Femmes et Islam: L'impératif universel d'égalité (French Edition) 2296004660, 9782296004665

L'ouvrage rappelle la place exceptionnelle que la civilisation arabe a accordée aux thèmes de la passion amoureuse

130 106 12MB

French Pages 330 [327] Year 2006

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
Cover
Title
Table des matières
PREMIERE PARTIE
DEUXIEME PARTIE
B
IBLIOGRAPHIE
Recommend Papers

Femmes et Islam: L'impératif universel d'égalité (French Edition)
 2296004660, 9782296004665

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

FEMMES ET ISLAM L'IMPERATIF UNIVERSEL D'EGALITE

DU MEME AUTEUR OUVRAGES Islam et contestation au Maghreb, Editions L'Harmattan, 1989. L'Algérie en crise, Editions L'Harmattan, 1991. L'Islamisme en Algérie, Editions L'Harmattan, 1992. Islam, islamisme et modemité, Editions L'Harmattan, 1994. Fondamentalismes musulmans et problématique des droits de l~omme, in Fondamentalismes, intégrismes: une menace pour les droits de l'homme, Ed. Bayard et Centurion, 1997. L'Islamisme en question(s), Editions L'Harmattan, 1998. Le Maghreb fâce à l!Jjslamisme, Editions L'Harmattan, 1998. Islam et musulmans de France. Pluralisme, laïcité et citoyenneté, L'Harmattan, 1999. Islam-Occident, Islam-Europe: choc des civilisations ou coexistence des cultures?, Editions L'Harmattan, 2000. L'islamisme politique, Editions L'Harmattan, 2001. Géopolitique de l!Jjslamisme, Editions L'Harmattan, 2001. Islamisme et changements politiques au Maghreb, in Maroc. Mémoire d'avenir, Editions du Musée Albert-Kahn, Paris, 2002. La condition de la femme en Islam: avancées et régressions, in Les Femmes et l~slam. Entre modemité et intégrisme (sous la direction de Isabel T aboada-Léonetti), L'Harmattan, 2004. Islam(s) de France et intégration républicaine: penser le pluralisme, in L~venir de l'Islam en France et en Europe (sous la direction de Michel Wieviorka), Editions Balland, 2004. Islam(s) et islamisme(s) à l'épreuve de la violence et de la guerre, in Terrorisme: questions (sous la direction de Henry Lelièvre), Editions Complexe, Bruxelles, 2004. L'Islam entre politique et religieux, in La Religion. Unité et diversité (Laurent Testot et Jean-François Dortier, dir., Ed. Sciences Humaines, 2005. Jihâd, un concept polysémique. Et autres essais, L'Harmattan, 2006.

SOUS LA DIRECTION DE L'AUTEUR (Confluences-Médite1ïanée) Les Replis identitaires, Editions L'Harmattan, 1993. Géopolitique des mouvements islamistes, L'Harmattan, 1994 (Avec Jean-Paul Chagnollaud et Bassma Kodmani-Darwish). La France et le Monde arabe. Au-delà des fantasmes, L'Harmattan, 1997 (Avec Jean-Christophe Ploquin). Transition politique au Maroc, L'Harmattan, 1999 (Avec Gema Martin-Munoz). Le Maroc en perspectives, Editions L'Harmattan, 2000. Maghrébins de France. Les dynamiques de l!Jjntégration, Editions L'Harmattan, 2001 (Avec Dominique Baillet). Islam et Occident, la confrontation ?, L'Harmattan, 2001. Sexualité et sociétés arabes, L'Harmattan, 2002. Islam de France, L'Harmattan, 2006 (Avec Arnel Boubekeur).

ABDERRAHIM LAMCHICHI

FEMMES ET ISLAM L'IMPERATIF UNIVERSEL D'EGALITE

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; FRANCE

L'Hannattan

Hongrie

Kônyvesbolt Kossuth

L. u. 14-16

1053 Budapest

Espace L'Harmattan

Kinshasa

75005 Paris

L'Harmattan

Italia

L'Harmattan

Burkina Faso

Fac..desSc.Sociales,Pol.et

ViaDegliArtisti,15

Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa RDC

10124 Torino

1200 logementsvilla96 12B2260

ITALIE

Ouagadougou 12

-

Histoire et Perspectives Méditerranéennes Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours. Déjà parus Abderrahim LAMCHICHI, Jihad: un concept polysémique, et autres essais, 2006. Jean-Charles DUCENE, De Grenade à Bagdad, 2006. Philippe SENAC, Le monde carolingien et l'islam, 2006. Isabelle SAINE, Le mouvement Goush Emounim et la colonisation de la Cisjordanie, 2006. Colette JUILLIARD, Le Coran au féminin, 2006. René DOMERGUE, L'intégration des Pieds-Noirs dans les villages du Midi, 2005. Kamel KATEB, Ecole, population et société en Algérie, 2005. Ahmed B. BERKANI, Le Maroc à la croisée des chemins, 2005. Melica OUENNOUGHI, Les déportés algériens en NouvelleCalédonie et la culture du palmier dattier, 2005. Anne SAVERY, 4mos Oz, écrire Israël, 2005. R. CLAISSE et B. de FOUCAULT, Essai sur les cultes féminins au Maroc, 2005. Nordine BOULHAIS, Histoire des Harkis du Nord de la France, 2005. Jean-François BRUNEAUD, Chroniques de l'ethnicité quotidienne chez les Maghrébinsfrançais, 2005. Ali HAROUN, Algérie 1962 - La grande dérive, 2005. Y oann KASSIANIDES, La politique étrangère américaine à Chypre (1960-1967), 2005. Abdelaziz RIZIKI, La diplomatie en terre d'Islam, 2005. www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo. harmattan [email protected]

@L'HanDattan,2006 ISBN: 2-296-00466-0 EAN:9782296004665

fr

Toujours pour Sarah et Leïla~ avec amour et tendresse

Ce n ~st pas un vin de vertige qui m 'enivre~ mais son regard, et sa marche ondulante a chassé mon sommeil. Ce n ~st pas le sang de la treille qui me distrait, mais sa chevelure. Ce n ~estpas le vin clairet qui me soulève~ mais ses vertus si belles. Mon âme se noue aux boucles de sa tempe. Et je perds la raison en pensant à ce que voile sa tunique. La Volupté den mourir, Traduction inédite d'un conte des Mille et Une Nuits par Jamal Eddine Bencheikh, Editions Alternatives, 2001.

Ce voile sur Laylâ~ oh ! comme je l~nvie ! Pour tout ce qu 'il embrasse~ à lui ma jalousie. Le Fou de Laylâ, Le diwân de Majnûn, traduit de l'arabe par André Miquel, Editions Sindbad et Actes Sud, 2003.

AVANT-PROPOS L'émancipation de la femme à l'égard du carcan de coutumes éculées comme à l'égard des injonctions inquisitoriales et des pratiques obscurantistes et ultra-conservatrices des traditionnaires et des néofondamentalistes demeure l'une des questions les plus brûlantes, les plus redoutables et les plus débattues aujourd'hui dans le monde musulman. Question décisive en effet, qui renvoie bien évidemment au statut juridique de la femme et à sa place tant dans l'espace domestique que dans l'espace public. Mais plus généralement, elle conditionne immanquablement le moindre processus de démocratisation. L'enjeu est clair et capital: résoudre cette équation, c'est, pour les individus devant vivre en société et partager un destin commun, choisir les valeurs morales fondamentales qui organiseront leur existence: opter ou non en faveur de l'instauration d'une véritable justice sociale, et in fine, faire ou non un choix de civilisation. Or, que constate-t-on actuellement dans maints pays arabes et musulmans en ce qui concerne précisément ce statut de la femme? C'est une situation sociale accablante et le retour en force d'attitudes misogynes, sexistes, iniques et parfois violentes à leur égard, qui prédominent nonobstant d'incontestables avancées dues aux combats très anciens et ininterrompus livrés par les mouvements féministes. Malgré ces luttes anciennes et courageuses pour arracher leurs droits civiques et politiques, malgré quelques avancées remarquables ici ou là (accès des filles à l'éducation scolaire et universitaire, arrivée sur le marché du travail, élévation de l'âge du mariage, recul de la polygamie, réduction du nombre d'enfants par femme en âge de féconder, diffusion des moyens de contraception, etc.), la condition globale des femmes s'est considérablement dégradéel. De l'Afrique subsaharienne à 1 Lire, sur cette question, les rapports du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) sur le monde arabe (Rapports sur le développement dans le monde arabe) ; l'un (2002) fut consacré aux conditions économiques et sociales et à la crise du développement humain; l'autre (2003) aux systèmes d'éducation, aux universités, à la recherche scientifique, aux médias et à la culture; un autre (2004) aux libertés. Lire en particulier Jean-Jacques Salomon:« Les libertés dans le monde arabe. A propos du Rapport sur le développement dans le monde arabe 2004 », Futuribles. Analyse et prospecdve, Juillet-Août 2005; p. 23-29. Ainsi que l'analyse du Rapport mondial sur le développement humain. dans le monde pour l'année 2003 du PNUD, dans le supplément hebdomadaire du quotidien Le Monde (Le Monde 2), dossier «L'Atlas politique au féminin », Le Monde 2, 7-8 mars 2004 ; p. 10-11. Des extraits significatifs des conclusions

l'Asie du Sud, en passant par l'Iran, la Turquie ou le monde arabe, leurs situations sont évidemment fort contrastées - j'y reviendrai longuement dans le présent ouvrage (première partie). Néanmoins, l'état social funeste que beaucoup de femmes, issues des milieux les plus modestes, connaissent, se double parfois de violences exercées contre elles. En effet, quasiment partout, le thème de la "décadence des mœurs", cher aux zélateurs de l'islamisme radical et du néofondamentalisme, continue de faire des ravages. Réinterprétant le Coran de manière strictement littéraliste et rigoriste, offrant une Weltanschauung (vision du monde) simpliste, binaire et dangereuse, ces courants pourfendeurs de "l'Occident décadent" entendent instaurer, par la force s'il le faut, un ordre moral et patriarcal implacable; cet ordre est présenté comme ultime rempart contre les assauts d'une modernité jugée menaçante pour les "valeurs islamiques" et la "cohésion familiale". Ces courants continuent donc logiquement d'attiser la haine à l'égard des femmes libres et d'alimenter de l'animosité à l'égard du thème de l'émancipation et de l'égalité des sexes. Presque quotidiennement, des femmes en font la tragique expérience. Ces constats ne cessent d'inquiéter. Il n'est pas excessif en effet d'affirmer que le monde musulman vit, à cet égard, un profond malaise. En particulier si on compare la période actuelle à la splendeur passée et aux époques fastes de la civilisation musulmane, phases pendant lesquelles - outre une contribution universelle incontestable aux sciences, aux arts, à la poésie et à la philosophie -, une part importante des œuvres de l'esprit, des débats éthiques et de la littérature (aussi bien sacrée que profane) fut accordée, avec une liberté de ton inouïe, aux thèmes de l'amour, du désir et des rapports entre sexes2. Ainsi qu'on le verra dès les premiers chapitres de ce livre, à cette époque, la littérature érotique en particulier, véritable ode au plaisir, cruelles du premier rapport, celui de l'an 2000, ont été publiés Questions internationales, n° 1, mai-juin 2003 ; p. 113 à 116. 2

Lire, à ce sujet, les nombreuses contributions

notamment

par la revue

de Malek Chebel, Encydopédie

de

l'amour en islam, Editions Payot, 1995 ; Le Traité du raRinement, Editions Payot, 1999 ; Le Corps en islam, PUF (Collection Quadrige), 1999; Les Cents Noms de l'amour (calligraphie de Lassadd Métoui), Editions Alternatives, 2001 ;« Amour, désir et sexualité en islam », Entretien avec DORTIER Jean-François, in Sciences Humaines, n° 131, Octobre

2002;

p. 40-43;

Du Désir, Payot

(Collection

Manuels

Payot),

2000;

«Eros

et

islam: le désamour », Entretien avec Frédéric Joignot, Le Monde 2, 15-16 février 2004; p. 43-45 ; Le Livre des séductions, Editions Lieu Commun, 1986 ; Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Editions

Payot (Collection

Petite Bibliothèque

10

Payot), 2002.

fut une des plus éblouissantes et parmi les plus libertines au monde. Cette littérature était extrêmement diversifiée: contes et poèmes sublimes, récits torrides. S'y côtoyaient, en effet, des œuvres profanes de poètes libertins et des commentaires non moins corsés de théologiens qui n'éludaient par exemple aucun détail sur les interdits sexuels ou l'art de la copulation! A rebours, du thème de la "dissolution des mœurs" qui paraît hanter maints esprits aujourd'hui et de la chape de plomb qui semble désormais s'abattre sur beaucoup de femmes dans de nombreuses contrées de la très vaste "demeure de l'islam" (Dâr al-Islâm), les musulmans de l"'âge d'or" (al-~sr al-DhahabÎ) - qui avaient su par ailleurs, sans préjugés d'aucune sorte, s'ouvrir au monde, récolter les savoirs, les développer et les diffuser - étaient loin d'être austères, chastes, étroits d'esprit ou fanatiques. A rebours de l'attitude scandaleusement obscurantiste et rétrograde des autorités ecclésiales actuelles, les musulmans de cette époque classique n'hésitèrent guère à s'aventurer dans l'univers infini de la pensée, discutant librement, voire crûment, notamment des questions relatives à l'érotisme, au sexe et au désir. En revanche, les autorités ecclésiales actuelles (par exemple, celles d'al-Azhar du Caire, la plus prestigieuse université de théologie du monde musulman3), au lieu d'assumer l'éthique de responsabilité qui devrait être la leur, en privilégiant l'audace intellectuelle, l'érudition juridique (ljtihâd) - ce qui suppose naturellement une lecture critique du corpus canonique de l'islam (Coran, Sunna) par la production de nouvelles normes adaptées aux nécessités (Darûrah) de l'heure et aux exigences de la modernité -, favorisent une espèce de surenchère mimétique permanente et néfaste avec l'idéologie néofondamentaliste. En fait, à travers ces institutions religieuses aux ordres, des régimes politiques aux abois préfèrent donner des gages aux islamistes et aux traditionnaires; ces autorités ecclésiales ne cessent ainsi de durcir les préceptes coraniques, stigmatisant la "femme tentatrice et déraisonnable", ne répugnant guère à jeter l'anathème sur l'aspiration des jeunes à l'émancipation, refusant obstinément les principes et valeurs de la modernité, n'hésitant pas en l'occurrence à réclamer et souvent obtenir la censure de certaines œuvres de l'esprit au nom d'une lecture singulièrement obscurantiste de la religion.

3 Université de théologie la plus célèbre du monde musulman sunnite (à l'origine, importante mosquée fondée par les Fâtimides). 11

Car aujourd'hui, en ces temps tourmentés - temps de l'accélération de la mondialisation, des brassages, mais aussi des replis identitaires -, c'est bien plutôt la pudibonderie, voire l'obsession de l'''honneur'' (al- Sharaff) et de la "préservation de la pureté" (al-Safâ' ou, leur corollaire, la dénonciation de la "souillure", qui semblent sinon prédominer, du moins revenir en force. Des courants conservateurs et immobilistes, inféodés à des idéologies oppressives (à orientation religieuse ou non, au demeurant), prétendant être les gardiens des bonnes mœurs, les chantres de la moralité privée et publique, continuent de peser de tout leur poids pour aggraver les pratiques d'abaissement et d'avilissement de la femme et reproduire la domination masculine4. En somme, dans ce domaine crucial que constitue l'égalité entre les hommes et les femmes, les progrès réalisés dans les pays musulmans restent insuffisants. Certes, des femmes arabes et musulmanes ont indéniablement accédé à divers emplois professionnels, à l'université et à la recherche, aux arts et à la culture, voire à des postes élevés de responsabilité dans l'administration et dans bien d'autres secteurs socioéconomiques. Mais globalement, ces réalités ne concernent guère qu'une partie de la population féminine; il s'agit de femmes appartenant aux élites et aux couches moyennes urbaines. Le taux d'analphabétisme ou d'illettrisme demeure très élevé chez les femmes pauvres, en particulier à la campagne. En outre, les hommes en général (les hommes de religion en particulier) ont de plus en plus tendance à s'opposer, sous la pression des néofondamentalistes, à la mixité, au travail salarié de leurs filles, sœurs ou épouses, à leur instruction et surtout à l'exercice par elles des responsabilités publiques, judiciaires et politiques en particulier. En dépit de luttes, fort anciennes, souvent très dures, mais décisives, engagées par des mouvements réformateurs, des courants ouvertement laïques et modernistes et des associations féministes, en faveur de la dignité des femmes, de leur liberté et de la reconnaissance de leur pleine responsabilité dans le respect de l'égalité des droits, la logique de l'asservissement du deuxième sexe au nom d'une conception rigoriste de la foi a gagné du terrain ces dernières décennies. Cette logique de l'avilissement ne cesse de prospérer sur le terreau des malaises sociaux et identitaires et de l'autoritarisme de

4

Lire notamment le chapitre x: «Sociétés modernes? La condition des femmes» de l'ouvrage de Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi, L'Islam en dissidence. Genèse dùn affrontement, Editions du Seuil (collection L'Univers historique), 2004; p. 250-291. 12

pouvoirs politiques qui, succombant au chantage des intégristes, n'hésitent pas eux-mêmes à abonder dans leur sens. Cette situation s'explique aussi bien par la poussée intolérable des courants intégristes et des milieux conservateurs que par la misère sociale, la carence des libertés individuelles, la faiblesse de l'Etat de droit et l'absence d'un système juridique équitable, indépendant et moderne. Néanmoins, dans ce contexte épouvantable, des femmes affrontent courageusement les comportements visant à leur dénier leurs droits et à les assujettir. Elles refusent de plier sous le joug pesant des interdits et des codes traditionnels et pudibonds qu'on veut leur imposer. Elles luttent ardemment pour leur réussite sociale, l'éclosion et la préservation de leurs libertés, leur autonomie sociale et culturelle, la pleine réalisation de leurs choix de vie, leur indépendance professionnelle et conjugale. Une bataille décisive est désormais ouvertement engagée entre, d'un côté, les tenants de coutumes ancestrales, et parmi eux, ceux qui veulent perpétuer toutes sortes de violences (symboliques ou réelles), et de l'autre, les partisans d'une société ouverte, égalitaire et libre. Cette bataille se déroule également sous nos yeux ici même en France; pourtant le contexte y est évidemment tout à fait spécifique et absolument différent de celui des pays d'origine. La deuxième partie de notre ouvrage sera précisément consacrée, d'abord, à la mise en lumière du caractère pluraliste et, somme toute, moderne, libéral et ouvert de l'islam français, ensuite, à l'examen aussi lucide que possible des enjeux essentiels des débats, parfois acerbes, qui s'y déroulent, notamment autour de la question du voile. A propos de ce dernier phénomène: s'agit-il d'une obligation religieuse, découlant donc de prescriptions coraniques précises? Ou bien d'interprétations tardives de certains religionnaires? S'agit-il d'une contrainte exercée par la famille, le milieu social, les courants fondamentalistes? Ou bien d'un simple signe individuel de piété et de pudeur sans signification sociale ou culturelle ni prosélytisme? Est-ilIa manifestation d'une crise (passagère) d'adolescence ou encore une "valeur-refuge" - trouvant à s'exprimer dans le contexte particulier d'une modernité où l'identité est mise à mal ? Ou bien, le port du voile relève-t-il in fine d'un choix délibéré et pleinement assumé de la part de jeunes filles et de femmes, soucieuses avant tout de se libérer des contraintes familiales pesantes; autrement dit, s'agit-il d'un symbole reflétant - d'une manière certes paradoxale

-

un désir d'émancipation:

moyen d'investir

librement

le

marché du travail et l'espace public; volonté d'échapper à l'emprise 13

des parents et des proches ou de tenir en respect les garçons; voire, enfin, vecteur - singulier, il est vrai - de renversement du stigmate de la discrimination sociale? Après tout, diront d'autres, ces jeunes filles et ces femmes - s'ils s'agit d'adultes consentantes - ont le droit de faire ce qu'elles veulent, du moment qu'elles ne portent atteinte ni à l'ordre public, ni à autrui, ni à la loi commune? Le lecteur trouvera des réponses (satisfaisantes, je l'espère) à toutes ces questions dans la seconde partie du livre; j'y analyserai en l'occurrence les enjeux des controverses ayant accompagné la genèse puis l'adoption de la loi sur les signes religieux ostensibles à l'école (février 2004) ; j'aborderai aussi la question plus générale de la place de la femme de culture musulmane dans une société pluraliste, démocratique et laïque, où l'islam est minoritaire - ainsi que les retombées possibles, en tout cas espérées, de ses combats sur le statut de la femme dans les pays musulmans euxmêmes. En tout état de cause, dans tous ces pays, même quand le contexte s'avère épouvantable pour elles, des femmes affrontent courageusement les comportements visant à leur dénier leurs droits et à les assujettir. Elles refusent de plier sous le joug pesant des interdits et des codes traditionnels et pudibonds qu'on veut leur imposer. Elles résistent et agissent patiemment en vue de créer les conditions idoines pour leur épanouissement. C'est bien pourquoi - est-il utile de le préciser? -, il est erroné de saisir tous les comportements machistes et sexistes précédemment rappelés sous le prisme exclusif (donc nécessairement déformant) de la religion. En l'occurrence, la part de coutumes patriarcales ancestrales non forcément religieuses dans la justification de l'oppression de la femme est importante. Si nous envisageons le seul exemple, paroxystique il est vrai, des violences conjugales épouvantables exercées à l'encontre des femmes - sujet sur lequel je reviendrai longuement dans le présent ouvrage -, force est de constater (outre le fait qu'elles sont hélas une réalité universellement observable) qu'elles semblent surtout s'accentuer dans les périodes de crise (socioéconomique, psychologique, identitaire, etc.); elles résultent aussi de pratiques antiques ancrées dans toutes les sociétés patriarcales (à l'instar des pays du pourtour méditerranéen par exemple) et non pas seulement islamiques. Aucune étude sérieuse ne vient entériner l'hypothèse, au demeurant farfelue, d'un lien intrinsèque et exclusif

14

entre appartenance islamique et propension particulièrement prononcée à l'usage d'une telle violenceS ! Toutefois, il n'est pas raisonnable d'esquiver les questions relatives aux rapports entre dogme et situation inique faite aux femmes. Par exemple, un tel traitement est-il intrinsèquement et exclusivement lié à la substance même d'une religion prétendument sexiste, machiste et aliénante? Ou bien, résulte-t-il plutôt d'une approche littérale, sévère et réactionnaire, dont découle évidemment une pratique injuste, fort éloignée de l'esprit de la religion? Ce statut attentatoire au droit de la femme, est-il étroitement lié à une prétendue "essence" d'une religion éminemment sexiste? Ou bien, résulte-t-il plutôt de l'interprétation rétrograde exercée par des autorités religieuses ou civiles, s'appuyant sur la volonté de domination de l'homme - au mépris d'une autre tradition religieuse humaniste ayant insisté, elle, dès l'origine, sur régale dignité de l'homme et de la femme, et ayant exalté l'amour et l'eudémonisme? A ces questions qui me paraissent tout à fait cruciales, j'essayerai donc d'apporter dans ce livre des réponses aussi directes et claires que possible. il est vrai que dès que l'on s'intéresse aux sources de la condition d'asservissement de la femme en islam, on est naturellement tenté d'interroger les principes coraniques. Comment éviter, dès lors, le risque de projeter de manière anachronique les interrogations et problématiques de notre temps sur la période prophétique, en jugeant à l'aune des réponses apportées par les sociétés modernes? A dire vrai, la question de l'émancipation de la femme - au sens où nous l'entendons aujourd'hui - n'a été clairement posée par aucune des grandes religions à sa naissance; ce qui est, somme toute, tout à fait logique. En Europe et dans les pays démocratiques occidentaux en général, l'égalité des droits (toute relative), le contrôle des naissances, l'avortement, le divorce... n'ont été imposés aux Eglises que fort tardivement par diverses associations de femmes, à l'issue de combats très anciens. Et les progrès en ce domaine restent partout fragiles; la condition féminine n'a commencé véritablement à s'améliorer en Europe qu'avec l'approfondissement des procesus de sécularisation et de démocratisation. Cette égalité n'est au demeurant jamais donnée ni évidente; elle a 5 Lire, SUI le thème

des violences

faites aux femmes

musulmanes

et toute en nuances

de Isabelle Rigoni:

la sphère

de l'état de nature

à l'état de droit », in Les Femmes

privée:

modernité et intégrisme, sous L'Harmattan, 2004; p. 77-92.

la

direction

15

d'Isabel

« Polysémie

migrantes,

bien documentée

Taboada

l'analyses

de la violence

dans

et J7sJam. Entre

Leonetti,

Editions

été (et reste) l'objet de luttes, de négociations permanentes, de rapports de force. De leur côté, les sociétés contemporaines du vaste monde musulman ont aussi développé des réflexions fort anciennes et des batailles politiques acerbes autour de cet enjeu, comme en attestent quelques acquis arrachés dans le sillage de la Nahda, puis avec les luttes des associations féministes. Les sociétés arabes et musulmanes sont donc loin d'être restées insensibles aux évolutions ayant affecté les sociétés européennes

-

même si, comme je rai dit d'entrée

de jeu, la situation

de la femme y demeure encore largement précaire, et, en certains endroits, carrément exécrable, et même si chaque conquête en faveur des droits des femmes se heurte à des résistances et à une évolution lente des mentalités. D'un côté, à l'heure des désarrois sociaux, des passions religieuses et des crispations identitaires, les discours fondamentalistes, exploitant l'insondable crédulité de personnes désemparées, ont tendance à se répandre et à gagner du terrain; ces discours refusent de considérer les femmes comme des citoyennes dotées d'une égale dignité, nanties des mêmes droits que l'homme; dans certains pays, elles sont encore avilies, écrasées sous le poids de mœurs ancestrales, soumises à la violence conjugale et à la tyrannie des hommes, asservies aux basses tâches... La misogynie ne cesse de s'y nourrir d'élaborations puisées dans un corpus de jurisprudence éculée et dans des sources prétendument spirituelles (mais pas exclusivement), où le thème de la hantise du sexe féminin tient une place inquiétante. De l'autre, depuis les décolonisations, d'autres sociétés ont toutefois connu des évolutions (pour ne pas dire des séismes) important(e)s, ayant débouché, en maints endroits, sur de précieux acquis. En règle générale, la place des femmes et leur mode de vie y sont fortement contrastés et varient en fonction des époques, des cultures et des combats des différents acteurs. Dans beaucoup de pays, sous l'influence délétère des courants traditionalistes ou néofondamentalistes, des tentatives dangereuses de remise en cause des fragiles acquis en ce domaine n'ont cessé de se multiplier. Dans d'autres pays, en revanche, des femmes musulmanes, farouchement opposées aux pratiques de vie réglées par les fondamentalistes, ont eu accès aux droits civiques et aux fonctions professionnelles les plus diversifiées même si, évidemment, on est très loin du compte. Ainsi, de nombreuses femmes ont réussi à imposer leurs talents et leurs multiples compétences dans des domaines clés, aussi variés que l'éducation, la santé, l'entreprise, le 16

roman, la recherche universitaire, le journalisme, la culture et les arts ; elles sont toutefois écartées des lieux politiques (gouvernements, parlements, collectivités locales, direction des grandes formations partisanes) où s'élaborent les décisions les concernant. Mais, partout, des femmes résistent et livrent une bataille ardente et obstinée pour conquérir leur émancipation. En somme, le Coran n'est pas seul en cause (a-t-il empêché les musulmans de l'âge d'or d'être libres 1 N'a-t-il pas constamment fait l'objet d'une pluralité d'interprétations et de lectures 1). Ne faut-il pas plutôt chercher des explications plus solidement étayées du côté de l'influence de traditions éculées et réatrogrades perpétuées par des sociétés patriarcales et patrimoniales 1 C'est pourquoi, il importe d'aborder ce thème avec le minimum de précautions méthodologiques et épistémologiques suffisamment étayées et rigoureuses pour éviter de sombrer dans l'écueil du déterminisme culturaliste. Dès lors, l'observateur objectif est invité à prendre en compte les données de l'histoire et de l'anthropologie de sorte qu'il parvienne à se défaire de toute lecture essentialiste, fixiste et atemporelle ou hors contexte de l'islam. Il convient de rejeter avec force toute vision réductrice, anhistorique et atemporelle d'une religion qui surdéterminerait, en tout temps et en tout lieu, les comportements des musulmans. il convient de refuser toute démarche qui postule l'existence d'une culture islamique moniste occasionnant partout et toujours, hier comme aujourd'hui, les mêmes attitudes des fidèles. Le "paysage islamique" du monde est pluriel, dense, riche de sa diversité. Le réduire à sa minorité agissante, le fondamentalisme, c'est manquer de bonne foi et d'objectivité ou, pire, faire preuve d'ignorance. Ainsi, en ce qui concerne les débats sur le statut de la femme, le monde musulman est constitué d'un très vaste éventail de courants d'idées (religieux modérés, nationalistes, laïques, libéraux, modernistes). La diversité des contextes locaux, régionaux, de classe, l'amplitude sémantique de certaines catégories prétendûment "islamiques" constamment mobilisées par des acteurs sociaux et politiques en conflit autour d'enjeux de pouvoir et de domination, la diversité des situations et des statuts des femmes rendent nécessaire la défiance à l'égard de toute lecture déterministe et univoque; elles exigent en l'occurrence de dissiper l'image tranchée d'une "culture islamique" aux valeurs univoques et monolithiques. D'ailleurs nombre de musulmans remettent en cause les traditions ancestrales qui bloquent les changements, tout en combattant, avec 17

énergie et audace, les tendances intégristes. Et, dans ce combat, les femmes jouent un rôle actif en tant qu'actrices sociales, tentant de façonner leur propre destin. Parfois, les changements les plus significatifs proviennent de l'intérieur même du cadre islamique, grâce notamment aux réformateurs, partisans d'une relecture hardie, radicalement renouvelée et critique des textes canoniques et des normes théologico-juridiques. Le monde musulman est travaillé de lÏntérieur par des antagonismes profonds; une bataille cruciale y est livrée entre différentes tendances politiques et intellectuelles, dont l'enjeu n'est rien moins qu'un enjeu de civilisation. Cette bataille oppose partisans de l'ouverture au monde et de la tolérance aux fanatiques, tenants du repli sectaire et dispensateurs d'anathèmes, parfois de violence. Est-il utile de le rappeler: l'intégrisme frappe d'abord des musulmans, ceux qui luttent précisément contre la haine, au nom de valeurs universellement partagées: démocratie pluraliste, Etat de droit, tolérance religieuse et philosophique, éthique de justice, égalité sexuelle, dignité de la femme, droits individuels, liberté... Que le lecteur veuille bien pardonner le ton parfois pessimiste de mon propos; j'ai sciemment adopté une posture critique et voulu rester lucide sur certaines réalités sombres du monde musulman actuel. Mais je n'ai nullement négligé de signaler aussi dans ce livre les lueurs d'espoir qui existent bel et bien. La réalité politique et culturelle du monde arabe et musulman est loin d'être univoque; c'est aussi le combat acharné et quotidien livré par des citoyens courageux et déterminés, à la tête desquels l'écrasante majorité des femmes, en faveur de l'égalité, de la liberté; c'est aussi la création littéraire, artistique, un débat intellectuel pluraliste; c'est aussi une vie associative dans laquelle les Ligues de droits de l'homme et les mouvements féministes tiennent le haut du pavé. C'est de cette vie-là, enfin, qu'émergeront demain

-

osons

l'espérer

-

des sociétés

véritablement

libres

et

modernes. A. L.~ été 2001~ fin 2005.

18

CHAPITRE INTRODUCTIF RELIGION, SEXUALITE ET FEMMES. L 7SLAM A L'EPREUVE

Affirmons-le d'emblée: à de très rares exceptions près, les sociétés arabes et musulmanes sont aujourd'hui profondément malades6. La plupart des économies sont exsangues, y compris celles qui bénéficient de la rente en hydrocarbures - il convient bien plutôt de parler de la "malédiction de lor noÏi', tant ce dernier a fait tourner la tête à des dictateurs mégalomanes et sanguinaires (à l'image du sinistre Saddam Hussein). Les régimes politiques, dans leur écrasante majorité, sont illégitimes au regard de populations qui ne s'y reconnaissent point. Ces populations payent le prix fort de l'impéritie de gouvernements très largement corrompus. Elles souffrent d'autoritarisme, de misère sociale et de pauvreté, de déliquescence des valeurs de solidarité et de justice, de la débâcle des idéologies nationalistes issues de l'ère des décolonisations7. Ce "mal-développement", conjugué au malaise identitaire, à l'échec dramatique du système éducatif, à la paupérisation et au chômage de masse, explique, dans une très large mesure, l'attirance d'une partie de la population pour la rhétorique néofondamentaliste, en dépit de l'existence, fort ancienne, de forces modernistes, plus ou moins influentes selon les pays envisagés. Cette idéologie néofondamentaliste veut imposer un nouveau système inquisitorial, instaurer un ordre moral obscurantiste qui ne mène, inéluctablement, qu'à l'impasse politique et à la déraison la plus inquiétante. Cette idéologie, loin d'offrir une perspective viable et fiable, prend racine dans une profonde hostilité à l'encontre d'une modernité abhorrée car génératrice souvent d'inquiétudes et d'exclusions. La rancœur à l'égard de cette modernité provient souvent en effet d'un sentiment plus ou moins diffus, plus ou moins tangible de peur: peur de voir son "identité" s'y dissoudre; peur des incertitudes de l'avenir dans un environnement en mutation permanente et où le temps

6 Abdelwahab 7

Meddeb,

La maladie de l'islam, Seuil, 2002.

Sur cette crise des idéologies de mobilisation dans le monde arabe, lire notamment:

Emmanuel

Sivan, Mythes

Cité »), 1995.

politiques

arabes, Editions

Fayard

(collection

«L'Esprit

de la

s'accélère8; peur des injustices et des exclusions que la mondialisation de l'économie engendre, etc. Les leaders néofondamentalistes ou islamistes radicaux savent surfer sur cette vague pour attiser les querelles, sans offrir la moindre solution alternative et viable de rechange; ils n'ont guère d'autre aptitude que de pourfendre inlassablement le désir de liberté de leurs concitoyens ou les progrès de la sécularisation quand il en advient; ils ne cessent de s'alimenter invariablement à l'herbe amère de la culture du ressentiment: détestation de la démocratie et de la laïcité, haine de l'Occident, antisémitisme abject - révélant de la sorte, chaque jour, leur logique suicidaire, la nocivité de leur idéologie et sa vacuité totale. L'idée même de liberté de l'individu et d'égalité des sexes suscite chez eux de la répulsion. Ne proclament-ils pas infamants le désir, l'amour, le plaisir, l'émancipation de la femme? N'érigent-ils pas mille obstacles visant finalement à empêcher les hommes et les femmes de respirer, de disposer librement de leurs corps, de réaliser leurs aspirations et projets de vie ? Parfois, hélas, l'attitude à l'égard des femmes ne se limite pas à la haine verbale; il y a passage à l'acte, violence physique à leur égard. Ainsi dans l'Iran des Mollahs (les sinistres Pasdarans, Gardiens de la Révolution), dans l'Arabie Saoudite wahhabite (les fameux Moutawwa'a)9, en Afghanistan (à l'époque des sinistres Talibans) et ailleurs encore, la police est chargée de "Commander le Bien et de pourchasser le Vicèo", autrement dit, de traquer et punir sévèrement le moindre manquement aux "bonnes mœurs'!!. Pire, certains gouvernements, autorités locales, institutions religieuses (parfois pourtant réputées "modérées" et "mesurées" dans leurs sentences, comme Al-Azhar précédemment citée), tribunaux coutumiers (Nigeria, Afghanistan, Arabie saoudite, Iran, Pakistan) n'hésitent pas à inciter des foules fanatisées à lapider la femme célibataire calomniée, accusée de "débauche" ou d'adultère et à assister, dans des lieux publics (stades notamment), à l'exécution de ces peines pénales (Hudûd) d'un autre âge. Pour avoir lavé un soit disant "honneur bafoué" de la famille, la

8

Lire Zaki Laïdi (dir.), Le Temps mondial,

Editions

Complexe

(Collection

Faire sens),

1997. 9 Lire notamment: Mouna Naïm: «Vies de jeunes filles à Riyad », Le Monde, 28-29 décembre 2003 ; p. 8. 10 En arabe: aJ-Amrou bil-Ma'rol1fwa-Nahiou ~- Mounkar ! Il Cf. Abderrabim

Lamchichi

: « Morale et politique

dans le monde

conflits d'interprétation entre islamistes et modernistes direction de Jacques Chevallier), PUF, 1994.

20

arabe contemporain

», in Les Bonnes

mœurs

:

(sous la

clémence est souvent réservée aux meurtriers mâles (maris, pères, frères) de jeunes filles accusées d'avoir consommé l'acte sexuel avant le mariage ou de femmes mariées déclarées coupables de relations extra conjugales. Dans un tel contexte, pour le moins tourmenté, malgré les luttes anciennes et courageuses des mouvements féministes pour arracher leurs droits civiques et politiques, malgré quelques avancées, plus ou moins significatives selon les cas - j'y reviendrai longuement -, la situation des femmes s'est parfois considérablement dégradée. Bien entendu, quand on envisage la très vaste "terre d'islam" (Dâr al-Islâ.m), force est de constater que la situation des femmes y est fort différenciée et variée - on le constatera aussi à la lecture de cet ouvrage. Néanmoins, dans certains pays, le thème de la "décadence des mœurs", cher aux zélateurs de l'islamisme politique et du néofondamentalisme, continue de faire des ravages. Ces mouvements continuent d'attiser la haine et l'animosité à l'égard des intellecuels, militants et acteurs porteurs de l'exigence d'émancipation et de liberté de la femme. Dans d'autres, presque quotidiennement, des femmes en font la tragique expérience, témoignant d'une nuit intégriste et d'un carcan quasi inquisitorial qui semble s'être abattu sur elles. Il faut dire que sur le plan social, éducatif et de l'emploi, la situation générale des femmes s'est, en maints endroits, terriblement dégradée. C'est ainsi par exemple que le programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), en procédant à différents calculs pour rendre compte de la disparité du statut de la femme, élabore un indicateur de participation des femmes (IPF). En se basant sur les inégalités entre les sexes en termes de représentation et de pouvoir de décision, rIPE fournit une estimation de la participation des femmes à la vie politique et économique de leur pays. Un classement mondial à partir de cet indicateur place aux touts derniers rangs trois pays arabes: le Yémen, l'Egypte et les Emirats arabes unis. Sans être derniers, les autres pays arabes sont au bas du classement. D'autre part, toujours selon la même source, parmi les principaux pays où aucune loi ne garantit le droit de vote aux femmes, figure cinq pays de la Péninsule arabique: le Koweït, le Qatar, les Emirats arabes unis, l'Arabie Saoudite et Oman12 ! Dans les 12 Lire, à ce sujet, les rapports du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) sur le monde arabe (Rapports sur le développement dans le monde arabe) ; celui de 2002, consacré aux conditions économiques et sociales et à la crise du développement humain; celui de 2003, consacré aux systèmes d'éducation, aux universités, à la recherche scientifique, aux médias et à la culture; un autre enfin, celui

21

autres pays arabes qui reconnaissent ce droit sur le papier, la situation n'est guère brillante. Déjà un précédent Rapport sur le développement hUIllaÎn dans le monde arabe pour l'année 2002, rédigé par des experts arabes et publié par les Nations Unies, insistait cruellement sur la détérioration inquiétante de la situation des femmes dans cette région, malgré les progrès - tout à fait insuffisants, d'ailleurs - de leur scolarisation et de leur participation aux activités politiques, socioéconomiques et culturelles. L'amplification de pratiques misogynes et de déni de justice à leur égard s'explique aussi, comme je l'ai dit, par la pression intolérable de divers courants intégristes et des milieux conservateurs, religieux ou non, qui prétendent être l'incarnation de l'''authentidtê' (ai-Assâlah) et de la "pureté' (ai-Sam), les chantres de la moralité. Ces attitudes phallocratiques, on les voit également se développer de manière inquiétante en France même, dans certains quartiers pauvres où sévissent des imams très conservateurs et autres prédicateurs néofondamentalistes tous ultra minoritaires, au demeurant. Car - je tiens à le préciser séance tenante, afin d'éviter toute mésinterprétation de mes propos -, l'islam français est globalement ouvert, moderne, pacifié et intégré à l'espace républicain13. En outre, il est tout à fait erroné, à mon sens, de vouloir saisir tous les comportements obscurantistes et détestables, précédemment signalés, sous l'angle unique - donc nécessairement tendancieux, fragmentaire et déformant - de la croyance religieuse. il est faux, en outre, d'affirmer, comme le font certains observateurs mal avisés ou carrément mal intentionnés, que les musulmans, dans leur immense majorité, tourneraient le dos à la République ou qu'ils constitueraient une menace pour la paix de la cité et pour la cohésion sociale.

de 2004, aux libertés. Lire en particulier Jean-Jacques Salomon:« Les libertés dans le monde arabe », op. cit. Ainsi que le dossier« L'Atlas politique au féminin », Le Monde 2, 7-8 mars 2004 ; op. cit. 13 Que l'on me permette de renvoyer le lecteur à mon livre Islam et Musulmans de France. Pluralisme, laïcité et citoyenneté, Editions L'Harmattan, 1999, dans lequel j'ai tenté de dresser un panorama aussi complet que possible des diverses tendances de l'Islam de France; les stratégies néofondamentalistes y apparaissent pour ce qu'elles sont: actives, certes, mais ultra minoritaires; c'est la demande de reconnaissance et d'intégration, l'acceptation, et même la revendication pleinement assumée du cadre de la laïcité française, qui caractérise, plus significativement, l'écrasante majorité des populations musulmanes. 22

il faut le reconnaître sans ambages: il s'agit-là d'une forme inavouée d"'islamophobie"14, qu'il importe de combattre avec la plus grande fermeté. Ou, pour le dire autrement, il faut refuser, de manière inflexible, toute conception d'un islam prétendument anhistorique et soi-disant absolument rigide, assignant urbi et orbi aux musulmans leur identité et surdéterminant la totalité de leurs attitudes; il faut repousser toute forme de culturalisme ou d'appréhension moniste de cette religion; car cette posture risquerait, inéluctablement, d'exacerber, voire de conduire un jour ou l'autre, si l'on n'y prend garde, à l'affrontement des cultures et à la guerre des civilisations (qu'appellent de leurs vœux certains prophètes de malheur qui jouent les Cassandre). J'ai déjà écrit ailleurs ce que je pensais de la pseudo thèse du "choc des civilisations", chère à Samuel P. Huntington, de ses apories éthiques

Je répéterai

et méthodologiques15.

simplement

ici qu'il s'agit

- j'en suis absolument convaincu d'une vision simpliste et mauvaise, doublée d'une orientation politique dangereuse. Dangereuse, car elle risque de se transformer en une "prophétie autoréalisatricè' {a Ç'self-fulfilling prophecj')16. Cette thèse est donc malicieuse et perni14 Lire Vincent

Geisser,

La Nouvelle

islamophobie,

Editions

La Découverte

(Collection

"Sur le vif'), 2003. Ainsi que Xavier Ternissien: «Du racisme anti-arabe à l'islamophobie », Le Monde, 10 octobre 2003. 15 Tous mes ouvrages témoignent, en fait, d'un effort intellectuel (que j'espère le plus objectif possible) pour inviter à considérer non l'Islam in abstracto, mais les réalités de l'islam dans leur grande diversité et en considération du constant changement qui en affecte le devenir: contextes historiques, pluralité doctrinale, etc. Pour l'aspect relevé cidessus, lire seulement: Abderrahim Lamchichi, Islam/Occiden~ Is1am/Europe. Choc des civilisations ou coexistence des cultures.?, Editions L'Harmattan, 2000. 16 "Prophétie autoréalisatrict!': Self-Fulfilling Prophecy (ou, au pluriel, Self-Fulfilling Prophecies): C'est l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, me semble-t-il, qui, parmi les premiers, attira l'attention sur ce phénomène; il avait cependant à l'esprit autre chose, notamment

les croyances

partagées

au sein des marchés

économiques;

mais

l'idée est bien celle d'un fait qui finit par se produire (se réaliser) lorsque les individus croient fermement et collectivement à son avènement. On peut aisément vérifier aujourd'hui investisseurs vendre

un tel phénomène au travers des bulles spéculatives boursières: craignant la chute de la valeur d'un titre, se précipitent effectivement

leurs actions,

provoquant

de la sorte la chute de son prix : la croyance

des pour

collective

se transforme bien en "prophétie autoréalisatrict!'. Jean-François Dortier note que ce concept de "prophétie autoréalisatrice" (Self-Fulfilling Prophecy) a été introduit pour la première fois en 1948 par le sociologue Robert K. Merton. Toujours selon J.-F. Dortier, Merton définition nouveau

lapidaire:

en proposa

la définition

suivante:

«La

prophétie

autoréalisatrice

est une

d'abord fausse d'une situation, mais cette définition erronée suscite un comportement, qui la rend vraie », ou encore cette autre définition plus «

comportements

une

prophétie

de nature

autoréalisatrice

à la valider

». (Robert

23

est

une

K. Merton,

assertion Eléments

qui

induit

de théorie

des et de

cieuse car elle risque d'exacerber les ressentiments et, partant, de participer aux processus contre quoi elle prétend précisément lutter, à savoir: la haine de l'Autre, les replis identitaires, les tentations communautaristes. Le monde musulman - y compris, les communautés musulmanes de France, d'Europe et d'ailleurs - est pluriel, et il est réducteur et injuste de l'assimiler à sa minorité agissante, le fondamentalisme. Comme on le verra tout au long du présent ouvrage, en ce qui concerne les débats sur le statut de la femme, le monde musulman est traversé par différentes tendances et courants d'idées. Nombre de musulmans résistent aux courants conservateurs et aux intégristes qui obstruent l'avenir. Parfois, le désir d'innovation intellectuelle et d'inscription des sociétés dans la modernité, l'aspiration à la liberté et aux progrès du monde contemporain, etc. s'expriment au nom même de l'islam, grâce à des réformateurs audacieux. En outre, personne ne peut nier que les conflits concernant le monde musulman, sont, d'abord, des conflits endogènes. Ils se déroulent au sein des sociétés musulmanes elles-mêmes (quelle société n'en connaît pas ?). il s'agit notamment de conflits qui opposent, d'un côté, les réformateurs, modernistes, partisans de l'ouverture au monde et de la tolérance et, de l'autre, des fanatiques, partisans du repli et dispensateurs de haine et de violence... L'oublier, c'est non seulement renoncer à penser la complexité, pour verser dans le manichéisme. Mais c'est aussi, d'une certaine manière, ne pas rendre service, voire trahir ou abandonner, les millions de musulmans qui luttent précisé-

méthode sociologique, 1949, Armand Colin, 1998) J. -F. Dottier ajoute que l'idée avait déjà été annoncée vingt ans plus tôt par le sociologue américain William 1. Thomas : selon le "théorème

de Thomas",

« si les hommes

définissent

des situations

comme

réelles,

elles sont réelles dans leurs conséquences ». Robert K. Merton donne un exemple de prophétie. Durant l'entre-deux-guerres, les Blancs cherchent à exclure les Noirs des syndicats,

croyant

que ces derniers

étaient

des briseurs

ouvrière. Les Noirs, privés du soutien syndical employeurs, restent à l'écart des mouvements

de grève et des traîtres

à la classe

et donc plus faciles à manipuler par les de grève et deviennent de ce fait des

"jaunes". Le concept de prophétie autoréalisatrice a connu une large diffusion Unis à partir des années soixante-dix. Cité par Jean-François Dottier, article:«

aux EtatsProphétie

autoréalisatrice»

humaines,

in Jean-François

Dottier

(dir.), Le Dictionnaire

des sciences

Editions Sciences Humaines, 2005; p. 870. L'auteur cite parmi les références bibliographiques sur le sujet: Cf. J.-F. Staszak: «Les prophéties autoréalisatrices », revue «Les prédictions qui se vérifient Sciences Humaines, n° 94, 19990. P. Watzlawick: d'elles-mêmes », in L 7nvention de la réalité. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir? Contribution au constructivisme (sous la direction de P. Watzlawick), Editions du Seuil, 1997.

24

ment contre les intégrismes, au nom de valeurs universellement partagées: Etat de droit, tolérance religieuse et philosophique, égalité sexuelle, dignité de la femme, droits individuels, liberté... D'ailleurs, dans la partie du présent ouvrage consacrée à l'islam de France, je n'occulterai nullement (le lecteur s'en rendra bien vite compte), les questions "sensibles" ou les "problèmes qui fâchent". Ainsi sera évoquée la "servitude volontaire" que représente la revendication du port du Hijâb (dont on verra qu'elle recouvre en fait une multiplicité de formes et de significations). Mais il Y a des phénomènes beaucoup plus inquiétants et infiniment plus graves; ces phénomènes sont, au demeurant, sans lien de causalité directe entre eux, et, souvent, sans rapport aucun avec l'appartenance "islamique" des individus concernés. il s'agit, d'abord, des dérives d'un antisémitisme nauséabond qui se retrouve dans la rhétorique de certains leaders autoproclamés (très peu représentatifs) qui prétendent parler et agir au nom des populations issues de l'immigration. De même, aborderai-je sans détour les pratiques inÎames dites des "tournantes" (en contradiction flagrante avec quelque identification religieuse que ce soit !). Ne pas insister sur ces faits graves, revient à sombrer dans les travers que j'ai dénoncé plus haut: naïveté déconcertante, absence d'objectivité, mauvaise foi. Ainsi, les discriminations ethniques, la relégation sociale ou les séquelles du colonialisme ne sauraient d'aucune manière excuser les dérives de l'antisémitisme nauséabond de certains groupes ou personnalités prétendant s'exprimer au nom des fils et filles d'immigrés. Comme l'ont écrit, à très juste titre, les signataires d'un appel intitulé

"Démons français" : « Nous voulons parler des assimilations absurdes des révoltes des banlieues à l'Intifada palestinienne, de certains dérapages de la légitime solidarité avec la lutte du peuple palestinien vers l'affirmation d'un prétendu "antisionismè' qui cache mal parfois un réel antisémitisme, le "lobby juif' devenant le principal responsable de tous les maux de la terre [...] Les dangers d'une telle dérive sont évidents. L'antisémitisme paranoïaque a des effets potentiellement dévastateurs parce qu'il offre une explication "totale" de l'histoire: tout proviendrait de la suprématie des "juifs". La force d'agrégation d'une telle "idéologie" est donc potentiellement immense. Elle dévoie, dans le cas présent, le sentiment spontanément partagé par nombre de Français issus des immigrations coloniales [..] d'être les victimes et les

25

"boucs émissaires" de l'histoire, soumis au racisme1? ». il s'agit-là d'un dévoiement inacceptable de la lutte contre le racisme et contre les discriminations dont sont victimes les jeunes issus de l'immigration; un tel discours se nourrit aussi des ressentiments à l'égard de la dénégation coloniale. Il s'agit aussi d'une vieille rhétorique que l'on trouve, dans les pays musulmans eux-mêmes; elle est d'ailleurs issue aussi bien des milieux islamistes que ceux nationalistes laïcs. Pourtant, qu'il s'agisse de l'islam minoritaire (Europe, Amériques) ou de celui des pays musulmans, l'esprit de réforme existe bel et bien: des citoyens musulmans modernistes et des intellectuels librespenseurs y aspirent ardemment, soit en réinterprétant les dogmes religieux de manière critique et libérale, soit en agissant en dehors de toute tradition ou prescription religieuse. La volonté d'ouverture de secteurs entiers de ces sociétés à la modernité est bien présente depuis plus d'un sièclel8. De très nombreux citoyens - dont un nombre considérable de femmes - s'affirment ouvertement partisans de la laïcité, osent braver les interdits, tentent de surmonter les contraintes, veulent s'adonner aux plaisirs, sortir librement, tentent de réaliser leurs aspirations et projets de vie. Des associations féministes luttent quotidiennement pour obtenir des droits égaux pour les femmes. Des œuvres d'art, une littérature non-conformiste, un répertoire de chansons, un théâtre et un cinéma libres et créatifs sont régulièrement réalisés bravant le discours convenu et réactionnaire sur la sujétion de la femme. Dès lors, il m'est apparu nécessaire d'essayer de répondre dans un langage approprié, avec un style direct et clair, sans circonlocutions inutiles, aux questions suivantes qui ne cessent de tarauder les esprits, aussi bien dans les pays musulmans qu'au sein des minorités qui en sont issues et qui vivent en Occident: La situation inique réservée à la femme dans maintes contrées du vaste monde musulman, est-elle due à 17

"Démons

francais",

appel signé par Salah Amokrane,

Nicola Bancel,

Esther

Benbassa,

Hamida Bensadia, Pascal Blanchard, Jean-Claude Cbikaya, Suzanne Citron, Maryse Condé, Catherine Coquery-Vidrovitch, Yvan Gastaut, François Gèze, Nacira GuénifSouilamas, Didier Lapeyronnie, Sandrine Lemaire, Gilles Manceron, Carpanin Marimoutou, Achille Mbembe, Laurent Mucchielli, Pap Ndiaye, Benjamin Stora, Christiane Taubira, Françoise Vergès, Pierre Vidal-Naquet et Michel Wieviorka, Le Monde, 6 décembre 2005 ; p. 25. 18Pour une contribution récente et stimulante à cet esprit de réforme, lire Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette Littératures, 2004. Ou encore Malek Chebel, L 7slam et la raison. Le combat des idées, Editions Perrin, 2005. Ainsi que Abdennour Bidar, Un Islam pour notre temps, Le Seuil (La Couleur des Idées), 2004. 26

l'incompatibilité de l'islam avec la modernité? A l'aversion de cette religion pour l'égalité des sexes? A une approche intolérante et absolument misogyne qui lui serait consubstantielle? L'éthique coranique et la tradition théologico-juridique léguée par des siècles d'exégèse, se prêteraient-elles, hic et nunc, à des interprétations inédites et modernes pour autoriser des avancées significatives vers une émancipation effective des femmes? Ou bien, n'y a-t-il pas d'autres solutions que de rompre radicalement avec elles, afin de permettre une authentique libération, compatible avec les principes universels modernes d'égalité? Quelle est l'aptitude du monde de l'islam à intégrer une vision du monde moderne, à promouvoir notamment une sexualité émancipée, au moment où les uns (tUla.mâ) tentent d'imposer par le haut une conception moralisatrice et verrouillée de la religion, tandis que d'autres (contestataires islamistes ou activistes néofondamentalistes) veulent investir le champ du politique ou du droit au nom de la Sharî'a ? QJ.telle est la part de responsabilité des coutumes ancestrales, non forcément religieuses, et celle de la religion elle-même dans la justification de la situation inique faite aux femmes? Au lieu d'évacuer les controverses ou chercher à masquer les désaccords autour de ces questions cruciales qui tourmentent intellectuels et acteurs politiques issus de cette civilisation, depuis au moins un siècle, je m'engage, dans le présent essai, à y répondre le plus directement et le plus clairement possible, sans esquiver les contradictions, ni éluder les difficultés. D'abord, ce débat important sur le statut de la femme dans l'éthique coranique et dans l'ensemble de la tradition scripturaire de l'islam. (et, plus généralement, la place concrète réservée au deuxième sexe par les différentes sociétés musulmanes) doit nous inciter à éviter l'écueil de l'essentialisme ou de toute approche atemporelle; il doit nous inciter bien plutôt à placer chaque situation dans son contexte historique, à tenir davantage compte des données fournies par la sociologie et l'anthropologie sur ces sociétés. Aussi, faut-il se méfier des explications monistes: l'islam est, au contraire, éminemment pluraliste - dans ses œuvres de pensée comme dans ses réalités concrètes, historiques, sociales, politiques ou culturelles. Parler d'un islam atemporel n'a franchement aucun sens - j'y reviendrai aussi. Ce débat sur la sexualité en islam, sur le statut juridique de la femme et, d'une manière générale, sur la place qu'elle occupe dans les sociétés musulmanes, doit inciter l'analyste à davantage d'objectivité et de rigueur. C'est le choix que j'ai cru faire personnellement. Ainsi, pour répondre à cette exigence d'objectivité ai-je dû prendre suffisam27

ment de recul (sans toutefois me perdre dans de vaines circonlocutions), pour éviter les affirmations hâtives ou les jugements de valeur. De même, me suis-je tenu à la nécessité d'accomplir l'effort méthodologique que requiert la prise en compte de l'évolution historique des contextes sociaux, sans pour autant négliger les données d'une actualité brûlante, dont il faut pourtant se défier car elle vient sans cesse brouiller les perspectives, nuire à l'indispensable tâche d'explication et d'élucidation. Sur ce dernier point, force est de constater, en effet, que le contexte international délétère actuel, la frénésie identitaire qui fait rage de toute part et en particulier l'exacerbation du néofondamentalisme musulman et du terrorisme islamiste mondialisé, constituent un arrièrefond perturbateur qui n'en finit pas de troubler tout jugement objectif. Comme je l'indiquais plus haut, c'est le cas, par exemple, de la thèse du choc des civilisations qui occupe abusivement une place de plus en plus centrale dans l'approche des relations internationales et des rapports entre le monde musulman et le reste du monde. Cette thèse ne résiste pourtant pas à l'analyse19, ne serait-ce que parce que le monde de l'islam - contrairement d'ailleurs à ce que voudraient nous faire croire les islamistes eux-mêmes - est loin d'être monolithique. Le paroxysme de violence dont une partie du monde musulman est devenue le théâtre ne saurait s'interpréter comme une guerre de cultures ou de religions. Il s'agit, avant tout, d'une lutte - devenue désormais ouverte, tranchée,

impitoyable

-

entre, d'un côté, un islam démocratique,

libéral, sécularisé et apaisé, profondément acquis aux valeurs de l'Etat de droit et de la modernité, et, de l'autre, un islamisme radical, dogmatique, de plus en plus violent et détraqué. Notons au passage que cette violence des groupes fondamentalistes ayant fait le choix: du terrorisme frappe essentiellement les populations musulmanes. En effet, les terroristes qui prétendent mener une bataille féroce et planétaire contre l'Occident, ne font que semer la désolation et la haine et provoquent la mort de victimes innocentes. Du reste, cette haine et cette mort frappent aussi (surtout, devrais-je dire 1) aveuglément des musulmans. Nouveaux anges exterminateurs de l'apo19Pour une critique récente et philosophiquement stimulante de la thèse de Huntington, mais aussi, d'une manière plus fondamentale encore, pour une critique radicale des tentations communautaristes et pour un dévoilement du caractère suicidaire de la logique tribale actuelle, lire l'ouvrage de Nayla Farouki, Les Deux Occidents. Et si le choc des civilisadons était d'abord une confrontadon entre l'Occident et lui-même ~ Editions des Arènes, Paris, 2004. 28

calypse, les kamikazes qui ont semé la dévastation à New York puis à Madrid et à Londres notamment, visent aussi au cœur les cités et les capitales du monde musulman (du Maroc à l'Indonésie). il est hors de doute que ce terrorisme islamiste, local ou mondialisé est un terrible vecteur d'anéantissement de civils innocents, de transmission d'une aversion obsessionnelle à l'égard de l'Occident et d'une idéologie véhiculant un antisémitisme nauséabond (le meilleur des mondes possibles - et pas seulement la Palestine - pour lui est un monde Judenrein), Mais - faut-il y insister? -, avant d'être tout cela, ce terrorisme dément, avec son nihilisme et sa folie destructrice est une machine de guerre contre toute velléité de réforme au sein de l'islam lui-même. Il s'attaque d'abord aux citoyens musulmans -les attentas meurtriers de Nairobi et Dar Es-Salam, dès 1998, ou après le 11septembre à Istanbul, Djerba, Casablanca, Bali, Mombasa, Riyad, Amman, Sharm al-Sheikh, Nadjaf ou encore le carnage de Bagdad, Karbala et Quetta (plus de 300 civils shî'ites tués au même moment, le 2 mars 2004, jour de la célébration d'une fête religieuse, pourtant sacrée, la 'Achoura20) l'ont montré de manière tragique. Cet islamisme radical et extrêmement violent s'oppose à toute velléité d'émancipation et de modernisation - et, avant tout, à l'émancipation des femmes. En outre, il n'hésite pas à frapper d'interdit les œuvres d'art, de poésie ou de littérature jugées blasphématoires trop souvent appuyé en cela, il est vrai, par des autorités religieuses officielles couardes ou elles-mêmes intrinsèquement obscurantistes et rétrogrades. Ainsi, pour ne citer que quatre exemples, à la fois dramatiques et parfaitement symboliques: les sentences de mort ou les poursuites ignominieuses à l'encontre du romancier anglo-indien Salman Rushdie, de la romancière du Bangladesh Taslima Nasreen, de l'universitaire égyptien Nasr Abou Zeid, de la romancière libanaise Hanan el-Cheikh, n'ont pas fini de frapper les esprits. Le cas de l'universitaire cairote Nasr Abou Zeid est emblématique de la situation actuelle de beaucoup d'intellectuels libres et critiques du monde arabe et musulman. A l'occasion d'une procédure de titularisation de son poste à l'université, il est accusé d'apostasie (kufr) à cause de ses tra20 Les Sbî'ites célèbrent, en effet, en ce jour de la 'Achoura (ou ~hûrâ), la mémoire de l'assassinat de l'imâm Hussein (ou Hussayn, petit fils du Prophète Muhammad) à la bataille de Karbala en 680, lors des guerres de successions califales entre musulmans. TI s'agit d'un jour de grande ferveur et de jeûne, mais aussi de grandes processions et de scènes d'auto-flagellation, espèce de théâtre en mémoire au mystère de la passion de Hussein (appelées Tana).

29

vaux d'interprétation critique du texte coranique (ta'wîl21; ijtihâd,22 pourtant recommandés par une composante éclairée et humaniste de la longue tradition de l'islam). Après maints harcèlements, une éprouvante procédure judiciaire et plusieurs appels, il sera condamné, le 5 août 1996, à "divorcer de son épouse" (sic !) - cette dernière ne peut donc continuer à fréquenter un "apostat" ! Le couple s'est finalement réfugié aux Pays-Bas23. Il s'agit-là d'un exemple illustrant de manière tragique le sort trop souvent réservé par les gouvernements arabes à leurs plus brillants penseurs! il est important d'évoquer également les cas des exécutions inÏames du romancier algérien Tahar Djaout (tué par les islamistes extrémistes au début des années quatre-vingt-dix), ou de l'intellectuel laïc égyptien Farag Foda (accusé de blasphème par le Cheikh Qâd ul-Haqq, alors doyen de la très officielle université de théologie al-Azhar, la plus prestigieuse du monde musulman, avant d'être exécuté quelques semaines plus tard par un groupe islamiste). D'autres intellectuels encore, moins connus en dehors de leurs pays, sont aussi victimes de cette inquisition. Finalement, le dessein néfaste que poursuit ce néoEondamentalisme dément est d'empêcher l'émergence d'un islam réformiste et résolument moderne. Loin de représenter une quelconque alternative politique ou culturelle crédible, même face à des régimes eux-mêmes honnis et impotents, il est de plus en plus en décalage avec les aspirations à la modernité et à l'ouverture au monde de l'immense majorité des jeunes musulmans. Comme je l'avais écrit avant même les attentats tragiques du Il septembre 2001 (et la recrudescence de la folie meurtrière qui s'en est suivie) : «Un constat smpose désormais à tous les observateurs, celui de 1mpasse - politique, stratégique, morale et culturelle - dans laquelle se trouve 1ïs1amisme politique. Si les ann.ées soixante-dix et quatre-vingt ont été celles du triomphe de cette mouvance, son projet semble actuellement épuisé. Désormais, face à certains courants modérés qui semblent placer au premier rang de leurs préoccupations 1mtégration dans la vie politique légale et multiplient les revirements idéologiques en vue de leur institutionnalisation, des groupes plus radicaux, incapables dJ.mposer leur vision moralisante à une jeunesse 21 Ta 'wU : Interprétation ésotérique 22 ljtihâd: Effort de renouvellement 23 Nasr Abou Zeid est l'auteur française

ou herméneutique

de Naqd ai-Fikr ai-DfnJ, Le Caire, Editions

et Actes Sud, 1996, réédition

(Tafssîr) du Coran.

de la compréhension des dogmes notamment. notamment de Critique du discours religieux, (traduction

1999.

30

Sina, 1992), Paris, Editions

Sindbad

éprise de liberté, s~ngagent dans une spirale de violence suicidaire. Les dynamiques à lœuvre dans nombre de sociétés musulmanes, où seJaborent peu à peu les fondations pour une "démocratie musulmane'~ semblent leur échapper4 ». Assurément, c'est bien dans ce contexte tourmenté, que se joue une lutte absolument féroce, mais décisive, entre, d'un côté, un islam totalitaire et misogyne et, de l'autre, un islam démocratique, résolument propice aux réinterprétations de la Tradition. C'est-à-dire aux lectures les plus critiques et les plus ouvertes aux exigences de la modernité, donc les plus favorables à l'égalité des sexes. D'un autre côté - je l'ai rappelé précédemment -, les effets dévastateurs d'une rhétorique islamiste haineuse (qui ne cesse d'énumérer la litanie des prétendues offenses subies et de développer de l'animosité à l'égard des démocraties occidentales), ainsi que la logique morbide du terrorisme planétaire qui en découle, accentuent les jugements injustes, hâtifs et globalisants à l'encontre d'un islam supposé intrinsèquement vindicatif, violent et rétif au changement. Il est, en effet, des images tronquées, des représentations faites d'amalgames et d'ignorance, de levée des tabous et de déculpabilisation qui, en dépréciant autrui, avilissent la faculté de discernement et portent atteinte au respect des cultures et au dialogue des civilisations. TI en est malheureusement ainsi, chez certains propagandistes et dans certains médias, surtout depuis les attentats tragiques du Il septembre 2001, en ce qui concerne l'univers islamique en général et la place que cette religion accorde à la femme en particulier. Or, à l'encontre de toute tentation globalisante, anhistorique et essentialiste, qui offre de l'islam l'image d'une religion monolithique, figée, rétive aux adaptations et à l'innovation, l'observateur objectif doit, au contraire, considérer la variété de la condition féminine dans le vaste monde musulman. Comme, il doit, d'une façon générale, être attentif aux dynamiques de fond (avancées comme régressions) que connaissent ces différentes sociétés, et tenir compte de la pluralité des courants de pensée et des débats qui s'y déroulent. Ainsi que l'observe, à très juste titre, Henri Tincq: «C~st une paresse de l~sprit de parler dïslam sans prendre en compte la diversité et la complexité des structures locales. n ne sagit pas seulement de la distinction historique entre sunnites et chiites, ni de ce qu'On appelle à

24

Abderrahim

Lamchichi,

Pour comprendre

l'islamisme

politique,

L'Harmattan,

2001. Et

mon article rédigé bien avant: « L'impasse de l'islamisme », in Penser l'Algérie (sous la direction de Fethi Benslama), revue Intersignes, Editions de l'Aube, 1995. 31

tort les "sectes" musulmanes, ni même de l'islam tempéré des confréries souDes, mais des diverses manières de vivre l'islam, de s'approprier un texte sacré, un droit, une traditiorP.5». Ainsi que je rai remarqué précédemment, dès lors qu'on s'interroge sur les racines de la servitude féminine, on est enclin, quasi instinctivement, à aller regarder de plus près, lire (ou relire) les textes scripturaires et sacrés auxquels les fidèles eux-mêmes se réfèrent constamment, souvent de manière abusive, pour justifier leur rhétorique ou leur pratique. Pourtant, c'est une erreur méthodologique sérieuse que de s'évertuer à penser les problèmes de l'époque qui est la nôtre en fonction des catégories élaborées à des périodes historiquement reculées, c'est-à-dire, en la circonstance, d'après les réponses fournies au temps de la Révélation et de la prédication prophétique; autre manière pour le moins inappropriée de procéder est celle qui consisterait aussi à vouloir juger les comportements et, d'une manière générale, la culture islamique du passé à l'aune des solutions apportées bien tardivement par la modernité. Comme je rai dit aussi, le sujet de l'émancipation de la femme n'a été lucidement posé par aucune des grandes religions du Livre. C'est en Europe, bien tardivement, et au bout d'un long chemin, difficile et tortueux, fait de luttes et de sacrifices, d'avancées et de régressions, que l'égalité sexuelle s'est imposée aux Eglises. Ce combat est progressivement devenu un combat à portée universelle. En effet, les sociétés musulmanes contemporaines, de leur côté, ne sont pas restées insensibles à ces revendications et aux évolutions (institutionnelles, juridiques,

culturelles,

sociales) qui en découlent

-

même si, comme

je rai affirmé à plusieurs reprises, la situation de la femme y demeure très insatisfaisante, voire, en certains endroits, très préoccupante. Les pays musulmans sont extrêmement diversifiés; le statut des femmes et leur mode de vie y sont, par conséquent, fortement contrastés et varient en fonction des rapports de force et des circonstances. Ici, sous la pression intolérable des religionnaires et de leurs affidés, de graves atteintes aux fragiles acquis en ce domaine n'ont cessé de se multiplier; ailleurs, au contraire, des citoyens expriment ouvertement leur franche opposition et leur résistance à ce type de pratiques d'un

25 Henri Tincq: «Islam décembre 2003 ; p. 16.

démocratique

contre islamisme radical », Le Monde,

32

13

autre âge; quelquefois, ces luttes finissent par payer et des femmes accèdent effectivement à (certains de) leurs droits. En tout état de cause, dans tous les pays musulmans, des femmes s'insurgent contre la condition déplorable qu'on veut leur imposer et s'engagent résolument dans la voie de la lutte en faveur de leur émancipation. L'une des grandes figures emblématiques de ce combat est sans conteste l'Iranienne Chirine Ebadi, avocate et militante des droits de l'homme, dont la résistance audacieuse à l'oppression du régime autoritaire des mollahs force l'admiration; elle a été distinguée par le comité d'Oslo (prix Nobel de la paix 2003). Le message de l'Académie du Nobel était, on ne peut plus clair: soutien aux militant(e)s des droits de l'homme et de l'émancipation de la femme dans les pays musulmans; sévère avanie infligée à tous les régimes arabes et musulmans dont la légitimité démocratique est sujette à caution. Ainsi donc, partout, malgré les brimades et les vexations, les femmes issues du Dâr al-Islâm luttent sans relâche, de plus en plus ouvertement, contre l'oppression et pour obtenir leurs droits. D'une manière générale, au-delà des seuls cercles intellectuels et des courants de pensée ouvertement laïcs et modernistes, les aspirations à la réforme sont profondément ancrées dans les sociétés civiles; ces aspirations sont parfois aussi portées par des croyants, au nom d'une lecture exigeante de la religion et de la foi. Un lieu commun consiste pourtant à incriminer le Coran ou la tradition canonique. Pourtant, c'est la lecture forgée, à des périodes données, par des hommes et des femmes, eux-mêmes inscrits dans des réalités et des batailles, intellectuelles, sociales et historiques concrètes qui en déterminent les évolutions ou les régressions. Au regard de nos critères actuels, il est hors de doute, que le contenu du texte coranique comme commentaires

-

d'ailleurs élaborés

celui de certains par des théologiens

autres textes sacrés d'autres confessions

et

-

comporte (j'y reviendrai longuement aussi) maints passages phallocratiques et misogynes. il est vrai - ainsi que le remarquent Yves Thoraval et Gari Ulubeyan: ..-(que si le) paradis islamique promet aux élus de sexe masculin la jouissance de vierges à satiété, (...) il reste Bou sur les joies prévues pour les femmes élues... Même à la mosquée, les femmes sont réduites à la portion congrue, confinées dans des recoins spéciaux et elles ne sont pas conviées à la prière collective du vendredi Le port du voile - avec son corollaire, le gynécée (harem) et les modalités du 33

mariage fournissent quelques indices sur la condition des femmes dans le monde musulma.Ji.l6». Cependant, dans toute religion - quelles qu'en soient les valeurs spirituelles à portée universelle -, la révélation s'est manifestée à une époque donnée et dans des circonstances historiques particulières. La méconnaissance de ce contexte expose à bien des contresens et des malentendus. En d'autres termes, le problème n'est pas tant la religion en soi, que la lecture qu'en font ceux qui, à tel ou tel moment de l'histoire, ont la charge de l'élaborer, de l'interpréter et de la diffuser, ainsi que leur aptitude aux évolutions. Les spécialistes savent que le Coran contient des dispositions polythématiques et polysémiques; ils ne sont pas non plus sans ignorer que les musulmans ont toujours pu et su, librement et diversement, en commenter et en élucider les dispositions, et ce, en fonction des enjeux du moment27. Ces textes ont été constamment sollicités et interprétés au long des siècles. En fonction des citations puisées dans le corpus des textes fondateurs, il a toujours été possible d'instrumentaliser la religion pour l'orienter soit dans le sens d'un manichéisme simpliste, du conservatisme et de l'intolérance, soit, au contraire, dans le sens de l'ouverture et de la liberté, de la miséricorde et du renouveau intellectuel. Certes, il est aisé de trouver, tout au long de l'histoire musulmane, des témoignages attestant de l'asservissement intolérable de la femme et des propos méprisants ou haineux à son égard. Mais les musulmans ont apporté, en ce domaine, les réponses les plus contradictoires. Leur histoire ne se réduit donc ni aux obscurités que recense un procès non objectif, et pour tout dire, passionnel de l'islam (islamophobie), ni à ce qu'une apologétique paresseuse veut sélectionner; elle est faite de zones d'ombres et d'avancées significatives. Enfin, est-il utile de rappeler la distance abyssale qui sépare les temps de la Révélation, dans des sociétés aux structures résolument patriarcales et le nôtre, où l'impératif d'égalité entre les hommes et les femmes d'ailleurs - est devenu mondial ?

-

plus ou moins honoré

TI convient toutefois de l'affirmer sans ambages: au regard de cet impératif - à portée universelle, comme je le crois fermement -, la situation juridique et sociale actuelle de la femme, dans la plupart des

26 Yves Thoraval et Gari Ulubeyan, Le Monde musulman. Une religion, des sociétés muldples, Larousse (Petite encyclopédie), 2003; p. 122. 27Jacques Berque, Relire Le Coran, Chaire de rIMA et Albin Michel, 1993. 34

pays musu1mans, est, en règle générale, déplorable, accablante. Force est de constater, en effet, qu'entre l'affirmation des principes égalitaires de la religion et leur inscription dans le droit et dans la pratique, dans bien des cas, un énorme hiatus existe que n'ont comblé ni les théologiens orthodoxes (parfois fortement influencés ou accommodants à l'égard de l'idéologie misogyne, des coutumes patriarcales et des structures élémentaires de la parenté propres à ces régions), ni les responsables politiques (étroitement soumis aux injonctions de Docteurs de la foi ou aux revendications de courants de contestation, tous partisans d'un contrôle étroit de la femme et de son infériorisation). Certes, le statut de la femme musu1mane peut varier considérablement d'une culture à l'autre, d'une époque à l'autre, d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre, d'un milieu social à l'autre. La place des femmes et leur mode de vie dans les différentes contrées du vaste monde musu1man sont effectivement fort contrastés. Ils ne sont pas identiques à Tunis ou à Téhéran, Sana'a ou Casablanca, Ankara ou Khartoum, Bamako ou Kaboul, Ryad ou Djakarta, Doha ou Sarajevo, Peshawar ou Java et Bali, etc. En outre, dans de nombreuses sociétés musu1manes, des femmes ont eu accès à l'école, à l'éducation et même à l'université, à toutes sortes d'activités professionnelles, aux loisirs, aux arts et à la culture, voire aux plus hautes responsabilités publiques, économiques, politiques ou administratives. Partout, des femmes se battent avec courage pour imposer leurs droits et libertés. Mais, dans maintes régions, depuis quelques années, à cause des intimidations et contraintes intolérables de certains 'Ulamâ' (associés à des pouvoirs autoritaires) ou des tendances néofondamentalistes, des démarches inquiétantes se sont multipliées visant à réviser et rejeter le peu d'acquis obtenu dans ce domaine. Une folle surenchère mimétique, aux conséquences régressives et ravageuses, est dès lors engagée entre ces deux tendances. Afin d'apaiser les contestations qui empruntent souvent au registre de la tradition la plus surannée, les gouvernements, au demeurant impopulaires et corrompus, n'ont eu de cesse d'accorder des concessions aux milieux les plus conservateurs. Belle leçon de démocratie, en effet: au nom de l'impératif sécuritaire, les élites au pouvoir arrêtent, torturent les islamistes (et profitent en passant pour étouffer toute expression démocratique, y compris pour les milieux laïcs) d'un côté, et de l'autre, légitiment, sans le moindre scrupule, la mainmise ou le diktat des traditionnaires sur les institutions, le droit, les médias, l'école et les mœurs.

35

Au lieu de répondre aux attentes de la population sur le terrain social et politique, en bâtissant des institutions pluralistes et en consolidant la culture civique démocratique, ils se sont fourvoyés dans une entreprise dangereuse, celle de la morale pudibonde et d'un enseignement traditionnel apologétique, pour ne pas dire sclérosé. Et pour finir, cet autoritarisme politique, l'absence de libertés démocratiques, et surtout la crise socioéconomique (conditions de vie extrêmement pénibles, démographie galopante, économies en faillite et socialement excluantes, urbanisation chaotique, chômage des jeunes en ascension, crise du logement, etc.), n'ont pas permis - il est affligeant de le constater - d'aborder la question de l'amélioration de la condition féminine avec sérénité et dans un esprit d'équité. Mais mallieureusement ceci n'est pas propre aux sociétés du monde musulman. Dans toutes les sociétés et tout au long des siècles, les femmes ont n'ont cessé de subir humiliations et discriminations intolérables. Quasiment toutes les cultures ont tissé un réseau d'arguments, souvent cyniques, pour légitimer leur asservissement. La plupart des religions - aussi bien que des idéologies non religieuses, d'ailleurs ont tenté d'apporter une contribution zélée au refus de l'amélioration de sa condition et des justifications ex cathedra à sa claustration. Dans la plupart des sociétés, a fortiori dans la plupart des société musulmanes actuelles, les femmes tiennent la place peu envieuse de dominées. A l'heure des désarrois sociaux et des crispations identitaires28, les discours les plus répandus refusent de les considérer comme des citoyennes dotées d'une égale dignité, nanties des mêmes droits que l'homme. Dans beaucoup de pays, elles sont encore avilies, écrasées sous le poids de mœurs ancestrales, soumises à la violence conjugale et à la tyrannie des hommes, asservies aux basses tâches... La misogynie ne cesse de s'y nourrir d'élaborations puisées dans un corpus de jurisprudence éculé et dans des sources prétendument spirituelles

-

mais pas exclusivement

-,

où le thème

de la hantise

du sexe

féminin tient une place inquiétante. Certes, une prise de conscience s'opère; des luttes décisives sont menées par diverses associations féminines, avec audace, force et déter28 Au sujet de la frénésie identitaire à l'heure de la mondialisation, lire en particulier: Eric Dupin, L'Hystérie identitaire, Le Cherche Midi Editeur, 2004. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, 1998. Benjamin R. Barber, Djihad versus Mc World Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Desclée De Brouwer, 1996. Ou encore: Abderrahim Lamchichi (dir.), Les Replis identitaires, ConfluencesMéditerranée, L'Harmattan, 1993. 36

mination. Certains pays se sont engagés (certes timidement) dans des processus de réformes et de modernisation. D'autres, au contraire, n'échappent pas à des phénomènes de régression - surtout dans les lieux où la violence sociale et politique s'est accentuée, ciblant particulièrement les femmes. Ailleurs, des progrès (bien insuffisants, il est vrai) ont été accomplis, mais le problème subsiste en ce qui concerne le statut de la femme, régi, dans bien des cas, par le droit religieux dans son acception la plus rétrograde. Même si de nombreuses femmes ont réussi à imposer leurs talents et leurs multiples compétences dans des domaines clés, aussi variés que l'éducation, la santé, l'entreprise, la poésie, le roman, la recherche universitaire, le journalisme, la culture et les arts, elles restent écartées des lieux politiques (gouvernements, parlements, collectivités locales, directions des grandes formations partisanes) où s'élaborent les décisions les concernant. Plus grave encore: les taux d'illettrisme et d'analphabétisme des femmes les plus pauvres - taux particulièrement élevés en milieu rural -, aggravent les inégalités et les discriminations à leur égard. il n'est cependant ni absurde ni illégitime, de se poser les questions lancinantes suivantes: Les conduites fâcheuses et inéquitables à l'égard des femmes dans nombre de pays musulmans résultent-elles, dans leur totalité, du contenu intrinsèque d'un dogme religieux - par essence donc absolument sexiste et rétrograde? Ou alors, ces mêmes conduites injustes, reflet d'une volonté de domination masculine - qui est universelle -, résultent-elles uniquement d'une lecture littéraliste, et réactionnaire, en rupture avec l'esprit de cette religion, qui serait, lui, égalitariste ? Je m'efforcerai dans ce livre de répondre à toutes ces questions, sans a priori, en toute liberté et, j'ose l'espérer, en toute objectivité. L'on verra, en premier lieu, qu'à rebours des élucubrations moralisatrices, de la lecture littéraliste et rétrograde des dogmes qu'offrent aujourd'hui

les milieux

conservateurs

et les islamistes

-

qui

tentent

d'y

trouver des justifications à l'imposition d'un ordre social intransigeant et de la claustration de la femme -, une partie importante de l'histoire musulmane montre que cette civilisation a connu des phases d'une magnifique liberté et a fait montre, par le passé, d'une formidable ouverture d'esprit. il s'agit de phases où un islam des Lumières s'était imposé - phases pendant lesquelles les questions de la sexualité et de la place de la femme notamment étaient discutées avec une grande liberté de ton. Pendant cette période de l'histoire musulmane, la littérature (arabe, persane, turque, etc.) - érotique en l'occurrence-, 37

était véritablement libre, dégagée des pesanteurs d'une certaine orthodoxie ; véritable hymne aux joies charnels et aux plaisirs érotiques, elle fut parmi les plus charmantes, les plus éclatantes, les plus libertines et les plus épicées au monde; elle était d'ailleurs extrêmement diversifiée: récits pittoresques et captivants, contes délicieux et pétillants, poèmes lyriques, beaux et admirables ou, plus prosaïquement, dissertations froides mais détaillées - car, à propos de ces dernières, les théologiens eux-mêmes y contribuèrent, n'hésitant pas à en rajouter de leurs commentaires détaillés sur tous les aspects de la sexualité. A l'opposé de la posture actuelle de maints religionnaires réactionnaires, le Prophète de l'islam lui-même était un séducteur et un amant sensible, à la sexualité flamboyante; il n'hésitait pas à discuter librement et même crûment des questions de sexe et de désir. J'étudierai également l'une des questions qui agite actuellement les esprits (mais elle s'est posée depuis des siècles), à savoir: la question du voile. Je m'efforcerai, d'abord, d'analyser les conditions historiques, ainsi que les motivations spirituelles ou socioculturelles précises (début de la prédication) qui ont transformé cette coutume ancestrale en obligation religieuse (à travers l'étude des trois petits versets coraniques qui lui sont consacrés). Comment, d'élément distinctif du harem prophétique, le port du voile a-t-il progressivement resurgi dans l'espace public pour être présenté, par certains théologiens, comme une prescription religieuse s'imposant à toutes les croyantes? Je m'attarderai, ensuite, sur les diverses interprétations, formes et significations qu'il a revêtu jusqu'à nos jours. D'une manière générale, il me paraît hors de doute que la part immense accordée à la poésie érotique et aux élégies des plaisirs aussi bien dans la littérature profane que dans certains traités de théologie et de jurisprudence -, pendant les premiers siècles de l'islam, jure avec la pudibonderie, voire l'obsession de l"'authenticité", ou encore la rhétorique du sexe diabolisé, prédominantes actuellement29. Pendant, l'âge d'or de l'islam des Lumières, même les recueils piétistes de théologie ne furent pas du reste: les jurisconsultes (fuqahâ) ne rechignèrent guère à instruire les fidèles aux mille et une caresses à prodiguer à l'amant, à l'art de faire jouir; ils n'hésitèrent point à disséquer dans les moindres détails l'acte sexuel et les positions de

29 Lire notamment rééditions

collection

Abdelwahab

Boudhiba,

Quadrige.

Et Anne-Marie

La Sexualité Delcambre,

en islam, PUF, 1975, plusieurs L'Islam des interdits,

Desclée de Brouwer, 2003, chapitre Il : « L'Islam et la sexualité » ; p. 77-81. 38

Editions

copulation, invitant au souci de la réciprocité dans l'accomplissement des étreintes! A rebours de l'attitude des néofondamentalistes qui tentent d'imposer à leurs concitoyens une vision du monde - des rapports entre hommes et femmes notamment - bornée, austère et intransigeante, la civilisation musulmane n'a pas toujours été puritaine, loin s'en faut: une littérature érotique hédoniste et même débridée, sulfureuse à souhait, mais aussi poétique, diversifiée et admirablement belle y a occupé, pendant de nombreux siècles, une place de premier choix. Nous serions bien avisés d'en tenir compte pour éviter une diabolisation de l'islam et des musulmans considérés in globo et in abstracto. TI faut bien comprendre en effet que les religionnaires conservateurs et les intégralistes rétrogrades de toutes obédiences, aussi attractifs (pour les masses désemparées) soient parfois leur idéologie du ressentiment et leurs appels incessants à assujettir et à claustrer la femme ou encore à « tuer le mot libre» - selon l'expression du romancier algérien Amin Zaoui30 - ne représentent qu'une vision partielle et partiale, celle qui se dresse d'abord contre d'autres citoyens musulmans. Force est de reconnaître que nombre de musulmans osent braver ce despotisme et résistent de toutes leurs forces à cette culture de la bigoterie et de la haine. Ceux-là font précisément montre de tempérance, d'une insatiable curiosité, d'une ouverture infinie au monde et d'un profond attachement à la liberté. Même quand ils sont sincèrement pieux et absolument respectueux de leur religion, ils sont fiers de cette partie de leur culture qui exaltait la liberté, l'amour et la sensualité. « (Cette culture érotique est) magnifique - s'exclame, à très juste titre, Malek Chebel -, comparé à letat de délabrement mental dans lequel beaucoup de musulmans sont tombés aujourd~U1: alors que la seule évocation du désir féminin ou la vue d'une fille dévoilée les terrorisent. L'un des meilleurs alliés de l'intégrisme est l'illettrisme. Quand on voit les théologiens du Caire interdire la lecture des Mille et Une Nuits ou réclamer des procès pour les homosexuels, on comprend leur méthode pour tenir les masses. Os veulent être les seuls à dire le vrai, à énoncer la bonne parole ou à excommunier ceux qui sen éloignent. A leurs yeux, l'illettré gobe tout ce que lui raconte lïmam. (Or même) dans le Coran, la chair n'est ni taboue ni interdite. Elle est

30

Amin Zaoui, La Culture du sang. Fatwas, femme~ tabous et pouvoirs,

Serpent

à Plumes,

2003.

39

Editions Le

humaine, avec ses émois, ses passions, ses chicanes, ses raffinements et ses subtilités (...) Le monde musulman n'est pas chaste. Voyez Les Mille et Une Nuits, qui racontent des histoires de bigamie, de polygamie, de polyandrie, d'orgie, de nymphomanie, de nécrophilie, de sadomasochisme, d'homosexualité, de pédophilie, de travestissement, de narcissisme, de fétichisme, de magie amoureuse, de zoophilie, jusqua l'inceste sororale en la personne de Shéhérazade et les affinités

troubles qu'elle entretient avec sa sœur cadette DouniazadtP1.» J'examinerai, ensuite, de manière synthétique et critique, la situation très contrastée du statut de la femme dans le monde musulman et les débats et combats intenses qui s'y déroulent, en particulier autour de l'amélioration des Codes de la famille et du statut personnel, enjeu décisif à l'aune duquel se juge l'état d'une société, de sa morale et de ses institutions. Dans une deuxième partie du présent ouvrage, je reviendrai sur la problématique du voile, mais telle qu'elle se pose, cette fois-ci, en France. De même, y examinerai-je les enjeux des controverses ayant accompagné l'adoption du projet de loi sur les signes ostensibles à l'école en février 2004 (3e chapitre de la seconde partie). Auparavant, il m'a semblé important de situer ce débat dans le contexte social général. Ce contexte est marqué par une double réalité: celle de la volonté de l'écrasante majorité des citoyens de culture musulmane de s'intégrer au cadre de la laïcité républicaine et de poursuivre dans la sérénité la réalisation de leurs projets de vie (ce sera l'objet du chapitre 2 intitulé précisément "Pluralisme de l'islam français") ; celle, en revanche, de la lente dégradation de la situation des cités. C'est dans ce cadre de "ghettoïsation" urbaine et sociale, d'accentuation des discriminations et des ségrégations à l'encontre des populations issues de l'immigration, que se développent des pratiques détestables (ultra minoritaires, certes) faisant courir de graves périls parfois aux jeunes filles et aux femmes. il importe de noter d'ailleurs que de telles pratiques proviennent de sources et de milieux différents: jeunes à la dérive, courants néofondamentalistes, fratries gardiennes d'un pseudo" honneur familial', etc. Mais toutes contribuent à la reproduction de l'oppression de la femme et à l'accentuation des violences sexistes. il faut dire que le contexte 31 «Eros et islam, le désamour », Entretien avec Frédéric Joignot, Le Monde 2, 15/16 février 2004; p. 44-45. Voir notes précédentes et infra, les nombreuses références aux ouvrages de Malek Chebel. Lire également Abderrahim Lamcbichi (00.), Sexualité et sociétés arabes, ConDuences-Méditerranée, Editions L'Harmattan, 2002. 40

qui aggrave le malheur de certaines femmes issues de l'immigration est celui de la précarité de leur situation sociale et des discriminations dont elles sont victimes. Les discriminations affectant les populations issues de l'immigration, souvent cantonnées dans des cités pauvres, est une réalité patente en France; elle explique très largement la vague des violences urbaines de l'automne 200532. Mais elles sont loin d'être une spécificité française. Dans son rapport 2005, l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, organisme de l'Union européenne basé à Vienne, montre que les phénomènes de discrimination et de xénophobie se pratiquent dans tous les pays européens33. Les mêmes ségrégations et injustices pèsent sur les minorités ethniques, les migrants, les réfugiés politiques ou demandeurs d'asile des autres pays de rUE (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Suède, Pologne, etc.); tous subissent, dans ces pays, une ségrégation plus ou moins sournoise dans les domaines de remploi, du logement ou de l'éducation. Cette barrière des discriminations - aussi invisible que terriblement démoralisante, pour ne pas dire carrément traumatisante frappe encore plus les jeunes filles et femmes issues de l'immigration. Pourtant, la nécessité de leur intégration est à coup sûr une des clés de réussite de l'insertion de l'ensemble des populations concernées. Dans un Rapport annuel de la délégation des femmes à l'Assemblée nationale, présenté le 7 décembre 200534, il ressort clairement qu'en plus de la précarité de leur situation35, de leur privation de représentantes dans les médias, institutions politiques et associations (instances dirigeantes, syndicats, partis politiques, etc.), des discriminations pro32 Lire Louis Maurin: Altematives économiques, Seurat:

« Les entreprises

«Banlieues: la grande hypocrisie », dossier de la revue n° 242, décembre 2005; p. 7-14 (avec un article de Franck doivent

prendre

des couleurs

», consacré

aux discriminations

à

l'embauche dont sont victimes les jeunes d'origine étrangère). Cf. également les rapports 2004 et 2005 de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles, disponibles sur www.ville.gouv.fr (ministère de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement). Ainsi que ceux de l'INED (Institut national d'études démographiques) sur www.ined.fr. 33 Voir l'intégralité du Rapport 2005 de l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes

(Racisme

et xénophobie

dans les Etats membres

de l'U. E. Tendances,

évolutions et bonnes pratiques, 2 parties) dans le site: http://www.eumc.eu.int. Lire Thomas Ferenczi:« Discriminations sans frontières », Le Monde, 2 décembre 2005 ; p. 2. 34 Cf. Patrick Roger: « Un rapport accablant sur les discriminations subies par les femmes issues de l'immigration », Le Monde, 8 décembre 35 Ainsi, toujours selon le rapport précédemment exercées par les femmes immigrées, pour les Françaises, Ibid

2005 ; p. 10. cité, sur les huit principales

sept sont des professions

41

non qualifiés,

professions contre

trois

fessionnelles et sociales qui les frappe de plein fouet, celles-ci sont victimes de violences conjugales graves. Pire encore, pour les plus jeunes, la réussite scolaire n'est plus guère synonyme d'une bonne insertion professionnelle36. Ayant pourtant beaucoup investi dans les études, elles semblent désormais de moins en moins croire en une quelconque ascension sociale par l'école! Enfin, à cette précarité de leur situation sociale et professionnelle, vient s'ajouter, pour celles qui ont une nationalité étrangère, une précarité juridique. En effet, le rapport pointe du doigt les dispositions établissant que toute personne étrangère est soumise, en matière de statut personnel, d'état civil, de régime matrimonial, de filiation ou de succession, à la loi du pays dont elle est possède la nationalité. Pour certaines d'entre elles, cette précarité juridique les expose à des violences tant physiques que psychologiques. Les conséquences sont parfois dramatiques: répudiation, polygamie, mariages forcés, etc. En fin de compte, la "ghettoïsation" aboutit à des pratiques parfois beaucoup plus brutales que celles observées dans les pays d'origine. A cet égard, voici le témoignage littéralement bouleversant et le constat cruellement lucide et amer, non dénué cependant d'espoir, que porte Fadela Amara, l'une des figures emblématiques du combat des jeunes filles dans les cités en France contre le machisme et la violence exercée contre les jeunes filles par une minorité de garçons, mais aussi

contre le racisme et pour la reconnaissance du droit des femmes: « Audelà du chômage qui frappe plus durement les jeunes des cités, de la pauvreté qui sévit dans les famiJ1es, quelles que soient leurs origines, de lexclusion culturelle et politique qui marginalise les habitants, des discriminations dont sont victimes quotidiennement les jeunes issus de lïmmi.gration, des violences propres aux quartiers laissés à là.bandon, une lente dégradation sodaie est en marche dans les banlieues. Une lente dérive vers le ghetto, qui a déjà ses premières victimes: les filles. Les toumantes n en sont que la face la plus cruellement visible. Toute

36 Leur

qu'elles

insertion professionnelle subissent

sur le marché

s'apparente

à une course d'obstacles;

du travail est criante:

l'accès à un premier

la précarité emploi se fait,

dans la grande majorité des cas, sous un statut précaire (intérim, CDD, vacations...) peu (à peine g0/o) sont cadres; environ 40% des femmes issues de l'immigration une formation de l'enseignement 22% pour les Françaises d'origine.

supérieur

accèdent

42

à l'emploi

à temps

partiel,

; très ayant contre

une série d~umiliations et de contraintes minent dorénavant la vie quotidienne de ces femme$37 ». C'est dans ce contexte délétère que des groupes prosélytes instrumentalisent désormais la religion à des fins politiques en incitant notamment des jeunes filles à porter le hijâb comme symbole de "bonne conduite", de "préservation de l'honneur" et de "pudeur", mais également comme emblème politique - la pression familiale jouant également, dans bien des cas, un rôle non négligeable. Néanmoins, il convient de rester prudent, d'éviter les généralisations abusives ou univoques. TI faut admettre, en effet, que certaines des filles qui portent le voile le font, dans bien des cas, par choix personnel, volontaire et, semble-t-il assumé - non nécessairement donc sous l'influence des parents, encore moins sous la contrainte d'imâms rétrogrades ou sous l'effet de la manipulation de militants extrémistes de la cause islamiste. Opposant leur visibilité et leur désir de reconnaissance et d'indépendance à la discrétion des parents, ces jeunes femmes ne cessent de passer les commandements religieux au filtre de leur acculturation aux valeurs occidentales, dans un contexte mondialisé, marqué tout à la fois par la sécularisation croissante, l'individualisation du croire et le bricolage identitaire. Volonté de reconquête de l'estime de soi, de réappropriation d'espaces de liberté, d'adaptation de leur foi aux réalités de leur vécu de françaises (et d'européennes) désirant s'insérer aux rouages de la société moderne (d'accueil ou celles dans laquelle elles sont nées et qu'elles revendiquent comme étant exclusivement la leur), ferme détermination à s'intégrer sur tous les plans (professionnellement, socialement, politiquement, culturellement, etc.) TIs'agit-là de certains de leurs objectifs plus ou moins affirmés, plus ou moins conscients. Le port du voile est donc aussi un marqueur identitaire pour un certain nombre de filles, citoyennes françaises, souvent d'ailleurs instruites, parfaitement acculturées et plus ou moins conscientes des enjeux de ce symbole qu'elles affirment assumer de plein gré. Outre le phénomène ambivalent de révolte à l'âge de l'adolescence, processus classique de formation de la personnalité, elles souhaitent, à travers lui, exprimer, d'une part, leur attachement à la religion héritée (bafouée selon elles), leur désir d'autonomie à l'égard du carcan familial, leur volonté d'échapper aux mille tracasseries quotidiennes des garçons machistes 37 Fadela Amara (avec la collaboration Découverte,2oo3.

de Sylvia Zappi), Ni putes ni soumises, La

43

du quartier et, d'autre part, leur attachement aux valeurs républicaines

-

celles finalement de leur seule patrie, pays où elles sont nées et élaborent leurs projets de vie. Ces femmes croyantes et/ou pratiquantes, distinguant coutumes ancestrales et "islamité de progrès", s'appuyant sur une compréhension de la foi qui leur est propre (distincte en tout cas de celle de la plupart de leurs homologues masculins), elles entendent promouvoir leur droit aux études, à la culture, à remploi, à la parité au travail ou en politique, à l'investissement de l'espace public et associatif, etc.38 il est, par ailleurs, patent que l'accroissement du nombre de filles voilées a correspondu à un moment politique particulier. Il s'agit de la conjonction de plusieurs facteurs perceptibles depuis deux à trois décennies, ayant marqué les esprits: montée en puissance de l'islamisme à l'échelle internationale, mais aussi, en Europe, stigmatisation (voire, diabolisation) de l'islam, xénophobie, accentuation des discriminations dont sont victimes les populations issues de l'immigration. A ces facteurs, est venu s'ajouter celui d'un environnement arabe et musulman, en certains endroits, profondément travaillé par une logique de la confrontation, sinon ravagé par des conflits récurrents, d'une extrême violence (guerres en Irak et en Afghanistan, Intifada, Tchétchénie, terrorisme fanatique et meurtrier d'al-Qaïda, etc.). Evidemment - est-ce utile de le préciser? -, s'efforcer d'analyser et de comprendre le contexte d'une telle attitude, ses multiples motivations, retombées et enjeux - sans oublier ce qu'il révèle également des apories d'un certain laïcisme, aussi militant que rigide, arcbouté sur des certitudes dogmatiques et volontiers autoritaire -, ne signifie, en aucune façon, justifier ou accepter le port du voile, encore moins l'enfermement de la femme et son abaissement39. il est clair pour moi que le voile a toujours été et reste un symbole d'asservissement de la femme, de sa réduction au statut d'éternelle mineure et, parfois - comme c'est le cas des jeunes filles qui le revendiquent avec ostentation -, un outil de servitude volontaire! Mais cette dernière est hélas un phénomène universel. Il me paraît très important, pour conclure ce long chapitre introductif, de souligner que la façon dont l'islam et les musulmans de Fran38 Lire en particulier, Nadine B. Weibel, Par-delà le voile. Femmes d'islam Editions Complexe, Bruxelles, 2000. 39 Lire, dans cette perspective à la fois lucide, critique et "compréhensive", stimulant Musulmans

d'Esther

Benbassa,

d~ujourdl1ui,

La République

face à ses minorités.

l'essai très

Les Juifs d'hier,

Edition Mille et Une Nuits, février 2004, déjà cité.

44

en Europe,

les

ce parviendront à s'insérer positivement dans le cadre de la laïcité ne manquera pas d'avoir, à terme, des effets positifs à la fois sur leur intégration et sur l'évolution des sociétés musulmanes elles-mêmes sociétés qui ont globalement du mal à réaliser l'égalité des sexes et l'Etat de droit. Inscrit dans une dynamique longue, amorcée dès le XIXe siècle par de nombreux réformistes féconds, n'ayant jamais hésité à s'appuyer sur le travail de la raison, l'aggiornamento de leur religion est aussi impératif que tout à fait possible40. Un tel travail de réforme et d'ouverture au monde passe nécessairement par l'élaboration sérieuse et audacieuse d'une lecture novatrice, critique et moderne, donc vivante, de leur riche héritage spirituel, intellectuel et humaniste. TI passe aussi par un combat résolu contre les injustices dont sont victimes les femmes. Il passe également par le rejet, sans concession, des démons du nouvel antisémitisme qui se développe de manière inquiétante (même s'il reste très minoritaire, fort heureusement). TI passe, enfin, par la défense et le respect absolu des principes de la citoyenneté démocratique et du pacte républicain. TI convient de l'affirmer avec franchise et force: ces principes démocratiques et laïques et ce pacte républicain doivent être considérés par les musulmans comme supérieurs à leurs convictions religieuses, aussi nobles soient-elles.

40 Encore une fois, rappelons la contribution récente et féconde de Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières, op. dt. 2004. Et L 1s1amet la Raison, op. cil. 45

PREMIERE PARTIE

EROS ET SACRE LA CONDITION DE LA FEMME DANS LES SOCIETES MUSULMANES. AVANCEES ET REGRESSIONS

L~TD~MER MYSTIQUES, MORALISTES ET POETES LIBERTINS

Les conflits et débats qui affectent le monde arabo-musulman sont trop souvent hélas perçus à travers l'unique rhétorique des traditionalistes obscurantistes et immobilistes, des conservateurs particulièrement rétrogrades, des néofondamentalistes réactionnaires et rétifs aux changements ou encore des islamistes radicaux et violents. C'est-à-dire de tous ceux qui, parlant plus haut que les autres, invectivant tous azimuts, prétendent incarner à eux seuls la vérité de l'islam, alors qu'en réalité, ils en insultent quotidiennement l'esprit. Aussi réelle et inquiétante soit leur influence, ces courants ne sauraient pour autant emplir, à eux seuls, l'espace intellectuel, culturel et politique d'une civilisation aussi immense et aussi pluraliste. il existe notamment, depuis plus d'un siècle, un puissant mouvement de réforme qui exprime, avec la même force, et sa volonté de modernisation et sa réprobation des tendances extrémistes ou passéistes précédemment citées. Les débats contradictoires, et néanmoins féconds qui en découlent, se focalisent en premier chef sur des questions aussi redoutables et cruciales que celles de la sexualité et de l'éthique, de l'amour et du désir, du statut de la femme au regard des critères de l'émancipation et de l'égalité, etc. il est donc nécessaire, pour commencer, de rappeler la place exceptionnelle - si souvent ignorée, hélas - que cette brillante civilisation, à travers ses œuvres littéraires, sa poésie et ses arts, voire ses textes sacrés et sa jurisprudence, a accordé aux thèmes de la passion amoureuse, de l'érotisme et de la sexualité. Ce qui la place indubitablement aux antipodes de l'attitude de bigoterie et des imprécations furieuses actuelles, si caractéristiques des milieux traditionalistes, des fuqahâ '41officiels ou encore des islamistes radicau:x42.

41

Au sing. Faqih. Au plUIe al-Fuqahâ': Docteurs en droit canon musulman;

juris-

consultes; interprètes et législateurs du Fiqh (science du droit religieux musulman) ; ou encore, spécialistes en sciences religieuses ('Dm) ; lettrés, clercs, lecteurs et commentateurs du Coran;

instituteUIS

dans une Ecole coranique,

etc. Terme à rapprocher

de Mujtahid (qui dérive de la notion d'Ijtihâd: docteUI de la foi SUI les questions

de droit en se fondant

SUI la Sharf~et

49

-

SUI la Sunna).

'âlim

de celui

qui tranche

il convient toutefois de distinguer trois types d' œuvres: celles des théologiens moralistes, celles des mystiques43 et celles des poètes libertins44. Les premiers ont essayé d'élaborer une éthique sexuelle destinée principalement à édifier le croyant, qui doit respecter une "vie vertueuse". Car, à leurs yeux, la jubilation du "trop de sexe" engendre son contraire: l'angoisse de la "dissolution des mœurs". Néanmoins, même les théologiens jurisconsultes étaient friands de commentaires (si détaillés et corsés, jusqu'à l'obscénité, parfois) sur les interdits sexuels et sur l'art de la copulation. En outre, dans cette littérature, l'homme n'était pas forcément considéré comme le centre et l'unique acteur du désir et du plaisir. Certains récits étaient même dominés par l'idée de puissance de l'orgasme féminin. A côté de cette éthique, existaient une littérature profane et libertaire et une poésie amoureuse d'une beauté sublime. Les mystiques, qui n'hésitèrent guère à s'inspirer des odes bachiques profanes, légitimèrent, à leur tour, l'amour comme union à Dieu et une quête spirituelle

42 Abdelwahab

Bouhdiba, La Sexualité en islam, PUF, 1975, rééd. Quadrige. Lire également: Georges-Henri Bousquet, L'Ethique sexuelle de l'islam, Maisonneuve et Larose, 1966 ; réédition Desclée De Brouwer, 1990. Et les nombreux ouvrages de Malek Chebel sur ce sujet: Malek Chebel, Encydopédie de l'amour en islam, Payot, 1995. Malek Chebel, Le Traité du rafIinement, Payot, 1999. Malek Chebel: «Amour, désir et sexualité en islam », Entretien avec Jean-François Dortier, Sciences Humaines, n° 131, Octobre 2002; p. 40-43. Ou encore Malek Chebel, Dictionnaire amoureux de l'islam, Plon, 2004. Malek Chebel, Le Sujet en islam, Editions du Seuil, 2002. Malek Chebel, Le Corps en islam, PUF (collection Quadrige), 1999. Malek Chebel, Le Livre des séductions, Lieu Commun, 1986. 43 Lire René R. Khawam, Propos d'amour des mystiqus musulmans, texte établi et traduit, Editions Orante, 1960. Immense érudit, esprit libre et passeur de la littérature arabe classique, René R. Khawam est mort le 21 mars 2004 à Surennes (Hauts-de-Seine), à l'âge de 86 ans. Né à Alep le 27 avril 1917, il est issu d'une famille arabe chrétienne lettrée dont le père, Rizqallah Khawwam, poète renommé, avait été l'un des artisans du renouveau des lettres arabes en Syrie. On doit à René R. Khawam une traduction de référence des Mille et Une Nuits, à laquelle il travailla près de trente-cinq ans (Editions Phébus, 1986-1987). TIdirigea, aux Editions Phébus, le domaine arabe près de vingt-deux ans, et réalisa une vingtaine de traductions, dont une monumentale anthologie de La poésie arabe. Lire l'article de Christine Rousseau sur la mort de René R. Khawan, Le Monde, 26 mars 2004 ; p. 18. 44 Lire en particulier, l'entretien de Thierry Fabre et de Fethi Benslama avec Jamel Eddine Bencheik.h in Quantara (revue de l'Institut du Monde Arabe), De l~our et des Arabes, n° 18, janvier et mars 1996 ; p. 20-24. Lire aussi sa très belle traduction de La Volupté d~n mourir. Conte de 'AU ben Bakkâr et Shams an-Nahâr, tiré des Mille et Une Nuits, interprétation graphique de Nja Mahdaoui, Editions Alternatives, 2001. Cf. Jamal Eddine Bencheikh, Poétique arabe, TeVGallimard, 1989. Lire également de Malek Chebel, la très complète et passionnante Encyclopédie de l'amour en Islam, op. cit. 50

qui passe aussi par l'épanouissement des sens, l'excitation des émotions, la danse, la musique et toutes autres formes d'expression corporelle. Si, aujourd'hui, on ne retient que l'extrême rigueur des mœurs, la perpétuation d'un ordre androcentré, des attitudes régressives, excessivement moralisatrices, voire sexistes ou encore l'oppression imposée aux femmes par des courants et des Etats néofondamentalistes (des Talibans aux wahhabites, en passant par tous les courants de contestation autoproclamés néosala:6stes), on ne saurait oublier l'autre visage de l'islam. : l'érotisme d'une partie non négligeable de sa littérature et de sa poésie, sa légitimation du plaisir et du désir, le raffinement et la liberté avec lesquels le sujet de la sexualité fut abondamment abordé. A côté des textes canoniques et du parcours prophétique, il existe, dans la culture arabo-musulmane, un imaginaire amoureux et érotique d'une fabuleuse richesse et d'une liberté de ton jamais égalée depuis; l'amour passionnel, et même la luxure, les amours homosexuelles, les plaisirs bachiques y sont déculpabilisés, sinon célébrés; la femme y tenant souvent un rôle de premier choix. Les occidentaux (écrivains orientalistes, en l'occurrence) qui découvrirent les sociétés musulmanes, furent quasiment tous, en effet, fascinés (ou carrément scandalisés) par une foi qui vénère ouvertement les plaisirs charnels, une tradition qui voue un véritable culte au corps, au souci de soi, à la satisfaction des sens et à l'hédonisme tous considérés comme une manifestation de la grâce divine. Ni l'amour ni la volupté, ni la sensualité et la jouissance ni l'enchantement des corps et des sens, ne furent stigmatisés. Bien au contraire, loin de toute morale pudibonde, tout un art d'aimer a jalonné la culture islamique, dans la diversité de ses expressions culturelles: arabe, persane, indienne, turque, etc. Du Coran lui-même, texte révélé pour les croyants, qui n'élude nullement la problématique des relations entre sexes, au parcours d'un Prophète qui vivait entouré de femmes et de concubines et n'hésitait point à réfléchir, à haute voïx:45,parois avec excès, parfois aussi avec beaucoup de pondération, de réalisme et de subtilité, aux thèmes du désir et de la jouissance charnelle, en passant par les HaditiJ.S*6ou encore les commentaires des divers exégètes. Des Maqâ.mât 45

Comme

l'a remarqué

la sociologue

marocaine

Fatima Mernissi

dans son livre Le harem

politique. Le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987; réédition Complexe, Bruxelles, 1992. 46 Hadiths: littéralement, «propos»; compilation des actes et paroles du Prophète; transmis d'abord oralement pendant la vie de Muhammad par ses compagnons et les premiers califes, puis transcrits en recueils par la suite (vers le IXe siècle). Ils complètent 51

aux traités soufis, en passant par les nombreux manuels d'érotologie, sans oublier évidemment l'élégie orgiaque qui fonde les Mille et Une Nui~7 ou encore les Grandes Odes de la poésie antéislamique (alMu âllaqât)48 - comme celle du poète errant et prince légendaire, IInrÛ'l-Qaïss. A propos de cette période d'avant la révélation prophétique, il convient de rappeler, à rebours de la croyance largement partagée par les musulmans, que la Jâhiliyya (terme arabe dérivé de la racine Jah1: "ignorancè', signifiant donc littéralement: "époque d'ignorancè'), loin d'être une ère des ténèbres, tant décriée par certains dévots, a connu aussi l'apogée de la poésie et une vie spirituelle intense, où Dieu se conjuguait au pluriel et au féminin49! Dans certaines tribus, les femmes semblaient même tenir un rôle de premier plan ; la polygamie était certes courante, mais le mariage monogame n'était pas une curiosité, de même qu'une relative liberté sexuelle; sans parler du mariage polyandrique: une femme pouvait, en effet, avoir conjointement plusieurs époux; les unions étaient parfois matrilinéaires et matrilocales: épouses et enfants résidaient dans le clan de la mère; certains y voient une survivance d'un matriarcat très ancien. Tout cela variait en fonction du milieu, de la classe, des rapports économiques, des alliances politiques, etc. 50. Rien d'étonnant à ce que des déesses toutes puissantes, maternelles et féminines, fassent partie du sanctuaire des tribus arabes (en l'occurrence, celui de la Ka'aba51), si l'on veut bien considérer que l'Arabie d'avant l'établissement de l'islam était, comme le reste des peuples

la Sunna (Tradition) et constituent, après le Coran, la seconde source de la Sharî'a (Loi religieuse), ou second fondement du droit musulman (fiqh). 47 Lire Malek Chebel, La Féminisation du monde. Essai sur les Mille et Une Nuits, Editions

Payot,

1995. Malek

1996. Malek Chebel, Chebel,

Encyclopédie

La Féminisation

Editions Payot, 1996. 48 Jacques Berque, Les Dix

Grandes

Sindbad et Actes Sud, 1996. 49 Lire notamment l'essai poignant

de l'amour

du monde. Odes

arabes

du romancier

en islam, Editions

Essai sur les Mille de l'Anté-Islam

algérien

Amin

Payot,

et Une Nuits.,

(Les Mu~aqât),

Zaoui,

sang., Le Serpent à plumes, 2004. 50 Lire notamment Juliette Minces, Le Coran et les femmes, Pluriel, chapitre II : « L'Arabie avant Mahomet» ; p. 47-56. Maxime Rodinson,

La Culture

du

Hachette, 1996; Les Arabes, PUF

(réédition collection Quadrige), 1991. Et André Miquel et H. Hadjadji, Les Arabes et l'amour; anthologie, Editions Sindbad et Actes Sud, 1999. 51 Ka'aba: sanctuaire sacré (Muqad~ de l'islam, situé à la Mecque. Avant la Révélation coranique, il y avait plusieurs Ka'aba en Arabie, région marqué par le polythéisme et le paganisme. Le nom Ka'aba provient dit Ka 'aha ; une « forme cubique» : Muka 'ab).

52

de sa forme cubique

(un

« cube » se

d'Orient (Sumériens, Babyloniens, Assyriens, etc.), façonnée par les mythes de la maternité et de la fertilité. Considérons quelques exemples seulement: la déesse Ishtar, notamment. Europe n'est autre que l'incarnation de cette Ishtar ou Astartè, déesse de l'amour babylosyrienne, que les Grecs assimilèrent à Aphrodite, et qui faisait partie, elle aussi, des divinités maternelles de la fertilité vénérées dans l'ensemble du Bassin méditerranéen et au Proche-Orient52. On retrouve aussi l'Artémis des Grecs (qui sait se défendre de toute avance masculine, ridée de mariage lui faisant horreur) sous les traits de Diane chez les Romains (la sœur d'Apollon, qui n'est autre qu'une jeune chasseresse, toujours accompagnée d'une suite de Nymphes, elle aussi déesse de la reproduction53). S'il est en effet difficile de postuler que les Bédouins de l'Arabie d'avant le VIle siècle connaissaient toutes ces divinités, il est aisé, en revanche, d'imaginer que les prêtres et autres membres de l'élite en connaissaient quelques-unes. De toute façon, c'est en partie contre ces divinités féminines tutélaires que l'islam va se dresser avec véhémence54. Les désormais légendaires Versets sataniques sont l'illustration de ces divinités femelles du panthéon antéislamique. Rappelons que, selon certains premiers commentateurs du Coran (Tabarî, notamment), pendant la révélation de la Sourate 53 (an-Najm/ LTtoile), le Démon (Shaytân/Satan) aurait réussi - en prenant les traits de range de la Révélation Gabriel (Jihrîl) - à insérer entre les versets 20 et 21 quel52 Lire l'ouvrage,

très complet,

fondateur (dont l'origine néolithiques) et comme féminin:

Françoise

de Françoise

Gange sur le mythe

remonte beaucoup culture du féminin

Gange,

Le Mythe

d'Europe

comme

écrit

plus haut dans le temps, depuis les temps sacralisé où le divin était conçu comme

dTurope

dans la grande

histoire.

Du mythe

au

continent, La Renaissance du Livre, Tournai, Belgique, 2004. 53 Artémis est célèbre dans la mythologie grecque: elle intervient au moment où Agamemnon était sur le point d'immoler à Aulis sa fille Iphigénie, lui substituant une biche et l'amène

en Tauride,

de la suite de jeunes femmes

où elle fait d'elle sa prêtresse. d'Artémis

qui, comme

La nymphe

leur maîtresse,

Daphné

refusent

fait partie

tout contact

avec les hommes. On peut citer également Vénus déesse de l'Amour, assimilée par les Romains à Aphrodite et qui est, elle aussi, à l'origine, une divinité de la fertilité. Sans parler de la représentation courante des Amazones en femmes guerrières, qui, pour les Grecs, sont originaires

d'Asie Mineure,

etc. Lire notamment:

Gerold Dommermuth-Gudrich,

de l'Antiquité Martinière

(2000),

(collection

traduit

dans le Caucase ou dans les steppes ukrainiennes,

de l'allemand

50 incontournables),

Mythes. Les plus célèbres mythes

par Christine 2004. François

Monnatte,

Editions

Busnel, Mythologie

de La grecque,

Editions du Seuil, 2002. Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Editions Larousse, 1998. Ainsi que Ovide, Les Métamorphoses, Flammarion, 1966. 54 Lire, dans ce sens, les commentaires de Martine Gozlan, Le Sexe d'Allah. Des mille et une nuits aux mille et une morts, Editions

Grasset, 2004 ; p. 31.

53

ques mots faisant très explicitement l'éloge de trois déesses païennes du panthéon antéislamique (al-Lât, c'est-à-dire Allâh au féminin, al-' Uzzâ et Manâi). Voici cette sourate: (19) A vez-vous considéré al-Lât ? (20) et al- 'Uzzâ et Manât, cette troisième idole? ».

«

-

Dans sa traduction du Coran 55, Régis Blachère ajoute les fameux versets controversés ("abrogés', selon la Tradition musulmane) qu'il traduit comme suit: «-

-

(20 bis) Ce sont les Sublimes Déesses; (20 ter.) et leur intercession est certes souhaitée ».

Le terme "Versets sataniques" désigne donc une très vieille controverse entre théologiens musulmans, connue aussi sous le nom de "l~brogeant et l~brogê' (al-Nâssikh wal-Manssûkh). Pour certains historiens, en effet, il s'agissait d'une concession faite par le prophète au polythéisme de l'époque afin de rallier à lui les tribus mecquoises. Pour de nombreux théologiens, ces versets n'ont jamais existé. Pour d'autres encore, ces versets d'inspiration "sataniquè' ont vite été expurgés du texte sacré car l'islam ne saurait accepter d'autres intercessions que celle de l'ange Gabriel et d'autres divinités qu'Allah seul. «Quand nous modifions par un verset la teneur d'un (autre) verset - Dieu est seul à savoir ce qT1 fait descendre -, ils disent: "(:we nest qu'un contre-facteur... " Mais non! Ce sont eux qui pour la plupart ne savent point. .. ». Ou encore: «Nous navons envoyé avant toi ni prophète, ni apôtre sans que le Démon intervienne dans ses désirs. Mais Dieu abroge ce que lance le Démon. Dieu confirme ensuite ses Versets. Dieu est Celui qui sait, il est sage. », Coran, 22/52 (in Le Coran II, traduction de Denise Masson, Folio/Classique; p. 415). Comme chacun sait, depuis la fin des années quatre-vingt, le thème des Versets sataniques a fait le tour du monde à travers l'odieux appel

55

Régis Blachère,

traduction

du Coran, Editions

54

Maisonneuve

et Larose, 1980; p. 561.

au meurtre de Salman Rushdie par les mollahs iraniens, relayés par tous les mouvements néofondamentalistes et islamistes radicaux. Quel est donc le "crime" que les ayatollahs reprochent au romancier angloindien 1 Avoir tout simplement créé une œuvre romanesque, une saga onirique autour de personnages de fiction, inspirés par la vie du prophète de l'islam et son harem, avec pour toile de fond ces fameux versets. En somme, la politique de terreur au service de l'occultation de l'histoire et de l'imaginaire poétique et romanesque. A l'évidence, les ayatollahs et leurs épigones islamistes à travers le monde veulent gommer cet imaginaire poétique et érotique qui n'a pas manqué de s'épanouir après comme bien avant l'islam, y compris chez les Arabes bédouins. Ces derniers n'ont-ils pas une centaine de noms pour dire l'amour56 1 Le MajnÛD Lay1â (Le Fou de Lay1â) du poète Qayss ibn alMulawwah (qui n'a peut-être jamais existé !) - pour ne citer que cet exemple pris dans le désert de l'Arabie de la seconde moitié du VIle siècle, où circulaient des poèmes épiques chantant l'amour parfait mais impossible -, est devenu universel57. L'histoire de cet amour fou a joué en Orient le rôle qu'a tenu, en Occident, Tristan et Iseult Lisons quelques extraits où se mêlent amour profane et références à Dieu (mais, est-ce vraiment le Dieu du monothéisme 1) : Ton amour, cÊst loubli de 1Êau, de sa fraîcheur Ton amour, cÊst errer partout, toujours en pleurs, Ton amour, cÊst loubli de la prière à suivre Pour rendre gloire à Dieu et lire le saint Livre» [. ..] « 0 Toi, Seigneur, Dieu de bonté, Dieu sans colère, Viens, prête ton secours à la nuit des amants, Qui, jusquÊn leur sommeil, gardent 18.m.ourprésent Ou tombent sur leurs bras, la face contre terre! Ne m arrache jamais à son amour, Seigneur ! «

o Dieu,pitié pour moi, fidèle serviteur!

»

Ou encore: « Lay1â est mon reproche et pourtant, si jamais Tout en moi se fanait, Lay1ârafraîchirait 56 Malek

Chebel

(textes)

et Lassaâd Métoui

Editions Alternatives, 2001. 57 Lire la belle traduction d'André

Miquel,

(calligraphie),

Editions

55

Sindbad

Les Cent Noms

de l'Amour,

et Actes Sud, 2003.

Ma soif à un éclair, mais un éclair rêvé D'où coulerait un vin qu~e me donnerait A boire et boire encor, après la nuit tombée, Un éclair qui sourit, quand la nuée flamboie, Aux yeux levés, là-haut, vers la première pluie. Dieu le sait bien, et elle aussi, je lai promis : Après elle, et avant, nulle autre, où qu elle soit! Elle campe au repli le plus haut de mon cœur,

Et le cœur ne loublie, ni les yeux ne se lassent...58» En dépit de ses structures essentiellement bédouines et claniques dispersées et assez fermées, les populations de la Péninsule arabique (ou, du moins, leur élites) ont dû subir, plus ou moins fortement, grâce notamment à leur nomadisme et au commerce, l'influence non négligeable de voisins prestigieux les entourant: Syrie, Mésopotamie, ou Iraq, Perse sassanide, Ethiopie, Byzance, Anatolie, Egypte, Yémen, etc. Ces voisins étaient connus pour leur civilisation si dense, leurs cultures si diverses et leurs structures étatiques et administratives parfois si élaborées. Ainsi qu'on vient de le voir à travers l'exemple emblématique du légendaire Qayss ibn al-Mulawwah, a pu se développer toute une littérature épique et érotique (faite aussi bien de contes satiriques que de poésie dramatique ou amoureuse), véhiculée surtout par voie orale, notamment lors de rassemblements auxquels assistaient des auditeurs passionnés. Néanmoins, la littérature et la poésie érotiques ne connurent un rayonnement important que pendant la période où l'islam va amorcer la prodigieuse expansion que l'on connaît. Du IXejusqu'au XVIIe siècle environ, à Damas, Alep, Basra, Bagdad, Cordoue, Koufa, Ispahan, Tunis, Le Caire, Samarcand, Istanbul, etc. cette civilisation devint progressivement opulente, raffinée, citadine, orgueilleuse et cosmopolite. A cette époque, se déployèrent simultanément la logique, la philosophie, diverses branches de la science (comme la médecine, l'astronomie, l'agronomie, l'algèbre ou encore les mathématiques), ainsi que les arts, la musique et l'architecture. De même, assiste-on à un développement de la civilisation des mœurs, d'une sensibilité aristocratique et d'un art de vivre, etc. Tous ces éléments permirent à l'islam des Lumières d'amorcer un essor sans précédent. Au début de son élan, et

58 Le Fou de Laylâ, Le diwân de Majnûn, traduit intégralement de l'arabe, présenté et annoté par André Miquel, Editions Sindbad et Actes Sud,2003 ; p. 84, 367 et 378. 56

pendant des siècles encore, cette civilisation islamique prônait sans hésitation l'universalité et l'intégration (voire, l'absorption) des influences étrangères. C'est ainsi qu'une vaste entreprise de traduction, puis de discussion, des œuvres grecques, mais aussi indiennes et persanes, contribua assurément à l'ouverture intellectuelle de cette civilisation raffinée aux autres grandes civilisations du monde. Ainsi que le remarque à très juste titre Amin Maalouf : «

Des bords de ITndus jusqua l~dantique, les têtes les

mieux faites purent sepanouir dans le giron de la civilisation arabe. Pas seulement parmi les adeptes de la nouvelle religion; pour les traductions, on fit beaucoup appel à des chrétiens, qui avaient une meilleure connaissance du grec; et il est significatif que Maimonide ait choisi d'écrire en arabe Le Guide des égarés, l'un des monuments de la pensée juivt?9 ». C'est dans ce fabuleux contexte également qu'une éthique chevaleresque, attachée à la notion d'amour courtois (Dharf) et qu'une culture de la passion amoureuse, de la galanterie et de la séduction, du libertinage et de l'érotisme vont se développer - à travers notamment la littérature romanesque et la poésie, mais aussi la jurisprudence ou l'éthique, voire certains opuscules de médecine60. Les musulmans de cette époque classique vont penser et fonder de nouvelles formes délicates de sociabilité et un art de vivre raffiné, englobant notamment les rapports à soi et les attitudes à l'égard d'autrui, le maniement du langage ou la définition de nouvelles postures et règles de civilité. D'une manière générale, la culture islamique, au temps de sa grandeur et de son ouverture aux exigences du monde et à celle de l'esprit a su faire montre de ces qualités précieuses qui distinguent précisément une civilisation rafinée: éducation, galanterie, urbanité, politesse, bonnes

59

Amin Maalouf, 60 Amin Maalouf,

Les Identités Les Identités

meurtrières, meurtrières,

Les Penseurs

libres dans l'islam classique,

La Médecine

islamique,

Albin Michel,

réédition

Grasset, 1998 ; p. 87. op. cil. Lire en particulier Champ/Flammarion,

PUF, 1995. Sigrid Hunke, 1991. Le très documenté

de la science arabe, Editions

Le Soleil d'Allah livre de Ahmed

du Seuil, 1999. Claude Cahen,

Dominique

2002. Manfred

Urvoy, Ullmann,

briDe sur l'Occident; Djebbar,

Une Histoire

L'islam des origines au début

de l'Empire ottoman, Editions Bordas, 1970. Joseph Burlot, La Civilisation islamique, Hachette, 195. Jamal Eddine Bencheikh, Poétique arabe, TeVGallimard, 1989. André Miquel, L'Islam et sa civilisation, Armand Colin, 1977, réédition, 2003. Et le très beau livre de Suzanne

Bukiet,

terres d'Islam, Editions

Elsa Zakhia

et Rodny Masson al Khoury,

Charles Léopold Mayer et Editions

57

Paroles de liberté

de l'Atelier,

Paris, 2002.

en

manières, courtoisie... Les villes exprimaient et traduisaient la vie d'élites éduquées, toute dédiée au ravissement du corps et de l'âme, aux plaisirs charnels comme à ceux de l'esprit: culte du corps, ébats sexuels, bacchanales, divertissement poétique, création artistique, controverses philosophiques, exercice de la médecine ou de l'astrologie, etc. De cette époque exceptionnelle, quand la civilisation islamique était au faîte de sa gloire, des œuvres fabuleuses, traitant de la passion amoureuse, mais aussi du désir charnel et de l'érotisme, parfois loin de la "normalité" orgastique, hétérosexualité comme homosexualité ou encore art de l'onanisme... Les femmes n'y apparaissent pas toujours soumises, loin de là ; entreprenantes et libérées, charmeuses à souhait, elles faisaient montre de talents inégalés de séduction de l'autre sexe, mais pouvaient tout aussi bien confectionner les amours saphiques, etc. Beaucoup de ces œuvres, d'inspiration aussi bien mystique que profane, nous ont été heureusement transmises61. Al-Jâhiz (776-869), le mu'tazilite, qui a contribué à édifier et définir un genre littéraire, voué à l'éternité, al-Adab, rédigea un Eloge des éphèbes et des courtisanes ou encore un Livre des mérites respectifs des jouvencelles et des jouvenceaux. Muhammad Ibn Dâwud (868-909), juriste de Bagdad, est l'auteur d'un recueil de vers, Le Livre des Beurs (ou Le Jardin parfumé: al-Rawd al-cAtir, dit encore Le Livre de Vénus) où il aborde les thèmes de l'amour physique et de la passion. Le Cheikh Abû 'Abdallâh Muhammad al-Nafzâwî (XVe siècle) s'est distingué par la rédaction de manuels d'érotologie, dont Le Jardinparfumé (ou La Prairieparfumée), composé vraisemblablement entre les années 1410 et 1434, sans conteste chef d'œuvre du genre62, n'ayant probablement d'équivalent que les non moins fameuses et universelles Mille et Une Nuits 63. Le sulfureux Abû Nawwâs (762-812), précepteur du fils du calife Hârûn al-Rashid (on prétend même qu'il était l'amant de ce dernier I), 61 Lire en particulier les traductions en français de très nombreux manuscrits originaux, notamment aux Editions Phébus. 62 Lire Malek Chebel (avec la collaboration de Moussa Lebkiri), Les Jardins des roses et des soupirs:

contes

érotiques

du X/U

et XJ1ë siècle,

d'après

les œuvres

Mouhamed

NelZaoui et Ahmad el- Tifàchi, Editions L'Harmattan, 2001. 63 Lire l'introduction de René R. Khawam à Mouhammad al-Nafzawi, La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs, traduit de l'arabe, texte non expurgé, établi sur les manuscrits originaux par René Phébus/Libretto, 2003. Khawam Occident,

splendeur

ses formes

».

des images

R. Khawam, Paris Editons Phébus, 1996; réédition qui note à son sujet: «liberté de ton inconnue en charnelles,

vision déculpabilisée

58

de l'amour

sous toutes

réputé pour sa verve caustique, le déploiement, à travers ses œuvres (et sa vie même, semble-t-il), d'un onirisme libidinal manifestement jubilatoire pour lui, nous légua des poèmes libertins et irrévérencieux. Son œuvre peut être considérée comme une véritable ode à la beauté et au désir, un éloge aux plaisirs de la chair et de la volupté, notamment le goût de l'ivresse, de la "fréquentation" des éphèbes, donc de l'homosexualité ou encore l'onanisme (pourtant, incontestablement, considérés comme une "perversion sataniquè' par les croyants et tous les théologiens) : « J'ai

quitté les Dl1es pour les garçons

et, pour le vin vieux, j'ai laissé leau claire Loin du droit chemin, jâi pris sans façon celui du péché, car je le préfère. J'ai coupé les rênes et sans remords, j'ai enlevé la bride avec le mors ». A noter Le Collier de la Colombe du grand savant et philosophe cordouan Ibn Hazm (994-1064), véritable classique du genre, ou encore le Paradis des amoureux et promenade des amants (Rawdat aiMuhibbîn) du non moins célèbre Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350). Citons encore Ahmed Ibn Souleymân (1468-1534), dont la famille appartenait à la caste des émirs ottomans, lui-même savant et cadi, dont la carrière atteint son couronnement lorsque Soliman le Magnifique le nomma grand mufti ('CShaykh ai-Islam", c'est-à-dire la plus haute dignité religieuse de l'empire. Il est l'auteur d'un Livre de la volupté ou encore d'un très érotique Bréviaire de lâmour (de son vrai titre: Retour du Cheikh à sa jeunesse pour la vigueur et le COït)64.Ce dernier est probablement inspiré, soit par Ahmad al-Tifâshî (11841253) (lui-même auteur d'un traité érotique affriolant, les Délices des cœur~5), soit par le prolifique cheikh égyptien 'Abd al-Rahmâne alSouyoûtî (1445-1505).

64 Mohamed Bréviaire

Lasly (traduction

arabe de l~our,

de l'arabe

Philippe

de Ahmed

Picquier

Ibn Souleimân,

et présenté

par), Le

poche, 2002.

65 Ahmad al-Tifâshî, né en Tunisie en 1184, appelé Sharaf al-Din:

It

L 'Honneur de la

religion JI est l'auteur d'un livre intitulé Les Délices des cœurs, traduction française par René R. Khawam, collaboration du XlU Editions

Paris, Editions

de Moussa Lebkiri),

et .KJft' siècle, d'après L'Harmattan, 2001.

Phébus,

1981. Lire également:

Malek Chebel

Les Jardins des roses et des soupirs: les œuvres

Mouhamed

59

NeiZaoui

contes

et Ahmad

(avec la érotiques

el- Tifâchi,

Al-Souyoûtî écrit avec jubilation: « Louange à Dieu qui créa les verges droites et dures comme les lances pour guerroyer dans les vagins et nulle part ailleurs! Louange à Dieu qui nous fit don du plaisir de mordiller et de sucer les lèvres, de poser poitrine contre poitrine, cuisse contre cuisse, et de déposer nos bourses au seuil de la porte de la démence! Gloire et salut éternel à ceux dentre vous qui savez embrasser comme il faut une joue délicate, donner laccolade qui convient à une taille fine, monter à propos les sexes les plus gros et les arroser bien vite de la douceur de leur miel ! Rendons grâce à Dieu de manière convenable, frottons et enfonçons, buvons le vin et réchauffons, heurtons et retirons, exigeons et frappons à la porte, sachons alterner les coups les plus fiers avec les plus énergiqueP> ... » On pourrait citer également le conteur cairote du XIVe siècle, Ali al- Baghdâdî, auteur d'un ouvrage voluptueux et fort épicé, Les Fleurs éclatantes dans les baisers et laccolemen~7 qui vivait à l'époque des Mamelouks68 (dont la première dynastie fut gouvernée par une femme69). Martine Gozlan compare volontiers Les Fleurs éclatantes au Décaméron du florentin Boccace (1313-1375), son contemporain. Mais elle ajoute aussitôt que l'Egyptien surpasse ce dernier dans révocation du sexe, toujours plus de sexe! En outre, rappelle-t-elle, Baghdâdî (qui était, semble-t-il, un fervent partisan de l'égalité de genre) narre toujours des histoires aussi cocasses que torrides et grivoises, où les maris y sont souvent trompés; la femme y apparaît volontariste, entreprenante, libertine en matière érotique, nymphomane même, mais toujours intelligente et sensible, d'une vivacité intellectuelle qui surpasse invariablement celle des mâles; elle est, en tout cas, d'une sophistication sans égale dans l'art de berner l'époux légitime et de se jouer des amants.

66

'Abd al-Rahmâne al-Souyoûtî, Nuits de noces ou comment la magie licite, traduit par René R. Khawam, Albin Michel;

humer le doux breuvage de cité par Martine Gozlan, Le

Sexe d'Allah, op. ciL; p. 74-75. 67 Traduction de René Khawam, Albin Michel. Cité par Martine Gozlan,op. ciL ;p. 93-98. 68 Mameluks ou Mamelouks: Littéralement, en arabe : «Possédés », «Esclaves ». Milice d'élite qui prit le pouvoir en Egypte et y établit une dynastie de sultans de 1250 à 1517. Ils furent supplantés par les Ottomans, mais gardèrent un rôle important jusqu'au XIXe siècle. Certains d'entre eux formèrent une compagnie de la garde impériale de Napoléon Bonaparte (Campagne d'Egypte: 1798-1801). 69 Appelée Shajar al-Dourr (Arbre ou Branche de Perles) ou encore Malikat alMouslimln

(la Reine des Musulmans)

: Martine

60

Gozlan,

op. ciL; p. 94.

L'islam mystique ne fut pas en reste. Certains de ses plus illustres représentants à l'image du célèbre Hussein Mansour al-Hallâj, supplicié en l'an 922 - considérèrent que la beauté était un attribut de Dieu, la sexualité un acte de foi, l'amour humainune transposition sur terre de l'Amour divin70. Le médecin très renommé et l'un des plus grands philosophes71 arabes du Moyen Age, Ibn Sînâ (Avicenne, 9801037), qui dispensait des cours d'éducation sexuelle et de médecine soignant par l'amour, et décrivait, déjà à l'époque, des dizaines de méthodes de contraception, rédigea, à côté de son Livre de la guérison ou de son Canon de la médecine, une Epître du désir (Rissâlat al-Tshq). Le prodigieux mystique Ibn al-'Arabî (1165-1240)72 - pour qui « letre même de Dieu est fondé sur l~our)J (al-Tshq), respiration nécessaire à l'être écrivit un non moins célèbre Traité de l~our, où l'on peut lire : « Dieu ne peut être contemplé indépendamment de tout support (...) Et la contempladon de Dieu dans les femmes est la plus parfaite, l'union la plus intense encore étant l'acte d'amour De même, écrit-il dans son Interprète des désirs: «Je pradque la religion de l'amour. Où que se tournent ses chevaux : )J.

Partout, c'est l'amour qui est ma religion et ma fo1'73

)J.

70 Lire notamment Hussein Mansour al-Hallâj, Le Livre de la parole, Editions du Rocher (collection Les Grands textes spirituels), 1996. Et Hussein Mansour al-Hallâj, Poèmes mystiques,

Editions

Albin Michel,

1998. Ou encore

du Seuil (collection Sagesses), 1992. 71 En arabe: Falâsifa :Singulier : fà.ylasM; philosophes les philosophes qui confrontait (Loi révélée)

al-Hallâj,

ce terme

Diwân,

désignait

Edi-tions

principalement

grecs et surtout l'Ecole philosophique musulmane des IXe et XIIIe siècles, philosophie hellénistique (falsafa), raison (' aq/) et imâ.n (foi) ou sharf'a et se composait

Sînâ - Avicenne terme

Mansour

Falsafa

de diverses

tendances

(Fârâbi, Ibn Roshd

Averroès

-, Ibn

-, Ibn Bâjja - Avenpace -, Ibn TufaylAbubacer -, al-Kindt, etc.). Le désigne donc la philosophie hellénistique, adoptée par les penseurs

musulmans. 72 Lire notamment

Mohyidclln

présentation

de Maurice

Mohyidclln

Ibn

al-'Arabi,

Gloton, Traité

Ibn

al- 'Arabi,

Albin Michel de l~ow;

L 7nterprète (collection traduction,

des désirs, Spiritualités présentation

traduction

Vivantes),

et 1996.

et notes

de

Maurice Gloton, Albin Michel (collection Spiritualités Vivantes), 1996. Ainsi que Michel Chodkiewicz, Un Océan sans rivage. Ibn 'Arabi, le livre et la loi, Editions du Seuil (La Librairie

du xxe siècle), 1992. Et Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et Editions Gallimard (Bibiothèque des Sciences sainteté dans la doctrine d'Ibn ~bf, Humaines), 1986. 73 Ibn al- 'Arabi, Turjumân al- 'Ashwâq (L 7nterprète des désirs), poème traduit par A. Tlili, Beyrouth, 1961.

61

Quant à l'immense Abû al-Hamîd al-Ghazill, surnommé "la Preuve de 1Js1am" (Hujjatu al-is1âm), car considéré comme l'un des plus prestigieux Docteurs de la foi74,bien qu'ayant connu une belle carrière de juriste et de théologien et ayant soutenu l'orthodoxie contre les philosophes75, parfois contre les mystiques, il nous légua aussi un Livre de 1~our.76 De son côté, le grand soufi et poète tïvre de Dieu': Jalâl Ud-Dîn al-Rûmî (m. 1273), fondateur à Konya de la voie soufie alMaw1âwiyya, auteur du monumental Masnâwî, un des chefs d'œuvre des littératures persane et islamique, cherchait à atteindre Dieu par l'amour, la danse et la musique. Dans ce tableau - manifestement bien incomplet -, on ne saurait, évidemment, oublier le cycle de contes érotiques universellement connus, Les Mille et Une Nuiti'7, dont la plupart d'origine bouddhique, hindoue et persane, furent traduits en arabe à Bagdad, au temps des califes 'abbassides (dont le règne s'étale sur cinq siècles, de 750 à 1258), devinrent légendaires dans l'Egypte Mamelouk. où ils ont acquis leur forme arabo-islamique définitive. La personnalité de Shéhérazade y incarne à l'évidence la figure emblématique de la séduction féminine par excellence, à côté d'une une autre figure qui se dégage aussi de ces contes, celle Schemselnihar (en arabe Shams al-Nahâr; littéralement: "Soleil du Jour'), première favorite du calife Hârûn al-Rashîd, qui lui a fait construire un "Palais des plaisirs éternels" dans lequel elle vit librement et peut en sortir librement pour aller en ville78. Ici, la plupart des femmes ne sont ni soumises, ni résignées à leur sort; elles y apparaissent, au contraire, fortes, intrigantes, rusées, charmeuses, et d'une très haute et sublime intelligence.

74

Né près de Tûs, actuelle

Mashhad,

au Khurasan,

en 1058, il est mort en 1111.

75TIest en effet l'auteur d'un ouvrage polémique, Tahâfut al-Falâsifa ("La Réfutation des Philosophe$', parfois traduit par "L'Incohérence des Philosophe$') - auquel répondit un non moins polémique et célèbre livre rédigé par Averroès, ironiquement intitulé

-

qui marque la rupture de Hamid al-Ghazâlî avec les de lÏ11cohérenct!' " Incohérence tentations du mysticisme (soufisme) et de la philosophie. En outre, son œuvre majeure, composée

pendant

sa période

de retraite,

est sans conteste

La ReviviBcation

religieuses (Ihyâ" mOm al- Din). 76 al-Ghazâlî, Le Livre de l'amour, Al-Bouraq, 2000. 77 Malek Chebel, La Féminisation du monde. Essai sur les Mille 1996. Lire le texte des Mille et Une Nuits, texte établi et traduit 4 volumes 78 Martine

aux Editions

Phébus.

Gozlan, Le Sexe d'Allah,

op. cil. ; p. 15.

62

des sciences

et Une Nuits,

Payot,

par René R. Khawam

en

Ainsi, Shéhérazade, la plus célèbre, est capable «denvoûter un tyran de récits étranges, cocasses et affriolants» - comme l'a remarqué l'un des meilleurs connaisseurs de cette littérature érotique orientale Malek Chebel, qui ajoute: « A Y regarder de près, tous les contes des Milles et Une Nuits trouvent leurs origines dans le cénacle des femmes...Là, des femmes parlent à dàutres femmes,. elles se racontent par le menu la bêtise, la beauté et les désirs des hommes. Comment les tromper ou les satisfaire? Quel bonheur en tirer? (...) La ruse est làrme des faibles, mais une arme tout de même. Elle permet dechapper à la claustration et de prendre des amants, de seduquer, de traverser la ville. Elle déjoue le tabou de la virginité en restaurant son hymen ,. ce qui convient à la duplicité sociale, son envie dïgnorer le problème sulfureux de la virginité des épousées. Une telle force selabore dans le secret, avec ses esquives, ses stratagèmes, ses artifices (...) Les innombrables récits mettant en scène des femmes licencieuses et des aventures sexuelles à suspense révèlent que cest bien l'éros qui gouverne le monde islamique, comme les autres civilisations. L eros au sens dUenergie de vie': de "vitalité sexuelle" irréductible, de "goût de la résistance': L'éros féminin en premier lieu, qui à la fois fascine, enchante et effraie les hommes79 ». Et dire que Les Mille et Une Nuits (ainsi que d'autres ouvrages érotiques) sont, aujourd'hui, devenus quasiment inaccessibles au public arabe et musulman à cause des imprécations furieuses des intégralistes réactionnaires et de la censure pratiquée par des pouvoirs aux abois ! Mais on l'a vu, à travers ces quelques exemples, une littérature érotique d'une grande liberté de ton inimaginable aujourd'hui, dans un monde arabo-musulman qui semble avoir beaucoup régressé dans les abîmes d'un moralisme parfois terrifiant - s'était épanouie pendant des siècles. De la poésie bédouine antéislamique d'une somptuosité inégalée (hantée par l'amour de la femme désirée et vénérée, parfois jusqu'à la folie, car inaccessible), aux contes de l'époque islamique, si émoustillants ou polissons d'auteurs divers (esthètes jouisseurs, mais aussi cheikhs respectables dans la vie publique I), en passant par la poésie de la passion amoureuse, à la beauté sublime, mais aussi licencieuse et coquine à souhait, œuvre des libres penseurs, aux mœurs par79 Malek Chebel,

op. cit. ; p. 45.

63

fois carrément débauchées. L'une des raisons principales de cet épanouissement tout à fait libre de l'érotisme réside très probablement dans le fait que la civilisation musulmane était au sommet de sa grandeur. Elle était sûre d'elle-même, ouverte aux influences du monde et aux courants de la création artistique. Elle ne semblait connaître (pas encore !) ni le déclin, ni le ressentiment, ni la rancœur à l'égard d'autres puissances qui l'auraient surpassée. Les ressortissants de ces sociétés raffinées et avancées pouvaient concilier à loisir une forme de fidélité à l'au-delà avec une frénésie, parfois compulsive, de l'éros et de l'onirisme libidinal. Ils aimaient manifestement la vie et recherchait le bonheur ou l'accomplissement de leurs désirs ici-bas. L'idée de chasteté leur était probablement très pénible. Généralement libres dans l'élaboration de leur pensée et dans la réalisation de leurs actes, ils étaient donc libres pour l'accomplissement du désir et du plaisir! Dans ces conditions, la femme ne semblait inspirer aux hommes ni aversion ni affolement - contrairement à ce que l'on observe actuellement. La réaction des intégristes et autres conservateurs bigots et fanatiques contre le sexe et contre les femmes serait-elle, en effet, aussi violente aujourd'hui (au point de faire souffrir et rendre les femmes malheureuses), si elle n'était pas guidée par la peur panique et par une angoisse littéralement terrifiante à la perspective de l'égalité des sexes? En revanche, à l'époque de l'âge d'or (al-asr al-DahabJ) de la civilisation islamique, les hommes donnaient l'impression d'aimer la vie et les plaisirs. La femme ne semblait pas leur inspirer l'effroi (effroi qui les auraient incités à renfermer dans la résignation et l'asservissement). Beaucoup parmi elles, ainsi qu'on l'a vu, étaient libres, épanouies, fières de leurs talents de séduction... il convient toutefois de nuancer ce propos. Dans son ouvrage aussi stimulant que documenté et au style très coloré, Martine Gozlan a toutefois raison de souligner que la civilisation arabe et musulmane, héritière de l'ancestrale institution sémitique du sérail, exaltait certes la multiplicité des étreintes, mais que cela n'allait pas sans contradiction. Le principe de plaisir s'y heurte en effet constamment au principe de terreur : « Désir océanique qui fascine l'homme mais risque de le submerger. Principe de plaisir: le nombre et la qualité des femmes possédées attestent de Importance d'un homme, de son charisme politique et militaire. Le sexe est donné en abondance. Principe de terreur: il faut absolument lui assigner des lois et lui créer des

64

polices pour refouler lomniprésence de la chair. Principe de plaisir: à Bagda£l à Constantinople, à Ispahan, le choix d'un sérail se fait sur des critères de beauté mais aussi dmtelligence et de culture. Les jaryas, les fameuses esclaves qui oment la cour des califes, sont aussi douées au lit quen controverse et en poésie (...) Prindpe de terreur: le Deuve derotisme roule des craintes sombres dans ses Dots de chair savante et nacrée. Les maîtres sont obsédés par les vapeurs dâttente qui monte du harem pléthorique (...) La sensualité la plus favorable au maître de tant de femmes est aussi ceDe qui le transform.e en bourreau (...) cest le fantasme d'un Eros fem.elle, déchirant les tentures, forniquant à tout-va, qui rend fou 11lomme fortuné (...) L orgie. Cest le point de départ des Mille et Une Nuits (Mais) à ces spasmes démultipliés - prindpe de plaisir - va succéder naturellement le prindpe de terreur: cest le grand massacre des vierges consommées puis tuées chaque matin par Shahriar en signe de vengeance contre la féminité traîtresse. Seule lmtervention de Shéhérazade, avec sa maJtrise du verbe qui sait lârt de différer la mort en prolongeant le désir, rendra Shahriar et son royaume à 11lumanité. Le sultan va se rouvrir à lâmour, le bourreau se délivrer du mal qu 11 inDige aux autres et à luimêmt!O On pourrait multiplier encore les exemples tendant à montrer la richesse d'une poésie amoureuse qui a brillé par sa virtuosité et son élégance, ses satires et son libertinage, qui a acclamé très haut les plaisirs de l'amour et chanté allègrement les délices de la vie, voire la luxure. En matière de mœurs sexuelles, l'islam classique était donc d'une étonnante liberté. )J.

Quelle distance abyssale sépare cette période des discours furieux et des pratiques rétrogrades et violentes des traditionalistes et des islamistes actuels! Songeons par exemple à tout ce qui a été écrit, commenté, fantasmé par les musulmans depuis des siècles sur l'Eden céleste aux milliers de vierges houris lascives, d'un côté, et au retournement morbide et tragique de cette représentation depuis les attentats du Il septembre, de l'autre! Quelle abyme sépare en effet le mot d'ordre (Viva la muerte.~ des nihilistes meurtriers actuels, auteurs des attentats suicides et kamikazes du World Trade Centernotamment, d'un 'Omar al-Khayyâm par exemple, qui, au XIIe siècle, s'exclamait: 80 Martine

Gozlan, Le Sexe d'Allah, op. cit. ; p. 14-18.

65

«On assure qu'il y aura un paradis peuplé de houris, qu'On y trouvera du vin limpide et du miel Il nous est donc permis d'aimer le vin et les fe111D1es id-bas, car notre fin ne doit-elle pas aboutir à cela ;SI ». Comme le fait remarquer, à très juste titre, Martine Gozlan : « (...) l'actualité confere à ce songe diapré une aura morbide. On ne peut désormais penser le paradis islamique qu îl travers l'explosion du kamikaze et les vociférations des fanatiques. Pourtant, ceux qui, de siècle en siècle, ont en conçu le décor et les personnages se trouvaient spirituellement aux antipodes des djihadistes contemporains. Ils ne faisaient que reconstruire aux deux l'utopie la plus proche d'eux-mêmes. Elle transmet le rafBnement, les ruses, les fards, les étreintes et la volupté dévorante d'une culture entièrement tournée vers la gloire d'aimer (...) (La) représentation céleste (du désir) constitue la justification de sa poursuite terrestre. Ce paradis-là ne donne pas envie de mourir mais de vivre au centuple. Cette ardeur s'assortit à l'époque d'où il jaillit. Lui aussi est un produit de l'âge d'Or (...) Le monde réel du musulman est vaste, ouvert, frémissant. Ses limites reculent sans cesse, ses sucs sont innombrables, ses chanteuses voyagent de Bagdad à Séville, ses manuscrits dTspahan à Cordoue. En miroir toujours, les distances prennent dans le monde paradisiaque un caractère démesuré (...) ainsi, par une inversion radicale des valeurs qui l'Ont créé, le mythe merveilleux devient dénégation de lui-même. La vie ne vaut rien. La fe111D1evivante n'est qu'une ombre méprisable au regard de la houri promise. Les bijoux qui tintaient aux pieds des amantes de naguère condamnent même la vertueuse d'aujourd'hui au pire châtiment. La chevelure qui charmait les clercs hédonistes de la Belle Epoque musulmane devient la corde qui étrangle la maudite. Le saphir qu'on polissait pour la favorite devient la pierre qui lapide l'intouchable.. .82». 81 'Omar al-Khayyâm, poète iranien du XIIe siècle, auteur des fameux (ses) RubâJrât, Les Quatrins, Traduction française aux Editions Maisonneuve et Larose. 82 Martine Gozlan, Le Sexe d'Allah, op. cit. ; p. 129-130, 132 et 140. Ajoutons, cependant, que les "martyrs" (Shuhadâ) de la foi islamique, accédant à un paradis (Jannah) de délices n'est pas propre temps des campagnes Croisades

contre

les protestants,

à la mythologie musulmane; la chrétienté en a produit aussi aux contre les hérésies, notamment Cathare, de l'Inquisition, des

les Sarrasins

ou pour conquérir

etc. Parmi ces figures du martyr

66

Jérusalem,

la Saint-Barthélemy

au nom de Dieu:

Roland

contre

de Roncevaux,

Et comment ne pas être d'accord avec le journaliste Henri Tincq, lorsqu'il affirme son effarement face à la régression actuelle: ~

Q'une religion exaltant l'ardeur sexuelle soit devenue une

prison pour les femmes reste l'un des principaux 1 ïsla.nJ33

mystères de

».

A l'âge classique, en effet, si certains califes étaient indubitablement tout aussi autoritaires que bigots, d'autres, en revanche, étaient des dirigeants éclairés, assez ouverts aux œuvres de la création littéraire et poétique, notamment érotique. Bagdad symbolisait de façon magnifique l'âge d'or de cette brillante civilisation. La capitale est fondée en 750 par le calife 'abbasside, al-Mansoûr (754-775), après sa victoire sur les Omeyyades. De 750 à 1258 (date de sa destruction par les Mongols), la ville atteint son apogée sur le plan commercial, artistique et culturel, ainsi qu'au plan de la civilité des mœurs et de l'urbanité. Le célèbre calife al-Ma'moûn (814-833) y fonde la fameuse Maison de la Sagesse (Dâr al-Hikma) qui contribua à l'essor des philosophes arabes (Falâsifa). Ces derniers furent les traducteurs des œuvres scientifiques et philosophiques de l'Antiquité grecque ou encore des ouvrages d'astronomie indienne. Ils furent les instigateurs de l'algèbre, de la médecine, de l'astronomie, du droit et d'une vaste littérature, dont des contes érotiques. Les souverains musulmans n'étaient donc pas seulement des "Lieutenants du Prophètè' ou les "Ombres de Dieu sur terrè' (c'est l'étymologie même du concept de Calife: Khalifah), mais aussi (et surtout) des dirigeants temporels éclairés et des bâtisseurs féconds. En règle générale, il s'agissait de généreux mécènes qui n'hésitèrent point à impulser d'innombrables foyers intellectuels singulièrement inventifs et ouverts. Car c'est à partir de Bagdad que les sciences et la pensée musulmane se répandirent comme une traînée de poudre en direction de l'Europe, en passant notamment par la Sicile, le Nord de l'Italie et l'Andalousie (Al-Andalous). Il convient en effet de se rappeler plus particulièrement ce que l'Europe doit à l'islam de cette époque bénie: rien moins que son élan vers la Renaissance, puis son envol vers la

Godefroi de Bouillon, Richard Cœur de Lion ou encore Saint-Louis... Lire notamment: Jean Flori, Guerre sainte, Jihâd croisade. Violence et religion dans le christianisme et 17slam, Editions du Seuil (Collection PointIHistoire: H309, inédit), 2002. Et Richard Fletcher, La Croix et le Croissant. Le christianisme et l'islam, de Mahomet à la Réforme, traduit de l'anglais par Claude Loiseau, Editions Louis Audibert, 2003. 83 Henri Tincq: «Quand Mahomet libérait les femmes », Le Monde, 16-17 décembre 2001.

67

modernité - spécialement grâce au rétablissement du lien intellectuel et philosophique de ce continent avec la raison grecque. A Bagdad donc, mais aussi à Cordoue (celle du IXe siècle en particulier), des penseurs musulmans, mais aussi des Chrétiens et des Juifs, tous stimulés et encouragés par des califes bienveillants ('Abderrahmân III, notamment, mais aussi al-Ma'mûn et sa "Maison de la sagessè', évoquée précédemment, dans le but était de se mettre au service de la diffusion de la philosophie grecque et des sciences), se mirent ardemment à l'ouvrage. Ils traduisirent les auteurs grecs les plus illustres: Aristote, Plotin, Xénophon, Parménide ou encore Platon. Des esprits

doués

et même

littéralement

époustouflants

-

tels al-

Fârâbî (870-950), ibn Sînâ (Avicen-ne) (m. 1037), ibn Rushd (Averroès84) (1126-1198) ou encore Moshé ben Maymon (en arabe: abû 'Im.rân Mûsâ ibn Maymûn, connu sous le nom de Maimonide) (1135-1204) - n'hésitèrent point à s'aventurer librement dans les espaces de la spéculation philosophique critique, ouvrant la voie à d'autres penseurs européens. Cet ébranlement de la conscience occidentale va permettre notamment de transcender, comme chacun sait, une théologie auparavant infructueuse, pour accoucher d'esprits aussi brillants que Pierre Abélard (1079-1142), Roger Bacon (1214-1294), Raymond Lulle (1235-1315), Marsile de Padoue (1275-1343), John Duns Scot (1266-1308) ou encore Thomas d'Aquin (1228-1274), etc.85 il est difficile pour le profane aujourd'hui d'imaginer qu'à cette époque des esprits insolemment libres n'étaient nullement inquiétés. Le cas du poète arabe syrien, Abû al-'Alâ' al-Ma'arrî (973-1058), est, à cet égard exemplaire; son œuvre est empreinte d'une profonde mélancolie. Plus ironique et désespéré que les auteurs cités précédemment, il était rationaliste athée doublé d'un sceptique, et a laissé une œuvre mémorable, comme son Epître du pardon (Rissâlat al-Ghufrân) qui a probablement inspiré la Divine comédie de l'universel et immense Dante Alighieri (1265-1321).

84 Averroès,

Discours

décisif; édition

1996. Averroès, L'Intelligence Flammarion, 1998. Averroès,

établie

par Alain

de Libera,

Garnier-Flammarion,

et la pensée, édition établie par Alain de Libera, GarnierL 1slam et la raison. Anthologie, édition établie par Alain

de Libera, Garnier-Flammarion, 1998. Roger Amaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Editions Balland et Le Nadir, réédition 1998. 85 Lire Alain de Libera, Penser au Moyen Age, Seuil, 1991. Et Alain de Libera, Raison et foi, Seuil, 2oo4.0u encore: Luciano De Crescenzo, Les Grands philosophes du Moyen Age, Editions

de Fallois, 2003.

68

EVITER TOUT ANACHRONISME

Bien évidemment, au regard de nos critères actuels, le thème de la sexualité favorisait essentiellement l'homme, et, dans maints passages du Coran et des autres sources scripturaires de l'islam, la prééminence des hommes sur les femmes est réitérée. Mais ceci n'a-t-il pas été le cas de la plupart des sociétés de l'époque? En outre, il ne faut pas oublier l'effet ravageur de discours tenus par des théologiens musulmans aussi célèbres qu'austères et cagots (en l'occurrence, Ibn Hanbal86, Ibn Taïm.iyya87 ou, plus tard, le fondateur du courant réactionnaire et ultrarigoriste, le wahhabisme: Muh~mmad ibn-'Abd al-Wahhâb88). 86Ahmad ibn Muhammad ibn Hanbal est un théologien arabo-musulman (Bagdad, 780855). Rejetant tout raisonnement (ra)'} et toute recherche personnelle (al-ljtihâd) en matière religieuse, il prônait l'acceptation et la fidélité à la tradition (Naql). fi fut emprisonné quand le Mu'tazilisme fut déclaré doctrine officielle. Sous le Calife 'Abbasside al-Mutawakkil (IXe siècle), il acquit une célébrité posthume qui fit de lui le fondateur de l'un des quatre rites de l'islam orthodoxe sunnite, le Hanbalisme. Ce rite est observé surtout dans une partie de l'Irak, de la Syrie et surtout de l'Arabie Saoudite. 87 Abû al-'Abbâs Ahmad Ibn Taïmiyya (1263-1328), théologien et jurisconsulte ultrarigoriste, exalté et réactionnaire, célèbre pour son interprétation littérale du Coran et du droit religieux, sa condamnation sévère des musulmans qu'il considère comme « hérétiques» (philosophes et hommes de lettres, mais aussi soufis, shî'ites, tenants de l'Ijtihâd: interprétation et actualisation des dogmes, etc.), ainsi notamment que sa préférence pour les Huddd, les châtiments corporels comme critère essentiel d'application de la Loi (Sharî'a). fi est la référence doctrinale incontournable des divers courants islamistes et néofondamentalistes actuels. Lire Abderrahim Lamchichi, L'Islamisme politique, L'Harmattan, 2001. Lire d'Taïmiyya, Le Traité de droit public, Traduit de l'arabe par Henri Laoust et présenté par Abdessami Djebbari, Alger, ENAG Editions, 1990. (Edition bilingue: al-Siyâssa al-Shar'iyya n islâhi al-RâT WB al-Ra'iyya). Henri Laoust, La profession

de foi d'Ibn Taymiyya. Texte, traduction et commentaire de La Wâsitiyya, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1986. Henri Laoust, Le Traité de droit public d'Ibn Taymiyya, Institut français de Damas, 1950. Très bon connaisseur de son œuvre, Henri Laoust nuance grandement la thèse de 1'« extrémisme» d'Ibn Taïmiyya: pour lui, c'est d'abord un savant attaché à la doctrine du «juste milieu» (Wâsitiyya) et soucieux de concilier raison et révélation. 88 Wahhâbites: membres du mouvement

musulman

puritain

fondé par Muhammad

ibn

'Abd al-Wahhâb (1703-1792) dans le Nejd (partie centrale de l'Arabie). par la famille des âl-Sa'ûd, ce mouvement se confond historiquement

Adopté en 1744 avec la dynastie

Saoudite.

et d'Ibn Hanbal,

Fondée

essentiellement

sur les enseignements

d'Ibn Taïmiyya

cette idéologie prône la croyance dans l'absolue unité (TawMd) divine (ses sectateurs se nomment muwahhidOn, pluriel de Muwahhid, les "unitaires" ; l'adjectif Wahhâbites les désigne seulement en Occident) et abolit toute croyance susceptible de rappeler le polythéisme

(Shirk) (visite des tombes,

"innovation"

(Bid'll) par rapport

vénération

à l'enseignement

69

des saints, etc.). Elle condamne originel

toute

de l'islam fondé sur le Coran

Ces idéologues, pourfendeurs de la liberté d'esprit des musulmans, n'hésitèrent point à vouer aux gémonies toute forme d'hédonisme, à dévaloriser le deuxième sexe, lui prêtant notamment une libido irrépressible et ravageuse. Leur discours dément et vide de tout véritable projet, sinon celui de la répression, est hélas, si envahissant et redoutable quant à ses effets aujourd'hui encore. Cette rhétorique, à la fois obsédée, terrifiée par le sexe et intrinsèquement phallocratique n'a, au demeurant, rien à envier aux thèmes également misogynes de certains grands hommes des Eglises chrétiennes (Tertullien, l'apôtre Jean, Saint Augustin ou encore Luther), selon lesquels la femme, faible et tentatrice, n'existe que pour l'usage de l'homme ou alors comme procréatrice. Dans les deux cas, il convient cependant de s'affranchir de toute lecture anachronique ou injustement univoque: les affirmations positives de la Genèse, l'hymne poétique à la femme (premier personnage de cet écrit) et à l'amour libre du Cantique des cantiques (texte unique dans la tradition biblique) font également partie du prodigieux patrimoine légué par la Bible à l'humanité. Ainsi peut-on lire, à titre d'extrait, dans le Cantique des cantiques ces passages d'une extrême beauté et sensualité: (L'épouse) Qu ïJ me baise des baisers de sa bouche. Tes amours sont plus délicieuses que le vin ; lârôme de tes parfums est exquis ; ton nom est une huile qui sepanche, c'est pourquoi les jeunes Blles t'aiment. entraîne-moi sur tes pas, courons! (. ..) (L'époux) Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle! Tes yeux sont des colombes, derrière ton voile; tes cheveux comme un troupeau de chèvres, «

et les Hadith. puritaine et

La foi y est inséparable rétrograde, la nature

interprétation

(Ta'wf),

non orthodoxe mysticisme

Tafsff) doit être absolument

doit être condamné

souli,

selon les principes

d'une pratique très rigoriste. Pour cette idéologie du Coran étant primordiale et incréée, son

du shi'isme,

et combattu

etc. L'Etat

de la Loi religieuse

littérale. comme

musulman

(SharJ'a).

70

Tout acte ou point Kufr ("incroyance")

doit fonctionner

de vue rejet du

exclusivement

ondulant sur les pentes du mont Galaad (. . .) Tes lèvres un Bi d'écarlate, et tes discours sont ravissants. Tes joues, des moitiés de grenade, derrière ton voiltP9 ».

Comme l'a justement observé Véronique Margron90, ce poème peut être lu sous deux angles: épopée amoureuse, d'une femme vers un homme (n'y sont évoqués ni mariage, ni enfants, ni même le nom de Dieu), en même temps qu'une allégorie de Dieu et du peuple d'Israël. En outre, il convient de souligner que des théologiens chrétiens contemporains relisent incessamment la Bible, d'une part, dans la perspective d'un Dieu livrant la vérité d'aimer et, d'autre part, dans une optique moderne, de manière à montrer que l'éthique sexuelle chrétienne et les grands récits bibliques ont aussi pour souci d'aider chacun à vivre ses relations et ses amours à autrui avec le plus de douceur et de bonheur possibles. Vie sexuelle et affective épanouie et souci d'une existence juste, d'une "vie bonne" (au sens religieux du terme), désir de l'homme et désir de Dieu, don, sollicitude ou compassion et amour charnel, beauté du corps caressé et conduite morale... ne seraient donc pas, dans une telle perspective, contradictoires 91. Par ailleurs, des figures féminines admirables ont brillé d'un bel éclat, marquant le judaïsme: Sarah, Rébecca, Rachel, Léa ou Esther. Ou encore l'histoire de la chrétienté: Marie-Madelaine, Catherine de Sienne, Héloïse, Thérèse d'Avila, Thérèse de Lisieux ou Hildegarde de Bingen92. Ainsi qu'on s'est efforcé de le montrer, à travers un certain nombre d'exemples limités, l'islam humaniste classique, quant à lui, était, au regard des circonstances et du contexte de l'époque, d'une étonnante

"liberté"

en matière

de mœurs

sexuelles

-

même si, bien

89 Livre du Cantique des cantiques, chapitres 1 et 4, Bible de Jérusalem, Editions du Cerf. 90 Véronique Margron, La Douceur inespérée. Quand la Bible raconte nos histoires d'amour,

Editions

Bayard,

2004 (chapitre

s'intitulant

«Passer

la nuit

vers une autre

aurore. Le Cantique des cantiques, chapitres 1 à 8 » ; p.93 et suivantes).. 91 Dans une très vaste littérature,

lire notamment

le récent et très passionnant

la dominicaine, théologienne moraliste à l'Université catholique catholique de Paris, Véronique Margron, La Douceur inespérée.

ouvrage de

de l'Ouest et à l'Institut Quand la Bible raconte

nos histoires d'amour, op. cil. 92 Anne-Marie Pelletier, Le Christianisme et les femmes. Vingt siècles d'histoire, du Cerf, 2001. Sur les combats des femmes, lire l'incontournable: Georges Michèle Perrot Perrin, 2002.

(dir.), Histoire

des femmes

en Occident,

71

5 volumes,

réédition

Editions Duby et Tempus

entendu, cette "liberté" était plutôt au service des mâles, des castes dirigeantes et des puissants. Muhammad, le prophète de l'islam lui-même - "Beau modèle" et exemple emblématique par excellence pour tous les fidèles -, n'avait, semble-t-il, rien d'une figure rigoriste. fi était aux antipodes d'un puritanisme austère. fi n'avait point prêché une religiosité de l'expiation ou de l'ascèse. Il alla même jusqu'à

affirmer

aimer

-

parmi les

choses de ce bas monde - la compagnie des femmes et la jouissance charnelle. Le foyer où Muhammad accueillait ses partisans (y compris de nombreuses femmes, courtisanes ou croyantes désintéressées) était, semble-t-il, un espace de débats pluriels. Les questions se rapportant aux mœurs et à la conduite (sexuelles en particulier) des musulmans s'y discutaient librement, et même crûment, en tout cas sans la moindre pudibonderie. Par amour ou par alliance diplomatique et lors de ses exploits spirituels et guerriers, le Prophète de l'islam avait toujours, après la longue vie monogame avec Khadîdja, plusieurs femmes à ses côtés. En outre, de nombreux commentateurs ont dressé le portrait d'un amant sensible, soucieux, semble-t-il, de ne point dresser ses épouses et concubines les unes contre les autres. La plupart des exégètes et auteurs d'une "Vie du Prophète" (Sîra), affirment qu'il aimait et respectait les femmes93. Comme le rappelle justement Martine Gozlan, les tracas que celles-ci lui causèrent à maintes reprises et leurs propres tourments à elles provenaient souvent non de sa conduite, mais de leurs conflits de jalousie. De nombreuses autres femmes ne rechignaient nullement à venir s'enquérir ouvertement auprès de lui afin de savoir comment réagir face à des marls violents, défectueux quant à l'exercice de leur responsabilité conjugale ou encore défaillants quant à l'accomplissement de leur devoir charnel vis-à-vis de leurs épouses. Dans ces conditions, Muhammad n'hésita pas, à de très nombreuses reprises, à prendre le parti des femmes contre les membres mâles de leurs familles ou de leur entourage qui les accusaient, souvent injustement. Ainsi que le rappelle Martine Gozlan, il délivra Aicha du soupçon d'adultère, prit la défense de Safiyya, l'épouse juive, épargna à la vieille Sawda la honte de la répudiation. fi ne tiendra jamais grief à ses épouses de ne pas avoir enfanté alors même que la stérilité était un motif de divorce (elle l'est aujourd'hui encore). Dans les querelles qui opposaient ses propres compagnons à leurs épouses, il prêchait toujours 93 Lire notamment Fatima Magali Morsy, Les Femmes

Memissi, Le Harem politique, de Mahomet, Editions Mercure

72

Editions Complexe, de France, 1989.

1992. Et

la conciliation, sinon la défense de ses dernières. Au total, le Prophète aurait ainsi fait montre de magnanimité et de réalisme, d'aménité et d'esprit de pardon dans maintes situations où il devait trancher sur les questions conjugales et celles se rapportant au statut et aux droits des femmes. Globalement, et, répétons-le une fois encore, au regard de la situation de l'époque de la fâhiliyya (période antéislamique), il aurait été, outre un tendre amant, un ardent défenseur de la cause des femmes. Evidemment, une telle situation n'allait pas sans poser de redoutables problèmes, qui ne manqueront pas de se répercuter sur la mentalité et la législation islamique jusqu'à nos jours. Ainsi que le rappelle Martine Gozlan : cf (Le) Prophète (de lïslam) est un sensuel. Le magnétisme quïJ dégage est nimbé derotisme. La tradition exalte sa beauté autant que sa vigueur virile. La volupté de lâlcôve et la ferveur de la mosquée senlacent pour forger un tempérament qui reDète la culture arabe de lepoque. Des rivières de plaisir récompensen~ dans les oasis verdoyantes et les divans soyeux, le guerrier brûlé par l~éroÏsme des sables. Prophétiser et conquérir, cest faire encore mieux lâmour. Une simple cloison sépare la chambre où le prophète reçoit ses nombreuses épouses du lieu où il appelle les croyants à la foi nouvelle. Le corps et lesprit ne font qu'un (...) Longtemps monogame tant que vit Khadidja, sa première épouse, son aînée de quinze ans, Mahomet se choisit à lage mûr un harem peuplé de créatures aussi épicées qu'intelligentes. Mais l~umaine jalousie y sévit à la puissance mille (...) Aicha, déDorée à 9 ans par le Prophète, insiste avec fierté sur ce privilège (...) Mais elle sevanouit de terreur en voyant la beauté d'Um Salma (...) L Êlrrivée d'une juive, Safiya, dont Mahomet seprend après avoir vaincu sa tribu, déclenche des ondes racistes dans le harem (...) que de tracas inhérents à la gestion de ce sérail hanté par le quota de nuits qui revient à chacune! La législation coranique (sur la polygamie) s'en

est ressenti~4

...

»

Reste que l'intégralité des écrits narrant et enregistrant dans le moindre détail, tout au long des siècles, la prodigieuse épopée prophé94 Martine

Gozlan, Le Sexe d'Allah, op. cil. ; p. 11-13. Lire également Juliette Coran et les femmes, Pluriel, Hachette, 1996. Ou encore Juliette Minces, voilée. L'Islam au féminin,

Pluriel,

Calmann-Lévy,

73

1990.

Minces, Le La Femme

tique (al-Sîra al-Nabawiyya, c'est-à-dire la biographie du Prophète ou Vitae Prophetae mahométane95) atteste, de la place éminente occupée par la sensualité dans la vie de Muhammad - ce qui, en principe, éloigne cette religion de toute notion de dépouillement ou d'abstinence. Comme on l'a vu, s'agissant des plaisirs de la chair, le Coran luimême ne les a point forcément condamnés - même si l'éthique coranique peut aussi être considérée comme une mise en garde contre la "tentation de la séduction", contre les excès du plaisir et de l' ostentation' et une exhortation en faveur du respect du rôle premier de la "mère" (al-Umm; d'où dérive al-Umma: la Matrie ou la Communauté des croyants), du code de bonne conduite et de préservation de l'intégrité de la famille. il convient, du reste, de reconnaître derechef que le texte coranique est, sur toutes ces questions, truffé de contradictions flagrantes. Tantôt l'amour et la sexualité y sont littéralement sanctifiés et le respect dû à la femme (du moins aux croyantes parmi elles) vivement recommandé; tantôt, les premiers y sont abhorrés et les secondes suspectées, voire carrément discriminées. Comme le dit si bien Martine Gozlan, on y trouve tout et son contraire: usage abondant de la thématique de la sexualité, d'un côté; appel à la réclusion de la femme, de l'autre; la femme protégée et maudite; le désir exalté et traqué; les éloges appuyées du coït jurent avec les appels à la claustration du deuxième sexe! Dès lors, comment expliquer cet autre paradoxe: un Prophète à la vie manifestement épanouie sexuellement et des versets coraniques cantonnant, dans la majorité des cas, la femme dans un rôle à tout le

moins subalterne? Comment celui qui aimait à répéter « Trois choses au monde me furent rendues dignes d'amour: les femmes, les parfums et la prière », a-t-il pu tolérer ce retournement contre le beau sexe? Comment celui qui n'a jamais hésité à se délecter des plaisirs charnels et à jouir quasiment sans entraves du plaisir féminin, a-t-il pu, ensuite, défendre ce verset du Coran extrait d'une sourate pourtant intitulée al-Noâr: La Lumière! -, qui affume : « Vous infligerez à l~omme et à la femme adultères cent coups de fouet chacun. Que la compassion ne vous entrave pas dans l'accomplissement de ce précepte de Dieu, 95 Dont le prototype

est celle d'Ibn Hishâm

auteur vient précisément de paraître, Prophète Mahomet, Fayard, 2004.

au XIe siècle;

sous le titre:

74

une traduction Ibn

Hishâm

française

de cet

La Biographie

du

si vous croyez en Dieu et au jour dernier. Que le supplice ait lieu

en présence d'un certain nombre de croyants » (Sourate La Lumière, XXIV, verset 296) Même si une fausse accusation d'adultère est très sévèrement punie: « Ceux qui accuseront dadultère une femme vertueuse, sans pouvoir produire quatre témoins, seront punis de quatre-vingts coups de fouet; au surplus, vous n admettrez jamais leur témoignage en quoi que ce soit, car ils pervers (.. .) A moins qu ïls ne se repentent de leur méfait et ne se conduisent exemplairement; car Dieu est indulgent et miséricordieux » (Sourate La Lumière, XXIV, versets 4 et 5)

Ainsi que l'a écrit, si justement, Martine Gozlan: « Comment la sexualité flamboyante du Prophète a-t-elle pu autoriser les notions de faute et de châtiment? Y eut-il une jouissance sans entrave réservée au messager de Dieu et une jouissance coupable assignée à la communauté des croyants? Un bonheur de vivre attaché à la personnalité de Muhammad et le malheur de désirer pour les autres? Comment l'homme qui ne battait jamais les femmes a-t-il pu légiférer en ces termes: t~dmonestez celles dont vous craignez lïnfidélité; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les" (sourate 4, verset 3897)? Comment celui qui avait vécu vingt-cinq ans avec Khadîdja une relation d'égalité, qui avait été entretenu par sa riche épouse, a-t-il pu ordonner au nom du Ciel: "Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la 96 Dans la traduction de Denise Masson: «Frappez la débauchée et le débauché de cent coups de fouets chacun. N'usez d'aucune indulgence envers eux afin de respecter la Religion

de Dieu;

- si

vous croyez

en Dieu et au Jour dernier

-

un groupe

de croyants

sera témoin de leur châtiment JI. Le Coran, sourate XXIV (La Lumière), verset 2, traduction de Denise Masson, Gallimard, Folio Classique, nombreuses rééditions, juin 2002

; p. 430.

97 La traduction de Kazimirski est la suivante: «Vous réprimanderez ceUes dont vous aurez à craindre l'inobéissance; vous les reléguerez dans lits à part, vous les battrez ; mais aussitôt qu'eUes vous obéissent, ne leur cherchez point querelle. Dieu est élevé et grand

JI,

Charpentier

FasquelIe

Editeurs,

1840, réédition

75

1952; p. 69

préférence que Dieu leur a accordée sur elles, et à cause des dépenses quïls font pour assurer leur entretien" (sourate 4, verset 34)? Comment l'homme dont Aicha aimait à rappeler qu'elle lui lavait les cheveux avant qu'il n'aille prier, alors même qu'elle avait ses règles (...) a-t-il pu insister sur les notions de souillure féminine: "Les croyants tmterrogent sur la menstruation. Réponds: cest un mal Tenez-vous à l'écart des femmes durant la menstruation"(sourate 2, La Vache, v. 222)98? ». On pourrait multiplier les exemples puisés dans le texte coranique. Ainsi, le verset 228 de la sourate 2 dite La Génisse (ou La Vache) qui affirme : It Les femmes à legard de leurs maris, et ceux-ci à legard de leurs femmes, doivent se conduire honnêtement », mais qui ajoute aussitôt: It Les maris sont supérieurs à leurs femmeSJ9 » ! Ou encore, pour revenir toujours à la sourate N, intitulée alNissâ': Les Femmes, verset 34, que nous avons déjà citée: It Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises; elles conservent soigneusement pendant lâ.bsence de leurs maris ce que Dieu a ordonné de conserver intact. Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre lmobéissance; vous les reléguerez dans des lits à part, vous les battrez; mais aussitôt qu elles vous obéissent, ne leur cherchez point querellelOo... » Comment une religion qui exaltait l'amour charnel, une religion pour laquelle la sexualité n'avait aucun caractère honteux (et dont le prophète était éminemment sensuel) pouvait, en même temps, recommander aux croyants: It Evitez la fornication: cest une abomination! 98

Ou, dans la traduction

de Denise Masson:

If

Os t'interrogent

au sujet de la

menstruation des femmes; dis: "C'est un mal. Tenez-vous à l'écart des femmes durant

leur menstruation; ne les approchezpas tant qu'elles ne sont pas pures" JI. Le Coran, traduction

de Denise Masson, Gallimard,

op. cit. ; p. 42.

99

Ou, dans la traduction de Denise Masson: Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations, et conformément à l'usage. Les hommes ont cependant une prééminence sur elles - Dieu est puissant et juste JI. Le Coran, traduction de Denise Masson,

If

Gallimard,

Folio

100Ou, dans la traduction

Classique,

op. cil. ; p. 43-44.

de Denise Masson:

If

Les hommes

ont autorité

sur les femmes,

en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles, et à cause des dépenses quï1s font pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont pieuses: elles préservent dans le secret ce que Dieu préserve. Admonestez celles dont vous craignez l'infidélité; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elles vous obéissent.

- Dieu

est élevé et grand JI; op. cit. ; p. 98-99.

76

Quel détestable chemin!» (Sourate 17, intitulée Le Voyage nocturne, verset 32101)? Ou encore affirmer: « Ceux qui ne trouvent pas à se marier rechercheront la continence jusqu a ce que Dieu les enrichisse par sa faveur» (S. 24, La Lumière, v. 33102). Ainsi que l'observe très pertinemment

Juliette Minces, à propos du

texte coranique: « En fait, ce que l'on sait des devoirs des femmes mariées (obéissance, docilité, discrétion, pudeur, disponibilité sexuelle totale, chasteté) se trouve soit dans les recommandations faites aux époux (droit de les punir, voire de les frapper, de les c'reléguer"si elles se montrent indociles, de les répudier, etc.) soit dans des récits que le Coran reprend aux religions monothéistes antérieures et qui doivent servir dexemples

de c~ons" comportement$103

».

Pourrépondre à ces paradoxes redoutables, pour ne pas dire à cet ahurissement devant tant de contradictions, certains spécialistes renvoient donc au modèle antérieur des deux monothéismes ou au caractère patriarcal et misogyne des sociétés où l'islam s'est implanté; d'autres, à l'instar de Fatima Mernissi, Anne-Marie Delcambre, Juliette Minces ou encore Slimane Zéghidour104 notamment, ont cru pertinent d'opposer deux personnalités de cette époque: celle d'un Prophète magnanime et séducteur, d'un côté; celle du compagnon et futur deuxième calife de l'empire naissant, 'Omar (ou 'Umar ibn al-Khattâb, mort en 644), de l'autre. Muhammad, le "Beau modèle", séducteur né, au charisme irrésistible, appartiendrait à la catégorie des hommes épanouis qui aiment les femmes, les traitent généralement bien et prennent leur défense. En revanche, plus rude et fruste, 'Omar serait, quant à lui, intraitable au sujet du confinement de la croyante et un censeur sévère des conduites immorales. Comme l'écrit Martine Gozlan: « Seuls les

frustrés, les solitaires,les brutaux, ceux qui doutent de leur

101Traduction de Denise Masson; op. cil. ; p. 344. 102102Traduction de Denise Masson; op. cil. ; p. 434. 103Juliette Minces, Le Coran et les femmes, Editions Hachette

(collection

Pluriel),

1996 ;

p. 93. 104Fatima Memssi, Le harem politique. Le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987; réédition Complexe, Bruxelles, 1992. Slimane Zéghidour, Le Voile et la bannière, Hachette, 1990. Anne-Marie Delcambre, L'Islam des interdits, Desclée de Brouwer, 2003. Ou encore Anne-Marie Delcambre, Mahomet, Desclée de Brouwer, 1999, réédition 2003. Anne-Marie Delcambre, Mahomet. La Parole d'Allah, Gallimard (collection Découvertes), 1987. Juliette Minces, Le Coran et les femmes, op. cit. Juliette Minces, La Femme voilée. L'Islam au féminin, op. cil. 77

pouvoir sur elles (et ils y ont eu parmi les compagnons du Prophète), leur font la vie durè-°S ». Ceci étant dit, le statut de la femme ne saurait s'expliquer uniquement par l'idéologie religieuse ou la lecture et les comportements des prophètes et des théologiens. Elle renvoie bien plus profondément aux structures sociales et mentales d'une époque. Ainsi qu'on l'a observé précédemment, la condition féminine s'inscrivait dans les rapports de domination propres à des sociétés patriarcales et misogynes. Prenons, à titre d'exemple ultime, le rôle des mères. Dans toutes les sociétés patriarcales, avant comme après l'instauration de islam, le rôle de la mère s'est révélé tout à fait primordial dans la transmission des normes hégémoniquesl06. Elle était (et reste encore) l'agent par excellence du dressage des filles, puis des futures épouses, de leur apprentissage de la soumission au mari, au père, au grand frère, de leur éducation au respect absolu de l'autorité masculine. Sur ce rôle des mères dans la reproduction des structures de domination, des normes et du cadre général des sociétés patriarcales - que l'islam n'a su contrecarrer, le favorisant même parfois -, Juliette Minces écrit: « La place tradidonnellement accordée aux hommes, ainsi que le danger que faisaient courir aux:femmes la menace de répudiadon, les poussa à gâter immodérément leur progéniture mâle, lui donnant toute leur attendon et tous leurs soins, afin de s'assurer la protecdon de leurs Dis, une fois devenues veuves ou vieilles. Ce faisant, elles les transformaient dès leur plus jeune âge en despotes des :Illles et des femmes de la famille, reproduisant ainsi un modèle ancestral mais aussi le principe dmégalité dont elles avaient eu à souffrir. Ce n'est qua travers le mariage de leurs Dis quelles acquéraient du pouvoir en faisant de leurs brus autant de domesdques dociles quelles régentaient, tout en manipulant leurs Dis afin qu ïJs leur soient incondidonnels en toute circonstance. Cela n'était évidemment possible que grâce à la structure de la famille élargie qui voulait que les Dis amènent leurs 105Toutes les citations de Martine Gozlan sont puisées dans son ouvrage précédemment

cité: Le Sexe d'Allah. Des mille et une nuits aux mille et une morts, Editions Grasset, 2004. 106 Lire notamment Camille Lacoste- Dujardin, Des mères contre les femmes, La Découverte, réédition 1990. Ainsi que l'ouvrage désormais classique portant sur la condition féminine dans le pourtour méditerranéen: Germaine Tillon, Le Harem et les cousins, Editions du Seuil, 1966, nombreuses rééditions, notamment à la collection Point, Série Essais n° 141, 1982. 78

épouses dans la maison patemel1e, et qui faisait de la maîtresse de maison la creme" incontestée du foyer, son domaine. Les brus n avaient que peu de recours auprès de leur mari, toujours enclin a priori à prendre

le parti de leur mère1°7.

»

C'est dans ce contexte bien précis que l'islam s'est implanté, résistant parfois, reproduisant à d'autres occasions ces normes. Ainsi, s'il assigne au plaisir des bornes et des règles, aussi bien morales que juridiques, c'est pour garantir l'ordre de la Cité - celui, forcément, de la domination masculine: éviter les "dérèglements moraux", maîtriser le "désir océanique" qui risque de submerger l'individu. Mais cela ne signifie nullement l'abstinence, car - maints textes canoniques islamiques y insistent - le corps et l'esprit ne font qu'un108. En règle générale, l'islam. - à la différence de certains courants issus des spiritualités orientales et de quelques tendances chrétiennes de l'époque -, n'a point encouragé l'abstinence ou le "renoncement à la chaii' (Peter Brownl09). il n'a cessé, au contraire, de célébrer la part de jouissance de la sexualité même s'il convient de le reconnaître clairement, une telle jouissance est plutôt réservée à l'homme. Cependant, dans le Coran, les notions de culpabilité et de péché sont pour ainsi dire inexistantes. La faute originelle n'y est point imputée à Eve (Hawwâ), mais à la capacité de l'homme de faire du mal. Encore qu'au regard du principe de responsabilité, ce dernier, s'il se repent, peut être pardonné. Si l'on excepte certaines initiations ou retraites dévotionnelles (kha1wa) pratiquées par des courants soufis ou encore le martyre et supplices sacrés célébrés par certains courants shî'ites, il n'est pas excessif d'affirmer qu'en règle générale, l'islam dissuade plutôt de toute forme d'ascétisme de longue durée, comme de toute pénitence charnelle.

La vie monastique

-

non exempte

parfois

de formes

de

mortification du corps - a souvent été raillée par des auteurs musulmans. Pour ces derniers, en revanche, la volonté divine s'accorde avec la pleine reconnaissance de l'amour, sous toutes ses formes, y compris donc l'amour charnel; de même, s'accorde-t-elle avec l'épanouissement du désir et la jouissance des plaisirs; le seul remède à la passion 107Juliette Minces, Le Coran et les femmes, Editions Hachette (pluriel), 1996 ; p. 43-44. 108 Aziz al-Azmeh: «Rhétorique des sens. Une réflexion sur les récits du paradis musulman», in Fethi Benslama et Nadia Tazi (dir.), La Virilité en islam, Cahiers Intersignes, n° 11-12, Editions de l'Aube, mars 1998 ; p. 75-90. 109 Peter Brown, Le Renoncement à la chair. Virginit~ célibat christianisme

primitif(1988),

Gallimard,

1995.

79

et continence

dans le

amoureuse

demeure

la "consommation

sexuellè'

-

dans un cadre

moralement codifié, union légitime en l'occurrence, cela va sans dire. Dans un tel cadre, chez de nombreux jurisconsultes et théologiens, l'amour est considéré comme une obligation devant s'accomplir au nom de Dieu, afin d'engendrer certes, mais également pour jouir; le concept signalant le mariage religieux (nikâh) n'est-il pas celui-là même qui désigne le coït? C'est précisément le coït qui est la justification principale du mariage! Le plaisir charnel fut donc souvent célébré

-

pour ne pas dire, vivement

exalté et recommandé

-

par la

tradition musulmane. Du moins, une fraction de cette tradition, celle de l'ouverture et de la tolérance, qu'on n'hésiterait pas à qualifier de tradition des Lumières, si on la compare avec le règne de l'obscurantisme et la persécution de la libre pensée promue et exécutée par maints bigots, cagots et autres censeurs intégristes aujourd'hui ! Les sociétés musulmanes

-

comme toutes les sociétés du monde -

ont produit des conceptions et des pratiques religieuses, normatives et cultuelles, extrêmement diversifiées, plurielles, changeantes à travers les âges, les régions, les classes sociales, les événements historiques qui se sont produits dans la très vaste "demeure de l'islam" (Dâr al-Islâm ou Umma) depuis quatorze siècles. En somme, comme le dit si bien Amin

Maalouf: « Dans le monde musulman aussi, la société a constamment produit une religion à son image. Qui n'était jamais la même, d'ailleurs, d'une époque à l'autre, ni d'un pays à l'autre. Du temps où les Arabes triomphaient, du temps où ils avaient le sentiment que le monde était à eux, ils interprétaient leur foi dans un esprit de tolérance et d'ouverture». Pour ce qui est du statut de la femme, il convient de distinguer, d'une part, les sources et le corpus de dogmes hérités de la Tradition (Coran, Sunna, Hadîths...), des survivances de mœurs locales patriarcales, d'autre part; il faut ensuite distinguer ces deux premiers éléments des conditions politiques, sociales et culturelles contemporaines - ces dernières permettent de mieux saisir les enjeux du combat acharné que se livrent actuellement les tenants du refus de la modernité occidentale (donc de la logique de l'asservissement et de la claustration de la femme) aux partisans de l'égalité des sexes et de l'émancipation féminine, dans une perspective plus générale de réforme nécessaire de l'islam et d'intégration des valeurs de la modernité par les sociétés et les institutions. Evidemment, dans le cadre de ce conflit, les uns et les autres offrent une interprétation très différente de l'histoire de la civilisation islamique et de l'éthique religieuse et livrent notamment leur propre (re)lecture du Coran. Des tendances les plus 80

littéralistes aux réformateurs ou innovateurs les plus audacieux, chacun renvoie, en effet, au livre sacré pour donner une légitimité à ses positions et à son combat - à telle enseigne qu'on a souvent l'impression déroutante s'il en est -, qu'il ne s'agit pas du tout de la même référence. Mais ce sentiment ne doit pas nous étonner, car il n'est pas étranger à l'histoire des hommes ni propre à l'ère islamique: dans toutes les religions, il existe encore (et a toujours existé dans le passé) des interprétations diamétralement opposées offertes par des fidèles, voire des contradictions dans les textes sacrés eux-mêmes, qui sont remplis de propos contradictoires.

81

ETHIQUE CORANIQUE ET STATUT DE LA FEMME INNOVATIONS DU CORAN?

Que dit donc au juste le Coran à propos du sujet qui nous concerne ? Autrement dit, quel est le statut de la femme dans le texte sacré des musulmans? Cette référence scripturaire première, texte directement révélé par Allah au Prophète Muhammad par l'intercession de l'Ange Gabriel (Jibrîl), selon les croyants musulmans, a-t-il représenté un progrès par rapport aux conditions qui lui préexistaient ou, au contraire, une régression? La croyance dans ce caractère intemporel de la Révélation est-elle compatible avec un quelconque effort d'accommodement, d'aménagement et d'actualisation? Dans quelle mesure le texte coranique autorise-t-il donc des interprétations diversifiées et, surtout, opposées à celles des néofondamentalistes ? Et, si cela est possible, peut-on se permettre une lecture profane, celle qu'appellent de leurs vœux l'historien ou le sociologue notamment, c'est-à-dire une lecture

qui reste en dehors

de toute

considération

sur la foi

-

qui

ressort, dans ce cas, du for intérieur et ne doit donc interférer en aucune façon ni avec l'effort d'objectivité ni avec les critères de l'analyse scientifique? il n'est pas aisé de répondre à toutes ces questions, extrêmement complexes. Pourtant, beaucoup de spécialistes - pas tous musulmans, loin s'en faut - n'estiment pas excessif d'affirmer qu'au regard des mœurs et de la condition féminine d'avant la prédication, le message coranique et l'éthique prophétique ont incontestablement représenté un formidable élan de libération. Surtout, si l'on considère que certaines coutumes (pas toutes) imposaient des pratiques misogynes et dégradantes à l'égard des femmes que l'islam des origines ne justifiait nullement, et même combattait fermement. Ne perdons pas de vue en effet le contexte d'un tel bouleversement: avant l'islam, les femmes étaient considérées comme un "bien" tribal et familial. Elles avaient pour principale fonction d'élever des enfants - de préférence des garçons -, ferment de la famille patriarcale où seule la filiation agnatique était reconnue. il n'était pas rare d'assister au meurtre de filles à la naissance et parfois même de leur enterrement vivantes (mais, ces pratiques barbares existaient ailleurs, dans des aires géo83

culturelles aussi éloignées de l'univers arabe que la Chine ou encore le Japon). En Arabie, comme dans la quasi-totalité des autres sociétés du pourtour méditerranéen110, à l'organisation et aux mœurs patriarcales, qui marqueront aussi de manière profonde les trois monothéismes, le contrôle de la sexualité des femmes s'inscrivait dans des stratégies tribales de domination; la primauté des garçons sur les filles ou le mariage précoce des fillettes étaient des pratiques courantes dans des sociétés que l'on peut qualifier de sociétés" holistiques'111, profondément inégalitaires et fortement hiérarchisées; le "code de l'honneur' du clan, en vigueur encore aujourd'hui, exigeait la virginité des filles et la chasteté des épouses; les unions étaient d'ailleurs souvent arrangées pour sceller des alliances tribales: instinct érotique, calcul politique et intérêts économiques étaient donc souvent étroitement mêlés! Du reste, ce n'est pas un trait distinctif des seules sociétés où l'islam s'était implanté: la femme a partout fait l'objet de stratégies de la part des hommes ayant le monopole du contrôle de la circulation des biens; elle a été soumise à des rapports d'échange et de force entre familles, clans et tribus. A l'encontre de ces pratiques, l'éthique islamique a, somme toute, tenté de diffuser une conception novatrice, à beaucoup d'égards porteuse d'émancipation. Toute proportion gardée, au regard des seuls critères de cette époque, la femme y apparaît comme une personne douée de raison, nantie de droits; non seulement elle devait être respectée, du moins comme croyante, mais son point de vue devait être relativement pris en compte. A considérer objectivement les choses, force est de reconnaître qu'en ce domaine, les innovations du Coran étaient loin d'être négligeables - même si elles nous paraissent aujourd'hui très insuffisantes: obligation pour le mari de subvenir aux besoins de sa femme et de ses 110 Germaine Tillon, Le Harem et les cousins, Editions du Seuil, 1966, nombreuses rééditions Seuil/Point. Ainsi que Camille Lacoste- Dujardin, Des mères contre les femmes, La Découverte, réédition 1990. Ou encore: Julian Pitt-Rivers, Anthropologie de ll1onneur, Hachette, 1997. 111 Sur la distinction entre sociétés individualistes modernes (Europe occidentale) et sociétés holistiques (système des castes en Inde notamment), lire Louis Dumont, Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Gallimard, 1967; réédition augmentée 1979. Ainsi que Louis Dumont, Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de lïdéologie économique, Gallimard, 1977. Lire, dans cette perspective, l'analyse de Pierre Clermont qui interprète la montée actuelle de l'islamisme radical, après l'expansion planétaire du communisme, comme mouvement anti-moderne, de type communautariste, s'épanouissant dans des sociétés de type holistique. Pierre Clermont, De Lénine à Ben Laden. La grande révolte antimoderniste du .x:fé siècle, Editions du Rocher (collection Démocratie ou Totalitarisme, dirigée par Stéphane Courtois), 2004. 84

enfants, parfois autonomie financière de l'épouse, droits découlant du divorce, droit à l'héritage ou au douaire, libre disposition et gestion de ses biens dans certains cas, condamnation sans appel des infanticides (alors courants), vérification très stricte des accusations portées contre le mari ou la femme adultères, etc. En tout état de cause, il convient toujours de ne pas oublier le contexte du Hedjaz de l'époque. Ainsi, l'islam a-t-il introduit le droit à l'héritage pour les femmes (elles ne semblaient pas toujours en bénéficier auparavant). Mais il a immédiatement proposé des parts réservataires en précisant que la part d'une femme ne peut jamais être supérieure à la moitié de celle d'un homme de même niveau successoral. Dans la sourate IV, précisément intitulé Les Femmes (al-Nissâ'), on

peut lire : f( Si vos épouses n ont pas denfants, la moitié de ce qu elles vous ont laissé vous revient. Si elles ont un enfant, le quart de ce qu elles vous ont laissé vous revient, après que leurs legs ou leurs dettes auront été acquittés. Si vous n avez pas demants, le quart de ce que vous avez laissé reviendra à vos épouses. Si vous avez un enfant, le huitième de ce que vous avez laissé leur appartient, après que vos legs ou vos dettes auront été acquittées. Quand un homme (ou une femme) n ayant ni parents, ni enfants laisse un héritage: s11 a un frère ou une sœur: le sixième en reviendra à chacun. dentre eux. Slls sont plusieurs: ils se répartiront le tiers de l'héritage, après que ses legs auront été acquittés, sans préjudice pour quiconque. Tel est le commandement de Dieu. Dieu est celui qui sait et il est plein de mansuétude» (Coran: Sourate IV, verset 12112). En outre, quelques théologiens musulmans n'hésitèrent guère à interpréter les limitations et la réglementation extrêmement sévères de la polygamie - pratique largement répandue depuis la nuit des temps - par le Coran comme une prescription de la monogamie. La même sourate IV, verset 33 du Coran (toujours dans la traduction de Denise Masson) est assez claire sur cette limitation de la

polygamie:

f(

Si vous craignez de ne pas être équitables à l'égard des

orphelins. .. Epousez comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de ne pas être équitables, prenez une seule femme ou vos captives de guerre. Cela vaut mieux pour vous, que de ne pas pouvoir subvenir aux besoins d'une famjJJe nombreuse ».

112Traduction

de Denise Masson, op. cit. ; p. 94.

85

Le verset 129 de la même sourate reprend de nouveau ce thème: l(

Vous ne pouvez être parfaitement équitables à legard de chacune de

vos femmes, même si vous en avez le désir. Ne soyez donc pas partiaux

et ne laissezpas l'une dentre elles comme en suspens113.)} Rappelons d'ailleurs qu'en islam, cette pratique est une tolérance, assortie de l'exigence d'équité ('ad/), en aucune manière un commandement religieux. En outre, le mariage forcé était l'apanage de maintes sociétés anté-islamiques : le célibat y étant souvent banni, la contrainte matrimoniale Uabl1 y était donc souvent instituée. Or, si l'on en croit certaines interprétations de la Loi religieuse, ce mariage forcé était condamné par une grande partie des musulmans, le consentement des époux étant souvent requis. Enfin, les conditions draconiennes imposées à la répudiation étaient de nature à dissuader le mari de recourir à cette coutume exécrable (Le Coran consacre six Sourates à ce thème de la répudiation: II, 226-232, 236-237, 241 ; N, 128-130; XXXIII, 4, 49; LVIII, 2-4; LXV, 1-2 ; LXVI, 5). Alors qu'aujourd'hui même, à l'exception notable de la Turquie et de la Tunisie - deux pays où cette pratique est strictement prohibée -, la répudiation est très largement tolérée (tout homme ayant la faculté unilatérale de se séparer de son épouse, l'inverse n'étant absolument pas vrai), l'islam des origines, à travers la législation coranique en particulier, a tenté d'y apporter maintes restrictions, sans toutefois l'interdire. Les chapitres du Coran, comme la sourate LXV, dite précisément La Répudiation (ou, selon d'autres traductions Le Divorce) ou encore la sourate II, dite La Génisse (ou La Vache) insistent sur la nécessité pour les maris de ne pas léser La répudiation peut être prononfinancièrement la femme répudiée: l(

cée deux fois. Reprenez donc votre épouse d'une manière convenable, ou bien renvoyez-la décemment. Reprendre quelque chose de ce que vous lui avez donné Ne vous est pas permis.

-

A moins que tous deux

craignent de ne pas observer les lois de Dieu - Si vous craignez de ne pas observer les lois de Dieu, Nulle faute ne sera imputée à l'un ou à làutre, Si lepouse offre une compensation. Telles sont les lois de Dieu; Ne les transgressez pas. Ceux qui transgressent les lois de Dieu sont injustes. (Sourate 2 La Génisse, verset 229114). )}

113Autre traduction possible: «Vous ne pouvez jamais traiter également toutes vas' femme~ quand même vous le désireriez ardemment. Gardez-vous donc de suivre entièrement la pente et d'en laisser une comme en suspens 114Traduction de Denise Masson; op. cit. ; p. 44.

86

JI.

Ou encore: « Quand vous aurez répudié vos femmes, qu elles auront atteint le délai fixé, reprenez-les d'une manière convenable ou bien renvoyez-les décemment. Ne les retenez pas par contrainte, Vous transgresseriez les lois. - Quiconque agirait ainsi, se ferait du tort à lui-même - {..] Quand vous aurez répudié vos femmes Et quelles auront atteint le délai fixé, Ne les empêchez pas de se remarier avec leurs nouveaux époux, sïls se sont mis d'accord, conformément à l'usage {..] JI (Sourate II, versets 231 et 232115). Et plus loin: « Les mères qui veulent donner à leurs enfants un allaitement complet, les allaiteront deux années entières Le père doit assurer leur nourriture et leurs vêtements, conformément à l'usage. Mais chacun n est tenu à cela, que dans la mesure de ses moyens. La mère n'a pas à subir de dommage, à cause de son enfant, ni le père à cause de son enfant, aucune faute ne leur sera reprochée {..] Les femmes répudiées ont droit à une pension convenable: la leur assurer est

un devoir pour ceux qui craignent Dieu. JI (Sourate II, versets 233 et 241116).

Contrairement à une idée reçue, la femme musulmane certaines

des femmes

appartenant

au milieu

des élites

-

du moins,

-

était loin

d'avoir la vie recluse que l'on observe actuellement sous maints régimes rigoristes. Les premiers temps de l'islam furent probablement une période de relative tolérance entre les deux sexes, voire de mixité, y compris dans les lieux publics. L'imaginaire occidental s'était longtemps nourri des fantasmes de harems, qui tenaient, il est vrai, une

place de choix dans l'architecture des palais des sultans117. En réalité, si épouses et concubines -

-

y étaient

enfermées,

femmes d'un certain rang social, à dire vrai les femmes

du peuple,

elles, sortaient

rela-

tivement librement, fréquentant cimetières, marchés, champs ou lieux festifs. L'histoire musulmane est également jalonnée de figures féminines célèbres qui avaient acquis une certaine autonomie; il Y eut des guerrières légendaires, des poétesses glorieuses et de riches commerçantes. Déjà à l'époque même du Prophète, ainsi qu'on l'a rappelé 115Traduction de Denise Masson; op. cit. ; p. 44. 116Ibid; p. 45 et 47. 117 Fatima Mernissi, Sultanes oubliées. Femmes chefs d~tat

dans l'islam,

Albin Michel,

1990. Lire encore de Fatima Mernissi, Sexe, idéologie, islam, Editions Tierce, Fatima Mernissi, Le harem politique. Le Prophète et les femmes, Albin Michel, réédition Complexe, Bruxelles, 1992. Fatima Mernissi, démocratie, Albin Michel, 2000.

87

La peur

modernité.

1983. 1987;

ConDit islam

précédemment, de nombreuses femmes - pas uniquement ses propres épouses, filles ou compagnes - ont pu effectivement jouer un rôle important, voire considérable, prenant part aux discussions, exprimant parfois leurs avis divergents de manière véhémente et publiquel18. L'une de ces femmes, sans aucun doute la plus éminente, est Khadîdja (décédée en 619), femme d'affaires richissime, première épouse du prophète; femme mûre (deux fois veuve, elle est son aînée de quinze ans), énigmatique certes, mais libre et ayant beaucoup de caractère: c'est elle en effet qui a décidé de se marier avec lui malgré l'opposition de sa famille; indépendante financièrement, elle le délivre des soucis matériels, affronte avec lui l'hostilité des Mecquois Quraïshites, le soutient constamment dans l'épreuve; et c'est à elle que M11h~mmad vouera une fidélité absolue pendant vingt-cinq ans (il ne deviendra polygame qu'après sa mort); elle lui donnera ensuite, malgré son âge avancé, quatre filles, dont Fatima, qui deviendra, après la Fima ou "Grande discorde" (le schisme musulman)119, la future mère symbolique des Shî'ites. A Khadîdja, Muhammad confiera le déploiement même de sa prédication, ainsi que ses doutes, ses hésitations, ses tourments; c'est elle, rapporte la Tradition, qui fait la distinction, lorsque le Prophète connaît sa première crise mystique, entre un esprit malfaisant (Djinn) et l'Ange Gabriel (Jibrîl) ; c'est elle qui conforte et fortifie la volonté de Muhammad pendant cette première phase décisive

-

de son prêche

en faveur

de la nouvelle

foi, du nouveau

monothéisme. Outre cette figure à la fois protectrice et émancipée de Khadîdja, il y eut également la non moins emblématique 'Aysha (ou Aicha), fille du plus affectionné compagnon du prophète, Abû Bakr alSiddîq (Le Juste, premier calife de l'islam, mort en 634). Aicha est la plus aimée par Muhammad, mais aussi la plus jeune (épousée à neuf ans

-

certaines

sources affirment

plutôt onze? -,

alors que lui-même

avait dépassé la cinquantaine I). TI y eut aussi, parmi ses nombreuses 118Fatima Memissi, Le harem politique. réédition Complexe, Bruxelles, 1992. 119

La Grande

les musulmans,

discorde

(en arabe:

Religion

de la dynastie et politique

et les femmes,

Albin Michel,

désigne le grand schisme

entre sunnites,

shî'ites

et khâréjites,

1987 ;

qui divisa autour

de

califale. Lutte pour le pouvoir, ce fut, sous couvert de débats de crise et de guerres civiles qui se déroula de la seconde

du califat de 'Uthmân

fondation

ai-Fitna ai-Koubrâ)

après la mort du prophète,

la question de la succession théologiques, une période moitié

Le Prophète

à l'assassinat

Omeyyade

de 'All (modèle

(649-661).

dans l'islam des origines,

Les Schismes dans l'islam. Introduction Payot, 1965, réédition 1983.

Lire Hichem Gallimard,

pour les shî'ites),

1989. Ainsi que Henri Laoust,

à une étude de la ,religion musulmane,

88

puis à la

Djaït, La Grande discorde. Editions

femmes et concubines, Hafssa, la fille d'un autre compagnon estimé 'Omar, mais aussi Zynab120, Marie La Copte (Mariyam), Umm Salma, Sawdâ, Safiyya la Juive, etc. Evidemment, une telle extension du harem compliquait singulièrement la tâche prophétique, l'éloignant grandement des considérations purement spirituelles. Ainsi, que le remarque, très justement, Martine Gozlan : « Mahomet prend les femmes au même rythme que les villes. Champ d'honneur et champ dwour, comme aux plus belles heures de la geste bédouine. n n est donc pas étonnant que le Prophète soit rompu à la psychologie des couples. Médine le sait et le sollicite. Mahomet consacre une partie importante de son planning à régler des différends d'ordre sexue}21 » Mais les questions des rapports entre hommes et femmes, en particulier les questions sexuelles, se discutaient crûment, avec une liberté de ton inhabituelle et même étonnante pour beaucoup de musulmans de ce début de XIXe siècle! Surtout, cette proximité avec les femmes pouvait se traduire aussi par des droits acquis par nombre d'entre elles. Certaines de ces femmes, en effet, assistaient régulièrement aux diverses assemblées délibératives des nouveaux croyants et assumèrent parfois les plus hautes responsabilités. 'Umm Waraqa, par exemple, fut autorisée par le Prophète à diriger la prière en raison, diton, de sa bonne connaissance du Coran. D'autres femmes encore eurent le droit - un droit certes très restreint, mais bien réel -, de participer aux affaires de la cité, aussi bien administratives, religieuses, sociales que commerciales en l'occurrence. Et, à l'âge classique, nombreuses furent celles qui exercèrent une influence politique importante, parfois même déterminante, notamment lors des successions dynastiques. Certaines femmes déployèrent leurs compétences et leurs talents dans le domaine intellectuel, y compris dans les sciences religieuses. Des dizaines d'autres furent chefs d'Etat, à l'image des deux reines yéménites Asma (m. 1087) et sa bru 'Umra (m. 1138) qui avaient le privilège de prononcer le sermon du 120Zaynab était l'épouse de Zayd, le fils adoptif du prophète - donc interdite à ce dernier dans la mesure où l'adoption était considérée comme un lien de sang; le prophète épris de Zaynab ne pourra donc avoir une relation incestueuse; ce sera quand même possible une fois que Zayd accepta de renoncer à tout commerce avec elle, et après la révélation de la sourate 33, verset 37! Ce texte sera précédé d'un autre interdisant l'adoption! Comme l'observe malicieusement (et judicieusement!) Martine Gozlan: «Autrement dit, la législation est directement déterminée par une pulsion sexuelle: elle est là pour légaliserle coup de foudre incestueux du Prophète », Le Sexe d~, op.ciL;p.45. 121Martine Gozlan, Le Sexe d~, op. ciL; p. 47. 89

vendredi à la mosquée. Ou encore Sitt al-Mulk, la Fatimide, sœur du calife al-Hakim, qui a régné de 1020 à 1024. Quelques exemples entre autres. Aux sources de la longue saga de la mystique soufie par exemple, des femmes ont tenu une place de premier choix: Râbi'a al'Adawiyya (721-801), ancienne courtisane, était connue pour avoir chanté l'amour divin, célébré l'amour céleste et les émotions ressenties à la rencontre de Dieu. n faut citer également Yasminah de Marchena et Fatimah de Cordoue, qui furent les guides de l'illustre Ibn al-'Arabî (1165-1240), précédemment évoqué, ainsi que Nizâm, qui lui inspira des poèmes enflammés. De même, il faut citer encore Fakbx al-Nisa, l'une des nombreuses femmes disciples de l'universel poète mystique Jalâlu al-Din al-Rûmî (mort en 1273) - fondateur à Konya d'une célèbre confrérie de derviches tourneurs et auteur du monumental Mathnâwî, l'un des chefs d'œuvre de la littérature persane et islamique (vingt-six mille distiques), de Ghazals (Odes mystiques) ainsi que de poésies en quatrains, appelées al-Rubâïyâr}22.

122 Lire l'incontournable

spécialiste

de la spiritualité

islamique:

Anne-Marie

Schimmel,

Mon âme est une femme. La femme dans la pensée islamique, Jean-Claude Lattès, 1998. Ou encore, Anne-Marie Schimmel, L 7ncendie de l~e. L ~venture spirituelle de RamJ, Albin Michel, 1998. Et, enfin, Anne-Marie Schimmel, L'Islam au féminin. La femme dans la spiritualité musulmane, Albin Michel, 2000. 90

REGRESSIONS

Globalement, même s'il faut se garder en matière d'histoire des mentalités et d'évolution des mœurs de toute approche linéaire, force est de reconnaître qu'à cette période féconde, inventive et libre celle que les penseurs musulmans n'hésitent pas à qualifier d'âge d'or (alasr al-Dahabf) de l'islam -, vont se succéder, à partir du XIVe siècle environ, des périodes plus moroses, à certains égards régressives, faites de reniements et de scléroses. Même s'il convient, comme nous prévient Fernand Braudel dans sa Grammaire des civilisations, de ne pas confondre la fin d'une prépondérance et la fin d'une civilisation (on pourrait dire le début du déclin et la fin d'une civilisation) : les œuvres des créateurs, poètes, philosophes, historiens (que l'on songe à l'immense Ibn Khaldoûn), continueront de plus belle jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Cependant, les contraintes juridiques, sociales et culturelles devinrent plus pesantes; les arts et les sciences aussi reculèrent - au profit d'une théologie dogmatique et d'un droit religieux qui vont longuement se "fossiliser". Dans un tel contexte, la situation de la femme ne va pas manquer de se dégrader. Les survivances archaïques de traditions locales, conjuguées aux excès rigoristes de théologiens coupés de l'époque faste où la poésie, le désir et la beauté n'étaient point proscrits, vont contribuer à perpétuer un modèle que l'on peut qualifier sans hésitation de système androcentré et machiste, et une implacable logique de l'asservissement visant à préserver artificiellement un ordre social sur le déclin. La jurisprudence islamique construite

par un magistère

exclusivement

masculin

-

va faire preuve,

au cours de ces siècles de déclin, d'un véritable déni du féminin, offrant des prérogatives exorbitantes à l'homme, enfermant la femme dans la cage d'acier de la misogynie, de l'arbitraire et de la violence, lui déniant une dignité égale à celle de l'homme, l'enserrant dans un statut de mineure à vie ! Répudiation, polygamie, droits économiques (héritage notamment) amenuisés, mariages précoces et forcés, châtiments corporels cruels et inhumains, harcèlement psychologique, répression de la sexualité et du désir, crimes odieux perpétrés au nom des "bonnes mœurs" et de l'honneur de la famille patriarcale: il s'agit-là de quelques exemples dramatiques du sort qui lui a été réservé et qui perdure aujourd'hui encore.

91

Ces aspects obscurantistes vont s'accentuer avec la fermeture progressive des portes de l' ljtihâd et l'érection, aux quatre coins du vaste Empire, de palais somptueux dans lesquels des califes et potentats enfermèrent leurs nombreuses esclaves et concubines (jarâyâ ou encore jawân), confortant l'imagerie d'une religion faite d'un mélange confus de suavité extrême et de puritanisme absolu. Ainsi que le remarque à très juste titre Malek ChebeP23, après l'éclipse de la sublime Andalousie et le reflux arabe consécutif à la Reconquista catholique espagnole, l'empire musulman, Ottoman en l'occurrence - héritier, pour le moins autoritaire, de ce déclin d'une civilisation à beaucoup d'égards aussi brillante que sensuelle -, va imposer une oligarchie militaire (alliée aux milieux ecclésiastiques), symbolisée par l'implacable et fameuse caste des janissaires. Ce redoutable empire s'acheminera progressivement vers l'adoption de mœurs plus rudes, sinon cruelles, remplaçant notamment la magnificence, la poésie, la sensibilité et la beauté d'hier, par l'enfermement des femmes au sérail, n'hésitant pas à tourmenter et persécuter libertins, libres-penseurs, jouisseurs et artistes jugés hérétiques. De même, les membres des élites dirigeantes, étaient très friands de concubines à l'apparente liberté de mouvement et, paradoxalement, de femmes esclaves, parfois très instruites, pratiquant l'art, la musique ou la danse, tandis que leurs épouses légitimes demeuraient enfermées, interdites d'accès à l'instruction, sauf cas rares, condamnées à une inévitable consomption. Mais ceci était également vrai des 'abbassides et perceptible tout au long de l'histoire des dynasties musulmanes. De cette période nous vient, en effet, la représentation occidentale

-

présente

chez les premiers

orientalistes

notamment

-,

caricaturale

à souhait, aussi partielle que partiale, d'un monde musulman où le sexe serait à la fois complètement enfermé et triomphant dans la débauche. Ce qui, évidemment, est loin d'être le cas pour l'écrasante majorité des gens du peuple, pour lesquels les soucis matériels aidant, c'était la règle du mariage monogamique qui prédominait, comme c'est largement le cas aujourd'hui d'ailleurs. De même, pour ces gens humbles ou pauvres, les hommes s'échinent à travailler durement pour nourrir leurs familles nombreuses, tandis que les femmes étaient souvent condamnées toute leur misérable vie à l'épuisement des labeurs quotidiens et à 123 Malek

Chebel:

ccEros et islam:

le désamour

», Entretien

avec Frédéric

Monde 2, 15-16 février 2004; p. 43-45. Ainsi que Malek Chebel: sexualité en islam », Entretien 131, Octobre 2002; p. 40-43.

avec Jean-François

92

Dottier,

revue

Joignot,

ccAmour,

Sciences

Le

désir et

Humaines,



la servilité de l'espace domestique, quand elles ne travaillaient pas, en plus, dans les champs ou à la recherche de produits de survie (bois, eau, nourriture, etc.) Comme chacun sait, l'islam avait connu une expansion fulgurante, s'étendant rapidement à un très vaste territoire, allant du Caucase au Maroc, des Balkans à l'Indonésie, s'implantant dans des sociétés aux traditions extrêmement diversifiées et évolutives. Tantôt, il s'en est accommodé (même quand ces cultures étaient aux antipodes des principes coraniques); tantôt, il en a combattu les aspects les plus obscurantistes et les plus injustes. Certaines de ces sociétés dites "traditionnelles" accordaient, au demeurant, une place prééminente à la femme, qui s'y trouvait souvent libre, jouissant des attributs de la propriété, participant à la désignation des responsables, jouant parfois elle-même un rôle de premier plan dans la gestion des affaires de la cité. D'autres, en revanche, perpétuaient la domination masculine, reproduisaient un système de parenté injuste, et exerçaient même contre elle une violence brutale. L'implantation de l'islam a donc représenté un progrès indéniable ici et une régression ailleurs. LA RELIGION EST LOIN DE SURDETERMINER TOUS LES COMPORTEMENTS Cependant, en ce qui concerne la situation actuelle de la femme dans les sociétés musulmanes - question qui focalise tant les préjugés, mais aussi les combats pour l'émancipation -, il convient de récuser toute vision globalisante et essentialiste d'une religion qui surdéterminerait les manières de penser et d'agir des musulmans. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, point n'est besoin d'insister encore une fois sur l'absolue exigence méthodologique suivante: se garder de toute lecture essentialiste et atemporelle de la religion. Le credo religieux est loin de surdéterminer les manières de penser, les jugements et les comportements des musulmans. De Damas à Sarajevo, en passant par Samarkand, Ispahan ou Istanbul, le droit a dû constamment innover (Bidâ; Ibdâ' pour tenir compte de réalités locales extrêmement diverses. Les réalités des sociétés musulmanes - nécessairement structurellement plurielles, complexes, subtiles, évolutives - recouvrent un immense éventail d'interprétations, de courants et d'attitudes. On n'a pas simplement, d'un côté, les Talibans et leur effrayant système de répression et d'enfermement des femmes (interdiction de s'éduquer, de se soigner ou de se divertir, viol et lapidation 93

des plus téméraires qui osent sortir sans la burqa), et, de l'autre, la danse du ventre des night dubs pour jeunesse dorée. D'un côté, des fatwas interdisant des œuvres littéraires universelles (telles Les Mille et Une Nuits), stigmatisant le principe de plaisir, ou tentant de légitimer

-

comme dans les maquis des GIA (Groupes islamiques armés algériens) notamment - les viols barbares, voire les tortures et les meurtre atroces infligés aux mères, filles et fillettes (parfois enceintes, engrossées par leurs tortionnaires) raflées et enlevées à leurs familles par dizaines de milliers (pratiques cyniquement nommées Zawâj alMout'a: "mariage de plaisii' !) ; et de l'autre, cet âge d'or - désormais révolu - des jardins et des harems, des parfums et des épices, de l'ébullition

des sens et des étreintes

-

le temps notamment

du plus

illustre des califes 'abbassides: Hârûn al-Rashid (766-809), celui des Fatimides au Caire (Xe et XIe siècles). Ou encore, celui de l'Andalousie musulmane (al-Andalus) ! La pensée musulmane ne saurait se réduire à une opposition - certes bien réelle et affligeante, mais aussi dichotomique et simpliste à souhait - entre, d'un côté, le chef de file des sinistres talibans, le mollah 'Omar, analphabète et exalté, et de l'autre, le poète libertin et sulfureux Abû Nawwâs ! Pourtant, qui peut nier ou sous-estimer le fait que le monde arabe et musulman semble bien avoir basculé d'une période d'exaltation du désir et des plaisirs vers une période plus sombre où le ressentiment, l'accumulation de toutes sortes de frustrations, à cause notamment de l'autoritarisme politique et de la déliquescence sociale, ne cessent de générer violence et pudibonderie? Qui peut nier que cette bataille entre Eros et sacré, liberté et répression du désir est bien l'une des manifestations les plus décisives d'un conflit de projets de société opposant, à l'heure actuelle, bigots traditionalistes, néofondamentalistes et islamistes radicaux, d'un côté, réformistes et modernistes, de l'autre? Et que l'issue de cette bataille engage rien moins que l'avenir même (c'est-à-dire, le déclin ou le renouveau) de la culture et de la civilisation arabe et islamique? Dans son ouvrage récent, abondamment cité ici, Martine Gozlan, avec son style vigoureux et coloré, a bien mis l'accent sur la distance abyssale qui sépare désormais, d'une part, l'Orient de la volupté, de l'amour et de la beauté, celui de la « douceur de la mélopée arabe et du poème persan », de «la mystique charnelle et sensuelle », et d'autre part, la « grande nuit intégriste », avec son extension du deuil et de la peur ou encore sa «pornographie funèbre sidérante» « si l'on veut bien - ajoute-elle - se souvenir de l'Eros chatoyant dont les soupirs 94

inspirent toute la civilisation islamique ». Elle montre que les acteurs de cette civilisation n'ont pas fini de se livrer une «furieuse bataille entre le sexe et le sacré, l'alcôve et la mosquée ». Entre la « sensualité qui flambe et la juridiction affolée qui veut éteindre l'étincelle ». Elle écrit encore: «Dans letat de barbarie dans leque1IÏntégrisme a réduit l'islam~ le sexe occupe une place exorbitante. Machine à détecter la libido partout, masquant chevilles~ cheveux et regards pour mieux légitimer le viol des réfractaires~ scandant aux futurs martyrs les orgasmes indéfiniment renouve1ables du paradis d'A11ah~l'islamisme témoigne chaque jour d'une hantise singulière)} (...) « Qu'ont fait en effet les intégristes algériens? Issus d'un système de frustration maximale - pas de logement, pas de travail, donc pas de femme - ils ont fantasmé l'orgie. La guerre pseudo-sainte a fait d'eux des seigneurs qui s'approprient le plus grand nombre de femmes possible: quinze mille Algériennes violées et tuées en dix ans. Quinze mille femmes soumises à une codification inoule de la copulation. IdentifÏées par leurs bourreaux comme jaryas (les fameuses esclaves qui ornaient la cour des califes). Affreux détournement des favorites de Bagdad reconverties~ dix siècles plus tard en esclaves du nazisme vert. Quinze mille meurtres de vengeance contre le principe féminin. après consommation des mères, des filles et des fillettes. Pourtant, l'obsession intégriste se ma.nifeste autant par la frénésie orgiaque et meurtrière que par l'ascétisme absolu. La thématique porno-islamiste récupère n'importe quel pront. Mohamed Atta, le kamikaze des Twin. Towers~ était un BIs de bourgeois égyptiens. Quel crash avait subi la libido de ce nanti? En tout cas~moins il faisait l'amour et plus il brûlait detrein.dre les houris du paradis. Or, seul le martyre l'autoriserait à pénétrer l~ymen magique qui se reconstitue

après chaque assautl24

)}.

Cependant, à rebours de toute posture "essentialiste" et de tout déterminisme culturaliste ou religieux, il convient donc d'analyser les contextes d'émergence de tels discours et les raisons de diffusion de telles pratiques. Autrement dit, au lieu de chercher à ramener toutes les causes de l'assujettissement de la femme à un seul facteur explicatif: le credo (ou l'essence) d'une religion prétendument hostile à la femme, il convient de s'efforcer d'élucider les conditions culturelles, sociales, politiques, juridiques, d'une telle domination. Sur le sujet qui nous concerne ici, il convient de rejeter ces images d'Epinal, caricaturales à l'excès, tendant à réduire le rapport de la civilisation 124Martine

Gozlan, Le Sexe d~,

op. dt., 2004 ; p. 9 et 19-20.

95

islamique à la question de l'amour et de la sexualité aux couples binaires forcément simplistes: frénésie orgiaque ou ascétisme absolu; plaisir paroxystique ou relégation de la femme; copulation ou fihâd! Même si, il faut le reconnaître aussi, une telle représentation, aussi binaire soit-elle, comporte tout de même une dimension heuristique non négligeable, permettant notamment de saisir la signification - d'une partie au moins - de la métamorphose qu'ont connu maintes sociétés arabes et musulmanes, les faisant basculer de l'ère des Lumières, de la poésie et de l'exaltation des plaisirs, vers celle de la chape de plomb du juridisme étroit et de l'intégrisme terrifiant. En tout cas, sur cette question, la religion n'est pas la seule, ni la meilleure grille de lecture; les lignes de fracture traversent toutes les familles de pensée. Loin d'être un tout compact et uniforme, les sociétés musulmanes qui ne sont d'ailleurs pas régies par le seul facteur religieux -, sont, comme toutes les autres sociétés du monde, composées d'individus attachés à la vie, à la recherche du bonheur et à l'amour. La religion est loin de surdéterminer tous les comportements des acteurs du monde musulman; de même, révolution des normes théologiques et juridiques dépend étroitement de l'ljtihâd, c'est-à-dire de l'exercice de l'activité intellectuelle raisonnée (àqP25) et de la faculté d'interprétation (ta'wîl) de la Loi que le savant (aIim) musulman a le devoir de fournir constamment en vue d'adapter le droit (fiqh) aux circonstances forcément changeantes. Les sociétés, quant à elles, n'ont pas toujours besoin de ravis de ces savants; elles évoluent librement. Cependant, l'aptitude de ces 'Ulamâ' à accompagner ces évolutions et à se mettre au diapason de la marche du monde peut se révéler effectivement décisive. D'ailleurs, l'éthique coranique elle-même n'interdit pas a priori une lecture critique du texte révélé, c'est-à-dire une lecture soucieuse à chaque fois du contexte et des données fondamentales du temps, qui sont nécessairement en mouvement; elle n'interdit nullement aux croyants d'en actualiser le contenu; elle invite à des alternatives herméneutiques ouvertes. La période de l'âge classique de l'islam témoigne à souhait en effet du prodigieux travail critique accompli par maints réformistes inventifs; les œuvres de la pensée - y compris celles de la pensée théologico-juridique - étaient éminemment plura-

125'AqJ: Raison, intellect,

travers l'histoire, interpréter

jugement,

raisonnement.

depuis les MuhLzilites,

les dogmes de la religion

et les adapter

96

Beaucoup

font appel à la aux nécessités

de courants te

musulmans,

raison humaine» et défis du moment.

à

pour

listes et immensément denses et riches; aucune école ne pouvait prétendre faire prévaloir sa "solution" sans débat contradictoire et argumenté. Après une longue période de "glaciation" de la pensée, cette audace intellectuelle et critique va néanmoins resurgir à l'époque contemporaine. Considérons un seul exemple, parmi bien d'autres. Relisant le Coran à la lumière d'une analyse historique, l'écrivain et penseur musulman moderniste soudanais Mahmoud Mohammed Taha (19081985), exécuté sous le régime du président Numeyri pour ses idées, avait fait une claire distinction entre les versets coraniques de la période mecquoise et ceux de la période médinoise126. Selon lui, les premiers, qui contiennent un message spirituel, éthique et eschatologique, sont universels parce qu'ils s'adressent au genre humain; les seconds, plus adaptés aux structures sociales et mentales de l'Arabie du VIle siècle, s'adressent à une communauté particulière et restreinte. En cas de contradiction entre deux versets coraniques, Mahmoud Mohammed Taha propose donc de faire prévaloir les versets dits mecquois, finalement moins coercitifs et plus accommodants. A ses yeux, le message qui est contenu dans les versets dits médinois, parce qu'il est relatif aux problèmes d'organisation de la communauté de l'époque, a fait son temps. L'enseignement fondamental d'une telle démarche est limpide: l'éthique est plus exigeante que le droit; l'esprit doit l'emporter sur la lettre; la Sharîâ n'est pas un ensemble de règles calcifiées, immuables, mais une voie, un chemin vers l'idéal de justice.. .Parce qu'il contient des versets "explicites" et d'autres "équivoques", le Coran permet d'élargir considérablement l'horizon d'interprétation (ljtihâd), et il n'a cessé de faire l'objet de lectures très variées selon le contexte historique, culturel, social... Loin d'être d'une fidélité dogmatique à un passé figé, nombre de clercs musulmans affirment l'importance de la recherche et de la réinterprétation des textes fondateurs en fonction de l'époque et des circonstances. S'il est un caractère saisissant dans le message coranique, et dans la méthodologie stimulante de certains de ses commentateurs et exégètes les plus imaginatifs et les plus féconds, c'est bien l'ouverture qu'il pratique sur le "temps du mondé' (selon l'heureuse expression de Jacques Berque127). Son message humaniste et universel, son appel ardent à la 126 Mahmoud également: femmes 127

Mohamed

Taha,

Un Islam à vocation

Leila Babès et Tareq Oubrou,

libératrice,

L'Harmattan,

Loi d'ADah, loi des hommes.

Liberté,

2002. Lire égalité et

en islam, Albin Michel, 2002.

Jacques Berque, L 7slam au temps du monde, Editions Sindbad, rééd. Actes Sud, 2002. 97

poursuite incessante du savoir (ïJm) semblent exclure tout fixisme dans l'interprétation, tout dogmatisme dans la pratique; toute pseudo fidélité à un héritage qu'entache l'idolâtrie est en fait une trahison de l'authenticité et de la tradition; la démarche héritée des classiques reste aux antipodes de la répétition indéfinie et mécanique (TaqUd) d'une jurisprudence si prompte à dégénérer en fétichisme du passé. Car, une Tradition peut bien mourir si elle n'offre plus l'occasion d'innover, de créer, d'inventer, de faire évoluer l'éthique en fonction des nouveaux défis. .. En tout état de cause, la religion n'est pas le seul facteur explicatif du statut de la femme à travers les époques, ni des attitudes des hommes à son égard. D'une manière générale, le devenir de l'islam n'est nullement inscrit, une fois pour toutes, dans les débats doctrinaux des siècles passés, ni dans un déterminisme de type culturaliste. Ce devenir dépend bien plutôt des efforts que les citoyens musulmans, dans la diversité de leurs sensibilités, déploient pour tenter de maîtriser les contraintes et défis des temps présents et tracer leur propre chemin vers la modernité, notamment pour inscrire la différence - et l'égalité

-

des sexes dans l'espace

privé et dans l'espace

public,

sous forme

d'égal accès à l'éducation, aux loisirs, à toutes les professions et à la libre disposition de sa pensée, de son corps et de sa sexualité. Au total, dans chaque contrée du très vaste monde musulman, en fonction des rapports de forces sociales du moment, du poids et du degré d'influence des traditions en vigueur, de la réinterprétation par les cultures locales des prescriptions coraniques et normatives, des pratiques législatives des différents courants théologico-juridiques et de la trajectoire de développement politique, les responsables ont pu légiférer dans un sens moins sévère, sinon magnanime, voire émancipateur pour la femme ou, au contraire, en accentuant les discriminations à son égard et l'inégalité des sexes. De Damas à Sarajevo, de Samarkand à Sana'a, d'Istanbul à Bamako, de Bali à Khartoum, de Téhéran à Rabat, de Djakarta à Ryad, de Kaboul à Tunis..., le droit religieux a dû constamment innover (ibdâ' pour tenir compte, composer ou rejeter, s'accommoder, plier ou s'opposer frontalement, à des réalités et des contextes locaux extraordinairement diversifiés, mouvants et pluriels.

98

MALAISE IDENTITAIRE ET INHIBITION DE L'AMOUR

Après la fin de l'Empire ottoman128 et, surtout, depuis les indépendances, les pays musulmans n'ont cessé d'être confrontés aux bouleversements socioéconomiques induits par la modernité: émergence de nouvelles habitudes de consommation, essor des familles nucléaires, progrès de la médecine et des moyens contraceptifs, urbanisation croissante, augmentation du nombre de femmes ayant une activité professionnelle, etc. Depuis de nombreuses décennies, les sociétés (les données structurelles familiales, en particulier) ont subi continuellement de profondes mutations. Dans de nombreux pays, le contexte est ainsi devenu assez favorable à l'amélioration de la condition féminine et de son statut légal. Cependant, suite aux innombrables échecs, parfois traumatisants, de cette même modernité importée et excluante, accélérée et génératrice de désarroi et de mal-vivre, la femme cristallise partout les phobies et les ressentiments. Elle devient, aux yeux des cercles conservateurs et des courants islamistes et néofondamentalistes, le symptôme d'une peur tenace et viscérale. Une telle stigmatisation de la femme alliée à la thématique plus générale de dénonciation de la "dilution des mœurs' et de la "débauchè' caractéristiques supposées du monde moderne - fait partie de la psychologie profonde de ce qu'il est convenu d'appeler le phénomène du néofondamentalismè29. Cependant, il faut l'avouer, à l'heure où « la démocratisation de la violence» est devenue «l'une des caractéristiques fondamentales et terrifiantes du monde actuel» - ainsi que le remarque très pertinemment Fareed Zakaria130- la rhétorique et les manifestations néofondamentalistes, et l'effervescence qui les accompagne, ne sont pas propres à la seule aire culturelle islamique. Elles ne sont pas sans analogie avec ce que l'on observe ailleurs dans le monde: militants

128 Lire en particulier

le très complet:

Robert

Mantron

(dir.),

Histoire

de l~pire

ottoman, Editions Fayard, 1989. 129 Fethi Benslama et Nadia Tazi (dir.), La Virilité en islam, Intersignes, op. cil. Et Fethi Benslama, La Psychanalyse à l~preuve de l'islam, Editions Aubier, 2002. 130Fareed Zakaria, L ~ venir de la liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Odile Jacob, 2003.

99

extrémistes et violents hindous131, ultra-orthodoxes juifs, intégristes catholiques en Europe ou aux Etats-Unis132, néofondamentalistes protestants nord-américains133. L'intériorisation d'un profond sentiment de "menacè' explique pourquoi ces groupes sont enclins à embrasser des interprétations délirantes: si les valeurs sont à ce point minées, c'est qu'à leurs yeux, il doit y avoir "conspiration" étrangère ou "corruption" endogène du corps social134.On connaît une telle diatribe chez les islamistes les plus radicaux au moins depuis le célèbre Jalons sur la Routè35 de l'idéologue des Frères musulmans Sayyed Qutb : l'état de "déliquescence moralè' s'expliquerait, de son point de vue, par le fait que les sociétés n'étaient plus dirigées par une vérité normative assurée, ni par un idéal spirituel transcendant. Selon cette optique, "loccidentalisation" des élites autochtones est l'une des sources principales de la profonde inquiétude identitaire qui affecte des sociétés 131Que l'on se rappelle la destruction dans les années quatre-vingt-dix d'une mosquée à Ayodhya, la victoire aux élections régionalistes du Parti ultranationaliste et chauvin hindou, le Bharatiya Janata Party (BJP), la violence que ce dernier attise et qui s'exerce quotidiennement à rencontre des musulmans, surtout ceux appartenant à la caste des intouchables. 132Dernier exemple de l'offensive de ces courants ultra orthodoxes catholiques: leur soutien obstiné au film. du réalisateur traditionaliste Mel Gibson, La Passion du Christ. Selon la plupart des témoignages de spectateurs juifs américains et les responsables de la Ligue anti-diffamation, blessés, ce film. n'échappe pas aux clichés et relents ouvertement antisémites. Pourtant, depuis le Concile de Vatican II, Rome a abandonné l'antique imputation grotesque du déicide aux Juifs, autrement dit, leur responsabilité collective dans le meurtre du Christ. Comme chacun sait, cette thèse avait été à l'origine des pogroms en Europe et de l'antisémitisme raciste moderne ayant contribué à la production de l'idéologie nazie et des camps d'extermination. 133Dans une vaste littérature, lire notamment le livre très stimulant de Jean-François Mayer, Les Fondamentalismes, Georg Editeur, 2001. Ainsi que l'excellente synthèse de Jean-Louis Schlegel, La Loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes, Editions du Seuil, 2003. Sur l'Amérique, nouveau berceau et terre d'élection de la doctrine évangélique, très influente dans l'administration Georges W. Bush, lire l'enquête de Slimane Zéghidour, avec Sophie Des Déserts, aux USA: «Les Croisés de l'Apocalypse », Le nouvel Observateur, 26 février au 3 mars 2004 ; p. 17-20. 134La thèse de l'éminent historien de l'antisémitisme, Léon Poliakov sur la causalité diabolique (La Causalité diabolique. Essai sur l'origine des persécutions, Editions Calmann- Lévy, 1980.), garde ici toute sa pertinence. 135En arabe: Ma'âlim Fî al- Tanq. Sayyed Qutb est également l'auteur de Fî Zilâl al-

Quran,« A l'ombre du Coran» : œuvre majeure et monumentale l'idéologue des Frères musulmans. Lire l'analyse approfondie qu'on a faite Olivier Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Editions du Cerf et Fondation nationale de sciences politiques, 1984. Ou encore: Olivier Carré, LVtopie islamique dans l'Orient arabe, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1991. Ainsi que Paul Berman, Les Habits neufs de la terreur, Hachette Littératures, 2004. 100

ayant transposé ou importé une modernité inadaptée, porteuse de déculturation. Au surplus, dans cette rhétorique hideuse, des propos antisémites d'une rare violence, particulièrement répugnants ne sont point absents136.Cette rhétorique abjecte s'abrite bien souvent derrière un discours prétendument critique à l'égard du sionisme et de la politique des gouvernements israéliens, n'hésitant pas à instrumentaliser sans le moindre scrupule le drame et les maJheurs du peuple palestinien, ainsi que la cécité politique des gouvernements israélien et américain. Pourtant, les mouvements islamistes les plus radicaux, par leur absence de perspectives, et leurs actions terroristes meurtrières visant essentiellement d'innocentes victimes civiles n'ont mené les peuples dont ils instrumentalisent les maJheurs, qu'à la catastrophe et à l'impasse. Le terrorisme islamiste est - je rai déjà dit à plusieurs reprises -, d'abord, une déclaration de guerre à ceux qui, dans le monde arabe et musulman, cherchent les voies de la paix, de la coexistence et de la tolérance. N'oublions pas que les terroristes d'Al-Qaïda, par exemple, ont commencé à fomenter leurs attentats exécrables dès la fin des années quatre-vingt-dix (World Trade Center), précisément au moment où la plupart des acteurs du Proche-Orient commençaient à croire à une paix durable - maJheureusement ruinée par la suite. En outre, prenant acte de ce qu'ils estiment être une profonde "corruption" (fassât/) des sociétés islamiques actuelles, les islamistes radicaux les jugent donc "impies' (Kufr) et préconisent un illusoire "retour' aux sources et valeurs prétendument "authentiques' (assâlah) de la religion. Dans une telle perspective, la femme ne cesse de cristalliser peurs et ressentiments. Pour eux, liberté rime forcément avec luxure. Dressant un tableau apocalyptique des sociétés consuméristes contemporaines, où prédominent, à leurs avis, lascivité et concupiscence, plaisirs de la chair et commerce sexuel, jusqu'à s'être laissé atteindre par de graves maladies vénériennes, ils estiment que ces dernières ne sont que des signes du châtiment de Dieu; ces affections ne sont, à leurs yeux, qu'une mise en garde divine contre les tentations et les péchés de la chair. Dès lors, tout ce qu'ils sont capables de 136 Point n'est besoin d'aller chercher très loin dans le passé: il suffisait hélas de consulter quelques sites Internet (qui disparaissent rapidement d'ailleurs) pour y découvrir des propos négationnistes et antisémites ou faisant ouvertement l'apologie de Ben Laden, sous prétexte de critique d'Israël et de «l'impérialisme américain~. Lire Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, La République et l'islam, Gallimard 2002; chapitre VIII:« L'islam des internautes~. Lire également: Pierre-André Taguieff, La nouvelle judéophobie, Editions Mille et Une Nuits, 2002. 101

préconiser c'est un puritanisme étriqué et une morale bigote, qui se traduisent d'abord par la volonté de relégation de la femme et d'imposition d'interdits d'un autre âge, au nom de l'islam. D'une manière générale, on a assisté concomitamment à une transformation du rapport aux plaisirs, à la beauté et à la jouissance. Tourmentées par les difficultés économiques, les malaises identitaires et les discriminations à rencontre des femmes, les sociétés contemporaines, bien souvent confrontées au mal-développement, à la crise du logement, au chômage des jeunes. .. sont passées d'une tradition hédoniste, fondée sur l'amour de la vie, à une réalité pudibonde, allant jusqu'à exprimer parfois une véritable haine de la sensualité et d'une sexualité librement assumée; l'amour, dans ses multiples facettes, semble ainsi être allé en déclinant, en s'inhibant. Si, comme on vient de le voir, le thème de l'amour occupait dans la vaste littérature du Dâr al-Is1âm une place de choix, celui-ci est loin d'être omniprésent et visible dans la vie quotidienne actuelle. Prises aux pièges des difficultés économiques, des malaises identitaires et de statuts réducteurs à l'égard des femmes, on a l'impression parfois qu'une chape de pudeur semble avoir couvert nombre de sociétés musulmanes actuelles ravagées par le double effet d'une déréliction sociale et d'un ordre moral néofondamentaliste bigot. Ainsi que le remarque très pertinemment l'écrivain Abdelwahab Meddeb : « (Un des effets) de la réis1a.misation est visible à travers la transformation du corps social dans son rapport aux plaisirs et à la jouissance. La société islamique est passée d'une tradition hédoniste, fondée sur 1âmour de la vie, à une réalité pudibonde, pleine de haine contre la sensualité. La pruderie est devenue critère de respectabilité. Pullulent dans les théâtres urbains les Tartuffe et autres bigots ou cagots. La ville aménage ses scènes pour ôter au corps ses droits, conséquence du ressentiment et de son enracinement dans les âmes des semilettrés qui sont légion. Les rues, rébarbatives en leur bâti neuf, négligentes, irrespectueuses de la fabuleuse mémoire architecturale, gagnent en laideur lorsquelles sont traversées par des corps balourds, coupé du souci de soi; 1esthétique se retira dès que fut abolie la séduction dans la relation entre les sexes.

102

L'entreden de la beauté comme sa mise en valeur sont à leur tour forclos ~37. De son côté, la sociologue marocaine Soumaya Naamane Guessous, dans un article intitulé justement: "L'amour retenu" 138notait: «Il ma été rarement permis de voir lâmour s'exprimer autour de moi Je vois - ajoute-t-elle - de très nombreux couples, mais je ne vois pas lâmour ». Cet amour qui se décèle notamment dans les regards, les paroles (exprimer verbalement le sentiment amoureux) et les gestes de tendresse, le contact avec l'être aimé (se tenir la main, se caresser...), on ne le voit que chez de très rares couples. Evidemment, la crise socioéconomique - en particulier, celle du logement - joue ici un rôle néfaste. La majorité des jeunes (célibataires ou en couple) sont des infortunés ne disposant pas d'un toit, d'un refuge, pour faire de leur amour platonique une union physique. Mais Soumaya Naamane Guessous fait remarquer - à partir des nombreuses "confessions" d'hommes et de femmes qu'elle a pu interroger lors de son enquête que même les couples légitimes, qui disposent d'un foyer, ne se touchent que dans le lit, lors du "devoir" conjugal nocturne. Les règles de pudeur interdisent tout geste de tendresse, toute démonstration extérieure de l'amour. Ici, la frontière entre espace privé et espace public est scrupuleusement délimitée. Même pour exprimer verbalement les sentiments que l'on ressent vis-à-vis de l'être aimé, le langage -

en particulier,

les différents

dialectes

parlés

-

demeure

bien

souvent d'une pauvreté affligeante. A cause notamment de certains films égyptiens, tout un vocabulaire amoureux est dévalorisé, tourné en dérision! Trop souvent, le fait pour un homme d'exprimer ses sentiments amoureux est considéré comme une "faiblesse", dans une société où ce dernier se définit d'abord par sa "virilité". Quant à la femme constate de nouveau Soumaya Naamane Guessous -, elle doit endurcir son cœur et garder toujours à l'esprit que les relations amoureuses

137Abdelwahab Meddeb, La maladie de l'islam, op. cita ; p. 135 et suivantes. 138Soumaya Naamane Guessous : «L'amour retenu », in revue de l'Institut du Monde Arabe Quantara: De l~our et des Arabes, n° 18, Paris, janvier-mars 1996 ; p. 42-45. Elle est, également, l'auteur d'une excellente étude sur la sexualité de la femme marocaine, intitulée Au-delà de toute pudeur, Eddif, Maroc, 1988. Rééditée par Karthala, 1991.

103

et a fortiori les relations sexuelles sont condamnées hors mariage. La société permet la sexualité pré-maritale des hommes (aventures), tout en condamnant celle des femmes, traitées de "femmes aux mœurs légères".

Et dans un contexte

de crise sociale

-

pour ne pas dire de

frustration maximale -, aux yeux de beaucoup de femmes, l'homme "idéal" est celui qui a les moyens de subvenir à leurs besoins, autrement dit, celui qui présente des garanties matérielles fiables (un travail, un logement séparé de celui de ses parents, etc.). Dans de telles conditions, il est aisé d'imaginer que l'amour vient au second plan. Comment les hommes et les femmes peuvent-ils, en effet, nouer des relations amoureuses dignes de ce nom, des liens affectifs désintéressés et profonds, lorsque la survie matérielle devient une préoccupation quotidienne pour l'immense majorité, lorsque les logements sont rares ou atteignent des prix exorbitants, lorsque les espaces urbains, particulièrement les quartiers populaires, sont dans à un état de déliquescence inimaginable, avec un bruit assourdissant auquel on n'échappe quasiment jamais, où l'absence d'intimité, de calme, de conditions de vie convenables rendent tout lien basé sur un minimum de sérénité miraculeux? C'est le désespoir social et le malaise identitaire, toujours mêlés à l'inculture et, en tout cas, à l'oubli de la tradition

humaniste

de l'islam

-

qui avait, comme on l'a vu, un autre

rapport à l'amour, aux plaisirs et à la jouissance -, qui conduisent des hommes à des comportements agressifs et outrageux à l'égard de la femme, provoquant des situations épouvantables pour elles, comme l'actualité en témoigne quotidiennement. On trouve évidemment des apprentis sorciers, pseudo théologiens officiels ou prédicateurs contestataires autoproclamés, qui tentent de justifier en permanence ces actes ignominieux et haineux, notamment par l'édition de pseudo fatwas (avis juridiques fondés sur l'interprétation de la Loi religieuse), en rupture avec le contenu spirituel et humaniste du message de l'islam, accentuant de la sorte le malheur abyssal des femmes. Dans ce processus de régression, ce qui est frappant c'est l'adoption par les autorités en charge de l'application du droit musulman des châtiments corporels déshumanisants et avilissants. Ces châtiments, produits par un magistère exclusivement masculin, visent prioritairement les adultères

(zân1, de zinâ: fornication),

surtout

les femmes

-

lapidations, enfermement, mise en quarantaine, exil, voire crimes atroces, dits d'honneur, comme le lynchage, le vitriolage ou le viol, etc. Des crime barbares, une cruauté innommable ou des punitions dégra104

dantes, relevant de coutumes ancestrales, remontant à la nuit des temps, mais que des juristes musulmans ont insérées presque intégralement dans leur dispositif répressif et de contrôle social, défigurent de la sorte une religion qui prêche par ailleurs le respect de la dignité de la personne, l'amour du prochain et la tolérance. TIest vrai que le Coran contient de telles prescriptions. Ainsi peuton lire, dans la sourate XXIV, dite AJ-Noâr (La Lumière), verset 2, cette adjonction impitoyable: « Frappezle

débauché (zânî) et la débauchée (zaniyya) de cent

coups de fouet chacun. N'usez d'aucune indulgence envers eux, afin de respecter la religion de Dieu;

-

si vous croyez en Dieu et au Jour dernier

-

;

Un groupe de croyants sera témoin de leur châtiment!39.

»

Mais, est-ce une raison (même pour un fidèle croyant et pratiquant), à l'aube du XIXe siècle, d'en respecter la lettre? Le nécessaire travail de renouvellement de l'éthique coranique (en vue de son adaptation à la philosophie moderne des droits de l'homme et aux aspirations à la liberté et au respect de la dignité de la personne qu'expriment la majorité des musulmans ordinaires), ne nécessite-t-il pas ici l'abrogation pure et simple de tels versets? TI faut que les théologiens vraiment à l'écoute des exigences de leur temps, aient l'audace de l'affirmer. En un mot, ne faut-il pas désormais considérer la jurisprudence islamique inférieure, désuète, absolument inadaptée face à la jurisprudence positive contemporaine, celle requise par l'Etat de droit, le droit international et l'éthique moderne? Comme l'affirme, à juste titre, Malek Chebel: «L ïslam offre ainsi deux visages opposés de la justice: elle est démente au-delà du prévisible dans certains cas, notamment dans le domaine économique; elle est primitive dans d'autres domaines, celui de la faute à caractère sexuel, mais aussi lorsqu'il s'agit de sanctionner les plus miséreux. A cet égard, il n est pas impossible que le châtiment puisse accentuer le clivage des dasses sociales au point que la charia semble défendre ceux qui l'instituent plus que ceux qui la subissent40. »

139Le Coran, Traduction

de Denise Masson, Folio Gallimard;

op. dt. ; p. 430.

140Malek Chebel, Manffeste pour un islam des Lumières, op. cit. ; p. 51.

105

Chacun le pressent: les questions liées aux désarrois de l'amour et de la sexualité, aux innombrables obstacles à leur plein épanouissement, celles des troubles du masculin et du féminin, sont loin d'être étrangères aux malaises identitaires, aux réactions parfois passionnées, pour ne pas dire violentes, dont maintes sociétés musulmanes sont hélas actuellement le théâtre. S'il convient de rendre justice à l'islam, en concédant qu'à l'origine, et compte tenu du contexte de l'époque, celui-ci était plutôt "progressiste" et favorable à une certaine forme d'émancipation féminine, il ne faut pas occulter le fait que les pratiques religieuses (dont l'effet sur la sphère des mœurs et sur la condition sociale et juridique des femmes en général est désastreux), ont ensuite lentement régressé, confondant souvent des coutumes patriarcales ancestrales, prescriptions coraniques, droit d'inspiration religieuse (interprété et appliqué de manière plus ou moins sévère selon les époques), pour nier finalement à la femme ses droits les plus élémentaires. Comment conclure ce chapitre précisément intitulé l'inhibition de l'amour sans constat d'inquiétude? Depuis à peu près trois décennies, presque partout, les islamistes radicaux - qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition - s'ingénient à poursuivre de leur courroux et de leur haine tous ceux qui ne partagent pas leur vision totalitaire du monde, les accusant notamment d'apostasie. Ennemis de la vie, du désir, de la beauté, de la liberté de création141, ce qu'ils cherchent, en définitive, c'est tuer tout esprit critique et autonome. Les femmes émancipées ou qui aspirent à le devenir, en sont évidemment les victimes toutes désignées. Tandis que les régimes qui combattent les islamistes - le plus souvent par des méthodes détestables (torture, mise à mort, procès inéquitables, atteintes au droit des prisonniers, etc.) - le font, non parce qu'ils représenteraient eux-mêmes une alternative démocratique et plus ouverte (chacun sait qu'ils sont les premiers responsables de la dislocation du tissu social, de l'affaissement des valeurs de solidarité et de liberté). Ils prétendent combattre les fondamentalistes, non pour instaurer un modèle véritablement pluraliste et laïque, mais parce qu'ils s'évertuent simplement à reproduire leur pouvoir patrimonial et leurs privilèges frauduleux et usurpés. D'ailleurs, ne cèdent-ils pas facilement à une surenchère méprisable 141 Lire l'essai poignant du romancier algérien Amin Zaoui, La Culture du sang. Fatwas, femmes, tabous et pouvoirs, Le Serpent à Plumes, 2003. Et de son regretté compatriote Rachid Mimouni, De la barbarie en général Pré-aux-Clercs, 1992.

et de lmtégrisme

106

en particulier,

Editions

Le

avec

l'intégrisme? N'autorisant-ils pas, en effet, les théologiens qui

leur sont inféodés à édicter des fatwas censurant ou pourchassant les écrivains, les cinéastes, les journalistes, les romanciers, les universitaires non-conformistes? Il s'agit bien d'une politique du pire. Et cette politique ne cesse en particulier d'avoir des effets cauchemardesques, épouvantables pour les femmes qui veulent se construire dans la liberté et construire en toute indépendance leurs projets de vie. Une telle situation présente un paradoxe terrifiant: alors que l'islam de l'âge d'or était libertaire, le monde musulman actuel régresse vers la répression du désir. TIn'est pas exagéré d'affirmer que des pans entiers du monde musulman se sont littéralement mués ces dernières années en un enfer pour les femmes. La civilisation musulmane a fait montre naguère ainsi qu'on s'est efforcé de l'illustrer précédemment -, d'une formidable tolérance à l'égard des œuvres de l'esprit - parmi lesquelles la littérature érotique qui a célébré la beauté, la sensualité, la volupté, l'amour, parfois même l'égalité entre les hommes et les femmes. Aujourd'hui, l'on assiste à la diffusion d'une idéologie pudibonde, et parfois à une culture de la mort. Mais, ce tableau serait incomplet ou trop injuste, si on ne prend pas en considération les multiples résistances et combats que de très nombreux musulmans mènent précisément contre cette idéologie et pour la liberté et la modernité parfois au nom d'une autre lecture, plus exigeante et plus critique, de leur foi quand ils sont croyants. Martine Gozlan a remarquablement résumé cette situation qu'elle me permette de la citer longuement: f{

Le cauchemar qui consiste à empêcher ses contemporains de

jouir est (...) au cœur du discours intégriste. A partir du moment où ce discours s'impose à l'opinion, toute référence rationnelle à la façon dont lïslam géra sa sexualité, dans le Coran, la Sunna ou les textes profanes, devient taboue. il est possible de légiférer publiquement sur la sodomie ou de décortiquer goulûment les différentes étapes de la zina, la fornication, mais il est impossible de se regarder dans les yeux quand on est amoureux ou dmvestiguer sur l~toire de la sexualité en islam quand on est chercheur. Dans son prêche du châtiment, le pornographe a droit de cité. Pas l'amant, ni le poète, ni le roman, ni le savant. Tout est sexe, rien nest érotisme, ni art, ni littérature, ni savoir (...) Mais à partir de là, justement, tout peut commencer. Le choc de lmtégrisme a suscité chez les intellectuels musulmans une floraison de travaux qui interrogent avec âpreté les sources de lïslam (...) Leur mode de 107

vie et de pensée s'affirme, bien sûr, dans la précarité et le danger. Faire l8..mour, écrire sur l8..mour, exister en musique, en poésie et en désir, se distander du groupe, constitue un acte de dissidence (...) Les réponses, ces insoumis ont commencé à les donner en sefforçant dârracher quelques arpents de vie au monde mortuaire qui les accable. Quïls soient dans la guerre ou sous la tyrannie, cest Eros qui les délivre142.

142 Martine

Gozlan,

Le Sexe

»

d'Allah,

op. cit. ; p. 183-185.

108

CODES DE LA FAMILLE ET STATUT DE LA FEMME

Islam de crispation contre islam de renouveau, modernisation de l'islam contre islamisation de la modernité: ces thèmes ont été l'occasion de débats fougueux et d'affrontements violents depuis plus d'un siècle; ils continuent de manière encore plus acerbe aujourd'hui encore. Dans ce cadre, la problématique de la modernisation de la loi civile, qui passe tout d'abord par une réinterprétation radicale - et, pourquoi ne pas l'affirmer sans ambages: par la suppression pure et simple - de la Shari'll, ainsi que par un renouvellement complet des Codes du statut personnel et de la famille (donc du statut juridique et de la condition sociale et politique de la femme) est au cœur de la question du changement démocratique dans le monde arabe et musulman. J'ai déjà affirmé précédemment qu'une société véritablement digne, tolérante et démocratique se juge à l'aune qu'elle réserve à la moitié féminine de sa population. L'émergence d'un islam des Lumières143,si cela est encore possible, est à ce prix! Un rapide regard sur la condition féminine dans les contrées du vaste monde musulman révèle néanmoins des situations extrêmement complexes, contrastées et évolutives. Dès que l'on prend en considération des facteurs, aussi divers que décisifs, tels l'appartenance de classe, le niveau de vie, le pays de naissance, l'origine régionale ou nationale, le degré d'alphabétisation et de formation, la trajectoire de vie individuelle, etc., force est de constater que les femmes musulmanes, hier comme aujourd'hui, n'ont absolument pas le même mode de vie, les mêmes contraintes ou les mêmes marges de liberté. Les codes du statut personnel varient - parfois considérablement - d'une zone à l'autre. Dès lors, ces mutations modernes ont plus ou moins été prises en compte par le législateur. De nouveaux codes de la famille, timidement entérinés par les théologiens, ont tout de même été progressivement introduits, permettant une meilleure intégration des aspirations culturelles nouvelles. il serait vain de vouloir brosser ici un tableau exhaustif des statuts de la femme dans tous les pays; quelques exemples suffisent amplement à illustrer cette diversité. 143 Lire Malek

Chebel,

Manifeste

pour

un islam des Lumières, op. cit.

109

En règle générale, si le droit de la famille enregistre ici ou là de timides évolutions, il reste toutefois, pour l'essentiel, marqué par des conceptions rétrogrades eu égard aux fortes pressions des milieux traditionalistes, islamistes ou néofondamentalistesl44. Ainsi par exemple, dans l'Etat supposé incarner la normativité et la protection des Lieux saints de l'islam, l'Arabie wahhabite, la femme est généralement cantonnée à des fonctions domestiques; et quand elle est instruite ou appartient aux classes moyennes, elle n'a même pas le droit de conduire sa propre voiture; elle se voit souvent exclue des fonctions économiques ou politiques. De même, sous l'ancien régime des Talibans d'Afghanistan, inspirés par leurs maîtres saoudiens, la Cité était transformée en un honteux système d'apartheid sexuel: non seulement une séparation extrême entre hommes et femmes était imposée, normalisée, mais la femme était bafouée, lapidée, réduite à l'esclavage. Le puritanisme des Talibans a été particulièrement atroce: refus de toute vie publique aux femmes, contraintes de porter la sinistre borqa (voile intégral avec un grillage devant les yeux) ; interdiction des pratiques sportives, ludiques, festives et de loisir, comme le cerf-volant, la musique, le cinéma ou la télévision; répression féroce de toute dissidence. Cette pratique extrêmement rigoriste résultait de la conjonction d'au moins trois facteurs: un puritanisme traditionnel tribal et rural ; une lecture particulièrement rétrograde de la Sharî'a inspirée par l'idéologie wahhabite des théologiens et responsables politiques d'Arabie Saoudite et s'inscrivant dans la lignée de nombreux autres courants néofondamentalistes (où la détestation des femmes est particulièrement nette); et, enfin, leur formation de pseudo "moines combattantS' (talibân) tôt séparés de leurs familles, embrigadés dans des écoles coraniques (madrassa) ou des camps armés, élevés dans un environnement exclusivement masculin. D'où leur phobie du sexe féminin. Dans d'autres régions encore, marquées par des traditions tribales toujours vivaces, les femmes subissent des pratiques d'un autre âge, voire des crimes atroces (lapidation de l'adultère au Nord Nigeria, "crimes d'honneur" au Pakistan145, etc.).

144

Minces Ouliette), La femme voilée. L1s1am.au féminin, Calmann-Lévy, 1990. Et

Minces

Ouliette),

Le Coran et les femmes,

145 Lire Amnesty questions

d'honneur,

International,

Hachette

Pakistan:

Paris, Collection

"Preuves

110

Littérature,

femmes

1996.

et jeunes fiDes tuées pour

à l'appui",

1999.

des

Rappelons quelques événements saisissants qui eurent lieu non seulement dans ces deux derniers pays, mais ailleurs aussi. Au Nigerial46, un exemple emblématique, (parmi tant d'autres hélas, mais qui avait été relaté par les médias du monde entier): celui d'Amin Lawal, accusée d'adultère plus de neuf mois après son divorce et condamnée en mars 2002 par les tribunaux pseudo" shariatiques' à être exécutée par lapidation dès le sevrage de sa petite fille ! En septembre 2003, la cour d'appel annule cette sentence grâce à la mobilisation de très nombreux Nigérians et aux protestations internationales. Le président du Nigeria lui-même avait sévèrement condamné la décision du tribunal coutumier. En fait, avant cette affaire, sous la pression des milieux fondamentalistes et conservateurs, l'application de la Shana a été instituée dans les 12 Etats musulmans du Nord sur les 36 qui forment la Fédération nigériane, alors que la Constitution de 1999 avait pourtant interdit l'adoption d'une religion d'Etat et réaffirmé le principe de la liberté religieuse. Evidemment, beaucoup de musulmans nigérians (et de musulmans d'autres pays) désapprouvent avec toute leur énergie l'iniquité de la condamnation des femmes par les tribunaux pseudo islamiques. Deuxième cas, au Pakistan, une affaire puisée également parmi tant d'autres, hélas! -, que Gabriel MartinezGros et Lucette Valensp47 rappellent aussi, avait défrayé la chronique: En juillet 2002, un tribunal local autorise le viol (collectif et public I), par les membres de la tribu Mastoi, d'une jeune fille (âgée de 18 ans) originaire d'une tribu de statut "inférieur", pour venger le fait (supposé) que son frère (à peine âgé 12 ans) avait eu le mallieur de jeter son dévolu sur une des filles du clan tribal des Mastois. Auparavant, des hommes de cette tribu n'avaient pas hésité à sodomiser ce garçon pour le "punir", sans être aucunement inquiétés ni même poursuivis par la justice! D'une manière générale, dans ce pays marqué par des traditions tribales encore vivaces (mais ces mœurs d'un autre âge ont mallieureusement cours aujourd'hui encore d'une extrémité à l'autre du Dû al-Islâm), des femmes victimes non consentantes de mariages arrangés par leurs familles dès leur plus jeune âge, d'autres accusées de relations sexuelles hors mariage sont régulièrement l'objet de crimes atroces, dits "d~onneui'. Sans forcément avoir de fondement religieux au départ, mais bien souvent légitimés ex-post par des théologiens 146Exemple

cité par Gabriel

Martinez-Gros

cit. ; p. 250. 147 Affaire également citée par Gabriel dissidence, op. cit. ; p. 250-251.

et Lucette Valensi, Martinez-Gros

111

L'Islam en dissidence,

et Lucette

Valensi,

L'Islam

op. en

officiels proches du pouvoir ou par divers courants néofondamentalistes de l'opposition, ces meurtres inqualifiables, pourtant condamnés par les associations, locales et internationales, de défense des droits de l'homme, restent souvent impunis compte tenu du laxisme, pour ne pas dire de la complicité longtemps entretenue des autorités officiellesl48. Autre exemple plus surprenant encore, parce qu'il se dérou1e dans la Turquie laïque et pluraliste. A Istanbu1, une jeune femme de 22 ans, Gilldünya Toren, originaire d'un village de Biltis, dans le sud-est anatolien, a été victime d'un "crime d'honneur", le 27 février 2004, achevée dans son lit d'hôpital par deux balles dans la tête par ses frères qui l'avaient déjà blessée en pleine rue quelques heures auparavant. Elle avait donné naissance à un petit garçon nommé Umut ("Espoir" : Amal, en arabe) deux mois et demi auparavant, à la suite d'une relation avec le mari de sa cousine. Celui-ci avait préféré prendre la fuite plutôt que d'accepter l'offre de prendre Gilldünya Toren comme seconde épouse - solution acceptable aux yeux du père de la défunte. Cette histoire tragique n'est qu'un exemple parmi des dizaines d'autres événements comparables où de jeunes filles sont victimes, chaque année en Turquie, de ce genre de crimes. Pourtant, ce pays - candidat à l'adhésion à l'Union européenne, unique pays explicitement laïque dans le monde musulman et dans lequel les associations féministes restent assez puissantes - avait aboli, dès 2003, l'article 462 du code pénal, rarement utilisé par les tribunaux, qui octroyait des réductions de peine pour les assassinats commis au nom du "code de l'honneur''149. Bien souvent, c'est l'ignorance

-

voire, un délire obsidional,

joint à

une phobie obsessionnelle de l'amour en général, du désir et du sexe féminin en particulier -, qui conduisent à ces discriminations et crimes inqualifiables à rencontre des femmes fuyant les mariages forcés ou celles soupçonnées d'adu1tère. Elles sont quotidiennement battues, parfois brûlées vives, vitriolées ou mutilées ISO... Sans forcément renvoyer à des fondements religieux, ces actes ignominieux ont été favorisés par la folle surenchère de courants néofondamentalistes radicaux et bénéficient d'une large mansuétude des autorités. C'est à cause de ces exemples dramatiques, terrifiants et répugnants, que l'is148

Lire l'enquête saisissanted'Erich Inciyan:« "Meurtres d'honneur" au Pakistan », Le

Monde, 21 mars 2002 ; p. 15. 149 Nicole Pope: «En Turquie, la mort de Güldünya, tuée par ses frères, souligne la persistance des crimes d'honneur », Le Monde 2 mars 2004. 150 Lire le témoignage terrible d'une Egyptienne ayant subi ce sort : Souad, Bn1lée VÎve, Editions

Oh!, Paris, 2003.

112

lam, religion égalitaire et réformiste, insistant, dès le départ, sur la dignité et les droits de la femme, exaltant même l'ardeur sexuelle (certes, dans les limites du respect de l'ordre social), est devenue, aux yeux de nombreux observateurs, une idéologie rigoriste et une prison pour les femmes. L'attitude de nombreux CUlamâstraditionalistes relayés à présent par divers courants néoEondamentalistes - consiste, en règle générale, à condamner l'irruption de la femme et sa visibilité dans les espaces publics et à prôner son enfermement domestique. Dans d'autres pays, en revanche, des réformes incontestablement positives, plus ou moins audacieuses, à portée émancipatrice, furent introduites concernant différents aspects du statut de la femme. Prenons l'exemple de la polygamie. L'Egypte a été l'un des premiers pays où fut promulgué un code de la famille intégrant la clause de la monogamie. Ce pays avait été le berceau du mouvement féministe arabe. Pourtant, les dirigeants (précieux soutiens de l'Occident qui le leur rend si bien) n'ont pu éviter de s'abandonner, depuis plusieurs années déjà, aux sirènes de l'intégrisme. Le pouvoir autoritaire et impopulaire de Hosni Moubarak, allié des gouvernements occidentaux (qui ferment les yeux sur ses excès), répressif à l'égard des islamistes radicaux, succombe honteusement à la surenchère mimétique autour de prétendues "valeurs morales islamiques'. Artistes, intellectuels, cinéastes, romanciers, journalistes et en particulier toutes les femmes libres sont sans cesse tenaillés entre la pression des Frères musulmans, d'un côté, et la démagogie des milieux cléricaux d'Al-Azhar, de l'autre. Ainsi, le célèbre Cheikh Muhammad Sayyed Tantâwî, imâm de cette prestigieuse institution religieuse, nommé par le même président (inamovible) Hosni Moubarak et, de ce fait, soumis au pouvoir politique, tout en prêchant officiellement un islam prétendument "modéré', ne cesse d'offrir une caution pseudo religieuse aux dérives sectaires précédemment citées (notamment la campagne de répression et de dénigrement des intellectuels laïcs et des mouvements féministes) et de donner des gages, de plus en plus évidents, aux milieux cléricaux officiels comme aux courants de contestation, néofondamentalistes et islamistes. Comme le remarque, à très juste titre, Martine Gozlan : ((

Certes, on emprisonnait les fanatiques mais, en même temps,

on relégitimait la mainmise des religieux sur lensemble de la société. L Ïntégrisme c71ard"sous les verrous ou au bout d'une corde, lÏntégrisme (~oft"pouvait sans inconvénient fulminer contre 113

llmpudicité et la fornication. Le directeur de la censure égyptienne cinématographique faxait sans état d8.me les copies des films aux cheikhs islamistes afin qu'ils coupent à leur aise les scènes amoureuses. Les actrices égyptiennes les plus sexy se voilaient les unes après les autres. L'une des seules à résister, lïntelligente et somptueuse Yousra, actrice fétiche de Youssef Chahine, était traînée devant les tribunaux par les avocaillons

islamistes151.

»

En revanche, dans la Turquie kémaliste et dans la Tunisie de Bourguiba, des mesures audacieuses ont été prises. Il est vrai qu'il s'agit de deux régimes politiques ayant instauré une modernisation certes autoritaire (en particulier, si on exclut les progrès, relativement récents, de libéralisation de l'espace politique turc, seule la Tunisie demeure non démocratique). Mais ces deux pays sont les seuls à avoir adopté une constitution laïque. Ils ont donc fait le choix d'une nette séparation entre la Mosquée et l'Etat. La pratique de la polygamie et celle de la répudiation y ont été complètement interdites depuis des décennies. Fait exceptionnel dans le monde musulman pour ne pas être souligné. La polygamie a été de même fortement restreinte par l'ancien régime irakien ba'athiste152, ainsi qu'au Liban ou en Syrie. Après l'écroulement du régime sanguinaire de Saddam Hussein, la dévastation de ce pays par l'effet conjugué de la guerre angloaméricaine et du terrorisme, la montée en puissance des courants néofondamentalistes et islamistes extrémistes - en particulier, d'obédience shî'ite (qu'incarnent, à des degrés divers, l'Ayatollah Sistânî ou Moqtadâ al-Sadr) -, l'accouchement difficile, et toujours incertain, d'un régime de transition et son adoption d'une Constitution (provisoire, dit-on!) qui inscrit désormais la question de la Sharî'a dans l'ordre normatif, il est légitime de se demander ce que sera l'avenir des fragiles acquis pour les femmes irakiennes. De même, il est légitime de s'inquiéter pour l'avenir du pluralisme confessionnel. En effet, ce pays se caractérisait auparavant (en dépit de la nature détestable et sanguinaire du régime de Saddam Hussein), contrairement à la plupart de ses voisins, par une coexistence exemplaire de l'islam et des autres confessions, en particulier pour les Eglises chrétiennes qui bénéfi151Martine 152 Ba'ath:

Gozlan Le Sexe d'Allah, Terme

arabe

op. cit. ; p. 182.

qui signifie

« résurgence

»-, «résurrection

»-, «rejaillissement

Qualificatif dont se désignent eux-mêmes les partis du nationalisme arabe, surtout Irak. et en Syrie (parti ba 'ath arabe) ; fut utilisé également par les Frères musulmans pour désigner le mouvement de la résurgence islamique (al-bàath al-islâmJ.j.

114

»-. en il

ciaient d'une grande liberté pour leur culte; les Chaldéens notamment (près de 700 000 personnes) étaient présents dans la haute fonction publique, au sein de l'armée et de la police, dans le commerce et les activités bancaires, dans l'administration, la justice ou encore le journalisme; ils étaient tout à fait intégrés et se considéraient irakiens à part entière. Aujourd'hui, la volonté d'imposer des interdits religieux implacables, notamment dans le domaine des mœurs, l'obligation faite aux femmes de se voiler, le recul inquiétant de la mixité, etc. sont des faits avérés, tendent hélas à montrer qu'il s'agit bien d'une crainte tout à fait justifiée. Ailleurs dans le monde musulman, la polygamie est très peu répandue, en particulier dans les pays d'Asie. Et, même là où elle n'a pas été formellement interdite, la loi proscrit un traitement inégal des coépouses et la femme peut la rendre impossible en le stipulant expressément sur le contrat de mariage (Algérie, Maroc, Iran). En règle générale, depuis les indépendances, et en dépit de la montée en puissance des islamistes et des milieux traditionalistes, les droits modernes ont profondément pénétré la plupart des Etats musulmans. Aussi, n'est-il pas exagéré d'affirmer qu'une grande majorité de ces pays se caractérise par une relative autonomie entre la sphère religieuse et la sphère politique. A l'exception de certains pays qui ne reconnaissent que la Sharî'a comme loi fondamentale - Arabie Saoudite wahhabite, Soudan depuis 1983, Iran khomeyniste, Pakistan depuis 1988, Mghanistan des Talibans, etc. -, le droit musulman stricto sensu est loin de s'appliquer à tous les domaines. Des dispositifs juridiques empruntent certes au corpus religieux dans certains domaines limités. Mais c'est le droit positif moderne - droit pénal, droit civil, droit public, droit commercial, droit international, etc. - qui prédomine. Néanmoins, une exception notable à cette règle - et ceci est

évidemment extrêmement grave après ce qu'on vient de remarquer juste avant - ne manque pas de frapper: tout ce qui relève du statut personnel - donc de la condition juridique de la femme - est encore très largement soumis à la Sharîâ dans sa traduction la plus rétrograde, la plus obscurantiste et la plus répressive. Dans la plupart des Etats musulmans, les mariages demeurent en effet à caractère religieux et relèvent donc du droit musulman. Le mariage laïque - au sens d'une union

non religieuse

-

n'est,

dans la plupart

des cas, pas du tout

possible: l'obligation d'enregistrement de l'état civil ne saurait être assimilée à un mariage civil laïque. Quant aux mariages mixtes, ils sont rarement reconnus - surtout lorsqu'il s'agit de mariages contractés 115

par des femmes musulmanes avec des hommes non musulmans. La plupart des unions mixtes sont souvent interdites par les codes religieux

de la famille. En outre, si certains pays

-

comme l'Egypte,

la

Tunisie, la Turquie, la Syrie ou le Liban - reconnaissent le pluralisme confessionnel, l'Arabie saoudite, elle, fait subir aux non-musulmans, minorités chrétiennes notamment, de multiples tracas et persécutions et, à l'instar d'autres pays musulmans, n'admet pour les ressortissants musulmans que le seul mariage religieux. Les expériences de laïcisation effective - et à portée significative et réelle -, du droit familial (héritage sécularisé, codes et tribunaux civils, polygamie abolie et invalidée, répudiation absolument interdite, divorce égalitaire et judiciaire, etc.) restent cependant limitées: Etats musulmans de l'Asie Centrale de l'ex-URSS, Turquie (où le Parlement a révisé, fin 2002, le Code de la famille, réputé déjà pour être le plus libéral, afin, notamment, de supprimer l'exclusivité de l'autorité parentale, jusque-là accordée au seul père), Indonésie, Tunisie (Habib Bourguiba y a imposé la monogamie, dès 1956), musulmans de la Fédération indienne, la plupart des pays musulmans d'Afrique Noire... La liste des Etats n'est malheureusement

pas très longue

-

elles n'en touchent

pas

moins une très grande partie de la population musulmane qui, on le voit, vit de bon gré dans le cadre de régimes matrimoniaux assez sécularisés. Dans les autres pays, les mariages restent, comme on l'a vu, religieux, souvent arrangés et réglés par des dispositions juridiques dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles relèvent d'une interprétation singulièrement restrictive de la Sharîa. L'obligation d'enregistrement civil de ces mariages dans certains pays ne signifie nullement l'existence du mariage civil laïque, au sens d'union libre non religieuse. Bien sûr, certains théologiens, minoritaires encore, essayent toujours d'interpréter les textes dans un sens favorable aux droits des femmes. Aussi, rappellent-ils, par exemple, qu'en islam, le mariage n'est pas un sacrement, comme dans le christianisme, mais un contrat: le mari a certes la possibilité de répudier sa femme, mais, au moment du mariage, la femme peut faire figurer dans l'acte un certain nombre de clauses en sa faveur (comme la monogamie et le droit pour elle de demander le divorce et des dédommagements, si le mari y contrevient). Pourtant, ces prescriptions n'ont pas toujours été respectées, ou ont été appliquées avec plus ou moins de rigueur selon les époques et les contrées du vaste monde musulman.

116

Cependant, les débats purement juridiques sur l'évolution des codes du statut personnel ne suffisent pas à comprendre les enjeux du débat autour de la place de la femme, ou celle de l'amour, de la sexualité et des rapports entre les deux sexes dans les sociétés arabes et musulmanes actuelles. Il convient, en effet, de tenir compte de facteurs beaucoup plus décisifs parfois, à savoir les difficultés économiques et sociales - question que j'ai rappelée précédemment. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'à cause des difficultés d'une vie économique et sociale extrêmement éprouvante, où il faut constamment se battre pour la survie quotidienne, le désir, l'amour et la sexualité ne tiennent qu'une place restreinte, pour ne pas dire inexistante, dans la vie des couples. Très souvent, ces derniers voient leur union et leur sexualité bouleversées par ces ennuis. Sans parler évidemment de la pression et des invectives des théologiens et des islamistes interdisant aux hommes et aux femmes, aux garçons et aux filles, d'avoir des rapports sentimentaux et charnels normaux, leur enjoignant de s'interdire toute relation affective et de ne consommer leurs unions qu'après le mariage. Or, le critère qui compte le plus dans les unions légales est bien le critère économique (travail rémunéré, revenus suffisants, logement décent, etc.). Cette question sociale est cruciale dans l'évolution - ou les blocages - des mentalités et de la jurisprudence elle-même. En tout état de cause, les débats restent ouverts sur ces questions et les solutions - provisoirement - adoptées demeurent en permanence tributaires des batailles entre réformistes et modernistes, d'un côté, et conservateurs, de l'autre. Ce qui parfois donne des situations apparemment paradoxales: ainsi, l'Iran des mollahs a-t-il institué, sous la pression des réformateurs et des féministes, un partage quasi égalitaire de l'héritage, au nom d'une relecture hardie du Coran. Rappelons que dans ce pays "théocratique", le mouvement des femmes a su ménager un surpreD:ant espace de liberté, dans un environnement social et politique pesant et extrêmement répressif. Ce mouvement est, par ailleurs, aussi divers que fervent défenseur des réformes (accès au marché du travail et à l'éducation des femmes, droits à l'héritage, à la garde des enfants pour les femmes divorcées, âge minimum pour se marier, punitions sévères des mauvais traitements infligés par la famille, etc.) De certaines traditionalistes (qui veulent réconcilier islam et démocratie) aux libérales laïques, en passant par des musulmanes progressistes, les femmes iraniennes ont appris, très tôt, à se battre contre des dirigeants conservateurs. Ces derniers, comme chacun sait, sont particulièrement durs. Mais les femmes iraniennes tentent de 117

détourner à leur profit les fragiles acquis imposés par les réformateurs. Malheureusement, ces acquis sont sans cesse remis en cause par les tenants de la théocratie conservatrice, notamment le Conseil des Gardiens de la Révolution dont les membres préconisent et infligent aux femmes des traitements avilissants et inhumains d'un autre âge (interdiction de se déplacer librement, surtout à l'étranger sans autorisation du mari ; lapidation de l'adultère; prison et coups de fouet infligés à celles qui ne respectent pas le port obligatoire du Tchador, ségrégation dans les espaces publics153,harcèlement des femmes intellectuelles et artistes, etc.154)C'est ainsi que des lois positives, votées par le Parlement (grâce notamment aux combats menés par Shahla Sherkat, fondatrice en 1992 de la célèbre revue féministe Zanân, Femmes, ou encore par l'association dirigée par l'avocate Chirine Ebadi, première femme musulmane lauréate du prix Nobel de la paix 2003), ont été invalidées par les Gardiens conservateurs qui possèdent un droit de veto. Néanmoins, le mouvement des femmes est de mieux en mieux structuré et influent. On ne peut exclure le fait que les femmes iraniennes (globalement instruites), parviendront, dans un avenir proche, à arracher des réformes de plus en plus libérales et irréversibles. La situation est encore différente à l'autre bout, occidental, du Dâr al-Islâm, c'est-à-dire au Maghreb. Ainsi, l'Algérie autoproclamée à l'époque "socialiste" avait institué, en 1984, un Code rétrograde de la famille qui suscita l'ire des associations féminines et d'immenses manifestations de protestations. De son côté, avant la réforme toute récente

-

j'y reviendrai

dans un prochain

chapitre

-,

l'ancien

gouvernement

socialiste d'alternance marocain dût retirer, en l'an 2000, une version révisée de la Mudawwana (Code du statut personnel) et un "Plan d'intégradon de la femme dans le développement', jugés "hérétiques" par les milieux conservateurs, après une gigantesque manifestation d'islamistes à Casablanca le 12 mars 2000. Le jour même, à Rabat, une 153

Ainsi, l'ancien

ministre

de l'Intérieur,

'Abdullâh

Nûrî fut jeté en prison pour cinq ans,

pour avoir affirmé que la Sharî'a oblige la croyante, mais pas celles qui ne croient pas (sans parler de dizaines de militantes féministes, comme Shahla Sherkat, ayant subi le même sort, et de la journaliste irano-canadienne, Zahra Kazami, arrêtée puis décédé en prison, pour avoir simplement photographié une prison)! Lire Wendy Kristianasen: « Au Maroc et en Iran. Débats entre femmes en terres d'islam ., Le Monde Diplomatique, Avril2004; p. 20-21. 154Lire Wendy Kristianasen: «Au Maroc et en Iran. Débats entre femmes en terres d'islam., op. dl. ; p. 20-21. Ainsi que Azadeh Khian-Thiébaut:« Des femmes iraniennes contre le clergé

.,Le Monde

Diplomatique,

Novembre

118

1996.

autre marche - certes, quantitativement plus modeste, mais tout aussi déterminée - fut organisée par des ONG, des réseaux associatifs, notamment féministes, des intellectuels et partis de gauche. Finalement, le royaume chérifien, sous l'impulsion du roi Mohamed VI, a adopté une réfomr audacieuse du statut de la femme. D'une manière générale, à regarder les faits de plus près, l'on se rend compte que les pays du Maghreb (compte non tenu, toutefois, des différences sensibles entre eux), ont connu des changements structurls profonds, voire des bouleversements de mentalités. Ces changements sont dûs essentiellement à la pénétration des modes de vie occidentaux, parfois au volontarisme des politiques publiques. Ainsi, l'accélération de la démographie des décennies précédentes n'est plus aussi forte. Au contraire, le taux de natalité et l'indice de fécondité s'y sont fortement décélérés. Les législations (surtout en Tunisie, pays précurseur en la matière où l'effort soutenu en faveur de l'éducation et de l'émancipation des femmes est incontestable) semblent y favoriser des programmes de contrôle des naissances et encourager l'instruction des femmes. Une baisse de la précocité des unions matrimoniales est un autre fait patent. De même, le développement de réseaux sanitaires et des centres de planning familial, ainsi que le recours aux moyens contraceptifs, voire à l'interruption volontaire de grossesse (malgré la forte hostilité des milieux traditionalistes et islamistes), l'érection de dispensaires et autres services sanitaires, de centres de prévention des maladies infectieuses, notamment sexuellement transmissibles, etc. constituent une réalité palpable. Une chose est sûre, de l'Egypte au Maroc, de l'Indonésie à la Turquie - en dépit des problèmes persistants et du fossé séparant encore la situation des hommes de celle des femmes (en particulier, en milieu rural) -, les changements d'attitude des couples à l'égard de questions aussi sensibles que celles de la fécondité, du travail professionnel des femmes ou de l'éducation des enfants sont manifestes. il s'agit là seulement de quelques exemples emblématiques, qui ne sauraient évidemment rendre compte de l'extraordinaire contraste qui caractérise, dans ce domaine, comme dans bien d'autres, le vaste monde de(s) l'islam(s)155.

155 Lire notamment: Lochon (Christian), Bodin (Véronique) et Doumenge (éd.), Femmes et Islam, CHEAMJLa Documentation française, 2000.

119

Oean-Pierre)

LA LONGUE MARCHE VERS L ~MANCIPATION?

La réflexion sur cette question sensible de l'amélioration de la condition féminine fut entamée dès l'époque des Tanzîmât au XIXe siècle dans l'Empire ottoman156. Elle a fait l'objet de la sollicitude des réformateurs musulmans (Salafiyya) et des tenants de la Nahda arabe. Dès le début de ce siècle, aussi bien dans le monde turc ou iranien que dans le monde arabe (Egypte, Irak) ou dans le sous-continent indien (Indonésie, Malaisie), l'instruction des filles commençait à se développer. En Inde par exemple, le travail accompli par certains leaders musulmans, à l'image d'un Sayyed Ahmad Khân, a incontestablement permis aux femmes musulmanes d'accéder à l'école et à l'université dès le début du XXe siècle: à Aligarth et Delhi, puis à Bombay et ailleurs encore. L'Iran aussi a connu la même dynamique; les établissements publics d'enseignement, notamment supérieurs, furent ouverts aux femmes dès 1936. Des progrès non négligeables furent imposés même au Pakistan, grâce notamment à des associations féminines, telle que la All Pakistan Women s Association créée en 1950... D'une manière générale, des hommes de grand renom contribuèrent à la défense de la cause de l'émancipation féminine. A titre d'exemple, l'Indien Mumtaz Ali a été l'auteur de Droits de la femme en 1898. De même, l'Egyptien Rifa'at Rafi' al-Tahtâwî (18011873)157fut l'un des premiers réformateurs arabes à se pencher sur la

156Tanzîmât: terme qui signifie littéralement: « (ré)organisation» ou encore« (re)structuration» (de Nizâm ou «Tanzim» : «ordre », ou du verbe «Nazzama «il organise ») Il s'agit des réformes administratives qui ont eu lieu en Turquie, dès la fin du XIX 8e siècle, sous l'Empire ottoman, mais surtout après les années vingt, sous la République instaurée par Mustapha Kémal Atatütk. 157 Son ouvrage sur la condition de la femme dans les sociétés musulmanes vient d'être traduit

de nouveau

de manière

(avril 2000 ; traduit

certes résumée,

de l'arabe, annoté et présenté et édité par les éditions Dar AI-Bouraq

par Yahya Cheikh), à Beyrouth, Liban;

distribué par La Librairie de l'Orient à Paris, sous le titre: L'Emancipation de la femme musulmane. Le guide honn~te pour l'éducation des 6lles et des garçons (Kitâb alMurshid Femmes

al-Amin B Tarbiyyati al-Banâti WB al-Banîn), Editions AI Bouraq (collection en Islam), Paris, Beyrouth, 2000. Lire également Rifa'at Rafi' al- Tahtâwî, L'Or

de Paris. Relation de voyage (1826-1831), traduit et présenté par Anouar Louca, Paris, Editions Sindbad (La Collection arabe), 1988. Sur rapport intellectuel de Rifa'at Rafi' alTahtâwî

et son

actualité

ans le monde

musulman,

121

à travers

plusieurs

figures

de

condition de la femme, à la suite de son séjour à Paris à la tête d'une mission scolaire envoyée par Mohammad Ali, en 1826. TI publie en 1834 son ouvrage La puri.B.cadon de l'or ou laperçu abrégé de Paris, dans lequel il fait l'éloge de la liberté des femmes françaises; il signale les contradictions entre les prescriptions de l'islam et les pratiques de la "période de la décadence" ; il considère l'instruction et le travail des femmes comme conditions prioritaires à leur émancipation158. Un autre essayiste réformiste égyptien d'origine turque, Qâssim Amîn (18631908), auteur de Libéradon de la femme (Tahrîr al-Mara) (1899) et de La femme moderne (al-Mara al-Muassira) (vers 1900), dénonce l'asservissement de la femme et recommande l'abandon du voile: le dévoilement, affirme-t-il, il faut y préparer les jeunes filles dès leur enfance; quant à la crainte d'une pseudo séduction, c'est le problème des hommes qui nourrissent une telle phobie; pourquoi ne demande-ton pas aux hommes de se voiler? (On voit à quel point, sur cette question en l'occurrence, il est très audacieux et en avance par rapport aux arguments développés par maintes jeunes femmes voilées d'aujourd'hui, pourtant instruites et urbanisées !) De même invite-t-il les musulmans à proscrire définitivement la polygamie et à encourager l'instruction des filles, de l'école maternelle jusqu'à l'université. L'asservissement de la femme est, dit-il (avec des accents très en avance par rapport à la mentalité dominante de l'époque), l'obstacle majeur à la marche des sociétés arabo-musulmanes vers le bien-être et la modernité. TI insiste, en outre, sur l'éducation des filles, condition sine qua non à leur émancipation et au progrès général. Violemment dénoncées par les 'Ulamâ ' de l'époque, ses idées n'en eurent pas moins un impact considérable sur les précurseurs du mouvement féministe dans le monde arabe et musulman. Un autre Egyptien non moins éminent, Mansour Fahmy, soutint en 1913 à l'université de La Sorbonne, une thèse sur La Condidon de la femme dans l'islam, sous la direction du professeur Lévy Bruhl. TI Y affirmait notamment, de

manière on ne peut plus claire: « Les sièclespostérieurs de l'islamisme (dans le vocabulaire de l'époque, il s'agit, bien évidemment de l'islam) ont eu pour principal souci de régler la vie de la femme en sorte que l~omme y trouvât son avantage et son agrément ». réformateurs

contemporains:

de R.ifaa. Musulmans 158Lire la traduction la récente

traduction

de l'ouvrage)

lire le très stimulant

et modernes, française de l'arabe

de Yahya Cheikh,

Paris, Editions

ouvrage

de Rifa'at Raft' al- Tahtâwî, (il s'agit d'un résumé, de L'Emancipation

122

de Guy Sorman,

Les Enfants

Fayard, 2002. L'Or de Paris, op. cit. Ainsi que

d'une synthèse

de la femme

des grandes

musulmane,

op. cit.

lignes

Ou encore:

Cf

Mahomet eut beau vouloir relevez; en théorie, la

condidon du sexe dont les charmes ont agi si profondément sur sa sensibilité poédque ; en dépit de ses intendons, lïslam la dégrada. il a protégé les femmes contre lagression de l~omme, mais il les a étouffées en rendant difficile lechange entre elles et la société qui les entoure, et par-là il leur a ôté les moyens même de profiter de cette protection159.

»

L'auteur a distingué dans la vie conjugale du Prophète deux périodes, celle de La Mecque, où Muhammad était rigoureusement monogame (il a aimé et épousé Khadija qui l'a accompagné durant la révélation et les premières années de prédication, et est resté monogame jusqu'à la mort de cette dernière), puis celle de Médine, où Ml]h~mmad a eu plusieurs coépouses et concubines. Je reviendrai plus tard sur cette distinction, ses implications en termes de rapport de l'islam à la question sexuelle et à celle du statut de la femme et sur l'influence qu'a eu 'Umar ibn-al-Khattâb (l'un des compagnons du Prophète, deuxième calife de la dynastie musulmane, mort en 644) sur le changement d'attitude de ce dernier concernant la liberté des femmes. En tout état de cause, en dénonçant les pratiques de répudiation, de polygamie, ainsi que l'infériorisation de la femme en matière de mariage ou d'héritage et en discutant avec une rare audace des préceptes coraniques en la matière, Mansour Fahmy a fini par subir l'ire des milieux conservateurs de l'université théologique d'al-Azhar, l'une des plus prestigieuses dans le monde musulman; ceux-ci estimèrent ses analyses sacrilèges et non conformes à la Sîra alNabawiyya (qu'on peut traduire par "la geste prophétique", c'est-à-dire l'ensemble des récits autorisés de sa vie, élaborés tout au long des siècles par les commentateurs "religieusement corrects"). Mansour Fahmy a finalement a été expulsé de cette prestigieuse université égyptienne et vécut ostracisé par ses pairs et complètement isolél60. Un autre réformateur tunisien, Tâhar Haddâd (1899-1935), référence du mouvement féministe, dénonça également l'aliénation de la femme et avança des idées audacieuses dans son ouvrage Notre femme dans la loi et dans la société, paru en 1930. TIosa s'attaquer de front aux dispositions de la loi religieuse relatives au statut de la femme; pour lui, les règles du Code en vigueur dans ce domaine ont été dictées au

159Mansour Fahmy, La Condition de la femme en islam, avec une préface de Mohammed Harbi, Editions Allia, 1990, réédition Poche/Allia, 2002; p. 21. 160Mansour Fahmy, La Condition de la femme en islam, op. cit.

123

législateur par le contexte de l'époque, et il faut les réviser en profondeur. Ce combat pour l'émancipation a été mené très tôt également, du sous-continent indien à l'Egypte, de l'Iran au Maghreb, de la Turquie à l'Indonésie, par de nombreuses femmes se réclamant explicitement de la philosophie du féminisme (écrivains, journalistes, cinéastes, artistes, militantes politiques, avocates, etc.). Il a permis des évolutions - pour ne pas dire des séismes - importants, aussi bien au niveau des mentalités que des politiques publiques, ayant débouché, en maints endroits, sur de précieux acquis: accès des filles à l'éducation scolaire et même aux études supérieures, élévation de l'âge du mariage, recul de la polygamie, réduction du taux de fécondité, limitation ou espacement des naissances, diffusion des moyens contraceptifs, des centres de planning familial, de réseaux sanitaires, de centres de soins maternels, d'associations d'aide aux femmes, changements significatifs de l'attitude des couples à l'égard de la fécondité et de l'éducation des enfants. Dans certaines sociétés musulmanes, de nombreuses femmes, grâce en particulier à leurs multiples et courageux combats, ont eu accès certaines assez tôt (Egypte, Liban, Syrie, Irak, Tunisie, Algérie, Turquie, Indonésie...) -, à l'instruction, notamment publique et laïque, à l'éducation et à toutes sortes d'activités professionnelles et artistiques (avocates, pédiatres, éducatrices,ingénieurs,peintres,gynécologues, journalistes, femmes de lettres, cinéastes...), parfois aussi aux plus hautes responsabilités publiques, socioéconomiques, politiques ou administratives161. Elles ont même réussi, non sans abnégation dans la lutte, à arracher le droit de vote, comme en Turquie ou dans le souscontinent indien, bien avant certaines de leurs homologues des pays européens. Dans ces pays, les femmes eurent le droit de vote relativement tôt: 1924 en Turquie, 1935 dans le sous-continent indien, mais seulement en 1963 pour l'Iran... Malgré d'incalculables obstacles érigés par les hommes et les traditions, des femmes musulmanes, aussi talentueuses qu'obstinées, parvinrent même jusqu'à se hisser au plus haut sommet de l'Etat; certaines parvinrent ainsi à diriger des gouvernements, comme au Pakistan (Benazir Bhutto), en Turquie 161Sur le Maghreb, Soixante

lire en particulier

Zakya Daoud, Fé111ÎI1iSme et politique

au Maghreb.

ans de lutte, 1930-1992,

au Maroc », in revue

Awâl,

Maroc, EDDIF, 1993. Zakya Daoud:« Luttes féminines 1999. Ou n° 20, Paris, Maison des Sciences de l'Homme,

encore Zakya Daoud:« Politique et femmes au Maghreb », in Eliane Gulbin Le Siècle des féminismes, Editions de l'Atelier, 2004 ; p. 371-383.

124

et alii (dir.)

(Tançu Ciller), en Indonésie (Megawati Sukarnoputri) ou au Bangladesh (Khaleda Zia face au leader féminine de l'opposition, Hassina Wajed). D'autres devinrent ministres ou secrétaires d'Etat: au Maroc, en Tunisie ou en Algérie. De l'Egyptienne Hoda Sha'râwî, dans les années trente, à l'Indonésienne Wardah Hâfiz, à la Marocaine Fatima Mernissi ou encore à une autre Egyptienne Naoual el-Saadaoui162 actuellement, des femmes appartenant à l'univers de la culture musulmane, partout, se sont érigées en actrices de leur propre destin et ont lutté ouvertement pour imposer leurs droits et libertés. Comme chacun sait, cette génération est relayée aujourd'hui par une multitude d'associations féminines, qui font montre d'une vitalité surprenante et ont élargi leurs interventions à d'autres domaines: extension des centres de planning familial, lutte contre l'exploitation sexuelle ou la maltraitance et la violence conjugales, refus des silences et arrangements entre familles garantissant l'impunité aux hommes, soutien aux mères célibataires et aux femmes vivant dans la solitude et la précarité, etc. Elles savent qu'une société se juge à l'aune du sort qu'elle réserve à la dignité de sa moitié féminine; et que ce pari de l'émancipation est intimement lié à la nécessité de construire des sociétés démocratiques et libres. FEMMES ISLAMISTES ENTRE FOI ET DESIR D'EMANCIPATION Ce rôle accru des femmes, issues de la culture islamique, dans la vie publique a suscité, depuis de nombreuses décennies, des débats et controverses aussi vifs que cruciaux qui traversent sans exception toutes les familles de pensée, toutes les formations politiques, syndicales, associations professionnelles d'avocats, de journalistes, d'artistes ou des milieux intellectuels. Ces controverses n'ont pas épargné la mouvance islamiste elle-même. Ne faudrait-il pas d'ailleurs conjuguer cette dernière au pluriel? Dans de nombreux pays, l'islamisme exprime le rejet de secteurs entiers de la société civile d'une classe dirigeante qui s'est avérée incompétente, méprisante pour le peuple et, de surcroît, corrompue. Loin de l'affrontement violent, nombreuses sont les organisations qui poursuivent leurs objectifs par la voie pacifique et démocratique, notamment à travers des activités caritatives palliant les défaillances de l'Etat. Dans une telle perspective, l'engagement social, politique et culturel de nombreuses femmes 162 Lire, parmi les nombreux essais de Naoual el-Saadaoui, Femmes égyptiennes. Tradition et modernité, Paris Editions des Femmes, 1991. 125

membres ou simples sympathisantes de ces formations est actuellement au cœur de dynamiques de changement qui, pour illusoire que soit leur véritable portée (ne sont-elles pas, en effet, le vecteur d'une forme pernicieuse ou sournoise de "servitude volontaire"163 1), pourraient tout aussi bien s'avérer, à la longue, décisives, et - pourquoi pas 1 - étonnamment positives. En effet, l'attitude des islamistes à l'égard de la question féminine n'est ni simple ni univoque. Certes, inutile de nier que le dénominateur commun de toutes les tendances (radicales comme modérées) réside bien dans leur opposition à la modernité occidentale, en particulier à l'émancipation de la femme et à l'égalité sexuelle, au sens contemporain du termel64. Cependant, à regarder les choses d'un peu plus près, force est de constater que la posture des doctrinaires de ce qu'il est à présent convenu d'appeler l'islamisme politique "classique" (à l'image du mouvement Nahdat ul-ÇUlamâ' indonésien; de l'association des Frères musulmans égyptiens, jordaniens ou syriens; du Parti Justice et Développement (AKP) turc; de son homonyme marocain (PJD), du Hamas ou du Nahda algériens, etc.) diverge sensiblement de celle des courants beaucoup plus radicaux ou ceux issus de la mouvance dite du néofondamenta1isme. Cette thématique néofondamentaliste s'appuie, comme chacun sait, sur la phobie de la "femme séductricè' ou "tentatricè' et sur la répulsion que provoque un mode de vie occidental, réduit à quelques clichés éculés: consumérisme effréné, permissivité et concupiscence de la chair, mœurs libertines et licencieuses, etc. Or, personne ne peut ignorer le fait que l'histoire de la démocratie européenne est aussi celle du lien indéfectible entre progrès de la laïcisation, invention démocratique et arrachement des questions de l'intime et de la sexualité au diktat des Eglisesl65. Des batailles fort anciennes, souvent dramatiques, mais décisives, eurent lieu en faveur de l'éducation, de la dignité de la personne et de l'égalité 163Lire notamment les réflexions tout a fait pertinentes de Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, Femmes du Maghreb, l~jeu, Tunis, Cérès Production et Paris, Jean-Claude Lattès,1992. 164 Lire notamment Yolande Géadah, Femmes voilées, intégrismes démasquées, Montréal, Vlb Editeurs, 1996. Ou Martine Gozlan, Pour comprendre lmtégrisme islamiste, Albin Michel, 1995. Et Martine Gozlan, Le Sexe d~ah. Des mille et une nuits aux mille et une morts, Grasset, 2004. Ou encore Michèle Vianès, Un Voile sur la République, Stock, 2004. 165Lire notamment les travaux de Michel Foucault, d'Evelyne Sullerot ou de Michèle Perrot. En particulier: Georges Duby et Michèle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident; 5 volumes, réédition Tempus Perrin, 2002. 126

des droits - même si, bien évidemment on est très loin du compte. Des femmes et des révolutionnaires ont joué un rôle décisif dans cette évolution en Europe notamment. Citons trois exemples seulement: Olympe de Gouges (1748-1793) pendant la Révolution française, Louise Michel (1830-1905) pendant la Commune de Paris, Rosa Luxemburg (1871-1919) pendant la révolution allemande... Dans les pays démocratiques avancés d'Occident, les luttes en faveur de l'émancipation des femmes ont tout de même abouti à des résultats, certes très récents et insuffisants, mais non négligeables et historiquement inédits166 (l'Islande, la Norvège, la Suède, la Finlande, le Danemark ou encore Les Pays-Bas en représentent indubitablement les modèles les plus progressistes167). En dépit de la persistance de fortes inégalités professionnelles et politiques (au détriment des femmes, évidemment), en dépit des chiffres alarmants sur la montée des violences domestiques et conjugales envers les femmes (principal cause de décès et d'invalidité, avant le cancer, les accidents de la route

et même la guerre168I),les droits y sont sans commune mesure avec les retards considérables constatés dans les pays musulmans. En règle générale, dans les démocraties occidentales, les unions se forment, le plus souvent, par amour, désir de se réaliser à deux, non par contrainte (aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, deux faits le prouvent: le nombre croissant d'enfants nés hors mariage et celui des PACS169).En moyenne, ce désir d'union est fondé sur le partage de sentiments, de tendresse et de responsabilités (les femmes comme les hommes travaillent), un engagement assumé, l'égalité des deux sexes, etc. C'est cela que les islamistes appellent la société de débauche! A dire vrai, la parité, l'amour assumé et l'émancipation des individus, en particulier de la femme sont des notions et des processus qui leur sont insupportables. 166 Pour un tour du monde

synthétique

de ces luttes, lire en particulier:

Eliane et alii (dir.), Le Siècle des féminismes, 167Cf. Les rapports du PNUD précédemment

le développement

Editons de l'Atelier, cités. En particulier

humain dans le monde arabe

Eliane Gublin

2004. le Rapport

mondial

sur

pour l'année 2003, cité in « L'Atlas

politique au féminin », Le Monde 2, 7-8 mars 2004 ; p. 10-11. 168Conseil de l'Europe, Violence domestique envers les femmes,

27 septembre

2002. Lire

Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob, 2003 ; p. 81 et suivantes. 169 Le Code civil français, dont on célèbre le bicentenaire à partir

du Il mars 2004,

enregistre

de la femme,

enfants

bien cette lente et longue et de la famille

survivance

de celle-ci

(devenue

évolution,

plurielle:

après le divorce,

Code civil, deux siècles d'émancipation

quête

légitime,

recomposée,

émancipatrice fondée

sur le mariage,

etc.) : lire Delphine

des femmes », Le Monde,

127

des

naturelle,

Saubaber

: « Le

12 mars 2004; p. 1.

D'une manière générale, dans la plupart des pays musulmans, avec la détresse sociale qui touche de plein fouet une majorité de jeunes, le sentiment de frustration est décuplé par le rapport paradoxal de fascination et de haine à l'égard d'un Occident dont le système libéral est parfois admiré, les produits de consommation toujours ardemment désirés, mais qui se révèlent finalement inaccessibles. Certes - répétons-le -, les islamistes et les néofondamentalistes, toutes tenda.nces confondues, partagent peu ou prou cette vision du monde. Pourtant, certains courants de l'islamisme politique classique ont eu une attitude pour le moins ambivalente: tout en rejetant le "modèle occidental' d'émancipation, ils ne sont pas, par principe, tous d'accord sur la claustration de la femme. S'il est vrai qu'une partie des cadres islamistes masculins procèdent à leur tour d'une idéologie légitimant la logique patriarcale et sexiste, certains réformistes, issus de cette même mouvance, ont, en revanche, une attitude relativement nuancée. Ne pouvant ignorer l'élan universel vers le respect de l'individu et du principe d'égalité sexuelle, ils expriment l'ambition de concilier deux exigences: l'estime due à la femme en tant que garante du foyer familial, de l'éducation des enfants et de la transmission des valeurs morales, d'une part ; la consécration de l'ascension des femmes dans la vie moderne, d'autre part. Tout en insistant fréquemment sur le refus de la mixité ou le port du voile dans les lieux publics, ils ne sont pas, par principe, résolument opposés à ce que la femme "musulmane" - dans les limites de leur conception (machiste et rétrograde) de la morale, cela va sans dire ! - obtienne certains droits et exerce des responsabilités. D'ailleurs - aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue -, à l'origine et largement aujourd'hui encore, les pays où les mouvements islamistes classiques ont eu un succès avéré sont aussi ceux où les femmes ont fait une percée assez significative dans le système scolaire ou sur le marché du travail (Maghreb, Turquie, Egypte, Jordanie, Iran, Indonésie...). C'est la raison pour laquelle certains doctrinaires islamistes n'ont pas répugné à proposer une "solution" autre que la réclusion pure et simple: entériner en grande partie l'ascension des femmes, mais insister sur le refus de la mixité et sur le port du voile (Hijâb) dans les lieux d'étude et de travail. En effet, la montée en puissance des mouvements islamistes ces dernières décennies a été accompagnée par l'émergence de jeunes lycéennes, étudiantes ou femmes actives musulmanes voilées dans les espaces urbains, professionnels, dans les écoles et campus universitaires, parti128

culièrement dans les facultés de médecine et les laboratoires de sciences; celles-ci se veulent à la fois croyantes, pratiquantes et modernes; elles sont certes voilées, mais aspirent à la réussite scolaire et professionnelle; elles désirent être enseignantes, avocates, médecins ou ingénieurs. Elles s'identifient fortement à une certaine éthique islamique, qu'elle réinterprètent au demeurant, à leur guise, mais aspirent dans le même temps à l'autonomie, à la mobilité, à la réussite scolaire et professionnelle. CONTROVERSES AUTOUR DU VOILE Comme l'ont montré notamment les trois sociologues Fariba Adelkhah ou Azadeh Klan -Thiébaut pour l'Iran, et Nilüfer Gele pour la Turquie170, la montée de certains courants identitaires, mouvements islamistes notamment, a été rendue particulièrement visible par l'apparition de ces jeunes militantes voilées. Elles sont certes voilées, soumises -

-

parfois de leur propre volonté

à des dogmes religieux et

à une vision sexuée et hiérarchique du monde, mais veulent, grâce au voile, pouvoir sortir librement dans l'espace public, éviter d'être importunées par des hommes, aller au théâtre ou au cinéma, participer à des conférences, avoir toutes sortes d'activités professionnelles et de loisir, etc. Elles veulent aussi être respectées, reconnues et aspirent à prendre en main leur destin; elles ambitionnent de forger elles-mêmes leur propres projets familiaux et professionnels; même si certaines professions

leur restent

encore inaccessibles

-

juge, par exemple

-,

elles ambitionnent de braver les interdits et de lutter contre les discriminations professionnelles. Alors que la réclusion de leurs mères, dans le contexte d'une tradition ancestrale, demeure, de facto, un phénomène évidemment discret, le voile ostentatoire et "militant", lui, est parfois volontairement c'est-à-dire pas forcément imposé sous la contrainte -, arboré par ces jeunes femmes. TIcomporte une multiplicité de signifi170 Lire Fariba Adelkhah, Karthala,

1991. Azadeh

La Révolution

Kian-Thiébaut,

sous le voile: femmes islamiques d'Iran, Les femmes iraniennes entre islam, Etat et

famiUe, Maisonneuve et Larose, 2002. Azadeh Kian- Thiébaut : « L'Islam, les femmes et la citoyenneté », in Islam et démocratie, Pouvoirs, n° 104, Seuil, 2003; p. 71-83. Azadeh Kian-Thiébaut:« Femmes en Iran, l'émergence d'un discours féminin », in Femmes en 1997. Ou encore Azadeh KhianIslam, Les Cahiers de l'Orient, n° 47, 3e trimestre Thiebaut : « Les mouvements d'émancipation des femmes en Iran, in Eliane Gublin et alii (dir.) Le Siècle des féminismes, Editions de l'Atelier, 2004; p. 385-397. Enfin de Nilüfer GOle, Musulmanes

et modemes.

Voile et civilisation

129

en Turquie, La Découverte,

1993.

cations. D'abord, imposé par les régimes théocratiques et rigoristes (Arabie saoudite wahhabite, Iran, Afghanistan des talibans, etc.) il signifie, bien évidemment, «le voile ou la mort /»171: autrement dit, l'assujettissement de la femme, l'obligation pour elle de le porter sous peine de représailles sévères; il peut signifier aussi, dans un régime non islamiste, un drapeau politique arboré par des militantes au service de l'idéologie de leur parti: incarnation de leur croyance dans la nécessité de maintenir la "pudeur fémininè' comme garantie d'instauration d'un ordre social pseudo "islamique" et d'une société musulmane prétendument vertueuse, il est l'instrument d'une servitude volontaire. Le voile peut également

être, aux yeux de certaines

filles voilées

-

non forcément militantes, ne se reconnaissant véritablement dans aucune formation islamiste, en dehors de toute contrainte visible -, un symbole porteur d'une revendication d'émancipation à l'égard du carcan familial traditionnel. il est, paradoxalement, l'enveloppe sous laquelle des jeunes femmes prétendent "se protéger" contre les agressions extérieures (ou supposées telles), qui leur permet donc d'investir l'espace public, sans craindre l'hostilité et la violence des membres mâles de leurs familles ou de leur quartier. En tout état de cause, les débats sur le "foulard islamiquè' (qui est, répétons-le, assez différent des multiples types de voiles traditionnels qui existaient, depuis plusieurs siècles, dans le pourtour méditerranéen, notamment 172) ont révélé la complexité des rapports des musulman(e)s à la Tradition et aux dogmes théologico-juridiques. Ces débats et controverses indiquent (ne serait-ce que par l'extraordinaire diversité de ses manifestations et de ses interprétations) comment la revendication de l'appartenance culturelle et identitaire (religieuse en l'occurrence) peut interférer avec des questions aussi variées et complexes que celles de l'estime de soi, de la demande de reconnaissance, de la pudeur, de la servitude volontaire, de la perception qu'a la société des genres, des contraintes morales et culturelles collectives, du vécu concret et quotidien dans des sociétés urbaines modernes, mais souvent affectées par la dislocation du tissu social, la montée de l'individualisme, etc. Au demeurant, dans maintes sociétés musulmanes, fortement urbanisées où la scolarisation a été amplifiée, les femmes sont loin d'être 171 Lire,

à ce sujet,

le témoignage

bouleversant

et l'analyse

lucide

Chahdortt Djavann, Bas les voiles!, Editions Gallimard, 2004. 172 Lire l'ouvrage très complet et fort documenté de Faouzia Zouari,

de l'Iranienne

Le Voile islamique.

Histoire et actualité: du Coran à l'affaire du foulard, Lausanne, Favre, 2002. Ainsi que Faouzia Zouari, Ce voile qui déchire la France, Editions Ramsay, 2004.

130

toutes voilées. Elles sortent relativement librement et ont une activité salariée. D'ailleurs, de nombreuses croyantes et pratiquantes refusent de le porter, y compris quant elles appartiennent à des formations islamistes. N'oublions pas d'ailleurs que le voile n'est pas une spécificité des seules sociétés musulmanes, ni de la seule religion islamique. il remonte à des temps immémoriaux et concerne de très nombreuses sociétés à travers le monde, particulièrement celles du pourtour méditerranéen. LE CORAN ET LE VOILE De fait, le port du voile est peu mentionné par le Coran: à peine quatre ou cinq courts versets lui furent consacrés, dans deux sourates: La Lumière (al-Noûi) (XXN, 30, 31) et Les Confédérés (ou Les Factions) (XXXIII, 53, 55 et 59); en outre, aucune sanction n'est prévue, apparemment, pour les femmes qui ne s'y plieraient pas. Quant on envisage la sourate dite Les Confédérés (ou Les Factions) (XXXIII, verset 59), on constate que c'est d'abord aux femmes et aux filles du Prophète Muhammad, ainsi qu'aux épouses et filles de ses proches, qu'il a été recommandé

de porter le voile

-

recommandation

qui sera,

il est vrai, étendue à toutes les croyantes. Voici la traduction de ce verset par Denise Masson:

« 6 Prophète!

Dis à tes épouses, à tes Dl1es

et aux femmes des croyants, de se couvrir de leurs voiles (jalâbibihinna) .: cest pour elles le meilleur moyen de se faire connaltre et de ne pas être offensées. - Dieu est seul qui pardonne, il est miséricordieuX-73.» Si l'on considère maintenant les autres versets de la sourate dite La Lumière (XXN, versets 30 et 31), force est de constate que la prescription se généralise pour s'appliquer à toutes les croyantes. Voici

encore la traduction de Denise Masson: « (30) Dis aux croyants: de baisser leurs regards, d~tre chastes. Ce sera plus pur pour eux. - Dieu est bien informé de ce qu'ils font - (31) Dis aux croyantes: de baisser leurs regards, d~tre chastes, de ne montrer que léxtérieur de leurs atours, de rabattre leur voile (khumûrihinna) sur leurs poitrines, de ne montrer leurs atours qu a leurs époux, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs époux, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, 173Traduction de Denise Masson, op. cit. ; p. 523. Une autre traduction possible est: Prophète! Prescris à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants, d'abaisser

l(

6 un

voile sur leur visage. n sera la marque de leur vertu et un frein contre les propos des hommes, Dieu est indulgent et miséricordieux. »

131

ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou à leurs servantes ou à leurs esclaves, ou à leurs serviteurs mâles incapables dâctes sexuels, ou aux garçons impubères. Dis-leur encore de ne pas frapper le sol de leurs pieds pour montrer leurs atours cachés. 6 vous les croyants! Revenez tous à Dieu. Peut-être serez-vous heureux f74 » Si l'on envisage, à présent, une fois de plus, l'autre sourate, XXXIII, dite Les Confédérés (ou Les Factions) (qui comporte 73 versets), son autre verset, qui porte le numéro 53, montre bien que c'est toujours pour éviter des "tentations de la chair" au Prophète (de la part des nombreuses femmes qui cherchaient à cette époque sa compagnie et les problèmes récurrents de jalousie de ses épouses qui en découlaient), que le Coran recommande: « 6 vous qui croyez! Nentrez pas dans la demeure du Prophète, sans avoir obtenu la permission dy prendre un repas, et attendu que le repas soit préparé. Quand vous êtes invité, entrez et retirez-vous après avoir mangé, sans entreprendre de conversations familières cela offenserait le Prophète; il a honte devant vous, tandis Dieu n â pas honte de la Vérité. Quand vous demandez quelque objet aux épouses du Prophète, faites-le derrière un voile. Cela est plus pur pour vos cœurs et pour leurs cœurs. Vous ne devez pas offenser le Prophète de Dieu, ni jamais vous marier avec ses anciennes épouses: se serait, de votre part, une énormité

devant Dieu175.

»

Enfin, le verset 55 de la même sourate précise, quant à lui, devant

quelles personnes les femmes étaient autorisées à se dévoiler: « Nul 174

Traduction de Denise Masson; op. cil.; p.434. Une autre traduction possible est: « Commande aux croyants de baisser leurs regards et d'être chastes. Ils en seront plus purs. Dieu est instruit de tout ce quYs font» (verset 30) «Commande aux femmes qui croient de baisser leurs yeux et d'être chastes, de ne découvrir de leurs ornements que ce qui est en évidence, de couvrir leurs seins de voile (khumûrihinna), de ne faire voir leurs ornements qu~ leurs maris ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, à leurs fils ou aux fils de leurs maris, à leurs frères ou aux fils de leurs frères, ou aux femmes de ceux-ci, ou à leurs esclaves acquêts de leurs mains droites, ou aux domestiques mâles qui n bnt point besoin de femmes, ou aux enfants qui ne distinguent pas encore les parties sexuelles dwe femme. Que les femmes n 8gitent point les pieds de manière à faire voir les ornements cachés. Tournez vos cœurs vers Dieu, sDn que vous soyez heureux» (verset 31). 175Une autre traduction possible est: «6 croyants! ~entrez point sans permission da.ns la maison du Prophète, excepté lorsquY vous invite à sa table. Rendez-vous y lorsque vous y êtes appelées. Sortez séparément après le repas et ne prolongez point vos entretiens, vous lbffenseriez (...) Si vous avez quelque demande à faire à ses femmes, faites-la à travers un voile; c'est ainsi que vos cœurs et les leurs se conserveront en pureté. Evitez de blesser l'envoyé de Dieu. ~épousez jamais les femmes avec qui il aura eu commerce; ce serait grave aux yeux de Dieu. »

132

reproche à faire aux femmes du Prophète si elles paraissent dévoilées devant leurs pères leurs fils, leurs frères, les fils de leurs frères, les fils de leurs sœurs et devant leurs femmes et leurs propres esclaves. Qu'elles craignent Dieu, Dieu est, en vérité, témoin de touf-76 -» On le voit (en particulier dans le verset 53 de la sourate XXXIII, considéré comme le plus emblématique à ce sujet), le Coran insiste d'abord sur la vertu de pudeur comme motivation première du port du voile par les femmes proches du Prophète, ensuite par toutes les croyantes. La Sunna (Tradition) a notamment retenu le récit suivant relatant l'une des circonstances ayant amené la révélation du verset 31 de la sourate XXN (Al-Noûr, La Lumière) et poussé Muhammad à accepter le voile: Asma, sœur de 'Aicha (épouse du Prophète) et fille de Abû Bakr (appelé aussi al-Siddfq: Le Juste) (compagnon du Prophète et premier calife après la mort de ce dernier), se rendit un jour chez Muhammad vêtue de vêtements légers et transparents; le Prophète, déjà attiré par elle, mais ayant des remords, détourna néanmoins son visage et affirma qu'il ne convenait pas au musulman de voir tout ou partie du corps de la femme ayant atteint l'âge de la puberté. Immédiatement après cet "incident", la sourate en question, recommandant aux épouses et aux autres femmes croyantes de l'entourage de Muhammad de porter le voile, fut révélée. Par suite, la mixité dans les mosquées fut elle-même abolie: c'est que le fidèle croit toujours que la femme (surtout jeune et belle) représente potentiellement pour lui une tentation. Elle estconsidérée par le mâle comme le siège de la sensualité, de la volupté, du désir qu'il doit absolument refouler et réprimer. Elle incarne, à ses yeux, une perturbation et une déstabilisation permanentes, notamment sexuelles, qui risquent de surcroît de le détourner de la foi! Depuis ce moment, les jurisconsultes, dans leur écrasante majorité, ont imposé l'interdiction de la mixité, l'obligation pour les femmes de se couvrir, de ne pas sortir seules et même la prohibition du simple toucher ou salut des mains entre deux individus de sexes opposés. Dans ce cadre, le port du voile par les jeunes filles et les femmes adultes est donc considéré comme une prescription coranique - à replacer toutefois dans le contexte de l'époque. Car, comme on vient de le voir, des circonstances très précises (et d'autres encore) sont intervenues 176Traduction

de Denise Masson;

« Vos épouses

peuvent se découvrir devant leurs pères, leurs enfants, leurs neveux et

leurs femmes,

et devant

vos actions.

op. cit. ; p. 522. Une autre traduction

leurs esclaves.

Craignez

JI

133

le Seigneur,

possible

il est le témoin

serait:

de toutes

dans cette décision de voiler les épouses du Prophète et les premières croyantes proches du sérail prophétique: Peur de les protéger des clans adverses qui auraient pu, en les identifiant, les agresser, leur porter atteinte? Volonté du Prophète de prémunir ses nombreuses femmes et concubines des tentations adultères? Stratégie de conquête religieuse des esprits par la reprise finale de l'antique tradition du voile chère aux chrétiens et aux juifs, à laquelle, au départ du moins, le Prophète comme la plupart des Arabes (nomades et ruraux surtout) de la Péninsule étaient réticents? Volonté de différenciation identitaire (déjà !) des musulmanes, dans un environnement hostile ou religieusement "tiède", sinon polythéiste ou carrément agnostique? En tout état de cause, le voile recouvre, tout au long des quatorze siècles de l'histoire de l'islam et à travers les diverses contrées du vaste territoire de celui-ci, une pluralité de significations. il a été diversement interprété par les théologiens, jurisconsultes, philosophes, mystiques ou poètes, selon les époques et les écoles, qui n'y ont point apporté de réponses définitives: Ce voile désigne-t-il, tout compte fait, une obligation religieuse? Une option morale? Un choix librement assumé? A qui s'adressent finalement les versets incriminés: Aux seules épouses du Prophète? Aux croyantes nouvellement converties? Ou à toutes les fidèles? D'ailleurs, que faut-il voiler au juste? Le corps seulement? Et quelle partie du corps précisément? Ou bien le visage et le corps? En tous les cas, nulle part dans le Coran n'est indiqué rigoureusement ce que devrait être précisément ce voile ni le sort devant être réservé à celles qui ne le portent pas. Au total, cette question du voile ne fait pas partie des attitudes "naturelles" ou "évidentes" ; c'est une question qui fait l'objet de vifs débats et qui a vu les positions à son égard beaucoup évoluer et se comple:xifier depuis quelques années. Dans tous les pays où le débat se pose, les uns estiment que c'est une obligation religieuse à laquelle aucune jeune fille ou femme ne saurait se soustraire. Tandis que pour d'autres, l'obligation de le porter découle moins d'une prescription coranique que de certaines interprétations tardives des hommes. Ou bien encore, certains estiment que le port du voile doit relever d'un choix délibéré des femmes elles-mêmes, dans le contexte particulier d'une modernité mise en question et en débat. Rappelons, enfin, qu'il y a une très grande différence entre le léger voile blanc qui couvre simplement le visage de bien des femmes musulmanes, vivant aussi bien en milieu rural qu'en milieu urbain et ce que les Talibans pseudo "étudiants en théologie" - ont instauré, au nom d'un "ordre 134

islamique" particulièrement répressif pour l'ensemble de la population et, en particulier, pour les femmes ensevelies sous le "grillagè' qui ne laisse rien paraître ni du visage, ni des cheveux, ni du corps, appelé tchadri ou encore purdah au Pakistan. Ces femmes n'ont plus aucun droit: ni celui de sortir seule de leur maison, ni celui de recevoir une éducation, ni celui de travailler, ni même celui de se faire soigner dans des conditions décentes. A ce sujet, certains islamistes semblent promouvoir, comme on l'a vu, une conception de la place de la femme dans la société qui se démarque assez sensiblement de celle des courants traditionalistes et des néofondamentalistes. Dans leur phase ascensionnelle en particulier, nombre de ces mouvements comptent un grand nombre de militantes qui agissent, comme on l'a dit, par conviction et non sous la pression parentale. Le rôle de la femme est donc l'une des manifestations les plus importantes de ce que certains islamistes appellent la nécessité d'islamiser la modemité (programme qui, ainsi qu'on l'a vu, n'a rien d'affriolant, en vérité). Autrement dit, on retrouve ici la double rupture revendiquée par certaines tendances de l'islamisme politique: avec le fondamentalisme de type traditionaliste et avec la modernité laïque occidentale. Mais les islamistes prétendent séparer rigoureusement les technologies et les sciences (qu'ils affirment accepter) des valeurs et des ruptures épistémologiques et philosophiques (sécularisation, droits de l'homme et de la femme, esprit critique, libertés individuelles, démocratie... que les fondamentalistes récusent évidemment) qui ont pourtant scandé la genèse puis le déploiement de la modernité en Europe occidentale en particulier. Ce qui est évidemment une pure illusion, pour ne pas dire une imposture intellectuelle: comment réussir à maîtriser les outils de la modernité sans intégrer les soubassements intellectuels qui ont présidé à son avènement en Europe occidentale177? Les islamistes réfutent ces valeurs sur des bases identitaires, au nom d'un retour à une prétendue "authenticité islamique" (Assâlah) - ce qui se traduit logiquement par la volonté d'interdire la création intellectuelle libre, jugée "impie", de proscrire la mixité ou par le droit qu'ils s'arrogent de flageller la femme rebelle, de harceler les femmes non-voilées, maquillées ou qui se promènent librement, d'empêcher les artistes féminines de se produire

177Lire sur ce sujet, l'excellente et irremplaçable réflexion de Daryush Shayegan, Le Regard mutilé. Schizophrénie culturelle: pays traditionnels face à la modernité, Editions Albin Michel, 1989. 135

sur scène, de poursuivre les associations féministes et laïques devant les tribunaux, d'obliger les jeunes filles à porter le foulard, etc. Ils estiment que ce dernier est une prescription religieuse obligatoire, signe extérieur de respect de la "pudeur islamique". Et pourtant, il convient de souligner une contradiction flagrante, une aporie de l'idéologie islamiste. En insistant sur l'obéissance aveugle à des règles de comportement prescrites selon eux par la Tradition coranique (que les femmes surtout doivent respecter), les militants islamistes (mâles) ne font que reproduire un ordre social traditionnel contre lequel l'islam s'est parfois historiquement élevé. il s'agit donc de déceler une espèce de connivence entre l'idéologie patriarcale ancestrale et les excès rigoristes d'un mouvement (l'islamisme) qui tout en prétendant s'inscrire dans le cadre de la modernité, appelle de ses vœux à l'avènement d'un ordre moral immuable et hiérarchisé, marqué par le contrôle social des femmes et la domination masculine. C'est ici que la revendication du port du foulard par certaines jeunes musulmanes, souvent instruite et actives, peut paradoxalement apparaître comme s'inscrivant en faux contre cette logique de l'asservissement. Pourquoi 1 Alors que la claustration de la femme traditionnelle reste, par définition, invisible, le voile arboré par ces jeunes est un signe publiquement affiché et revendiqué, un défi à la tradition, un vecteur d'investissement de l'espace public, qui leur permet de recouvrer des espaces de liberté qui leur est dénié, d'accéder à l'espace public et à des professions dont elles auraient été exclues autrement; leur islamité affichée (par le port du voile notamment) leur permet également de revendiquer des droits, notamment civiques et domestiques, à commencer par un partage des tâches et du pouvoir au sein de la famille. Pour nombre d'entre elles - sincèrement convaincues de la compatibilité entre les valeurs de la religion et les exigences de la modernité, entre la foi et la nécessaire émancipation du carcan de la tradition -, une partie des "malentendus' à ce sujet provient non pas tant des "principes spirituels de l'islam" que de certaines interprétations extrêmement rigoureuses et conservatrices qu'elle prétendent rejeter. Ou encore de la perpétuation de pratiques sociales et culturelles locales traditionnelles et patrimoniales sans fondement religieux. Pour elles, le "message égalitaire de l'islam" est aux antipodes de ces pratiques ancestrales iniques. Ainsi qu'on vient de le voir, le débat sur cette question ne cesse de diviser les musulmans. Pour les uns, à l'instar des autres branches du monothéisme,

la Sharî'a.

-

qui est (doit-on

136

le rappeler

encore 1) une

construction relativement tardive des Docteurs de la foi - n'a jamais pu véritablement se défaire de son caractère discriminatoire à l'égard des femmes. Le droit musulman (Fiqh) aurait même durci un certain nombre de dispositions coraniques, intégrant progressivement certaines traditions spécifiques aux tribus de la péninsule arabique et du pourtour méditerranéen. Puis, s'étant figé aux alentours des XIIe et XIVe siècles, il se serait peu à peu codifié de la manière la plus orthodoxe et rétrograde, évoluant peu, n'autorisant pratiquement plus de débats contradictoires, facilitant toutes sortes de dérives. Polygamie débridée, imposition du voile, pratique masculine de la répudiation, enfermement domestique de l'épouse, de la fille, de la mère ou de la sœur, légitimation des violences conjugales, refus de la mixité... seraient les résultats graves de ce renoncement et, par voie de conséquence, de l'image souvent exécrable de l'islam dans ce domaine. Pour d'autres, en revanche, le message égalitariste et spirituel de l'islam est absolument étranger à cette volonté de réclusion et d'oppression de la femme. Aussi, la situation inique qui lui est réservée est-elle d'abord la conséquence de la compréhension rétrograde d'une majorité de Fuqahâs et de 'Ulamâs, ensuite, la résultante de la volonté de domination de l'homme, dans des sociétés fondamentalement misogynes, "machistes" et "sexistes". Ce qui est loin d'être, évidemment, une caractéristique exclusive des sociétés arabo-musulmanes. En outre - toujours selon cette seconde perspective -, il faut tenir compte du fait que la condition féminine a été historiquement réglée, la plupart

du temps, par des coutumes

locales étrangères

-

souvent

préexistantes - aux normes juridiques et aux valeurs spirituelles de la religion musulmane. Ainsi, en Arabie et ailleurs, le droit musulman a dû s'accommoder et composer avec le droit bédouin et les coutumes préislamiques. De même, dans toute l'aire méditerranéenne, le contrôle de la sexualité des femmes s'intégrait dans des stratégies de domination masculine. Certes, tout au long de leur tumultueuse histoire, non uniforme donc, faite de débats et de combats multiples, les musulmans ont dû affronter dans la diversité les questions qui se sont posées à eux178,et maints spécialistes de philosophie et d'éthique ont tenté de diffuser une conception novatrice, à beaucoup d'égards porteuse d'émancipation. A-t-elle, pour autant, modifié de manière significative cet état de choses? Cela dépend évidemment des 178

Lire dans cette perspective, les stimulantes réflexions de Bruno Etienne, Islam, les

questions

qui fàchent,

Editions

Bayard,

2003.

137

contextes historiques et des milieux sociaux et culturels; il n'en demeure pas moins que des pratiques détestables, parfois très anciennes, souvent sans fondement religieux, parfois nouvelles et théologiquement justifiées par des institutions officielles, des personnalités autorisées ou des clercs autoproclamés, perdurent encore. L'EXEMPLE DRAMATIQUE DE L'EXCISION Prenons l'exemple (absolument abominable et tragique) de l'excision. Ainsi que le rappelle très pertinemment Odon Vallet, cette pratique ancestrale n'est pas du tout une prescription coranique. Attestée dans certaines régions d'Afrique ou Asie, elle est antérieure à l'arrivée de l'islam; elle n'a donc aucun fondement coranique, même si, dans bien des cas, les religieux s'en sont longtemps fort bien accommodés, certains' Ulamâs allant jusqu'à la couvrir de leur pseudo autorité morale. Mais, dans l'immense majorité du vaste territoire de l'islam, elle est strictement interdite. Certes, l'excision partielle clitoridectomie - ou complète - infibulation des petites, voire des grandes lèvres - est pratiquée surtout dans les pays majoritairement musulmans d'Afrique de l'Est (particulièrement, dans certaines régions d'Egypte ou du Soudan) ou de l'Ouest (Mali, Mauritanie et Sénégal, en l'occurrence). Mais, ailleurs, dans l'immense majorité du vaste territoire de l'islam, elle est strictement interdite. Cette pratique, également attestée dans certaines régions d'Asie, est antérieure à l'arrivée de l'islam; elle n'a donc aucun fondement coranique, même si le silence de nombreux cUlamâsa pu entretenir la confusion. Enfin, des femmes appartenant à d'autres traditions religieuses - christianisme, animisme - se voient aussi imposer cette pratique exécrable que ni les prêtres, ni les pasteurs ni les sorciers n'ont jamais exigée, sans pour autant toujours la dénoncer. L'excision relève donc de certaines traditions ancestrales, non de la prescription religieuse, même si, dans bien des cas, les religions s'en sont longtemps fort bien accommodées. L'une des (nombreuses) justifications de cette pratique réside dans la peur d'une libido excessive qui pousserait la femme à tromper son mari. Cette peur de la jouissance féminine peut se réfugier dans des croyances magiques: certains hommes craignaient d'avoir des rapports sexuels avec une femme non excisée dont le "dard" clitoridien les tuerait. Que certains rites initiatiques (circoncision ou excision) soient sacralisés par les religions ne signifie pas que ces dernières en soient à l'origine. Ces rites ont bien souvent des fondements profanes. Beau138

coup de religieux estiment d'ailleurs qu'il s'agit là d'une aberration tant théologique qu'humaine. En dépit de l'hostilité plus ou moins ouverte de certains milieux conservateurs (pas tous des religieux, loin s'en faut), depuis quelques années, le combat des femmes (en particulier, africaines) contre cette coutume est de plus en plus médiatisé et soutenu par de multiples associations féministes occidentales, mais également par divers milieux locaux laïcisés, libérés de l'influence rétrograde de certains courants confessionnels. L'opposition farouche contre cette pratique de l'excision des fillettes, la lutte contre le mariage forcé, voire contre la polygamie illustre bien la montée des revendications en faveur de l'émancipation de la femme et de l'égalité des droits 179.

«lavais 11 ans. Personne ne m a rien dit. La '(Jaya"[sage-femme tradidonnel1eJ est venue. Ma mère s'est assise sur mes jambes, et m a tenu les bras. Tout a été très vite: jau vu un couteau et jen ai send le froid en haut de mes cuisses. Puis il y a eu la douleur. Terrible. lâi cru que jâJJais mourir. lâi cherché le regard de ma mère, sans le trouver. Ça a beaucoup saigné. On m a remis des couches pendant quelques jours. Personne ne m a rien expliqué. le n âi réalisé que des années plus tard ce qu an m avait fait, en regardant la télévision. Mais on a éteint le poste. Ce sont des choses dont on ne parle pas. » Voilà ce que raconte une jeune fille égyptienne à l'aube du vingtet-unième siècle dans un pays arabe, réputé modéré, l'Egypte! C'est Hubert Prolongeau, du quotidien Le Monde qui raconte cette terrible

histoire; il a mené une enquête saisissante, intitulée: « Femmes mutilées au bord du Nil », en décembre 2005180.il affirme que « 97 0/0 des Egyptiennes, tant chrétiennes que musulmanes, sont excisées, généralement à l'orée de l'adolescence. Ce chiffre, parfaitement officiel, stupéfie [...] Parler de l'excision aujourd'hui en Egypte, c'est encore déranger, se heurter à la négation, à l'ignorance. Dans tous les milieux [...] En 2003, une grande campagne nationale intitulée Ilâ mât [Jusque quand 1] et initiée par Suzanne Moubarak, la femme du président, a été lancée. Le silence, pourtant, reste de mise [...] Théoriquement, l'excision est interdite. Concrètement, elle est pratiquée 179 Lire les précisions

fort utiles qu'apporte,

sur ce sujet, Odon Vallet,

Petit lexique

des

idées fausses sur les religions, Albin Michel, 2002 ; article Excision; p. 82-84. 180 Hubert Prolongeau : ccFemmes mutilées au bord du Nil », Le Monde, 23 décembre 2005 ; p. 17.

139

quotidiennement

sans qu'aucune condamnation ne soit jamais pronon-

cée. » Le journaliste cite un gynécologue, enseignant la médecine à l'université,

s'exprimant dans un anglais excellent, qui en justifie la

pratique: « Le Prophète - affinne-t-il à son interlocuteur - a approuvé l'excision. Donc le faire, c'est bien. » Et si l'imam d'Al-Azhar, cheikh Mohammed Sayyed Tantawi, s'est prononcé contre la mutilation, le mufti de la République, Nasr Farid Wassel, reste dans le

flou: « L'islam laisse décider les personnes compétentes en la matière, c'est-à-dire

les médecins».

Pour le cheikh Youssef Al-Qaradhawi,

guide "spirituel" des Frères musulmans: « ceux qui considèrent que l'excision est le meilleur moyen de protéger leurs filles devraient l'appliquer»! Hubert Prolongeau cite encore Ahmed Suleiman,

conférencier en droit islamique à l'université du Caire: « L'excision, affinne-t-il, est source de pudeur, d'honneur et d'équilibre psychologique» ! Puis, s'autoproclamer sexologue, continue: « [la mutilation] ne peut provoquer la frigidité chez la femme. Depuis de nombreuses générations, les musulmans pratiquent l'excision tout en ayant une vie conjugale épanouie» ! Sur le terrain, des associations féminines tentent d'informer les familles pour les convaincre de mettre fin à une pratique criminelle à l'égard des filles et qui, de surcroît, n'est nullement d'une obligation religieuse. Mais l'ignorance, conjuguée au terrifiant travail de sape auquel se livrent certains 'Ulamâ (savants religieux, spécialistes du droit musulman) et leaders islamistes - voire, des gynécologues -, au nom de "l'honneur familial" ou de principes prétendument pudibonds et religieux, voire patriotiques p81,contribuent à perpétuer une pratique exécrable.

181Le gynécologue,

interviewé

par Hubert

Prolongeau,

n'a pas honte

de déclarer:

«

Tout

en Egypte repose sur la famille. Faire que la sexualité devienne chez nous ce qu'elle est en Occident est un plan pour la détruire. Qui en 1997 a voulu interdire l'excision? Les étrangers, surtout les Américains ». 140

NATURE, CULTURE ET VIOLENCES CONJUGALES

«

Beaucoup

d'explications

incriminent

la 'Culture"

considérée comme un superorganisme qui enseigne, donne des ordres et distribue récompenses et punitions [... ] Quand la culture est considérée comme une entité dotée de croyances et de désirs, les croyances et les désirs des individus réels ne comptent pas182».

Avant de poursuivre mon investigation sur révolution du statut de la femme en terre d'islam, je souhaite, dans le chapitre qui suit, quitter provisoirement ce thème particulier de mon livre, pour examiner la problématique plus générale des rapports de genre, en lien avec la question de la nature humaine. Autrement dit, je m'interrogerai ici sur la pertinence des assertions encore largement prédominantes dans les sciences sociales, il me semble - selon lesquelles la socialisation et la culture (sur)détermineraient l'essentiel de nos représentations et de nos comportements, notamment à l'égard de la question des rapports entre les sexes. N'étant pas spécialiste de cette immense (et redoutable) question, je m'appuierai ici essentiellement sur l'ouvrage remarquable - que je consens volontiers à citer longuement, souscrivant à l'essentiel de ses thèses - d'un des meilleurs spécialistes, mondialement connu pour ses recherches sur la cognition et la psychologie du langage, Steven Pinkerl83.

182Steven Pinker, Comprendre la nature humaine, Desjeux, Editions Odile Jacob, 2005 ; p. 368. 183 Steven Pinker, Comprendre la nature humaine,

Traduit

de l'anglais

par Marie-France

op. cit. Steven Pinker,

psychologie à l'Université Harvard. TI est aussi l'auteur langage, Editions Odile Jacob, 1999. Et de Comment

d'un très remarqué foncdonne l~sprit,

professeur

de

L'Instinct du Odile Jacob,

2000. Lire aussi Daniel C. Dennett, Darwin est-il dangereux? L ~vo1udon et les sens de la vie, Traduit de l'anglais par Pascal Engel, Editions Odile Jacob, 1999. Daniel C. Dennett est professeur est l'auteur l'intelligence

au Centre

de nombreux artificielle,

de sciences ouvrages notamment

cognitives

de l'Université

sur la philosophie La Conscience

141

de l'esprit, expliquée,

Tufts, aux Etats-Unis;

il

les sciences

et

cognitives

Ed. Odile Jacob, 1993.

NATURE, CULTURE ET RAPPORTS DE GENRE Pour dire d'un mot ce que j'ai déjà indiqué plus haut (et que j'ai amplement développé ailleurs, dans d'autres ouvrages) à propos de la thèse de Samuel P. Huntington, expliquer tout par la "culture" est partiel et partial; cela relève d'un culturalisme simpliste. D'une manière générale, l'idée que "tout en nous' est absolument acquis (apprentissage, socialisation, construction sociale, culture, etc.) ne nous éclaire guère. Dans ce dernier registre (et en rapport avec le sujet central du présent ouvrage), on peut ranger des affirmations comme celles-ci: le corps comme réalité sexuée est, intégralement, une construction sociale, un produit de l'idéologie inculquée par les institutions sociales (Famille, Ecole, Eglise, Etat, etc.) ; ou encore: "l'inconscient androcentrique" qui nous habite contribue à la reproduction de la domination masculine; ou bien encore, les dominé(e)s oeuvrent à leur propre domination en adoptant les catégories du dominant, ce qui expliquerait "l'éternisation de l'arbitraire"184, etc. TIimporte, à mon avis, de ne pas accorder un crédit total et absolu à ce genre d'affirmations (à tout le moins, convient-il de les relativiser grandement). Ce type d'assertions pour pertinentes qu'elles soient (en partie du moins), peuvent se révéler assez excessives en définitive, car elles ramènent tout à du "construit social", comme si l'individu était une "page blanche" ou une "table rase" ou une "pâte à modeler" (expressions qu'affectionne Steven Pinker qui, bien entendu, critique sévèrement ce type d'approche). En revanche, l'idée de nature humaine (à la fois avec ses universaux et la singularité absolue de chaque individu) peut mieux contribuer à asseoir sur des bases solides les valeurs d'universalisme, d'anti-sexisme, d'antiracisme, d'élargissement de notre cercle moral, d'altruisme réciproque, de liberté et d'égalité, etc.

184 C'est en particulier l'analyse de Pierre Bourdieu, La Dominadon masculine, Editions du Seuil (collection Liber), 1998, réédition augmentée d'une préface, Points/Seuil (Essais), 2002. «La structure, écrit-il, impose ses contraintes aux deux termes de domination, selon

donc aux dominants

le mot

de Marx,

"dominés

eux-mêmes, par leur

qui peuvent domination".

en bénéficier Et cela parce

tout en étant, que

[...]

les

dominants ne peuvent manquer de s'appliquer à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur corps et à tout ce qu'ils sont et ce qu'ils font, les schèmes de l'inconscient... »(p. 98 de l'édition de poche). Lire le compte-rendu critique de Roger-Paul Droit:« La culture des paradoxes », Le Monde,

28 aoiit 1998.

142

Le passage tiré du texte de Steven Pinker, que j'ai choisi de mettre en exergue de ce chapitre condense de manière absolument adéquate les arguments qui viennent ruiner les thèses culturalistes radicales (thèses qui font justement de l'individu une "pâte à modeler"). La citation met le doigt sur les travers des approches de la culture saisie comme une abstraction, une « entité dotée de croyances et de désirs », en lieu et place des « croyances et des désirs des individus réels ». C'est là un point crucial qu'il importe de bien garder en mémoire. Après tout, il n'y a pas que la culture acquise ou la socialisation (familiale, de quartier, scolaire, professionnelle, étatique, etc.) qui détermineraient à cent pour cent nos comportements; tout n'est pas acquis; il Y a aussi la nécessaire compréhension de notre nature qui contribue, mieux que toute autre démarche, à nous faire prendre conscience de notre commune humanité. Pour les psychologues de l'évolution, nos traits de caractères, nos comportements, nos émotions et notre façon de penser ont été aussi façonnés - en partie du moins - par des millions d'années d'évolution et par de très lointains ancêtres, et ces traits ne sont pas uniquement (et totalement) influencés ou déterminés par l'apprentissage et la culture185. Loin de ruiner les notions clés de liberté, de responsabilité, d'équité, de lutte pour l'éducation, d'émancipation et d'autonomie, les sciences (en particulier les sciences cognitives, la psychologie du langage, les neurosciences, la génétique, la biologie évolutionniste, etc.), permettent aujourd'hui de mieux déchiffrer la nature humaine, de mieux cerner les structures innées qui régissent aussi (en interaction avec l'environnement, la socialisation et la culture) nos pensées, nos émotions, nos sentiments et nos comportements186. Ces sciences mettent aussi en évidence la dimension biologique des différences entre les sexes, et ce faisant, contribuent à mieux asseoir la revendication (éthi185 Lire notamment Richard Wright, L'Animal moral. Psychologie évoludonniste quoddienne, traduit de l'américain par Beraud-Butcher Anne, Editions Michalon, réédition Folio Documents, 2005. 186Comme l'écrit Steven Pinker: « A mon avis, l'explication

et vie 1995 ;

de l'écart entre les sexes que

nous offrent [les chercheurs en sciences de la nature] est meilleure que l'explication classique pour un certain nombre de raisons. Comme leur analyse ne s'effraie pas de la possibilité découvertes

de différences scientifiques

Les causes qu'elle le meilleur

indique

entre

les sexes, elle ne nous

sur la nature

humaine

de ce phénomène

oblige

et le traitement

sont plus élaborées

de nos sciences sociales. Elle a davantage

pas à choisir équitable

et elles concordent

de considération

les avec

envers les femmes

et envers leur choix. Enfin, elle offre la perspective de remèdes plus humains efficaces aux injustices liées au sexe sur les lieux de travail.» Ibidem; p. 417.

143

entre

des femmes.

et plus

que, morale, politique, juridique, sociale, etc.) d'égalité. Ces différences ne signifient nullement - bien au contraire - que les hommes et les femmes guident leur raisonnement moral selon des critères différents ; beaucoup d'études montrent qu'il y a peu de différence, voire aucune, entre le raisonnement moral des hommes et celui des femmes. Comme l'observe Steven Pinker: «Ainsi, ll10mme ne vient pas de Mars, ni la femme de Vénus. Tous deux viennent d'Afrique, berceau de notre évolution, où ils ont évolué ensemble comme une espèce unique f...] leurs cerveaux se ressemblent f...] ils ont un niveau moyen dmtelligence générale identique, et ils se servent du langage et réDéchissent sur le monde physique et sur celui du vivant de la même manière générale. Ils ressentent les mêmes émotions de base, et tous deux aiment les relations sexuelles, recherchent des partenaires intelligents et gentils pour les épouser, sont jaloux, se sacrifient pour leurs enfants, rivalisent avec d'autres pour s'assurer un statut et des partenaires, et ils sont capables dëtre agressifs quand il s'agit de défendre leurs intérêts. Mais bien sûr, ll10mme et la femme n'ont pas des esprits identiques, et les études récentes sur les différences entre les sexes concordent sur un certain nombre de différences qui ne font pas de doute. Ces différences sont parfois importantes f...] Pour d'autres traits, les différences sont faibles en moyenne, mais elles peuvent être importantes aux extrêmes f...] Pour d'autres traits encore, les valeurs moyennes des deux sexes diff'erent de peu et dans des directions différentes pour des traits différents187 Les hommes et les femmes sont différents, parfois réagissent de la même façon, parfois ont des émotions et des comportements différents. « Beaucoup de différences entre les sexes n'ont, bien sûr, rien à voir avec la biologiè-88» (mœurs et styles de vie n'ont cessé de varier capricieusement selon les siècles et les cultures); certaines des différences d'hier (accès à certains emplois, à l'espace public) se sont atténuées; certaines des différences actuelles pourraient se révéler éphémères. Mais il n'est pas vrai que toutes les différences entre les sexes (en dehors de celles, évidentes, des différences anatomiques) proviennent des attentes des parents, des camarades de jeu et de la société. La théorie est fausse «qui veut que les garçons et les 1illes naissent identiques sauf dans leurs organes génétiques, toutes les autres différences provenant de la façon dont les sociétés les traitent». «Si )}.

187 Ibidem;

p. 407-408.

188 Ibidem;

p. 409.

144

c'était vrai, ce serait une coïncidence frappante que dans toutes les sociétés le hasard par lequel chaque sexe se voit attribuer un ensemble de rôles penche toujours du même côté [... ] il serait tout aussi stupéfiant que, sans cesse, les assignations arbitraires de la société correspondent aux prédictions qu'un biologiste martien ferait sur notre espèce en se fondant sur notre anatomie et sur la distribution de nos gènes. il serait bizarre que les hormones qui nous font hommes et femmes au départ modulent aussi de façon décisive les traits mentaux caractéristiquement masculins et féminins tant dans le développement précoce du cerveau que, à un degré moindre, tout au long de notre vie [... ] Bien sûr, ce n est pas parce que beaucoup de différences entre les sexes ont leurs racines dans la biologie qu'il sensuit nécessairement qu'un sexe est supérieur à un autre, que ces différences apparaissent chez tout le monde dans toutes les situations, que la discrimination sexuelle envers une personne est justifiée, ni qu'il faut obliger les individus à agir conformément aux caractéristiques du sexe auquel ils appartiennent. Mais les différences entre les sexes ne sont pas non plus sans conséquences189».Un écart entre les sexes peut provenir, ne serait-ce qu'en partie, de différences entre les sexes; ce qui ne veut absolument pas dire une justification du statu quo ou une volonté de maintenir les femmes à leur place. «Cela revient à peu près au même que de dire que le scientifique qui étudie pourquoi les femmes vivent

plus longtemps que les hommes Uveutque les hommes âgésmeurent': » En un mot, s'il est crucial d'agir pour enrayer les discriminations contre les femmes, il est illusoire de croire que les femmes et les hommes sont interchangeables ou naissent avec des esprits impossibles à distinguer. Nous ne sommes pas une pâte à modeler; nous ne naissons pas comme des pages blanches sur lesquelles la société inscrit progressivement toutes nos préférences sexuelles, nos choix éthiques, nos goûts esthétiques, nos inclinations politiques, tout ce que nous ressentons, aimons, etc. TI faut admettre que nous avons une nature, comme il faut reconnaître aussi toute la palette des potentialités humaines et construire un tissu social dans lequel chaque don humain si divers soit-il trouvera sa place. La liberté de choix est importante, mais s'assurer que les femmes constituent exactement 500/0des effectifs de toutes les professions ne l'est pas. Enfin, il est important d'éliminer les agressions sexuelles, mais pas de promouvoir la théorie selon 189

Ibidem; p. 413-414.

145

laquelle les violeurs jouent leur rôle dans une vaste conspiration masculine.

Steven Pinker observe: « Il est encore une raison pour laquelle il peut être plus humain de reconnaître lêxistence de différences entre les sexes que de les nier. Ce sont des hommes et des femmes, et pas le genre masculin et le genre féminin, qui prospèrent et qui souffrent, et ces hommes et ces femmes possèdent des cerveaux - peut-être pas identiques - qui leur donnent de la valeur et l'aptitude de faire des choix. Ces choix, il faut les respecter f...] Ce n est pas un progrès évident que de vouloir à tout prix que le même nombre d~ommes et de femmes travaillent quatre-vingts heures par semaine dans un cabinet d'avocat, ou quïJs abandonnent leur famille pendant plusieurs mois de suite pour assembler des tuyaux de métal sur une plate-forme pétrolière glacialè90 ». Ainsi que le note une fois encore Steven Pinker: « La question ne se pose pas de savoir si les femmes sont qualifiées pour être chercheuses, P-DG, à la tête d'une nation, ou professionnelles delite dans un métier quel quïJ soit. Il y a des années qu'On ya répondu de manière définitive: certaines sont qualifiées, et d'autres pas, de la même façon que certains hommes le sont et d'autres pas. Il y a de grandes variations entre les individus quant aux qualités qu exige un emploi donné f. ..] Dans un marché du travail libre et sans préjugés, les individus doivent être embauchés et payés selon l'adéquation entre leur proBl et les exigences du poste. Un poste donné exige un certain amalgame de talents cognitifs (aptitude mathématique ou linguistique par exemple), de traits personnels (aptitude à prendre des risques ou à coopérer), et de souplesse envers les exigences concemant les mode de vie (horaires rigides, mutations, remise à niveau des savoir-faire liés au poste) f...] Même en l'absence de barrières et de discriminations, chacun ayant un proBl unique constitué par ses qualités et ses goûts, il y a bien des chances que les distributions statistiques de ces qualités et de ces goûts ne soient pas identiques pour les hommes et les femmes. Cela ne veut pas dire pour autant que les femmes seront réduites à la portion congrue. Tout dépend du menu des opportunités qu'Offre une société donnée ». Une analyse approfondie et rigoureuse de la nature humaine, éloignée de toute posture idéologique a priori, peut susciter de nouvelles interrogations susceptibles, à long terme, d'aider à améliorer encore le sort des femmes, singulièrement dans le domaine du 190Ibidem;

p. 423.

146

travail. Steven Pinker a raison de souligner que les {( individus sont des mammifères, et il faut garder en tête les implications éthiques du fait que cest la femme qui porte, nourrit et élève les enfants en majeure partie. Les différences entre les sexes peuvent donc servir à justiBer, plutôt qu 8 menacer, les mesures en faveur des femmes telles que les congés parentaux, les allocations de garde denfant, la flexibilité des horaires. .. ». Ainsi, les différences entre les sexes dans le milieu professionnel ne sont pas absolument toutes provoquées par des barrières institutionnelles érigées par les hommes pour empêcher l'avancement des femmes (même si, indubitablement, c'est très largement le cas), car les hommes et les femmes ne sont pas totalement substituables; il existe effectivement des différences (d'aptitude, de préférences, de goût, d'inclination, etc.) entre les sexes. Toutefois, dans le monde d'aujourd'hui, si l'écart entre les genres est, à l'évidence, à l'avantage des hommes, une grande partie de ce décalage est, sans conteste, due à la discrimination. Ainsi beaucoup dentreprises sont assez stupides pour négliger la concurrence méritocratique, méprisant des femmes qualiBées ou surpayant des hommes moins qualiBé;'91 ». En un mot, s'il existe des différences de préférences et de goût qui conduisent, parfois, notamment à des orientations professionnelles différentes, il est incontestable que les femmes ont partout été (et restent) victimes de discriminations inadmissibles qu'il s'agit de combattre résolument. Quant elles ne sont pas purement et simplement exclues du marché du travail, recluses dans l'espace privé et asservies aux tâches domestiques, leurs salaires et leurs évolutions de carrière sont nettement inférieurs, à qualification égale, à ceux de leurs collègues masculins. Et ce constat est malheureusement patent aussi bien dans les pays pauvres que dans les pays riches, dans les régimes autoritaires comme dans les pays démocratiques (nonobstant le fait que ces derniers ont pris, bien évidemment, de l'avance en la matière). Ces inégalités ont longtemps été justifiées par toutes sortes d'arguments fallacieux ou insidieux, d'ailleurs fort répandus sur tout le spectre politique et idéologique. Aujourd'hui - du moins, dans les grandes démocraties avancées -, dissuader les femmes de poursuivre leurs ambitions et pratiquer des ségrégations à leur encontre, en se fondant sur le sexe auquel elles appartiennent, apparaît comme une injustice inadmissible, que maintes associations combattent partout où on la {(

191Toutes ces citations

sont extraites

de Steven Pinker,

147

Ibidem;

p. 407-423.

discerne et tentent de faire cesser dès que possible ment, on est encore, hélas, très loin du compte.

-

même si, évidem-

VIOLENCES CONJUGALES, UNE "SPECIFICITE ISLAMIQUE" ? On ne soulignera jamais assez l'importance capitale de la sphère domestique comme enjeu et lieu où se nouent - et perdurent - les premiers rapports de force de genre (ou bien aussi, ai-je envie d'ajouter, les rapports d'amour et d'estime réciproque). Les violences conjugales épouvantables dont sont victimes les femmes sont, hélas, la chose la mieux partagée au monde. En dépit des formes spécifiques qu'elles prennent ici ou là, elles sont le lot commun de tant de jeunes filles et de femmes issues de tous les milieux sociaux et de tous les pays pauvres comme riches, du Nord comme du Sud. Ces pratiques abominables ne sont donc pas spécifiques à une culture donnée Rien ne vient corroborer l'hypothèse d'un lien prétendument intrinsèque entre rattachement à la "culture islamique" et propension (plus prononcée qu'ailleurs) à l'exercice de cette violence domestique. Rien ne vient corroborer l'hypothèse d'une quelconque tendance plus élevée ou plus accentuée de cette exécrable pratique dans les sociétés musulmanes. Comment expliquer sinon que dans maints pays riches et démocratiques (Suède, Finlande, France, par exemple), ayant connu depuis des décennies des avancées extraordinaires en matière d'émancipation féminine, dotés de législations très avancées en matière d'égalité des droits, etc. les femmes continuent d'être des victimes de violences eflœIantes ? Isabelle Rigoni, qui s'est intéressé au thème de la violence dans le milieu des populations issues de l'immigration, observe que la nature, les causes, le lien et les auteurs de la violence envers les femmes, et en particulier de la violence domestique, sont certes complexes, enchevêtrés, mais partout observables. Elle écrit de cette dernière pratique qu'elle «renvoie [... j à des causes universelles comme lâbus d'alcool, les difBcu1tés économiques, des problèmes psychologiques, etc. Enfin, les auteurs de la violence domestique dans les pays en paix font majoritaire.ment partie de limivers familier de la victime; il silgit souvent du mari, du petit ami, du Rancé, voire du père ou de la belle famille; et ce, dans des pays musulmans f...j comme non musulmans192 ».

192Isabelle Rigoni:«

Polysémie

de la violence

148

dans la sphère privée », op. dl. ; p. 79.

L'auteur rappelle, de manière tout à fait pertinente, que si les violences domestiques - physiques comme psychologiques - à l'en-

contre des femmes, sont mallieureusement fort répandues, « elles ne sont toutefois pas l'apanage des fami11es issues de lï.mmigration ni des fami11es d'expression musulmane. En Finlande par exemple, en dépit de l'avancée dont témoigne le pays en matière des droits et demancipation des femmes (les Finlandaises ont été parmi les premières en Europe, avec les femmes turques, à accéder au droit de vote, mais aussi à siéger au parlement national et à occuper des fonctions importantes), celles-ci sont statistiquement les plus nombreuses à être victimes de violences conjugales. Cependant, IÏsolement et la fragilisation des femmes en situation migratoire, ainsi que la crainte des hommes de ne pas arriver à "tenir" leur fami11e dans les sociétés occidentales, rend les femmes plus exposées au phénomène de violence [...} Les hommes doivent composer avec la nouvelle visibilité de leurs épouses et surtout de leurs filles qui, en immigration, commencent à sortir du cadre familial et de voisinage. Certains chefs de fami11e considèrent alors la migration vers les sociétés occidentales comme un danger, ce qui provoque parfois des réactions brutales [En outre,} les fami11es musulmanes accordent une place importante à l~onneur [qui} dépend de la conduite des femmes. Comme dans l~urope du Sud dïJ y a quelques décennies, les immigrés du Maghreb et du Moyen-Orient sont très attentifs à l'exposition du corps de leur lignée. L Ïnterprétation de certaines conduites peut conduire à la violence physique, perpétrée par les hommes à lencontre des femmes. Le paroxysme de cette violence est le crime d~onneur93 ». Evidemment, de multiples facteurs - extrêmement complexes, fortement imbriqués -, peuvent conduire à l'atténuation ou, au contraire, à l'amplification des violences conjugales, et orienter, de manière générale, le statut de la femme dans la société. Parmi ces facteurs, on peut citer: l'état de maturation et d'évolution des mentalités, le niveau de développement économique du pays, les avancées en matière de démocratisation institutionnelle et juridique des sociétés, l'approfondissement de la réflexion collective (et de la pratique sociale et culturelle) en ce qui concerne la division sexuelle des tâches et du pouvoir, mais aussi les conditions socioéconomiques 193Isabelle Rigoni: «Polysémie », Ibidem; p. 82-84. Isabelle Rigoni s'appuie sur de nombreuses études, notamment: F. Demichelle et M. Azzoug (éd.), Le Fil d~e. Le statut juridique dans IVnion européenne: polidque, citoyenneté, travail, famille, Institut d'Etudes Européennes, Université Paris VIII, 1998. 149

personnelles, le niveau d'études et d'éducation, le statut professionnel et social, le degré plus ou moins élevé d'exacerbation identitaire (de la situation migratoire, par exemple, résulte souvent des tensions plus ou moins bien gérées selon les individus), etc. Toutefois, «les violences à l'encontre des femmes ne sont un phénomène ni strictement culturel, ni strictement religieux., ni strictement géographique, ni strictement économique non plu$194». Pour conclure sur ce thème de la violence, je citerai encore Steven Pinker195 qui affume que ce phénomène relève aussi, en partie, de la sexualité. On ne peut qu'être d'accord avec lui lorsqu'il affume que la violence conjugale s'enracine aussi dans la nature de notre sexualité, que notre culture ne socialise pas entièrement les hommes à être violents; si effectivement elle exalte la violence contre les femmes, tous les hommes ne deviennent pas violents. Les individus ne sont pas des "tables rases" (qu'il faut entraîner ou socialiser à faire certaines choses) ; il est faux de dire que la seule motivation des hommes serait le pouvoir (le désir sexuel n'étant pas en cause). Les motivations et les intérêts n'appartiennent pas tous nécessairement à des groupes (comme le sexe masculin et le sexe féminin), mais aussi aux individus.

194Isabelle Rigoni: ccPolysémie... », Ibidem; p. 92. 195Lire, sur le sujet général de la violence, les réflexions

Pinker, dans l'ouvrage précédemment 17, intitulé

ccLa violence»

tout à fait pertinentes

cité: Comprendre la nature humaine;

; p. 365-398.

150

de Steven

chapitre

FEMMES ET CHANGEMENT UNE PLURALITE DE VOIX

Revenons maintenant à notre sujet de prédilection (femmes et islam), ainsi qu'à la double interrogation qu'il suscite, à savoir: l'oppression de la femme y a-t-elle un fondement relgieux? Et quelles sont les étapes d'évolution de ses luttes et combats? La réflexion sur les enjeux concernant la question du statut de la femme (et ce qu'affirme le dogme à son sujet) - réflexion entamée, notons-le, depuis plus d'un siècle, précisément depuis l'aube de la Nahda arabe et du Réformisme Sala1iyya

-

est loin de faire l'unanimité

dans le Dâr al-Islâm. N'est-ce

pas, en effet, au nom de cette même religion, que de très nombreuses femmes luttent contre l'hégémonie masculine et pour l'égalité des droits? Ne considèrent-elles pas en effet que, loin de les dévaloriser ou de les asservir, celle-ci est, au contraire, un formidable outil d'émancipation? Le Coran, texte révélé et révéré par les musulmans, n'a-t-il pas constamment fait l'objet d'interprétations diverses, d'actualisation et de renouvellement (ljtihâd)? Ne leur a-t-il donc pas reconnu certes, dans les limites du contexte de l'époque - une dignité égale à celle de l'homme? En ce qui concerne plus précisément le statut et les droits de la femme dans la société, concrètement, n'ont-ils pas toujours considérablement varié en fonction de l'époque et du milieu social ? Pourtant, certaines militantes actives - ou de simples sympathisantes - des mouvements islamistes restent étonnamment assez perméables, sinon partagent la même Weltanschauung (vision du monde) que leurs collègues hommes qui confortent en définitive la logique de domination masculine sous maints prétextes: rejet du modèle occidental supposé individualiste et inhumain, considéré comme une menace pour les valeurs spirituelles islamiques; défense de la maternité et des fondements traditionnels de l'institution familiale; centralité du rôle de la femme en son sein, etc. Mais d'autres, parfois plus instruites, veulent se distancier par rapport à la rhétorique masculine dominante. Plus attachées à leur autonomie individuelle, elles tentent de résister à la pression du groupe, osent revendiquer davantage de libertés et, au sein de leurs propres formations, de véritables responsabilités politiques, ainsi qu'une réelle émancipation. Dans bien des cas, elles sont finalement contraintes de quitter ces mouvements. C'est au nom de la religion qu'elles entendent lutter pour 151

leur émancipation; elles affirment que la seule soumission à Dieu libère de l'emprise des hommes (maris, pères, tuteurs, supérieurs hiérarchiques, etc.). Elles refusent par conséquent que la société (des hommes) les cantonne dans l'espace clos de la famille et des tâches domestiques. Elles rejettent avec force la polygamie ou encore les mariages basés, non sur un libre choix et le consentement mutuel des époux, mais sur les tractations de leurs parents. Bref, elles prétendent faire entendre une voix à la fois déterminée et novatrice, non exempte cependant de chausse-trapes et d'ambiguïtés. Parce qu'elles considèrent que la référence au féminisme de type prétendument" occidental' ne correspond pas au contexte culturel et social qu'elles croient être le leur, cette nouvelle génération de "féministes' d'un genre bien particulier entend répliquer aux hommes quasi-exclusivement sur le terrain de la religion. Elles s'autorisent d'une singulière réinterprétation du Coran afin d'en contester les lectures conservatrices ou esclaves de la littéralité imposées par les hommes. Mettant donc l'accent sur l'esprit plutôt que sur la lettre, elles vont même jusqu'à affirmer que lorsque certaines prescriptions coraniques s'avèrent aujourd'hui injustes ou inadaptées, les musulmans ont le devoir de les abolir ou de les remplacer. Ce qui constitue, pour nombre de traditionalistes, une démarche pour le moins sacrilège. Cependant, en consacrant l'essentiel de leurs efforts à une forme inédite d'exégèse (ljtihâd) des textes hérités de la tradition canonique (Coran, Sunna), leur démarche, tout en suscitant de l'espoir, peut mener à une impasse aussi bien intellectuelle que politique. Ainsi que l'a remarqué fort pertinemment Fawzia Zouari : « Cet

ljtihâd au fé:minin représente un espoir pour certaines,

un piège pour dâ.utres. SïJ est jugé salutaire et nécessaire, il trouve rarement un législateur éclairé pour 1â.ppuyer ou le cautionner. Par ailleurs, la démarche qui le sous-tend menace dènliser la question fé:minine dans un débat interminable entre fondamentalistes et laïques, et ses tenants risquent à tout moment de buter sur le redoutable argument de 1ïnfai.llibilité du modèle originel, le Coran considéré par les rigoristes comme immuable et intangible et son message éteme1 et a-historique. En somme, la nouvelle tendance ne brise pas le cercle de vaines discussions autour du même thème: '~st-il dans la nature intrinsèque de l'islam dëtre pour ou contre les femmes 7': et donne un air faussement moderniste à un courant qui ne cesse de se référer à la 152

religion pour combattre ses adversaires religie~ lutte rarement

relayée par les homm.es-96.

au sein d'une

»

Quoiqu'il en soit, bien que nombre d'islamistes soient favorables à l'instruction des filles, voire au travail des femmes, le caractère rétrograde de leurs thèses au sujet du statut de la femme dans l'espace public et privé - en particulier, dans sa variante radicale - reste manifeste chez les idéologues masculins. Reste que l'explication du succès de certains mouvements islamistes classiques auprès des femmes tient au fait qu'elles croient avoir trouvé dans leurs thèses des réponses à l'inconfort et au malaise de leur condition. Certaines considèrent probablement la séparation des sexes comme un moyen "moins risqué" de gagner des espaces de liberté (accès aux plages réservées aux femmes, droit aux loisirs, aux études, aux sorties, à la parole). Les plus convaincues d'entre elles semblent même persuadées de la justesse et des vertus supposées libératrices de l'idéologie islamiste la plus "modéréè' et la plus "modemè'. Elles refusent par conséquent le terme de "soumission" ; opérant un renversement sémantique, elles affirment que leur fidélité à une certaine éthique religieuse les libère finalement de l'emprise de traditions ancestrales qui ne cherchent qu'à les asservir. C'est pourquoi les militantes islamistes voilées, quittant l'univers domestique, s'arrachant aux pesanteurs des traditions transmises, n'ont pas hésité à prendre la parole et à investir la scène publique - même si elles n'ont cessé de se heurter aux 'Ulamâs traditionalistes, voire aux militants "machistes" de leurs propres mouvements, soucieux de les confiner dans un rôle marginal. Certaines d'entre elles, en Turquie et en Iran notamment (mais on peut observer le même comportement ailleurs: au Maghreb ou au Proche-Orient ou en Asie), ont utilisé notamment le port du voile pour revendiquer, beaucoup plus efficacement, une participation, égale à celle des hommes, dans la vie publique, politique, syndicale, professionnelle, éducative, etc. D'une certaine manière, elles sont en train d'inventer une forme de "féminisme islamistè' (d'un genre bien particulier, il est vrai !) comme levier pour atteindre une place influente dans la société, accéder à des postes de responsabilité: dans les hôpitaux, dans l'administration, à l'université, dans les entreprises, dans le champ associatif et politique, et aussi dans leurs propres formations. C'est dire à quel point des 196Fawzia Zouari : ccLe piège d'une exégèse au féminin 2002 ; p. 22. Et Faouzia Zouari,

», in La Croix, vendredi

Ce voile qui déchire la France, Editions

153

4 janvier

Ramsay, 2004.

dynamiques inédites sont à l' œuvre qui indiquent une profonde réforme de l'islam et une plus grande prise en compte par les musulmans de l'exigence d'égalité et d'émancipation de la femme. Cependant, force est de reconnaître que ce processus n'est qu'à ces débuts, et que nous sommes loin du compte. Car, sur le plan doctrinal et philosophique, ces "islamistes féministes' d'un genre bien particulier, partagent en somme la même philosophie que leurs camarades masculins: l'islam comme ordre total devant régir tous les aspects de la vie est incompatible avec (le modèle occidental de) la modernité; l'Occident "mécréant' et "athéè' est coupable de la dissolution des mœurs et du déclin des sociétés musulmanes; le concept de liberté ne saurait être reçu que dans son acception coranique; rengagement dans les mouvements islamistes exige une forte abnégation, etc. Ainsi qu'on l'a vu, les débats sur ces sujets travaillent l'islamisme. Mais, jusqu'à présent, quelles que soient les nuances et les divergences entre ses courants, la vaste mouvance islamiste et celle s'apparentant davantage au néofondamentalisme demeurent encore majoritairement conservatrices dans ce domaine capital. Les femmes qui osent revendiquer, au sein de leurs propres formations islamistes, d'authentiques responsabilités politiques, une réelle autonomie (ou, davantage encore, une conciliation de leurs convictions intimes avec une véritable émancipation), se heurtent à de vives résistances ou à une fin de non-recevoir. DYNAMIQUES DE REFORMES, EMANCIPATION DE LA FEMME On le voit, la condition féminine dans les sociétés musulmanes a toujours suscité des débats pluriels et des combats véhéments. Partout (et ce depuis fort longtemps), une bataille, parfois féroce, est engagée entre les tenants des coutumes ancestrales et les partisans d'une société ouverte, égalitaire et libre. Des femmes affrontent courageusement ce type de comportements; elles luttent patiemment pour leur réussite sociale, la liberté de leurs choix de vie, leur autonomie professionnelle... Dans l'immense majorité des pays musulmans, le débat reste très vif, opposant les courants traditionalistes et islamistes et ceux qui revendiquent - parfois au nom d'une éthique coranique plus ouverte et plus tolérante - l'application d'une législation moderne, respectueuse de l'égalité des sexes et favorable à l'émancipation des femmes aussi bien dans l'espace conjugal, matrimonial et familial que dans la vie socioprofessionnelle. De telle sorte que des évolutions, certes insuffisantes, mais décisives ont pu être enregistrées ici ou là. 154

Poux beaucoup de citoyens et d'intellectuels du monde musulmans, l'enjeu est, en effet, assez clair: réévaluer le statut de la femme nécessite, une laicisation radicale du droit, une adaptation véritable des législations nationales au droit international moderne et une conformité de celles-ci à la philosophie moderne de l'Etat de droit, à la dignité de la personne et aux droits de l'homme et de la femme. Cela semble être l'aspiration d'une majorité de citoyens désirant s'intégrer à la modernité. Néanmoins, en raison de l'instrumentalisation dont elle fait l'objet de la part de milieux conservateurs et sexistes - non exclusivement confessionnels, d'ailleurs -, de la surenchère mimétique de régimes locaux autoritaires et de politiques de connivence de certains dirigeants occidentaux, jugées parfois condescendantes et injustes, cette problématique de l'émancipation féminine s'avère aujourd'hui difficile à aborder avec objectivité et sérénité. S'il est, en effet, une question à l'aune de laquelle on évalue le degré d'ouverture et de liberté d'une société, mais qui soulève passions et jugements hâtifs, jetant parfois le discrédit et sur la religion d'un milliard de musulmans et sur le combat des femmes elles-mêmes, c'est bien celle-Ià197. La plupart des pratiques iniques et des injustices incommensurables imposées aux femmes ne sont pas dues, de manière exclusive, à l'esprit d'une religion - dont la longue tradition humaniste avait aussi, au temps de sa grandeur, exalté l'hédonisme, la beauté, l'amour et l'égale dignité des individus -, mais bien plutôt, d'une part, à l'interprétation rétrograde des hommes de religion, et, d'autre part, à la perpétuation de mœurs ancestrales et de structures sociales et mentales basées sur la domination masculine. Pourtant, en dépit du long chemin qui reste encore à parcourir dans bien des cas, en effet, il est immense - poux réaliser l'égalité des sexes, en dépit de processus de déréliction et de régression ayant affecté ces dernières décennies nombre de sociétés musulmanes et qui sont, à beaucoup d'égards - pourquoi se le cacher? -, extrêmement inquiétants, effarants, des dynamiques endogènes travaillent en profondeux ces sociétés et indiquent clairement la place ascendante qu'occupe un nombre grandissant de femmes dans les champs intellectuel, artistique, socioéconomique et politique. Ainsi qu'on l'a vu, des luttes audacieuses furent très tôt engagées - et le restent encore -

197

Fatima Mernissi La peur modernité. ConDit islam démocratie, Albin Michel, 2000.

Abderrahim Lamchichi 41, Printemps 2002.

(dir.), Sexualité

et sociétés

155

arabes, ConDuences-Méditerranée,



par des courants progressistes et par des associations féministes ou des femmes musulmanes réformistes; ces luttes ne visent rien moins qu'à améliorer considérablement la condition sociale et juridique des femmes, à réduire les discriminations sexuelles dont souffrent de très nombreuses parmi elles, à soulager leur détresse et à leur restituer leur dignité. Malgré l'hostilité plus ou moins ouverte de certains milieux conservateurs - non exclusivement confessionnels d'ailleurs, faut-il le rappeler -, le combat des femmes contre certaines coutumes rétrogrades à fondement religieux ou non est, depuis quelques décennies, de plus en plus vigoureux. La lutte contre le mariage forcé des fillettes, contre la polygamie ou encore contre les violences domestiques intolérables illustre bien cette montée des revendications en faveur de l'émancipation effective de la femme, de l'égalité des droits et de la reconnaissance de toute la place qui est la sienne dans la famille et dans la cité. Si des courants politico-religieux rétrogrades visent encore l'enfermement et une persécution intolérable des femmes, ils ne peuvent plus s'opposer à une dynamique qui paraît irréversible: investissement de l'espace public, plus grande mixité à l'école et au travail, instruction en hausse et réussite fulgurante des filles, tentatives - même modestes, mais souvent graduellement en progrès - de laïcisation du droit de la famille, etc. Nombre de femmes musulmanes ont enduré tant de souffrances innommables, mais savent aussi faire montre de courage, d'abnégation, de volonté, d'esprit de solidarité... pour tenter de réaliser des acquis significatifs en matière d'égalité des droits et de liberté. Elles savent également que ce pari de l'émancipation est indissociable du combat en faveur de la citoyenneté démocratique. il est indéniable que l'égalité entre l'homme et la femme, mais aussi le passage à la démocratie sociale et politique, l'institution de la citoyenneté et la promotion de la laïcité sont tributaires de combats politiques et intellectuels menés par tous ceux et toutes celles - et ils sont nombreux - qui envisagent de concilier le riche héritage de leur civilisation avec les idéaux de progrès et de liberté. La nécessaire adaptation des institutions et de la doctrine de l'islam à l'ère contemporaine - c'est-à-dire, leur indispensable aggiornamento - ainsi que l'exigence d'ouverture des sociétés musulmanes ellesmêmes à la modernité, ne peuvent donc véritablement s'accomplir sans amélioration du statut de la femme, et, partant, sans réalisation effective de l'égalité entre sexes. Comment ne pas considérer en effet que la cause des femmes est une immense tâche de civilisation, qu'une société 156

se juge à l'aune du sort qu'elle réserve aux femmes? Or, comme chacun le pressent, la réussite de ce pari de l'émancipation est intimement liée à la nécessité de construire des sociétés et des institutions véritablement démocratiques.

157

LE CAS DU MAROC UNE REFORME AUDACIEUSE DU STATUT DE LA FEMME

Lorsque le débat sur le statut de la femme s'enlise dans des surenchères aussi infécondes que pitoyables entre des leaders politiques irresponsables (des hommes, très souvent) et qu'ainsi les femmes ne cessent d'en subir les conséquences désastreuses (en termes de stagnation, voire de dégradation de leur situation), c'est parfois, de manière aussi inattendue que saisissante, une décision venue du plus haut sommet de l'Etat qui fait bouger les choses. C'est à l'initiative de dirigeants éclairés et courageux que des réformes audacieuses allant dans le sens de l'émancipation des femmes sont engagées sur-Ie-champ: ce fut le cas naguère du Tunisien Habib Bourguiba; c'est le cas aujourd'hui du monarque marocain Mohammed VI. UNE INITIA TNE ROYALE Vendredi 10 octobre 2003, à l'ouverture de la session d'automne du Parlement, le roi du Maroc Mohammed VI a annonça sa détermination à réformer en profondeur le Code de la famille (al-Muda wwana) 198.TI exposa les orientations majeures d'un nouveau projet qui ayant pour finalité d'améliorer de manière substantielle le statut de la femme marocaine et sa place dans la société en lui octroyant de nouveaux droits: sévère restriction des pratiques de la répudiation et de la polygamie, instauration du consentement au mariage, affirmation de nouvelles prérogatives de la femme en cas de divorce, alignement de l'âge du mariage pour les filles et les garçons ou encore disparition de la tutelle masculine...

198Lire Jean-Pierre Tuquoi: «Mohammed VI et les Marocaines », Le Monde, 18 octobre 2003; p. 17. Béatrice Gurrey et Jean-Pierre Tuquoi: «Après trois ans d'attente, Mohammed VI révolutionne le statut de la femme », Le Monde, 12113 octobre 2003; p. 4. Fadwa Miadi: «Le roi, les femmes et les frères» et Jacques Bertouin: «Par-delà la royale surprise », Jeune Afrique/L'Intelligent, n° 2232, du 19 au 25 octobre 2003 ; p. 3539. Lire également

ne numéro

hors-série

n° 5 de Jeune

Afrique

1999-2003. Quatre ans qui ont changé Je Maroc; en particulier Lahrech : « La longue marche des Marocaines; p. 50-53.

159

consacré

au Maroc:

l'article

de Mouna

Près de cinq mois après les attentats suicides qui ensanglantèrent Casablanca (mai 2003), ce projet qui répondait, certes en partie seulement - mais de manière tout à fait positive - à plusieurs des revendications essentielles des associations féministes marocaines, sera débat-tu et un nouveau Code de la famille fut finalement adopté par le Parlement marocain au début de l'année 2004. Pour saisir la hardiesse de la réforme proposée par le Palais, il convient, d'une part, de rappeler brièvement, le contraste saisissant entre ce projet royal et le contenu des dispositions du statut personnel antérieur, en vigueur depuis l'indépendance du pays, et, d'autre part, de se remémorer la pusillanimité des pouvoirs publics (du moins jusqu'à l'alternance de 1998) à ce sujet, ainsi que la résistance immuablement farouche des cercles religieux à toute tentative d'amender ce statut dans le sens de l'égalité des sexes et de l'épanouissement de la femme. Promulgué en 1958, c'est-à-dire deux ans à peine après l'indépendance du pays, sous l'influence déterminante du leader nationaliste Allâl al-Fâssî, le Code marocain du statut personnell99 est sans conteste d'inspiration confessionnelle (dans l'acception la plus étroite et conservatrice du terme). Rédigé dans l'urgence, en réaction à la période du Protectorat français et prenant appui sur une rhétorique salafistt?oode défense des « valeurs arabo-islamiques » de la société, ce Code contenait nombre de dispositions iniques ou discriminatoires à l'égard des femmes. Globalement en effet, la femme y était soumise à la volonté de l'homme et à son autorité (quasi) absolue: considérée comme mineure à vie, elle ne pouvait notamment ni consentir au mariage sans l'approbation d'un tuteur matrimonial masculin, ni exiger le divorce ou recevoir de compensations en cas de manquement de l'époux à ses obligations, ni empêcher une polygamie, certes pratiquement en baisse tendentielle, mais toujours tolérée, ni avoir un droit égal à l'héritage, ni s'opposer effectivement à la répudiation. La conception holistique et rigoriste de la famille qui en découle plaçait celle-ci sous l'auspice

199Littéralement:

Mudawwanat

al-Ahwâ1

al-Shakhsiyya

ou, de manière

plus simplifiée

:

la Mudawwana. 200 SalaRsme, ou SalaByya : courant incarné par les Réformateurs musulmans de la fin du XIXe siècle au début du xxe siècle Oamâl ed-Din al-Mghânî, Rashid Ridâ, Muhammad 'Abduh, Allâl al-Fâssî, qui s'autoproclament

Ibn Bâdis...). A ne pas confondre avec certains courants «salafistes », mais qui sont rigoristes ou radicaux,

d'inspiration wahh11bite. Lire Abderrahim politique, Editions L'Harmattan, 2001.

Lamchichi,

160

Pour

comprendre

actuels plutôt

l'islamisme

exclusive du mari, considéré comme son chef absolu, l'épouse étant soumise à son arbitraire, voire à sa tyrannie, tenue d'obéir quasiment en toutes circonstances à ses injonctions et états d'âme. Placée, pour ainsi dire dès le berceau, sous la tutelle de son père, frère ou tout autre tuteur mâle désigné par un magistrat, la femme avait peu de chance d'échapper à cette condition même après son mariage ou l'exercice d'une activité profes-sionnelle. En dépit de la percée fulgurante dans l'espace public de nombreuses femmes marocaines, libres et rayonnantes, malgré leurs combats impétueux et la réussite écla-tante de nombre d'entre elles, un tel déni des droits des femmes n'a cessé de fragiliser globalement leur statut, d'accentuer la précarité d'une large majorité parmi les plus démunies et a parfois créé des situations familiales inextricables, voire dramatiques, en particulier pour les enfants et les femmes esseulées et délaissées. TENTATIVES D'AMENDEMENT, RESISTANCE DES TRADITIONALISTES ET DES ISLAMISTES La Mudawwana a certes subi par le passé quelques tentatives d'amendement, mais la plupart restèrent bien timides ou ont carrément avorté. En 1979 par exemple, une Commission présidée par Hassan II fut érigée et acheva, le 5 mai 1981, la rédaction d'un texte, qui proposait un ensemble des mesures de réforme (relèvement de l'âge du mariage, réglementation du tutorat, statut de l'enfant né hors mariage...). Dans un contexte social et politique tourmenté (des émeutes sanglantes éclatèrent en juin de la même année à Casablanca), le projet fut abandonné sans même être présenté ni au gouvernement ni au Conseil des f:Wamâ!°l.En 1993, un premier changement fut amorcé, mais est resté extrêmement limité et, en tout cas, largement insensible aux revendications des associations féministes marocaines. Ces dernières ont constamment combattu un Code traditionaliste et rétrograde, réclamant avec courage et impétuosité son abrogation. A l'instar de leurs consœurs dans d'autres contrées du monde musulman, elles mettaient en avant une série de revendications, parmi lesquelles figurent: l'interdiction de la polygamie et de la répudiation, la suppression du tuteur, l'égalité des droits et obligations pour les époux, l'ins-tauration du divorce judiciaire, l'équité devant l'héritage, la liberté pour la femme d'exercer la profession de son choix, etc. 201'Ulamâ:

Docteurs

de la Loi religieuse;

juristes et théologiens,

officielle.

161

gardiens

de l'orthodoxie

il a fallu attendre l'alternance politique à la fin du règne de Hassan

II, en 1998, pour assister à une relance du débat autour du « Plan d'action en faveur de l'intégration de la femme au développement» proposé par le Premier ministre du gouvernement socialiste Abderrahmane Youssoufi en 1999. Ce Plan, le plus audacieux jamais proposé par un gouvernement marocain, défendu par Said Saadi, alors secrétaire d'Etat à la Protection sociale, à la Famille et à l'Enfance, prévoyait une refonte radicale du Code de la famille et une modernisation du statut de la femme dans quatre domaines jugés prioritaires: éducation, santé, travail, droit. il s'agissait de prendre des mesures urgentes pour accompagner les changements de mentalité et répondre aux aspirations de la population: effort soutenu en faveur de l'éducation et de l'alphabétisation (comme outils prioritaires de cohésion et d'insertion sociale); développement de servi-ces sanitaires, de dispensaires, de centres de prévention et d'une manière générale, amélioration de la qualité de la santé; intégration socioéconomique de la condition féminine par le travail salarié; amélioratoin sensible du statut juridi-que de la femme. il proposa, parmi d'autres mesures semblablement téméraires: l'élévation de l'âge du mariage légal à 18 ans pour les deux sexes, l'interdiction pure et simple de la polygamie, la substitution à la répudiation du divorce judiciaire, le partage équitable des biens accumulés tout au long de la vie conjugale entre époux, en cas de divorce, etc. Sous couvert de l'argument captieux qu'il était imposé par la Banque Mondiale, mais, surtout, qu'il portait soi-disant atteinte aux "fondements islamiques' de la société marocaine, ce projet n'eut l'heur de plaire ni aux milieux traditionalistes et conservateurs ni aux militants de l'islam politique. Il suscita, outre l'opposition virulente de la majorité des tUlamâ gardiens de l'orthodoxie, rire des islamistes, aussi bien radicaux que prétendument "modérés" et "légalistes". Une campagne médiatique frénétique et d'une rare agressivité, des rassemblements politiques et des prêches dans les mosquées, d'une extrême violence, véhiculant les stéréotypes les plus blessants à l'égard du combat des féministes, furent orchestrés par tous les courants fondamentalistes contre un projet jugé" hérétiquè'. Aussi, les formations islamistes organisèrent-elles, le 12 mars 2000, une gigantesque manifestation à Casablanca à laquelle répondît d'ailleurs, le jour même, celle (certes, quantitativement plus modeste, mais tout aussi déterminée) programmée par des organisations non gouvernementales (ONG), des réseaux associatifs, notamment fémi-nistes, des intellectuels et partis de gauche à Rabat. 162

La mort de Hassan II, le 23 juillet 1999, interrompra provisoirement la controverse et la fronde impétueuse des islamistes. En avril 2001, le nouveau roi, Mohammed VI, initia la création d'une "Commission consultative pour la réforme du Codè', dont les membres (certes, majoritairement masculins, mais où diverses sensibilités partisanes, politiques, sociales, idéologiques et philosophiques furent représentées) parvinrent pourtant difficilement à s'entendre. De fait, l'annonce par le nouveau roi, à la fin de l'année 2003, du nouveau projet est consécutive aux conclusions de cette commission qui, après bien des atermoiements, tergiversations, démissions et débats houleux, avait remis des propositions au souverain en janvier 2003. Deux figures marocaines

de premier

plan

-

emblématiques

de la

tentative de réconciliation des valeurs positives issues de la tradition avec celles qu'exige l'ouverture nécessaire à la modernité -, ont joué un rôle crucial dans révolution en cours. D'une part, Ahmed Toufiq, le très iconoclaste ministre des HabouSJ-°2et des Affaires islamiques, par ailleurs homme de culture, spécialiste du soufisme, historien et romancier. D'autre part, Zoulikha Nasri, conseillère du roi, qui fut l'inspiratrice du projet de réforme de 1999. En effet, le "Plan d'intégration" présenté à l'époque par les socialistes reprenait les grandes lignes d'un projet élaboré par MmeNasri quant elle était secrétaire d'Etat à l'Entraide nationale dans le gouvernement d'Abdelatif Filali. QUELLES ETAIENT LES LIGNES DE FORCE DU PROJET DE REFORME? En abolissant la tutelle du mari sur sa femme ou «lobéissance et la fidélité de 1epouse à son mari» (article 36 du Code antérieur), le nouveau projet entend appuyer davantage la cause de l'égalité entre les sexes en plaçant notamment la famille «sous la responsabilité conjointe des deux époux ». Le projet souhaite pareillement affirmer le principe de l'affranchissement de la femme à l'égard de la tutelle de son père ou tout autre tuteur masculin de la famille (frère, oncle...); leur caution ou autorisation ne seront donc plus requises lorsqu'elle décide de se marier à sa majorité. D'ailleurs, l'âge légal du mariage des filles, porté de 15 à 18 ans, s'alignera sur celui des garçons. L'épouse pourra également demander le divorce - initiative qui lui était jusqu'à présent (très souvent, en pratique) refusée. En cas de séparation des

202Haboûs:

patrimoine

immobilier

issu des donations

163

pieuses.

époux, les enfants (garçons comme filles) pourront choisir, à 15 ans (auparavant, les garçons pouvaient décider dès 12 ans), le parent avec lequel ils souhaiteraient vivre. La garde des enfants devrait prioritairement être confiée à la mère, même en cas de remariage ou de changement de résidence. Deux autres points extrêmement sensibles ont été abordés: la polygamie et la répudiation. Sans être définitivement abolies (ce que réclamaient pourtant les associations féministes inspirées de l'exemple tunisien), ces pratiques d'un autre âge seront très sévèrement encadrées. En ce qui concerne la répudiation, d'abord, le roi Mohammed VI avait déclaré qu'elle ne pourra désormais plus être effective sans auto-

risation de la justice et qu'il fallait dorénavant en « restreindre le droit» au profit du divorce judiciaire. Quant à la polygamie, le mari qui veut prendre une deuxième (troisième ou quatrième 1) épouse devra fournir « un argument objectif exceptionnel» et obtenir l'autorisation préalable d'un juge. Ce dernier ne pourra l'accorder que dans le cas où «la capacité du mari à traiter lautre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied degalité avec la première» est assurée. La future épouse pourra d'ailleurs subordonner son mariage à l'engagement écrit du mari de rester monogame et, en cas de non-respect de cette clause, demander le divorce pour «préjudice subi ». Ce dernier point constitue incontestablement une conquête inestimable. On le voit, ce projet ne visait rien moins qu'à doter le Maroc (pays pourtant traditionnel) d'un Code de la famille très en avance par rapport au précédent, voire par rapport aux codes en vigueur dans la majorité des pays musulmans (à l'exception notable de la Turquie et de la Tunisie, probablement aussi de l'Indonésie). Au total, si le texte, une fois adopté par le Parlement, trouve une traduction réelle dans la pratique concrète des juges, la répudiation comme le divorce ne seront plus des prérogatives de l'époux, mais des actes judiciaires devant être dûment justifiés, ouvrant notamment droit à des compensations financières; la polygamie, rendue depuis longtemps difficile à pratiquer grâce à l'évolution des mœurs (et au renchérissement du coût de la vie I), sera extrêmement contraignante sur le plan juridique; le choix libre du mariage sera pleinement reconnu à la femme, sans l'intermédiaire d'un tuteur masculin, et l'âge légal du mariage (18 ans) deviendra identique pour les deux sexes. C'est dire l'ampleur des changements en ce domaine, voulus par le roi.

164

CONTEXTE, ENJEUX, PERSPECTIVES Le contexte de l'annonce d'une telle initiative aussi spectaculaire qu'audacieuse - était lui-même remarquable. En effet, depuis ronde de choc provoquée par les attentats de Casablanca du mois de mai 2003, qui avaient notamment révélé que le terrorisme islamiste pouvait émaner de secteurs de la société marocaine elle-même et que le fanatisme et la violence se conjuguaient avec la désespérance sociale et la misère insoutenable des bidonvilles, les formations islamistes "légalistes' avaient décidé d'adopter un profil bas. A ce tragique événement de Casablanca, est venue s'ajouter l'inculpation de Marocains membres de l'organisation al-Qaïda, responsables des monstrueux attentats de Madrid du Il mars 2004. Auparavant hostiles à toute tentative de rénovation du Code du statut personnel (n'y voyant qu'une remise en cause de la Sharîâ. et de

l' « honneur familial»), les formations islamistes légales se sont finalement résigné à apporter une approbation officielle quasi unanime à l'annonce du roi. A l'image de la position de Nadia Yacine, porteparole de l'association al- 'AdJ wal-/hssân Uustice et Bienfaisance, dirigée par son père le Cheikh 'Abdessalam Yacine), qui, hier encore, farouchement opposée à toute révision progressiste de la Mudawwana, donc à l'amélioration de la condition de la femme, déclara que le projet

royal « s'inspire d'une relecture intelligente des textes sacrés. C'est un retour aux sources de la religion» (sic I). Ou encore celle de la majorité des députés et responsables du PJD (Parti Justice et Développement, seule formation islamiste autorisée) qui, sans crainte de se renier (c'est leur démonstration de force à Casablanca en l'an 2000 qui avait contraint le gouvernement socialiste de l'époque à retirer précipitam-

ment son projet), déclarèrent « apporter (leur) soutien» au projet royal dont les « fondements» sont jugés « conformes aux prescriptions de la religion». A l'évidence, dans les deux cas, il s'agit moins d'un acte de résipiscence ou de componction, encore moins d'une franche et loyale adhésion aux principes modernes d'égalité des droits entre l'homme et la femme, que d'un calcul étroitement politicien. Dans son discours annonçant les nouvelles mesures, le roi Mohammed VI, fort de son statut de Commandeur des croyants (Amir alMou'minîn), avait d'ailleurs émaillé (comme à son habitude) ses propos de nombreuses références au texte coranique et à la S1ll1D.a (Tradition) prophétique. D'une part, il entendait certainement marquer par-là que le nouveau projet, certes novateur et progressiste, reste tout de même 165

inscrit dans le cadre général de la "normativité islamique" et de la tradition du rite malékite, voire dans une vision" shariaïquè' de la famille. D'autre part, en incitant les milieux traditionalistes et les formations islamistes à adhérer publiquement aux principes d'un projet qu'il présenta comme étant de facture moderne, sans pour autant incarner fatalement une réforme de rupture, il les contraint indirectement, sinon à battre leur couple et à endosser la responsabilité de leur immobilisme d'hier, du moins à acquiescer à un choix de société qui contredit de manière flagrante leurs convictions, puis à rechigner ensuite à se déjuger - à un moment particulièrement crucial où l'islamisme radical est jugé aventureux et violent par une partie de l'opinion. Mais, au-delà de l'effet d'annonce, il est permis de s'interroger sur la portée véritable de ce projet juridique en matière d'aggiornamento du droit familial et, plus profondément, d'évolution des mentalités. Autrement dit, l'enjeu crucial réside dans l'application concrète et dans le degré d'adaptabilité aux réalités marocaines du texte de loi qui émanera en définitive du Parlement. De même, il est aisé d'imaginer que les débats qui accompagneront la mise en pratique du nouveau code seront houleux et contradictoires entre spécialistes du droit et audelà, au sein de la société marocaine en général. L'épreuve de vérité sera en définitive celle du terrain. Outre le constat indéniable que le projet ne fait parfois qu'accompagner les évolutions les plus récentes de la société marocaine en entérinant certaines pratiques sociales d'ores et déjà en rupture avec la tradition (ainsi en va-t-il pour ce qui concerne les limitations apportées à l'exercice d'une polygamie devenue de facto rarissime) -, il n'est pas léonin de considérer que le texte proposé n'est pas -loin s'en faut -, aussi avancé dans l'affirmation de l'égalité des deux sexes que les Codes tunisien ou turque en l'occurrence. A titre d'exemple, par son refus d'interdire explicitement et irrévocablement les pratiques de la répudiation et de la polygamie, ce nouveau projet ne reproduit-il pas le dogme de la prééminence de l'homme? Autre exemple: par son refus de supprimer un régime successoral inique pour lui substituer un régime où s'applique un même principe universel d'égalité, ne maintient-il pas le principe de discrimination à l'égard des femmes? Les obstacles les plus redoutables résident toutefois, on l'a dit, dans les modalités de son application. Ces obstacles proviendront assurément, soit d'une majorité conservatrice de parlementaires, magistrats, avocats, juges ou encore de théologiens si prompts à préserver le statu 166

quo ante, soit d'une justice sans moyens véritables lui permettant de dépasser l'immobilisme et l'arbitraire de certains juges intolérants ou obscurantistes, soit de dispositions positives concrètes difficiles à mettre en pratique eu égard aux résistances d'une société qu'il n'est pas abusif de caractériser de traditionaliste. Car, à l'image de beaucoup d'autres sociétés musulmanes, la société marocaine est encore travaillée par des courants profondément machistes et à tendance patriarcale, en dépit de son ouverture globale au monde, de l'influence grandissante des courants d'émancipation et de modernisation et des aspirations des individus aussi bien aux produits de la mondialisation qu'aux valeurs d'égalité et de liberté. Des blocages risquent d'être, en effet, nombreux, en particulier lorsqu'on sait qu'une majorité de femmes, surtout à la campagne, ont été maintenues dans l'analphabétisme, cantonnées dans des taches subalternes, voire purement domestiques, recluses, humiliées ou soumises au bon vouloir des hommes, dépourvues des droits les plus élémentaires parce que considérées comme inférieures. Personne ne peut ignorer que l'aporie du développement au Maroc réside avant tout dans un déficit cruel de justice sociale; le problème central étant celui du fossé social qui n'a cessé de se creuser, séparant une minorité de privilégiés vivant dans l'opulence d'une majorité d'exclus privés des moyens d'intégration et d'exercice effectif de la citoyenneté. Reste tout de même que le discours royal, ainsi que les propositions de réformes qui s'en sont clairement dégagées, constituent incontestablement un immense espoir pour tous les Marocains et toutes les Marocaines qui ont porté sur les fonts baptismaux l'idéal de l'émancipation féminine, consacrant l'essentiel de leur engagement, de leur énergie et de leur inventivité, depuis de longues années, à lutter avec opiniâtreté en faveur de l'effectivité de l'impératif universel d'égalité. Ce réquisitoire royal ouvre indubitablement la voie aux changements si longtemps désirés et conforte celles et ceux qui souhaitent que la société marocaine accomplisse de notables progrès dans la voie de l'égalité (juridique, sociale, économique et politique) entre l'homme et la femme. En bousculant une tradition ancrée dans des structures et des mentalités patriarcales et "endrocentrées", en faisant de la promotion de la femme une des priorités de sa politique actuelle, Mohammed VI consolide son image de roi réformateur et moderniste. Si le projet est entériné par le Parlement, puis appuyé significativement par la société civile, il offrira, à coup sûr, de nouvelles perspectives aux femmes marocaines et contribuera, dans le prolongement du processus 167

de transition démocratique entamé depuis l'accession au trône du nouveau roi, à ancrer davantage le Maroc dans la modernité. Depuis la rédaction de ce chapitre (début novembre 2003), les députés marocains ont finalement adopté, le 16 janvier 2004, à l'unanimité (y compris donc les élus islamistes du Parti Justice et Développement, auparavant très réticents !) un nouveau Code de la famille consacrant le principe d'égalité juridique entre les hommes et les femmes. Désormais - du moins, sur le plan de la doctrine -, la femme marocaine n'est plus sous la tutelle du père ou d'un grand frère. Elle pourra librement choisir son époux, établir des contrats de partage des biens acquis durant le mariage. La coresponsabilité du père et de la mère dans la conduite des affaires familiales est clairement établie. De même, la femme pourra demander le divorce sans perdre la garde des enfants et le domicile conjugal. Elle pourra également refuser catégoriquement la polygamie. L'âge du mariage pour les filles est, en outre, aligné sur celui des garçons, à 18 ans, au lieu de 15 ans auparavant, etc. Nul ne peut en disconvenir: même s'il reste encore beaucoup de dispositions à améliorer, ce nouveau code marque une véritable révolution culturelle, sociale et politique dans l'histoire du royaume chérifien! Près d'un demi-siècle après les réformes audacieuses imposées par le président Habib Bourguiba en Tunisie, le roi Mohammed VI a réussi lui aussi - dans un contexte local (effervescence de l'islamisme et crise sociale), arabe et international (après-Il septembre, guerre en Irak, terrorisme, etc.) infiniment plus ardu que celui de l'aube des indépendances - à convaincre une majorité écrasante des représentants de la classe politique et judiciaire de la nécessité d'affirmer clairement le principe moderne et universel d'égalité sexuelle. Reste évidemment à lever les obstacles et les résistances qui ne manqueront pas de se dresser face aux réformateurs modernistes, lorsqu'il s'agira de passer des beaux principes juridiques à leur application concrète! Ainsi que l'avait en effet remarqué très pertinemment la journaliste algérienne Salima Ghézali, lauréate du prestigieux prix Sakharov du Parlement européen, du prix Olof Palme et de nombreuses autres distinctions internationales:

168

«Sans une puissante dynamique politique qui pousseraient des pans de plus en plus nombreux de la population féminine à faire leurs ces droits et à les défendre, il est à craindre qu'une telle décision prenne simplement place au sein de la citadelle de modernité assiégée par des foules en colère. « il

est bien sûr nécessairede protéger et de défendre le moindre

espace de liberté et de dignité conquis sur les archaïsmes. Cependant, tout droit susceptible dapparaître à l'usage comme privilège de la partie la plus évoluée de la société a peu de chances detre reconnu, revendiqué et défendu comme droit par celles-là mêmes qui en ont un terrible besoin. « Ce n t!stpas

le vieux et faux débat entre questions prioritaires

et questions secondaires qui pose problème aujourdl1ui, mais 18rticulation entre un droit reconnu et la possibilité concrète de l&ercer. il ne sagit pas seulement de reconnaître des droits que le respect de la dignité humaine, bien avant la Déclaration universelle des droits de 111omme, impose, mais de la mise en œuvre d'une véritable dynamique sociale et politique 203». RETOMBEES DE LA REFORME Gageons toutefois que, si les Marocains parvenaient à appliquer positivement la plupart des dispositions ce nouveau code de la famille, cela ne manquera pas d'avoir, à terme, des effets extrêmement positifs sur le processus de démocratisation de toute la société et de son système politique et, pourquoi pas, sur d'autres sociétés arabes musulmanes qui, globalement, peinent à réaliser l'égalité des sexes et l'Etat de droit. Au Maroc comme partout ailleurs, le combat en faveur de l'émancipation féminine est intimement liée au processus plus global de démocratisation, de laïcisation des institutions publiques, d'instauration de l'Etat de droit, d'émergence du sujet autonome et libre. Cette question est également intrinsèquement liée à celle de la profonde réforme du système scolaire de formation et de l'élévation du niveau d'éducation des citoyens à la culture humaniste, civique et démocratique. C'est dans cette perspective, que nombre d'associations féministes inscrivent leurs luttes; elles expriment leur ferme volonté de défendre les valeurs démocratiques, préconisent la mise en place 203

Salima Ghézali

2003

: « Maroc, un pas de géant pour la femme », Le Monde,

; p. 12.

169

23 décembre

d'un système éducatif sécularisé et laïque et, d'une façon générale, mettent l'accent sur l'exigence d'émancipation des femmes et d'éducation des garçons et des filles à la culture du respect et de l'égalité.

170

DEUXIEME PARTIE LA QUESTION DU VOILE EN FRANCE ET LE DEBAT SUR LA LAïCITE

ETHIQUE UNIVERSELLE OU REPLI IDENTITAIRE ?

Dans ce qui suit, je n'éluderai nullement les controverses suscitées par l'irruption de la question du voile en France. J'étudierai les multiples significations de celui-ci: Contrainte exercée par les parents 1 Acquiescement aux inquisiteurs mâles 1 Peur de la pression des islamistes 1 Valeur-refuge 1 Vecteur d'émancipation 1 Symbole de claustration et de soumission 1 Moyen d'investir librement le marché du travail et l'espace public 1 Paradoxal renversement du stigmate de la discrimination sociale 1 Volonté d'échapper ou de tenir en respect les garçons 1 Signe d'une crise passagère de l'adolescence 1 Simple signe de piété et de pudeur 1 Emblème d'une étrange servitude volontaire 1... Je tenterai d'analyser les enjeux du débat qui a accompagné la genèse puis l'adoption de la loi sur les signes religieux ostensibles à récole (février 2004). J'aborderai la question plus générale de la place de la femme dans une société pluraliste, démocratique et laïque, où l'islam est minoritaire, et ses effets escomptés sur le statut de la femme dans les pays musulmans eux-mêmes. Mais, auparavant, il convient d'examiner la lancinante question de l'identité, telle qu'elle surgit aujourd'hui dans un contexte d'accélération de la mondialisation - une mondialisation qui suscite, beaucoup plus que par le passé, ce que Benedict Anderson appelait des "communautés imaginées", et où précisément les identités postmodernes paraissent de plus en plus hybrides, les allégeances de plus en plus multiples ou transnationales. Nul ne saurait ignorer, en effet, qu'à l'heure actuelle, en raison des bouleversements engendrés par une mondialisation non maîtrisée, une frénésie identitaire fait rage, planétairement. Qu'il suffise au lecteur de se remémorer l'innommable tragédie génocidaire, emblématique du paroxysme identitaire, celle du Rwanda204. Certes, il s'agit-là d'une forme extrême de frénésie identitaire. L'hystérie identitaire fait rage de toutes parts sous des formes 204 Lire sur la tragédie du Rwanda: Colette Braeckhman, La Tragédie du Rwanck Editions Fayard. Et les deux ouvrages littéralement bouleversants de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Photographies de Raymond Depardon, Editions du Seuil (Collection Fiction & Cie). Et Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Editions du Seuil (Collection Fiction & Cie). Et l'entretien avec Jean Hatzfeld avec Sylvain Cypel dans Le Monde 2, 21-22 mars 2004 ; p. 25-30 173

certes beaucoup moins spectaculaires, violentes ou effrayantes, mais non moins atterrantes20S. Mais la mondialisation a suscité également l'émergence d'acteurs hétérogènes et multiples notamment des individus insérés dans des réseaux associatifs et des forces transnationales, disposant, avec plus ou moins d'efficacité, de capacités positives d'action. Leurs relations s'organisent ou s'inscrivent dans des stratégies diversifiées de confrontation, mais aussi de coopération, de partenariat et d'interdépendance renforcée. il est indéniable que ces acteurs peuvent contribuer substantiellement à la genèse de formes de coopération internationale, à l'émergence de normes juridiques universelles, respectueuses des droits humains et des valeurs humanistes et de solidarité. Les individus se montrent de plus en plus en mesure de mobiliser une pluralité de références et d'identifications et d'agréger leurs actions en vue de favoriser des intérêts particuliers, d'atteindre des objectifs collectifs ou de peser sur les décisions des acteurs institutionnels. Dans cette perspective, la question de l'identité est loin d'être univoque dans son expression et ses desseins. En tout cas, il est difficile de croire qu'elle pourra échapper aux processus de métissages culturels et à l'émergence d'un imaginaire universel commun favorisé par l'accélération du Temps mondial206. Au fond, la plupart des individus échappent aux assignations ou injonctions identitaires, construisent patiemment leurs propres identifications - identifications qui ne cessent d'évoluer, de changer et qui sont plurielles et complexes - en fonction de leurs trajectoires individuelles ou familiales, de leurs aspirations sociales, des perspectives professionnelles qui s'offrent à eux, de leurs modes d'insertion à la société, de la représentation qu'ils se font de la citoyenneté et de l'attitude de cette société à leur égard, etc. Mais il existe toujours des groupes pour invoquer de manière confuse des références à une pseudo-identité pure, monolithique et uniformément partagée, sommant les autres individus (supposés appartenir à la même communauté fantasmée) de s'y conformer. Nul ne peut sous-estimer la pression croissante exercée par des groupes, minoritaires certes, mais inquiétants, qui entendent imposer des archaïsmes exaltés au nom de l'identité, aussi bien dans les pays musulmans qu'au sein des populations musulmanes en Europe. C'est effectivement dans cette situation précise que la question du voile 205Lire Eric Dupin, L'Hystérie identitaire, Le Cherche Midi, 2004. 206Selon l'expression de Zaki Laïdi (00.), Le Temps mondial, Editions

174

Complexe.

se pose - non dans le contexte de l'islam des premières générations d'immigrés (où une certaine tradition familiale, non strictement religieuse d'ailleurs, était prégnante, plus ou moins bien transmise et où la pratique cultuelle était plutôt discrète). La question du voile se pose dans un contexte globalisé, marqué à la fois par le "bricolage identitairè', l'éclatement du "marché de loffre religieusè' et l'émergence de la figure de l'individu. On le voit en effet chez les jeunes filles voilées - très minoritaires, puisque l'écrasante majorité des filles issues de l'immigration ne le sont pas -, travaillées par la question de l'affirmation de leur identité individuelle, qu'elles revendiquent comme une liberté. Mais, c'est dans ce contexte également que le néofondamentalisme islamique - avec son corollaire, le communautarisme, véritable menace pour la démocratie

et l'égalité entre les sexes

-

se développe;

il constitue rune des manifestations les plus spectaculaires du repli identitaire, conséquence inattendue et déconcertante de la mondialisation. Ce processus de mondialisation ne cesse en effet d'interpeller chacun sur son rapport à la redoutable question de l'identité. A ce propos, n'est-il pas vrai que le fait même de s'interroger sur cette dernière, c'est déjà, d'une certaine manière, l'indice de sa perte, de sa déliquescence? Les islamistes croient pouvoir résoudre ce malaise identitaire, en proclamant, de manière incantatoire et obsédante, le nécessaire retour à l'identité religieuse prétendument primordiale et croient par suite pouvoir l'imposer à tous en instaurant la Sharî'a. L'utopie islamiste tant dans les pays musulmans que parmi les musulmans d'Occident - s'est construite, dans une très large mesure, autour de l'exhortation à la défense des particularismes identitaires et religieux face une mondialisation perçue exclusivement comme une forme d'agression culturelle207. Or, faut-il le rappeler, l'identité - qu'elle soit individuelle ou collective - est loin d'être réductible à la seule dimension religieuse; elle est bigarrée, changeante, complexe. Ensuite, à rebours de tout déterminisme identitaire ou culturaliste, aucune identité n'est une donnée "naturelle" ou "primordiale" - pas même les identités familiales; elle est, avant tout, un fait de conscience et le résultat d'un processus permanent de constructions et de reconstructions.

207

En

arabe:

al- IUdwân al- ThaqâDou

encore:

175

al-Ightilâl

al- ThaqâD.

Ainsi que le dit si bien le romancier Maalouf : « Parfois, lorsque j'ai

franco-libanais

Amine

fini d'expliquer, avec mille détails, pour

quelles raisons précises je revendique pleinement l'ensemble de mes appartenances, quelqu'un s'approche de moi pour murmurer,

la main sur mon épaule cc Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-même, qu'est-ce que vous vous sentez ?'~ Cette interrogadon insistante m'a longtemps fait sourire. Aujourd'hui, je n'en souris plus. C'est qu'elle me semble révélatrice d'une vision des hommes fort répandue et, à mes yeux, dangereuse. Lorsqu'on me demande ce que je suis au c1infond de moi-même'; cela suppose qu'il y a, tau fin fond" de chacun, une seule appartenance qui compte, sa cCvéritéprofonde" en quelque sorte, son cessence'; déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus: comme

-

si le reste, tout le reste

sa trajectoire

d'homme

libre, ses

convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme -, ne comptait pour rien. Et lorsqu'on incite nos contemporains à c8.ffirmerleur idendté" comme on le fait si souvent aujourd'hui, ce qu'on leur dit par-là c'est qu'ils doivent retrouver au fond d'eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nado-nale ou raciale ou ethnique,

et la brandir fièrement

à la face des autres 208»

L'identité de chacun est extrêmement complexe et constamment mouvante, toujours en métamorphose. Qu'il s'agisse de la langue, du mode de vie, de la trajectoire migratoire ou familiale ou encore du parcours scolaire et professionnel, de la condition sociale, des inclinations idéologiques, littéraires ou artistiques, du rapport à la question de la formation de la personnalité ou de celle de du désir et de la sexualité et du rapport aux autres en général...chacun porte en soi plusieurs appartenances plus ou moins bien assumées, plus ou moins bien transmises, plus ou moins revendiquées. Le vrai problème n'est du reste pas tant celui de l'identité - concept ô combien complexe et mal défini - à proprement parler que celui de l'identificadon. il s'agit de savoir comment se forment historiquement et se modifient dans le temps les identités, et comment les acteurs sociaux y adhèrent ou les reconstruisent ou même en changent. Car, ainsi que l'indique fort bien Alfred Grosser en particulier, un processus d'identification est 208Amine

Maalouf,

Les Identités

meurtrières,

176

Editions

Grasset,

1998 ; p. 10-11.

toujours multiple et contextuel. Nous sommes tous dotés - observe-til à juste titre - de plusieurs "répertoires d'identification" que nous activons selon les circonstances. Aucune identité n'épuise la "panoplie identitaire" dont dispose un individu. Et aucun acteur politique n'obéit à un seul "programme identitaire". Autrement dit, la vulgate identitaire - l'on peut ranger l'islamisme, avec ses différentes variantes, dans ce registre-là -, qui veut qu'il n'y ait de conflits et de malaises que de cette nature, occulte les processus concrets par lesquels un acteur ou un groupe d'acteurs se définissent à un moment historique précis, dans des circonstances données et pour une durée limitée. L'exigence de la réflexion distanciée et critique appliquée à la problématique de l'identité suppose donc un effort psychologique et intellectuel constant209. En principe - rappelle encore Alfred Grosser-, l'interrogation sur l'identité ne devrait pas présenter de grandes difficultés puisque nous nous réclamons d'une morale dont le principe

de base est l'identité essentielle de l'homme: « Tous les hommes sont égaux» proclament les monothéismes et les différentes déclarations des droits de l'homme et du citoyen. Mais nous savons bien que la réalité vient sans cesse démentir les textes de référence et que les appartenances identificatrices pèsent le plus souvent plus lourd que l'égalité créée par la seule identité humaine. L'homme identique aux autres est une abstraction; une abstraction pourtant féconde: il n'est en effet ni interdit ni impossible de se préoccuper de la redoutable problématique des conflits entre identités en se souciant aussi de la valeur de référence que serait l'égale dignité de tous les êtres humains. La vérité en soi n'existe pas davantage, pas plus que la liberté ou la justice. Mais comme

le remarque

une fois de plus Alfred

Grosser

-

nous savons

bien qu'il existe des situations plus justes que d'autres, des libérations plus accomplies que d'autres et que la différence est réelle entre ceux qui recherchent plus de vérité et ceux qui, délibérément, cachent ou faussent ce qu'ils savent vrai. Toute identité est donc bien modifiable dans le temps; surtout si elle est collective; surtout si elle est définie en termes de catégories, de groupes. Et toute identité personnelle est aussi affectée, transformée par la durée. Ne devrions-nous pas alors nous demander si notre façon d'identifier, si nos définitions des identités, de leurs superpositions et de leurs enchevêtrements, n'auraient pas été autres naguère - et dans quelle mesure notre propre identité, dans l'état actuel de notre façon 209Alfred Grosser, Les Identités

difIiciles,

Presses de Sciences Po., 1996.

177

de la concevoir et de la vivre, pèse sur notre appréciation des identités des autres? Depuis la collectivité nationale jusqu'au corps individuel, en passant par le statut de l'espace public dans ses articulations avec l'espace privé, l'identité ne cesse de donner lieu à des confrontations, à des affrontements sur fond de différences, de différends et de multiples intérêts et revendications. La réalité des faits constatables - et toujours nécessairement évolutifs -, et la réalité des croyances, des images sélectionnées, plus ou moins déformées à partir de jugements de valeur, que ces faits impriment dans les esprits - qui sont eux aussi toujours évolutifs -, ne cessent de s'entremêler. On peut ainsi objecter aux doctrinaires de l'islamisme que l'identité religieuse dont ils se targuent a profondément changé depuis les premiers siècles de la Révélation, non seulement à travers les sociétés dans lesquelles elle a dû s'adapter, mais aussi à travers les multiples (re)lectures de l'éthique coranique, et les diverses interprétations que les théologiens, philosophes ou simples citoyens n'ont cessé de formuler, dans le temps et l'espace. On peut également objecter aux fondamentalistes, qui croient devoir opposer des droits prétendument collectifs, ceux de leur communauté religieuse particulière en l'occurrence, aux droits individuels de l'homme et de la femme, que leur démarche est aux antipodes de l'éthique universelle et son impératif d'égalité citoyenne. Aujourd'hui, y compris dans le monde musulman, c'est-àdire dans des sociétés largement sécularisées et plurielles, en dépit du caractère majoritaire de l'islam, le fidèle pieux et croyant peut tout à fait coexister avec l'humaniste agnostique ou athée à condition qu'ils aient tous les deux le souci de l'Autre; qu'ils placent tous deux au centre de leur préoccupation morale les souffrances des hommes, l'impératif de justice et d'égal respect de la dignité de l'homme et de la femme. Le croyant peut donc rejoindre les autres sans pour autant chercher nécessairement à obtenir leur soumission absolue à sa lecture propre de la Loi et de l'éthique coraniques. Une telle conduite peut s'avérer indubitablement conforme à une double exigence, celle de l'éthique de responsabilité et celle du "vouloir vivre ensemble"210. 210

Ainsi que l'écrit Alfred Grosser en conclusion de son beau livre, Les Identités difficiles 210 : ~ Sans le critère de lbtilité à autrui, il est en effet dif/icile de donner un sens à l'espace de temps qui sépare de la mort et d'assumer une identité insérée. L'insertion dans la liberté exige la limitation de la liberté tous azimuts au proBt d'une vie conduite, c'est-à-dire répression,

menée avec un engagement dans la durée. Grâce à une véritable autoà un travail sur l'identité personnelle, à la fois réducteur et libérateur, qui va

de pair avec la prise en considération

des identités

178

d'autrui.

A vec la pratique

de la plus

Pour autant, ce qui semble avoir séduit

-

et continuer de séduire

-

une partie de l'intelligentsia musulmane, c'est une rhétorique néofondamentalisme qui propose une traduction politique radicale du concept de Umma, c'est-à-dire la Communauté de tous les croyants, quelles que soient leur langue, leur ethnie et leur origine, lecture qui se donne l'apparence de l'universalisme. Cette rhétorique prétend donc dépasser les divisions traditionnelles entre musulmans en offrant une perspective faussement rassurante. C'est bien pourquoi elle a pu influencer aussi, dans une certaine mesure, une partie des jeunes musulmans d'Europe - pourtant, la majorité d'entre eux vivent, dans la diversité de leurs origines, de leurs pratiques et de leurs aspirations, un islam plutôt débonnaire, rationnel et tempéré. Les islamistes y tiennent un discours apparemment "universalistè' (à forte connotation religieuse), adressé à une population souvent coupée de ses racines et qui a du mal à trouver une nouvelle identité dans l'intégration; ils croient offrir une identité de substitution, qui va précisément au-delà des références nationales, ethniques et raciales - une identité pseudo "universel1è', en harmonie avec la globalisation qu'apporte le monde moderne: celui des migrations planétaires, des voyages, de l'uniformisation des modes de vie et de l'omniprésence des médias, qui installent tout un chacun dans le même temps mondial. Or, en dépit du caractère apparemment universaliste de son discours, ce néoFondamentalisme ne mène, en fait, qu'à la crispation identitaire; il est évidemment incapable de provoquer le moindre "retour' à la "culture d~originè' - chimérique en vérité - des populations musulmanes. il s'agit d'une illusion pure et simple; au mieux, d'une construction intellectuelle abstraite qui occulte en effet l'adjonction, l'influence et les transformations opérées à travers les siècles par de multiples traditions, cultures locales et œuvres des civilisations au contact desquelles l'islam vivant s'était épanoui. Le néoFondamentalisme tente de dévaloriser en outre la littérature, la poésie, la musique, la philosophie tout ce qui se construit sur des bases autres que celles données par la Révélation. il tente de dévaloriser quatorze siècles d'histoire et de cultures issues du vaste monde musulman - accusées d'avoir éloigné le croyant du message originel et de la société exempnécessaire des vertus, à savoir le respect. Non pas le respect servile des puissants, mais le respect pour les faibles, y compris et surtout ceux qubn est en position d'inBuencer. Comment parler justice et solidarités sans respect des identités d~utrui fondées sur d~utres appartenances? ». Alfred Grosser, Les Identités difficiles, Presses de Sciences Po., 1996. 179

laire qui s'était constituée autour du Prophète. Ce radicalisme a pu trouver (pour combien de temps encore 1) un écho parmi une frange acculturée de la population musulmane, devenue étrangère à la culture de ses parents, mais inquiète devant la perte d'identité qu'implique l'intégration. C'est là que réside toute l'ambiguïté, mais aussi parfois la redoutable capacité de mobilisation de ce néofondamentalisme: il s'inscrit, contre son gré, dans le cadre d'une certaine forme de "modernité' (ne serait-ce que par "l'individualisation du croirè' qu'il provoque) - tout en persistant à tenir un discours douteux sur le "retour à la vraie Tradition", celle du Prophète et des premiers Califes, par-delà l'histoire du monde musulman, qui a connu divisions, nationalismes, luttes politiques profanes... Se réclamant, avec plus de force encore que les simples musulmans pieux, d'une matrice conceptuelle commune - la Communauté des musulmans (Umma) -, qui fait sens aussi bien en Indonésie, en Iran, au Maghreb, que parmi les minorités musulmanes d'Occident, ce discours néofondamentaliste se place donc au-dessus des nations, des cultures, mais aussi de l'histoire. il veut imposer un islam rigoureux, intemporel, fidèle aux préceptes de base du Coran et de la Sunna. il s'efforce de définir un modèle de société, de système politique et d'économie, dont la Sharî'a serait runique principe normatif. C'est bien pourquoi, l'un des grands défis de l'invention démocratique aujourd'hui, est de trouver un équilibre salutaire, aussi bien pour les individus que pour les collectivités vivantes, entre la préservation des traits assumés et librement choisis de l'identité et la nécessité d'habiter un monde global et ouvert. La mondialisation a brouillé les frontières, bouleversé notre manière de communiquer, de réaliser nos projets de vie, de regarder le monde et les autres. Dans ce contexte, la dimension culturelle est très importante. Car la mondialisation est aussi une mise en contact de sociétés aux valeurs sensiblement différentes, mais qui ne cessent d'exercer de multiples influences les une sur les autres; c'est une rencontre incessante entre cultures et civilisations diverses211. Plusieurs discours prétendent offrir un paradigme explicatif de cette situation: celui du Choc des civilisations (cher à Samuel P. Huntington212) qui semble ignorer les interactions, le dialo211 Lire notamment Gérard Leclerc, La mondialisation culturelle. Les civilisations à l~preuve, PUF (Sociologie d'aujourd'hui), 2000. 212 Sur les apories de ce discours, lire notamment: Abderrahim Lamchichi, Islam.Occident, Islam-Europe. Choc des civilisations ou coexistence des cultures ~ Editions L'Harmattan,2ooo.

180

gue et la coexistence possibles des cultures et des civilisations; celui des tenants du marché planétaire qui vantent les mérites d'un monde virtuel sans frontière et feignent d'oublier que le mépris de la diversité culturelle et l'accentuation des inégalités sociales minent les fondements de la démocratie. Celui enfin des faux prophètes du repli frileux sur des identités fermées ou des conceptions religieuses agressives, s'interdit toute réflexion sérieuse sur les modalités de maîtrise par les sociétés de ce processus inéluctable de mondialisation, et se trouvent bien souvent en porte-à-faux par rapport aux aspirations de la jeunesse de leur pays. Et c'est la conjonction entre un mouvement socioculturel de pseudo "retour identitairé' à l'islam (port du voile, accent mis sur des pseudo" bonnes mœurs islamiques'213, revendications des nationalistes, aussi bien que des islamistes ou des néoEondamentalistes en faveur d'un retour - chimérique en vérité - à l'authenticité (alAssâlah), dis-cours sur la réislamisation du droit, de l'enseignement et des Constitutions, etc.) et l'activisme politique radical qui rend la situation extrêmement préoccupante. Les signes d'expansion de la mondialisation dans les sociétés musulmanes sont omniprésents; composante fondamentale des représentations et des pratiques quotidiennes des jeunes en particulier, elle se manifeste à travers les médias, l'Internet, la musique, l'émigration, le tourisme, les pratiques culinaires, vestimentaires, linguistiques, etc. Toutes ces dimensions de l'univers quotidien des jeunes font du monde extérieur

-

occidental,

en particulier

-

un espace tout à fait familier,

quand même il serait inaccessible. D'où les rapports ambivalents tissés avec cet ailleurs: idéalisation et répulsion s'y mêlent, en effet. Mais, au -delà de cette tension entre fascination et diabolisation, les signes et les produits de cette mondialisation sont - aux antipodes de l'exhortation à la défense frileuse des particularismes et au repli identitaire des islamistes - sans cesse réappropriés, réinterprétés, parfois réinventés et chargés de nouveaux sens214.Le rapport à la mondialisation de cette jeunesse est donc à la fois ambivalent et sans cesse évolutif; il se 213

Cf. Abderrahim Lamchichi: «Morale et politique dans le mon-de arabe contemporain: conflits entre islanristes et modernistes, in Les Bonnes mœurs, sous la direction de Jacques Chevallier, CURAPP et Presses universitaires de France, 1994. 214Lire à ce sujet les remarques très intéressantes de Mounia Bennani-Chraïbi: «Les jeunes Marocains et l'ailleurs: appropriation, fascination et diabolisation », Pouvoirs (L7sJam dans la Cite), n° 62, PUF, 1992; p. 107-110. De Mounia Bennani-Chraibi, lire également: «Le Maroc à l'épreuve du temps mondial », in Zaki Laïdi (dir.), Le temps mondial, Editions Complexe, 1997 ; p. 105-141. Ainsi que Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, Desclée de Brouwer, 1998.

181

modifie incessamment. Au désir d'accéder et de maîtriser celle-ci, s'opposent, chez ceux qui en sont souvent exclus, des sentiments de rejet (ou de construction de "contre modèles" qui se veulent alternatifs à cette mondialisation finalement inaccessible). A titre d'exemple, l'individualisme occidental n'est plus dénoncé comme autrefois, ni simplement opposé à la chaleur des rapports interindividuels, à la solidarité sociale et à l'hospitalité des pays musulmans. Bien au contraire, comparé, en tous points, aux liens sociaux, culturels, politiques ou privés, vécus chez eux désormais comme étouffants et frustrants, cet individualisme occidental est réinterprété, par la plupart des jeunes, comme synonyme de liberté: liberté des enfants à l'égard du carcan familial; liberté du citoyen dans l'espace public; liberté et émancipation des femmes; liberté des rapports sexuels et amoureux; autonomie de la sphère privée, etc. Néanmoins, l'impossibilité d'accéder (par l'émigration, le travail sur place ou la consommation) à ce monde occidental peut tout aussi bien engendrer en particulier en cas de crise interne ou internationale -, des sentiments de haine et de rejet à l'égard de la culture occidentale215. Parmi les thèmes qui ont accompagné la circulation mondiale des idées et l'irruption d'une conscience juridique internationale ces dernières décennies, il y a évidemment celui des droits de l'homme et de la femme, qui pose notamment la question du rapport entre l'universelou du moins, un socle minimum de valeurs et de droits, à vocation universelle - et les particularismes culturels locaux. Ici encore, la rhétorique fondamentaliste se trouve en décalage par rapport au vécu et aux aspirations des jeunes qui trouvent plutôt positive cette diffusion mondiale de la thématique des droits de l'homme et de l'émancipation de la femme - combat auquel beaucoup d'entre eux ont vigoureusement contribué à travers diverses associations. La critique la plus courante de cette exigence d'universalité chez les islamistes (modérés ou radicaux) consiste à dénoncer les principes des droits de l'homme comme étant des points de vue occidentaux, non transposables à tous les pays, voire absolument contraires aux spécificités culturelles et religieuses locales. A leurs yeux, la défense des droits de l'homme ne saurait se fonder sur des valeurs universelles, com-

215

Mounia Bennani-Chraïbi:

«Les jeunes Marocains et l'ailleurs

116-118.

182

JI,

op. cil. ; p. 113 et

munes à l'ensemble de l'humanité216. Or, comment peut-on justifier une hiérarchisation et une différenciation dans la définition et la défense de la dignité de l'homme et de la femme? Comment ne pas tenir pour universellement acquis le fait que les pratiques contraires au droit (génocide, crimes contre l'humanité, pratique de la torture, arrestations de citoyens uniquement en raison de leurs opinions politiques ou encore disparitions, exécutions extrajudiciaires, épuration ethnique, terrorisme ou prise d'otages, discriminations à l'égard des femmes, etc.) doivent être combattues et prohibées? Une véritable mondialisation de celles-ci représenterait, à coup sûr, un progrès politique et juridique considérable pour l'humanité, même si on constate très souvent une distorsion entre le droit et les faits217.Dans ce domaine, deux aspects fondamentaux de la mondialisation actuelle me semblent tout à fait positifs: d'une part, la montée en puissance, à l'échelle internationale - en particulier depuis la chute du mur de Berlin -, d'une opinion publique beaucoup plus soucieuse qu'auparavant du respect exigeant des droits de l'homme, par-delà la sacrosainte souveraineté des Etats. D'autre part, l'évolution considérable comparativement à la période de la guerre froide, marquée, comme l'on sait, par les affrontements idéologiques entre blocs -, du rôle des sociétés civiles et leur combat, à l'échelle mondiale, pour faire admettre des valeurs éthiques communes218. Parmi les thèmes controversés, se trouve celui de la non-discrimination, tant à l'égard des groupes sociaux, ethniques, religieux que, surtout, à l'égard des femmes. Maintes conférences mondiales sur les droits de l'homme, comme à Vienne en 1993, sont parfois le théâtre d'une sérieuse contestation des principes fondateurs de la Déclaration universelle des Nations-Unies. Souvent, la problématique de l'émancipation de la femme y cristallise les conflits. Pourtant, nombre de progrès enregistrés au cours des dernières décennies - même s'ils demeurent bien en deçà des espérances -l'ont été justement sur la base de ces principes universels. 216Pour une critique tout à fait stimulante des tentations (auxquelles un certain Occident n'échappe pas) de rejet des valeurs universelles, lire l'ouvrage de Nayla Farouki, Les Deux Occidents, op. cit. 217 Lire notamment Philippe Texier: «Universalisme et droits de l'homme », in. Mondialisation. Au-delà des mythe~ Les Dossiers de l'état du monde, Editions La Découverte, 1997 ; p. 147-152. 218 Lire notamment Jacques Lévy: «Vers une société civile mondiale? », in La mondialisation en débat, Hors Série de la revue Sciences Humaine~ n° 17, juin-juillet 1997; p. 73-75. De Jacques Lévy, lire le très stimulant ouvrage, Le Monde pour cité, Editions Hachette (Collection Questions de politique), 1996. 183

La plupart des jeunes issues des diverses cultures de l'islam vivent dans l'ouverture au monde; ils sont, souvent, insérés dans des réseaux transnationaux; ils ont parfois fait des études à l'étranger, quand ils ne vivent pas eux-mêmes à l'étranger; font du commerce, téléphonent régulièrement, utilisent parfois l'Internet, regardent souvent les chaînes de télévision par satellite, écoutent la World music, consomment toutes sortes de produits "occidentaux", aspirent à la modernité telle qu'elle s'élabore ailleurs (en Europe, en Australie, au Canada, en Asie ou aux Etats-Unis). Et, parmi ces jeunes, les femmes aspirent à se débarrasser du carcan familial, du poids des traditions qui veulent les avilir. De même, tentent-elles de s'opposer à la pression des intégristes qui veulent transformer leur quotidien en prison. En un mot, elles aspirent à la liberté. Les motivations de l'écrasante majorité de ces jeunes, leurs désirs, leurs projets n'ont plus rien à voir avec ce que leur offrent le régime des mollahs, le Front Islamique du Salut, le Front Islamique soudanais, encore moins les Talibans. La rhétorique islamiste et néofondamentaliste a su, pendant de très longues années, tirer quelques bénéfices des mécontentements, ressentiments et frustrations, en terme de mobilisation; elle a pu séduire un temps; aujourd'hui, elle est effectivement dans l'impasse, en dépit de sa redoutable capacité de nuisance; elle ne peut réduire longtemps les individus - même affligés et mécontents

de leur sort

-

à des militants

mus exclusivement

par des impératifs doctrinaux. La crise de cette idéologie ouvre désormais aux musulmans un vaste chantier pour déterminer leur devenir et s'émanciper du carcan dogmatique. A l'ère de la débâcle des "grands récits idéologiques', de la mondialisation et du "post-islamismè', ils peuvent désormais essayer d'inventer des modalités inédites d'inscription dans la modernité. Cette exigence d'invention ne les empêche évidemment pas manière intelligente sentiment - avec

bien au contraire - de chercher à renouer, de - loin donc de toute crispation et de tout res-

le riche héritage de leur civilisation. Car, précisé-

ment, au temps de sa grandeur et de sa créativité, le Dû al-Islâm a fait montre d'une admirable plasticité aux mutations de l'univers, n'hésitant pas à accueillir en soi les multiples apports des autres civilisations et à opérer des synthèses originales et fécondes. Comme on l'a souligné à maintes reprises, l'image globale que le monde musulman offrait de lui-même en ces temps fastueux ne ressemble malheureusement en rien aux caricatures d'aujourd'hui. L'état d'éblouissement, de fierté et de ravissement dans lequel se trouvaient très certainement les musulmans au moment de la splendeur de 184

leur civilisation contraste lourdement avec la figure du malaise et du malheur qui semblent frapper aujourd'hui l'immense majorité des sociétés arabes et musu1manes et avec les représentations caricaturales à souhait souvent véhiculées par les médias et nombre d'observateurs peu soucieux de nuances. A l'instar des autres branches du monothéisme ainsi que de toute représentation du monde, de toute philosophie ou vision de l'univers et des hommes, l'islam pone l'empreinte de son époque; il a constamment changé et s'est développé, non en fonction du seul contenu du dogme et des prescriptions religieuses, mais en fonction des structures sociales profondes, des rapports de forces et des aléas conjoncturels ou événements temporels: politiques, culturels, intellectuels, etc. Comme chaque religion, confession ou spiritualité, l'islam a progressé (ou régressé) en fonction des lectures diversifiées des textes, proposées par les fidèles à travers l'histoire. De même, a-t-il évolué en fonction des objectifs et des actions des hommes et des femmes - toujours inscrits dans une temporalité et un terrain (sociétés, régions, nations) donnés. Dans une telle perspective analytique, force est de constater que lorsque les sociétés musu1manes étaient en expansion, sûres d'elles-mêmes, elles ont développé une conception religieuse plutôt sereine, modérée, ouverte. Au contraire, lorsque ces mêmes sociétés ont basculé dans le déclin et la crise, elles ont commencé à perdre confiance en ellesmêmes. La conception majoritaire de la religion devint, dès lors, plutôt frileuse, bigote, sourcilleuse. Comme le dit si bien Amin Maalouf, « les sociétés dynamiques se reflètent en un islam dynamique, innovant, créatif; les sociétés immobiles se reflètent en islam immobile, rebelle au moindre changement219». Autrement dit, lorsque les musu1mans étaient puissants, au sommet de la civilisation, à la pointe de la création culturelle, artistique et scientifique, ils ont fait montre d'une admirable et longue capacité de coexistence, de tolérance et d'ouverture à autrui. C'est-à-dire justement d'une curiosité à l'égard de la pensée et des arts du monde comme à l'égard de la diversité culturelle des peuples qui composaient leur vaste Empire - un empire qui s'étendra assez vite de la Péninsule indienne aux Pyrénées -, dont ils ont eux-mêmes intégré les valeurs et qu'ils ont en retour plutôt bien assimilés. En revanche, quand on observe la situation actuelle, il ne fait pas le moindre doute que c'est le ressentiment qui l'emporte. Ce qui prédomine à l'époque contemporaine, ce sont les désarrois, les frustrations et les malai219

Amin Maalouf,

Les Identités

meurtrières,

op. cit.

185

ses. Dans ce contexte pour le moins tourmenté, les militants de l'islam contestataire font preuve d'un rejet pathologique des valeurs de la modernité, d'une fermeture à l'égard d'autrui. Ils ne cessent de s'en prendre violemment à l'Occident, qui est évidemment riche et puissant, comparé à la situation des pays d'islam, le considérant comme seul responsable des maux dont souffrent leurs sociétés. Parce qu'ils appartiennent majoritairement à des sociétés en crise profonde, bloquées dans un immobilisme structurel, des sociétés situées à la périphérie de l'économie-monde, majoritairement pauvres, dominées, ces mouvements (comme hier les courants nationalistes) détournent à leur profit le sentiment, largement partagé par la population, que les peuples musulmans sont non seulement exploités, mais bafoués dans leur dignité. Ce faisant, les leaders islamistes (comme, hier, les nationalistes) perdent de vue leur propre responsabilité dans le déclin de la civilisation et dans le malheur actuel de la population. En observant les mouvements islamistes militants d'aujourd'hui, on devine aisément l'influence de certaines tendances de ce qu'on appelait naguère le "tiers-mondisme". De nombreuses similitudes sautent aux yeux, en effet, entre l'islamisme politique et d'autres mouvements contestataires du Sud. En revanche, on a beau chercher dans l'histoire de l'islam des précédents, il est difficile (sauf à commettre des anachronismes) de leur trouver un ancêtre évident. Ces mouvements sont donc moins un produit de l'histoire musulmane que le produit de l'époque contemporaine, «de ses tensions, de ses distorsions, de ses tourments, de ses désespérances220 ». Pourtant, il paraît important de souligner aujourd'hui que ce n'est pas dans la contemplation béate de leur passé glorieux, mais dans l'ouverture au monde, dans la réforme profonde d'un système éducatif (afin qu'il puisse diffuser la culture citoyenne), et dans l'invention de modalités démocratiques de régulation du pluralisme que résident les défis que doivent affronter les sociétés musulmanes pour se donner les chances de construire un avenir viable. Et, dans cette perspective, la viabilité se jauge à l'aune de la place que ces sociétés accorderont à la femme dans les domaines du droit et de la culture, dans le travail ou dans le monde politique, etc. Ces rappels me semblaient tout à fait nécessaires afin de comprendre en quoi la tendance actuelle consistant à vouloir confiner les 220

Ibid

186

citoyens, issus des diverses vagues de l'immigration - bien souvent d'ailleurs, leurs enfants sont nés ou ont été largement scolarisés et éduqués en France - à une appartenance collective à base religieuse ou ethnique ne fait que conforter de facto la thèse des islamistes radicaux ou celle des tenants du repli communautariste. En réalité, comme

nous allons le constater, même si des formes de résonance avec le Dâr al-Islâm existent bel et bien ou sont parfois réactivées, à l'occasion notamment de conflits internationaux, même si - j'y reviendrai également des comportements désuets, en contradiction flagrante avec les principes et valeurs des sociétés européennes d'accueil surgissent, la population de culture musulmane a profondément changé. Elle s'est considérablement, rajeunie, diversifiée et acculturée. Elle sait désormais que l'espace de liberté et d'épanouissement que représente la République française laïque et pluraliste est une immense chance pour l'islam. La distance s'est, depuis fort longtemps, immensément accrue entre l'islam des primo migrants et l'islam visible actuel. D'ailleurs, la plupart des individus qui composent cette population se déclarent indifférents ou agnostiques, et une écrasante majorité d'entre eux ne fréquente guère de lieu de culte... il s'agit-là de données fondamentales que semblent ignorer les partisans d'une vision intégraliste de l'identité religieuse; ceux-ci ne cessent de se radicaliser en tentant de porter atteinte au "contrat républicain" (déjà en crise, comme chacun sait) : refus de la mixité, rejet de l'idéal laïque, judéophobie, volonté d'emprise sur les femmes, différentialisme exacerbé, etc. Mais ces pratiques ne sauraient faire taire la parole de celles et ceux, très majoritaires, qui témoignent chaque jour de leur attachement à la modernité, à la laïcité et à l'égalité entre hommes et femmes.

187

PLURALISME DE L'ISLAM FRANÇAIS

La question du statut de l'islam et de sa place dans l'espace public se trouve depuis de nombreuses années au cœur du débat sur l'intégration. La plupart des études portant sur les réalités vécues par les populations de culture musulmane dans les pays de l'Union européenne221ont mis en évidence leur extraordinaire diversité ainsi que leur ardent désir de s'insérer socialement et culturellement dans les sociétés européennes démocratiques et sécularisées. En une génération à peine, ces populations ont fait montre d'une formidable capacité d'adaptation. Globalement, malgré les difficultés sociales persistantes pour certains d'entre eux (j'y reviendrai notamment au sujet des émeutes urbaines de l'automne 2005), les musulmans semblent bien assumer leurs multiples attaches et identités et parviennent à concilier leurs croyances religieuses (quant ils sont croyants)

-

et leur vécu en Europe

contribuant

de

la sorte à la diversification de son espace culturel et au renforcement de la tolérance religieuse.

221

Lire en particulier: Leila Babès, L'Islam positi£ La religion des jeunes musulmans de France, les Editions de l'Atelier, 1997. Robert Bistolfi et François Zabbal (00.), Islams d~urope, Editions de L'Aube, 1995. Alain Boyer, L'Islam en France, PUF, 1998. Jocelyne Cesari,

Etre

Musulmans

musulman

en

et républicains.

Felice Dassetto,

France

aujourd'hui,

Les jeunes,

l'Islam

La construction

Hachette,

de l'Islam européen,

L'Harmattan,

Brigitte Maréchal et J0rgen Nielsen contemporains de l'lslam dans l~urope

(éds), Convergences élargie, L'Harmattan

2001. Ainsi

d'Islam:

que Felice

Dassetto,

Paroles

1997.

et la France, Editions

individus,

Jocelyne Complexe,

Cesari, 1998.

1996. Felice Dassetto, musulmanes. Aspects et Academia/Bruylant,

sociétés

et discours

dans

l1slam européen contemporain. Approche socio-anthropologique, Maisonneuve et Larose, 2000. Haut Conseil à l'Intégration, L'Islam dans la République, La Documentation française, novembre 2000. Farhad Khosrokhavar, L'lslam des jeunes, Editions Flammarion, 1997. Abderrahim Lamchichi, Islam et Musulmans de France, L'Harmattan, 1999. Bernard 1992. Olivier

Lewis et Dominique

Schnapper

Roy, Vers un islam européen,

(00.),

Editions

Musulmans

d~urope,

Esprit, 1999. Chantal

Actes Sud, Saint Blancat,

L'Islam de la diaspora, Editions Bayard, 1997. Michel Renard: «L'Islam en France: état des lieux", in Actualité des Religions n° 33 décembre 2001 ; p. 28-29. Michèle Tribalat, Faire France. Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Editions La Découverte,

1995. Michèle

populations

d1Jrigine

Hélène

Kaltenbach

Tribalat,

étrangère

et Michèle

De lïmmigration

en France, Tribalat,

La République

Le Débat), 2002.

189

à l}]SSimilation.

La Découverte

Enquête

et l'INED,

et l'lslam,

Gallimard

sur les

1996. Jeanne (Collection

Pourtant, la situation sociale de la majorité d'entre eux reste déplorable, aggravée par des discriminations ethniques ignominieuses. Comme l'écrit très clairement Claude Dargent, dans un article de

synthèse intitulé: « Qui sont les musulmans de France? » et qui fait le point sur cette question à partir d'une analyse rigoureuse de plusieurs enquêtes (celles, annuelles, de l'Observatoire interrégional du politique et celle du Cevipof de 1997): «La grande majorité des musulmans vivant en France (quïJs soient ou non de nationalité française) appartiennent aux couches sociales défavorisées, fortement marquées par le chômage et la précarité {..] Le statut social des musulmans vivant en France D.est pas beaucoup plus enviable que celui de leurs parents ou grands-parents immigrés, qui ont quitté un monde rural au niveau de vie précaire pour occuper en France les emplois peu qualifiés { ..] La subordination sodale des musulmans déclarés est donc manifeste. Au total, la probabilité pour un musulman de France d'occuper la position la plus défavorisée dans les différents registres de l'ordre sodoéconomique est beaucoup plus importante quelle ne lest pour les autres habitants: les musulmans sont deux fois plus souvent sans diplôme, chômeurs ou ouvriers que la moyenne de la population [...] il faut garder à lesprit qu'il s'agit ici le plus souvent de la deuxième ou de la troisième génération, et non plus essentiellement dïmmigrés arrivés sur le sol français il y a trente ans [...] L~érédité sodale montre id toute sa force222». Le plus inquiétant, c'est la banalisation des idées racistes. Ainsi, en France, l'enquête réalisée, du 17 au 22 novembre 2005, par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur la xénophobie, indique une hausse spectaculaire du nombre de personnes se disant racistes (un Français sur trois) (dans les communes rurales, 48 0/0 s'y déclarent racistes I), ou estimant notamment que le nombre d'étrangers est trop important (56 % de sondés) ; 63 % des Français estiment que «certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes »223! Déjà, un autre sondage réalisé pour Le Monde et RTL, par TNS-Sofres, montrait une plus grande acceptation des idées 222 Claude

Dargent : « Qui sont les musulmans de France? », Alternatives économiques, n° 233, février 2005 ; p. 66-69. Lire aussi de Claude Dargent: «Les musulmans déclarés en France: affirmation religieuse, subordination sociale et progressisme politique », Cahiers du Cevipo£ Notes et Etudes de l'OlP, n° 34, 2003. 223 Sondage CSA, réalisé depuis dix ans par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur la xénophobie. Lire les commentaires Sylvia Zappi, Le Monde 18 et 19 décembre 2005 ; p. 10.

190

sue ce sondage

de

du Front national, avec 24 % des Français se déclarant d'accord avec les positions de Jean-Marie Le Pen224. En dépit de cette situation sociale très insatisfaisante, cette présence des musulmans sur le sol français (et dans les autres pays européens) n'a donné lieu à aucune tension extrême, en dépit de la persistance de périls de toutes sortes et de l'aggravation de conflits inextricables, qu'il s'agisse d'antagonismes régionaux et internationaux pouvant affecter négativement la perception de l'islam en Europe (guerre et attentats sanglants en Irak, montée en puissance du terrorisme islamiste planétaire, et, plus généralement, situation mondiale tendue pour ne pas dire délétère), ou qu'il s'agisse de crises sociales endogènes, propres à chaque société européenne. En France par exemple, les discriminations professionnelles ou au logement et la relégation dans des quartiers pauvres, avec le chômage massif des jeunes qui en sont issus, sont patentes, accentuant malaises et frustrations. De même, a-t-on assisté, depuis quelques années, à l'exacerbation de tensions sociales et à la recrudescence de comportements délictueux ou de repli identitaire dans certaines banlieues pauvres: actes de haine antisémite particulièrement abjects, multiplication d'agissements qualifiés pudiquement d'incivilités, agressivité en milieu scolaire, violences sexistes intolérables à l'encontre de jeunes filles dans les cités, etc. De telles conduites demeurent certes circonscrites et minoritaires et, surtout on en conviendra aisément -, sans lien d'aucune sorte avec l'esprit de l'islam, ni avec quelque appartenance religieuse que ce soit. Mais, d'une part, elles n'en sont pas moins très inquiétantes; d'autre part, elles accroissent le risque d'une stigmatisation d'une partie des musulmans issus des milieux modestes ou carrément déshérités, déjà durement frappés - en dépit de remarquables réussites -, par les discriminations ethniques, les exclusions et la souffrance sociale. Cependant, malgré les difficultés inhérentes à tout processus d'inclusion, de négociation et d'apprentissage de la vie en commun, en dépit de l'impéritie de certains courants radicaux peu représentatifs ou des tentatives de diabolisation réciproque développées par ceux qui ne souhaitent ni une amélioration de la façon dont les communautés se perçoivent, ni une coexistence de civilisation, l'islam de France offre l'image d'une religion somme toute apaisée et relativement bien ancrée

224

Cf. Le Monde,

15 décembre

2005.

191

dans la société225. Et c'est précisément dans cette perspective et à ce titre que les citoyens issus de cette culture (bien au -delà du cercle des seuls fidèles) expriment une puissante demande de reconnaissance. Preuve s'il en était besoin que la reconnaissance par autrui est indispensable à l'estime de soi et à la construction d'une identité apaisée226. CRISE DES BANLIEUES Les problèmes que connaissent les cités dites difficiles sont d'abord des problèmes sociaux, non religieux, même si certains acteurs surfent sur la vague des mécontentements et des malaises identitaires pour instrumentaliser le religieux. Les enseignements que l'on peut tirer de la vague de violences urbaines qu'a connu la France à partir du 27 octobre 2005 sont nombreux. Tout d'abord, il ne s'agit pas - comme l'a souligné un rapport daté du 23 novembre 2005 de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG)227- d'une insurrection organisée, mais

d'une « révolte populaire des cités, sans leader», ni « proposition de programme»; « aucune solidarité n'a été observée entre les cités». D'autre part, aucune manipulation n'a existé qui serait venu accréditer

la thèse d'un soulèvement organisé; les jeunes s'identifiant « par leur appartenance à leur quartier d'origine et ne se reconnaissent pas dans ceux d'autres quartiers». Ainsi, ni les syndicats ni aucun groupes islamiste n'auraient joué quelque rôle que ce soit dans le déclenchement ou l'expansion de cette flambée de violences généralisées. Complètement dépassés, les islamistes n'ont même pas pu organiser le

retour au calme. Enfin, comme le souligne le rapport: « Les jeunes des cités étaient habités d'un fort sentiment identitaire ne reposant pas uniquement sur leur origine ethnique ou géographique, mais sur leur condition sociale d'exclus de la société française [...] Les jeunes des quartiers sensibles se sentent pénalisés par leur pauvreté, la couleur de leur peau et leurs noms. Ceux qui ont saccagé les cités avaient en commun l'absence de perspectives et d'investissement par le travail dans la société française». En définitive, cette révolte violente a

225 Lire, sur cette

question,

les analyses

tout à fait éclairantes

de Felice

Dassetto,

La

construcdon de 11s1am européen, op. cil. Et de Felice Da.ssetto, Brigitte Maréchal et JergenNielsen (éds), Convergencesmusulmanes.op. cit. 226 Pour une réflexion philosophique sur ce thème de la reconnaissance: Lire Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Editions du Cerf (collection Passages), 2002. 227

Lire Le Parisien, 7 décembre 2005, qui en a publié de larges extraits. 192

dévoilé la perte totale de confiance de ces jeunes discriminés et rejetés dans les institutions publiques et dans le secteur économique privé qui ne leur garantissent pas un minimum d'intégration par la scolarité, le logement et le travail et les cantonnent dans des ghettos urbains à caractère ethnique. Ces émeutes ont révélé une terrible crise sociale, doublée d'angoisses identitaires et de blocage pour les jeunes. Il s'agit bien d'un échec patent du modèle républicain français, dont les mérites théoriques étaient, depuis des décennies, tant vantés dans les discours, mais qui, en définitive, n'a pas su offrir des perspectives concrètes aux populations pauvres, ni lutter efficacement contre les discriminations sociales, professionnelles et contre la relégation. Ainsi que l'a pertinemment relevé Pierre Manent228, «le système français est extrêmement protecteur pour ceux qui ont déjà quelque chose, et terriblement dur pour ceux qui n'ont rien»; ou encore: «cette crise sociale reflète celle du modèle politique français»; le sentiment s'impose de plus en plus que «le système n'a plus aucune qualité représentative», car «les grands partis de gouvernement ont subi une érosion de leur légitimité ». Et Pierre Manent d'ajouter: « Je crois qu'on ne gagne rien à tenir, de manière toujours emphatique, le discours sur les valeurs républicaines. Tous les partis prêchent ces valeurs depuis vingt ans: avec quel résultat? ». La réalité est, en effet, comme il le souligne « désespérante» : « Le taux de chômage des populations qui vivent dans les banlieues à problèmes est beaucoup plus élevé en France que dans les pays comparables»; «La République enferme ses enfants dans une trappe à pauvreté ». Ou encore: « Dans aucun pays, on ne met autant de temps à donner des responsabilités à un jeune, ni à lui payer un salaire décent. Quand les jeunes diplômés des centres-villes sont découragés, les jeunes moins qualifiés des banlieues le sont à la puissance 10 ». Finalement, les hommes politiques sont plus lyriques et moins pragmatiques; ils parlent toujours de valeurs et beaucoup moins de solutions concrètes. En somme, souligne

encore Pierre Manent: « La rhétorique de la grandeur française n'est qu'une compensation de la perte de confiance de nos capacités ». Ce diagnostic, impitoyable, me paraît tout à fait fondé et lucide: Les émeutes urbaines qui agitèrent le pays pendant les trois semaines -littéralement angoissantes - de novembre 2005, n'ont-elles pas été le symptôme des défaillances tragiques des politiques économiques et 228 Pierre Monde,

Manent, Entretien avec Sophie Gherardi, Patrick Jarreau et Nicolas Weli, 4 et 5 décembre 2005 ; p. 13.

193

Le

sociales menées depuis plusieurs décennies? N'ont-elles pas révélé les échecs du "modèle républicain d'intégration"? Certains observateurs n'hésitèrent pas à affirmer, à cette occasion, que l'entreprise française d'intégration a même fait fiasco et que son modèle a été définitivement frappé de discrédit. Pour excessive que soit cette sentence, elle n'en soulève pas moins des questions de fond: La distance n'est-elle pas en effet apparue immense entre les réalités marquées par le chômage, la déstructuration du lien social, les exclusions socioéconomiques, parfois dramatiques -, et les idéaux proclamés? Les discriminations ethniques insoutenables (à l'embauche, au logement et même à la reconnaissance du parcours scolaire, parfois exemplaire, de beaucoup de jeunes issus de l'immigration...) ne font-elles pas du fameux discours sur l'ascension sociale censément fondée sur la seule "méritocratie", un mythe? Et du "pacte républicain" un discours creux? De même, avec la révélation de la carence flagrante du nombre d'élus issus de l'immigration, la non visibilité dans les médias, avec la révélation du degré de ségrégation dont sont victimes les populations issues de l'immigration, et lorsque l'horizon d'attente paraît ainsi si (délibérément?) obstrué, les discours sur les vertus civiques, la citoyenneté, l'intégration, etc. deviennent tellement futiles, vains, vides de sens, s'ils ne sont pas accompagnés de politiques aussi pragmatiques qu'ambitieuses. En attendant, le chômage (des parents comme des "grands frères") et les pratiques discriminatoires continuent d'avoir des effets dévastateurs sur ces jeunes et leurs familles. Elles aggravent les phénomènes perceptibles depuis plusieurs années déjà - de perte d'autorité, de brouillage des repères, de crise profonde des institutions traditionnelles de socialisation (famille, école, partis politiques, syndicats, etc.). DNERSITE DE L'ISLAM FRANÇAIS Revenons maintenant à la question centrale de ce chapitre, celle de la situation de l'islam. TIme faut souligner qu'en dépit de la persistance de ces problèmes sociaux que j'ai évoqué à l'instant, sans concession, en dépit aussi de comportements de crispation identitaire, pour

ne pas dire d' « hystérie identitairt?29» - certes minoritaires, mais non moins inquiétants230 - et d'une situation régionale, arabe et internationale, extrêmement tendue, l'islam de France - d'Europe, en géné229 Lire Eric Dupin, L Hystérie idendtaire, Le Cherche Midi Editeur, 2004. 230 Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République, Editions Une Nuits, 2001. Nouvelle édition 2004.

194

Milles et

ral- offre l'image d'une religion somme toute apaisée et relativement bien ancrée dans la société. D'autre part, malgré la recrudescence, ces dernières années en France, de propos ou d'actes "islamophobes' odieux, commis contre les musulmans, leurs lieux de prière et leurs cimetières (incendies de mosquées, jets de pierre, croix gammées dessinées à la peinture, tombes profanées231, etc.), les fidèles de la deuxième religion de l'Hexagone, abhorrant les attitudes pathologiques de haine d'autrui et de sectarisme communautariste étouffant et sans issue, font montre, dans leur écrasante majorité, d'une retenue exemplaire. En règle générale, les réalités de l'islam et des musulmans de France attestent d'une variété et d'une diversité très étendues. Outre de saisissants contrastes, diverses enquêtes ont amplement montré que cette religion est globalement rassérénée, apaisée, relativement bien acceptée par la société française; ses fidèles expriment, dans leur majorité, une approbation franche de la laïcité, perçue comme une chance d'expression plus libre du culte et comme un cadre favorable à son épanouissement et à son renouvellement. Par leurs mœurs, leurs trajectoires individuelles, leurs projets de vie, les musulmans sont d'abord des hommes et des femmes comme tous les autres; leurs aspirations, besoins et désirs sont universels, pluriels et toujours singuliers, propres à chaque individu. La diversité des musulmans est repérable aussi dans les pratiques religieuses. Au demeurant, le nombre de pratiquants est très modeste, comparable en toute hypothèse à celui des autres confessions232. Certes, la sécularisation des conduites, la rationalisation des croyances ou l'ascension sociale, n'ont pas pour dénouement inéluctable l'éclipse du référent religieux233.Mais, outre le 231

Cf. Le rapport

nationale

annuel,

consultative

remis au Premier

ministre

des droits de l'homme,

l'intolérance à l'égard de l'islam et l'augmentation des lieux de culte. 232 Lire notamment: Enquête de l'INED, publiée Faire France. Une enquête sur les immigrés chapitre 4 : "Pratiques religieuses, l'islam

en mars 2004, par la Commission

qui consacre

un chapitre

des violences

à la montée

de

visant des musulmans

et

sous la direction

de Michèle

Tribalat,

et leurs enfants, Les Editions La Découverte ; en France"; p. 91-111. (Lire également du

même auteur, en collaboration République, Editions GallimardlLe

avec Jeanne-Hélène Kaltenbach, L'Islam et la Débat, 2003). Lire aussi les enquêtes d'opinion du

journal

l'IFOP

Le Monde

relativement

réalisées

avec

dans la démocratie.

de l'IFOP pour

en

1989 et 1994. Cf. également

l'enquête

Le Poin~ Europe 1, octobre 2001. Lire Le Monde, 5 octobre 2001. La Croix, 23 novembre 2001 ; p. 12-13. Lire également: Xavier Ternisien, La France des mosquées, Editions Albin Michel, 2002 ; p. 42-58. 233 Remarque valable pour toutes les sociétés modernes: Lire Marcel Gauchet, La Religion

plus récente

Le Monde,

Parcours de la laïcité, Editions

195

Gallimard

et Le Débat, 1998.

fait que la croyance tend à s'exprimer avant tout comme une option individuelle, l'affirmation identitaire en général paraît souple, plurielle, évolutive, en réinvention permanente. Dans un environnement sécularisé, l'islam français - européen, en général - n'a cessé de se transformer: le pluralisme spirituel et philosophique, la liberté de choix, voire un indifférentisme confessionnel croissant, semblent prévaloir. Cette évolution n'a pas manqué d'induire chez les musulmans toute une palette d'attitudes fort contrastées, allant de l'intériorisation de la croyance (religiosité du for intérieu:i) - conjuguée à un acquiescement franc et sincère au modèle de la laïcité républicaine (tendance très largement majoritaire) -, à l'exaltation du communautarisme, parfois même l'éloge du radicalisme (tendance ultra-minoritaire, il est vrai, mais bien réelle et agissante), en passant par la revendication pleinement assumée d'un islam plutôt réformiste, moderniste et ouvert, assortie de l'exigence d'exercice de la citoyenneté démocratique. SECULARISATION DES CONDUITES L'expérience religieuse des musulmans de France est donc intéressante à plusieurs titres: la foi s'y trouve confrontée aux défis et exigences de la sécularisation des conduites, mêlée à diverses stratégies identitaires et sociales, imbriquée à d'autres dimensions du vécu des individus et groupes composant les diverses communautés musulmanes234. Elle ne cesse donc de s'enrichir de cette multiplicité d'apports. Une telle diversité est un fait avéré, qu'il s'agisse des relations des individus concernés à leur(s) culture(s) d'origine ou qu'il s'agisse de leurs courants théologiques, mœurs et styles de vie, trajectoires individuelles ou professionnelles, dispositions à l'égard de la société d'accueil, conceptions de la famille ou de l'éducation de leurs enfants235, etc. Cette diversité se vérifie pareillement en ce qui concer-

Ainsi que La Démocratie important:

contre eUe- même,

Le Désenchantement

TeVGallimard,

du monde.

2002. Dans un autre ouvrage

Une histoire

politique

de la religion,

Editions Gallimard, 1985, Marcel Gauchet avait qualifié le christianisme de religion ayant accompagné le processus de "sortie de la religioIf. Cf. note infra. 234 Lire en particulier: Chantal Saint Blancat, L 1sJam de la diaspora, op. cil. Ou encore Felice Dassetto, La construction 235 Lire l'enquête passionnante,

de l1slam européen, toute

en nuances,

op. cit. menée

auprès

de jeunes

d'origine maghrébine et la typologie fort éclairante qu'élabore l'auteur? permet, outre l'éclairage nouveau qu'elle apporte à la notion de "citoyenneté d'abord,

de démontrer

que les aspirations

de ces jeunes,

196

Français

ce qui lui par le bas",

leur mode de vie et leur vision

ne leurs conceptions et leurs pratiques religieuses: la distance est en effet très grande entre une spiritualité se référant aux divers courants du mysticisme soufi ou des confréries traditionnelles, un indifférentisme plus ou moins affirmé à l'égard de la religion ou, à l'inverse, une attitude soucieuse de respect scrupuleux de la normativité et des interdits ou encore une pratique régulière mais peu intéressée par l'engagement social ou politique... La distance est même abyssale entre, d'un côté, les courants extrémistes issus de la vaste mouvance de l'islamisme politique - ellemême est, en effet, assez diversifiée -, ou d'un néofondamentalisme rétrograde (minoritaire) et, de l'autre, un islam apaisé, voire libéral et sécularisé (majoritaire), privilégiant notamment une religiosité de l'intériorité. Une autre distinction s'impose: outre les agnostiques et les athées, la différence est assez sensible entre, d'un côté, ceux qui revendiquent des espaces d'accomplissement des rites et de transmission de la tradition religieuse à leurs enfants et sont donc plus ou moins favorables à l'émergence d'une instance représentative ou encore à l'envoi de leur progéniture dans des écoles coraniques, et, d'autre part, ceux pour qui la question des institutions et de l'organisation du culte est, somme toute, secondaire - la référence à l'islam s'opérant essentiellement sur le mode "identitaire' : transmission d'une éthique et d'un ensemble de rites au sein de la famille, évocation d'une mémoire culturelle, se rapportant, en partie du moins, au pays d'origine, rappel de l'apport spirituel et civilisationnel de l'islam, etc. Si les uns, restent fidèles à certains traits puissants de la tradition, d'autres ont su s'affranchir du poids de celle-ci, pour se construire en tant qu'individus autonomes et tenter de dessiner leur propre voie vers l'avenir236. Mais, dans les deux cas, les musulmans font montre d'une extraordinaire retenue, offrant l'image d'une religion rassérénée. D'autre part, ils convergent massivement vers une attitude d'approbation catégorique et sincère du modèle de la laïcité française.

du monde ne diffère guère des autres jeunes français de la même classe d'âge et issus du même milieu social, ensuite, de mettre en perspective les modalités plurielles d'identification de ces jeunes (les conduisant notamment à l'adoption d'univers religieux différents) et, entin, d'affranchir la catégorie même de "jeunes Français d'origine maghrébine" de toute homogénéité illusoire: Nancy Venel, Musulmans et citoyens, PUF et Le Monde (Collection Partage du savoir), 2004. 236Lire Abderrahim Lamchichi, Islam et Musulmans de France, Editions L'Harmattan, 1999.

197

Aussi convient-il de souligner une fois encore que, malgré quelques analyses hâtives, consécutives aux attentats du Il septembre, et qui tendent à flatter les sentiments de peur, voire à diaboliser les communautés musulmanes en Europe, la mouvance néofondamentaliste reste à la marge d'une population très majoritairement formée de citoyens avant tout désireux de s'intégrer. Ces derniers ont lié leur destin et leurs projets de vie à ceux des autres citoyens européens. Tous ouvriers, employés, commerçants, entrepreneurs, fonctionnaires, travailleurs sociaux ou militants associatifs, élus locaux, artisans, journalistes, médecins, avocats, écrivains, enseignants, artistes, universitaires ou chercheurs - contribuent quotidiennement à l'essor des sociétés d'accueil. Cette mouvance néofondamentaliste demeure donc, quant à elle, aveugle aux aspirations profondes de communautés dont les membres construisent désormais leurs projets de vie en fonction de leur désir ardent de s'insérer socialement et d'être des citoyens à part entière dans les sociétés d'accueil, non en fonction des turbulences politiques des pays d'origine. Après la publication de nombreux travaux et enquêtes ces dernières années, il est désormais parfaitement établi que l'islam français - dont on a pu déceler une variété extrême d'aspirations, de comportements et de parcours individuels - n'a cessé d'évoluer depuis les premières vagues d'immigration. Auparavant dominé par les enjeux politiques des pays d'origine (d'où le rôle des fameuses "amicales', liées aux ambassades n'était point absent) il a dû rapidement chercher à s'affranchir des tutelles étrangères et, surtout, à s'adapter aux réalités nouvelles - marquées par la sédentarisation des familles, suite aux processus dits de "regroupement familial", la socialisation des enfants et leur scolarisation en France et le bouleversement accentué des repères traditionnels. Dans la mesure où la pratique des musulmans de France se déploie dans un contexte social où l'islam est minoritaire, le religieux semble s'y exprimer davantage comme un choix individuel Cette "individualisation du croirè'237 va de pair avec une plus grande 237 Pour sociologie

reprendre le concept élaboré par certains philosophes ou spécialistes de la religieuse

contemporaine.

Sur ce sujet, lire notamment:

Jean Baubérot

(dir.),

Religions et laïcité dans lTurope des douze, Syros, 1994. Jean Baubérot, La laiCité: quel héritage ~ Genève, Labor et Fides, 1990. Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laique, Editions du Seuil, 1990. Françoise Seuil, 1999. Françoise Champion: Sciences

Humaines,

La France

Hervieu-Léger

et Grace

1996. Danièle

Hervieu-Léger,

Davis

Champion et Martine Cohen, Sectes et démocratie, «La laïcité face aux affirmations identitaires », in en débat, Hors-série n° 39, 2003; p. 12-15. Danièle

(dir.),

Identités

Le Pèlerin

religieuses

et le converti.

198

en Europe, La religion

La Découverte, en mouvement,

flexibilité dans l'affirmation identitaire, et aboutit, par conséquent, à des réadaptations permanentes et subtiles des comportements en fonction de l'évolution des contextes. A l'instar des adeptes des autres confessions, les musulmans vivent aussi ces dynamiques au plus profond de leur croyance. La sécularisation - inéluctable et irrévocable -, pousse les fidèles à une appropriation plus individuelle des signifiants religieux et à une plus grande malléabilité dans le dévouement aux traditions et obligations cultuelles qui en découlent; la sécularisation incite les fidèles à l'adaptation permanente de leurs conduites religieuses, à une prise de distance critique à l'égard des traditions transmises, à une plus grande liberté et souplesse dans l'interprétation des référents religieux comme dans la pratique, parfois au rejet d'une gestion exclusivement collective (sinon purement" communautarÏstè') du culte - voire, à des transgressions plus ou moins partielles des interdits238. L'islam ne semble donc nullement avoir échappé aux mutations et "recompositions du croirè' caractéristiques des temps modernes. La "subjectivation du religieuX' - des" systèmes de croyancè', en généralen est l'une des conséquences les plus saillantes. Elle conduit les acteurs à donner une multiplicité de sens et de significations à la référence islamique: engagement social, construction de soi, affirmation individuelle, revendications sociales, promotion de la citoyenneté, etc. Dans les sociétés sécularisées, en effet, le pluralisme et la liberté individuelle sont des éléments constitutifs de la modernité. Par conséquent, la sécularisation se traduit soit par l'individualisation de la religion, soit par la relativisation sociale de celle-ci et de ses institutions, soit par l'émiettement du "marché de l'offre religieusè'239. Flammarion, Approches Gauchet:

1999. Danièle Hervieu-Léger classiques, PUF (Collection «Croyances

religieuses,

et Jean-Paul Willaime, Sociologies et religion. Sociologies d'aujourd'hui), 2001. Marcel

croyances

politiques

», in Le Débat n° 115, mai-août,

2001 ; ainsi que ses ouvrages précédemment cités. 238Lire en particulier Chantal Saint- Blancat, L'Islam de la diaspora, Ed. Bayard, 1997. 239 Cf. Françoise Champion: Introduction au dossier «La religion à l'épreuve des Nouveaux Danièle

mouvements Hervieu-Leger

religieux et

Renouveaux et traditions, «Recomposition du religieux La France en mutation,

», Ethnologie

Françoise

Editions

Vigot, 1991. Françoi-se

d'aujourd'hui,

n04, 2000. Lire notamment: De

l~motion

en

religion.

Champion:

«Entre

laïcisation

dans l'Europe communautaire », Le Débat, n° Champion: « Religieux flottant, éclectisme et

dans les sociétés contemporaines»,

dans le monde

(dir.),

Editions du Centurion, 1990. Françoise Champion: », in J.-P. Durand et F.-X. Merrien (dir.), Sortie de siècle.

et sécularisation. Des rapports EgliselEtat 77, novembre-décembre 1993. Françoise syncrétismes

française,

Champion

Paris, Fayard,

199

in Jean Delumeau

(dir.), Le fait religieux

1993. Lire l'excellente

synthèse

de Jean-

Les regards se focalisent pourtant trop souvent sur les seules tendances communautaristes et les seuls courants néofondamentalistes, somme toute, assez peu représentatifs de l'islam français, mais si prompts à promouvoir encore, au sein d'une partie de la jeunesse désœuvrée, une conception religieuse purement idéologique ou étroitement ritualiste (distinctions corporelles et vestimentaires) et prohibitive (thème de l'illicite). Comment en interpréter le regain d'activité et les significations? PARADOXES DE LA MODERNITE ET NEOFONDAMENTALISME Le philosophe Marcel Gauchet avait pertinemment attiré l'attention sur l'un des paradoxes de la modernité 240: certaines conduites qualifiées

de néoEondamentalistes

contribuent

-

certes

involontaire-

ment ou indirectement -, à l'achèvement des cadres (mentaux et institutionnels) de la tradition, qu'elles prétendent pourtant vouloir restaurer. Quant à la posture traditionaliste, elle ne peut trouver d'écho significatif dans la mesure où la société se trouve précisément en discontinuité avec le passé, en rupture avec la tradition. A l'âge démocratique, la société n'accorde plus, en effet, à la religion une fonction agrégative et directrice - comme cela semble probable aujourd'hui encore dans certains pays musulmans, même si ce n'est plus tout à fait le cas. Elle entend s'organiser en dehors de toute confession,

faisant

de la foi une matière

ressortissant

.

du Eor intérieur-41

Ce "rétrécissement" ou crise de la religion comme institution englobante ne signale évidemment pas le crépuscule de toute religiosité la persistance, voire l'effervescence religieuse, à l'échelle planétaire Claude Ruano- Borbalan Sciences

Humaines:

: « La religion

La religion,

recomposée

un enjeu pour

», introduction

les sociétés,

au dossier de la revue Hors série n° 41, juin-juillet-

août 2003. Lire également: Frédéric Lenoir, Les Métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale, Editions Plon, 2003. Et, enfin, Laurent Testot et Jean-François Dottier (dir.), La Religion. Unité et diversité, Editions Sciences Humaines, 2005. 240Marcel Gauchet, La Religion dans la démocrade. Parcours de la laïcité, op. cit. 241 Dans son ouvrage désormais classique, précédemment cité: Le Désenchantement monde, Marcel Gauchet avait qualifié le christianisme de religion ayant accompagné processus

de "sortie de la religioIi'.

Ce qui ne signifie

nullement

le dépérissement

du le de la

croyance religieuse, mais la fin d'un monde où le religieux était structurant, où il commandait la forme politique des sociétés et où il définissait l'économie du lien social. Autrement configuration

dit, les religions politique

continuent

certes

et d'un ordre collectif

200

de s'affirmer,

qu'elles

mais à l'intérieur

ne déterminent

plus.

d'une

sont en effet patentes -, mais la transmutation de celle-ci en croyance individuelle. A une époque où l'accès à l'autonomie devient une profession de foi, où l'affirmation des différences est érigée en exigence absolue, où la mondialisation s'accompagne d'une prolifération de réseaux et allégeances de toutes sortes, l'individu, en quête de sens et de réponses à ses malaises, est enclin à déceler émotions et chaleur au sein de petites communautés ou bien croit trouver une forme de consolation en tentant de se bricoler sa propre croyance personnelle. TI est impossible en effet d'ignorer le fait que le processus de sécularisation a entraîné - ainsi qu'on l'a rappelé précédemment l'individualisation de la foi et la dispersion du "marché de l'offre religieuse" - aboutissant à des comportements de syncrétisme ou "bricolage religieux" bien connus des spécialistes. La nostalgie pour la foi ou le désir de croyances partagées vont ainsi de pair avec l'exacerbation de l'individualisme contemporain et de la crise institutionnelle des Eglises. Comme le signale encore Marcel Gauchet, alors que le traditionaliste se figure vivre encore en conformité avec l'héritage ancien, lorsque le conflit entre tradition et modernité n'était pas encore irrévocablement tranché, ou paraissait d'issue incertaine, le fondamentaliste, lui, entre en action quand la tragédie est déjà largement consommée. TI s'enracine dans le sentiment d'une rupture fatale et son geste décisifchimérique à dire vrai - est de vouloir remonter, de manière anachronique, en deçà de cette rupture. Dans ces conditions, renouer avec la vérité de la religion exige, pour lui, de la réimposer au monde qui s'en est détourné. En témoigne la rhétorique dite du "Ta.kI1r wal-Hijra' ("Excommunication et émigration ou exil'), élaborée par de nombreuses tendances proches des mouvements islamistes et par des groupes néosalafistes encore plus sectaires. On l'aura compris, le néofondamentalisme marque d'une certaine façon le chant du cygne de la tradition. Par définition, la piété traditionnelle est communautaire et anti-individuelle. Elle est fondée sur la volonté de transmission loyale des normes, le respect scrupuleux des usages, la dévotion envers l'héritage, le souci de fidélité aux "pieux ancêtres"242. En revanche, la reconstruction de type néofondamentaliste, elle, achève de décomposer ce modèle en lui substituant une adhé-

242

En arabe:

al-Salaf al-Sâlih ; d'où les termes

de sala1isme, sala1istes, etc. désignant

tout

à la fois le Réformisme musulman classique (Salafiyya) et des courants actuels, plutôt d'inspiration wahhabite, sans rapports avec les premiers ! 201

sion axée sur la certitude personnelle. Le "nouveau croyant' - qui entend s'affranchir des normes d'adhésion communautaire traditionnelle et puiser directement dans le credo sans secours des théologiens, ni recours à des intercesseurs - fonctionne, en réalité, comme une "fabrique de lïndividù' (Marcel Gauchet). A l'évidence, l'activation de la croyance procède chez lui bien davantage d'une adaptation aux conditions de vie modernes que d'une allégeance pleine et entière à une tradition passablement écornée, sinon désormais révolue. Cette revigoration contribue donc étonnamment à la constitution de l'individu, puisqu'elle semble substituer une puissante conviction personnelle à l'empire de la coutume et au dévouement absolu à la communauté originelle. N'empêche que ce genre d'attitude aboutit aussi - il s'agitlà d'un des paradoxes du monde moderne et non des moindres - au repli sectaire et à un refus obsessionnel des valeurs sur lesquelles s'est fondée la société démocratique moderne. Cette dynamique affecte également les sociétés musulmanes et les communautés vivant en Europe. Certes, ce qui distingue les tendances qualifiées par les spécialistes de sociologie religieuse de "nouveaux mouvements religieuX' en Occident, d'une part, des courants islamistes ou néoEondamentalistes du monde musulman, d'autre part, réside dans l'accent mis par ces derniers sur la dimension publique de la foi. Mais leur préoccupation primordiale - restituer à la religion toute sa place dans la vie de la collectivité

-

est une illusion,

dans la mesure

où la

continuité avec la tradition, là aussi, s'est rompue depuis fort longtemps. TIest vrai que leur souci apparemment" spirituel' - renouer avec la "pureté' du message originel peut se traduire directement par l'élaboration d'un projet politique, passant alors par le dessein de transformation radicale de la société, y compris au moyen de la violence et du terrorisme - au nom d'une compréhension singulièrement belliqueuse du Djihad. Mais il n'en demeure pas moins vrai aussi que tous les groupes islamistes n'empruntent pas fatalement cette voie. Ainsi donc, même dans les pays musulmans, le désir d'une affinité immédiate et vivante avec le passé est devenu illusoire, ou alors, il ne subsiste que comme mythe, comme pure rhétorique. L'ancienne forme de vie collective - où on avait le sentiment que le religieux structurait la communauté ne représente plus le cadre mental dominant. Dans un tel contexte, ceux qui prétendent "revenii' à la tradition ne peuvent que la reconstruire, la réinventer, puis tenter d'agir sur un monde qui s'est édifié sur son oubli. Enfants du temps mondial et de Mc World, de la multiplication des flux transnationaux, de la "déterritorialisation" et 202

de la volatilité des allégeances, identités et appartenances, ils envisagent de choisir, de sélectionner dans le réservoir des référents religieux et normatifs ce qui leur convient, se forgeant leur propre entendement du religieux et de la culture. Cette démarche peut conduire les uns au recroquevillement sur des petits groupes rigoristes, les autres à l'ouverture : intransigeantisme et observance implacable de règles cultuelles, d'un côté; intériorisation de la foi et attitude plutôt libérale, de l'autre. Ne perdons pas de vue que si, pour maints pratiquants débonnaires, la "religiosité' semble se concentrer sur quelques rites (et moments festifs) comme le ramadan ou sur les interdits alimentaires, la rhétorique fondamentaliste, elle, est volontariste et enragée. N'est-elle pas, en effet, aisément identifiable à l'appauvrissement affligeant du langage et à son manichéisme tranché et fanatique? C'est bien pourquoi, loin de s'inscrire dans la continuité avec le fonds culturel et anthropologique profond ou avec l'héritage spirituel et historique de la civilisation islamique, ce néofondamentalisme est plutôt le produit d'une hybridation. il est né de la rencontre entre, d'une part, un discours sommaire, développé par des semi-clercs et autres prédicateurs autoproclamés, et d'autre part, une (pâle) copie d'idéologies radicales (d'inspiration "occidentale" au demeurant). Chacun sait que les mouvements islamistes sont généralement dirigés par des techniciens, des ingénieurs ou des scientifiques, autrement dit par des esprits apparemment formés à la rationalité occidentale, mais qui éprouvent aussitôt le besoin de l'islamiser. C'est en vain, toutefois, qu'on peut y trouver une synthèse féconde entre tradition et modernité. Leur projet, à la vérité, est si peu consistant, si peu réaliste, voire -lorsque parfois parvenus au pouvoir, ils tentent de l'imposer par la force à leurs concitoyens -, très peu ragoûtant quant à ses conséquences. La modernisation technique peut, en effet, s'adosser à une puissante affirmation identitaire, mais la question

des valeurs de la modernité

-

autrement

dit, celle de ses

"soubassements épistémologiques et philosophiques'243 : Etat de droit, démocratie représentative, tolérance, laïcité, esprit critique, liberté de pensée et de questionnement philosophique, pensée rationnelle véhiculée par les sciences sociales, exercice par les citoyens de leurs libertés politiques, tolérance religieuse, universalité des droits de l'homme, etc. -, est violemment diabolisée ou rejetée, sinon demeure sans réponse pertinente de leur part. Sans parvenir à offrir d'alternative crédible, ce radicalisme ne cesse cependant de prospérer dans les pays 243

Daryush

Shayegan,

Le Regard

mutilé.

Schizophrénie

203

culturelle,

op. cil.

musulmans, comme en Occident, chez les laissés-pour-compte d'une mondialisation aux effets parfois ravageurs et d'une crise sociale aiguë. Les composantes les plus significatives de l'islamisme récupèrent à leur profit la contestation qu'exprime la jeunesse à l'égard des pratiques excluantes imposées par les castes dirigeantes locales, souvent dictatoriales, qui se sont finalement avérées incompétentes et, de surcroît, prévaricatrices. Leur idéologie continue de proliférer sur le terreau des désillusions et humiliations et de se nourrir de l'impéritie de politiques endogènes autoritaires. Les politiques ambivalentes - pour ne pas dire cyniques - des dirigeants occidentaux (soutien aux régimes dictatoriaux ou conservateurs au nom d'intérêts stratégiques de courte vue) ont évidemment aggravé cet état de choses, accentuant les ressentiments. Malgré tout, à rebours de la violence et du terrorisme, nombreuses sont les formations qui entendent agir dans la légalité et par la voie pacifique. Quant à la plupart des groupes terroristes, ils sont, à de rares exceptions près, constitués d'individus déconnectés des réalités locales, en rupture avec leur milieu social et leurs communautés respectives244. En définitive, l'islamisme n'est pas un phénomène monolithique, mais formé, au contraire, de courants nationalistes légalistes, voire pacifiques, d'autres à tendance globale et sans territoire, de groupes ayant basculé dans une fuite en avant violente et sans but stratégique, d'autres cherchant des modalités d'expression démocratiques245. Les réalités de l'islam français et européen sont autres; elles sont fortement dissemblables de ce que l'on observe dans maintes sociétés arabes ou musulmanes. S'il paraît à la fois naïf et erroné de sousestimer l'influence néfaste de mouvements d'obédience islamiste ou néofondamentaliste sur une partie (certes infime) des jeunes, tout le monde s'accorde aujourd'hui à considérer que les pratiques des musulmans de France demeurent globalement paisibles et pondérées. Le décalage est en effet sans cesse croissant - et, à beaucoup d'égards, 244 Exemple

emblématique

World

Trade Centeret

citoyens

européens

de cet islam mondialisé d'autres

convertis

terroristes

membres

ou

de

issus

: les kamikazes d'Al-Qaïda,

l'immigration,

auteurs

du carnage du

ressortissants ont

eu

un

arabes ou parcours

de

"djihadistei' menant des madrasapakistanaises ou afghanes aux camps d'entraînement à Peshawar ou Kaboul. Lire Olivier Roy, L 7slam mondialisé, Editions du Seuil, 2002. Gilles Kepel, Jihâd Expansion et déclin de l'islamisme, Editions Gallimard, 2000. Abderrahim Lamchichi, Géopolitique de l'islamisme, Editions L'Harmattan, 2001. 245 Lire Abderrahim Lamchichi, Pour comprendre l'islamisme politique, L'Harmattan,

2001.

204

Editions

préoccupant - entre les perceptions modérées et mesurées de cette majorité discrète de citoyens de culture musulmane, aspirant avant tout à l'intégration et à la réalisation de leurs projets de vie, et la rhétorique de certains cadres et leaders s'exprimant et agissant au nom de l'islam, si acharnés à déprécier les valeurs de la laïcité et à répandre une culture du ressentiment et de la haine. n est affligeant de constater que certains d'entre eux (ultra minoritaires, heureusement) vont même jusqu'à envisager et réclamer un statut et des mesures dérogatoires pour les musulmans, estimant que la Sharî'a. doit l'emporter sur les lois de la République! Pourtant, à rebours d'une telle attitude, la plupart des cadres de l'islam français semblent acquis à l'idée selon laquelle pour empêcher la "Communauté des citoyens' (Dominique Schnapper)246de se fragmenter en groupes culturels juxtaposés, s'ignorant les uns les autres, la culture

politique

commune

-

démocratique,

laïque

et républicaine -, doit sans cesse se renforcer puisqu'elle reste le socle communément partagé. La majorité semble refuser une simple coexistence de résignation qui consisterait à accepter le cloisonnement de la société en une multiplicité de sous cultures fermées hermétiquement les unes aux autres. Si l'espace commun doit être construit sur la base du respect de la pluralité des appartenances, cette construction requiert également de chacun une éthique de la responsabilité : des devoirs à l'égard de la communauté nationale, le souci d'autrui, le respect absolu des règles du débat démocratique, de la tempérance et de la sagesse dans ses revendications... Envisageons à présent, la question de la place de l'islam en France, et plus largement en Europe - en lien avec la problématique plus générale de l'intégration. Et essayons de répondre à la question lancinante suivante: Comment les différents Etats de l'Union européenne gèrent-ils leurs rapports au culte musulman et de quelle manière répondent-ils au besoin d'institutionnalisation de l'islam ? VERS UN MODELE EUROPEEN D'INTEGRATION? Jean-Paul Willaime résume bien le contexte général dans lequel s'inscrit une telle problématique: 246 Dominique Gallimard,

Schnapper,

La Communauté

1994. Lire également

des citoyens.

de Dominique

Schnapper,

Sur l'idée moderne

de nation,

La France de l'intégration.

Sociologie de la nation en 1990, Editions Gallimard, 1991. Et Dominique Schnapper: « La neutralité religieuse de l'Etat, institution de tolérance », in L 7ntolérance, Académie universelle

des cultures,

Editions

Grasset, 1998; p. 141-145.

205

« L'autonomie

respective du religieux et du politique, la dissociation

de la citoyenneté de toute appartenance religieuse ou philosophique, la liberté de conscience et de penser, la neutralité des pouvoirs publics, legalité des droits et des devoirs des personnes quelle que soit leur religion ou leur conviction, comme l'organisation de la liberté dexercice du culte et de leducation, sont autant d'aspects qui font partie des acquis fondamentaux des démocraties. Mais la portée universelle de la laïcité n'empêche pas que celle-ci soit marquée par les singularités de l'expérience historique. Le modèle hexagonal, à lecheJle de l~urope et du monde, n'est qu'une façon parmi d'autres de mettre en œuvre les principes fondamentaux rappelés ci-dessus. En France même d'ailleurs, avec les statuts particuliers qui existent en Alsace-Moselle et dans plusieurs départements et territoires doutre-mer (Guyane, Mayotte...), la laicité de la République est diversement mise en œuvre. il n'est pas inutile de rappeler également que, lorsqu'elle était puissance coloniale, la France n 'apas toujours jugé utile d'exporter sa laicité dans les territoires qu'elle contrôlait [Pourtant,J tout ce qui touche au statut et au rôle de la religion dans l'espace public suscite vite des polémiques et des joutes idéologiques [... ] En France, la République laique reste perçue par certains comme devant exercer une mission philosophique demancipation libérant les esprits d'un religieux identifié à lobscurantisme et à la servilité. Même si la laiCité s'est débarrassée, pour l'essentiel, de ses tentations antireligieuses et anticléricales, il reste qu'elle garde les traces d'une expérience historique marquée par l'affrontement de lEglise catholique et de lEtat. La question de la place et du rôle de la religion dominante a généré en France des clivages profonds et durablej.47.

»

Un rapide examen comparatif indique que les modèles d'intégration sont assez contrastés. En outre, les pays européens répondent de manière pragmatique et diversifiée à l'exigence de la reconnaissance de l'islam dans les institutions et dans l'espace public. En France, la conception contractuelle, républicaine et laïque de la nation, est assez singulière. Elle lui a permis historiquement d'être effectivement un des grands pays d'intégration (le fameux" creuset françaiS'). Pourtant, depuis plusieurs années, le pacte républicain semble relever davantage de l'incantation et de la rhétorique que de la réalité. Le modèle français

247

Jean-Paul Willaime : « Europe: à chacun sa laïcité », in La Religion. Unité et diversité Laurent Testot et Jean-François Dortier (dir.), Ed. Sciences Humaines, 2005; p. 245-246.

206

traverse une crise sérieuse et fait l'objet de débats extrêmement vifs. En particulier, émerge le point de vue selon lequel l'accord sur une éthique démocratique commune n'est nullement contradictoire avec l'expression de la diversité culturelle. Toute politique qui voudrait, par conséquent, occulter cette diversité des revendications culturelles et leur expression dans l'espace public ne ferait qu'aggraver les ressentiments. Comme l'a remarqué le sociologue Alain Touraine (après la vague de violence qui a enflammé une bonne partie des banlieues, démontrant l'exaspération sociale des jeunes et leurs déchirements identitaires, face aux inégalités sociales et aux discriminations ethni-

ques à l'embauche, au logement, etc. dont ils sont victimes) : « Notre républicanisme, affirme Alain Touraine, qui sIdentiRe à l'universalisme, rejette les différences [ la société française] est incapable de changer de modèle culturel [...] Préjugés républicains contre agressivité commun.autariste, voilà le blocagè-48». L'expérience d'autres pays européens (Grande-Bretagne249, Espagne, Italie, Allemagne, Belgique, Pays-Bas) montre que le passage d'un modèle étatique centralisé à un modèle pluriel et décentralisé, l'invention de nouveaux modes de régulation, plus adaptés à la nouvelle donne internationale et européenne et au pluralisme des sociétés, peuvent renforcer la démocratie25o. Le respect par ces Etats européens

248

Alain Touraine:

2005

« Les Français piégés par leur moi national

», Le Monde,

8 novembre

; p. 37.

249 Commandés Grande-Bretagne, multicu1turelle

à la suite

des émeutes

trois rapports

raciales

sont venus

~ en soulignant

de l'été 2001 dans plusieurs

ébranler

la "ghettoïsation"

le mythe

anglais

des différentes

villes de

d'une"

société

communautés.

En

raison de l'abandon des pouvoirs publics de toute politique sociale digne de ce nom (services sociaux en déshérence, ségrégation dans le logement et l'emploi, abandon par la police de certains quartiers livrés à la délinquance), et de tout effort de mixité sociale, ces communautés existences

semblent

parallèles,

Ce cloisonnement

s'ignorer,

fermées

sur

tant au niveau associatif,

ethnique

commence

elles-mêmes

qu'au niveau

et mènent

de fait

des

des écoles confessionnelles.

dès l'école. Lire La Croix: "Londres

s'inquiète

de

l'apartheid à l'école", article de Benjamin Quenelle, 14 décembre 2001 ; p. 8. 250 Lire Catherine Wihtol de Wenden, La Citoyenneté européenne, Presses de Sciences Po., 1997. Jürgen Habermas, Après J~tat-nation. Une nouvelle constellation politique, Fayard,

2000. Et, dans une perspective

de philosophie

modèle

de "patriotisme

cher au philosophe

constitutionnel"

politique,

la thèse,

allemand

Jürgen

inspirée

du

Habermas,

et défendant l'idée d'une démocratie "cosmopolitique" européenne: Jean-Marc Ferry, La Question de J~tat européen, Gallimard, 2000. Ainsi que le débat tout à fait stimulant entre ce dernier et Paul Thibaud: Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, Discussion sur J~urope, Editions Calmann-Lévy, 1992. Lire aussi Jean Picq (entretien avec Laetitia Van Eeckhout) Monde

: " La réforme

de l'Etat suppose

(Horizons-Entretiens),

une réflexion

18 décembre

207

sur le partage

du pouvoir",

2001 ; p. 17. Lire aussi le point

Le

de vue

des traditions et identités particulières, le consentement, voire la considération accordée aux manifestations de celles-ci dans l'espace public ne les a pas empêchés d'être des nations pleinement séculières et démocratiques. Pourtant, ces expériences indiquent aussi qu'une politique trop centrée sur la tolérance à l'égard de la diversité ethnique, privilégiant d'abord la reconnaissance des communautés et favorisant une société "multiculturelle", n'empêche nullement l'exacerbation de certaines formes d'exclusion. Dans ces pays pourtant libéraux, et à rebours de l'expérience française - pays à tradition d'immigration séculaire, avec les Etats-Unis ou le Canada -, les politiques facilitant l'accès à la nationalité y ont été tardives et timides. En outre - c'est particulièrement le cas en Grande-Bretagne -, une politique trop indulgente à l'égard du communautarisme, si elle comporte effectivement certains avantages pour les immigrés (chaque groupe ethnique ou confessionnel dispose de ses propres réseaux: enseignement, culte, médias, système économique et financier), peut déboucher aussi sur l'émergence de ghettos, les communautés vivant souvent en vase clos. Par ailleurs, en ce qui concerne la question de la laïcité et celle de l'influence du fait religieux dans les institutions et dans l'espace public, les pays européens n'ont pas exactement la même approche. De même, l'appréciation de la place accordée à l'islam diffère d'un modèle à l'autre. Certes, depuis les Lumières, la tradition éthique et philosophique européenne - celle de l'humanisme, de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse -, s'impose globalement aujourd'hui à tous les pays de l'Union européenne. Certes, les trajectoires - différenciées au départ - de développement politique en Europe sur une période longue (au moins depuis la Renaissance) ont convergé, peu à peu, vers l'invention démocratique et la séparation des sphères. Certes, dans chaque pays de l'Union européenne, l'Etat démocratique est le fruit d'un long processus - qui n'a jamais été ni linéaire ni pacifique - de maturation de l'Etat de droit, de sécularisation des sociétés et des institutions. De ce fait, les libertés fondamentales - y compris religieuses - y sont partout constitutionnellement garanties (c'est même l'une des conditions d'adhésion à rUE, bien avant les fameux "critères de Copenhague"). Indubitablement donc, tous les pays européens garantissent et le respect des libertés (notamment religieuses) et la séparation de l'Eglise

d'André Bord et Rudolphe von Thaden, intitulé: " Dix thèses franco-allemandes racisme ", paru dans Le Monde du 13 juin 2001 ; p. 15. 208

sur le

et de l'Etat. Toutefois, ces pays ne s'accommodent pas de la même manière des manifestations publiques du fait religieux et n'accordent pas la même portée à l'expression publique des cultes organisés. Je ne peux prétendre ici à l'exhaustivité - mon ouvrage portant sur la condition féminine en islam (y compris diasporique), non sur le thème plus général de la comparaison des modèles européens de laïcité. Pour illustrer mon propos rapidement, je prendrai ainsi simplement un seul exemple, néanmoins emblématique: celui de l'Allemagne251 pour le comparer à celui de la France. Comme l'a très justement souligné Stéphanie Baumann, Outre-Rhin, la séparation des Eglises et de l'Etat n'est pas aussi tranchée qu'en France, même si cette séparation date, en ce qui concerne l'Allemagne de la République de Weimar de 1919, puis a été réaffirmée par la RFA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La religion n'y est pas cantonnée au domaine privé. Inévitablement, les héritages historiques et culturels jouent pour beaucoup dans l'explication de ces dissemblances: celui de l'Allemagne (affrontement entre Catholiques et Luthériens; paix d'Augsbourg de 1555 et affirmation du principe cujus regio, ejus religio, puis réaffirmation, à l'époque contemporaine, du principe de séparation dans la Loi fondamentale) diffère de celui de la France (longue tradition d'alliance, au sein de la "fille aînée de l'Eglise", de la monarchie et de la hiérarchie catholique, puis longue période d'affrontements et de lutte contre le cléricalisme, aboutissant aux lois de séparation de 1905). Si, comme le rappelle encore Stéphanie Baumann, la Loi fondamen-

tale allemande garantit « un régime de séparation entre la puissance publique et les cultes », elle « n en continue pas moins à reconnaître un certain nombre de partages de compétences [...] en matière Escale, scolaire, sociale et médiatique [...] Les Eglises chrétiennes en Allemagne bénéficient d'un statut d'organismes de droit public, dont découlent pour elles un certain nombre de privilèges. L'Etat prélève à leur intention une part équivalente à 7% à 9% de l'impôt sur le revenu, sommes qui sont reversées à l'Eglise à laquelle appartient le contribuable. Cela dit, ce prélèvement demeure sur une base volontaire. [...] Un enseignement religieux financé par l'Etat est dispensé à l'école par des professeurs de chaque confession» (même si, à l'âge de 14 ans, un adolescent a légalement le droit de le refuser), « Les Eglises disposent d'un temps d'antenne sur les télévisions publiques (ARD, ZDF) [...] 251Je m'inspire ici de l'article de Stéphanie Baumann: «Tolérance à l'allemande », Le Monde, 16 décembre 2005; p. 26. 209

Pourtant cette présence des Eglises dans lespace public s~ccompagne du respect scrupuleux des libertés individuelles [..] Plus facilement qu en France, la religion trouve sa place dans la vie des idées. » Pourtant, en France aussi les réflexions sur le rôle de la religion dans les sociétés modernes ne manquent pas, et on ne peut pas dire que le dialogue permanent entre religieux et agnostiques, caractérise davantage l'Allemagne, par rapport à une France où un tel débat serait frileux ou absent. En revanche, les débats sur l'organisation cultuelle de l'islam et sur sa place dans l'espace public sont quasi similaires - en particulier, depuis le Il-septembre, les mêmes craintes, les mêmes réticences à reconnaître pleinement cette religion s'expriment des deux côtés du Rhin. Ainsi, le débat s'est-il focalisé, dans les deux pays, sur la question du voile dit islamique. Mais cette controverse n'a pas porté en Allemagne sur la manière de se vêtir des élèves: « Aucune neutralité religieuse, écrit Stéphanie Baumann, ne s'impose aux écoliers, l'école étant considérée comme un lieu public qui doit sauvegarder son caractère pluraliste sous l'égide de l'Etat. Par contre, la polémique a été suscitée par le refus de l'administration du Land de Bade-Wurtemberg d'embaucher une enseignante musulmane qui souhaitait conserver son foulard pendant les cours ». Et la Cour constitutionnelle a finalement

renvoyé la décision aux Lander. C'est pourquoi, « aujourd'hui, la plus grande diversité de situations règne»; « certains Lander proscrivent tous les signes religieux; d'autres ont préféré ne pas légiférer252». En France, la conception républicaine de la nation est fondée sur un choix libre et volontaire, sur un sentiment d'appartenance reposant non sur des "critères objectifs" immuables253 mais sur un contrat social ; elle se fonde, pour ce qui relève de l'acquisition de la nationalité, non sur le jus sanguinis, mais sur le jus soli; elle est constituée d'individus libres et égaux, indépendants et pourvus de droits, mais unis par les besoins communs et la volonté de vivre ensemble. "Etre spirituel",

252 Toutes les citations précédentes, sur l'Allemagne, sont de Stéphanie Baumann: ccTolérance à l'allemande », op. cil. 253D'inspiration plutôt allemande, la conception dite "objective" de la nation fut élaborée notamment par Johann Gottfried Herder (1744-1803) (Idée pour une philosophie de l'histoire de lllumanitej, Johann Gottlieb Fichte allemande, de 1908 ; lire une traduction en français, de l'Imprimerie

nationale),

ou encore Heinrich

210

(1762-1814) (Discours à la nation préfacée par Alain Renaut, Editions

Gottard

von Treitschke

(1834-1896)...

selon l'expression de Jules Michelet254, la nation n'est donc pas culturelle, mais d'abord politique (à base contractuelle) et laïque (séparation de l'Eglise et de l'Etat) ; elle est un lieu civique et d'expression de la citoyenneté; d'où le refus des "communautarismes". Et cela d'autant plus qu'avec la Déclaration des droits de l'homme, l'idée de France comporte, dans sa singularité même, une dimension d'universalité. Le droit républicain de la nationalité, nourri de l'idée d'égalité et d'appartenance citoyenne, reste donc nécessaire. Mais est-ce suffisant pour résoudre l'épineuse et complexe question de l'intégration? Une politique d'assimilation qui ne prendrait pas suffisamment en compte la diversité culturelle et les multiples aspirations à l'expression identitaire est susceptible de conduire à des inégalités, donc parfois à des réactions exacerbées de repli. ESPACE PUBLIC ET LAÏCITE Toute nation démocratique est par définition pluriculturelle, dans la mesure où elle est constituée d'individus et de groupes concrets, se rattachant à des traditions particulières, {inter)subjectivement partagées, se référant à des identités singulières, affirmant des choix: philosophiques ou idéologiques multiples, ayant une épaisseur historique et sociale, des trajectoires culturelles ou professionnelles diversifiées. Les citoyens, y compris en tant que sujets de droit, ne sont pas des individus abstraits, séparés de leur contexte d'origine. Leurs multiples appartenances continuent à exister, parce qu'elles donnent sens à leur existence. L'épanouissement de l'identité personnelle est bien souvent lié à la stabilité et à la reconnaissance d'identités collectives, pour peu que ces dernières n'entrent pas en contradiction avec les valeurs démocratiques communément partagées et ne viennent ni perturber l'ordre public ni mettre en péril la paix: civile. Aussi, les minorités culturelles, linguistiques ou ethniques restent-elles attachées à la possibilité d'exercer librement leur langue et leur forme de vie; de même, pour les minorités proprement religieuses, la liberté d'association, de transmission des valeurs et de pratique du culte, dans des conditions décentes, restent des éléments vitaux d'exercice de la démocratie et de jouissance des droits. Dans tous les cas, du point de vue de l'enrichissement du 254Jules Michelet, Histoire de la révolution française, 2 volumes, Editions Robert Laffont, 1979. Et Histoire de France, 2 volumes (Le Moyen Age et Renaissance et réforme), Ed. R. Laffont, 1981 et 1982. Présentation de Claude Mettra.

211

contenu de la démocratie politique, comme du point de vue de l'exercice effectif de la justice, la lutte pour le droit égal des groupes à s'exprimer librement participe de l'émergence d'une" citoyenneté multiculturelle " élargie255. Mais ce multiculturalisme requiert aussi l'existence d'un langage partagé et d'une culture politique démocratique commune. Les acteurs appartenant à des groupes culturels distincts doivent tous converger vers le respect de procédures démocratiques de discussion communément établies. La nation démocratique, qui a pour ambition de faire partager un destin commun à des citoyens égaux en droit, cherche à transcender - non à nier - ces particularismes, en intégrant ses membres par la citoyenneté, en maintenant les principes qui fondent la communauté politique, à savoir: unité, égalité et universalité256. Ce principe de la citoyenneté moderne reste au cœur du lien social: « vivre ensemble - écrit Dominique Schnapper -, c'est être citoyens ensemble ». Tout citoyen dispose, en principe, des mêmes droits, doit remplir les mêmes obligations et obéir aux mêmes lois, quels que soient sa culture d'origine, ses croyances, son appartenance à un groupe historique particulier, son Eglise ou sa confession, son sexe, etc. Cependant, s'agissant des formes concrètes de reconnaissance et de négociation entre pouvoirs publics et communautés religieuses, c'est la diversité des solutions qui l'emporte. Quant à la délimitation entre sphère privée et sphère publique elle demeure, aussi, toujours mouvante et négociable. Comme le remarque, à juste titre, Dominique Schnapper, le multiculturalisme peut être aussi ample et aussi divers et bariolé que les individus le souhaitent, aussi longtemps qu'il reste compatible avec les valeurs d'égalité et de liberté individuelle qui fondent la légitimité de la citoyenneté. D'un côté, compte tenu de son principe universaliste, la communauté républicaine démocratique ambitionne de garantir l'égalité formelle des droits civiques à tous les citoyens - même si, implicitement, une culture majoritaire donnée, un mode de vie et une manière d'être déterminés, une tradition culturelle singulière... y prédominent pour 255 Jürgen 2003; Taylor,

Habermas: "De la tolérance religieuse aux droits culturels ", in Cités, n° 13, p. 168-170. (Traduit de l'allemand par Rainer Rochlitz.). Lire également: Charles Multicu1turalisme.

Différence

et démocratie,

Editions

Kymlicka, La. citoyenneté multicu1turelle, La Découverte, 256 Dominique Schnapper, La Communauté des dtoyens. Editions

Gallimard,

in L 7ntolérance,

1994. Et" La neutralité

religieuse

op. cit. ; p. 141-145.

212

Aubier,

1994. Et Will

2001. Sur l'idée moderne

de l'Etat, institution

de nation,

de tolérance

",

des raisons liées à l'histoire nationale. Justement, il ne faut pas que, dans les sociétés démocratiques modernes, cette culture dominante impose sa forme de vie aux minorités défavorisées ou méprisées; il ne faut pas qu'elle refuse l'égalité de droits effective aux citoyens dont la provenance culturelle est différente. Sinon, les ressentiments et dissensions s'accroissent et le risque de rupture du lien social devient grand. De l'autre, pour conjurer le danger d'un morcellement de la nation en communautés séparées, il faut préserver jalousement et affermir les valeurs politiques et éthiques communes, qui ne sauraient certes se confondre avec la culture majoritaire, mais qui demeurent au fondement de l'identité politique des grandes démocraties modernes et le dénominateur commun à tous les individus et groupes culturels pardelà leurs appartenances particulières. Si la France relève plutôt d'un modèle de type "contractuel", reposant en théorie sur le consentement libre de chacun (idée d'adhésion volontaire, désir de vivre en commun, "plébiscite de tous les jours" selon l'heureuse formule d'Ernest Renan), elle se définit aussi par une histoire et des traditions communes ainsi qu'une culture partagée et de multiples réseaux de socialisation tissés par les individus et les groupes tout au long de leur vie. Or, c'est bien ce qui fait lien aujourd'hui dans la société qui pose problème. Les multiples règles, modes de contrainte, instances de légitimation et systèmes d'appartenance anciens (classes sociales, quartiers, statuts professionnels, adhésions partisanes ou syndicales, etc.) semblent de moins en moins opérer. Ils connaissent, depuis des décennies, une profonde mutation, faisant naître des crises d'adaptation et des malaises identitaires, d'autant plus que les nouveaux modes de régulation sont loin d'être clairement identifiés. Aujourd'hui, ce modèle français classique est interpellé, mis à l'épreuve (en particulier, les fondements de la laïcité républicaine sont sans cesse débattus et réévalués). Les points d'appui qui étaient les siens auparavant connaissent un affaissement: crise de la raison triomphante, du progrès ininterrompu de la science, du patriotisme et de la morale civique, de la nation souveraine, de l'école républicaine "méritocratique" et égalitariste, etc. La demande de reconnaissance publique de la croyance privée représente également une nouveauté par rapport à cette culture française héritée du vieil affrontement entre Eglise catholique et Etat. La nécessité de renouveler et d'élargir la conception de la citoyenneté et de la démocratie, pour tenir davantage compte du pluralisme culturel, se fait donc sentir avec force. Elle implique, plus particulièrement, de favoriser une laïcité tolérante et constructive, 213

attentive à la liberté religieuse et au respect de l'altérité. En l'occurrence, la visibilité des signes musulmans dans l'espace public ne devrait plus être opposée à ridée laïque et républicaine. L'irruption de l'islam dans l'espace public français ne semble nullement remettre en cause les grands principes qui fondent le système laïque: Etat de droit, unité républicaine, respect du pluralisme religieux et liberté de conscience - même si la manifestation de cette appartenance islamique, en interrogeant la conception qui tend à enfermer toute expression religieuse dans l'espace privé, suscite débats et controverses. Tant que l'émigration avait été vécue, dans les années cinquante et soixante, par les premières générations de travailleurs immigrés (manœuvres ou ouvriers spécialisés dans l'industrie) comme temporaire, les musulmans s'étaient résignés - dans l'illusion d'un retour, inéluctable, croyaient-ils, au pays d'origine à une pratique religieuse fort discrète, inscrite dans la vie quotidienne et dans la tradition, le plus souvent au sein de foyers, dans la sphère privée et sans prosélytisme. La perspective change complètement avec les nouvelles générations qui donnent l'impression de "redécouvrir" leur identité religieuse. Comment interpréter un tel" réveil" de l'islam: s'agit-il d'un pas supplémentaire vers l'intégration ou, au contraire, d'un risque de fracture au sein des banlieues? Sans méconnaître ni sous-estimer les dissensions et problèmes, c'est la première hypothèse qu'il faut retenir, me semble-t-il. Certains jeunes revendiquent une plus grande visibilité et une reconnaissance institutionnelle de leur culte, précisément parce qu'ils se considèrent vraiment comme des citoyens français à part entière. Certes, dans les quartiers et les cités réputés "difficiles" (le terme est très faible) vivent les familles les plus démunies et leurs enfants. Une partie de ces derniers est en échec scolaire ou victime de discriminations. En réponse à cette situation de détresse, la fuite dans la délinquance ou au contraire la "redécouverte" de la foi s'offrent parfois comme" alternatives" possibles à leurs yeux. Dans ces conditions, certains courants néofondamentalistes, conscients de l'opportunité de ce mal-être, tentent de les séduire. Ces courants peuvent être définis par trois caractéristiques importantes: leur dimension "communautariste", leur refus de la logique d'un espace politique national commun et leur volonté de définir l"'islamité" par un strict respect de codes rituels, faits uniquement d'obligations et d'interdits (dichotomie Hallâl/ Harâm). Certains jeunes se mettent en effet à suivre les préceptes du Coran avec un zèle inat214

tendu, y trouvant probablement une compensation à leur exclusion. Cette dévotion religieuse peut non seulement représenter un refuge moral - ils peuvent y trouver en effet des repères, une identité, la chaleur d'un groupe, etc. -, mais peut même donner sens à leur vie. Reste que l'essentiel ne réside pas dans ces manifestations de repli : celles-ci demeurent certes bien réelles et extrêmement dangereuses, mais elles ne sauraient caracté-riser significativement l'islam. Ce qui paraît beaucoup plus révélateur de la dynamique intime et profonde d'évolution récente de cette religion, c'est la revendication de visibilité sociale de leur culte exprimée par des jeunes musulmans engagés dans le débat public et dans la vie associative. Cette demande accompagne précisément leur marche vers la citoyenneté et l'évidence que leur destin et celui de leurs familles s'accomplissent ici, en France et en Europe. Les jeunes qui affument leur appartenance musulmane ne sont pas forcément hostiles à la République, mais cherchent à être admis en tant que tels dans l'espace public. Leur intégration doit se réaliser sans qu'ils aient à renier ni à occulter leurs convictions philosophiques ou spirituelles. Car l'espace public n'est pas un lieu vide, formé d'individus isolés, sortes de monades désincarnées qui n'auraient ni profondeur historique ni attaches personnelles et familiales ou qui seraient mutilés, dépouillés de leurs identités culturelles, sociales et convictions religieuses; il est le lieu où, au contraire, les différences doivent pouvoir s'exprimer, mais dans le respect de la liberté de chacun et avec le souci de la concorde sociale. Le partage d'un patrimoine ou d'un socle commun de valeurs stables ne saurait se réduire à un aplatissement de la diversité. Les sociétés démocratiques modernes sont sans cesse confrontées à l'irruption d'identités individuelles ou collectives plus ou moins inédites; elles ont aussi à faire face à la réinvention permanente de mémoires et d'identités héritées - en particulier, les affirmations religieuses. Interpellées sur leurs fondements démocratiques, sur leur capacité à gérer le multiculturalisme, engagées dans la gestion politique de conflits, de tensions et de transformations de plus en plus complexes, ces sociétés doivent précisément être capables d'accueillir les différences, sans remettre évidemment en cause ni le lien social, ni les valeurs de liberté et de citoyenneté égales pour tous. Elles doivent permettre aux acteurs concernés d'exprimer leurs aspirations, mais aussi les inciter à prendre conscience de l'éthique de responsabilité, c'est-à-dire de la nécessité pour eux de partager avec le reste de la société un destin commun et d'orienter leur action vers des pers215

pectives toujours plus démocratiques257. La démocratie pluraliste consiste précisément à articuler la diversité des identités personnelles et collectives et la volonté d'appartenance à une même communauté politique; la diversité sociale n'est pas une menace pour l'universalité; c'est, au contraire, l'uniformité qui, en mutilant l'individu, en lui faisant perdre ses repères, suscite chez lui frustration et ressentiment258. Intégrer l'islam dans l'espace public français et européen, c'est donc aussi contribuer à la réussite de l'intégration citoyenne et garantir la tolérance confessionnelle. La réussite du pari de l'ancrage de l'islam et des musulmans dans la cité implique nécessairement des accommodements mutuels. La société française est appelée à renouveler et enrichir ses conceptions classiques de la nation et de la laïcité, en favorisant davantage la reconnaissance de la diversité culturelle. En établissant avec les diverses associations un contrat de confiance et de tolérance, elle gagnera toujours à ce que la religion musulmane soit reconnue et respectée. En règle générale, les démocraties modernes permettent l'épanouissement et l'exercice des libertés individuelles, au premier rang desquelles la liberté de penser, de s'exprimer, de vivre selon ses inclinations et goûts et de s'associer avec ceux qu'on a choisis. Dans les sociétés démocratiques, il est toujours possible de soutenir des idéaux (philosophiques, religieux ou agnostiques) auxquels on est attaché, même quand ils contredisent les valeurs professées par la majorité ou sont non conformes aux convenances dominantes - tant qu'elles ne constituent pas une entrave ou une tentative de brimer la liberté d'autrui ou un dépassement des règles du jeu démocratique (appel à la violence ou au racisme, atteinte à la dignité de la personne ou à la liberté de conscience des individus, etc.). C'est pourquoi, les musulmans, de leur côté, doivent contribuer à forger un nouveau langage approprié aux exigences de la modernité; ils doivent participer sans relâche à modeler une nouvelle intelligibilité de l'histoire et des textes islamiques, basée notamment sur une compréhension et une maîtrise des enjeux et défis de leur temps; ils doivent travailler à l'émergence d'un islam de renouveau et d'ouverture; ils doivent aussi récuser toute illusion" différentialistè' ou "communautaristè' pour participer pleinement à la vie démocratique 257Michel Wieviorka, 258 Jürgen Habermas, Fayard,

La Différence, L'intégration

Editions Balland, 2001. républicaine. Essai de théorie

1998

216

politique,

Editions

des sociétés d'accueil; ils sont appelés, en outre, à soumettre constamment les préceptes hérités et les traditions acquises au débat argumenté, à l'esprit critique et au libre examen, en renouant avec le riche héritage tolérant et universaliste de leur religion. Réussir ce double pari nécessite également une lutte déterminée contre toutes les formes d'exclusion sociale. Tels sont les grands enjeux du statut de l'islam en France et de son rapport à la laïcité, sur lesquels désormais doit se porter l'attention des acteurs concernés. La reconnaissance institutionnelle et sociale de l'islam est un enjeu crucial: elle permettrait, tout d'abord, de renforcer la démocratie et la cohésion sociale - car l'islam peut être un facteur d'apaisement et d'accélération de l'insertion des populations concernées dans les sociétés d'accueil. Elle permettrait, ensuite, de repenser et renouveler les relations entre les différentes confessions et l'Etat dans la perspective d'une laïcité plus ouverte, pluraliste et apaisée - celle qui repose non sur la confrontation ou une rhétorique de combat, mais sur le dialogue des convictions religieuses et philosophiques.

217

LA REPUBLIQUE ET LE VOILE: LES ENJEUX

Les évolutions et débats qui traversent la mouvance islamiste, on a pu en prendre toute la mesure au travers de la problématique du statut de la femme, y compris dans les pays musulmans eux-mêmes. J'ai essayé de montrer et de souligner à quel point la rhétorique néofondamentaliste se fonde sur la peur de la "femme séductricè' et sur la répulsion que provoque le mode de vie urbain marqué, selon cette vision, par des mœurs licencieuses.

Pourtant

-

ainsi que je l'ai remar-

qué également -, c'est au nom d'un islam plus identitaire que politique que des femmes voilées s'élancent avec impétuosité dans une lutte dont elles prétendent qu'elle vise rien moins que leur émancipation à l'égard du carcan traditionnel. En particulier, chez les jeunes filles, ce type de comportement n'est pas étranger aux processus ambivalents, mais classiques et universels, de "crise de l'adolescence" et de construction de la personnalité. Plus généralement, certaines femmes musulmanes croyantes, pratiquantes et modernes estiment que la claustration, discriminations et violences sont moins dues à une prétendue" essencè' d'une religion sexiste, qu'aux coutumes ancestrales et surannées. Toutefois, leur voix, pour déterminée et novatrice qu'elle se présente, n'en est pas moins exempte de chausse-trapes et d'ambiguïtés. Et, pour tout dire, il est peu probable qu'elle fasse progresser de manière effective et tangible la condition des femmes. Car, au fond, le type de société que prônent les partisans du voile se situe bien aux antipodes d'une société véritablement libre où le désir peut s'exprimer et les principes d'émancipation et d'égalité se réaliser. Le voile instaure en effet une séparation sexuelle dans l'espace public; il figure l'impératif religieux de chasteté des femmes; il manifeste la peur de la mixité, celle de la volupté et de la sensualité; il signifie l'interdit absolu fait à la femme - être forcément "déraisonnable, tentateur, à la libido irréfrénée", aux yeux des conservateurs et des fondamentalistes -, d'éveiller la convoitise masculine, d'exprimer librement ses désirs, de serrer la main ou d'engager même un simple échange avec un homme, en dehors des liens légitimes du mariage. Rappelons, à titre d'exemple, l'impact du célèbre théologien égyptien fondamentaliste, qui vit à Bahrein, le Cheikh Youssef al-Qaradhaoui, chez une partie des musulmans et des musulmanes de France. 219

Grâce à des opuscules2s9, des cassettes audio ou vidéo et la transmission par satellite d'émissions (prêches) télévisées, celui-ci prodigue conseils et fatwas dignes de ceux du théologien néohanbalite du XIVe siècle, Ibn- Taïm.iyya ! Emaillés d'insultes et autres offenses contre les femmes émancipées, occidentalisées et non-voilées, ses prêches ajoutent au catalogue des interdits de la Sharî'a déjà connus et alourdissent le carcan qui pèse sur la femme. il est prohibé, pour elle, de laisser voir sa chevelure, ses bras, ses jambes, ses cuisses, de fréquenter des garçons avant le mariage, de faire l'amour en dehors du mariage, d'épouser un non-musulman, de chanter et de danser, de trop se parfumer ou de se maquiller, de mettre des bijoux, etc. Le théologien fondamentaliste recommande

-

outre la mise à mort des homosexuels

et la censure des

œuvres d'art, films, romans, musique, poésie, philosophie, etc. jugées "hérétiques" -, l'interdiction de la fréquentation du hammam par les femmes (sic I), la non-mixité, c'est-à-dire la prohibition absolue pour les hommes de toute fréquentation des femmes, en dehors de la présence de leurs tuteurs, la proscription du simple regard posé sur elles. (Au fond, comme le remarque très justement Martine Gozlan,

chez tous les fanatiques, à la fois affolés et obsédés par le sexe: « Le non-regard n'est pas autre chose qu'un regard sexuel dévorant, inapte à dépasser la vision de la femme hors coït260»). En outre, le Cheikh recommande vivement (bien évidemment I), l'imposition du hijâb à toutes les filles. En conséquence, les femmes qui refusent de se plier à cet ordre moral implacable d'un autre âge sont immédiatement traitées d'allumeuses, d'aguicheuses ou carrément de prostituées! Autrement dit, al-Qaradhaoui, comme tous ses épigones intégristes et traditionalistes rétrogrades, ne perçoivent dans la femme qu'une simple machine reproductrice, un appareil génital en somme, un être voué à servir humblement son mari et sa famille (la musulmane vertueuse) ou bien alors un démon sexuel apte seulement à provoquer le désir, sinon la luxure (la femme dévergondée, produit des sociétés modernes de débauche) ! Cette volonté d'imposition de règles et de codes ultrarigoristes et pudibonds - outre qu'elle exprime l'épouvante du désir, l'obsession de la pureté et la détestation de la souillure, l'angoisse face à la femme émancipée, outre qu'elle révèle une vision somme toute (et paradoxalement) obsédée par le sexe, et un regard obscène, quasiment 259 Un de ses ouvrages, islam, Editions

traduit

Okad et Rayhan,

en français, Maroc,

les plus lus s'intitule Al-Qplam,

fait pertinents de M. Gozlan à ce sujet dans Le Sexe d'Allah, 260Martine Gozlan, op. cit. ; p. 156.

220

Le Licite et l'illicite

Paris. Lire les commentaires

en

tout à

op. cil. ; p. 149 et suivantes.

pornographique sur le monde - vise également à supplicier l'amour, la sensibilité, l'érotisme, le désir librement choisis et assumés. On retrouve une telle prose dans certaines libraires dites "islamiques" au cœur même de Paris, en provenance des pays du ProcheOrient arabe ou du Golfe; elle est l'œuvre de très nombreux prédicateurs et auteurs musulmans, "néosalafistes" ou non, mais tous d'accord pour dénoncer la "permissivité" de la société occidentale et recommander aux musulmans le respect absolu des interdits de l'islam. Le journaliste du quotidien Le Monde, spécialiste de l'islam en France, Xavier Temisien, cite notamment les frères Rani et Tariq Ramadan, le premier à travers son ouvrage La Femme en islam, le second (beaucoup plus connu, bien entendu) à travers le contenu de ses conférences. Tous les deux contribuent à diffuser une conception conservatrice de la morale sexuelle (ils déconseillent aux musulmans de donner la main à une personne de sexe opposé, critiquent de manière virulente le féminisme "occidental", déconseillent aux croyants de participer à des activités sportives mixtes, recommandent aux filles le port du foulard en tant que prescription religieuse, sans parler évidemment de leur rhétorique homophobe, etc.). Xavier Temisien cite également un théologien saoudien Aboubakr Eldjazairi, auteur d'un des livres les

plus vendus, La Voie du musulman: « La femme doit garder le foyer conjugal, ne pas le quitter sans le consentement de son époux. Si elle sort, elle est appelée à baisser le regard, à ne pas occasionner de mal ni proposer de propos vulgaires et indécents. »261La conséquence la plus grave de la diffusion d'une telle propagande est que beaucoup de jeunes français issus de l'immigration qui souhaitent se ressourcer dans la foi musulmane le font à travers cette littérature intégriste. Pour revenir à la question du voile, il n'y a guère de doute qu'il est bien, dans l'optique islamiste et traditionaliste, rune des formes du respect de la morale intransigeante la religion; il représente rune des expressions de notions capitales comme la "pudeur" et "l'honneur", surannées mais si prégnantes encore dans les sociétés patriarcales, méditerranéennes notamment. Ce faisant, en dépit de la diversité de ses modes d'emploi et des motivations de celles qui le portent - y compris celles qui le revendiquent comme un choix librement assumé

261 Xavier février prochain»

-

Ternisien: «Le religion, l'orthodoxie, mars 2004 (qui cite le chapitre

1er

de La Voie du Musulman

de Aboubakr

221

la femme et le sexe », Le Monde, 29 intitulé «Le comportement envers le Eldjazairi).

-, le voile reproduit l'ordre social marqué par la domination masculine. Ainsi que l'a remarqué fort justement Henri Tincq: «il y a plus qu'un paradoxe de voir des femmes françaises de confession musulmane revendiquer le port du voile comme signe de libération, alors que tant dâutres dans le monde musulman en font un symbole dâliénatioJi262

».

De son côté, la romancière iranienne Chahdortt Djavann observe: {(

Que desjeunes femmes adultesportent le voile, celales regarde.Mais

il y a dans lâttitude de beaucoup dentre elles une double perversité. Le port du voile en France n est pas le moyen de se fondre dans la foule anonyme, plutôt le moyen dâttirer le regard, de se faire remarquer., une forme dexhibitionnisme, de provocation; femme objet et fière de letre; femme objet sexuel, plus exactement. Cette perversité-là, encore une fois, est leur affaire. Mais elle n est plus tout à fait leur affaire (...) lorsqueJ1e sâccompagne d'un message prosélyte à destination des plus jeunes, d'un message lui-même voilé parce quï1 dissimule sa vraie nature sous le voile des mots "liberté'; 'ïdentité" ou 'Culture': Imposer le voile à une mineure, cest, au sens strict, abuser delle, disposer de son corps, le dé:6nir comme objet sexuel destiné aux hommes. La loi française, qui n Ïnterdit rien aux majeurs consentants, protège les mineurs contre tout abus de ce genré'-63». QUERELLES AUTOUR D'UNE LOI Dans un tel contexte, comment interpréter la perplexité d'une partie des populations issues de l'immigration - qu'on ne saurait bien évidemment tous enfermer dans une identité "islamiquè' englobante et homogène,

largement

mythique

ou fantasmée,

en réalité

-

face à

l'adoption par le Parlement français du projet de loi interdisant tout signe ostensible à l'école? Certes, cette loi a suscité - suscite toujours - de sérieuses controverses dans l'ensemble de la société française, bien au-delà donc de la seule "communauté musulmanè'. La frénésie de ces débats cachait mal les malentendus, les exagérations et les incompréhensions, parfois flagrante, à l'égard de l'islam. Le projet de loi sur le foulard a induit une profonde fracture au sein de toutes les 262 Henri Tincq : Islam démocratique 2003 ; p. 16. 263 Chahdortt

Djavann,

contre

islamisme

Bas les voiles I, Gallimard,

222

radical », Le Monde,

2003; p. 22.

13 décembre

familles de pensée, de toutes les organisations politiques, syndicales et confessionnelles. Ainsi, certains estimaient que le principe d'une loi risquait de provoquer une double exclusion: celle, d'abord, de la pédagogie du dialogue - certes, pénible, mais n'est-ce pas dans la discussion et le débat que réside l'éthique démocratique? - ; celle, ensuite, des jeunes filles qui refuseraient d'ôter leur voile, les livrant de la sorte aux intégristes ou à la servitude de l'espace domestique. D'autres arguaient du fait que le débat n'a emprunté un tour si passionné, sinon "dramatique", qu'en France: la plupart des autres grandes démocraties occidentales - pays de l'Union européenne notamment -, qui tiennent tout aussi fermement à défendre le principe de la séparation du politique et du religieux et la liberté de conscience, ont jugé la loi française comme attentatoire à une liberté et comme l'expression d'un fondamentalisme laïque. Ces réactions furent plus particulièrement vives dans les pays de tradition protestante, en raison probablement de l'ancrage d'une culture politique où prédominent (même si ça n'a pas toujours été le cas dans leur histoire, loin s'en faut !) les notions de tolérance, de pluriculturalisme confessionnel, de société civile et du principe de liberté de conscience. Il est vrai que ces pays s'efforcent, depuis longtemps, de résoudre ce problème exclusivement par la voie de la négociation. Ni en Grande-Bretagne, ni en Espagne, ni aux Pays-Bas, ni en Belgique, ni au Danemark, le port du foulard n'est interdit dans les établissements scolaires publics. La scolarisation y prime sur l'exclusion. La Grande-Bretagne, par exemplequi préfère mettre l'accent d'abord sur la protection des libertés individuelles -, fait montre en la matière d'une extraordinaire capacité d'adaptation (les filles voilées y sont pleinement acceptées dans les établissements publics d'enseignement ou dans l'administration; on y rencontre même des femmes policières voilées I). La décontraction et la sérénité avec lesquelles y est abordée la question du voile contrastent, en effet, avec la crispation française, où cet épiphénomène a été la cause d'un psychodrame national ! A titre d'exemple, Trevor Phillips, président de la Commission pour l'égalité raciale au Royaume-Uni, plaide pour la recherche d'un équilibre entre le modèle français d'intégration et la tradition anglo-

saxonne: « En France, dit-il, intégration veut dire assimilation. Le cœur de l'identité fran-çaise est contraignant, écrasant. Les Français pourraient emprunter un peu de notre pragmatisme. La tradition britannique laisse aux nouveaux venus un espace et une souplesse pour leur permettre d'adapter leur identité historique au mode de vie du 223

royaume ». Pourtant, il critique aussi l'évolution du multiculturalisme

à l'anglaise: « Nous avons trop privilégié l'expression historique des minorités ethniques aux dépens de leur loyauté envers la GrandeBretagne d'aujourd'hui [...] Nous sommes une société de plus en plus ségréguée. Dans chaque municipalité, nous avons encouragé chaque groupe particulier, chaque minorité à vivre dans son environnement, dans son centre communautaire, au nom du respect de leur différence. En fait, nous avons renforcé leur isolement. C'est ce qui ne va pas dans le multiculturalisme264 ». De son côté, Tariq Ali265, écrivain et auteur dramatique, né à Lahore, intellectuel britannique de gauche, affichant publiquement son athéisme, son opposition au voile et son féminisme, avait ainsi affirmé que l'attitude des responsables français - un Etat, dit-il, qui, refusant toute discussion, intime l'ordre aux filles d'enlever leur voile, au lieu qu'avec le temps, elles soient elles-mêmes persuadées qu'il s'agit d'un outil de leur propre aliénation et trouvent les moyens d'échapper au carcan de la tradition et aux pressions des fondamentalistes - est aussi dogmatique que celle des intégristes qui imposent le voile aux jeunes filles266.La volonté de maîtrise absolue des comportements et des codes vestimentaires est une démarche conformiste, laïciste et autoritaire; elle s'accommode mal avec un régime de libertés et de pluralisme. Ce point de vue très critique à l'égard de la loi adoptée par l'Assemblée française est également partagé, de ce côté-ci de La Manche, par nombre d'intellectuels, tout aussi farouchement opposés à l'islamisme267.Ainsi, Esther Benbassa, historienne des cultures juives, directrice à l'Ecole pratique des hautes études et de formation orientaliste, doute-t-elle de l'efficacité de cette loi; elle écrit: «Ayant longtemps enseigné en collège et lycée~ rompue à la fréquentation de la population adolescente~ je connais un peu sa psychologie et les effets pervers 264 Entretien

avec Trevor Phillips (propos recueillis par Jean-Pierre Langellier), Le Monde, 12 novembre 2005 ; p. 10. 265 De Tariq Ali, lire notamment: Le Choc des intégrismes. Croisades, Djihads et modernité, Editions Textuel (La Discorde), 2002. 266Cf. l'émission d'Arte, La question du voile: l'Europe juge la France, Le Forum des Européens,

samedi

21 avril2004;

1911 à 191145.

267 Lire notamment les points de vue de Bruno Latour: «La République dans un foulard », Le Monde, 18 et 19 janvier 2004; p. 1 et 15. Alain Madelin: «Voile, la loi de trop », Le Monde, 6 février 2004, p. 14. Jean-Fabien Spitz: «Voilà au lycée: non à l'intolérance! », Le Monde, 17 octobre 2003; p. 16. Alain Badiou: «Derrière la Loi foulardière, la peur », Le Monde, 22 et 23 février 2004; p. 13. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel:« Les nouveaux parias de la République », Le Monde20 février 2004; p. 15. 224

que ne manquera pas dïnduire une interdiction. il faudra bien compter aussi avec le sentiment d'humiliadon et de sdgmatisadon que cette interdiction suscitera chez certains. Un sentiment qui ne peut quàJimentez-, en retour, la tentadon du repli sur le groupe. Pourquoi la visibilité, en loccur.rence religieuse, de l~utre en tant qu~utre estelle si insupportable à la France 7 (. ..) Aujourd'hui, au nom de la laïcité, avec ferveur et dans lobsession, cest bien avant tout contre l'islam qu 'on mène le combat, même si cela nest pas toujours assumé ouvertement. Et derrière ce combat, lorsqu'il est revendiqué, se cache aussi, trop souvent l'hostilité à lêndroit des Arabes. Etre and-Arabe, cest être raciste. Le cridque de l'islam, lui, peut se prévaloir du choc des civilisadons et du terrorisme islamiste internadonal, d'un islam suscepdble de devenir le mal absolu si l'on ne prend pas les devants. Voilà tout ce que peut masquer un certain absolutisme

laique268.

»

Et, comme l'a très justement fait observer Jean Zaganiaris, dans son compte rendu de l'ouvrage de Henri Penta-Ruiz, Quest-ce que la laicité 7, il serait préjudiciable à une juste définition (et, ajouterionsnous, à une réception positive chez les musulmans) du principe même

de laïcité d'en faire

l(

un remède aussi mauvais que le mal dont on

souhaite se préserver et de proposer à travers elle de nouvelles techniques de dominadon ». l(Si elle est un facteur important de liberté, elle ne doit pas devenir une morale qui smpose de manière transcendante sur la société, mais construite à partir de la pluralité des modes de vie qui ne mettent pas en péril les choix civiques des individus ». Ou encore: l((...) Sophocle, dans sa magistrale Andgone, [avait déjà souligné] que les rapports entre les Ç70isdu cœur" et les Ç70is de la cité" ne sont jamais simples et qu'ils ne se règlent pas par des mesures autoritaires. Peut-être la quesdon de la laiCité devrait-elle également amener à repenser le problème de la liberté, non pas en prescrivant des règles de conduite mais en écoutant les individus concernés par les problèmes. Peut-être faudrait-il arrêter de parler à la place des gens et écouter ce qu'ils peuvent dire sur leurs propres pradques. Cela permettrait notamment de nuancer les stéréotypes appliqués actuellement sur les femmes qui portent le foulard [.. .] il existe autant de femmes qui souhaiteraient porter le foulard alors qu on le leur interdit ou bien qui voudraient le retirer alors qu'elles sont obli-

268 Esther

Benbassa,

d'aujourd~ui,

La République

face à ses minorités.

op. cit. ; p. 76-77.

225

Les Juffs d11ier, les Musulmans

gées de le porter. Il y a là comme une fragilité du religieux, tiraillée entre lepanouissement qull peut procurer à certaines personnes et les

souffrances morales ou physiques qui sont commises en son nom. » De surcroît, fait-il remarquer, {( le choix de pratiquer une religion nest pas forcément séparé de comportements réOexifs. Saint-Augustin avait également montré que la croyance religieuse n etait pas une adhésion irréOéchie

à un dogme, mais un rapport raisonné

vis-à-vis de Dieu.269

»

Ainsi donc, la laïcité est un principe républicain, incarné dans la liberté d'exercice des cultes et dans la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Elle s'efforce de contenir le rapport des fidèles au transcendant et à Dieu dans la sphère privée, même si, aujourd'hui, l'expression de ce rapport dans la sphère publique est tolérée pour peu qu'elle ne porte atteinte ni à l'ordre public ni aux libertés fondamentales. Elle entend s'opposer à toute contrainte imposée aux individus pour ce qui concerne en particulier leurs croyances et leurs pratiques cultuelles. Le débat demeure pourtant ouvert sur une autre dimension de la laïcité : celle-c~ se réduit-elle à la neutralité? Ou, au contraire, constitue-t-elle une doctrine et une idéologie suscitant une vision et une action politiques? Autrement dit, contient-elle aussi une orientation philosophique (permettre notamment de développer chez les individus les facultés critiques susceptibles de garantir leur passage du statut de "sujets" à celui de "citoyens") ? il est vrai qu'au départ, la notion de laicité française reflétait une attitude plus sourcilleuse en ce qui concerne la place des confessions dans les institutions et dans la vie publique; elle renvoyait également à une philosophie du politique, largement issue des Lumières, fondée notamment sur une nette délimitation du champ politique et du champ religieux, sinon sur une hostilité plus ou moins prononcée à l'égard de toutes les croyances religieuses. Par contraste, dans les pays protestants, le développement précoce de confessions nationales réformées liées aux pouvoirs politiques a favorisé l'éclosion d'identités fortes, épargnant à ces nations des conflits acerbes entre Eglise et Etat, facilitant la naissance ultérieure de démocraties délibératives, voire consensuelles. Ceci tranche avec le caractère conflictuel du processus de laicisation et de démocratisation dans les zones catholiques - particulièrement en France -, longtemps affectées par l'affrontement entre cléricaux et anticléricaux. Cependant, la notion de sécularisation, liée à 269 Jean Zaganiaris, laïcité.?, Gallimard,

note de lecture sur l'ouvrage de Henri Penta-Ruiz, Qp'est-ce que la Folio/Actuel, 2003, in revue Mouvements, n° 32, mars-avril2004.

226

la trajectoire de développement de toutes les sociétés de l'Europe de l'Ouest (protestantes comme catholiques), désigne non point une philosophie ou une vision du monde et de la cité, mais d'abord une dynamique observable: C'est notamment le processus de rationalisation des conduites consécutif à l'émergence de la modernité (tel que l'a magistralement analysé le grand sociologue allemand Max Weber) ; cette sécularisation des attitudes individuelles aussi bien que des comportements collectifs et des institutions entraîne donc une relativisation du religieux, son confinement à des communautés particulières. Si la laïcité (ou plutôt la laïcisation) est, elle-même, un processus comparable, elle constitue aussi une doctrine; la sécularisation, elle, demeure essentiellement un processus objectif. En tout état de cause, la laïcité ne saurait engendrer par principe une attitude anti-religieuse; elle permet, au contraire, aux individus d'exercer librement leur culte, sans être contraints par ni des pouvoirs ecclésiaux, ni par des tendances idéologiques et politiques. Soulignons, ensuite, qu'à partir de parcours singuliers et différents, ces modèles de démocraties occidentales ont toutefois convergé vers un système constitutionnel et pluraliste quasiment identique. Tous les Etats démocratiques actuels (ceux de l'Union européenne, en particulier), garantissent de manière équivalente les principes de citoyenneté, de liberté religieuse et de pluralisme confessionnel - même si, concrètement, ils apportent des solutions contrastées en matière d'intégration des populations issues de l'immigration, et répondent de manière pragmatique et diversifiée à l'exigence de la reconnaissance des religions dans les institutions et dans le champ social. En outre, toutes les nations démocratiques actuelles sont confrontées à deux nouveaux défis, à certains égards inédits: la reconnaissance des identités collectives dans l'espace public et l'inclusion de l'islam. L'ISLAM NEST PAS, PAR PRINCIPE, HOSTILE A LA LAÏCITE Soulignons, pour finir, que le concept de laïcité - contrairement à ce que prétendent maints observateurs hâtifs - est loin d'être inconnu ou incompréhensible à l'entendement des musulmans. Ces derniers ont, très tôt, engagé des débats contradictoires, âpres mais féconds au sujet de la liberté religieuse, de la raison et de la séparation des instances270. L'absence ou l'échec de la laïcité dans la plupart des régi270 Je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage: Islam, islamisme L'Harmattan, 1994. En particulier le chapitre 2 intitulé: « Islam, islamisme

227

et modernité, et laïcité )Jo; p.

mes islamiques actuels renvoient à des conditions historiques extrêmement complexes et multidimensionnelles - et non point à une prétendue "essence" (ou "spécificité") de la religion musulmane. Au-delà de toute démarche essentialiste et de tout déterminisme culturaliste, il faut rappeler que l'histoire musulmane a toujours été marquée par une profonde distance entre deux phénomènes distincts. D'un côté, le paradigme qui alimente l'imaginaire des croyants, celui de l'Etat "islamique" - modèle idéal inspiré de la cité islamique de Médine, perpétué à travers les siècles soit par des docteurs de la foi, soit, à l'inverse, par divers courants de contestation. Et, de l'autre, les réalités de l'exercice du pouvoir et de l'organisation politico-administrative de la cité, fort éloignées évidemment de cet idéal. A l'instar des autres traditions religieuses, il a toujours existé en islam une conception "inquisitoriale" dont les partisans n'hésitent guère à délégitimer tout chef musulman coupable de ne pas respecter les "Commandements divins". Ne répugnant pas à se constituer en force politique redoutable, ils ont constamment prôné un absolutisme politique fondé sur une compréhension rigide des dogmes religieux. Mais il s'agit en fait d'une vision portée souvent par des pouvoirs politiques despotiques, se soumettant les docteurs de la foi, monopolisant et instrumentalisant le champ religieux. Aujourd'hui encore, les Etats post-coloniaux font de même. Dans une espèce de surenchère mimétique avec des courants contestataires, ils détournent la liberté spirituelle des musulmans au service d'intérêts éminemment politiques, accentuant de la sorte la clôture dogmatique et la fabrication de mythes. C'est donc souvent le politique qui a cherché à s'assujettir le religieux, non l'inverse. Mais réduire l'islam à cet intransigeantisme est injuste, car des rangs de cette magnifique civilisation sont sortis des penseurs éminents qui ont eu une autre attitude. Ils n'ont jamais été tentés ni par l'absolutisme théocratique, ni par une désaffection méprisante à l'égard de la noblesse du politique. L'éthique - notamment religieuse - est articulée au politique dans une démarche qui accorde une autonomie salutaire aux deux sphères. L'éthique vient "humanisei', en quelque sorte, les rapports de domination et de pouvoir, en y incluant l'exigence de justice et de dignité; le politique, de son côté, introduirait la notion de responsabilitéà l'égard d'autrui; il établirait le

43-84. Ainsi qu'à ma contribution (c Pouvoir et religion selon l'islam) à l'ouvrage collectif, Le Pouvoir. Des rapports individuels aux relations internationales, Jean-Claude Ruano-Borbalan et Bruno Choc (dir.), Editions Sciences Humaines, 2002; p.261-276. 228

principe de régulation de la pluralité des intérêts, et surtout, introduirait la notion de «mesure Ji)dans les passions humaines et les jugements. Si une culture théologico-politique fondamentaliste a effectivement existé, elle n'a jamais empêché la pluralité des débats et des points de vue de s'exprimer. Ainsi, pour les réformistes et modernistes, la religion n'a prescrit aucun type particulier

de gouvernement

-

c'est

la thèse d'un 'Alî 'Abd al-Râziq, notamment271 -, l'organisation de la cité étant le produit de l'action des hommes. Ces courants s'engagèrent fermement

-

parfois au nom du rappel d'une autre exigence de la foi

- en faveur de la mise à distance de la religion par rapport aux impératifs politiques. Certains estimèrent que les principes d'obéissance (Tâjz) et de consultation (Shûrâ) sont moins des règles d'organisation politique que des valeurs morales "séculières" (ou "profanes") devant servir de critère éthique et de méthode dans la gestion des affaires publiques. Distinguant citoyenneté et spiritualité, invitant les musulmans à concilier éthique coranique et exigences de la modernité politique, ils plaidèrent ouvertement en faveur de l'autonomie de l'espace politique. Ils estimèrent que l'ordre politique est, somme toute, le produit d'une construction humaine, non une obligation religieuse. Force est de constater, au demeurant, que le monde musulman, à l'ère des indépendances, s'est doté d'Etats-nations administrés, dans la plupart des cas, par des autorités séculières. La normativité religieuse n'influençant somme toute que de manière relative, sinon purement symbolique, les affaires de l'Etat, de la cité politique, voire du système juridique. La sécularisation semble s'y déployer tant au niveau des institutions et du droit que des esprits. Toutefois, sous la pression des traditionalistes ou des islamistes, la Sharîjz

-

dans son acception

figée, voire régressive,

a été appliquée

-

de façon plus ou moins sévère selon les pays - au statut personnel et aux codes de la famille, suscitant controverses et résistances réelles. Plusieurs raisons expliquent les oppositions aux tentatives de laïcisation dans les pays musulmans272. D'abord, le caractère néopatrimonial 271

Ali Abderraziq, L'islam et les fondements

du pouvoir (1925), nouvelle traduction

française et présentation de Abdou Filali-Ansary, CEDE}, Le Caire et Editions La Découverte, Paris, 1994. Lire de Abdou Filali-Ansari: «Islam, laïcité, démocratie », in Pouvoirs-104,

2003; p. 5-19. Ainsi que son ouvrage:

Editions Le Fennec, Casablanca, 1997. 272 Lire Bertrand Badie, Les Deux Etats. Pouvoir

L7slam

est-il hostile

à la laïcité.?,

et société

en Occident

et en terre

d'islam, Editions Fayard, 1986. Et Abdou Filali-Ansary:« Islam, laïcité, démocratie », in revue Pouvoirs, n° 104, Editions du Seuil, 2003. Ainsi que Abderrahim Lamchichi: « L'Islam entre politique et religieux », in La Religion. Unité et diversité, Laurent Testot

229

de régimes souvent despotiques, clientélistes, excluants sur le plan social et corrompus. D'où l'assimilation de la laïcité à ces régimes despotiques, alors que celle-ci ne s'épanouit véritablement que dans un cadre démocratique. Les politiques éducatives désastreuses abreuvant la jeunesse, selon le cas, de rhétorique nationaliste ou islamiste, ont également contribué à la carence de la culture politique pluraliste et critique. Enfin, les effets pervers d'une mondialisation non maîtrisée et une situation internationale tendue ont favorisé la réactivation des mythes, ou pire, les passions et replis identitaires. Comment aborder avec sérénité la problématique de la laïcisation lorsque la plupart de ces sociétés vivent des clivages insupportables entre une minorité de privilégiés et une majorité d'exclus? Dans de nombreux pays, l'islamisme exprime - il exprime mal, mais il prétend tout de même traduire - le rejet d'une élite dirigeante incompétente, dont la longévité doit beaucoup aux dirigeants occidentaux, américains en tête. En particulier, la politique des Etats-Unis d'Amérique - au minimum pendant la guerre froide - s'est révélée absolument catastrophique: soutien financier massif et aide militaire à des régimes autoritaires (en dehors de l'Amérique Latine: Pakistan, Indonésie, Arabie saoudite, Egypte, etc.), orientation ignominieuse de leurs services secrets (CIA) favorisant, au nom de la lutte contre l'Union soviétique, des groupes pathologiquement antioccidentaux (comme les Moudjahidin afghans, hier), etc. Mélange d'un nationalisme idéaliste et abstrait - autrement dit, d'un nationalisme solipsiste et arrogant (voire, d'un "nationalisme de ressentiment"273, après la débâcle du Vietnam) - et d'un réalisme cynique, brutal et méprisant à l'égard du destin des autres peuples - peuples considérés, tout au plus, comme des instruments malléables au service des intérêts de court vue de l'Amérique -, cette politique étrangère n'a engendré dans le monde musulman (et partout ailleurs dans le Tiers-monde, au demeurant) que de l'exaspération. En outre (et dans le même ordre d'idées), cette population musulmane demeure extrêmement sensible aux conflits internationaux qui la concernent (qu'il s'agisse de la Palestine, de l'Irak, de l'Afghanistan ou de la Tchétchénie, etc.) et qu'elle perçoit comme une insupportable injustice. On le voit, la résolution de cette équation de la démocratisation et

et Jean-François Dottier 273 Selon l'expression

(dir.), Editions Sciences Humaines, 2005 ; p. 107-114. d'Anatol Lieven dans son excellent ouvrage, Le Nouveau

nationalisme

Préface d'Emmanuel

américain,

230

Todd, Editions

Jean-Claude

Lattès, 2005.

de la sécularisation en terre d'islam reste suspendue à l'évolution d'innombrables facteurs, et non pas à la seule question de l'évolution du dogme religieux. L'aspiration à l'idéal de la démocratie délibérative et pluraliste est un sentiment largement partagé aujourd'hui dans le monde musulman. L'absence, ou l'échec, de la laïcité dans la plupart des régimes "islamiques" actuels renvoit à des conditions historiques extrêmement complexes, non à une prétendue "essence" de la religion musulmane. Mais, d'un autre côté, la démocratie pluraliste est devenue, dans tous les pays musulmans, un idéal désiré par de larges secteurs de la société, y compris une part non négligeable de l'islamisme politique. Force est de constater que les débats théologiques, philosophiques et politiques n'ont jamais été aussi intenses qu'aujourd'hui. Ils touchent à des questions cruciales: droits de l'homme, émancipation de la femme, sécularisation, égalité citoyenne, nécessaire accommodement de l'éthique islamique aux défis du présent...Les enjeux fondamentaux n'en sont rien moins que le développement économique, l'invention démocratique, la conciliation des acquis universels d'une tradition naguère florissante et les exigences de la modernité. En tout état de cause, les réalités de l'islam sont extrêmement variées. Ces pays ont connu, depuis des siècles et sur un territoire si vaste, toutes sortes de régimes politiques. n n'y a pas d'incompatibilité entre l'islam et la différenciation des ordres et, aujourd'hui, face à des régimes autoritaires, la démocratie pluraliste y est fortement revendiquée par les acteurs de la société civile, qui ont largement assimilé les catégories modernes du politique. Les malentendus viennent de ce que l'on mêle, dès qu'il s'agit de l'islam, credo et histoire, croyances et attitudes concrètes extrêmement diversifiées. On s'évertue à confondre les valeurs énoncées par le Coran, les commentaires tardifs des théologiens, la foi individuelle et les expériences vécues des musulmans qui varient considérablement dans le temps et selon les cultures des pays et régions où l'islam. s'est implanté. Les systèmes d'organisation politique et administrative n'ont pas toujours eu besoin de la caution des religieux; ils se sont tôt différenciés du champ religieux et de sa normativité. n est vrai que maints musulmans sont convaincus que l'islam est un tout; qu'il mêle à la fois la communauté religieuse et la vie temporelle (Dîn wa Dunyâ), la religion et le gouvernement politique de la Cité (Dîn wa Dawla). n convient, comme l'ont fait d'autres penseurs musulmans, de rejeter une telle vision mythique qui ne correspond ni à la complexité des situations historiques, ni à la densité 231

des constructions théoriques, ni à l'âpreté des divergences que les sociétés (et les penseurs musulmans) ont connu à ce sujet. En principe, le concept de laïcité - au sens large, c'est-à-dire d'une différenciation des instances et d'une autonomie du politique - n'est absolument pas contraire à l'esprit de l'islam. Ni son histoire, ni sa philosophie politique, ni son éthique, ni sa conception de l'articulation entre spiritualité, d'une part, et organisation de la Cité - dont la responsabilité incombe aux hommes -, d'autre part, ne la rejettent. De même aujourd'hui, le processus d'individualisation du religieux n'est en aucune manière étranger aux comportements de la majorité des musulmans.

D'abord,

parce

qu'en

islam

-

probablement

davantage

que dans le catholicisme -, le croyant n'a nul besoin d'intermédiaire entre lui et son Créateur; il lui suffit de faire acte de foi (Shahâdah) pour entrer (symboliquement, s'entend) dans la Umma, quels que soient ses opinions idéologiques et ses choix politiques; sa liberté est grande, pour peu qu'il se conforme à une éthique du comportement. L'essentiel du message islamique porte sur deux domaines: d'une part, la foi en l'unicité de Dieu (Imân) et le culte (al- Tbâdâi), d'autre part, l'éthique sociale (al-Mou'âmalât: indications orientant l'action, se rapportant essentiellement aux notions de justice et de droiture). TI s'agit de deux domaines distincts, relevant de deux démarches méthodologiques différentes: le second domaine relève de l' ljtihâd. Ici, tout est ouvert à l'effort permanent de renouvellement et d'adaptation aux nécessités de l'heure (Darûrah), aux réalités contingentes et aux défis de l'histoire. Ensuite, cette notion d'individualisation du croire est présente dès lors qu'intervient la différenciation entre une religiosité rituelle

-

laquelle

requiert

uniquement

des fidèles

l'observance

minutieuse des pratiques prescrites - et une religiosité du for intérieur qui implique - sur le mode mystique ou éthique - l'appropriation personnelle des vérités religieuses par chaque croyant. Cette différenciation s'est manifestée, dans le monde musulman lui-même, sous des formes diverses, bien avant l'émergence de la modernité l'histoire de la mystique, en particulier, peut-être lue tout entière, de ce point de vue, comme une histoire de la construction du sujet religieux. La question ne se pose pas pareillement pour les musulmans de France et d'Europe, vivant en situation de minoritaires dans des sociétés sécularisées et démocratiques. Comme on l'a vu, ceux-ci y forment des communautés à la fois très diversifiées et globalement bien insérées dans le paysage européen. Leur "islamité" est imprégnée tantôt d'une 232

forte dimension spirituelle, tantôt elle est culturelle ou sociale. Dans une telle perspective, l'émergence d'un discours revendicatif teinté de références islamiques n'est pas forcément le signe d'un malaise ou d'un refus de l'intégration. Elle est, au contraire, l'indice de l'enracinement définitif dans la société européenne et de l'acceptation de ses valeurs. L'islam européen semble résolument entamer une phase de maturation, de responsabilité et d'affirmation de sa place dans les sociétés et les institutions des pays d'accueil. Dans cette dynamique de participation, s'expriment tout à la fois le désir de reconnaissance, la liberté de choix, la volonté d'appliquer à l'islam un questionnement respectueux mais critique et la revendication d'une identité religieuse pleinement assumée. C'est donc majoritairement un islam libre et pluriel, quiétiste et modéré, tranquille, tolérant et responsable qui semble se construire, patiemment mais sûrement, consacrant ainsi davantage l'esprit d'intégration, la participation citoyenne et le respect de l'exigence du "vivre ensemblé'. Globalement donc, cet islam majoritaire est hostile, sinon indifférent, à l'égard des thèses de l'islamisme politique radical. RETOUR AU DEBAT SUR LE FOULARD Finalement, ce qui est en cause dans ce débat autour de la loi sur le foulard, ce n'est point la légitimité et le contenu des principes évoqués précédemment. Ce qui est en cause, c'est la crispation autour d'un "laïcisme" rigide et d'une attitude dogmatique. La crainte la plus couramment exprimée par ceux qui, en France, s'opposaient au projet de loi sur les signes ostensibles à l'école et contre le voile, est le risque d'accentuer la peur et l'hostilité envers l'islam. que la conjoncture internationale ne fait que raviver. Or, une telle conjoncture est placée, comme chacun sait (depuis le retentissement international donné à la thèse de Samuel Huntington), sous le signe du choc des civilisations.

Comme le remarque, à très juste titre, Esther Benbassa : « (Cette thèse est) un raccourci commode qui ne rend service ni au monde occidental ni au monde musulman, ramenant le tout à une situation conDictuelle insoluble et prédéterminée (...) ADons-nous, avec la promulgation d'une loi interdisant les signes religieux ostensibles, à savoir le voile, donner un prétexte nouveau et futile, comme une cCvalidation"symbolique, à un tel affrontement dans un contexte de crispation nationale et internationale? Les approches simplistes et globalisantes appelleront des réponses simplistes. A la loi répondra une propagande renforcée du port du voile. Ce qui, en retour, dressera un peu plus lopinion publi233

que contre les musulmans, la voie étant désormais ouverte, dans certaines couches, à une radicalisation accrue. il aurait été plus indiqué de passer par le dialogue, par la négociation de part et dâ.utre, par lâ.cceptation claire que lïslam est une composante de notre société et de notre culture, qu ï1 soit visible ou pas. Cette reconnaissance est un passage obligé de l'intégration et de lâ.pplication, au niveau de la nation,

des principes républicains274.)} Et plus loin, faisant le parallèle entre l'attitude d'incompréhension de certains philosophes des Lumières à l'égard du judaïsme français et celle de certains tenants d'une laïcité de repli à l'égard de l'islam, elle affirme: «La première minorité à subir lâ.bsolutisme rationaliste fut la minorité juive. Et actuellement, cest lâ.bsolutisme lai"que, plus que la lai"cité, qui opère, et ce sont les musulmans qui lui servent de cible. Cet absolutisme aussi se réclame du rationalisme. Hier, les philosophes des Lumières luttaient contre une Eglise toute-puissante, via les juifs. Aujourd~ui, ce sont les musulmans qui cristallisent les ultimes soubresauts du combat de la France contre la religion et de son fantasme

'Civilisateur'f175.

)}

Concrètement, cette posture "laïciste" (que révoque Esther Benbassa) pourrait bien conduire à trois risques bien réels: d'abord, on l'a vu, à la stigmatisation de l'islam; ensuite, à l'exacerbation des attitudes de crispation ou la multiplication de situations de conflits, en lieu et place du dialogue, et, enfin, à l'exclusion des filles de l' école276. Pourtant, l'école républicaine constitue le seul vecteur d'une réelle émancipation, le seul lieu permettant d' ouvrir l'esprit de ces élèves aux valeurs universelles, éveiller leur liberté de conscience et de pensée. Comme l'a observé Jean Baubérot: «Une scolarité plus longue, un âge de mariage plus tardif, moins dênfa.nts que la génération précédente, lentrée dans le marché du travail: tous les indicateurs demancipation sont réunis pour les jeunes femmes de conviction ou de culture musulmane. Cest pour cette raison qu eues font trop souvent face à un machisme exa.cerbé. Les aider à passer ce cap nécessite de savoir que toutes ne semandpent pas de la même manière et que certaines peuvent le faire en portant, sans agressivité, un signe "ostensible",

274Esther Benbassa, 275Esther Benbassa,

La. République

face à ses minorités,

La. République

face à ses minorités,

op. cil. ; p. 102-103.

op. dl. ; p. 120. 276 Lire l'enquête de Virginie Malingre et Xavier Ternisien: «Pour nombre d'élèves voilées et exclues, l'école s'arrête définitivement », Le Monde, Il février 2004 ; p. 7.

234

adjectif qui signifie - selon le Petit Robert: "Qui peut être montré publiquement sans inconvénient" ! 277». Et, last but not least, alors que la Commission Stasi avait mené un sérieux travail de réflexion et pointé du doigt un nombre considérable de problèmes (problèmes d'intégration, discriminations à l'embauche et au logement278, obstacles à la pratique de la laïcité à l'école, dans les hôpitaux et les administrations, nécessité d'adopter des mesures urgentes et énergiques pour favoriser l'émancipation des jeunes femmes, etc.) - problèmes forcément étroitement intriqués -, le législateur n'a voulu finalement retenir dans la précipitation et à la veille d'échéances électorales - qu'un seul aspect, très limité: la prohibition du voile islamique à l'école. Or, un vrai travail de réflexion, nécessairement long et patient, aurait permis, outre le fait d'éviter le risque de stigmatisation de l'islam et de crispation des attitudes des uns et des autres, de préciser les contours d'un plan global de réaffirmation des acquis historiques de la laïcité française et de renforcement de tous les aspects de l'intégration, en particulier des populations dites "issues de llmmigration". Depuis fort longtemps, tout le monde attend, en effet, le lancement d'une véritable politique, volontariste et ambitieuse, de 277Jean Baubérot

: « Laïcité, le grand écart », Le Monde, 4 et 5 janvier 2004 ; p. 1 et Il. 278 Lire en particulier l'enquête édifiante (sur la condition dure faite aux jeunes des classes populaires, surtout ceux issus de l'immigration maghrébine) de Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Partis d'un cas de violence urbaine (ZUP de la Petite-Hollande à Montbéliard le 12 juillet 2000), les deux sociologues ont entrepris une enquête approfondie sur l'expérience du travail (ou plutôt de l'exclusion de celui-ci) à laquelle des jeunes issus de l'immigration ont été confrontés au cours des quinze dernières années. Ils soulignent combien la période de crise économique de la décennie quatrevingt-dix a frappé durement ces jeunes non-diplômés qui ont vivoté entre chômage, stages de formation factices et emplois précaires; après la légère reprise de la fin de cette décennie, certains jeunes des cités furent embauchés comme intérimaires et se voyaient promettre en embauche ferme qui ne se concrétisera jamais. Les entreprises délaissent ces jeunes qui, non diplômés, sont aussi porteurs de signes (culture de quartier, signes vestimentaires, langage et, surtout, patronyme arabe) rédhibitoires pour les employeurs. Plus généralement, Stéphane Beaud et Michel Pialoux montrent bien que la déstructuration de la classe ouvrière française a brisé ses capacités de résistance collective; cet anéantissement est dft à l'effet conjugué de plusieurs facteurs: affaiblissement des syndicats et de la légitimité de leurs représentants, individualisme accru parmi les salariés, conflits de générations, refus, hier, de faire toute leur place aux ouvriers immigrés et, aujourd'hui, aux jeunes français issues de l'immigration, etc. Cette réalité pénible peut expliquer, dans une large mesure, la "rage" que ces affirment ressentir et, parfois, vont jusqu'exprimer par une violence destructrice et sans projet. Stéphane Beau et Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003.

235

lutte contre la pauvreté, la ghettoisation, la reproduction des inégalités et de la détresse sociale, et résolument en faveur de la citoyenneté et de l'intégration279 ! Rappelons que les trois-quarts des membres de la Commission Stasi étaient, au départ, hostiles au principe d'une loi contre le voile, voire contre une loi proscrivant tous les signes religieux ostensibles à l'école. D'abord, beaucoup estimaient que les désordres susceptibles d'être provoqués par les filles qui refusent d'ôter leur foulard pouvaient être évités sans trop de heurts par des règlements intérieurs, lavis du Conseil d'Etat de 1989, la jurisprudence déjà existante ou encore par le biais de la médiation (D'ailleurs une fois la nouvelle loi adoptée, la commission des lois de l'Assemblée y a immédiatement introduit la notion de dialogue devant précéder toute sanction280). Non seulement ils n'étaient pas convaincus qu'une telle loi suffirait à apaiser les conflits, mais qu'il y avait des problèmes autrement plus graves qui menaçaient le pacte républicain: aggravation des inégalités sociales et des discriminations affectant la majorité des populations issues de l'immigration, existence de ghettos urbains, violences exercées contre les filles dans les cités, attitudes de repli communautaire, montée de l'antisémitisme, carence des moyens offerts à l'islam pour une véritable représentation institutionnelle et un exercice convenable et digne du culte musulman. De son côté, le 29 novembre 2003, le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, lui-même, avait publié des chiffres indiquant que le phénomène du voile était circonscrit et en nette régression ces dernières années: 1256 cas de jeunes filles portant le hijâb à la rentrée, une vingtaine de situations" difficiles' ou cceffectivement conDictuelles' et à peine quatre cas d'exclusion. Dix cas de contentieux par an, pour le ministre de l'Education nationale, qui estimait aussi de son côté qu'il était absurde d'adopter une loi spécifique, les enseignants disposant déjà de tous les moyens pédagogiques et juridiques (avis du Conseil d'Etat de 1989, circulaire Bayrou de 1994) leur permettant de résoudre les conflits au cas par cas, par le dialogue. L'école de la République était donc loin d'être menacée! Pour l'immense majorité de la Commission Stasi donc, l'exclusion des filles était la pire des solutions, car si le voile enferme, l'école de la République, elle, n'a vocation en revanche qu'à les libérer. C'est seule-

279

Cf. notamment le point de vue de Farbad Khosrokhavar: «Une laïcité frileuse », Le

Monde, 20 novembre 2003; p.15. 280 Lire notamment les informations

à ce sujet dans Le Monde

236

du 30 janvier

2004.

ment suite à de nombreux témoignages littéralement bouleversants et, à beaucoup d'égards, préoccupants pour la viabilité même du contrat républicain, qu'à la quasi-unanimité, les membres de cette Commission se rangèrent finalement au principe d'une loi. Ces témoignages portèrent notamment sur les aspects graves suivants: brimades, humiliations, voire violences extrêmes exercées à l'encontre des filles notamment celles qui, dans les cités, refusent de porter le voile281; vies brisées après des viols collectifs; utilisation du voile comme étendard d'un combat d'arrière-garde politique contre la laïcité; multiples pressions des grands frères ou des pères sur les filles, notamment par des mariages forcés; jeunes adolescentes retirées de l'école, mariées de force ou renvoyées dans leur pays d'origine par la famille ; refus de la mixité dans les piscines; refus par certains maris de laisser leur femme se faire soigner par un médecin de sexe différent282, etc. Dès lors, la préoccupation principale des membres de la Commission Stasi devint celle de la garantie du principe républicain d'égalité entre les sexes, et de lutte contre la pression sociale exercée à l'encontre des femmes, de résistance aux tenants extrémistes d'une posture communautariste qui s'accommodent fort bien d'un éclatement de l'espace public en une mosaïque de groupes fermés, repliés sur eux-mêmes, accentuant de la sorte les discriminations sociales, provoquant la rupture des principes de liberté individuelle (la possibilité de s'arracher aux pesanteurs des héritages et de construire librement son projet de vie et sa conception du monde) et d'égalité, affaiblissant dangereusement le dialogue social. Ceci étant, après son adoption par le Parlement français, des membres éminents de la Commission Stasi (Alain Touraine, René Rémond, Jean Baubérot précédemment cité, en l'occurrence283) n'ont pas hésité à

281 La mort d'une jeune fille à peine âgée de 18 ans Sohane, immolée vive, le 4 octobre 2002, dans une cave de la cité Balzac de Vitry-sur-Seine, déclencha une prise de conscience

des discriminations

et des violences

imposées

par des jeunes hommes

dans les

cités. Lire le bouleversant témoignage de Samira Bellil, Dans l'enfer des tournantes, Denoël, 2002. Et le non moins bouleversant livre de Fadela Amara (avec la collaboration de Sylvia Zappi), Ni putes ni soumises, La Découverte, 2003. Lire les articles de Pascale Krémer, Sylvia Zappi et Ariane Chemin dans Le Monde, 5 et 6 octobre 2003; p. 8. Ou encore Delphine Chayet: «Une marche Figaro, 4 et 5 octobre 2003 ; p. Il. 282 Lire notamment: « L'hôpital confronté

pour

Sohane,

brOlée vive il y a un an », Le

à la radicalisation

Le Monde 7 et 8 décembre 2003 ; p. 8-9. 283 Cf. leurs déclarations au quotidien Le Monde:

« Voile:

des pratiques les états

religieuses

d'âme

»,

de quatre

"sages" de la commission Stasi », Le Monde, 3 février 2004; p. 10. Ainsi que le point de vue de Jean Baubérot : « Laïcité, le grand écart », Le Monde, op. dt. Ou celui du groupe

237

exprimer leur publiquement, reprochant notamment au législateur d'avoir considérablement appauvri le débat en ne retenant, sur la trentaine de propositions faites par la dite Commission que la seule question du foulard islamique. Pourtant, tous les membres de cette commission souhaitaient vivement une loi de portée générale, proportionnelle à l'étendue des problèmes rencontrés, rappelant les principes positifs d'une laïcité ouverte et préservant la liberté des personnes les deux vrais défis étant, à leurs yeux, celui, d'abord, de l'intégration sociale et professionnelle des populations les plus démunies ou discriminées en raison de leurs origines, ensuite, celui de la fécondation nécessaire et réciproque des principes de citoyenneté et d'appartenance librement assumée. Malgré toutes ces querelles, et pendant le déroulement de ce débat sensible - depuis la mise en place de la commission Stasi, jusqu'à l'adoption de la loi par le Parlement -, l'écrasante majorité des musulmans de France a fait montre d'une extraordinaire retenue. Il n'en demeure pas moins, cependant, que la question cruciale qui continue de préoccuper tous les acteurs est bien celle de la carence d'une politique significative d'intégration, gage d'apaisement, d'ouverture et de dialogue des cultures et des civilisations au sein d'un même espace social et politique. Ainsi que l'observe Daniel Cohen, même si les enfants des cités ne réussissent pas moins bien scolairement que les autres, le taux de chômage en France demeure deux à trois fois supérieur, pour toutes les catégories de diplômes, parmi les populations issues de l'immigration que pour le reste de la population284. D'autant plus, qu'au "rapport salarial fordiste' des Trente glorieuses, à beaucoup d'égards intégrateur, s'est substitué un "capitalisme sauvage' marqué par la précarité de l'emploi, la paupérisation des couches sociales les plus fragiles et les plus démunies et la trop grande "flexibilité" du marché du travail (contrats à durée déterminée, intérim, stages divers, etc.). Dans un tel contexte, les discriminations à l'emploi et au logement, dont souffrent une partie croissante des jeunes issus de l'immigration, n'ont cessé de s'accentuer. D'où le décalage, sans de plus en plus grandissant entre, d'un côté, une rhétorique

Paroles

auquel appartient

René Rémond

3 février 2004 ; p. 15. 284 Daniel Cohen: « Le voile de l'ignorance

: « De l'inutilité », Le Monde,

de Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvretés mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004.

238

d'une loi déplacée

», Le Monde,

17 février 2004 ; p. 1 et 18. Lire

des natio~

Flammarion,

1999. Et La

républicaine et universaliste généreuse, et, de l'autre, des discriminations bien réelles285. RENFORCER L'INTEGRATION On le voit, les combats en faveur de la ré affirmation de la neutralité de l'école (débats sur les signes religieux ostentatoires), de la nécessité du renforcement de l'espace laïque et le processus de reconnaissance institutionnelle de l'islam (en l'occurrence la mise en place du CFCM, le Conseil Français du Culte Musulman), doivent néanmoins s'adosser à une politique globale et ambitieuse d'intégration et de solidarité sociale à l'égard des populations issues de l'immigration; ils doivent aller de pair avec le renforcement effectif de l'égalité des chances. Car, bien souvent, les réalités ne correspondent pas -loin s'en faut - aux idéaux proclamés. Des problèmes sociaux, économiques et culturels très graves demeurent, qui touchent en particulier les familles vivant dans les quartiers difficiles, ainsi que leurs enfants. D'où, chez une partie d'entre eux, une fuite en avant pouvant aller jusqu'à la délinquance et la violence, et parallèlement, l'émergence d'une religiosité de pure contestation, voire de crispation identitaire ou de ressentiment. Ainsi que le note Laurent Mucchielli : « il

existe (...) un décalage important entre une intégration

majoritaire et silencieuse et les problèmes très médiatisés que connaissent des banlieues difDciles où certains jeunes issus de lïmmigration, cumulant les handicaps économiques et sociaux, se tournent vers la délinquance ou bien cherchent à compenser les situations dânomie dans un renforcement de leur identité religieuse. Les études menées sur les cités en difDculté montrent en effet la proportion élevée de famjJJes nombreuses et de famjJJes monoparentales, la forte proportion d~ts en échec scolaire, le taux de chômage plus élevé que la moyenne, la pauvreté plus importante, lexiguiéé et parfois lmsalubrité des logements, enfin la tendance au regroupement ethnique qui renforce encore letiqueta-

285 Lire

très stimulante de Stéphane Beau et Michel Pialoux, Violences violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003. Ainsi que l'excellente livraison de la revue ConBuences- Méditerranée: Discriminations ethniques, dirigée par Régine Dhoquoi-Cohen et Olfa Lamloum, n° 48, Editions L'Harmattan, Hiver 2003-2004. l'enquête

urbaines,

239

ge des lieux et des individus. L'ethnicité et/ou la religion fonctionnent alors souvent comme une rationalisation de lechec et un refuge identitaire agressif face à la marginalisation économique, sociale et culturellt?86». Du fait notamment de l'héritage de l'histoire coloniale, de la nature des vagues d'immigration et des discriminations ethniques, une part importante des musulmans présents dans les banlieues, appartient le plus souvent aux milieux défavorisés. Lorsque l'on constate que la ségrégation sociale et culturelle gagne du terrain, et que la "ghettoïsation" de certains quartiers produit déjà des formes pernicieuses de "replis communautaires", il est clair que le modèle d'intégration est en crise. Est-il encore capable d'offrir un sens et un sentiment

d'appartenance

aux citoyens?

Outre la crise de l'autorité

-

souvent intimement liée à la dissolution des repères de parents euxmêmes malmenés par la vie287-, celle de la représentation politique et du système partisan, l'école républicaine, par exemple, institution clé de ce modèle, continue-t-elle vraiment à être un lieu de transmission de l'éducation civique et de valorisation du modèle politique français, fondé non sur le communautarisme, mais sur l'universalisme et sur le renforcement du vouloir "vivre ensem.blè' ? Joue-t-elle encore son rôle de transmission des savoirs et des valeurs républicaines? Est-elle encore, comme elle le fut naguère, un formidable vecteur d'intégration? Etant donnée la crise profonde qui l'affecte, il est permis d'en douter - malgré le profond investissement des enseignants, parents et élèves, chez qui elle suscite toujours, heureusement, d'immenses espoirs. En particulier, les familles issues de l'immigration qui, en considération de l'avenir de leurs enfants, ont bien souvent pour cette école républicaine un respect infini, déplorent le fait que cette institution n'a peut-être plus vraiment l'assise nécessaire pour remplir sa noble mission. La croyance largement partagée en son aptitude à répondre au besoin d'intégration culturelle et à accélérer le processus d'insertion sociale, semble sérieusement écornée. Malgré de belles réussites enregistrées par ces enfants issus de l'immigration, force est de constater en effet que la perpétuation d'îlots d'exclusion n'a cessé d'engendrer des 286 Laurent

Muccbielli:

"Intégration

et diversification

des populations

immigrées»

in

Louis Dim (ps.)(dir.), La société française en tendances 1975-1995, PUF, 1998 ; p. 65. 287 Lire Raphaël Draï : «Anamnèse et horizon », in Quelle autorité ~ sous la direction d'Antoine

Garapon

et Sylvie Perdriolle,

Hachette

240

Littératures

(collection

Pluriel),

2003.

ghettos pour des groupes qui ressentent d'autant plus violemment la singularité de leur situation qu'augmentent les discriminations à leur égard avec le développement de l'insécurité et, comme corollaire, des réflexes identitaires. Ainsi que le signale très pertinemment un éditorial du quotidien Le Monde: It Querelle du voile:Jbanlieues ghettoïsées:J tentation de lïslam radical et actes antisémites:J dérives communautaristes:J taux de chômage parfois double de la moyenne nationale:J sentiment dilbandon:JdàJiénation:J racisme anti-arabe:Jetc. La liste nest pas complète de ces pathologies urbaines:J économiques:J sociales:Jaffectives qui touchent douloureusement une bonne partie des Français "issues de lïmmigration" (...) Même un Martien comprendrait que la France a:Jces 25 ou 30 dernières années:J totalement raté - tous gouvernements confondus lmtégration d:Junepartie de ses ressortissants (. ..) dans un domaine où ils peuvent agir vite et de manière immédiatement marquante:J les partis de gouvernement viennent de manifester une invraisemb.18ble cécité. La composition des listes électorales (...) leur donnait loccasion de faire une place de choix aux candidats beurs. Elle permettait den placer en position d:Jéligibilité un nombre qui parquerait une volonté intégratrice à la mesure des talents et des compétences d:June communauté qui n en manque pas. O~ le ratage est total loccasion manquée dramatiquement (...) l'humiliation est telle que certains des postulants beurs les plus en vue ont pour protestez; choisi de retirer leurs noms des listes-88». On le voit, le renforcement de la citoyenneté exige à la fois une lutte incessante contre la précarité - notamment par la mise en place d'une économie solidaire et de proximité -, et le respect exigeant des croyances et choix de vie de ces populations. La meilleure réponse à cette situation est éducative et sociale: il faut répondre au besoin d'intégration culturelle et de promotion sociale. Par surcroît, la laïcité ne peut vraiment fonctionner que si elle est une valeur partagée. L'urgence de la lutte contre le communautarisme et pour l'intégration réside dans la lutte sociale. La majorité des jeunes issus de l'immigration aspirent, comme le reste des citoyens, à l'ascension sociale.

288 «

Beurs oubliés

Jo,

Editorial

du quotidien

Le Monde,

241

14 février 2004 ; p. 17.

La romancière et essayiste d'origine iranienne Chahdortt Djavann, précédemment citée, pounant farouchement opposée au port du voile C~tait le voile ou la ( Jid porté dix ans le voile» - écrit-ellemort. Je sais de quoi je parle »), a aussi mis l'accent sur cette question cruciale de l'intégration et la nécessité d'une politique audacieuse des Le bruit fait autour du voile ne doit pouvoirs publics en la matière: pas être un moyen d'éluder les vrais problèmes que sont lïnégalité économique, le logement, la ghettoïsation et l~ducation. Les responsables politiques ne doivent pas renoncer à leur responsabilité, abandonner les immigrés à eux-mêmes dans des ghettos chaque jour plus éloignés de la société française, laisser se créer, comme en Angleterre ou aux Etats-Unis, des petits tiers-mondes localisé#-89». t(

t(

t(

Dans l'ensemble, il convient donc de considérer l'intégration comme une dynamique qui se développe à plusieurs niveaux: socioéconomique, juridique, politique, culturel; toutes ces dimensions se trouvent étroitement imbriquées. L'intégration, qui n'est pas forcément l'assimilation (ce dernier terme, aussi noble soit-il au départ est hélas chargé négativement, eu égard à la politique coloniale, du même nom), ne doit pas nier l'identité plurielle de la nation. En particulier, une société qui lutte plus efficacement contre les exclusions est une société davantage ouverte à l'altérité. La laïcité française repose, en effet, sur la neutralité de l'Etat, mais respecte la diversité de croyance; elle garantit la liberté de conscience et l'égale dignité de la personne; elle n'interdit nullement l'expression des convictions religieuses dans l'espace public pourvu que celles-ci ne portent pas atteinte aux droits fondamentaux de l'homme et à la paix de la cité. Ce modèle laïque et républicain est fondé sur l'universalité du postulat d'égalité formelle et sur le principe de la citoyenneté individuelle. Cependant, outre le fait qu'un fossé béant sépare ces beaux principes d'une réalité souvent marquée par de profondes inégalités sociales, juridiques et culturelles, une politique exclusivement" assimilationnistè', qui négligerait les aspirations culturelles, serait susceptible de conduire à des réactions identitaires exacerbées, voire à de préjudiciables ressentiments, donc finalement à un échec funeste de l'intégration. D'où la nécessité de favoriser une laïcité ouverte, plus attentive au pluralisme et plus respectueuse de l'altérité. Dans la mesure où toutes les religions acceptent pleinement le cadre laïque - c'est aussi très 289Chahdortt

Djavann,

Bas les voiles I, op. cit. ; p. 44.

242

largement le cas des musulmans -, l'un des défis actuels posés à la laïcité consiste à garantir la liberté de conscience et d'exercice des cultes, dans le respect de la pluralité des appartenances et de l'éthique démocratique commune. Partager un destin, des valeurs et un univers de sens communs, ne saurait cependant exclusivement s'interpréter comme une injonction à abdiquer sa culture d'origine ou à renoncer à son identité. D'une manière générale, rattachement aux solidarités d'un groupe spécifique, d'une communauté particulière, l'exercice d'une activité associative de type cultuelle ou culturelle, plus ou liée au pays d'origine, l'entretien de liens de solidarité diasporique, la pratique de la langue des parents, l'implication dans un réseau familial ou économique ayant des ramifications dans le pays d'origine, la fidélité à des traditions héritées, etc. ne constituent pas forcément une menace pour la cohésion nationale, pour peu que ces loyalismes primordiaux ne viennent pas contredire les lois communes et les valeurs fondamentales de la nation. Ainsi que l'a montré, il y a presque un siècle, le sociologue Emile Durkheim290, cet attachement aux solidarités secondaires peut même contribuer à l'accélération du processus d'intégration, au renforcement de la morale civique et par conséquent à la consolidation de la cohésion de la communauté nationale. Comme l'a fort opportunément

remarqué Esther Benbassa, « (...) structures et démarches communautaires ne relèvent pas nécessairement du communautarisme au sens négatif que ce mot a pris chez nous. Au contraire~ elles sont indispensables comme réseaux de sociabilité entre individus partageant des références semblables. Elles assurent une fonction primordiale dans le processus dmtégradon au sein de la natiorf.291.»Si l'on remonte un peu plus haut dans l'histoire contemporaine de l'immigration, pour s'attacher à comprendre la trajectoire des primo migrants, force est de constater

qu'en

arrivant

en France,

nombre

d'entre

eux

-

ceci est

valable pour les Maghrébins en l'occurrence - se regroupaient au sein de petites communautés reconstituées. Des sociologues (inspirés notamment des travaux pionniers de récole de Chicago) y voyaient un tremplin qui leur permettait de s'intégrer progressivement dans l'univers plus large du pays d'accueil. Lorsqu'on aborde la question de l'intégration non pas exclusivement du point de vue des politiques 290 Notamment Emile Durkheim, Quadrige, 1997. 291Esther Benbassa, op. cil. ; p. 37.

Leçons de sociologie, PUF, réédition

243

collection

publiques et, d'une manière générale, de la société d'accueil, mais du point de vue des immigrés eux-mêmes, l'on s'aperçoit, en effet, de l'extraordinaire imagination déployée par les acteurs concernés, notamment la diversité des processus par lesquels nombre d'entre eux cherchent à réaliser leurs projets individuels et à trouver leur place dans le milieu où le destin les a conduits, sans forcément renoncer aux multiples attaches et appartenances héritées. En outre, ainsi que le remarque, très pertinemment, Jacques Barou292, le point de vue des immigrés sur l'intégration diffère singulièrement de celui des spécialistes: ce qui frappe dans le point de vue immigré, c'est qu'il met fortement l'accent sur la dimension locale de l'intégration et qu'il associe volontairement intégration et réussite personnelle. Différents cas concrets font apparaître la suprématie du critère sodal sur le critère culturel dans la définition de l'intégration. Pour l'immigré, ce qui compte observe encore Jacques Barou -, c'est d'être en relation étroite avec son environnement social immédiat (fut-il constitué d'un quartier «ethnique") et d'être reconnu par lui comme un acteur de la vie locale, telle qu'elle se déroule au quotidien. La maîtrise d'un outil de communication qui permettrait d'entrer en contact avec l'univers plus large de la société englobante et l'assimilation de la culture de cette société semblent des facteurs de moindre importance que la maîtrise des codes comportementaux et relationnels permettant de se retrouver en harmonie avec son environnement immédiat. Encore faut-il, pour que cela soit possible - ajoute Jacques Barou -, que le milieu social environnant soit assez organisé pour que les individus puissent y trouver une place valorisante, un rôle positif à jouer en fonction

de règles communes

à tout le monde

-

processus qui permet,

en fin de compte, aux individus concernés de trouver à la fois une estime de soi et un mode de participation satisfaisant à la société globale. Pour les immigrés

maghrébins,

par exemple

-

mais ceci est

valable pour le reste des immigrés -, l'intégration à la société française dépend d'abord de l'intégration à un milieu local constitué de réseaux de travail et de solidarité En ce sens, les milieux communautaires reconstitués, qui offrent des règles de comportement et des codes relationnels facilement identifiables par les individus, ont une forte capacité intégratrice293. 292 Jacques

Barou: Le rôle des communautés JI, in Sciences Humaines (Dossier: Le Destin des immigrés), n° 96, juillet 1999; p. 26-29. t(

293Ainsi que le rappelle Jacques Barou (t( Le rôle des communautés JI, in Sciences Humaines,

op. cil.) : Les travaux

des sociologues

244

de l'Ecole de Chicago

avaient,

en effet,

En outre, les Maghrébins par exemple - qui ont effectivement connu une acculturation profonde à la société :&ançaise depuis les colonisations -, estiment, à juste titre, que leur distance culturelle avec la France est beaucoup moins grande que celle d'autres courants migratoires (asiatiques, notamment). La perpétuation de pratiques socioculturelles spécifiques a permis à certaines populations issues de migrations plus anciennes de se protéger d'une "assimilation" trop rapide et a favorisé leur socialisation et leur intégration, plutôt réussie, dans la société d'accueil. il semble donc que l'acculturation soit une sorte de "bricolage culturel', où l'on garde une part plus ou moins importante de traditions et d'habitudes issues de sa culture d'origine tout en adoptant une part plus ou moins importante de celles que l'on découvre dans le pays d'accueil. C'est aussi un processus qui se fait dans le temps et différemment en fonction de l'avancée des générations. Les conditions à réunir pour garantir l'intégration sont donc multiples et complexes. Elles dépendent moins de la spécificité supposée des cultures d'origine que des représentations et des relations entre elles, de l'histoire et des liens tissés entre les pays, des projets et des dynamiques des nouveaux arrivants et des désirs ou des objectifs de la société d'accueil à leur égard. En un mot, l'entretien de ces réseaux communautaires contribue, outre au renforcement de l'entraide et de la solidarité, à baliser le chemin de l'intégration. On voit bien, à travers cette analyse (trop rapide il est vrai, compte tenu que ce n'est pas le sujet principal du livre et de la place réduite dont je dispose ici), que la question dite du "communautarisme" est beaucoup plus complexe qu'on ne le dit. Elle ne saurait se réduire aux approches trop idéologiques ou polémiques qu'elle suscite trop souvent hélas aujourd'hui. permis

de faire ressortir

les pays d'accueil

que les personnes

étaient

qui se marginalisaient

celles qui étaient

les moins

le plus facilement

bien intégrées

dans

dans leur milieu

d'origine ou qui provenaient de communautés immigrées aux capacités intégratives déjà très affaiblies. Selon les sociologues de l'Ecole de Chicago, des regroupements ethniques peuvent jouer le rôle de relais dans le processus d'intégration. Ce processus souligne la complexité

des étapes de l'intégration

(linguistique, familiale, obligés de se regrouper

et de l'assimilation

dans ses diverses

socioécono-mique...) Dans un premier pour amortir les effets désorganisateurs

dimensions

temps, les immigrés de l'acculturation

sont en

-

particulier, lorsqu'il y a une poussée de la xénophobie. Les regroupements communautaires et les références à la culture d'origine peuvent faciliter l'adaptation du groupe et faire évoluer également les normes de la société d'accueil qui va commencer à mieux accepter l'immigré. Cf. Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L ~cole de Chicago, Editions Aubier (collection Champs Urbain), 1994. Ou encore William Thomasi et Florian Znaniecld, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d'un migrant(1919), Editions Nathan, 1998. 245

Dans ce cadre, les identités modernes - comme je l'ai déjà dit - se conjuguent au pluriel. Toutefois, l'expression de ces identités ne doit pas donner lieu à des dérives susceptibles de remettre en cause le pacte républicain. Car, pour vivre ensemble dans une société apaisée - ou mieux, pour faire vivre ensemble des individus et des groupes aux trajectoires singulières, mais qui entendent tous former le dessein d'un lien social solide et d'une vie civile apaisée294-, il paraît absolument nécessaire de partager l'essentiel de ses valeurs communes et de son mode de vie. MIEUX ACCUEILLIR LE PLURALISME Toute nation est par définition pluriculturelle, dans la mesure où elle est constituée d'individus et de groupes concrets, se rattachant à des traditions particulières, (inter)subjectivement partagées, se référant à des identités singulières, affirmant des choix philosophiques ou idéologiques multiples, ayant une épaisseur historique et sociale, des trajectoires culturelles ou professionnelles diversifiées. Les citoyens, y compris en tant que sujets de droit, ne sont pas des individus abstraits, séparés de leur contexte d'origine. Leurs multiples attaches et appartenances (ethniques, linguistiques, culturelles, familiales, religieuses, sociales, professionnelles, etc.) continuent à exister, parce qu'ils donnent sens à leur existence. Le maintien et le développement de l'identité personnelle sont bien souvent liés à la stabilité et à la reconnaissance dans la société d'identités collectives. Aussi, les minorités sontelles fondées à considérer que les possibilités d'exprimer librement leur forme de vie sont un aspect important de l'exercice démocratique. De même, pour les minorités religieuses, la liberté d'association, de transmission de leurs convictions et doctrine religieuse et le plein exercice de leur culte, dans des conditions décentes, est une question vitale. Dans tous les cas, du point de vue de l'enrichissement du contenu de la démocratie politique, comme du point de vue de l'exercice effectif de la justice, la lutte pour le droit égal des groupes à s'exprimer librement participe de l'émergence d'une "citoyenneté multiculturelle" élargie. Mais ce "multiculturalisme" requiert aussi l'existence d'un langage partagé et d'une culture politique démocratique commune. Les acteurs appartenant à des groupes culturels distincts doivent tous converger vers le respect de procédures démocratiques de discussion communé-

294Danièle

Sallenave,

Dieu.com,

Gallimard,

2004.

246

ment établies. Si la démocratie exige le respect des différentes cultures, celui de l'épanouissement et de la liberté d'expression de la pluralité des idées et des appartenances, elle commande également de chacun (groupe ou individu) d'être attentif et respectueux à l'égard d'autrui, de la paix civile, des lois communes et du destin partagé. Autrement dit, l'éthique de la reconnaissance doit être conciliée avec l'éthique de la responsabilité. L'intégration de la diversité doit aller de pair avec les réquisits de la cohésion sociale295.C'est dire à quel point l'exigence du pluralisme démocratique induit la recherche incessante d'un équilibre - nécessairement fragile, mais toujours indispensable - entre égalité des droits et légitimité des appartenances sociales et identitaires. D'un côté, compte dûment tenu de son principe universaliste, la communauté républicaine démocratique ambitionne de garantir l'égalité formelle des droits civiques à tous les citoyens même si, implicitement, une culture majoritaire, une forme de vie déterminée, une tradition culturelle... y prédominent pour des raisons liées à l'histoire nationale. Justement, il ne faut pas que, dans les sociétés démocratiques modernes, la culture majoritaire et politiquement dominante impose sa forme de vie aux minorités défavorisées ou méprisées. il ne faut pas qu'elle reste sourde aux revendications d'égalité des droits exprimées par les citoyens dont la provenance culturelle est différente. Sinon les ressentiments et les dissensions risquent de s'accroître et le danger de rupture du lien social devenir plus grand encore. De l'autre, pour empêcher la nation de se fragmenter en groupes culturels juxtaposés et s'ignorant les uns les autres, la culture politique commune, c'est-à-dire la culture démocratique, laïque et républicaine

-

qui ne saurait

se confondre

avec une culture

particulière,

aussi

majoritaire soit-elle -, doit sans cesse se renforcer car elle reste le socle communément partagé, le dénominateur commun à tous les groupes culturels particuliers. La coexistence égalitaire entre différentes communautés, groupes linguistiques, confessions et formes de vie

295 Lire en particulier:

Michel Wieviorka,

Wieviorka,

Une

Découverte,

1996. Michel Wieviorka

Editions

Balland,

société

fragmentée.

2004. Jürgen

La Différence, Le

(dir.), L'Avenir

Habermas,

Editions

multiculturalisme L'intégration

de l'islam

Balland, en

débat,

démocratie,

Editions 2001.

Aubier,

1994. Et Will Kymlicka,

247

Editions

La

en France et en Europe,

républicaine,

Fayard,

encore: Jürgen Habermas: «De la tolérance religieuse aux droits culturels 13, 2003; p. 168-170. Lire également: Charles Taylor, Multiculturalisme. Découverte,

2001. Michel

La citoyenneté

1998. Ou

», in Cités, n° Différence et

multicultureDe,

La

ne peut être assurée au prix d'une désintégration de la société ou de la mpture du pacte républicain, mais, au contraire, par le dialogue, la tolérance, le respect de la liberté de chacun et des valeurs laïques et démocratiques, et, finalement, le partage d'un destin commun. TIs'agit en fait de reconnaître l'altérité culturelle, sans oublier l'objectif ultime de toute démocratie: assurer la coexistence et la tolérance dans la cité, mais aussi faire émerger un projet commun de société - c'est-à-dire, en somme, maintenir la solidité du lien social tout en garantissant les droits et libertés. ENJEUX DE L'ORGANISATION DU CULTE MUSULMAN C'est pourquoi, tous les efforts visant à doter les citoyens de culture musulmane de lieux décents de plein exercice de leur liberté religieuse et ceux visant à organiser convenablement le culte musulman pour l'intégrer au cadre de la laïcité contribuent à la réussite de l'intégration. On peut escompter, dans un avenir proche, assister à l'émergence d'un double système complémentaire, voire harmonieux, à l'image de celui des protestants et des juifs : une cléricature et une association de laïques. Il convient, avant tout, d'essayer de combler les retards considérables accumulés, gage d'affaiblissement du poids des ingérences étrangères. Les enjeux concernant l'émergence d'une structure institutionnelle représentative sont donc particulièrement importants: construction de lieux de prière décents et de mosquées; entretien des bâtiments de prière et de réunion; possibilités plus grandes de disposer de parcelles spécifiques dans les cimetières; présence d'aumôniers ou de toute autre forme d'assistance spirituelle dans les prisons, hôpitaux, armée et autres établissements publics; aménagement de l'emploi du temps pour certaines fêtes religieuses; meilleure organisation des pèlerinages à la Mecque, formation des imâms et de cadres religieux français et compétents; abattage rituel; conformité de la nourriture dans les cantines aux préceptes religieux; lutte contre toutes les formes avilissantes d'intolérance et de discriminations plus ou moins fondées sur la religion; introduction de l'enseignement du religieux comme fait de civilisation; approfondissement de l'analyse des faits religieux et de la civilisation islamique dans les écoles, dans une perspective certes critique et non apologétique, mais respectueux; choix d'enseignants musulmans et de programmes fidèles aux valeurs laïques et républicaines, etc. Sur toutes ces questions, la législation n'a pas à être 248

modifiée; il est impératif, en revanche, qu'elle soit exercée dans un esprit d'équité. C'est précisément parce que l'Etat républicain français est garant de cette liberté fondamentale qu'est la liberté de conscience (notamment la liberté religieuse), qu'il doit se préoccuper des conditions concrètes de son exercice, même si l'essentiel en ce domaine est négocié au niveau local. Une intervention publique paraît donc souhaitable si elle est destinée à réduire des inégalités de fait. Assurer aux musulmans une égalité de traitement suppose, en effet, de la part des pouvoirs publics, une "intervention compensatricè'question redoutable dans un pays qui s'est toujours défié (parfois à juste titre) du concept de "discrimiJJ.ations positives' ! Mais il devrait être possible de l'aborder avec franchise: en particulier, quand on prend conscience des carences en la matière. Au total, s'il paraît à la fois naïf et erroné de sous-estimer l'influence néfaste de mouvements d'obédience islamiste ou néofondamentaliste sur une partie (certes infime) des jeunes, tout le monde s'accorde aujourd'hui à considérer que les conceptions et les pratiques des musulmans de France restent globalement sereines, paisibles et pondérées. Le décalage est, en effet, sans cesse croissant - et, à beaucoup

d'égards,

préoccupant

-

entre

les perceptions

modérées

et

mesurées de cette majorité discrète de citoyens de culture musulmane, aspirant avant tout à l'intégration et à la réalisation de leurs projets de vie, et la rhétorique de certains cadres et leaders s'exprimant et agissant au nom de l'islam, si acharnés à déprécier les valeurs de la laïcité et à répandre une culture du ressentiment, mêlée à de l'obscurantisme. TI est affligeant en effet de constater que certains d'entre eux (ultra minoritaires, heureusement) croient pouvoir aller jusqu'à envisager et réclamer un statut et des mesures dérogatoires pour les musulmans, estimant que la Sharî~ doit l'emporter sur les lois de la République! D'autres contribuent à répandre ouvertement une rhétorique du repli, voire de la haine (refus pathologique de la mixité; demande de classes ou de piscines réservée aux femmes; imposition du port du voile aux adolescentes; transposition imbécile du conflit israélo-palestinien qui se traduit par le refus de l'enseignement de l'histoire juive ou celle de la Shoah, la négation du génocide perpétré par les nazis, agressions d'enfants juifs à l'école, etc.). Heureusement, les conceptions et les pratiques de l'écrasante majorité des musulmans - qui aspirent avant tout à l'intégration et à la réussite de leurs projets de vie - est plutôt 249

paisible, mesurée, tempérée, ouverte à l'altérité et au monde, soucieuse

...

des exigences du "vivre ensemblé'

Or, pour faire en sorte que la "Communauté des dtoyenS'296 ne se transforme en un système clos, basé sur les replis identitaires et les communautarismes, il convient de défendre fermement les valeurs républicaines et de refuser résolument toute coexistence de résignation qui consisterait finalement à accepter le cloisonnement de la société en une multiplicité de sous cultures fermées hermétiquement les unes aux autres. Si l'espace commun doit être construit sur la base du respect de la pluralité des appartenances, cette construction requiert également de chacun une éthique de la responsabilité: des devoirs à l'égard de la communauté nationale, le souci d'autrui, le respect absolu des libertés individuelles - celle, par exemple, de changer de religion ou de ne pas avoir de croyance

religieuse

-

et des règles du débat démocratique,

la

modération dans ses exigences identitaires, de la tempérance et de la sagesse dans ses revendications... TI serait en effet fâcheux pour la cohésion sociale et pour l'avenir même de l'espace démocratique et laïque commun que des mouvements d'obédience ouvertement islamiste ou néofondamentaliste réussissent leur OPA sur l'islam français (et européen en général)297. Parce que ces groupes continuent hélas à offrir l'image d'un islam prétendument rétif à la laïcité, et refusent de considérer la République comme seule source du droit, prônant un repli communautaire, fondé sur une compréhension franchement rigide des dogmes religieux, leur action est préjudiciable à l'image de cette religion et des diverses communautés qui en sont issues. Mais il s'agit en fait d'une vision partisane et sectaire

que

ne partagent

-

pas

loin

s'en

faut

-

tous

les

musulmans. Quelques organisations militantes ne sauraient s'ériger en instances représentatives; elles ne peuvent parler au nom des musulmans dans leur ensemble. L'immense majorité des jeunes ne se reconnaît nullement, par exemple, dans les diatribes violemment antirépublicaines et anti-laïques, encore moins dans les propos antisémites, abjectes et haineux, ou encore dans les harangues scandaleu-

296 Dominique Gallimard,

Schnapper,

La Communauté

1994. Lire également

des citoyens.

de Dominique

Schnapper

Sur J'idée moderne : « La neutralité

de nation, religieuse

de

l'Etat, institution de tolérance », in L 1ntoJérance, Académie universelle des cultures, Editions Grasset, 1998; p. 141-145. 297 Cf. Piotr Smolnar:« Les salafistes ont conquis de nouvelles mosquées en ne-deFrance », Le Monde,

22 et 23 février 2004 ; p. 10.

250

sement homophobes d'un Mohamed Latrèche, dirigeant du pseudo Parti des Musulmans de France (PFM) par exemple. Ainsi que l'observe, à très juste titre, l'éditorial du quotidien Le Monde à propos justement des déclarations Mohamed Latrèche, lors des manifestations du 17 janvier 2004 : « On aura détecté le vieux remugle venu des profondeurs de lim.tisémitisme européen:! ce fantasme raciste qui jette lopprobre sur une communauté. Que les «porteurs» en soient nouveaux des radicaux musulmans français - ne change rien à la nature du message qu'ils véhiculent Et quancL dans le même soufRe ou presque:! le chef du PME; Mohamed Latrèche:! assimile le sionisme au nazisme:! on est dans la même eau -usagée:! très sale et très dangereuse. On ne sen sort pas en sdgmatisant une infime fraction de la communauté musulmane de France. Il ne suffit pas de relever que le défilé organisé à Paris par le PMF (...) nâ rassemblé qu'une pedte dizaine de milliers de personnes sur les 5 millions de musulmans français. Le problème est que le discours tenu par le PFM contribue à façonner une vulgate passant pour vérité devidence et qui elle, est partagé par une communauté allant bien au-delà des seuls cercles militants. Du slogan:!on passe à la croyance de masse:! au fantasme collectif-et au type de situadon que l'on connaît trop souvent dans le monde arabe:!où un faux antisémite datant de la Russie tsariste:!Le Protocole des Sages de Sion:! trouve toujours preneur en librairie. Comment ne pas être révolté par un défilé où les hommes interdisent aux « sœurs» de parler à la presse? Par la tonalité antirépublicaine d'une manifestadon où est contestée « une pseudo-démocratie celle pradquée en France? Et enfin par l~omophobie revendiquée:! cette haine des homosexuels qui dit lmtolérance et le refus de 1~utre.298 » »:!

Effectivement, nul ne saurait méconnaître la recrudescence d'actes violents et abjects visant les juifs : agressions physiques ou verbales qui n'épargnent pas même des enfants et des adolescents -, jets de pierre, voire incendies criminels de synagogues et autres lieux de culte juifs ou d'établissements d'enseignement, inscriptions accompagnées de croix gammée, banalisation de la négation de la Shoah, y compris dans l'enceinte de récole, lors de cours d'histoire en particulier.

298 «

Vulgate

antisémite

», Editorial

du quotidien

251

Le Monde,

20 janvier 2004 ; p. 15.

Cependant, l'antisémitisme sévissant dans les pays arabes et dans les milieux de l'islamisme radical est différent (ce qui ne signifie absolument pas qu'il soit moins abject ou moins inquiétant) de celui qui s'exprime, depuis quelques années en France, dans quelques franges de la jeunesse déclassée issue de la population arabo-musulmane ; il est à comprendre, comme le souligne notamment Esther Benbassa, comme « l'une

des expressions, dans sa variante délinquante, d'un nationalisme

diasporique, circonscrit par un sentiment d'affiliation à une communauté imaginée (...) Arabes, musulmans, Palestiniens - contre Juifs de

France, Juifs en général, Israéliens299.» Une partie des jeunes s'évertuent à considérer les Palestiniens comme les Victimes par excellence (gommant au passage l'affliction qui touche aussi profondément nombre de familles israéliennes endeuillées par les carnages des attentats suicides perpétrés par le Hamas ou le Djihad islamique) ; ils s'identifient à ces victimes en projetant sur elles leurs propres souffrances (dont l'intensité n'a évidemment rien à voir avec celle des Palestiniens, puisqu'elle est liée aux ratés de l'intégration, aux propos, actes racistes et aux discriminations subies). Mais, la montée en puissance d'un nouvel antisémitisme (ou nouvelle judéophobit!300) - qui s'exprime en des termes prétendument politiques - est bien réel et d'autant plus pernicieux qu'il est devenu "ordinaire" et croit pouvoir se dissimuler sous le paravent d'une rhétorique "antisionistê complètement discréditée301. Comment s'en étonner quand on constate, depuis de nombreuses années, les crispations identitaires autour du conflit israélo-palestinien et les actes antisémites qui ne tardent pa à les accompagner? Et quand on observe notamment qu'une partie des populations arabes et musulmanes sont sans cesse assaillies par le biais de cassettes, de l'Internet et d'émissions de télévision transmises par satellite (notamment, Al- Manâr, la chaîne du Hezbollah libanais, mais parfois Al- 'Arabiyya et même Al-Jazeera) d'une propagande antisémite vénéneuse et éhontée? Cette propagande tente de détourner à son profit le malheur du peuple palestinien et, ce

299 Esther

Benbassa,

La République

face à ses minorités.

Les Juifs d'hier, les Musulmans

d'aujourd'hui, Editions Mille et Une Nuits, 2004 ; p. 31-32. 300Pierre-André Taguieff, La nouvelle judéophobie, op. cit. Ainsi que Raphaël Draï, Sous le signe de Sion, Michalon, 2003. Raphaël Draï, La France au crépuscule, PUF, 2004. Schmuel

Trigano,

La démission

de la République.

Juifs et Musulmans

en France, PUF,

2003. Sylvain Attal, La Plaie. Enquête sur le nouvel antisémitisme, Denoël, 2004. 301 Jürgen Habermas: «Dans la pratique, l'antisionisme est désormais discrédité Entretien

avec José Comas, Le Monde,

1er et 2 février 2004 ; p. 5.

252

»,

faisant, ne sert pas son noble combat pour recouvrer la paix et ses droits, sa terre et son Etat. Rien d'étonnant à tout cela. Car l'islamisme radical est une idéologie qui s'alimente quotidiennement de la plante empoisonnée, et hélas indéracinable, des préjugés faits d'ignorance et d'animosité. Comment donc s'en étonner quand tout le monde sait que Mein Kamp (Kifàhî, en arabe) et Les Protocoles des Sages de Sion, pamphlet dénoncé comme faux dès le début du siècle qui vient de passer

-

siècle terrible,

en effet, à jamais identifié

à la pulsion de mort,

siècle des camps de concentration et d'extermination -, circulent depuis fort longtemps et continuent de circuler librement encore dans

-

maints pays arabes et musulmans

en dépit de vigoureuses

protesta-

tions de nombreux intellectuels de ces pays qui réclament son retrait. L'ouvrage de Hider et le second libelle, tous deux absolument ignominieux continuent pourtant de circuler y répandant le poison de l'antisémitisme à travers notamment cette rhétorique sordide et répugnante sur une prétendue conspiration tentaculaire des Juifs visant à imposer leur empire sur le monde, aujourd'hui par le biais de l'Etat d'IsraëI302. Comment s'en étonner quand on saisit l'ampleur de la conquête, en certains endroits du moins, par les courants dits "salaBstes'303ou encore" Takfir1'304- partisans d'un islam rigoriste, d'inspiration wahhabite - de lieux de culte, y compris au cœur même de certaines métropoles occidentales? A titre d'exemple, dans la région parisienne, certaines mosquées (ultra minoritaires, du reste) étaient en effet transformées en centres de propagande, supplantant parfois et l'islam débonnaire des anciens et les vieilles associations de quartier laïques; ces néosalaBstes (très peu représentatifs - l'islam français demeurant très majoritairement modéré et ouvert) n'hésitaient pas à y abreuver une partie de la jeunesse déclassée, confrontée au chômage

302

Raphaël Draï, Sous le signe de Sion, op. cit. 303 Ainsi qu'on l'a rappelé dans une note précédente courant

incarné

par les Réformateurs

musulmans

le SaJafisme,

ou SaJa1jyya est un

de la fin du XIXe siècle (Afghânî,

Ridâ,

'Abduh, etc.) et qui n'a aucun lien avec certains courants actuels s'autoproclamant « sala5stes

». Ces derniers

alors que les premiers, musulman

sont rigoristes

formés

par une réforme

d'élites

de l'islam

ou radicaux, éclairées,

plutôt

aspiraient

et la conciliation

d'inspiration

de l'héritage

et très souvent littéralement: L'Islamisme

extrêmement Excommunicadon

polidque,

que portent

violents

à travers

et Emigradon

op. dt.

253

beaucoup

de groupes

le monde

musulman:

ou Retrait.

du monde

civilisationnel

l'islam avec la modernité européenne. Lire Abderrahim Lamchichi, Pour l'islamisme polidque, op. dt. 304 Par référence au nom générique

wahhabite,

à la renaissance

de

comprendre

rigoristes,

sectaires

Tald1r wal-Hijra,

Lire Abderrahim

Lamchichi,

massif, de prêches où une rhétorique guerrière et antisémite Uihâd contre l'impérialisme américain et les juifs), le disputait au ressentiment et à l'incitation au communautarisme (port du voile, interdits alimentaires et vestimentaires, attitudes sectaires, etc.), sans parler du détournement notamment de la zakât (aumône religieuse) des fidèles à des fins non avoués. En outre, ces néofondamentalistes n'hésitaient pas à faire l'apologie du terrorisme (justification encore du fihâd dans son acception belliqueuse) et à pratiquer l'excommunication (Ta.kfîr) ; ils ne répugnaient guère à pourfendre la majorité des musulmans, considérés comme "tièdes", y compris certains imâms, qui ne partagent pas leur délire30s. Rappelons que certains terroristes, candidats kamikazes, interpellés ou morts sur le "front du fihâd', provenaient (parfois; certains en effet étaient apparemment bien intégrés et pas si pauvres que cela!) de certaines banlieues pauvres. Depuis les attentats meurtriers du Il septembre 2001, des cellules terroristes plus ou moins liées aux réseaux transnationaux de la tentaculaire al-Qaïda, furent démantelées en Europe (Milan, Frankfort, Londres, Paris, Hambourg, Madrid) et aux Etats-Unis (Dearborn près de Détroit, Buffalo dans l'Etat de New York) notamment). (A noter, par exemple, l'un des paradoxes des grandes démocraties libérales: à Londres, un certain Abû-Qattada, militant fanatique et idéologue illuminé du terrorisme a pu longtemps exprimer sa haine de l'Occident, des juifs et des musulmans libéraux, en toute liberté, de même des groupes radicaux opéraient en toute légalité !) TI existerait encore des cellules dormantes, réactivées dès lors que la situation le permet, ainsi qu'on l'a vu avec les tragiques attentats du Il mars à Madrid. Al-Qaïda, nom générique d'une organisation dont les clirigeants ne planifient pas forcément tous les attentats, mais à laquelle beaucoup d'activistes s'identifient, même quand ils n'ont pas de liens organiques avec elle. Depuis le premier attentat attribué à cette organisation, celui du World Trade Center, en 1993 déjà, les services spécialisés savaient que cette organisation, aux ramifications internationales complexes, recrutait des militants fanatiques partout dans le monde, y compris au cœur des villes occidentales. TIs'agit d'une véritable hydre aux multiples tentacules, sans cesse en reconstitution. Ce qui ne manque pas d'inquiéter, car, après des arrestations, de nouveaux réseaux autonomes se reconstituent et peuvent agir de leur propre 305 Lire l'article lle-de-France

de Piotr Smolnar: », Le Monde,

«Les salafistes

ont conquis

22/23 février 2004; p. 10.

254

de nouvelles

mosquées

en

chef, sans lien de commandement direct avec al-Qaïda. TI n'est d'ailleurs pas abusif d'affirmer que, depuis la fin du régime des Talibans, la destruction du sanctuaire afghan d'al-Qaïda et la chasse à l'homme dans les zones frontalières avec le Pakistan, cette formation terroriste n'existe plus en tant qu'organisation avec une structure de commandement strictement centralisée, comme avant. Ce qui ne signifie pas que la question du terrorisme soit réglée. Bien au contraire. A certains égards, la mutation de cette organisation - sa "dilution", en quelque sorte - est encore plus inquiétante. Elle est devenue une "marque de fabrique", une "estampille", une nébuleuse de courants "franchisés", une simple idéologie (extrêmement dangereuse, hallucinée, certes) à laquelle n'importe quel groupe peut s'identifier et commettre des attentats meurtriers. Auparavant, la plupart des recrues avaient pratiquement toutes cheminé par les camps Moudjahidin d'entraînement d'Mghanistan, du Pakistan ou d'autres foyers de tension en Tchétchénie, Bosnie, dans le Sud-Est asiatique ou encore au Proche-Orient. Ces ressortissants européens ou américains, enfants de l'immigration, y étaient entraînés aux techniques de la guérilla, à l'utilisation d'explosifs, au maniement d'armes de guerre, aux missions suicides. Ces combattants aguerris subissaient ensuite des séances d'endoctrinement au Djihad planétaire, à un antisémitisme ignoble et à une haine pathologique de l'Occident. A remarquer que parmi les techniques de propagande, ils étaient littéralement gavés de films vidéos montrant des enfants palestiniens tués par l'armée israélienne ou des tchétchènes massacrés par l'armée russe; ce qui ne manquait pas d'attiser leur colère et de les convaincre de la nécessité du martyre306. Certes, beaucoup étaient des diplômés parfaitement occidentalisés et vivant à l'aise. Mais il s'agissait souvent aussi de desperados à l'avenir sombre, à la frontière entre la délinquance (trafic de drogue, criminalité et autres petites activités délictueuses) et l'adhésion aux groupuscules salafistes et missionnaires ultrarigoristes (GIA algériens, Jamâ'ât al-Tablîgh307, al-Djihâd al-Salafi ou al-Sirât al-Moustaqîm308 marocains, etc.) Certains furent d'ailleurs recrutés au

306

Voirnotamment:

La Guerre

secrète

contre

al-Qaïda, Emission de la chaîne de

télévision franco-allemande, Arte, Théma du mardi 2 mars 2004, 20h 45 à 22h 50. 307 Littéralement: Groupes de Transmission (et de prédication): mouvements messianiques fondamentalistes, nés dans les années 1930, en Inde, puis au Pakistan, sous la férule de l'idéologue fondamentaliste 308 Littéralement, successivement: groupuscules

extrémistes

Ab1i al- 'Alâ' al- Mawd1idî. Le Combat salaRste et La responsables d'actes violents au Maroc,

255

Voie Juste, deux en particulier les

sein de mosquées semi-clandestines dans les banlieues dites "difficiles" où sévissaient des imams en rupture avec un islam légal et modéré très majoritaire. C'est dire à quel point le fanatisme peut se nourrir, en partie du moins, et du vécu dans un univers social sombre et de l'absorption d'une idéologie de la haine de la modernité et de l'antisémitisme. Dans ces conditions, la plus grande vigilance s'impose, de même qu'un travail profond de pédagogie, concernant notamment les exigences éthiques de la paix et de la coexistence (en particulier, au ProcheOrient3