et biologiques chemineraient de concert, sous la régence, comme le dit Lalande (1889), d’une «ௗinflexible loi d’égalisationௗ» (1899, p. 66), dont le pronostic est que la lutte pour la vie triomphe en sens inverse, en accentuant le caractère conflictuel entre la vie et la matière. Contrairement à la thermodynamique, la normativité biologique renvoie au domaine de la création et de la transmission de normes. Il s’agit d’un point de vue dont l’histoire peut être identifiée dans la thèse de Schrödinger selon laquelle tout ordre biologique dérive de l’ordre biologique lui-même, contenu dans le gène des organismes, même si, nous le verrons, il ne peut y être réduit. Ce qui justifie que l’on s’y attarde. Ainsi, chère aux sciences de la vie contemporaines, il s’agit d’une thèse qui fut présentée lors d’une conférence donnée à Dublin, en 1944, sous le titre «ௗQu’est-ce que la vie ?ௗ». Curieusement, moins d’un an après la soutenance de thèse de doctorat en médecine de

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Canguilhem, ce qui indique la contemporanéité et le fort intérêt universitaire pour le sujet à l’époque3. Lors de cette conférence, Schrödinger attribua aux organismes vivants une condition qui les exceptait à la fois de la conservation d’énergie (première loi de la thermodynamique) et de la dégradation irréversible dans le temps (deuxième loi de la thermodynamique). Distinguant les systèmes biologiques des systèmes physiques, il conçut deux types d’ordres : celui des systèmes physiques (l’ordre à partir du désordre) et celui des systèmes biologiques (l’ordre à partir de l’ordre). Une avancée remarquable à l’époque dans la reconnaissance de la spécificité de la vie. Il est important de rappeler que, comme Bergson et Canguilhem, Schrödinger a également rejeté les notions de désordre et de hasard, sauf dans la dimension atomique de la matière, dans laquelle les électrons effectuent un mouvement thermique aléatoire. Une condition toutefois censée être dépassée à partir de la réunion d’un ensemble considérable d’atomes qui commence à manifester une organisation et une structure. Une chose possible en raison de la tendance de liaison des différents atomes à l’hydrogène, connue sous le nom de valence. Dans ce cas, Schrödinger a identifié l’émergence d’un ordre malgré le désordre du mouvement aléatoire intérieur des atomes. Cependant, étant en dernière instance composé d’atomes, on peut se demander si un organisme vivant se maintiendrait dans l’ordre auquel il est parvenu, reproduisant son ordre indéfiniment. Si tel était le cas, cela attesterait de l’indépendance de son organisation, évitant le retour au désordre primitif de ses atomes. Dans le cas 3

Dans Traité de logique et de morale (1939), dans le chapitre intitulé Déterminisme, prévision et probabilité, Canguilhem démontrait déjà sa familiarité avec les recherches et les thèses sur la mécanique quantique de Heisenberg, de Broglie et de Paul Dirac, qui partagea le prix Nobel de physique avec Schrödinger en 1933. De même dans La finalité en biologie (1965, p. 1146), Canguilhem révéla son lien avec les thèses de Schrödinger à travers une conférence de Stutinsky dans une section de l’Union rationaliste de Paris, en tant que discutant, en 1965. Texte que l’on retrouve dans : STUTINSKY, F. [1965] La finalité en biologie. In : CANGUILHEM, G.ௗ; BRAUNSTEIN, J.-F.ௗ; SCHWARTZ, Y. Écrits philosophiques et politiques (1926-1939). Paris : Vrin, 2015, p. 1143-1147 (Œuvres complètes, v. IV).

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contraire, cela impliquerait que l’ordre biologique ne serait qu’une faute d’existence au sein d’une nature conduisant tout organisme à un destin entropique. Le fait est que Schrödinger considéra que chaque niveau d’organisation atteint (atomes, molécules, cellules, organes, etc.) présentait un schéma d’organisation qui était absent au niveau précédent. Par exemple, les cellules sont capables de se diviser, ce qui n’est pas le cas des molécules, limitées à leur capacité d’isomérisation, qui n’est à son tour pas disponible pour les atomes, qui eux ne disposent que de valence. Ainsi, peut-on dire, ce serait en raison du mode propre d’organisation de chaque niveau que tous les êtres vivants ensemble, même composés d’atomes, auraient la possibilité d’échapper à leur mouvement thermodynamique. Dans ce cas, c’est du fait de la spécificité organisationnelle que Schrödinger a justifié la capacité des êtres vivants à créer de nouvelles classes d’êtres guidés par des lois propres et de plus en plus éloignées et distinctes des lois physicochimiques qui guident le niveau atomique. Pour la soutenance de cette thèse, Schrödinger a recouru à la génétique qui était disponible en 1944 pour expliquer le modèle de fonctionnement et de reproduction des organismes vivants à partir d’un œuf fécondé dont les chromosomes contiendraient un code qui leur donnerait un schéma de développement par divisions cellulaires somatiques (mitose). Une duplication en copies complètes du code, même si celles-ci ne sont pas toujours exactement identiques, car un certain hasard probabiliste se manifeste dans la méiose (division des cellules germinales), à l’occasion de la composition du patrimoine parental. De cette façon, encore sans les connaissances mises à disposition par Francis Crick et James Watson au milieu des années cinquante, Schrödinger a anticipé que les gènes seraient responsables de la transmission de l’ordre, de sorte que les caractéristiques héréditaires pourraient être reproduites par de nombreuses générations, demeurant dans le modèle total de leur phénotype. Pour lui, même les exceptions, concernant les caractéristiques partagées entre parents et enfants, constitueraient la norme de similitude.

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Une transmission d’ordre et de modèle qui, comme le rappela Schrödinger, reçut une explication plus fournie lorsque le botaniste néerlandais Hugo de Vries (1848-1935), dans The mutation theory (1900) et Species and varieties: their origin by mutation (1905), précisa que les variations, contrairement à ce qu’admit Charles Darwin (1856), n’étaient en fait pas lentes, graduelles et continues, mais fréquentes, brusques et discontinues. Des manifestations qui, admit-il, produisent des modifications dans les substances héréditaires, mais qui sont cependant stabilisées, fixées et ensuite transmises comme les caractéristiques originelles, puisqu’elles s’intègrent à un nouvel ordre après avoir été sélectionnées. Schrödinger (1944, p. 47) a mentionné une autre possibilité, plus récente, d’expliquer la transmission de l’ordre proposée par Crick et Watson. Ceux-ci ont considéré la division cellulaire (aussi bien dans la mitose que dans la méiose) comme un acte de lecture, de réécriture et d’interprétation d’informations contenues dans le code génétique, qui aboutit à la production de versions différentes du matériel génétique original. Cependant, il admit une fois de plus (1944, p. 52) que même une mutation spontanée serait une étape dans le développement ordonné de l’espèce, une étape singulière bientôt intégrée à un modèle. Par conséquent, l’ordre biologique, qu’il qualifia d’apériodique, serait doté d’une possibilité illimitée d’arrangements ordonnés, condition nécessaire et suffisante pour la transmission et la conservation de la vie. L’hypothèse d’une telle complexité présente dans le gène, il faut le reconnaitre, a suffi à favoriser le dépassement du réductionnisme physicaliste qui affectait la biologie. Renforçant cette initiative, Schrödinger (1944, p. 80) préconisa l’existence d’«ௗautres lois physiquesௗ» qui pourraient expliquer la reproduction ordonnée des êtres vivants4.

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De cette façon, l’ordre biologique s’écarte de la dégradation dans l’équilibre thermique du monde physique réalisant le métabolisme, en établissant un flux avec l’environnement. Dans ce flux, expliqua Schrödinger (1944, p. 82), ce que l’organisme vivant échange avec l’environnement est l’entropie négative, qu’il collecte de l’environnement, tandis qu’il expulse son entropie positive. En l’échangeant contre l’entropie positive produite en son sein, un organisme

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Cette conception de la transmission d’ordre, comme le dirait Canguilhem, se rapporte toutefois à une conception de la vie contrainte à «ௗla reproduction du semblable à partir du semblableௗ» (1967, p. 95). Un type de reproduction qui permet ce que l’on peut appeler l’émergence du possible, éloignée de sa conception de normativité biologique. Très probablement en raison de l’influence de Schrödinger, l’idée selon laquelle la reproduction biologique aboutit à l’émergence du possible est courante parmi les généticiens. Elle apparait par exemple déjà dans le titre d’un ouvrage de François Jacob, Le jeu des possibles (1981), dans lequel même la variation dans la reproduction cellulaire a été expliquée sous la condition d’un jeu probabiliste de possibilités contraignant, du fait qu’il préserve une essence d’unité et d’individualité organique. La notion de jeu des possibles a été utilisée par Jacob pour rendre compte de ce qu’il comprenait être la stabilité de l’information génétique, qui serait responsable de la diversité des êtres vivants, préservant l’intuition de Schrödinger. Jacob a conçu l’évolution biologique comme résultant de la variation intérieure de chaque individu, variation qui serait le résultat d’une loterie génétique présente dans la reproduction sexuée. Pour lui, chaque organisme représente, comme il l’a déclaré (1981, p. 23), une unité au sein d’une vaste cohorte d’êtres pouvant être conçus par un même couple dans un univers d’éléments mesurable. Il s’agit d’une contrainte qui devient plus sévère par la contrepartie de la sélection naturelle, qui intègre ou élimine les résultats de la variation dans l’environnement. À ce propos, il précise que : C’est la sélection naturelle qui donne une direction au changement, qui oriente le hasard, qui lentement, progressivement, élabore des structures de plus en plus complexes, des organes nouveaux, des espèces nouvelles. La conception darwinienne a donc une conséquence inéluctable : le monde vivant aujourd’hui, tel que nous le résiste au mouvement thermodynamique, en d’autres termes, il maintient et transmet son ordre.

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voyons autour de nous, n’est qu’un parmi de nombreux possibles. (1981, p. 35)

Ainsi, la transmission d’ordre disposerait d’au moins deux sources de contraintes. Outre la sélection naturelle, extérieure, Jacob a désigné l’organisme lui-même comme source intérieure de contrainte de ses possibilités. Et cela, en raison de la présence et de l’application d’un plan général de son développement. Comme il le dit : Toute une série de contraintes limitent les possibilités de changement de structures et de fonctions. Particulièrement importantes sont les contraintes imposées par le plan général du corps qui sous-tend les espèces voisines, par les propriétés mécaniques des matériaux composant le vivant, et surtout par les règles régissant le développement de l’embryon. Car c’est au cours du développement de l’embryon que sont mises en œuvre les instructions contenues dans le programme génétique de l’organisme, que le génotype est converti en phénotype. Ce sont avant tout les exigences du développement qui trient le fatras des génotypes possibles pour en tirer les phénotypes réels. (1981, p. 47)

Et de conclure de manière incisive que, «ௗEn matière d’organismes, tout n’est pas possibleௗ» (1981, p. 48). Un argument qui réapparait plus loin : Vivants ou non, les objets complexes sont les produits de processus évolutifs dans lesquels interviennent deux facteurs : d’une part, les contraintes qui, à chaque niveau, déterminent les règles du jeu et marquent les limites du possibleௗ; d’autre part, les circonstances qui régissent le cours véritable des événements et réalisent les interactions des systèmes. (1981, p. 64)

Ainsi, le modus operandi de la transmission d’ordre et de l’évolution qu’elle entraine serait, comme il le dit, celui d’un «ௗbricoleurௗ» (1981, p. 70), qui combine et recombine les matériaux disponibles, inconscient du résultat de son travail, mais toujours selon la prescription d’un plan général. Ses

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produits résulteraient d’une série d’opérations dont le résultat pourrait être la nouvelle fonction que peut recevoir un organe bricolé, par exemple, lorsqu’une aile commence à fonctionner comme une patte. Il s’agit d’un type de recomposition permanente des organismes qui procure à la fois, comme le dit Jacob (1981, p. 76), une grande diversité apparente et une grande unité sous-jacente de structure et de fonction. Comme on peut le voir, sa notion du jeu des possibles, étayée par celle de la transmission d’ordre à partir de l’ordre, implique un caractère contraignant et une limitation dans les voies de l’évolution des organismes5. Un type de contrainte qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, contraste avec la notion de normativité biologique de Canguilhem, pour qui la simple transmission d’ordre par un organisme ne serait compatible ni avec sa propre reproduction sure ni avec la déviation d’un possible destin entropique. Ces objections peuvent être clarifiées à l’aide des hommages critiques qu’ont reçus Schrödinger et sa thèse lors d’un évènement commémoratif cinquante ans après sa conférence, publiés sous le titre What is life? The next fifty years: 5

Un autre exemple éloquent du caractère contraignant de la reproduction génétique a été présenté par Jacques Monod, dans Le hasard et la nécessité (1970), à travers son concept de téléonomie (1970, p. 135). À travers ce concept, il considéra que les êtres vivants étaient des systèmes conservateurs dotés d’un fonctionnement téléonomique. Selon ce dernier, aussi petite soitelle, une variation singulière et imprévisible, lorsqu’elle est inscrite dans l’ADN, quitte le règne du hasard pour entrer dans celui de la nécessité, dans la mesure où elle est «ௗchoisieௗ» par la sélection naturelle. Celle-ci opère en normalisant le hasard au nom des exigences de l’organisme et de l’environnement. Comme Jacob, Monod a soumis les variations à la dépendance de ce qu’il qualifia de cohérence de l’appareil téléonomique (1970, p. 136). Ainsi, elles survivent si elles sont compatibles avec le projet de l’organisme. Dans ce cas, celles qui se présentent comme possibles gagnent le jeu des possibles, seules étant acceptées celles qui ne réduisent pas les conditions de l’appareil téléonomique, ou encore celles qui l’enrichissent. De concert, la sélection naturelle réalise le projet conservateur de l’organisme. De cette façon, comme Jacob, Monod a également exprimé la condition préconisée par Schrödinger, selon laquelle l’ordre dérive de l’ordre, étant donné qu’il prévoit une sorte de filtre du désordre, établissant et rétablissant un ordre institué par un plan d’organisation qui implique la structure du code génétique et son mécanisme de reproduction.

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Speculations on the future of biology (O que é vida? 50 anos depois. Especulações sobre o futuro da biologia, 1997). Plus que des critiques, ce recueil de conférences fournit des actualisations de la science qui contribuent grandement à l’intérêt de cet article. Je privilégierai deux chapitres de cet ouvrage. Dans le premier, la thèse de Schrödinger a été remise en question par Eric D. Schneider et James J. Kay, dans un chapitre intitulé Order from Disorder: The Thermodynamics of Complexity in Biology (Ordem a partir da desordem: a termodinâmica da complexidade biológica, 1997a). Ils rappellent que le XIXe siècle fut le théâtre de deux théories majeures. Celle de Boltzmann, déjà évoquée plus haut, qui préconise la dégradation de la nature vers le repos thermodynamique, et celle de Darwin, qui préconise la nature évoluant dans une complexité croissante de systèmes biologiques ouverts et non finalistes. Cependant, Schneider et Kay, s’appuyant sur la propre thèse de Schrödinger selon laquelle, en transmettant l’ordre, la matière vivante échange son désordre avec l’environnement en en retirant l’ordre dont elle se nourrit, rappellent que même l’acquisition de l’ordre par un organisme vivant provoque l’accumulation du budget global d’entropie positive du fait qu’il écoule son désordre dans l’environnement. Ce qui expose sa contradiction, car l’organisme vivant qui se maintient dans un état de néguentropie est celui même qui crée les conditions pour succomber dans l’équilibre thermodynamique général de l’univers. Une constatation qui affaiblit la thèse selon laquelle l’ordre communiqué par le gène serait à la fois nécessaire et suffisant pour révoquer la tendance à l’équilibre que la (deuxième loi de la) thermodynamique semble imposer à tout l’univers, qu’il soit physique, chimique ou biologique. Schneider et Kay (1997a, p. 190) résolvent ce paradoxe en reconnaissant l’origine même de l’ordre dans le désordre, comme l’indique le titre du chapitre, élargissant, et contredisant, le champ de réflexion de Schrödinger. Pour eux, l’ordre proviendrait d’une sorte de disposition que prend la matière ellemême pour dissiper les stimuli qui perturbent son repos. Une disposition qui permettrait néanmoins de revenir à son état

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d’équilibre précédent. Ainsi, ils expliquent l’émergence de l’ordre biologique comme résultant d’une «ௗastuceௗ» de la matière qui, en s’organisant, abandonne l’inertie, mais pour y revenir. Dans sa limite généalogique, cela impliquerait que l’émergence de la vie sur Terre résulterait d’une réponse aux stimuli perturbateurs émanés du Soleil. Étant ainsi considérés, l’ordre biologique et sa transmission ne seraient que des recours à des fins de dissipation des stimuli solaires pour qu’à terme, la Terre retourne à son équilibre thermique précédent. Dans ce cas, cela reviendrait à considérer que l’émergence même de l’ordre biologique consisterait dans le réflexe et la résistance de la matière inerte aux perturbations subies. Ainsi, Schneider et Kay attribuent une finalité mortifère à l’ordre biologique, puisque sa complexification et sa reproduction croissantes (qui constituent l’essence même de la vie) seraient au service de la dégradation du stimulus subi et de l’état d’équilibre thermique visé. Ce qui remet en question l’indépendance et l’autonomie mêmes de la transmission d’ordre pensée par Schrödinger. On peut conclure dans ce cas que la notion de normativité biologique de Canguilhem ne se réduit pas à une transmission d’ordre par reproduction génétique, encore moins à une reproduction du semblable par le semblable, et n’admet pas non plus la possibilité du mouvement entropique comme destin. Peut-être pouvons-nous mieux la comprendre à la lumière des réflexions de Stuart A. Kauffman, dans le chapitre intitulé What is life? Was Schrödinger right? (O que é vida? Schrödinger estava certo?, 1997b). Dans ce travail, Kauffman a tenu compte du fait que le gène, tel qu’il était connu à l’époque, pourrait en effet produire le chaos au lieu de l’ordre, ce qui invalide l’argument de Schrödinger sur sa nécessité et sa suffisance pour le maintien et l’évolution de la vie. Cela étant, en insistant sur la recherche de ce que serait de fait sa condition nécessaire et suffisante, il a également examiné l’origine de l’ordre biologique. Procédant d’un point de vue généalogique, il considéra que «ௗLes sources ultimes de l’ordre requis pour l’émergence et l’évolution de la vie peuvent reposer sur de nouveaux principes

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de comportement collectif naissant dans des systèmes de réaction loin de l’équilibre [Notre traduction]ௗ» (1997b, p. 102). Des principes qui guident certains types de dynamique collective ordonnée en systèmes complexes de réactions chimiques qui seraient effectivement nécessaires et suffisants à l’émergence de la vie et à sa reproduction. En somme, ce qui pourrait occasionner l’origine de la vie et sa reproduction serait un changement de phase atteint par un ensemble de molécules collectivement autocatalytiques dans des systèmes thermodynamiques ouverts. Dans ce cas, l’ordre biologique aurait trouvé son origine, comme il le résuma, dans le «ௗcomportement dynamique collectivement ordonné dans des systèmes ouverts de nonéquilibre [Notre traduction]ௗ» (1997b, p. 106). C’est lui qui aurait permis la formation de (nouvelles) molécules, non pas encore par autoréplication, ce qui serait impossible dans la phase initiale de la vie, mais par autocatalyse, réalisée collectivement dans un groupe donné. L’autocatalyse comme autodynamisation, un type de réaction spontanée responsable de la génération de molécules originelles. Comme il le dit, «ௗChaque espèce moléculaire voit sa formation catalysée par quelque espèce moléculaire du système, ou bien est fournie de manière exogène sous forme de “nourriture” [Notre traduction]ௗ» (1997b, p. 109). De fait, il s’agit d’un processus de catalyse qui, dépourvu de plan et de finalité, provoque le changement de phase d’organisation atomique du fait de l’augmentation de la diversité et du nombre de réactions et donne ainsi naissance à des ordres et à des systèmes complexes. Pour Kauffman, «ௗles racines de la vie se trouvent dans la catalyse elle-même et dans la combinatoire chimique. Si ce point de vue est exact, alors les chemins qui mènent à la vie pourraient être de larges avenues de probabilité, et non des ruelles de rare hasard [Notre traduction]ௗ» (1997b, p. 114), conclut-il. À partir de cette illustration, on peut dire que les gènes de Schrödinger seraient les ruelles de la vie, tandis que l’auto-organisation initiale équivaudrait à son avenue de possibilités conçues par Canguilhem. Kauffman a illustré son argument en recourant à des expériences simulées par ordinateur. Dans ces expériences, l’ensemble des molécules et des réactions qu’elles subissent et

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catalysent jouent le rôle du gène encore absent. Y compris en manifestant la capacité à incorporer et à éliminer des espèces moléculaires. Ce qui lui a permis de conclure que l’ADN d’un gène n’est pas nécessaire pour obtenir le comportement dynamique stable d’une molécule. Dès lors, l’émergence de l’ordre, qui est collectif et spontané, serait la source d’ordre la plus profonde du monde biologique, dont l’émergence, selon Kauffman (1997b, p. 124), se produit «ௗgratuitementௗ». Des simulations par ordinateur opérées selon la logique mathématique de George Boole démontrent qu’un ordre inattendu et profond peut émerger spontanément et ainsi expliquer l’ordre dynamique des organismes. La logique de réseau de Boole précise que, bien que ses termes opèrent initialement de façon aléatoire, à un moment donné un ordre se cristallise. Ce qui lui permet d’affirmer que des «ௗsystèmes complexes peuvent souvent évoluer, non pas précisément au bord du chaos, mais vers un régime ordonné au bord du chaos [Notre traduction]ௗ» (1997b, p. 129). Un régime qui, néanmoins, «ௗn’est pas très loin de la transition vers le chaosௗ» (1997b, p. 130), conclut-il. En résumé, un ordre issu d’autocatalyse à l’origine peut se maintenir au seuil d’un désordre futur sans jamais l’atteindre, et cela, par la création continue et «ௗgracieuseௗ» de nouveaux ordres, ou mieux, en créant des normes. Il est important de rappeler que ces expériences informatiques reposent sur des simulations qui tiennent compte d’un état aléatoire préalable à l’auto-organisation et indiquent que l’ordre atteint peut se maintenir au seuil du chaos sans l’atteindre, de sorte qu’un organisme a la possibilité de se maintenir en tant que producteur d’ordres, et de valeurs, par lesquels les différences évolutives se produisent. Des différences découlant d’un comportement de groupe qui potentialise la vie, car, comme le dit Kauffman, «ௗles organismes vivants sont en fait collectivement des systèmes moléculaires autocatalytiquesௗ» (1997b, p. 133). Comme on peut le voir, sa réponse à la question What is life? est riche d’éléments nous permettant de comprendre la notion de normativité biologique de Canguilhem, dans la mesure où il conçoit l’ordre biologique comme un engagement à des lignes ouvertes et contingentes de production de normes, de véritables

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avenues de trafic intense, pourrait-on dire. Elle nous aide également, à partir du moment où il rejette le point de vue entropique qui, en dernière instance, consiste en une dystopie. À sa place, il admet une notion renouvelée de désordre originaire qui contiendrait en lui la capacité d’attraction et d’autoorganisation d’éléments aboutissant à des ordres croissants, contingents et inusités. Il convient de rappeler que des ruptures avec les thèses entropiques sont également apparues, par exemple, dans ce que l’on appelle l’agroécologie, dans les années 1970, à l’initiative du chercheur suisse Ernst Götsch qui, dans ses études appliquées à l’agroforesterie, a construit le concept de syntropie (néguentropie ou entropie négative), comme instrument de mesure de l’ordre d’un système écologique en régénération constante. Il est temps de prendre en compte que dans Du singulier et de la singularité en épistémologie biologique (1962), Canguilhem rappela que depuis le XVIIIe siècle, la pensée inspirée des Lumières avait déjà pris conscience du fait que la nature était productrice de singularités, à travers une constante déviation de sa marche. Bien avant cela, dans le Traité de logique et de morale (1939), il avait été incisif en déclarant que «ௗLe cours du Temps fait des situations originales qui ne sauraient comme telles se répéterௗ» (1939, p. 739). On constate enfin que la réflexion initiale sur les notions d’ordre et de désordre, de transmission d’ordre, d’entropie, entre autres, nous a conduits à celles de déviation et de singularité, d’une importance capitale pour comprendre la notion de normativité biologique de Canguilhem. Cette réflexion nous a permis de repenser le gène lui-même comme une machine à produire des singularités, donc comme un producteur de normes, au-delà de la condition de transmetteur d’ordre et de producteur de semblables. Ce serait un producteur de singularités du fait d’un style biologique de développement. Cette nouvelle perspective a permis, comme l’a fait Canguilhem, de concevoir un rapport entre la vie et la technique comme expression d’un pouvoir original et créatif qui identifie la normativité et l’esthétique, dont l’aspiration, comme cela a été

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dit plus haut, est de dépasser une logique de la vie. Comme le dit Donato, Cette aspiration a pour objet une façon de concevoir et d’exercer la connaissance (la philosophie, les sciences) de la vie, mais dans sa formulation point l’amorce d’une théorie esthétique qui propose une continuité entre la vie et l’art : l’art n’imite pas la vie parce qu’il n’est pas hors d’elle mais en elle, il la prolonge et la prolonge comme activité. (2020, p. 293)

L’art n’imite pas la vie, car il n’en est pas distinct, il s’enracine en elle, il est la manifestation de son mouvement, de son devenir, en un mot, de son style. Reliant la vie à l’art, à la création, Canguilhem, tout comme Kauffman, a dépassé la notion d’ordre à partir de l’ordre, mettant à sa place la notion de norme comme production de déviation de l’ordre qui n’a pas vocation à être transmissible, mais vital. Et donc, je peux désormais le dire, Canguilhem a actualisé les termes de la discussion sur le statut de la vie et des sciences de la vie, en introduisant une esthétique de la vie, une esthétique des organismes vivants que, dans Le vivant et son milieu (1946, p. 153), il a nommés centres d’organisation et d’invention, point de vue qui s’étend aux organisations sociales. Selon moi, reconnaitre le style du faire biologique, mais surtout du faire humain, consiste à prêter l’oreille à «ௗl’accentௗ» des hommes, plutôt qu’à la «ௗgrammaireௗ» de leur existence, pour qu’il s’intègre en tant que vivant et qu’il puisse l’être au sein d’une communauté soucieuse de sa propre existence. Un accent qui offre un présent et un avenir ouverts, sans que cela soit compris comme la simple réintroduction d’une subjectivité narcissique, mais plutôt comme un appel à un type de travail de production de normes, de «ௗchoixௗ» et de «ௗdécisionsௗ» des hommes. Des choix et des décisions qui aboutissent à des normes construites dans un régime de «ௗpolarité dynamiqueௗ», qui donnent de la valeur, qui donnent de la dignité et une place à toute forme d’existence, en l’insérant au sein d’une totalité ouverte et tolérante, une validité par réciprocité. Un travail de normativité

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qui permet aux hommes d’être «ௗce qui est viable un momentௗ» (1967, p. 101), en d’autres termes d’exercer leur style politique de développement.

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PRÉCAIRE ET NORMATIVE, LA VIE EST UNE CRITIQUE DE LA PSYCHOLOGIE Vinícius Armiliato

Qu’est-ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d’une ambition de traiter l’homme comme un instrument ? Georges Canguilhem (1956/1975, p. 378)

Quand bien même la psychologie en tant que science aurait une valeur reconnue dans les sociétés occidentales contemporaines, pour quiconque s’intéresse à son étude ou aux pratiques thérapeutiques qu’elle présente, les critiques qu’elle reçoit à partir de la pensée de Georges Canguilhem ne peuvent être ignorées. Nous entendons montrer ici combien la psychologie, dans les aspects dans lesquels elle est problématisée par Canguilhem, aurait besoin de revisiter le concept de vie pour se renforcer en tant que pratique accueillant des modes d’existence singuliers, au lieu de les classer en groupes nosologiques ou d’adapter les sujets aux attentes créées par la culture pour le bien vivre en société. Il nous semble nécessaire de problématiser la psychologie précisément parce qu’elle traite, dans l’un de ses domaines, de comportements et de processus mentaux qui ne sont pas communs à la communauté où ces phénomènes apparaissent. Nous savons comment elle est continuellement appelée à répondre aux pourquoi de manifestations psychiques atypiques, divergentes, non conformes à la norme attendue pour telle ou telle population. Un enfant trop turbulent à l’école, un adulte dont l’humeur ne lui permet pas de se tourner vers des activités professionnelles, une personne dont les paroles sont

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incohérentes, un adolescent qui démontre une résistance à l’alimentation, bref, une série d’expériences vécues par les sujets à propos desquelles les psychologues sont appelés à se prononcer et, si possible, à proposer une thérapeutique. Dans ce cadre, lorsqu’on parle des processus psychiques considérés comme pathologiques, les classifications des troubles mentaux sont continuellement utilisées par la psychologie dans l’objectif d’en établir des moyens thérapeutiques et pronostiques. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, DSM-5 (AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, 2013), est un bon exemple de ces impératifs classificatoires dans le champ de la santé mentale1. Compte tenu de son caractère classificatoire, en s’appuyant sur un tel manuel, la psychologie aurait pour balise pour ses interventions en santé mentale des modèles établis à partir de normes statistiques déterminées. De cette façon, le comportement singulier tendrait à être encadré comme une déviation à traiter, en particulier du fait qu’il n’entre pas dans le système classificatoire de la normalité. Nous comprenons qu’un travail sur la santé mentale construit à partir de critères statistiques est limitant pour une approche non pathologisante de la psychologie de modes d’existence radicalement singuliers, continuellement classés comme psychotiques, autistiques, limites, dysphoriques, entre autres. De ce fait, nous chercherons à argumenter que si la psychologie s’établit en tant que pratique d’adaptation de l’individu au milieu, cela est le résultat d’une impasse épistémique à laquelle elle est confrontée : la noncompréhension du vivant depuis une perspective qui considèrerait la capacité de celui-ci à produire de nouvelles normes d’existence (comportementales, psychiques), c’est-à-dire la normativité vitale, principe exploré par Georges Canguilhem dans sa thèse de médecine Le normal et le pathologique. Comme nous le verrons, pour Canguilhem, les processus pathologiques seraient compris non pas à partir de décalages comportementaux par rapport à ce qui est attendu par la culture, mais plutôt à partir 1

À ce sujet, voir l’article de Ian HACKING (2013) sur l’élan classificatoire DSM-5.

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de l’incapacité du vivant à créer des manières d’exister, c’est-àdire à être normatif. Pour problématiser la psychologie sous de tels aspects, nous retiendrons dans un premier temps la réflexion proposée par Georges Canguilhem sur le concept de vie et de normativité vitale, pour signaler ensuite que l’une de ses critiques à l’égard de la psychologie est justement formulée compte tenu de son manque de compréhension du phénomène de la vie en tant que production incessante de variations dans les manières d’exister.

Vie : précarité et normativité En 1973 est publiée l’entrée Vie, rédigée par Canguilhem pour l’Encyclopaedia Universalis. Dans ce texte, Canguilhem clôt la section consacrée au rapport de la vie avec la mort par la formulation suivante : «ௗUn arbre mort, un oiseau mort, une charogne : autant de vies individuelles abolies sans conscience de leur destin de mort. La valeur de la vie, la vie comme valeur, ne s’enracinent-elles pas dans la connaissance de son essentielle précarité ?ௗ» (CANGUILHEM, 1973/2018, p. 604. Italique de l’auteur) La compréhension de la vie comme quelque chose de précaire est fondamentale pour la pensée de Canguilhem dans sa construction du concept de normativité vitale et pour l’établissement de sa critique de la psychologie. Dans sa compréhension, la vie, le corps vivant, s’établit comme un organisme en conflit, en tension et en dialogue constants avec son environnement. Cette perspective relève des travaux évolutionnistes de Charles Darwin, qui renforcèrent l’idée selon laquelle il n’y a pas de couplage ou de finalité préalable dans le rapport entre un organisme vivant et le milieu dans lequel il vit. Comme le rappelle Canguilhem dans ce même article, «ௗVivre, c’est valoriser les objets et les circonstances de son expérience, c’est préférer et exclure des moyens, des situations, des mouvements. La vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec le milieuௗ» (CANGUILHEM, 1973/2018, p. 582). Ainsi, le rapport du sujet avec le milieu est un rapport d’activité conflictuelle et non pas forcément complémentaire. Comme il le souligne dans Le normal et le

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pathologique, «ௗle vivant humain prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normesௗ» (CANGUILHEM, 1943/2021, p.133). En ce sens, le concept évolutionniste de mutabilité des espèces offre un avantage dans la manière de thématiser la vie. Et cela parce que, comme l’indique Canguilhem dans Sur l’histoire des sciences de la vie depuis Darwin, […] pour que fût concevable l’idée d’une transmutation des espèces par une adaptation aléatoire aux contraintes du milieu, à partir de différences individuelles dans la reproduction des organismes, il fallait détruire l’idée d’une adaptation préordonnée, pour chaque espèce de créatures, entre sa structure et son mode de vie (CANGUILHEM, 1977/2019, p. 953).

Canguilhem ouvre ici la possibilité de revisiter les prérogatives de l’existence d’un certain préordonnancement naturel des êtres vivants par rapport au milieu dans lequel ils s’insèrent2. Comme le souligne l’ouvrage de Duroux, Canguilhem contribue à situer l’existence humaine au sein du spectre darwinien, l’émancipant par exemple de la logique positiviste et cartésienne, dont l’ambition prédictive est notoire : Très schématiquement, Canguilhem a cherché à penser la spécificité du rapport entre trois termes : le vivant, la médecine, la science du vivant. Il a discerné dans le concept de norme (conçu comme normativité et non pas comme normalité) le point à partir duquel on pouvait déplacer les équations classiques du grand positivisme (science et 2

Le rapport Darwin-Canguilhem peut également être exploré dans la considération de la variation comme une donnée de la vie. Cet argument est fondamental pour l’économie de l’ouvrage l’Origine des espèces de Charles Darwin, en particulier pour l’établissement du principe de la sélection naturelle. Pour plus de détails sur le rapport entre Darwin et Canguilhem, voir notre Darwin, Canguilhem e o Desvio não-patológico (Darwin, Canguilhem et la déviation non pathologique) (ARMILIATO, 2021). Sur l’importance de la variabilité dans l’argumentation de Darwin, voir Hoquet (2009).

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technique, ordre et progrès) pour faire droit à l’imprévisible et à la décision. (DUROUX, 1997, p. 533)

En ce sens, nous pensons que la notion de vie organisée, de nature humaine bien définie, établie et classée selon les modèles du positivisme, opère comme une barrière à la construction de la compréhension de la vie humaine comme quelque chose d’errant, dont la précarité essentielle apparait comme le moteur de la normativité vitale3. Toujours dans Le normal et le pathologique, Canguilhem écrit : […] le fait pour un vivant de réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait fondamental que la vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref, que la vie est en fait une activité normative. Par normatif, on entend en philosophie tout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement à une norme, mais ce mode de jugement est au fond subordonné à celui qui institue des normes. Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes. Et c’est en ce sens que nous proposons de parler d’une normativité biologique. (CANGUILHEM, 1943/2021, p. 132. Italique de l’auteur)

Ainsi, produire de nouveaux arrangements à l’existence, ou de nouvelles normes, au lieu d’appréhender le vivant comme un être stable, ordonné, dont la vie est indifférente au milieu, permet de valoriser son caractère fragile, précaire, en lutte constante contre les menaces pesant sur la vie, «ௗun besoin vital permanent et essentielௗ» (CANGUILHEM, 1943/2021, p. 133)4. Cette difficulté à voir dans la déviation autre chose que le pathologique tient aussi, nous semble-t-il, aux attributions de finalité à la vie. À la fin du Normal et le pathologique, Canguilhem indique que

3

À propos de l’errance et de la normativité vitale, voir Safatle (2015). Pour une vision plus détaillée de la notion de normativité vitale, voir Safatle (2011) et Bocca (2022).

4

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S’il existait une finalité parfaite, achevée, un système complet de rapports de convenance organique, le concept même de finalité n’aurait aucun sens comme concept, comme projet et modèle pour penser la vie, pour cette raison simple qu’il n’y aurait pas lieu à pensée, pas lieu de penser, en absence de tout décalage entre l’organisation possible et l’organisation réelle. La pensée de la finalité exprime la limitation de finalité de la vie. Si ce concept à un sens, c’est parce qu’il est le concept d’un sens, le concept d’une organisation possible, donc non garantie. (CANGUILHEM, 1943/2021, p. 285)

Il n’y aurait dès lors pas d’organisation précédant l’existence. La compréhension selon laquelle nous sommes des corps organisés serait une façon de faire face au fait de ce que nous voyons en réalité : un aléatoire complet de l’existence que la société industrielle des XVIIIe et XIXe siècles a cherché à normaliser. L’une des raisons – techniques et économiques, dira Canguilhem – de l’avènement de la psychologie au XIXe siècle serait également «ௗle développement d’un régime industriel orientant l’attention vers le caractère industrieux de l’espèce humaineௗ» (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 376)5. Cependant, la vie en tant que manifestation errante et aléatoire se présente comme un obstacle au prétendu ordre de la nature, notamment à partir de telles attentes forgées pour l’organisation de la vie en société. Comme le déclare Canguilhem dans un texte rédigé au cours de sa jeunesse, l’ordre excessif de l’armée laisse penser que celle-ci ne s’organise qu’autour du désordre, de la reconnaissance de l’imprévu. C’est l’imprévu qui organise 5

Foucault, dans le cours Il faut défendre la société, illustre bien cet aspect, notamment dans le cours du 17 mars 1976 (FOUCAULT, 1999). L’auteur y indique comment la norme servira de mécanisme de contrôle de l’ordre disciplinaire à la fois du corps et de la multiplicité biologique : «ௗLa société de normalisation, c’est une société où se croisent, selon une articulation orthogonale, la norme de la discipline et la norme de la régulation. Dire que le pouvoir, au XIXe siècle, […] a pris la vie en charge, c’est dire qu’il est arrivé à couvrir toute la surface qui s’étend de l’organique au biologique, du corps à la population, par le double jeu des technologies de discipline d’une part, et des technologies de régulation de l’autre. Nous sommes donc dans un pouvoir qui a pris en charge et le corps et la vie.ௗ» (FOUCAULT, 1999, p. 302)

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l’existence : «ௗDe sorte que, tout en étant prévu afin d’aller vite, tout finit par se faire selon l’imprévu, pour cette raison précisément qu’il faut aller viteௗ» (CANGUILHEM, 1928/2011, pp. 202-203). En revanche, dans le Traité de logique et de morale, publié en 1939, Canguilhem suggère qu’il revient au vivant de «ௗdevenir ce que nous ne sommes pasௗ» (rationnels, conscients et libres) : «ௗsauvegarder le mieux possible en autrui et en soi, cette puissance de choix et d’invention de fins qu’on nomme volonté […] [avoir] plutôt une conception d’une vie à faire que d’une vie toute faiteௗ» (CANGUILHEM, 1939/2011, p. 837). Selon Laurence Cornu, il semble y avoir quelque chose ici. Ainsi, «ௗle concept central de “normativité” précisément élaboré dans la même période déplace cette question de la morale idéaliste vers le champ de la vieௗ» (CORNU, 2013, p. 111). Nous voyons alors la critique canguilhemienne de l’application de la morale idéaliste au champ de la vie, déguisée en science organisatrice d’une réalité qui est plutôt contingente, aléatoire, imprévue – dans laquelle les corps ne cessent de produire de nouvelles normes de vie de rapport avec le milieu dans lequel ils se trouvent – que préordonnée, finaliste, dont le vivant et le milieu sont liés de façon complémentaire. Le concept de normativité, la capacité de construire de nouvelles normes à partir des contraintes du milieu (intérieur et extérieur), ne semble possible que lorsqu’on assume qu’il n’y a pas de nature parfaite balisant ou fournissant des critères relatifs à ce que serait la nature de l’existence du vivant – malgré toutes les tentatives de normalisation. En ce sens, selon Aurore Jacquard, L’état normal n’est pas conçu objectivement et positivement par Canguilhem comme un certain nombre de lois physicochimiques que la médecine comme technique devrait viser : l’état normal est l’état qui est «ௗpris pour normeௗ» par un individu vivant. C’est donc à partir de la maladie, c’est-àdire de l’expérience de la précarité de son existence, que l’individu peut prendre pour norme l’état dans lequel sa vie est maintenue et se développe. (JACQUARD, 2013, p. 235)

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L’auteure continue : c’est bien dans sa précarité que le vivant trouve une puissance plastique, une puissance créatrice de formes que Canguilhem désigne sous le terme de «ௗlabilitéௗ» […] comme le souligne Guillaume Leblanc : «ௗLa labilité désigne [alors] le moment originaire où la vie se désolidarise de sa forme dominante, ce par quoi la vie est toujours en déphasage par rapport à elle-mêmeௗ». La labilité est ce par quoi le vivant s’individualise ouvrant par là d’autres possibilités de la vie à l’espèce. (JACQUARD, 2013, p. 236)

Il s’agit de reconnaitre la précarité en déterminant que l’errance est la caractéristique pour l’individu de se réinventer et de vivre dans l’établissement de normes de vie qui ne seront pas forcément pérennes. Il ne faut donc pas se consacrer à la lecture de ce que le vivant a dans son essence naturelle, archétypale, cristallisée, définie pour exister dans son environnement, car cela fournirait du matériel pour pathologiser ce qui n’est pas conforme à la loi naturelle attribuéeௗ; il faut plutôt travailler à la reconnaissance de la précarité du vivant, laquelle permet que celui-ci soit capable d’être normatif face à sa fragilité, capable d’établir de nouvelles normes sans s’attacher aux attentes placées en lui sous le joug de la société. Déterminons maintenant la position problématique de la psychologie vis-à-vis de la compréhension de vie de Canguilhem que nous avons présentée jusqu’à présent.

Psychologie, instrument de négation de l’errance et de la normativité vitale Canguilhem est assez catégorique lorsqu’il détermine que la psychologie n’est qu’un instrument qui ne sait de qui ou de quoi elle est l’instrument (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 377). Nous chercherons maintenant à argumenter que l’instrumentalisation de la psychologie réside dans le refus de la reconnaissance du phénomène vital comme quelque chose de créateur, d’errant et sans finalité naturellement définie entre l’individu et le milieu qui

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l’entoure. Et son action s’organise pour objectiver et organiser une compréhension du vivant comme élément passible de mesure, de prédiction et de normalisation. Le lien de la notion de normalité comme horizon de guérison de la médecine, telle que présentée par Canguilhem dans Le normal et le pathologique, peut nous être très utile ici. Dans le chapitre intitulé Un nouveau concept en pathologie : l’erreur, rédigé 20 ans après la publication de sa thèse de médecine, l’auteur expose combien il peut être problématique d’associer anormalité et inadaptation sociale : Définir l’anormalité par l’inadaptation sociale, c’est accepter plus ou moins l’idée que l’individu doit souscrire au fait de telle société, donc s’accommoder à elle comme à une réalité qui est en même temps un bien. (CANGUILHEM, 1943/2021, p. 287)

En ces termes, le milieu qui entoure l’individu finit par être pris, de façon équivoque, par la médecine, la psychologie et la sociologie pour un fait physique et non pour un fait biologique, pour un fait constitué et non pour un fait à constituer. Tandis que si l’on considère la relation organisme-milieu comme l’effet d’une activité proprement biologique, comme la recherche d’une situation dans laquelle le vivant recueille, au lieu de les subir, les influences et les qualités qui répondent à ses exigences, alors les milieux dans lesquels les vivants se trouvent placés sont découpés par eux, centrés sur eux. En ce sens l’organisme n’est pas jeté dans un milieu auquel il lui faut se plier, mais il structure son milieu en même temps qu’il développe ses capacités d’organisme (CANGUILHEM, 1943/2021, p. 287).

Il nous semble donc nécessaire de revisiter les modèles d’existence qui considèrent l’individu comme un être isolé, portant une essence cristallisée, soumis à un certain milieu auquel il doit s’adapter. Dans cette perspective, la maladie cesse d’être comprise exclusivement comme une déviation de la norme

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établie, et peut ainsi être reconnue comme un acte de bouleversement de l’attente qui se construit vis-à-vis de la manière dont le vivant doit organiser son existence. La compréhension de vie de Canguilhem est fondamentale pour saisir la notion de normativité vitale, et cela parce que cette normativité place l’individu comme protagoniste de l’institution de ses valeurs et de ses normes, et la psychologie serait assez loin de considérer de tels aspects. Dans la publication Qu’est-ce que la psychologie ?, Canguilhem soutient que cette dernière, pour devenir science, construit une visée sur le sujet en l’appréhendant comme un instrument, afin qu’il soit alors possible de mener une investigation positive de ses actes. Il ironise ensuite sur le fait que le travail de la psychologie est de faire de «ௗl’homme, être loquace ou taciturne, être sociable ou insociableௗ» (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 367), un objet. Cette ironie de Canguilhem ainsi que ses conceptualisations de vie et de normativité désignent le vivant comme étant capable d’une infinité de possibles. Dans cette puissance réside le problème de l’enfermer dans une généralité et c’est pour cette raison que la psychologie travaillerait à partir d’une perspective qui évite de déterminer l’individu vivant comme un agent actif dans la production et l’interprétation de son existence. Au contraire, le projet de la psychologie : «ௗest celui d’une science qui, face à la physique, explique pourquoi l’esprit est par nature contraint de tromper d’abord la raison relativement à la réalitéௗ» (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 370). La psychologie serait alors la science qui vient dire ce qui est dans la réalité, comment celle-ci doit être lue, quels sont les critères pour la valider et comment y organiser l’existence. Dans le texte précité, après avoir indiqué les raisons techniques, politiques et scientifiques qui ont renforcé la psychologie, Canguilhem critique l’absence de réponse de la part des psychologues quant à la détermination de ce que serait le projet instaurateur de cette discipline : ce qui caractérise, selon nous, cette psychologie du comportement, par rapport aux autres types d’études psychologiques, c’est son incapacité constitutionnelle à saisir et à exhiber dans la clarté son projet instaurateur […]

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En acceptant de devenir, sur le patron de la biologie, une science objective des aptitudes, des réactions et du comportement, cette psychologie et ces psychologues oublient totalement de situer leur comportement spécifique par rapport aux circonstances historiques et aux milieux sociaux dans lesquels ils sont amenés à proposer leurs méthodes ou techniques et à faire accepter leurs services (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 376-7).

Canguilhem va alors observer que le facteur instrumental (la psychologie) de l’instrument (le psychologue)6 est la construction d’une méthode de normalisation de la vie humaine, de faire voir dans l’objet, à partir de ses méthodes, des éléments quantifiables, industrialisables, généralisables : Les recherches sur les lois de l’adaptation et de l’apprentissage, sur le rapport de l’apprentissage et des aptitudes, sur la détection et la mesure des aptitudes, sur les conditions du rendement et de la productivité […] admettent toutes un postulat implicite commun : la nature de l’homme est d’être un outil, sa vocation c’est d’être mis à sa place, à sa tâche. (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 378)

L’être humain devient un instrument à partir de ce que les méthodes de lecture de ses manifestations vitales proposées par la psychologie font voir en lui d’instrumental. Finalement, pour Canguilhem «ௗLa psychologie repose bien toujours sur un dédoublement […] d’une masse de “sujets” et d’une élite corporative de spécialistes s’investissant eux-mêmes de leur propre missionௗ» (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 380). 6

Canguilhem écrit à propos du psychologue : «ௗLe psychologue ne veut être qu’un instrument, sans chercher à savoir de qui ou de quoi il est l’instrumentௗ» (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 377). De même, écrit Canguilhem, demander au psychologue «ௗce qu’est la psychologieௗ» déclenche une situation curieuse : cela embarrasse le psychologue, contrairement au philosophe, de s’interroger sur ce qu’est sa discipline. Tandis que pour la philosophie il s’agit d’une question d’humilité, voire constitutive de celle-ci, pour la psychologie, cette question laisse le psychologue dans une situation vexatoire (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 365). Certainement du fait de son action davantage comme instrument que comme agent de son action.

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Canguilhem est catégorique à la fin du texte : la psychologie sert d’outil de contrôle. Voyons le dernier extrait de son texte devenu célèbre : dites-moi à quoi vous tendez, pour que je sache ce que vous êtes ? Mais le philosophe peut aussi s’adresser au psychologue sous la forme – une fois n’est pas coutume – d’un conseil d’orientation, et dire : quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendreௗ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si l’on va en descendant, on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police. (CANGUILHEM, 1956/1975, p. 381)

Ce que nous pouvons alors observer, c’est qu’en tant qu’instrument d’instrumentalisation des individus, la psychologie apparait comme un outil qui supplantera la déviation, l’errance, la création de nouvelles normes. Dans le cadre d’une société industrielle, ou d’un modèle positiviste dont l’ordre et le progrès apparaissent à l’horizon du travail, il faut rejeter les variations fortuites, les mouvements errants, les créations déviantes qui mettent en évidence la singularité de chaque vivant et empêchent de ce fait l’ordonnancement, la normalisation et la généralisation de ses actes. La variation jaillit comme une sorte d’erreur, comme une copie non exemplaire, comme une anomalie qui empêche l’exécution des attentes créées pour les sujets. La psychologie existerait dans un rapport de négation de la normativité vitale, de la vie comme errance, de l’absence de nature humaine prédéterminée. La psychologie chercherait au contraire à objectiver l’existence humaine de façon à la rendre passible d’être capturée par ses méthodes, car si elle reconnaissait la normativité vitale, voire le caractère erratique et précaire de la vie, la psychologie se verrait empêchée d’exister en tant que science positive. ***

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Assumer la précarité de la vie, la capacité du sujet à instituer de nouvelles normes d’existence en fonction des fluctuations du milieu (intérieur ou extérieur) et la compréhension de la déviation non pas comme une erreur, mais plutôt comme erratique, est une tâche que les textes de Canguilhem encouragent à accomplir. Comme il l’affirme dans Une pédagogie de la guérison est-elle possible ?, «ௗla santé n’est pas une constante de satisfaction mais l’a priori du pouvoir de maîtriser des situations périlleuses, ce pouvoir s’use à maîtriser des périls successifsௗ» (CANGUILHEM, 2002, p. 99). Assumer que la vie est précaire, c’est créer des conditions de dialogues sur la santé qui considèrent cet état vital comme une puissance et non comme quelque chose à éviter. En niant que l’existence revêt un caractère précaire, on ouvre un espace à l’émergence de psychologies qui auraient pour horizon l’adaptation et l’encadrement des sujets au sein de normes antérieures à eux qui, dans notre société, touchent souvent à la productivité, à l’excellence et au rendement au maximum des capacités productives. Il faut que soient établis des modèles théoriques et des perspectives de la psychologie capables de reconnaitre le contingent et de le situer dans un rapport de puissance à côté des capacités normatives des vivants. Comme l’affirme Safatle, Au sein de la réflexion sociale, il est bien probable que nous avons besoin d’un concept spéculatif de vie. Concept qui, loin d’imposer une normativité régulatrice unique à nos attentes de réalisation, soit capable d’exposer la racine de la profonde a-normativité et de l’indétermination qui semble nous guider au beau milieu des heurts dans la vie sociale [Notre traduction] (SAFATLE, 2011, p. 26).

En évitant la reconnaissance de la précarité de la vie et de la normativité vitale, la psychologie s’allie à l’appréhension des individus en tant qu’outils, modelables, prévisibles et dont les comportements peuvent être réversibles, tels que des machines, adaptables aux exigences de ceux qui les actionnent. Pour construire une psychologie non pathologisante comme celles qui s’appuient sur des manuels de diagnostics tels que le DSM-V,

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peut-être est-il nécessaire d’en finir avec l’appréhension de la vie comme quelque chose se trouvant dans un rapport harmonieux et non combattif avec la société dans laquelle elle se manifeste, et d’en prendre plutôt conscience à travers son caractère précaire, instable et activement normatif. Comme l’affirme Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique, «ௗDes normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. La vie ne s’élève à la conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et la douleur.ௗ» (CANGUILHEM, 1943/2021, p, 208) La psychologie n’est pas un vivant, mais la critiquer et faire ressortir ses faiblesses, ses failles ou ses infractions peut, qui sait, inciter les psychologues à produire de nouvelles manières d’aborder les sujets qui considèreraient la singularité radicale de chacun. Dans ce cas, la psychologie pourrait se développer non pas comme un instrument, mais plutôt comme un art.

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LA PUISSANCE NORMATIVE DE LA VIE À L’ÉPREUVE DE L’ACTION DES MALADIES. LE CAS DE LA PATHOLOGIE CARDIAQUE. (XVIIE-XVIIIE SIÈCLES) Éric Hamraoui

En quoi peut-on dire que l’œuvre de la nature, le travail de la santé et l’action du cœur constituent des modes d’exercice de la puissance normative de la vie ? Sous quels modes opératoires et à quelles conditions ? Dans quelle mesure l’action des maladies en constitue-t-elle la forme majeure de mise à l’épreuve ? Quelle spécificité revêt, à ce titre, la pathologie cardiaque ? Telles sont les interrogations à partir desquelles nous revisiterons le sens du concept hippocratique de natura medicatrix et envisagerons la santé non comme qualité d’une vie exempte de la privation du bien en lequel elle consiste, mais comme valeur vitale, et non plus ontologique. Ce passage du plan de l’être à celui de la vie pour définir la santé suppose l’abandon de tout imaginaire de maitrise inapte à rendre compte des ambigüités du cours tantôt créateur, tantôt destructeur, des actions naturelles. Il devient dès lors possible de dissocier la question de l’être de celle de la possession d’un bien (la santé) pour la remettre en perspective du point de vue de la vie, aux sens organique – dont le cœur a longtemps supposé être le principe1 –, psychique, symbolique et social. De ce dernier point de vue, toute menace que fait peser la maladie sur la vie, et plus particulièrement la pathologie 1

Ce qui est vrai de l’Antiquité à la fin des années 1960, avec l’adoption du critère encéphalique de la mort.

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cardiaque, concerne l’être, non plus compris au sens de qualité première ou essence, mais de manière – d’être –, de style ou d’allure sachant composer avec les contraintes de l’environnement, le jeu des affects (l’inquiétude et l’angoisse) et le sentiment métaphysique (celui d’une atteinte de l’être au-delà de celle du corps). Acte de stylisation qui, selon Georges Canguilhem, constitue l’expression d’une puissance créatrice de nouvelles normes d’existence, d’un pouvoir normatif de la vie.

1. L’œuvre de la nature, le travail de la santé et l’action du cœur, modes d’exercice de la puissance normative de la vie Le concept de normativité dont Canguilhem expose les niveaux d’application médical, biologique et existentiel (la maladie définie comme moyen à travers lequel la vie accède à la conscience concrète d’elle-même2), dans Le normal et le pathologique, n’est pas sans faire écho à l’affirmation hippocratique de l’existence d’un pouvoir immanent et spontané d’invention que la vie manifeste au cœur de la nature à travers l’expérience de la maladie3.

1. La nature médicatrice Dans un traité de médecine d’inspiration hippocratique, le De Aneurysmatibus (1728)4, Giovanni Maria Lancisi (1654-1720), 2

Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF/Quadrige, 1966, p. 155. 3 Voir Hippocrate, Epidémies, 6e, 5e section, Œuvres V, 315 : «ௗLa nature est le médecin des maladies. La nature trouve pour elle-même les voies et moyens, non par intelligence. […] La nature, sans instruction et sans savoir, fait ce qu’il convient.ௗ» 4 Voir Éric Hamraoui, «ௗL’œuvre d’Hippocrate revisitée par la pensée médicale des Lumières : l’exemple des traités médicaux de G.M. Lancisi (1654-1720)ௗ», Hellénisme et Hippocratisme dans l’Europe méditerranéenne : autour de D. Coray. Actes réunis par R. Andréani, H. Michel et Élie Pélaquier (Montpellier, mars 1998), université Montpellier III – Centre d’Histoire Moderne et Contemporaine de l’Europe Méditerranéenne et de ses périphéries, p. 101-119.

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Premier médecin du pape Clément XI, tente de déterminer les causes de la formation des anévrismes des artères et du cœur. Il observe, dans tous les cas, l’existence d’un déséquilibre entre les parties solides, denses ou subtiles du sang, entrainant l’immobilisation de ses parties les plus lourdes et les plus fibreuses. Il décrit ici précisément les mécanismes pathologiques favorisant ce déséquilibre : Plus grand est un anévrisme, plus importants sont les dommages qu’il inflige aux artères, à savoir, à leur forme, à leur diamètre, et, par dessus tout, à leur mouvement péristaltique. En effet, lorsque les fibres renforçant la capacité des canaux artériels de se dilater ou de se contracter, sont sectionnées (scissis) ou érodées (erosis), les artères deviennent plus faibles à cet endroit, et doivent finalement entièrement céder. Par conséquent, le sang étant un fluide de composition hétérogène dans lequel le chyle abonde, commence immédiatement à se mouvoir plus lentement, lorsque après avoir été propulsé par le cœur, il pénètre dans le sac de l’anévrisme. Les lois de l’hydraulique expliquent que le sang se trouve ainsi retardé (retardetur), d’une part en raison du passage de son écoulement d’un conduit étroit au sac (folliculum) plus large de l’anévrisme, d’autre part parce que les tuniques du sac ou la section dilatée de l’artère, une fois leurs fibres sectionnées ou érodées, ne peuvent se contracter ni propulser le sang s’écoulant à proximité dans les artères les plus proches, et ainsi […] prolongent le mouvement qui a son origine dans le cœur (motum ex Corde conceptum). Et, lorsque le mouvement du cœur se trouve ainsi diminué, quelques particules de chyle, n’ayant pas été parfaitement amalgamées, d’autres, très nombreuses et variées, plus lourdes que les autres, s’unissent et grandissent ensemble dans les fibres. C’est à partir de ces mêmes particules que sont composées des lamelles variées qui représentent la substance d’un polype (polypi materiam anévrisme (ex his autem Aneurysmatis fornix progressu temporis attolitur)5.

5 Giovanni Maria Lancisi, De Motu Cordis & Aneurysmatibus, opus posthumum

in duas partes divisum (1728), Rome, 1745, avec en regard la traduction

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Les propriétés de ce sac polypeux témoignant de l’ingéniosité de la nature se trouvent exposées d’un point de vue à la fois descriptif et métaphorique : Ce sac polypeux voûté, incrusté de tous côtés, supporte les membranes dilatées et rompues, à la manière d’une forteresse (agger)ௗ; il prend la place des membranes naturelles et les renforce de manière à empêcher le torrent impétueux du sang de se briser à l’intérieur des cavités les plus proches et d’adjoindre les espaces où il conduirait à la mort subite. Si merveilleuse (prodigiosa) est la nature, et si appliquée (industris) encore dans ses conditions anormales6 que les vieux murs de soutien, étant sur le point de s’effondrer (brevi collapsuros antiquitate parietes adnata) en raison de l’âge, [se soutiennent] avec le lierre qui grandit et rampe sur eux de tous côtés, de même, la nature consacret-elle toutes ses énergies pour préserver, à l’occasion même de ses maladies, la vie animale qui est sur le point de s’éteindre7.

Ce texte, qui exprime un sentiment d’émerveillement devant ce que, du point de vue de la philosophie de Georges Canguilhem, nous qualifierions de produit d’une ingéniosité normative de la nature. Sentiment proche de celui éprouvé par Ambroise Paré considérant les lamelles osseuses (osseae lamellae) qui se rencontrent dans les artères dilatées comme œuvre d’«ௗune singulière Providence de la nature qui construit et oppose un nouveau rempart ou une puissante barrièreௗ» afin de briser l’impulsion accrue du sang dans de telles artères. Cette action de la nature conduit à l’adaptation de la physiologie vasculaire aux menaces de rupture liées à la maladie.

anglaise de Wilmer Cave Wright, New-York, The Macmillan Company, 1952, ch. VII, prop. LXI, op. cit., p. 326-328 (Notre traduction). 6 «ௗEo usque natura in statu etiam praeternaturali prodigiosa est, atque industris.ௗ» 7 Giovanni Maria Lancisi, De Aneurysmatibus, propositio LXI, op. cit., p. 330 (Notre traduction).

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2. Le concept d’«ࣟéconomie naturelle intègreࣟ» Comme Hippocrate et Lancisi, en passant par Louis Duret, qui forge le concept d’«ௗéconomie naturelle intègreௗ» (œconomia naturalis integritas) désignant un ordre fonctionnel local ou régional, dont la santé de l’ensemble du corps résulte par addition de ces santés partielles qui représentent des états d’équilibre8, dont la source est une natura conservatrix et conformatrix, Georges Canguilhem sait que cette nature est parfois vaincue dans sa lutte contre la maladie. Il sait le rôle négatif des liens psychophysiologiques dans la diffusion d’une maladie à toutes les parties du corps, mis en lumière par Lancisi et par ses successeursௗ; il n’ignore pas les arguments plaidant en faveur d’un usage pessimiste de la notion d’«ௗéconomie du corps signifiant le plus souvent le vice, la destruction et la corruption, conformément à cet usage pessimiste qui semble bien avoir été introduit dans la littérature [médicale]ௗ»9.

3. La santé, valeur de la vie Finalité et souverain bien de la médecine, selon Aristote10, la santé est, au début de l’ère chrétienne, considérée comme puissance positive dont la maladie n’est que la privation : Mais ce qu’on appelle mal, qu’est-ce autre chose que la privation d’un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d’autre que le fait d’être privé de la santé. […] C’est que, au lieu d’être une substance, blessure et maladie sont le défaut d’une substance corporelle, puisque le corps est la substance, un bien par conséquent, à laquelle

8 Louis Duret, Hippocratis magni Coacae Praenotiones (édition commentée des Prénotions coaques, publiées pour la première fois en 1588, et rééditée plusieurs fois), Paris, 1621, p. 23. 9 Bernard Balan, «ௗPremières recherches sur l’origine et la formation du concept d’économie animaleௗ», Rev. Hist. Sci, janvier 1975 – XXVIIII/4, p. 289-326 (cité p. 301-302). 10 Aristote, Éthique à Nicomaque, ch. 7, traduction Ticot, Paris, Vrin, 1987, p. 27-28.

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surviennent à titre d’accident ces maux, qui sont, en réalité, la privation de ce bien qu’on nomme la santé11.

Se bien porter (se valere) ne signifie autre chose qu’incarner cette valence positive de l’être dont la maladie trahit le défaut. Dichotomisation dont la pensée de Georges Canguilhem saura montrer les limites en passant du plan de l’être à celui de la vie où la santé devient «ௗprécisément, et principalement chez l’homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportementௗ»12. Dès lors, la santé devient «ௗcapacité de tolérer la variation des normes auxquelles seule la stabilité, apparemment garantie et toujours nécessairement précaire, des situations et du milieu, confère une valeur trompeuse de normal définitifௗ»13. Elle ne saurait ainsi se comprendre autrement que comme un «ௗéquilibreௗ» que quiconque jouit d’elle «ௗrachète sur des ruptures inchoativesௗ»14. Autrement dit, «ௗla menace de la maladie est l’un des constituants de la santéௗ»15. Le passage du plan de l’être à celui de la vie pour définir la santé est ainsi conjointement celui d’une logique assurée de son pouvoir de définition du réel au règne de l’ambigüité dont la pensée a pour tâche de tenter de rendre prudemment compte. Ce que tente de faire la philosophie de la vie de Canguilhem en forgeant le concept de normativité désignant la puissance d’invention de nouvelles normes de fonctionnement du vivant en fonction du contexte de vie au sein duquel il évolue et des difficultés auxquelles il se trouve confronté.

11 Saint-Augustin, Enchiridion 3 (11)-4 (12-13), cité par H. Marrou, SaintAugustin et l’augustinisme, Paris, Seuil (collection «ௗLes Maîtres spirituelsௗ»), 1955, p. 88-89. 12 Georges Canguilhem, «ௗLe normal et le pathologiqueௗ», in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1966, p. 167. 13 Ibid. 14 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 217. 15 Ibid.

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4. Dynamogénie et générativité cardiaque Au croisement des plans biologique et symbolique, le cœur, proche du «ௗmilieu du corpsௗ», où, selon Aristote, «ௗla nature […] installe ce qui est plus précieuxௗ»16, le cœur constitue, après la santé et la nature, une troisième puissance normative de la vie. Cela dans deux perspectives historiquement distinctes : celle de «ௗla physiologie galénique, qui fait dépendre l’exercice des facultés de l’organisation matérielle des parties, telle qu’elle est voulue par la Nature providentielle, ou l’Architecte divin, en vue du bien du corps en son ensemble [et celle ouverte par] la conception épigénétique [de William Harvey17] où la production de l’ordre des parties résulte directement de l’activité vivificatrice interne, du Soleil du microcosme, et non de la conformité à un plan intelligent établi a priori. Ce soleil (symbolisé par le cœur, primum movens et ultimum moriens d’Aristote) est fondamental au sens où sa puissance [générative] n’est pas de l’ordre des éléments et de leur mélangeௗ»18. La première perspective met en avant la solidité du cœur, organe destiné, au même titre que l’encéphale et le foie, à l’entretien de la vie19, source de la chaleur naturelle20 et d’énergie :

16

Aristote, Les parties des animaux, III, 4, 665 b. Premier médecin du roi Charles 1er d’Angleterre, William Harvey (15781637) a suivi les enseignements de Fabrice d’Acquapendente, à Padoue. Il est l’auteur de la découverte des lois de la circulation du sang, exposées dans son Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et sanguinis (1628), et, à travers elle, de la démonstration de «ௗla réalité du concept proprement biologique de circulationௗ» se substituant à la «ௗcommodité du concept technique d’irrigationௗ» (voir Georges Canguilhem, «ௗL’expérimentation en biologie animaleௗ», in La e connaissance de la vie, 2 édition, Paris, Vrin, 1965, p. 23, et «ௗLa constitution de la physiologie comme scienceௗ», in Études d’histoire et de philosophie des sciences, 1968, p. 227). 18 Bernard Balan, «ௗPremières recherches sur l’origine et la formation du concept d’économie animaleௗ», Rev. Hist. Sci, janvier 1975 – XXVIIII/4, p. 306. 19 Galien, De l’utilité des parties du corps humain, Œuvres II, p. 88. 20 Ibid., I, p. 434. 17

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Les fibres du cœur se distinguent encore beaucoup de toutes les autres espèces de fibres par leur dureté, leur rigidité, leur vigueur considérable, leur résistance aux lésions. En effet, aucun organe n’exerce une action aussi continue, aussi énergique que le cœur. Aussi, la substance même du cœur at-elle été avec raison créée pour être forte et résistante21.

Cette puissance énergétique est aussi puissance attractive comparable à celle des soufflets distendus des forgerons, à la flamme des lampes qui attirent l’huile, ou encore à la pierre d’Héraclée qui attire le fer, grâce à l’affinité de ses propriétés avec ce métal.

5. Le cœur, auteur de la vie du corps Après avoir été considéré comme pôle de normativité organico-physiologique, dans la perspective finaliste qui est celle de Galien, puis, à la fin du XVe siècle, d’un point de vue humoral servant d’appui à l’explication de la mélancolie, comme conducteur de «ௗla vie dans toutes les parties du corpsௗ», au moyen du mouvement des artères entretenu par la dynamogénie de l’esprit vital22, «ௗnœud qui unit notre âme et notre corpsௗ»23, le cœur est conçu, dans l’aristotélisme renaissant24 à l’œuvre dans la pensée physiologique de William Harvey, comme principe de la perfection du sang25 et de la vie du corps. La vitalité et la valeur 21

Ibid., p. 401-402. Timothy Bright, Traité de la mélancolie, texte traduit de l’anglais et présenté par Éliane Cuvelier, d’après les deux éditions du Treatise of Melancholy parues en 1586 et 1613 chez Thomas Vautrollier, imprimeur à Londres, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1996, chapitre X : «ௗComment le corps affecte l’âmeௗ», p. 78-79. 23 Ibid., chapitre IX : «ௗComment la mélancolie fait naître dans l’esprit de terribles passionsௗ», p. 66-67. 24 Voir Jacques Roger, «ௗPlaton et Aristote dans le mouvement scientifique de la Renaissance, la situation d’Aristote chez les anatomistes padouansௗ», in XVIe Colloque international de Tours : Platon et Aristote à la Renaissance (ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S.), Paris, Vrin, 1976. 25 Sur ce dernier point, voir le livre de Sarah Carvallo, L’Homme parfait. L’anthropologie médicale de Harvey, Riolan et Perrault (1628-1688), Paris, Éditions Classique Garnier, 2017. Ouvrage où se trouve mise en lumière la 22

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nutritive du sang circulant dans chacune des parties du corps grâce à l’action du cœur est due à sa chaleur riche en esprits vitaux, que Harvey définit en tant que «ௗtrésor de la vieௗ». Tout comme Galilée (1564-1642)26, il compare la position et le rôle joués par le cœur, au centre de la poitrine, à celle du soleil au centre du monde : C’est ainsi vraisemblablement que, grâce au mouvement du sang, toutes les parties de notre corps sont alimentées, réchauffées, vivifiées par l’afflux d’un sang plus chaud, d’un sang complet, chargé de vapeur et de vitalité, d’un sang pour ainsi dire nutritif. Arrivé aux différentes parties du corps, le sang se refroidit, se coagule, devient inactif. Il retourne alors à son principe, c’est-à-dire au cœur, comme au dieu créateur et protecteur du corps, pour y reprendre toute sa perfection. Là il trouve une chaleur naturelle, puissante, qui est le trésor de la vie, qui est riche en esprits vitaux, riche, si je puis m’exprimer ainsi en parfums, puis il est de nouveau envoyé dans tous les organes, et ce mouvement circulaire dépend des mouvements et des pulsations du cœur. Ainsi le cœur est le principe de la vie et le soleil du microcosme, comme on pourrait en revanche appeler cœur du monde le soleil. C’est par lui que le sang se meut, se vivifie, résiste à la putréfaction et à la coagulation. En nourrissant, réchauffant et animant le sang, ce divin organe sert tout le corps : c’est le fondement de la vie et l’auteur de toutes choses27.

Au-delà de la fonction d’«ௗinstrument universel de l’âme [qui] renferme pleinement, pour toute l’étendue des usages du corps, fonction de symbole de la circularité, des cycles, de la perfection et de l’essence de la vie, occupée par le sang chez les Modernes. 26 Chez Galilée, le Soleil est présenté comme «ௗl’âme et le cœur du mondeௗ» et comparé au «ௗcœur d’un animalௗ», au sens de vivant animé (voir Jean Bernhardt, «ௗHobbes et le mouvement de la lumièreௗ», Revue d’Histoire des sciences, t. XXX/I [1977], p. 3-24). 27 William Harvey, De Motu cordis. La circulation du sang. Des mouvements du cœur chez l’homme et les animaux. Deux réponses à Riolan. Traduction, introduction et notes par Charles Richet (1869), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1990, chapitre VIII, p. 109.

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la totalité de la faculté universelle dont l’âme est douéeௗ»28, dévolue à l’esprit vital dans le traité de Timothy Bright, le cœur acquiert chez Harvey le statut de «ௗfondement de la vieௗ» ellemême et d’«ௗauteur de toutes chosesௗ» survenant au cours du développement de celle-ci. Ainsi Harvey ajoute-t-il plus loin : Avec son organisation, disposée en vue du mouvement, le cœur est comme un être intérieur qui préexiste à tous les organes. Une fois qu’il existe, l’animal tout entier peut être créé, nourri, conservé et perfectionné par lui, comme si la nature avait voulu qu’il fût à la fois l’œuvre et le réceptacle du cœur. Ainsi le cœur, comme chef d’État, a le souverain pouvoir et gouverne partout. C’est de lui que naît l’êtreௗ; c’est de lui que dépend et que dérive le principe de toute puissance29.

Cette définition du cœur comme principe (principium) de la constitution du corps, et prince (princeps) de son organisation, suggère, selon Jacques Lambert, la double idée «ௗde la dépendance du corps ou de l’État à l’égard du cœur ou du monarque définis par leur autarcie, n’ayant besoin que d’euxmêmes pour exister (le point, l’animal – tout-cœur)ௗ» et «ௗde l’origine puisque du principe (principium), tout est issuௗ; le premier à être, le premier en êtreௗ»30. Fondement autonome de la vie des parties du corps, le cœur est, du point de vue venant d’être exposé, expression de la complexité du rapport social, manifestation simultanée d’une autorité et d’un pouvoir. La première s’exerce dans un environnement dont la structure est temporelle31 (les étapes et les rythmes de la vie organique). 28 Timothy Bright, op. cit., chapitre X : «ௗComment le corps affecte l’âmeௗ», p. 76. 29 William Harvey, De motu cordis, op. cit., chapitre XVII, p. 173. 30 Jacques Lambert, «ௗLe “récit scientifique” à l’âge baroque : l’exemple du récit de la découverte de la circulation du sang (Harvey et le “de motu cordis”, 1628)ௗ», Recherches sur la philosophie et le langage, no 1, Paris, Éditions Vrin, 1981, p. 125. 31 Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 13.

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L’autorité assure, en effet, «ௗla continuité des générations, la transmission, la filiation, tout en rendant compte des crises, des discontinuités, des ruptures qui en déchirent le tissu, la trameௗ»32. Ces crises, discontinuités et ruptures résultent, au sein de l’économie animale, des troubles générés par les passions de l’âme, du défaut de vivification des parties du corps par un sang refroidi ou stagnant, enfin, du développement des maladies causées par l’altération du cours normal de la circulation sanguine. Le cœur incarne ainsi la «ௗprofondeur vivanteௗ»33 du corps, la source de la force liante34 de ses organes à travers le flux qui les irrigue, leur donne vie et enrichit celle-ci du fait de son action. Siège organique de la vie biologique et symbole de la vie psychique, le cœur est également un concept métapolitique35 en ce sens qu’il est ce qui traverse36 – et non ce qui surplombe37 – les différentes étapes de la structuration des êtres dont il est à la fois l’initiateur et le continuateur38. Le pouvoir exercé par le cœur est quant à lui de nature ontologique («ௗc’est de lui que dépend et que dérive le principe de toute puissanceௗ»). Sa matrice entrecroise les déterminations de l’espace39 – l’étendue du corps comparé à une Cité – et du temps. Ce pouvoir n’est pas de nature hégémonique – y compris lorsque cette hégémonie s’exerce au profit du meilleur, comme dans la philosophie de Platon40. Il n’est pas la substance dont 32

Ibid. Myriam Revault d’Alonnes, op. cit., p. 16. 34 Ibid., p. 14. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 Ibid. 38 Pour une mise en perspective de cette dernière idée, voir Éric Hamraoui, entrée «ௗCœurௗ» du Dictionnaire du corps, sous la direction de Michela Marzano, Paris, PUF, 2007, p. 208-212. 39 Espace que Myriam Revault d’Allonnes pense en termes de matrice habituelle du pouvoir (ibid., p. 13). 40 Platon, Timée (70a), trad. franç. établie par Albert Rivaud, Paris, Société d’Édition Les Belles Lettres, 1963 (1re éd. 1925), Œuvres complètes, t. X : «ௗQuant au cœur, point d’attache des veines et source du sang qui circule impétueusement par tous les membres, ils [les dieux] l’ont installé comme au poste des gardes : de la sorte, lorsqu’il serait bouillant de nobles transports, la raison ayant signalé qu’à l’endroit des membres un acte d’injustice est accompli 33

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l’autorité serait le prédicat. Celle-ci constitue au contraire le fondement de sa légitimité41, de sa vitalité et de sa santé, autrement dit, pour reprendre une formule empruntée à Georges Canguilhem, de sa capacité à «ௗporter des choses à l’existence et [de] créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans [lui]ௗ»42.

2. La normativité vitale à l’épreuve de la pathologie cardiaque Fondatrice de la vie de l’«ௗéconomie animaleௗ» du corps à travers l’initiation de l’infinité de rapports de sociabilité entre chacune des parties qui le composent, la santé du cœur, ici comprise comme cardio-normativité, se trouve mise à l’épreuve d’une manière spécifique par l’action des maladies qui en menacent ou compromettent l’entretien.

1. Une atteinte de nature ontologique L’atteinte de la santé du cœur ne saurait être d’ordre exclusivement physique. Ses retentissements psychiques revêtent pour leur part une dimension ontologique : celle liée au sentiment d’une atteinte de l’être au-delà de l’inquiétude suscitée par la mise en danger de la vie. D’où la tonalité métaphysique et la coloration poétique de la description des aspects les plus sensibles de sa manifestation, ainsi que des tentatives de prise en charge thérapeutique des patients aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce que met en évidence le long extrait suivant issu du Tractatus de

de l’extérieur ou encore de la part des appétits qui sont à l’intérieur, vivement par les plus étroits vaisseaux, tout ce qui dans le corps est capable de sensation percevrait avertissements et menaces, y deviendrait docile et obéissant en tous points, permettant aussi au meilleur d’exercer par tout le corps son hégémonie.ௗ» 41 Myriam Revault d’Allonnes, op. cit., p. 21. Le couple auctoritas/potestas fait ainsi système (ibid., p. 33). Il est une composition d’équilibres réciproques. 42 Georges Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 68.

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corde de Richard Lower (1631-1691), qui tente d’appliquer à la médecine les enseignements de l’œuvre de William Harvey : Quand le mouvement du cœur est faible et intermittent il apporte beaucoup d’incommodités à la tête, savoir et des vertiges, des tournoiements, des nuages sur les yeux et des évanouissements, la raison de tous ces symptômes consiste en ce que comme les esprits animaux, et la vie même dépendent de la transmission continuelle du sang dans le cerveau, s’il arrive qu’il ne soit pas fourni en quantité suffisante, ou que son cours soit arrêté quelque peu, la tête chancelle dès ce moment faute de sang, les yeux sont couverts de nuages, et tout l’assemblage du corps est prêt et disposé à tomber par terreௗ; c’est pour cette raison que nous étendons sur le dos et sur la terre ceux qui sont tombés en syncope, afin de leur rétablir la vie promptement, parce que bien que le cœur soit faible, il pourra néanmoins comme par un conduit horizontal jeter du sang dans la tête, qu’il n’eût pu chasser jusque là dans une situation droite et élevée du corpsௗ; et comme par cette influence il établit la vie et le sentimentௗ; cette image de la mort s’évanouit en même temps, mais au contraire lorsque le mouvement du cœur redouble et s’augmente, et que le sang est transmis dans la tête avec trop d’impétuosité, il cause des douleurs de tête en secouant et en picotant les membranes, et il excite de longues veilles en agitant çà et là et en chassant hors de leur place les esprits animaux qui sont concentrés et comme en repos dans le cerveau pendant le sommeil. Il en est à peu près de même du cours lent et paisible d’un ruisseau au doux murmure duquel le sommeil s’empare de nous promptement, au lieu que nous nous éveillons saisis de frayeur au bruit des eaux qui tombent de haut et dont la chute est précipitée. Voilà les principaux effets qui suivent les divers mouvements du cœur de même que l’ombre suit le corps43.

43

Richard Lower, Tractatus de corde item motu colore sanguinis et chyli in cum transitu, Londini, John Reydmayne for James Allestry, 1669 (1679 pour la traduction française : Traité du cœur, du mouvement et de la couleur du sang, et du passage du chyle dans le sang, Paris, chez Étienne Michalet, 1679, p. 140142).

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Dans ce texte qui analyse l’effet des syncopes se trouve affirmée l’étroite solidarité unissant le cœur et le cerveau au niveau de l’entretien de la vie, le premier fournissant au second l’aliment dont il a besoin pour entretenir son fonctionnement. Les motifs de la perturbation de ce circuit d’alimentation (stagnation ou arrêt du cours du sang) sous l’effet d’un affaiblissement des battements du cœur occasionnant la perte du sentiment de la vie et la formation de «ௗl’image de la mortௗ», se trouvent en second lieu analysés dans le même temps qu’un remède proposé (l’horizontalisation de la position du corps). L’opposition entre le tranquille ensommeillement lié à la faiblesse du cœur – ici associé au murmure le plus imperceptible d’un ruisseau – et l’éveil brutal mêlé d’effroi tenant à l’augmentation démesurée de la fréquence de ses battements – comparée au spectacle empreint de sublime des chutes d’eau les plus rapides et violentes – dépeint le tableau des lois les plus immuables (à la manière de l’inséparabilité du corps de son ombre) de la physiopathologie cardiovasculaire. Déterminisme dont la portée renvoie à la définition d’une manière d’être au monde : celle de l’expérience indissociable de la santé et de la maladie, la seconde toujours inscrite dans l’ombre de la première.

2. La normativité de la vie à l’épreuve de l’ambigüité du cours des actions naturelles Les plus grands anatomistes-médecins du XVIIIe siècle, s’essayant à dégager la portée philosophique de leurs observations tentent de cerner l’énigme de l’indissociabilité de la santé et de la maladie, et, par conséquent, de la conversion toujours possible de la valence de la première dans celle de la seconde. C’est en ce sens que Jean-Bertrand Sénac (1693-1770) s’interroge sur l’étrangeté du fait que «ௗla nature a semé dans les agents qui sont les principes de la vie des causes secrètes de notre destructionௗ»44, en déplaçant le sens de cette interrogation sur le plan axiologique : 44

Jean-Bertrand Sénac, Traité de la structure du cœur, de son action et de ses maladies, Paris, Briasson, 1749, t. II, p. 442.

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La source du bien est la source du mal dans toute la natureௗ; le cœur, par exemple, est le principe de la vie, et il devient la cause de la mortௗ; l’artifice qui éclate de toutes parts dans la structure de cet organe, la variété de ses ressorts, la force de ses mouvements, sa liaison avec les autres viscères multiplie ses maladies […]45.

Les textes exprimant le fait de cette réversibilité de la positivité en négativité, dont la pathogénie se trouve accrue par le jeu des sympathies, abondent dans l’œuvre de Sénac : «ௗL’irritation qui en tant de cas donne plus de force au sang du poumon, affaiblit son action en d’autres circonstancesௗ»46ௗ; «ௗLa chaleur est le principe de la vie dans l’homme et dans beaucoup d’animauxௗ; elle peut devenir en même temps l’instrument de leur perteௗ»47ௗ; «ௗMais tout est dans le corps animé par un principe de mal et de bienௗ»ௗ48 ; «ௗLe mouvement est le principe de la vie et de la mortௗ»ௗ49 ; «ௗLe mouvement du sang peut mettre en jeu des agents qui entretiennent un commerce de biens et de maux entre toutes les parties50ௗ; «ௗC’est donc l’action même qui devient un principe d’inaction dans le cœurௗ»51. Le cœur, que Sénac définit comme métonymie de la richesse inventive de la nature52, lien de l’âme et du corps53, ou encore en tant qu’«ௗâme matérielle des corps vivantsௗ»54, est ainsi conçu comme «ௗcentreௗ» où viennent se réunir tous les mouvements 45

Ibid., 2de éd., Paris, Méquignon L’aîné, 1783, t. II, p. 305-306. Ibid., 1re éd., t. II, p. 239. 47 Ibid., p. 248. 48 Ibid., p. 284. 49 Ibid., p. 301. 50 Ibid., p. 498. 51 Ibid., p. 535. 52 Ibid. : «ௗLe cœur est un des grands mobiles où l’industrie et les vues de la nature éclatent de toutes parts […].ௗ» Voir, sur ce dernier point, Éric Hamraoui, «ௗLois et causalité naturelles en physiologie (la nature, origine et limite de la connaissance, dans le Traité de la structure du cœur, de son action et de ses maladies, de J.B. Sénac)ௗ», Cahiers de la revue de Théologie et de philosophie, Genève, Lausanne, Neuchâtel, p. 518-522. 53 Ibid, t. I, Préface, p. 51. 54 Ibid., p. 1. 46

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déréglés de la machine animale, où rejaillit l’ensemble des maux du reste du corps55. Ses maladies dépendent, selon Sénac, «ௗde causes nombreuses, compliquées, discordantes et souvent cachées [qu’il] faut […] chercher non seulement dans la structure et dans les vices de cet organe, mais encore dans les efforts du sang, dans l’action déréglée des nerfs, dans la dilatation des vaisseaux, dans des tumeurs, dans des fonctions lésées de la plupart des autres partiesௗ»56. Toujours fatale, l’issue des maladies du cœur est quelquefois précédée d’un état ambigu, entre vie et mort, source d’angoisse et d’impuissance. État auquel seule une nouvelle aperception du réel serait à même de donner un sens et d’y introduire la marque d’un pouvoir d’agir affranchi de l’imaginaire de la maitrise.

3. «ࣟUn reste de vie, pire que la mortࣟ» Relativement à la question qui nous intéresse, il s’agit moins de savoir en quoi les maladies du cœur, alors incurables57, constituent un défi pour la puissance normative de la vie, que d’accéder à la connaissance des confins du champ d’extension de celle-ci en vue de penser les conditions d’un redéploiement possible de cette même puissance dans des situations extrêmes. Confins quelquefois plus éloignés que les limites du temps de la vie. Ainsi, dit Sénac : «ௗ[…] L’esprit vital ne perd […] pas son action aussi facilement que les fluides grossiers [le sang et la lymphe]ௗ; six heures après qu’ils se sont arrêtés, quand ils sont refroidis depuis longtemps, et que les puissances motrices sont sans force, le cœur peut reprendre ses mouvemens alternatifsௗ; il y a donc dans cet organe et dans les nerfs un principe actif qui

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Ibid., t. I, p. 46. Ibid. 57 Point que François Victor Mérat de Vaumartoise soulignera avec force, bien des années plus tard, dans son article «ௗCœurௗ» du Dictionnaire des sciences médicales (Paris, Panckoucke, 1813, vol. 5, p. 499) : «ௗToute maladie du cœur est incurable et d’une terminaison toujours funeste. Il en est de cette affection comme de toutes celles où il y a lésion organique graveௗ; elles sont mortelles.ௗ» 56

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peut se ranimer58, c’est-à-dire un principe de la vie […]59.ௗ» L’extinction définitive de l’esprit vital sera le plus souvent annoncée par les syncopes, provoquées par la diffusion du froid dans toutes les parties du cœur consécutive à la perte d’action de ce dernier60, qui affaiblissent progressivement ou subitement l’action continuelle des nerfs et du cœur61. La circulation du sang qui subsiste dans ces «ௗfaiblesses où les forces vitales s’évanouissent et où l’âme semble se retirer de toutes les partiesௗ»62, soutient alors, selon Sénac, «ࣟun reste de vie, pire que la mortࣟ»63. Aucun pouvoir normatif ne semble plus ici en mesure de s’affirmer. La vie résiduelle dont il est ici question s’apparente à une vie devenue étrangère à elle-même sans être encore la mort. 58 Une impulsion, l’irritation ou la chaleur peuvent en effet ranimer le cœur : «ௗ[…] Le feu et tout ce qui en reçoit les impressions réveille l’action du cœurௗ; l’eau chaude, ses vapeurs seules, le souffle qui sort de la bouche, les corps solides, si on les échauffe, raniment l’esprit vital après la mort même dans le tissu de cet organeௗ; la chaleur qui lui redonne la vie et le mouvement, agit sans doute sur les liqueurs, les raréfie, écarte les fibres rapprochées, empêche la coagulationௗ; ce sont du moins les effets les plus vraisemblables des parties ignées, ou de cet agent universel qui est l’âme de la natureௗ» (Jean-Bertrand e Sénac, Traité de la structure du cœur…, 2 éd., op. cit., t. II, p. 140-141). 59 Jean-Bertrand Sénac, Traité de la structure du cœur, 2e éd., op. cit., p. 400re e 401ௗ; 1 éd., op. cit., t. I, p. 315, et Traité de la structure du cœur…, 2 éd., op. cit., t. II, p. 601. Ces propriétés ou vertus de l’esprit vital expliquent, selon Sénac, le fait que les organes des noyés, restés longtemps dans l’eau, puissent «ௗse ranimer par une espèce de résurrectionௗ» et qu’un cœur séparé des autres parties soit agité par des mouvements alternatifs (v. Traité des maladies du cœur, Paris, Bardou, 1778, p. 398-399). Mais ce principe de la vie subsistant dans les organes offrant les apparences de la mort, n’est le plus fréquemment, selon Sénac, «ௗqu’une espèce de trémoussement dans les fibres nerveusesௗ», lié aux ultimes efforts de l’esprit animal agitant par des secousses insensibles le cœur et les vaisseaux, au point de pouvoir se réveiller et reprendre ses forces, si aucun obstacle ne vient l’arrêter ou s’opposer au cours du sang (ibid.). 60 Jean-Bertrand Sénac, Traité de la structure du cœur …, 2e éd., op. cit., t. II, p. 270. 61 Ibid., t. II, p. 581. 62 Ibid., p. 564. 63 Ibid., 1re éd., op. cit., t. I, p. 283. Concernant l’interprétation du sens de cette dernière formule, voir Éric Hamraoui, «ௗLe concept de vie dans la pensée médicale du XVIIIe siècle, d’après l’œuvre de Jean-Bertrand Sénacௗ», Bulletin d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie, 2 (2), p. 155.

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* Nous avons vu en quoi la pensée de William Harvey et des physiologistes d’Oxford (Lower), de l’École de Rome (Lancisi), puis de la médecine française de l’époque des Lumières (Sénac)64, contenait les linéaments d’une conception, héritée d’Hippocrate, de la capacité de la vie à se réinventer, à devenir création de nouvelles normes d’exercice du jeu des fonctions organiques, en cas de confrontation à la maladie. Processus dont la santé du cœur, alors considérée comme pilier de l’économie naturelle intègre, était, avec l’hémodynamisme, supposée constituer le ressort et le garant. Mais cela jusqu’à un certain point en raison du caractère incurable des maladies du cœur. L’horizon de la mort, lente ou subite65, et celui, crépusculaire, de la «ௗmort imparfaiteௗ»66, constituent alors le point d’achoppement de la puissance normative de la vie. À moins que celle-ci ne sache se réinventer jusque dans les moments critiques en lesquels consistent ces deux états ? États dont le temps cesserait d’être celui du remaniement physiologique 67 destiné à contenir ou à retarder ce qui menace la vie du corps du dedans68 pour devenir celui de l’adoption d’un mode et d’une allure de vie radicalement autres, proches de ceux du vouloir-vivre schopenhauerien ne se satisfaisant pas des conditions présentes réservées à la vie par la société69. Telle serait du moins, selon nous, l’extension métaphysique possible de l’usage du concept de normativité, 64 Pour une présentation plus complète de l’œuvre de ces derniers auteurs, voir Éric Hamraoui, Les références explicative et descriptive de la connaissance des maladies du cœur et des vaisseaux (1628-1749) [1997], Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses (ANRT)/Service «ௗThèse à la carteௗ», 1998, 767 p. 65 Voir Giovanni Maria Lancisi, De Subitaneis Mortibus libri duo, Rome, F. Buagni, 1707. 66 Voir Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1989. 67 François Dagognet, Georges Canguilhem philosophe de la vie, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Collection les empêcheurs de penser en rond, Le Plessis-Robinson, 1997, p. 39-40. 68 Ibid., p. 168. 69 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), traduit de l’allemand par Richard Roos, Paris, PUF, 2004.

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chez Canguilhem. Perspective, selon nous, ouverte par l’étude de la pathologie cardiaque, aujourd’hui curable, mais suscitant souvent, chez quiconque en est atteint, une conscience aigüe du rôle de médiation originelle joué par la maladie, par laquelle la vie s’élève à la conscience d’elle-même70 et de ses confins.

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Maladie qui procure au malade, à la fois fragilisé et aguerri par l’épreuve traversée, l’occasion d’instaurer une autre manière d’exister, de devenir un «ௗêtre nouveauௗ», dans un «ௗorganisme différent, offrant une nouvelle dimension à la vieௗ» (François Dagognet, Georges Canguilhem philosophe de la vie, op. cit., p. 41).

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À PROPOS DES AUTEURS

Caio Souto : Professeur adjoint au Département de philosophie de l’Université fédérale d’Amazonas, professeur permanent au Programme de troisième cycle en Société et culture en Amazonie (PPGSCA) de la même institution. Titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université fédérale de São Carlos (2013-2019) ayant effectué un stage à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2017), d’un master en philosophie de l’Université fédérale de São Carlos (2010-2012), d’une licence en philosophie de l’Université de Franca (2015-2017) et d’une licence en droit de l’Université pontificale catholique de São Paulo (2004-2008). Avocat depuis 2009. Il a réalisé un stage postdoctoral dans la ligne de philosophie de la psychanalyse liée à l’Université pontificale catholique du Paraná (2021-2022). Il est membre du GT Philosophie française contemporaine, du GT Philosophie et psychanalyse et du GT Néokantisme et philosophie de la culture, de l’ANPOF. Il possède une expérience de recherche dans le domaine de l’épistémologie historique et de la philosophie contemporaine, en particulier à partir d’auteurs tels que Georges Canguilhem, Gaston Bachelard, Simone Weil, Jean Cavaillès, Alexandre Koyré, Michel Foucault et Friedrich Nietzsche. Il s’intéresse également aux épistémologies du Sud, à la pensée africaine, afrodiasporique, latino-américaine, amérindienne et brésilienne, dans une perspective décoloniale. Créateur de la chaine YouTube Conversações Filosóficas. Site Internet : www.caiosouto.com.

Éric Hamraoui : Titulaire d’un doctorat en philosophie (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), il est maitre de conférences HDR en philosophie au CNAM – Conservatoire national des arts et métiers. Il a organisé l’ouvrage Savoir médical, maladie et philosophie (XVIIIe-XXe siècle) : actualité de la pensée de Roselyne Rey (PUPS, 2016). Il a été directeur de programme au Collège international de philosophie (2001-2007).

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Francisco Verardi Bocca : Titulaire d’une licence en architecture et urbanisme de l’Université pontificale catholique de Campinas (PUCCAMP) (1985)ௗ; de licences en philosophie de l’Université d’État de Campinas (UNICAMP) (1997)ௗ; d’un master et d’un doctorat en philosophie de l’UNICAMP (19942001). Également titulaire d’un postdoctorat en philosophie de l’Université fédérale de São Carlos (UFSCar) (2009) et de l’Université Paris-Diderot (Paris 7) (2014). Professeur titulaire au Programme de troisième cycle en philosophie de l’Université pontificale catholique du Paraná (PUCPR). Il travaille sur les thèmes suivants : philosophie de l’histoire, psychanalyse, matérialisme et évolutionnisme. Il fait partie de la ligne de recherche en philosophie de la psychanalyse au Programme de troisième cycle en philosophie de la PUCPR. Il dirige et fait partie du groupe de recherche en philosophie de la psychanalyse (PUCPR), il fait également partie des groupes de recherche Philosophie et psychanalyse (UFSCar), Philosophie et pratiques psychothérapeutiques (UNICAMP) et du Centre d’études en histoire et philosophie des sciences humaines (UFJF), enregistrés au CNPq. De 2008 à 2009, il a coordonné le GT Philosophie et psychanalyse de l’ANPOF. Membre associé de l’Association brésilienne d’études du XVIIIe siècle. Il a reçu une bourse produtividade de la Fundação Araucária-PR en 2013. Il est coauteur de l’ouvrage «ௗOntologia sem espelhosௗ» (Ed. CRV, 2015) (réédité en français en 2019 chez L’Harmattan, Paris, sous le titre «ௗOntologie sans miroirsௗ»), auteur de l’ouvrage «ௗDo Estado à Orgiaௗ» (Ed. CRV, 2016) et coauteur de l’ouvrage «ௗO pêndulo de Epicuroௗ» (Ed. CRV, 2019). Il bénéficie actuellement d’une bourse produtividade PQ-CNPq. Vinícius Armiliato : Titulaire d’un postdoctorat dans la ligne de philosophie de la psychanalyse du Programme de troisième cycle en philosophie de l’Université pontificale catholique du Paraná (PPGF-PUCPR), bénéficiant d’une bourse CAPES/Fundação Araucária. Professeur adjoint I au cours de psychologie de l’Université de la Région de Joinville (Univille), chercheur lié au Programme de troisième cycle en patrimoine

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culturel et société de l’Univille (PPGPCS-Univille) et en collaboration avec le Programme de troisième cycle en philosophie de la PUCPR. Il est psychologue clinicien et psychanalyste. Titulaire d’un doctorat et d’un master en philosophie de la PUCPR (ligne de recherche : philosophie de la psychanalyse), il a effectué un stage doctoral à l’Université ParisDiderot (Paris 7) (mars/17-fév/18), au Centre de recherches psychanalyse, médecine et société. Titulaire d’une spécialisation en sociologie politique de l’Université fédérale du Paraná (UFPR), d’une licence en psychologie (PUCPR) et d’une licence en arts du spectacle de la Faculté des Arts du Paraná (FAP). Organisateur de la collection Georges Canguilhem em Perspectiva. Il possède une expérience en travail clinique et en psychologie scolaire, notamment en travail d’inclusion concernant l’autisme. Il fait actuellement des recherches sur les bases épistémologiques de la psychopathologie contemporaine.

Caio Padovan : Titulaire d’un doctorat en psychopathologie et psychanalyse de l’Université Paris-Diderot (Paris 7) (2018) et d’un master en théorie psychanalytique de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (2013). Psychologue et titulaire d’une licence en psychologie de l’Université fédérale du Paraná (2010). Il a mené des études auprès du département de philosophie et du département de lettres de cette même institution entre 2006 et 2010. Il collabore actuellement avec le Département de psychologie de l’Université Paul Valéry Montpellier 3 et est chercheur postdoctoral au Programme de troisième cycle en philosophie de l’Université pontificale catholique du Paraná (PPGF-PUCPR). Rédacteur associé de la Revista LatinoAmericana de Psicopatologia Fundamental et actuel coordinateur du PhilPsyCh, réseau de recherche en histoire et philosophie des savoirs psy et des sciences humaines. Il s’intéresse aux thématiques suivantes : psychopathologie, psychologie clinique, histoire et philosophie de la psychanalyse, de la psychiatrie et des sciences humaines.

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Weiny César Freitas Pinto : Professeur au cours de philosophie et au Programme de troisième cycle en psychologie à l’Université fédérale du Mato Grosso do Sul (UFMS). Titulaire d’une licence, d’une spécialisation, d’un master et d’un doctorat en philosophie. Il travaille dans les domaines de l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine, notamment de tradition française, avec un accent sur les études de philosophie de la subjectivité, de philosophie de la psychanalyse, d’épistémologie des sciences humaines. Il mène actuellement des recherches sur deux fronts d’investigation : 1) Histoire de la philosophie de la psychanalyse : sur la réception philosophique de la psychanalyse par les traditions française, allemande, anglo-saxonne et brésilienneௗ; 2) Études de philosophie ricoeurienne, analyse de l’œuvre philosophique de Paul Ricœur (1913-2005). Il coordonne le groupe de recherche Subjectivité, philosophie et psychanalyse (UFMS). Il est membre des réseaux Brasil-Ricoeur et PhilPsyCh – réseau de recherche en histoire et philosophie des savoirs psy et des sciences humaines, dont il a été coordinateur en 2022. Il est chercheur au groupe de recherche en philosophie et psychanalyse de l’Université fédérale de São Carlos (UFSCar), au groupe de recherche en philosophie de la psychanalyse de l’Université pontificale catholique du Paraná (PUCPR) et au Centre d’études en histoire et philosophie des sciences humaines de l’Université fédérale de Juiz de Fora (UFJF). Il coordonne actuellement le GT Philosophie et psychanalyse de l’ANPOF (2023-2024). En 2014/2015, il a effectué un stage de doctorat à l’EHESS – École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, et a été chercheur associé au Fonds Ricœur, centre international de recherche sur la philosophie de Paul Ricœur.

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Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

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