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French Pages 315 Year 2005
FERNANDO PESSOA ETRE PLURIEL
L'œuvre et la psyché Collection dirigée par Alain BRUN L'œuvre et la psyché accueille la recherche d'un spécialiste (psychanalyste, philosophe, sémiologue...) qui jette sur l'art et l'œuvre un regard oblique. Il y révèle ainsi la place active de la Psyché. Luc-Christophe GUILLERM, Jules Verne et la Psyché, 2005 Michel DAVID, Le ravissement de Marguerite Duras, 2005. Orlando CRUXÊN, Léonard de Vinci avec le Caravage. Hommage à la sublimation et à la création, 2005. Monique SASSIER, Ordres et désordres des sens. Entre langue et discours, 2004. Maïté MONCHAL, Homotextualité : Création et sexualité chez Jean Cocteau, 2004. Kostas NASSIKAS (sous la dir.), Le trauma entre création et destruction, 2004. Soraya TLA TLI, La folie lyrique: Essai sur le surréalisme et la psychiatrie, 2004. Candice VETROFF-MULLER, Robert Schumann: l'homme (étude psychanalytique), 2003 CRESPO Luis Fernando, Identification projective dans les psychoses, 2003. LE GUENNEC Jean, Raison et déraison dans le récit fantastique au XIXème siècle, 2003. DAVID Paul-Henri, Double langage de l'architecture, 2003. VINET Dominique, Romanesque britannique et psyché, 2003. LE GUENNEC Jean, États de l'inconscient dans le récit fantastique 1800-1900, 2003. NYSENHOLC Adolphe, Charles Chaplin, 2002. PRATT Jean-François, L'expérience musicale, 2002 ; BESANÇON Guy, L'écriture de soi, 2002. PAQUETTE Didier, La mascarade interculturelle, 2002. LHOTE Marie-Josèphe, Figure du héros et séduction, 2001. POIRIER Jacques, Écrivains français et psychanalyse, 2001. DUPERRA Y Max, Déréalisation en littérature, 2001. XYPAS Constantin, L'autre Piaget, 2001. DAVID Paul-Henri, Psycho-analyse de l'architecture, 2001. MASSON Céline, L'angoisse et la création, 2001.
MANUELDOS SANTOS JORGE
FERNANDO PESSOA ETRE PLURIEL Les hétéronymes
L'Harmattan 5-7, me de l'École-Polytec1mique 75005 Paris France
L'Harmattan Hongrie 1053 Budapest Kossuth L.u. 14-16 HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Tarina ITALlE
@L'Hannattan,2005 ISBN: 2-7475-8764-9 EAN : 9782747587648
À ma famille
Sommaire INTRODUCTION
I. Du défi à l'énigme II. Sur la trace de F. Pessoa Index des citations LA CONSTELLATION
PESSOA
P 13 P 14 P 20 P 24
P 25
Chapitre l
P 27 P 27 P 30 P 48
Chapitre II - POINT D'ARRIJ\;fAGE I. Chemin ascéto-mystique 1) Aux abords de l' "Autre" 2) L'initié de l'Au-delà II. Voies Médiumnique et Alchimique III. " Via Media" 1) Les Hétéronymes : parachèvement des personae 2) Les "personnalités littéraires" au provisoire Index des citations
P 51
Chapitre III
P 77 P 77 P 82 P 87 P 93
- DRAMATIS PERSONAE I. Les "passagers" II. Déchaînement de la Trame Index des citations
ORIGINALITE DES HETERONYMES I. Les Personae II. Pseudonymie et Hétéronymie III. Au détour des masques Index des citations -
p p p p p p p p
52 54 58 61 64 66 67 73
Chapitre IV - HETERONYMES: LEUR GENESE ET LEUR DESTIN I. L'Acte de Naissance II. Les Sources et leur portée de sens 1) L'énigme en question 2) Au défi des philosophies de recouvrement 3) Analogie et variations Index des cita rions
P 95 P 95 P 102 P 104 P 120 P 130 P 135
HYPOSTASES
Chapitre
V
ET PROCESSUS -
D'IDENTIFICATION
L'IDENTITE À L'ÉPREUVE
I. Portrait Typique II. "Pathos" et "Poïetikos" III. Diagnostic Provisoire IV. Autre et Personne V. Le masque en découd de l'amour Index des citations Chapitre VI
-
LE SUJET EN QUESTION
I. Suj et et Désir II. Reconnaissance et aliénation III. Consistance et déhiscence: "le vide"? IV. Enchaînement et Texte V. Au-delà de l'esthétique Index des citations
Chapitre VII - HYPOSTASESIDENTIFICATOIRES I. Miroir éclaté II. Figures du Double 1) Domaines du Double 2) À l'Exposant 2 3) Le déploiement du narcissisme 4) L'Inquiétante Étrangeté III. Le Carré Défmitif IV. Identification et Hypostases Hétéronymiques 1) De l'Identification Le Période II. e Période III. e Période 2) De Modes en Figures: Les Hypostases Hétéronymiques A. «Mon Maître» Caeiro B. Ricardo Reis C. Alvaro de Campos D. Fernando Pessoa ipse 3) Relations Hypostatiques Index des citations
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P 139 P 141 P 142 P 149 P 163 P 171 P 174 p177 P P P P P P P
181 181 188 195 201 205 211
P 215 P 216 P 223 P 226 P 228 P 229 P 232 P 235 P 246 P 247 P 251 P 253 P 255 P 259 P 259 P 262 P 265 P 270 P 274 P 275
CONCLUSION
P 281
Table des citations
p 287
BIBLIOGRAPHIE
P 289
ANNEXE ANNEXE ANNEXE
P 299 P 307 P 309
A B C
Il
INTRODUCTION «Donner à chaque émotion une personnalité; à chaque état d'âme, donner une âme» (1). Voilà le dessein hyperbolique de Fernando Pessoa, servi par la plume de son demi-hétéronyme, Bernardo Soares, en Le Livre de 1'1ntranquillité.
Au péril du péché d'orgueil, le poète promeut sa devise aux exigences d'un destin: «Etre tout, être eux et ne l'être pas. Hélas! voilà encore un des rêves que je ne parviens pas à réaliser. Si j'y parvenais, je mourrais peut-être, je ne sais pas pourquoi, mais sans doute on ne peut pas vivre après cela, si grand est le sacrilège commis contre Dieu; si grand est l'usurpation du pouvoir divin d'être tout» (1). Rendu aux conf1ns de son être, il nous confie le secret des pas de sa quête: «Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu'on voit marcher dans la rue. Certaines images, au détour de certains livres, vivent avec plus de netteté que bien des hommes et bien des femmes. Certaines phrases littéraires ont une personnalité absolument humaine. Il est des traits, dans certaines pages que j'ai écrites, qui me glacent de terreur, tellement ils m'apparaissent comme des êtres humains, tellement ils se détachent sur les murs de ma chambre, la nuit, dans l'obscurité... J'ai écrit des phrases dont le son, qu'on les lise à voix haute ou à voix basse -
impossible d'en effacer le son
-
rend exactement
celui d'une chose
possédant désormais une extériorité absolue et une âme à part entière» (1). De l'autre pan du mur du langage, des figures, personnes au visage d'un étrange familier se soulèvent des signifiants à l'oeuvre dans nos dires, ou couchés de nos écrits, au fil du discours. Les signifiants assignent au rendez-vous de chaque histoire singulière, restituent un passé en instance d'avenir et avancent le quai du futur sur l'établi de notre présent. Les figures, habillées d'humanité, réveillent le théâtre de la vie à la trame de la mémoire, depuis l'inconfort des commencements. L'appel déplie la scène du revers de quelque purgatoire, où chaque revenant de notre être en vadrouille conflue à point nommé. Ainsi, des points cardinaux de l'humaine condition surgissent les quatre rescapés des limbes de l'avant-temps, pour que d'une conscience instituée, une histoire de sujet advienne. Dans la convocation des quatre hétéronymes, le poète assoit la pluralité quaternaire de son être et conjure la vocation première d'être-avec-autrui, au creuset de sa propre solitude.
I.Du défi à l'énigme Fernando Pessoa annonce à ses compagnons de bohème esthético-littéraire, vers 1912, la découverte d'un poète d'espèce compliquée, Alberto Caeiro (2), comme une blague pour épater le bourgeois. Lors de leurs échanges autour des esthétiques novatrices, il mettait chacun au défi de se multiplier en plusieurs poètes; car il conviendrait que chaque poète soit en acte la somme de tous les autres poètes. Toutefois l'auteur nuance son opinion concernant le statut et la portée de son hétéronymie à certains moments de son existence. D'abord, il pointe le surgissement de ses "autres" poètes, tel un ravissement, le jour faste, "le jour triomphal de ma vie", 8 mars 1914(3), continuant à se "autrer" (se multiplier, devenir des autres; néologisme en portugais aussi, outrar-se) en textes-auteurs de teneur diverse, dans le domaine poético-philosophique (création d'écoles esthético-littéraires et de systèmes de pensée). En outre, il se propose dans un tableau bibliographique de ses oeuvres à publier - 1932 - (4) d'insérer sa production hétéronymique sous le titre évocateur de Fit'J:oesde Interludio ("Fictions d'Interlude"). Malgré ces moments de doute ou de distrait égarement, sa famille littéraire inventée fera prévaloir son droit à la parole dans son oeuvre de vie. De la maison-mère, à la scène intérieure du poète, elle en fera des sorties sur le parvis fréquenté par la foule en quête des autres, débauchés de son être en ombres défmitives. D'errance en clapotis, elle se reconstituera, soumise à la question que de l'homme se pose devant son destin. Dans la dernière année de sa vie (après le succès mitigé de l'unique ouvrage achevé (1934), publié de son vivant, en langue portugaise, sous sa signature orthonyme (de son nom propre, dans le civil), malgré l'attribution du prix officiel "Antero de Quental", 2ème catégorie, devant la critique frileuse de l'époque, il avoue envisager avec beaucoup moins d'entrain la publication de sa littérature hétéronymique (hétéronymique, parce que écrite et vécue dans la personne d'un autre) : car (5) "difficilement vendable" dans les circonstances politico-littéraires d'alors. Elle sera différée, de peu de temps d'ailleurs. Elle sera posthume. La première réaction des commentateurs critiques de l'oeuvre pessoenne se développe autour du problème d'incidences éthiques (ou prétendues telles) de la sincérité (6) de l'auteur, estampillée dans sa production auprès du public.
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Les hétéronymes sont considérés, par la grande majorité des commentateurs, dans toute leur épaisseur énigmatique défiant réponse en conséquence. E. Lourenço (1988) résume fort bien les opinions des spécialistes pessoens au sujet de l'hétéronymie, sous cinq perspectives herméneutiques. Ressemblent-elles, chacune à la fois, plutôt aux prises d'un profil modal de l'oeuvre pessoenne, dans le sillage de telle théorie à la mode, décrétant au monde une vision interprétative particulière, dans le bazar théorico-esthétique des articles à valeur dé-classée. La première des perspectives considérées, dite "psychologiste", fut celle inaugurée par le biographe de Pessoa, Joao Gaspar Simoes, animateur de la revue avant-gardiste, Presenfa, des années 1920 à Coïrnbra, la même à quelques différences près, de ses colistiers, les poètes, José Régio et Miguel Torga et du critique et poète, Adolfo Casais Monteiro. Tous ont maintenu correspondance épistolaire avec Pessoa, mais surtout le premier et le quatrième dont les lettres reçues s'avèrent des documents de la plus grande importance concernant l'illustre destinateur et son oeuvre. Leur perception s'approche du questionnement "domestique" traditionnel, sur l'essence de la littérature: le rapport du formel et du contenu en parallèle avec l'intention signifiante de l'auteur envers son public. Se référant au critère de la sincérité-insincérité, José Régio porte l'accusation d'artifice sur une partie de la poésie hétéronymique de Pessoa, suivi à quelques nuances près par la première génération de critiques pessoens. Insérée dans la problématique "romantique" du rapport auteuroeuvre, talent ou génie réfléchissant dans sa création en jubilation du narcissisme spéculaire selon un prétendu code de correspondance authentifiante, cette perspective s'avance tel un dualisme platonicien en quête de démiurge introuvable. Les cordes tendues du thème sincérité, insincérité, artifice et fictif ont été tirées à souhait, en tous les sens, à défaut de fll conducteur critiquement soutenu. "Psychologiste" peut-être, mais point réductionniste (psychologiste ou culturaliste), car aucun champ heuristique n'a été défini auparavant. Même si une telle approche se tient à une vision interprétative trop large, elle a le mérite de soulever une pléiade de questions in statu nascendi- entre autres, le statut du sujet par rapport au langage et à l'oeuvre - s'essayant à la pluralité de traitement de l'écrit, du moins d'une manière inchoative. Le second type de lecture vise à conforter, défendre, ou à promouvoir apologétiquement une idéologie avancée comme SCience,
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parangon métonymique de tout savoir, concernant le parachèvement de l'histoire, au goût des épigones post-hégéliens, ou marxistes (Mario Sacramento). À sa grande certitude souveraine toute production culturelle doit convenir aux principes, sinon aux préjugés de son assise; l'embarrassant contradicteur doit, en conséquence, être envoyé à la géhenne de l'irrationnel, aux ténèbres de l'insensé, proscrit enfin comme absurde. Même si on accorde de la valeur conjoncturellement à l'oeuvre, prisonnier des a priori théorétiques, on se prive d'en juger l'ampleur et d'en pressentir la portée: de poursuivre au rappel de son authenticité sollici tan te. Jacinto do Prado Coelho s'intéresse à l'hétéronymie par le biais de l'éclatement pluriel des personnages-poètes, maelstrom de l'unité profonde éclatée, en quête d'une improbable constellation, fuite itérative de l'Un en déperdition de l'infini parabolique. Il développe sa lecture à l'horizon d'une critique globalisante, son étude soutenue est servie par des instruments analytico-méthodologiques très performants de l'analyse critique, textuelle et intertextuelle et même hors textuelle, dite "classique" (traditionnelle). Son premier travail est daté (1942), mais la ligne poursuivie est empruntée par maints chercheurs rattachés au suivi universi taire. Celle qui a la faveur de E. Lourenço: la quatrième voie de questionnement de l'hétéronymie, essaie de surprendre le problème audelà d'une pure évaluation esthétique. La pluralité de sujets est comprise dans le rapport logos-cosmos (verbe-monde), où se noue la dé-liaison de l'étrange aventure humaine, tirée hors du monde à la démesure, questionnant le sens du Sens (méta-physique), suivant la pensée de l'Etre (Ontologie) et de son être-là (Dasein). Davantage elle table encore, selon la quasi-pensée - revers du négatif - du "mê-on" - non-étant - (sorte d'Ontologie du non-être et/ou "Mê-ontologie" de l'Etre, ou tout bonnement, le paradoxal défi de l'attente contre l'enclos du retranchement de l'Etre), sur l'avancée de la phénoménologie husserlienne et de ses développements heideggeriens, par endroits greffée d'apports de la pensée Zen et d'emprunts de la philosophie néopla tonicienne de Plotin et de Proclus. Ainsi, donc, Pessoa interroge-t-il, depuis les affres du vécu existentiel la nuit hégélienne Wo aile Kühe schwarz sind (où toutes les vaches sont noires), l'Etre en son holistique retenue, mais à la renverse dans sa retraite celante : l'Absence vide, en contrepoint du Néant, méoontologique convient à l'appeL En deçà du fondement originaire,
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s'esquive toute affirmation de frontière, et le silence aux portes sans battants demeure coi; car l'espace de tout fondement demeure dans le virtuel, en attente du souffle du logos qui l'appelle à la dimension du temps. Une autre ambition, plus mesurée, assigne la multiplication des personnes-poètes au coeur même de la structure du langage à l'oeuvre dans l'écriture; les masques, les polyèdres d'un moi, voire la mise en scène du drame imaginaire de l'inexorable rupture, le clivage interne en quête d'axe unique: le sujet consistant, le je authentique. Se tenant de près au texte de Pessoa, suivant des approches exégétiques diverses, deux modèles au défi de la modernité sont convoqués. Barthésien, par le traitement du mythe ramené de plein droit au discours sensé, de la Persona - masque - au texte-personae en parallèle avec le processus génératif
par scissiparité,
du "poème-drame"
au "poéto-drame",
José-
Augusto Seabra en décèle la trame. De la sorte, la répondance dialogique, rompue par réfraction, requiert la constitution de nouvelles personae, en dérivation itérative. Et, lacanien, avec Leyla Perrone-Moisés, nous sommes aux prises avec le moderne défi du statut du sujet; de fonction linguistique (embrayeur) en passant par la notion de sujet de l'énoncé jusqu'à l'aporie du sujet de l'énonciation. Celle-ci professe que "L'un des avantages de cette lecture de type structurel, c'est qu'elle nous dispense de l'interprétation de ce que E. Lourenço nomme le "noeud gordien" ou le "point aveugle" de la personnalité du Poète. Il n'est pas important de découvrir comment ce point aveugle (Oedipe, impuissance ou homosexualité) s'est constitué dans la vie de Pessoa, seulement nous intéresse le hic et nunc du texte dans lequel une structure déterminée s'élabore, et ce point aveugle-là s'auto-infère comme "trou dans le discours". Le texte littéraire, comme dit Lacan (en "Lituraterre"), n'est pas seulement le simple «accommodement de restes» biographiques, et l'unique psychobiograprue valable, c'est celle qui se trouve dans les poèmes de Pessoa". (8) Lectures interstitielles du texte et de l'inter-texte, laissant surgir d'autres niveaux de sens, pourvus de cohérences spécifiques: Maria Aliete Galhoz ou Teresa Rita Lopes démontent les auvents de l'oeuvre pessoenne, et en déduisent des plages de brillantes compréhensions. Plus récemment José Gil, par un procédé analytico-déductif, établit une configuration expérientielle de l'avènement hétéronymique par scissiparité foncière, inhérente au processus de l'écriture spécifiquement développée à l'intérieur du traitement "cliagogique" mental des sensations 17
terme ("intuition") fondamental de la gnoséologie pessoenne. Toute simple lors de l'aperception externe, la sensation deviendrait à travers l'association et l'interconnexion avec d'autres sensations du monde interne de plus en plus complexe, jusqu'au jaillissement du texte (verba expressa), aux caractéristiques "monothétiques" modales et singularisantes, sub spetie d'une persona. L'aboutissement de ce travail génératif c'est l'hypostase hétéronymique, clef de voûte d'un texte devenu auteur répondant au transcendant appel du cercle générationnel de "s'autrer" exponentiellement ; telle une Vénus multiforme éclose, au compas des flots, du même. De son côté, José Martins Garcia compare l'hétéronymie aux tropes du discours de Pessoa et arrive à une concordance subtile satisfaisante entre les personae hétéronymiques principales, les figures rhétoriques "fondamentales" (antiphrase, métonymie, synecdoque et métaphore), en contrepoint des saisons de l'année, respectivement (hiver, printemps, automne, été)... les dénommés, Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Fernando Pessoa, ipse, et Alvaro de Campos, Hétéronymes. Acceptant l'état de la question comme le propose E. Lourenço, si on exige des critères plus stricts, on peut ramener les cinq perspectives évoquées au nombre de trois. Les paramètres requis se réclament de deux ordres: l'outillage analytico-déductif d'une part, et le champ épistémologique où fonctionne l'instance herméneutique, d'autre part. D'abord, le groupe qui se réclame de l'univers de la critique traditionnelle: soit les "psychologistes" s'adonnant à une interprétation de l'oeuvre-message et de l'auteur-témoignage, à l'aide des théories intellectuelles à la mode, sans grand souci de rigueur dans le discernement interne ou dans la discrétion inter-systèmes, lors de la méthodologie employée; soit les "littéraires" centrés sur le texte et sur l'intertexte développant une intelligence critique, quant au style (formecontenu), l'analyse sémantique et syntaxique, selon les tropes de la rhétorique, au diapason des courants et des écoles esthétiques au goût du Jour. Ensuite une deuxième approche, paradigmatique, s'établit autour d'un axe sémiologique d'inférence globalisante, axiologique, dans le cadre -
des "universaux" qui président l'humaine existence
-
visée ontologique
(Filipe Moisés) et "mê-ontologique" (E. Lourenço), sacrale au versant mystique ou hagiologique (Dalila Pereira da Costa et Antonio Quadros), philosophique (Antonio de Pina Coelho), théosophique (ésotérisme,
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Yvette Centeno en a donné une belle étude chez Fernando Pessoa), et même idéologique (franchement prophétique), comme semble être le cas de Mario Sacramento. (Lequel rédige son apport, depuis la forteresse de Caxias en 1953, où il était prisonnier politique du régime de Salazar, sous le titre suggestif, Fernando Pessoa poète de l'heure absurde). L'auteur pose clairement que Pessoa est un grand poète (mais poète de classe) dans la mesure où "l'heure absurde" de "l'agonie du capitalisme" trouve dans ses expressions contradictoires la plus réussie des configurations esthétiques. L'oeuvre traduirait de la sorte le produit-résultat de "l'heure" et en porterait en retour l'indice différentiel sinon infamant selon le dénominateur des contradictions qui en tissent l'actuelle figure. La perspective thématique, par contre, considère un aspect particulier de l'oeuvre selon la portée discriminatoire de sens choisie. Elle suppose la translation d'un cadre exégétique à fond d'intelligence propre sur une sphère de recherche autre, au sujet d'un problème spécifique d'accointances homologues. C'est probablement la voie la plus fréquentée par les érudits relevant des thèmes nombreux autour de l'oeuvre pessoenne aux multiples facettes. Suivant l'exemple d'Eduardo Prado Coelho, on aurait pu retenir un critère dyadique bipolaire, selon l'incidence topique des recherches: auteur (l'homme)-l'oeuvre (le fait textuel). Etablit-il : "Le premier paradigme des études pessoennes, on pourrait le caractériser par deux aspects complémentaires: 1) ce sont des interprétations qui se confrontent au malaise que le fait de l'hétéronymie inévitablement suscitait chez eux; 2) ce sont des interprétations qui partent du fait humain pour atteindre le fait textuel" (9). Comme illustrations de ce premier type, sont rappelés les travaux des proto-pessoens, Gaspar Simoes, Mario Sacramento, Jorge de Sena, Jacinto do Prado Coelho et Adolfo Casais Monteiro. «Dans ce type de lecture, le fait textuel se ressent inévitablement de l'évidente faiblesse diagnostiquée dans le fait humain» (9). Et ajoute-t-il dans la séquence: "D'une certaine manière, chez cette première vague d'études pessoennes l'essentiel reste l'explication de l'énigme des hétéronymes. L'hypothèse d'un second paradigme des études pessoennes dérive surtout de l'apparition de deux nouveaux travaux: celui d'E. Lourenço (Pessoa Revisité, Leitura estruturante do drama em gente, Inova Edit., Porto 1973) et celui de J.
A. Seabra (Fernando Pessoa ou le poètodrame, Perspectiva edit. Sao Paulo 1974). Ce qu'ils proposent est une sorte de révolution copernicienne; au
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centre, il n'y a pas le fait humain mais bien le fait textuel" (10). Il va sans dire que le second paradigme référé présente, mutatis mutandis, le modèle avoué, selon lequel, les modernes pessoens préfèrent façonner leurs travaux. Malgré l'intérêt topique de cette classification, certes éclairante mais trop générique, elle reste insuffisamment discriminatoire, car les deux pôles antithétiques se chevauchent, parfois en large plage. Elle s'avère donc inadéquate, si on postule une rigueur logique stricte et la pertinence conséquente.
II. Sur la trace de F. Pessoa Toute lecture, qu'il s'agisse d'un document culturel ou d'un événement de la nature, s'avère parcellaire, suite aux conditions objectales (multiplicité et diversité formelle), et partiale due à l'essentielle contingence du sujet. Car l'impossibilité interne de la réflexion totale de la conscience, d'une part, et, par ailleurs, les limitations du code et un certain flou lors de la casuistique interprétative, surtout parmi les sciences dites humaines, réduisent nos prétentions à la portion congrue. Se référant à l'hétéronymie, dans la préface au texte de la thèse de Teresa Rita Lopes, Etiemble, déjà en 1977, postulait "une analyse au sens freudien" (11). Pessoa n'excluait pas une telle approche de son oeuvre, mais restait très méfiant à l'égard de pareille initiative, car, disait-il: "dans mon opinion (toujours "à mon avis"), le Freudisme c'est un système imparfait, étroit et très utile. Il est imparfait, si on pense qu'il va nous donner la clef, qu'aucun système ne peut nous donner, celle de la complexité indéf1t1Îe de l'âme humaine. Il est étroit si on pense que, selon lui, tout se réduit à la sexualité, car rien ne se réduit à une seule chose, même dans la vie infra-atomique. Il est très utile, car il a fait remarquer aux psychologues trois éléments très importants de la vie de l'âme, et en conséquence de l'interprétation qu'on peut en avoir: le subconscient et notre statut d'animaux irrationnels qui en découle; la sexualité dont l'importance avait été diminuée ou méconnue auparavant; et cela que je pourrais appeler, dans mon langage à moi, la translation, c'est-à-dire la conversion de certains éléments psychiques (non seulement sexuels) en d'autres, par empêchement ou déviation de ceux-là, et la possibilité de déterminer l'existence de certaines qualités et de certains défauts au moyen d'effets apparemment sans relation ni avec celles-là, ni avec ceuxci" (12). Dans la même lettre à J. Gaspar Simoes du 11/12/1931, Pessoa
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admoneste son destinataire, au sujet de certaines aventureuses soi-disant d'inspiration psychanalytique insérées dans l'essai, 0 Mistério da Poesia :
interprétations le concernant,
"Ce que je souhaite accentuer maintenant c'est que ce système-là ~e Freudisme) et les systèmes analogues ou dérivés doivent être employés par nous comme stimuli d'argutie critique, et pas comme dogmes scientifiques ou des lois de la nature" (13). Plus loin exemplifie-til son propos critique ironiquement, en frisant à l'occasion la mauvaise foi; il convient tout de même à la fm, en se référant au drame existentiel de son alter ego, suicidé à Paris, le 26 avril 1916, le poète Mario de SaCarneiro: "L'oeuvre de Sa-Carneiro est entièrement traversée par une intime "déshumanité", ou, plutôt, inhumanité: il n'y a point de chaleur humaine ni de tendresse humaine, exceptée celle introvertie. Savez-vous pourquoi? Parce qu'il a perdu sa mère quand il avait à peine deux ans et il ne connut jamais d'affection ( carinho ) maternelle. J'ai toujours vérifié que les "amarâtrés" de la vie manquent de tendresse, artistes ou simples hommes; soit que la mère leur ait fait défaut par décès, soit par retrait et froideur. Néanmoins il y a une différence: ceux, à qui la mère a manqué par décès (sauf s'ils sont secs par tempérament, et Sa-Carneiro n'était point de ceux-là), ils retournent vers eux-mêmes la propre tendresse, dans le remplacement d'eux-mêmes à la mère qu'ils n'ont pas connue; ceux, à qui la mère a manqué par froideur, ils perdent la tendresse qu'ils auraient eue et (sauf s'il s'agit de génies de la tendresse) deviennent d'implacables cyniques, fils monstrueux de l'amour natal qui leur a été refusé" (14). Cette position de fascination indignée à l'égard de la psychanalyse, le freudisme comme il la nomme, sera préservée par le Poète tout au long de son périple, en se gardant bien d'ailleurs d'approfondir ses vues sur le sujet, comme il l'avoue dans la même lettre. La perspective retenue pour apporter une pincée de lumière à la compréhension de l'hétéronymie de Pessoa, se tient dans le questionnement de l'identité - thème redouté - et du processus d'identification, suivant l'avancée de la psychanalyse freudienne. Cela, bien entendu, en tenant le texte du Poète comme la référence suprême, le seul horizon discriminatoire in fine. Il convient de faire travailler à bon escient la psychanalyse, système complexe et globalisant, à l'intérieur des limites de sa puissance herméneutique, toujours parcellaire sinon partiale. De son côté, Julia I comme dirait Pessoa lui-même, et la problématique faustienne EST la problématique de Pessoa, dans ce qu'elle a de plus essentiel: le conflit avec soi-même, excluant tout le reste: choses, êtres, dieux» (7). Concernant de plus près notre problème, profère le même auteur: «Il sera intéressant aussi de savoir, lorsque tout sera publié, si les hétéronymes de Pessoa sont intervenus dans ce Faust. Puisque le Poète pensa et écrivit constamment des fragments pour un Faust, il est "normal" qu'à certains moments il ait pu écrire en état d'hétéronymie. On retrouvera ainsi quelques fragments qui font penser à Caeiro, à Reis et surtout à Campos. Seulement, à chaque fois, Faust reprend en main la poésie et s'enferme avec Pessoa, fragment après fragment, dans ce «moimême tout obscurité» mais unique et suprême. Le grand vertige, la tentation, ce n'est que soi» (7). De son nationalisme mystique, Haquira Osakolk (8) avance l'idée que le roi, Dom Sebastien (1554-1578), héros-fondateur - éponyme - du mythe messianique lusitanien, idéal-type du Poète, pourrait, à la limite, être considéré comme l'hétéronyme, qui "substantialise" la nébuleuse
pointée par telle démarche - mysticisme national - d'un intérêt permanent, chez lui. En effet, lorsque Pessoa interprète les prophéties du cordonnierpoète, Bandarra, sorte de Nostradamus portugais (XVe siècle), non
seulement il identifie le destin de la patrie au retour
-
toujours à venir -
du jeune Roi ("Le Roi-caché"), mais il se donne un rôle de premier plan, en situant l'année de sa naissance un événement d'équivalente importance pour le Portugal. Une identification mystique entre les trois événements entifiés se révèle en différentes épiphanies du même: fondation, mort et résurrection, dans la suite, Portugal, Dom Sébastien, Fernando Pessoa. Dans une étude fort intéressante, Maria José de Lancastre (9) fait jouer à Pessoa le rôle de "psychanalyste", par voie épistolaire, auprès de son ami poète, sorte d'alter ego,Mario de Sa-Carneiro, dans un climat 29
d'amour de "transfert" des plus intimes, parsemé d'épisodes de ,:ommunication télépathique, centré dans une communion d'âmes identifiées au même (idéal). De son côté, Jorge de Sena considère Mario de Sa-Carneiro comme le "Werther" de Fernando Pessoa: "Me rappelant le passage des conversations de Goethe avec Eckermann, dans lequel l'auteur de Faust commentant les suicides que Werther aurait provoqué déclare qu'il écrivit l'oeuvre pour ne pas se suÙ:ider,. je prétends suggérer parallèlement que la catharsis de Fernando Pessoa s'est faite à travers M. de Sa-Carneiro, que le suicide de celui-ci expia tout ce qu'il y avait de mortel dans les hétéronymes de l'ami, car, entre l'un et l'autre, les liens sont extrêmement complexes" (10). Et, à la page suivante de l'ouvrage cité, il ajoute: "Personne n'a si bien compris Sa-Carneiro que Pessoa ne l'a fait, car, ce faisant, il était en train de se comprendre lui-même dans la personne de l'autre dont les déclarations écrites sont le signe d'une identité des contraires que le suicide de Sa-Carneiro sublime. En effet, Sa-Carneiro lui aurait déclaré si joliment en 1914 :