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French Pages [305] Year 2022
Les lettres brésiliennes sont représentées par deux grands romanciers contemporains : Jorge Amado et João Guimarães Rosa. Enfin, l’Afrique lusophone est présente avec Chiquinho, chef-d’œuvre du romancier cap-verdien Baltasar Lopes, et l’écrivain angolais Luandino Vieira, pour un coup de maître, A vida verdadeira de Domingos Xavier.
Daniel-Henri Pageaux est Professeur émérite (Littérature générale & comparée) à la Sorbonne Nouvelle/Paris III et membre correspondant de l’Académie des sciences de Lisbonne.
Illustration de couverture : © 123rf.com
ISBN : 978-2-14-025335-5
31 €
9 782140 253355
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES « NESTE TRABALHO EXTREMO… »
Palinure
Les « Moments poétiques » sont consacrés à trois grands noms de la poésie portugaise : Antero de Quental, Fernando Pessoa et Miguel Torga. Mais le genre romanesque se taille la part du lion. Les contributions dans le domaine portugais font passer du XIXe siècle, avec Eça de Queirós, à notre époque, avec la romancière Agustina Bessa-Luis.
Daniel-Henri Pageaux
Une large vingtaine d’articles composent les jalons les plus marquants de plusieurs décennies d’enseignement et de recherches entre littérature comparée et études lusophones. On retrouvera la première orientation, au début et à la fin de l’ouvrage, sous des titres qui renvoient à des notions chères à un certain comparatisme littéraire : « Dialogues » et « Médiations ».
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES
Daniel-Henri Pageaux
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES « NESTE TRABALHO EXTREMO… »
PALINURE Etudes de littérature générale et comparée Collection dirigée par Daniel-Henri Pageaux « Et l’endroit aura éternellement le nom de Palinure. (…) Il se réjouit qu’une terre porte son nom » Virgile, l’Enéide, VI, 381-383
La collection accueille des études de littérature générale et comparée, avec une attention particulière portée aux relations interculturelles, aux questions de poétique, aux rapports entre les lettres et les arts, aux littératures en situation émergente ou dans un contexte postcolonial. Dans sa volonté de s’ouvrir largement sur les lettres et les espaces culturels les plus divers, elle invoque le patronage d’un navigateur illustre, immortalisé par Virgile. Déjà parus Catherine Guillaume, La poésie de Guillermo Carnero. Lectures en devenir, 2020. Ramiro Noriega, Entre Histoire et Mémoire, De la fiction en tant que montage chez Piglia, Bolaño et Cercas, 2018. Deerie Sariols Persson, Des bestiaires aux monstres, Figures de l’altérité au XXe siècle, 2016. Françoise Morcillo, Luis Antonio de Villena dans ses essais et sa poésie (1971-2007), Une culture de vie contre une culture de mort, 2014. Roxana Bauduin, Une lecture du roman africain francophone depuis 1968. Du pouvoir dictatorial au mal moral, 2013. Ivan Gros, L’imaginaire du jeu d’échecs et la poétique de l’ordre et du chaos, 2012. Che Lin, Entre tradition poétique chinoise et poésie symboliste française, 2011. Heidi Bojsen, Géographies esthétiques de l’imaginaire postcolonial : Chamoiseau, Kourouma, 2011. Michel Gironde, Carlos Fuentes entre hispanité et américanité, 2011. Che Lin, La Rhétorique de la poésie symboliste française et ses rencontres avec la poésie chinoise, 2001. Georges Bê Duc, Zhou Zuoren et l’essai chinois moderne, 2010. Germain-Arsène Kadi, Le champ littéraire africain depuis 1960. Roman, écrivains et société ivoiriens, 2010.
Daniel-Henri Pageaux
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES « NESTE TRABALHO EXTREMO… »
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-025335-5 EAN : 9782140253355
Préface Ma rencontre avec la langue, la littérature et la culture portugaises remonte à l’année universitaire 1959-1960. Je venais d’obtenir une licence d’espagnol et j’avais choisi d’entreprendre un DES/Diplôme d’études supérieures – l’ancêtre de la maîtrise et du master – qui allait me permettre de me présenter à l’agrégation d’espagnol. Or, il y avait, à l’oral de ce concours, une épreuve de langue portugaise obligatoire. Je décidai alors de me lancer dans l’étude et l’apprentissage de cette langue tandis que j’avais toute liberté pour organiser mon temps de travail, entièrement occupé par la rédaction d’un mémoire sur « Voltaire en Espagne ». Je pris donc le chemin, à la Sorbonne, de l’escalier C 2e étage, où se trouvait le petit Institut de langue et littérature portugaises, escalier que je connaissais déjà depuis deux ans puisque c’était aussi celui de l’Institut de littérature comparée que je fréquentais avec une assiduité très irrégulière. À vrai dire, la bibliothèque « de portugais » m’était également familière puisqu’elle hébergeait, en voisine et hôte libérale, des cours de littérature comparée. Quant à l’accueil chaleureux, paternel réservé aux rares apprentis lusitanisants par Léon Bourdon, le directeur de « l’Institut de portugais », je l’ai évoqué dans un livre d’entretiens (Les Nuits carnutes, Jean Maisonneuve, 1999), coordonné par Sobhi Habchi et publié l’année où j’ai eu trois fois vingt ans. Il faut reconnaître que mon thème d’étude hispano-comparatiste a grandement facilité les premiers rapports que j’ai eus avec António Coimbra Martins, lecteur de portugais à l’époque. Dix-huitièmiste passionné et éclairé, fin connaisseur de la culture française, il s’est d’emblée intéressé aux recherches qui me menaient de bibliothèque en bibliothèque, de part et d’autre des Pyrénées : je m’étais piqué au jeu quelque peu pervers des sources et des influences, des traductions et des imitations. Au banquet comparatiste infortuné convive, je m’efforçais de reconstituer les étapes d’une fortune à laquelle j’ai souhaité associer – furtivement – le Portugal. Mais António Coimbra Martins ne nous révélait pas seulement les complexités de la langue portugaise : il avait mis à un programme d’initiation à la littérature le célèbre drame romantique d’Almeida Garrett, Frei Luís de Sousa, ce qui me valut de me familiariser avec le « sébastianisme » et quelques pans de l’histoire portugaise, et de frémir (de sourire aussi) lorsque le mystérieux pèlerin, interrogé sur son identité, s’écrie gravement : « Personne »/Ninguem, tandis que sur l’acte II tombe le rideau. C’est grâce à l’amicale initiative d’António Coimbra Martins que je pus obtenir, à l’été 1960, une bourse d’études de la Alta Cultura qui me fit 7
découvrir pendant cinq semaines la capitale portugaise, sa Faculté des lettres et, plus encore, Sintra et la Costa de Caparica, alors quasiment déserte… quelques cafés également où je fis la connaissance d’un étonnant personnage : une sorte de don Quichotte lusitain, chevalier à la Triste Figure, qui parlait bas et surveillait ses voisins qui pouvaient s’intéresser de trop près à ses thèmes favoris de conversation ou de rêverie : la politique et la poésie. Il me fit cadeau de sa première plaquette de poèmes, Corpo submerso, signée João César Monteiro. Je découvris plus tard qu’il était devenu un des cinéastes les plus en vue de son pays. A la Faculté des lettres et sciences humaines de Rennes où j’arrivai à l’automne 1965, en qualité d’assistant de littérature comparée, je fus accueilli très cordialement par Jean-Michel Massa, responsable de l’enseignement du portugais que j’avais connu, quelques mois auparavant à Poitiers, à l’occasion du congrès de la Société française de littérature comparée. Le thème choisi « Moyen Âge et Littérature comparée » l’avait poussé à présenter une communication sur « la présence de Dante chez Machado de Assis ». Il était agrégé d’italien et venait de soutenir une thèse magistrale sur le grand romancier brésilien. Comme très vite s’est établie entre nous une estime intellectuelle réciproque, J.-M. Massa m’a peu à peu invité et associé à toutes les conférences et tables rondes qu’il organisait, à l’occasion de visiteurs brésiliens de passage et, plus tard, à des jurys de thèse qui ont considérablement élargi mes connaissances du monde luso-brésilien, puis luso-africain. J’ai rendu compte dans la Revue de Littérature comparée des publications à caractère comparatiste d’António Coimbra Martins et je ne manquais pas d’aller le saluer, chaque fois que je passais par Paris. Il avait été nommé sousdirecteur de la Fondation Gulbenkian. C’est en toute confiance qu’il me demanda, un jour, de « voir » si je pouvais obtenir à Rennes une place de lecteur ou de professeur associé pour son « grand ami » Mário Soares. Très spontanément, Jean-Michel Massa accepta de recevoir celui qui, quelques années plus tard, allait devenir le président de la République portugaise. En juin 1977, l’Université de Haute-Bretagne lui conféra le grade de docteur honoris causa. J’ai publié le discours qu’il prononça à cette occasion, non point pour les remerciements qu’il adressait « aux professeurs Pageaux et Massa », mais pour les passages inspirés où il évoquait les rapports entre la Bretagne et le Portugal. Il faut dire que Mário Soares avait « assisté et pris part », en 1971, à un grand colloque interdisciplinaire que J.-M. Massa avait organisé, à l’occasion du cinquantenaire de la création de l’enseignement du portugais à Rennes, dans une atmosphère tout à la fois studieuse et bon enfant. Je veux signaler également la participation du grand universitaire, poète et critique, Vitorino Nemésio. Ses rapports avec Rennes se bornaient à l’étude, dans sa thèse qui fit date sur le « romantique » Alexandre Herculano, de l’épisode rennais du grand 8
écrivain, libéral exilé. Aussi préféra-t-il surprendre et charmer son auditoire par les accents mélancoliques qu’il tirait de sa viola et de sa lointaine patrie, les Açores. J’ai dévoré son grand roman, hymne poétique dédié à l’archipel, Mau tempo no canal, traduit en français sous le titre Le Serpent aveugle, puis Gros temps sur l’archipel. Mais je mis un peu plus d’un quart de siècle à me décider à écrire sur ce chef-d’œuvre. Revenons à l’année 1971. Après avoir publié quelques articles sur les relations luso-françaises dans la revue Colóquio et dans les Arquivos do Centro cultural português, la collection lancée par le directeur de la Fondation à Paris, l’historien Joaquim Veríssimo Serrão, celui-ci m’offrit généreusement de publier mes Images du Portugal dans les lettres françaises (1700-1755) qu’il avait d’ailleurs encouragées. Une dizaine d’années plus tard, dans un tout autre esprit, je donnais dans la collection « Biblioteca breve » de l’Instituto de cultura e lingua portuguesa, une sorte de pendant, sous la forme d’un petit essai, très personnel, à cette première étude : Imagens do Portugal na cultura francesa (1984). Dans le même temps, plusieurs colloques à la Gulbenkian de Paris, organisés par le successeur de Veríssimo Serrão, José Vitorino de Pina Martins, m’avaient fait rencontrer, entre autres, celui qui est devenu le « grand ami », Alvaro Manuel Machado, avec qui j’ai publié dès 1982 un manuel d’initiation à la littérature comparée qui connut deux autres éditions, remaniées et augmentées. Lors d’une tournée au Portugal en 1980 où je visitais diverses Alliances françaises, amicalement organisée par Raymond Cadorel, je retrouvai une des grandes figures de l’Université portugaise, Jacinto do Prado Coelho dont j’avais fait la connaissance au congrès de l’AILC/Association internationale de Littérature comparée qui s’était tenu en 1970 à Bordeaux : il était l’unique représentant de son pays. Il me proposa le thème d’un article sur la fortune de Camoens en France pour un volume que l’Académie des sciences de Lisbonne allait publier à l’occasion du IIe centenaire de sa fondation et du IVe centenaire de la mort de Camoens. Je lui témoignais ma vive gratitude pour cette proposition, mais aussi pour avoir invité à déjeuner David Mourão-Ferreira sur lequel je venais d’écrire un petit texte où j’essayais d’exprimer ma grande admiration pour son recueil de nouvelles Os Amantes. On aura déjà compris, sans doute, qu’il s’agit moins, dans ces lignes de préface, d’égrener des souvenirs que de présenter, en une liste pour moi émouvante, les Portugais qui furent, dès le début de ma carrière, des médiateurs qui m’ont accordé, d’une façon spontanée et continue, leur sympathie, leur amitié et leur confiance. C’est dans cet esprit que je poursuis ce qui ne peut être qu’une suite de noms puisque je veux taire les anecdotes, les moments conviviaux et les heures lumineuses que j’ai pu partager en leur compagnie. Je citerai le troisième directeur de la Gulbenkian de Paris, 9
l’historien de l’art José Augusto França, grâce auquel nous pûmes organiser, Alvaro Manuel Machado et moi, un colloque en 1988, à l’occasion du centenaire de la publication de ce chef-d’œuvre qu’est le roman d’Eça de Queirós Os Maias. Je mentionne également, avec une émotion toute particulière, le nom de Justino Mendes de Almeida, grand spécialiste de Camoens, recteur de l’Universidade Autónoma de Lisbonne/UAL, où il m’invita tant de fois, et qui fut mon « parrain », avec José Vitorino de Pina Martins, lors de mon élection comme membre correspondant de l’Académie des sciences de Lisbonne. Ce sont aussi des collègues avec lesquels j’ai maintenu des liens amicaux et que j’ai retrouvés régulièrement dans des colloques ou des séminaires qu’ils organisaient et auxquels ils me conviaient : à Porto, le regretté António Ferreira de Brito qui a longtemps défendu les études francophones ; Isabel Pires de Lima pour des congrès sur Eça et Antero de Quental et Maria João Reynaud qui m’a associé aux colloques – ou plutôt aux réflexions critiques – qu’elle a organisés ainsi que la dynamique Carla Sofia Gomes Xavier Luis à Covilhã, à l’Universidade de Beira interior, et dans cette même université l’ami et grand « ibériste » Gabriel Magalhães ; à Lisbonne, à l’Universidade Nova, outre Alvaro Manuel Machado, Teresa Rita Lopes, la grande spécialiste de Pessoa et Maria Fernanda de Abreu avec laquelle je pouvais évoquer les lettres hispaniques et les relations péninsulaires ; à Faro, Ana Clara Santos pour plusieurs rencontres comparatistes luso-françaises et francophones ainsi que Pedro Ferré, autre « ibériste » exemplaire ; enfin à Paris, ma collègue de Paris III, Catherine Dumas dont l’amitié m’a valu la participation à des jurys de thèse et des colloques où nous avons partagé les mêmes centres d’intérêt et, à Paris IV, Maria Benedita Basto, pour de multiples invitations à ses séminaires sur les diverses lusophonies, en particulier d’Afrique. Il me faut, à ce stade, franchir l’Atlantique et évoquer les universitaires brésiliens avec lesquels j’ai maintenu des liens privilégiés : la regrettée Tania Franco Carvalhal à Porto Alegre, Cláudio Veiga, grand francophile et comparatiste, qui fut longtemps le dynamique président de l’Académie des lettres de Bahia, Leyla Perrone Moisés à São Paulo et Marcelo Marinho, mon ancien doctorant, devenu professeur à l’Universidade do Alto Uruguai e das Missões, coordinateur d’un volume d’hommage qu’il a souhaité m’offrir, préfacé par Eduardo Coutinho, Musas na encruzilhada (URI, 2011). Et je dois enfin citer, sautant les générations, l’exemple du grand aîné, le prestigieux Antônio Cândido et de jeunes chercheurs qui firent leurs thèses avec moi et qui sont maintenant dans l’université brésilienne, comme Ana Rosa Neves Ramos, vice-doyenne de l’Université de Bahia, spécialiste de Jorge Amado, ou dans l’université portugaise : Anabela Branco de Oliveira à Vila Real/Universidade de Tras-os-Montes qui s’est spécialisée (et imposée) dans les études cinématographiques, Maria Eugénia Pereira (Université de Aveiro) 10
pour sa belle thèse sur le réalisme merveilleux dans la littérature française et Luis Pimenta Gonçalves (Universidade aberta de Lisbonne) qui, dans une très solide thèse, a suivi « les postérités de Madame Bovary au Portugal ». J’espère avoir été, pour eux, de quelque utilité, mais je tiens à dire que j’ai, auprès d’eux, comme auprès d’autres venus d’Amérique latine ou d’Afrique, beaucoup appris. J’ai repris, sans grand changement, et selon des choix très personnels, les principaux articles, communications ou conférences qui ont jalonné quatre décennies d’enseignement et de recherches. Certains textes offrent une orientation comparatiste, en particulier dans la première et la dernière section qui reprennent des notions chères au comparatisme tel que je l’entends : « Dialogues » et « Médiations ». La IIe section offre des « Moments poétiques » consacrés à trois grands noms : Antero de Quental, Pessoa et Miguel Torga. Si le genre romanesque se taille, sans grande surprise, la part du lion et fait passer d’une rive à l’autre de l’Atlantique, j’ai essayé de présenter, au long de ces cinq sections, des thèmes aussi divers que variés. On trouvera souvent ce que j’appelle de simples « éléments de lecture ». Il m’a été difficile de cacher des préférences, qu’il s’agisse du grand Eça de Queirós, de Miguel Torga, poète et mémorialiste de sa propre personne, ou de la romancière Agustina Bessa-Luis sur laquelle mon ami Alvaro Manuel Machado a beaucoup écrit. Et, si l’on quitte l’espace péninsulaire, ce que j’ai proposé sur Jorge Amado, Guimarães Rosa ou sur les romanciers lusoafricains Baltasar Lopes et Luandino Vieira est le résultat de lectures assidues, traversées par quelques silhouettes qui ont été des guides très sûrs : pour Chiquinho de Baltasar Lopes, c’est Jean-Michel Massa qui me fit découvrir cet étonnant roman d’apprentissage et pour Luandino Vieira je veux rappeler les noms d’Alfredo Margarido et de Michel Laban. Je ne souhaite pas, évidemment, redire ici ce que j’ai pu écrire sur les principes de la lecture que j’ai essayé de pratiquer, à partir d’exemples magistraux que furent pour moi Jean Rousset ou Jean Starobinski. Mais, puisque nous évoluons dans l’espace lusitain, je voudrais mentionner d’autres noms qui ont été, pour moi, des exemples prestigieux que j’ai essayé à l’occasion de suivre. J’aimerais citer en premier lieu Vitorino Nemésio pour ses notions stimulantes de « connaissance »/ conhecimento et de « réceptivité »/ receptividade. Je les associe à une certaine disposition intellectuelle, à l’idée d’accueil, de disponibilité que je retrouve dans certaines pages du poète Philippe Jaccottet quand il se situe, par exemple, dans le sillage de Rilke. Il s’agit de promouvoir, de façon spontanée, intime, une certaine « expérience poétique », autre notion que j’emprunte à Jaccottet mais aussi à Bonnefoy, comme critère et caution de l’approche critique que Nemésio entendait mener.
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Celle-ci procède – on ne saurait en être surpris – d’une prise en considération du texte littéraire faite du point de vue du créateur. Viennent ensuite David Mourão-Ferreira, très présent ici, et également Eduardo Lourenço qui nous a quittés récemment et pour lequel j’ai voulu redire ailleurs, dans la Revue de Littérature comparée (4/2020), ma ferveur de lecteur et aussi d’auditeur, lors de colloques ou de trop rares entretiens. Ces trois noms ont beaucoup compté lorsque j’ai souhaité développer une critique « créatrice » ou plutôt, comme j’ai voulu la nommer, « recréante » que j’ai justifiée en ces termes : faire en sorte que le trajet de la lecture rejoigne au plus près du projet d’écriture. Je parle bien sûr non d’une théorie ni même d’une méthode, mais d’une démarche critique idéale que j’inscris à l’horizon de ma recherche ou de ma réflexion. Dois-je l’avouer ? La rédaction de ces quelques pages d’introduction, commencée à l’automne 2021, a été assombrie non seulement par la disparition d’Eduardo Lourenço, mais aussi par celles d’António Coimbra Martins et de José Augusto França. C’est pour moi comme si l’élaboration de ce livre s’accompagnait de pages qui se tournent irrémédiablement, laissant loin derrière moi des années de travail, d’apprentissage auprès de quelques esprits qui ont guidé, de façon sûre, mes premiers pas dans les lettres et la culture lusitaines. Aussi lira-t-on certaines pages comme des hommages discrets à des figures qui n’ont assurément pas besoin de mes mots pour monter et rester dans la lumière des vivants. Mais demeure l’intention – tout à la fois empreinte de respect et d’admiration – de redonner vie à des morts : reddere vitam mortuis… J’ai voulu placer ce livre sous l’autorité de Camoens (Os Lusiadas X, 8) qui évoque « le dernier effort »/neste trabalho extremo qui lui reste à faire dans l’accomplissement de sa tâche de chantre inspiré. Mais il peut alors user de la tradition et de la convention et invoquer, une fois de plus, sa muse : « Aqui, minha Caliope, te invoco ». Or, le critique, l’essayiste n’a pas de muse à ses côtés. Je reprends ici ce que Eduardo Lourenço a adressé à la mémoire de Montaigne, en recevant le prix du même nom : « Peut-être fut-il le premier homme de l’Occident à ne pas avoir de Muse » (Montaigne ou la vie écrite, L’escampette, 2004). L’ultime effort auquel fait allusion le sous-titre du présent volume est celui que le critique – poète de sa propre pensée – s’impose à lui-même, quand il tente de se frayer un chemin, une voie, avec ses propres mots, et entre d’autres mots qu’il commente, pour interroger ce mystère en pleine lumière qu’est la création littéraire.
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I. DIALOGUES
1. Sur les premiers pas de Pessoa en France Passos tardam na relva/ Entre o luar e o luar… Ce sont les vers de Pessoa qu’a mis en exergue David Mourão-Ferreira dans son recueil d’essais consacrés au poète sous le titre Nos passos de Pessoa (Presença, 1988). Sur la grande route de la réception critique de Pessoa, plus particulièrement en France, je me hasarde à mon tour, esquissant quelques pas. Je choisis une décennie, celle des années 30, en partie donc du vivant du poète, jusqu’au début des années 40 quand Armand Guibert entre en scène. Au cours des années que j’ai choisies, les traductions sont rares. C’est d’ailleurs sur la « fortune critique » que je fixe mon attention. J’emprunte la formule à Eduardo Lourenço, au titre de sa synthèse, brève et dense, publiée d’abord dans le volume XXI des Arquivos do Centro cultural português (Fundação Gulbenkian, 1985) et reprise, pour servir de conclusion, dans son Fernando Pessoa roi de notre Bavière (Chandeigne, 1988). La période pourra sembler à d’aucuns aride et ingrate. J’ai souhaité réfléchir, en termes de réception, non sur le phénomène de diffusion, mais sur la phase de pénétration. Elle est lente, difficile. On croit connaître les rares écrits qui jalonnent ce qu’on peut tenir pour une traversée du désert. Mais j’inscris dans la chronologie française de la fortune (ou des infortunes) de Pessoa en France quelques textes peu connus, voire jamais cités. Et aussi des manuscrits : la correspondance entretenue par Pierre Hourcade, l’un des protagonistes de cette période, avec Adolfo Casais Monteiro et João Gaspar Simões. C’est un montage, un petit puzzle que je présente. Même si comparaison n’est pas raison, et pour que l’humour ne perde pas ses droits, j’ai cru me voir, quelquefois, sous les traits de ce démon mis en scène dans l’Heure du diable (encore un texte révélé par Teresa Rita Lopes, tant au Portugal qu’en France, aux éditions Corti, en 1990), peregrino do mistério e do conhecimento. *** La bibliographie de langue française portant sur les périodiques et les essais qui ont accueilli le nom de Pessoa, telle qu’elle a été dressée par Armand Guibert, dans une des multiples annexes de son Fernando Pessoa, visage avec masque (Lausanne, Alfred Eibel, 1978 : 154) commence en 1930. On se gardera bien de la changer, en se lançant dans la course déraisonnée qui saisit l’érudit, toujours poussé à remonter plus haut dans le temps, plus tôt dans l’histoire qu’il reconstruit.
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Les études sur le poète Pessoa, sur le mystère Pessoa, ont fait cependant apparaître quelques documents où l’insolite le dispute à l’inattendu. S’il s’agissait simplement de reconstituer une « présence » de Pessoa en France, pourquoi ne pas mentionner la lettre écrite par le poète aux psychanalystes Hector et Henri Durville, rue Saint-Merri, en date du 10 juin 1919 ? On y fait allusion dans le très riche Fernando Pessoa poète pluriel (Centre Pompidou et la Différence, 1985, avec une préface de Jorge Luis Borges). De même, dans la Correspondance inédite procurée par Manuela Parreira Silva (avec une préface de Teresa Rita Lopes), on peut sauver deux lettres de Pessoa, écrites respectivement le 26 septembre 1918 et le 25 septembre 1924 (Correspondência inédita, Livros Horizonte, 1996 : 149, 160). La première est adressée au Gérant du Grand Hôtel de Nice, 29 rue Victor Massé à Paris, pour lui demander d’autoriser son « ami » Carlos Ferreira (consul du Portugal à… Nice) à « retirer » de la malle laissée par Mário de Sá-Carneiro, des manuscrits, plus spécialement Mundo interior qui l’intéresse tout particulièrement. La seconde est envoyée aux Editions Adyar (4, square Rapp, à Paris) pour l’envoi de catalogue et la commande de l’Histoire des Roses Croix de Fr. Wittemans. Heureusement pour Manuela Parreira Silva, Teresa Rita Lopes et pour Pessoa, lui-même, il y a dans cette Correspondência des documents plus importants et des correspondants plus illustres. Un pionnier : Pierre Hourcade (1930-1937) Repartons de 1930. En juin sort dans la revue Contacts (n°3, pp. 42-44) un bref article de Pierre Hourcade intitulé « Rencontre avec Fernando Pessoa ». Trois ans plus tard, aux Cahiers du Sud (Marseille, janvier 1933, pp. 66-73) il publie une « Brève introduction à Fernando Pessoa » suivie de la traduction de quatre poèmes. Plus tard, on le verra, Hourcade sera sévère à l’égard de ses deux coups d’essai. La carrière de ce passeur entre Portugal et France n’était connue jusqu’à ces dernières années que par l’In memoriam rédigé par Paul Teyssier (Bulletin des Études Portugaises, 1985). Le texte de P. Hourcade a été récemment évoqué par Marie-Hélène Piwnik, à l’occasion de deux journées consacrées aux relations franco-portugaises à la Sorbonne, les 23 et 24 janvier 2004. Les actes ont été édités par Jacqueline Penjon et Pierre Rivas sous le titre Lisbonne. Atelier du Lusitanisme français (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995). J’ai rendu compte des mérites de cette publication (Revue de littérature comparée, 2/2008 dans la chronique « Iberica V »), même si l’on peut émettre, ici ou là, comme toujours, des réserves ou des éclairages différents : par exemple, « l’atelier du lusitanisme », loin d’être uniquement lisboète, s’est transporté aussi à Coimbra et Porto. Pierre Hourcade (1908-1983) a bénéficié, alors qu’il était à l’ENS de la rue d’Ulm, d’une bourse d’études pour aller préparer à Coimbra son Mémoire 16
d’Études Supérieures (équivalent de la maîtrise ou du Master) sur un thème comparatiste, « Guerra Junqueiro et le problème des influences françaises dans son œuvre ». Les deux infatigables pionniers du lusitanisme que furent Léon Bourdon et Georges Le Gentil cherchaient à susciter des vocations. Hourcade devient lecteur dans cette même université pour l’année 1931-1932. Il est reçu à l’Agrégation de lettres classiques en 1932 et devient lecteur à l’Université de Lisbonne. Il part trois ans au Brésil, à São Paulo et il traduit, avec son ami Michel Berveiller, Jubiabá de Jorge Amado. Il revient au printemps 1938 au Portugal, à Porto, comme directeur de l’Institut français. Puis en 1941, il passe à Lisbonne pour diriger l’Institut français, succédant à Robert Warnier. Il est révoqué par le gouvernement de Vichy en octobre 1943. Il retrouve son poste après la guerre : il le conservera jusqu’en 1962, date à laquelle il passe au Mexique, comme attaché culturel, puis à Ankara, comme conseiller culturel. Hourcade a été sinon le premier, du moins l’un des très rares Français à connaître Pessoa de son vivant, en fréquentant les milieux de la revue Presença, fondée à Coimbra en 1927. Deux lettres de João Gaspar Simões à Fernando Pessoa, datées de Coimbra, les 25 janvier et 28 novembre 1933, attestent de façon très simple et directe les contacts que Hourcade a pu avoir avec le poète, en particulier la seconde, dans laquelle Simões suppose que Hourcade a dû déjà expliquer à « Meu caro Fernando Pessoa » les raisons pour lesquelles la revue n’a pu encore éditer des textes de Sá-Carneiro (Correspondência inédita, 1996 : 214-216). C’est Carlos Queirós (19071949), neveu de la « fiancée » de Pessoa, Ophelia, qui lui a fait rencontrer le poète. Mais il s’est lié très vite d’amitié avec Adolfo Casais Monteiro, poète et critique, qui rejoint le « groupe » de Presença, avec João Gaspar Simões, fondateur, avec José Régio, de la revue, a folha Presença. Faut-il rappeler que Fernando Pessoa est très présent dans des livraisons de Presença, à une époque où il est ignoré du grand public ? À juste titre, Eduardo Lourenço, dans l’article cité plus haut (1985 : 104), rappelle que Presença (ou mieux presença) a été « la première et la plus solide assise de la fortune critique de l’auteur de l’Ode maritime. » Hourcade est encore un étudiant – il a vingt-deux ans – lorsqu’il réussit à placer ses deux brèves contributions à des revues françaises. On ne s’étonnera pas de l’absence totale d’échos qu’elles rencontrèrent. Ce ne sont pas seulement les coquilles et les bourdes typographiques que Hourcade regrettera plus tard, comme on le verra, qui sont responsables du silence de la réception. De fait, l’initiative de Hourcade est plus révélatrice de lui-même que du génie qu’il veut révéler. Il lance deux bouteilles à la mer. Il veut faire partager son enthousiasme, comme tout esprit critique original. Qu’il soit permis un parallèle « comparatiste » : on songe à la jeune Germaine Necker (la future Mme de Staël) qui, à dix-huit ans, écrit sur Jean-Jacques Rousseau (très connu, lui !), en justifiant son audace par cette phrase : « J’ai senti le besoin de voir mon admiration exprimée. » Hourcade ne cherche pas à être le « premier », le 17
découvreur. Il cherche à faire partager la joie de la découverte, une émotion qui procède d’une expérience poétique dont il doit être, lui-même, le premier étonné et ravi, au sens fort. Il est le seul Français à figurer, avec une « lettre » écrite en français, dans l’Hommage que Presença organise en juillet 1936 (n°48), à la mémoire du poète disparu sept mois plus tôt. Dans une lettre inédite à Casais Monteiro, datée de Pau, le 12 février 1937, alors qu’il est encore au Brésil, Hourcade signale à son ami que le numéro spécial « vient seulement de (lui) parvenir ». Voici ses réactions : « Je n’y trouve à redire que les habituelles divagations à majuscules de Raul Leal, qui demeure pour moi purement et simplement justiciable de la maison de santé pour cause de mégalomanie, sans la contrepartie d’aucune valeur esthétique. Par contre, la « lettre » de C. Queirós, et l’étude de Guilherme de Castilho sont remarquables. (Je connaissais déjà le pénétrant commentaire de Simões). L’ensemble est émouvant. C. Q (Carlos Queirós) a bien fait de publier ma modeste contribution puisqu’on n’avait pas le temps de me demander plus et mieux. » On croit entendre l’homme ! Hourcade écrit en toute confiance et liberté. Avec son correspondant il fait des « exercices d’admiration », pour reprendre le mot de Cioran. Son opinion sur Raul Leal (1886-1964), ami de Pessoa, personnage très controversé, ne doit pas surprendre. On se souviendra, entre autres incidents, de l’intervention en sa faveur de José Régio dans une lettre à Simões (29 janvier 1929). Visiblement, Leal a agacé son entourage. Mais Régio fait remarquer (J. G. Simões, J. Régio e a Historia do Movimento da « presença », Brasilia ed., 1977 : 235) : Concordo que o artigo de Raul Leal é excessivo : Mas o temperamento de Raul Leal não é excessivo ? Quando é que a Presença foi contra os temperamentos ? Nous retrouverons Hourcade, dans peu de temps, commentateur de João Gaspar Simões. Mais il faut passer à présent de Presença à une revue d’universitaires, sans aucun doute moins originale, la Revue de Littérature comparée. Le numéro spécial sur le Portugal de la RLC (janvier-mars 1938) Sous l’impulsion de Paul Hazard, co-directeur de la RLC avec Fernand Baldensperger, puis de Jean-Marie Carré, la revue s’ouvre lentement au « Midi ». Les premiers directeurs sont plutôt des hommes du « Nord », mais Hazard se tourne très tôt vers l’Italie et le Sud. Et il est intéressant de voir comment la grande partition, issue du Romantisme, laisse sa marque dans la première grande tribune du comparatisme. Paul Hazard publie en 1927 sur le Brésil, sur le Mexique. Un numéro spécial est consacré en 1936 à l’Espagne. En 1938, c’est au tour du Portugal. Si l’on en croit le Bulletin des Études 18
Portugaises (BEP), c’est-à-dire à Robert Warnier (t. 5, 1938 : 109-110), la RLC s’est lancée dans le projet « en répondant à notre suggestion ». Signalons toutefois que Jean-Marie Carré avait publié, dans le même fascicule du BEP de 1938 (pp. 32-35), un article bref et dense, une conférence donnée au Portugal, sur le thème « Lettres françaises et portugaises aujourd’hui ». En guise d’avant-propos, la RLC, dans son premier numéro de 1938, reconnaît sa « dette » envers Robert Warnier, mais aussi envers Georges Le Gentil : « sa science et sa complaisance se sont montrées inépuisables. » Mentionnons-le, puisqu’il est étrangement le grand absent de l’Atelier du lusitanisme. Ajoutons, pour avoir eu l’occasion d’exploiter le Fonds Paul Hazard à la Bibliothèque de la Sorbonne Paris IV, qu’il a été, en la circonstance, prudent et modéré, lorsque Paul Hazard a pensé, un moment, ouvrir le numéro à une signature qui, selon lui, aurait apporté quelque prestige. L’idée illustre simplement à quel point les sirènes, auxquelles Paul Valéry et d’autres ont succombé, auraient pu réussir, dans le cadre du « dialogue » franco-portugais, un nouvel exploit. Ce n’est pas le lieu de détailler le numéro. Disons qu’il offrait sept articles répartis selon un ordre chronologique, depuis la figure d’Isabelle de Portugal, Duchesse de Bourgogne (par le chanoine Camille Looten, un parent de Hazard) jusqu’à Pierre Hourcade (alors au Brésil) pour une contribution sur la Révolution de Septembre et la « Question de Coimbre », en passant par Marcel Bataillon (sur « le cosmopolitisme de Damião de Gois »), Paul Hazard (« Esquisse d’une histoire tragique du Portugal devant l’opinion publique du XVIIIe siècle »), Hernani Cidade pour une monographie sur Raphaël Bluteau, Le Gentil sur Filinto Elysio traducteur de Chateaubriand et Jean-Baptiste Aquarone avec une étude sur Edgar Quinet et le Portugal. Les responsables de ce sommaire cherchaient, à l’évidence, à illustrer, à travers les siècles, les diverses facettes du dialogue franco-portugais et l’ouverture du Portugal à l’espace européen. C’est ainsi que le BEP mentionne le numéro des Nouvelles littéraires du 16 avril où l’article de « notre ancien professeur de Coimbre » Aquarone (encore un oublié de l’Atelier, soit dit en passant…) est salué pour avoir rappelé que Quinet, « fervent lusophile », était aussi un « véritable Européen avant la lettre ». Viennent ensuite, comme c’est l’usage, des « Notes et documents » où l’on retrouve, entre autres, les signatures de Fidelino de Figueiredo, de l’Abbé Coutinho, de Castelo Branco Chaves. Puis avant deux comptes rendus de lecture, dus à la plume de Le Gentil, sur des ouvrages de Hernani Cidade et Vitorino Nemésio, la « Chronique » (rubrique très importante dans la revue pendant de longues années) offre deux textes de portée et de valeur inégales : le IVe centenaire de l’Université de Coimbre (la ville est bien alors un centre d’intérêt majeur) ainsi que d’autres informations culturelles par R. Warnier, et quelques pages, signées par Vitorino Nemésio, sous le titre « La poésie
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moderne portugaise et la France ». C’est, on l’aura deviné, ce très court texte qui a retenu notre attention. Court texte en vérité (pp. 218-222). Osons dire que ce n’est pas du meilleur Nemésio, même si l’on doit saluer l’effort de synthèse. On ne sait trop comment il faut interpréter cette très mince contribution : manque de place après les articles sur les hautes époques ? Arrivée tardive de la contribution ? Ardeur très limitée de l’auteur devant le « papier » qu’on lui a demandé pour que le XXe siècle soit quand même représenté ? Car on rappellera que Eça de Queirós est le sujet le plus récent ou contemporain du sommaire… Il y a, à coup sûr, de la précipitation dans cette contribution, à commencer par les fautes qui n’ont pas été corrigées : erreur dans les pronoms personnels (António Nobre : « Elle s’installe à Paris… ») ; dans le maniement des négations (« Je tiens à n’être plus long et à ne pas faire que les grandes étapes de notre poésie contemporaine. »). On verra mieux plus loin. Nemésio brosse en effet en quelques pages un panorama de la poésie portugaise qui commence avec Antero de Quental et finit avec Mário de Sá-Carneiro et António Nobre. Mais ce survol entend privilégier les influences françaises (comparatisme oblige…). L’entreprise est difficile : il faut, dès le début, rappeler « l’hégélianisme et l’inconscient de Hartmann », « importé » par Antero. En conclusion, si la NRF et les gloires françaises (Gide, Proust, Valéry) ont droit à un coup de chapeau et que « MM. Valery Larbaud, Jean Cassou, Jules Supervielle, Henri Michaux » sont mentionnés, Nemésio ne peut oublier, dans ce qu’il présente aussi comme un bilan, « ce que l’influence française doit partager avec l’Angleterre de Joyce, de Mansfield, de Huxley, de Baring, de Virginia Woolf, d’Aldington, de même qu’avec l’Allemagne de Rilke et de Thomas Mann. » On voit que la prose se mêle assez nettement avec la poésie, comme c’était le cas dans l’introduction, même si Nemésio a soin de déclarer : « l’essentiel, en Portugal et à cette époque, c’est la poésie. » Il évoquera donc en les faisant défiler João de Deus, Guerra Junqueiro, Gomes Leal, Cesário Verde, Eugénio de Castro, António Nobre, l’homme surtout, assez longuement... Parvenu au XXe siècle, il signale « un bond d’un quart de siècle » : « 1914 : c’est la date d’Orpheu et du « futurisme ». Mais il n’est presque pas question de Marinetti. Suit la première mention de Pessoa, mais présenté de bien curieuse manière : « Je ne trouve à la base de l’Ode Mecânica (sic) de Fernando Pessoa et des badinages parisiens de Mário de Sá-Carneiro que l’Apollinaire des Calligrammes. » On voit bien qu’il n’y a pas eu de relecture du texte ! Pessoa ne sort pas gagnant de ce poème qu’on lui invente… L’influence française est à la fois présente et réduite à un modèle qu’on reproduit… mécaniquement. Nemésio insiste sur la présence d’Apollinaire et de Cendrars dans Portugal futurista. Mais il reste sceptique quant à la portée de « l’apport extérieur » : « (il) n’est qu’une piqûre, le lyrisme portugais se gardant bien de trop risquer en dehors 20
de sa veine native. » Mais « l’apport extérieur » est prioritairement, dans l’esprit de Nemésio, la France. Voilà pourquoi il est amené à préciser son commentaire : « Il faudrait, en outre, faire la part de l’influence anglaise chez Pessoa, élevé à Cape Town et lui-même poète de langue anglaise (il publia aussi quelques poèmes français charmants), et voir comment Mário de Sá-Carneiro, suivant à Paris l’exemple de pureté bohème et poétique d’António Nobre, hérita de celui-ci l’essentiel de son adolescence lyrique. » En quelques lignes, Pessoa est très nettement mis à part et son appartenance pleine et entière au domaine portugais remise en question. Le lecteur français qui cherche à apprendre comprendra mal ce que peut représenter ce poète dans le champ littéraire portugais. L’ouverture sur la culture anglaise masque l’essentiel : les hétéronymes. S’il souhaite en savoir davantage, le manuel de Georges Le Gentil (La littérature portugaise, Colin, 1935 : 171) ne lui fournira pas de renseignements substantiels. Dans le dernier chapitre (« Le mouvement nationaliste (1890-1934 »), il est question d’une « renaissance de la poésie personnelle », illustrée par plusieurs noms (Camilo Pessanha, Afonso Duarte, José Régio, Casais Monteiro et Pessoa, sans plus), et de « l’œuvre doctrinale de la revue Presença, où se marque déjà l’influence de Proust, de Gide et des théories de l’abbé Bremond (voir Le mystère de la poésie, 1931, de João Gaspar Simões). » L’essentiel est dit, du point de vue d’un auteur de manuel qui connaît, choisit, met en perspective. Mais pour le public français (au demeurant fort réduit), Pessoa reste, chez Le Gentil comme chez Nemésio, un nom dans une liste où il n’y a pas de raisons claires de le privilégier. Hourcade entre Casais Monteiro et Simões Dans une lettre envoyée de Pau le 8 octobre 1938, Hourcade annonce à Casais Monteiro qu’il vient de traduire, « non sans quelque difficulté parfois », son introduction à Pessoa. Il ajoute : « Elle est re-mar-qua-ble, et, tout bien pesé, j’en adopte intégralement les conclusions ». Je ne peux m’empêcher de penser, au-delà de l’effet plaisant pour marquer avec pudeur son admiration, à l’article « Li-te-ra-tu-ra » de José Régio donné en juin 1935, dans le n° 45 de Presença. Dans sa lettre du 22 octobre écrite Rua do Padrão, à Foz, dans une pension anglaise, « très confortable, mais loin ! », il signale à Casais Monteiro qu’il a remis la traduction de son article à Warnier : « Il vous sera payé comme convenu dès publication. ». Il est en effet destiné au BEP (1938, fascicule 2, t. 5, pp. 1-14, je suis la numérotation de la Bibliothèque de Portugais de Paris III). Il s’intitule : « Introduction à la poésie de Fernando Pessoa ». Casais Monteiro résume admirablement en un paragraphe d’introduction ce que l’on peut appeler le cas Pessoa :
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« Fernando Pessoa est sans doute le plus grand de nos poètes modernes, mais il est aussi celui, de tous nos écrivains portugais d’aujourd’hui et peutêtre de toujours, dont la personnalité est susceptible du plus grand nombre d’interprétations ; elle offre, en fait, une inconnue telle que peu d’œuvres littéraires en ont jamais présenté de semblables. » Pessoa exige une approche particulière pour deux raisons essentielles : d’abord, « l’œuvre est signée de divers noms expressément désignés par Pessoa lui-même comme correspondant à autant de poètes différents cohabitant dans le même homme », des « mois multiples » ; puis l’œuvre qui est « par trop incomplète », des textes « soit dispersés en revues, soit inédits ». Casais Monteiro émet l’hypothèse que seule la connaissance « de tous les inédits » permettrait de comprendre non seulement le phénomène des « personnalités hétéronymes », mais de trancher la question de « la sincérité ou de la mystification ». C’est une question essentielle à ses yeux. Il y a deux pièces fondamentales : deux lettres de Pessoa, l’une adressée à Simões, l’autre à lui-même qui figure dans le n° 49 de Presença ; on aura reconnu la fameuse lettre du 13 janvier 1935. Mais Casais Monteiro sent bien qu’il a pris un mauvais départ : « la clef de sa personnalité n’est pas la clef de son œuvre ». On ne saurait mieux dire. On songe à ce que dira Hourcade, plus tard (rapporté dans Fernando Pessoa poète pluriel, 1985 : 325) : « Sa vie ne nous regarde pas, au double sens du terme : elle ne nous concerne pas et elle n’est pas tournée vers nous. » Casais Monteiro émet alors une hypothèse séduisante : « la naissance des hétéronymes chez Pessoa est une des œuvres poétiques de Pessoa. ». Les hétéronymes sont comparables au « rêve éveillé », expression qu’il emprunte aux Français A. Borel et G. Robin, auteurs des Rêveurs éveillés (NRF). Il compare Pessoa à « un romancier en poètes » : « […] de même que le romancier ne peut faire vivre les personnages de son œuvre que lorsqu’il participe en quelque façon à leur existence, de même les œuvres hétéronymes de Fernando Pessoa sont des monologues des personnages d’un roman. » On peut ainsi séparer ce qui est de l’ordre de la simulation (il n’abandonne jamais cette idée) et ce qui est « une part de création avant tout cérébrale ». Casais Monteiro accorde en effet une importance capitale au vers de Pessoa dans « Autopsychographie », traduit ainsi : « Le poète est un simulateur ». Or, un romancier est simulateur ou « mystificateur ». Pessoa est donc de « la famille des romanciers » ; « c’est en romancier qu’il a orienté son travail créateur. » Casais Monteiro envisage ensuite deux autres aspects originaux de Pessoa : il est « antiromantique » et « la culture anglaise, et spécialement l’éducation anglaise », ont marqué sa personnalité et son œuvre. Il cite Simões : « Pessoa pensait en anglais. » Puis il revient aux hétéronymes, cette fois-ci pour s’approcher de l’œuvre par le biais de l’imagination : « […] il y a en Pessoa un 22
double mouvement de l’imagination, celui qui crée ces figures imaginaires, et celui qui donne à leur tour à celles-ci le pouvoir d’imagination. » Mais c’est encore le secret de l’homme qu’il essaye de cerner (ce en quoi il est bien dans la perspective critique de Presença et de son chef de file, José Régio) en citant une lettre inédite de Pessoa dans laquelle celui-ci déclare qu’il est essentiellement un « dramaturge ». La précision ne paraît pas détourner Casais Monteiro de son interrogation essentielle : « Fernando Pessoa a beau voyager de personnalité en personnalité ; peut-on douter qu’il ne soit lui-même chacune d’elles ? » Et plus précisément : « pouvons-nous croire à une totale dépersonnalisation ? » Derrière ces questions, on croit voir se dessiner les développements de Régio sur la sincérité en art. Régio inscrit très tôt dans sa pensée critique l’opposition entre les « créateurs authentiques »/ criadores autênticos et les… simulateurs/ simuladores (« Literatura viva », Presença, n° 1, 10 mars 1927). Casais Monteiro dépasse assurément les dichotomies qui traversent la critique de Régio. Toujours obsédé par ces poètes qui habitent un seul poète, il en vient à formuler une dernière hypothèse, habilement exprimée, et qui préserve l’unité (ontologique ? esthétique ?) du poète : « il serait plus exact de dire que ces poètes « se sont inventés » en Pessoa plutôt que de prétendre qu’il les a inventés. » Demeure un « mystère » : « c’est le mystère majeur de la naissance même de la poésie ». Il ne parlera pas de ce mystère… Avec honnêteté il reconnaît : « C’était pourtant mon intention première. » Voilà pourquoi il ne s’agit que d’une « introduction ». C’est en français, issu d’un texte original en portugais, la première approche originale et cohérente du « cas » Pessoa. Nous allons voir le cas inverse : un texte en portugais, publié dans une revue française. Un an après le numéro spécial sur le Portugal, on est surpris de trouver, dans le premier numéro de la RLC de 1939, dans la rubrique « Notes et documents », un texte relativement long de João Gaspar Simões, publié, fait rarissime, en portugais, « Fernando Pessoa e Paul Valéry ou as afinidades ignoradas » (1939 : 158-171). On a l’impression qu’il aurait pu (ou dû ?) figurer un an plus tôt. Y avait-il manque de place ? Retard de la part de l’intéressé à rendre sa copie ? Impossible, il est daté de 1937 : une précision, notons-le, qui n’est pas fréquente. On regrette qu’il n’y ait pas eu quelques lignes sous forme de « Note de la rédaction », NdR) pour présenter l’auteur de la contribution et, du même coup, la revue Presença, si proche en esprit de la NRF… Simões se livre à un parfait exercice comparatiste : il joue le jeu, à commencer par le titre où s’inscrit un mot magique pour le comparatiste, « affinités », qui permet d’imaginer la caution, même lointaine, du grand Goethe. Il prend soin de donner, en un premier temps, en deux pages, un aperçu suggestif et détaillé de la personnalité et de l’œuvre de Pessoa. Il signale même au public français une traduction de Hourcade en donnant la
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référence (Cahiers du Sud, janvier 1933), mais en précisant que les poèmes ont été accueillis « com manifesta indiferença ». Après cette introduction, Simões en vient à son propos : examiner entre deux poètes, Pessoa et Valéry, une certaine « parenté »/ um certo parentesco. Après avoir rappelé son « mot » (déjà vu) selon lequel Pessoa pense en anglais, il annonce l’essentiel de ce qui va être sa démonstration : Edgar Poe est « le point de rencontre des deux poétiques »/ o ponto de encontro das duas poéticas. Pessoa a été un excellent traducteur de Poe (il donne un échantillon du Corbeau/ O Corvo) : on peut parler de « recréations verbales »/ recriações verbais. Quant à Valéry, sa poésie descend « en ligne droite » des Symbolistes (Verlaine et surtout Mallarmé). Or, la poétique des Symbolistes naît de Baudelaire qui connaissait bien Poe. « Donc (Logo…) l’héritage d’Edgar Poe arrive, de poète en poète, jusqu’aux mains de Paul Valéry. » On appréciera l’identification d’une influence démontrée par syllogisme. Il va nuancer : « Poe n’a pas exercé une influence directe sur Valéry. » C’est Baudelaire qui a eu sur Valéry une « influence décisive »/ influência decisiva. De fait, l’analyse de Valéry critique et poète est bien menée, bien documentée. Variété II est largement exploité. Il compare le travail de Valéry au « work in progress » de Joyce. Pour Pessoa, Simões souligne « sa capacité de dépersonnalisation »/ esta capacidade de despersonalização. Mais cette capacité est un élément à ajouter au « portrait d’un poète héritier de Poe » : um traço a juntar ao seu retrato de poeta herdeiro de Poe. Il exploite assez largement la fameuse lettre à Casais Monteiro (dont nous venons de parler) et l’article, oubliant Poe, se change en un parallèle (nous parlions d’exercice) entre deux « personnalités », avec alternance de différences et de ressemblances. Celles-ci dominent, en dépit des apparences. Pessoa était « une intelligence métaphysique ». « Valéry aussi »… Le parallèle évolue encore, en portant cette fois sur Monsieur Teste et Alberto Caeiro : il y entre eux des « points de contacts »/ pontos de contacto. Mentionnons, en passant, que Georg Rudolf Lind proposera un autre « parallèle » entre Monsieur Teste et le Bernardo Soares du Livro do Desassossego : « Cet intellectuel superconscient, est tout à fait proche de Soares quant à sa façon de se concentrer absolument sur sa propre pensée ; il est toutefois marié et amateur de bonne cuisine. » (« Le livre de l’inquiétude. Un journal sans intimité » dans Fernando Pessoa poète pluriel). Il est significatif de noter qu’en un dernier glissement, le propos de Simões conclut sur la personnalité de Pessoa et sur l’impossibilité qu’il y a à admettre qu’il fût pleinement un « simulateur ». Simões retrouve, comme Régio, comme Casais Monteiro, la grande intuition du génie un et original : Alberto Caeiro, une des « incarnations »/ uma das encarnações de Pessoa, n’est pas simulateur quand il écrit d’un trait une trentaine de poèmes : trinta e tantos poemas de um jacto. Alberto Caeiro est au mieux « une simple construction imaginaire »/ mera construção imaginaria. Il n’y a simulation que lorsque le 24
poète se dédouble. Autrement dit : chaque dédoublement aboutit à un poète plein et entier. Le dédoublement est seulement le moment où le poète, comme Valéry, « conçoit la poésie comme une mathématique des sens. » Simões aura en Pierre Hourcade un lecteur attentif. Dans une chronique du BEP (1939 : 48-62), il rend compte d’abord du dernier livre de Simões, Novos temas, sorti en 1938, et il dégage, en quelques lignes très denses, l’originalité d’une démarche critique qui place l’humain au cœur de la littérature et qui fait de l’art « le ferment d’une inquiétude spirituelle destinée à révéler l’homme à lui-même, indépendamment de toute fin édifiante ou utilitaire. » Il tient à compléter son propos en signalant l’article que nous venons de commenter qu’il présente comme « l’essai primitivement destiné à la Revue de Littérature comparée ». On peut entendre : destiné au numéro de la RLC consacré au Portugal… Le ton a changé : « Il est d’une belle tenue, et j’en adopterais volontiers toutes les conclusions, si l’auteur ne reprenait à son compte – soutenu je le reconnais par l’autorité de multiples citations de Valéry – l’idée courante sur l’influence décisive exercée par Poe sur la poésie de Baudelaire. Or, à cet égard aucun doute je crois n’est plus aujourd’hui possible : la plupart des poèmes des Fleurs du Mal ont été composés […] bien avant l’époque où Baudelaire a eu la révélation de Poe. […] C’est Baudelaire théoricien qui est le tributaire de Poe, et non pas Baudelaire poète, le premier n’étant que l’épigone de l’autre. » On comprend mal, après de tels propos, comment Marie-Hélène Piwnik a pu écrire : « En revanche, il (Hourcade) a beaucoup aimé le rapprochement établi par Simões entre Valéry et Pessoa (Lisbonne. Atelier du lusitanisme français, 2005 : 59). Bien plus : Hourcade, pour mieux asseoir sa critique, renvoie en note à la « confirmation décisive » de Régis Michaud… « dans un récent article de la Revue de Littérature comparée (octobre-décembre 1938) » ! A quelques mois, l’article de Simões, publié dans le premier numéro de 1938, aurait bénéficié d’un doute encore possible. Il vient décidément, à tous égards, après la bataille… Les deux bilans de Pierre Hourcade (1956-1957) Poe n’a pas été une pomme de discorde entre Hourcade et Simões. Les lettres que le premier a adressées au second témoignent d’une estime mutuelle, même si l’on ne peut parler de complicité, comme ce fut le cas avec Casais Monteiro qui se fixa définitivement au Brésil à partir de 1954. En guise de conclusion, j’exploite deux lettres que Hourcade a envoyées, à un an d’intervalle, à l’un et à l’autre. Elles dressent toutes deux un bilan sur la fortune de Pessoa en France. À ce titre, elles se répondent et se complètent. En réponse à une lettre dans laquelle Casais Monteiro, qui vient de passer de São Paulo à Rio, demandait sans doute à Hourcade les derniers travaux d’Armand Guibert sur Pessoa (on pense à ses premières grandes traductions 25
qui sortent en librairie, en 1955, l’Ode Maritime, chez Seghers, et Bureau de tabac et autres poèmes, aux éditions Caractères, préludes au portrait et à l’anthologie qui paraîtra chez Seghers en 1960, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui »), Hourcade lui répond le 18 avril 1956 : « Pour les traductions de Guibert, je ne dispose pas d’autres exemplaires que ceux qu’il m’a dédicacés. J’hésite un peu à m’en séparer. Je vais demander à Guibert lui-même de tâcher de vous en procurer et de vous en envoyer d’autres le plus tôt possible. Guibert prépare en ce moment d’autres études sur Pessoa dont une doit paraître prochainement dans le Revue Preuves. » Il s’agit de l’article intitulé « Fernando Pessoa ou le poète multiplié » qui sortit en effet dans le n° 75 de la revue Preuves, daté de mai 1957. Il prolonge d’autres articles dont les titres constituent comme des variations autour d’un même thème : « l’homme quadruple » (Exils, Paris, 1952), « le poète masqué » (Le journal des poètes, Bruxelles, mars 1956), auxquels s’ajoutent les traductions données dans Planètes (Paris, 1955, n°2) et la Note sur Fernando Pessoa suivie d’un fragment de l’Ode maritime (Arts, Paris, 13 juillet 1955). Hourcade poursuit : « D’autre part, il a eu récemment (sic) à la Radiodiffusion Française une interview dialoguée avec Robert Mallet sur l’œuvre et la personnalité du poète, émission qui a été retransmise dans de très bonnes conditions et qui paraît avoir produit assez d’effet. Nous avons ici en ce moment Max-Pol Fouchet, qui lui aussi a beaucoup apprécié les traductions de Guibert et paraît décidé à grossir la phalange des admirateurs tardifs du poète. Notre campagne de 15 ans commence à porter ses fruits. Il n’y a que l’opinion portugaise, et en premier lieu la famille de Pessoa qui demeure souverainement indifférente et qui n’accuse même pas réception des ouvrages qu’on lui envoie. » On appréciera l’adjectif « tardif » de la part de quelqu’un qui fut en effet l’un des premiers, sinon le premier parmi les Français. Hourcade donne deux exemples qui montrent que le monde des media s’intéresse à Pessoa : radio et télévision, puisque Max-Pol Fouchet occupe une tribune spécialement consacrée aux lettres étrangères dans la fameuse émission « Lectures pour tous » en compagnie de Pierre Desgraupes, admirateur et spécialiste de Rilke, entre autres, de Pierre Dumayet et de Nicole Védrès qui observe ce qui se passe depuis son appartement de la Place Furstenberg. Les quinze ans auxquels se réfère Hourcade dessinent une période qui commence précisément au moment où nous avons arrêté notre enquête. Dans cette « campagne », plus suggérée qu’évoquée, il conviendrait bien sûr de mettre au premier rang l’action de Guibert. Il est « l’inventeur de Pessoa », pour employer un mot heureux de Judith Balso dans la plus suggestive des trois interventions qui lui sont consacrées dans l’Atelier du lusitanisme (2005 : 65). Après 1940, en ce qui concerne Hourcade, on citera les publications suivantes : 1) l’article qu’il donne au BEP en 1951 (« À propos de Fernando 26
Pessoa ») salué par Eduardo Lourenço comme « le premier texte important d’un étranger sur Fernando Pessoa » (1985 : 106). Il s’agit essentiellement de rendre compte de la somme biographique sur Pessoa par Simões et de l’étude de Jacinto do Prado Coelho, Diversité et unité chez Fernando Pessoa, sortis en 1949 et en 1950. 2) la traduction signée par Casais Monteiro et Hourcade de Bureau de tabac aux Éditions Inquérito de Lisbonne, en 1952. 3) Une chronique de Hourcade dans le BEP (1957) à propos de la sortie du tome VI des Œuvres complètes de Pessoa aux éditions Atica. La période de diffusion n’a pas encore commencé : il faut attendre le tournant de l’année 1960 avec l’ouvrage de Guibert dans la collection « Poètes d’aujourd’hui, signalée plus haut. Le mot « campagne » montre que pour Hourcade les temps héroïques continuent. Il aurait pu remonter à ses premiers essais ou coups de maître. Ce qu’il ne fait pas en 1956 avec Casais Monteiro, il le fera l’année suivante dans une lettre à João Gaspar Simões. Celui-ci vient de lui faire parvenir son édition de la correspondance de Pessoa, une partie, sous le titre Cartas de Fernando Pessoa. Hourcade l’a « feuilletée avec une émotion que je ne chercherai pas à dissimuler, car cette publication prend un peu pour moi l’allure d’un message d’outre-tombe. » Il poursuit (et je me permets de citer in extenso le passage, ou plutôt l’émouvant témoignage) : « Je suis boulversé (sic) de découvrir quel prix Fernando Pessoa paraissait attacher aux relations que j’avais dû à l’amitié de Presença de pouvoir nouer avec lui. Fallait-il que le pauvre cher grand homme souffrît de sa solitude pour qu’il fût aussi avide des témoignages d’une admiration naïve que lui prodiguait, avec autant de maladresse que de sincérité, un jeune inconnu ! Je rougis rétrospectivement de honte, quand je pense que les seules traductions françaises qu’il ait connues sont celles que les Cahiers du Sud ont si mal publiées, mélangeant les textes, coupant arbitrairement, laissant subsister une infinité de coquilles. Il était dit qu’aucune joie, même modeste, ne lui serait accordée toute pure de son vivant, du moins sous cette forme d’une reconnaissance valable et légitime de son génie par l’étranger. » Au-delà de l’émotion, du regret, Hourcade laisse transparaître l’idée d’une mission que « l’étranger » se doit d’accomplir face au génie poétique. Il trace ici simplement la haute idée qu’il se fait du travail de médiateur qui a été en effet le sien : pas seulement le passage de l’inconnu au connu, par la traduction et le discours critique, mais l’acte de révélation qui seul peut donner à l’œuvre, au poète, le sentiment de reconnaissance (au sens fort, hégélien du terme), autant dire le sentiment d’exister réellement, autrement que dans le quotidien. Mais Hourcade va plus loin dans ce qui est aussi un pèlerinage dans ses années de jeunesse : « Et je ne m’indigne que davantage contre l’imbécillité de ceux qui n’ont pas su profiter du passage de Valéry-Larbaud (sic), si peu d’années avant mon premier séjour, pour lui faire découvrir un poète auquel je suis certain qu’il se 27
serait aussitôt voué d’enthousiasme, lui procurant ainsi, de son vivant, l’audience internationale à laquelle il commence à peine à accéder 20 ans après sa mort, et dans des conditions incomparablement plus brillantes. » C’était donc à Larbaud d’être le vrai, le seul passeur digne du génie de Pessoa. Il fallait un dialogue interculturel (dirait-on maintenant) qui pût maintenir un équilibre entre l’œuvre et le médiateur. Cette idée d’un nécessaire équilibre, d’une complémentarité entre œuvre et médiation critique est peut-être une nouvelle dimension à verser au dossier de la « réception », un des champs de recherche du comparatisme. Hourcade rêve de refaire l’histoire d’une réception digne du poète Pessoa. À la modestie, il joint une lucidité qui, même inutile, l’honore. *** Le pari de Hourcade (Larbaud aurait sans doute manifesté de « l’enthousiasme » en découvrant Pessoa) est relancé à sa manière par David Mourão-Ferreira dans une contribution présentée au colloque organisé à Paris par la Fondation Gulbenkian en 1982, publié l’année suivante (Les rapports culturels et littéraires entre le Portugal et la France) et qu’il reprend dans le petit volume qui nous a servi d’introduction, Nos passos de Pessoa. Dans son intervention intitulée « Antero, Larbaud, Pessoa : a ode como forma de modernidade », David saisit l’occasion de dire une fois de plus son admiration pour Larbaud. Dans le cadre large, ambitieux et juste d’une poétique historique qui s’attacherait au devenir des formes, en l’occurrence ici l’ode, David revient sur la découverte par Larbaud des lettres portugaises lors de son voyage de janvier à mars 1926, mais pour aussitôt remonter plus haut. Larbaud a créé un « hétéronyme » qui a marqué son époque : le dandy cosmopolite A. O. Barnabooth dont il a édité les poésies en 1908. Le recours à l’ode retient l’attention de David. Il esquisse une confrontation entre deux odes, l’une attribuée à Barnabooth et l’autre signée d’un hétéronyme de Pessoa, Alvaro de Campos. Non seulement une même thématique les réunit, mais aussi un même procédé, l’énumération. Comme il serait « très difficile » de savoir si Alvaro de Campos a connu les poèmes de Barnabooth, David préfère avancer l’argument comparatiste du tertium quid, de « l’ancêtre commun », connu, à savoir Walt Whitman. Aussi veut-il aller plus loin dans ce qui n’est pas un simple problème de « sources ». Il propose un autre « ancêtre commun » : Antero de Quental. Pour Pessoa, il s’agit d’une « influence » qu’il situe entre 1905 et 1908, à partir de la correspondance de Pessoa avec Armando CôrtesRodrigues, édition préfacée par Joel Serrão (éd. Confluência, 1945). Pour Larbaud, David utilise la très récente édition de sa Correspondance (Gallimard, 1979) dans laquelle il découvre l’idée qu’a eue Larbaud d’apprendre le portugais, dès juin 1902, à l’aide d’un ouvrage, les Odes modernas d’Antero de Quental. Si l’édition qu’il reçoit le déçoit (« une vilaine 28
édition imprimée à Porto »), sa lecture déclenche aussitôt l’enthousiasme : « sublime », « Anthero do Quental (sic) est un grand poète », affirmation suivie d’une kyrielle de points d’exclamation. Or, Antero a participé à l’aventure de l’écrivain pluriel Fradrique Mendes. Après réexamen des poèmes de Barnabooth qui avoue écrire « toujours avec un masque sur le visage » et de poèmes de Pessoa-Campos, en particulier Opiário de mars 1914 que David juge « rempli d’annotations auxquelles Barnabooth aurait pu souscrire », la question est posée : l’ode ici envisagée est une forme de la modernité, mais n’est-elle pas inséparable de « masques hétéronymes » ? A sa manière, David a prolongé aussi loin que possible l’intuition de Hourcade qu’il ne connaissait pas. Bien sûr, celle-ci relève d’un petit jeu qui n’a rien d’original : que se serait-il passé si… ? On ne refait pas l’histoire (autre banalité), mais il est une conclusion qui s’impose : Pessoa est bien, comme le rappelait Teresa Rita Lopes dans le titre d’un de ses ouvrages qui ont tant fait pour le « révéler » (Estampa, 1990) : un poète qui est encore por conhecer…
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2. Un Portugais francophile : Luis Forjaz Trigueiros Dans la grande étude qui reste à écrire sur les relations luso-françaises au XXe siècle, il me semble que quelques pages devront être consacrées à Luis Forjaz Trigueiros (1915-2000). Sans doute l’œuvre qu’il laisse est loin d’avoir l’ampleur d’autres intermédiaires. Mais Capital do espírito/ Capitale de l’esprit, sorti au début de l’année 1939, mérite d’être sauvé de l’oubli, ou de l’indifférence, pour tout ce qu’il apportait alors, et pour l’accueil qu’il a connu, à un moment particulièrement dramatique pour la France. Aussi, pour l’essai qui est dédié à cet ouvrage, je n’apporte que des matériaux, quelques repères pour éviter qu’une pensée, assurément originale, ne soit, avec le recul du temps, trop commodément simplifiée ; et, à l’intention de l’homme, quelques lignes de témoignage plus personnel que je crois devoir à sa mémoire. *** Si Luis Forjaz Trigueiros a été très tôt reconnu comme nouvelliste, en recevant à vingt-et-un ans le prix Fialho de Almeida pour un recueil de « contes »/ contos, comme l’on dit dans les langues ibériques, Caminho sem luz/ Chemin sans lumière, s’il a continué dans cette voie avec Ainda ha estrelas no ceu/ Il y a encore des étoiles au ciel (1942) et bien plus tard avec O carro de feno/ La charrette de foin (1974), c’est dans le journalisme qu’il a fait ses classes et des débuts remarqués. Inutile de chercher des traductions en français : tout au plus une nouvelle, « Ces mains », a été publiée dans le Figaro littéraire (23-IV-1960). De 1946 à 1953, il a été directeur du Diário popular et pendant vingt ans il collabora au Diário de Notícias (1954-1974). Qu’il s’agisse de fiction ou d’essai, le texte court a été le domaine de prédilection de celui qui reste avant tout un chroniqueur, en se souvenant de la terrible étymologie du mot qui inscrit le Dieu Chronos au cœur même de l’écriture, devenue une « activité contingente », comme l’a rappelé son ami David Mourão-Ferreira, dans la préface à Discurso directo/ Discours direct (Guimarães, 1969). Esprit vif, volontiers primesautier, causeur spirituel qui, au soir de sa vie, savait admirablement utiliser son don de parole pour éviter de parler de choses graves ou de secrètes blessures, Luis Forjaz Trigueiros a fait sa véritable entrée dans le monde littéraire avec un hommage à la France, à Paris, « capitale de l’esprit ». De fait, il s’agit d’une suite de dix-sept entretiens avec de grands noms des lettres françaises, des académiciens, Georges Duhamel, Paul Valéry (qui inaugure sa chaire de poétique au Collège de France), 31
Jacques de Lacretelle, avec d’autres qu’il souhaite évoquer Jules Romains, Henri Massis, Philippe Soupault (on appréciera, d’entrée de jeu, le voisinage du maurassien et du surréaliste), Claude Silve, prix Fémina 1935, Luc Durtain, Francis Carco (qui vient d’être élu à l’Académie Goncourt), avec des intellectuels et des professeurs (Henri Bonnet, Albert Mousset, Henri Membré, du PEN Club, Georges Pagès, historien, et Georges Le Gentil, spécialiste de culture portugaise, tous deux à la Sorbonne, Gabriel Marcel, à la fois dramaturge et philosophe), Léon Pierre-Quint, biographe de Gide et de Proust, le journaliste Frédéric Lefèvre qui assure, après la mort de Maurice Martin du Gard, la direction des Nouvelles littéraires et qui s’est taillé une solide réputation avec sa formule « Une heure avec », celle qui sert quelque peu de modèle au jeune Portugais. Il a connu d’autres figures célèbres en 1935 quand le très habile et très entreprenant António Ferro, directeur de la SPN (Secrétariat à la Propagande nationale) depuis 1933, a su faire venir un groupe d’écrivains espagnols et français, une véritable « ambassade intellectuelle » comme on a pu appeler cette délégation, qui a fait beaucoup de tourisme culturel : Unamuno, Ramiro de Maeztu, Wenceslao Fernández Flores, la poétesse chilienne Gabriela Mistral, côté hispanique, et, côté français, Georges Duhamel, François Mauriac, Jacques Maritain, Wladimir d’Ormesson, et le Belge Maurice Maeterlinck. Il a écouté avec avidité Mauriac lors d’une promenade dans la forêt de Bussaco, et il a servi de guide à Maritain à Porto. António Ferro qui avait commencé par quelques écrits très favorables au nouveau régime italien, est secondé, dans son travail de « propagande » qu’il prend très au sérieux, par sa femme Fernanda de Castro. Tandis qu’elle traduit Salazar, le Portugal et son chef, il obtient de Paul Valéry une préface. Le volume est édité chez Grasset en 1934 et la « Note en guise de préambule sur l’idée de dictature » sera reprise dans Regards sur le monde actuel en 1945. Elle traduit aussi Une révolution dans la paix, édité chez Flammarion en 1937, préfacé par Maurice Maeterlinck. Ce n’est que le début d’une suite fournie de publications qui a pu justifier le mot de « salazarographie » employé par l’historien João Medina dans son Salazar em França (Lisbonne, Bertrand, 1977 : 36). On citera, entre autres, dès 1934, les Lettres portugaises de Maurice Martin du Gard (Flammarion), Les dictateurs (Denoël, 1936) de Jacques Bainville ; la traduction par Pierre Klossowski de l’essai de Friedrich Sieburg, Le Nouveau Portugal. Portrait d’un vieux pays (Les éditions de France, 1938) ; Chefs (Plon, 1939) de Henri Massis, en visite au Portugal en 1938, mais aussi de Salazar face à face (La Palatine, 1961), l’année qui suit son élection à l’Académie française ; le Portugal et la crise européenne (Flammarion, 1946) traduit par Pierre Hourcade, éminent lusitaniste, introducteur, on vient de le voir, de Pessoa en France ; ou l’article à « La jeunesse portugaise- Mocidade portuguesa » du jeune Hubert Beuve-Méry,
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futur directeur du Monde, publié en 1941 dans le Bulletin des études portugaises. A l’occasion de l’Exposition de 1937 à Paris, c’est à António Ferro d’être invité aux Journées de la pensée consacrées à un double thème : ce que l’étranger doit à la France et ce que la France doit à l’étranger. On a des échos de cette manifestation dans une chronique de la Revue de Littérature comparée (1938 : 361). Luis Forjaz Trigueiros, dans la longue préface à Capital do espírito évoque l’intervention d’António Ferro dans laquelle la « grandeur » de la France se confond avec « le rayonnement de sa culture ». Au-delà du personnage qui a en mains les destinées du Portugal, un mouvement d’intérêt se dessine en faveur du pays et de sa culture. Jean-Marie Carré, dans une conférence donnée à Coimbra en 1938, se félicite de ce nouvel état d’esprit qui inverse une tendance séculaire, ce qu’il appelle « une circulation à sens unique » : « Depuis quelque temps, ce sont nos écrivains qui prennent, à leur tour, le chemin de Lisbonne. » (Bulletin des études portugaises, 1938, 2 : 35). Au voyage de 1935 auquel il fait ainsi allusion, en signalant que Duhamel et Mauriac ont été « doublement enchantés » de découvrir le pays et de « se mieux connaître », il se plaît à ajouter d’autres initiatives : la création d’une chaire Camoens au Centre méditerranéen de Nice, l’enseignement du portugais étendu à six universités françaises et… le numéro spécial de la Revue de Littérature comparée (1/1938) consacré à la culture portugaise, à l’initiative de Paul Hazard. Tel est donc le contexte dans lequel Luis Forjaz Trigueiros entreprend en 1937 son voyage à Paris. Il y trouve une femme cultivée, Virginia de Castro Almeida, qui lui servira parfois d’intermédiaire. Auteur d’une Vie de Camoens, traductrice, elle est très active et fait partie de la Commission de l’Institut de coopération internationale de la Société des Nations dont le directeur, Henri Bonnet, sera interviewé par Luis Forjaz Trigueiros. Il fait paraître certaines interviews dans des journaux portugais et brésiliens. En mai 1938, il met la dernière main à la préface, un texte long et dense qu’il fait circuler et qu’il soumet à la rédaction du Bulletin des Études Portugaises, revue dont il est collaborateur depuis peu, pour des comptes rendus d’ouvrages français (La Varende, Maurois, Carco, Luc Durtain, Genevoix, Plongées de Mauriac, Lautréamont dans l’édition d’Edmond Jaloux, chez Corti). Le directeur de la revue qui est aussi directeur de l’Institut français, Raymond Warnier, décide aussitôt de publier une version française d’un texte qui va bien au-delà d’un simple hommage rendu à la France, hommage d’ailleurs « que sans fausse modestie nous sommes tentés de croire un peu mérité. » (BEP, 1938 : 70). Le texte paraît avec un titre « Examen de conscience » qui montre que le regard admiratif porté sur la France est aussi un regard introspectif. Dit autrement, en termes comparatistes puisqu’il s’agit aussi d’une question de représentation ou d’imagologie : le discours sur l’étranger est toujours, plus ou moins, un discours sur soi-même. Cet « examen de 33
conscience », doublement intéressant pour nous, fera l’objet d’une seconde édition en 1939 sous forme d’un tiré à part. Dans l’édition portugaise de Capital do espírito, la préface, appelée simplement « Introduction », datée du « printemps 1938 », est suivie d’un post-scriptum qui fait allusion aux « événements de septembre » : entendons les accords de Munich en date du 30 (1939 : 30). Or, sur cet événement important et dramatique, Luis Forjaz Trigueiros entend prendre position, une position totalement aux côtés de la France qui vient de donner « le spectacle consolant de l’unanimité patriotique ». Ceci constitue à ses yeux la meilleure réponse qui peut être donnée « à ceux qui il y a quelques mois échangeaient les droits éternels de l’Esprit pour le fétichisme facile d’une force de paganisation ». La formule, bien frappée, révèle que, sous le mot « Esprit », même avec majuscule, le jeune lettré sait identifier des valeurs morales et des choix politiques propres à la démocratie qu’incarne et que défend la France, et que sa francophilie a clairement défini et jugé les forces qui s’opposent à cet « Esprit ». De plus, en prédisant que la France « retrouve aujourd’hui, sur ces chemins de l’Esprit, la voie supérieure des grandes victoires définitives », il déclare à son public, à ceux qui hésitent ou s’enferment dans une neutralité attentiste, qu’il a déjà choisi son camp. *** Il y a deux sortes d’interviews : ceux qui commentent plus ou moins l’actualité, qui abordent des questions de société, de morale et ceux, moins nombreux, consacrés à la littérature. Georges Duhamel choisit de disserter sur la crise de la culture, « la décadence de l’esprit », les dangers de l’américanisation. Il défend le livre, l’imprimé et stigmatise l’image et surtout « les images en mouvement ». Son jeune interlocuteur est tenté de soutenir la thèse inverse. On retrouve les mêmes thèmes, sous un éclairage opposé, avec Luc Durtain. L’homme préfère l’action, les voyages, l’URSS qui lui inspire des jugements sévères, les États-Unis qui suscitent son admiration, mais aussi le Brésil. Sa vie illustre une phrase célèbre de Keyserling : « Le plus court chemin qui mène au moi passe autour du monde. » Henri Bonnet, déjà présenté, expose ses idées sur la coopération internationale et conforte les vues de son intervieweur : la France a un rôle déterminant à jouer. Et Bonnet est présenté non comme un « bureaucrate », mais comme l’artisan de cette « société des esprits dont parlait Valéry. » On saura peu de choses sur « l’unanimisme » de Jules Romains puisqu’on passe très vite de l’écrivain au Président du PEN Club (qui a succédé au célèbre H. G. Wells) et surtout à l’actuel secrétaire, Henri Membré, qui vient de publier un témoignage Un Occidental en URSS, présenté comme « impartial et objectif ». Albert Mousset, bien connu de Raymond Warnier, accumule les titres de gloire : membre de l’Académie diplomatique internationale, directeur de la 34
revue Affaires étrangères, responsable d’une tribune au Journal des débats. En outre, passionné d’archéologie, il fait partie de la commission du « Vieux Paris ». L’homme fascine le jeune journaliste : il n’a rien d’un intellectuel, c’est « une intelligence en action » ; éloquent, il est un « extraordinaire jongleur de mots » (en français dans le texte). On parle du Retour de l’URSS de Gide, dont le point de vue est trop « intellectuel ». D’une façon générale, ce n’est pas l’intellectuel qui peut comprendre les relations internationales, mais celui qui domine la « psychopolitique » : avoir « une connaissance psychologique du fait politique collectif ». Exemple : ne pas confondre, dans le cas de l’Espagne, « carlisme » (royalistes traditionalistes et « anticentralisateurs ») et fascisme, « centralisateur ». Le psychopolitique a des idées bien arrêtées sur l’Espagne, pays « fanatique » qui règle toujours ses problèmes par « la guerre civile ». Il est très critique avec la République que Forjaz Trigueiros est enclin à défendre : « au début, bien intentionnée et fraternelle, elle a collaboré avec la France »… Avec Georges Pagès, professeur d’histoire à la Sorbonne, auteur d’une somme Les origines diplomatiques de la guerre de 1870-71 en 29 volumes (il ne s’agit pas d’une coquille…), l’échange porte sur la mission de l’historien, sur sa nécessaire impartialité. Georges Le Gentil, hispaniste et lusitaniste à la Sorbonne également, déclare avoir été impressionné par la modernisation de Lisbonne (les « quartiers sociaux »), les fêtes de la Jeunesse portugaise (A mocidade portuguesa). Après quelques réticences, il lance l’idée qu’un « nouveau classicisme » peut s’imposer en littérature et envisage le rôle déterminant que pourront jouer « les peuples latins » ; il plaide pour la liberté de pensée, sans atteinte cependant à des « notions sacrées » (la patrie, la famille) et se déclare contre « la tour d’ivoire », et contre « l’intellectuel pur ». Autant d’idées qui intéressent son interlocuteur portugais, lequel avoue cependant être déconcerté par ce qu’il appelle le « choc » entre des points de vue « actuels » et « anciens ». Il est plus admiratif devant Jacques de Lacretelle qui est, avec André Maurois, « le plus anglais des écrivains français », gentleman (en italique) parfait, élégant, et qui ne cache pas son enthousiasme pour le Portugal actuel, celui qu’on lui a fait découvrir. Plus admiratif encore en découvrant Gabriel Marcel, dramaturge tourné vers un « théâtre de l’exploration intérieure » qui sait à l’occasion trouver la réplique qui fait mouche (« Entre les bottes d’Hitler et celles de Staline où est la différence ? ») et qui ne cache pas son admiration pour Salazar : « Puisse la France trouver un jour un Homme comme Salazar »…). Francis Carco, peu connu au Portugal, a du pays une image tout à fait positive. La romancière Claude Silve évoque avec émotion la soirée passée chez Raymond Warnier. Elle se définit « assez près » de Giono et l’entretien se termine par des souvenirs de la campagne française : l’Ariège, les Landes. Frédéric Lefèvre, « journaliste cent pour cent », l’expression est, paraît-il, à la 35
mode, et admirateur « fanatique » (mot répété, en italique) de Claudel, a sillonné le Portugal. Il a rencontré Fernanda de Castro, il admire sa capacité à écrire en français. Ils ont « la même devise » : « humanité, simplicité, poésie ». Le jeune journaliste l’écoute, ravi et fier de montrer à son confrère parisien qu’il domine assez bien la formule que celui-ci a mise au point : « Une heure avec… ». Quatre entretiens méritent une attention particulière. Avec Léon PierreQuint, biographe de Gide et de Proust, le jeune journaliste découvre une critique qu’il définit comme « créatrice ». Il tient à rencontrer Philippe Soupault pour parler poésie et comprendre ce qu’est le « surréalisme »/ superrealismo. Il lui est répondu qu’après les mouvements et les esthétiques qui se sont succédé, il s’agit « d’un véritable point de départ qui marquera une étape poétique ». À Valéry, « penseur officiel de la IIIe République », il demande ce qu’est un classique : « un écrivain qui a en lui un critique et qu’il associe intimement à ses travaux ». Mais l’homme dont la poésie est « constructive », qui croit à « un retour à l’ordre » a soin de préciser que le classique vient après le romantique, comme « l’ordre après le désordre ». J’ai choisi de parler en dernier du long entretien avec Henri Massis dans la mesure où il apparaît, pour le jeune Portugais, comme son maître à penser. Il fournit d’ailleurs une des trois épigraphes de Capital do espírito, une citation sans référence, mais qu’on reconnaît aisément tirée de Défense de l’Occident (1927), ouvrage que Forjaz Trigueiros déclare avoir lu. Dans l’entretien, Massis est loin d’apparaître simplement comme le penseur proche de Maurras. Il est d’abord celui qui, avec Alfred de Tarde, a signé sous le pseudonyme d’Agathon, deux ouvrages à succès, entre le pamphlet et le manifeste : L’esprit de la nouvelle Sorbonne et Les jeunes gens d’aujourd’hui. Le premier, en fustigeant l’érudition, a provoqué l’ire d’Ernest Lavisse. Le second, en opposant vieille et jeune génération, a défini un public pour diffuser un esprit nouveau libre, mais singulièrement épris d’ordre et « d’intelligence », opposée à un savoir inutile. Massis est également l’écrivain couronné par le Grand Prix de Littérature de l’Académie française en 1929. Son dernier ouvrage, Défense de l’Occident chez Plon, est une attaque en règle du mal qui menace la civilisation chrétienne, occidentale : le péril asiatique. Avec habileté, il déclare ne pas attaquer « l’esprit oriental », mais bien plutôt ceux qui, en Occident, s’emploient à diffuser ce qu’il tient pour des fausses valeurs, des « contrefaçons spirituelles ». Les vraies valeurs de l’Occident sont : personnalité, unité, stabilité, autorité, continuité. L’ouvrage s’ouvre sur trois références essentielles : Valéry, celui de la Crise de l’esprit, Maurras et Maritain. Mais au « politique d’abord », formule célèbre de Maurras, il oppose « le Spirituel d’abord ». Massis est encore un critique reconnu, auteur d’études sur Zola, Barrès, Ernest Psichari, Pascal. Il offre à son jeune visiteur son dernier ouvrage sur Proust. Et face aux réticences que pourrait soulever une œuvre dépourvue de « morale catholique ou chrétienne » (ce que, tactiquement, met 36
en avant Forjaz Trigueiros), Massis lit un passage, entièrement reproduit en français (1939 : 70) dans lequel il soutient ce qui ne doit plus être tenu pour un paradoxe : « Si terrible que fut son expérience, Marcel Proust entendait qu’elle servît. » Il s’agit donc de « nous entraîner vers les régions maudites de Sodome et Gomorrhe », « nous acclimater à ce monstrueux séjour, en nous dépaysant » : tel est le « pouvoir » de l’art. Massis est enfin celui qui vient de visiter le Portugal et qui affirme que « la pensée de Salazar ne doit rien au fascisme » ; Salazar est « l’intellectuel total », doué d’un sens du réel (1939 : 64-65). Ce n’est pas seulement l’entretien qui vient d’être rappelé : ce sont aussi les lignes maîtresses de ce texte intitulé « Examen de conscience ». C’est d’abord, introduit par la phrase répétée : « La face des choses est changée », un hymne à la jeune génération dont Forjaz Trigueiros fait partie : elle s’interroge, mais elle sait ce qu’elle ne veut pas ou plus : par exemple la règle « politique d’abord », même si Maurras reste « notre maître indiscutable ». Or, « l’exemple fasciste » et « la grande commotion hitlérienne » auraient dû amener cette génération à « sauvegarder ce qui était éternel, et étant éternel, portugais. » Ainsi se trouve introduit le principe du « spirituel d’abord ». La formule ne sera pas citée expressément, mais il faut « proclamer la primauté du spirituel » et l’idée était déjà tout entière exprimée dans l’épigraphe sous laquelle est placé l’ouvrage : une citation de Manuel Gonçalves Cerejeira (précisons : le cardinal-patriarche de Lisbonne, grand ami de Salazar) qui oppose Sparte et Athènes pour affirmer la suprématie des « créations de l’Esprit » sur « le culte de la force ». D’autres dettes à Massis se précisent : aux dangers déjà cités s’ajoutent « les barbaries, celles de marque slave ou asiatique – et les autres » ; le « retour à l’intelligence », une des grandes idées de Massis pour sauver la jeunesse, s’accompagne de deux cautions intellectuelles : le Valéry de la Crise de l’esprit et Maritain. Pour déterminante qu’elle soit, l’influence de Massis n’explique cependant pas tout : Forjaz Trigueiros sait penser aussi par lui-même. Ou plutôt la caution de Massis (Salazar ne doit rien fascisme), la référence à l’Esprit et à la Latinité (« la grande Mère latine ») lui permettent d’exposer quelques vues personnelles, par exemple une attaque des sympathies pro-hitlériennes (« Ne serait-ce pas une négation de l’intelligence, par exemple, que de voir des Portugais de sincère nationalisme se réjouir de cette splendide démonstration d’unité germanique que fut l’Anschluss ? »). Il y a plus. La défense de la France en tant que foyer de rayonnement spirituel est totale, sans exclusive : d’où la négation de l’idée de décadence, surtout lorsqu’elle est associée à la conjoncture politique. « L’ami simpliste » qu’il met en scène et qui voit en Massis un « primaire », un « dogmatique » est aussi celui qui dénigre la France : « La France… un gouvernement de Blum, c’est évident – elle est en décadence ! ». Enfin, rien ne le forçait à déclarer son regret de n’avoir pu rencontrer une seconde fois Mauriac « si calomnié dans notre pays par la 37
position qu’il a prise en face du complexe problème espagnol. » Ainsi, pour Forjaz Triguieros, choisir son camp ne signifie pas simplifier les idées ni les trahir en leur préférant la politique du moment. *** « Un des plus importants événements de la saison littéraire portugaise » : c’est ainsi que le Bulletin des Études portugaises présente Capital do espírito (1940, t. VI, 73-77). Sous le titre « Un hommage à la France », la revue, à la manière d’un « press book » recueille et commente les principales réactions, toutes élogieuses, tant au Portugal qu’en France, sans donner malheureusement les références. L’essentiel de ces réactions est repris à la fin du volume de « contes », Ainda ha estrelas no ceu (1943), un feuillet de cinq pages en portugais et en français, une quinzaine de jugements. Retenons d’abord A República qui donne une des premières réactions (11III-1939). C’est un journal qu’on peut appeler d’opposition, avec les nuances qu’on doit bien sûr apporter au mot dans le contexte portugais. Artur Ines, le rédacteur en chef, donne de larges citations, celles qui sont des jugements élogieux adressés à la France qui a « un gouvernement de Front populaire », celles où l’Anschluss est condamné, en signalant à chaque fois qu’il partage l’opinion d’un jeune écrivain qui appartient à une génération « postérieure » à la sienne. Il juge l’attitude de l’auteur « plus politique que littéraire ». En associant à la France de « Jean-Jacques » et de la Révolution française, une référence finale à Mirkine (le père du parlementarisme rationalisé, favorable à la stabilité de l’exécutif) il recentre, non sans arrière-pensées, le témoignage de Forjaz Trigueiros dans le contexte politique qui est le sien, une gauche démocratique et modérée. Encore faut-il noter, on excusera l’évidence, que l’ouvrage qui exalte l’Esprit autorise aussi cet infléchissement politique. De même, on retiendra l’article, en première page, du O primeiro de Janeiro, de Porto, en date du 21 mars, dû à João de Barros, poète, républicain, ancien ministre de l’Instruction, académicien tant à Lisbonne qu’à Rio. Dans une rhétorique qu’il manie avec aisance, il « avoue avec plaisir » que le livre l’a « enchanté ». Il apprécie le large éventail d’auteurs interrogés, des pages « honnêtes, vibrantes et suggestives ». Il salue le « courage » d’un tel livre en un temps de « fétichisme germanique », tout en rappelant qu’entre ce jeune homme de lettres et son « humble personne » il n’y a pas « la moindre possibilité de contact, de fraternité idéologique. » Novidades, le grand journal catholique, sous la plume du Père Moreira das Neves, donne un compte rendu détaillé et très favorable, en mettant l’accent sur quelques grands noms interviewés, Duhamel en particulier dont on souligne le caractère « torturé », mais il est précisé que ses enfants ne sont pas baptisés. Le commentateur souligne le caractère double de l’ouvrage : « hymne à la France et à l’Occidentalisme chrétien », mais aussi « protestation 38
instinctive contre les aberrations idéologiques du XIXe siècle », en récupérant une seule formule de Forjaz Trigueiros (« le grand mensonge du XIXe siècle ») pour immédiatement la mettre en rapport avec la petite phrase trop célèbre de Léon Daudet (« le stupide XIXe siècle ») répétée ad nauseam et instruire à nouveau, du point de vue de l’orthodoxie catholique, le procès du siècle passé. Ce qui n’est en aucune façon le propos de l’auteur de « l’Examen de conscience ». La recension que publie la fameuse Revista de Portugal, dirigée par l’universitaire, poète et critique Vitorino Nemésio, est tardive et plutôt décevante, même si elle est, bien évidemment, dans l’ensemble, favorable. Mieux vaut passer à la presse française, en signalant trois articles très positifs de Marseille matin, de l’Excelsior et de Le jour-Echo de Paris. Pierre Hourcade donne, dans le Bulletin des Études portugaises, un compte rendu détaillé et enthousiaste, même si (rare réserve formelle) il déplore l’absence d’une conclusion. Il se plaît à souligner qu’il n’y a, dans « la francophilie chaleureuse et longuement étayée d’arguments » de l’auteur, « aucune trace de complaisance ou de servilité, aucun faux désir de plaire » et conclut sur « le courage, la perspicacité, et, osons le dire, le bon sens de son auteur. » Le même Pierre Hourcade donne dans les Cahiers du Sud (1939 : 630-634), un commentaire beaucoup plus étoffé en développant l’historique des relations entre les deux pays. Mais il insiste surtout sur le fait qu’il n’y a pas de « coïncidence nécessaire entre les doctrines politiques et les affinités intellectuelles ». Dans le Mercure de France (1939 : 731-736), Philéas Lebesgue, grande autorité en matière de relations luso-françaises, découvre avec intérêt ce jeune « disciple de Maurras et d’Henri Massis », pour aussitôt préciser que « tous les penseurs et poètes de France œuvrent en fonction de l’universel. » Le Portugal « se sent une vocation analogue, encore qu’il s’efforce de l’atteindre souvent par d’autres voies, en vertu de son tempérament propre. » Le livre de Forjaz Trigueiros « joint la pénétration à l’opportunité » et « il nous fait réfléchir sur nous-mêmes. » Enfin, dans la Revue de Littérature comparée (1939 : 689692), Le Gentil signale d’emblée l’enjeu du livre pour un lecteur français : « observer l’attitude expectante ou sympathisante d’un intellectuel de tradition catholique et partisan de ‘l’état nouveau’ en face d’un mouvement que certains de ses compatriotes – bien peu – représentent comme décadent, contradictoire ou subversif ». Il donne un compte rendu très circonstancié de la majeure partie des interviews et met l’accent sur le fait que ce jeune Portugais sait écouter des opinions parfois opposées : « Il en vient à situer la capitale de l’esprit dans le royaume de la libre controverse. » Et dans cet espace qui croit en « l’humain », le Portugal a toute sa place. Il insiste : « qu’on lui rende cette justice – (il) renonce à être inhumain. » C’est le meilleur hommage rendu aux efforts et au sens de la nuance de Luis Forjaz Trigueiros.
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Le succès de Capital do espírito sera cependant bien éphémère. Il est vrai que l’auteur lui-même renonce à donner une suite à laquelle il avait songé et les années 40 ne favorisent guère les positions nuancées et les combats purement spirituels. Sa collaboration au Bulletin des Études portugaises va bientôt cesser : il donne un compte rendu très intelligent et ferme de l’ouvrage Chefs de Massis (1940 : 154-155). À l’Institut français il donne en mars 40 une conférence sur « L’adolescence dans l’œuvre de Mauriac » qu’il inclura opportunément dans un recueil d’essais (Sombras do tempo/ Ombres du temps, Bertrand, 1950). En mai 40 il prononce à l’université de Coimbre une conférence consacrée aux « Tendances du roman catholique moderne ». En janvier 41 il anime une table ronde en l’honneur de Paul Hazard, de passage à Lisbonne. Si les lettres françaises ont toujours occupé une place de choix dans sa culture, il faut reconnaître qu’elles vont être de moins en moins présentes dans ses essais et études, Perspectivas (1961) et Novas perspectivas (1969). Dans Monólogo em Efésio (1972) il donne quelques pages fines, émouvantes sur Les yeux d’Elsa d’Aragon et rappelle que ce message d’amour tranchait avec « ce qui venait d’Europe, la haine et le sang. » D’autres responsabilités l’éloignent du monde des lettres, comme la présidence de la Compagnie aérienne TAP. Il se tourne de plus en plus vers le Brésil : Jorge Amado et Josué Montello deviennent ses meilleurs amis. Au Portugal ce sont le poète David MourãoFerreira, homme de gauche, très francophile, ou João Gaspar Simões, adversaire irréductible du Nouveau roman. C’est au début des années 80 que j’ai l’occasion de le rencontrer : mon ami Alvaro Manuel Machado, son parent éloigné, et par alliance, m’emmène dans sa haute maison du quartier d’Estrela. Nous montons souvent le petit escalier pour le retrouver au milieu de la presse qu’il se met à commenter d’un ton où une pointe d’acidité alterne avec la franche jovialité, la drôlerie, un sens inné de la scène à raconter. Dans Imagens de Portugal na cultura francesa (Biblioteca breve, 1984), je n’oublie pas de faire une place à Capital do espírito. L’homme en est touché et il m’écrit (heureusement à la machine…) une longue lettre datée (non sans malice) du 14 juillet 1984. Il me confie quelques anecdotes qu’il tire de « la petite, la très petite histoire » (en français) : des relations privilégiées avec le Diário de Lisboa, dirigé alors par l’homme de lettres Artur Portela, tendance « centre-gauche », des ruptures par exemple avec Alfredo Pimenta, très marqué politiquement, « germanophile » écrivait-il, des attaques pendant les années de guerre où il lui est reproché son « aliadophilie »/ aliadofilismo et où il est traité de « gaulliste », ce qui, note-til, se voulait sans doute une insulte… ***
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Dans un recueil de chroniques qu’il présente comme des « fragments de mémoires », Um jardim em Londres (Guimarães, 1987), il revient à deux reprises sur Capital do espírito : il rappelle comment il a servi de guide à Maritain à Porto et qu’il l’a emmené, au petit matin à la Chapelle des âmes, parce qu’il avait manifesté le souhait de communier avant de quitter le Portugal. Il revient sur la personnalité de Duhamel, sur le portrait de Rimbaud que le maître lui avait montré et les réflexions que le poète lui avait inspirées. Il avance l’hypothèse que l’homme, face au génie de l’enfant poète, était pleinement lucide sur lui-même, sur ses « limites qu’il a su accepter en pleine conscience. » Il est vrai qu’il y a aussi quelques pages enjouées sur Maurice Chevalier, sur Michel Déon qu’il connaît bien : on se reportera aux pages qui lui sont consacrées dans Mes arches de Noé (La Table ronde, 1978 : 131-135). Mais le diagnostic porté avec gravité sur l’œuvre de Duhamel, sur ce qu’il en reste, fait écho à la citation en épigraphe de Jean d’Ormesson, lucide et douceamère : « Écrire consiste d’abord à mettre un peu de soi-même dans le spectacle du monde. » Assurément lui aussi, à vingt-deux ans, avait voulu « mettre un peu de soimême dans le spectacle du monde ». Et avec Capital do espírito, il a montré, à sa manière, avec ses limites et ses choix, jusqu’où il pouvait aller dans l’affirmation libre et personnelle de ce qu’il appelait « l’Esprit ».
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3. Variations ibériques : L’Espagne dans l’œuvre de Eça de Queirós Variations, parce qu’il sera question de musique, mais surtout parce que je reviens, par le biais de l’Espagne et de la matière ibérique (comme l’on parle de la matière de Bretagne pour les premiers romans européens), sous la forme de reprises quasi musicales, à la question de l’écriture queirosienne, c’est-àdire, pour une large part, à celle d’un imaginaire romanesque original. Je souhaiterais montrer, vérifier comment l’écriture d’Eça de Queirós se développe à partir de quelques noyaux élémentaires, ici spécifiques à la matière ibérique ; et comment, à partir de ces noyaux, de ces foyers de relation, sont identifiables des suites de variations, illustrant ce principe queirosien fondamental de la variation dans la répétition. Cela s’appelle, je crois, l’art de la fugue. Variations aussi pour rendre hommage, sous forme de clin d’œil, à Jaime Batalha Reis et à sa magnifique préface des Prosas bárbaras, où il évoque, à propos des années 1866-67, l’ambiance de Lisbonne où se mêlaient l’opéra italien et la zarzuela, l’opérette espagnole. La remarque, on le voit, permet d’entrer, de façon simple et directe, dans le vif du sujet, à savoir l’indissociable union de l’Espagne et d’une musique facile, légère, en l’occurrence ici la zarzuela. *** Restons à l’époque des Prosas bárbaras, ou quelques années après, et voyons le jeu des clichés dans un texte qui non seulement l’autorise, mais l’appelle : O mistério da estrada de Sintra. L’Espagne sert de façon non négligeable le projet comique, parodique de ce pastiche de roman feuilleton, œuvre conjointe de Eça et de Ramalho Ortigão. Trois registres permettent de distribuer une mince poignée de stéréotypes : la passion, la musique, la religiosité. Un certain Don Nicásio Puebla qui chasse le tigre dans les environs de Calcutta arrache des griffes du fauve Carmen, une Cubaine capiteuse. En guise de trophée qui peut faire penser au combat du torero, il offre à la belle (« la merveilleuse et fatale beauté » de Carmen...) la patte de l’animal. Cette Carmen n’est pas sans rapport bien sûr avec la gitane de Mérimée. Elle a « une voix forte et langoureuse », elle danse et chante de façon envoûtante une seguidilla. Par la suite, après avoir pensé entrer au couvent, elle s’empoisonne, et meurt, enveloppée dans un drapeau anglais en guise de linceul... 43
D’autres stéréotypes sont à l’œuvre dans les textes qui mettent en scène des touristes, ou des voyageurs qui vont faire connaissance avec une Espagne fortement marquée par l’exotisme fin de siècle. C’est le Teodorico de A relíquia (éd. Livros do Brasil, 61-62), véritable obsédé sexuel, qui se rend compte avec délices que pour aller jusqu’en Terre sainte, il lui faudra d’abord traverser l’Andalousie, « terre de la très Sainte Vierge Marie », mais aussi de femmes qui séduisent avec « deux œillets dans les cheveux » et « un châle écarlate ». Autre touriste, autre registre, mais même jeu, à l’autre bout de l’œuvre : le Jacinto de A cidade e as serras, est effrayé à l’idée d’entrer en Espagne, c’està-dire dans la terre de la barbarie, d’avoir à supporter l’atmosphère d’une buvette (fonda) et de devoir se battre avec des punaises. Ze Fernandes, plus placide, se met à chanter une petenera et accroît de ce fait l’ire de son compagnon d’infortune. Le stéréotype, dans le cas de l’Espagne, est souvent le fruit de l’histoire, des conflits. Dans les Prosas bárbaras, Eça qui a lu ses classiques français et européens, ne peut voir Philippe II autrement que comme « le tragique hibou du catholicisme »/o trágico mocho do catolicismo (PB, 77). Dans O Conde de Abranhos, le secrétaire dudit comte admire l’éloquence de son maître qui n’hésite pas à fustiger Philippe II, en une sorte d’idée-chic à la Flaubert (Livros do Brasil, 127), et à envelopper dans le même opprobre le sombre jésuite qui a armé la main de Ravaillac. Dans le même temps, le secrétaire étale son manque de discernement en matière poétique en mettant sur le même plan Tennyson, Victor Hugo et... Campoamor (161). Là encore, une référence espagnole (à un poète qui eut son heure de gloire) sert de façon comique et dépréciative à évoquer la bêtise d’un individu. Même registre dépréciatif, en plus polémique : lorsqu’un général portugais se dresse contre l’ordre constitutionnel, bien timidement, il ne peut s’agir que de « méthodes espagnoles »/métodos espanhois et d’un pronunciamento (sic) à espanhola. Ajoutons une nuance où l’humour, c’est-à-dire l’auto-stéréotype (en l’occurrence portugais) ne perd pas ses droits : on opposera le tempérament « pacifique » portugais au « féroce génie castillan » (52). Dans ces conditions, on ne sera pas surpris de voir comment, une fois n’est pas coutume, un stéréotype bien ancré dans la tradition historique et culturelle (l’héroïsme espagnol) apparaît comme un élément positif et fait l’objet d’une admiration enthousiaste (Ecos de Paris, éd. Lello, 115). Encore faut-il voir que cette caractéristique isole l’Espagne dans une singularité qui est devenue proverbiale et qu’elle ne fait que confirmer une autre image-cliché, l’amour passion. Deux « contes », deux sur treize recueillis dans Contos, « O tesouro » (publié en 1894 dans la Gazeta de Noticias) et « O Defunto » (en 95 dans le même périodique) exploitent dans une tonalité ambiguë, ultra-romantique et ironique, une certaine matière médiévale hispanique, assez sommaire et 44
parfois fantaisiste. C’est ainsi qu’on apprend qu’une Virgen del Pilar est située à Ségovie, et qu’il y a dès 1474 un couvent de Carmes déchaussés dans la même ville... « O Defunto », mettant en scène un jaloux original et hyperbolique, n’est pas sans rappeler de façon assez (trop ?) évidente « El curioso impertinente » de Cervantès, mais dans un tout autre contexte. Restons encore dans ce climat pseudo-médiéval pour observer que le « São Gil » des Lendas de santos prévoyait l’évocation du voyage à Tolède de Gil et de son apprentissage des arts de la magie. Mais le texte s’arrête en route, à Alba de Tormes, la ville même où les bagages du Jacinto de A cidade e as serras iront se perdre. On n’oubliera pas enfin que Gonçalo Ramires (A ilustre casa de Ramires) fait ses premières armes de romancier historique avec un petit texte, « Dona Guiomar », qui lui vaudra, auprès de ses amis, le surnom de « notre Walter Scott »/o nosso Walter Scott. Il s’agissait, on s’en souvient, d’inventer une histoire qui pût ranimer l’esprit patriotique. Par une ironie du sort, le texte plonge dans le passé le plus castillan, comme si, décidément, il était bien difficile, pour un Portugais, même animé d’ardeurs patriotiques, de ne pas rencontrer, dans son histoire nationale, la trace de celle du voisin, de l’ennemi. Cependant les amis, bon public, spécialement Castanheiro, s’efforceront de voir dans ces Castillans des Portugais, bons portugueses, de fibra e de alma, de entre Douro e Cavado (Livros do Brasil, 10). Là encore, le passé autorise d’autant mieux le jeu sur des stéréotypes qu’il permet d’ironiser sur des traits élémentaires du psychisme ibérique, et sur leur actualisation toujours possible. *** Passons à présent aux « grands » romans, à l’examen de la place qu’occupent les images d’Espagne et leur fonction possible dans l’économie d’une intrigue plus élaborée et plus complexe que celles d’histoires, de fragments poétiques, de contes ou de feuilletons. Il s’agit d’une présence plutôt réduite : une faible poignée non d’images, mais de caricatures ou de clichés organisés en portraits ou en scènes relativement isolables. Dès le premier roman, O crime do Padre Amaro, on relève trois composantes de cette « image » de l’Espagne, à partir desquelles va se déployer le jeu des répétitions et des variations : la politique, la caricature féminine, la musique légère. La politique est un élément caractéristique de la première période romanesque, celui qui coïncide avec des années d’agitation politique intense pour l’Espagne, entre la Révolution de 1868 et la Restauration de 1874-1875. L’atmosphère révolutionnaire, l’implantation possible de l’Internationale en Espagne sont des motifs qui font irruption dans le roman par l’intermédiaire de João Eduardo et de son ami typographe Gustavo : Portugais et Espagnols sont
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« frères ». Et l’avenir de la classe ouvrière au Portugal est lié à l’évolution politique de l’Espagne : tout “dépend” de l’Espagne. La caricature féminine apparaît à la faveur du passage à Leiria d’une compagnie ambulante de zarzuela dans laquelle se produit la contralto Gamacho. Le nom n’est guère féminin et renvoie aux noces campagnardes célébrées dans la seconde partie du Don Quichotte. Elle est présentée avec force poudre de riz, mantille valencienne et éventail. Elle roucoule des malaguenhas. Avec la Gamacho s’introduit donc une double thématique : la vulgarité féminine et la musique. Le premier thème trouve encore une façon rapide de s’affirmer avec les fréquentations d’un certain Gouveia Ledesma qui fait office pendant quelque temps de gouverneur civil. Il s’est ruiné com o amor de Lolas e de Carmens... (Livros do Brasil, 175) Ici se met en place une onomastique des plus réduites qui va connaître de multiples reprises et variations. La chanson, associée à l’atmosphère érotique, suscite une séquence forte et inspirée : la chanson mexicaine jouée au piano par Amélia et qui marque les débuts d’une passion charnelle du Père Amaro pour Amélia : Si a tua ventana llega/ Una paloma/ Trata-la con carino/Que es mi persona (sic) Cette séquence à tonalité euphorique et qui est celle de la naissance d’une passion aura son pendant, dysphorique, lorsqu’Amaro, en compagnie de deux autres prêtres, écoute, sous la pluie, les mêmes roucoulades (chap. X). L’Espagne, ici, par une suite de mots, dont seule la graphie trahit une légère lusitanisation, mais des mots chantés par une femme, condense des effets d’exotisme et de sensualité qui étaient déjà produits avec l’arrivée de la Gamacho, mais à un plan burlesque, grotesque. *** Reprenons chaque composante inscrite dans ce premier roman comme une sinfonia de abertura pour observer de façon sommaire leur évolution romanesque. La Révolution de 68 aura encore une place non négligeable dans A Capital. Arturo est républicain. Il veut les États-Unis d’Europe. Le Club des Républicains qu’il fréquentera n’est pas sans rapport avec le club que découvre Frédéric Moreau dans le Paris de 1848 et qui d’ailleurs intègre un Espagnol, bavard impénitent. L’allusion à une République fédérale renvoie très précisément au comunalismo de la Première République espagnole qui sombrera dans l’anarchie : c’est pourquoi elle est présentée, ironiquement, comme « le salut de la Péninsule »/a salvação da Peninsula (A capital, Livros do Brasil, 256) Même procédé de dissonance ironique avec la remarque en sous-entendu d’un plaisantin grivois : « Pas question d’Espagnols, des Espagnoles »/ Nada de Espanhois... Espanholas (256). 46
Si l’on revient au tout début de son arrivée à Lisbonne, nous suivons Arturo qui descend dans un hôtel plutôt douteux, l’Hotel Espanhol, où sont logés des Espagnols qu’il tient pour des républicains. Selon le principe de déréalisation et de réinvestissement du réel par l’imagination (phénomène d’écran ou de mirage) qui fait d’Arturo, à certains égards, un autre Frédéric Moreau, Arturo bâtit donc, à partir de faits anodins, triviaux, une légende héroïque. Il appartient au lecteur d’apprécier la construction et l’effet d’ironie qui naît de la juxtaposition des deux registres (le réel et l’imaginé). Même effet ironique lorsque la description fait jouer la contiguïté dissonante : le portrait du Général Prim, sorti d’un chromo qui l’immortalise, à cheval et brandissant le drapeau, mais plongé ici dans un contexte de frivolité douteuse (111). D’une façon générale, l’allusion à la politique espagnole, précise et surtout engagée, va rapidement disparaître. Ou plutôt elle évolue vers l’effet comique, voire farcesque. La politique, lato sensu, ne subsiste que dans le paradoxe d’Ega, dans Os Maias, qui souhaite l’invasion du Portugal par l’Espagne en vue d’une régénération salutaire. On trouverait, ici ou là, dans des chroniques (comme plus haut l’héroïsme espagnol des Ecos de Paris, ou les commentaires faits à la suite de l’assassinat de Cánovas del Castillo, dans Notas contemporâneas) ou dans la Correspondance, des allusions à la situation espagnole (les menaces que constitue la possible installation de la république en Espagne, en particulier (dans la lettre du 10-VIII-1891). Le fait de retrouver la même crainte dans la bouche du timoré Gonçalo Ramires doit rendre prudent lorsqu’on cherche à mesurer l’exacte portée de ce que contient la lettre en question. Dans bien des cas, Eça fait… du Eça. La crainte de Gonçalo est ridiculisée par la situation dans laquelle elle est proférée. Le principe flaubertien selon lequel le personnage se discrédite dans le temps même où il parle est doublé du second principe du contrepoint (comme dans les comices agricoles). L’analyse bien sommaire de la conjoncture politique par Gonçalo est dégradée (esthétiquement) en vue d’un effet comique (principe de la farce) par l’interférence du registre « bas », la nourriture (ovos queimados). Un comparse, Mendonça, fait remarquer à Gonçalo que le danger espagnol n’est pas pour demain (199-200). Mais l’argument ne convainc qu’à moitié l’aristocrate. Le recul ou le retrait des allusions politiques, du Crime do Padre Amaro aux derniers romans, observable à propos de l’Espagne, est une tendance qui caractérise l’évolution romanesque de Eça prise dans son ensemble. Ce qui ne signifie cependant pas, de façon simple et mécanique, une évolution d’ordre idéologique. Mais ceci est un autre problème. *** On devine que la fortune de la seconde composante, la caricature féminine, va connaître au contraire des développements plus nombreux et plus durables. 47
Mais sans grande innovation : il s’agit essentiellement des prostituées venues d’Espagne et que les Portugais des romans d’Eça semblent apprécier. On dirait qu’ils rêvent tous, à l’instar du héros du Mandarim, de se montrer dans des calèches remplies d’Andalouses ou de reposer voluptueusement sur le sein bruni et vénal d’une quelconque Lola (Livros do Brasil, 77, 92). Ou comme Dâmaso qui, dans l’esprit de Carlos, ne peut que couler des jours heureux en compagnie d’une Andalouse : Está por ai da lua-de-mel com alguma bela andaluza (Os Maias, 201). Des Espagnoles prostituées s’affichent aussi aux courses, dans une victoria, dans Os Maias : elles se nomment Concha et Carmen. Si ce sont bien les deux rencontrées à Sintra, celles-ci se nommaient Lola et Carmen. Mais on voit à quel point les prénoms les changent en un type social. On dirait que tous les Portugais sont aussi obsédés et vulgaires que les deux comparses du Primo Bazilio, Alves et Savedra, qui dissertent sur les mérites comparés des Espagnoles et des Françaises, autant dire la gaditaine (gaditana) opposée au cancan (cancã). Eça va multiplier le « personnel » des prostituées, c’est-à-dire des rapides caricatures, parfois à la Goya, affublées de prénoms quasiment interchangeables (Lola, Carmen...) qui sont de véritables marques pour produits répertoriés. Eça écrira dans une chronique qu’arrive à Lisbonne une « nouvelle fournée d’Espagnoles »/ uma fornada nova de espanholas (Notas contemporâneas, 9). Seule exception : le traitement beaucoup plus nuancé et ample de Concha, l’Espagnole avec laquelle Arturo a une liaison durable et qui apparaît donc, là encore, Flaubert oblige, comme une Rosanette à l’espagnole. La différence vient de l’intimité qui s’installe dans le couple (a intimidade, 293), à la suite d’ailleurs de l’échec du livre d’Arturo, alors que dans tous les autres cas il s’agit précisément de s’afficher avec des femmes espagnoles dans l’espace public. La jeunesse de Bazílio (O primo Bazílio) est comparable à celle de Gouveia Ledesma qui avait déjà été évoquée rapidement dans O crime do Padre Amaro. Il a passé sa jeunesse avec une « vieille Lola »/com alguma velha Lola. Le prénom Lola jouera encore son rôle, sa fonction de stéréotype, mais intégré dans une séquence à contrepoint dissonant (encore le principe des comices flaubertiens) à la fin du roman O primo Bazílio : la nécrologie de Luiza et sa présence post mortem sont comme court-circuitées par l’irruption d’une Lola dans un dialogue où un certain José demande des nouvelles d’un certain Guedes. Elle ne peut qu’être associée, autre principe, variante du contrepoint ou de la juxtaposition, à la pauvre Portugaise Dona Felicidade qui porte si mal son prénom et qui cessera sa liaison avec l’hypocrite Acácio en décidant d’aller se recueillir à l’Encarnação, ultime résonance ironique, dérisoire d’une médiocre affaire charnelle. Le bel et noble Carlos da Maia a débuté sa carrière sentimentale à Coïmbre en s’affichant avec une Espagnole répondant précisément au prénom d’Encarnación. Quand on sait l’éventail réduit des prénoms pour prostituées, il 48
n’est peut-être pas tout à fait innocent de faire démarrer, cette fois, une histoire charnelle compliquée par ce personnage au prénom fortement connoté (au plan religieux ou profane, par jeu de mots) ; personnage donc qui, à l’image de l’écriture du roman dans son entier, est soit trop, soit pas assez symbolique. L’appréciation est d’ailleurs de la seule responsabilité du lecteur changé, à ses risques et périls, en petit herméneute. Encarnación a été, selon l’ami Ega, « la grande tocade »/a grande topada sentimental. Il y en aura donc une seconde dans le roman, ce qui est le minimum poétique pour que s’ébauche une facture symbolique et que se vérifie le principe de répétition, fondateur des Maias, dont l’inceste est la variante, l’expression la plus achevée. Encarnación est un condensé de traits négatifs, voire antipathiques. Elle est prise dans une histoire de relation passionnelle qui est le fait d’un Portugais, um estudante de teologia, qui est donc le rival sanguinaire de Carlos. Le commerce avec l’Espagnole peut être dangereux ou contagieux pour une personne, même portugaise, qui a au moins deux traits en commun avec le stéréotype espagnol : la religion et la rudesse quelque peu crasseuse. Encarnación sera finalement expédiée à la rue São Roque, seu elemento natural : il s’agit bien, là aussi, d’un produit qui trouvera son milieu et sa destination pour être consommé. L’épisode de Sintra a, entre autres intérêts et mérites, celui de rappeler, de façon quelque peu insistante, non pas l’oubli proverbial des gâteaux (queijadas) par Cruges, mais la remarque qui situe moralement Carlos : tem experiência de espanholas (OM, 237). C’est à la suite, on s’en souvient, de la rencontre d’Euzebiozinho venu à Sintra avec deux prostituées. C’est dans ce lieu poétique où Carlos est allé à la recherche de la belle Maria que son passé amoureux, galant ressurgit, grâce à la mémoire visuelle d’une Espagnole. Or, c’est précisément ce que représente ce passé, sa conduite, que Carlos semble renier, non sans quelque mauvaise foi ou conformisme moral plutôt surprenant. Il condamne Euzebiozinho d’avoir comme souillé Sintra par une initiative galante. Il faudrait sans doute citer in extenso le portrait-charge des deux Espagnoles, l’une maigrichonne, l’autre énorme ou les effets discordants de quelques exclamations. Tout cela avait déjà été mis en place avec la Gamacho. Il vaut mieux relever, dans la perspective d’une stratégie d’écriture trop évidemment symbolique (ultime malice ironique du romancier), que l’homme qui escorte les prostituées, un certain Palma, sera celui que Carlos redécouvrira au moment du scandale que provoque sa liaison incestueuse. Un Palma toujours posé, narrativement, au milieu de la saleté matérielle, comme pour mieux exprimer (sans l’écrire) la saleté morale du personnage. Or, il est associé, du début (Sintra) à la fin (dévoilement de la liaison) du roman, à des prostituées espagnoles, stéréotypes porteurs d’histoires pleines de vices et d’hypocrisies.
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Autre faux détail qui permettrait de saisir par le menu, peut-être de manière présomptueuse ou trop positiviste, un fonctionnement de l’imaginaire ibérique chez Eça : Bazílio, le bellâtre, songe dans le temps même de sa liaison avec Luiza, à partir avec son compère le Vicomte Reinaldo en Espagne, à Madrid, pour ensuite remonter à Bayonne et passer en France : ce qui n’est pas le plus court chemin. Ce même crochet par Madrid est celui que choisit Carlos, décidé à vivre avec Maria Eduarda à l’étranger, en France. Il est pour le moins intéressant de noter comment, de façon géographique, mais sans aucune nécessité, voire au prix d’un détour sans logique réelle, l’Espagne se trouve associée à un voyage lui-même associé à une liaison amoureuse illégale, voire asociale. L’absence de logique réelle oblige (obligerait donc) à chercher une logique d’ordre poétique, d’ordre symbolique : l’imaginaire fortement connoté de l’Espagne, l’espace qui produit, fournit les amours vénales. *** La musique espagnole, troisième et dernière composante, introduit dans les romans un exotisme douteux, voire ambigu. Si l’effet va dans le sens de la vulgarité, il vaut la peine d’analyser la mise en œuvre poétique de ces effets. Il faudrait détailler longuement l’effet produit sur Luiza par la malaguenha chantée par l’ami Sebastião (O primo Bazílio, 55). En un premier mouvement, un long paragraphe permet de poser le décor de cette rêverie, de ce mirage impérieux puisqu’il est écrit au présent de l’indicatif, temps qui s’oppose à l’imparfait de narration (parecia-lhe estar em Malaga.... mil estrelinhas luzem...). Ce rêve exotique fait par une femme portugaise obéit aux trois principes d’écriture exotique que nous avons proposés : la fragmentation (ce sont des vues partielles, des photos, ou des tableaux, des scènes prises sur le vif, fragments d’une vision touristique, mise à la mode par les voyageurs romantiques), la théâtralisation, autre procédé de déréalisation : il ne s’agit pas de vie au quotidien, mais d’une figuration par des acteurs évoluant dans un décor sonore, coloré, religieux et profane) ; enfin, la sexualisation, ce qui est ici intéressant à relever puisqu’il s’agit d’un rêve féminin : le vêtement des femmes, la zarzuela « chaude et sensuelle »/quente e sensual et les « bras blancs qui s’ouvrent pour l’amour. » À ce premier temps répond, en contrepoint dissonant, le rêve que Luiza fait en imaginant la vie de Carlos, pourtant parti vers le Sud, à Evora pour affaire avec un Espagnol. Or, c’est une seconde rêverie qui s’oppose en tout point à la première : contexte réel (avec précision chiffrée sur le négoce décidé), climatique (elle se voit en couple dans a doçura do mes de setembro), géographique (fazer uma jornada ao Norte), contextuelle (il ne s’agit plus d’une ville andalouse, de la culture espagnole, musique, costume, religion, mais de la nature, laquelle est humide, maritime). Du rêve méridional de Luiza il ne reste dans ce cadre septentrional qu’une image fugitive d’un paquebot qui 50
(symboliquement ?) fait route vers le Sud (alguns fumos de paquete que passa para o sul...). Or, cette vision nordique et maritime réapparaîtra, sous la forme d’un autre mirage culturel, à la fin, avec la ballade du Roi de Thulé qui produit sur Luiza un effet évidemment totalement opposé à la musique andalouse (mélancolie, amores espirituais, tristezas aristocráticas). Le schéma simple et efficace mis en place avec la chanson Chiquita dans O Crime do Padre Amaro a pris ici une ampleur narrative tout autre : elle est une autre façon de dire la psychologie de Luiza et le contexte passionnel dans lequel vit cette Madame Bovary lisboète. La zarzuela qui faisait de brèves apparitions dans les deux premiers romans (O primo Bazílio, 401), la musique facile, associée à l’Espagne, va être exploitée dans Os Maias de façon brève, proche de la caricature. Citons la charge faite par l’Anglais Craft contre les malaguenhas et les peteneras (650) et le succès remporté par Cruges qui a choisi la solution de facilité : écrire une opérette espagnole au titre passe-partout et interchangeable, comme les prénoms (Flor de Sevilha... ou Flor de Granada !). *** Il est donc entendu que les stéréotypes espagnols relèvent tous de la vulgarité, qu’il s’agisse de la sensualité, de la culture, de la musique, voire de la politique. Mais cette Espagne aux composantes vulgaires est... une composante de la culture portugaise. L’Espagne, d’un point de vue imagologique, n’a, dans l’œuvre d’Eça, quasiment aucune autonomie : elle est intérieure au Portugal. L’élément étranger sert à dire autrement la thèse principale concernant la réalité « nationale », énoncée depuis les Prosas bárbaras : le Portugal est un pays médiocre, stupide, sans aucun goût. Qu’en conclure, sur ce point du moins, sinon que la vulgarité espagnole est totalement et massivement utilisable par un Portugal non moins vulgaire, qu’il s’agisse des femmes ou de la musique. L’Espagne stéréotypée sert le projet de caricature polémique d’un pays systématiquement critiqué. Précisons ou nuançons : la vulgarité est de fait générale, si l’on pense aux couplets sur le cancan et le bœuf mode généralisés. Cette propension à la caricature, à l’usage du trait stéréotypé n’affecte pas seulement l’Espagne, mais elle apparaît ici plus incisive, sans doute à cause du contentieux historique entre les deux pays et d’une puissante « couleur locale ». Ce type d’écriture repose la question du réalisme queirosien. J’ai déjà eu l’occasion d’examiner les procédures de dépassement, de subversion du réel social, actuel (la caricature, le contrepoint, le pastiche). On a vu à quel point elles étaient présentes et actives, y compris le pastiche, lorsqu’il s’agit de textes médiévaux, procédé qui culminera avec A ilustre casa de Ramires, sur un autre plan.
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Dès lors, l’écran caricatural que pose l’écriture sur ce qui est tenu pour le réel, le contrepoint qui vient doubler, parasiter ledit réel, comme le fait le pastiche, autorisent à formuler l’idée selon laquelle la transcription du réel n’est qu’un postulat de départ pour conférence ou pour programme (celui du Casino, par exemple), mais sans grande efficacité ni emprise au plan de l’élaboration poétique du roman. La communication, au sens large, entre personnages, entre narrateur et lecteur n’est plus de l’ordre du réel, de l’immédiat, mais de l’ordre du culturel et de l’allusion médiatisée par l’effet ironique, humoristique, satirique. La volonté de restituer le réel existe sans doute, mais elle est fortement concurrencée par une autre esthétique dont nous osons définir deux principes essentiels : plutôt composer que décrire, recomposer plutôt qu’observer.
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4. Don Quichotte selon Miguel Torga Du personnage au mythe Poser la question de la relation que l’écrivain portugais Miguel Torga (1907-1995, pour mémoire) a entretenue avec Cervantès et Don Quichotte, personnage emblématique d’une œuvre et symbole d’une culture, voire d’un idéal de vie et de pensée depuis le Romantisme, ne relève en rien de l’exercice quasi rhétorique qui établirait un quelconque parallèle entre les littératures péninsulaires ou entre deux écrivains que trois siècles tout à la fois séparent et uniraient. Relation, union : ces mots clés du comparatisme ne sont pas, dans le cas présent, le fait du comparatiste. La présence de Cervantes dans la pensée de Miguel Torga et de la culture espagnole en général, est évidente et, compte tenu du silence habituel que l’on constate chez les écrivains portugais à l’égard de l’Espagne (et réciproquement, ajoutons-le, sauf quelques rares exceptions), est digne d’être signalée et étudiée. C’est que Miguel Torga représente, au plan de la pensée et de l’imaginaire, un cas particulier, singulier, d’ibérisme. Le mot renvoie, dans le contexte portugais (rappelons-le), au XIXe siècle et à la Génération de 70. Mais cette génération qui a quelque réalité, à la différence de la trop célèbre de 98 en Espagne, est loin d’être homogène. Si le grand poète Antero de Quental est très critique à l’égard des « peuples péninsulaires » entrés en décadence, si Eça de Queirós, comme j’ai pu le montrer (dans Sous le signe de Vertumne), après d’autres études, caricature l’Espagne dans ses romans, mais déplore l’ignorance de la littérature espagnole au Portugal, et finira par intégrer quelques éléments mythiques du Don Quichotte dans son dernier roman, A Cidade e as serras (1900) ; si, enfin, Oliveira Martins, historien et penseur, est le seul à se tourner vers un idéal péninsulaire, généreux, mais sans prolongements ou échos idéologiques et politiques, cet ibérisme fin de siècle sur lequel beaucoup reste à faire et à dire, n’est pas, à proprement parler, le fondement ou le cadre de pensée de Miguel Torga. Autodidacte devenu médecin, esprit tourmenté, inquiet, au sens fort du terme, et pourtant écrivain spontanément porté vers certains grands mythes fondateurs (tellurisme poétique, opposition et complémentarité des principes masculins et féminins, spiritualisme exigeant, alliant volontiers un certain agnosticisme, voire un matérialisme à des élans aux résonances christiques), Miguel Torga voit dans l’Espagne et dans les figures symboliques de Cervantès et de Don Quichotte des éléments à la fois opposés et complémentaires à la littérature, à la culture, voire à l’être portugais. Mais la 53
référence positive, souvent enthousiaste, à l’Espagne et à ses symboles, laisse place, comme toujours chez Torga, à une dimension très personnelle, illustrée dans deux de ses écrits les plus célèbres, son Journal, et son autofiction plus que son autobiographie, La création du monde. Ils seront rapidement repris et relus en parallèle avec un recueil poétique, original en soi, essentiel pour notre propos, les Poèmes ibériques dont l’élaboration remonte à 1952 et qui trouvent en 1965 une version qu’on peut tenir pour définitive. Don Quichotte, personnage proche de Torga, devient, à l’état naissant, un mythe pour une Ibérie idéale, mais aussi rêvée. *** À parcourir le journal, le Diário, de Miguel Torga, on serait tenté de dire que l’Espagne et plus particulièrement Cervantès occupent de bout en bout une place qui, pour être relativement discrète, n’en paraît pas moins significative et digne d’être étudiée pour l’ampleur du champ chronologique que ces références paraissent couvrir. Précisons : du 24 décembre 1937 au 9 décembre 1988 alors que 1932, mais plutôt 1936 et 1993 sont respectivement les terminus a quo et ad quem des 16 volumes du Journal. L’allusion à l’Espagne est souvent motivée par un voyage, une incursion en terre espagnole, ce qui est assez fréquent au cours de trois décennies (des années 50 à 70). Mais il y a des visites qui ne suscitent aucune réflexion d’ordre littéraire (4-VI-1954 en Estrémadure, 14-VI-1958, passant par Guadalajara, Madrid, Tolède, 11-VI-1960, où il ironise presque sur ses vagabondages en terre hispanique). À bien y regarder, la présence qu’on appellera cervantine ou quichottesque est cependant discontinue et l’on peut, sans trop de schématisme, distinguer une période de silence qui va de 1963 à 1987. Ce silence surprend, en particulier en 1985 lorsque Torga rédige une préface à l’édition espagnole de la Création du monde, texte inséré, comme c’est souvent l’habitude chez lui, dans le journal (11-XI-1985). L’affirmation répétée (« je suis un portugais hispanique »/sou un português hispánico) n’appelle aucune allusion, aucun exemple ou comparaison attendus en fonction d’autres passages précédents. La référence à Cervantès et à Don Quichotte semblerait donc plutôt le fait de ce que l’on nommerait la première période et qui irait, en gros, de 1936, date à laquelle l’Espagne fait irruption dans le champ des préoccupations de Torga qui s’est depuis toujours opposé au régime de Salazar, à 1963. Ou plutôt vers le milieu des années 60 car on ne doit pas oublier qu’en 1965 paraît l’édition des Poemas ibéricos. Il serait alors tentant de dire que cette somme, brève, mais dense, a rendu inutile tout nouveau commentaire et que la parole poétique a dit l’essentiel et le définitif, pour de longues années. Il serait tout aussi tentant d’affirmer que le caractère de génie de Cervantès ou la dignité de chef-d’œuvre absolu qu’est le Don Quichotte font que le 54
renouvellement du commentaire devient difficile, impossible ; pire : inutile. Ni commentaire, ni analyse, mais, comme toujours chez Torga, la formule lapidaire ou, pour les écrivains contemporains, le portrait en quelques lignes essentielles. Il est significatif que la dernière mention du Don Quichotte, en date du 9-XII-1988, soit faite à propos de la visite d’une exposition à Lisbonne consacrée à « l’Aventure humaine ». Celle-ci est résumée avec énergie et humour de la façon suivante (dans la traduction de Claire Cayron) : « Descendre d’une branche, se dresser sur ses pieds, peindre Altamira, construire le Parthénon, écrire le Don Quichotte et aller dans la lune, c’est du beau travail ! Il est seulement dommage que sur le plan moral il [l’homme] n’ait pas su être digne de cette grandeur. » Une telle appréciation, dans la brièveté de l’éloge, rejoint le premier jugement énoncé par Torga sur Cervantès, en date du 28 juin 1941 : Cervantès est parmi les plus grands « citoyens du monde. » Il est sans surprise en compagnie de Shakespeare, de Molière et de Goethe. L’énoncé de leurs créations géniales (Don Quichotte, Hamlet, Tartuffe et Faust) rend inutile tout commentaire. L’idée ou plutôt le classement laudatif, admiratif revient encore (26-X-1942, 11-XI-1942) sans apport nouveau, sans nouvelle nuance. Ajoutons que Cervantès, comme d’autres phares du passé, retient moins l’attention de Torga que les grands génies de l’époque actuelle. Il accorde en effet une large place à la culture contemporaine qu’il suit de près, à sa manière. Ainsi, on peut dire que Cervantès est largement éclipsé par Picasso, par exemple, pour rester dans le contexte hispanique (29-I-1984) dont la fécondité artistique et la longévité fascinent Torga. Grand amateur de cinéma, Torga décerne de vibrants éloges dont on chercherait en vain l’équivalent pour les siècles passés, à Buster Keaton et plus encore à Charlie Chaplin « le seul génie de notre temps » (28-II-1953 et 20-III-1972). Le modernisme de Torga explique le jugement provocant et paradoxal (attitude très torguienne, par ailleurs) qui fait que l’on pourra préférer la lecture du journal à celle de Cervantès et entendre un fado plutôt que Beethoven (10-IV-1948). Il explique également un autre compliment qu’on pourra appeler empoisonné : il y a toujours dans les « pires pages » du Don Quichotte « le dialogue universel de l’esprit et de la matière » (6-IV-1944). On ne saura pas ce que sont ces « pires » pages car en fait la mention de Cervantes n’est là que pour illustrer a contrario le bilan très sévère que Torga fait de la culture portugaise. C’est donc, là encore, la dimension universelle, celle-là même qui manque précisément aux écrivains portugais, qui est ici en jeu. Sur un autre plan, l’opposition de l’esprit et de la matière (c’est-à-dire Don Quichotte et Sancho Pança) revient sous la plume de Torga, mais sans aucun autre développement, sans aucune justification, comme s’il s’agissait du fondement évident de l’œuvre (22-IV-1960, 12-VI-1960, 13-IV-1960). Tout au plus, dans la dernière occurrence, un exemple éclaire, ou illustre, l’opposition : le gouverneur d’une île (rêve de Sancho) s’oppose à l’image que 55
se fait Don Quichotte de cette mission : celle d’être un « citoyen honoraire d’un archipel abstrait et universel. » Ainsi donc l’éloge tourne court. Les formules admiratives, brèves, proches du cliché à valeur positive, accréditent une image qui tend au mythe universel. Entre la formulation délibérément laconique et la reconnaissance de la dimension mythique, il n’y a pas de place pour l’analyse, le discours critique. Celle-là comme celui-ci sont inutiles face à l’admiration. Reprenons pourtant et détaillons les passages essentiels. *** La première mention du Don Quichotte, en date du 24 décembre 1937, apparaît au moment où Torga, dans le voyage d’Europe qu’il a décidé, entre en France. Elle est faite à Lourdes et la frontière de montagnes, « cette grande muraille », qui vient d’être franchie, est vue comme la barrière qui défend « mon seigneur Don Quichotte »/o meu senhor Don Quixote (la formule renvoie à Unamuno plus qu’à Rubén Darío...) des « tentations des Folies Bergères. » La réalité géographique se change en donnée spirituelle : le négatif français, frivole, renvoyant à la chair et à la distraction est opposé à une spiritualité ibérique que l’usage du possessif transforme en partie intégrante de l’univers de l’écrivain. Plus tard, c’est Cervantès qui sera opposé, sans aucune explication, sans aucun développement, à Descartes : cette fois-ci, c’est la raison française qui est opposée à l’esprit espagnol, à l’élan spirituel face à la pensée rationnelle (cf. 6-IX-1950, et 11-VII-1975). Mais Don Quichotte sert aussi à opposer Espagne et Portugal, comme on a pu déjà le constater. Au reste, la pensée et aussi l’imaginaire de Torga sont largement fondés sur des oppositions de type dichotomique, ainsi que l’a finement montré Teresa Rita Lopes. Le Portugal n’a donc, aux yeux de Torga, aucun texte qui puisse être comparé au Don Quichotte (6-IV-1944). Lorsque cette affirmation est avancée, Torga ne songe nullement à alléguer l’exemple de Camoens. Et il n’hésite pas à dresser la Diana de Montemayor, chefd’œuvre de la littérature pastorale écrit en espagnol par un Portugais, face au Don Quichotte, chef-d’œuvre « vivant » et « éternel » (22-VI-1942). Dans une conférence de 1945, reprise dans le recueil Fogo preso (Feu prisonnier), Torga examine avec une minutie sévère l’œuvre du romancier Eça de Queirós qui a ironisé sur Coimbra, la ville d’adoption de Torga. Il manque au Portugais l’esprit satirique, la dimension « universelle » que Torga accorde d’emblée à Swift pour Gulliver et à Cervantès pour son Don Quichotte. Le roman de Cervantes sert à nouveau, bien plus tard, à illustrer le jugement que Torga porte sur l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar, à l’annonce de sa mort (18-XII-1987). Pour Torga, Marguerite Yourcenar laisse un chef-d’œuvre, Les Mémoires d’Hadrien. Ce qui suit est l’œuvre non pas du « génie » mais du « talent ». Et il fait le parallèle, comme quelque chose qui 56
viendrait spontanément sous sa plume, ou dans le cours de la conversation, avec Cervantès : « Le grand Empereur a été dévorant. A exigé d’être servi à sa mesure. Épuisant ainsi l’âme de son auteur. À Cervantès il est arrivé la même chose. Don Quichotte a exigé de lui l’absolu. Et a laissé entre ses mains les Nouvelles exemplaires - marc du pressage de l’imagination. » Le jugement est d’autant plus sévère qu’il vient d’un écrivain qui passe, à bon droit, pour un des meilleurs nouvellistes, avec ses Contes de la Montagne ou Lapidaires (Pedras lavradas). Comme on a pu déjà le constater, l’éloge n’exclut nullement la réserve. Et l’on observe également que si Torga ne développe guère ses jugements, ceux-ci sont toujours plus ou moins suscités par une seule et même interrogation qu’il serait facile de suivre au long de son journal : la nature et la portée de ce que l’on nomme le « génie », réalité biologique, psychique, morale que Torga interroge inlassablement dans une sorte d’introspection. Très tôt, Torga a émis une théorie simple, sommaire du « génie » de Cervantes. On peut la lire en date du 18 novembre 1939. D’abord Torga voit Cervantes pris au piège de son intuition : la première phrase de son roman le condamne, en quelque sorte, à poursuivre une aventure, à l’image de celle de sa créature : « Et quant au pauvre Cervantès, il reste tout seul à déverser sa belle prose sur mille pages en corps dix. » C’est une « déveine », mot familier pour ne pas dire destin. Destin que Cervantès partage avec De Foe. L’originalité de Cervantès est d’avoir donné naissance à quelqu’un que « nous portions en nous, a priori ». Cervantès est comparable, pour Torga, à une « mère » qui se sacrifie pour son enfant : « Et Cervantes s’est sacrifié, telle une mère acceptant de mourir, pour que vive l’enfant qu’elle est en train de mettre au monde. » Cette réduction soudaine, grandiose du spirituel au principe premier, biologique, est un procédé cher au médecin Adolfo Rocha qui a pris le pseudonyme de Miguel Torga, prénom qui doit sans doute quelque chose à Cervantès et à Unamuno, les deux Espagnols qu’il admire. Mais Don Quichotte est aussi un personnage qui parle au lecteur qu’est Torga et il finira par devenir une sorte d’élément d’un mythe personnel que Torga construit, se construit à longueur de pages. À plusieurs reprises, sans aucun esprit de systématisation, mais de façon significative, il compare sa vie à l’histoire de Don Quichotte. Dès 1938, dans le 3e Jour de la Création du monde, il nomme « quichottesque » le voyage qu’il fait sur le dos d’une ânesse à Lamego, au séminaire. Comparaison plus proche de Sancho que de son maître. Dans la préface à l’édition espagnole de Bichos (nouvelles qui ont pour héros des animaux) qu’il inclut dans le journal (18-V-1944), il se demande ce que valent les bêtes qu’il a inventées, face aux bisons de Altamira, à Rossinante et à Platero. Mais la question révèle aussi les
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modèles auxquels il a souhaité se mesurer, inconsciemment, en un premier temps. Ailleurs, il se compare expressément à Don Quichotte revenu de sa folie : il est cuerdo, sage (20-I-1947). Dans la IVe Journée de la Création, il fait un parallèle entre la transformation qu’il a faite dans un conte et la transformation de Don Quichotte en personnage romanesque, non sans quelque dose d’humour. Enfin, dans un passage inspiré de la Vème journée de la Création (1981), il répond avec hauteur à un aristocrate méprisant qui l’avait invité à une partie de chasse, en lui débitant son arbre généalogique où figure comme ancêtre le premier bison d’Altamira et la galerie des grands génies, dont Cervantes, sont ses « ascendants en ligne directe. » Mais il a soin d’ajouter que ce lignage crée des responsabilités dont il est conscient. Ainsi, à la réflexion sur le génie, qui était aussi une autre façon d’envisager sa vocation d’écrivain et de poète, répond l’autre face de sa vocation : la responsabilité morale de l’écrivain, de l’Orphée rebelle, pour reprendre le titre d’un de ses plus célèbres recueils poétiques. *** Dans le cas de Cervantès et de sa création, Don Quichotte, le génie renvoie clairement à une réalité spirituelle que Torga accorde à l’Espagne et qu’il dénie au Portugal. Il est significatif que cet esprit parfois vivement anticlérical, favorable sans réserve aucune aux républicains espagnols, soit attiré, dès 1936, par la figure de Sainte Thérèse d’Avila. C’est elle qui inaugure la galerie des grandes figures inspirées de l’Espagne (10-XI-1936). Il vaudrait la peine de citer longuement la belle page du IVe Jour de la Création du monde dans laquelle Torga rappelle la découverte, capitale pour lui, des écrits de Sainte Thérèse. On chercherait en vain une confession semblable à l’occasion du Don Quichotte. Torga raconte la rencontre placée sous le signe du hasard trivial, puis l’admiration qui fait de lui un « dévot lecteur » de la sainte, et les contradictions que suppose cet enthousiasme. De Sainte Thérèse Torga va passer à une figure contemporaine qu’il admire : Miguel de Unamuno. Il faut, là encore, se reporter à la IVe Journée de la Création qui date, rappelons-le, de 1939 (livre saisi par la police à sa sortie et republié en 1971) à l’occasion d’un passage par Salamanque. Cri du cœur : dans son journal en date du 27 juillet 1942, Torga transpose un mot du journal de Katherine Mansfield à propos de Tchékhov, et s’exclame : « Ah ! Unamuno ! Pourquoi es-tu mort ? Pourquoi ne puis-je pas te parler en cette époque dramatique où notre Péninsule est accablée de soleil et de tristesse ? » C’est dans ce contexte de spiritualité thérésienne, mais qui s’exprime de façon simple, « populaire » (et Torga a raison), et d’agonie philosophique propre à Unamuno, commentateur de l’œuvre de Cervantes, qu’il faut placer, mais bien en retrait, l’éloge de Torga à Cervantès et la lecture idéalisante du 58
Don Quichotte. Mais il s’agit là plus d’une reconstitution que d’une constatation faite à partir des confidences et des réactions de Torga. Dix ans plus tard, faisant halte à La Carolina, en direction de Madrid, Torga loge à l’hôtel Cervantès, et le hasard l’amène à réfléchir sur l’homme et sur son roman (20-IV-1951). Ici s’exprime une autre obsession constante de Torga, épris d’exactitude et sacrifiant curieusement à une sorte de positivisme du milieu lorsqu’il s’agit de l’écriture et de l’inspiration. Je pense aux lectures vérifications qu’il fait in situ des romans d’Eça de Queirós. Je pense également à l’obsession du « local » qu’il conçoit non en opposition, mais en continuité avec l’universel (« l’universel c’est le local sans les murs ».). Ce qui motive donc l’admiration de Torga, ici, c’est la localisation précise du roman qui en fait un chef-d’œuvre de « signalisation géodésique ». Seule la Bible peut lui être comparée, envisagée sous l’angle de la précision du point de départ. Mais, dans un cas, il s’agit de la terre, de l’autre le Verbe. Le début des années 50 voit la première publication de « quelques » poèmes ibériques (Alguns poemas ibéricos, 1952) qui passeront dans l’édition de 1965, non sans quelques modifications. Dans ce grand hommage à la terre et aux hommes d’Ibérie, la place de Don Quichotte est loin d’être centrale, mais elle est un des axes de cet esprit, de cette essence de l’être ibérique que Torga cherche à isoler en interrogeant, en chantant l’espace, l’histoire et les « héros ». Le héros de Cervantès lui sert de principe de relecture de l’histoire espagnole. En effet, le Cid est « le premier Quichotte connu. » Après Viriate et Sénèque, il est la figure inaugurale qui fait « advenir » le « rêve » (le verbe choisi par les traducteurs, Claire Cayron et Louis Soler, forçe un peu l’original, mais renforce la ligne interprétative choisie par le poète). Si le Cid peut être la première incarnation du Quichotte ou du quichottisme, c’est à cause de son « héroïque et rédemptrice présence ». On voit comment, dès le début, l’union de deux principes, celui de l’action concrète et de l’action spirituelle constituent la base de l’ibérisme de Torga. C’est ce qui lui permet d’intégrer Sainte Thérèse, mais aussi Ignace de Loyola et Philippe II, qui a droit à un portrait nuancé, alliant positif et négatif. La dimension spirituelle est encore très active dans le poème « Cervantès », « génie » qui transforme le lecteur des aventures de Don Quichotte, le deuxième Don Quichotte. Cette action sur le lecteur, sur un « je » double de la voix poétique, est bien la manifestation de la force spirituelle de cette géniale création et créature : « Il fait jour après jour heure après heure du fou temporel qui hier vivait en moi le fou intemporel qui survit aujourd’hui. »
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C’est donc à une transformation de l’intérieur qu’aboutit la lecture de ces aventures inouïes. Il était question de « rédemption » pour le Cid ; ici, il s’agit de « révélation ». Le troisième Quichotte est Unamuno : « Unamuno, le Troisième ». Il est « l’amant » et le « défenseur » d’une étrange Dulcinée que le poème détaille en une parenthèse explicative : « (Patrie, mère/idéal/bien-aimée) ». Le quichottisme ici, c’est tout à la fois la caritas chrétienne (charité, amour sublimé), un certain héroïsme, présent chez le premier Quichotte, et une dimension patriotique à laquelle le poète civique que fut Torga entend être fidèle, mélange d’altruisme, de désintéressement et de passion idéalisée. Reste pour clore le recueil, celui de 1952 comme celui de 1965, ce que Torga a appelé « le cauchemar »/ Pesadelo. C’est le cauchemar de Don Quichotte, mais aussi, possiblement, d’Unamuno, voire du Cid, de tout amant de la Dulcinée/mère patrie/Espagne. Trois poèmes composent une vigoureuse et efficace progression synthétique. Le premier temps, c’est le cauchemar de Don Quichotte, c’est la patrie en danger, l’Ibérie menacée. Il faut que Sancho se réveille. Deuxième temps, No pasarán, renvoie explicitement au combat des républicains espagnols que Torga a évoqué dans IVe Journée de la Création du monde. Le cri est encore valable au moment où le poète écrit : « On ne tue pas un peuple, non ». Troisième temps : « Exhortation à Sancho ». Un Sancho qui avec « la charrue et la lance » va devenir « le Don Quichotte vrai ! » Le poème est donc un appel au peuple : Sancho, l’homme du peuple, est exhorté, comme un frère. C’est de lui, mais après réveil et transformation, que viendra le salut. Il est en réalité l’ultime transformation de Don Quichotte. Et cette métamorphose est sans aucun doute l’apport le plus simple et le plus radical de Torga au « mythe » quichottesque. Mais on ne saurait oublier d’autres modalités de l’écriture torguienne du Quichotte : la médiation décisive d’Unamuno, la laïcisation du message quichottesque et l’annexion du Quichotte à l’histoire personnelle. *** Revenons au mythe créé, remarquable ici par sa plasticité et sa polyvalence. Il montre comment une histoire romanesque devient une histoire à portée exemplaire. Il allie les contraires, les sublime (Don Quichotte et Sancho) et sert, de façon éthique, à formuler une histoire pour tous, une histoire rédemptrice, un scénario de rachat par sublimation. Le principe populaire se trouve investi de la mission héroïque qui était dévolue au chevalier. Non seulement il n’y a plus, dans la nouvelle histoire, opposition, il y a inversion des données et des fonctions attribuées aux deux protagonistes. Par cette ultime métamorphose, Torga a donné à son ibérisme une fable nouvelle, un contenu nouveau à ce qui était une option idéologique. Il a ajouté 60
au système de pensée qui a nom ibérisme les silhouettes de Don Quichotte et de Sancho et à travers elles, pour lui d’abord, et pour ses lecteurs, de nouvelles raisons de croire et d’agir. Références bibliographiques Éditions de référence : Diário, Lisboa, éd. Dom Quixote, 1999, 2 vol. (trad. fse de Claire Cayron : En franchise intérieure (1933-1977), Aubier Montaigne, 1982 ; En chair vive (1977-1993), éd. José Corti, 1997. A criação do mundo, ed. Dom Quixote, Lisboa, 1999 ; trad. fse de Claire Cayron, introd. de D.-H. Pageaux : La Création du monde, GF Flammarion, 2000. Poèmes ibériques, éd. bilingue, trad. Cl. Cayron et Louis Soler, éd. José Corti, 1990. Fogo preso, Coimbra, 2a ed., 1989.
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5. Maria Ondina Braga à Macao Braga. C’était son nom, comme celui de la ville où elle était née au début des années 30. Mais elle signait volontiers de ses deux prénoms : Maria Ondina. C’est sous cette sorte de faux pseudonyme qu’elle publia en 1968 aux éditions Panorama (ce sera notre édition de référence) une suite de onze nouvelles, des contos, A China fica ao lado, primés, deux ans auparavant, par le S.N.1. (Secretariado Nacional da Informação). Elle en était à ses débuts et n’avait alors à son actif que deux recueils de poésies et un livre de chroniques publiées par l’Agence Générale de l’Outremer. Le titre, Eu vim para ver a terra, pouvait paraître ambitieux, voire arrogant ou déterminé. Il n’était que symbolique : Maria Ondina a passé une large partie de sa vie hors du Portugal, en Afrique, à Goa et à Macao. Mais elle a été aussi à Paris, à l’Alliance française, et à Londres, pour ses études. Macao, ce lointain fleuron de l’Empire, a inspiré durablement Maria Ondina. En 1991 elle publiait un roman, Nocturno em Macau, où elle reprenait ce qui avait été en partie la matière de ses nouvelles : son expérience d’enseignante dans un collège religieux, un univers de silence, de solitude. Et dans Passagem do Cabo (Caminho, 1994), des feuilles de route, poèmes et prose en fragments, la faisaient revenir, vingt-cinq ans après, sur les lieux de son apprentissage pédagogique et littéraire. Celle qui était venue « pour voir la terre », pour reprendre ses mots, l’a quittée en 2003, discrètement, non sans avoir gagné de nombreux prix littéraires. Reconnue sans doute par l’institution, elle a toujours vécu à l’écart, en marge du monde. Dans A China fica ao lado, dans cette « Chine qui est à côté » le lecteur évolue de nouvelle en nouvelle dans une ville plus suggérée que décrite, où se mêlent diverses traditions culturelles, d’Asie et d’Occident, où se croisent, de façon fugitive, des personnages, ou plutôt des silhouettes, venus le plus souvent de la Chine « continentale », des réfugiés. Mais, au-delà du dialogue (ou du heurt) entre cultures, au-delà des instantanés tragiques qui composent cet ensemble de nouvelles, c’est la voix de la conteuse, témoin de drames humains sobrement rapportés, qui retient l’intérêt et, parfois, l’émotion. *** Que racontent ces histoires ? 1 : Une jeune élève d’un collège religieux quitte l’établissement pendant les fêtes de Noël parce qu’elle attend un enfant. 63
2 : Une religieuse bouddhiste empoisonne, par vengeance, son père et sa jeune concubine, de nationalité japonaise. 3 : Un antiquaire opiomane apparaît dans sa double vie quotidienne, exalté ou abattu. 4 : Un devin interrompt les consultations de sa journée au moment où meurt sa mère, depuis longtemps à l’agonie. 5 : Une jeune lépreuse rêve à l’amour tandis que son mal progresse. 6 : La grand-mère d’une famille nombreuse doit fuir la Chine et meurt en arrivant à Macao. 7 : Un enfant trouvé recueilli par des bonnes sœurs catholiques va être élevé par un bouddhiste. 8 : Les derniers jours et l’enterrement mouvementé d’une grand-mère réfugiée à Macao, un jour de typhon. 9 : Une mère folle vient crier tous les jours au bord de la mer et disparaît. 10 : Dans une pension de famille une histoire d’amour se noue dans le temps même où se produit un petit drame domestique. 11 : Une jeune fille vient trouver un médecin réfugié, réputé, connu de sa grand-mère, pour se faire avorter. À la simple lecture de ces résumés, de ces histoires qui se laissent aisément résumer, on note la correspondance thématique qui s’établit entre la première et la dernière nouvelle : évoquer le drame secret de deux jeunes filles, leur désarroi. À quoi s’ajoutent, au plan de l’écriture, la répétition en écho de la même allusion religieuse et culturelle s’appliquant au cas de ces deux infortunées, la première d’origine européenne, la seconde, chinoise réfugiée : seule la mère de l’humanité, dans le confucianisme, peut enfanter toute seule (12, 93) ; de plus, même solution pour le dénouement : une fin ouverte avec, dans les deux histoires, deux phrases conclusives sous forme interrogative qui laissent s’installer l’angoisse et le suspense. Ce procédé de mise en parallèle et de jeu d’échos suffirait à faire de ce petit livre non un recueil de nouvelles, mais un « ensemble », si l’on suit la distinction suggestive faite par Marcel Arland dans L’eau et le feu (Gallimard, 1954), reprise dans une chronique de Lettres de France (Albin Michel, 1991 : 90). Il s’agit de ménager un subtil et constant équilibre entre le texte de la nouvelle qui garde sa pleine et entière autonomie, son originalité, et des principes de composition qui établissent entre les textes réunis une suite de liens et de correspondances. Ce que je viens d’appeler mise en parallèle peut aussi plus justement être défini comme un procédé de symétrie inversée. Le procédé porte sur la structure des nouvelles, comme on le verra, et sans doute renvoie-t-il à une des solutions adoptées dans le cas du récit court. Mais il concerne aussi la thématique générale des histoires : juxtaposition et opposition des religions catholique et bouddhiste, de la langue chinoise du Nord, lettrée, le mandarin, et du chinois de Shanghai, de la Chine continentale et du refuge qu’est devenu Macao. Il serait tentant de faire de ce procédé la voie d’accès obligée pour une narratrice occidentale à un monde radicalement différent, mais dont elle essaye de comprendre certains fondements, en un mouvement de curiosité et de sympathie. C’est en effet dans chaque nouvelle que se trouve exploité, de 64
façon plus ou moins systématique, le procédé qui vient d’être nommé mise en parallèle ou de symétrie inversée. On peut donc parler en ce cas moins d’un procédé que d’un principe d’élaboration poétique. *** Dans la première nouvelle, la jeune élève occidentale repense à l’homme qui l’a séduite, un Chinois du Nord et viennent ainsi se répondre et se heurter deux traditions culturelles et religieuses, Noël et l’approche du Nouvel An chinois. Et plus encore on relève la juxtaposition du même mot Menino, pris dans deux contextes différents : l’Enfant Jésus dont on fête la naissance et l’enfant que la jeune fille porte en elle en secret et l’effet de contraste entre « grâce » et « disgrâce », malheur (13). Dans la dernière nouvelle, ce sont deux images et deux situations qui se superposent pour mieux s’opposer : d’une part, le passé, la famille riche, illustre à laquelle appartient la pauvre jeune fille qui va se faire avorter (Sabia que pertencia à familia ilustre), l’image du Docteur Yu telle qu’elle la conserve dans son esprit, à partir des propos que lui a tenus sa grand-mère et, d’autre part, la réalité sordide qu’elle découvre (Por momentos ela pensou que se houvesse enganado. Outro doctor Yu ?, 92). Si le procédé est constant au long des nouvelles, on aura compris qu’il vaut essentiellement par les variations qu’il permet. On peut aussi constater qu’il est plus ou moins réussi, plus ou moins élaboré, c’est-à-dire efficace. Dans la 6e nouvelle il se réduit à une simple conjonction ou juxtaposition thématique, cautionnée par une croyance populaire : Dia de tufão é dia de morte (46) ; d’où le récit, alors que le vent se met à souffler, par l’amie de la narratrice de la mort d’un personnage étonnant : sa grand-mère. Mais la nouvelle aura une double fin : la mort de l’aïeule et l’anneau de jade retrouvé dans sa sépulture provisoire, sept ans après le drame. Variante sur le même thème dans la 8e nouvelle : une centenaire agonise et est assistée par une sœur catholique et un bonze, tandis que la tempête fait rage. Le corps de la défunte disparaît, mais il a dû aller au ciel, accompagné par les rites du bonze et les prières de la sœur (66). Parallèle et juxtaposition encore dans la 7e nouvelle : un enfant trouvé élevé dans la foi catholique se met à révéler à son père adoptif bouddhiste les principes de sa religion. Effet de surprise : le bonhomme, fier et ému par la science de l’enfant, s’en va à la pagode pour remercier ses dieux. Dans la 9e nouvelle, deux cris sont mis en parallèle : l’un inquiétant est celui d’une pauvre folle qui cherche au bord de la mer sa famille disparue, l’autre est celui du paon d’une riche propriété. Ce cri dédramatise l’atmosphère et devrait rassurer la vieille servante qui avait pris peur à l’idée de laisser seules deux jeunes filles : la narratrice et son amie. Reste un mystère : la disparition de la folle. La 10e nouvelle développe, non sans quelque artifice, une double intrigue dans la pension de famille où loge la 65
narratrice : l’attente de la naissance d’un enfant et l’attente de la nouvelle floraison d’un cactus. C’est aussi la nouvelle la plus longue, volontiers humoristique, et qui contient le plus d’allusions qu’on peut tenir à bon droit pour personnelles. Deux nouvelles (la 3e et la 4e) sont à première vue des portraits d’originaux, voire de marginaux : un opiomane, un devin. Mais dans le premier cas, ce sont deux citations, l’une de Camilo Pessanha, l’autre de Fernando Pessoa, qui, placées au début et à la fin, dialoguent et se répondent. Ce sont aussi deux adverbes, fatalmente (mis dès la première phrase) et satanicamente, quelques lignes avant la fin, qui vont, à un autre niveau, encadrer le récit fondé sur la dualité du personnage. Celui-ci est (et la citation de Pessanha introduit l’image), un mort-vivant (morto-vivo). Ces mots ont leur équivalent en langue chinoise : il est donné ainsi que la traduction : homem de meia-vida. Ici, le parallélisme qui va jouer sur des effets d’opposition (moitié de jour sous l’effet de la drogue, restant de la journée évoqué avec les conséquences de la prise d’opium) est rendu possible par un dédoublement du personnage qui est l’unique argument de l’histoire. On dira que ce dédoublement est ici la seule possibilité narrative pour rendre compte de l’aliénation passagère et répétée de l’opiomane. Encore faut-il noter les effets stylistiques (adverbes) et discursifs (insertion de citations) qui permettent au portrait d’être dit et construit. Le procédé de dédoublement connaît lui-même une variante introduite dans l’histoire précédente, la 2e. Une religieuse bouddhiste nourrit dans son cœur une haine inconditionnelle pour les Japonais qui ont saccagé la propriété paternelle. Le vieux père est encore assez riche et surtout fidèle à certaines traditions pour s’offrir une vierge à chaque nouvelle lune. La coutume ne choque nullement la religieuse, jusqu’au jour où l’élue est une Japonaise. L’instrument de sa vengeance va être le plat préféré du père à l’occasion du Nouvel An : un cobra en court bouillon. Ce qui renvoie au rite festif, au festin, au renouveau, est aussi ce qui va donner la mort, administrer le poison à la Japonaise et au père. On parlera d’un élément ambivalent qui suscite un effet original à ce qui est toujours un défi pour le conteur face à l’imagination du lecteur ou du public : raconter une vengeance. Dans la 4e nouvelle, le devin n’introduit aucun mystère, aucune atmosphère particulière : la narratrice est d’ailleurs sceptique. La présence d’une vieille est signalée, à côté de l’autel, mais on la voit mal et elle semble se distinguer à peine du décor qui appelle la description. Une deuxième mention de la vieille femme, un gémissement qu’elle pousse, attire une nouvelle fois l’attention sur « la chaise du fond ». Puis une prolepse très rapide (Falei mais tarde no caso à minha amiga, 33) introduit une information capitale : la vieille femme, la mère du devin, est en « correspondance spirituelle » avec son fils. Alors qu’elle est à l’agonie, les gémissements qu’elle pousse en sont la manifestation. Mais le gémissement entendu cette fois a un autre sens que le lecteur comprend lorsqu’il voit et entend, comme les deux jeunes femmes, les 66
réactions du devin, ses pleurs, ses hurlements qui se mêlent au tonnerre. Ainsi il y a redoublement d’une même scène, de part et d’autre de l’information donnée sur les rapports particuliers entre le fils et sa mère : deux apparitions de celle-ci signalent le début et la fin d’un drame familial. La première, comme en tonalité mineure, introduit une première donnée : l’agonie d’une vieille femme. La seconde n’acquiert sa véritable signification qu’à partir du moment où surgit la silhouette massive du devin. Enfin, la 5e nouvelle offre de façon simple et efficace le procédé de la mise en parallèle, introduisant pourtant une variante émouvante. Dans l’île où sont envoyés des lépreux, un couple étrange, éphémère, se forme : deux jeunes lépreux se rencontrent au coucher de soleil. Mais chacun retournera dans la portion d’île qui lui est assignée et la jeune fille poursuivra son existence en rêvant à l’amour et en voyant progresser sur son visage les traces du mal. Ces onze nouvelles mettent en œuvre les ressources du romanesque sous sa forme la plus dépouillée, essentielle : d’abord, l’aventure, mais dont l’issue est la mort ou le malheur, puis, la rencontre, mais ici elle est souvent le premier pas vers un dénouement douloureux (on exceptera les nouvelles 7 et 10), le hasard qui prend presque toujours l’allure d’un destin inéluctable, enfin, l’histoire dans son déroulement temporel, mais pour en venir très vite à un moment de crise à portée symbolique ou exemplaire. On peut parler ici d’une mise à nu du romanesque, d’une dénudation de ses ressorts, pour ne garder que quelques éléments poétiques, dramatiques, tragiques. *** On ne trouvera pas dans ces textes des évocations de Macao. Sans doute l’art de la nouvelle a des exigences de brièveté qui excluent les séquences descriptives : aucun pittoresque, ou plutôt aucune volonté de pittoresque, peu des précisions topographiques. L’île que découvre la jeune lépreuse correspond à une géographie sentimentale, à une nature rêveuse et poétique qui se complaît dans la contemplation des couchers de soleil. L’île de Coloane est mentionnée, comme lieu de vacances, de repos, mais elle est aussi un lieu de souffrances pour la pauvre folle, un lieu où l’on enterrera la vieille aïeule qui a su mener sa famille et ses amis à bon port. De Macao, seront mentionnés le « port intérieur » (14, 56, 63), avec son labyrinthe de jonques, et l’artère appelée marginal (45, 66). Un collège religieux apparaît dans la première nouvelle, comme un décor stylisé du moment des fêtes de Noël. Dans ce collège, comme dans la pension de famille A pousada da Amizade de la 10e nouvelle, ce sont les types sociaux qui retiennent l’attention, leur origine (portugaise, anglo-saxonne, chinoise du Nord ou du Sud), leur capacité à dominer une ou plusieurs langues (portugais, anglais, chinois). Si quelques lignes sont accordées à la tempête qui tord les palmiers le long de cette voie, c’est que l’évocation de la tempête est le 67
complément nécessaire au récit de l’enterrement mouvementé d’une centenaire : elle est la métaphore de cette impossible cérémonie qui bouleverse le cosmos tout autant que le typhon. Dans cet espace, tout élément du réel se change en signe : par exemple la lune (11, 20, 59, 71, 73), une lune blanche annonciatrice de malheur ou de deuil. Ce qui pourrait passer pour des notations ou des touches pittoresques sont en fait des traits d’une certaine culture chinoise qui sont consignés parce qu’ils correspondent à un étonnement, à une surprise de la part de l’observatrice occidentale : les fleurs de pêcher pour le Nouvel An (10, 20, 26), la garniture de dents en or dans la bouche d’une femme (20, 32), la pratique des pieds bandés pour les femmes dans la Chine traditionnelle (92). La visite à l’antiquaire opiomane, fin connaisseur des traditions passées, est l’occasion de donner des informations sur certaines fêtes (la fête des morts en avril), rites ou croyances (le ficus arbre sacré, la tortue symbole de la force, Tai-Ki, le Grand Absolu, à l’origine de la création du monde...). Un intérêt particulier est porté à la nourriture, aux traditions culinaires, à certains objets qui relèvent de la civilisation matérielle. Les noms chinois seront conservés, traduits et feront l’objet de très rares notes en bas de page (12, 39, 63, 96). La plupart du temps, les mots s’intègrent, en dépit de l’italique, dans le corps du récit et ne relèvent que très rarement de l’écriture documentaire, encore moins d’une quelconque couleur locale. La 7e nouvelle s’intitule « L’homme au sam-an-ché »/ O homem do sam-an-che. Il s’agit d’un tricycle présenté en note, dès la première nouvelle, comme un mode de transport typique de Macao (12). Dans la 7e nouvelle le véhicule sert à définir l’homme dans l’échelle sociale : il s’agit d’un pauvre homme, sans aucune instruction. Mais ses réactions montrent sa générosité, sa tolérance et finalement une intelligence du cœur qui force l’estime. Sans doute, à l’issue de la lecture de ces nouvelles, connaîtra-t-on quelques composantes ou manifestations d’une culture radicalement différente de celles de l’Occident. Mais il ne semble pas que telle était l’intention de la narratrice. Celle-ci, comme une certaine Maria Ondina Braga, est enseignante. Enseignante d’anglais, est-il précisé (45). Elle se montre attentive aux différentes langues qu’elle entend. Elle avoue très mal parler le chinois. Mais les différences entre le chinois mandarin, classique, du Nord et le parler de Shanghai (Xangai) sont toujours notées, sans que ces remarques entraînent des précisions linguistiques (9,11, 32). C’est qu’il s’agit moins de questions philologiques ou culturelles que de drames humains. *** À Macao arrivent les réfugiés de la Chine continentale, ceux qui fuient le nouveau régime, sans autre précision. Ces réfugiés apparaissent dès la 5e nouvelle, avec le jeune lépreux, mais c’est avec la 6e nouvelle et l’odyssée de 68
treize personnes emmenées par une vieille femme qui s’est toujours sacrifiée pour élever ses dix enfants que le thème de la fuite, de l’exil s’impose. Faut-il noter que cette nouvelle, la sixième, sur un ensemble de onze, occupe donc une place centrale ? Autre élément qui vient renforcer l’idée d’une composition fortement concertée. À quoi l’on pourra objecter que Maria Ondina Braga donnera quelques années plus tard une nouvelle édition augmentée de trois autres nouvelles, avec corrections pour celles de la première version (éd. Bertrand, 1974). Mais c’est ce premier ensemble qu’elle écrit et publie qui nous intéresse ici : son coup d’essai (dans l’art de la nouvelle) qui est aussi un coup de maître. La présence de ces réfugiés qui occupent, en quelque sorte, le second versant de l’ensemble donne à la ville un nouveau visage et aux récits une tonalité dramatique accrue. Dans la 7e nouvelle les réfugiés apparaissent sous la forme d’une foule où il est impossible d’identifier la famille de l’enfant trouvé. Macao est cependant la terre promise, le havre d’espérance vers lequel il faut arriver : on le voit dans le récit que fait Mei-Lei, l’amie de la narratrice, et la petite fille de la grand-mère sans nom, sans visage, qui décide la « fuite » vers Macao (Da avo partiu também a ideia da fuga para Macau, 48). Dans cette nouvelle, Macao apparaît une première fois comme la rive entrevue, désirée, après un exode mouvementé : (Na outra margem ficava Macau, 49). Mais l’arrivée jusqu’à cette rive désirée est différée par le récit long, détaillé de la traversée. À la détresse morale (ils sont treize, groupés autour du cadavre de l’aïeule qui devient comme le symbole de leur nécessaire cohésion, de leur possible salut) s’ajoutent la fureur des éléments déchaînés et la menace que fait peser la police. Une longue page sépare la rive entrevue de la rive enfin atteinte. Elle est l’espace textuel de la distance spatiale. Mais l’énumération des obstacles qui surgissent sans cesse s’ordonne autour d’une image : celle d’une « pyramide » de corps vivants qui protègent la morte. A morta, La morte, c’est le titre de la nouvelle : cette femme forte, modèle de courage et de détermination lorsqu’elle était vivante, se change symboliquement en un axis mundi, un principe d’ordre dans ce monde en désordre et un principe d’espérance pour ces fugitifs menacés. Pour eux, Macao est l’espace de la piété, du culte des morts pour que les vivants continuent de vivre dans l’honneur et la dignité. Aussi y a-t-il une conclusion en deux temps : une première fin, que l’amie juge elle-même trop macabre, et la seconde, l’épisode bref de la découverte de l’anneau de jade de l’aïeule que sa petite-fille porte au doigt, après avoir séjourné sept ans sous terre, et qui permet la survie symbolique de l’aïeule sur terre. Macau est ici, pour Mei-Lai, à qui est déléguée la charge de conteuse, un espace de réussite, sans doute : elle est enseignante dans le même collège que la narratrice. En cela elle affirme sa fidélité à la mémoire de sa grand-mère qui s’est sacrifiée pour assurer l’avenir de ses enfants (elle a envoyé son aîné, le 69
père de Mei-Lai, en Amérique où cette dernière est née). Mais la ville et la nouvelle vie ne peuvent annuler le traumatisme de la fuite et de l’exil. La réapparition du typhon ne peut que faire resurgir dans l’esprit de Mei-Lai le souvenir d’une nuit dramatique au cours de laquelle le respect dû au mort, en dépit de tous les dangers, vient donner à leur expédition une dimension tragique. Ces réfugiés en quête d’une terre nouvelle sont ceux qui cherchent en priorité une terre pour honorer l’aïeule. Ainsi la foule entrevue dans la 7e nouvelle est la toile de fond qui permet à quelques silhouettes originales, exemplaires de se détacher. C’est la petite lépreuse qui veut continuer à rêver d’amour, la folle qui revient au bord de la mer, exemple hyperbolique et pathologique du chagrin, une autre grand-mère, une centenaire, qui va mourir un jour de typhon, transformé en dieu terrible Fong-Song ; c’est la grand-mère de la jeune fille qui va se faire avorter dans la dernière nouvelle. Elle incarne tout le passé traditionnel de la Chine continentale : elle parle le mandarin et ne comprend pas le cantonnais, elle a des pieds minuscules qui sont la matérialisation dans sa chair d’une pratique ancestrale et que les soldats ont profanée. Le personnage de la grand-mère représente à la fois la permanence fragile d’un passé qui va disparaître, mais aussi la réalité d’une éducation parfaite, classique, donnée à sa petite-fille. Pour celle-ci, comme pour l’autre aïeule de la 6e nouvelle, la grand-mère incarne cet ordre du monde qui perdure dans un univers de désordre, de misère et d’humiliation. La jeune fille revit, revoit la scène où sa grand-mère a été comme violée symboliquement, prélude à un autre viol perpétré sur son propre corps. La grand-mère ne survit qu’à l’ombre d’une pagode, conversant avec les dieux dans une langue qu’elle seule connaît. Sa petite fille gagne sa vie en confectionnant des coussins de fleurs pour les enterrements ou en participant à des danses sacrées. Ces deux femmes ne vivent pas : elles survivent et leur existence est une suite de rites, en dehors de toute actualité, de toute quotidienneté. On s’aperçoit ainsi que cette dernière nouvelle entretient des liens thématiques forts avec la 6e nouvelle : respect des morts, culte de l’aïeule. Et ces correspondances soulignent encore la cohérence organique de l’ensemble. *** Qu’on ne cherche pas dans ces histoires une quelconque prise de position politique. La narration procède de l’observation et la nouvelle retient la figure extraordinaire, exemplaire et non le phénomène dont il faudrait rendre compte, voire juger. Il y a bien dans ces nouvelles un heurt entre Chine continentale et ce morceau de Chine méridionale qu’est Macao, des rencontres plus ou moins conflictuelles entre parlers et pratiques culturelles diverses, entre Européens et « Chinois », ou entre Européens, même si le dialogue 70
semble l’emporter, comme dans le cas de la 7e nouvelle où le surgissement d’une « âme pieuse » est l’expression du Mal qui veut diviser les êtres. Le Mal, la douleur sont partout dans ces nouvelles, sans qu’il faille y lire une quelconque intention morale ou philosophique. Si ces histoires ont « quelque chose » à dire, à exprimer, c’est la réalité permanente de la solitude. Solitude d’abord des personnages dont on va présenter sobrement la détresse. Ainsi, dans la première nouvelle, la jeune fille qui a quitté le collège déambule dans les rues en fête et aboutit au port intérieur où les jonques et les mâts semblent « contenir toute la vieillesse du monde » (14). C’est qu’il s’agit moins d’une notation descriptive que de l’espace vu à travers les yeux du personnage. Cette « vieillesse » s’oppose ainsi doublement à l’ambiance de joie et à la bonne nouvelle apportée par Noël. Mais c’est sur la solitude de l’étrange témoin qu’est la narratrice qu’il faut insister. Dans la 10e nouvelle, c’est une Maria Ondina Braga qui se met en scène : il est fait allusion à une certaine Miss B. (81). Le je se livre à quelques confessions très brèves qui signalent par exemple la position particulière qu’elle occupe dans la pension qui fait d’elle un être double, hybride, pensionnaire à part entière, mais aussi quelque peu marginale (78). Elle se montre ainsi tout à la fois comme partie prenante de la vie de la pension et en retrait, et si elle observe plus volontiers un couple qui converse (A senhora Li et O senhor Choi, d’âge respectable), c’est pour « imaginer » une intrigue amoureuse (79). Elle précise encore : Era o meu romance (81). Ce double de la narratrice semble insister sur ses capacités d’imagination, condition première pour inventer des histoires. Il existe d’autres doubles de la narratrice : on l’a vu avec son amie Mei-Lai. Double positif puisqu’elle est professeur « dans la même école ». Un double négatif serait le personnage de la petite lépreuse qui s’écarte de la communauté pour contempler le coucher de soleil, vit dans la solitude, à côté des vieilles malades qui lui tiennent lieu de famille et continue de rêver, sans aucun espoir, au beau jeune homme qu’elle a croisé. Il ne s’agit pas de prolonger un rêve amoureux. Bien au contraire et nous citons la dernière phrase de la nouvelle (41) : [...] ela precisava de saber das desventuras do amor para um dia as contar, agachada no pátio, a alguma menina inocente que entrasse na leprosaria. Raconter des histoires (d’amour) suppose donc, au moins dans ce cas, de surprenantes dispositions : l’abnégation, un oubli de soi ou une lucidité au delà de la souffrance, une décision qui relève de l’héroïsme. L’écriture seraitelle une manière de catharsis, un dépassement, au plan symbolique, de la souffrance ou du malheur vécus au quotidien ? Cette figure de lépreuse mérite qu’on s’intéresse à son élaboration. Elle semble livrer une version exagérée, hyperbolique de la situation existentielle de la narratrice : la contemplation, l’union avec la nature, la solitude et plus encore la volonté de se retrancher du monde, l’élan du cœur, l’imagination, la capacité à surmonter la douleur et la 71
mort par une sorte de mission supérieure, celle de raconter des histoires pour consoler une hypothétique enfant, mais aussi être pour soi-même le principe de douleur et sa possible sublimation. Je veux citer un texte auquel j’associe, de façon libre et analogique, l’histoire de la petite lépreuse. Il s’agit d’une nouvelle rédigée en 1824 et qui a connu un assez grand succès au XIXe siècle : Ourika, écrite par l’amie et la confidente de Chateaubriand, la Duchesse de Duras (Ourika, Paris, éd. des Femmes, 1979, préfacée par Claudine Herrmann). Ourika est le nom d’une jeune Africaine qui va connaître en France le succès, une acculturation en apparence réussie, mais qui sombrera dans l’abandon et l’aliénation, victime de la société qui l’a accueillie, mais toujours secrètement rejetée. L’aristocrate blanche qui imagine cette histoire se sent, se voit, comme il est dit excellemment dans la préface, « figurativement noire ». Ici comparaison est raison : toutes proportions gardées, il en va de même avec certaines histoires recueillies dans A China fica ao lado. La narratrice, Portugaise dépaysée, déplacée à l’autre bout du monde, est, métaphoriquement, dans la situation de l’exilée et de la marginale dans un monde où elle ne se sent finalement pas acceptée et qu’elle est condamnée à regarder, à comprendre, sans être pour autant comprise. Du moins se sent-elle, se voit-elle ainsi. Les drames qu’elle raconte sont des versions plus dramatiques, plus exceptionnelles de la situation de témoin, à la fois participant et exclu du spectacle et de ses enjeux. *** Peut-être la Chine, Macao n’ont fait qu’accuser un tempérament foncièrement secret, volontairement en retrait du train du monde. Il y a un secret de Maria Ondina qui passe dans son œuvre. On a pu parler d’un mode de vie ascétique, monastique. Peut-être était-ce la dure contrainte pour que ses nouvelles offrent au lecteur ce qui est, pour Marcel Arland, le signe même de « la belle nouvelle » : « un éclair de Grâce ».
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6. Sur quelques dialogues transatlantiques entre Afrique & Brésil J’ai choisi, pour regrouper quelques commentaires sur les relations entre Afrique et Brésil des mots d’universitaire, des mots que je qualifie de techniques ou mieux encore ou pire aseptisés. Or, lorsqu’il s’agit d’envisager les rapports (mot le plus neutre) entre Afrique et Brésil, entre les deux rives de l’Atlantique, c’est d’abord l’image de la traite, des bateaux négriers qui doit surgir et s’imposer comme préalable à toute réflexion. C’est pourquoi je commencerai par une brève citation de Jorge Amado, faisant escale en 1979 à Gorée (Sénégal), un des points de départ de la traite dont Bahia fut un des points d’arrivée ; elle est tirée de cet étonnant livre de mémoires qu’est Navigation de cabotage (Gallimard, 1996 : 496) : « La vision de la porte du jamais plus – celui qui sort par là ne reviendra pas – m’opprime, me serre la gorge. Brusquement, la tragédie de l’esclavage, la cale des navires négriers, le voyage avec la mort vers les portes de l’ignominie se concrétise […] Les cris, les gémissements, les lamentations qui persistent ici, dans l’île de Gorée, résonnent à mes oreilles. La porte s’ouvre sur la mer Atlantique, sur la disgrâce ». Il faut revenir et méditer devant cette porte atlantique. Avec le temps, le malheur (et non la « disgrâce » !) s’est transformé, sans être oublié, et la porte s’est ouverte sur d’autres dialogues, pour reprendre le mot du titre de cette étude, qui sont, à leur manière, un acte de foi dans l’homme. Est-il possible de dresser, en un premier temps, une sorte de tableau, de typologie des relations afro-brésiliennes réduites (mot clé et terrible) au plan littéraire ? Sans vouloir projeter trop mécaniquement le programme d’études et de recherches comparatistes sur les phénomènes de « médiation littéraire et culturelle », on peut distinguer, dans le cas qui nous occupe comme pour d’autres (je songe aux relations intra-péninsulaires Espagne-Portugal), cinq modalités essentielles, passant du moins au plus littéraire, du culturel à l’imaginaire : 1/ les contacts envisagés à un niveau biographique, interpersonnel, entre écrivains des deux rives (voyage, correspondance… ce qu’on appelait jadis les amitiés littéraires, mais aussi les « intermédiaires » et les passeurs entre cultures) ; 2/ la littérature envisagée comme institution et les éléments culturels qui permettent la médiation et qui renvoient largement au monde du livre (édition, traduction, mais aussi les revues et leur rôle là encore médiateur) mais encore, puisqu’il s’agit à un plan général d’évaluer une « présence » de 73
l’étranger, la comparaison entre la littérature comme voie d’expression et moyen de connaissance et de culture en compétition avec d’autres formes culturelles qui parlent à l’imaginaire (peinture, musique, cinéma) 3/ le niveau de la réception avec ce que l’on appellera commodément des « lectures » accompagnées de commentaires critiques ; 4/ le niveau thématique ou la présence de l’espace brésilien ou africain dans le texte littéraire qui, comme toute approche thématique, est la plus évidente, mais aussi exigeante, si l’on veut dépasser la paraphrase ou la mise à plat ; enfin le 5e et dernier niveau, le plus complexe mais aussi le plus passionnant, en ce qu’il relève de ce que l’on appelle intertextualité : le texte littéraire envisagé comme modèle au plan esthétique (on parlera d’écriture) et, plus problématique, au plan de l’imaginaire. Au terme de quelques expériences de lecture, je ne peux m’empêcher de rappeler ce petit principe de littérature comparée que j’ai essayé d’illustrer : il est plus facile de changer de modèle esthétique que d’imaginaire. Je ne me dissimule pas l’aspect schématique d’un tel programme qui vaut, comme toujours, par les exemples et les manifestations originales. Pourtant, il s’en faut, aujourd’hui même, qu’on puisse illustrer et problématiser ces différents niveaux. N’invoquons pas le manque de temps, excuse commode, mais bien plutôt l’ignorance ou les préférences. J’assume l’une et les autres, en prélevant et sélectionnant quelques exemples, majoritairement pris dans le sens Afrique vs Brésil, comme autant d’invitations pour enrichir chaque rubrique, au gré des recherches. 1/ Pour illustrer le premier niveau essentiellement tourné vers la dimension biographique et la notion de contact, je choisis non la vie mais la trajectoire d’un intellectuel du Cap Vert, un de ces multiples représentants de l’evadismo, de l’exil particulier qui tente ou saisit les hommes de l’archipel. Luis Romano choisit la traversé atlantique, fonde et co-dirige au Brésil la revue Morabeza (1973-76), publie au Brésil son roman Famintos (RJ, Leitura, 1962) et un recueil de poésies Negrume (ibid., 1973), préface le roman de son compatriote Manuel Lopes, Chuva braba (1956) aux éditions Atica (1979) et finit par être une sorte d’auteur bilingue, selon Manuel Ferreira (Literaturas africanas de expressão portuguesa, Lisboa, Biblioteca Breve, 1979, t. I, 59), en défendant au Brésil le dialecte de son archipel. Le poète angolais Francisco Fernando de Costa Andrade après avoir milité au MPLA en Angola, part au Brésil, mais c’est pour y être quelque temps emprisonné : il a cependant édité au moins deux recueils de poésies dans cette sorte de pays d’accueil dont Poesia com armas (1964) où l’on retrouve les échos de son emprisonnement (Manuel Ferreira, 1979, t. II, 33). Puisqu’il sera question de cinéma, évoquons le Mozambicain Ruy Guerra, né à Maputo en 1931, poète, qui passe au Brésil pour devenir en quelques années un des représentants du cinema novo. Acteur également, dans une adaptation de Benito Cereno, la nouvelle de Melville, due
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à Serge Roullet. Un colloque à Paris III l’an dernier (7-9/X/2015) a rendu hommage à ce Latino-Africain. J’ai évoqué les amitiés littéraires : je donne un seul exemple, celui de Jorge Amado et de l’historien Pierre Verger, le grand spécialiste de la traite (Flux et reflux de la traite des nègres entre le golfe du Bénin et Bahia, 1968), collaborateur de Roger Bastide et qui sillonne les rues de Bahia en compagnie du romancier qui est en train d’écrire La boutique aux miracles/A tenda dos milagres (un passage pris à Navigation de cabotage, éd. Gallimard, 104-105, 142). Spécialiste des rites afro-brésiliens, il est aussi un de ceux qui ont révélé « les liens ombilicaux » entre Afrique et Brésil : il a étudié « le mystère et le mélange » selon la belle formule du romancier. 2/ Pour illustrer le deuxième niveau, citons l’exemple de la maison d’édition brésilienne Atica, à São Paulo, déjà mentionnée, qui fut pendant des années le seul organe de diffusion des lettres luso-africaines. C’est là que fut publiée en 1963 par les soins de José Alves das Neves, la première anthologie luso-brésilienne Poetas e contistas africanos. Il faut aussi invoquer le Brésil pour l’édition d’œuvres interdites en terre « portugaise », par exemple Castro Soromenho, premier romancier angolais, qui voit son premier roman Terra morta édité à Rio de Janeiro en 1949, avant d’être publié à Présence Africaine en traduction française, en 1956, sous le titre Camaxilo, avec une belle préface de Roger Bastide. J’ai évoqué le rôle médiateur des revues. En citant Claridade (seulement neuf numéros de 1936 à 1950), nous remontons aux sources mêmes de la littérature capverdienne. Non pas seulement parce que les trois numéros de 1936 et 37 publient des extraits de ce qui va devenir le premier roman capverdien Chiquinho de Baltasar Lopes, l’un des fondateurs de la revue, mais parce que deux textes nous renvoient aux années de formation de ce dernier et de Manuel Lopes, autre fondateur, et romancier. Celui-ci s’interroge sur l’homme capverdien, sur son penchant pour l’errance, la wanderlust, comme il dit, mais aussi la hantise du retour. Citant Paul Morand et Ortega y Gasset, il cherche à définir une psyché capverdienne. Un autre Lopes, João Lopes signale des lectures de sa génération : il y a bien sûr Langston Hugues et les « stridences du jazz », mais il y aussi la douceur trop idyllique de la plantation avec le classique brésilien Menino do engenho de José Lins do Rego. Un homme de lettres portugais, Osório de Oliveira, publie « Palavras sobre Cabo verde para serem lidas no Brasil » parce qu’il faut rappeler les « affinités », mot cher au comparatiste, entre le Nordeste et l’archipel, parce qu’il faut que le Brésil sache que de jeunes intellectuels ont besoin de « l’exemple » (autre mot clé) des lettres brésiliennes et aussi, nous sommes en 36, rappeler que ces Capverdiens sont « une des meilleures preuves de l’excellence de la colonisation portugaise et notre capacité civilisatrice. » Dans le n° 3 (mars 1937) Manuel Lopes, poursuivant son enquête sur le psychisme capverdien, parle de cette production poétique typique, la morna, triste et joyeuse, qui lui rappelle le titre d’un chapitre de 75
Jorge Amado : « Uma toada triste que vem do mar » : c’est un des beaux passages de Jubiaba avant le « Diário de um negro em fuga ». Dans la deuxième période de la revue (janv.-septembre 1947), Baltasar Lopes prend comme point de départ les travaux du Brésilien Gilberto Freyre et son idée de luso-tropicalisme pour développer les particularités capverdiennes de la langue de l’archipel (et non le dialecte) sous le titre « Uma aventura românica nos trópicos ». Mais il relève l’influence exercée par le poète Manuel Bandeira et surtout l’exemple qu’il donne dans « Évocation de Recife » en promouvant le parler populaire, le portugais « pela boca do povo », « na lingua errada do povo », mais « lingua certa » dont l’usage est préférable à un portugais pseudo académique que des Brésiliens se croient obligés d’imiter : « macaquear a sintaxe lusiada ». C’est aussi cela l’exemple venu du Brésil et la légitimation d’un combat qui fera du capverdien « un frère du Brésilien »/ o irmão do brasileiro. Un poème de José Barbosa sous forme de lettre à Manuel Bandeira invoque « o meu irmão atlântico ». Mais quand le même poète déclare que sa poésie sera « sans grammaire » et « avec des mots appris dans le parler du peuple »/ com palavras aprendidas na fala do povo, on est passé ici du stade de l’information à celui, poétique, de l’imitation d’un modèle. Deux longs articles de António Aurelio Gonçalves détaillent le roman d’Erico Verissimo, Clarissa donnant un exemple de ce que pourrait être une critique capverdienne. Enfin les travaux d’Arturo Ramos sur l’esclavage sont admirés et servent de références pour des enquêtes et des réflexions qui relèvent de l’ethnologie. 3/ S’agissant de la réception et des « lectures », un article de Baltasar Lopes de 1956, dans Cabo Verde visto por Gilberto Freyre (Claridade, ed. Manuel Ferreira [1986], p. LXXXIX), sera très clair quant aux choix de ceux qu’on appelle les « claridosos » : parmi les noms brésiliens figurent en tout premier lieu Amado, Bandeira et Lins do Rego et bien sûr le classique Casa grande et senzala de Gilberto Freyre. J’aimerais exploiter pour illustrer les lectures celles que l’Angolais Luandino Vieria a faites pendant ses onze ans de détention au campo de Tarrafal grâce à l’édition précieuse et émouvante des Papéis da prisão (Caminho 2015, volume de 1086 p.). Reconnaissons que les lectures françaises sont de loin les plus nombreuses, les plus fréquentes. Mais il y a quelques notations qui, jusque dans leur brièveté, ne manquent pas d’intérêt : d’abord une longue discussion critique sur le luso-tropicalisme de Gilberto Freyre jugé « idéaliste », typique de l’idéologie « petit-bourgeois » (356-7). Puis des jugements admiratifs, mais nuancés concernant Guimarães Rosa et son chef-d’œuvre Grande sertão : Veredas : Vieira, à propos de la langue d’un compagnon, passe du « rococo de langage » à celui de Guimarães Rosa et il en vient à songer à une « étude comparative »/estudo comparativo des processus de colonisation entre le Minas Gerais et les sertões d’Angola (864). L’exemple de Guimarães Rosa lui sert à préciser le sens qu’il donne, lui, au mot estoria, l’histoire, opposé à 76
l’Histoire, le contenu moral et la ressemblance avec la fable (979). Il est très mitigé quand il affirme que l’influence des écrivains du Noreste est « une bonne école »/ uma boa escola, mais en même temps « une prison »/ uma prisão (1065). Il admire cependant le chef-d’œuvre de Guimarães Rosa, Grande sertão veredas, qui n’a pas été censuré au camp parce que le directeur l’avait jugé « indéchiffrable »/indecifrável (1031). Il est pratiquement muet concernant Amado, alors que le romancier brésilien rapporte une anecdote : Luandino Vieira lui avouant qu’il avait payé de son sang la lecture des Souterrains de la liberté. N’ayant pas d’argent, il va à l’hôpital, donne son sang et revient payer le libraire (256). Je ne suis pas sûr que Amado ait capté l’humour particulier de Vieira… 4/ Pour illustrer le Brésil comme élément thématique (et nous sommes passés du domaine culturel à la problématique proprement littéraire, poétique), je voudrais en un premier temps, avancer l’exemple du roman capverdien de Manuel Lopes Chuva braba (1957) dans lequel l’espace brésilien comme terre d’émigration est présenté comme espace négatif, déceptif. De fait, le héros Mané Quim renonce à l’émigration, au départ pour le Brésil, au moment où la pluie tant attendue se met enfin à tomber. Le choix de rester (et nous croisons ici l’argument du premier roman Chiquinho de Baltasar Lopes) s’explique, de fait, non pas par rapport au Brésil proprement dit, mais par la volonté d’enracinement dans la terre natale et par la décision de vivre au pays, ici et maintenant. Il faudrait inverser le sens du voyage atlantique et accorder au monde romanesque de Jorge Amado quelques instants. Dans le Brésil romanesque de Jorge Amado, l’Europe et l’Afrique ne constituent pas des frontières, des limites extérieures. Une certaine Europe, les grandes capitales, et certaines réalités africaines font partie de l’espace brésilien qui se signale par une profonde hétérogénéité culturelle. Plus encore que l’Europe, l’Afrique, comme espace et comme thématique, est traversée par le jeu dialectique du proche et du lointain et par des représentations qui relèvent parfois du mirage. Mais nous renvoyons ici, plus bas, au chapitre 16 où les romans d’Amado sont lus justement du point de vue de la poétique de l’espace. Examinons plutôt le cas du romancier guinéen en exil, Tierno Monénembo qui publie en 1980 son premier roman, Les Crapauds-brousse (Seuil, 1979) où apparaissent déjà la question des rapports et les convergences entre Afrique et Amérique du Sud. Il déclarait, à la même époque, dans une interview, que le merveilleux exploité par la littérature latino-américaine pouvait être à son tour exploré par la littérature africaine, très bientôt, et « c’est à ce niveau-là qu’il y a un point de rencontre. » Cette citation éclaire, me semble-t-il, dans son roman Pelourinho, le personnage de Leda-paupières-de chouettes, ou la voix féminine, l’un des principes constitutifs du roman, avec Inocencio. Leda peut être interprétée en fonction de ce merveilleux invoqué par le romancier, non sans quelques précautions et nuances. 77
En 1995 Tierno Monénembo publiait donc son cinquième roman Pelourinho. On a affaire à une structure complexe dans la mesure où il s’agit d’une alternance entre deux voix, l’une masculine, celle d’Innocencio, aux chapitres impairs, et l’autre, aux chapitres pairs, celle d’une femme, Ledapaupières-de-chouette. Mais celui qu’elle nomme « l’Africano » est identifiable, par recoupements, à l’Escritore, le personnage central mort quand commence le roman : il a été pris pour un autre. L’Escritore est présenté venu d’Afrique mais via Paris, Nation Belleville et des études à Dakar. La tradition orale, africaine, entre en compétition avec le calepin rouge qu’il tient à la main et qui justifie son surnom. Sans doute est-ce pour cela qu’il est moins vu qu’imaginé par la « rumeur » qu’il suscite comme « l’oxé de Xango », la hache double du dieu du Tonnerre. Il a bien « une famille à retrouver », mais il est aussi venu pour « raccommoder l’Histoire ». Or, on ne refait pas l’histoire, à savoir des développements singuliers, en dépit de points communs entre des « jumeaux » Brésil et Afrique : « Nous sommes de la même famille. Pas du même monde » est-il dit. L’Afrique est simplement de « l’autre côté de la mer », précision géographique au-delà de toute idée de proche ou de lointain. Quant à la mort de l’Escritore, elle est l’expression de l’inutilité d’une remontée dans le temps et d’une quelconque quête des origines. Son projet même d’écriture, tel qu’il a pu le confier à son entourage, dans une sorte de « délire » est voué à l’échec. Il est venu « animé d’une vocation : emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire ». Or, la recherche d’une famille, de cousins, supposerait des recherches objectives qui relèvent de l’Histoire : toute autre tentative, surtout celle de mêler vie et histoire, vie actuelle et vie passée, est vouée à l’échec ou plutôt à la mort. Mais il y a dans Pelourinho une sorte de mise en abîme du processus de l’écriture qui donne au roman une profondeur singulière. Le lieu des origines, l’Afrique, est brouillé ou présenté de façon négative. Reste le passé intime de quelques personnages. Il peut être appelé, en suivant les confidences mêmes de l’écrivain, « une espèce de vie antérieure ». Cette vie antérieure, surgie d’une mémoire brisée, en morceaux, est tout à la fois ce qui suscite la traversée atlantique, l’objet même de cette traversée, et ce qui est voué à l’échec. La traversée atlantique est aussi, pour le romancier Tierno Monénembo, la « traversée des apparences », The voyage out d’une certaine Virginia Woolf, qui concerne non les données de l’Histoire mais des réalités humaines, interpersonnelles. Si l’on revient au personnage de Leda, on voit qu’il est tout entier sous la protection de Exu, « messager divin et esprit protecteur » pour reprendre une expression de Roger Bastide : « Je vis sous le manteau d’Exu pour me réjouir de la vie et de sa brassée de miracles. » Parmi les dons qu’elle a reçus, il faut en citer deux : être aveugle et pourtant « voir », avoir une peau multicolore, passant du noir au blanc. Il y a plus : c’est par l’intermédiaire de Leda qu’est 78
évoqué, en une sorte de vision, deux scènes d’esclavage ordinaire, mettant en présence le maître, « le vieux Blanc », et un esclave torturé qui refuse de se laisser imposer le nom d’Innocencio qu’il finira par accepter. Il faut donc lire aussi le personnage de Leda comme la dépositaire du passé qui porte d’ailleurs les marques de la violence fondatrice (mythe d’Œdipe et castration du père). Ce passé est non pas seulement celui des Africains, des esclaves noirs : par ses changements de peau, elle est « quatre personnes » pour les « quatre jours de la semaine yoruba » : « blanche, métisse, indienne, noire. » La dimension surnaturelle se fond dans un symbolisme multiracial dont le Brésil est l’exemple. Il faudrait voir aussi dans l’exploitation de quelques éléments de ce que les historiens appellent « culture matérielle » (Jean-Marie Pesez, Fernand Braudel), une autre forme ou dimension poétique et, plus sûrement, symbolique. « Des deux bords de l’océan [est-il dit], les négriers n’avaient rien pu contre la mémoire des choses. Car les choses, Escritore, en savent plus que les hommes. » La déclaration a valeur d’art poétique. La dimension mémorielle et poétique de certaines choses ou objets participe donc de ce grand transfert humain et matériel que fut, au départ, la traite et qui perdure comme des figurations fragmentées de la traversée atlantique : la chaise noire en bois de jacaranda, trait d’union entre le temps de l’esclavage et le temps actuel puisqu’elle est le siège sur lequel trône en permanence Innocencio ; ou encore le « figa », signe de reconnaissance qui devrait permettre d’établir un autre trait d’union, géographique, entre l’Escritore/Africano et ses cousins de Bahia. On a donc affaire à des objets ou des témoignages oraux qui traversent les siècles, et ont valeur à la fois d’indices matériels et de traces mémorielles dans des enquêtes qui procèdent avant tout à une reconstitution du passé. Or, c’est à ce stade que se pose la question, au plan de l’imaginaire, de la spécificité de la traversée atlantique par rapport à l’œuvre romanesque prise dans sa totalité. Remontons encore le temps jusqu’au deuxième roman, Les écailles du ciel (Seuil, 1986) pour identifier, en pleine Guinée, une thématique et des références proprement fondatrices, en particulier Jorge Amado, cité en épigraphe : il s’agit d’une citation de La Boutique aux miracles/A Tenda dos milagres, roman qui est largement présent et diffus dans Pelourinho. Ainsi s’installe dans ce roman une écriture traversée par l’oralité. Le bar « Chez Ngaoulo » préfigure les « barzinhos » bahianais, lieu présenté, de façon significative, comme celui de la « deuxième naissance du narrateur », tandis que le quartier de Leydi-Bondi rappelle une « barriada ». Pelourinho marque une nouvelle avancée, dans l’exploitation de la « matière » latino-américaine, en compagnie de Jorge Amado : sa maison et son quartier « baroque » hantent le texte, de même que son roman La boutique aux miracles, déjà cité, mais aussi Jubiaba/Bahia de tous les saints, voire Les Pâtres de la Nuit lorsque le jeune Innocencio est « chef de bande », sans
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omettre, cité en épigraphe, l’historien spécialiste de la traite, Pierre Verger, et le poète urbain Manuel Bandeira. Ainsi Tierno Monénembo illustre, à sa manière, une tendance actuelle partagée par nombre de romanciers africains et latino-américains, de ne plus cantonner leur imaginaire à leur continent respectif, mais d’opter pour une transcontinentalité qui, souvent, met le « vieux » continent européen à l’écart. Monénembo puise dans les cultures latino-américaines et trace de nouvelles voies à l’imaginaire « africain » en réécrivant, en subvertissant, comme en marge de l’Histoire, le trajet fondateur de la traite. 5/ Pour rendre compte de l’intérêt mais aussi des problèmes que posent la problématique de l’intertextualité et la notion de modèle, il conviendrait de donner l’exemple du roman de Baltasar Lopes Chiquinho. On lira d’abord ce roman comme un roman d’apprentissage, d’entrée dans la vie. Les chapitres consacrés à l’enfance ont été souvent rapprochés par leur tonalité jugée idyllique du roman de Lins do Rego, Menino do engenho/L’enfant de la plantation. Mais il est préférable d’insister sur un autre modèle, Jorge Amado. Mais on se reportera plus bas au chapitre 18 où une lecture de Chiquinho est proposée. Deuxième exemple. Dans un petit article très stimulant consacré à la poésie mozambicaine, sous le titre « Intersecções afro-luso-brasileiras na poesia de Noemi de Souza, José Craverinha e Rui Knopfli e o estabelecimento do cânone literario moçambicano », Perto do fragmento a totalidade. Olhares sobre a literatura e o mundo, Maputo, 2012), le comparatiste mozambicain Fernando Noa propose une gamme de poèmes à partir desquels des noms sont cités parfois même de façon allusive ou ironique, ou une thématique africaine. Ainsi se constitue une sorte de corpus non occidental qui contribue, comme le montre fort bien Fernando Noa, à l’élaboration d’un canon littéraire qu’on serait enclin appeler postcolonial ou alternatif, en opposition à toute proposition de type occidental. On pourrait, à la suite de cette contribution, proposer une recherche, une enquête (3e exemple ou cas de figure) à partir de poètes angolais de la génération de Mensagem, Mauricio Gomes, Viriato da Cruz, Geraldo Bessa Victor, dont les poèmes, certains poèmes, sont des louanges à Manuel Bandeira, mais aussi des appels à une poésie nouvelle, on n’ose dire nationale. Mauricio Gomes s’écrie : « Deixemos os moldes arcaicos/ e cantemos a nossa terra » : rejet poétique de « moules archaïques » et affirmation d’une nouvelle thématique, d’un nouvel imaginaire, moyennant la médiation possible de références brésiliennes (Salvato Trigo, 60). Viriato de Cruz qui veut « produire pour le peuple » cite Amado, Lins do Rego et Graciliano Ramos, mais aussi a bela voz de Nicolás Guillén. Quant à Bessa Victor, il considère Bandeira « como uma fonte de lições para os poetas angolanos ». Quatrième et dernier exemple, et non des moindres : le Mozambicain Mia Couto, poète, romancier et le modèle incontournable qu’a été Guimarães Rosa, 80
celui de Grande sertão veredas, mais aussi des Primeiras estórias. Si je suis la thèse récente d’Elena Brugioni (Representação Historia (s) e Poscolonialidade, Universidade do Minho, 2012), je retiens deux ordres de fait de nature très différente, mais convergents. D’une part, la reconnaissance par Mia Couto du rôle joué par Guimarães Rosa dans l’élaboration d’une langue particulière : « linguagem criadora de desordem, capaz de convertir a lingua num estado de caos inicial, ela suporta um transtorno que é fundamental porque fundador de um reínicio » (Brugioni, 21). Et encore : « Guimarães Rosa é um ensinador de ignorâncias de quanto carecemos para entender um mundo que só é legível na margem dos códigos da escrita ». D’autre part, les manifestations, les concrétisations de cette admiration dans l’usage chez Mia Couto de néologismes, de « mozambicanismes », d’hybridations de langues ou parlers africains, la constitution d’une langue autre qui d’ailleurs a pu faire débat (et je fais allusion ici aux travaux de Maria Benedita Basto). Et si nous passons de la langue à l’élaboration proprement poétique, la notion de « travessia », mot final de Grande sertão, est mis à profit par Mia Couto de même que le sous-genre de la estória. On voit qu’il convient de préciser la notion, commode, trop commode, de modèle. Pour cet épisode clé dans cette vaste odyssée romanesque qu’est Chiquinho, on peut parler de modèle dans la mesure où le texte d’Amado interfère/interférerait au niveau de la structure même du roman. Toutefois, l’abus du mot modèle justifie qu’on puisse introduire, à la suite des travaux de mon ami Alvaro Manuel Machado, la distinction entre modèle « producteur », comme c’est le cas ici, et modèle « de référence » qui se confond souvent avec la simple citation, la mention d’un nom, d’un titre. C’est ce qu’illustrent les deux exemples (2e et 3e) que j’ai donnés. Le quatrième exemple rejoint le premier, et sont des exemples de modèles « producteurs », avec pour le dernier la caution de textes critiques pour éclairer la mise en miroir des textes de Mia Couto et de Guimarães Rosa. Les citations de Mia Couto jouent ce qu’on appelait naguère ou jadis des rapports de fait. Sans pour autant parler de « sources » ou de positivisme critique, il faut reconnaître que ce genre de témoignage est toujours utile et rarement à dédaigner. En l’absence de ces rapports de fait, la recherche n’aura d’autre légitimation que le geste et l’intuition du chercheur qui met en contact deux textes ou deux séries de textes. Cette mise en contact justifie que l’étude puisse être assimilée à une mise en connexion de deux données littéraires qui ne sont parfois convergentes qu’aux yeux du chercheur. C’est ici que la récente notion d’histoire « connectée » trouve une possible illustration, à partir d’une transposition, d’un transfert notionnel puisque la notion d’histoires « connectées » a été proposée par l’historien Sanjay Subrahmanyam (voir Leçons indiennes, Alma, 2013 : 338). Cette notion ou plutôt cette stratégie d’étude a surgi en réponse à des comparaisons, des
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parallèles (les Strange Parallels de Victor Liebermann) qui ne satisfaisaient pas le chercheur. Si nous revenons au champ littéraire, la recherche connectée correspond à des mises en regard, en parallèle, en miroir de textes qui offrent suffisamment de ressemblances, de similitudes, pour faire l’objet de mises en relation, mais aussi suffisamment de singularités pour nuancer l’approche comparative. Je pense alors à un ultime exemple, la thèse de Celina Martins (de Madeira) : O entrelaçar das vozes mestiças. Análise das poéticas de alteridade na ficção de Edouard Glissant et Mia Couto (Estoril, Principia, 2006). À partir d’une absence de relations entre les deux œuvres et entre les deux écrivains, une lecture connectée est cependant possible, mieux utile. Le travail de Celina Martins approfondit la notion d’estória qui s’oppose à História. Mais lorsqu’est cité le néologisme « Historieur » inventé par Glissant, l’utilisation de Guimarães Rosa par Mia Couto est plus qu’expliquée : elle est comme illuminée. Ou quand Glissant définit son travail sur la langue en inventant le « déparler », nous sommes au plus près du projet poétique, pas seulement linguistique, de Mia Couto. Je voudrais terminer ce qui n’est qu’une suite de survols par une simple citation de Mia Couto, les deux premiers vers de Raiz de Orvalho (1983, Caminho, 1999), qui eux aussi, à leur manière, illuminent et justifient les survols comparatistes que nous avons proposés, en donnant à l’expérience de l’étranger, en l’occurrence la présence brésilienne dans les lettres lusoafricaines, son véritable enjeu : « Preciso ser um outro/para ser eu mesmo »
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II. ESPACES & MOMENTS POÉTIQUES
7. Antero de Quental & l’esthétique de l’inachèvement Antero de Quental, né en 1842 à Ponta Delgada (Açores), se suicide dans sa ville natale le 11 septembre 1891. Il publie à Coimbre en 1865 ses Odes modernas, à Porto en 1872 Primaveras românticas, Versos dos Vinte anos (1861-1864), en 1886 une édition de ses Sonetos completos et en 1890 une seconde édition. En 1887, une traduction allemande de ses sonnets paraît à Paderborn et Münster, due à Wilhelm Storck. Journaliste, militant politique (il pense s’engager dans les troupes de Garibaldi), il publie à Lisbonne en 1871 O que é a Internacional. O Socialismo contemporâneo. Il sera le Président de la Ligue patriotique du Nord en 1890 au moment de la crise avec l’Angleterre. Il est l’une des figures marquantes de la Génération de 1870 avec quatre autres amis : l’historien et homme politique Oliveira Martins, le romancier Eça de Queirós, le publiciste Ramalho Ortigão et le poète Guerra Junqueiro. Os grandes poetas são a voz da humanidade no periodo em que vivem. Cette définition que donne Antero de Quental de la fonction du poète, inspirée de l’exemple des Méditations de Lamartine, me semble être un bon point de départ pour interroger une fois encore la poésie d’Antero. La citation prise à un texte de jeunesse (Prosas da época de Coimbra : 83) n’est pas à lire comme une comparaison : elle relève de la métaphore filée, ou plutôt, puisque l’aversion d’Antero pour la rhétorique est connue, d’une longue suite d’images, de la mise en images d’une idée. Que le poète soit pour Antero une voix incite à envisager sa poésie comme une forme d’oralité. Elle invite à relire les odes et les sonnets comme une série de dramatisations d’une énonciation. La voix qui s’élève s’adresse à un public, tout au moins au début, elle prétend « communiquer ». Or, on peut identifier chez Antero un véritable drame de la communication, ou plutôt une tragédie, dont l’issue brutale peut être comprise comme le dernier cri du poète lancé à cette humanité dont il avait fait non le thème de sa pensée, mais l’objet même de sa vie. Poétique d’une voix Toute la poésie d’Antero se présente comme un espace fragmenté, habité, hanté par une voix. Par une attention trop grande portée à des déclarations répétées (l’intérêt accordé au fond et non à la forme, la poésie envisagée 85
comme idée et non comme rhétorique, Prosas : 287), on risque d’oublier cette évidence première : la réalité physique, quasi corporelle du poète dans ses poésies. Présence d’un corps, d’une voix vite idéalisée, reconnaissons-le. Au-delà de son ironie teintée d’humour, Eça de Queirós avait vu juste, ou plutôt entendu juste, lorsqu’il osait encore affirmer dans l’hommage posthume adressé à l’ami (In memoriam, 1896 : 518) : A grande obra de Antero na verdade foi a sua conversação. Antero lui-même, dans sa lettre à João de Deus, se reconnaît ainsi : Nasci peripatético e declamador (J. Alves, 1982 : 208). Haussons le niveau de la réflexion : cet esprit qu’Antero ne cesse de chanter, sur lequel il revient sans cesse, ce mot de l’Apôtre (Ubi spiritus, ibi libertas) qu’il rappelle dans son texte sur A dignidade das letras (Prosas : 301), doivent nous ramener au sens étymologique de spiritus, du pneuma grec des Evangiles : le souffle. Entendons précisément : la respiration même qui organise le poème d’Antero, ou tel texte en prose, qu’il s’agisse du ton de la confidence ou, plus souvent, de l’indignation. Cette indignatio, chère à Juvénal, convient pour définir tout un versant, une coulée de lave de la poésie antérienne. Qu’on reprenne la conclusion, la péroraison, de l’article sur A dignidade, et l’on entendra avec la réitération des Protesto…protesto… protesto… l’un des principes poétiques d’Antero, c’est-à-dire l’un des fondements de la production de ses textes. Au reste, Oliveira Martins n’entendait pas autrement la poésie de son ami lorsqu’il écrivait : Os seus versos são sentidos, são vividos como nenhums (Sonetos : p. lxvii). De telles formules, une semblable intuition qui prend appui sur le physique, le physiologique, et non sur l’aspect formel, valent en effet plus que de longues définitions de la poésie qu’on chercherait en vain sous la plume d’Antero, qu’il s’agisse de ses textes critiques comme de ses poésies. Poésie, s’écrie-t-il, et non Poétique, comme si cet amoureux de l’idée récusait pour la poésie toute abstraction et qu’il ne voulait parler que du concret. De fait, on est surpris de voir que les rares allusions à la Poésie dans les poèmes d’Antero (Odes modernas : 173, 184, 190…) renvoient à des références très concrètes : la fameuse poésie des choses, poesia das coisas. On dira sans doute que Antero insiste plus sur la mission du poète que sur la nature de la poésie. Mais l’idée nous ramène à l’image du poète inspiré, escutando as palabras da boca invisivel […] e com os ecos dessa voz celeste compõem os hinos (Prosas : 287). Parce que la poésie est la voix intime du poète, sa voix propre, la seule définition possible de la poésie pour Antero, ou plutôt le seul critère qu’il peut reconnaître à la poésie est celui de la sincérité. Sincérité : c’est le mot qu’il emploie pour se définir dans la fameuse lettre adressée à Carolina Michaelis de Vasconcelos. Et d’ailleurs, il insiste : la poésie doit laisser parler le cœur (Deixa-se falar o coração), la poésie, la seule, la vraie est
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sincère et ressentie/sincera e sentida…Não ha outro critério que o sentir individual… Ter no coração uma voz eterna (Prosas : 228,300, 306). Vérité poétique et rhétorique De façon tragique, cette sincérité réaffirmée ne peut que déboucher sur la répétition de paroles qui sont vérité. Vérité constatée par le poète dans un raisonnement passionné qui prouve en affirmant que le seul principe d’écriture est la conviction, position plus morale qu’intellectuelle et totalement oublieuse de questions esthétiques : O bom poeta pressupõe o homem de bem (Prosas : 297, 303, 335). Aussi le geste typiquement antérien (sa poésie n’est pas exempte d’une gestuelle qu’on pourrait suivre et étudier) com a mão na consciência (Prosas : 313), accompagne l’oralité et exprime, dans son extériorité théâtrale, la vérité intime et profonde du poète. À la base de l’oralité poétique d’Antero se dessine une dualité intérieur vs extérieur qui est, semble-t-il, l’un des aspects les plus évidents mais aussi des plus poignants de la communication poétique selon Antero. Ce poète qui se dresse au milieu des hommes pour parler, pour déclamer, pour chanter, va conserver, de bout en bout dans son œuvre, cet aspect stéréotypé du « barde », du poète tenant sa harpe, l’une des images les plus insistantes sous sa plume, jusque dans ses textes critiques. Il ne s’agit pas d’une influence – évidente – d’Herculano et de sa Harpa do crente/Harpe du Croyant (Prosas : 326). C’est le poète lui-même qui se change en un instrument docile/ instrumento docil (Prosas : 63, Odes modernas : 44, 61, 74) et la poésie devient chant. C’est pourquoi on aurait tort de voir une quelconque provocation dans le regroupement qu’il propose sous la bannière de la poésie révolutionnaire (Camoens voisine avec… Rouget de l’Isle dans ses Odes modernas : 208) : il y a l’expression d’une conviction, la vérité d’une sensibilité qui s’enchante de son propre chant. António Sérgio a rappelé avec raison que la poésie d’Antero est « rythme » (Sonetos : 8). On pourrait ajouter la réflexion significative du poète lui-même : Tome-se a poesia, isto é – na essência – ideia e sentimento ou movimento (Prosas : 102). Ce « mouvement » nous ramène à la respiration évoquée plus haut, à sa traduction dans le poème grâce à une cadence particulière. Il y a une cadence obsédante dans la poésie antérienne, cadence de martèlement, de réitération obstinée, sorte de préfiguration de la grande répétition de Charles Péguy, autre poète nourri de la litanie, de l’hymne religieux, du texte prophétique. Cas extrême de réitération : le sonnet Despondency (Sonetos : 80) développe quasiment à chaque vers sa mélopée obsédante : deixa-la ir… deixa-la ir… Mélopée, car le ton grave d’Antero interdit de parler de chanson. Il n’empêche que les poèmes sauvés de la destruction (en appendice aux sonnets) reposent sur l’alternance strophe87
couplet/ refrain, avec jeux d’échos comme dans Os vencidos. Et comment ne pas observer que, de toutes les formes poétiques, le sonnet est sans doute la seule à offrir des possibilités variées de cadences, de respiration d’une voix poétique, à partir d’une opposition rigide et flexible à la fois, entre une organisation rythmée, une amplitude de narration d’une part, et d’autre part la chute – théâtrale souvent – du dernier vers ? Il y a pour Antero deux grandes cadences ou dramatisation de la voix : l’ode et le sonnet, avec combinaisons possibles dans les Odes modernas. Le développement de l’idée, selon le mot antérien, se change en une mise en cadence dramatique d’une voix, généralement celle du poète. Mais il y a des exceptions. La Nature peut parler, le vent (substitut de l’esprit qui souffle), la Mort ou Dieu. Mais le plus souvent c’est un « je », un Eu qui parle, déclame, dialogue, se confie. La poésie d’Antero, poésie d’une voix, est très souvent une confession, une révélation, tantôt éloquente, extériorisée, tantôt plaintive, intime. Deux attitudes que dessineraient assez bien tel sonnet où la voix est là, apostrofando os deuses invisíveis (Sonetos : 176) et tel autre où la voix se met à réciter un mea culpa (Sonetos : 83). L’apostrophe est la forme de prédilection de l’ode « moderne », avec interjections, exclamations, appels au public avec des termes aux résonances bibliques (Homens…. Irmãos…). Alternant avec l’apostrophe, l’interrogation oratoire est une autre manière d’intégrer un public dans l’espace poématique. Cet espace, celui de l’ode, se confond avec le trajet d’une parole lancée pour émouvoir un auditoire indéfini. Les odes font alterner le Eu et le Nós, alors que le Nós sera quasiment absent des sonnets (sauf Ad amicos). Il y a, dans de nombreuses odes, une sorte de chant alterné, un cantus amoebus entre le « je » et le « nous ». Les odes prennent en compte une collectivité, un certain état commun de pensée, de sentiment. La « génération »/geração dessine, au moins une fois (Odes modernas : 89), les contours d’un « Nous » et lui donne un visage pluriel. Cherchant à définir ses sonnets, Antero a parlé de façon éclairante, dans sa lettre à Carolina Micaëlis de Vasconcelos, de Memórias de uma consciencia. On pourrait presque parler de fragments d’un journal intime, d’une Ichliteratur, comme on parle d’un Ichroman, surtout lorsque le sonnet est la transcription d’un rêve (Sonetos : 24, 31, 80, 89, 114). Alors que, dans les Odes modernas, la voix répétait volontiers un eu vejo/je vois, révélant ainsi la position du poète en observateur, en prophète, en voyant, la voix dans les sonnets s’est tournée vers l’intérieur et détaille le spectacle angoissant que révèle une conscience. Toute extériorité n’est pas oubliée ou perdue dans les sonnets. La voix peut raconter une anecdote où le « je » est encore un témoin loquace (No circo en serait une illustration). Sans visage, elle peut raconter une fable, une histoire exemplaire, une parabole (Sonetos : 92, 175, 204). Elle peut évoquer 88
un voyage, avec la Mort par exemple, une déambulation imprécise (divago eu pelo mundo… Sonetos : 84). Alors se dessine une autre tension significative entre l’errance à la surface du livre et des choses, entre l’âme vagabonde (Sonetos : 83, 148) qui se livre à une plongée intérieure, et le mouvement vertical des Odes dans lesquelles la répétition du verbe erguerse/se dresser est proprement étonnante (Odes modernas : 21, 40, 43, 45, 49, 51, 73, 75, 76, 80, 81, 87, 105, 106, 122, 147, 165, 199, 200). Ce mouvement de vie et de révolte joint à la déambulation méditative sont en fait deux figures dynamiques de la voix que l’on retrouve, de façon significative, dans le sonnet A um poeta (Sonetos : 52) avec l’épigraphe évangélique suivante : Surge et ambula... La voix se met enfin à dialoguer dans les sonnets, ou plus exactement elle se dédouble et laisse parler une autre voix. Dédoublement qui fait parler le cœur (Sonetos : 245), ou sonnets aux titres révélateurs : Logos… Consulta… C’est le problème de l’identification de la voix qui donne à certains sonnets leur profondeur angoissée et qui replace le lecteur face à une seule et même question : qui parle ? Ce sont les sonnets Homo, Ignotus, O insconsciente, Um certo morto, No turbilhão. Et l’on pourrait se rappeler une note éclairante d’António Sérgio qui, évoquant l’influence de Fichte et de Schelling, montre comment la subjectivité se dédouble en un « je » sujet (ce que nous nommons le Eu de l’énonciation) et un « je » objet (Sonetos : 65). Comment ne pas voir, ici aussi, identifiée, la fêlure propre à l’être antérien, un hiatus existentiel que l’action et l’engagement ont momentanément estompé, mais qui révèlent, dramatiquement, ce que j’ai nommé la tragédie de la communication. Le discours des Odes modernas se change en méditation, en soliloque ; l’indignation se fait confession et la voix, vox clamantis in deserto, n’entend plus que son écho : tels pourraient être les aspects essentiels de cette tragédie. L’impossible communication L’espace des Odes modernas est un espace de solitude et de silence. Mais il existe l’alternative du Nós, de l’apostrophe et de l’invective. Le monde des sonnets est le monde du vide : esse vacuo nocturno, mudo e augusto… no vacuo…. No vacuo eterno… (Sonetos : 148, 205, 206). Image paradigmatique : celle du Palais vide (O palácio da ventura), atroce inversion de la parole christique : « frappez et l’on vous ouvrira ». La porte s’ouvre ici : silêncio e escuridão e nada mais…. (Sonetos : 81). Monde du désert (a ilusão e o vazio universais…), monde frappé par la mort (nesta viagem pelo ermo espaço…) (Sonetos : 91, 148) dans lequel la voix ne va désormais plus entendre que son écho, ou un écho. Cet écho, réalité sonore qui exprime la solitude de l’homme, sa position d’étranger sur la terre qu’il 89
habite, était déjà un thème récurrent dans les Odes modernas (134, 136, 143, 145, 158, 187). On le retrouve dans les sonnets (Sonetos : 21, 196, 206, 242, 243) et il devient non plus un substantif mais un verbe ecoar, une modalité donc de l’existence ou de l’expérience humaine, une figuration de l’absurde comme dans la répétition en écho du sonnet Divina Commedia (Porque é que nos criastes ?) et plus tragiquement la manifestation d’une irrémédiable solitude et d’une communication impossible. Cette situation d’enfermement, d’incompréhension apparaît très tôt dans la poésie d’Antero et la question sans réponse (qui n’est pas, bien sûr, l’interrogation oratoire, mais le silence constaté après question) est l’indice d’un drame sans issue, donc tragique. Pergunto em vão (Sonetos : 112). On retrouve cette question dans Oceano nox (Interroguei eu…) ou dans cette prière muette de Ignotus (Sonetos : 175). Dieu, l’espoir, la lumière se dérobent. Dieu interrogé donne une réponse laconique et cynique (Sabia eu tudo isso e muito mais… Sonetos : 178). Le face à face avec la divinité (Na capela, Sonetos : 50) débouche sur le silence et la douleur : Fitavamo-nos mudos… Il ne reste donc plus que le face à face avec la mort. La voix a décidé de se taire. Hölderlin avait choisi le silence dans la folie, vraie ou feinte. Rimbaud choisira de se taire, en continuant à vivre d’une vie qui nie sa poésie jusqu’au moindre détail. Antero choisit le silence par le suicide. La voix se tait, mais elle conserve, pathétiquement, l’espoir que le geste sera compris comme un ultime message. La fin brutale, dramatique, décidée par le poète, confère à son œuvre un caractère d’inachèvement. Pendent opera minaeque… Mais ce n’est pas la mort qu’il faut invoquer lorsqu’on reprend nombre d’écrits restés inachevés, comme s’il allait de soi d’envisager chez Antero une esthétique de l’inachèvement, de l’inconclusion, si j’ose hasarder le terme, voire de l’inabouti. Citons d’abord des œuvres de jeunesse, des articles qui n’eurent jamais la suite qui était annoncée : Felicidade pela agricultura, O Infante Dom Henrique, A ilustração e o operário, Influência de mulher na civilização, A indiferença em política, A Bíblia da humanidade … (Prosas : 34, 49, 61, 82, 135, 202). La correspondance permet d’entrevoir quelques éléments de réponse à partir des observations que Antero fait sur lui-même, sur son propre cas. Il l’écrit, le répète : il est malade et la maladie serait donc la grande explication d’une vie et d’une œuvre dramatiquement inachevées. Il parle de doença, plus précisément d’inércia dont les effets sont très tôt identifiés, reconnus : dilata o cerebro, dissolve as ideias, relaxa a fibra da vontade (Cartas, 25). Cette « inertie », filha do frio, filho do Tempo, pai de todos os males (Cartas, 538) lui permet de justifier une certaine position morale et philosophique, sa propension à la contemplation, o cenobitismo (Cartas, 51). Elle explique ou excuse sa paresse pour écrire, la « paresse épistolaire », mots français sortis de sa plume (Cartas, 691). Elle finit par se confondre 90
avec le rythme même de sa vie : lucide et ironique envers lui-même. Antero oppose son inertie à l’activité dont son ami Oliveira Martins fait preuve (A minha Inércia saúda a Sua Actividade, Cartas, 683). Au fil des lettres, un diagnostic se précise (Cartas, 618, 741, 811) et permettrait de comprendre pourquoi le poète s’est « volontairement » exilé du monde (Cartas, 764) dans l’impossibilité d’écrire, tenté par la destruction immédiate de tout papier (Cartas, 636). Il en arrive à parler de esse horror mórbido à pena e papel e em geral à toda redacção que me acomete (Cartas, 708). Maxime étonnante, provocante : Eu sistemáticamente não publico (Cartas, 704). Nous découvrons un état physique délabré, mais aussi une situation pathologique que Antero a lui-même analysée : la douloureuse constatation d’un être divisé. L’écriture de soi, par la confession épistolaire, se change en un énoncé spéculaire : la prose devient miroir, mais l’image restituée est traversée par d’irrémédiables lignes de fracture. La maladie d’Antero, pour nous qui la lisons, devient l’écriture de la division du moi, le constat douloureux et ironique de contradictions irréversibles, l’impossible unité du moi : A natureza em mim é conservadora, só o espírito é revolucionário. Esta desarmonia fundamental te sirva para explicar todas as minhas fraquezas, contradições, cobardias mesmo (Cartas, 79). Tantôt l’apathie, la paresse seront présentées et comme justifiées par un certain bouddhisme qui lui fait entrevoir une unité de l’être proche de la sagesse, mais qui l’éloigne plus symboliquement et plus sûrement de ses contemporains (Cartas, 636, 841). Tantôt l’image de l’être divisé, écartelé a besoin de la référence à Heine et à son ironie (Cartas, 227, 439). L’ironie heinienne serait une possibilité, la seule peut-être, de dépasser, en une synthèse précaire, la dualité irrémédiable, le moi éclaté. Il est dès lors possible de rapprocher cette éventualité de celle offerte par le Witz, lui aussi produit par une scission du moi qui peut déboucher sur le tragique (P. Szondi, [1975], 1991 : 95-116). Le moi scindé, el hombre escindido dont parle Rafael Argullol pour définir l’homme romantique (1990 : 310) se montre incapable de surmonter le présent, d’opérer une synthèse et de produire une quelconque activité critique cohérente. Cette conscience fragmentée a donc recours au Witz pour dépasser une situation de crise et d’aporie. Witz, mot d’esprit, trait d’esprit, vient de Wissen, savoir, et peut donc tenir lieu d’une certaine connaissance. Dans le cas d’Antero, le poète abandonne tout projet de système philosophique, tentation pourtant forte au début, au profit du fragment par excellence, le sonnet. Le sonnet, comme le Witz, offre avec ses chutes, ses trouvailles (Einfall, ce qui tombe, l’une des caractéristiques du Witz selon Ph. Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, 1978 : 74-75) une perspective à la fois philosophique et poétique. De l’être
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déchiré, de l’unité perdue, nous voici à la poétique du fragment comme réponse esthétique possible. Esthétique du fragment On sait l’importance du fragment dans l’esthétique du Romantisme allemand (Ph Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, 1978 : 57). On le retrouve, présent, actif, dans la poétique d’Antero. Il n’hésite pas à employer le mot pour un titre : A patria, fragmento de um livro (Prosas : 83). Le mot lui sert à définir sa poésie. Les Odes modernas sont des fragmentos do grande e belo poema da nossa comum mocidade (Odes modernas, 205). Il utilise le mot pour caractériser sa façon de lire : fragmentariamente, ao acaso ou apenas ao saber da disposição do momento (Cartas, 747). Au plan de la production poétique, une situation d’écriture fréquente, typique de l’attitude d’Antero, est la suivante : écrire une lettre et la compléter par un sonnet (Cartas, 162, 213, 258, 264, 314, 627, 635, 664, 668). Et lorsqu’il s’agit de définir la manière avec laquelle il a composé, il reconnaît qu’il s’agit d’une composition irrégulière, com largos intervalos e com una espécie de esforço (Cartas, 880). Il dira aussi écrire des versinhos pendant une nuit d’insomnie, sorte de poésie de circonstance que le sonnet lui permet de réaliser. Le sonnet, pour Antero, représente le moule préétabli, une discipline, un modèle, à partir duquel il lui est demandé de produire un effet, un écart, une « chute », c’est-à-dire utiliser une forme pour exprimer une idée. Le sonnet est donc la forme idéale d’une poésie de l’instant, aléatoire et pourtant répétitive, une alliance entre une tradition extérieure, pluriséculaire et l’exigence intérieure d’une originalité. Il est la forme d’une poésie et d’une pensée qui ont renoncé au Tout, à la Synthèse, pièce détachée d’un Tout, Bruchstück, expression d’une subjectivité totale, et qui existe comme accompagnement poétique de la vie, du quotidien, comme moyen sinon de transcender le quotidien, du moins de le nier. Nier le malheur par une conduite d’échec et par l’écriture : tel serait le caractère essentiel, idéal de la poésie des sonnets, laquelle ne peut donc être qu’une poésie de l’intensité absolue, mais aussi de l’irrémédiable inconclusion. Le sonnet antérien ressemble au hérisson refermé sur lui-même, image qui servait à Fr. Schlegel pour définir le fragment, totalité fermée (Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, 1978 : 63). Le sonnet, forme poétique du discontinu, pose le problème de l’ensemble qui est toujours à chercher, à recomposer. De fait, Antero pense longuement à une édition possible de ses Sonetos completos, qui devrait respecter la chronologie, autre façon d’authentifier la poésie et la vie (Cartas, 729-730). Le sonnet est bien l’expression momentanée de cette infelicitá, mot de Leopardi, de ce mal vivre dont Antero est l’expression dramatique et 92
exacerbée. Il exprime cette esthétique de l’inachèvement dont je cherchais à donner quelques traits et contours. On pourrait mettre en relation le caractère inachevé, inabouti de la poésie d’Antero avec la définition idéologique qu’il a donnée de cette même poésie comme voz da Revolução (Odes modernas, 208). Si la poésie est fondamentalement annonce, prophétie d’une révolution toujours à venir, la poésie antérienne, frappée de prolepse ou de procrastination, est toujours l’expression de quelque chose projeté dans un futur indéterminé. Or, si l’on fixe son attention sur l’expression grammaticale du futur chez Antero, on voit que la poésie des Odes modernas et nombre de sonnets reposent fréquemment sur des futurs, simples ou composés (ha-de… hão-de…). Ces formes définissent profondément l’écriture antérienne. Mais faut-il conclure sur l’image d’un Antero changé en Saint Jean-Baptiste des temps futurs ? Du questionnement à l’inachèvement La poésie d’Antero inscrit des futurs qui apparaissent plus comme des questionnements que comme des perspectives idéales, eschatologiques. Le futur répété est attente inlassablement redite, espérance encore à combler (chegarão a acabar… força é pois ir buscar outro caminho… em espaços ideais verá mover-se um Deus sem nome…). La plage du futur/A praia do futuro jouxte l’abîme du futur/ O abismo do futuro… L’homme est operário do futuro, mineiro do futuro… Mais il est aussi cet être souffrant, abandonné, à l’image du poète (Odes modernas, 42, 48, 63, 87, 89, 103). On voit qu’il n’est guère facile d’assimiler ces métaphores ou réitérations du futur à des expressions romantiques d’un temps rénové, d’un poète changé en une « force qui va » comme le proclame Hugo. Sans doute, l’action politique d’Antero ne laisse planer aucun doute sur son engagement. Mais son écriture redit constamment que l’espérance ou le bonheur sont pour plus tard. L’espace poétique créé par Antero est celui d’une absence constatée, d’une attente d’un monde meilleur, d’une espérance indéfinie ou infinie, mots synonymes au bout du compte. Admettons que ce futur, dans son idée, dans son contenu, ne soit pas ambigu : c’est le trajet, ce sont les moyens pour changer le présent en futur qui demeurent problématiques. Le poème n’en parlera pas. Il reste à l’homme comme au poète à parcourir as imensas florestas do porvir (Odes modernas, 121). Bien plus : ce futur entrevu coexiste, de manière précaire, avec les immenses rétrospectives du passé, la face négative de la vie des hommes. Comment alors ne pas assimiler le chant antérien à une dialectique inachevée, dramatiquement incomplète, entre passé et futur, inaccomplie, impossible à accomplir, puisqu’il s’agit d’une simple apposition d’un futur à un passé, de la juxtaposition d’une antithèse de futur à la thèse de la vie décevante léguée par les siècles passés. Ce futur politique et moral connaît 93
dans la poésie d’Antero les mêmes vicissitudes que le système philosophique qui n’a jamais pu être exposé, qui n’a jamais pu aboutir (Cartas, 966-967). En un sens, le futur est poétiquement indicible : il est das Unnembare, titre d’un sonnet daté de 1864 (Primaveras románticas, 144). La poésie d’Antero, cri cadencé d’un poète qui n’est qu’une voix, appelle constamment son public. Elle est fondamentalement une œuvre « ouverte », destinée à être complétée par ce qu’elle appelle de toutes ses forces, moins le futur que le prochain, le public frère qui aurait entendu le cri et serait venu pour partager les angoisses du poète. Non seulement cette poésie ne cesse de redire l’écart qui existe entre la vie et l’idéal, mais encore elle ne cesse d’attirer à elle un « récepteur », un témoin, pour devenir lettre vivante, rédemptrice. Sans paradoxe aucun, il n’y a pas chez Antero d’instant poétique stricto sensu. Il n’y a pas cette verticalité dont parle Bachelard dans « Instant poétique et instant métaphysique » (Le droit de rêver, PUF, 1950), lorsqu’il veut définir la transcendance poétique. Il y a, au contraire, un éclair, un cri qui cherche à se prolonger du créateur vers un public. Le véritable futur de la poésie d’Antéro est dans la lecture attendue, espérée, quand le poète envoie ses sonnets à la fin d’une lettre ou quand il déclame au milieu de ses amis. Antero prend les traits de cet écrivain que Nietzsche évoque, dans Le Gai Savoir : il séduit par ses imperfections : « On peut même dire que sa gloire et sa supériorité tiennent à son impuissance finale plus qu’à sa valeur abondante. » Et encore : « Sa gloire profite de ce qu’il n’a pas exactement atteint son but. » Il faut donc parler d’un échec d’Antero. Il existe puisqu’il a placé la sincérité comme principe premier de son écriture. La poésie d’Antero a voulu être vraie et c’est pour cela qu’elle ne pouvait être que fragmentaire et incomplète. Il n’y a pour l’homme que des vérités partielles. C’est alors qu’on peut comprendre la double définition qu’il a donnée de l’art, de toute création (Prosas, 232) : L’art est la chose sainte de l’humanité/ A arte é a coisa santa da humanidade. On dira que la définition est datée. Mais il en conclut que l’art est la vérité faite vie : A arte – a verdade feita vida. C’est cette transmutation de l’art en vie qui rend la poésie d’Antero essentiellement inachevée. Et aussi parole vivante. Références bibliographiques Œuvres de Antero de Quental : Cartas (ed. Ana Maria Almeida Martins), Universidade dos Açores, 1989, 2 vol.
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Odes modernas (ed. Nuno Júdice), Lisboa, Ulmeiro, 1989. Primaveras románticas (ed. Nuno Júdice), Liboa, Ulmeiro, 1983; Prosas da época de Coimbra (ed. A. Salgado Junior), Lisboa, Sa da Costa, 1982. Sonetos (ed. António Sérgio), Lisboa, Sa da Costa, s.d. Bibliographie secondaire : Alves (José), A de Quental : les mortelles contradictions, Paris, Fondation Gulbenkian, 1982. Antero de Quental e o Destino de uma Geração. Actas do Colóquio internacional (novembro de 1991) (ed. Isabel Pires de Lima), Porto, Asa, 1994. Antero de Quental et l’Europe. Actes du Colloque (Paris juin 1991), Paris, Fondation Gulbenkian, 1993. Argullol (Rafael), El Héroe y el Unico. El espíritu trágico del Romanticismo, Barcelona, Destinolibro, 1990. Lacoue-Labarthe (Philippe) et Nancy (Jean-Luc), L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du Romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978. Szondi (Peter), Poésie et Poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Éd. de Minuit, 1975, Gallimard, TEL, 1991.
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8. Lectures du Cancioneiro de Fernando Pessoa Quero viver, não sei viver Por isso, anónimo e encantado, Canto para me pertencer” (Je veux vivre, je ne sais pas vivre/Aussi, anonyme et enchanté/ Je chante pour m’appartenir, Poesias inéditas, VII, 144). Ces trois vers auraient pu être inclus dans le choix de poèmes que constitue l’anthologie française qui a nom Cancioneiro (éd. Bourgois, choisie ici comme référence) : projet de recueil, rappelons-le, envisagé par Pessoa dans une lettre à la rédaction de la revue Presença (28-7-1932) et bien vite abandonné. Ce n’est pas sans doute un hasard si l’un des fragments du Faust « tragédie subjective » de Pessoa reprend les vers qui viennent d’être cités (frag. 29-94, éd. Teresa Sobral Cunha, Lisboa, Presença, 1988 : 107) : Nâo sei viver ! Nem fui para viver/Destinado (Je ne sais pas vivre ! Je n’ai pas même été destiné à vivre !) Ces vers en exergue expriment avec force et simplicité la nature même du « spleen » de Pessoa. Le poète se prend comme matière poétique : il s’écrit. Ne plus s’écrier, mais s’écrire. Il se lit, se dit, prend au jour la journée son moi comme sujet d’écriture, de méditation. Son entreprise, indéfiniment reprise, est par essence infinie, sans fin possible. Autofiction, pour reprendre la catégorie de Serge Doubrovsky, comme l’est aussi O Livro do Desassossego. Eduardo Lourenço parle de la seule « fiction » qui rend les hétéronymes possibles : « le moi comme fiction » (F. Pessoa notre roi de Bavière, Paris, Chandeigne, 1988 : 55). La poésie du Cancioneiro est image et miroir de soi, dans laquelle l’écriture ne peut être que spéculaire : le poète, se regardant écrire, transforme l’espace poématique en champ poétique. Vie, état poétique et état pathologique ne font qu’un. *** D’un poème à l’autre, des mots, des images composent l’étrange diagnostic d’une maladie indéfinissable. Il y a bien sûr l’ennui (tédio, 70, 158), « le dégoût de moi-même » (193) et, parmi les mots-clés évidents, la saudade, mot intraduisible (tristesse, nostalgie, douleur, 65, 78, 173, 206). C’est une douleur, plus morale que physique, et qui ne se laisse pas saisir, définir (72, 91). Il est 97
également question d’insomnie, de solitude (175), d’oisiveté (171), mais aussi d’aboulie (88, 115), d’anxiété (145), d’agonie (110, 174), « d’exil de moimême » (197), de « folie » (87, 161). Et il y aurait encore à considérer un autre ensemble lexical (adjectifs, adverbes, verbes) qui, par leur répétition, traduisent la débâcle d’un esprit : un « être vide »/vazio ser (98), inutile (98), autre, c’est-à-dire aliéné (alheio, 104 ou alheado, 197), stérile (88), des mots composés, émigrés de l’anglais, quasiment la première langue poétique de Fernando Pessoa, o nada-ser /le néant d’être (79), ou encore la vie-douleur/ vida-magoa, (68). Ce sont autant de mots qui ne peuvent être tenus pour des symptômes. Mais Pessoa s’est livré à des examens particulièrement précis, dans des pages à caractère intime où il évoque sa solitude, son égocentrisme (« Le pire dans mon mal est que je ne parviens jamais à oublier ma présence métaphysique dans la vie », Páginas intimas, 26-27), sa nature double (« tempérament féminin et intelligence masculine » (ibid., 27-28). Il poursuit cette analyse dans des écrits à caractère public, comme la lettre à João Gaspar Simões (1811-1930) ou la fameuse lettre sur les hétéronymes adressée à Adolfo Casais Monteiro (14-I-1935). Faisons plutôt retour aux poèmes pour identifier des tournures imagées, des expressions, des phrases, propositions simples, abruptes dans leur laconisme et leur force d’affirmation. Il se voit « indéterminé autant que multiple » (124), « je ne suis personne » (123), « incorporel je stagne » 109), « j’ai pris congé de moi » (97), « mon être privé d’être » (105), « quel être existe en moi » (106) « j’ai abdiqué de moi » (115), « la bête abandonnée en moi » (l29), « je suis absent de moi » (l48), « la part de moi qui ne vaut rien » (186). Mais le mot le plus troublant n’est-il pas cet « entre », si souvent répété, mot et image à la fois (93, 106, 120, 159,162, 178, 183, 184, 185, 188, 191...) ? La vie inutile, ratée, devient un bateau échoué, privé de voiles, quille retournée, face au ciel qui a « le froid de l’épée » (image, fantasme homosexuel possible pour ceux qui veulent poursuivre cette lecture…). Mais ce n’est pas seulement un bateau, c’est la « mer morte », posée comme définition de « mon être le plus intime » (68). De fait, toutes les tentatives de définition par adjonction, juxtaposition, transposition (Je suis le vent et le ciel, le bateau et la mer...), sont inutiles, inadéquates. Le moi n’a pas d’attributs attribuables : « pourtant ce n’est pas moi ». Le moi « absorbé au plus profond de moi » n’a pas de définition possible, il n’est pas dicible, et pourtant il est à dire par des mots, des images. Dire l’impossible de l’être dans sa vérité intime, telle serait la poésie du spleen selon Pessoa, la maladie et ce qui fait sa poésie. Au mot folie correspond l’image dérangeante de l’âme comparée à un fagot noué par les doigts d’un dément dans un poème qui n’est pas sans effets rhétoriques (214). Il est des images qui sont plus proches de la prose que de la poésie, où sont mis en scène des événements, des détails, au sens strict du terme, a-normaux. Dans une pièce où la lampe a été allumée par un inconnu, la 98
lumière dessine sur le sol le cercle de l’enfermement que l’homme seul reçoit en partage (93). Le poète s’imagine mort, se voit cadavre, se veille comme cadavre (136, 173, 174). Le poète se voit sur le balcon, se penchant, en un lieu « où je n’ai aucune existence » (207). Un état d’enfermement – autre obsession – s’affirme de façon répétée : c’est le labyrinthe (109), la porte fermée (98), la mer des sargasses (193), le cloître (94), l’âme qui pourrit (174), la stagnation (157). Le poète se voit, se dit prisonnier (151, 198, 199). Il parle de « captivité » pour définir un enfermement cérébral (142). Trop de mots, trop d’images explicites définissent un mal multiforme, évident et incompréhensible. Il pourrait s’appeler « intranquillité »/ desassossego, autre mot intraduisible. Une autre manifestation du « mal-être » pessoen, c’est l’incapacité au bonheur. Eduardo Prado Coelho a parlé de « décoïncidence » (258). Être heureux, c’est être le chat que l’on voit jouer dans la rue (148), autant dire la vie sans la conscience de vivre. Or, c’est précisément cette dissociation impossible que la poésie de Pessoa ne cesse de dire. *** L’incompatibilité entre vivre et penser (178) est le problème essentiel qui se pose aussi à Bernardo Soares, le rédacteur de Livre de l’intranquillité, et à Faust. Penser la vie ne peut conduire qu’à multiplier des images de mort (145). Cette incompatibilité se double d’une autre : entre sentir et comprendre (186). Aussi, connaissance et existence sont inconciliables. De plus, on ne peut prétendre connaître autrui. Connaître autrui est vain, impossible, dangereux (155). Le monde à connaître est un univers inconnu, étrange, hostile (206). À quoi s’ajoute une autre constatation : « Mon guide est la seule raison » (152). Ou cette image du cendrier de la raison qui montre bien que la raison est au commencement et à la fin du processus de vie (218). Il faudrait commenter longuement le premier poème retenu dans le recueil, Analyse, qui remonte à décembre 1911. Il pose en termes assez nets ce qui va devenir l’une des formes les plus persistantes de la maladie et de la poétique pessoennes : la mise en scène, en scénario, d’un couple (semble-t-il) appelle l’introspection du je poétique, la plongée dans sa conscience. On pense à la citation du journal d’Amiel que Bernardo Soares reprend à son compte : « La conscience de la conscience est le terme de l’analyse, disais-je, mais l’analyse poussée jusqu’au bout se dévore elle-même comme le serpent égyptien. [...] Par l’analyse je me suis annulé. » (I, XIV-XV). Dans ce poème, le regard du poète ne produit pas une image mais une « idée de ton être », proposition originale, paradoxale, reprise au sixième vers. D’une façon particulièrement pénétrante, Eduardo Lourenço a pu parler de « regard médusant » (1988 : 20) et des conséquences qu’il met en parallèle avec le cas Sartre : « la conscience d’un rapport malheureux avec son propre corps, source profonde du sentiment d’horreur d’autrui. » Mais si nous en 99
restons à la lettre du poème, la conséquence est l’absence de véritable sensation (impossibilité de la représentation) et, au contraire, l’hyperacuité intellectuelle. Lorsqu’il est dit : « je ne te vois pas », il faut aussi comprendre « je te rêve » et comme je ne te vois pas, je ne suis pas et je me rêve aussi. Le « triste crépuscule intérieur » est explicable en termes à la fois physiques (incapacité à former optiquement une image, à éprouver physiquement une sensation) et en termes métaphoriques l’homme ainsi présenté est proche de ce « Narcisse aveugle », mots par lesquels Bernardo Soares se définissait. Proche aussi de cet « homme penché sur soi comme Narcisse », mots par lesquels Sartre définissait Baudelaire (Baudelaire, Idées Gallimard, 1963 : 26). Et les mots qu’il utilise pour commenter « cette esquisse avortée de dualité qu’est la conscience réflexive » (1963 : 30) peuvent aussi servir au « cas » Pessoa (« Baudelaire l’homme qui ne s’oublie jamais. Il se regarde voir. Il regarde pour se voir regarder. [...] Il y a une distance originelle de Baudelaire au monde qui n’est pas la nôtre. ») À partir d’Analyse, on peut donc poser le problème de la distance à la fois extérieure (proche/lointain) et intérieure (189, 197, 203). « Je contemple ce que je ne vois pas », « ce qui existe se confond avec ce que je suis. Je ne ressens rien. » (189). Il y a une fatalité qui chemine en se répétant avec obstination, une figuration d’un destin tragique, autre manière de transcrire l’enfermement. Le travail de la conscience, la réalité de la conscience aboutissent donc à anéantir l’autre. Le sujet anéantit l’objet mais l’objet anéanti anéantit à son tour le sujet. Ainsi se trouve posée une relation sans issue possible (donc tragique) entre ce que le Faust de Pessoa appelle « l’horreur métaphysique d’autrui » et l’être pensé comme absence ou « l’absence de sujet » (Éd. Lourenço 1988 : 12-13). Autre aspect du même problème : non plus les sens, mais la parole même : « Ma pensée, une fois dite, n’est plus/Ma pensée » (126). Donc je mens, et le verbe d’Analyse réapparaît ici pour définir un « être postiche. » Nous sommes là aux antipodes de la poétique de Heidegger (le mot comme demeure de l’Etre). Aux antipodes, donc en situation inverse : le mot comme expression, comme indice, trace de la faille de l’être. Ce qui revient à dire que la faille pessoenne ne peut être appréhendée qu’en termes poétiques. Elle est sans doute physique, sexuelle, psychanalytique, politique même. Elle est, prioritairement pour nous, une façon, un moyen d’écrire, une mise en mots. On comprend pourquoi Pessoa ne cesse de dire que les mots mentent. Les mots disent la faille, mais ne la signifient pas. Ils ne font que la figurer, la mettre en mots dans un espace textuel. À partir de cette faille entre moi et moi qui fait parler, écrire, surgit un cri, cri de douleur, de lassitude absolue : ne plus parler (72), « ne dis rien : sois » (149), comme un souhait de délivrance, un espoir insensé de parvenir à une plénitude ontologique. Mais, comme en deçà de cette situation-limite, une thématique, une seule, est longuement, inlassablement, douloureusement exploitée, déployée, glosée : la réalité de la 100
conscience divisée, le travail incessant de la conscience, véritable Sisyphe intellectuel (et poétique). La conscience, ce qui est le propre de l’homme, est aussi ce qui lui confère sa condition tragique. La conscience est bien la fatalité de l’être, chez Pessoa. C’est une variante, la plus terrible, de la situation d’enfermement. Le sommeil souhaité, désiré, mais impossible, apporterait un état d’inconscience, prérationnel, ou antirationnel, à quoi l’homme ne peut prétendre, mais qui est attribué à l’animal (129, 148), au rocher (170), au monde extérieur (111). Le monde extérieur ne peut être envisagé comme espace de fuite ou de salut, mots, réalités impensables. Tout au plus est-il envisagé de façon abstraite, tout comme l’autre, en général. C’est ce que dit le poème (117) : « Le grand soleil sur l’aire/Serait peut-être le remède... » Or, il n’y a pas de remède. Avec une violence contenue, les « autres », les « êtres vivants » sont récusés. Ils sont vus comme des obstacles, ce qui serait ici la preuve patente d’une schizophrénie. Les autres sont refusés par le fait même qu’ils vivent, et « ne sont jamais ce qu’ils sont. » Tout se passe donc comme s’il y avait un monde extérieur qui affirme son essence, son caractère plein, entier (hypothèse) et un moi vide ou divisé. Cette présence du monde qui fait face, comme évidence, opposée à cette fragilité de l’être correspond assez bien à cette « inquiétante étrangeté », définie par Freud : le sujet hésite, capitule devant le monde tenu comme manifeste existence matérielle, plus évidente que la réalité même du sujet. C’est le sujet qui souffre alors d’irréalité et non le monde extérieur. Ce sont les choses qui prennent une consistance, une vie autonome. Et, ultime manifestation : « Mes gestes ce n’est pas moi » (70). Étrangeté totale de l’être à soi-même. Face à la conscience divisée, il existe le fantasme du sommeil, de l’anéantissement, de la mort. On peut dire qu’il y a chez Pessoa comme un complexe d’Hamlet, au sens bachelardien, facilité par l’homophonie sonho/sono : dormir, rêver peut-être, mourir, ne jamais plus s’éveiller, s’imaginer mort (182, 188, 189, 190-1, 195). Dormir est aussi la solution aux difficiles rapports avec la femme. Ultime paradoxe du sommeil et de la conscience : la fascination de l’anéantissement, sorte d’envers de l’activité consciente, autre vertige de l’esprit, thème envoûtant du nada (116, 136, 145, 173, 205, se voir roi du néant, 213). La poésie de Pessoa est aussi cette façon ou possibilité de dire le passage de l’être au néant. S’il est essentiel de mettre en évidence le moi divisé, la faille, la fracture de l’être comme matière poétique, il faut cependant observer que se développe une autre thématique, celle du temps et du temps de l’existence, qui, en faisant jouer la triple opposition entre passé, présent, futur, offre une autre manière d’exposer le drame existentiel du poète Pessoa (cf. l’horloge de 105). Dans d’autres poèmes (96, 135, 187), le temps qui passe sera associé à la distance, à l’échec et jouera pleinement sur les trois temps grammaticaux (passé, présent, futur). Mais le futur est le temps qui est introduit pour être aussitôt récusé. 101
L’absence de futur, c’est aussi un aspect, dramatique, de la condition malheureuse du poète. Le futur est un temps mort d’avance, et le présent le temps que la conscience met à dire l’absence de tout futur et le regret du temps passé. L’enfermement est autant temporel que spatial. Et ces trois temps aboutissent à relancer la méditation sur le bonheur impossible, sur ce qui apparaît comme un hiatus douloureux entre vivre et penser (178). Vivre au présent est opposé à vivre au passé, opposé à l’impossible vie future (74, 75). Telle est aussi la logique tragique que développe ce qui s’écrit comme un jeu entre temps verbaux. Jeu sans doute, mais mise en scène (on pense au « théâtre de l’Être », expression de Teresa Rita Lopes). Quelques scènes en effet ou des situations essentielles changent le contenu philosophique en matière poétique et plus encore dramatique. On se souviendra alors de l’aveu souvent cité : « Je n’ai jamais pensé ni senti que dramatiquement. » (Páginas íntimas, 115). *** Si l’on peut parler de « scènes essentielles », on retiendra, sans grand arbitraire ni artifice, le souvenir d’enfance, les rapports homme/femme, enfin le poète et les conditions de l’écriture du poème. L’enfant mis en scène dans une douzaine de poèmes (75, 90, 102, 130-1, 132, 144, 156, 179, 187, 199, 216-7) offre un triple intérêt. Il fournit une explication quasi biographique, proche de la confession, au moi divisé, au double ; pourtant, il peut aussi devenir le thème de poèmes apparemment impersonnels dont il importe d’expliquer l’argument et la tonalité ; enfin, l’émergence du thème de l’enfant est associée non de façon systématique, mais relativement étroite et continue, au thème de la musique. L’enfance est dite, poétiquement, par le truchement de la musique entendue. Cette alliance thématique est déjà présente dans Pluie oblique (VI), daté du 8-3-1914. Prenons simplement le poème (102) puisqu’il semble donner de façon trop évidente une explication du processus de dédoublement : l’enfant qui joue et qui s’exclame : « je suis deux. » Cette banalité psychologique se double d’une variante personnelle : il s’agit non pas du dédoublement lors d’une scène ludique, mais de son apparition, de son enclenchement par le jeu dramatique du regard, dans une mise en scène proprement « orphique » : « je tourne la tête » et suit l’irréalisation immédiate de l’enfant qui joue. Celui-ci se change en une Eurydice pour l’enfant-poète et pour le poète qui joue à retrouver l’enfant. Double Eurydice pour un Orphée « malade », en proie à une obsession ; s’évanouit l’enfant qui joue, mais celui qui tourne la tête confesse aussitôt : « je ne sais plus ce que je suis. » Tourner la tête, dans la poétique et la logique pessoennes, c’est aussi s’anéantir : variante de la plongée aux enfers dont il était déjà question plus haut. Seconde inflexion personnelle : il n’y a pas seulement décorporéisation de l’enfant, mais déréalisation du monde
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extérieur (la charrette « devient transparente »). Nous retrouvons le processus de néantisation opéré par le regard, tel que le posait Analyse. Le couple homme/femme repose sur des rapports que nous nommerons dysphoriques. Il s’agit, à nos yeux, d’un aspect particulièrement dramatique des rapports négatifs du moi avec le monde extérieur et les autres. L’amour est impossible, l’amour est « lointain » et il surgit au milieu d’un temps et d’un espace de l’ennui, de rêves anéantis ou, pire, changés en néant (158). L’image des mains froides, dans son laconisme, exprime bien le cas particulier qu’est l’amour dans un monde sans contacts humains, dans l’enfermement de la solitude qui est le lot du poète. Ce poème de 1932 paraît être le développement, la glose (on n’ose dire l’amplification) du scénario posé en 1920 dans le poème (77) où s’écrit en mineur (« au moins »...) un drame qui doit rester secret aux yeux du monde. Le « secret » apparaît aussi dans la poésie Intervalle (non datée) (73). Cette fois, c’est le pronom personnel « te » qui est l’autre composante du couple. Mais, en toute rigueur, aucun élément grammatical ne peut autoriser à poser l’image d’un couple homme/femme. Il y a un je et un tu, mais sans indication de sexe précise. L’amour se change en désir défini négativement (« sans corps ni bouche »). Il s’agit de faire passer cet amour à l’état d’aveu (« oreille », mot présent à la première et dernière strophe, repris dans la seconde et l’avantdernière, est le seul élément corporel de ce poème avec les cheveux/o cabelo, mot qui paraît le plus éloigné possible d’une quelconque assimilation à une chevelure, version féminine). Or, la relation amoureuse ainsi mise en scène est décorporéisée, déréalisée dans la strophe centrale par les deux partenaires, dans une sorte de parallélisme qui accentue encore le processus d’effacement réciproque : « toi qui en rêvas, moi l’ayant rêvé pour toi. » L’amour de rêve, cérébralisé, défini par un oxymoron dont les contraires s’annulent (brûle vs ne sent jamais rien...) passe donc à l’état d’aveu qui, au vers central du poème, pivot du texte, est annulé deux fois, une par hémistiche : « le supposer dit, jamais je ne le dirai. » Amour tenu secret qui est donc (on excusera la platitude d’une traduction en prose, prosaïque) inavouable. Intervalle c’est donc cet espace que peuvent définir vaguement de loin des déesses antiques, espace ou plutôt no man’s land relationnel, défini par l’absence, le silence, le principe de négation, pour ne pas dire d’abstinence. Le poème (166) est une version toute pessoenne de la passante baudelairienne. Le passage de la femme se change dès la première strophe en sujet de poème, en matière à faire passer immédiatement de l’extérieur à l’intérieur du texte, par les mots. Cette anecdote fortuite, extérieure, se change en processus interne de composition. Or, le poème qui dit le poème suscité par la femme « élégante » signale que le poème ainsi provoqué ne parle pas de la femme. Pourtant cette femme élégante, pressée, insaisissable d’un point de vue psychologique (cf. v. 2 : sans hâte et avec un sourire) devient dans la strophe suivante une « femme-enfant » (non pas mot composé mais, dans le texte 103
portugais, nouvel oxymoron : « adulta menina »). C’est ce changement de la femme en femme enfant qui a été suivi par Yvette Centeno pour analyser une des évolutions les plus intéressantes de cet effroi du sexe féminin transcrit par Pessoa (« F. Pessoa, Ophelia-bébezinho ou o horror do sexo », Colóquio/ Letras, 1979/49). Passage, métamorphose qui est comme relayée, dite avec l’aide de l’extérieur (l’angle de la rue), le fil tranchant des façades : fil « éternel », ce qui signifie que ce coin de rue est aussi une figuration du destin, d’une tragédie possible, mais là encore silencieuse, comme tue. L’angle de la rue devient ce destin par un glissement doublement contrôlé puisqu’il est dit, inscrit comme « blessure », tandis que la femme vue serait transcrite par le mot « vague ». Cet anéantissement poétique de la femme (de l’humain à l’élément aquatique, avec juste la conservation du mouvement, éphémère d’ailleurs) est exprimé dans un poème moins écrit que dit, dans la mesure où, par le moyen de la tournure familière comme en français, le poète « parle » de.... Parler de la mer devient donc le thème qui se substitue au passage d’une passante et permet de « décrire » la « vague » et la « blessure », c’est-à-dire ce couple occasionnel créé par un moi qui « sen(t) avec la tête » (on retrouve Analyse) et un principe féminin qui se change en blessure pour le « je » poétique. Le poème, d’une façon volontairement simple, dédramatisée, raconte comment l’extérieur le plus contingent se change en scène poétique où l’élément extérieur ne peut devenir pour le poète que « fatal » et « cruel » : c’est l’expression même du « spleen » pessoen, s’il faut donner un nom à ce que nous avons cherché à cerner. Ce poème introduit au dernier regroupement thématique de scènes : le poème sur les conditions d’écriture du poème. On n’a pas manqué de remarquer à quel point l’élément météorologique est présent dans la poésie de Pessoa : l’extérieur, sous la forme du vent (70,74,86,122,123,154,183), de la pluie, des nuages. Encore faut-il noter que ces conditions climatiques sont en rapport avec l’activité du rêve et de l’écriture. Et la musique réapparaît ici comme un autre élément extérieur avec lequel le poète entame un dialogue, faux le plus souvent (78, 204). Elle serait un soulagement possible, mais de fait impossible à trouver (91). Le poème (86) pose nettement le passage du monde extérieur (vent, nuit, air, là-haut) au monde intérieur, celui de la pensée (« tout est analogie, équivalence »). Nuit et vent sont des « songes » de l’Etre et de la pensée, des sortes d’allégories que la pensée réflexive, introspective, se présente à ellemême. Le poète « en pensant » a rêvé, imaginé « je ne sais quel drame ». Le poème est donc à la fois le temps de la pensée pour le passage de l’extérieur à l’intérieur, du macrocosme au microcosme, et l’espace qui pose et dit, produit un drame en pensée. Celui-ci est donc à la fois dépendant et autonome du monde extérieur, il entretient avec lui quelques rapports, mais il ne saurait correspondre, d’une manière mimétique ou analogique, au monde extérieur, puisqu’il est non de l’ordre de l’imitation, mais de l’imagination. Mais, dans le 104
même temps, le moi qui a produit ce « récit » demeure comme en dehors de ce récit et du monde : « j’existe ignoré. » Le produit de l’imagination ne saurait donc avoir, en dernière instance, un rapport avec ce qui pourtant l’a en quelque sorte suscité. Mais qui ne lui a pas donné forme. On retrouve la problématique de l’extérieur et de l’intérieur dans le poème (151) et pour le poème (154) les conséquences de ce jeu rêvé, proche de la folie, jeu qui n’a ni commencement ni fin. Vent, pluie, conditions extérieures (107, 122, 123, 137, 139, 200, 212) suscitent, provoquent des bilans rétrospectifs, et d’abord introspectifs de la vie, des conditions d’existence, mises en rapport avec les conditions d’écriture. L’extérieur, le contingent, le temps qu’il fait sont des prétextes à l’écriture, ils déclenchent le poème, mais ils n’expliquent pas le poème. C’est ce que dit Pessoa à longueur de poèmes, comme Proust, à la même époque, avec le « moi profond » de son Contre Sainte-Beuve. Le poème est retour sur soi morose, pénible, désenchanté, il est constat de l’être séparé de soi (« séparé/de moi », 137). D’un poème à l’autre revient un « aujourd’hui »/hoje, ou un « maintenant »/agora qui matérialisent en quelque sorte l’entrée en écriture, le passage de l’extérieur à l’intérieur et pour le « maintenant », le temps (l’instant sans cesse redit) du bilan. Ce sont ces deux mots qui contrebalancent sans cesse le poids du passé, qui se fait sentir, mais qui n’entraîne jamais durablement dans la nostalgie morose. Avec cet aujourd’hui s’affirme la volonté « d’être à lui-même son propre poème ». Nous reprenons les mots que Sartre applique à Baudelaire (1963 : 199). Et ceux par lesquels Michel Beaujour oppose “mémorialiste” et “autoportraitiste”, celui « qui n’est rien d’autre que son texte » (Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980 : 348). Hoje, agora sont tous deux le temps de rédaction et le temps du constat sans issue possible. Ils ouvrent à l’écriture, mais ils referment derrière eux. Ils délimitent un temps de l’entre-deux, un espace utopique, entre passé et futur. Ils sont ces espaces infimes sur lesquels souffle le vent (qui n’a plus rien à voir avec l’Esprit ou l’Inspiration) (cf. 123), sur lesquels s’acharne la pluie, beaucoup plus inquiétante que l’élégante pluie « oblique », chic, du prêt-àécrire poétique avant-gardiste. Vent de la vanité, du vain, du vide (l’effet phonique est conservé). Et pluie de l’ennui, de la nuit, nuisible, inutile et pourtant nécessaire à l’écriture. À sa mise en route pour amorcer la plongée en soi qui ne découvrira que le rien (« je ne découvre rien », 122). *** Le Cancioneiro pourrait être lu comme le double (en vers) du journal en prose qu’est le Livro do Desassossego puisque Bernardo Soares n’aime pas la poésie. L’un comme l’autre pratiquent la confession à répétition, l’entassement de notes, le ressassement d’images et de mots. Les deux textes sont également 105
frappés d’inachèvement, consubstantiel à l’écriture, à l’être de l’écriture, condamné à entasser dans une arche à mystères ce qu’un autre malade de l’écriture et du temps perdu nommait des « paperolles », sans autre fin possible que la mort. À deux reprises au moins, Pessoa reconnaît cette fatalité de la répétition, du ressassement sisyphien (10-11-1930 et 12-4-1934). Sartre remarque, à propos du Baudelaire des dernières années : « ce créateur ne crée plus, il rapetasse. » (1963 : 208). Pessoa déclare dans un poème ne pas avoir écrit depuis un an (150) et dans un autre il se montre prêt à écrire, alors que le jour n’est pas encore levé (138). C’est une poésie de circonstance, commentant le quotidien. L’écriture est directe, simple, proche de la prose, si ce n’est la répétition partielle d’un vers (v. 3 et v. 10), reprise proche de l’antépiphore. Mais plus important que le repérage d’une figure est ce « jour » du premier et du dernier vers : même mot, mais installant des contextes différents (promesse du jour à venir, inutilité pressentie du jour qui s’annonce). La répétition ici dessine sur tout le poème les contours d’une banalité oppressante. Mais le poème (176-7, 13-8-1933) annule toutes les répétitions d’échec (201, « j’ai échoué », redit trois fois) par une suite qui devient suspecte de « je ferai », une des rares fois où le futur semble être positif, effectif (on pense au « Quand saurai-je faire »... de Baudelaire, IX). Mais ce futur devient suspect, si l’on fait réflexion sur sa forme intransitive (autre violence grammaticale), c’est-à-dire sans objet... « Je ferai »... « peut-être un jour » un poème. Or, ce poème est vu comme un texte qui abolirait toute faille entre moi et moi. « N’être que la toile qui s’est tissée en moi. » Autrement dit : un poème écrit comme l’araignée tisse sa toile. Un poème qui ne fait qu’un avec le corps, autre aspect du problème de la « coïncidence » vu plus haut : un poème-chat, un poème-rocher, un poème-lavandière... Souhait, hypothèse impossibles : « Nous sommes condamnés par nature au reflet » (177). C’est entre ce poèmemoi impossible, utopique, et cette écriture à la petite semaine, indéfiniment tissée qu’il faut situer la production écrite de Pessoa. Nombre de poèmes sont des pages de journal intime, des fragments, dans lesquels seul le rythme ou le son, l’effet rythmique ou sonore viennent changer la prose en vers. C’est d’ailleurs la base de l’esthétique de Pessoa : « Poésie et prose ne se distinguent donc que par le rythme. [...] Le rythme consiste en une graduation (graduação) de sons et d’absences de sons, comme le monde pour la graduation de l’être au non-être. Le rythme consiste en une distribution de mots qui sont des sons, et de pauses qui sont des absences de sons. » (Páginas de Estética, 76). Il considère que le rythme et le retour à la ligne sont ce qui définit la poésie par rapport à la prose : « le vers est la prose artificielle », la poésie « le discours disposé musicalement » (78). Il reconnaît aussi (Páginas Íntimas, 132) : « En prose, il est plus difficile de se faire autre » (se outrar). Et il ajoute : « La simulation est même plus facile en poésie, parce qu’elle est plus
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spontanée. » On retrouverait des positions semblables sous la plume de Bernardo Soares. Sans doute, le lien ou le rapport entre vie et écriture est une question (la question) sans solution. Mais il faut bien observer à quel point la poésie est vue ici à la fois comme l’artifice par excellence et le masque le plus évident, le plus commode pour vivre ou pour accompagner la vie. Toutefois, il considère que la « sincérité » est le « grand obstacle que l’artiste doit vaincre. » (Páginas de estética, 37). Mais l’art « est l’auto-expression s’efforçant d’être absolue. » (Páginas de estética, 4). En dépit d’un aspect répétitif inutile à dissimuler, la poésie de Pessoa offre un large éventail de tonalités ; elle joue sur divers registres et cultive des genres différents. Cette poésie intellectuelle, cérébrale ne dédaigne nullement la veine traditionnelle, populaire dans le meilleur sens du terme. Elle joue sur ce contrepoint particulier, cette dissonance originale qui consiste à mettre une thématique philosophique en vers de « chansons », des quatrains souvent ou cuadras en vers brefs, fondamentalement narratifs. Il est vrai que cette tonalité a été plutôt écartée du choix présenté dans le Cancioneiro. Mais dans de très nombreux cas, la poésie, tant par son vocabulaire direct, simple, familier que par le rythme, est proche du fado traditionnel. De nombreuses occurrences de mots tels que coração (« do meu triste coração », 136), sozinho/tout seul (98), paraissent sortis tout droit du fado, tout comme certaines cuadras (100) ou strophes (184) ou des poésies brèves (l03). Des vers, dans leur simplicité, dans une tonalité proche d’un prosaïsme étudié, contrôlé, épuré, renvoient à la poésie des chansons populaires. Un poème met d’ailleurs en scène l’aveugle qui chante à la guitare pour en venir à une application à son cas personnel (172). Le poète l’affirme dans une courte poésie : « La vie... c’est bien écrire/une chanson. » (7-5-1927). Il existe un caractère hétérogène de la poésie pessoenne. Deux exemples sont particulièrement riches d’enseignement. Le poème (108) installe un climat, une atmosphère poétique plutôt de convention : un verbe d’ouverture (« contempler ») et la « brise » posent un climat poétique stéréotypé de rêverie romantique, ou post-romantique. À quoi s’ajoute l’effet de la brise : « frissonner »/ estremece et non « troubler », comme il est dit. Mais les deux vers suivants opèrent en contraste, détruisant l’atmosphère élaborée dans les deux premiers vers : c’est le prosaïsme désenchanté, douloureux du poète qui dit son état d’esprit et non son état d’âme. La deuxième strophe s’ouvre sur une phrase simple, abrupte : « Le lac ne me dit rien. » Ce vers, dans son laconisme, rompt définitivement le charme éphémère du début et détruit le pacte poétique (littérature convenue, avons-nous dit) entre matière et poésie et entre poème et lecteur. Au moins depuis Lamartine et d’autres romantiques, il est normal qu’en poésie le lac dise quelque chose. Ici, degré zéro de la poésie : il ne dit rien. Aucun échange n’est possible. Et la brise, cette fois, ne fait plus frissonner l’eau, mais tout logiquement elle l’agite (mexer), registre plus 107
familier, plus concret que celui de la pseudo-méditation inaugurale. Et les vers 7 et 8 poursuivent de fait le propos des vers 3 et 4. On dirait deux thèmes poétiques juxtaposés, sans connexion réelle. Mais le lac continue (tout seul) à être en soi poétique, il est paré de qualités, d’attributs poétiques là encore par trop convenus (troisième strophe), savamment distribués. Et de son côté la voix poétique suit le thème de sa réflexion avec son vocabulaire et sa tonalité propres. Ainsi, trois strophes, divisées chacune en deux temps, mettent en question la nature thématique d’une certaine poésie, l’écriture conventionnelle de celle-ci. Plus important : elles introduisent, en interrompant le lyrisme attendu, une interrogation nouvelle, un objet nouveau et une tonalité nouvelle. Poème qui se moque de la poésie, et qui, secrètement, instille la souffrance en esprit, le désenchantement existentiel. Le poème (110) fait coexister deux tonalités, deux logiques, deux rythmes. Quatre strophes de cinq vers (4 + 1) offrent deux développements thématiques. Mais à chaque fois, le cinquième et dernier vers vient annuler le quatrain précédent, il l’invalide, en introduisant un questionnement de nature plus profonde, plus déroutante. On dirait des quatrains quasiment autonomes, développant une poésie fin-de-siècle (à la Verlaine, parc, allée, ombres, vieux parc, fêtes...). Mais un effet de parallélisme introduit la répétition du motif de l’allée, rendant ainsi suspecte l’élaboration mimétique d’un tableau possible (v. 4, 9, 14 et 19). Le poème fait là encore se rencontrer la convention et la tradition, le canon poétique verlainien, symboliste, et le moi accompagné, escorté de son agonie. On peut dire que c’est cette juxtaposition de deux tonalités qui dit, traduit, exprime poétiquement, non seulement la poésie du malaise mais le malaise du poète, sa névrose proche de la schizophrénie. Il faut en venir à ce qui fonde l’essence de la poésie pessoenne, ici du moins : l’action de « musiquer »/musicar. On pourra d’ailleurs se reporter à l’effet rhétorique de « musication » qui n’est pas sans rapport avec le projet de Pessoa : « donner à l’aspect sonore d’un texte priorité sur tous les autres aspects, notamment sur le sens. » (Gradus, 304). Musicar um poema, musiquer un poème, c’est « accentuer l’émotion en renforçant le rythme » (Páginas de estética, 73). Donnons quelques exemples de cette action poétique que Pessoa a appelée musicar. Prenons le cas de l’oxymore : « mes désirs sont lassitudes »/Os meus desejos são cansaços, vers pivot du poème (76). L’effet engendre un jeu phonique intéressant. Cet oxymore s’oppose à un autre « Je te rêve avec une telle acuité »/sonho-te tão atento. De la combinaison cansaço et atento naît le mot fort, surprenant de encantamento, produit en quelque sorte par l’addition phonique de cansaço et atento. Dans le poème (63), tenu pour exemple de poésie cérébrale, une chaîne phonique prend place dans le dernier vers, s’installe et va, par la suite, être reprise fréquemment : Em que sinto que sonho o que me sinto sendo.
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On notera la répétition de sinto et l’équivalence posée entre sonho et sendo. Mais aussi entre sinto et minto, verbes à la rime. Or, il s’agit d’homologies phoniques (ou allitérations consonantiques ou assonances vocaliques) appliquées à des mots antonymes (ex : flui de fluir, couler) et fui (prétérit de ser, cf. ; 100 ; sonho/sono, rêve/sommeil), aboutissant aussi à la création d’isotopies très actives. Et encore : les effets entre sei (je sais) et sou (je suis), entre som (son) et sou ou ser... D’une façon générale, les procédés grâce auxquels Pessoa procède à la « musication » sont relativement peu nombreux et relèvent tous du même principe fondamental : le jeu du couple ressemblance/ différence, parallélisme/ opposition. On retrouve, non sans étonnement, sous différentes formes, la très ancienne coïncidentia oppositorum (active chez Shakespeare) ou la topique du paradoxe ou adynaton présente, essentielle chez les troubadours ou Pétrarque, comme l’a bien montré E.-R. Curtius. Ces jeux sont actifs à différents niveaux : celui de la lettre et du son (assonances et allitérations) ; le niveau lexical, avec l’oxymore, l’alliance de mots ou le paradoxisme, le chiasme, la paronomase, l’antimétathèse (ou rapprochement de deux mots qui ne diffèrent que par l’ordre de succession de quelques lettres), le niveau de la construction (phrase, vers, strophe) avec le parallélisme, la répétition, l’anaphore, au niveau sonore avec des reprises, des échos sonores, des répétitions jusqu’à la limite de la palilalie (ou « maladie de la répétition »). On a déjà eu l’occasion de voir quelques exemples de ces procédés qui, insistons encore, font de l’écriture du Cancioneiro un interminable art de la fugue, à partir de quelques mots, de quelques sons, un jeu de construction reprenant inlassablement les mêmes mots, les mêmes images. *** Les quelques approximations proposées nous amènent à citer ce court extrait d’Erostratus, texte écrit en anglais dans les années 1915 : « La véritable nouveauté qui demeure est celle qui rassemble tous les fils de la tradition et qui les tisse à nouveau selon un patron que la tradition ne pouvait produire. » Pessoa, homme du nulla dies sine linea, principe de son double Alvaro de Campos, s’est mis à enfiler les mots (on pense au palavrar de son demihétéronyme Bernardo Soares), comme pour mieux conjurer le filage de la Parque cruelle. Pessoa a montré que l’angoisse du néant peut être créatrice et que la rêverie du néant peut être « active », comme l’imagination des romantiques anglais qu’il appréciait. Par la poésie et grâce aux mots, l’exil du monde, le retranchement solitaire intolérable ne cessent pas d’exister mais ils changent de nature. C’est à ce niveau-là que l’écriture de la poésie pour Pessoa l’a peut-être « aidé à vivre » comme le Baudelaire des « Fenêtres » (Petits poèmes en prose, XXXV). 109
Poésie consolation, poésie confession, même à soi-même : c’est dans une large part définir la poésie recueillie dans le Cancioneiro. Cependant Pessoa sait bien que la poésie et la vie relèvent de deux logiques différentes, de deux mondes séparés qui pourtant dialoguent. C’est ce dialogue et en même temps ce divorce radical entre vie et écriture que nous j’ai souhaité privilégier comme axe pour ces approximations, parce qu’ils fondent toute écriture véritable, celle qui change la face des mots les plus simples et qui instaure une autre langue.
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9. Miguel Torga ou la poésie au quotidien Miguel Torga a écrit deux ou trois fois sa vie. Sous une forme proche de l’autofiction et c’est A criação do mundo/La création du monde. Sous la forme d’un journal et c’est le Diário qui dans son édition première comprend seize volumes. Mais ce journal a l’originalité d’alterner prose et poésie. Ou plutôt poésies, suite de poèmes qui peuvent aussi, à leur manière, nous dire quelque chose de la vie de Torga et plus encore de cette expérience vitale, biologique qu’est pour Torga l’écriture, l’exercice quotidien de l’écriture. Pourtant, le médecin qu’il ne cesse d’être, au service des autres, l’homme qui n’a jamais failli dans son opposition catégorique au salazarisme, depuis le début, est un citoyen attentif à tout ce qui se passe dans la cité. Il illustre ce superbe paradoxe ou cette boutade d’Ungaretti qui pense que tout vrai poète est pleinement poeta cívico. Le poète Torga ne cesse d’être dans la cité, même lorsqu’il s’en éloigne, en Messie blessé, ou en Dante vengeur, ou en voyageur épris d’espaces, tenté par d’autres mondes, ou lorsqu’il va se replonger dans son village natal de São Martinho de Anta. Le poète est partout dans sa cité, lorsqu’il témoigne, et sa voix est d’autant plus personnelle et isolée qu’il en appelle à l’immense majorité. La poésie de Torga s’écrit constamment avec et aussi contre la polis. Mais je veux aller chercher ailleurs, plus profondément, le poète qui jour après jour est confronté au mystère poétique, à une résistance du Mot, à un secret qu’il faut obstinément, patiemment déchiffrer et dont il faut se faire le témoin au quotidien. *** « Chaque jour nous laissons une partie de nous-mêmes en chemin ». C’est la citation d’Amiel qui se retrouve en exergue de chaque volume du Journal/Diário, couvrant une soixantaine d’années. Miguel Torga a disposé, pour chaque volume, une quarantaine de poèmes, soit plus de sept cents, alors que, notons-le, l’anthologie poétique de 1994 n’en retient que deux cents environ. Ce sont des poèmes qui n’excèdent pas la page, parfois au prix d’un artifice typographique. Ils sont tous datés et dotés d’un titre, même s’il faut sacrifier parfois à la redite. L’une des rares études sur les poésies du Diário, celle faite en 1978 par le regretté David Mourão-Ferreira, reprise dans Tópicos recuperados (1992), adopte au départ une approche quantitative portant sur les douze volumes alors parus. Le fin poète et critique que fut David Mourão-Ferreira n’hésite pas à 111
multiplier les tableaux et les statistiques pour cerner un processus de création dont l’ampleur et la répétition sont deux caractéristiques évidentes. Mais cette lecture s’inspire aussi, assez largement, de la méthode stylistique à laquelle il a eu souvent recours, et elle se fonde sur le repérage et le comptage d’occurrences (canto, verso, poesia, poema, poeta...) pour définir une partie significative de la poésie de Torga comme une « métapoésie », par allusion à la notion de métalangage. […] a poesía surge como referente, como tópico, como simile, como metáfora, como símbolo, ou, até concretamente, como declarada matéria do próprio poema. Trata-se de auténticos exemplos de metapoesía. Ce mot, cette notion m’intéressent et me gênent tout à la fois. On peut songer à cette poésie de la poésie, transcendantale, chère au premier romantisme allemand, que Schlegel emprunte à Kant et dont Lucien Dällenbach fait un rappel opportun dans une annexe de son Récit spéculaire. Et il serait tentant d’aller dans cette voie en suivant l’homme, un citoyen parmi d’autres, un médecin au service de ses frères humains, mais qui se montre obstinément, dramatiquement, poète. Poète, avec une majuscule fréquente sous sa plume. Poète par vocation (appel), par prédestination, et l’on ne serait pas loin du mythe du poète selon Antero de Quental. De fait, pour Torga, l’écriture est un acte ontologique (XII, 150). C’est pourtant vers une autre analyse que je veux tendre. Ce sont d’autres dimensions ou résonances que je crois lire ou entendre. Si l’on veut réfléchir sur la façon dont s’articulent poésie et prose dans le Diário, on remarque d’abord que le poème prend le relai de l’écriture journalière et même la remplace lorsque Torga voyage. On le voit dès son premier voyage en Belgique (soit dès le premier volume). On vérifie cette pratique lors de ses voyages, assez nombreux, en Espagne, puis au Brésil, en Afrique (sur les traces de Diogo Cão…), en Asie, sur celles de Camões : nous sommes en 1987. Le poème avec l’indication a bordo est un instantané, une réflexion sur le monde, la condition humaine, faite dans un moment de vacance, voire de recueillement. Le poème se substitue à l’écriture au quotidien à l’occasion de rencontres avec des œuvres d’art, en hommage à des poètes : ce sont des moments d’admiration et de respect, comme pour confier à la poésie le soin d’exprimer le don reçu, le moment de célébration. Mais en règle générale, la poésie du Diário seconde, on n’ose dire redouble l’écriture au quotidien, s’opposant à elle quant à la thématique (le divorce bien connu du quotidien et du poétique...), ou, au contraire, prolongeant celui-ci, en écho. De fait, poésie et écriture du diaire dialoguent assez souvent. Poésie multiforme, précisons-le. Torga a recours à des genres bien définis, traditionnels (elegia, canção, loa, cantiga de amigo…). Certains quatrains font penser à des couplets de fado. On dirait que le chant, l’acte de chanter sont pris ici dans le sens premier et traditionnel du terme : la poésie est d’abord chant. 112
Dans A criação do Mundo, Torga reconnaît que la poésie qu’il a commise quand il a commencé à taquiner la Muse a débuté sous les auspices d’Antero de Quental. Il voudra lui rendre hommage au soir de sa vie, dans un poème daté de Ponta Delgada, aux Açores (11-VI-89). Ce qui rapproche assez durablement Torga et Antero, c’est l’obsession de la sincérité poétique, le sentiment plus moral qu’esthétique qui organise la voix poétique (Sim, fui sincero como poeta. Mas como homem ?, 8-II-88). Torga est souvent oratoire dans sa cadence poétique, voire rhétorique dans ses effets oratoires, alors que l’homme du Diário est le premier à fustiger une manie portugaise (Retórica […] O verbo, aqui, nunca teve essencialidade. Foi sempre de encher, 18-III79). Torga apparaît, du moins dans son Journal, comme un poète postromantique, par la priorité qu’il accorde au regard (o poeta vidente), au poète qui est un voix, voix clamant dans le désert, incompris des hommes (Canta, poeta, canta/Violenta o silêncio conformado… 8-VII-77). La poésie est un message, comme il le répète à un poète qu’il nomme « frère » dans Carta familiar (t. IV, 21-II). Ce silence, rompu par une parole lourde de poids moral, m’intéresse. Il m’inquiète aussi. Qu’est-ce donc que cette poésie qui doit s’opposer au silence et devenir éloquente, vertueuse, pour mieux s’opposer au monde du quotidien ? Bien plus : une part considérable des poèmes du Diário sont des poésies narratives, des histoires en vers, des scènes, des arguments. Cas extrême, convenons-en : Circo (15-I-60) qui met en scène les supplices des chrétiens exposés aux lions. Le poète raconte, même lorsqu’il choisit la forme dialoguée. La poésie, pour s’écrire, suppose la présence vague, mais insistante d’un destinataire, comme pour accroître une certaine dramatisation : on pense bien sûr à Antero, mais on n’oubliera pas le Pessoa reconstitué dans le Cancioneiro. Ainsi, la poésie devient chant du monde, dans le temps même où le monde devient espace poétique dans lequel n’importe quel élément peut accéder, par décision du poète, à la dignité poétique. Car la poésie de Torga dit, chante que chaque élément du monde qu’elle dénombre et retient est poésie. C’est une poésie concrète où les mots sont voués à la célébration immédiate, directe des choses : les pierres du lit du ruisseau sont des vers (8V-52), la mer est un vers recommencé (19-IX-53), les vers sont des agneaux qui vont paître... L’originalité majeure de la poésie du Diário est qu’elle est une poésie de la ritualisation du temps. C’est en cela qu’elle s’oppose et qu’elle complète le Diário. La poésie célèbre les retours : poésie rituelle, commémorative. Attentive aux dates, elle salue régulièrement Noël, Pâques, le renouveau du Printemps, les retrouvailles avec l’océan, les anniversaires. C’est devenu, au long des ans, un jeu rituel dont le poète n’est pas dupe et qu’il tient à justifier : un paysan ne sème-t-il pas chaque année ? Dans un poème, intitulé Missão (6IV-73), il rappelle, grâce à une citation, le premier poème inscrit dans le
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Diário (3-I-32), celui avec lequel il s’est « ouvert un chemin » et il écrit donc un poème qui est un bilan de quarante années de lutte. *** Il faut bien reconnaître que l’écriture, poétique ou non, est proche, chez Torga, de la graphomanie. Disons qu’il y a une fatalité de l’écriture, et c’est là que je retrouverai, mais sur un tout autre plan, la belle image que David Mourão-Ferreira emploie, lorsqu’il dit qu’Orphée se double parfois d’un Sisyphe. On pense aussi à Pessoa, noyé dans ses paperolles, ou au mot de Sartre, à propos du Baudelaire des dernières années : « ce créateur ne crée plus, il rapetasse. » Mais chez Torga l’écriture sisyphienne n’est pas un effet de vieillesse. Ecrire est bien ce qui signifie, ou figure, le destin du Poète : l’impossibilité de faire autre chose, de faire autrement... A sina dos poetas é lançar Versos aos pés da vida Le poème, daté du 17-IV-52 s’intitule, de façon significative, Mais um poema, comme mieux mettre en relief la fatalité de la répétition sisyphienne. Un autre, intitulé Queixa (30-V-52), s’ouvre sur le constat désenchanté, ou douloureux, de l’absence de poème : Nada me caía do ceu. Nem um poema. Et surgit, comme pour mieux souligner la dimension tragique de l’écriture chez lui (nous parlions de destin, de fatalité), la figure de la Moira en vieille sorcière mythique. Vient ensuite la seconde strophe, brève introspection sous forme de court monologue : Galeriano desde o nascimento Compro a não sei que dono da galera Os próprios versos em que me lamento. Patron de galère ou Charon qu’il faut rétribuer ? La poésie devient à ce point une impérieuse nécessité, régissant le quotidien, que le poète souhaite son effacement, sa disparition, pour mieux goûter l’immédiateté de la vie (Miramar, 7-VIII-68) : Mar ! E é um aberto poema que ressoa No buzio do areal Ah, quem pudesse ouvi-lo sem mais versos ! Assim puro, Assim azul, Assim salgado, Milagro horizontal Universal Numa palavra só realizado
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La poésie narrative, discursive, répétitive est imaginairement congédiée au profit d’une seule parole poétique dont la plénitude n’a d’égale que celle de la vie. Ainsi, l’écriture poétique du Diário nous fait entrevoir le drame du poète. La poésie est partout, omniprésente, dans les choses et dans le monde. La nature est la plus fidèle interprète de cette poésie universelle et constante, continue (cf. Acorde florestal, 3-VIII-52, Marca, 30-X-54, Tatuagem, 30-X55, A palavra, 13-IV-65, Lavoura, 10-IV-79). Comment concilier ce qui apparaît ici comme le paradoxe poétique : la poésie, la parole poétique restent, pour l’homme-poète, un don, alors qu’elle est un attribut permanent du cosmos. Le poète est condamné à écrire la poésie du monde, par décision tragique, comparable au destin des héros antiques. Mais il arrive un moment, et très tôt dans le Diário, où écrire devient impossible. C’est alors que le poème en vient à dire une chose simple et inouïe : l’absence d’inspiration, l’absence de dynamique poétique. C’est cette poésie qui dit son absence qui apparaît comme l’aspect le plus inattendu de ce que David Mourão-Ferreira avait nommé, à sa manière, métapoésie. La poésie dit qu’elle ne peut rien dire, qu’elle ne peut plus rien dire. Et il vaut la peine de détailler les procédures par lesquelles le poète écrit l’absence ou l’impossibilité d’une écriture poétique. Le topos traditionnel de l’invocation aux Muses (on sait à quel point l’inspiration reste pour Torga une réalité) est ici réintroduit, réactivité. De 1952 à 1989, je dénombre dix poèmes exploitant ce topos, aux titres parfois expressifs (Non sum dignus, 16-I-50, Musa, não me visites / […] Que não mereço/o canto, Exortação, 28-V-52, Insónia, 10-V-74, Súplica, 10-I-77, Pánico, 16-X-78, Musa, 9-I-79 et à nouveau Pánico, 21-VIII-82). A quoi s’ajoutent Serão (21-XII-60, Fríos versos de inverno / Que Musa me regela / o coraçao ?), Ambição (10-IV-65) et A noite (16-I-89), invocation à la nuit (Musa cega…) suivie d’une longue analyse dramatique de ce qu’il faut appeler l’impuissance poétique (Estou perdido. Continuo a batalhar com as palavras, mas cada vez mas descoroçoado… 24-I-89). Le poète invoque moins la Muse qu’il ne l’apostrophe parfois, en venant à l’invectiver. Le poète se déclare muet, silencieux, malheureux, abandonné. Précisons : le poète se met en scène et écrit un poème dans lequel il annonce qu’il attend la venue d’une inspiration poétique. À quatre reprises, le poète inverse, dans un sens négatif, des scénarios mythiques. Et cette version négative renvoie à un malheur poétique, à une situation de manque. Il s’agit d’Orphée (8-IX-52), tout entier construit à partir de propositions négatives (Desceu aos Infernos sem nenhuma esperança […] Toda a corte do ceu deixou de amar / Não so os poetas, mas a poesia). Orphée réapparaît dans le long poème Memorando (16-XII-52) où l’interprétation est plus positive, plus proche de l’Orphée « rebelle », titre d’un recueil célèbre, dans un monde livré aux horreurs de l’histoire. Mais l’envers du mythe est 115
encore exploité dans Relato, 17-I-53, Versos como carvão / […] Borras do coração de Orfeu. Citons aussi Thésée (Labirinto, 10-IV-54), dans lequel Thésée est poète et Ariane la poésie. À quoi l’on doit ajouter un poème sur Icare, le poète déchu (20-II-87, qui ouvre le t. XV) et un poème, Jonas (31VII-54), dans lequel s’écrit le constat d’une perte pour le poète de la dimension divine (Ah, se os poetas fossem como outrora/instrumentos de Deus !). Il faudrait aussi mentionner le traitement personnel, intime, douloureux de la fuite du temps, un Ubi sunt, mais appliqué à la poésie qui s’est enfuie, qui n’est plus, variante de l’utilisation dramatique de la négation dans la poésie de Torga (Memória, 14-X-78, Legado, 20-III-88, Oferenda, 10-VII-88, Bilhete, 10-XII-90, Não te sei dizer mais / Depois de tantos versos… Termo, 3-XI-93, Para, imaginação ! / Não ha mais aventura, nem poesía…). Ou encore des poèmes qui sont des moments de vide, d’abandon, mais tenu pour poétique (Desalento, 20-XI-88, Hora mã / Sem poesia / Vazía / como um sono pesado). Dans le dernier volume, c’est la cérémonie rituelle qui sert de matière au poème qui dit, raconte l’impossibilité de célébrer, de chanter le temps de fête. Ultimo Natal (24-XII-90) est à l’évidence récrit ou repris, à commencer par le titre, pour apparaître comme le « dernier ». L’année suivante, Noël sera salué par un poème intitulé Éclipse (24-XII-91) dont le thème est le premier rendezvous manqué avec l’Enfant Jésus, puisque le poète se présente comme écrivant de l’hôpital. Et citons aussi Pascoa, 30-III-91, Ah quem pudera / ser de novo…). On en vient à isoler des poèmes que je pourrais appeler soit des antipoèmes, soit des anté-poèmes, selon que le paradoxe de l’écriture, de l’écriture poétique impossible se change en thème, négatif ou qu’il annonce le poème à venir. São versos que eu adivinho Antes da alucinação Le poète est en état d’attente : il écrit qu’il « devine » des vers. Il décrit un processus de composition qui fait de Prenúncio (10-XI-52) un « pré-poème ». Dans Agonia (14-XII-52) il se présente comme un animal en cage, sans pouvoir dire l’affliction dans laquelle il se trouve. Le poème dit qu’il ne peut rien dire : Ha quatro horas que pareço Dentro da exígua jaula da expressão. Morro num pesadelo, e grito, grito, Sem conseguir dizer que estou aflito ! E como se sonhasse esta aflição. Seul, le dernier vers où est redite l’alternative rêve / vie reprend une tradition poétique déjà fort exploitée, sans grande originalité. Les quatre vers précédents forment un contre ou un anti-poème. Anunciação (20-X-53) est un titre à prendre en antiphrase : 116
[…] mas gasto a inspiração, acabo de cantar E não te vejo. Jogo (16-XI-55) dit sur le ton léger le tout ou rien de la poésie, qui se livre ou qui se refuse. Penuria (22-IX-56) met en scène l’échec du poète (Caidos a meus pés / Os versos não exigem / Mais doçura / De mim). Même thème dans Falência (7-VII-74) : Inicio o poema Mas não sei que dorido sentimento Tolhe-me a inspiração. C’est la « page vide » qui provoque le poète dans Expectação (9-VII-75). C’est un Noël, Natal, qu’il faut célébrer, avec un « court poème » qui ne viendra pas ou qui se confond avec celui qui s’écrit (24-XII-75). C’est une aube où le poète, comme un coq heureux, se met à chanter, mais « ce que dit le chant, c’est ce que je ne sais pas » (Alvorada, 27-VII-77, O que esse canto diz/E que nao sei). Se cantasse (11-III-52) et Esperança (22-VI-77) sont des anti-poèmes qui ont pour sujet hypothétique le chant du poète. Chant impossible et inutile (Exorcismo, 20-VI-78, Registo, 30-VI-80, Encomendação, 16-VIII-80), ou chant introuvable, chant rêvé (Sesta, 13-VIII78), ou encore, poème qui n’a de poème que le titre (Um poema, 28-IX-65, Um poema de amor, 15-V-79, Um poema, 7-X-79). A quoi on pourrait ajouter une suite de six poèmes où l’histoire racontée se dilue et disparaît par manque de matière, par une sorte d’impossibilité poétique (Legado, Sudário, Pergunta, Sementeira, Eternidade, Telegrama, t. III, 42, 81, 102, 119, 121, 125). Pourquoi ces poèmes qui disent que la poésie a déserté l’espace du poème ? Pourquoi ces pages d’écriture qui disent que le poème n’existe plus ou qu’il est attendu ? Pourquoi ces exercices d’écriture qui tournent à vide ? Pourquoi ce médecin, pris par son travail, prenant sur ses nuits pour écrire, insiste sur cet effort, sur cette nécessaire résistance par l’écriture ? *** Il existe des réponses, nombreuses, dans le Diário. Dès le début, il hésite à s’engager dans une entreprise dans laquelle il aura à répéter tous les jours le mot « solitude ». Drame de la répétition, autant que de l’isolement. Car le poète répète qu’il vit et parle dans un désert. Et pourtant sa foi dans la poésie est indéfectible. En 1952, il voit son pays comme des catacombes dans lesquelles il faut pourtant vivre et témoigner (29-V-52). Chaque retour au pays, après un voyage, est un moment de découragement face à l’aridité de la vie au quotidien. Toute écriture paraît vaine et douloureuse (1-V-56), un travail de Pénélope (15-X-58). Mais il faut tenir : sa vie est celle d’un « poète obstiné », engagé dans une course contre la montre (20-XII-63). Il observe avec peur ce qu’il appelle « l’étiage poétique » (5-XII-65, cf. aussi t. V, 28), il se montre, en prose, attendant la muse, à deux heures du matin (1-VII-65). 117
Conséquence de sessenta anos de tenacidade a cantar a lição como um forçado (4-V-67). Mais le retour à la démocratie n’apporte aucun apaisement : preuve que le drame de Torga n’est pas seulement, simplement politique, mais poétique : il est condamné à l’écriture, ainsi se voit-il (25-IV-77). Et pourtant, il l’a avoué : écrire lui donne la nausée. Il envie Rimbaud qui a su « résister à la tentation » (16-II-69). Il est fasciné par l’écriture silencieuse qu’il découvre sur les mégalithes, près de chez lui : des hommes ont résisté à « l’inflation du verbe » (22-IX-72). Mais il a aussi avoué : il a peur du silence et le silence est « la terreur » et « la tentation » des poètes (1-VII-70). L’écriture est donc la lutte qu’il mène au quotidien, non contre le monde, mais contre lui-même (24X-74, 15-I-78, Se ao menos certas horas se pudessem plasmar num poema, 7III-78, et 16-II-79). Les grands génies que la vieillesse ne terrasse pas l’intéressent, sans amertume : la surabondance de toiles, lors d’une rétrospective Picasso, l’amène à s’interroger sur ce torrent qui ne sait pas, ou ne peut pas s’arrêter (27-XI-79). Une remarque sur Chagall va dans le même sens (A natureza quando da, da, 4-I-80). Mais il se voit définitivement perdu en 90 (Estou perdido. Ja não tenho animo nem forças para dobrar as palavras e organizar com elas um texto, 12-VII-90). On dirait qu’il parle d’un travail de paysan... Et l’année suivante, il se pose, à partir du vers célèbre de Hölderlin, la grande question (7-V-91) : Hölderlin diz que o que fica os poetas o fundam. O que teria eu fundado com tantos poemas que escreví ? On le voit : les explications sont nombreuses et toutes fort probantes... À supposer qu’on puisse passer comme de cause à effet de la vie à l’œuvre. Mais on dira que, dans le cas de Torga, le passage, pour complexe qu’il demeure, est évident. Ce serait alors supposer que la prose du journal dit mieux et plus clairement ce que la poésie cache ou tait. Demeure la question spécifique à l’écriture poétique : pourquoi écrire, de façon répétée, un constat d’impuissance, de faiblesse poétique ? La poésie serait-elle pour ce médecin un étrange remède, ou pour cet esprit inquiet et à sa manière profondément religieux, un exercice spirituel ? Je pense en utilisant ces mots aussi bien à saint Ignace de Loyola qu’à la revue Fontaine de Max-Pol Fouchet qui étonna en 1943 avec le choix de ce titre. Je note, dans un poème de 1949, Solidão criadora, ce qui n’est pas à lire comme un simple paradoxe : O poeta é uma angustia que se cala A cantar La poésie serait un antidote à l’angoisse, ou au silence, comme dans Ressonância (Desfaço com palavras o silêncio / Desta hora vazía, 29-IX-82, le vers pourrait être du Pessoa…). La poésie pour emplir un vide ? Ce serait cela la poésie au quotidien comme pour aider à traverser l’aridité de la vie. La poésie alors ne ferait que redire, Écho d’un Narcisse douloureusement
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prisonnier, l’ennui, le vide de la vie. Je ne pense pas que ce type d’écriture qui se retrouve souvent, en effet, chez Pessoa, soit celui de Torga. J’ai parlé d’exercice spirituel et j’oserais comparer cette écriture de l’aridité poétique venue de quelqu’un qui porte au plus haut la figure du Poète à ces longues années sans Dieu, à ce désert spirituel dont parle sainte Thérèse d’Avila, figure que Torga sait isoler, qu’il n’oublie pas quand il veut s’affirmer « ibérique ». Un seul exemple, et parmi les derniers poèmes, intitulé précisément Catequese (15-IV-92) : Reza comigo, se te queres salvar Deus é pura poesia E o poema uma humilde petição No templo sacrossanto da eternidade C’est le poète ici qui s’adresse à l’homme parce qu’il peut le consoler, par la poésie changée en prière, ou plutôt la prière inutile changée en poésie. Je ne veux tirer aucunement Torga vers une quelconque croyance, même s’il s’en faut que tout soit dit sur son orgueilleux refus de Dieu. Mais là n’est pas la question. De ces poésies qui disent l’absence de toute poésie, surgit l’image d’un Torga dans sa traversée d’un désert spirituel, en attente d’un signe, ce que sainte Thérèse confesse dans sa Vie quand elle évoque les longues années d’attente ; un Torga ascète dans un monde qu’il aime et dont il sait jouir à sa manière, en homme païen qu’il est aussi. Un Torga, être religieux, sans sacrifier à aucune confession, mystique, si l’on fait de la Poésie l’objet de sa quête, ce qui paraît une évidence. Ce Torga-poète a placé, disposé, dans le Diário, des poésies qui sont, à certains moments, l’expression de l’envers d’une écriture poétique et qui font aussi du Diário un étonnant atelier poétique, en opposition avec l’anthologie ou avec d’autres recueils où les choix seront sévères. Loin d’être une réflexion sur la poésie, cette veine poétique assure une continuité nécessaire dans une vie profondément divisée, fragmentée, comme je pense l’avoir montré aussi à propos de A criação do Mundo, là encore en quête d’une unité qui ferait sens. L’accumulation de poèmes ou mieux la dispersion ordonnée et obstinée de poèmes dans le Diário disent, d’une autre façon, la force salvatrice de la poésie tout autant que sa précarité, son éphémère. C’est peut-être là que Torga rejoint le drame existentiel de Pessoa, mais dans une tonalité tout autre. Lui aussi, pourtant, aurait pu dire, comme la voix d’une poésie inédite : Canto para me pertencer. Je chante pour m’appartenir. Référence bibliographique L’édition utilisée est la version en deux volumes du Diário, Lisbonne éd. Dom Quixote. On pourra aussi se reporter à La Création du monde (trad. de Claire Cayron), Garnier/Flammarion, 1999, et à notre préface. 119
10. Échos bibliques dans l’œuvre de Miguel Torga Miguel Torga a été pendant les longues décennies de la dictature salazariste la conscience morale de son pays. Parfois à son corps défendant, préférant s’enfermer dans une solitude quelque peu distante. Solitaire, solidaire : le jeu de mots existentialiste convient bien à ce combattant de la liberté qui a connu la censure et l’exil intérieur (confiscation du passeport). Idéaliste, individualiste, il a toujours été rétif à tout mot d’ordre, à tout embrigadement. Fils de paysans du fin fond de Trás-os-Montes, devenu médecin, a passé le plus clair de sa longue vie à Coimbre. Sans jamais faillir à son devoir, il a écrit sans relâche une œuvre originale, monumentale, privilégiant l’autobiographie, la confession, qu’elle soit en prose ou en vers. Autodidacte, après un bref passage par le petit séminaire, esprit tourmenté, inquiet, agnostique, matérialiste lorsqu’il s’en tient au regard du clinicien, cultivant volontiers un certain paganisme, lorsqu’il s’agit d’exalter les forces élémentaires, il laisse une œuvre fortement marquée par les grands mythes universels et traversée par de surprenants élans christiques. La Bible jalonne sa vie. Elle fait partie, avec quelques grands chefs-d’œuvre (la Divine Comédie, Don Quichotte…), de ses modèles absolus, reconnus, admirés, face auxquels le poète « rebelle » (mot-clé) exprime son admiration et une irrépressible volonté d’indépendance, voire d’agressivité. *** Dans le milieu campagnard où il est né, la Bible rythme la vie quotidienne. Torga raconte, au début du premier « jour » de sa Création (éd. Garnier Flammarion, 1999 : 19), comment, lors des veillées, le gamin qui tient son rôle lit « à la population réunie des scènes de la Bible », alors qu’il vient de citer longuement les chansons lestes qui circulent dans un village, présenté comme « baigné dans un nuage de poussière et de sensualité. » Il reviendra dans son Journal (31/I/1955), alors que Coimbra est noyée sous des pluies « diluviennes », sur ses lectures à voix haute, au coin du feu, en contrepoint à des propos beaucoup moins édifiants qui circulent dans son village natal de São Martinho de Anta qu’il préfère appeler, dans La création du monde, Agarez. C’est vers ce village qu’il est constamment revenu, au long de sa vie, pour des jours de repos, de chasse, de méditations, réfugié dans la petite maison paternelle très sobrement rénovée. Il y a une tendresse, une affection infinies dans ces retours réguliers, rituels. Si la Création du monde est évidemment placée sous le signe de la Genèse, on soulignera que le verset mis 121
en épigraphe est celui qui lui permet de dire pleinement, mais de façon indirecte (une certaine pudeur, autre mot-clé), l’immense amour porté à sa terre natale, humble et misérable, mais comparée au jardin d’Eden : « Alors Dieu prit l’homme, sa créature, et le mit dans le paradis des délices. » (Genèse II, 15). Précisons-le puisque Torga n’a pas souhaité donner de référence. C’est en reprenant une formule de conteur et une certaine tournure biblique (« Or il arriva que vers cette époque… », 1999 : 37) que Torga raconte comment, adolescent, pour célébrer son premier succès scolaire, la famille assiste à une séance de cinématographe qui projette une vie du Christ. Il évoque, non sans quelque distance amusée, les réactions bruyantes du public devenu témoin de scènes violentes, comme la crucifixion. Il avoue, quant à lui, avoir été « ému et déconcerté ». Mais spontanément il compare ces images aux lectures à la veillée et il avoue avoir eu « honte » : « Qu’étaient des histoires lues, à côté d’histoires qu’on pouvait voir ! » Assurément, pour Torga, durablement marqué par l’esthétique dominante, néo-réaliste, en dépit de rapports distants ou critiques, et homme sensuel à sa manière, le voir est une des dimensions essentielles de son écriture. Le rapport visuel joue encore un rôle important dans une scène qu’il rapporte en toute franchise et simplicité : alors que, lors d’une semaine sainte, des dames patronnesses s’affairent à changer la tunique déchirée du Christ, le jeune garçon découvre une statue, un corps « nu comme un ver ». Commentaire : « Il n’était pas fait comme nous. » (« Premier jour », 1999 : 65). Au-delà d’une anecdote qui l’amène à avouer qu’il avait perdu la foi, on retiendra l’idée simple que, pour Torga, le Christ, lorsqu’il se manifeste ou lorsque l’homme le reconnaît, est, doit être, pleinement et simplement, homme. Ou plus exactement qu’il appartient à chaque homme de vivre et de penser selon un modèle christique, d’être, pour lui-même et pour les autres, un autre Christ. De retour de son séjour, de ses années d’apprentissage, au Brésil, le jeune homme a quelques difficultés à renouer avec ses parents, à commencer par la prononciation du portugais qui fait de lui un étranger. Rabroué par le père, il se rapproche de la mère, présentée comme grande lectrice de la Bible, d’une certaine Bible, « abrégée », dans laquelle était supprimée « la gangue des généalogies et des lois ». Ne subsistent donc que des personnages. Sont cités Moïse, Josué, Noé, Abraham, Holopherne, Jonas, David, Esther, Ruth et Rachel dont les destins singuliers sont contés « en un langage en même temps accessible et élégant ». Cette Bible, plus romanesque que sacrée, plaît à cette femme à l’« imagination exaltée » (« Troisième jour », 1999 : 154). À la liste qui vient d’être donnée, il faut ajouter Job. La première phrase du Livre de Job, citée, et qui pourrait être sortie d’un conte ou d’une légende (« Il y avait au pays d’Hus un homme appelé Job »), est savourée par la mère « comme si elle mangeait du pain ». Sur le fils, sur son imagination, elle a exercé une évidente fascination. 122
*** Après quelques essais poétiques où il reconnaît lui-même, non sans humour et lucidité, qu’il imite le grand poète romantique Antero de Quental, Torga publie en 1936 O outro livro de Job/ L’autre livre de Job. Le titre laisse deviner que la référence au livre sapientiel ne sera invoquée que pour mieux affirmer une différence : ce sera un « autre » livre, un autre témoignage. De fait, l’ampleur du texte biblique est totalement oubliée et, d’une façon générale, les grands thèmes qui y sont développés : le sens des épreuves infligées par Dieu, le juste éprouvé par les souffrances, la fidélité, la confiance inébranlables de la créature envers son créateur. Le ton est donné dès le premier poème « O vos omnes » : le chant qui s’élève établit d’emblée un rapport de force entre un public imprécis et une voix poétique qui fait entendre « une note discordante »/ uma nota […] discordante et qui exige qu’on la respecte « comme l’on fait pour les pierres des montagnes »/ como se faz às pedras das montanhas. Le Torga qu’on qualifie volontiers de « tellurique » apparaît ici dans une auto-proclamation qui ne manque ni de force ni d’orgueil. Il en faut en effet, précisons-le, lorsqu’on s’est soi-même sorti, par une volonté qui n’a jamais faibli, de son humble et pauvre village. Mais il faut chercher l’originalité majeure dans la seconde strophe où se développe une mise en scène dramatique : l’image du chemin de croix/ no doloroso caminho/ do Calvário sur lequel s’avance un « pénitent »/ penitente, double du poète, secouru par Véronique. L’affirmation de la figure christique est la première illustration possible de ce qui a été annoncé comme un « autre » livre de Job ; c’est aussi l’expression première, essentielle, de ce que l’on est en droit d’appeler un mythe personnel. Le deuxième poème, « Romance », peut renvoyer à la séquence biblique de la naissance de Job, marqué par la souffrance et le drame (II, 3) et par la présence de Satan, mais il est aussi à lire comme une esquisse en vers d’un projet autobiographique qui va s’affirmer par la suite, en particulier avec « Journal »/ Diário et dans des allusions très personnelles où interviennent plusieurs figures ou silhouettes féminines. Il s’en faut donc que l’ensemble des vingt-cinq poèmes, relativement brefs, suive, de façon claire et explicite, le « livre » de l’Ancien Testament. Celui-ci n’est guère présent que dans les trois « Lamentations » auxquelles on ajoutera « Chant d’ami »/ Cantar de amigo qui renvoie à la visite faite à Job par les trois amis, « Fable du serviteur de Dieu »/ Fábula do servo de Deus et, dans une moindre mesure, « Cantique »/ Cântico et « Ressac de la mer morte »/ Ressaca do mar morto. Encore faut-il remarquer que les « Lamentations », comme la plupart des autres poèmes, s’ouvrent à d’autres figures bibliques : dans la première, Adam, invoqué aussi dans « Sérénade en do majeur », (« Je suis un pauvre Adam »), mais aussi la « brebis perdue » de la parabole christique ; dans la seconde, Job et sa « pauvre terre », celle de Hus, voisinent avec Caïn, Abel et Moïse ; enfin, si la troisième retrouve les accents du juste prêt à se révolter 123
contre les épreuves infligées, c’est aussi un nouvel Adam qui clame haut et fort son innocence face au « Serpent ». Ailleurs, la voix poétique, proche de la révolte, s’identifie à Lazare (« Lazare c’est moi »), répété, clamé tout au long du poème ; un Lazare qui n’a aucune place, ni au Ciel, ni en enfer, qui est l’alliance des contraires, Alpha et Omega, Ange et Satan, Noble et Vilain, à la recherche d’un être véritable. Dans « Tantum ergo » il est le Poète, avec majuscule, ennemi de Dieu « depuis le berceau », poète maudit et réfractaire, comme dans le dernier poème où, devenu un simple matricule, « R 7 », il s’approche tout à la fois de l’image du Christ aux outrages et de l’homme incompris qui en appelle à d’improbables « camarades ». Ainsi la litanie, avec ses répétitions, ses anaphores, se fait imprécation ; l’exclamation devient invective, lancée à un auditoire constamment pris à partie ; enfin, la lamentation, expression privilégiée du Job biblique, humilié, mais patient et confiant, se change ici en confession, volontiers agressive, provocante, comme dans « Livre d’heures »/ Livro de horas : « Ici, devant moi,/Moi, pécheur, je me confesse/D’être comme je suis […] Je confesse d’être Homme/D’être un ange déchu. » Au-delà des plaintes et des accusations, proférées par cet être paradoxal qui cherche à se justifier, s’affirme l’homme qui sait et veut dire « non ». Et le poète, seul contre tous, préfigure « Orphée rebelle », titre d’un autre recueil publié en 1958. *** Torga se met à voyager au moment où l’Europe s’agite et s’embrase, comme dans le pays voisin. Ce sont pourtant des mois d’apprentissage, riches en émotions artistiques, en particulier en Italie, qu’il consigne dans le « Quatrième jour » de sa « Création », sorti en 1939 et aussitôt saisi, en raison de ses prises de position politiques sur l’Espagne. Torga voyage en compagnie de deux vrais philistins. Aussi précise-t-il qu’il ne veut personne à ses côtés quand il est devant la « Cène » de Léonard de Vinci, ou lorsqu’il contemple, « stupéfié », le « Christ mort » de Mantegna à la Pinacothèque Brera à Milan ou encore devant le « Moïse » de Michel Ange à Saint-Pierre aux Liens (1999 : 295-304). C’est qu’il s’agit sans doute d’une découverte, émerveillée, mais aussi d’étonnantes retrouvailles avec des personnages qui l’ont accompagné dans ses années d’enfance, « de façon fabuleuse ». Devant le « Moïse », il parle d’un moment de « séisme intérieur ». Pourtant l’émotion ne l’empêche pas de composer un poème « qui m’était venu d’un trait devant la statue. » (1999 : 311). Adressé à « Alice », on le retrouve dans le « Journal »/ Diário, en date du 6 janvier 1938. Sorte d’ekphrasis dans les deux premières strophes, au début, largement soutenue par des souvenirs de lecture, le poème se fait hommage et méditation à l’adresse d’un « surhomme »/ super-homem, un « lutteur de l’Humanité »/ lutador de Humanidade, un « mélange de Vieillesse et de Jeunesse »/ um 124
misto de Velhice e Mocidade. Comme le Christ en d’autres occasions, Moïse ici est exemplaire en ce qu’il est à la fois homme et créature qui a repoussé les limites de l’humaine condition : il est le héros antique, le demi-dieu. Quant à la « Pietà » de Michel Ange, l’impression profonde qu’elle a également produite sur l’esprit du voyageur poète s’exprime par un sonnet composé à l’occasion de Noël (un rite soigneusement repris d’année en année), à Lisbonne, mais « comme si j’étais encore à Saint-Pierre de Rome », inséré dans le Journal en compagnie d’un autre poème, de tonalité différente, pour clore une année 1939 qui s’achève dans un climat sombre et oppressant. L’expérience poétique est suffisamment vive et complexe pour laisser des traces dans la Création du monde (« Cinquième jour », 1999 : 440) : « Et au lieu d’un libre et jubilant poème à la nativité, je me mis à écrire un sonnet serré, plein d’un désespoir létal, avec la Pietà de Michel Ange que j’avais admirée au Vatican douloureusement fichée dans ma mémoire. La Vierge Marie de la crèche ingénue d’Agarez était à présent une Mère douloureuse ; et l’enfant sur la paille, un homme mort couché dans son giron. » Précisons que dans ce sonnet, tout entier construit à partir d’un « je » qui contemple le groupe et qui participe à la douleur muette de la scène, l’apostrophe, simple, directe, à la « Mère » autorise le poète à occuper aussi la place du corps gisant devenu « mon corps »/ o meu corpo, tandis que les pleurs de la mère, pleurs féconds, tombent « dans la sépulture froide de la racine »/ Na sepultura fría da raíz. La chute du sonnet semble ménager une lueur d’espoir au milieu des ténèbres du chagrin. Au début des années 40, l’écriture poétique se concentre exclusivement dans les deux premiers tomes du Journal (1941-43). C’est vers la prose, le récit court que se tourne Torga, avec ses « Contes de la montagne »/ Contos da montanha (1941) et surtout Bichos (littéralement Bêtes), superbement traduit par la regrettée Claire Cayron sous le titre Arche (1940, 1942, 1944). Une douzaine d’animaux sont les acteurs, plus ou moins actifs, de petits drames : Bambo le crapaud qui connaît le mystère de la nature, le chien Nero qui agonise, Mago le chat gigolo, Ladino le moineau profiteur, Farrusco le merle philosophe, Miura le taureau courageux, Tenorio le coq…. Dans l’optique qui est ici privilégiée, on retiendra deux contes qui illustrent une double thématique, déjà vue dans Un autre livre de Job : une certaine imagerie christique et la figure du poète rebelle. Le premier, intitulé « Jésus » met en scène non un animal, mais un jeune enfant qui raconte à ses parents la découverte qu’il a faite, au terme d’une longue escalade : un nid et, dans le nid, un œuf d’où sort, sous le simple effet d’un baiser, un jeune chardonneret. Le garçonnet est un fils de paysan qui revient à la maison avec « la brebis ». Il raconte une histoire simple mais qui est pour lui « une merveille ». Il la raconte « comme lorsqu’il contait l’histoire de Joseph, en Égypte, que son voisin lui avait lue » (Arche, Éd. de l’Equinoxe, 125
1984 : 83). Nous sommes ici au plus près d’une scène d’enfance telle que Torga a pu l’évoquer dans La création du Monde. Mais, à ce premier niveau, réaliste, plus autofictionnel qu’autobiographique, se superpose un plan biblique ou plus précisément christique, présent dès le titre, bien sûr, puis avec la mention de la terre de « Nazareth » ; enfin, l’image de l’enfant qui, après avoir contemplé sa mère, filant le lin, s’endort « au creux du giron vierge de la Mère ». Tandis que cette scène finale compose une nouvelle « Vierge à l’enfant » et préfigure une autre Pietà, plus dramatique, la découverte de l’enfant renvoie au surgissement d’un monde naissant, en miniature, d’un microcosme dont l’enfant s’est emparé, essentiellement par amour et contemplation, et d’une autre « merveille », celle de la vie qui fait irruption dans le monde par la grâce d’un baiser. Torga est revenu sur cette histoire où se condensent l’innocence de l’enfant (nommé Jésus) et la naissance de la vie : d’abord dans son roman néo-réaliste « Vendange »/ Vindima (1945) où la découverte de l’œuf trouvé et du « nid violé » par la jeune Guiomar constitue un contrepoint évident à la trajectoire et à l’échec du personnage (Vendange, éd. Corti, 1999 : 262-265) ; ensuite, dans le poème intitulé « Secret »/ Segredo, plus proche du conte par sa tonalité enfantine et intimiste, qui apparaît dans le journal en date du 4 mai 1956. Dans le conte « Vincent » / Vicente, le nom renvoie au saint patron de Lisbonne dont la dépouille fut guidée par des corbeaux jusqu’à l’emplacement de l’actuelle capitale, mais il est aussi le nom donné au corbeau qui s’envole de l’arche de Noé, après quarante jours de déluge. Vicente s’est envolé, affirmant ainsi son esprit d’indépendance, son « insubordination ». Perché sur un infime îlot battu par les flots, Vicente défie Dieu et finit par gagner : Dieu capitule pour sauver du déluge sa création. La « créature », dans « sa transcendante irréductibilité », a gagné et donne raison au poète qui, lui aussi, a osé défier Dieu. Torga a quelque tendresse pour cet animal qui « défie le créateur en silence » (Journal, 18 mai 1944) et il reconnaîtra, bien plus tard, qu’il a créé ce corbeau à son image, celle de l’homme « rebelle » : dans son Journal (4 novembre 1974), à l’occasion d’une version radiophonique de ce conte, il ressent aussi une certaine « perplexité » face à un texte qui semble devenir « autonome » et qui « finit par dire non » à son auteur : une façon sans doute d’exprimer sa réserve, voire sa désapprobation. Les images du « poète maudit »/ o poeta maldito, du poète, nouveau Christ crucifié, « Ecce Homo », du rebelle, celle aussi de la « Pietà » réapparaissent dans Nihil sibi, recueil poétique publié en 1948. Mais c’est dans « Orphée rebelle »/ Orfeu rebelde que se retrouve, en d’amples cadences oratoires, inspirées, le ton comminatoire avec lequel le poète, nouvel Orphée, fait de son chant un « défi » lancé contre Dieu et sa création. À côté d’Orphée se profilent d’autres doubles du poète : Samson « emmuré », le « fils d’Adam et d’Ève », « un pauvre pèlerin » et, bien sûr, le Christ aux outrages, cheminant le long de la
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« Via sacra ». Mais c’est aussi un Christ « sans autel » et l’homme qui se dresse face au Ciel est un être en « guerre civile » (titre du poème) avec lui-même. *** Il y a beaucoup de romantisme, voire de post-romantisme, dans cette image du poète maudit, du « rebelle » : inutile de chercher à nier une filiation qui n’est que trop évidente et profonde. Mais l’homme qui défie Dieu est aussi celui qui, au nom d’une morale exigeante, fait de sa vie une suite constante, douloureuse, de dépassements de soi. C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la brève confession de l’auteur de la Création du monde faite à l’issue d’une audition de la « Création » de Haydn (Journal, 29 juillet 1956) : « De temps en temps Dieu trouve un homme à sa mesure. » Cri d’orgueil ? Assurément. Et lancé non sans une certaine naïveté : la simplicité qui accompagne l’admiration spontanée et sincère. Mais, tout autant, on sera sensible à la fascination face à la capacité humaine à capter et exprimer quelques instants de transcendance. C’est ce qui porte avec enthousiasme Torga vers les grands textes de la littérature universelle, lesquels sont issus d’une tradition terrienne « où la Bible est lue devant la cheminée » (Journal, 6 avril 1944). La première phrase du Don Quichotte, dans son rythme, n’est comparable qu’à la Bible (20 avril 1951). Et, dans une ample réflexion menée à partir des « sommets » de la création (Balzac, Proust, Michel Ange, l’étonnant sculpteur brésilien, l’Aleijadinho), il médite sur « cette incurable soif de réalisation qui fait de tout artiste un monstre de ténacité et un symbole d’insatisfaction » (16 mars 1962). Cette image de l’artiste qui est aussi une manière de justification personnelle l’amène en conclusion à « douter de la sincérité de l’auteur de la Genèse » puisqu’un « véritable créateur, fût-il Dieu, ne se repose pas le septième jour… ». Le « Moise », contemplé en Italie, servira de modèle dans un poème composé à la gloire d’un chêne (« Moise biblique et végétal ») dont la force tellurique fascine le poète (10 août 1950). Mais d’autres figures sollicitent le poète et le penseur : l’exemple de Jonas, « instrument de Dieu », l’amène à réfléchir sur la perte chez le poète de la dimension divine (31 juillet 1954) ou sur le pouvoir qu’a eu Josué d’arrêter le temps (20 janvier 1989, 14 septembre 1992). Le désenchantement lucide de l’Ecclésiaste traverse le Journal (3 avril 1981, 12 août 1987) comme également le « Sixième jour » dont il reprend la rédaction, alors qu’est survenue la vieillesse, mais non la démission (1999 : 506). C’est précisément la figure de Job qui lui revient à l’esprit lorsqu’il voit, dans les vitrines de Coimbra, ce « Sixième jour » qui a tant tardé : il est un Job « du stylo » et il précise « incroyant et rebelle » (26 février 1981). Quelques années plus tard (18 octobre 1984), la lecture d’un « livre de Job sumérien », de « mille ans antérieur au texte biblique » le plonge dans l’admiration et le parallèle qu’il fait entre les deux « lamentations » semble donner raison à l’interprétation radicale qu’il a faite de Job : 127
« Car, plutôt que de grands gémissements contrits, leurs lamentations m’ont l’air d’être des cris de l’âme, irrépressibles et indignés, les premières radicales protestations d’innocence et de liberté consignées par l’Histoire. » C’est pourtant vers la figure du Christ que cet agnostique revient, à des multiples reprises : la contemplation de l’émouvant « Ecce Homo », un des chefs-d’œuvre du Musée de Lisbonne où le voile sur un visage à demi caché ouvre le poème, court et dense, sur une méditation infinie (11 octobre 1963) ; un retour à Florence lui fait retrouver la « Pietà » qui l’avait bouleversé (5 septembre 1970). Et encore, deux jours plus tard, un crucifix à Perpignan (7 octobre 1970), ou le passage dans un village d’un char de la passion (11 avril 1974). C’est toujours l’humanité du Christ qui est mise en avant, ce double exemplaire de l’homme, ce modèle « d’humanité ». Et, au soir de sa vie, l’exemple de Saint François d’Assise l’impressionne parce qu’il a été « l’unique homme de la Création à s’être mesuré naturellement à la grandeur du Christ » (20 octobre 1993). *** Il faut se rendre à l’évidence : l’Ancien Testament a laissé une empreinte durable sur l’esprit et l’imagination de Torga. Mais c’est vers le Nouveau Testament, vers l’exemple du Christ qu’il se tourne. Quoi qu’il dise ou déclare, on trouve la figure du Christ comme un des fondements de son humanisme. Mais l’exemple christique appelle non l’imitation mais l’émulation. La très haute idée que Torga se fait du Poète a comme besoin du Christ dans sa Passion pour cautionner l’image de l’homme seul, incompris, enfermé dans une grandeur tragique, en butte à l’incompréhension des hommes qui n’entendent pas le message d’humanité, essentiel, qu’il apporte. De la vie terrestre du Christ et du récit de sa passion Torga tire une morale, une règle de vie, non pas exigeante, mais intransigeante, fuyant tout compromis. Mais si l’homme est justifié par l’exemple du Christ dans son rôle de l’homme qui dit « non » (26 février 1983 et 27 février 1986), c’est dans l’Apocalypse que le poète trouve la réponse à ce qui fut sa raison d’être et de penser (1er décembre 1993) : « Dieu vomit les tièdes. » Références bibliographiques : « Journal »/ Diário (traduction partielle) par Claire Cayron : Miguel Torga, En franchise intérieure (1933-1977), Aubier Montaigne, 1982 et En chair vive (1977-1993), José Corti, 1997 ; La création du monde, GF Flammarion, 1999 (trad. Claire Cayron, préf. de D.-H. Pageaux). En langue portugaise : Diário, Lisboa, Dom Quixote ed., 1999, 2 vol. Les recueils poétiques ont tous été édités à compte d’auteur à Coimbra.
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III. ASPECTS DU ROMAN PORTUGAIS
11. Moments musicaux dans Os Maias d’Eça de Queirós La musique, une certaine musique, traverse de part en part Os Maias, ce monument romanesque sorti en 1888 et dont l’élaboration s’est poursuivie sur une décennie, tout à la fois roman familial, embrassant trois générations, histoire d’un inceste et fresque sociale, à la tonalité fortement satirique. Le lecteur peut passer rapidement sur ces allusions à la musique, de courtes phrases, quelques références, des scènes au demeurant fort brèves, mais il perd alors une dimension essentielle de l’histoire conçue, voulue par Eça de Quierós. Il y a, dans Os Maias, des musiques, des éclats sonores, comme autant d’échos des goûts du temps, qu’il s’agisse de la musique qu’on dira nationale, le fado, de la musique de chambre classique jouée sur quelque piano ou d’airs d’opéra fredonnés ou entendus au São Carlos qui domine la vie culturelle de la capitale portugaise. On dira que si la musique est partout dans Os Maias, c’est qu’elle est, pour la société du temps dont Eça a voulu être le peintre et le témoin, une institution sociale. Mais il y a plus. Non seulement la musique en tant que matière, thème, n’échappe pas à la vision critique d’Eça : elle la favorise, la diversifie, introduisant des contrepoints allusifs, aigre-doux, créant, entre les personnages marionnettes et le lecteur, une étrange complicité amusée. C’est qu’il n’est pas possible d’avoir constamment recours à ce que fait si bien Flaubert et que Eça a su capter : discréditer un personnage par les seuls propos qu’il tient. Le réalisme, en tant que nouvelle esthétique dont Eça s’est fait le champion en mai 1871, lors des fameuses conférences du Casino, trouve donc dans la musique une étrange alliée qui va bien vite altérer et subvertir ce qui semblait se présenter comme une vaste peinture de la société du temps. On songe, pour rendre compte de la présence à la fois continuelle et fugitive de la musique dans le roman queirosien, à la règle esthétique que pose Georges Piroué, dans son bel essai sur Proust et la musique du devenir (Denoël, 1960 : 61). Face à ce qu’il considère comme un rare « degré d’intimité » entre des sons et des lieux, il affirme : « non seulement la musique rappelle l’instant mais l’instant rappelle la musique. » Pour Eça qui est beaucoup moins sensible que Proust à la musique, celle-ci entretient avec le lieu et le moment, de subtiles connivences dans lesquelles l’allusion, le sousentendu, entre autres, confèrent à l’évocation de ce qu’on continuera à appeler le réel de multiples effets et variations comiques et satiriques. ***
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Lisons, ou plutôt écoutons le texte queirosien (Les Maia, trad. Paul Teyssier, Fondation Gulbenkian et PUF, 1971, 2 vol.). Au fond d’un corridor, on entend un violon attaquer le « Carnaval de Venise » : c’est le précepteur du jeune Carlos da Maia qui joue (78). Dans un salon d’un vieux palais, à Coimbra où Carlos poursuit ses études de médecine, un certain Gamacho joue au piano « du Chopin ou du Mozart » (112). Des ouvriers sur un toit « ne cessent de siffler dans le soleil d’hiver quelque rengaine de fado » (123). Musique de fond ? Assurément. Mais la touche réaliste pose aussi la possible équation : fado = paresse, lenteur dans le travail… Quod erat demonstrandum. La musique est un fond sonore interchangeable : musique romantique (Chopin, Mendelssohn, musique finlandaise totalement cacophonique due à la présence d’un diplomate, le Comte Steinbrocken (litt. Pierre cassée), menuet, gavotte, « quelque chose qui évoquât Versailles »… (147). Ailleurs, la triomphale et sonore « Marche du Prophète » éclate alors qu’un personnage a perdu aux courses et est tout désemparé (351). Et ne comptons pas les malagüenas chantées ou sifflotées, la musique espagnole, en général, qui fait l’objet d’ailleurs de moqueries appuyées. Tantôt le fond musical n’a, ou paraît n’avoir, aucune importance : il est comme socialement absorbé, consommé et se dissout dans le discours qui l’emporte sur la musique ; tantôt la musique installe un autre plan que nous nommons dissonance ou plutôt « dysphoria », au sens grec, qui ouvre, au-delà de l’absurdité de la situation, du contresens artistique, la recherche d’un autre sens ou la poursuite d’une rêverie. Carlos Eduardo, le cœur battant, arrive dans la maison de Maria Eduarda ; dans l’escalier, un garçon est là, sifflant « désespérément » un fado : « Une longue minute se traîna, puis une autre, interminable. » (383). Ce fado est, littérairement, le temps de l’attente amoureuse. Miss Sarah, la gouvernante anglaise, est malade : Carlos vient pour une visite : attente, silence, pendant lequel on entend un orgue de barbarie jouer « la valse de Madame Angot » (390). La dissonance construit un plan second, une manière de contrepoint : la musique joyeuse, quelque peu vulgaire, comble le temps d’attente et l’inquiétude et bientôt la gêne, le silence entre deux êtres qui n’osent pas se parler. Les mélodies finlandaises sont chantées par un diplomate qui est « un baryton plénipotentiaire », selon le mot plaisant de João da Ega, l’ami de Carlos. Elles sont inaudibles et incommunicables : « frisk, slecht, clikst, gluzk… » (144). Le narrateur assure qu’il s’agit du « Printemps » et développe avec force détails réalistes, rustiques, folkloriques, les thèmes insoupçonnés d’une prestation totalement exotique dans un salon de Lisbonne. Au sens strict du mot, Eça a composé un « nonsense ». Le personnage de Steinbrocken est en soi une variante d’un théâtre de l’absurde, répétant invariablement, au long du roman, sur un ton pénétré, les mêmes banalités. Le même effet est plus profondément ou subtilement obtenu lors d’une scène à l’opéra São Carlos où l’on donne une détestable version de Lucie de 132
Lamermoor. Carlos y va, pensant rencontrer la Comtesse Gouvarinho avec laquelle il a entamé une liaison. Il s’attend à voir l’opulente chevelure rousse de la dame. En lieu et place de celle-ci, il découvre deux jeunes nègres et l’un d’eux « fourrait dans ses larges narines un doigt ganté de peau blanche ». Le désir ou la force de l’imagination le font revenir en pensée vers la comtesse, mais il ne peut s’empêcher de se demander : « Quels étaient donc ces Africains au profil rébarbatif, et que faisaient-ils là ? » (160). La question, sans réponse, s’adresse, par contrecoup, au lecteur. La stratégie dite « réaliste » d’Eça de Queirós commence à se dévoiler : le lecteur est obligé de compléter le texte ou du moins de prendre position. Il ne s’agit plus de décrire, de raconter, mais de suggérer, d’amorcer un jeu. Ces deux Africains se seraientils trompés de spectacle ? Ils auraient été plus en situation dans L’Africaine de Meyerbeer, un des grands succès dont il faudra reparler. À moins qu’ils ne devancent, de façon originale, les projets du Comte Gouvarinho, une illustre ganache parlementaire, docte et stupide, qui préconisera, bien plus tard, l’implantation d’un théâtre à Luanda pour apporter les lumières de la colonisation, donc de la civilisation (592). *** La société des Maias va au São Carlos moins pour écouter de la musique ou voir un spectacle que pour se donner en spectacle, s’observer d’une loge ou d’une baignoire à l’autre. L’opéra est, comme l’a très bien montré Mario Vieira de Carvalho (O Teatro de São Carlos, Lisboa, Imprensa nacional, 1993), le lieu pour « l’exhibition du je ». Au début du roman, il est un des espaces pour les exploits de Pedro da Maia, le fils d’Afonso da Maia. Pedro fait du « tapage » au café Marrare, accomplit des prouesses dans les combats improvisés de taureaux (les esperas), crève les chevaux sous lui et « siffle les acteurs du São Carlos » (40). Mais bientôt apparaissent deux personnages inconnus de la bonne société lisboète : celui qu’on appelle le « vieux » ou le « père » Monforte, que la rumeur tient pour un marchand d’esclaves enrichi, et sa fille, Maria Monforte, dont Pedro tombe amoureux. C’est au São Carlos que père et fille se font remarquer, lui « tenant dans ses mains la lorgnette, le livret d’opéra, le sac de bonbons, l’éventail et son propre parapluie », elle, traversant le « foyer » et laissant « traîner d’un pas de déesse la queue de sa robe de cour. » (42). Il y a, dans cette démarche, comparée à celle d’une « déesse », une possible réminiscence de la Vénus protectrice des Portugais dans les Lusiades de Camoens, qui se signale par une façon de marcher particulièrement érotique (II, str. 36-37). Pour le poète Alencar, elle produit « une impression capable de provoquer un anévrisme. » Elle provoquera le suicide de Pedro. Après s’être fait épouser, contre la volonté du père, Afonso, elle trompera Pedro avec un Italien avec lequel elle s’enfuira, laissant le petit Carlos (Carlos Eduardo) et emportant avec elle la fille, Maria, Maria Eduarda, dont Carlos tombera plus tard amoureux. 133
Aller au São Carlos, se montrer comme allant au São Carlos est l’acte symbolique qui signe une certaine réussite, ou une position sociale en vue : le vieux Monforte « va entendre la Corelli » (43), Dâmaso Salcède, un snob suffisant, lance au cocher « à haute voix, pour que Carlos pût l’entendre, l’adresse de la Morelli, la seconde chanteuse du São Carlos » (202). À la fin du roman, un certain Taveira, « toujours fourré avec des Espagnoles », a pris la place ou le rôle de Pedro et « fait la loi au São Carlos » (743). Pour les « dames », il y a trois endroits où il faut se montrer, trois institutions où il faut affirmer sa présence : la loge à l’opéra, les « mardis » chez la Gouvarinho et les courses de chevaux (341). L’hippodrome est donc un substitut de l’opéra. Il y a d’ailleurs un orchestre et l’on y entend une anthologie (un pot-pourri ?) des succès de la scène lyrique : la Traviata, la Marche du Prophète, La fille de Madame Angot et La Norma à quoi s’ajoute, bien inutilement, vraie fausse note, ce qui tient lieu d’hymne officiel, l’Hymne à la Charte. On a déjà entendu Le Prophète, dans un effet dissonant. Effet contraire : La Norma semble parfaite pour accompagner la lassitude du public (362) : « Les jeunes gens se laissaient tomber sur les chaises en bâillant, l’air épuisé. La musique, découragée elle aussi, jouait des airs plaintifs de Norma. » Si Maria Monforte a joué la carte de la réussite sociale à l’opéra, il n’en va pas de même pour la fille, « la Mac Gren », Maria Eduarda, celle qui débarque à Lisbonne avec un riche Brésilien, Castro Gomes. La passion qu’elle déclenche dans le cœur de Carlos va se manifester de façon plus simple, on voudrait dire plus bourgeoise. Carlos l’installe dans une maison confortable et se plaît à aller la retrouver régulièrement. Maria joue du piano, et fort bien, si l’on en croit le musicien Cruges. Elle a reçu une éducation qui, pour lacunaire qu’elle soit, ou contestable, tient compte de la vie sociale et des mœurs du temps : elle a appris à jouer en France Madame Angot (on le saura quand elle avouera son passé à Carlos). Mais celui-ci et son ami Ega se laissent charmer par une musique de chambre, au piano. Maria joue une « vieille ballade scandinave » (625). C’est la « chanson d’Ophélie », tirée d’Hamlet, opéra d’Ambroise Thomas, texte de Michel Carré et Jules Barbier. Si l’on en croit Jaime Batalha Reis, l’ami de Eça et l’éditeur des Prosas bárbaras, Eça a entendu cette aria jouée au piano par Augusto Machado, lequel serait le modèle du musicien Cruges (Prosas bárbaras, 35). Cette douce et suave mélodie dédiée à « la pâle et blonde Ophélie » est le dernier moment de paix avant la tempête, la révélation de la vraie nature de Maria et de son identité. Celle-ci éclatera à l’issue d’une soirée au théâtre de la Trindade qui suit immédiatement ce bref moment d’intimité. L’insistance avec laquelle Ega, dans un discours indirect libre, voit dans Carlos « un homme heureux », montre que la musique, comme le physique de Maria « harmonieux, sain, parfait », peut être une forme d’illusion, un « mensonge », mot que
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Carlos ne cessera de redire pour qualifier la conduite de Maria (531-2, 537540). Ne forçons pas trop la note morale, moralisante, qui ne convient pas au tempérament, à la sensibilité, ni au projet de Eça. Celui-ci écrit un roman qui a comme sous-titre « Épisodes de la vie romantique ». Le Romantisme, dans le roman, a plusieurs visages : politique et libéral, avec Afonso ; sentimental et tragique avec Pedro, obsédé par le personnage de la mère, hésitant entre vie dévote et vie dissolue. Avec Carlos, comme pour le Frédéric Moreau de L’éducation sentimentale, qui est assurément un des modèles du personnage et de l’intrigue, le Romantisme est une faille intérieure, l’expression d’un inaboutissement. Ega, l’ami de toujours, émet un diagnostic très simple : se laisser gouverner par le sentiment et non pas la raison (760). Ega apporte dans le roman une indéniable originalité de ton et de comportement. À Coimbra, quand il apparaît, étudiant, aux côtés de Carlos, il se signale par un certain « satanisme » qui doit beaucoup à Baudelaire et au premier Fradique Mendes, création collective sur laquelle Eça reviendra, après les Maia, en publiant sa correspondance : il est « rebelle », « satanique », et lance des « injures à Dieu » (114-115). Quand il fait sa réapparition à Lisbonne, dans le cabinet médical de Carlos, il s’empare d’un cahier de mélodies de Gounod, posé sur le piano, dont la présence dénote chez Carlos un certain dilettantisme ou dandysme. Il se met à chantonner une barcarolle dont les paroles sont de Théophile Gautier (126). Il la reprendra plus tard « d’une voix nasillarde » (176) quand ce qui aurait pu être lu comme un simple détail dans la description d’un décor (révélant quand même un goût artiste chez ce médecin) devient l’élément qui va fixer la thématique satanique et associer durablement Ega à Gounod, à son opéra, Faust, et au personnage de Méphisto. Le jeune Eça a publié une chronique, reprise dans les Prosas bárbaras, intitulée « Méphistophélès ». Il y parle assez longuement de l’acteur Jules Petit, interprète du rôle à Paris et qui s’est inspiré pour son costume d’un portrait dû à Ary Scheffer. Pour Eça, le Diable représente un principe à la fois « spirituel et idéal » qui « préside à la tragi-comédie de l’âme. » On pense à Ega, personnage filiforme, expressément comparé à Méphistophélès (159) qui suit et observe la vie de Carlos, commente avec un esprit mordant les travers de la société et les mœurs du temps et qui va se déguiser en Méphisto à l’occasion d’une soirée chez le banquier Cohen et sa femme, Rachel, dont il est éperdument amoureux. Rappelons le déguisement ou plutôt le costume de scène, tel que l’aperçoit Carlos (294) : « […] il vit une forme rouge et efflanquée surgir brusquement de l’escalier, deux plumes de coq ondoyèrent, une cape écarlate voltigea, et Ega était devant lui […] » Ega sera humilié ; il se fera mettre à la porte des Cohen et il rappellera plus tard à Maria cet épisode lamentable et sa souffrance (560) : « Pour qui peut-on
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souffrir, madame, dans ce monde, plein de passions, sinon pour Marguerite ou pour Faust ? » Pour cette même soirée, Dâmaso Salcède est très fier de son idée : il se déguisera en sauvage, Nelusko, un personnage de l’Africaine, opéra de Meyerbeer. Il se met même à fredonner (293) : « Alerta, marinari/Il vento cangia… » Il s’agit de fait, dans cet opéra inspiré des Lusiades de Camoens (d’où sa popularité au Portugal), du grand air d’Adamastor, le géant qui personnifie le Cap des Tempêtes ou Cap de Bonne Espérance, que Vasco de Gama va doubler dans sa circumnavigation de l’Afrique pour aller chercher les épices en Orient. Dâmaso chante en italien, puisque tous les opéras au São Carlos sont chantés dans cette langue. Et il n’est pas interdit de penser que ce début dramatique qui annonce que le « temps va changer », anticipe sur ce qui va se produire : Dâmaso est le neveu d’un certain Guimarães par lequel arrivera le scandale, la révélation de l’identité de Maria. *** On le voit : il n’y a pas de transcription du réel, encore moins l’effet de réel dont on veut parer les romans dits réalistes. Dans la polyphonie du roman sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, des allusions, des touches brèves apportent un sens, ou mieux en suggèrent plusieurs possibles, voire révèlent, dans le réel, une absence de sens qui est l’une des réussites du roman. La densité, la complexité du réel y ont gagné et la relation du lecteur à ce réel second se complique, se diversifie. Le lecteur n’est plus devant le réel : il y est plongé et il s’interroge autant qu’il interroge le réel. Pourquoi ? Parce que, dans le temps même où le réel se peuple, s’enrichit, se colore de notations culturelles, sociales grâce aux références musicales, celles-ci, plus nettement peut-être que d’autres, introduisent la dissonance, le décalage, une forme de contrepoint qui est l’une des originalités majeures du roman. Ce mot technique renvoie, ici, à plusieurs procédés d’écriture : d’abord des effets de répétition qui portent sur des personnages épisodiques qui refont leur apparition (le cas le plus évident, le plus mécanique, est évidemment Steinbrocken) ; ensuite, des parallélismes et des jeux d’échos, ou répétitions différées qui concernent au premier chef la vie du « héros », Carlos, et aussi des reprises, plus ou moins élaborées, d’éléments, de thèmes de l’intrigue ; enfin, un procédé qui relèverait de ce que l’on nommera contamination ou contiguïté thématique : on en a vu deux exemples avec Gounod et le « satanisme » de Ega/Méphisto et, par jeu d’échos, les Africains perdus en pleine Écosse avec Lucie de Lamermoor et l’idée d’un théâtre à Luanda lancée par le Comte Gouvarinho. Ega, ami de Carlos, est tout au long du roman un immense contrepoint qui redouble plusieurs épisodes vécus par le « héros », en particulier la déconvenue amoureuse et l’échec de l’existence. Après son échec auprès de « la Rachel », Ega fait cette réflexion : « J’ai l’impression que mon âme est 136
tombée dans les latrines ! J’ai besoin d’un bain intérieur ! » (315). Quand Carlos apprend le « mensonge » de Maria, il répète à Ega ces mots, les faisant siens. Ce à quoi Ega répond : « Ce besoin de bains moraux devient en effet fréquent ! Il devrait y avoir en ville un établissement pour cela. » (526). Les comparses en général sont des manières de contrepoint : on l’a vu avec Steinbrocken, personnage totalement « musical ». On a un autre exemple, plus fouillé, avec le comte Gouvarinho. Carlos lui est présenté au São Carlos, lors d’une représentation des Huguenots de Meyerbeer. En un premier temps, Carlos parle musique avec la Comtesse, puis enfile quelques banalités avec le Comte. Celui-ci va, en un premier temps, complimenter Carlos qu’il tient pour une de ces rares personnes « qui valent quelque chose dans ce pays ». Puis il va s’éterniser dans l’esprit du lecteur en débitant ce que Flaubert a appelé une « idée chic ». En entendant le début du « Chœur des poignards », c’est-à-dire les moines fanatiques qui s’apprêtent au massacre, il débite à Carlos cette opinion choisie : « Il y a de la philosophie dans cette musique » (168). Mais on ne saura jamais en quoi consiste cette « philosophie », mot qui doit être utilisé par le Comte chaque fois qu’il entend briller en société. Plus tard, la figure du Comte sera détaillée avec ironie par Ega, de même que ses projets éducatifs en Afrique (590-592). Autre comparse contaminé par la musique : le musicien Cruges. Lors de son escapade à Sintra avec Carlos qui est parti à la recherche de sa belle inconnue, entrevue à Lisbonne, Cruges rêve de musique romantique, germanique, mais ne cesse de répéter qu’il doit acheter les fameuses tartelettes/ queijadas, spécialité de Sintra. Le mot, la phrase reviennent comme un refrain tout au long de la journée, c’est-à-dire du long chapitre VIII ; lequel se termine par la remarque de Cruges, « accablé » : « J’ai oublié les tartelettes ! » (276). Après un échec lors de la soirée au Trindade où il joue la Sonate pathétique de Beethoven qu’une dame distinguée appelle « Sornette pathétique » (belle trouvaille, entre mille, du remarquable traducteur Paul Teyssier), Cruges connaît la gloire avec une opérette dans le goût espagnol « La fleur de Grenade » que Carlos appelle, par inadvertance, « La fleur de Séville » (740). On pourra se souvenir que Augusto Machado, déjà croisé, possible modèle pour Cruges, a composé un opéra-comique intitulé « O sol de Navarra ». Les grands projets romantiques de Cruges sont tombés à l’eau. Mais le poète Alencar lui conseille, après ce succès, de viser plus haut, « une grande symphonie historique », centrée sur le roi Sébastien. En attendant, le maestro savoure son succès : il s’est fait faire son portrait, en habit et la baguette à la main (741). Le personnage aura servi à illustrer la médiocrité triomphante qui sera le thème essentiel du dénouement. Ega, à sa manière, dans deux discours ironiques qui se répondent, aura fait le même constat en comparant la société portugaise aux nègres d’Afrique… (133 et 748). Seul Alencar, romantique impénitent, semble se souvenir de ce qu’écrivait le jeune Eça dans une des 137
chroniques consacrées à Macbeth repris par Verdi. L’adaptation peut être critiquée, mais le « poète » (sic), le « lumineux Verdi » soufflait dans l’âme de l’Italie « l’amour des épopées, l’amour des libertés. » (Prosas bárbaras, 83). Le Barbier de Séville offre un dernier exemple de jeu d’échos qui se répondent d’un bout à l’autre du roman et qui méritent d’être analysés de près. La première et véritable rencontre de Pedro avec Maria Monforte, au São Carlos, a lieu lors d’une représentation de l’opéra-bouffe ou melodramma buffo de Rossini. Plus précisément, la scène de « première vue », pour reprendre la belle étude de Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent (Corti, 1981), se situe pendant le « duo » de Rosine et de Lindor (45). Almaviva, déguisé en maître de musique, entre en contact avec la pupille du vieux Bartholo assoupi. Si l’on établit un parallèle évident entre Pedro/Maria et Lindor/Rosine, il ne faut pas oublier la présence sur scène du barbon Bartholo. Il est possible de pousser le parallèle jusqu’à la superposition des rôles Bartholo/Afonso da Maia. Celui-ci, qui s’oppose au mariage sera traité, détail significatif, de « vieille barbe » par Maria et elle le comparera à un héros portugais ridicule, traditionaliste, attaché à des principes archaïques (54). À la fin du roman, après la mort d’Afonso et la séparation décidée entre Carlos et Maria (Eduarda), Carlos et Ega voyagent. On retrouve le mouvement final de L’Éducation sentimentale (« Il voyagea… »). Ega envoie aux amis restés à Lisbonne une lettre de New York, donnant de bonnes nouvelles, et signalant qu’ils s’apprêtent à aller « voir la Patti dans le Barbier. » (734). Que penser de ce faux détail ? Que l’histoire des Maia, père et fils, est placée sous le signe de l’opéra-bouffe ? Carlos lui-même, le premier, qualifie son intrigue amoureuse avec Maria de « farce qui traîne sur toutes les scènes d’opéracomique », sans renvoyer, il est vrai, au Barbier, mais à « la cocotte qui se fait passer pour une dame » (527). Nous sommes proches du boulevard ou d’Offenbach qui fera d’ailleurs l’objet d’un jugement contradictoire, mais favorable, de la part d’Ega (693). Autre interprétation possible, à la lumière d’autres jugements ironiques de Eça : plus on voyage et plus on retrouve les mêmes coutumes, la même cuisine, la même musique. Le cancan parisien envahit tout (c’est un trait qu’il assène dans O Francesismo). Dans une chronique des Ecos de Paris, les oulémas répètent « Figaro » au Caire, on chante La belle Hélène à Jérusalem. Dans la même ville, le héros de A Relíquia entend la Ballade du Roi de Thulé (ô Gounod !) et dans une de ses lettres Fradique Mendes signale qu’on chante Madame Angot au Siam. Il y a donc un fonds interchangeable de références à succès auxquelles se réduit ce qu’on continue à appeler « musique ». *** La musique dans le roman Os Maias ne peut être, comme dans d’autres œuvres un « fil conducteur », pour reprendre l’image avancée par Proust luimême et revenir à l’exemple donné au tout début (G. Piroué, 1960 : 7). Elle 138
éclaire néanmoins les choix esthétiques de Eça et la poétique du roman. L’exemple de Cruges rappelle, dans un roman consacré à la « vie romantique », l’idéal du jeune Eça, celui des Prosas bárbaras, et ses réflexions sur le rôle de l’artiste dans la société, problème qui sera à nouveau débattu en 1871, lors des conférences du Casino. Sur le mode plaisant, la question que Cruges pose, en allant à Sintra, conserve toute son actualité pour le romancier : « Si je faisais un bon opéra, qui me le représenterait ? ». De même, la question réponse de Carlos : « Et si Ega faisait un beau livre, qui le lirait ? » (247). En second lieu, la résonance sociale, culturelle des motifs musicaux fait retrouver un Eça moraliste, peintre des mœurs, observateur ironique. Pour autant, on a vu que la référence musicale altère de façon substantielle le « réalisme » queirosien. Eça imagine plus qu’il ne voit, recompose plus qu’il n’observe. Il serait tentant d’avancer qu’il n’écrit pas seulement avec les yeux, comme on pourrait s’y attendre d’un tenant de l’école réaliste, mais avec l’oreille, en écoutant sa musique intérieure.
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12. Eça de Queirós entre Romantisme et Réalisme : De la critique à la création romanesque On le sait : José Maria Eça de Queirós (1845-1900) dote la littérature portugaise à partir de 1875 d’un roman réaliste comparable à ceux qui se multiplient en Europe occidentale au cours de la seconde moitié du siècle. De 1866 à 1870, Eça de Queirós s’adonne au journalisme, à la critique littéraire, sociale, politique et à la fiction, sous la forme d’articles ou de « feuilletons » et de petits contes dont la tonalité évolue du lyrisme « romantique » à la fantaisie satirique. Ceux-ci comme ceux-là, à des degrés divers, permettent d’identifier des éléments qui seront repris et utilisés par la suite dans les romans, en particulier dans son chef-d’œuvre Os Maias (1888). C’est le passage, à la fois évident et complexe, de la prose critique à la fiction qui a retenu notre attention. En cela Eça de Queirós est interrogé et repris dans l’optique de la critique créatrice, c’est-à-dire conçue et organisée du point de vue du créateur. Les articles et les « feuilletons » d’Eça de Queirós qui permettent de suivre l’évolution d’une pensée critique, le cheminement d’une écriture, voire de discerner les contours d’un imaginaire, peuvent aussi apporter quelques précisions ou nuances sur le développement de la critique littéraire dans le Portugal « romantique ». *** Alors qu’il n’a pas totalement achevé des études de droit commencées à Coimbre en 1861, Eça de Queirós se lance dans le journalisme à Lisbonne au printemps 1866 et publie de mars à décembre 1866 dans la Gazeta de Portugal onze « feuilletons ». De janvier à août 1867, Eça de Queirós, fixé à Évora, dans l’Alentejo, fonde un journal O Distrito de Évora dont il est l’unique rédacteur. Il assure donc les rubriques de politique intérieure et extérieure, les nouvelles en général, il rédige des notes de lectures et donne des fragments traduits de quelques ouvrages français, en particulier le Voyage en Italie de Taine. D’octobre à décembre 1867 il reprend sa collaboration à la Gazeta de Portugal et donne neuf « feuilletons ». Les textes publiés dans la Gazeta de Portugal auxquels il faut ajouter A morte de Jesús [La mort de Jésus], récit écrit lors de son voyage en Orient en 1869 et publié en 1870 dans le journal A Revolução de Setembro, ont été regroupés en un volume, sous le titre Prosas bárbaras. Titre choisi par Eça de Queirós, mais le volume ne sortira qu’après sa mort en 1903. Il faut toutefois 141
noter que Eça de Queirós avait eu en projet un recueil de ses textes de jeunesse sous le titre significatif de Folhetins románticos (Feuilletons romantiques), si l’on se réfère à une lettre à son éditeur Chardron en date du 30 mai 1883. Les textes du Distrito de Évora ont été repris dans un édition procurée par Anibal Pinto de Castro, sous le titre Páginas de jornalismo (Porto, Lello e Irm., 2 vol.). Vers 1867-68 se constitue à Lisbonne le Cénacle (O Cenáculo) qui regroupe quelques jeunes écrivains et penseurs : le poète Antero de Quental en est la figure de proue. Il faut aussi mentionner, outre Eça de Queirós, Ramalho Ortigão, écrivain et romancier, et Oliveira Martins, historien et homme politique. Ce sont les noms de la fameuse « Génération de 1870 ». En 1869, dans A Revolução de Setembro et dans O Primeiro de Janeiro sont publiés les premiers vers d’un certain Carlos Fradique Mendes, « poète satanique », création hétéronyme de Eça, d’Antero de Quental et de Ramalho Ortigão. La même année, Eça s’embarque avec son ami le Comte de Resende pour se rendre en Égypte, à l’occasion de l’inauguration du Canal de Suez. De retour en 1870, il donne dans le Diário de Notícias son récit de voyage sous le titre « De Port Saïd à Suez ». Toujours la même année, il publie dans le même journal un roman feuilleton écrit en collaboration avec Ramalho Ortigão, O Mistério da Estrada de Sintra (Le mystère de la route de Sintra), sorte de canular et vrai pastiche de productions romanesques dans le style de Ponson du Terrail. Il participe l’année suivante, avec ses amis déjà cités, aux Conférences démocratiques du Casino de Lisbonne qui seront bien vite interdites par le gouvernement. C’est à Antero de Quental qu’on doit en grande partie l’organisation de cette manifestation qui fait entrer le Portugal et sa littérature dans une nouvelle époque, marquée par l’engagement politique et la diffusion de l’esthétique réaliste, à un moment où la littérature française, largement diffusée au Portugal, s’ouvre au naturalisme. Antero prononce le 22 mai 1871 la première conférence. Le thème retenu est celui de la « décadence des peuples de la Péninsule ». Eça prononce la quatrième conférence intitulée « La nouvelle littérature ou le réalisme comme expression de l’art ». Elle ne sera cependant jamais publiée. Peu de temps après, Eça part comme consul à La Havane puis à Newcastle. En 1875 la Revista occidental dont le directeur est Antero publie son premier roman O crime do Padre Amaro que d’aucuns se plairont à « comparer » avec La faute de l’abbé Mouret. Les mêmes, et d’autres, « compareront » de façon encore plus erronée son second roman O Primo Basílio (1878), [Le cousin Basile] au Cousin Pons, alors qu’il s’agit d’une version à la portugaise de Madame Bovary. Mieux vaut revenir aux années d’étude à Coimbre pour connaître le contexte idéologique dans lequel ont été écrits les premiers « feuilletons » et saisir quelques aspects de la personnalité et de la pensée du futur romancier.
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Les années d’études à Coimbra sont ponctuées par trois « révolutions » estudiantines. La première en 1862 n’est qu’une échauffourée qui ne sort pas de l’enceinte universitaire ; elle vise le recteur. La seconde en 1864 est plus grave et prend des dimensions politiques puisqu’elle est un mouvement d’opposition au Duc de Loulé, chef du gouvernement. La troisième, l’année suivante, est politique et littéraire. Elle est connue sous le nom de Question de Coimbra (Questão coimbrã). Le « vieux » poète Castilho qui avait attaqué, dans une note accompagnant un poème de Manuel Joaquim Pinheiro Chagas, la jeune génération (c’est-à-dire essentiellement Antero de Quental, étudiant à Coimbre et qui venait de publier ses Odes modernas où les tenants de « l’art pour l’art » étaient critiqués) est pris à partie par le même Antero dans un écrit intitulé Bom senso e bom gosto (Bon sens et bon goût). Il y met en avant la notion d’Idéal qui va se retrouver souvent sous la plume d’Eça journaliste et qui est aussi un mot d’ordre de ce qui va s’appeler bientôt la « Génération de 70 », celle des Conférences du Casino. Dans un de ses feuilletons (Uma carta a Carlos Meyer, Une lettre à Carlos Mayer), Eça résume en ces termes le climat de cette période : « Le Romantisme était dans nos âmes. » Il reviendra sur cette période dans d’autres écrits comme dans l’article intitulé O Francesismo consacré à la mode, voire à la manie de la culture française au Portugal, texte que l’on date de 1887 ou 88, et dans le texte à la mémoire d’Antero (repris dans ses Notas contemporáneas) où il rappelle l’état de « rébellion permanente » qui était le leur, non sans quelque exagération et ironie. Mais les images de la jeunesse estudiantine éprise d’idées généreuses, rêvant de gloire littéraire, sont aussi un thème insistant des romans d’Eça. Il importe de voir l’immense ascendant exercé par Antero de Quental sur ses compagnons, et donc sur Eça. Un peu plus tard, au moment du Cénacle, Antero qui revient de Ponta Delgada (aux Açores), sa ville natale, avec les Nouveaux principes de philosophie pratique (1858) de Proudhon, propose à ses amis la lecture commentée de cet ouvrage qui avait valu à son auteur une condamnation suivie d’un exil en Belgique. Et dans un numéro du Distrito de Évora (l4-XI-1867), Eça commente l’émotion qui accompagne la nouvelle de la mort de Proudhon, « le grand constructeur de la Révolution » et présente ses obsèques comme « une fête de l’intelligence. » Les Conférences du Casino de 1871 seront présentées par Eça, dans la revue qu’il a fondée avec son ami Ramalho Ortigão As farpas (Les banderilles), comme une « révolution qui pour la première fois prenait au Portugal la parole sous une forme scientifique. » Après la quatrième conférence assurée par Eça, on retrouve l’écrivain et homme politique Pinheiro Chagas (1842-1895), déjà mêlé à la « Querelle » de Coimbre. Dans le Diário de Notícias (19-VI-1871) il ironise sur le « talent » d’Eça et il assure qu’il sera bientôt une des figures remarquées de la « nouvelle littérature ». Mais à la fin du mois, il appuie l’idée d’une interdiction de la manifestation. Un peu plus tard, le député Pinheiro Chagas, défenseur de la politique 143
gouvernementale, déclare que ces conférences n’ont pour but que « de mettre l’art au service du socialisme » et qu’elles servent de tribune pour « une propagande républicano-socialiste. » Il parle même de « communisme » et le spectre de la Commune de Paris est agité. S’il est évident que la position de Pinheiro Chagas est excessive, surtout en ce qui concerne Eça, il faut cependant voir que ce dernier s’engage assez nettement à cette époque. Auparavant, il ne s’est pas privé de multiplier les critiques à l’égard du Second Empire dans O Distrito de Évora dès février 1867. Suivront des analyses sévères de l’expédition du Mexique. Dans son numéro du 7 juillet, Eça commente laconiquement l’exécution de Maximilien : « Nous regrettons la mort de l’empereur, mais nous pleurons plus la misère du peuple ; et toute la douleur de Maximilien ne compense pas les souffrances de Juarez. » Cette époque de la jeunesse d’Eça nous est connue de façon relativement détaillée grâce à Jaime Batalha Reis (1847-1935), le « premier ami » et auquel on doit, entre autres, l’édition des feuilletons en volume (Prosas bárbaras) accompagnée d’une substantielle préface. Batalha Reis n’a jamais pu prononcer sa conférence au Casino. S’il faut croire une confidence tardive, publiée dans le Diário de Notícias (6-V-1921), elle aurait été « l’exposition critique des différents systèmes socialistes, principalement ceux de Proudhon, de Karl Marx et de Engels. » On peut à coup sûr retenir l’exposé sur le premier nom. Batalha Reis a rappelé à juste titre, dans sa préface aux Prosas bárbaras, la nouveauté du style des chroniques d’Eça qui devient le modèle d’une sensibilité romantique. Quant au directeur de la Gazeta, Teixeira de Vasconcelos, il admire non sans quelque étonnement Eça, tout en étant témoin des réactions souvent effrayées de son public lecteur. Il ne peut s’empêcher de noter les « réalismes exagérés » de son jeune collaborateur. Beaucoup plus proche de nous, Anibal Pinto de Castro, dans son édition du Distrito de Évora, a raison de voir dans ces articles le « laboratoire d’un style ». Mais il faut aussi signaler la conscience très aiguë que Eça a de son travail de journaliste. Il ne s’agit pas seulement pour lui d’informer (« faire connaître l’état des choses publiques »). Il faut aussi « enseigner au peuple ses droits et les garanties de sa sécurité. » L’esprit critique, voire satirique, est au service d’une mission d’éducation telle qu’on a pu en voir au temps des Lumières. La fantaisie d’inspiration et la liberté de ton, volontiers ironique, vont de pair avec un engagement idéologique, au nom de la liberté d’expression et de pensée. Eça conservera ce style et ce ton dans ses chroniques des années 80-90. *** Un thème semble s’imposer dans la dizaine de textes qui se réclament de la chronique au sein des Prosas bárbaras : il serait comme la thèse, exposée non 144
sans virulence, de la décadence actuelle du Portugal. Il s’agit pour Eça de méditer de façon très rapide, incisive, sur le cours des siècles qui constituent les temps modernes et de faire prendre conscience à son public des gloires passées, du passé révolu, et de l’absence quasi totale de vie intellectuelle et artistique dans le Portugal d’aujourd’hui. On trouve cette relecture provocante dans Ao acaso [Au hasard] dont le titre deviendra, de façon symbolique, A Península [La Péninsule] ; et aussi au début d’un conte intitulé O Milhafre [Le milan], dans une chronique particulièrement satirique sur la capitale (Lisboa) et dans un texte consacré à la peinture (Da pintura em Portugal). La relecture de l’histoire met en évidence une très forte opposition entre le Nord et le Sud, base de la présentation de sa réflexion sur la peinture, mais déjà exprimée dans une chronique sur la musique (Sinfonia de abertura). Fautil signaler l’origine ancienne de cette dichotomie qui fait remonter à Mme de Staël et à Sismondi et que le mouvement romantique a adoptée ? Eça développe un véritable « mirage » nordique qui se nourrit de nombreuses lectures allemandes (en traduction française). Dans A Península, le Portugal, épuisé par ses expéditions maritimes, est présenté comme un pays dont le génie peut se définir par « l’élément rhétorique ». Il faut retenir cette idée de fatigue collective, d’absence d’énergie qui se trouve exprimée bien avant la diffusion (à succès) dans la péninsule de la théorie de la dégénérescence développée par Max Nordau. Dans O Milhafre, le Portugal est un pays où la littérature agonise : « C’est folie que de vouloir penser, créer et critiquer dans ce pays où fleurit l’oranger, comme dit la chanson de Mignon. » La remarque anticipe sur le dialogue de Carlos da Maia et du musicien Cruges allant à Sintra dans Os Maias : « - Si je faisais un bon opéra, qui me le représenterait ? - Et si Ega faisait un beau livre qui le lirait ? Le maestro finit par dire : Ce pays est impossible !.. Je crois que moi aussi je vais prendre du café. » (Os Maias, trad. P. Teyssier, ed. Calouste Gulbenkian, 1971, t. I, p. 247) L’article Lisboa est de ce point de vue une anthologie de toutes les critiques qui seront adressées à la capitale par des personnages désenchantés, fatigués, inactifs et qui imputent au climat intellectuel et moral de la capitale leur indolence et leur manque d’énergie. Parlant de la peinture, Eça se livre à un véritable réquisitoire contre les artistes de son pays, sans citer de noms (« On ignore le Beau, on écrase le Supportable, ils sont les pires dans ce qu’il y a de Pire. ») Il en vient à définir son pays, désert culturel, d’un mot : « grotesque. » On retrouverait aisément le principe des diatribes de Ega, double à bien des égards de Eça, dans Os Maias. Enfin pour introduire sa fable sur « Monsieur le Diable » (O Senhor Diabo), Eça justifie ce qui va être une apologie frisant le paradoxe en rappelant son incompétence à parler d’une littérature qui est « l’héritière de feu M. Prudhomme. » Cette image très polémique du Portugal contemporain s’explique par un manque de liberté et d’imagination et s’oppose à une vision très positive de l’Europe, de sa culture. 145
Telle serait alors l’antithèse suivie par Eça, qui lui permet de poursuivre, à travers un discours sur les cultures européennes, la critique du Portugal. Suivant les leçons et les lectures de Michelet et de Quinet, Eça présente le Nord, l’Allemagne s’ouvrant à la liberté grâce à la « révolte de Luther ». Cette longue phase qui inaugure l’histoire moderne de l’Europe est détaillée dans Sinfonia de abertura [Symphonie d’ouverture] et dans Ao acaso. « La voix immense de l’âme du Nord » est celle d’une « humanité austère et vitale » qui s’oppose aux forces du Sud, principalement la Papauté. Il est évident que l’anticléricalisme est aussi un thème de combat récurrent de la génération de 70, soucieuse cependant d’exploiter, chaque fois qu’il est possible, l’image pathétique et toujours positive du Christ. Si les chroniques peuvent se réclamer d’une vision moderne de la civilisation, telle que l’Europe occidentale l’illustre (dans l’optique d’Eça), cet éloge de la modernité a ses limites. Le feuilleton intitulé O Miantonomah renvoie à un cuirassé américain qui a fait escale à Lisbonne. C’est l’occasion pour Eça de se livrer à une vive critique du « Dieu Dollar », à une adoration qui ressemble à celle du Veau d’or. Eça médite devant le bâtiment qui a relâché. Il est une « image » de l’Amérique qui « signifie » : « travail, foi, héroïsme, industrie, capital, force et matière. » Il rappelle que les États-Unis ne cessent de dire à l’Europe qu’ils sont « l’idéal libéral, démocratique, et surtout économique », mais il existe la doctrine de Monroe, « doctrine égoïste et mercantile. » De fait, l’Amérique a en elle un principe d’infériorité. Eça diagnostique le défaut majeur, le « vouloir arriver » ou l’arrivisme et ses conséquences pour l’esprit humain : « les grands vides de l’âme ». Aussi la supériorité américaine n’est qu’un leurre : « La nation qui n’a pas de savants, de grands critiques, d’esprits d’analyse, de philosophes, de reconstructeurs et de chercheurs acharnés d’idéal ne peut peser beaucoup sur le monde politique, de même qu’il ne peut guère peser sur le monde moral. » Cette position explique que la pensée d’Eça aille vers l’Allemagne, lorsqu’il s’agit de musique et de poésie, vers l’Italie quand il réfléchit à l’histoire de l’art et vers la France quand il parle de lettres et de pensée critique. Il y a dans ces chroniques une géographie sentimentale qui sous-tend la pensée critique. Dans l’article consacré à la peinture, Eça dessine une curieuse carte de l’Europe dans laquelle « le Sud représente le corps […] et le Nord l’âme. » Il précise : Au Nord, la France représente « l’idée claire, la raison agile » et l’Allemagne « l’imagination et le rêve. » On ne peut éviter de noter l’utilisation franche de stéréotypes culturels dont Eça sera le premier à se moquer dans Os Maias. Les Prosas bárbaras, comme les articles du Distrito de Évora sont, à l’évidence, une propédeutique à la réflexion : leur auteur a vingt-cinq ans et sort de cinq années de droit à Coimbre. Mais Eça ne fait que reprendre sous une forme plus schématique des idées que partage sa génération. 146
Il y a également dans ces textes des références qui recoupent les lectures et les engouements de la période estudiantine. L’Allemagne bénéficie d’un préjugé très favorable et sans doute faut-il voir là une autre manifestation de l’ascendant exercé par Antero de Quental. Mais on peut considérer que Eça et son groupe sacrifient au « mirage » allemand étudié jadis par Jean-Marie Carré dans un contexte franco-germanique. C’est la vieille et romantique Germania qui attire Eça ; il veut ainsi dissocier les réalités politiques auxquelles pourtant il est sensible du prestige et du rayonnement d’une culture. La présence d’une Deutschland moderne, l’impérialisme prussien ou autrichien ne sauraient lui faire oublier Goethe, Heine et Mozart, des noms qui condensent ses enthousiasmes. À ces références germaniques s’ajoutent celles d’un panthéon romantique : Dante, bien sûr, qui n’est qu’un nom qui figure, dirait-on, de façon obligée, Shakespeare qui suscite, comme Victor Hugo, une admiration réelle, Baudelaire, Poe et Flaubert enfin qui lui permettent d’aller plus profondément dans les questions de création poétique. Dans Sinfonia de abertura, Eça fait une analyse du Don Giovanni de Mozart qu’il oppose au Don Juan de Molière. Du point de vue d’une philosophie de la création que Eça veut retracer, Don Juan, comme Werther, Faust, Manfred ou Antony représente un « type », le « type souverain ». Il semble qu’en parlant de type, Eça se souvienne des principes d’élaboration de la Comédie humaine selon Balzac. Peu importe... Dans la Lettre à Carlos Meyer Eça prendra soin de rappeler que lui seul aimait « en secret » Mozart, alors que son entourage exaltait Beethoven. Avec la notion de « type » comment ne pas déceler où vont les réflexions et les espoirs d’Eça ? L’opéra de Mozart, associé à d’autres exemples (le théâtre de Shakespeare, les opéras de Verdi, ou encore Hernani ou le Freischütz de Weber) sont autant de figures qui permettent à l’art (l’Art écrit Eça) de « réconcilier les patries » : c’est Mozart prenant un personnage « aux lèvres africaines » venu d’Espagne... C’est la possibilité que Eça suggère de transformer le Romeo et Juliette de Shakespeare. Le héros masculin, symbole de l’amour italien pourrait tendre la main à « l’éternelle et douce Marguerite » du Faust allemand. Rêve, utopie à base, là encore, de stéréotypes culturels ? Sans doute, et Eça d’évoquer, au passage de façon allusive, la présence encore récente, dans la patrie des amants (donc Vérone), de l’Autriche qui étendait « brutalement […] son féroce quadrilatère ». Mais on peut voir aussi ici comment une réflexion cesse d’être analytique et critique pour évoluer en proposition esthétique. La critique d’Eça a sans doute des accents ironiques et satiriques. Ils ne doivent pas nous empêcher de lire les innombrables invitations à la création poétique et artistique. Autre mythe : le Faust de Goethe bénéficie, dans l’esprit d’Eça en ces années 1866-70, d’un curieux faire-valoir : l’opéra de Gounod. La chronique intitulée Mefistófeles est au départ inspirée par les deux œuvres. Mais Eça tient surtout à montrer que l’intérêt de l’opéra de Gounod réside essentiellement 147
dans la composition du personnage de Méphisto. Celui-ci a toutes les sympathies d’Eça qui parle assez longuement de l’acteur Jules Petit, interprète du rôle à l’Opéra, et qui s’est inspiré pour sa composition plastique du tableau d’Ary Scheffer. Et il faut sans doute faire entrer en ligne de compte le « satanisme », thème poétique que Eça introduit comme une provocation supplémentaire. Dans O Senhor Diabo, Eça veut rendre la figure sinon sympathique du moins intéressante. Le Diable est un « Pan sinistre » dans lequel s’expriment « la liberté, la fécondité, la force et la loi ». Il représente « la grande aventure du Mal », autre thème cher au jeune Eça. Carlos Fradique Mendes, la création collective qui naît à la poésie en 1869, participe de ce courant satanique dans lequel Baudelaire et l’esprit dandy expliquent en grande partie la nature du personnage et ses propos corrosifs. Dans la chronique Mefistófeles le Diable représente en définitive, ainsi se termine le texte, un élément à la fois « spirituel et idéal [qui] préside à la tragi-comédie de l’âme. » Les possibilités de rupture et de mélange de tons que suggère l’expression nous conduisent à la métamorphose romanesque de cette silhouette diabolique telle qu’elle apparaît dans le roman Os Maias sous les traits d’Ega, personnage à la fois secondaire et contrepoint clé, ami du héros Carlos da Maia. On retrouvera ce personnage filiforme, paradoxal, dandy provocant déguisé en Méphisto, fredonnant la musique de Gounod. Le personnage de Marguerite dans l’article Mefistófeles connaît une curieuse transformation. Eça veut la voir comme le « symbole de l’âme allemande ». Il compare « cette âme lyrique, nébuleuse et nostalgique » à la Melancholia de la gravure de Dürer. L’œuvre avait déjà retenu son attention dans l’article Sinfonia de abertura lorsqu’il évoquait la naissance de la musique en Allemagne. Même si l’on fait la part de la répétition, de la reprise, parfois surprenantes, de mots et de thèmes sous la plume d’Eça, il faut convenir que l’on a, avec cette œuvre, une référence artistique qui a exercé sur son imagination une force durable. On la retrouve dans un article de 1892 intitulé A decadência do riso (La décadence du rire) et l’on n’a pas assez noté le rôle important de relais de ce texte dans la genèse du dernier roman A cidade e as serras. Signalons d’abord que l’idée d’une défense et illustration du rire apparaît déjà dans un article du Distrito de Évora (n° 6, 24 janvier, éd. Lello, I, 558). Pour fugitive qu’elle soit, la mention mérite d’être signalée car elle dessine une image d’Eça de Queirós bien différente de celle, romantique, voire frénétique, de certains feuilletons. La gravure de Dürer, dans l’article A decadência do riso illustre cette fois le désenchantement devant l’amoncellement des sciences et des techniques. Or, le thème sera repris dans le conte Civilização deux ans plus tard. Ce texte, à son tour, est le point de départ connu du dernier roman, non entièrement revu par son auteur, A cidade e as serras (La ville et les
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montagnes), roman à idées qui développe la critique des abus de la modernité et de la civilisation urbaine. *** Venons-en sinon aux modèles admirés, du moins aux références littéraires essentielles. Shakespeare et Hugo orientent la pensée esthétique d’Eça et permettent de préciser les contours de son « romantisme ». Dans la Carta à Carlos Mayer, texte important déjà cité, et sur lequel nous reviendrons, Eça assimile le Romantisme à la figure de Shakespeare. « En ce temps-là, selon la formule de l’Évangile, le romantisme était dans nos âmes. Nous faisions dévotement notre prière devant le buste de Shakespeare. » L’œuvre de Shakespeare est longuement analysée, mais elle sert à renforcer la thématique satanique : Macbeth est « le mal-fantôme » ; il est presque « l’égal de Satan ». Il est « l’Adam du Mal » tandis que Lady Macbeth est une « Ève monstrueuse », une « prêtresse du mal » et dans son âme « s’ouvre comme une grande fleur du mal, un désir, noir et étincelant. » Puis de Shakespeare on passe à Verdi. Il ne fait aucun doute pour Eça que Verdi a considérablement réduit et appauvri la portée et les résonances du texte shakespearien, en dépit de principes esthétiques que Eça tient à répéter : la musique « doit être la voix de tout ce qui est silencieux et qui n’a pas la possibilité de s’exprimer. » Mais « le lumineux » Verdi n’a pas compris ce qui avait été présenté, dès le début, comme « les imaginations nocturnes du poète ». À nouveau, placée sur un autre niveau, s’exprime l’opposition du Nord et du Sud, de la lumière et de la nuit. Eça n’est pas loin d’affirmer que Verdi manque de génie. Mais il est comme ébloui par son succès : celui-ci s’explique par un profond accord entre le créateur et sa patrie. Tout l’enthousiasme que Verdi a alimenté en Italie provient « du moment grave où il s’est révélé ». L’Italie suivait « avec idolâtrie le poète (sic) qui soufflait dans son âme, comme l’amour des épopées, l’amour des libertés ». Verdi n’a fait, selon Eça, que reprendre la voie tracée en Allemagne par Spohr et Weber qui ont utilisé le vieux fonds légendaire, « les vieilles poésies d’Allemagne ». D’où cette formule : « Verdi a fait en partie dans le Sud ce qu’avaient fait les poètes du Nord. » Verdi a su faire de Macbeth « un héros italien ». On songe alors à ce que dit, presque à la fin du roman Os Maias, le vieux romantique impénitent, Alencar, lorsqu’il conseille au musicien Cruges d’abandonner l’opérette espagnole et de porter plus haut son inspiration, par exemple jusqu’au roi Sébastien, à ce mythe durable de la culture portugaise. Bien sûr, tout cela est débité avec le procédé queirosien de l’ironie en situation, et à travers les propos d’un personnage, comme pour mieux le discréditer (procédé efficace cher à Flaubert). Mais quant au fond, il exprime peut-être une idée à la fois proche et lointaine dans l’esprit d’Eça : le mythe 149
sébastianiste va servir, là encore en porte-à-faux ironique, à l’élaboration du personnage de Gonçalo Ramires (A ilustre casa de Ramires/ L’illustre maison de Ramires (1897) et un idéal entrevu dans le temps de la jeunesse romantique. Verdi illustre, a contrario, ce qu’il faudrait et ce qui manque au Portugal : un poète inspiré et un public pour soutenir son inspiration. Les chroniques seraient-elles aussi un moyen de créer un public qui fait encore défaut ? Victor Hugo est associé à Shakespeare dans un passage de la Lettre à Carlos Mayer et plus tard, dans O Francesismo, Eça tiendra à redire son admiration pour le poète français. À l’époque des Prosas bárbaras, Hugo est l’exilé, l’opposant au régime de Napoléon III, le dramaturge « révolutionnaire » et romantique et aussi l’auteur à succès des Misérables, enfin le poète inspiré, épique et lyrique. On peut retrouver, sans trop de peine, des allusions aux Contemplations ou à la Légende des Siècles ici ou là. Un certain panthéisme s’exprime aussi grâce aux vers de Hugo. Ainsi Le Satyre de Légende des Siècles (« Place à l’atome saint [...] Place à Tout ! Je suis Pan. ») trouve un écho, comme il a été remarqué, dans le conte Os mortos. Mais dans le même conte on tombe sur un semeur « au geste auguste » qui a échappé curieusement au recensement. Trois écrivains sont regroupés sous le titre Poetas do Mal (Poètes du Mal) et méritent un article. Ils constituent donc des références plus précises et des préférences plus marquées. Il s’agit de Poe, de Baudelaire et de Flaubert. Ce qui fascine Eça, c’est avant tout leur singularité et leur capacité de provocation. Leurs « violences radieuses », leurs « idéaux désespérés », leur « ironie » et leur « spiritualisme » sont d’entrée de jeu mis en avant : ils détonent dans ce contexte moderne ; ils ignorent les consolations de l’amour et surtout ils se distinguent de la « foule des critiques, des réalistes, des fouineurs. ». Et Eça de préciser : « une foule affamée de matérialités. » Il faut se souvenir de ce jugement – de cet éloge – lorsque sera fait celui du réalisme, dans une conférence du Casino, quelques années plus tard. Évolution ? Sans nul doute et il faut invoquer les événements de Paris, la chute du Second Empire et l’enthousiasme qui s’est emparé de la jeune génération. Mais il faut tout aussitôt remarquer que les œuvres de Poe, de Baudelaire et de Flaubert représentent pour Eça l’aspect provocateur, on voudrait dire « dandy » d’une littérature qu’il cherche à définir, nouvelle, éprise de liberté, et délibérément éloignée de tout esprit « matérialiste ». C’est dans ce contexte que ces trois noms peuvent être associés à celui de Heine qui surgit sous forme de mention rapide. Ainsi se trouve reconstitué un ensemble, un système de modèles pour le jeune Eça. Sont cités les Nouvelles histoires extraordinaires, Les Fleurs du mal et Salammbô. Il n’en est pas moins vrai que la lecture que Eça fait de Flaubert ne laisse pas d’être surprenante. Le roman Madame Bovary est présenté comme « l’image désolante d’une harmonie, d’une perfection emprisonnée dans les 150
bras gros et durs du matérialisme. » Aussi Flaubert a-t-il voulu « se réfugier dans les ombres du monde antique. » Suit une courte présentation des personnages de Salammbô. Le très bref jugement porté sur Madame Bovary semble donc donner l’impression que Eça lecteur prend fait et cause pour l’épouse du décevant Charles Bovary : le combat inégal d’un certain idéalisme face à un grossier matérialisme ne saurait rendre compte de la totalité du projet de Flaubert ni surtout de son objet essentiel : la peinture de la médiocrité bourgeoise. C’est très exactement ce que fera Eça dans ses romans, singulièrement dans O Primo Basílio. Mais ici sa lecture ne paraît pas avoir encore bien situé l’enjeu flaubertien. Et il faut reconnaître que Flaubert détone quelque peu dans le triumvirat qu’il construit. C’est comme si l’inspiration ou la thématique satanique, prépondérante, avait annexé trop rapidement Flaubert, lequel sera redécouvert, une fois passées la vague et la vogue satanique, c’està-dire juste après les conférences du Casino. Il en va de même, à la fin de l’article, lorsqu’il veut opposer à ce triumvirat celui que constitueraient Byron, Musset et Vigny qui adoptent, selon lui, une attitude mélancolique face au « matérialisme croissant », alors que les trois poètes du mal « combattent la chair par la chair et chantent la pourriture. » Les premiers, « réfugiés dans la Bible […] montrent la beauté de ce que l’égoïsme humain méprise » tandis que les seconds « montrent l’horreur de ce qu’il adore. » L’article qui cherche visiblement une conclusion se clôt sur une pirouette ou sur une précision qui n’est pas sans intérêt. Eça signale que les poètes du Mal expriment aussi, « parfois », « les adorations du matérialisme », mais d’un « matérialisme transfiguré ». La remarque qui est loin d’être explicite dévoile cependant le sens dans lequel irait la réflexion d’Eça : le dépassement entrevu d’un certain réalisme. Le même cheminement peut être décelé à la fin de la Lettre à Carlos Mayer. Une recherche se dessine qui ne se contente pas de critères purement esthétiques. En 1871, au moment des Conférences du Casino, Eça trouvera la réponse dans le réalisme. Il n’est pas sûr qu’elle ait constitué une solution bien durable. La remise en question du réalisme dans Os Maias, par la caricature, l’ironie et l’absurde, représente la contribution la plus novatrice à l’élaboration d’un monde romanesque original. Il est inutile de chercher à dissimuler l’aspect « daté » des chroniques d’avant 1870. Mais il ne faudrait pas donner une trop grande consistance aux différences qui peuvent exister entre ces écrits critiques de jeunesse et ceux par lesquels il fait l’apprentissage de la fiction. Au reste, un texte comme la Lettre de Carlos Meyer doit être lu comme la première version d’un mythe romantique qui va hanter le monde romanesque d’Eça : de la jeunesse de Carlos da Maia à celle de Gonçalo Ramires, devenu pour ses amis « notre Walter Scott », ou à celle d’Arthur dans le roman inachevé A Capital. La tonalité seule changera ou plutôt s’affermira : l’action du Temps et l’assurance dans l’écriture donneront à ces réalités devenues souvenirs une coloration plus ironique. Ce qui avait été convictions et moments d’une vie deviendra (jusqu’à 151
un certain point) la matière qui servira à l’élaboration de personnages. Les positions critiques se sont transformées en matière romanesque. Les Prosas bárbaras nous apparaissent à ce point un ensemble fécond pour interroger l’imaginaire romanesque d’Eça de Queirós que je souhaiterais procéder à une nouvelle lecture, plus thématique, c’est-à-dire sélective, de ces textes, en suivant un fil conducteur qui a été relevé : la figure du saltimbanque, véritable « motif émotionnel », pour reprendre la précision ou plutôt la rectification que le narrateur de la Correspondência de Fradique Mendes tient à faire dès la première page : os temas (os motivos emocionais, como diziamos em 1867). *** On pensera aussitôt à la belle étude de Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Champs Flammarion, 1970 (en abrégé PAS). On peut en effet concevoir que le nom de l’illustre romancier portugais puisse s’inscrire dans un contexte européen qui fait passer du cœur du Romantisme à l’aube de notre Modernité, de Baudelaire au premier Picasso, en passant par Daumier, Rilke, Rouault et Apollinaire. Mais il faut aussi avoir à l’esprit la belle plaidoirie de la critique thématique faite par Georges Poulet au début de sa stimulante étude, Trois essais de mythologie romantique (Corti, 1966). C’est bien de « mythologie romantique » qu’il s’agit en esquissant la fortune onirique d’un mot, d’une figure fortement suggestive qui devient support, espace pour une rêverie créatrice. Le saltimbanque hante les Prosas bárbaras. Mais que dire des sept occurrences qui font de cette silhouette une figure sinon obsédante, du moins récurrente ? (PB, ed. Livros do Brasil, 69, 136, 139-40, 169, 174, 266, 272). Remettrons-nous nos pas dans ceux d’António José Saraiva qui entendait se situer précisément au plan des idées, cherchant à comprendre l’idéologie ou ce qui serait l’idéal du premier Eça de Queirós et découvrant le principe de ce qu’il a nommé « la contradiction fréquente », a contradição frequente (As ideias de Eça de Queirós (1943), rééd. Gradiva, 2000) : O que é ao certo este ideal que ora está representado por Cristo, ora por um saltimbanco ? Répondons à la question : la pensée du jeune Eça de Queirós ne balance pas tantôt du côté du Christ, tantôt du côté du saltimbanque. Cette figure exprime, en elle-même et à sa manière, par les vicissitudes ou les tribulations qu’elle traverse, l’alliance provocante, scandaleuse de l’idéalisme et du trivial. C’est ainsi qu’elle fait son apparition dans les Prosas bárbaras, dans le second texte intitulé Sinfonia de abertura. Délaissant la facture fragmentée qui préside à Notas marginais (le premier texte), Sinfonia de abertura développe le principe inverse : l’ample survol de l’histoire de l’humanité, le pèlerinage géographique et culturel : Eu ontem pensava nas viagens imensas que os deuses têm feito desde o tempo de Elora... L’esprit parcourt la terre, il voyage, 152
il s’incarne et s’exprime à travers des figures de génie. C’est au moment du Romantisme, lorsque les âmes mélancoliques veulent s’envoler vers l’idéal qu’elles retombent. Et apparaît l’ample comparaison : Como aquele saltimbanco esfarrapado e lívido, que quería fustigar o tecto de lona com os seus cabelos soltos, e que caía sempre nas poeiras entre os esgares da populaça, os novos também queríam soltar-se, em impulsos nervosos, rasgar o azul, rolar pelas estrelas, e caíam, ofegantes, suados, lacrimosos e desolados. Concédons que d’autres apparitions sont plus fugitives, plus schématiques ou conventionnelles, comme celles de Onfalia Benoiton, ou de O milhafre (Vinham defronte dançar saltimbancos...). Il en va de même avec le saltimbanque de Misticismo humorístico, encore que le titre indique bien la volonté d’associer la figure du saltimbanque à une contradiction sans doute idéologique, mais tout autant à une formulation oxymorique, relevant au plan de l’imaginaire, de la volonté d’exploiter des registres poétiques discordants. Ces textes brefs, ces fragments seraient à lire, rappelons-le, comme les premiers essais fictionnels d’Eça. C’est ainsi que dans Farsas, une première figuration se confond avec une simple comparaison. Mais dans le même texte, le dernier fragment pose, avec ampleur, l’équivalence entre le poète infortuné et le saltimbanque. Et ce fragment de biographie poétique, exagérément frappé de malheurs, se termine par une citation tirée de Hamlet : words, words, words... Le contexte de théâtralité, indissociable de la figure du saltimbanque, sert à accentuer l’aspect dramatique de la réalité transcrite, contée. Le saltimbanque fait partie de la scène, de l’action (drame), mais il en est toujours aussi le témoin extérieur, assumant ainsi la fonction de contrepoint, d’élément dissonant, on voudrait dire grinçant, alliant le risible au grotesque, le rire à la souffrance, à la douleur. C’est bien la fonction que remplissent, de façon très cursive, les saltimbanques témoins d’un drame, dans le seul texte de Uma Campanha alegre qui s’affiche comme une fiction (Pode alguem extranhar que as Farpas não contenham nunca uma página dada ao romance, à imaginação). De fait, ce conte, à beira-mar, illustre à partir d’une anecdote dramatique la vie misérable des pêcheurs (Uma Campanha alegre, ed. Livros do Brasil, 128). Si l’on revient une dernière fois aux Prosas bárbaras, la dernière occurrence du saltimbanque, dans un contexte de fantaisie dramatique, celui de Memórias de uma forca, sert à écrire cette thématique de l’ambigüité à la fois morale et esthétique. Un des frères de la potence, plein de vie, sert de planche à un navire. Un autre devient un tréteau pour clowns (um tablado dos palhaços) : […] ramo contemplativo e romântico, ía todas as noites ser pisado pela chufa, pelo escarnio, pela farsa e pela fome ! Ainsi, le saltimbanque s’insère dans une sorte de complexe thématique de « tragi-comédie », mot répété dans les Prosas bárbaras, sorte d’hommage 153
queirosien à Shakespeare, le Dieu en buste devant lequel toute une génération s’incline (pour reprendre les mots de Uma carta). Tragi-comédie, qu’il s’agisse d’humains, de Jésus ou du diable, où l’on identifie la coexistence douloureuse ou dramatique de deux registres : l’idéalisme généreux et le « grotesque » (PB, 229, 235, 248, 254, 258, 289). Plus plastiquement, le saltimbanque redouble la thématique de l’errance, spatiale (voir par exemple PB, 54-55, 68, 113, 122), mais aussi chronologique, la descente des siècles (PB, 64, 67, 145 et sq., 239-40, 271), ou la circulation des atomes dans l’univers (PB, 59, 115, 166, 279). On se souvient que le chef-d’œuvre de Ega s’intitule Memórias de um átoma, dont l’idée d’ailleurs a pu être prise à Smollett. Cet atome joue dramatiquement le premier rôle dans les différences scènes ou séquences qui compose une histoire tragi-comique de l’humanité. La richesse des Prosas bárbaras, au plan littéraire, poétique, ne vient donc pas seulement de l’originalité de l’écriture que tient à souligner, à rappeler, après plusieurs décennies, Jaime Batalha Reis, dans sa très dense et très précieuse préface, mais d’une tonalité particulière qui intègre des motifs oniriques ultra-romantiques dans un contexte ironique, désinvolte, qui joue constamment avec le principe de distanciation satirique. Et c’est dans cet esprit, dans cette stratégie de mise à distance critique qu’il faut revenir encore à l’étonnant témoignage que représente Uma carta. Ce texte est une anamnèse, à la fois amusée et nostalgique, qui met en scène des jeunes hommes admirables dans leurs généreux élans intellectuels et risibles dans leurs enthousiasmes et leur naïveté : uma romaria saudosa àqueles tempos em que nos viviamos numa noite de ideais e de desejos. C’est aussi la première thématisation des années d’apprentissage dont on connaît la présence répétée dans l’œuvre d’Eça (Os Maias, A ilustre casa de Ramires, A capital !, A Correspondência de Fradique Mendes, Um génio que era um santo). La première impression de lecture que l’on retient, tant de Uma Carta que des textes cités, est celle d’un immense bric-à-brac idéologique, un espace, par exemple le palais de Celas, la demeure de Carlos à Coimbre (uma fornalhada de actividades, havia ruidosos e ardentes cavacos, Os Maias, ed. Livros do Brasil, 90), ou la Coimbre du temps du jeune Antero (um grande tumulto mental, em cada estrela plantávamos uma tenda, ciganos do ideal, a nossa escandalosa fornalha de revolução, de metafisica, de satanismo, de anarquia, de boemia feroz (Um génio que era um santo, dans Notas contemporáneas). On nous permettra de transposer : c’est la scène, l’arène, le cirque où de jeunes esprits vont se livrer à tous les exercices intellectuels, faisant alterner l’idéal et le grotesque. Là encore, on ne peut que souscrire à l’opinion, brève et incisive, d’António José Saraiva, définissant l’atmosphère de Coimbre en ces termes : um mundo que é de alguma maneira fantástico e irreal (As ideias de Eça de Queiros, 61). Précieux adjectifs pour qui voudrait suivre, à partir du
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personnage d’Ega et de la figure d’Antero de Quental, deux recréations des années de Coimbre : Os Maias et Um génio que era um santo. *** Ega apparaît de façon très rapide dans le contexte de Coimbre, mais suffisamment pour que soient notées ses facécias heréticas, sa surprenante personnalité (tinha realmente alguma coisa de rebelde e de satánico), ses réactions ou ses postures hors du commun, mais qui ne sont pas sans rapport avec celles du jeune Antero : atirava injúrias a Deus (Os Maias, 93) et intimou Deus a que o partisse com o raio, dentro de sete minutos, no caso de existir (Um génio...). Saisissons Ega quand il fait une irruption théâtrale à Lisbonne, chez Carlos. Il est autre : Era outro Ega, um Ega dandy, vistoso, paramentado, artificial e com po de arroz. Ce n’est donc plus tout à fait le Ega satanique (quelque peu baudelairien ?), mais le dandy qui s’oppose à Carlos, le dilettante, en le complétant. Il a revêtu un costume de scène et la poudre de riz (un des attributs des dames légères venues d’Espagne) accentue l’aspect théâtral et bien sûr factice. Il redevient une sorte de personnage diabolique, grâce à une comparaison (com os seus gestos de Mefistófeles em verve, OM, 110), mais c’est pour aussitôt se changer en un personnage plutôt ridicule, un acrobate comique, aux prises avec un déchirant et pitoyable problème de haut et de bas, le bas trivial l’emportant sur l’envol : lançando-se pela sala como se fosse voar ao vibrar as suas grandes frases, numa luta constante com o monóculo, que lhe caia do olho, que ele procurava pelo peito, pelos ombros, pelos rins, retorcendo-se, dislocando-se, como mordido por bichos. On commentera ce passage en se rappelant les propos de Jean Starobinski, passant du dandy au clown de la façon suivante (PAS, 64-65) : « Par la magie des artifices de la toilette, le dandy cherche à s’absenter de son corps [...] Une des fonctions habituelles du clown, dès la Renaissance et le théâtre élisabéthain, est de parodier le dandy : le rire naît à voir le candidat au dandysme rester pris au piège de son corps. » C’est le corps, plus que les propos, qui définit, en profondeur, et de façon plastique, le personnage d’Ega. Qu’on se rappelle la dernière image qui le saisit, courant après le tramway aux côtés de l’ami Carlos : Ega, ao lado, ajuntava, ofegante, atirando as pernas magras. Dans le roman, Ega est bien sûr le grand discoureur, enfilant des paradoxes (num tono de farsa, OM, 148), multipliant des « excentricités » (as excentricidades do Ega, OM 370), déambulant dans sa robe de chambre (OM, 173, 416). Lorsqu’il s’agit de choisir un déguisement pour un bal, il retrouve les habits de Mephisto. Mais a-t-on fait suffisamment attention à l’événement d’ordre intime qui, en contrepoint, accompagne cette atmosphère de fête ? Ega, déguisé, connaît une peine de cœur (la Raquel...), aux effets profonds et 155
durables, si l’on en croit ses propos : sinto-me como se a alma me tivesse caido a uma latrina (OM, 290). Et aussi : Ja sofri muito, minha senhora, vestido de Mefistofeles (OM, 520). Et encore : Lembras-te quando apareci aqui uma noite numa agonia, vestido de Mefistofeles (OM, 712). Le comédien, celui qui se cache derrière ses habits ou ses mots, celui qui veut, par son costume, « impressionner l’indigène », est aussi celui qui connaît une passion malheureuse, qui souffre, alors même qu’il est déguisé. Ega serait-il une manière de clown triste, même épisodiquement ? Il est en tout cas, au moins une fois, expressément comparé à un clown. Il veut faire le clown, prenant un salon comme scène de théâtre pour une déclamation incongrue, débitée à une baronne qui rit aux éclats, como para as destrezas de um palhaço (OM, 400). Et, face à un monde qui est triste à pleurer, il prêche comme antidote le rire (OM, 700, conservamos ainda esse dom supremo...), comme l’avait fait son créateur Eça, dès le début de Uma campanha alegre, comme il le redira dans A decadência do riso. Ega, à plus d’un titre, peut être comparé au Mephisto de Goethe, défini comme lustige Person dans le prologue de Faust : « […] il rend manifeste cette domination joueuse du langage poétique, qui nous permet de transformer l’ombre menaçante du démon en un personnage disert, mais qui transporte l’agressivité du néant dans le tréfonds de notre rire. » (PAS, 126). Bien sûr, il n’est guère possible d’aller plus loin et de vouloir voir l’on ne sait quel « lien originel avec le royaume de la mort ». Mais on aurait tort de ne chercher qu’à rire en écoutant ou en voyant Ega. Il surgit à l’improviste dans le roman, il donne toujours l’impression d’être de passage, de venir d’ailleurs, d’être un « revenant » (PAS, 134). C’est qu’il revient toujours, au plan de l’imaginaire, des années joyeuses et révolues de Coimbre. Il revient du royaume des ombres. Il gesticule et déclame. Il n’y a guère que Alencar qui puisse, sur ce plan, lui être comparé. C’est-à-dire précisément d’être toujours défini par son corps, par les défaillances de son corps ou de son vêtement, alors même qu’il énonce de hautes et profondes idées. C’est que Alencar est aussi, dans le roman, une figure de l’artiste romantique, une figure grotesque, touchante, anachronique. Ne cherchons aucune complémentarité, celle de l’envol et de la chute. Ega représente une autre esthétique, qu’il définit, non sans forcer le ton et le trait, comme o estudo seco de um tipo, de um vício, de uma paixão, tal como se se tratasse de um caso patológico, sem pitoresco e sem estilo... (OM, 164). Mais c’est pour reconnaître, à la fin, que sa génération a été romantique : isto é individuos que se governam na vida pelo sentimento e não pela razão (OM, 760). On objectera que nombre de personnages secondaires (c’est-à-dire autant de touches, de contrepoints à l’action principale) sont des caricatures gesticulantes qui, en tant que telles, reposent sur le principe de la satire du corps, du « bas », opposé (depuis Aristote !) au « haut ». Il n’y a cependant 156
que Ega (et peut-être, dans une mesure infiniment moindre, Alencar, intimement lié d’ailleurs au passé de Carlos, à son père) qui, en développant des « théories », apparaissent comme des bouffons, conçus de façon antinomique, portant en eux cette tension entre l’idéal et le trivial, et qui mettent pourtant en porte-à-faux la société à laquelle ils s’adressent, où ils vivent, mais où ils ne font que passer, parce qu’ils participent d’une autre sphère morale, d’un autre temps. D’une autre logique. Tel est bien aussi le principe poétique de la recréation par Eça d’Antero de Quental, dans l’hommage posthume qui lui est dédié : Um génio que era um santo. En dépit du respect (et surtout de l’admiration) que Eça porte au tragique disparu, il faut voir à quel point la force des images de Coimbre, de la jeunesse bohème et tumultueuse, pousse la prose d’Eça dans une tonalité festive. Dans cette perspective, n’oublions pas quelques brèves, mais fortes mentions d’Antero dans la Correspondance d’Eça, au moment de l’Ultimatum et de la création de l’éphémère Ligue du Nord. Oserons-nous avancer que Antero est, dans les deux cas, non seulement le grand modèle, le « saint », o bardo dos tempos novos, mais aussi le saltimbanque, le clown triste ? Il est, en tout cas, écrit, donc imaginé et jusqu’à un certain point vu ainsi. A plusieurs reprises, Antero, à Porto, est vu sub specie aeternitatis : il parle, il discourt, il déclame. Avant l’heure, il illustre le jugement à la limite de l’impertinence que lui décernera Eça : sa meilleure œuvre reste encore sa conversation... Il est déjà « Santo Antero » (31-III-1890). Il étonne par sa bonne santé (26-III-1890), il analyse la situation (22-III-1890). Mais il est vu, essentiellement, après son départ comme sublime cavaqueador (7-IV-1890), définition qui nous renvoie, une fois encore, à l’oxymore et à l’alliance surprenante de l’idéal et du trivial. On le retrouvera quelques jours plus tard, en train de déclamer (16-IV-1890) : Ainda que mal posso falar das vantagens da civilização depois de ter estado toda a noite com o Antero, no meu quarto, (o Manuel saiu) a trovejar contra a Civilização e a fazer votos para um regresso à vida pura e primitiva dos campos, da lavoura, e da natureza. Si le thème nous rapproche de A cidade e as serras, le contexte et le climat où se trouvent les deux amis ne sont guère différents de ceux des années de Coimbre qui vont faire l’objet d’une dernière évocation dans Um génio que era um santo. Ne gardons de ces pages que les expressions qui vont dans le sens de cette alliance des contraires que nous avons déjà relevée (par ex. : ciganos do ideal). Le tumulte des idées, examinées, brassées et discutées se change en uma vasta crepitação e uma vasta fumaraça. Certains composent uma opera bufa contendo um novo sistema do universo. Le groupe des étudiants est vu comme multipliant as cavalgadas sobre o dorso da quimera. Antero est como un exiliado de um ceu distante, et pourtant bien présent et bien inspiré. Il est vu (ou éternisé ?) à travers as suas cabriolas pelos ceus da metafísica. Plus tard, les deux amis se retrouvent brincando como os 157
problemas... Mais la conversation qui reste son chef-d’œuvre, son éloquence qui a toujours été un élément de succès et de surprise ne résistent pas aux événements. Et voici comment Eça veut saisir l’ancien Antero et, ce faisant, retrouver un peu de l’enthousiasme de la jeunesse : Também o meu santo amigo perdera aquele exuberante veia cómica que fazia da sua conversação como um seguido estalar de foguetes enchendo o ceu de festivo ruido, de estrelas quase verdadeiras, de sulcos cor de ouro, onde saiam levados o nosso pasmo e os nossos aho ! deleitados. La sainteté qui éternise Antero n’empêche pas bien au contraire l’acte pieux (et amusé) qu’autorise l’amitié. Et la conversation devient un spectacle aérien (avant de retomber plus tard), un feu d’autant plus artificiel qu’il double les vraies étoiles, mais suscite l’admiration de la foule (en bas). Ce qui est le chef-d’œuvre de Antero, son verbe, est théâtralisé, dramatisé doublement. En premier lieu, parce qu’il va disparaître, s’abîmer dans les peines et les désillusions : c’est la perte, la chute de l’idéal. En second lieu, parce que ces feux spectaculaires sont à mettre en relation avec les « cabrioles », les « invectives » au ciel de la jeunesse qui inscrivent, en dépit des vicissitudes, l’esprit de Antero dans la sphère supérieure où règnent les idées généreuses. *** Eça ne peut pour autant affirmer, comme l’un de ses modèles de prédilection, Flaubert : « Le fond de ma nature est, quoi qu’on dise, le saltimbanque. » (Lettre du 8 août 1846). En revanche, il n’est pas inexact ni paradoxal de soutenir que le saltimbanque est ce qui symbolise, de façon profonde et durable, l’esprit « romantique » du jeune Eça et plus tard d’une de ses créations, d’une de ses créatures, parmi celles qui sont les plus proches du double : Ega. Mais il faudrait aussi aller retrouver Fradique Mendes, autre dandy, autre funambule des idées, autre bouffon provocateur qui multiplie les voyages comme pour n’appartenir qu’en pensée à sa terre natale, à laquelle il est cependant viscéralement attaché. Une façon, une parmi tant d’autres, de vivre, et de dire, douloureusement, la lutte entre l’idéal et la réalité, la légèreté de l’esprit qui délie tout et l’univers embourbé dans sa médiocrité. Mais il existe aussi le parti pris du rire, la force de l’humour qui diront le même combat (on dit agôn en grec), en choisissant la lutte d’un monocle avec les lois de la pesanteur. Références bibliographiques Les Prosas bárbaras sont citées à partir de l’éd. Livros do Brasil, 2e éd. Le roman Os Maias peut être consulté dans la belle traduction du Recteur Paul Teyssier (Fondation, Gulbenkian, PUF, 1971, 2 vol.). 158
Pour le contexte idéologique et littéraire : José Augusto França, Le Romantisme au Portugal, Paris, Klincksieck, 1975. Alvaro Manuel Machado, Les Romantismes au Portugal. Modèles étrangers et orientations nationales, Paris, Fondation Gulbenkian, 1986. Isabel Pires de Lima, As máscaras do desengano : para uma abordagem sociológica de Os Maias de Eça de Queirós, Lisboa, Caminho, 1987. Joel Serrão, O primeiro Fradique Mendes, Lisboa, Livros Horizonte, 1985. Voir aussi : Antero de Quental et l’Europe, Actes du Colloque, Paris, Fondation Gulbenkian, 1991.
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13. Mau tempo no canal L’archipel inspiré de Vitorino Nemésio Une femme, une jeune fille, hante le gros, le grand roman de Vitorino Nemésio, Mau tempo no canal (1944), traduit en français d’abord sous le titre Le Serpent aveugle (Plon, Feux croisés, 1953) puis sous le titre Gros temps sur l’archipel, aux éditions de la Différence en 1988 (notre édition de référence). Elle règne sur cet archipel des Açores qui est beaucoup plus qu’un cadre géographique pour une très singulière histoire d’amour. On sait depuis longtemps que Vitorino Nemésio, professeur de littérature française à l’Université de Lisbonne, poète, critique, a transposé dans ce roman une expérience personnelle, l’histoire d’une grande passion déçue, frustrée. Il la transpose et la sublime dans un roman qui est tout à la fois une fresque sociale et une comédie humaine aux multiples personnages. Il a cru bon de donner en guise de préface, la liste des personnages et des divers lieux de l’action qui fait bien défaut dans les deux traductions françaises. Ces curieux index informent et orientent bien sûr le lecteur. Ils révèlent aussi la hiérarchie inhérente à la conception de l’œuvre, en détachant d’emblée la figure de Margarida Clark Dulmo, ses deux « prétendants » João Garcia et André Barreto et « l’oncle » Roberto Clark auquel la famille de Margarida songe comme époux possible. Et elle aussi, pour un temps. Ils font apparaître deux clans familiaux qui vont s’opposer, les Clark et Dulmo, une famille anglo-portugaise, et les Garcia, auxquels il faut ajouter la famille des Barreto. Il y a aussi les pêcheurs, les baleiniers de l’île de Pico, le monde « des ancêtres, des morts et des spectres », le « cercle » des Clark et Dulmo, celui des Garcia, les « figures et comparses » de la petite ville de Horta, dans l’île de Fayal, lieu principal de l’action. Mais il y a aussi l’île de Pico, séparée de Fayal par un « canal », l’île de São Jorge où Margarida va pour ainsi dire échouer, après une aventure maritime dans laquelle son esprit d’indépendance l’a entraînée. Il y a enfin l’île de Terceira, où le roman trouve une fin provisoire. Vitorino Nemésio a ainsi composé un hymne continu, étonnant, à son archipel natal dans lequel réalisme et lyrisme se mêlent et se répondent. L’archipel est peut-être avec Margarida Dulmo le second personnage du roman, ou plutôt l’expression d’une force tellurique, belle et terrible, qui vient dialoguer avec la singulière et énigmatique beauté de l’héroïne. À moins qu’il ne s’agisse des deux faces d’une même réalité, devenue symbolique, et qu’on nommera simplement poésie. 161
*** Une fois refermé le roman, le lecteur s’interroge encore sur le personnage de Margarida. Nemésio l’a voulue indéfinissable, insaisissable, inclassable, en dépit de son milieu social et familial longuement détaillé. De son physique, on ne connaîtra, dès les premières lignes, que ses yeux « profonds et bleus ». Mais, plus que la couleur, c’est son regard dans lequel se lit « une lueur évasive, lointaine » (21), un regard qui la rend « vaguement distraite »/ vagamente distraida (21), absente, à la fois présente et absente, fuyante, hors du monde dans lequel il lui a été donné de vivre. André Barreto la trouve « comme immatérielle »/ como que imaterial (301). Son regard est « lointain »/ os olhos longe dali (66, 266). Son âge ? Dix-sept ans, au moment où commence l’histoire. Elle en aura à peine vingt quand le roman se termine. Mais il est dit que les gens ne savent pas trop, quand elle passe, s’il faut l’appeler « gamine » ou « dame » (73). Elle reste dans l’esprit du lecteur comme une silhouette, dramatique ou romantique, enveloppée dans sa cape, ou les jupes gonflées par le vent, debout sur un rocher, face au vent, scrutant le Canal (327). Elle pourrait ressembler à une femme du temps de Georges Sand ou de Chopin (69). Elle ressemble à sa grand-mère (65). C’est du moins ce qu’affirment une lointaine cousine, Corina Peters, une dame de la bonne société, et son grand-oncle, surtout lorsqu’elle essaye la robe de bal de son aïeule (138, 140). Et ce jeu des ressemblances exaspère Margarida (275). Pourtant, très jeune, une chute de cheval l’a singularisée pour toujours (ajoutons : comme dans tout bon feuilleton) : elle garde sur le front une « marque »/ ficou assinalada (26). Elle veut la montrer, au tout début, à son très provisoire fiancé, João Garcia, comme s’il s’agissait « d’une révélation nécessaire et naturelle » (26). Révélation de quoi ? Pour la baronne d’Urzelina, celle qui devient sa belle-mère à la fin du roman, Margarida est « marquée par la malchance »/ com pouca sorte (451), au moment où elle semble pourtant être parvenue au comble de la sécurité et de la félicité : elle s’est mariée avec son fils André. Elle a eu quelques aventures qu’on appellera plutôt flirt ou idylle/ namoro. Elle s’amusera, en rêvant, à passer en revue ceux qu’elle appelle « les chevaliers errants »/ cavaleiros andantes (343). Il y a eu surtout Alvaro de Bettencourt, un nom fugitif dans le roman, mais qui plaisait bien à sa mère (74). L’idée de se marier avec son grand-oncle Roberto Clark fait son chemin dans son esprit : « Pourquoi pas ? »/ E porque não ? (147). Mais il a une amie à Londres. Elle rêve aussi d’épouser André Barreto, mais elle rêve surtout de s’entendre appeler Madame la Baronne d’Urzelina (175). Elle rompt avec João Garcia, en lui disant qu’elle est fiancée : mais « fiancée à qui »/ noiva de quem ? Elle ne sait rien répondre à cette question qu’elle se pose à elle-même (184). De fait, la rupture était prévisible dès les premières pages. Elle s’avoue à elle-même, dans une sorte de faux discours indirect libre qui place le 162
narrateur à ses côtés, comme une sorte de confident, qu’elle choisit ses flirts/ Namoro porque quero (36) et que, d’ailleurs, « elle n’a jamais aimé personne »/ nunca tinha gostado de ninguém (63). Elle revendique une certaine liberté, elle aspire à une vie indépendante. Mais à l’issue de son équipée, un coup d’éclat dont elle est fière, elle réapparaît, portant les vêtements de la baronne (412) : est-elle aussi libre qu’elle le prétend ? A-t-elle vraiment acquis une réelle autonomie ? À la fin du roman, elle est conduite à sa cabine de bateau par son mari, « comme une malade », et elle feint d’être « dans les bras de Morphée » pour plus de tranquillité (450). Elle est devenue ce qu’elle avait un jour imaginé : « une sorte de religieuse sans avoir prononcé les vœux »/ uma espécie de freira sem votos (362). Dès le début, alors qu’elle vient d’être fouettée par son père pour avoir conversé avec João Garcia, elle aspire à « être elle-même » (41). Mais elle est tout au plus une excentrique : son grand-oncle, Mateus Dulmo, qu’elle aime bien, le lui dit. (68). Elle avoue elle-même qu’elle est excentrique (385). Le même mot sera repris à la fin par le Baron d’Urzelina, son beau-père (418). De fait, elle est emportée par son imagination et un certain orgueil qu’elle a reçu en héritage. Sans cesse elle rêve, elle réfléchit ou plutôt sa méditation se change en souvenirs : elle revoit, elle revit. Elle revoit son quinzième anniversaire. Elle revit le bal champêtre donné à l’occasion de la fête du SaintEsprit (220) : « Jamais, tant qu’elle vivrait, Margarida ne pourrait oublier cette nuit de bal (…) et ce moulin de Cabouco où elle s’était installée pour lire un aprèsmidi entier et d’où elle avait découvert un point collé à l’horizon : un grand navire à voiles qui, poussé par le vent, se dirigeait vers Flores. » Ce qui définirait le mieux Margarida et qui la renverrait pour l’éternité à son rôle de personnage idéal, c’est l’imparfait de l’indicatif. Il y a un charme constant, insistant, de ce temps grammatical qui envoûtait déjà Proust. Margarida est bien réelle, comme peut l’être un double en papier, mais elle est autant dans le passé, dans son passé et celui de sa famille que dans le présent. On se tromperait pourtant si l’on cherchait en elle un quelconque bovarysme. Elle est à l’image de son regard, elle est ailleurs : elle lit et elle vogue vers l’île voisine. Elle est, dans un autre rêve, sur un grand paquebot et elle ne va nulle part (268). Quand elle est embarquée dans sa course aventureuse avec les baleiniers, elle s’imagine être sur la nef de l’ancêtre fondateur de la lignée, cinglant vers des terres inconnues (330). Margarida Terra Clark Dulmo (350) est la dernière d’une lignée qui s’honore d’avoir eu comme ancêtre un découvreur. Il y a chez elle de l’orgueil/ a soberba dos Clark (24). Elle a appris un peu d’allemand avec une préceptrice, Fräulein Wartel. Cela lui permet d’échanger quelques mots avec le Hollandais Van Dam, employé des Barreto : un allemand très approximatif/ o vago alemão, um laborioso alemão (367, 368). Elle a lu les classiques 163
portugais (Camoens, Camilo, Júlio Dinis…) ; et aussi Tolstoï (189), Typhon de Conrad (146, 399), une lecture de son oncle Robert. Mais sa bonne éducation ne semble lui avoir été d’aucune utilité. L’arrivée de l’oncle Robert lui ouvre aussitôt des horizons. Elle n’hésite pas, au cours d’une promenade à cheval, à lui demander « si les jeunes filles étrangères pouvaient trouver du travail en Angleterre. » (129). Il écarte l’idée d’un travail de bureau et lui suggère d’être infirmière (nous sommes en 1917) ; son amie Mary est entrée à la Croix-Rouge. Elle est « beaucoup plus âgée » que Margarida et pourtant il est frappé par « la gravité de sa nièce » (130). Au contact de cet homme d’une quarantaine d’années, Margarida semble avoir acquis une maturité qu’elle n’avait pas, un sens des responsabilités qui l’amène à s’occuper de la maison où s’est installé son oncle, à soigner le vieux domestique Manuel Bana, victime d’un début d’épidémie de peste : « L’arrivée de l’oncle Robert avait profondément modifié la vie de Margarida » (135). Elle a gagné en assurance, elle a mûri comme le prouve la question qu’elle a posée et qui révèle sans doute un désir de liberté, d’émancipation. Aussi, lorsqu’elle se sent manipulée, poussée au mariage par son père, elle se confie à son oncle : « On dispose de moi ! Évidemment ! Je suis une espèce d’immeuble qui par hasard est resté vide. » (181). Robert lui reparle alors de la possibilité de trouver à Londres une place dans la clinique de son ami, le Docteur Marr, à Kensington. C’est pour Margarida le début d’un véritable mirage anglais : à l’image positive de l’Angleterre s’ajoute la perspective d’une vie libre, indépendante. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle adresse sur le champ à João Garcia une lettre de rupture (183-184). Mirage, sans plus, qui semble s’évanouir aussi vite qu’il s’est formé. Il revient lorsque Robert reçoit une lettre « encourageante » du Dr Marr (271272). Le projet est cependant bien vague : un couple écossais veut apprendre le portugais en prévision d’un voyage au Brésil. Margarida tient à en informer son grand-oncle, Mateus Dulmo, en qui elle a toute confiance. Celui-ci la comprend et voit dans cette volonté de départ le goût des Dulmo pour les voyages et l’ascendance des Clark. Il ne songe pas, et le détail est loin d’être insignifiant, à une décision consciente et réfléchie. De fait, le voyage en Angleterre se perd vite dans les rêves et l’imagination de Margarida. Il ne reste de ce mirage qu’un élément positif, d’ordre sentimental : une plus grande autonomie et une plus grande confiance en soi (275) : « Margarida avait l’impression d’être déjà à bord du navire, à destination de Londres, ou de se promener dans un parc anglais, avec des étrangers, en train de lire et d’entendre des paroles mondaines. Et l’oncle Roberto luimême, dont la vie avait pénétré en elle pendant ces jours de peste, aussi insidieusement que les gouttes qui imprègnent la terre, l’oncle Roberto luimême lui paraissait, en cet instant, moins intime et nécessaire à sa propre existence. » 164
Ce que nous appelons le mirage anglais réapparaîtra une dernière fois lorsque Margarida sera accueillie, recueillie serait plus exact, par le baron et la baronne d’Urzelina. C’est d’abord l’image du couple que forment Robert et Mary qui lui revient à l’esprit et qu’elle accepte à présent en toute sérénité. Elle imagine la vie de l’oncle Robert à Londres (361) : « Et le Londres de Margarida, vu à travers les contes de Noël de Dickens, déployait ses tentacules de poussière, lui apparaissait avec les deux rives de la Tamise, large comme le Canal, couronnée par des ponts illuminés et secoués par le fracas des voitures. » Il s’agit d’une Angleterre pittoresque, médiatisée par des lectures : « L’Angleterre telle qu’elle se la représentait était naturellement livresque, vue à travers les romans et les magazines. » Vient s’ajouter une Angleterre anecdotique et familiale quand Margarida est « un peu irritée » par le récit du voyage à Paris du baron et de son pèlerinage à Lourdes (362) : « Elle décrivit la ville, les traditions anglicisées d’Horta du temps du grand-père Roberto, et évoqua la figure de Ralph Clark qui avait croisé Byron à Lisbonne en 1809, et qui avait été ami de Lord Stuart de Rothesay, ministre d’Angleterre à Rio auprès de dom João VI. » Elle veut briller aux yeux de ses hôtes avec des faits qui replacent sa famille dans un contexte original et glorieux. Mais elle tient aussi à paraître libre et émancipée : aussi leur parle-t-elle de « son projet de chercher du travail en Angleterre, de la célébrité du Docteur Marr et de cette famille anglaise qui, à la veille de partir pour le Brésil, cherchait une dame de compagnie. » (364). Loin d’être impressionné, le baron lui fait part de sa désapprobation : « avec votre permission, une bêtise ! » (365). L’Angleterre de Margarida est à son image : présente et distante à la fois. C’est le rêve et l’imagination qui actualisent en elle une certaine Angleterre, mais ils la rendent évidemment lointaine et brouillée. Et cette image s’est formée à partir de lectures et de quelques clichés culturels. Le mariage de Margarida avec André Barreto et leur voyage vers le continent, la mort de « l’oncle » Roberto Clark, victime de la peste, effacent définitivement la présence anglaise dans la famille Clark Dulmo. *** On a entr’aperçu le fondateur de la lignée, Ralph Clark dans les propos de Margarida qui ne garde que ce qui peut servir à en faire un ancêtre glorieux. Sa figure reste pourtant auréolée d’un vague scandale : il a enlevé une religieuse. Il est fait une allusion à ce rapt lors d’une soirée chez les Peters, des cousines des Clark qui tiennent salon à Horta. Puis, à la demande de l’oncle Robert, sa vieille nourrice va raconter l’histoire telle qu’elle l’a apprise dans sa jeunesse (142). Il reste dans la maison de famille, le Granel, du temps de 165
Ralph, du temps de la splendeur, un énorme bric-à-brac d’où émergent des vieux livres ou imprimés que Margarida est la seule à lire : les New York Philosophical Transactions (357) et l’Encyclopedia britannica (402). Au moment où commence le roman, les Clark aux Açores agonisent. Pourquoi d’ailleurs parler d’eux au pluriel ? Ils représentent encore une « caste » (60), un « clan »/ rancho (401). Et pourtant il n’y a plus qu’un vieillard, Robert Clark, veillé, soigné par sa fille, Dona Catarina. Elle est un être malheureux, sacrifié, bafouée par son mari. Qualifiée de « romantique » (25, 38, 60), elle aime sa fille « comme une louve » (37), mais elle ne lui est d’aucun secours. Elle est séduite par l’idée qu’a sa fille de partir pour Londres, mais c’est là encore pour se bercer d’illusions, créer un court instant un mirage de réussite, au milieu des ladies et des garden-parties (en anglais dans le texte, bien évidemment). Le vieux Clark, son père, l’appellera Kate, à l’occasion, comme l’oncle Robert appellera Margarida Margaret. L’oncle Robert est le fils naturel que le vieux Robert Clark a eu avec une certaine Ana Silveira qu’il a installée, à l’occasion, au domicile conjugal (275). Ce dernier est à présent éternellement assis dans son fauteuil voltaire, une couverture écossaise sur les genoux, du whisky à portée de main, et des piles de Times qui s’entassent. L’Angleterre n’est plus, dans cette famille que des noms ou des mots, des objets, une culture matérielle pour parler comme les historiens. La société Clark & Sons Sucessores est au bord de la faillite (91). Cet état économique préoccupant s’explique en grande partie par les agissements d’un ancien employé de la société, Januário Garcia, sur lequel il faudra bien sûr revenir, mais aussi par la conduite du mari de Dona Catarina, Diogo Dulmo. Il mène une vie dissolue, au vu et au su de tout le monde. Du prestige des Dulmo, il reste la figure de l’ancêtre, le découvreur d’une île au nord de Terceira (41, 63) et celle de Mateus Dulmo, grand-oncle et confident de Margarida. Il a voyagé, il a fait ses études en partie à Liège, en Belgique (80). Il est à présent un vieil aristocrate, digne et respecté, généreux, mais son goût pour la musique, des « nocturnes » (84), ses séances passées devant son harmonium en font un personnage à part, presque anachronique et comme inadapté aux circonstances. Pedro, le fils de Dona Catarina et de Diogo Dulmo, est un cancre qui ne pense qu’à la chasse (44). Il y a aussi Cecilia, sœur de Margarida et de Pedro, mignonne comme une poupée, inexistante (41). L’arrivée à Horta de Roberto Clark apparaît comme une bouffée d’air frais. Il renoue avec la tradition des Clark voyageurs, nomades. Cette arrivée déplaît, au début du moins, au père, Diogo Dulmo, qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de l’Engliche, o bife (77). Il comprend néanmoins très vite qu’il y a là une occasion à saisir, un mariage possible avec sa fille Margarida qui renflouerait ses finances et qui règlerait les problèmes « en famille »/ que fica
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tudo em familia (78). Il ira jusqu’à faire en sorte que Margarida reste une nuit au Granel, maison où Roberto a décidé de vivre (145). Robert Clark parle portugais, mais il émaille ses phrases de « ho », des exclamations qui amusent Margarida (127). Il passe volontiers d’une langue à l’autre, mais ce ne sont que des mots ou des expressions qui font partie d’un basic english : with the best wishes, slowly, smart, Don’t you think so, Don’t be silly, That’s strange…. Il est tantôt Robert ou Roberto, Robertinho, o senhor inglês, o sinhor Robertinho, pour les baleiniers dont il a su gagner la confiance (292, 294). Le dynamisme, une certaine jeunesse chez un homme qui atteint la quarantaine (comme pour mieux opposer le personnage au père cloué à son fauteuil et à Diogo Dulmo menant une vie sédentaire et dissolue) s’expriment à travers l’image du cavalier : des promenades, de courtes chevauchées en compagnie de Margarida chez qui prend corps, on l’a vu, un mirage anglais. Roberto est un homme moderne, ses relations avec son amie Mary sont franches et saines, celles de two good companions (266). C’est un actif, un homme entreprenant. Il est l’homme venu de la grande cité commerciale, bancaire, la City londonienne. Rien d’étonnant à ce que naisse en Margarida le goût du travail, de la vie libre. Il est aussi un homme cultivé. Il joue du violon (il pourra jouer avec Mateus Dulmo…), il arrive avec une malle pleine de livres dans laquelle Margarida va plonger avec délices. Il apporte avec lui Kipling et Conrad (141). On appréciera le contraste avec les romans qui ont été à la base de l’éducation de Margarida. Au milieu des projets qu’il a pour reprendre en main la société familiale, il découvre un vieux bateau qu’il veut radouber : découverte qui va lui être fatale puisqu’il se pique par inadvertance et contracte la peste des îles. Il va aussi chercher à l’île voisine de Flores une nouvelle baleinière. S’il ne réussit pas à entraîner le jeune Pedro, il sait intéresser le riche et jeune André Barreto et en faire un associé. Leur association est le début d’une renaissance des Clarks & Sons. Il est, à l’évidence, l’homme qui contrarie les manœuvres de Januário Garcia, lequel a juré la perte des Clark. Les Garcia forment aussi un clan, opposé aux Clark Dulmo. On se gardera bien de faire de cette opposition l’expression d’un quelconque manichéisme. Ce n’est pas la poursuite par Januário, le chef de la tribu, d’une vengeance par des voies tortueuses qui rend les Garcia antipathiques. C’est plutôt leur incroyable hypocrisie. Ces belles âmes habitent rue Jésus, entre une église de style jésuite et les terrasses de la Préfecture. Januário et sa sœur Henriqueta (« acariâtre », « agressive », « trépidante », 48) sont confits en dévotion. Januário a cinquante-deux ans. Au physique, c’est un éléphant. Tandis qu’il rachète des terres à Diogo Dulmo, Henriqueta étend sa domination sur le foyer et finira par en chasser la femme de Januário, Emilia, en inventant un début d’adultère. Emilia, première victime de la peste, suscitera de la part des Garcia un chagrin purement formel. Januário, chassé de la maison des Dulmo pour 167
indélicatesse, s’allie avec les Avelar pour achever de ruiner ses anciens maîtres. Il se sent puissant, respecté, il veut être craint et surtout reconnu. Les agissements de Januário constituent l’une des lignes de l’intrigue et occupent des chapitres entiers (III, V, VI, XI, XII, XX) jusqu’à l’incendie de sa maison (XXIV), un incendie à la fois symbolique et fort opportun pour ses affaires et sa réputation. Complètent, pour ainsi dire, le clan Garcia la vieille tante Secundina, presque centenaire, puante et méchante, grossière qui périra dans l’incendie ; Angelo, frère de Januário, homosexuel honteux, langue de vipère, quand il n’est pas avec son ami, le délicat Pretextato ; enfin, João, le fils de Januário, l’éphémère fiancé de Margarida, amoureux transi et bientôt éconduit. C’est un personnage plutôt falot, très affecté par le drame dont sa mère a été la victime, alors qu’il avait neuf ans. C’est un être romantique ou postromantique, même si les mots ne sont pas prononcés. Son amour pour Margarida se change en une sorte de nostalgie maladive : « Margarida vivait en lui, stagnante, comme un nénuphar dans un étang, sous un clair de lune mortuaire. » (111). Il a écrit, tandis qu’il était à Coimbre, un drame en vers. Il lit Antero de Quental, le grand poète post-romantique (203). Il finira par épouser Laura Dutra, la fille d’un ami de son oncle Jacinto, pharmacien. Il en avait fait depuis longtemps sa « donna di schermo », celle qui procure abri, protection, un mot qu’il avait trouvé dans la Vita nuova de Dante, lue, dictionnaire en main. Autour du clan des Clark gravite, telle une nébuleuse, une petite comédie humaine qui conserve, à des degrés divers, quelques éléments de la culture anglaise. Il y a les cousines Peters qui tiennent salon à Horta. Corina, sujette à des accès de « romantisme sacré » (61), se plaît à jouer les intermédiaires pour faciliter les contacts entre Margarida et João Garcia. Celui-ci a l’idée saugrenue d’envoyer une lettre adressée à Margarida et Corina, ce qui choque Margarida et l’amène aussitôt à envisager une rupture. Les deux cousines Peters s’enorgueillissent de posséder un secrétaire offert à leur aïeul Raimundo Porras da Gama Peters, gouverneur de Damao, par un radjah des Indes, dernier vestige des temps des splendeurs orientales. Une amie commune aux cousines et à Margarida, Daisy Warren, femme du directeur adjoint de la Société du Câble, s’est mise en tête de traduire Antero de Quental en anglais. Il y a enfin la riche « société du Câble », où le jeune Pedro Dulmo devrait avoir sa place, et le Royal Club de Faial, tous deux vaguement anglicisés. Le petit peuple des baleiniers parle un curieux jargon anglo-portugais qui nécessite des notes en bas de page. Ce sont des mots qui concernent l’habillement, l’outillage, des précisions techniques, des expressions toutes faites. Quelques exemples : froca (frock, veste d’homme), injarroba (entendez : indian rubber, bottes en caoutchouc), lagaiéte (log head, cylindre
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du harponneur), Blos (du verbe to blow : souffler, s’applique à la baleine), charape (shut up !). On parle dans les Açores de Nemésio d’autres langues étrangères que l’anglais. Le Baron d’Urzelina a engagé un Hollandais, Van Dam, pour s’occuper de sa laiterie. La langue hollandaise fait de timides apparitions, mais Van Dam parle allemand, on l’a vu, avec Margarida. La langue française est remarquablement discrète. Une modiste, Mme Laborde, a séjourné à Horta et le mot prie-Dieu est tout ce qui est resté de son passage. Il est vrai que le narrateur glisse à l’occasion des mots français (bibelot, psyché, robe de chambre…). L’espagnol fait son entrée en force à la fin du roman, lors de l’escale de Terceira, à l’occasion de fêtes et de courses de taureaux. Mais l’île, et spécialement la ville d’Angra do Heroismo, ont gardé l’empreinte de l’occupation espagnole : des fortifications, une cathédrale de style mudéjar, et une forte afición pour les taureaux (418, 419, 423). D’où un éventail de mots techniques (cuadrilla, ganadero, encierro, querencia, faena, novillero, la espada...). Nous sommes passés du niveau linguistique au domaine de la culture matérielle. Celle-ci révèle essentiellement une influence anglaise, d’abord dans le domaine culinaire : le célèbre thé noir des Clark au petit déjeuner/ o célebre cha preto dos Clarks (36), mais il y aussi les thés à répétition (toutes les heures…) chez les Barreto qui finissent par lasser Margarida ; la non moins célèbre confiture d’orange qui rend jaloux les Garcia, le whisky du vieux Clark. Elle se manifeste également dans quelques objets et produits : une carriole avec des roues en caoutchouc commandée à Londres pour la petite Margarida (26), les savonnettes Yardley qu’affectionne Margarida (131). Elle est présente enfin dans certaines publications pratiques auxquelles la bonne société est abonnée : The Veldons ladies Journal (345), The complete farmer (230), entrant en compétition, il est vrai, avec l’Illustration (187). La France fournit encore quelques opérettes à une compagnie lyrique portugaise (195). Mais l’Angleterre reste la partenaire privilégiée de l’archipel, en particulier du point de vue des liaisons maritimes. C’est encore à la langue anglaise qu’il faut recourir pour définir le climat des îles : azorean torpor (418). À noter toutefois que les États-Unis comme terre d’émigration font leur apparition à la fin du roman : nous sommes en 1919 ! *** La chronologie est bien discrète dans ce gros roman. C’est à peine si l’on se rend compte que la moitié du monde est en guerre. Le petit Portugal a voulu entrer dans le conflit aux côtés de la France et des Alliés. On voit passer, de façon fugitive, des parents de soldats mobilisés ; il est question des alliés qui fouillent les bateaux neutres. Il est question de la « récente révolution », du nouveau régime présidé par l’homme fort, l’éphémère 169
Sidonio Pais (63, 109). Mais ce sont les affaires de Lisbonne. L’archipel semble plongé dans un temps indéfini ou dans un XIXe siècle qui s’éternise. L’étude de la culture matérielle de l’archipel nous a poussé à relever les manifestations et les composantes d’un certain réalisme. Mais il s’en faut que ce réalisme rende compte des intentions du romancier et du poète Nemésio. De fait, les références à un certain réalisme romanesque légué par le XIXe siècle sont bien présentes : Camilo, Júlio Dinis, Eça ; de même celles à un romantisme diffus (Garrett, Antero de Quental). Il a été question de la représentation d’une société, de l’évocation d’une petite comédie humaine. Mais l’élaboration des personnages ne relève pas de la peinture psychologique ou de la multiplication des types sociaux. Le roman est-il vraiment le théâtre d’une opposition en deux clans ? Chaque famille a son grabataire : le vieux Clark, l’horrible Secundina sont des vestiges du passé, d’inutiles gardiens du passé. Chaque famille a ses personnages à scandale : Dulmo qui entretient des maîtresses, fait du tapage nocturne, Angelo qui se livre à des ébats clandestins avec des soldats qui finiront par une rixe. Chaque famille a ses victimes : Margarida Terra, la grand-mère de Margarida, cloîtrée par la volonté de son mari, Robert Clark, Emilia, mère de João Garcia, chassée de chez elle et recluse jusqu’à l’arrivée de l’épidémie de peste. Un système d’échos et de parallélismes montre une volonté de dépasser, de subvertir le principe réaliste. En plein cœur du roman, en son centre, au sens géométrique (le chapitre XIX dans un ensemble de trente-huit si l’on considère que l’épilogue se déroule en deux temps, en deux sous-chapitres bien marqués), surgit d’une lecture que fait Margarida un étrange et minuscule coquillage des profondeurs marines : la cucumaria abyssorum (226). C’est lui qui fournira la fin du roman, en servant de comparaison avec la mystérieuse bague ornée d’un serpent aveugle que Margarida jette à la mer : la bague faisait l’objet d’une longue présentation au premier chapitre, intitulé « Le serpent aveugle ». Cette prodigieuse mise en abyme (on ne peut éviter le jeu de mots) fournit au roman sa dimension symbolique sur laquelle la critique peut s’interroger, mais surtout son principe intime de composition, plus poétique que narratif. La propension de Margarida aux retours en arrière, l’étrange poésie envoûtante du souvenir qui la saisit, ce que nous avons nommé le charme de l’imparfait introduisent dans le fil du récit un second registre, poétique, doublant, parasitant le dynamisme tout relatif de l’action, plutôt conçue selon le principe de l’ex abrupto ou de l’ellipse. Le roman se dédouble. Une citation en exergue de Raul Brandão (voisinant avec Melville et Chateaubriand) justifie les jeux de miroir et les changements de point de vue : « Je me suis rendu compte que la plus grande beauté de chaque île, c’est l’île qui se trouve en face […] » Dans l’île de São Jorge, ce sont des chapitres d’apaisement, de charme bucolique (« Pastorale », « Berçeuse »), alors que la terre renferme les pires 170
violences naturelles : le récit du tremblement de terre de 1522 et le rappel de l’éruption de 1808 en témoignent. Ainsi, qu’il s’agisse de l’héroïne ou de l’évocation de la nature, le roman se dédouble ou, si l’on préfère, un contrepoint poétique continu court de bout en bout du roman. Dès le début, Margarida et João sont marqués par leur inéluctable séparation. Ils se disent adieu, mais ils sont séparés par un mur de lave (21) et glissent sur le sol humide. Un couple se défait tandis que le vent du cyclone tourne autour d’eux. C’est ce que nous appelons un réalisme piégé. Il n’y a plus de détails réels : tout fait signe. Il y a plus. Au début du roman, Margarida est dans la propriété familiale à Horta dans l’île de Fayal. Dans un retour en arrière, il est rappelé qu’elle avait réalisé quelques mois auparavant « la grande ambition de sa vie » : l’ascension du Pico, la montagne qui domine l’île voisine (40). Avec ce rêve qu’elle réalise, non sans courir des dangers, l’archipel tout entier se met en place, sous ses yeux et sous ceux du lecteur, avec les mentions de l’île de Flores, la plus occidentale, de l’île São Jorge dont elle voit s’allonger l’ombre, l’île de Terceira, au-dessus de laquelle elle a vu se lever le soleil. Elle passe une nuit dans une grotte/furna, comme elle le fera aussi à São Jorge, après sa folle équipée en compagnie des baleiniers. À la fin du roman, elle assiste à une course de taureaux dans l’île de Terceira, avant de faire route vers Ponta Delgada. S’il y a un principe dynamique dans le roman, c’est Margarida qui, d’ouest en est, traverse l’archipel dans sa quasi-totalité. Lorsque le cyclone éclate au début du roman, elle s’exclame en réponse au choc de la marée, devant un João mélancolique et « contraint » : « Je dors même mieux quand elle est déchaînée ! » (28). Et pour conclure l’expédition au sommet du Pico, il est dit : « Tout cela était entré en elle, comme la mer dans une grotte, s’infiltrant lentement […] » (41). Alors, Margarida figuration symbolique de l’archipel ? Plus simplement, plus profondément, le principe poétique grâce auquel l’évocation de l’archipel est possible. Elle a permis à Nemésio d’illustrer l’impression qu’avait eue Chateaubriand, rappelée dans le dernier chapitre : « Il y a quelque chose de magique à voir s’élever la terre du fond de la mer. » (389). Elle a été aussi le prodigieux moyen, le recours poétique qui autoriserait Nemésio à faire siennes les paroles de Barrès, terminant la préface de sa Colline inspirée : « J’ai surpris la poésie au moment où elle s’élève comme une brume des terres solides du réel. »
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14. Sur la notion de contemporain : A Sibila d’Agustina Bessa-Luis Je voudrais prendre un exemple, un texte, un roman portugais de 1954, pour exposer quelques vues sur la notion de « contemporain ». Écartons d’emblée le recours à l’histoire dite littéraire, à une certaine chronologie, même élargie au champ culturel. Si l’appréhension du contemporain passe par des dates ou des repères, il ne ¨renvoie pas simplement à une coupe chronologique, à un moment, à une tendance. Le contemporain, comme le mot l’indique, fait coïncider au moins deux temps différents, deux séries de faits. J’ai dit au moins deux en pensant au début de l’article « Histoire ou littérature ? », paru dans la revue Annales en 1960, et repris dans Sur Racine où Barthes ironise sur les rapports faciles, mécaniques entre dates et événements : 1789, c’est la convocation des Etats Généraux, mais aussi un concerto pour cordes de Galuppi, etc. Le problème est bien au départ celui du bien-fondé des rapports ou des mises en parallèle de faits culturels hétérogènes. Sous prétexte qu’ils se sont produits en même temps, est-on fondé à les mettre dans un même ensemble, sans rapport de causalité, de ressemblance ou d’analogie ? Le problème se complique lorsque ces événements, ces données, ces faits sont, ce qui est presque toujours le cas, d’époques passées, mais que le critique, le lecteur considèrent qu’ils peuvent être tenus aussi comme de notre temps, qu’ils font partie de leur temps présent. Il faut s’interroger sur ce qui autorise cette superposition de deux temps, l’un du passé ou l’autre, présent, actuel. Le contemporain qui m’intéresse ne se confond pas avec l’actuel. Il est d’abord un processus : un texte, une œuvre d’art deviennent contemporains. Doublement contemporain : par sa poétique propre, par ses propres moyens, si l’on peut dire, et par l’action déterminante de la critique. Le contemporain devient alors l’expression d’un rapport, certes, mais entre le temps de l’écriture et le temps de la lecture qui se fait jugement, choix, entre temps de la création et temps de la réception. Et comme il s’agit de temps différents, surgit une autre dimension du contemporain : est contemporain ce qui mérite d’être tenu pour contemporain. Le contemporain est avant tout reconnaissance. Par quelles raisons relevant de l’histoire, de la politique, de l’idéologie, de l’esthétique, un texte ou un œuvre d’art en viennent à partager un autre temps que celui de leur création, au point que ce temps soit reconnu comme une sorte d’autre présent, de présent de substitution ? Pourquoi pouvons-nous, pourquoi 173
voulons-nous établir de multiples rapports d’intelligence entre une œuvre du passé, plus ou moins lointain, et notre présent ? Le contemporain est d’abord un rapport qui s’institue entre deux contextes différents ; c’est surtout le processus par lequel une communauté veut faire siennes des œuvres en les reconnaissant comme des présents possibles, de vie, de culture, des systèmes de penser, de sentir. Le contemporain est ce processus de survie d’une œuvre qui permet son actualisation possible, souhaitée. La Sibylle/A Sibila d’Agustina Bessa Luis (Lisboa, ed. Guimarães, 1954 ; trad. Gallimard, 1982, notre édition de référence) a marqué dans l’histoire du roman portugais une nouvelle époque. Le roman, très vite, devient un repère, imposant un avant et un après. Il connaît un succès immédiat. Le roman, encore à l’état de manuscrit, remporte en 1953 le prix Delfim Guimarães. À sa sortie, l’année suivante, Agustina se voit attribuer le prestigieux prix Eça de Queirós. Ce n’est pas une débutante. C’est en 1948, à vingt-six ans, qu’elle publie son premier roman, une longue nouvelle, novela et non romance, Mundo fechado/Monde fermé. Deux ans après, c’est un vrai roman, Les surhommes/Os super-homens, puis des nouvelles, Contos impopulares (1951). Elle a déjà adopté ce rythme qui étonne par sa régularité implacable et qu’elle va maintenir pendant plus d’un demi-siècle avec des récits courts, des chroniques, des biographies, des récits de voyage, des essais, du théâtre, et une quarantaine de romans. La critique, en particulier Eduardo Lourenço et Alvaro Manuel Machado, a salué l’originalité subtile du roman : une histoire rurale, entre Minho et Douro, une atmosphère à la fois actuelle et archaïque, une tonalité très personnelle, faite d’ironie et de digressions. Agustina revendique volontiers ce « don » d’originalité, non sans quelque volonté de provocation ; elle en donne une définition dans une chronique du Diário popular (15-XII-1954) : « l’originalité, cela ne consiste pas à ne pas imiter, mais à ne pas pouvoir être imité. » Avec La Sibylle surgit un étonnant univers romanesque, unique, inimitable. *** On pourrait dire qu’il s’agit de l’histoire d’une vie : celle de Quina, diminutif de Joaquina, Joaquina Agusta, une paysanne, une Cendrillon rurale. On va suivre sa vie, ses étapes, jusqu’à sa mort, à 76 ans (10). Elle est à la fois fille du peuple et fille d’un petit gentilhomme de campagne, coureur de jupons. Avec elle, les catégories bien établies se brouillent : ni paysanne, ni bourgeoise (une partie de sa famille l’est), ni aristocrate (comme certains de ses proches) et un peu des trois à la fois. C’est une vieille fille, âpre au gain, avare (201), une maîtresse femme, jalouse de son pouvoir. Il est question de son ascendant sur ses voisins, sur les gens des alentours, de sa passion de la terre, de sa stratégie pour agrandir et faire prospérer sa propriété (68). Mais il y 174
a sous ces apparences frustes, une fragilité, une vulnérabilité lorsqu’elle recueille un jeune garçon qu’elle va présenter comme son filleul et qui souhaite devenir son unique héritier : le grand, le seul événement de sa vie. L’arrivée de l’enfant, « beau et fatal » (167), pour reprendre les mots de Germa, nièce de Quina, vient reposer ce qui serait une biographie, plutôt détaillée, sur de nouvelles bases. La loi du sang est plus forte que la loi du cœur (263). Le sang parle : Quina lèguera le domaine à Germa, sa nièce. Le jeune homme qui hérite d’une maison, finira par se suicider d’horrible manière. On ne trouvera aucune finalité, aucun dynamisme dans ce qui oscille entre l’évocation biographique et le roman feuilleton. On ne peut pas parler d’ascension, économique ou sociale. La vie de cette femme, dans sa simplicité, dans son insignifiance répétée, évidente, démenties par nombre d’incidents romanesques, devient une énigme pour le lecteur. Mais est-ce l’histoire d’une vie ? On a affaire à une chronologie quasi inexistante, savamment désordonnée, avec des prolepses qui surprennent (mort de la sœur Estina et remariage du veuf, 65-66), des mises en parallèles de faits déroutantes, une attention à d’infimes détails qui sont retenus au détriment des lignes de force. Le lecteur est amené à faire des recoupements, des relectures, des reconstructions. Sa lecture est une plongée dans un passé complexe qui se compose d’une multitude de vies qui prolifèrent autour de celle de Quina. L’histoire officielle compte peu en comparaison avec une « intra-histoire » qui révèle une attention particulière portée aux coutumes, aux mœurs, à la vie matérielle. L’histoire commence « vers 1870 », avec l’incendie de la maison et sa reconstruction (7, 19, 31). « Il y a une date sur la galerie de cette salle » : c’est la première phrase du roman. Elle est prononcée par Germa, la nièce de Quina. Mais il est dit : « vers 1870 ». Ce premier repère est loin d’être innocent. 1870 marque au Portugal l’avènement du réalisme, avec la « génération de 1870 » et les conférences du Casino données en particulier par le futur romancier Eça de Queirós et le poète Antero de Quental. L’avènement de la République, soit 1910, est un autre repère (65). En revanche un fait infime, secondaire mérite d’être daté : « En 1913 Adriana surgit brusquement dans la maison de Folgozinho » (101) et permet aussi d’introduire « l’année suivante » et le début de la grande guerre (102). Le vrai repère, sans date, serait l’installation de l’électricité, chantée en vers par un petit-neveu d’Adão, le fiancé de Quina, qui a droit à une longue page de digression retraçant sa carrière (98-100). En général, la chronologie, très vague (« vers cette époque »… 148) concerne la famille de Quina. Les repères, si l’on peut utiliser le terme, sont donc purement internes et ils concernent des événements privés (mort du père, de la mère, naissances, mariages, maladies). Le roman s’apparente alors à une suite d’anecdotes racontées, enfilées de façon totalement arbitraire par une conteuse qui ne se fie qu’à son inspiration, maîtresse absolue du temps, de sa 175
distribution, de l’agencement des histoires qui prolifèrent au fur et à mesure qu’elle puise dans sa mémoire. Il semble garder quelque chose d’une oralité de village, savamment retravaillée, enrichie par une langue riche, précise. A Sibila n’est pas l’histoire d’une vie. C’est peut-être le récit d’une destinée, celle d’un être à la fois quelconque et hors du commun. C’est plus sûrement un ensemble de vies qui gravitent autour de celle de Quina, introduisant d’autres rythmes, ouvrant sur d’autres lieux. Il faut parler en effet de vies multiples, plus ou moins détaillées, développées, pour éviter d’employer la catégorie douteuse de « personnage secondaire » qui ne rend pas compte de l’originalité du projet romanesque d’Agustina. On peut parler de comparse, de contrepoint, voire de vies parallèles, comme par exemple la Comtesse de Monteiros qui devient amie de Quina. Elle apporte avec elle une atmosphère de luxe tout relatif, elle introduit la ville, Porto, un contexte de frivolité, d’amours vaguement libertines, de rumeurs diverses. De fait, les vies de la Comtesse et de Quina vont se croiser : la première semble goûter les conseils, le bon sens de la campagnarde ; la seconde sort grandie de cette amitié inattendue. Il y a bien sûr une galerie de types sociaux, issus d’un milieu rural, villageois : Narcisa, la voisine, Augusto, son fils, resté au village, préposé à l’abattage du cochon, Domingas, « l’ensevelisseuse », l’aristocrate fermier, le « chevalier » de Lago, le médecin de village, Liboria la servante. Mais chacun a sa biographie ou plutôt son lot d’anecdotes singulières. Narcisa est un moment prise en charge par son fils aîné, rentré du Brésil, qui la fait voyager, lui fait découvrir le cinématographe (42-43). Augusto est moins un type ou un personnage qu’une variation thématique à partir du porc avec lequel se vie se confond : il est horrible, bestial, il finit par rejoindre l’ordure en tombant un jour dans la fosse d’aisance (124-125). Domingas ne fait seulement office de fossoyeur, elle empoisonne ses maris (107, 142). Derrière l’infime titre nobiliaire, fidalgo de Lago, se cachent des individus interchangeables, une lignée, des personnages médisants, suffisants, faussement spirituels (22, 28, 75, 92, 285). Le médecin représente au contraire une fausse aristocratie, des « prolétaires intellectuels » (251, 267). Liboria a le sobriquet de Sancha donné « à un certain type carnavalesque de femme trop grosse » (207). Elle boit, elle prise, elle acquiert peu à peu une relative autonomie, dans la maison de Quina vieillissante. Dans sa progression irrégulière, complexe, chaotique, le roman coïncide assez largement avec la vie de Quina : il est ainsi une traversée de trois quarts de siècle. A la mort de Quina, Germa, sa nièce, retrouve dans la maison de famille, Estina, la sœur de Quina, « installée sur un banc du foyer, comme si elle n’en avait pas bougé au long de ces soixante-dix ans. » (275). Cependant le roman ne s’achève pas avec la mort de Quina. Il se termine comme il avait commencé, par un échange de vues entre Germa, l’héritière, et son cousin Bernardo. La jeune génération se retrouve à la Vessada et converse, cherchant 176
à comprendre la vraie personnalité de Quina. A l’interrogation du tout début : « Ah, Quina, si étrange et difficile, mais que l’on ne pouvait se rappeler sans nostalgie et sans anxiété, qui avait-elle été ? » (9), des réponses divergentes sont données. Pour Bernardo : « une médiocre créature dont le sens divinatoire dépendait d’une mouche bleue qui bourdonne dans la maison, ou des chats qui se lavent la figure avec leur patte » (288). Pour Germa au contraire : « Quina ? au fond son mysticisme était un humanisme ; c’était encore une révolte, la rébellion audacieuse et admirable de son ignorance. » (288). Jusqu’au bout Quina garde son mystère et défie toute analyse et toute définition. *** On pourrait parler d’un roman qui tenterait de dresser, de présenter un portrait, en prenant le mot dans une tradition moraliste que ne désavouerait pas la romancière, encore moins l’essayiste. Mais il s’agirait plutôt d’une suite de portraits, d’approximations, d’ébauches infinies, l’art du portrait selon Giacometti, tel que l’a raconté James Lord (Un portait par Giacometti, Gallimard, 1991). Le portrait est fouillé : défauts, facettes multiples. Ses actions, ses décisions appellent le jugement moral : « elle sut déployer ses ailes, sans jamais réussir à s’envoler » (104). Plus les précisions (ou ce qui est donné comme informations) augmentent, plus le personnage devient contradictoire, complexe, indéfinissable, énigmatique. Les adjectifs accumulés, ou les informations sous la forme de détails réalistes, loin d’être utiles au lecteur, le déroutent (133). Quina adore son père (25-27, 245) : libre au lecteur de tirer les conséquences de cette donnée. Elle n’est pas jolie, elle n’a aucune instruction (41). Elle rompt avec un fiancé bien éphémère, Adão (46), sans autre explication possible qu’une question d’argent, mais ils resteront amis. À quinze ans, elle a une syncope suivie d’une très longue maladie (56). Elle se rétablit et dès lors sa réputation grandit (62). Libre au lecteur de lire dans cet incident une étape initiatique : et initiation à quoi ? Elle devient « le levain indispensable et ignoré de ce monde secret, intime », « elle pénétrait dans ces alcôves » (73-74) : ces informations, sous forme d’affirmation, confèrent au portrait de nouvelles dimensions, mais l’absence d’explications renforce le mystère qui entoure le personnage. À quarante ans, elle a encore des prétendants : mais elle « adore être respectée, plus qu’être aimée » (97). Elle cherche à s’enrichir et le portrait devient plutôt négatif (103,105). Mais elle s’adonne à une activité touchante : elle confectionne de petites poupées pour sa jeune nièce (118). Elle est pourtant incapable de désintéressement (164). Elle sera d’une indulgence présentée comme surprenante avec son « filleul », Custodio (184, 186). Elle continue à avoir un « génie médiateur » au sein de la communauté villageoise (195). Pourtant, elle est seule (200). Elle se retrouve 177
seule avec Custodio, comme elle avait été seule avec sa mère : vie gâchée ? Pourtant elle est « l’oracle de la génération antérieure » (216). Quina, la sibylle, est montrée comptant ses bijoux et priant sur sa chaise percée (239, 289) : Dérision ? Trivialité ? Démythification d’un personnage tenu par d’autres pour redoutable, impénétrable ? Les traits se sont succédé, se contredisant, s’annulant l’un l’autre. Quina est une énigme : elle a été conçue par la romancière pour s’imposer au lecteur. Il y a en elle un mystère, quelque chose qui la fait échapper à toute classification psychologique, sociale, à toute définition possible. Sans doute, elle procède d’un type social de la campagne portugaise, connaissant toutes les histoires de famille. En cela cette petite femme est redoutable. Elle est en partie issue de plusieurs traditions folkloriques : elle est devineresse, quelque peu guérisseuse, experte en recettes, elle est aussi une orante, à chaque occasion de la vie publique (les veillées) ou privée. Elle est la femme forte, la représentante d’un système qu’on appellera matriarcal. Mais le personnage se complique, se nuance : il se dérobe. Il y a la réputation, les apparences, et l’être plus intime, sans qu’on puisse parler d’une vérité d’ordre personnel : elle est, de fait, « une petite bonne femme ignorante, folle, vulnérable » (159) ; et encore : « la plus inaccessible des créatures dans la plus triste solitude » (199). L’expression littéraire, thématique de ce mystère est la tache qu’elle porte au poignet. La première explication est simple et relève de la croyance populaire : c’est une « envie » ; sa mère a été éclaboussée par du sang de cochon au début de sa grossesse (10). C’est une brûlure, dit Quina à Custodio. C’est une « marque de prédestination » (261, 275). Mais de quoi ? De vie heureuse ? Assurément pas. De vie exceptionnelle ? Nullement. La marque propre à un personnage hors du commun, un personnage exceptionnel ? Point n’est besoin de ce recours romanesque pour s’en persuader. La marque est un élément supplémentaire pour rendre le personnage opaque, non pour en dévoiler un sens possible. C’est un faux symbole, un faux signe, un détail inutile ou tautologique. Quina est-elle même un personnage, au sens traditionnel du terme ? En tout cas, elle ne saurait accéder à la dignité douteuse, conventionnelle, d’héroïne. Sa vie qui se déroule dans un temps et un espace dits romanesques, n’élabore en rien une intrigue romanesque. Intrigue, comme héroïne sont des mots devenus inutiles. Quelle signification faut-il donner au mot sibylle qui est, de fait, une sorte de surnom qui lui a été donné ? Elle a une manière de parler « sibylline » (52). Elle utilise volontiers l’aphorisme (90, 102, 252), ressemblant en cela à une certaine romancière qui a fait de ce genre mi-oral, mi-écrit un recueil. Une manière aussi de justifier son surnom : la sibylle. Un surnom qui n’est en fait qu’un sobriquet comme l’on en donne dans les campagnes, mais original, voire recherché : elle est tenue par son entourage ou par la narratrice pour une « sibylle » (74-75, 89, 132, 151, 159, 199, 288).
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Ainsi, deux possibilités d’interprétation de la part du lecteur sont constamment tenues en échec : d’une part, la voie du réalisme, du vraisemblable ou encore la lecture qui, par un effet de mimesis par rapport au texte, s’en tiendrait à ce qui serait la lettre du texte pour rechercher la vérité d’un personnage ; d’autre part, la voie du symbole, la recherche d’un sens autre, caché, faisant d’un personnage qui s’appelle la sibylle l’expression figurée d’une vérité à découvrir. Mais on n’explique pas celle qui s’appelle ou qu’on appelle sibylle. *** Ce portrait inachevé, éclaté ne fait pas de A Sibila un roman psychologique. Pas plus que la présence constante du domaine n’en fait un roman « paysan » ; encore moins un roman régionaliste, en dépit de nombreux détails, de types sociaux qui défilent, de la cohorte des mendiants (254), et du curé qui à sa mort laisse quatre veuves (190). On pourrait, sans paradoxe, soutenir que le domaine est une sorte de personnage, tout autant que Quina. La Vessada vit au rythme des saisons, des événements comme le tue-cochon, les labours, les vendanges, un hiver rigoureux (170-171, 194, 220, 243). Le roman tout entier est traversé de bruits, le passage des charrettes, le choc des fléaux qui battent les haricots, d’odeurs, celle des pommes, des poires dont on suit la lente maturation jusqu’à la fin de l’hiver (244, 291-2). Le domaine évolue, s’agrandit en fonction des achats de Quina (103, 110, 144, 215). Il est l’espace de vie, de connaissances, d’action de Quina (68). Le domaine est fatal aux hommes (61, 72) : c’est l’opinion de Quina, sévère aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes (116) qui, seule, règne sans partage sur une demeure, moitié manoir, moitié ferme (64, 67). La Vessada a une sorte de préhistoire avant l’incendie de 1870, et quelques allusions sur des voisins font remonter en plein XIXe siècle. Elle semble renaître, sans qu’on puisse parler de prospérité. Celle-ci vient avec la gestion de Quina, qui devient moins Sibylle que Vestale, gardienne des traditions. A Sibila serait-il un roman familial ? L’adaptation du genre à la mode portugaise, un Portugal rural du Nord, entreprise par une admiratrice de Thomas Mann. Ce serait alors l’histoire d’une famille, sans vraie grandeur ni décadence, mais sans descendance. Le domaine tombe entre les mains de Germa, célibataire, fille d’Abel, frère de Quina. Abel et João, les deux frères de Quina sont présents dans le roman. Ils ont droit à leur biographie, comme les autres personnages. Mais ils sont comme lointains. Ils ont rompu leurs liens avec le domaine, comme l’a fait le troisième frère, parti au Brésil, et qui meurt au début du roman. Il y a eu en effet au début un père qui avait trois fils, comme dans les contes. Mais le père, ce père adoré par Quina, plus tard, a une « carrière de séducteur » (12). Sa maîtresse, Isidra est à l’origine d’une longue digression, une de ces histoires parallèles, latérales qui se multiplient dans le 179
roman. Pour la voisine Narcisa il n’y a pas de doute : c’est Isidra qui a mis le feu au manoir (20). La sœur de Quina, Estina, s’est mariée avec une brute. Leur fille est une hystérique qui s’échappe de la maison familiale : on la retrouvera, après de longues battues, morte dans une grotte (93, 143). Les deux frères ont des femmes laides ou inexistantes. João a vendu sa part d’héritage à Quina. Il est grand lecteur de romans historiques ; il a deux fils illégitimes, comme pour continuer dans sa vie lamentable « les mêmes émotions que les héros dont il dévorait la vie » (182). La digression, ici, est une manière expéditive de régler son compte à un genre romanesque qui a illustré de façon médiocre mais durable les années du romantisme. Abel suit les agissements de Quina et la présence du protégé Custodio l’inquiète. Il cherche en vain un appui auprès de son frère et utilise sans grand succès sa fille, Germa, pour avoir des nouvelles. Germa est la seule à avoir vécu quelque temps de son adolescence au domaine (143). Elle garde de cette époque une certaine nostalgie (168). Mais c’est une sorte d’intellectuelle dont on ignore la formation (223-224). Elle lit beaucoup (169). Elle entretient des rapports plus esthétiques que pratiques avec la campagne. Elle ressemble à Quina (225) ; mais il s’agit, là encore, d’une affirmation qui est donnée comme pour relancer l’imagination du lecteur. On retrouve Germa à la fin du roman, sur le rocking-chair où Quina aimait à s’asseoir. Elle est accompagnée par Bernardo Sanches, un parent. Germa ne se fait aucune illusion sur la famille ou ce qu’il en reste : « il ne lui reste plus qu’à décliner. » (283). A Sibila, l’histoire d’une fin de race ? (283) : « De la race qui, pendant deux siècles avait donné des exemplaires toujours plus complexes et curieux, et d’où était sorti, pour fleurir le virus du bourgeois, du mondain, de l’artiste, il ne restait plus qu’elle et cette mauviette affectée, chauve, prétentieuse, incapable de discerner la grandeur de la vie autrement qu’à travers le jugement des autres. Tout ce qui avait été volonté, vigueur et personnalité originale était devenu stérile et disparaissait. Et elle, Germa, elle ? » Par ce discours indirect, Germa en vient à poser à elle-même la question qu’elle se posait au début à propos de Quina. Le roman est en effet comme encadré par la venue au domaine de Germa et de Bernardo. Celui-ci qui n’apparaît que dans cette sorte de récit cadre est à coup sûr proche de la caricature. Il n’en va pas de même pour Germa que le lecteur a suivie. Il y a plus. Germa est assez vite placée du côté de l’écriture. La nouvelle de sa naissance, sa venue sur terre est marquée par l’écriture : une carte postale que Quina reçoit alors qu’elle est en train de se laver les pieds. On voit Germa, à la Vessada, écrire à sa mère des lignes qui auraient pu être sorties d’un « journal » : « Ce n’était pas un journal, mais seulement une lettre à sa mère. » De fait elle n’écrit pas : « Elle se dictait à elle-même » (131). À la mort de 180
Quina, Germa vient seule et sent « une joie avide » à reconnaître les visages, a reprendre possession d’un espace qui est aussi le temps de sa jeunesse. La mort de Quina serait-elle pour Germa l’entrée dans une nouvelle vie ? Et cette nouvelle vie qui n’a rien à voir avec le devenir social, économique, comment la nommer ? *** Reprenons la chronologie, si peu présente. Quina meurt à 76 ans. Elle meurt donc, après calculs et recoupements entrepris par le lecteur, en 1950. Germa et Bernardo se retrouvent à la Vessada, trois ans après (289) : « Trois ans avaient passé depuis sa mort, et Germa se surprenait à méditer sur elle, presque sans interruption. (…) Germa, petit à petit avait découvert comme des révélations scintillantes dans tous les fragments de Quina qu’elle arrivait à reconstituer, et celle-ci lui apparut finalement comme un être rare et passionnant. » Ainsi donc le roman qu’on vient de lire s’achève au moment même où le manuscrit signé par une certaine Agustina Bessa Luis va donner à Quina une nouvelle carrière. Ce roman d’une certaine ruralité portugaise qui est aussi bien celle du XIXe siècle profond comme d’un XXe siècle oublié par la modernité, ce roman qui ne correspond à aucune catégorie, aucun sous-genre reconnu et répertorié, place le lecteur dans le temps même de sa possible lecture. L’histoire de Quina rejoint, à la fin du livre envisagé dans sa matérialité, l’actualité du lecteur. Le contemporain est ce qui oriente fondamentalement l’histoire dans son devenir et dans son issue. Issue toute provisoire. Le roman, en terminant avec des points de suspension, obéit à une esthétique de l’inachèvement qui va devenir un principe constitutif de l’écriture romanesque d’Agustina. Cette fin en suspens fait de Germa une romancière en puissance. Mais il faudrait reprendre en détail le dernier paragraphe pour voir à quel point cette hypothèse est possible, mais fragile (292) : « Voici Germa, voici que le temps est venu pour elle de traduire la voix de sa sibylle. Mais peut-être son temps est-il improductif et néfaste […] » Germa est tout à la fois un avatar de romancière et une figure possible (une hypostase devrions-nous dire) d’une romancière bien réelle qui s’appelle Agustina Bessa Luis qui a donné à lire la « naissance d’un personnage », pour parler comme Giono. La romancière est comme entrée dans des « temps nouveaux » (292) auxquels il semble interdit ou impossible à Germa d’accéder. Elle n’est qu’une matière première verbale pour l’élaboration d’un roman qu’on ne peut appeler autrement que le roman de la vocation, de l’entrée en écriture, l’écriture du roman qui tient par toutes ses fibres, par tous ces détails à la vie intime, familiale de l’être Agustina Bessa Luis. Si A Sibila peut être lu comme un roman familial, il le doit aux figures qui renvoient à 181
l’enfance de la romancière, comme elle n’a pas hésité à le dire dans des interviews, et dans un petit texte en date du 29-IX-1996, Encontro com a Sibila/ Rencontre avec la Sibylle (repris dans Contemplação carinhosa da angustia/ Contemplation affectueuse de l’angoisse, Guimarães, 2000 : 187). Germa, à l’inverse de Bernardo, sorte de « dandy de l’intellect » (283), ne juge pas Quina. En cela elle se range d’emblée du côté de la romancière et non du côté de ce qu’on nomme réalité. Elle n’a pas d’opinion tranchée sur sa parente. Au début du roman, elle s’interroge sur la vraie personnalité de sa tante. À la fin, elle en vient à penser que Quina « n’a pas été autre chose qu’une poignée d’aspirations obscures qui ont commencé à éclore et n’ont pas su fleurir. » (290). La phrase est le point de départ possible d’un roman, la proposition que Germa se fait à elle-même et qu’elle peut développer. Germa, au début, s’est mise soudain « à parler de Quina ». (9). Mais cette phrase n’est suivie d’aucune prise de parole effective, encore moins d’un récit qui serait à la première personne. Il y a là comme l’amorce d’un dispositif bien connu, traditionnel : la prise de parole justifiant un long récit enchassé. Disons l’amorce tout au plus, comme Germa est l’esquisse d’une romancière possible. Mais une certaine Agustina Bessa Luis prend sa place et s’empare de l’énigme pour la traiter à sa manière. Pour mener à bien ce qui reste à l’état de projet dans l’esprit de Germa. Si A Sibila existe en tant que texte, construction verbale en quête de lecteurs, c’est parce qu’une certaine Agustina Bessa Luis a réussi ce que Germa a commencé à faire en tant que personnage créé par une romancière qui s’appelle Agustina Bessa Luis. C’est comme si celle-ci avait eu besoin d’une ébauche de personnage, un premier brouillon qui demandait à être repris, précisé. Germa, sur son rocking-chair éternellement en mouvement est la figuration métaphorique simple, évidente du principe de non-aboutissement. Le roman est en attente d’un temps favorable qui ne sera sans doute pas donné à Germa. Ou plutôt il lui est donné d’amorcer ce que la romancière réelle va mener à bien sans que cela implique une fin effective, traditionnelle. En se substituant à son personnage, Agustina Bessa Luis inaugure une tonalité qui sera une des raisons de son succès auprès de ses amateurs inconditionnels : une perversité tranquille, entre humour et ironie, variante possible d’une certaine inquiétante étrangeté. *** Ce roman nouveau, pour des temps nouveaux, pose prioritairement, après relecture obligatoire, la question des moyens grâce auxquels un roman peut s’écrire au Portugal au tournant du siècle dernier. D’abord, en introduisant un réalisme qui, par excès de précision, de minutie, d’attention à l’objet le plus infime (un certain bric-à-brac identifié par la critique, une petite main d’ivoire, une tabatière… 74, 211) finit par ôter au réalisme comme esthétique de 182
référence, au néo-réalisme comme esthétique dominante, toute validité et toute crédibilité. Le réel n’est ni le prétexte à description ou à thèse sociale. Il ne s’agit pas de reproduire le réel, il s’agit de le rendre visible, pour le révéler au lecteur, pour qu’ensuite il puisse se perdre dans ce qu’on appelle le réel. Le roman d’Agustina Bessa Luis se place au-delà de tous les modèles exploités et usés depuis plus d’un siècle. Il exploite toutes les limites possibles du romanesque : le vraisemblable, la cohérence, le ton moraliste. Il oblige le lecteur à reprendre une tradition plus que séculaire pour la réexaminer et s’en détacher, sans effet violent, sans recourir à l’esthétique de la « rupture » chère à une certaine idée de la modernité. Et ce parcours, plus ou moins effectif, est non plus une originalité, mais l’une des forces du roman. Il montre jusqu’où l’on peut utiliser des principes esthétiques devenus des recettes, les exploiter jusqu’à la parodie ou le pastiche (le feuilleton) et subvertir ces mêmes références, tout en imposant de nouvelles normes à l’écriture romanesque. En premier lieu, l’inachèvement, le désir délibéré de ne pas conclure, qui aura bientôt, avec le roman O Manto (1961), sa formulation définitive : « Voilà comment on termine un livre, en laissant toujours quelque chose à dire. » La présence écrasante d’une voie narrative omnipotente qui organise une véritable errance narrative, un roman vagabond, essentiellement fondé sur la séquence et la fragmentation, nourri par des digressions infinies, des intrusions morales, des aphorismes et des excroissances, qui organise une fausse improvisation, une possible diversité de points de vue, dessine une action sinueuse, captieuse, envoûtante et constante. Un roman qui fait exploser le roman traditionnel en restant à l’intérieur de normes et de règles apparemment traditionnelles, comme si l’écriture n’avait pour raison d’être que de miner, de saper de l’intérieur un édifice à la fois reconnu, nécessaire, et rejeté. Le roman invalide les deux esthétiques en vigueur au moment où il paraît : néo-réalisme et existentialisme. Il invite à les considérer comme des esthétiques sinon dépassées, du moins dépassables. Il crée sa propre histoire et oblige à créer de nouveaux principes ou critères de lecture. Il introduit un autre temps, un autre ton dans le roman dit contemporain. Il offre un nouveau présent, fait de hardiesses et d’archaïsmes, un présent qui n’est pas simplement l’actuel et un nouvel espace à l’imaginaire, en revisitant l’inspiration dite rurale. Il propose une nouvelle façon de lire un passé, une ruralité qui ont fait l’histoire du pays et sont encore des éléments constitutifs de sa culture. Rien de plus significatif et de plus éclairant que l’évolution du jugement critique porté sur Agustina par Eduardo Lourenço. Nous évoquerons très succinctement trois articles de 1963, 1964 et 1988, repris dans O canto do signo. Il commence par reconnaître dans A Sibila l’existence « d’un monde littéraire autonome », « une voix impersonnelle à force d’omniprésence », « une indifférence à la querelle idéologique qui pendant quinze ans a paralysé l’imagination nationale ». Il propose néanmoins de qualifier l’esthétique d’Agustina de néo-baroquisme ou de néo-réalisme. Puis, il parle d’une 183
romancière « dé-concertante » qui propose une vision du monde fondée sur « un viscéral amoralisme ». Enfin, il salue le « roman nouveau » qu’elle propose, et non un « nouveau roman », allusion aux expérimentations faites depuis les années 60, mais aussi un travail « d’imagination pure », et « de là » (articulation importante), « sa fonction libératrice, magique en ce qui concerne notre imaginaire romanesque. » Nous avons appelé nouveau présent cette possibilité, par la présentation d’un monde imaginaire, d’offrir une alternative à la vie, à l’actualité. Est contemporain ce qui se substitue à un actuel défaillant, inutile, inadapté. Ce qui donne sens et cohérence au réel dans lequel nous vivons. Références bibliographiques Lourenço (Eduardo), O Canto do signo. Existência e literatura, Lisboa, Presença, 1993. Machado (Alvaro Manuel), Agustina Bessa Luis : o imaginário total, Lisboa, Don Quixote, 1983. Padrão (Maria da Gloria), A Sibila de Agustina Bessa Luis : o romance e a crítica, Porto, ed. Asa, 1982. Pageaux (D.-H.), « Eléments pour une lecture de Mundo fechado (1948) d’Agustina Bessa Luis », Rencontres, échanges, passages, l’Harmattan, 2005. Roman (Le) portugais contemporain, Actes du Colloque Paris 24-27 octobre 1979, Paris, Fondation Gulbenkian, 1984.
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15. Agustina Bessa Luis & le principe d’incertitude romanesque L’incertitude entendue comme principe d’écriture et effet esthétique complexe m’apparaît être au cœur de l’univers romanesque créé par Agustina Bessa Luis. L’hypothèse de travail serait la suivante : l’incertitude rendrait compte de la poétique romanesque particulière mise en œuvre par la romancière, fédérant les traits majeurs et reconnus, de diverses façons, par la critique : l’élaboration de personnages (si l’on peut encore utiliser cette catégorie) énigmatiques, l’ambiguïté comme principe narratif, rendant caduques les notions d’intrigue, de sujet, et subvertissant les procédures narratives en vigueur depuis de longues décennies, enfin l’indétermination qui confère au lecteur un rôle actif et prééminent dans l’interprétation de ce qu’il faut encore appeler, faute de mieux, l’argument ou les enjeux romanesques. C’est dire que le « principe d’incertitude »/o princípio da incerteza, loin de renvoyer simplement à une trilogie du début du XXIe siècle, est déjà au cœur du roman avec lequel Agustina entre avec éclat dans les lettres portugaises, A Sibila. C’est de ce roman que je veux partir pour saisir, dans ses composantes les plus marquantes, et dans ses variations essentielles, ce que je nomme « incertitude ». *** Le personnage de Quina, emblématique de la production romanesque d’Agustina, tire en grande partie son originalité de son caractère énigmatique, oscillant entre le secret qui suppose une donnée cachée, inconnue, et le mystère qui relève de l’inexplicable, de l’inconnaissable. A Sibila est sans doute, en un premier temps, l’histoire d’une vie. Mais les catégories sociales, par exemple, bien établies, se brouillent : ni paysanne, ni bourgeoise (une partie de sa famille l’est), ni aristocrate (comme certains de ses proches) et un peu des trois à la fois. La vie de cette femme, dans sa simplicité, dans son insignifiance répétée, évidente, démenties par nombre d’incidents romanesques, mais aussi dans son exemplarité, devient une énigme pour le lecteur. Mais est-ce l’histoire d’une vie ? On a affaire à une chronologie quasi inexistante, savamment désordonnée. Le lecteur est amené à faire des recoupements, des relectures, des reconstructions, à travers une « intrahistoire » où s’affirme une attention particulière portée aux coutumes, aux mœurs, à la vie matérielle. Il faut parler aussi de vies multiples, plus ou moins détaillées, développées, celles d’une galerie de types sociaux, issus d’un milieu rural, villageois, gravitant autour de Quina qui reste cependant, dans ce 185
contexte, une énigme. Un exemple, entre autres : la tache qu’elle porte au poignet : une « envie », une brûlure, une « marque de prédestination ». Mais de quoi ? La marque est un élément supplémentaire pour rendre le personnage opaque, non pour en dévoiler un sens possible. C’est un faux symbole, un faux signe, un détail inutile ou tautologique. Deux lectures, deux possibilités d’interprétation de la part du lecteur sont constamment tenues en échec : d’une part, la voie du réalisme, du vraisemblable, ou encore la lecture qui, par un effet de mimesis par rapport au texte, s’en tiendrait à ce qui serait la lettre du texte pour rechercher la vérité d’un personnage ; d’autre part, la voie du symbole, la recherche d’un sens autre, caché, faisant d’un personnage qui s’appelle « la Sibylle » l’expression figurée d’une vérité à découvrir. Mais on n’explique pas ce qui est du ressort du mystère ou de l’énigme. Un portrait éclaté, inachevé, ne fait pas de A Sibila un roman psychologique. Pas plus que la présence constante du domaine n’en fait un roman « paysan » ; encore moins un roman régionaliste ou un roman familial, adapté par une admiratrice de Thomas Mann. Une fin en suspens fait de l’héritière, Germa, un avatar de romancière. Mais une certaine Agustina Bessa Luis a pris la place de Germa. Celle-ci, sur son rocking-chair éternellement en mouvement, est la figuration métaphorique simple, évidente, du principe de nonaboutissement. En se substituant à son personnage, Agustina Bessa Luis inaugure une tonalité qui sera une des raisons de son succès auprès de ses lecteurs : une perversité tranquille, entre humour et ironie, variante possible d’une certaine inquiétante étrangeté. *** Quina a peut-être un modèle dans la personne de Justina, la grand-mère d’Agustina. Celle-ci reconnaît dans O livro de Agustina Bessa Luis (Tres sinais, 2002 : 16) : « Qualquer ficção a diminui e não a retrata ». Quina, à son tour, est à l’origine d’une longue lignée de personnages : Amélia dans O sermão do fogo, elle aussi paysanne, mais qui se change en un personnage complexe, « entre a nigromante e a conselheira » (122) ou encore Celsa, dans Jóia de familia, énigmatique et inquiétante, par l’initiative qu’elle prend (l’échange des nouveau-nés). Josefina dans O Mosteiro qui possède, comme Quina, une tache mystérieuse, est qualifiée « uma extraterrestre de classe media » (97) ; elle est aussi « desconcertante » (187), mot par lequel Eduardo Lourenço a défini une romancière paradoxale (O Canto do signo, Lisboa, Presença, 1993 : 164). Tantôt c’est un caractère affirmé qui brouille les pistes, comme pour Quina, tantôt c’est un caractère effacé, ou supposé tel, qui rend le personnage insaisissable, opaque, comme Maria Pascoal, dans Um cão que sonha. Le mystère n’est pas l’apanage des femmes : Belche dans O Mosteiro est une énigme pour lui-même et pour son entourage, les tantes du « viveiro » ; et le tableau de Rembrandt, la silhouette énigmatique de la petite Saskia 186
finissent par contaminer, si l’on peut dire, le personnage de Martinho dans A Ronda da noite. La biographie, le récit biographique, ou la biographie romancée, a visiblement séduit Agustina qui cherche ainsi à percer une personnalité, un caractère qui défient l’analyse. La biographie est écrite pour cerner un mystère qui reste en grande partie intact : l’individu garde ses droits, sa logique propre, son secret, qu’il s’agisse d’un homme politique, comme dans Os meninos de ouro, tentative de radiographie d’un leader politique, ou dans O Comum dos mortais, dominé par la recréation du dictateur Salazar, ou d’un personnage romanesque, comme dans Um bicho da Terra, roman dans lequel l’argument essentiel évolue : c’est moins la vie de Uriel qui est évoquée que le tracé de l’escalier dans la toile de Rembrandt qui exprime, qui figure, l’interrogation qui a présidé à l’écriture : « com a sua revolução perdida na altura » (283). Son souci de « décrire l’humain »/ descrever o humano (comme elle le rappelle dans son discours prononcé à Rome, à l’occasion d’un doctorat honoris causa), sa passion de la connaissance des « relations humaines »/as relações humanas (allusion à un autre titre choisi par Agustina), chez cette romancière qui est aussi une « amatrice d’âmes » (je reprends Marguerite Yourcenar qui reprend Barrès) trouvent de fait très vite leurs limites psychologiques et morales. Et, pour Agustina, ce sont ces limites mêmes qu’il importe de saisir, de mettre en avant : nous sommes passés du récit énigmatique au non-aboutissement. Le roman qui simule souvent l’enquête se change en jeu, en « devinettes »/adivinhas, en une suite d’hypothèses et de conjectures, en une aventure où le ludique alterne avec une volonté perverse d’égarer, de perdre le lecteur, pour mieux le séduire et le retrouver. Jeu sur les ressemblances : c’est le fond de A corte do Norte (Sissi et/ou Rosalinda, Rosalinda et/ou Emilia de Sousa). Mais c’est aussi la ressemblance entre Josefa et Hendrickje, la seconde femme de Rembrandt, dans A ronda da Noite, entre José Bento et le roi Sébastien dans O Mosteiro, des ressemblances qui se multiplient, qui créent des doubles (Madalena do mar ou Maggie O’Sea ?), des dédoublements (par le jeu des surnoms ou des sobriquets, Rosalinda et/est… aussi Boal), et de façon plus générale, une interrogation permanente et diffuse sur l’identité même des personnages, masculins ou féminins. On pourrait parler d’un roman où s’affirme la tentation du portrait, en prenant le mot dans une tradition moraliste que ne désavouerait pas la romancière, encore moins l’essayiste. Mais il s’agirait plutôt d’une suite de portraits, d’approximations, d’ébauches infinies, l’art du portrait selon Giacometti, fait de variantes multiples et d’une conclusion abrupte et comme arbitraire, tel que l’a raconté son modèle, James Lord (Un portrait par Giacometti, Gallimard, 1991). Le portrait chez Agustina est fouillé : défauts, facettes diverses. Mais plus les précisions (ou ce qui est donné comme informations) augmentent, plus le personnage devient contradictoire, 187
complexe, indéfinissable, déroutant, énigmatique, avons-nous dit. Tout au plus, a-t-on assisté à ce Giono a appelé la « naissance d’un personnage », alors même qu’il procède, comme le fait à sa manière Agustina, à la déconstruction de cette donnée. *** Parler d’ambiguïté à propos d’Agustina n’a rien d’original. Essayons cependant de donner un contenu à ce mot clé de la poétique romanesque d’Agustina, à ce principe qui préside à la composition des romans. Et d’abord, il me semble qu’on n’a pas suffisamment exploité la relation qui existe entre les personnages énigmatiques, leurs multiples facettes, et une ambiguïté du roman qui procède, pour une large part, d’une certaine forme d’oralité imposée par une romancière qui se veut aussi conteuse. Faut-il, à ce sujet, citer, une fois de plus, la fin de O Manto ? Une sorte de défense et illustration du « contador de histórias » est développée, lequel « deixa-se arrastar pela memoria do amor e surpreender pelos episódios » (292). Je retiens de cette définition le rôle essentiel dévolu à la mémoire et la forme fragmentée comme conséquence de la présence d’un conteur et non, comme le dit Agustina, d’un « romancista ». Le roman selon Agustina s’apparente à une suite d’anecdotes racontées, enfilées de façon arbitraire par une conteuse qui ne se fie qu’à son inspiration, maîtresse absolue du temps, de sa distribution, de l’agencement des histoires qui prolifèrent au fur et à mesure qu’elle puise dans sa mémoire. Il y a chez la romancière une sorte de collusion ou d’émulation entre le « conteur », tissant une histoire aux diverses variantes ou versions, et ce que Thomas Mann appelle dans L’élu/Der Erwaehlte, le « Génie de la narration », celui qui fait sonner les cloches de Rome, « omniprésent », disposant de tous les temps et de toutes les personnes grammaticales. En un premier temps, le roman agustinien garde quelque chose d’une oralité de village, retravaillée, servie par une langue riche, précise. D’où l’intérêt pour la généalogie, les rumeurs (Dizia-se… Contava-se… Havia quem dissesse...), les variantes (fondement de toute oralité) d’une même histoire, fûtelle l’histoire d’une vie. L’oralité se fait plus littéraire avec la forme de l’exposé qu’empruntent les débuts de roman où le sujet est encore imprécis, comme dans Fanny Owen où l’on lit (12) : « Para chegar onde quero chegar direi »… Ou dans A Corte do Norte où dès la page 33 il est dit : « A História parece terminar aqui ». Puis l’exposé se complique, se charge de chevilles oratoires (Dissemos que…), se dérègle et s’enrichit de digressions, de retours en arrière, de bifurcations : il est question dans Jóia de familia des « convulsions de cette histoire » (279). La présence écrasante d’une voix narrative omnipotente qui organise une véritable errance narrative, un roman vagabond, essentiellement fondé sur la séquence et la fragmentation, nourri par des digressions infinies, des réflexions 188
ou plutôt des intrusions morales, des aphorismes et des excroissances, qui organise de fausses improvisations, une diversité de points de vue, dessine une action sinueuse, captieuse, envoûtante et volontairement déroutante. L’image du chaos a été avancée plusieurs fois (en particulier par Silvina Rodrigues Lopes) ou celle du labyrinthe pour rendre compte de la curieuse poétique romanesque d’Agustina. On pourrait invoquer un certain « désordre » et je reprends volontiers une citation souvent faite pour illustrer la propension de la romancière pour l’aphorisme, autre forme de discontinuité narrative, soit dit en passant. « Um grande livro não pode ser medido pela desordem de seu rosto, mas sim pela grandeza de seus aforismos. » (Conversações com Dmitri, 10). Ce qui retient ici mon attention, c’est justement l’image du « désordre » comme élément constitutif d’une poétique, un désordre qui s’impose comme un ordre autre, supérieur. Le roman agustinien a rompu de fait totalement avec l’ordre linéaire et le principe de progression logique. Il s’achève par où il aurait pu commencer : A ronda da noite est un exemple parmi d’autres. De façon très suggestive, Alvaro Manuel Machado a utilisé l’image de la « rosace »/ rosácea, pour rendre compte d’une composition très élaborée, originale. Dans Agustina Bessa Luis a vida e a obra (Lisboa, Arcadia, 1979 : 71) la comparaison plastique sert à introduire l’idée de fragmentation : « é uma arte de um todo que vive de múltiples fragmentos obstinadamente recuperados e de novo perdidos (…) de um centro que se projecta em renovada abertura ». Dans le second essai, Agustina O imaginário total (Lisboa, Dom Quixote, 1983 : 3637), l’accent est mis sur la recherche d’un centre, mais aussi d’un mot, dans la perspective d’une recherche sans cesse ajournée, d’un inaboutissement. L’intuition me semble d’autant plus juste et féconde qu’elle recoupe, de façon inattendue, la définition de l’effet esthétique selon Borges : « cette imminence d’une révélation qui ne se produit pas. » (Autres inquisitions, O.C., Pléiade, I, 675). J’aimerais avancer, pour ma part, la figure de l’arabesque qui aurait l’avantage d’allier un certain romantisme (sous l’autorité du maître en la matière, Hoffmann) et un certain baroque, voire rococo, références esthétiques qu’on n’a pas manqué d’utiliser pour cerner l’écriture d’Agustina. Quoi qu’il en soit, la formule de Borges permettrait de concilier l’esthétique de l’inachèvement et la recherche, sans cesse ajournée et remise en question, de la solution d’une énigme, non plus au plan du personnage, mais à celui d’une thématique, voire de la structure même du texte romanesque. Nombre de romans exploitent la donnée de l’enquête policière, soit effective, comme dans Jóia de familia, soit par le biais de l’élaboration romanesque, comme dans A corte do Norte où figurent diverses hypothèses possibles quant à la « destinée » de Rosalinda, où l’image du travail de la vannerie (une spécialité de Madère) donne lieu à une comparaison suggestive : il est question d’une narration qui ressemble à un « encanastrado » (272) ; soit
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enfin par l’aventure de l’écriture, aléatoire, contradictoire, précaire : on songe par exemple à O Mosteiro. Ce sont d’ailleurs ces enquêtes (les recherches d’indices, les fausses déductions), sous des formes diverses, qui ôtent au roman agustinien toute dimension tragique et, en dépit de plongées psychologiques, toute dimension intime. Ne reste, si l’on peut dire, que le déploiement infini d’un faisceau d’événements infimes, une poussière de faits dans lesquels il n’existe plus aucune hiérarchie entre le détail, le particulier, l’anecdotique, et la donnée d’ordre général, et où le spectaculaire vient épauler le dramatique pour mieux remettre en cause ce qui a été trop longtemps appelé le réel. Le roman agustinien ressemblerait au théâtre grec, du moins à l’image étonnante qu’en donne Agustina, dans son essai sur Vieira da Silva (Longos días têm cem anos) : « é uma forma de produzir um acontecimento a partir duma ilusão » (86). *** Oralité, discontinuité, inaboutissement, en tant que formes essentielles de l’ambiguïté romanesque, déjà présentes dans A Sibila, redisons-le, sont autant d’éléments novateurs qui définissent une poétique nouvelle. Mais ces mêmes éléments orientent de façon décisive la réception et l’interprétation des romans d’Agustina Bessa Luis. De la fin de A Sibila, laissant le personnage de Germa en suspens (je parle aussi des points de suspension qui terminent le roman) aux deux points provocateurs des Espaços em branco (« Camila disse : »), en passant par la profession de foi qui clôt O Manto (« Eis como se termina um livro – deixando sempre alguma coisa por dizer »), l’effet d’inachèvement ou la poétique de l’inaboutissement suscite bien évidemment, au plan de l’interprétation, une suspension du jugement de la part du lecteur. Et avant même d’envisager un travail interprétatif, soulignons que le roman agustinien récuse d’entrée de jeu toute illusion identificatrice du lecteur avec les personnages : il n’est plus possible de parler d’illusion romanesque. Le lecteur devient un élément effectif, actif, dans l’élaboration d’un sens qui n’est jamais donné, mais toujours à construire. Disons que le « suspense », très présent chez Agustina, n’est plus d’ordre événementiel ou dramatique, mais sémantique. Il ne s’agit pas seulement d’une « epoche » provisoire du jugement, mais plus largement d’une véritable aporie herméneutique : impossibilité, voire inutilité d’un jugement évaluatif et conclusif. Le roman agustinien ne peut être cette totalité, cet ensemble cohérent que le réalisme a su et voulu donner au roman. Au reste, ce roman nouveau, pour des temps nouveaux, qui apparaît dès A Sibila et qui va se poursuivre sur un demi-siècle, introduit un réalisme qui, par excès de précision, d’attention portée au détail, à l’infime, finit par ôter au réalisme comme esthétique de référence et au néo-réalisme comme esthétique dominante, toute validité et toute crédibilité. Le réel n’est le 190
prétexte ni à description ni à thèse sociale. Il ne s’agit pas de reproduire le réel, il s’agit de le rendre visible, de le révéler au lecteur, ou simplement le montrer. Mais si le lecteur est poussé à voir autrement, il ne lui est pas donné les moyens d’une interprétation pleine et totale. Cette impossibilité n’est pas seulement la conséquence d’une histoire inachevée, inaboutie. Au sein même de la narration, d’autres stratégies narratives inscrivent l’indétermination comme un des principes essentiels de la poétique romanesque selon Agustina. Citons la fausse objectivité, variante de la subversion du réalisme, ou de la confusion entre romancière et conteuse ; l’acceptation du principe de non-contradiction (plusieurs versions, plusieurs interprétations, entre elles contradictoires, sont possibles, envisageables) ; l’ironie comme double fond narratif, légitimant une révocation en doute de ce qui est en apparence acceptable, plausible ; les allusions intertextuelles, introduisant, elles aussi un texte double, autre, tissé dans l’histoire qu’on dira principale ou première (citons un cas exemplaire : la « présence » de Crime et châtiment dans Antes do degelo). On peut dire que le roman agustinien procède de façon continuelle et sans cesse renouvelée, à une subversion, à une perversion, à un dérèglement systématique du principe de base de toute œuvre poétique : sa polysémie. Il récuse également les explications qui relèveraient de ce que l’on nomme logique ou raison. Un roman va très loin dans ce sens : O Concerto dos flamingos installe un double fond (réel et onirique) à partir des séquences gravées de Dürer qui deviennent la matière des visions, inexpliquées, inexplicables, de Luisa Baena. Tout au plus, ce monde pré-baroque, prémoderne (où la présence d’Érasme est déjà sensible) est une puissante remise en cause de notre monde dit moderne. D’une façon générale, la narratrice qu’on avait cru omnisciente devient une narratrice qui n’est plus sûre de rien ou qui joue à ne plus rien savoir. À moins que le savoir passe par une remise en cause des fondements mêmes de ce savoir. Un autre savoir consiste désormais à prendre en compte la pluralité des interprétations, des versions, des existences, des dénouements, des sentiments, comme nouveau principe de connaissance : Agustina Bessa Luis mènerait-elle alors, de façon originale, une réflexion sur les limites d’une certaine rationalité ? À lire les romans d’Agustina, on pourrait croire qu’ils participent d’une nouvelle logique, celle des relations d’incertitude ou plutôt d’indétermination/Ungewissheit de Heisenberg qui remontent à 1929 qui libèrent les capacités de la connaissance humaine, ou celle de La fin des certitudes (1996, éd. Odile Jacob, 2001) d’Ilya Prigogine. Ou, pour revenir à la littérature, aux structures d’indétermination de Wolgang Iser, autant dire « os espaços em branco ». De fait, l’évaluation critique ou esthétique de la poétique d’Agustina serait incomplète si l’on oubliait le traitement très personnel de principes logiques fondamentaux de notre temps, tels que ceux de la complémentarité et de la 191
relativité. Entendons : la prise en compte, comme il a été dit, de principes tels que ceux de non-contradiction, de la diversité, de la pluralité des points de vue, dans leur égale légitimité, de la multiplicité des versions d’une même donnée dite réelle, ou encore, pour revenir au début de notre propos, l’acceptation du principe d’incertitude. *** Apportons pour conclure quelques précisions ultimes sur ce que j’ai appelé « principe d’incertitude ». Il ne renvoie pas simplement, directement à la trilogie romanesque à laquelle j’ai fait allusion au début. La pluralité des points dont il vient d’être question renvoie à ce que Leo Spitzer a nommé « perspectivism »/perspectivismo, à propos du Don Quichotte (Lingüística e historia literaria, Madrid, Gredos, 1955). Restons encore avec Cervantès. En 2005, dans le cadre de cérémonies organisées à l’occasion du IVe centenaire de la publication du Don Quichotte, le romancier mexicain Carlos Fuentes, auteur de plusieurs essais sur Cervantès, a fait du principe d’incertitude/ principio de incertidumbre l’apport essentiel et original du Don Quichotte, premier roman « moderne » : incertitude sur le lieu d’origine du roman, sur le nom même du protagoniste, sur l’auteur présumé du texte romanesque, sur le genre indéfinissable qu’introduit ce roman nouveau fondé sur un dialogue entre divers genres. Il découle de cette « incertitude » un nouveau type de lecteur appelé à entrer dans le texte pour le re-créer. Prévenons un malentendu : je ne cherche pas à établir entre le Don Quichotte et Agustina une quelconque relation d’influence. Tout au plus, serais-je tenté de poser des convergences entre deux poétiques. Ce qui unirait plus sûrement les deux univers romanesques, au-delà du principe d’incertitude, c’est leur irréductible originalité dans laquelle il faut inclure le principe d’incertitude et le pouvoir d’invention qu’on ose dire illimité. Cervantès luimême a osé se qualifier de « raro inventor ». Il y a en effet entre l’invention et l’originalité une relation évidente si l’on se souvient de ce qu’écrivait Agustina dès 1954, dans une chronique du Diário popular (15-XII-1954) : « l’originalité, cela ne consiste pas à ne pas imiter, mais à ne pas pouvoir être imité. » Toutes les références de pages entre parenthèses renvoient aux romans ou ouvrages tous édités chez Guimarães.
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ROMANS BRÉSILIENS & LUSO-AFRICAINS
16. Le roman selon Jorge Amado : Écritures de l’espace & Poétique romanesque Depois de tudo passado, quando a lei já se instalara e se fazia cumprir com o necessário rigor, muitas histórias se contavan pelas estradas, pelos caminhos e atalhos da terra grapiúna, a respeito do assalto e da ocupação de Tocaia Grande. À la fin de Tocaia Grande, le lecteur européen que je suis découvre, après une affreuse tuerie, inscrite dans le texte et aussi dans l’espace, la naissance de l’épique, selon la vieille théorie de Joseph Bédier : « A l’origine était la route ». Il y a sur « la » route (estradas, caminhos e atalhos), les fragments d’une tragédie en attente, non plus d’un aède de génie, mais d’un romancier qui leur donnera une forme originale. Si de la terre, l’on passe à la mer, António Balduino montre au lecteur le chemin de la proche et lointaine Afrique, qu’il saura transformer selon les urgences du moment. Et, pour peu qu’on lève les yeux, on contemple, avec Balduino ou avec le pêcheur Guma, l’écriture des étoiles où sont consignés les hauts faits d’anciens héros : Zumbi dos Palmares, la Vénus des occidentaux, ou Besouro : O Ceu está cheio de homens valentes, « Le ciel est plein d’hommes courageux » (141), lit-on dans Mar morto. Terre, mer et ciel, à l’instar d’une très ancienne tradition culturelle, composent, à leur manière, dans l’univers d’Amado, un immense Livre de la Nature, Liber naturae, qu’on m’a invité à feuilleter à nouveau, à la faveur du premier centenaire de la naissance d’un romancier que nous célébrons. Mais je présente ici moins des lectures que des parcours, j’aimerais dire des « tracées » pour reprendre le vieux mot des Antilles. En partant des propos du romancier selon lesquels « ce sont les personnages qui construisent le roman » (Conversations avec Alice Raillard, 291), j’ai souhaité d’abord examiner les rapports que certains personnages ou types de personnage entretiennent avec divers espaces particuliers. C’est une très libre adaptation de la topo-analyse de Bachelard dans sa Poétique de l’espace. Dans un deuxième parcours, j’ai voulu montrer en quoi la terre des hommes se compose d’une suite d’espaces culturels qui peuvent être lus à la lumière d’une histoire qui s’ouvre à l’anthropologie culturelle. Un dernier parcours revient à la poétique, ou plus exactement à une géo-symbolique à laquelle j’ai consacré des réflexions et des travaux depuis une large décennie. Mais il s’agira de jalons ou de repères pour passer de la notion faussement commode d’espace à celle de « lieu », plus apte à cerner quelques éléments constitutifs de l’imaginaire de Jorge Amado.
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*** Dans le Brésil romanesque de Jorge Amado, l’Europe et l’Afrique ne constituent pas des frontières, des limites extérieures. Une certaine Europe, les grandes capitales, et certaines réalités africaines font partie de l’espace brésilien qui se signale par une profonde hétérogénéité culturelle. Il y a un mirage de l’Europe pour Paulo Rigger, le héros du premier roman, O país do carnaval. Il est le prototype du fils de famille fortuné, personnage antipathique que l’on retrouve par la suite. Tous ne vont pas en Europe, mais ils sont tous, comme lui, étrangers à leur peuple (estranho ao seu povo), comme cet Osorio, parti faire son droit à Bahia, dans Cacau. Quant à sa sœur, Maria, elle est vouée à épouser un député, à vivre à Rio et aux « voyages et boites de nuit en Europe » (117). C’est aussi le destin de Lucia, l’amie d’Ester, dans Terras do sem fim. Venturinha, dans Tocaia grande, reviendra au logis familial accompagné d’une certaine Ludmila Gregoriovna. Il existe une autre forme de cosmopolitisme social qui se résume à un simple brassage de nationalités : c’est une étonnante galerie de personnages secondaires, de comparses, proches du type, du stéréotype, qu’il faudrait longuement inventorier : la Française, le plus souvent prostituée, quelques Espagnols anarchistes, mais on n’oubliera pas (dans Os pastores da noite) José Pérez, riche commerçant de Bahia, surnommé Pepe Oitocentas gramas en raison des kilos allégés qui sont à la base de sa fortune. Dans Jubiabá, les Italiens Giuseppe et Luigi sont dans le spectacle et animent le Grand Cirque International. Les Allemands sont plutôt traités de façon négative : on rappellera l’ombre de l’hitlérisme qui plane dans Jubiabá (171). Dans São Jorge dos Ilheus les frères Raushning orchestrent la baisse du cacao et un certain Schwartz qui ne cache pas ses sympathies nazies favorisera la montée du chef « vert » local, Silveirinha, fils du colonel Horácio da Silveira. Même figuration négative et polémique avec les deux frères mendiants qui débarquent à Tocaia Grande pour tenter d’imposer l’ordre moral. Il y a enfin les Arabes, les Syriens qui contrôlent en général le commerce local. Dans Gabriela cravo e canela, Nacib Achcar Saad, patron du bar Vesúvio, dispute le premier rôle à Gabriela. Au-delà de la mosaïque sociale qu’est le Brésil et celui restitué par Amado, ces comparses ont un rôle dans l’économie générale des romans et la poétique romanesque selon Amado. Une vieille femme dans Jubiabá, Augusta das Rendas, en est un bon exemple. Elle répète : Minha vida é um romance. E só escrever (36). Ces comparses sont des micro-romans virtuels ; ils composent une sorte d’immense tapisserie aux fils innombrables qui ne demandent qu’à être saisis, tirés. Héros romanesques en puissance, en attente, ils élargissent et diversifient l’action déjà sinueuse du roman, ouvrant des espaces possibles à l’imagination. Plus encore que l’Europe, l’Afrique, comme espace et comme thématique, est traversée par le jeu dialectique du proche et du lointain et par des 196
représentations qui relèvent parfois du mirage. L’Afrique qui fait sa véritable entrée dans Jubiabá, est largement prise en charge par un couple de personnages, Jubiabá et Balduino, le vieux et le jeune, le passé et l’avenir. La toponymie rappelle les luttes et les souffrances du peuple noir : Zumbi dos Palmares, Morne de Capa Negro, Mão corta… (156). Mais Balduino n’a de cesse de tourner le dos à la ville ou de l’éviter jusqu’à la grève finale. Je privilégie ces remarques : O mar é a sua paixão mais velha. Et aussi : Do mar ele tem a certeza que lhe virá um día qualquer coisa que ele não sabe o que é, mas que espera (75-76). Mar morto, on le sait, représente la véritable découverte de la mer associée à l’Afrique, plus particulièrement à Iemanjá, la déesse aux cinq noms, aux cinq formes, mère et femme, déesse fatale aux hommes en mer, associée à une thématique érotique. Son domaine, la mer, est en fait une sorte d’espace terrien inversé, « les terres inconnues d’Aiocá » vers lesquelles elle entraîne ceux qui s’aventurent sur ses domaines (169-271). Associée à l’amour, à la mort, et aussi à la musique (sur laquelle il faudra revenir) la mer est un espace poétique, mythique ou mieux mythologique (par la présence de la divinité), mais elle reste l’espace de la lutte et l’on oserait dire de l’engagement, grâce au personnage de Livia (terrienne convertie à la mer), nouvelle déesse de la mer, et plus sûrement femme consciente de ses responsabilités. Face à Iemanjá, elle assure la permanence du personnage qui rend possible sinon une évolution dans la condition sociale, du moins l’affirmation d’une certaine dignité humaine. A morte e a morte de Quincas Berro dagua, petit roman jubilatoire, promeut, à travers le personnage de Quincas et de sa bande d’amis, une certaine marginalité haute en couleur. L’aventure de Quincas peut être lue comme une sorte de version carnavalesque de Mar morto, dans la mesure où l’essentiel de la vie (et de la mort…) de Quincas renvoie à cette familiarité, à cette connivence d’un être humain avec la mer et avec la sirène Janaina, une des figurations de Iemanjá. Quincas s’est créé une véritable mythologie à usage personnel : la mer. On retrouve cette même tonalité joyeuse, farcesque, dans l’intermède consacré au baptême de Felicio, fils de Massu et Benedita, dans Os pastores da noite. Dans cette comédie inscrite dans le roman, Ogun, l’orisha des métaux et de la guerre, s’installe parmi ces fidèles, habitués de l’église comme du terreiro, et devient acteur de la scène de baptême, personnage à part entière, esquissant des pas de danse et donnant l’accolade au curé. Parallèlement et inversement, Vadinho, premier mari de Dona Flor, jouit de toutes les prérogatives d’un dieu, invisible et présent, présent et souvent… pressant. Il est protégé par le plus espiègle des orishás, Eshu. Quand il semble disparaître, il revient : ah ! essa mania de Vadinho ir pela rua a lhe tocar os peitos e os quadris, esvoaçando em tôrno dela como se fosse a brisa da manha (534). 197
Tenda dos milagres installe, dans un contexte plutôt festif, la question d’une Afrique non pas lointaine, mais proche, sous l’angle du débat intellectuel : le refus de tout racisme, la défense d’un idéal fondé sur le métissage culturel. Dans Tocaia grande, l’Afrique, associée à la mer, est présente dans la forge du Noir Castor. Mais c’est à travers le personnage de Tereza Batista que s’exprime, de façon poétique et dramatique, le mirage de la mer, la quête de la mer pour rejoindre le bien-aimé Januário : Vela enfunada, o saveiro corta o mar da Bahia. A brisa sopra, noite alta, leve sobre o golfo. Tereza Batista, respingada de água, sabendo a sal, odor de maresia, os negros cabelos soltos ao vento, ressuscitada, aleluia (461). Tereza illustre une caractéristique du roman amadien qui a déjà été justement relevée : la « mobilité spatiale » des personnages. On pourrait élaborer une « itérologie » ou science des déplacements suggérée par Michel Butor, depuis le vagabondage individuel jusqu’à l’exode massif, en passant par la fuite, souvenir de l’esclave marron : Colodino dans Cacau, Balduino bien sûr (« Diário de um negro em fuga »), Varapau (São Jorge dos Ilheus) et Castor qui se fixera finalement à Tocaia grande. Fixer les groupes d’errants est le problème qui se pose à Tocaia grande, à partir du moment où le renouvellement de la population s’avère une nécessité. La décision de Fadul de se fixer introduit une thématique majeure du roman : l’opposition entre sédentaires et errants. Mais dans Terras do sem fim, le double début (les deux premiers chapitres, « Le navire », « La forêt ») thématise l’opposition entre les arrivants et ceux qui sont prisonniers de la terre. Dans la plantation, espace défini par l’autarcie économique, la discipline et l’enfermement, les ouvriers sont cloués au sol par la « glu du cacao vert » (Terras do sem fim, 283). Mais c’est aussi le cas du Dr Virgilio, englué dans sa passion adultère avec Ester et qui attend la mort du mari : il est lié à cette terre définitivement (314) et le chemin qu’il emprunte pour ses rendez-vous, longeant, par derrière les maisons, la voie de chemin de fer, n’est que l’illustration d’une hypocrisie qui confine à la lâcheté : « lui aussi avait les pieds liés par la glu ». Inversement, et de façon complémentaire, Ester, une sorte de Mme Bovary, connaît l’enfermement et la peur (sa phobie des serpents) dans la maison d’Horácio en pleine forêt. Ainsi les espaces occupés par les sédentaires peuvent se transformer en espaces ouverts à l’imagination, la favorisant, dans un sens positif ou négatif. L’arrivée d’un étranger au Morne do Capa Negro éveille l’intérêt du jeune Balduino et sa question révèle son caractère : Os homens de lá têm coragem ? (36). Le jeune Guma qui écoute les histoires de la mer et les langues étrangères « avec ravissement » (58-59) et qui semble voué à la navigation de cabotage, rêve des grands navires qui partent loin. La mer est décidément, en dépit des dangers et des références au panthéon afro-brésilien, du côté de la rêverie et de la poésie. 198
*** La terre, les romans du cycle de cacao, nous ramènent à ce que nous avons appelé les espaces culturels. Je prends ici le mot culture non bien sûr dans sa dimension individuelle (la païdeia grecque, la Bildung ou formation personnelle) mais collective et anthropologique. Je rappelle donc la définition de Ed. Tylor, présentée comme « classique » par Lévi-Strauss (De près, de loin, 229) : « les connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes, et toutes autres aptitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ». Je parlerai plus largement de processus de socialisation, en rappelant aussi, pour cerner au plus près le sens du mot culture, les trois couches de sens du verbe latin colere (colo, colui, cultum) : cultiver, habiter, honorer. La trilogie des romans « ruraux », Terras do sem fim, São Jorge de Ilheus et Seara vermelha ainsi que le dernier grand roman Tocaia grande nous permettent de saisir quelques aspects saillants du processus de socialisation auquel j’ai fait allusion qui se caractérise par le passage de la Nature à la Culture. Pris sous cet angle, le problème commence en effet avec un espace sauvage, vierge, inhumain, dans tous les sens du terme : la forêt qui va se transformer. Avec Amado il n’y a pas de grandes coulées descriptives. La Nature est évoquée dans ses rapports avec l’homme et sous l’angle économique en priorité. Les pluies diluviennes peuvent faire penser au déluge primordial : « elle [la forêt] est le passé et le commencement du monde » (53). La forêt est le lieu du viol individuel (Ester) et de la violence collective. Mais elle est surtout la préhistoire du cacao : mise en coupes réglées, cadastrée, elle passe de l’état de chaos primitif à celui d’espace économiquement exploitable. Quand Horácio voit comment la forêt, à terme, sera un espace « tout couvert de plants de cacaoyers » (138), cette vision ne relève pas du mirage, pas même économique, mais elle est le résultat du premier processus culturel : la mise en valeur des terres, la colonisation (même racine que le mot latin cultura) de la Nature par l’homme. Et rien ne peut altérer ce processus, surtout pas les « imprécations » de Jeremias, le bien nommé (156). Viendra en effet ensuite la question des actes de propriété, comme pour répéter l’évolution déjà dessinée par Rousseau : le passage de la propriété privée avec papiers, arpentages, rivalités, à l’inégalité sociale, autre forme de violence fondatrice (213). Sur ces bases s’édifie la plantation, créée pour exploiter l’espace vierge. Les travaux et les jours sont déjà évoqués dans le second roman Cacau. Mais dans São Jorge dos Ilheus, d’autres formes de violence sont mises en évidence, des lieux inhumains comme le séchoir et sa « chaleur d’enfer » (168-172). Dans Seara vermelha, c’est une autre forme de violence qui est pointée : la désagrégation de la plantation suite aux spéculations économiques avec pour conséquences l’exode rural. Mais le drame n’éveille aucune vision
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d’un retour à un temps antérieur : la violence fait partie inhérente du processus civilisationnel. Celui-ci s’affirme avec le passage à l’urbanisation, la naissance des premières agglomérations et l’on pense bien sûr à Tocaia grande. La culture s’affirme par l’habitation (mot servant d’ailleurs aux Antilles à désigner la plantation). Les premières formes urbaines gardent encore pendant longtemps les marques d’une origine rurale (rus vs urbs) ou les formes primitives de groupements humains. Gabriela cravo e canela, « chronique d’une ville de l’état de Bahia », a commencé à se transformer à partir du moment où « la ville perdait de jour en jour l’aspect d’un campement guerrier qui la caractérisait au temps de la conquête de la terre » (27). Et encore, Ilheus qui s’appelle Tabocas dans Terras do sem fim : « C’était comme un campement la nuit précédant la bataille » (178). Mais les journaux qui obéissent à d’autres principes de culture (écrite, rhétorique) parlent de Tabocas comme « un centre de civilisation et de progrès » (184). Cependant les premières formes d’urbanisation sont encore très dépendantes du climat et de certaines pratiques, plus rurales qu’urbaines, et Tocaia grande vit pendant longtemps au rythme des saisons et des cataclysmes naturels. De plus, subsistent des pratiques culturelles qui relèvent de la vie des champs : la construction des maisons sur pilotis pour se protéger des serpents (Gabriela, 302, Tocaia grande, 253). Amado se fait le chroniqueur du processus civilisationnel : la première manufacture de tissus dans l’antique cité de São Cristóvão, sans aucune volonté de pittoresque (Cacau, 16), le développement continu d’Ilheus, les jardins, les premières foires (Tocaia grande, 257), mais aussi les discriminations sociales qui se traduisent par de nouvelles partitions spatiales (ville haute, ville basse, bas quartiers, quartiers mal famés), signe patent d’une évolution des modes de vie et des mœurs (a rua da Lama dans Cacau). La prostitution est vue sous l’angle économique et pourra d’ailleurs profiter à certains personnages féminins. Qu’on ne cherche donc aucun couplet sur l’innocence perdue, le vice qui triomphe. Si j’ai mentionné Rousseau, c’est celui du Discours sur l’inégalité et non celui qui vante les vertus de l’état de nature. Le versant économique et social du processus civilisationnel est particulièrement analysé dans São Jorge de Ilheus : il s’agit de démonter les mécanismes d’un proto-capitalisme, issu de spéculations sur une matière première, le cacao, et sur un système économique : la monoculture. Les conséquences sont montrées simplement. D’un côté, la modernisation des modes de vie, de l’autre, les vestiges ou les ruines d’un ancien état social et économique, le vieux marché, les anciens baraquements, l’ancien marché aux esclaves et les marques d’une nouvelle culture, les jardins, la cathédrale, le théâtre, en dépit d’une vie intellectuelle médiocre (91-96). A la fin du roman, la ville acquiert une nouvelle identité et il faudrait se reporter à la courte dernière séquence qui a la sècheresse du constat administratif, sauf la dernière 200
phrase que je lis comme un étonnant exemple de distanciation brechtienne (Verfremdung Efekt) : « cette terre arrosée de sang était la meilleure terre au monde pour planter le cacao ». On retrouve pratiquement la même phrase, comme une sorte d’immense anaphore romanesque, au début de Gabriela. Mais ce prologue offre aussi un autre intérêt. En présentant à grands traits l’argument du roman, Amado l’inscrit dans les trois temps historiques qui constituent le modèle d’analyse de l’historien Fernand Braudel : l’événementiel (les problèmes de Nacib) ou le temps bref, les changements de la ville (temps moyen, correspondant au cycle économique, ici la prospérité), enfin le temps long, celui des mentalités puisque, comme le note le romancier, « les mœurs et les habitudes des hommes évoluaient plus lentement » (11). Pour Amado comme pour Braudel, semble-t-il, Clio, la muse de l’histoire, a délaissé les grands et les champs de bataille pour s’installer entre les hommes. La croissance d’Ilheus, les retards aussi qui sont pris, les rivalités qui naissent entre cette ville et Bahia (le dialogue entre le Docteur et le colonel Ribeirinho, au début du roman) sont consignés, transcrits au moyen d’une suite étonnante de détails : c’est une attention remarquable à la culture matérielle ou à la civilisation matérielle. Je me réfère ici, une fois de plus, à Braudel, promoteur d’une « civilisation matérielle », mais plus encore à JeanMarie Pesez dans le volume collectif sur La Nouvelle Histoire coordonné par Jacques Le Goff et déjà cité (cf. l’essai 10). C’est à une véritable sémiologie culturelle que procède Amado en accordant son attention aux produits qui circulent, aux objets qui font leur apparition, à la cuisine (même sous l’angle aimable et festif), aux modes de transport… Dans ces domaines variés, la présence de l’étranger, concrète, est visible et les objets autorisent à passer de leur réalité à des données psychologiques et humaines : les verres en cristal de Baccarat d’Horácio et l’achat d’un piano pour distraire son épouse (Terras do sem fim, 101-103), la Buick de Carlos Zude et le mobilier de son bureau (São Jorge de Ilheus, 17-19), le salon autrichien de Ramiro Bastos (Gabriela, 318), le fauteuil de fabrication japonaise du Docteur Osmundo, une originalité coûteuse qui éclaire peut-être les bas noirs « pervers » offerts à Dona Sinhazinha (Gabriela, 143-152), les cadeaux de Tieta, habituée au luxe de São Paulo, la baignoire dont elle passe commande (392), les pavés d’Irisópolis, os paralelípedos ingleses importados de Inglaterra, sim senhores !, le phonographe, grande attraction de la maison de Natário, avec son perroquet polyglotte Va-Tomar-no Cu… Mais Amado se montre tout aussi attentif aux fêtes, divertissements populaires, aux pratiques qui favorisent la convivialité, aux rites inhérents à toute collectivité : le cinéma, présent dès Cacau, le grand carnaval qui clôt Tenda dos Milagres, ou encore le Bal nègre/Criouléu si codifié dans Jubiabá. *** 201
Un mot du grand historien de l’art Aby Warburg, « Le Bon Dieu est dans le détail », pourrait convenir à Amado, lorsqu’il s’agit de comprendre la raison d’être de ce que j’ai nommé culture matérielle : une suite étonnante de détails concrets, de touches qu’il ne faudrait pas confondre avec une quelconque évocation du quotidien. La coexistence et même l’émulation, dans l’écriture d’Amado, entre l’imagination et l’observation, nous emmène bien loin du soidisant réalisme qui définirait l’esthétique du romancier. Ce que l’on va observer dans le traitement de certains lieux confirmera le dépassement du réalisme dans un sens symbolique. La dimension symbolique chez Amado investit le champ référentiel, le descriptif, si peu développé qu’il soit, invalidant toute idée, tout effet de pittoresque. Elle dépasse, il est vrai, le problème du lieu. Elle peut concerner un élément thématique, comme les pluies continuelles, fléau qui vient s’abattre sur les récoltes ; une situation particulière dans laquelle on retrouve le personnage : Tereza qui réfléchit devant son miroir, seule, la veille du Nouvel An (411-418), scène qui précède de façon non moins symbolique, en soi et par effet de juxtaposition, la séquence où Ricardo découvre Maria Imaculada (419-422). La dimension symbolique, ce surplus de sens dont le lecteur est seul à formuler le contenu possible, cette sursignifiance, peut interférer avec le mythe lorsque les fruits d’or du cacao renvoient bien évidemment, par effet de contraste, au Jardin des Hespérides à jamais perdu. Elle peut renvoyer à des œuvres, objets d’art, et elle se présente alors comme un cas original d’ekphrasis : le tableau pastoral amène, aimable, acheté par Badaro dans un contexte de violence (Terras do sem fim, 77-80), qui va durablement obséder l’esprit de son propriétaire et finira par recevoir une balle ; la crèche qui condense des effets d’exotisme en pleine ville d’Ilheus, ou le tableau de l’Annonciation qui obsède Tereza (Tereza Batista, 126), le dessin de Rufo à l’entrée de la mairie avec sa « fascinante vision du futur » (Tieta, 566) ; le chromo accroché au dépôt de cacao et qui installe un paysage en totale discordance avec celui du village de Tocaia Grande (184), ou dans le même roman le défilé de la pastorale, scène qui précède la tuerie (425-438). Même si le mot lieu est d’une plasticité remarquable, il serait abusif de l’employer dans ces cas cités, sauf peut-être lorsqu’il renvoie à une « scène », à une situation. Le premier exemple de « lieu » à valeur symbolique ou simplement poétique est à mes yeux l’escalier de Suor, suscitant tour à tour la métaphore (il est une liane/cipó qui aurait poussé à l’intérieur du tronc d’un arbre, 9), l’analogie (l’odeur renvoie à la chambre d’un mort), le style imagé, hyperbolique (l’escalier « dévore » les locataires un à un/a escada os devorava um a um), le contrepoint narratif (au sens flaubertien) avec la jeune fille en bleu qui n’arrête pas de descendre l’escalier alors qu’elle va épouser son patron, et Linda, la lectrice de textes étrangers sur la condition de la femme, amorce, elle, une prise de conscience et une ascension figurée. L’énoncé de toutes les couches possibles de sens allusif montre à quel point la dimension 202
symbolique engage le lecteur dans une délicate et exaltante démarche herméneutique. On peut aussi retenir la baignade du Docteur Emiliano, « endroit admirable » (Tereza, 435), où le Docteur affirme sa vocation de Pygmalion qui se poursuit à Estância. Mais une vie douce et heureuse, ajoute le conteur narrateur, n’est pas : « un bon thème pour un sujet de roman » (451). Plus intéressante en effet est la thématique « idyllique » qui entoure Tereza, avec chèvres et boucs (90-91, 219, 393-394, 537-615), introduisant la dualité profonde du paysage de Sant’Anna de Agreste, où l’idylle stéréotypée (depuis l’Antiquité) coexiste avec le viol (antique ou actuel) et la pollution par bioxyde de titane. Un autre lieu offre une forte charge symbolique parce qu’il s’agit d’un lieu double : le seuil ou le quai, sous sa forme plus concrète. Le quai de Mar Morto est le lieu de l’attente, entre vie et mort ; attente aussi pour Balduino sur les quais, les docks, au moment de la grève ; les rochers noirs où Malvina attend son soi-disant amant et prendra une décision qui engage sa vie (Gabriela, 336). Autre lieu double, à connotation morale : le cirque qui représente pour Balduino le comble de l’aliénation, l’inverse du ring de boxe. Mais déjà dans Suor (112-113), une variante du cirque, une caravane publicitaire, transformant les figurants en clowns, préfigurait la même thématique du masque, du déguisement et de l’aliénation ; aussi est-ce un moment clé dans la prise de conscience de Linda. Mais il faut reconnaître qu’une âme simple comme Gabriela se montre une inconditionnelle de cette distraction (386). La musique peut sembler relever de la simple thématique. Mais on distinguera : d’une part, issus de la tradition populaire, de la literatura de cordel (les chanteurs aveugles et les chroniqueurs de ces terres sont invoqués dans Terras do sem fim, 287), de nombreux couplets, strophes qui ont une fonction d’accompagnement, de contrepoint de l’action principale, de la thématique de la mort (281, 290, rappelant « une histoire à faire frémir ») ; d’autre part, dans le même roman, au début, la musique, entendue à bord du bateau et qui vient de la mer, renvoie à la musique intermittente et obsédante de Mar Morto. Elle fait partie intégrante du paysage, du milieu évoqué, ou devient un élément de l’espace au même titre que les vagues ou les collines. Une simple phrase, dans Jubiabá comme Sons de violão se arrastravam pelo morro mal a lua aparecia rend compte de la création d’un lieu poétique, un « troisième lieu », pour renvoyer à une catégorie scénographique, aboutissant à dédoubler l’espace scénique (souvent d’ailleurs aussi à des fins comiques ou de quiproquo). Ici, l’effet musical prolonge, ouvre l’espace référentiel, mais aussi l’espace textuel, selon un mouvement d’expansion qui avait été noté à propos de ces fragments infimes de biographies qui s’attachent aux personnages secondaires. On oserait en dire autant du thème de la nuit : « Nous prenons la nuit par la main et nous lui apportons des présents » (Os pastores, 9), voire de certains lieux célestes lorsqu’ils renvoient, on l’a vu au 203
tout début, aux étoiles qui sont comme l’écriture des luttes de personnages exemplaires. On le voit : l’originalité des lieux qui viennent d’être isolés, ce que nous avons appelé un surplus de sens, réside dans l’alliance d’une invention poétique et d’une capacité critique. Cette originalité se précise encore si nous faisons appel à une véritable théorie du « lieu », celle qu’a élaborée l’Antillais Édouard Glissant, reprise par le romancier Patrick Chamoiseau dans Écrire en pays dominé (Folio, 1997 : 226-227). Le Lieu s’oppose en tout point au Territoire : « Le Lieu est ouvert et vit de cet ouvert ; le Territoire dresse frontières […]. Le Lieu est diversité ; le Territoire s’arme de l’Unicité […] ; Le Lieu ne se perçoit qu’en mille histoires enchevêtrées ; le Territoire se conforte d’une Histoire […] » Ces couples oppositionnels, parmi d’autres qui sont égrenés (le mot est de Chamoiseau), éclairent l’élaboration poétique et la portée critique de trois « lieux » amadiens qui constituent, à mes yeux, une sorte de continuum romanesque : la Butte-aux-Chats, dans Os pastores da Noite, la boutique aux miracles de Bahia, cette « université vaste et variée » qui, à travers les « disciplines » cultivées, propose un autre contenu de culture et donc une autre forme possible de société, dans Tenda dos Milagres ; et, bien sûr, Tocaia Grande. Dans les trois cas, ces lieux sont des exemples paradigmatiques : 1/ d’hétérogénéité culturelle (ce que Glissant nomme « créolisation » ou métissage imprévisible) ; 2/ d’expression libre des opinions, croyances, en opposition plus ou moins ouverte avec un pouvoir unifiant et homogénéisant ; 3/ de conjuration ou de transformation de la violence inhérente à toute société humaine, au nom de principes d’égalité et de fraternité. Ces lieux, à la fois réels, présentés comme tels, et proches de l’utopie, au sens où l’on parle de socialisme utopique, sont des lieux de la marge, lieux en marge, comme on l’a justement remarqué. Porque, comme le dit Carlinhos Siva, aqui ninguém manda em ninguem, tudo se faz em comun acordo e não por medo do castigo. Ce sont aussi des lieux en opposition complète à tout type de rhétorique officielle qui apparaît dans les trois exemples mentionnés comme des tentatives, par le verbe (discours, journaux), de récupération politique, culturelle : lieux de la périphérie par rapport à un centre idéologique, fort et normatif. Dans ces lieux s’est exprimée, à tous les niveaux, une formule alternative de vie sociale : une autre forme de culture. Tocaia grande, c’est l’histoire d’un « lieu »/lugar (le premier mot de l’histoire) qui devient, par la force et la violence, un bout, un pan de territoire, au sens administratif et politique du terme. Irisópolis est le beau nom, flambant neuf, qui entend effacer a face oscura qu’a été Tocaia grande, lieu de convivialité, lieu où l’on pouvait pleinement cultiver, habiter, honorer, lieu qui, en tout cas, ne méritait pas d’être comparé à Sodome et Gomorrhe et mériter le châtiment.
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*** Assurément, à travers Tocaia grande, s’affirme une position politique et philosophique qui définit Jorge Amado et que je nomme un humanisme libertaire. Il y a, dans ces trois lieux que j’ai regroupés, un intense investissement symbolique de la part du romancier qu’on peut à bon droit identifier comme une forme d’engagement, même si le mot ne semble plus à la mode. Face aux constructions idéologiques que secrète le Territoire, tout territoire, face à toutes les mises au pas ou normalisations, conformismes, doctrines prêchant un faux unanimisme national, religieux, culturel, le Lieu apporte la seule leçon possible, la seule alternative morale qu’Amado a formulée dès le début du roman et qui peut éclairer, rétrospectivement, sa trajectoire romanesque dans sa totalité : Digo não quando dizem sim, não tenho outro compromisso. Références bibliographiques Le pays du Carnaval [trad. Alice Raillard], Folio Gallimard, 1990/O país do Carnaval, Rio de Janeiro, Schmidt, 1931. Cacao [trad. Jean Orecchioni], Stock, Bibliothèque cosmopolite, 1984/Cacau, Rio de Janeiro, Ariel, 1933. Suor [trad. Alice Raillard], Folio Gallimard, 1994/Suor [1934], Rio de Janeiro, Record, 1986, 45e éd. Bahia de tous les saints [trad. Michel Berveiller et Pierre Hourcade], Folio Gallimard, 1981/Jubiabá [1935], Lisboa, « Livros do Brasil », s. d. Mar morto [trad. Thomas Gomez], GF/ Garnier Flammarion, 1982/Mar morto [1936], São Paulo, Martins, 1972, 32e éd. Capitaines des sables [trad. Vanina], Gallimard/L’imaginaire, 1984/Capitães de areia, Rio de Janeiro, José Olympo, 1937. Les terres du bout du monde [trad. Isabel Meyrelles], Folio Gallimard, 1994/ Terras do sem fim [1942], Rio de Janeiro, Record, 1995. La terre aux fruits d’or [trad. Isabel Meyrelles], Folio Gallimard, 1995/São Jorge dos Ilheus [1944], São Paulo, Martins, 1960. Les chemins de la faim [trad. Violante do Canto], Folio Gallimard, 1994/Seara vermelha [1946], São Paulo, Martins, 1960. Gabriela, girofle et cannelle [trad. Georges Boisvert], Livre de poche, 1983/ Gabriela cravo e canela [1958], São Paulo, Martins, 1961, 22e éd. Les deux morts de Quinquin-la-Flotte [trad. Georges Boisvert], Stock, Bibliothèque cosmopolite, 1980/A morte e a morte de Quincas Berro Dágua, São Paulo, Martins, 1961. Les pâtres de la nuit [trad. Conrad Detrez], Livre de poche, 1970/Os pastores da noite, São Paulo, Martins, 1964.
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Dona Flor et ses deux maris [trad. Georgette Tavares-Bastos], Stock « J’ai lu », 2012/Dona Flor e os seus dois maridos, São Paulo, Martins, 1966. La boutique aux miracles [trad. Alice Raillard], Stock, « Le Cabinet cosmopolite », 1976/Tenda dos milagres, São Paulo, Martins, 1969. Tereza Batista [trad. Alice Raillard], Stock Livre de poche, 1991/Tereza Batista cansada de guerra, São Paulo, Martins, 1972. Tiéta d’Agreste ou Le retour de la Fille prodigue [trad. Alice Raillard], Stock, Nouveau Cabinet Cosmopolite, 1979/Tieta do Agreste, Rio de Janeiro, Record, 1977. Tocaia Grande : la face cachée [trad. Jean Orecchioni], Stock Nouveau Cabinet Cosmopolite, 1985/Tocaia Grande : a face oscura, Rio de Janeiro, Record, 1984. Études critiques Colóquio Jorge Amado 70 anos de Jubiabá, Salvador-Bahia, Casa de Palavras, 2006 (Rita Oivieri Godet, « Identidade, território e utopia em Tocaia Grande », 41-56); Colóquio Jorge Amado 70 anos de Mar morto, SalvadorBahia, Casa de palavras, 2008. Rita Olivieri Godet et Jacqueline Penjon (coord.), Jorge Amado Lectures et dialogues autour d’une œuvre, Presses de la Sorbonne Nouvelle (Rita Olivieri Godet, « Jorge Amado et l’écriture de la marge dans la figuration identitaire », 85-100).
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17. Espace & écriture dans Grande Sertão Veredas de João Guimarães Rosa La lecture de Grande sertão : veredas relève de la navigation : il faut des repères pour circuler dans le sertão comme dans le roman de Guimarães Rosa, texte océanique. Dans ce qui ressemble a este mar de territorios (27), je cherche, pour une nouvelle lecture – une après tant d’autres, une parmi tant d’autres – une entrée, une voie d’accès. Chercher une voie d’accès, dans le cas présent, c’est transformer l’errance en traversée : travessía. Et précisons : a dentro, adiante, até ao fim (37). *** Il n’est pas sûr que les toponymes – plusieurs centaines – soient de quelque utilité. D’ailleurs, comme le remarque le conteur : Tudos os nomes êles vão alterando (43). Et il le regrette vivement : Nome de lugar onde alguém já nasceu, devia de estar sagrado (44). En bon conteur, il aime donner des détails qui, à dire vrai, sont inutiles pour son auditoire comme pour ses lecteurs. Il y a en revanche pour lui une dimension affective propre à l’oralité qui l’amène à situer très précisément une anecdote, un fait : foi em arraso de um tirotêi’, p’ra cima do lugar Serra Nova, distrito de Rio-Pardo, no ribeirão Traçadal (21). Ou encore : Descemos a vereda do Porco-Espim que não tinha nome verdadeiro anterior, e assim chamamos, porque um bicho daqueles por là cruzou (394). Mais la précision est redondante quand il est dit que l’endroit s’appelait o Bambual do Boi parce qu’il y avait justement à cet endroit um bambual. L’endroit peut être en contradiction totale avec les circonstances du récit : à Poço Triste, le conteur confesse : Aquela era uma alegria (237). Parfois même le nom ne renvoie à aucune réalité : aux Currais de Padre, il est remarqué : O lugar que não tinha curral nenhum nem padre (374). Même un guide peut se tromper : tinha enredado nomes : em vez da Virgem-Mãe creu de se levar tudo para a Virgem-da-Laje, logo lugar outro, vereda muito longe para o sul (375). Et puis il y a des endroits qui changent de nom, à preuve ces Veredas mortas que le conteur ne peut plus retrouver et qui s’appelleraient en fait Veredas altas. Il faut admettre que la toponymie, même si elle participe à un grand projet poétique, celui de donner vie et singularité à un espace, n’a d’importance que pour le conteur : A Guararavacã do Guaicuí, un nom encore qui n’existe plus, c’est maintenant Caixeirópolis, il importe de se souvenir de ce nom (o senhor tome nota deste lugar) parce que : foi nêsse lugar, no tempo dito, que meus 207
destinos foram fechados […] Travessia de minha vida (285). Un nom pittoresque comme A Coruja n’a évidemment aucun intérêt géographique mais : era por minha sina o lugar demarcado (394). L’espace pour le conteur n’est ni continu ni homogène : il dramatise certains lieux par une sorte d’approche mythique de l’espace : Eu creio no temor de certos pontos (395). Et quand il met en valeur la dimension affective, biographique d’un lieu, il rejoint, dans une sorte de géopoétique, un autre conteur prodigieux qui accorde de longues pages aux « Noms de pays » : c’est le Proust de la fin de Du côté de chez Swann : « Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. » Où sommes-nous, nous lecteurs, quand commence le récit de celui qui va s’appeler Riobaldo ? Dans le sertão ? Oui, mais il est dit aussitôt : O sertão está em toda a parte (10) Le sertão est là où les chemins sont sans fin (os caminhos não acabam) et cet espace qui est souvent mis au pluriel sertões todos, os gerais est à la mesure (ou à la démesure) du monde : é do tamanho do mundo (74). Le sertão est une sorte de paradoxe spatial : no centro do sertão, o que é doidera às vezes pode ser a razão mais certa e de mais juizo. (281). D’une façon générale, le sertão illustre le principe de non-contradiction qui règne sur l’ensemble du texte, depuis l’exemple de la terre qui peut donner à la fois le bon et le mauvais, le manioc doux/mandioca mansa et le manioc amer/mandioca brava, lesquels peuvent alternativement être bon ou nocif. Principe qui s’énonce en ces termes : Tudo é e não é (13). Ou encore, plus concrètement : No sertão até entérro simples é festa. (59) Plus inquiétant ou plus poétique : seuls les oiseaux peuvent le connaître : Sertão : quem sabe dêle é urubú, gavião, gaivota, êsses pássaros : êles estão sempre no alto, apalpando ares com pendurado pé, com o olhar remedindo a alegria e as misérias tôdas (562). Insaisissable, il défie toute approche verbale : c’est en cela qu’il a une dimension poétique. Il est présenté, représenté, au long du texte, par un ensemble d’attributs introduits par une proposition simple : o sertão é ou parfois avec les deux points qui sont déjà inscrits dans le titre. Des exemples : Sertão é onde manda quem é forte, com as astucias (19), Sertão : é dentro da gente (305)… Mises bout à bout, ces phrases composent une variante de litanies, tout à la fois prière, éloge, définition infinie, impossible à saisir par la parole et donc défi constant pour le conteur ou pour celui qui en tient lieu. Parmi ces créations verbales, j’en retiens d’abord deux, aux deux bouts du texte, pour la possibilité de transposition qu’elles présentent au plan du travail poétique : Sertão é onde o pensamento da gente se forma mais forte do que o poder do lugar (27) et Sertão é uma espera enorme (563). Mais je retiens également la proposition qui pose un parallèle, lequel est aussi une analogie, au plan poétique, entre le sertão et le démon : O senhor nunca pense em cheio no demo. O mato é dos porcos do mato… O sertão aceita todos os nomes : 208
aquí é o Gerais, là é o Chapadão, là acolà é a caatinga. Quem entende a espécie do demo ? (480-481). L’analogie est facilitée, et comme justifiée, par une approche cratylique de la lettre : Sertão, Satanão, Sujo… (578) qui avait sans doute été introduite dès le début par la simple proposition : Hermógenes – demonio. Sim só isto. Era êle mesmo. (50) Plus profondément, ou plus inquiétant, le sertão est une figuration du démon en fonction d’autres ressemblances, comme sa présence ou sa menace, invisible, mais effective et la soudaineté de son apparition : Sertão é esto : o senhor empurra para trás, mas de repente êle volta a rodar o senhor dos lados. Sertão é quando menos se espera digo (282). Et encore : Sertão – se diz – o senhor querendo procurar, nunca não encontra. De repente, por si quando a gente não espera, o sertão vem. (376). De fait, dans ce texte où est posée, d’entrée de jeu, l’existence du démon, il n’est pas exagéré ou inexact de dire que ce démon sur lequel s’interroge le conteur est partout dans le texte, et pas seulement à des carrefours/encruzilhada où l’on se poste pour l’appeler. Il est dans les nombreuses digressions, dans l’action de divagar, estou errando (225, 186), dans les errances des expéditions comme dans celles que suscite l’oralité, des errances qui sont aussi des erreurs, apanage, privilège du Prince des ténèbres. Des errances qui entraînent, à longueur de texte, des remarques sur son incapacité à bien conter, raconter qui l’oblige à reraconter : Ou conto mal ? Reconto (62), Pois porém, ao fim retomo, emendo o que vinha contando (78). Concluons ce premier point en soulignant que ces notations nous autorisent à parler d’une géosymbolique dans laquelle sertão et démon se constituent en deux séries isotopiques, mais elles expriment également, quand il s’agit de la manière de conter, une forme élémentaire d’autoréflexivité et sur laquelle il convient de s’arrêter. *** Sans doute faut-il faire la part, là encore, des conventions qu’imposent la communication orale et les sujets abordés – un seul de fait, la course poursuite entre bandes rivales – qui obligent à se perdre dans des détails et dans des répétitions : de contar tudo o que foi, me retiro, o senhor está cansado de ouvrir narração e isso de guerra é mesmice, mesmagem (299). Mais ni les courses, les accrochages ne rendent compte du problème spécifique qui se pose au conteur Riobaldo et que celui-ci présente, comme une excuse, de façon fortuite et détournée, de la manière suivante : mesmo um contador habilidoso não ajeita de relatar as peripécias tôdas de uma vez. (410). Pour conter « tout d’un seul coup », il faudrait être le Dieu de la Genèse dont l’action créatrice est définie par la formule empruntée à Saint Augustin : Deus creavit omnia simul, « tout d’un seul coup » ou cuncta simul, sous la plume de Claudel. Ou être comme ce « Génie de la narration » que Thomas Mann met 209
en scène au début de son roman L’élu/Der Erwälte, celui qui fait sonner en même temps toutes les cloches de Rome. Face au temps, Riobaldo trouve souvent une issue dans l’expression du temps bloqué, celui de l’aphorisme moral. Il aime la morale, il le dit. Ou bien il déplace le problème en invoquant ce qu’on dit, o ditado, là où le diable peut lui donner une sorte de réponse : menino trem do diabo. Et encore : O diabo na rua, no meio do redemoinho. Car le diable est verbalisé, il est dans des formules qui sont comme en dehors du temps. Le conteur peut aller aussi vers le temps passé et se livrer à un discret éloge du temps d’antan. Mais le problème majeur de Riobaldo n’est pas tant la question du temps en général que celle d’un temps particulier : celui du commencement. Une fois écartée la comparaison impossible avec le commencement par excellence qu’est Dieu, la question du commencement nous fait retrouver ou découvrir l’autre hypothèse : le Démon. Je ne suis pas sûr que Grande sertão : veredas puisse être lu, même partiellement, comme un « manuel de satanisme » ni que son véritable argument soit celui de la « possession diabolique ». Je lis, sous le mot diable et à travers ce qu’il véhicule, une ample métaphorisation de l’écriture, un principe a contrario non pas esthétique, mais poétique en ce qu’il a trait à la production même du texte. Guimarães Rosa a construit son roman avec et contre le Diable. Précisons : le Diable, ce n’est pas seulement l’erreur, l’errance, c’est ce qui empêche de conter. On peut bien sûr convoquer le diable em meia noite, a uma encruzilhada, e chama fortemente o Cujo e espera (49). On verra qu’il ne se produit strictement rien. Rien en termes d’événement extérieur. Le Diable suscite un problème plus simple ou plus radical : Riobaldo parle du diable, enfile les anecdotes, puis pose à son interlocuteur, c’est-à-dire aussi à lui-même, la seule question importante : Bem, mas o senhor dirá, deve de : e no começo – para pecados e artes, as pessoas – como por que foi que tanto emendado se começou ? Ei, ei, aí todos esbarram. (16) Précisons : le problème est peut-être d’ordre métaphysique, mais il se répète au plan purement narratif. Riobaldo fait faire un dessin de ce qui est le fameux carrefour : une croix avec quatre branches : O senhor forme uma cruz, traceje (535). Mais une fois l’espace dessiné, tout reste à faire et demeure sans réponse : Mas, primeiro, antes, teve o começo. E aí teve o antes-docomeço (536). L’avant-commencement, c’est aussi une centaine de pages à l’issue desquelles le conteur peut dire : Foi um fato que se deu, um dia. O primeiro [je souligne] Depois o senhor verá por quê, me devolvendo minha razão (101). Et c’est la rencontre avec o menino. Il s’agit donc pour pouvoir conter, condition première, de trouver une solution au problème du commencement. Or, il semble s’annuler de lui-même à partir du moment où l’on comprend, ou l’on admet, que le commencement appartient soit à Dieu, soit au Diable. Il revient donc à l’homme, au conteur, à 210
résoudre le problème du commencement en l’anéantissant par la dynamique de la parole et par un coup de force initial. Qu’est-ce que le commencement ? Nonada. Ce qui est important, pour le conteur et pour l’homme, c’est l’effort continu de la parole, en dépit des difficultés de tous ordres. Et cela s’appelle : travessia. Ce sera d’ailleurs le mot de la fin. Il est associé à des réflexions qui ont des résonances morales sur lesquelles il nous faudra revenir. Restons, pour l’instant, en compagnie du diable, en tant que figuration ou métaphore d’un second principe d’élaboration poétique de Grande sertão : veredas. Je dis second car nous l’avons déjà identifié comme l’obstacle au développement et au déroulement de la narration dans sa dimension orale. Il faut à présent tenir compte de l’amorphisme du Démon, de son caractère foncièrement informe qui justifie l’invocation qui lui est adressée pour qu’il prenne forme, comme il est dit dans le texte, au tout début : um querer invocar que forme forma (11). Ou encore, plus loin : Tinha de vir, demorão ou jàjão. Mas en que formas ? (413) L’historien de l’art Henri Focillon, dans son petit traité Vie des formes, auquel la critique littéraire de l’École de Genève (Marcel Raymond, Jean Rousset) doit beaucoup, a cerné le processus, non de création, mais d’invention, en une formule simple et lumineuse : « Prendre conscience, c’est prendre forme ». Je lis dans les interrogations, dans les hésitations du conteur Riobaldo, dans ce que j’ai appelé autoréflexivité, l’expression d’une prise de conscience liminaire par laquelle se manifestent la recherche et la mise au point d’une forme. C’est en cela que le diable est, comme nous l’avons dit, une métaphorisation de l’acte d’écrire et, plus largement, du processus d’invention romanesque. Je pense alors, en me souvenant des principes de lecture donnés par Jean Rousset dans Forme et signification (Corti, 1962) et dans sa communication intitulée « Les réalités formelles de l’œuvre », présentée au colloque de Cerisy de 1966, Les chemins actuels de la critique (1968, 10x18), à ce que le critique nomme « un centre géométrique », par exemple la scène des comices dans Madame Bovary. Je vais, une fois encore, reprendre ce principe de lecture pour Grande sertão : veredas. Le passage (travessia…) d’un texte linéaire à un espace centré permet d’envisager une sorte de principe autorégulateur du texte, de mettre au jour le mouvement fondateur de ce texte et de vérifier, sur le fait, comment un texte s’invente une forme ou une structure singulières, des principes de composition, on voudrait dire d’existence, au plan verbal. Si l’on se livre à une opération simple, scandaleusement simpliste dans le cadre d’une étude littéraire, à savoir prendre le nombre de pages du roman, qu’il s’agisse de l’original ou de ses traductions françaises, diviser par deux ce nombre de pages, on tombe, on retombera toujours, dans le roman qui nous occupe, sur deux parties pratiquement égales, unies et séparées à la fois – et c’est là que la simplicité s’efface – au moyen, si je puis dire, d’une surprenante remarque que le conteur fait sur son propre récit, autre trace, soit dit en 211
passant, d’autoréflexivité : Ah, meu senhor, mas o que eu acho é que o senhor jà sabe mesmo tudo – que tudo lhe fiei. Aqui eu podria pôr ponto. Para tirar o final, para conhecer o resto que falta, o que lhe basta, que menos mais, é pôr atenção no que contei, remexer vivo o que vim dizendo. Porque não narrei nada à tôa : só apontação principal, ao que crer posso. Não esperdiço palavras. Macaco meu veste roupa. (304-305) C’est un surprenant regard posé sur un discours où, jusqu’à présent – et plus tard d’ailleurs – ont été multipliés les jugements négatifs sur un certain art de conter qui suscitait, de la part du conteur, des critiques et de réserves. L’endroit et le moment choisis pour cette réflexion sur le récit transforment le texte en un espace textuel dans lequel il y a bien, au milieu de cet océan verbal, un centre, un vortex qui justifie le passage d’une lecture géopoétique – le sertão et son exploitation narrative – à une lecture géosymbolique, attentive à ce pivot verbal qui partage en deux moitiés égales le texte pris dans son ensemble. Au-delà de cette première avancée dans la lecture que nous menons – l’océan verbal a trouvé une scansion première, majeure – je rassemble, à la suite de la citation que je viens de faire, d’autres notations qui accentuent ce qui apparaît désormais comme un principe constitutif du texte : le principe binaire, la binarité qui s’imprime dans le texte. Je cite : Travessia, Deus no meio. Et aussi, sous forme d’interrogation : Minha vida teve meio de caminho ? Et encore : O São Francisco partiu minha vida em duas partes (305-306). Je relie la première déclaration et celles-ci à deux épisodes qui occupent respectivement ce que l’on doit nommer la première et la seconde moitié du texte et qui, au-delà de l’anecdote, illustrent ce principe de partition. Le premier est présenté par Riobaldo comme un « miracle ». L’histoire est celle du couteau tombé dans la cuve d’une tannerie et que Riobaldo retrouve le lendemain avec seulement son manche : da faquinha só achava o cabo … O cabo por não ser de frio metal, mas de chifre de galheiro (25). Traduisons : Dieu ne fait que des miracles à moitié. On dira que ce n’est pas peu puisque, dans ce cas précis, Dieu a évité l’absurdité totale exprimée dans le paradoxe tel que l’entend Lichtenberg : un couteau sans manche auquel il manque une lame. On peut prendre cette anecdote comme un exemplum, une sorte de parabole qui éclaire l’ensemble du texte. Le deuxième épisode est celui de la lettre écrite à Otacilia et qui s’avère être un texte écrit en deux temps, en deux parties égales, en deux moitiés. Riobaldo déclare en effet : Escrevi metade (480). Mais la question qu’il se pose, encore une trace d’autoréflexivité, est celle-là même que le romancier a pu se poser au moment où, dans un coup de force inouï, il a décidé de scinder en deux son roman : Isto é : como é que podia saber que era metade, se eu não tinha ainda ela tôda pronta, para medir ? » (480)
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On conviendra que le « tôda pronta » fait étrangement écho à l’impossible « tôdas de uma vez » relevé plus haut. Concluons que, par une autre voie, le conteur-romancier parvient à une vue souveraine sur sa « création ». Mais la remarque prend une tout autre valeur lorsqu’elle est comme mise en parallèle avec le récit que le conteur fait de sa vie : Falo por palavras tortas. Conto minha vida, que não entendi. (480) Peut-être ici le conteur non seulement s’approche de Dieu, mais peut rivaliser avec lui : il donne à sa lettre et à son texte deux moitiés là où Dieu n’avait permis la conservation que d’une moitié de couteau et, comme Dieu, il peut prétendre écrire droit avec des mots tordus. Écrire droit, c’est avoir pu donner à son récit, à son roman, une forme originale. *** Nous repartons donc de ce principe binaire qui imprime au texte la forme originale, cette voie d’accès pour une lecture que nous posions comme champ de notre recherche. Identifions rapidement les niveaux auxquels se manifeste ce principe binaire : 1/ au niveau de l’écriture, par la répétition, le redoublement emprunté à l’oralité (aventurando, aventurande ; saímos, saímos, fomos, fomos, até que até…), 2/ au niveau thématique : Dieu vs Diable avec en plus la coincidentia oppositorum, 3/ au niveau du système des personnages et c’est bien sûr l’homme vs la femme, Riobaldo vs Diadorim, et le redoublement du principe avec la femme dissimulée sous les vêtements masculins, 4/ au niveau programmatique, avec le titre même, où les deux points matérialisent la conjonction/disjonction des deux ensembles retenus (sertão et veredas), enfin si l’on passe du début, le titre, à la fin, 5/ la lemniscate puisque le graphisme de ce signe, avant d’être le huit allongé figuration de l’infini, est ce composé de deux moitiés égales sous forme de cercles jumeaux. J’aime à croire que le romancier a dû connaître une grande joie lorsqu’il a découvert ce graphe qui donne une sorte de fausse fin à son roman, un peu comme Riobaldo quand il entend une autre fin à l’histoire qu’il contait, celle de Faustino : Apreciei demais essa continuação inventada (85). La fin est une affaire d’invention, d’instruction puisqu’elle n’existe pas dans la vie réelle : No real da vida as coisas acabam com menos formato, nem acabam. Melhor assim (86). Il faut donc envisager deux sortes de fins à un récit dans lequel un conteur raconte sa vie : celle « inventée », à l’image de ce qui s’est produit pour Faustino, le petit Faust, et une fausse fin qui renvoie à cette absence de fin propre à la « vie réelle ». C’est ce qui est répété à la fin, après la mort de Diadorim : A vida da gente nunca tem têrmo real. (585). La lemniscate a donc pour raison d’être de figurer cette absence de fin, cette fin qui n’en finit pas. L’histoire de Diadorim, elle, et aussi celle d’un certain Riobaldo, a non seulement une fin, dramatique, mais elle fait l’objet d’une invention, d’une 213
mise en forme qui obéit à un principe ternaire : Aqui a estória se acabou. Aqui, a estória acabada. Aqui a estória acaba. (586). De fait, l’histoire parce qu’elle doit obéir aussi à la biographie de Diadorim se prolonge jusqu’à l’identification d’une identité qui a été cherchée jusqu’à Os Porcos et qui n’ajoute rien à l’histoire racontée. Il vaudrait la peine de relever les occurrences qui marquent ce qu’on l’on doit appeler la transgression du principe de binarité et sa transformation en principe ternaire. Citons la plus évidente : celle qui dépasse la binarité Diadorim/Riobaldo en fonction des trois identités, des trois noms de chaque personnage : O menino, Reinaldo, Diadorim, d’une part, et, d’autre part, Riobaldo, Tatarana et Urubu branco. Citons-en une autre, tout aussi évidente : celle qui, face à la binarité imposée par le titre : grande sertão et veredas installe la notion, l’image de a travessia comme tierce dimension : aux deux réalités géographiques qui sont distribuées dans le titre et dans le texte correspond une troisième qui a une dimension plus spatiale que géographique et qui confère au récit une portée symbolique. Le mot illustre plusieurs niveaux de narration : 1/ la traversée de ce qui est le sertão et de l’espace qui en est sa forme exagérée, hyperbolique : o Liso do Sussuarão, métaphore de ce qu’est 2/ la traversée de la vie (Travessia perigosa, mas é a da vida, 530) ; traversée qui avait commencé symboliquement par la traversée du rio Chico en compagnie du Menino (110) ; et encore : o real não está na saída nem na chegada [ce que nous disions plus haut à propos du texte] êle se dispõe para a gente é no meio da travessia (65) ; 3/ enfin, la traversée de l’espace textuel qui ne correspond que partiellement à l’histoire de la vie humaine. Cette traversée, par la parole relayée par l’écriture, métaphore à son tour de la création, a besoin seulement de trois jours pour se changer en une complète confession adressée au « senhor » (Visita aquí em casa, comigo, é por tres días ! 27). De fait, le délai que le conteur s’impose renvoie donc plus à la résurrection christique, après la descente aux enfers (Et resurrexit tertia die…), qu’à une genèse. Après la traversée de l’enfer du sertão, le conteur découvre en effet ce qui peut être assimilé à une résurrection, à la révélation d’un homme nouveau : Existe o homem humano. Révélation qui sera reprise et illustrée par le mot travessia à l’extrême fin du texte. Il resterait à interpréter ce que signifie la formule qui prend un tour paradoxal, mais qui n’a rien de tautologique. La notion de travessia peut éclairer cette ultime réflexion. Il convient auparavant de voir comment cette image de la traversée, qui trouve dans la traversée du Sussuarão son expression achevée, est préparée par une suite de dichotomies haut vs bas. La traversée du Liso ne se fait pas seulement en surface : le projet de traversée procède d’un questionnement plus profond, si l’on ose hasarder un jeu de mots : O que era, no cujo interior, o liso do Sussuarão ? Um feio mundo, por si, exagerado (497-498). L’image de la traversée est comme précédée et éclairée par celle, en surimpression, de la 214
catabase infernale : aprofundar naquele raso perverso… (496) Or, ce projet insensé ne peut être véritablement évaluer et ne prend son véritable sens qu’à travers les dichotomies haut vs bas et le tracé de mouvements ascensionnels qui accompagnent une transformation qui, tout en se référant à une occupation figurée de l’espace, ne peut s’appeler autrement que morale : Por que o sertão se se sabe só por alto. Mas, ou êle ajuda, com enorme poder, ou é traiçoeiro muito desastroso. (521) Et déjà bien avant : A primeira coisa que um para ser alto nesta vida tem de aprender é topar firme as invejas dos outros restantes (423). La conjonction adversative haut vs bas gouverne la rencontre imaginée avec Hermógenes : eu ia erguer mão e gritar um grito mandante – e o Hermógenes retombava (529). C’est ce qui se passera en réalité avec Diadorim : Ah cravou – no vão [qui est aussi la réalité géographique découverte dans le liso] e ressurtiu o alto esguicho de sangue. (581-582). L’opposition ou plutôt la conjonction haut vs bas trouve son expression hyperbolique, oxymorique avec le chagrin de Riobaldo : Subi os abismos (582). Mais c’est évidemment vers as veredas altas qu’il fait se tourner, celles qui se subsituent aux veredas mortas : dans cette opposition/ substitution, la mort ne s’oppose pas à la vie, mais à une certaine hauteur morale qui appelle l’idée d’un dépassement de l’homme par lui-même. Aller, être aller, sans vraiment le savoir, jusqu’aux veredas altas, c’est parvenir à être plus grand que ce qui est donné à l’homme : ser tão grande… si l’on peut hasarder l’inversion éclairante du titre. C’est la vraie travessia, celle qui se réalise sur soi-même et qui permet à l’homme d’être homem humano. Ce dépassement infini de l’homme sur soi-même et par lui-même s’oppose au sem fim géographique du sertão et à celui de l’enfer : o inferno é um sem fim que não se pode ver (61) Peut-être faut-il invoquer un autre enfer, intérieur (o demo era em mesmo ?, 340) pour expliquer la capacité de l’homme à se transformer : être son propre daimon, être son propre inventeur. O homem humano … C’est vers cet idéal faussement simple, mais profondément paradoxal, vers ce pari que l’homme se fait à lui-même, que s’achemine le roman, la vie de Riobaldo, la seule et vraie travessia. La répétition ici renvoie plutôt à une sorte de superlatif biblique – cantique des cantiques – et doit donc être lue comme l’homme des hommes, le principe et l’essence d’une certaine humanité, puisqu’il est clair que l’humanité, l’essence de l’homme ne coïncide pas avec la réalité de l’homme, de même que l’homme Reinaldo ne renvoie pas à l’être profond, essentiel qui s’appelle, en secret partagé avec Riobaldo, Diadorim. Le romancier est une hypostase de cet homme ou une figuration au plan poétique, métaphorique. Son double Riobaldo a renvoyé dos à dos Dieu et le Diable et mené à bien, au-delà de la souffrance et de la mort, une traversée qui a pris la forme d’un texte que nous avons essayé de lire, de traverser. Cet homme, conteur et romancier dément un principe qu’il est le premier à 215
rappeler : Deus escritura só os livros-mestres (344), autre affleurement d’un principe binaire en quête d’une unité supérieure. La formule est citée, inscrite dans le texte, pour que la lecture infirme une prérogative qui appartient aussi à l’homme : écrire un grand livre. C’est pourquoi, au moment de conclure, je ne peux que penser à la réflexion – déjà vue plus haut – que faisait Miguel Torga, à l’issue d’une audition de la Création de Joseph Haydn (Diário 29/7/1956) et l’appliquer à cette autre Création inventée par un certain Guimarães Rosa : De vez em quando Deus encontra homens a sua medida.
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18. Chiquinho de Baltasar Lopes Premier roman capverdien De la vocation à la fondation « Comme à l’écoute d’une mélodie très triste, je me souviens de la petite maison où je suis né, à Caleijão. »/ Como quem ouve uma melodia muito triste, recordo a casinha onde nasci, no Caleijão. C’est ainsi que commence Chiquinho (Paris, Actes Sud, trad. Michel Laban, 1990 ; Lisboa, Nova Vega, 2006, nos deux éditions de référence auxquelles renvoient les chiffres de l’édition française, puis ceux de l’édition portugaise), premier roman capverdien, publié en 1947. Son auteur, Baltasar Lopes, peut être considéré comme un des premiers intellectuels, au sens moderne du terme, né au sein de l’empire colonial portugais. Avec deux amis, Manuel Lopes et Jorge Barbosa, il fonde dès 1936 une revue, Claridade. Sa parution est irrégulière et somme toute réduite à trois courtes périodes (1936-37, 1947-48, 1949-60), mais on y trouve des poèmes signés Oswaldo Alcántara, pseudonyme de Baltasar Lopes, deux fragments qui seront réemployés dans le roman (n° 1, mars 1936 et n° 3, mars 1937) et des poèmes, des textes des deux autres fondateurs qui recoupent certains thèmes du roman (la psychologie insulaire, l’exil, la culture populaire). Si l’on ajoute que les jeunes garçons du roman ont l’idée de fonder un journal, on voit comment Claridade est liée à la genèse de Chiquinho qui, dès lors, peut apparaître comme un roman d’apprentissage et, mieux encore, un roman de la vocation dont le héros est Chiquinho, surnom ou hypocoristique de Francisco António Soares. Ce sont les axes de la lecture que j’entreprends, en précisant que l’apprentissage intéresserait plutôt la première partie (« Enfance »/Infância) tandis que la vocation, comme thème littéraire, intervient dans la seconde partie (São Vicente). Nous verrons toutefois qu’il revient à la troisième et dernière partie (« La saison des pluies »/ As-Aguas) d’apporter, en une sorte de synthèse, une solution à ce qui est présenté, à la fin de la IIe partie, comme « un carrefour sans issue »/ uma encruzihada sem saída visível (177/153). *** Le monde de Chiquinho, de l’enfant Chiquinho, est celui du petit village de Caleijão, un monde fermé sur lui-même, marqué par l’oralité dont les vieux sont les garants et les passeurs. L’école vient en parallèle apporter un complément de formation, tandis que l’éveil de la sexualité est évoqué très sobrement et de façon plutôt négative (chap. 25). Deux mots résument cette 217
première partie : le monde/ o mundo et neuf/novo. Tout est nouveau pour Chiquinho qui voit peu à peu le monde s’élargir, se préciser, jusqu’à son départ pour l’île voisine, São Vicente. L’oralité, c’est la vieille conteuse Nha Rosa Catita, borgne, et pour cela surnommée Camoens. Le soir, à la veillée, elle enfile contes et légendes : la princesse qui recherche Passo-Amor, l’Histoire de Charlemagne, les fables comme celle de O Lobo e o Chibinho qu’a transcrite Baltasar Lopes dans Claridade. Il y a aussi Nhô Chic’Ana qui cultive un bout de terre appartenant à la famille de Chiquinho. En compagnie de la grand-mère, Mamã Velha, ils sont tous deux « perdus dans les souvenirs des temps anciens »/ ambos perdidos nas recordações dos tempos antigos. Ces histoires ne sont pas seulement des actualisations du passé ; elles sont, pour l’enfant, porteuses de leçons, « des leçons de vie morale » (40). Elles le familiarisent aussi avec la mort, « comme une autre vie semblable à celle-ci » (78-79). Elles « modèlent son âme d’enfant. » (78). Dans l’esprit du narrateur, mémorialiste de son enfance, ces histoires constituent la base d’une formation qui va bien au-delà de ce qu’il peut apprendre à l’école du village de l’oncle Joca, sous l’œil du maître, « férule à l’épaule »/ com o ponteiro encostado ao ombro (48/55). Il faut faire une place à part à cet oncle, le frère de la mère, trop porté sur la boisson, grand semeur d’enfants naturels, mais instruit, et dont l’enfant se sent proche, comme s’il était « un frère plus âgé » (57). Plus tard, c’est le séminaire, encore « un monde nouveau »/um mundo novo (84), de nouvelles matières, mais le jeune enfant n’est plus libre. Seule véritable nouveauté : la rencontre avec Nhô Loca, un vieil employé qui lui raconte d’autres histoires, celle de la guerre, « sa guerre », dans le lointain Paraguay. C’est un autre médiateur dont l’adolescent « boit » les paroles (89) tandis qu’une autre guerre (la « Grande Guerre ») ravage l’Europe. Autre vieillard, figure prestigieuse, Totone Menga Menga qu’il ira visiter en compagnie de Pitra Marquida, le seul homme de la maison, puisque le père est parti loin, en Amérique, pour faire vivre la famille. Le vieux vit en communion avec le soleil et la lune, ses parents. On vient le voir pour demander sa bénédiction et, aux yeux de ses camarades, Chiquinho est vu « comme quelqu’un qui aurait rendu visite à Dieu. » (70). Le monde de l’enfance est celui de la vie agricole à laquelle Chiquinho participe de très loin. Sa famille jouit d’une position particulière grâce à l’argent que le grand-père a gagné « sur les mers » (17) et à celui que le père envoie d’Amérique. C’est cet argent qui assure à la famille une position privilégiée au milieu d’une grande misère. C’est à Chiquinho que revient le privilège de lire les lettres qui viennent d’Amérique, des textes eux aussi formateurs : « C’est ainsi que je pouvais mesurer la nostalgie des gens de chez nous/ a saudade crioula pour leurs îles », « la voix de l’archipel », la voix des « émigrés » (85).
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Il faut lire cette première partie du roman comme une introduction, au sens musical du terme, dans la mesure où sont introduits, exposés, les principaux motifs, les thèmes, qui seront développés par la suite : l’Amérique, lointaine et présente à la fois, « au milieu de nous », par les « choses » envoyées par le père qui provoquent chez l’enfant une sorte de mirage ; en un violent contrepoint, la misère au quotidien, la sècheresse qui a précipité le départ du père ; la mer, autre mirage qui, elle aussi, est très présente, mais aussi lointaine, avec les histoires que racontent les baleiniers, en particulier Chico Zepa, harponneur/ trancador sur le Wanderer, le bien nommé, le seul à ne pas se plier aux décrets du destin, au fatalisme, à « la résignation des esclaves de la terre/ a resignação dos escravos da terra. Règle générale, maxime qui vaut pour tout homme de l’archipel : « Chacun suit son destin depuis le ventre de sa mère »/ E destino que a gente traz da barriga da mãe (34/45). Ainsi la première partie recense, inventorie le substrat culturel qui est à la base de la formation de Chiquinho. Celui-ci quitte São Nicolau, une des « îles du vent »/ ilhas do barlovento pour une autre île, São Vicente. Ce voyage marque aussi le passage de « l’enfance » (titre de la première partie, rappelonsle) à l’adolescence et à d’autres expériences, l’amour, en particulier, mais aussi l’expérience poétique et des préoccupations d’ordre intellectuel. *** À São Vicente, Chiquinho découvre à la fois l’amour et l’écriture : les deux réalités sont liées et s’opposent à l’univers de l’oralité et de la prime enfance qui était celui de São Nicolau. Il tombe très vite amoureux de Nininha, la sœur de son ami, le grand aîné, Andrezinho, le penseur du groupe. Il jouit assurément d’un grand prestige, mais Chiquinho est tout autant stimulé, impressionné par Nonó, le poète, compositeur de mornas, les chansons plutôt mélancoliques, caractéristiques de la sensibilité et de l’imaginaire cap-verdien. Celle que Nonó a composée et dont une strophe figure en épigraphe au chapitre 5 de la IIe partie (114) chante non pas l’amour impossible, mais « la joie d’aimer », la situation nouvelle dans laquelle se trouve Chiquinho. L’amour lui fait apprendre « par cœur » des poésies, puis il compose un poème dont il ne donne que le début, bien conventionnel (117). Mais l’important reste le « Cercle »/ O Grémio qui s’est formé sous l’autorité d’Andrezinho, « le sociologue ». Un local est loué, l’idée d’un journal est décidée. Son titre, « Rénovation, journal irrévérencieux de la jeunesse » (119), affiche une belle détermination. Celle de Chiquinho est d’un autre ordre, mais tout aussi ambitieuse : chaque soir, il demande à Dieu non pas le bonheur ou la richesse, mais qu’il fasse de lui « un grand écrivain »/ um grande escritor (120). Comme le jeune Sartre dans son récit autobiographique, Les Mots, organisé en deux temps, « Lire », « Écrire », la passion d’écrire est alimentée 219
par de nombreuses lectures. Il précise quels sont ses modèles, ses « dieux » : essentiellement l’écrivain fin-de-siècle Fialho de Almeida (120) : « Je porte dans l’âme aujourd’hui encore le goût du respect religieux qui m’envahissait lorsque je pénétrais dans la prose du « Cancer ». La fin de cette nouvelle de Fialho où le cancer change la beauté de l’héroïne en un fruit pourri […] me bouleversait comme un modèle insurpassable de l’expression de certains destins énigmatiques. » Écrire devient une bien étrange passion. Il multiplie les « contes ». Après avoir découvert, dans la Revue des Deux Mondes, une évocation de la vie de Bouddha, il « brode une nouvelle »/ bordei uma novela qui devient un « succès de lecture » auprès de ses compagnons du Cercle : « Les noces du Prince Siddharta » (120/110). Le sujet, le style en sont détaillés : il faut comprendre que cette inspiration relève d’un exotisme de convention, et plus encore d’une certaine préciosité, voire d’un vague décadentisme : « J’habillais mon style d’une écrasante chasuble d’images »/ E eu vestia o meu estilo de um pluvial esmagador de imagens (120/110). Traduisons : il s’agit d’une littérature qui n’a aucun rapport avec le contexte capverdien. De plus, la recherche exclusive de la forme est à deux reprises comparée à une sexualité bien particulière qui peut sans doute procurer quelque plaisir, mais d’une totale stérilité et ouvertement présentée de façon pathologique : « masturbation »/ uma ansiedade masturbante, « onanisme »/ um prazer torturante de onanismo (121/111). La passion juvénile et simple pour la jeune Nininha qui avait nourri les premiers essais poétiques est bien oubliée. Le culte de l’art pour l’art a complètement subverti l’écriture du jeune Chiquinho, envoûté cette fois par un maître du style portugais, Aquilino Ribeiro, comparé parfois à Anatole France. Il est « notre joaillier le plus prodigue »/ o nosso mais pródigo joailheiro (121/111). Au-delà des premiers résultats, à l’évidence discutables et provisoires, on doit retenir l’idée simple d’un roman « de la vocation » : assimilation de la vie au processus d’écriture, contrat passé avec soi-même, formation et apprentissage littéraire (lectures, modèles), premiers essais discutables. On doit également considérer ces essais comme une sorte de phase négative, l’antithèse de la thèse avancée (être écrivain), dans la mesure où la solution s’avère être sans issue possible et, de plus, en opposition aux vues ou aux théories des autres membres du Groupe. À commencer par Andrezinho, partisan d’un principe simple en deux temps : 1/ « l’homme est une conséquence de ses moyens économiques » (position, on le voit, proche d’un déterminisme sociologique simple, pragmatique) ; 2/ application directe : « mettre en évidence notre situation géographique et économique » (122). Un autre, Humberto, préconise une position plus exigeante : « une note d’universalité qui intégrerait notre spécificité (en italique) aux aspirations qui agitent le monde » (122). De son côté, le poète Nonó, tout en prenant le parti 220
de la littérature et en partageant les goûts de Chiquinho, définit une position esthétique à l’opposé des premiers essais de son camarade : « Nous devons parler de choses qui ne puissent être écrites qu’au Cap-Vert […] Peu nous importe la Scandinavie et ses fjords » (123/112). Des aspirations proprement littéraires, il ne restera que l’écoute de vers (en créole) du précurseur Eugénio Tavares (qui enchante Nininha) et les compositions de Nonó, également en créole, célébrant des thèmes d’inspiration locale (143-153). L’idée avancée par Andrezinho d’un « congrès cap-verdien où s’agglutineraient les volontés et les aspirations » oriente définitivement les réflexions et les efforts du Groupe vers des préoccupations sociales, politiques. Celles-ci se précisent à l’occasion d’une « enquête »/inquérito sur les réalités de l’île. En adoptant le point de vue du grand aîné, Chiquinho apprend à mieux « connaître » (103) sa terre et s’affirme désormais plus comme intellectuel que comme poète. Ou, dit plus justement, le détour par l’enquête sociologique débarrasse l’esprit de Chiquinho des clichés littéraires qui faussent sa perception des choses de la vie. À São Vicente, il commence par découvrir la mer que le travail de la terre ne lui avait jamais véritablement fait voir. Il y a donc poursuite d’un apprentissage, d’une formation, preuve que « la vocation » ne suffit pas. Grâce à Andrézinho, il est, comme les autres membres du Groupe, conscient d’une mission à accomplir : « Je commençai à voir mon île comme un vaste laboratoire d’expériences humaines » (110). Lors d’une altercation avec sa mère, Andrezinho a l’occasion de préciser ce qu’il considère être son rôle, on voudrait dire sa mission, avec une image et des mots qui relèvent d’un évident matérialisme : « Je suis un creuset où certains réactifs bien précis provoquent certaines réactions »/ Sou uma retorta em que se dão determinadas reacções, com certos e determinados reagentes (132/118). L’arrivée d’un nouveau gouverneur soulève quelques espoirs qui vont vite retomber. C’est ici que l’agencement romanesque, une variante de la technique du contrepoint, en dit plus que les mots, les débats et les programmes débités en quelques belles phrases. Parallèlement à divers projets sociaux qui n’aboutiront pas (association ouvrière, association ouvrière et agricole, enquête sur les réalités insulaires qui démontrent ce que l’on sait déjà : la misère des populations, chap. 18, 20, 22, 24), se développe et se noue le drame d’une pauvre famille, la maladie d’un élève, surnommé Tournevis/ Parafuso, son agonie, sa mort (chap. 16, 19, 21, 23). L’échec des membres du Groupe, tant au plan collectif qu’au plan individuel (secourir leur camarade malade), est total. C’est le constat qui est fait par le « héros » en des termes qui ont déjà été cités en introduction : « Nous nous trouvions tous à un carrefour d’où l’on ne voyait pas d’issue »/ Nós todos estávamos no centro de uma encruzilhada sem saída visível (177/152).
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C’est sur un échec que se termine la IIe partie. S’il y a bien eu formation, apprentissage, vocation, ces avancées ont toutes tourné court. Sans doute, il y a eu, de la part du « Groupe » et de Chiquinho en particulier, un intense travail intellectuel, une évidente prise de conscience, voire l’idée généreuse d’un engagement au service de la communauté. Mais ce moment d’échec indique de façon claire, on voudrait dire simple et efficace, que les diverses catégories d’ordre esthétique, littéraire qui ont servi à définir le roman sont insuffisantes, inadaptées. Quelques principes, aussi bien éthiques qu’esthétiques, ont été définis en vue d’une action originale, utile à l’archipel. L’échec ou les échecs enregistrés sont autant d’essais, encore infructueux, dans une voie difficile, authentiquement nouvelle, pour Chiquinho, comme pour Lopes : l’appréhension d’une identité collective, l’expression littéraire (ni sociologique, ni poétique, ou les deux à la fois) d’une réalité, évidente et fuyante à la fois : l’homme capverdien et le lieu qu’il habite. C’est l’objet de la IIIe partie : proposer une forme littéraire que Chiquinho/Lopes doit découvrir et formuler. *** Le retour de Chiquinho à São Nicolau est douloureux. Il se sent un étranger. C’est sans doute aussi qu’il a changé. Il traverse une profonde crise sentimentale : il est loin de Nininha. Son entourage ne le comprend plus, ou se trompe sur ses intentions. C’est qu’il est devenu « un homme »/ um homem (184/159). Mais lorsque la grand-mère ne cesse de répéter qu’il est devenu « un enfant différent »/ este menino está diferente (181/157), sachons comprendre : la formation, l’apprentissage, la vocation ont, en dépit de tout, laissé leurs traces. La « différence » vivante qu’est Chiquinho est la meilleure preuve d’une évolution qui le conduit ailleurs, d’une vie autre qui saura finalement triompher des épreuves et s’affirmer. Et c’est cette singularité qui confère à cette autobiographie l’allure d’un « roman de la vocation ». « Pour quoi faire ? »/ Que hei-de fazer (187/162) ? Pour quoi dire ? Ce sont précisément les questions que se pose Chiquinho, comme pour montrer qu’il lui reste encore, dans ce qui est sa trajectoire d’apprentissage, une phase décisive à expérimenter. Son attitude est celle du doute, de la contestation face à la vie étriquée du bourg où il a choisi de vivre. L’instruction (a prenda) a fait de lui un être à part, inadapté, inapte au travail de la terre. Du point de vue intellectuel, il a perdu le Groupe et ses débats. Il n’a pour compagnon, pour interlocuteur, qu’une sorte de fou, le Docteur Euclides Varela, ancien ami de son père, qui se prend pour un écrivain (il a publié un poème dans l’Almanach luso-brésilien), aux goûts surannés : ses modèles sont les romantiques (Herculano, Soares de Passos, Tomás Ribeiro), mais il se fait une haute idée de l’écriture. Il est symptomatique que cet illuminé lui fasse penser à Andrezinho, idéaliste, qui sans doute, comme le Dr
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Varela, n’a pas trouvé son véritable champ d’action : « une plume au vent »/ uma pena ao vento (207/177). Chiquinho a aussi devant lui un autre contre-exemple : l’oncle Joca, déjà vu dans la Ire partie. Noyé dans le rhum, empêtré dans les enfants naturels qu’il a laissés un peu partout, il reste pourtant lucide, idéaliste, lui aussi. Il a rêvé de l’Amérique, du travail dans les filatures, des conférences qu’il aurait pu écouter et des bibliothèques qu’il aurait pu fréquenter. Il est à sa manière cultivé, cite volontiers Tite-Live. Mais à quoi lui a servi cette instruction ? Réflexion hautement symbolique : Chiquinho en vient à se demander s’il ne finira pas comme cet oncle : Meu Deus, se eu teria de virar como tio Joca ! (218/184). Les occasions qui sont offertes à Chiquinho pour sortir d’un marasme intellectuel et sentimental tournent court. Une enquête sur la vie sociale à São Nicolau que lui a commandée Andrezinho lui semble sans intérêt, dérisoire. Pire, il a perdu le contact direct, spontané avec Nhâ Rosa. Il assiste aux soirées, crayon et papier en main, en vue d’une anthologie populaire capverdienne, nouveau détail qui le rapproche d’un certain Baltasar Lopes (chap. 10). Mais les vieux sont devenus pour lui de simples « documents ». Quand il est nommé instituteur dans un coin déshérité, il se considère en exil et les conseils que lui envoie Andrezinho, la « bonne besogne » (en français dans le texte) lui paraissent des mots qui sonnent faux (187/222). Il faudra qu’intervienne un événement qui bouleverse la population – une sécheresse « jamais vue » ; la famine – pour que Chiquinho change d’attitude et soit amené à considérer l’inanité de sa vie et tout travail intellectuel comme « absurde » : « Ma vie était un navire abandonné, sans voiles et sans boussole au milieu de la tempête qui frappait mon pays. »/ A minha vida era um navio desamparado, sem velas e sem norte, no meio da tormenta que batia a minha terra. (229/192). Il refuse cependant de « fuir » à Dakar ou au Brésil, comme le lui propose Nininha. Cette décision, d’abord présentée comme une sorte de faiblesse, s’avère, de fait, essentielle dans la reconquête spirituelle à laquelle il va se livrer. En restant, il voit, il est témoin de la détresse, des souffrances du peuple. Il voit et il écrit ce qu’il voit (chap. 14 à 17). L’écriture est enfin, par la force des choses, en prise directe avec la réalité, elle est devenue utile. Bien plus : la mort de Nhô Chic’Ana (chap. 18) marque pour lui la fin d’une époque, la fin d’un monde peuplé de contes et de légendes. La mort de ce vieillard est bien, comme le dit le proverbe africain, une bibliothèque qui disparaît. Mais le corps de ce vieillard qu’on enterre est comparé à « la graine »/ a semente qu’on dépose. De fait, Chiquinho transmettra par l’écrit le trésor oral du vieillard et l’on peut penser, comparaison est ici raison, à la
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passation de pouvoir entre Jubiabá et Balduino dans le célèbre roman de Jorge Amado, Jubiabá/Bahia de tous les saints, connu et admiré de Baltasar Lopes. C’est après cet enterrement que Chiquinho décide de partir, comme s’il avait fallu un temps d’épreuves qui fût aussi une ultime et décisive expérience, marquant la véritable conclusion d’une époque qu’on appellera apprentissage. Le départ est présenté en ces termes : « La mer était aussi mon chemin »/ O mar também era o meu caminho (244/204). La phrase renvoie là encore au « chemin de la mer » des romans d’Amado. Ce départ est à la fois personnel et symbolique, en ce qu’il est également l’expression du destin de l’homme capverdien, appelé ou obligé à s’exiler pour gagner sa vie et celle de sa famille. Détail significatif : Chiquinho a proposé au « Groupe » d’émigrer et Andrezinho a refusé, mettant en avant les tâches auxquelles il doit faire face. La préoccupation est noble, mais elle exclut, pour lui et les membres du Groupe, la vie à la fois nouvelle et traditionnelle, obéissant à une tradition culturelle, qui sera celle de Chiquinho. Or, ce départ s’accompagne d’une décision singulière : reprendre contact avec les livres. Et, une fois en Amérique, il mènera une vie double : « la nuit, ouvrier dans les usines […], le jour étudiant à l’université »/ de noite operário […] mas de dia era o estudante universitário (248/207). Mieux : il part seul, mais Nininha viendra l’année suivante le rejoindre dans « une bonne maison »/ uma boa casa para receber Nininha (248/207). Ces décisions marquent, là encore de façon simple, mais symbolique, la trajectoire de Chiquinho : d’une part, elle reproduit, perpétue une tradition, mais elle lui donne des lettres de noblesse. De la même manière qu’il a été le seul capable de faire le récit de la famine qui a frappé son île, de même il saura, ou à tout le moins il pourra donner une dimension littéraire nouvelle à son exil, transformant une pratique qui avait inspiré jusqu’alors quelques poètes. C’est pourquoi le récit de la vie de Chiquinho par lui-même acquiert une portée nouvelle. Mais il ne fait que répondre aux vœux de ses anciens camarades : « Le groupe attendait de moi un roman sur l’émigration capverdienne. »/ O grupo ficava à espera de um romance sobre o cabo-verdiano emigrado (244/204). Sans attendre l’accomplissement de ce projet, Chiquinho a écrit le roman du peuple capverdien, de ses souffrances, de ses traditions, de ses joies et de ses peines, de ses travaux et de ses jours. Cette histoire d’une entrée dans la vie, d’un apprentissage, d’une vocation, est aussi un roman de fondation. Octavio Paz a donné, dans Puertas al campo (1964) quelques indications sur une littérature qu’il juge caractéristique d’un continent qui achève, par la fiction, d’être inventé, en donnant aux hommes qui n’ont pas eu d’histoire les archives auxquelles ils ont droit et la poésie des lieux où il leur a été donné de vivre.
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Références bibliographiques 1. Œuvres de Baltasar Lopes 1947-1990 : Chiquinho, pref. Alberto Carvalho, Lisboa [1947], ed. Vega, 2006 ; Id., trad. Michel Laban, Paris, Actes Sud/Unesco, 1990. 1956 : « Cabo verde visto por Gilberto Freyre », Cabo verde, Praia, 1956, n° 84-86. 1957 : O dialecto crioulo de Cabo verde, Lisboa, Imprensa nacional, 1957. 1960 : (B. Lopes coord., introd. Manuel Ferreira), Antologia da ficção caboverdiana contemporânea, Praia, Cabo verde, 1960. 1987 : Os trabalhos e os días, Linda-a-velha, ed. Africa, 1987 [dez contos]. 2. Bibliographie secondaire 1967 : Manuel Ferreira, Hora di boi [trad. Le pain de l’exode, trad. Maryvonne Lapouge et G. Lapouge], Casterman, 1967. 1972 : Manuel Ferreira, « O círculo do mar e o ‘terra-longismo’ em Chiquinho de Baltasar Lopes », Colóquio/Letras, janeiro de 1972, n° 5, p. 6670. 1977 : Manuel Ferreira, Literaturas africanas de expressão portuguesa, Lisboa, Biblioteca Breve, 2 vol., t. I, p. 37-75. 1980 : Alfredo Margarido, Estudos sobre literaturas das nações africanas de lingua portuguesa, Lisboa, A regra do jogo, 1980, p. 403-467. Nelson Cabral, Le moulin et le pilon. Les îles du Cap-Vert, L’Harmattan, 1980. 1981 : Manuel Cascais de Sá, « Chiquinho de Baltasar Lopes : contar a história das histórias », Colóquio/Letras, setembro de 1981, n° 63, p. 65-69. 1984 : Russell G. Hamilton, Literarature africana, literatura necessária, Lisboa, Ed. 70, 1984, 2 vol., t. II, p. 93-214. 1985 : Les littératures africaines de langue portugaise. Actes du colloque international Paris 1984, Paris, Fondation Gulbenkian, 1985. 1986 : Claridade, pref. Manuel Ferreira [50 anos da fundação da Claridade], Colleção para a História das literaturas africanas de expressão portuguesa], Linda-a-velha, 1986, (pref., p. XIX-XCIX). 1992 : Michel Laban, Cabo verde. Encontro con escritores, Porto, Fund. Eng. António de Almeida, 2 vol. 2002 : Leão Lopes, Baltasar Lopes. Un homme sur tous les fronts de bataille. Itinéraire biographique jusqu’à l’année 1940, Thèse Rennes II, 2002 [version portugaise en 2011]. 2007 : Alfredo Margarido, « Baltazar Lopes et le mouvement ‘Claridade’ », Latitudes. Cahiers lusophones, n° 30, septembre 2007.
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19. A Vida verdadeira de Domingos Xavier de José Luandino Vieira ou la naissance d’un nouvel Angola Qu’est-ce que la vie d’un homme ? Qu’est-ce qu’une vie d’homme ? Qu’est-ce qu’écrire la vie d’un homme ? Ces questions, le lecteur ne peut s’empêcher de se les poser, non pas à la lecture du court roman de Luandino Vieira, mais dès le titre même. Un titre faussement simple, à l’image du roman. Si celui-ci n’était qu’une biographie romancée, le titre aurait pu être : La vraie vie de Domingos Xavier. Ou encore : La véritable vie de Domingos Xavier. Mais il ne s’agit pas simplement de conter une vie, une aventure extraordinaire, « la véridique histoire de Domingos Xavier »… La vie vraie de Domingos Xavier/ A vida verdadeira de Domingos Xavier, le titre choisi par Luandino Vieira pour son premier roman, signale d’entrée de jeu que ce que l’on tient pour réel n’est pas la vraie réalité, qu’il convient de s’interroger sur ce que l’on nomme vérité, vie, réel ; qu’il faut donc aller au-delà (ou en deçà) de ce qu’on nomme le réel, la vie, pour comprendre ce que peut être la vie d’un homme et pour légitimer une écriture qui va au-delà d’une prétention biographique et, plus encore, d’une intention relevant d’un simple témoignage d’ordre réaliste. Domingos Xavier est un ouvrier noir angolais arrêté sur le chantier de construction d’un barrage. Emmené à Luanda, il mourra sous la torture, sans jamais avoir livré le nom de ses supposés complices, plus spécialement le nom d’un blanc qui aurait pris le parti de l’indépendance. Ce court roman, cette histoire qui pourrait s’apparenter à un fait divers, a été écrit en 1961 et achevé peu de temps avant le second emprisonnement à Lisbonne de son auteur, Luandino Vieira. C’est un pseudonyme. José Luis Vieira Mateus de Graça est un Portugais, né en 1935, dans un petit village du Ribatejo, venu très jeune avec sa famille en Angola. Le roman a circulé d’abord sous le manteau ; puis une traduction française est sortie à Présence Africaine en 1971 (notre édition de référence), avec une préface de son traducteur, Mario de Andrade (aidé par Chantal Tiberghien). Rappelons que celui-ci a été Président du MPLA/ Mouvement Populaire de Libération de l’Angola, mais aussi essayiste, auteur de plusieurs anthologies poétiques, en particulier celle sortie à Paris en 1958. Le texte de Luandino Vieira est présenté comme une nouvelle inédite et paraît d’ailleurs avec une autre histoire courte, Le complet de Mateus. Le « roman » ne sera publié en portugais, à Lisbonne, aux Éditions 70 (Edições Setenta), qu’en 1974, puis souvent réédité, en particulier par l’Union des écrivains 227
angolais/ União dos escritores angolanos, en 1977 (notre édition de référence conjointement à la traduction française). Il y a une sorte de préhistoire du roman, la circulation semi-clandestine d’une fiction anticolonialiste, sortie au tout début du processus de lutte anticoloniale. A vida verdadeira de Domingos Xavier fait entrer son auteur en littérature et dans la résistance. Jusque-là, il a publié quelques poèmes, des dessins, un livre de nouvelles/ contos, A cidade e a infância/ La ville et l’enfance. Arrêté, accusé d’être membre du MPLA, il est condamné à quatorze ans de prison et envoyé au Campo do Tarrafal, au Cap Vert. Mais dès 1965 la Société des écrivains portugais lui décerne son « Grand Prix ». On doit s’interroger d’abord sur la dimension politique du roman à partir d’une question simple : qu’est-ce qu’une littérature anticoloniale, un roman anticolonial en Angola, en 1960 ? Plus profondément, il convient de cerner une certaine esthétique romanesque, ses rapports avec l’esthétique néoréaliste, dominante encore à cette époque. C’est la structure même de ce court texte qui fera apparaître ce que laissait supposer le titre : une histoire faussement simple, un principe de dédoublement qui concerne les personnages, le récit, l’argument même. Dans ce que nous n’hésitons pas à appeler le dépassement d’une esthétique réaliste, une certaine écriture poétique, voire symbolique, confère à ce récit une dimension proprement fondatrice : Luandino Vieira affirme sa vocation d’écrivain tandis que la vie « véritable » de Domingos Xavier se confond avec une nouvelle histoire pour un pays nommé Angola. *** Un fait divers, avons-nous dit : l’arrivée à Luanda, sous escorte, d’un homme, un Noir, qui porte déjà sur son visage les marques de la violence policière. Or, cette arrestation intéresse immédiatement deux personnages : le vieux Petelo et son petit-fils, Zito. C’est ce gamin qui, témoin de la scène d’arrivée du prisonnier, court prévenir son grand-père. À partir de ce couple, de ces deux générations d’Angolais, se développent deux lignes de narration : d’une part, l’évocation d’un système oppressif, d’autre part, la mise en place d’un réseau clandestin de résistance. Le régime policier, l’ordre colonial, est incarné par des « cipayes »/ cipaios, de simples exécutants. Certains peuvent être des « amis ». Mais il y a une police « nouvelle »/ polícia nova, celle qui est sans uniforme/ essa que não tem farda. La population voit constamment des jeeps qui circulent, une fourgonnette bleue qui signale la présence des forces de l’ordre colonial. Les risques de « rafle » sont continuels. Les personnages parlent toujours à voix basse (en voz baixa, baixinho). Il est courant d’aller au « Poste », à la recherche d’un ami, d’un familier « disparu »/ desaparecido. Personne n’est à
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l’abri, personne ne sait quand on viendra le chercher/ ninguem que sabia quando vinham lhe buscar. Il y a aussi le racisme au quotidien, évoqué au chapitre IV : un ouvrier maçon monte dans un bus, il est sale, il s’attire de sévères mises en garde de la part du contrôleur auxquelles font écho deux dames qui se plaignent de l’odeur des nègres. Le lecteur a assisté au « pain quotidien »/ era o pão quotidiano, réservé aux gens du peuple, aux « frères »/irmãos, est-il dit, puisque la scène est vue, reprise, en une sorte de monologue intérieur par Xico, celui que le grand-père et le petit-fils sont venus prévenir et qui est subitement parti pour une destination inconnue. Xico est donc en mission : aussi choisit-il de ne pas broncher. Il est d’autant plus silencieux qu’il s’est mis à l’avant du bus, pour voir le paysage, une place à laquelle il n’a pas normalement droit : « les nègres n’ont qu’à rester là, au fond » (1971 : 62-63) : « Il savait bien que s’il parlait, il y aurait une dispute et partant de là la bagarre, la police, et le chômage pendant des jours et des semaines. Pour finir, comme la justice rendue par la police est la justice de celui qui commande, le compatriote et lui iraient certainement en tôle. Or, il devait transmettre le message du vieux Petelo, il le fallait, il n’avait pas à tenir compte de ses désirs. Mais c’était dommage ! Ce serait bon de casser la gueule au contrôleur. Il descendit deux arrêts avant le sien pour éviter des embêtements. » Mais il y a peut-être plus profondément injuste. Au chapitre VI, éclatent de terribles orages, saccageant les bas quartiers. Le lendemain, les journaux relatent les grosses pluies, donnent des photos des dégâts, les arbres arrachés, les voitures endommagées (1971 : 94) : « Mais aucun journal ne mentionna ni le cas de l’enfant qui s’était noyé dans la lagune de Penedo, ni l’éclair qui avait terrassé un enfant réfugié sous un sycomore, ni les quelques cases qui s’étaient écroulées dans le museke [bas quartiers] laissant des sans-abri, ou des enterrés vivants. Seuls les gens du museke l’apprirent, en souffrirent et le déplorèrent. » Sans doute, les gens du museke vont se mettre au travail et continuer « leur lutte obstinée pour la vie » (1971 : 95). Mais il y a bien deux ordres sociaux, deux villes, deux collectivités posées l’une à côté de l’autre. Le roman dénonce une situation ; mais il fait plus, ou plus subtilement : il prend la place de l’information défaillante et la fiction informe plus et mieux que la presse au service des intérêts coloniaux. Dès les premières pages du roman, le lecteur assiste à la mise en place d’un réseau d’information et de résistance : une réalité seconde, doublant ce qu’on nomme le réel. Les personnages qui intègrent ce réseau ne sont donc pas ce qu’on appelle des personnages secondaires, puisqu’ils sont tous, à des degrés 229
divers, les maillons d’une même chaîne. Tout au plus peut-on parler de personnages épisodiques. Le grand-père et le petit-fils sont les premières illustrations de cette distribution des rôles. Actifs au premier chapitre, ils ne réapparaîtront qu’à l’avant-dernier et au dernier chapitre, comme encadrant l’action dont ils sont, à leur niveau, responsables. Zito est un gamin, il adore le foot, le joueur Xico est son idole, il joue aux billes avec ses copains (chap. IX), mais il se distingue de ses autres camarades de jeu qui ne comprennent pas sa façon d’agir. C’est qu’il a une mission que lui a confiée son grand-père : il est une sorte d’informateur. Petelo, le grand-père, a, à sa manière, une double vie : son passé de marin, un personnage moqué par les gosses du quartier, traînant son surnom pittoresque (« n’a qu’une fesse »), mais en qualité de parrain de Xico, il a d’étroites relations avec ce dernier et sert, à un autre niveau, d’informateur. Entre eux, une sorte de pacte a été conclu. Xico, de son côté, n’est pas seulement joueur de foot (l’avant-centre du Botafogo), beau danseur et simple employé de la « Compagnie » ; il a comme ami Mussanda, le tailleur, qui va se révéler être le chef d’un réseau. En font partie Timoteo qui n’a rien d’un simple ouvrier, puisqu’il est en possession de livres « que la police n’aimait pas » (1971 : 35), un certain Miguel qui s’est bagarré avec un mulâtre/ cabrito et qui jouera les agents de liaison ; sur le chantier il y a Sousinha, faussement disparu, et Silvestre, un ingénieur blanc. Au IIe chapitre, Domingos Xavier, dans une situation assez semblable à celle du lecteur, commence à découvrir une partie des responsabilités de ceux qu’il côtoie. Plus tard (chap. V), il recevra de Timoteo un billet qu’il voit flotter dans un gobelet de café (« un breuvage sale ») où il lui est dit de tenir bon et de ne rien dire. Domingos Xavier n’avait pas besoin de cette aide fortuite et prend ce message pour un piège tendu par la police. Aussi déchire-t-il le papier et se met à le mâcher avec le pain qui lui a été donné. Le club de football n’est pas une simple association sportive puisqu’il abrite une école primaire, créée sans autorisation, et donc fermée (1971 : 59). Xico, le joueur emblématique, a été complètement transformé par l’enseignement de Mussanda. C’est ce que le lecteur apprend pendant le voyage en bus qu’il effectue, dans un long discours indirect libre qui est aussi un retour un arrière. Quant à Mussanda, ce même lecteur a découvert son nom dans l’épigraphe du roman : une citation du poète angolais Agostinho Neto : « Nous sommes/ Ami Mussanda/ Nous sommes »/ Nós somos/ Amigo Mussanda/ Nós somos. L’ami, le compagnon d’armes, est associé à un combat pour l’affirmation de soi. C’est bien la fonction idéologique qu’aura le tailleur Mussanda dans le roman, en particulier au dernier chapitre. Grâce à Mussanda, Xico n’est plus un simple danseur et ami des fêtes, un « swinguista », il s’est mis à l’anglais et au français, « à la lumière d’une lampe à pétrole » (1971 : 59). Devant la belle Bebiana et le vieux Vicente, il pourra déclarer : « Maintenant je pense avec ma tête »/ Agora minha cabeça 230
pensa (1971 : 66 ; 1977 : 66). La réflexion fait écho au portrait que Domingos Xavier fait de son « ami » Silvestre, ce blanc qui n’est pas comme les autres, parce qu’il « pense avec sa tête » (1971 : 38). Le tailleur « lui a ouvert les yeux » (1971 : 57). Il lui a appris qu’entre les noirs et les blancs il n’y a pas une lutte de races, mais une lutte de classes : « […] il avait expliqué qu’il n’y avait ni blanc ni noir, ni mulâtre, mais seulement des pauvres et des riches, et que le riche est l’ennemi du pauvre, parce qu’il le veut toujours pauvre. »/ mostrou que não havia branco, nem preto, nem mulato, mas só pobre e rico e que rico é inimigo do pobre porque quer ele sempre pobre. (1971 : 58 ; 1977 : 56) La leçon donnée par Mussanda est simple : elle recoupe étonnamment l’argumentation développée par Sartre dans Orphée noir (1948), la célèbre préface donnée à l’anthologie de la poésie négro-africaine de Senghor dans laquelle la « négritude » acquiert sa pleine dimension revendicative et politique. Mais le combat anticolonialiste, transformé en argument romanesque, ne se limite pas à l’opposition entre un système répressif et une organisation résistante. Luandino Vieira n’a pas écrit un roman à thèse et si A vida verdadeira de Domingos Xavier est, à l’évidence, un roman « engagé », un roman de l’engagement dans la lutte anticoloniale – ce qu’illustre aussi, dans sa vie et dans sa chair, le romancier emprisonné – il convient de voir comment un message politique relativement simple et clair se change en une matière proprement romanesque dans le temps même où un certain Luandino Vieira passe du conte, du récit court au genre romanesque. *** J’ai parlé d’un petit roman faussement simple. Le passage du conte, du récit court au roman, ou si l’on préfère l’entrée de Luandino Vieira dans le monde romanesque, se traduit, au plan poétique, à différents niveaux d’écriture et selon diverses stratégies. Le récit est d’abord faussement linéaire. Il y a, dans chacun des dix chapitres, des retours en arrière qui rendent la durée de l’histoire sinon plus complexe, du moins plus dense et donnent de l’épaisseur aux personnages : ces retours en arrière coïncident souvent avec un retour sur soi du personnage, un flux de conscience qui éclaire des moments particuliers de la vie du personnage. Citons d’abord les années d’apprentissage de Petelo quand il était marin et qu’il s’appelait Pedro Antunes, « il y a bien longtemps »/ no antigamente, expression à ce point caractéristique d’un mouvement de pensée de Luandino Vieira que celui-ci en fera le titre d’un recueil de nouvelles, Autrefois dans la vie/ No antigamente na vida. Citons aussi la vie au chantier de Domingos Xavier, la jeunesse de Maria et ses 231
premières années de vie commune avec Domingos Xavier, tandis qu’elle se rend à Luanda, ou encore Domingos Xavier en prison, se remémorant ses jeux d’enfance avec des cerfs-volants (1971 : 79) : « Dans sa mémoire, se pressaient les cerfs-volants de papier des enfants du museke, s’élevant dans un ciel bleu ou avec des nuages dans une course folle. Il se revoyait, enfant, au bord du Kuenza, se bagarrant avec Antoninho […]. Mais le pauvre ! Son ballon n’avait aucune queue, il fallait ensuite que le gosse Mingo fît une queue avec des chiffons sales. […] Antoninho était heureux, mais Domingos se moquait : un ballon avec une queue mais un ballon sans pli on n’a jamais vu ça, non, jamais ! » Rendre compte du réel est évidemment un impératif obligé pour un romancier « engagé » comme Luandino Vieira. Aussi doit-on lire ce que l’on serait tenté d’appeler des effets de réel avec prudence. Il n’y a bien sûr aucune volonté de pittoresque dans les mots qui nécessitent un lexique et qui renvoient à la nourriture, aux vêtements, à la musique, aux composantes d’une culture au sens anthropologique du terme. Luandino Vieira confère, par touches successives, une réalité, une cohérence à une « angolanité » en situation d’émergence, à l’état naissant. Ce qui existe comme simple allusion, comme esquisse dans le récit court (dans le recueil A cidade e a infância), voire dans certaines poésies, est ici systématiquement repris et amplifié : reprise de noms de personnages (Zito, Bebiana), topographie des musekes, détails réalistes comme les cerfs-volants, la route asphaltée ou la végétation. Les « effets de réel » sont multiples dans le roman, avec une attention remarquable portée à la lumière, à la mer, à la chaleur, aux instantanés de la vie au quotidien dans le museke, sur le chantier, ou à l’exceptionnel, comme dans l’épisode de l’orage qui s’abat sur la ville. On doit rappeler que Luandino Vieira signale dans une interview accordée à Michel Laban qu’il a travaillé deux ans dans le chantier du barrage qu’il met en scène dans le roman (Luandino Vieira e a sua obra, 1980 : 16). Mais la description, l’évocation font partie du combat mené par l’écrivain militant qui choisit de montrer plutôt que d’accuser ouvertement. L’évocation du chantier ne fait qu’accuser la hiérarchie et la ségrégation entre noirs et blancs. La route asphaltée des quartiers du centre qui s’oppose aux chemins de terre menant aux musekes n’est bien sûr pas un simple détail pour exprimer un contraste chromatique entre bitume noir et terre rouge, mais là encore dire une société coloniale et inégalitaire. Les jeux constants d’opposition entre le « haut » et le « bas » sont tout autant des traces, des signes de hiérarchie sociale que de simples notations topographiques. Et le museke qui voit grimper le long d’une colline la ville blanche, l’urbanisation coloniale, ne peut qu’affirmer sa présence et sa volonté de résister à l’ordre blanc (1971 : 126 ; 1977 : 146) :
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« Les lampes à pétrole scintillaient, trouant la lumière électrique des maisons des Blancs qui grimpent, menaçant de toutes parts la colline où le museke résiste encore »/ […] brilhando suas luzes de candeeiro no meio da electricidade das casas dos brancos, que, em todos os lados, ameaçadoramente, vão subindo o morro onde o musseque resiste. Dira-t-on qu’on est passé d’une transcription du réel à sa symbolisation ? A une allégorisation du réel ? Disons plutôt que l’effet de réel, ici, se fond dans une figure rhétorique qu’on nommera « personnification » ou mieux encore « hypotypose ». Mais ce procédé sera repris, comme on le verra plus bas, dans les passages où le fleuve Kuenza est évoqué et prendra une tout autre ampleur, dans la mesure où il sert à l’élaboration du personnage principal, Domingos Xavier. L’élaboration de personnages, plus particulièrement le couple Maria/ Domingos Xavier représente, à coup sûr, le passage réussi du récit court au roman. Maria et Domingos Xavier forment un couple et, suivant de façon étonnante le principe simple de l’entrelacement (utilisé dès les premières expressions « romanesques », qu’il s’agisse du roman grec ou du roman médiéval), le premier roman de Luandino Vieira offre une alternance simple et efficace de chapitres dédiés tantôt à l’homme, tantôt à la femme. À Domingos Xavier reviennent les chapitres II, V, VIII ; à Maria sont dévolus les chapitres III, VI, IX. Osons dire, parce que cela n’apparaît guère dans la critique, que A vida verdadeira de Domingos Xavier est aussi une histoire d’amour, simple, originale, sobrement émouvante. Maria est d’emblée du côté des victimes. Elle y restera jusqu’à la fin, tragiquement, en dépit de tous ses efforts pour sauver « son homme » et conjurer le pressentiment qui l’habite : « Ils l’ont tué. Je le sais »/ Lhe mataram, sei/ Aiuê, aiuê (1977 : 49). Et encore : « Ils l’ont tué. […] C’est mon cœur qui me le dit » (1971 : 52). Maria, c’est d’abord, dans la pensée de Domingos Xavier, « un corps », « la chaleur d’un corps » auprès duquel il se repose, son travail fini (1971 : 33). C’est aussi le souvenir de la femme en pleurs, de la mère qui crie au moment où il est arrêté (1971 : 41). C’est encore, troisième apparition dans l’esprit de Domingos Xavier, un corps, une silhouette, une femme avec son enfant, une femme avec d’autres lavant du linge (1971 : 42). Et, à nouveau/ novamente (1977 : 40), l’image de Maria qui hante sa mémoire/ tudo povoava as recordações (1977 : 40) à la fin du chap. II, soit à l’issue de sa première nuit passée en prison. Le couple a été brutalement séparé, mais la femme, le corps de la femme, hante l’esprit de Domingos Xavier. Il y a un parallélisme de situation entre le chap. II et le chap. IV, quand Maria se remémore les années (quatre) passées auprès de son compagnon, bon père et se comportant en bon époux. Maria, sur les conseils de sa voisine, Ze Zefa, laquelle répète ce que lui a dit son fils, Sousinha, est partie avec son 233
enfant en quête de Domingos Xavier. D’où l’étonnement de Maria qui croyait Sousinha disparu. Mais elle ne connaît pas non plus l’ingénieur Silvestre, et croit spontanément qu’en tant que blanc, il ne peut écouter « une sale négresse emmerdeuse » (1971 : 47). Maria, c’est une certaine ignorance, celle d’une femme qui vit à l’écart des réalités, qui est tout amour, mais aussi livrée tout entière à son chagrin et à sa douleur. Elle écoute la voisine ; plus tard, elle suivra les conseils des amis qui l’hébergent, à Luanda : crier, pleurer. On dirait qu’elle n’a pas pleinement la possibilité de prendre des initiatives. La disparition de son homme la laisse sans ressources, matérielles ou morales. Elle trouve la force de clamer son indignation face au cipaye Toneto qui cherche pourtant à l’aider. Sa conduite est en tout point opposée à celle de son compagnon, emmuré dans le silence : il ne sait rien, il ne dit rien. Não digo (1977 : 52). Au chapitre VI, quand Maria, pressée par ses amis, décide de repartir aux nouvelles, sa conduite, ses états d’âme évoluent au fur et à mesure que la journée se déroule : confiante le matin, cédant même à l’imagination, puis petit à petit anxieuse et « découragée »/ desanimada (1971 : 92 ; 1977 : 101). Une dernière démarche (chap. IX) se soldera à nouveau par un échec. Maria sort de la prison, « en pleurs », « laissant le vent emporter ses pagnes déjà défaits » (1971 : 124). Elle laisse éclater son chagrin : « Elle gémissait éplorée […] elle se mit à genoux frappant des poings le sable rouge inondé de ses larmes, tandis que le gosse, subitement lâché, roulait par terre pleurant de plus belle. […] Cognant sa tête sur le sable, elle continua de pleurer […] » (1971 : 124-125). La manifestation spectaculaire de la douleur morale de Maria confirme et accentue la dimension tragique du personnage. Une douleur exprimée de manière hyperbolique, théâtralisée et sincère à la fois. La douleur d’une femme qui a tout perdu, une douleur qui plonge, enferme une femme dans une vie sans issue, sans avenir. Et les femmes qui entourent Maria pour la consoler sont une sorte de chœur antique qui va redire, aux quatre coins du quartier, « l’histoire de la compatriote qui était partie à travers le terrain sablonneux, pleurant la mort de son homme, son compagnon »/ contar os casos daquela irmã que tinha saído no areal soluçando, lamentando o seu homem, o seu companheiro (1971 : 126 ; 1977 : 144). Cette histoire est celle d’une victime, comme tant d’autres ; elle est émouvante, singulière, mais ne peut prétendre, comme celle de Domingos Xavier, à l’exemplarité. *** Domingos Xavier est aussi une victime. Il endure les pires souffrances. Mais la torture physique et morale et sa détermination à ne pas parler en font un martyr de la cause indépendantiste et l’on se souviendra de l’étymologie du 234
mot « martyr » qui signifie « témoin ». Domingos Xavier, l’homme qui se tait, est aussi celui qui témoigne. C’est par une mort utile à une cause politique qu’il acquiert une dimension héroïque. Dès son entrée en scène, si l’on peut utiliser l’expression, dès son arrivée à Luanda, Domingos Xavier émeut par les marques de la souffrance physique qu’il porte sur son visage. Au chapitre II, le lecteur assiste, en un ample retour en arrière, à son arrestation dramatique, de nuit, sur le chantier. Il est le corps souffrant de la lutte engagée par d’autres. De quoi est-il coupable ? Lui, l’ami du blanc Silvestre, est accusé d’être « un bandit » et de vouloir « tuer les Blancs » (1971 : 50). C’est du moins ce qui est dit à Maria. De fait, il a été arrêté pour que, sous la torture, il donne des informations sur Bernardo de Sousa, que le lecteur connaît sous le nom de Sousinha, et qu’il livre le « nom d’un Blanc » qu’on devine être celui de l’ingénieur Silvestre (1971 : 52). Domingos Xavier ne dira rien. On pense aux tortures des résistants, à « ces lèvres qui n’ont pas parlé », pour reprendre les mots de Malraux dans son oraison funèbre à Jean Moulin. Comparaison est ici raison. Domingos Xavier ne parlera pas. Il se parle à lui-même, dans des soliloques où il emploie le « tu » justement appelé le tu « éthique ». Il en appelle aussi à tous ses frères de lutte (1971 : 71-72 ; 1977 : 73) : « Mais, frères, ma bouche n’a rien dit, mon cœur s’est refermé sur les secrets du peuple. C’est très pénible mes frères de supporter dans le dos les coups de cravache avec en plus du piment. Mais il faut résister, frères. »/ Mas, irmãos, minha boca não se abriu, meu coração ficou fechando con os segredos do povo. Custa muito, irmãos, aguentar a porrada de cavalo-marinho con jindungo nas costas. Mas é preciso resistir, irmãos. De semblables propos montrent qu’il a été donné à Domingos Xavier non seulement de dominer sa douleur, mais de faire de son cas personnel un principe d’action morale et politique. Domingos Xavier découvre la cruauté humaine, la haine, le raffinement dans les supplices, les brimades, le chantage moral. Mais un contrat passé avec lui-même et avec la vie elle-même lui interdit de « trahir son peuple »/ atraiçoar o seu povo (1971 : 79 ; 1977 : 83). Enfermé, il tire ses forces du dehors, « de la vie qui dehors continuait »/ là fora a vida continuava (1977 : 83). Les mots seront redits, répétés, alors que la torture a déjà séparé Domingos Xavier de son propre corps pour le changer en un simple et pur impératif moral : ne pas trahir (1971 : 114 ; 1977 : 129) : « Dehors il y avait des étoiles sur un paysage chaud ; un vent frais parcourait la nuit et amenait le message de vie jusque dans ces murs. Domingos Xavier n’avait pas trahi cette vie. »/ Lá fora tinha estrelas sobre a paisagem quente, um vento fresco corria por cima de noite e
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trazia a mensagem da vida para dentro dos muros. Domingos Xavier não ia trair essa vida. Ce glissement poétique qui fait passer de l’intérieur à l’extérieur, de la douleur individuelle à un plan cosmique, ce passage de l’ordre physique à l’ordre naturel ont été préparés depuis longtemps dans le texte. À partir du moment où Domingos Xavier est enfermé en prison, se produit un élargissement qui associe l’enfermement du héros à une double thématique : celle du fleuve Kuanza et celle du clair de lune. Dans un petit article très dense, Maria Lúcia Lepecki a très finement et très sûrement mis en lumière la thématique du fleuve et le processus d’anthropomorphisation du fleuve (1978 : 140-141). La notion correspond au procédé de personnalisation mis en évidence plus haut. Le Kuanza, enserré dans le barrage, est comparé à un « colosse dévié »/ colosso desviado (1971 : 108 ; 1977 : 120). On pourrait tout aussi justement parler, à propos du Kuanza, de métaphorisation. La mise en parallèle de la vie de Domingos Xavier et du cours du fleuve justifierait également ce que d’autres appelleraient un système d’isotopies : d’une part, l’écoulement de la vie, de l’énergie, du flux vital, de l’autre le cheminement du fleuve depuis son lieu de naissance qui coïncide avec celui de Domingos Xavier jusqu’à son embouchure. Et encore : l’enfermement de Domingos Xavier et l’emprisonnement du fleuve par la construction du barrage. A la force tellurique soudainement prisonnière correspond la mise en prison de Domingos Xavier. D’où l’intérêt de relever le vocabulaire, l’adjectivation qui sert à transcrire l’énergie fluviale. La thématique du fleuve qui prendra, soit dit en passant, toute son ampleur dans d’autres écrits plus récents de Luandino Vieira (De rios velhos e guerrilheiros, 2006) permet de rapprocher, pour mieux les opposer, les trajectoires de Maria et de Domingos Xavier. Alors que celle de la femme se déploie dans un registre largement réaliste, voire expressif (trajet en ville, évocation des postes de police, extériorisation du chagrin…), la trajectoire de Domingos Xavier relève d’une écriture à la fois réaliste et symbolique. Réaliste quand sont décrits avec précision les tortures infligées, les épreuves successives que traverse le prisonnier, le délabrement progressif de son corps ; symbolique lorsqu’il s’agit d’évoquer le lent cheminement vers la mort, c’està-dire le voyage métaphorique qu’effectue Domingos Xavier dans un ordre que nous avons appelé cosmique. L’agrandissement épique du héros, du guerrier s’effectue par un passage de l’ordre social et humain à un monde où fusionnent l’humain et le cosmique. Cette fusion n’est pas seulement obtenue à travers la thématique du fleuve. Plus nettement, de notre point de vue, la lune qui vient visiter, accompagner Domingos Xavier prend en charge cet effet qui relève, au choix, de la symbolisation ou de la poétisation. La blancheur du clair de lune installe dans la cellule du prisonnier un climat qui n’est plus totalement humain. Le blanc de la lumière a fait passer Domingos Xavier dans le domaine des ombres 236
errantes, dans le royaume des morts. Et c’est la lune qui, dans sa course, va dire au monde, avant même que ne s’élève le chant des prisonniers, le « chœur » des prisonniers/ o coro, la geste infime, mais exemplaire de Domingos Xavier, un sacrifice qui mérite d’être inscrit dans le ciel des astres tout autant que sur la terre des hommes (1971 : 116 ; 1977 : 133) : « Il est vrai que Domingos Xavier dormait pour ses frères, heureux dans sa mort, à l’aube. Cela se passait à la lumière de la lune de son pays qui s’éloigna pour raconter ensuite, toutes les nuits, l’histoire de Domingos Xavier. »/ Verdade mesmo, Domingos Xavier dormia para os seus irmãos, feliz na sua morte, de madrugada, com a luz da lua da sua terra a sair embora para contar depois, todas as noites, a história de Domingos Xavier. On a bien lu : la mort de Domingos Xavier est déjà, par l’action de l’astre tutélaire, une « histoire » en passe de se transformer en mythe : inscrite dans l’ordre du monde et non plus dans l’ordre politique, redite, répétée puisqu’il n’y a de mythe que dans la réitération et la reprise d’une histoire exemplaire. L’homme qui n’a pas parlé fait parler et chanter les autres et leur donne la force et l’audace d’opposer aux coups de cravache des mots simples en langue kinbundu, traduits en note en portugais (1971 : 116 ; 1977 : 133). Le dernier chapitre ne fera que confirmer et amplifier les paroles de la chanson des prisonniers, la leçon qu’ils ont spontanément tirée de la mort d’un des leurs : la résistance physique et morale a créé, au-delà de la mort, une communauté, une solidarité nouvelle. Bien plus : Domingos Xavier n’est pas mort ; il est endormi. Il est si l’on ose dire disponible ; il est le dormant qui s’éveillera, pour une résurrection toute laïque, politique, une seconde vie, une vie « vraie » au milieu des hommes. C’est la « leçon » qui va être administrée au dernier chapitre. Il faut lire le dernier chapitre comme un véritable dénouement de théâtre dans lequel Mussanda joue les deus ex machina. C’est lui qui finalement sait vaincre les réticences de certains qui ne voulaient pas de fête alors que des frères sont en prison. Ses vues simples triomphent : faire la fête est une manière d’honorer nos frères de lutte. C’est une manière de vivre, de lutter : Mas nós não continuamos a viver, a lutar ? (1977 : 151). La fête/farra est tout à la fois un acte pieux envers les frères emprisonnés ou ceux qui sont tombés qu’une manifestation originale d’une angolanité en voie d’affirmation : la musique du groupe Ngola renvoie à une des expressions les plus vives du nouvel esprit poétique que caractérise le mouvement Mensagem (Trigo, 1979). Mais le nouvel Angola s’affirme dans toute sa force métisse et universaliste : la musique est africaine, brésilienne, cubaine. Au moment du dénouement tous les personnages se retrouvent en couples. Une seule absence, significative : Maria. Mais apparaissent successivement Xico et Bebiana, Miguel et Irene (qu’on n’avait pas encore vue), Sousinha et 237
l’ingénieur Silvestre, Petelo et Zito. Pas de vrai dénouement sans coup de théâtre : il est l’œuvre là encore de Mussanda qui va annoncer la nouvelle de la mort de Domingos Xavier, une mort qui ne doit pas interrompre la fête. Mussanda commence sa courte harangue par l’apostrophe : « Compatriotes africains »/ Irmãos africanos. Mais la présence de Silvestre le blanc l’amène à rectifier de façon non pas significative, mais symbolique : « Compatriotes angolais »/ Irmãos angolanos (1971 : 137 ; 1977 : 161-162). Le nouvel Angola sera pluriculturel et multiracial. Par la parole de Mussanda, Domingos Xavier est présent. Bien plus : « tu commences ta vraie vie dans le cœur du peuple angolais »/ Você começa hoje a sua vida de verdade no coração do povo angolano (1971 : 138 ; 1977 : 162). La « vraie » vie est celle qui va se déployer dans le « cœur », dans l’esprit du peuple angolais qui, grâce à la mort de Domingos Xavier, est en train de prendre corps. La vraie vie commence au-delà de la mort, elle est une vérité qui a traversé la mort. Une vérité qui relève d’un autre rythme que celui de la simple vie. *** Le « message » n’est pas seulement, simplement politique. Il relève de la vérité poétique si l’on veut aller chercher la vraie conclusion de cette « histoire » dans celle que va écrire quelques années plus tard Luandino Vieira sous le titre : Nós, os de Makulusu/ Nous autres, de Makulusu (1989) : « La vie n’est pas le temps, elle n’est que sa mémoire »/ A vida não é o tempo, é sua memória. Références bibliographiques 1. Œuvres de José Luandino Vieira : A cidade e a infância, estórias, [1960], Lisboa, Ed. Setenta, 1978 (2ª ed., préface de Manuel Ferreira). A vida verdadeira de Domingos Xavier, [1961], Lisboa, Ed. Setenta, 1974 ; União dos escritores angolanos, 1977; nombreuses rééditions. La vraie vie de Domingos Xavier suivi de Le complet, récits angolais (trad. de Mario de Andrade et Chantal Tiberghem, préf. de M. de Andrade), Paris, Présence africaine, 1971. No antigamente na vida, Lisboa, Ed. Setenta, 1974 ; Autrefois dans la vie, nouvelles (trad. Michel Laban), Gallimard, 1981. Nós, os do Makulusu, Lisboa, Sá da Costa, 1975 ; Nous autres de Makulusu, roman (trad. Michel Laban), Gallimard, 1989. De ríos velhos e guerrilheiros I. O livro dos Ríos, Luanda, Nzila, 2006, Lisboa, Ed. Caminho (2ª ed.).
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2. Bibliographie critique (selon l’ordre chronologique) : Garcia, José Martins, « L.V. o anti-apartheid », Colóquio/Letras, 1974 : 4350 Ferreira, Manuel, Literaturas africanas de expressão portuguesa, Lisboa, Biblioteca breve, 1977, 2 vol. t. I. Lepecki, Maria Lúcia, « L.V. sob o signo da verdade », Africa, n° 2, 1978 : 134-142. Ervedosa, Carlos, Roteiro da literatura angolana, Lisboa, 1979, Ed. Setenta Laban, Michel, L’œuvre littéraire de L.V., thèse IIIe cycle, dir. P. Teyssier, 1979, 427 p. Trigo, Salvato, A poética da Geração da Mensagem, Porto, 1979, ed. Brasilia. Luandino José Luandino Vieira e a sua obra (estudos, testemunhos, entrevistas), Lisboa, 1980, ed. Setenta. Hamilton, Russell G., Literatura africana. Literatura necesária. I. Angola [1975], Lisboa, 1981, Éd. Setenta. Venâncio, José Carlos, Uma perspectiva etnológica da literatura angolana, Lisboa, Ulmeiro/Universidade, 1987, n° 9.
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V. MÉDIATIONS
20. La critique selon José Régio José Régio (1901-1969) domine à sa manière le champ littéraire portugais que certains voient occupé essentiellement par la figure de Pessoa. En créant au siècle dernier, à la fin des années 20, le mouvement et la revue Presença ou mieux presença (à l’image de la NRF), il entendait contrôler le mouvement des idées et des formes, initiative qui n’a pas toujours été comprise et qui a pu faire l’objet de jugements sans doute trop sévères, en particulier de la part d’Eduardo Lourenço (Presença ou a Contra-Revolução do Modernismo português (1960), repris dans Tempo e poesia, Porto, Inova, 1974). J’ai eu l’occasion d’évoquer, dans un article repris dans Le bûcher d’Hercule (Champion, 1996 : 509-522), le rôle positif et original du mouvement Presença. Le regretté David Mourão-Ferreira a donné de ce mouvement une analyse très fine et ferme (Presença da “Presença”, Porto, Brasilia ed., 1977), en mettant en relief les orientations majeures d’une esthétique, trop souvent jugée en retrait par rapport aux « avant-gardes » des premières décennies : primauté accordée à la liberté de création, à l’individualisme, au psychologique sur le social, à l’intuition sur la raison, indépendance de la pensée par rapport aux pouvoirs, recherche de l’authenticité personnelle. J’ai volontairement centré cet essai sur les contributions que José Régio a données à la revue (folha) qu’il a fondée en 1927 et qui ont été regroupées sous le titre Páginas de doutrina e crítica de “presença” (Brasilia ed. 1977), notre édition de référence. Ce volume est posthume, édité à l’occasion du cinquantenaire de la fondation de la revue presença, et préfacé par João Gaspar Simões qui fut lui aussi à l’origine de la revue. Le mot doutrina, et plus encore celui de doutrinário de la préface (o principal doutrinário écrit João Gaspar Simóes), appliqués à José Régio me surprennent. Je ne suis pas sûr que celui-ci ait voulu, ou songé être, un théoricien. Il a plutôt souhaité jeter les bases d’une autre critique littéraire, d’une démarche critique qui laisse loin derrière elle tout esprit de mouvement, et plus encore d’école. José Régio se fait une certaine idée de la littérature. Aussi écrit-il des articles qui, en portant sur des écrivains actuels, le plus souvent, composent une certaine image, une configuration nouvelle de ce qu’est, de ce que doit être, pour lui, l’activité littéraire. Mais il est vrai de dire que, dans l’esprit de presença et de la part de son fondateur, il y a une volonté constante de fixer certains principes simples et originaux, un travail constant non de contrôle,
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mais de filtration des références ou de ce que l’on appellera des modèles, des œuvres qu’il reconnaît, qu’il légitime dans et par un discours critique. Il s’agit pour nous, précisément, de suivre, de relire ce discours critique qui embrasse une douzaine d’années pour y déceler quelques grandes lignes de réflexion. Peut-être cette nouvelle attitude critique face à la littérature est-elle tout entière résumée dans la citation mise en exergue au volume : Em Arte, a crítica só serve para ajudar um artista a descobrir-se – e a possuir-se até contra a crítica. Une telle identification du travail, de la réflexion critique avec l’acte créateur singulier nous éloigne, on le voit, de toute généralisation théorique et fait entrevoir une critique proche du mystère en pleine lumière qu’est l’acte créateur, seule réalité qui compte aux yeux de José Régio. *** En un premier temps, la critique de José Régio paraît dans son ensemble osciller entre la polémique et l’admiration. Bien sûr, il ne faut pas oublier que la jeune revue a dû se défendre contre ses adversaires, os seus censores, écrit José Régio (314). Mais les attaques ad hominem sont sinon nombreuses, du moins fréquentes et inspirées : contre l’Espagnol Giménez Caballero, un peu trop prompt à annexer les jeunes écrivains de presença (259-261), contre Joaquim de Carvalho qui leur reproche de beaucoup parler et de présenter pocas realizações (280), contre Rodrigues Migueis, même si l’article tourne au faux dialogue (301), contre António Ferro qui propose une définition de l’écrivain portugais qui ne convient nullement à la sensibilité de José Régio (317), contre le Français Henri Massis, proche du mouvement monarchiste, qui voit dans Proust un décadent (334). Il y a en effet des noms qui sont admirés, auxquels il ne faut pas toucher. Ils s’opposent justement à tous ces « ismes », ces ismos qui ont pullulé pendant les premières décennies du siècle et qui suscitent méfiance et réserve de la part de José Régio (61). Il joue les grands créateurs, grandes criadores, contre les écoles, escolas (89), les maîtres contre les disciples ou les épigones (91). C’est pourquoi le mot modèle est difficile à employer s’agissant de José Régio, tant sa volonté d’une affirmation individuelle est forte. Parlons d’une suite d’émulations admiratives. Celles-ci vont d’abord à une trinité : Dostoïevski, Proust et Gide. L’espace couvert par l’imagination de Dostoïevski, de l’enfer au ciel (61), fait l’objet de l’admiration de José Régio. Proust réussit à imposer un étonnant folhetim de aventuras psicológicas (33) et Gide, tout Gide, offre une prose fascinante. Mais il y a aussi Ibsen, dramaturge et penseur (pensador), comme Dostoïevski, romancier et penseur (71-73), Pirandello, « étranger à cet esprit de pesanteur »/alheio a esse espíritu de pesanteur qui le fait apparaître avec une « supériorité intellectuelle » évidente (44). 244
Chez les contemporains, se dessine aussi pour José Régio une autre trinité : Raul Brandão, Fernando Pessoa et Almada Negreiros. Mais il y a d’autres noms comme Aquilino Ribeiro. Et déjà apparaissent sous la plume de José Régio des réserves : reprenant Vitorino Nemésio, Régio finit par admettre que Aquilino est « malgré tout admirable »/a pesar de tudo admirável (177), Almada Negreiros, excêntrico, est pour cela également admirable (224), même s’il suscite bien des perplexités, de même que Raul Brandão. C’est peut-être vers le cinéma qu’il faut aller chercher les plus grands enthousiasmes de Régio : Chaplin, mestre de todos os poetas modernos (65), Buster Keaton (115) et René Clair (187-189) et Manoel de Oliveira, artista e poeta (195). D’une façon générale, Régio récuse toute idée d’influences possibles ou de parallèles (113) ; il n’admet que des « affinités »/ afinidades (140). Et ce qu’il déteste, condamne, finit par composer une liste imposante où se retrouve un certain style polémique. Citons, au hasard : o pedantismo, o estilo burocrático (17-18), la technique en littérature (134), tout ce qui est literário (120), l’idée de fazer estilo, comme c’est justement le cas d’Aquilino (147) ; et encore, contre la rhétorique et ce qu’il nomme gongorismo (79, 220), contre l’idée d’un modernismo qui ne serait que moderne, alors que ses novas riquezas sont aussi des eternas riquezas (96-98). Ce passage de novo à eterno qui guide l’enthousiasme et l’adhésion de Régio en dit long bien sûr sur les fondements esthétiques qui président à ses jugements. *** Mais avant de les examiner, marquons quelques arrêts pour cerner l’écriture critique de José Régio, ce que j’ai appelé une tonalité nouvelle, en me gardant bien, justement, de l’assimiler à quelque chose d’éternel. Il y a bien, de la part du jeune écrivain, la volonté d’affirmer un style nouveau. L’écriture de José Régio est volontiers aphoristique, procédant par affirmations tranchées (em parte é vivo tudo o que é original), par propositions proches du théorème mathématique ; il s’amuse d’ailleurs à mettre en équation les bases de sa réflexion : o homem, o artista, a realidade, a arte (36). Il n’hésite pas à adopter une tournure démonstrative, pédagogique : do parágrafo anterior fixarei duas afirmações (47). Il use et abuse des resumo, repetimos, digamos, sabemos... des interrogations oratoires, des apostrophes au lecteur (amigo lector, caro leitor, prezados camaradas... 54, 248, 314). Il n’hésite pas non plus à classer, classificar, et d’une façon générale la critique de Régio est fondée sur une série impresionnantes d’oppositions binaires. Bien sûr, il faut rappeler que discernir et separar (19) sont des activités critiques essentielles, et qui rappellent, jusque dans l’étymologie de critique, crisis, l’acte de cribler le blé, comme l’a illustré Georges Blin dans un petit ouvrage (La cribleuse de blé, Corti, 1968) qui prend un tableau de Courbet (« Les cribleuses de blé ») comme image emblématique de l’action critique. 245
Mais, dans l’esprit de Régio, discerner et séparer, s’appliquant à isoler les vrais artistes des simuladores (19), sont deux actions plus morales qu’esthétiques. Deux actions qui, de fait, reposent et légitiment des hiérarchies. La pensée de José Régio abuse des oppositions, parce qu’elle entend poser des préférences, des « préséances » (le mot de Julien Gracq). Oppositions de même entre originalité et fausseté (17), entre arte viva et literatura profissional (17), entre classicismo et modernismo (21), entre literatura viva et literatura morta (21), entre génio et talento (22), entre subconsciente et razão (38), entre literatura livresca et literatura viva (46, 54), entre la lettre et l’esprit (58), entre futurismo et presente (a parte do futuro que existe no presente) (25). Il s’agit aussi d’opposer des noms : Gil Vicente et Sa de Miranda, Judith Teixeira et António Botto, Pessoa et Fidelino de Figueiredo, Camoens et António Ferreira, Antero et Junqueiro (20). Et encore Proust et Gide (32), Dostoïevski et Zola, Shakespeare et Corneille, Pascal et La Rochefoucauld (35). Ainsi se construit, pas à pas, une littérature canonique selon l’action critique de la revue presença. C’est d’ailleurs la seule justification de presença en tant que revue, expression littéraire et poétique, comme j’ai voulu le montrer dans l’article cité plus haut, repris dans Le bûcher d’Hercule : affirmer une « présence », c’est aligner des choix, assumer des choix. Presença et son fondateur entendent faire un tri, en effet, dans les richesses et le bouillonnement du premier tiers du siècle. Il y a une stratégie de la revue qui est celle de la conquête, de l’affirmation, à l’instar du verbe poétique, et de légitimation. Par une sorte d’inversion qui se veut fondatrice, les jeunes de presença, Régio en tête, se font, d’entrée de jeu, des donateurs d’autorités : c’est ainsi qu’il faut nommer ces œuvres admirées, exemplaires, ces modèles. Et rares sont ceux qui méritent cette dignité littéraire : être non seulement auteur, mais autorité. Ils méritent une majuscule (dont Régio parfois abuse) et ils sont appelés Artista, Poeta. C’est la seule synthèse qu’offre la critique de Régio : proposer, presque en dehors du temps, la présence de quelques noms qui dépassent la production et l’histoire littéraires. *** Il existe un mythe de l’Artiste chez José Régio qu’il convient de replacer dans une perspective post-romantique et, plus profondément, dans un contexte religieux constamment à l’œuvre dans sa prose et sa pensée. Est artiste celui qui est une sorte de saint par rapport à la foule des fidèles et des croyants. Est Artiste, Poète, celui qui s’élève au-dessus de la mêlée et qui peut guider. Ou plutôt susciter une sorte d’émulation, puisque la personnalité, l’individu sont ce qui doit être à tout prix respecté.
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Il faudrait faire le compte du nombre d’occurrences du mot, de l’adjectif supérieur (superior) et même de l’adverbe superiormente sous la plume de Régio. L’Artiste est um homem superior (19), autre manière de remplacer l’analyse critique par l’affirmation admirative. L’Artiste, le Poète ne peuvent en aucun cas se couler dans une perspective historique, dans un tableau qui exposerait les tendances, les lignes d’une esthétique. Le « populismo », passera, mais pas René Clair, Rouault et Goya (211). L’artiste vrai est, essentiellement, au-dessus et en dehors de toutes les catégories et catégorisations possibles. Il est um homem extraordinário (35). Ibsen, par exemple, est réaliste, mais il est superiormente realista (68). La supériorité ne s’explique pas : elle se constate. Assim os poetas pulularam sobre o cadáver do Poeta (110) affirme Régio retrouvant des accents hugoliens. Régio ne lit pas : il contemple et admire. Il est devant un texte comme devant une toile ou un film. Le génie supérieur est essentiellement individualista (47), et ce qu’il faut admirer, c’est a força de um temperamento (132). De l’intellectuel ou de l’esthétique, nous passons aussitôt au physiologique, au psychologisme. Il ne s’agit pas de penser : il s’agit de reviver superiormente (111). Il en faut peu, finalement, pour être « supérieur » : la preuve en est administrée par António Botto, pris par Régio comme cas limite, exception confirmant une règle simple : ousou ser como é (77). Est aussi literatura viva celle dans laquelle o artista insuflou a sua própria vida (19). Il en résulte que le seul critère de toute création est l’affirmation d’une individualité (51, 52), l’indépendance (131), l’originalité (82, 83), avec ce correctif moral que l’individualisme est contribuição individual à humanidade (84). Définir l’art devient, dans ces conditions, très simple : a recreação individual do mundo (52). Mais on comprend que la caution morale, collective soit indispensable pour éviter toute dérive égotiste ou trop personnelle. La littérature selon Régio est un pari simple et audacieux : la confession individuelle doit avoir aussi une portée générale. D’où l’idée d’équilibre qui apparaît également sous sa plume, comme l’expression d’une opposition des contraires. *** La critique n’est pas séparable, selon Régio, de l’acte créateur. C’est pourquoi les grands poètes qui sont aussi des critiques sont aussi des classiques : Vigny, Baudelaire (23, 88). Régio a bien soin d’unir crítico et poeta (154). C’est bien là l’idéal vers lequel tend Régio et qu’il a posé comme pari : réussir la synthèse entre critique et création. C’est une façon d’être plus pleinement soi, à la fois affirmer son individualité et son universalité (126). Régio est admiratif devant un livre de Mario Saa parce que ce n’est pas un livre feito por Mario Saa mais se fez em Mario Saa. Nous sommes très proches, du moins au plan d’une comparaison possible, des Essais de 247
Montaigne qui ont fait leur auteur, d’un livre consubstantiel à la vie de l’auteur, comme les Confessions de Rousseau. L’œuvre par excellence selon Régio est donc celle dans laquelle va se produire une « révélation », mot à la fois esthétique et religieux. L’esthétique de Régio est fondée sur une opposition fondamentale entre intérieur et extérieur : il faut que l’œuvre exprime ce qui est de l’ordre de l’intime, du caché, qu’elle « découvre » la réalité/ descobre a realidade (91). On retrouve ce double mouvement, ou plutôt Régio le met en évidence chez Manoel de Oliveira (colocar o espectador no próprio centro do quadro, 167), chez Edmundo de Bettencourt (as legendas que Edmundo de Bettencourt afixou [...] testemunham [...] riquezas de vida íntima, 150). Rien de plus significatif que les trois adjectifs avec lesquels Régio définit la personnalité de l’artiste, là encore à travers Ibsen : profunda intuição, alta imaginação, ampla sensibilidade. Cette spatialisation de la création obéit à deux principes : l’opposition intérieur/ extérieur et la légitimation d’une supériorité face au niveau dit réel. Ce niveau supérieur peut être appelé symbolisme. L’art comme vérité révélée nous amène aussi au plus près de la théorie de l’œuvre d’art selon Heidegger : l’œuvre dans laquelle une vérité essentielle, aletheia, se révèle. On pourrait dire que dans la mesure où l’œuvre d’art justifie son créateur, il y a bien chez Régio une conception ontologique de l’acte créateur. C’est en tout cas ce que Régio veut dire lorsqu’il parle d’une œuvre d’art « tendancieuse »/ tendenciosa (101), c’est-à-dire dans laquelle l’artiste s’est complètement impliqué. Une œuvre qui avant tout construit, propose quelque chose. Et Régio a bien soin de noter que todo o gesto destruidor implica o de construção. Voyons là bien sûr une façon de prendre ses distances avec l’avant-garde, mais aussi de justifier l’œuvre dans sa dimension symbolique de substitution et de dépassement de la réalité, du quotidien. *** En conclusion du plus long article donné par Régio et qui est consacré à la peinture (Divagação à roda do primeiro salão dos Independentes), Régio s’adresse non pas seulement à son lecteur, mais au participant idéal selon lui de ce salon (143) : aos que chegam da província com o seu sonho e a sua gaucherie, e aos que abandonam uma solidão cheia de quimera (por vezes real) do génio incompreendido e mártir. Será preciso dizer que é sobretudo destes românticos, destes novos, que ha a esperar coisa nova e própria - coisa de génio embora não lapidado ? Ce n’est pas tant pour l’appellation « romantique » que je cite ce passage que pour le trajet que fait ce jeune « artiste », depuis la périphérie provinciale
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jusqu’au centre du salon des indépendants : trajet qui mime, faut-il le dire ?, le projet audacieux des jeunes de presença depuis Coimbra. Mais il y a plus. Il s’agit d’être véritablement « nouveau »/ novo. Or, on a vu que ce qui est « nouveau » est aussi d’une certaine façon « éternel ». Ne nous pressons pas trop de parler de tradition, ni d’écrivain qui retourne à une conception traditionaliste de la littérature. Il n’y a pas de tradition pour Régio. Il n’y a que le pari, sans cesse répété, qui consiste en ce face-à-face de l’individu, d’une subjectivité créatrice, face au monde et à l’histoire et qui est cette volonté de répondre au défi du déjà dit. On pourra s’étonner de semblables prétentions, de semblables ambitions. On pourra même ironiser. Mais il faut alors se souvenir du lien essentiel que constituent la critique et la création et le prendre comme le meilleur atout qu’a le jeune écrivain, qu’a eu Régio, au moment de se lancer dans la grande aventure créatrice. Quant à cette idée de brouiller le neuf, o novo et l’éternel, o eterno, idée par laquelle s’exprime l’idéal de classicisme de Régio, on se souviendra de ce que disait son contemporain, Paul Valéry (Tel Quel, Pléiade, II, 546) : « Est classique tout artiste qui, en lui, associe un critique à ses travaux. »
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21. « Aimer, voyager, écrire » : Pour une poétique de la médiation selon David Mourão-Ferreira David, comme l’appelaient volontiers ses intimes et ses amis – il en avait beaucoup – a quitté beaucoup trop tôt cette terre qu’il aimait tant. Il est mort le 16 juin 1996, à l’âge de 69 ans. Il a cultivé tous les genres littéraires, la poésie avant tout, mais aussi la nouvelle, l’essai, la chronique, le roman. Um amor feliz, publié en 1986, a obtenu quatre grands prix littéraires. Il a écrit les paroles de nombreux fados dont certains dédiés à Amália Rodrigues. Il a été attiré par le théâtre, alors qu’il était étudiant et il a fait partie d’une troupe universitaire ; il a écrit pour le théâtre. Il a été l’un des fondateurs de la revue poétique Tavola redonda (1950-54). Il a été traducteur (de poésie), critique et chroniqueur à Seara Nova et au Diário popular. De 1976 à 1978 il a été secrétaire d’État à la culture. Il a fait d’innombrables émissions culturelles à la télévision. Il a été un merveilleux enseignant à l’Université classique de Lisbonne où il a donné pendant de longues années des cours de littérature et de théorie littéraire. C’est là que je l’ai rencontré la première fois, en compagnie du Professeur Jacinto do Prado Coelho, représentant de la littérature comparée pour son pays dans toutes les manifestations internationales, et de son jeune assistant d’alors, Alvaro Manuel Machado. Je venais de faire soutenir un mémoire de maîtrise sur son recueil de nouvelles Os amantes. L’étudiante, Maria-Helena Malheiro, est à présent universitaire, essayiste et nouvelliste. Je suis allé souvent voir David, en compagnie de mon ami Alvaro, soit à la Fondation Gulbenkian, soit chez lui. L’homme était simple et raffiné, courtois, plaisant, une curiosité sans cesse en éveil. Je reprends le gros Dicionário de literatura portuguesa (Presença, 1996), organisé par Alvaro Manuel Machado, dans lequel j’ai donné l’article sur David. Le dictionnaire est sorti à l’automne 1996. David n’a pas lu cet article. Je savais qu’il ne pourrait pas le lire, mais j’évoquais une étonnante fécondité littéraire, une carrière qui réserve à coup sûr des surprises. Je feuillette les ouvrages qu’il m’a si généreusement dédicacés, l’énorme numéro spécial de la revue Coloquio/letras qui lui a été justement consacré, avec d’étonnantes photos : le sourire de David, l’éternelle pipe, l’élégance sobre, la distinction naturelle dans sa personne comme dans sa pensée. Dans l’interview qui remonte à 1957, publiée dans Discurso directo (ed. Guimarães, 1969), David évoquait ce qu’il appréciait le plus dans la vie : « aimer, voyager, écrire ». David a été essentiellement un poète et un 251
voyageur : Vates viator, aurait pu être le titre possible pour un essai consacré à sa poésie. Je parlerai ici de l’essayiste et de son rôle de médiateur, en particulier entre deux cultures, la portugaise et la française. Et dans la même interview, quand il s’agissait de définir ce qu’est le bonheur, il répondait : « une alternance de solitude et de convivialité ». Un de ses derniers écrits, deux petits volumes en un, en miroir (Jogo de espelhos, ed. Presença, 1993), est consacré à l’art de séduire et à une ébauche d’autoportrait sous forme de maximes. L’homme était naturellement séduisant. Il aimait séduire. La thèse de Lucia da Silva que j’ai dirigée, consacrée à David poète portugais et cosmopolite, s’est transformée en un essai qui a trouvé sa place dans la collection que je dirige à l’Harmattan. Dans la France qu’il a tant admirée et aimée, David a trouvé sa place : celle d’un « classique pour demain ». *** Je souhaiterais commencer ce qui veut être un modeste hommage par ce que je nommerais, en suivant le poète Philippe Jaccottet, une « expérience poétique ». Dans La Promenade sous les arbres (Neuchâtel, 1983), Jaccottet reprend la lecture systématique d’un poète irlandais, George William Russell, dont il admire la poésie, pour essayer de comprendre en quoi consiste la fascination que celui-ci exerce sur lui. Il ressort de cette aventure de lecture quelque peu déçu, changé, mais aussi fortifié dans sa foi poétique. Autant le dire tout de suite : la lecture de l’Antologia poética (ed. Presença, 1988) de David Mourao-Ferreira n’a jamais suscité en moi aucune déception, mais elle m’a amené à formuler une nouvelle évaluation de l’imagination créatrice du poète portugais que je propose à titre d’hypothèse. Sur les quarante années qui constituent le parcours poétique de David, sur ces dez vezes quatro, dez anos vezes quatro sur lesquelles il semble insister dans son dernier recueil No veio do cristal, j’observe l’absence d’une quelconque référence, mention à la France, à la culture française, excepté quelques citations mises en épigraphe, en concurrence sérieuse avec d’autres, issues d’un très large fonds européen. On dira aussitôt qu’il n’y a pas lieu de chercher une présence de la culture française dans une poésie qui s’affiche, dès le début, dans A secreta viagem, comme arte de amar, une citation de Cecilia Meireles (A arte de amar é exactamente a de ser poeta). Que viendrait faire la France dans cet incessant et éblouissant hymne au corps féminin, dans cette longue aventure entre deux amants, dans ce dialogue incessamment poursuivi entre un tu et un eu, ou dans une topographie sensuelle (praia, areia, mar, duna, sol, luz, espuma…. ) Cousas do mar pour citer Camoens, ce que fait David ? Si un lieu mérite d’avoir droit de cité poétique, c’est Lisbonne, le fado, les poèmes à guitarra et à viola, pour reprendre le titre d’un recueil de poésies (1954-60). 252
C’est faire bon marché d’une inspiration qui s’affirme à partir de Do tempo ao coração (1962-66) et qui va se poursuivre avec Matura idade (1966-72), centré sur les quarante ans, cette fois du poète. Là, la poésie parfois s’approche du carnet de voyage et recoupe des itinéraires et des thèmes recueillis dans les chroniques de Discurso directo (1969) où s’affirment, très librement, à la fois une dilatation jubilante de l’espace d’inspiration et un regard critique sur l’Europe, sur le monde parcouru par le poète. Il faudrait citer tout particulièrement « Retrato de rapariga » (dans Do tempo ao coração) dans lequel la jeune fille symbolise l’Europe nouvelle, celle qui est en train de s’affirmer dans les mentalités et les sensibilités. David commence à voyager à partir des années 60. En 1965 il va pour la première fois en Italie : c’est la révélation... De 1967 jusqu’en 1993, il ira tous les ans en Italie. C’est à Rome, alors qu’il représentait l’Académie des sciences de Lisbonne, lors d’une session de l’Academia dei Lincei, qu’il apprend le début de ce qu’on appellera la Révolution des œillets. Plus tard, ce seront d’autres pays découverts, l’Extrême-Orient, New York, l’Afrique, avec le poème « Numa praia de Senegal » repris dans Os ramos e os remos (1985). Et les lucidos lugares de Orfico oficio où l’on découvre quantité de romances dédiés à des villes qu’aimait David ou dans lesquelles il a connu des instants de bonheur (l’Italie, la Grèce) jusqu’au Brésil dans Romance de Ouro preto, dans le dernier recueil, No veio de cristal. Et je constate : dans cette conquête progressive du monde, aucun romance n’est dédié à Paris, à la France, à la capitale qui a été le lieu d’une aventure amoureuse qui a compté et dont il reste à vrai dire une poésie (leed) à la Hollandaise Margarethe, sa première aventure amoureuse. Nous sommes en 1947-48. Mais la constatation négative doit aussitôt disparaître : peut-on imaginer chez ce Portugais éclairé, sensible, une quelconque alliance du romance avec Paris ? Paris reste, pour David, ce qu’il a été pour son ami de longue date, Luis Forjaz Trigueiros, Capital do espírito, titre de l’essai remarqué sorti en 1939 et que nous avons évoqué au début de ce livre. Et il faut admettre, après lecture de la poésie de David, que la France n’est associée, chez lui, dans sa poésie du moins, à aucune note personnelle, biographique, aucun instantané de vie, aucun moment qui soit convertible en enjeu vital, sensuel, personnel. La France est du côté du cérébral, du livresque, du côté de la culture, comme on dit du côté de chez Swann. *** « Je suis né, j’ai grandi dans une maison où il y avait beaucoup de livres français, où l’on évoquait constamment le nom de la France, où les valeurs de la France, d’ordre culturel ou politique, étaient l’objet d’un culte très fort. J’ai appris à respecter, pratiquement en même temps, et avant de connaître leurs œuvres, les noms de Ronsard et de Camoens, de Flaubert et de Eça de 253
Queirós, d’Édouard Herriot et d’Aristide Briant et ceux de quelques hommes politiques portugais de la Première République ». Peut-être aurait-il fallu commencer par ces lignes (traduites), sobres et vibrantes à la fois, tirées d’un petit texte de 1973, repris dans Os ócios do ofício (ed. Guimarães, 1989), dont le titre « Je vous salue, ma France », allusion à une poésie d’Aragon, change ce qui débutait comme une confession en un acte de foi. Le texte se poursuit avec la figure du père, « mon premier professeur de français », la lecture clandestine des Fleurs du mal, ou plutôt la contemplation furtive de gravures, l’expérience surréaliste qui vient compenser l’intellectualisme de la poétique de Valéry et Proust, « une autre de mes grandes idoles ». Puis c’est une liste copieuse d’autres noms, plutôt en couple : Gide et Mauriac, Apollinaire et Claudel, Giraudoux et Charles Du Bos, Supervielle et Saint John Perse, Cocteau et Montherlant, Paul Morand et Marguerite Yourcenar, Julien Gracq et André Pieyre de Mandiargues. Ce petit texte permet d’éclairer, de justifier le mot de livresque, employé pour caractériser l’image que David se fait de la France : la France est du côté des livres. Et l’on sera autorisé à faire la comparaison avec le texte suivant « Caleidoscópio espanhol » (dans Os ócios do ofício) dans lequel David ne sait plus très bien combien de fois il est allé en Espagne. Si l’écriture de David se mêle pour lui à la vie, au point de fabriquer ce néologisme Escreviver (Diário de Notícias, 9-X-84), il faut admettre que la culture française occupe une place et acquiert un rôle particulier dans sa vie : être la matière, le prétexte essentiel d’une médiation culturelle. David intermédiaire, médiateur de la culture française au Portugal : le sujet est à la fois varié et évident. Pour rendre compte de cette tâche, ofício, parallèle à la poésie, l’órfico ofício, je distinguerais trois aspects ou visages de l’intermédiaire : le traducteur, le lecteur et le critique. Depuis l’âge de vingt-et-un ans, David est traducteur et la littérature française a été pour lui un domaine de prédilection. Mais il a été un traducteur sélectif, comme l’a justement noté João Barrentos dans l’article qu’il a donné dans l’hommage que lui a rendu la revue Colóquio. David aimait à rappeler le principe de Claudel (Diário de Notícias 15-VIII-68) selon lequel chaque écrivain se devrait de traduire au moins une œuvre pour enrichir le patrimoine national. David a traduit de nombreux poètes, mais toujours quelques textes de chacun d’eux. Et Vasco Graça Moura rappelle, à juste titre, dans David Mourão-Ferreira ou a mestria de eros (Brasilia, 1978 : 70) « l’évidente relation érotique de l’œuvre du traducteur avec l’œuvre traduite »/a evidente relação erótica da obra do traductor com a obra traduzida. Il y a plus : pour David, traduire, il le déclare dans Imagens da poesia europeia (ed. Artis, 1972 : 14), c’est « inventer un texte que l’auteur traduit aurait écrit si sa langue maternelle avait été celle du traducteur et non la sienne ». Et peu de temps avant de mourir, il déclarait à Fernanda Abreu (Boca
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bilingue, 1996) que traduire, c’est « sentir la possibilité que ce texte respire en portugais ». Il traduira surtout des poètes, même s’il commence par l’Homme traqué de Carco devenu O homem perseguido (1956). Des poètes anciens et modernes : éclectisme donc qu’il revendique en se présentant (toujours dans Imagens) en amador. Pour les anciens, citons Louise Labé (A Capital 14-VII-71), Villon, la « Ballade des Dames de Paris » (Jornal do Comércio 16-IX-71), trois extraits de Racine et la fameuse tirade de Théramène (A Capital, 9-VIII-1972 et 8-XI1972), des extraits de l’Art poétique de Boileau (A Capital, 26-VII-1972) et Vauquelin des Yveteaux, pour un sonnet qu’il reprend dans son beau texte « O vinculo amoroso » (Os ócios do ofício) et qui apparaît comme une sorte d’autoportrait que deux vers peuvent retracer : « Avecque mon amour naît l’amour de changer/Et me trouvant partout, je ne suis nulle part ». Pour les Modernes, retenons Baudelaire (Diário de Lisboa, 7-XII-1967), Paul Valéry (Colóquio/Letras 1995), Breton et « l’Union libre » (A Capital, 3-XI-1971) et Guillevic, avec une plaquette (Lisbonne, Ulisseia, 1965). La même année, il le reçoit, en qualité de Président de la Société portugaise des auteurs. Ajoutons que David s’est souvent aventuré dans les textes antiques – grecs ou latins – les poètes, bien sûr, et dans le domaine espagnol, il a à son actif, une letrilla de Góngora, des coplas de Quevedo et des extraits de l’Archiprêtre de Hita. Du point de vue technique, la traduction est un « pesage de mots », selon la formule de Valery Larbaud, dans Sous l’invocation de Saint Jérôme. C’est en quoi l’activité de traducteur n’est pas radicalement différente de celle de poète, surtout pour David. Dans un petit texte de 1963 (« O Reino das Palavras »), publié dans Tópicos recuperados (ed. Caminho, 1992) et dont il utilisera une partie dans son discours fait en français à la VIIe Biennale internationale de poésie (1965), il rappelle que le poète brésilien Carlos Drummond de Andrade ne considérait pas encore comme poésie « ce que tu penses et ce que tu sens »/o que pensas e sentes isso ainda não é poesia. Et il cite son conseil : « Pénètre sourdement dans le royaume des mots : c’est là que sont les poèmes qui attendent d’être écrits »/ Penetra surdamente no reino das palavras. Là estão os poemas que esperam ser escritos. La poésie n’est pas ailleurs que dans les mots : la littérature s’écrit sur de la littérature. Par ailleurs, traduire est toujours pour David une opération sélective, un choix de préférences fait à partir d’affinités. Traduire en ce sens, c’est établir avec les mots, comme on vient de le voir, un « lien amoureux »/o vínculo amoroso. Du point de vue culturel, la pratique de la traduction est une opération originale de compréhension, également une façon de partager l’admiration, l’expression d’une préférence, d’un coup de cœur, voire d’un coup de foudre. Et David de citer Steiner (Magia, palavra, corpo, Cotovia, 1993 : 26) : « Aucun homme, aucune femme n’a à justifier son anthologie personnelle, ses options essentielles. L’amour ne se justifie pas par argumentation. »
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La traduction est pour David, comme pour d’autres médiateurs, l’expression d’une activité plus large et constante : le goût, la pratique de la lecture. Dans les infinies lectures de David, la littérature française occupe une place d’autant plus prééminente que la langue française est la voie d’accès pour des langues étrangères que David ne pratique pas, comme l’allemand. *** Dans l’interview de 1964 reprise dans Discurso directo, à la question des dix romans à emporter sur la lune, il répond : La quête du Saint Graal, les Liaisons dangereuses et Proust. Seul le dernier nom ne surprend guère. Que David ait été un grand lecteur, un lecteur avisé et curieux, ne fait aucun doute. Mais quelle relation établir entre la lecture et le travail, l’écriture de la médiation ? C’est par la pratique de la citation que l’on peut avoir une réponse, sûre et variée. La citation, c’est l’ouverture la plus large, directe, précise, que le lecteur – et non plus le voyageur – recueille de son expérience de l’étranger. C’est une invitation fortuite, brève, répétée, à vagabonder dans les rayons d’une bibliothèque imaginaire. C’est une manière d’écrire, de composer un article, une chronique. La citation, chez David, comme chez d’autres, revêt essentiellement quatre aspects, selon la position qui lui est assignée. En exergue, en épigraphe, c’est un hommage rendu à la pensée d’autrui. Impossible, impensable de collectionner les exemples. Gardons-en un qui vaut son pesant d’humour : elle est de Jules Renard et ouvre As quatro estações (Presença, 1994) : « La femme ne devrait vivre qu’une saison sur quatre, comme les fleurs. Elle reparaîtrait tous les ans ». En situation d’ouverture, elle est là pour allécher, surprendre le lecteur, piquer sa curiosité ; elle est un moyen original de résoudre le problème de l’introduction. En situation conclusive, c’est mettre le texte sous une autorité supérieure devant laquelle on s’incline ; c’est conférer à une pensée une valeur axiomatique. Dans le corps du texte, elle apparaît comme un exemple, une illustration, une preuve illustrative. Mais la citation dans le corps du texte apporte aussi une autre dimension à l’écriture, à la lecture. Elle s’apparente en ce cas à une allusion, à un bon mot que l’homme lettré peut faire, peut glisser, dans une sorte de conversation fictive, à son lecteur, ou plutôt ici à son interlocuteur, à son complice. Aucune volonté d’érudition, simplement une façon de s’effacer devant la pensée d’autrui, une formule plus brillante, plus stimulante. Et ce sont les « disait-il », « comme disait »/ dizia, como dizia… La référence étrangère va souvent plus loin que la simple citation. Elle esquisse une analyse, laissée pour plus tard, si le lecteur le souhaite, si le cœur lui en dit. L’ère du soupçon, l’ouvrage, le titre de Nathalie Sarraute vont como uma luva (comme un gant) au roman Húmus de Raul Brandão : au lecteur de poursuivre (Tópicos Recuperados, 183). 256
Dans ce jeu des citations, Paul Valéry se taille la part du lion. C’est d’ailleurs sa fameuse citation, connue de tous les comparatistes, qui est à l’honneur : « Le lion est fait de mouton assimilé »/ O leão é feito de carneiro digerido (Sob o mesmo tecto, ed. Presença, 1989 : 22). Ou encore : « Rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer ». La comparaison entre l’écriture de la médiation et la conversation trouve sa justification chez un médiateur apprécié de David : Augusto de Castro, pour trois littératures majeures (Portugal, France, Italie). Et David définit ainsi son écriture comme une variante de la conversation (Os ócios do ofício, 71) : « Converser avec une manière inoubliable de sentir la présence vivante de traditions multiples et d’atteindre de façon magique à travers ces noms et bien d’autres à une sorte de continuité corporelle de la littérature européenne, du moins pour trois de ses aires privilégiées. » L’art de la citation chez David, c’est le contraire de l’érudition : c’est le goût, l’art de choisir, pour éclairer, éveiller, enrichir l’esprit. C’est une forme de culture, si la culture n’est pas l’entassement des connaissances ou des informations, mais la « sélection des meilleurs » (interview de 1962 reprise dans Discurso directo, 22-23). Revenons à la lecture. Le critique est le lecteur avisé par excellence. Et David cite Dámaso Alonso (Vinte poetas contemporáneos, ed. Atica, 1960 : 17) : « Le critique est un être chez qui les qualités de lecteur sont exacerbées ». Ou Sainte-Beuve : « Le critique est un homme qui sait lire et qui enseigne aux autres à lire ». De fait, l’activité critique de David occupe un moyen terme entre la chronique et la théorie. *** Il a enseigné la théorie littéraire, mais il n’a jamais fait étalage de ses connaissances et surtout il ne les utilise jamais pour fonder une approche d’un texte. Le contact sera direct, intime. Il a pourtant lu toute la critique des années 20 à 60. Aux noms anglo-saxons, voire espagnols (Dámaso Alonso, Carlos Bousoño pour la poésie) s’ajoutent les références françaises qui dominent largement, ou les références en langue française : cela vaut pour Leo Spitzer, Ernst-Robert Curtius, George Steiner. Citons Bachelard, Barthes, Roger Caillois, Etiemble, Sartre, mais aussi Julien Gracq et encore Charles Du Bos, Valéry et Proust, en particulier le Contre Sainte Beuve et la notion de « moi profond ». Lorsqu’il se tourne vers la littérature, le chroniqueur qu’est David s’accorde quelque liberté de ton. Ainsi son « Contra Sade » (Discurso directo) qui juge sans complaisance, avec lucidité me semble-t-il, l’œuvre du divin Marquis en reprenant la formule de Bertrand d’Astorg : « des travaux forcés du plaisir ». Pour David, Sade montre jusqu’où peut aller l’érotisme sans amour. En sens inverse « Em defesa de Chateaubriand », dans le même 257
recueil, prend la défense de l’amoureux de l’Italie, du provincial qui sait être aussi grand voyageur, du classique et du romantique, de l’homme qui a réussi une autre synthèse : « enraciné et nomade »/ enraizado e nomada. Il célèbre Cocteau (« Na morte de Jean Cocteau », Discurso directo), poète génial, extraordinairement doué, inclassable. Il se hasarde à parler musique, lui qui n’est aucunement musicien, pour évoquer le travail de Debussy qui, à sa manière, a bien servi sa poésie. Ses versions musicales peuvent rivaliser avec les meilleures traductions. Quatre écrivains méritent non seulement des chroniques, mais des articles de fond ou des contributions de type universitaire : Montherlant, Colette, Marguerite Yourcenar et Valery Larbaud. David a été le traducteur de La Reine morte. Il le rappelle lorsqu’il commence en 1973 une chronique sur le suicide de Montherlant (Sobre Viventes, ed. Dom Quixote, 1976 : 175-194). Ce suicide ne l’a pas surpris. Aussi cherche-t-il à mieux cerner l’homme, l’image qu’il s’en est fait : grand seigneur des lettres, mais aussi « fréquemment cabotin »/ cabotino. Et il y a aussi le misogyne, le libertin, l’amateur de tauromachie, passion qui le place aux côtés de Picasso, Lorca ou Hemingway. Pour Montherlant, il s’agissait pourtant moins de vivre que d’écrire de belles œuvres, puis de mourir : ce qu’il a fait (E foi o que fez). Point d’envolée oratoire : l’oraison funèbre tourne court. « O exemplo de Colette » (Sobre Viventes) : le titre dit clairement la volonté de brosser un portrait exemplaire de la romancière. David considère La naissance du jour comme un de ses plus beaux livres, même si Chéri est incontestablement un chef-d’œuvre. C’est l’occasion de revenir à Montherlant qui exprime son admiration pour ce roman en déclarant de façon apodictique : « Quand on referme Chéri, on dit c’est ça ». Montherlant aurait dû se borner à ce jugement lapidaire, car, selon David, il se trompe quand il pense qu’il s’agit d’un style simple et naturel. Et David de faire un développement théorique sur l’approche stylistique pour laquelle il demande pardon à son lecteur. Puis il enchaîne avec une anecdote, ce qui est plus dans son style… Il invoque le témoignage de la comédienne Marguerite Moréno qui a vu travailler Colette à La naissance du jour. Et « travailler » pour Colette, c’est « déchirer ce qu’on a fait pendant la semaine passée. » David comprend mal pourquoi Colette n’a pas eu le droit d’appartenir à l’Académie française. Aussi est-ce avec joie qu’il ouvre son étude sur Marguerite Yourcenar (Retrato de uma voz, Presença, 1984) en se félicitant de la décision des académiciens français d’accueillir en leur illustre compagnie cette grande dame des lettres. Grande et discrète, secrète même, à l’opposé d’une Françoise Sagan : suit un bref parallèle. David entend aborder la figure et l’œuvre de Marguerite Yourcenar selon deux perspectives totalement différentes : l’image publique de la romancière et la lecture intime de l’œuvre pour tenter de cerner de l’intérieur le processus créateur. Il se présente comme 258
un simple « amateur » et il insiste sur ce point. Mais sa passion pour la prose de Marguerite Yourcenar l’autorise à faire des traductions, uniquement de textes qu’il considère comme « confidentiels ». Il réfléchit sur l’emploi constant de la première personne, cherche à cerner les effets, les échos de cette voix, une et multiple. Une certaine androgynie le ramène à Colette. Mais la largeur de vues (le fait qu’elle aborde l’inceste ou l’homosexualité) et la grande culture, l’humanisme de Yourcenar l’obligent à hausser le ton et à saluer avec admiration celle qui « a élargi nos horizons de la compréhension de l’humain et de la jouissance de la terrible beauté du monde »/ alargar os nossos horizontes de compreensão do humano e de fruição da terrível beleza do mundo. David a mené une relation suivie, attentive et passionnée avec Valery Larbaud : une longue histoire d’amitié, au-delà des générations, et d’admiration. Admiration pour un mode de vie, alliant dilettantisme et érudition, pour son goût des voyages et sa passion pour l’Italie, l’Espagne et bien sûr le Portugal. C’est un essai de Bernard Delvaille qui l’amène à Larbaud et qui le fait passer de intermittente larbaldiano à devorado admirador. Une première apparition de Larbaud, significative, se fait dans « Italia mea », texte qui fait partie de la suite « Setembro em Italia » (1968) et repris dans Discurso directo. David arrive en Italie, en train, après un voyage interminable qui lui rappelle les expéditions ferroviaires de Larbaud et de son hétéronyme, Barnabooth. Dans une autre chronique, « Em San Marino », il se présente, pèlerin ayant en mains les Œuvres de Larbaud dans la collection de la Pléiade. San Marino est une curiosité géopolitique : c’est, comme le dit Barnabooth, le guide de prédilection, « la rosette que l’Italie porte à sa boutonnière ». David marque son admiration pour Larbaud « cosmopolite par vocation et par culture ». Dans un texte recueilli dans Sob o mesmo tecto, David fait un parallèle entre Gilberto Freyre poète et le Larbaud qui se cache sous le pseudonyme de Barnabooth. Tous deux écrivent une poésie de la « possession du monde ». Sans doute y a-t-il d’autres poètes ou écrivains qui partagent cette même passion : Cendrars, Morand, Supervielle, Saint-John Perse. Mais c’est Larbaud qui lui paraît le mieux convenir pour justifier ce parallèle entre le Freyre de Tal vez poesia et Valery-Barnabooth : même cosmopolitisme, même humanisme et même personnalisme « qui arrive à être anarchique, dans le bon sens du mot ». Larbaud réapparaît dans une longue étude « Algumas imagens de Lisboa na literatura francesa », une communication donnée à la Fondation Gulbenkian de Paris et reprise dans Os ócios do ofício. David évoque les séjours de Larbaud au Portugal et les textes qui en sont sortis, comme la fameuse « Lettre de Lisbonne ». Ce texte l’amène à évoquer un autre amoureux de Lisbonne, Paul Morand. Il saisit l’occasion d’exprimer son admiration pour l’auteur de Venises, « un des plus beaux livres qu’une ville a pu inspirer à un écrivain de 259
race ». Puis il enchaîne avec la suite que Morand a donnée à la célèbre « Lettre », reprise dans Monplaisir en littérature, un titre que David n’aurait pas désavoué. Larbaud fait une autre « apparition » dans un texte « Comparatismo e extraterritorialidade », repris dans Tópicos recuperados (1992). Il est à part entière dans cette étude. Et David tient justement à lui faire réintégrer une galerie prestigieuse d’écrivains qui illustrent ce que George Steiner a appelé « Extraterritorialité ». David admire Steiner, mais il n’aime pas beaucoup ce mot qu’il juge quasiment imprononçable. Qu’est-ce que cette « extraterritorialité » ? Une stratégie d’exil permanent, un multilinguisme, une ouverture sur les littératures étrangères, pour Larbaud, qui en fait à bon droit un comparatiste à part entière. Le comparatisme de Larbaud apparaît, pour David, dans son intérêt pour les langues, pour les mots ; il est aussi un amoureux de l’amour et un amateur de géographies étrangères. Trois vertus cardinales qui appellent néanmoins quelques commentaires. Et David interpelle son lecteur : « Et je fais cette question à moi-même (ce n’est pas une blague ni une provocation) si tout vrai comparatiste ne doit pas être un expert dans ces trois domaines ». Reconnaissons que le second, pour être agréable et gratifiant, n’en pose pas moins quelques problèmes. Dernière mention de Larbaud : dans un texte de 1982 repris dans Nos passos de Pessoa (ed. Presença, 1988), David envisage ce qu’il considère comme une tendance hétéronymique chez Larbaud qui autoriserait un parallèle avec Pessoa. Ce parallèle aurait pour fondement un ancêtre commun aux deux écrivains : le poète Antero de Quental, objet d’une commune admiration. Mais lorsqu’il s’agit de faire l’éloge de Larbaud, c’est non plus vers Morand, mais Saint-John Perse que David se tourne. En quelques lignes le poète a dressé non seulement le portrait de Larbaud, mais il a trouvé les mots essentiels pour qualifier tout médiateur culturel authentique (Nos passos de Pessoa, 51) : « Humaniste, voyageur, accréditeur de lettres françaises à l’étranger et de lettres étrangères en France, vous étendiez votre libre intercession au confluent de toutes les littératures d’Europe. » *** Cette triple définition conviendrait, on l’a compris, à David lui-même. Et Urbano Tavares Rodrigues, l’ami fidèle, a soin de remarquer dans « Infinito pessoal », titre de l’hommage de la revue Colóquio dont David fut pendant quelques années le directeur : « quanto mais português, mais europeu ». La haute estime dans laquelle David a tenu la culture française n’a d’égale que celle qu’il témoignait pour sa propre culture : aussi est-il au sens plein du terme un « francophile ». Mais la francophilie de David s’inscrit dans une géographie sentimentale où l’Italie et l’Espagne, une certaine Méditerranée ont une place de choix. 260
David, traducteur, critique, passeur de cultures, a eu le don de la « sympathie objective ». Je tire la formule de l’épais recueil d’articles de Charles Du Bos, Approximations (Fayard, 1965 : 1045). Les mots renvoient à la personnalité et à l’action d’un critique que David a souvent cité : ErnstRobert Curtius. Du Bos souligne les qualités qui sont propres au médiateur : l’ouverture d’esprit, l’hospitalité intellectuelle, la capacité d’accueil, dont il fait à la fois un plaisir et un devoir. J’aurais pu tout aussi bien reprendre une autre formule saisissante du même Charles Du Bos, parlant, à propos de la tâche critique de Camille Mauclair, autre amoureux de l’Italie, de la noble mission accomplie par « un interprète spirituel » (Approximations, 579). Pour que l’amoureux des mots ne soit pas oublié – David se définit dans Jogo de espelhos comme « verbívoro » – gardons le jeu de mots où David associe – sourire en coin – l’adjectif « libre » et le substantif « livre »/livro.
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22. La critique d’art selon Mário Dionísio : Lectures étrangères & engagement Le Portugal a célébré en 2016, à la fin octobre, le centenaire de la naissance de Mário Dionísio (1916-1993), poète, prosateur, essayiste et figure marquante d’un mouvement esthétique et politique qui a beaucoup marqué la réflexion et la création, surtout dans le domaine des lettres : le « Néo-réalisme ». Un colloque international, organisé par la famille de l’écrivain – sa fille, sa petitefille, Eduarda et Diana – et par des universitaires, au premier rang desquels il faut citer Maria Alzira Seixo, s’est transporté de l’Université classique de Lisbonne à la Maison du Néo-réalisme à Vilafranca de Xira, au nord de la capitale, pour se terminer à Lisbonne, à la Casa da Achada, le Centre Mário Dionísio, dans le pittoresque quartier de Alfama. En marge de ce centenaire et de ces manifestations, j’ai souhaité dédier quelques pages à une figure marquante des lettres et de la pensée portugaises du siècle dernier, et plus particulièrement à son ouvrage, A Paleta e o Mundo/ La Palette et le Monde (éd. Europa América, 5 vol., 1957-1962 ; nous utilisons la 2e éd., s/d). Pour plus de commodité, nous renvoyons à cette édition dans le corps de l’article avec entre parenthèses le tome en chiffre romain suivi de la page de référence. Cinq volumes, une sorte de polyptique monumental d’un millier de pages, offrent un panorama, tout à la fois grandiose et détaillé, des grandes tendances de l’art en Occident, des figures marquantes depuis le XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe. Je reviens sur un ouvrage, peu connu en dehors du contexte portugais, pour en dégager deux aspects essentiels : l’importance et l’étonnante diversité des « lectures » étrangères, des références critiques et l’engagement humaniste qui transparaît au long d’une entreprise intellectuelle qui s’impose par une indéniable originalité, mais surtout par une ambition peu commune. Mário Dionísio a tenu à s’expliquer dans une courte préface sur ses intentions pour éviter sans doute des malentendus (I, 24) : A Paleta e o Mundo n’est pas une « histoire »/ história ni un « traité »/ tratado et l’ouvrage ne s’adresse pas à des « spécialistes »/especialistas. C’est plutôt « une longue conversation »/ uma longa conversa pour établir un « dialogue constant »/ diálogo constante, une manière de ne pas être seul… L’originalité, l’ambition de Mário Dionísio tient dans l’invention d’un discours critique pour faire comprendre ce qu’est la peinture que l’on dit moderne. Retenons, d’entrée de jeu, la dimension didactique, voire pédagogique, d’un projet qui est né, comme il le rappelle, de leçons et de conférences à l’intention d’étudiants – une série 263
de huit conférences données à la Faculté des sciences de Lisbonne en 1953, suivies d’une première édition, sous forme de fascicules, dont le premier sortira en mai 1955. Ajoutons également que les grandes lignes d’une histoire de l’art sont tracées dans une conférence remarquable donnée en 1957 à la Sociedade nacional de Belas Artes, à l’occasion de la Première Exposition d’Arts plastiques à la Fundação Gulbenkian, sous le titre problématique et programmatique : Conflito e unidade da arte contemporânea/ Conflit et unité de l’art contemporain. Cette conférence a fait l’objet d’une réédition en 1992 par la Câmara municipal de Almada ; c’est un fascicule d’une vingtaine de pages, non numérotées. Je tiens ce texte, d’une rare densité, comme le germe de ce qui va devenir, en une immense amplification/ amplificatio, et pas seulement au sens rhétorique du mot, A Paleta e o mundo qui est d’ailleurs, à cette date, en cours d’élaboration. Mário Dionísio affirme avec force qu’il n’est ni critique ni historien et il se contente de présenter ce qu’il appelle, par modestie ou humour, des « hypothèses » et des « songes ». Il n’en est pas moins vrai que, pour faire comprendre ce qu’est la peinture moderne, pour dépasser les mouvements d’incompréhension, il rejoint d’une étonnante manière la démarche des historiens – Marc Bloch ou Lucien Febvre par exemple – c’està-dire mobiliser le passé pour comprendre le présent et partir du présent pour interroger le passé. *** Ce mouvement de pensée qui relève d’une dialectique simple et efficace est le principe dynamique qui traverse de part en part A Paleta e o Mundo et qui est à la base du double engagement intellectuel et moral de Mário Dionísio : d’une part, la défense et illustration de l’art moderne, d’autre part, l’éducation d’un public toujours plus large. Dans cette optique, on accordera une attention toute particulière, dans le premier volume, à la première partie intitulée « Expression et compréhension »/ Expressão e compreensão qui pose les grands principes selon lesquels l’étude de la peinture en tant qu’expression peut et doit être menée en vue de ce qui reste comme l’objectif essentiel de l’ouvrage : la compréhension de la peinture, plus concrètement d’un tableau. À ce titre, le premier volume est à lire non pas seulement comme une simple introduction théorique mais, de façon plus ambitieuse et novatrice, comme un discours de la méthode. Et le mot « méthode » retrouve ici son sens étymologique de « voie », de « chemin », de viatique conceptuel pour avancer dans la réflexion. Refaisons, de façon nécessairement rapide, un parcours qui se déploie en une suite souple de onze chapitres qui excèdent rarement la vingtaine de pages et qui se présentent comme autant d’essais, de « leçons » à l’usage de 264
l’apprenti ou de l’amateur de peinture. Point de départ : le « divorce »/ divórcio entre l’art et le public et, plus précisément le « conflit » /conflito entre le public et certains aspects ou modalités de la peinture moderne. Pour rendre compte de ce conflit, point n’est besoin d’opposer la science et l’art. Dionísio rappelle un deuxième principe : « En art il n’y a pas de progrès »/ Em arte não ha progresso et le progrès de la science ne met pas en péril l’existence de l’art. L’art et la science sont des « pôles opposés et complémentaires » (I, 64-65). Troisième principe : l’œuvre d’art est historiquement datée, située dans l’histoire. Plus précisément, l’art « dépend » de la société, mais l’art et la société ne vont pas au même rythme (I, 76-77). D’où un quatrième principe : il faut adopter une démarche dialectique, insistons sur cette exigence, qui fait de l’œuvre d’art « un événement parmi d’autres dans le vaste cadre du travail humain »/ um acontecimento entre tantos no amplo quadro do trabalho humano (I, 91). Autre principe ou précaution d’ordre méthodologique : avec l’historien de l’art Henri Focillon, cité comme caution (sa « lucidité habituelle » est invoquée), il est rappelé que « le bois de la statue n’est plus le bois de l’arbre »/ a madeira da estatua ja não é a madeira da árvore (I, 93), ce qui est en effet une des formules saisissantes que Focillon aime à multiplier dans Vie des formes. Il faut donc tenir compte de ce processus de « transformation »/ transformação que les tenants d’un certain réalisme réducteur ne comprennent pas. Sixième principe : si la réalité est une donnée importante, primordiale, on ne saurait oublier la « main » et l’on retrouve encore Henri Focillon, auteur d’un célèbre Éloge de la main, en appendice à sa Vie des formes. Ce qu’on nomme « réalité » n’est qu’un point de départ évident. Principe fondamental (le septième) : « On ne peut pas copier »/ Não se pode copiar (I, 124). Peindre, comme dit le peintre Marcel Gromaire, c’est « inventer le concret »/ inventar o concreto (I, 132). Et encore : « L’homme ne peut copier. L’homme crée »/ O homem não pode copiar. O homem cria (I, 136). Huitième principe : notre conception de la beauté dépend de « notre capacité d’appréciation »/ a nossa capacidade de apreciação. Conséquence capitale : nous ne pouvons pas « expliquer »/explicar un tableau, un sonnet, une musique. Nous ne pouvons que forger les « conditions d’une approche », condições de aproximação. C’est tout, commente-t-il, mais « c’est beaucoup » (I, 163). On appréciera une formulation, simple mais contraignante, de la fonction du critique, de l’acte critique, dans sa spécificité, mais aussi ses limites. Neuvième principe, là encore inspiré du Focillon auteur de ce petit livre essentiel qu’est Vie des formes (qui remonte à 1934), cité dans son édition de 1947 : contenu et forme ne s’opposent pas : ils sont « indissociables »/indissociáveis (I, 175). Ouvrons ici une parenthèse d’ordre méthodologique. Il est bien vrai que Focillon s’élève contre « les vieilles antinomies » comme « matière-forme » (Vie des formes, PUF, 1993 : 50). Il faut cependant signaler que Mário Dionísio, dès 1938, dans son « mémoire » pour la licence en philologie 265
romane consacré à une « Introduction à une lecture de l’Ode Maritime [de Pessoa] », 1938, 88 f. dactyl. (inédit), conservé à la Casa da Achada, souligne la difficulté qu’il y a à distinguer le « contenu » et la « forme », en matière poétique (f. 33). Nous remercions Eduarda Dionísio de nous avoir communiqué cette référence et facilité la consultation du document. Focillon n’est pas cité, alors que l’ouvrage de Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme est mentionné, dans la bibliographie, sans édition ni date : il s’agit bien évidemment de la première version publiée chez Correâ, en 1933. Par ailleurs, on doit souligner que la question du « contenu » prend une dimension particulière au moment où s’élabore, au tout début des années 40, une définition de l’esthétique du néo-réalisme portugais. Son chef de file, Alves Redol, plaide pour la primauté du contenu. Dionísio rappelle que l’œuvre d’art naît d’une transformation, d’un « changement »/ mudança et qu’elle en prépare une autre (I, 165). Et plus nettement, il cite la fameuse formule de Focillon « Prendre conscience c’est prendre forme »/ tomar consciência é tomar forma (I, 174). Je voudrais souligner, rapprochant d’ailleurs Dionísio d’un critique littéraire comme Jean Rousset, auteur de Forme et signification (Corti, 1962), que nous avons là une pensée de la forme, sans pour autant avoir une profession de foi formaliste. Bien plus, quand Dionísio rappelle le principe de Focillon qui vient d’être cité, il rejoint le critique Marcel Raymond, et ce que l’on a appelé abusivement l’École de Genève, qui a fait de cette pensée de la forme une des bases méthodologiques de sa lecture critique, s’opposant en cela, en particulier, à la critique d’identification, telle que la défend, en littérature, Georges Poulet. Il importe de rappeler et ce principe et cette sorte de convergence de vues, si l’on veut donner de la critique, selon Dionísio, une appréciation tout à la fois juste et nuancée par rapport à quelques « ismes » qui sont plutôt réducteurs. Dixième principe ou moment dans l’analyse : entrant plus avant dans les problèmes de la technique picturale, Dionísio confronte son lecteur à la réalité matérielle de l’œuvre – matérielle, mais non matérialiste, autre nuance capitale. On appréciera, ici encore, comment l’approche « formaliste » (avec des guillemets) de Dionísio trouve à s’exprimer, dans le sillage de l’auteur de Vie des formes : « L’élaboration d’un tableau est un acte dialectique par excellence où tout dépend de tout et se trouve en constante recomposition [mot clé] »/ A elaboração dum quadro é um acto dialéctico por excelência onde tudo depende de tudo e está em constante recomposição (I, 205). Onzième et dernier principe, là encore faussement simple : il faut « voir »/ver et non « regarder »/ olhar. Et pour justifier l’acte de voir le poète Eluard est librement invoqué : « voir, c’est comprendre et agir […] c’est être ou disparaître »/ ver é compreender e agir […] é ser ou desaparecer (I, 218). Le spectateur d’un tableau devrait-il se faire, à l’instar d’un autre poète, un « voyant » ? Oui, sans doute. Ce qui signifie que, par poètes interposés, 266
Rimbaud ou Eluard, l’approche critique doit tendre, autant que faire se peut, à ne pas trop s’opposer à l’acte créateur. C’est le choix méthodologique que suggérait le critique Jean Rousset dans une communication qui mérite d’être rappelée. Il s’agit de la communication donnée au Colloque de Cerisy en 1966 sous le titre « Les réalités formelles de l’œuvre » reprise dans Les chemins actuels de la critique (coord. G. Poulet), 1968, 10x18, dans laquelle il suggère : « Accordons au critique sa chance – et son risque – de se faire auteur avec ses auteurs. » (1968 : 59). On a bien là une exigence qui vise, sans qu’aucunement nous ne sollicitions le texte, à transformer non pas seulement l’homme spectateur, mais, si l’on ose dire, l’homme tout court. On comprend alors pourquoi l’on peut parler d’une entreprise ambitieuse, d’un certain humanisme qui l’anime et aussi pourquoi Dionísio refuse le mot, inutile et pédant, de « traité ». *** Si Dionísio conteste aussi, comme on l’a vu, le mot « histoire », je relève en revanche le choix du mot « aventure »/ aventura et celui d’« invitation »/convite (I, 17) auquel l’idéal de « conversation », cité dans l’essai précédent, ferait en quelque sorte écho. Sans jouer sur les mots, j’aimerais avancer l’idée que Mário Dionísio n’a pas écrit en effet « une histoire », une parmi tant d’autres, mais plusieurs. Suivant en cela l’exemple des historiens auxquels il a été fait plus haut allusion, il y a chez lui une proposition d’ordre méthodologique, qu’on peut trouver, là encore, dans la Vie des formes de Focillon, selon laquelle ce qu’on nomme Histoire, loin d’être linéaire, est en fait un ensemble de divers flux de temps qui ne vont pas tous au même rythme. Il y a dans A Paleta e o Mundo divers niveaux d’histoire : politique ou événementiel, économique et culturel. On retrouverait presque l’intuition fondamentale des trois temps proposée par Fernand Braudel. C’est la conjonction complexe de ces temps différents qui composent l’Histoire que Dionísio entend restituer : une histoire globale. Nous sommes bien au-delà de toute chronologie, de toute vision réductrice d’une histoire découpée en « étapes », de l’image commode d’un « cadre » historique dans lequel s’inscriraient la peinture ou des peintres. Avant d’entrer dans le tourbillon des mouvements ou des écoles, il faut que le lecteur prenne conscience de la complexité du temps des hommes ou de ce que l’on appellera « l’aventure humaine », en référence à certains ouvrages que Dionísio a utilisés (II, 172). Nous pensons par exemple à La prodigieuse histoire de l’humanité d’André Ribard, Paris, 1946 (II, 90) ou encore du même História do povo francês, São Paulo, 1945 (II, 120). Aussi passera-t-on de l’histoire politique du Second Empire, mais avec la mention de Hugo, à l’histoire sociale des grèves ouvrières ou à l’extraction de 267
la houille (II, 123, 169-171, 258-259). Et aussi de l’évolution économique sous la IIIe République aux tendances idéologiques de la « fin-de-siècle » (III, 1416, 202-205). Et encore, de la terrible expérience des tranchées/ a terrível experiênça das trincheiras aux statistiques sur les prix en Europe et à la situation économique de l’Allemagne après la Grande Guerre (IV, 141-142 ; V, 128-130, 141). Mais c’est également l’histoire des idées et des sensibilités qui est sollicitée quand est notée l’apparition de la notion d’« ambiance »/ ambiente, au détour des années 1880 (II, 285) ou que sont utilisées les notions de « climat »/ clima, ou encore le « facteur époque »/ o factor época, en italique, pour nommer des tendances (le mot tendência apparaît aussi, bien évidemment) et éviter sans doute la notion trop commode ou attendue de « génération » (V, 22-23, 98, 182-183). Au nom même de la vie, dans son alternance du quotidien et de l’exceptionnel, l’historien se change quasiment en romancier. Ou plutôt il s’essaye à l’écriture romanesque, dans des débuts de chapitres, dans l’enchaînement des chapitres et la reprise en anaphore de la fin d’un chapitre et du début du suivant. C’est par exemple la recréation d’un moment, d’un événement : le surgissement, au début du troisième volume, de la Tour Eiffel, « l’arc de triomphe de l’industrie »/ o arco de triunfo da indústria : nous sommes en 1889 (III, 9) et c’est toute l’atmosphère de l’Exposition universelle de 1889 qui est restituée et même un parallèle proposé entre la Tour et l’impressionnisme (III, 13). Il faudrait pareillement citer, dans les deux volumes suivants, les pages de l’avant et de l’après-guerre de 14-18 qui correspondent au cubisme et à Dada. S’il s’agit bien d’écrire l’histoire de divers moments de la vie des hommes, alors hasardons le mot d’épopée, en pensant parfois à une sorte de Légende des siècles en prose. Il y a en tout cas une évidente « volonté de style »/ voluntad de estilo – je reprends la belle formule de l’Espagnol Juan Marichal (Teoría e historia del ensayismo hispánico, Madrid, Alianza ed., 1984) quand il veut définir l’écriture de l’essai qui imprime au récit (mot simple qui réconcilie historiographie et analyse) un rythme particulier, une autre alternance entre la description, l’évocation et la force percutante des formules qui nous rappellent que l’ouvrage est aussi « une conversation » et que l’historien est à ses heures un talentueux conférencier. Millet ? « La Bible est son vrai maître »/ A Biblia é o seu verdadeiro mestre (II, 184). Seurat ? « Il n’a pas voulu révolutionner, il a voulu sauver une révolution »/ Não quis revolucionar, quis salvar uma revolução (III, 45), Gauguin ? : « Il n’y a pas de noir. Même l’ombre a une couleur. »/ Não ha negro, até a sombra tem cor (III, 13). Ou encore : « Rien de moins primitif que cet art qui adore le primitif »/ Nada menos primitivo do que esta arte que adora o primitivo (IV, 32). Certains titres de chapitres sont à eux seuls, de façon suggestive, le résumé d’un moment dit historique : « French cancan et musique de chambre »/ French Cancan e música de cámara (IV, 9) fait passer de Toulouse Lautrec à Vuillard et Bonnard. 268
L’histoire de l’art proprement dite, de la peinture, est traversée, elle aussi, par les divers rythmes de l’écriture. Le temps des mouvements artistiques joue sur l’analyse et la synthèse : le temps bref ou arrêté correspond à la description d’un tableau, moment de l’analyse, de la réflexion et de la contemplation ; le moment plus large et nuancé renvoie à la carrière, au temps de production d’un artiste qui doit apparaître au lecteur comme la trajectoire d’une vie. L’histoire des mouvements qui se sont succédé en France et en Europe à la fin du XIXe siècle est, jusqu’à un certain point, l’histoire de quelques individus ou d’œuvres marquantes. Le mouvement artistique appelle cependant quelques propositions synthétiques qui n’excluent pas parfois le jugement de valeur. La fin de l’impressionnisme, sa « ruine », écrit-il, est à découvrir au sein même du mouvement (III, 20). Réintégré dans le processus historique général, le mouvement appelle un jugement plutôt nuancé (III, 33). Le fauvisme n’échappe pas à l’illusion de la nouveauté absolue : « Toutes les phases de l’art moderne auront cette illusion de recommencer le monde depuis le début »/ Todas as fases da arte moderna terão esta ilusão de recomençar o mundo de princípio (IV, 79). Pour le futurisme, avec son aspect bruyant et agressif, Dionísio est plutôt sévère (V, 64-71). Il se montre au contraire attentif à distinguer trois phases dans le cubisme, à rappeler qu’on ne peut pas parler d’un cubisme (italique de l’auteur) ; il le juge finalement comme « la première grande révolution plastique qui dénonçait l’état avancé de démembrement auquel l’homme était parvenu à la veille de la guerre de 14 »/ a primeira grande revolução plástica que denunciava o avançado estado de desmembramento a que o homem chegara nas vísperas da guerra de 14 (V, 39, 45, 59). Quand Mário Dionísio s’arrête pour commenter un tableau, c’est parce que celui-ci exprime, à sa manière, de façon symbolique ou paradigmatique, un moment de l’histoire des hommes, un message, ou encore son « contenu »/ conteúdo, avec toutes les réserves qu’il convient de faire, comme on l’a vu plus haut, sur cette notion. C’est bien sûr pour son message qu’est cité le célèbre tableau de Delacroix « La liberté guidant le peuple » (II, 150, 168), ou dans un autre esprit le portrait typique du bourgeois du XIXe siècle, le « Monsieur Bertin » d’Ingres (II, 140). Mais c’est aussi pour la technique mise en œuvre, par exemple « Les demoiselles d’Avignon » de Picasso, où s’exprime clairement l’influence de l’art nègre. Ou, plus subtilement, le mélange intime des deux, contenu et technique, chez Gauguin (III, 246-247) et, plus encore, dans le « Guernica » de Picasso dans lequel « le vocabulaire clairement cubiste »/ o vocabulário nítidamente cubista est au service d’une vision prophétique : « l’artiste savait que l’horreur n’était pas seulement dans son Espagne »/ o artista sabia que o horror não estava só na sua Espanha (V, 248-249). Il reste qu’on ne peut oublier un principe simple et qui ne vaut pas seulement pour l’époque contemporaine : « Autant de peintres que de 269
peintures »/ Tantos pintores tantas pinturas (V, 276). Mário Dionísio ne peut faire abstraction de l’individu, de ce que nous pourrions appeler l’équation personnelle de l’artiste et, plus encore, de son « tempérament ». Dépassant le trait purement psychologique ou l’allusion biographique classique, il va chercher dans la vie de l’artiste, ou dans l’homme physique, de possibles explications, un éclairage. De plus, souvent, ce sont des individualités qui s’enferment dans la solitude ou qui sont en lutte ouverte contre la société. Courbet est « un homme qui lutte seul contre la multitude »/ o homem lutando sozinho contra uma multidão et c’est aussi « la fin du romantisme et de ce qui reste de l’héritage néo-classique »/ o fim do romantismo e do que resta da herança neoclassica ; plus profondément, « il aime la campagne mais non comme un refuge, il l’aime comme une source d’énergie »/ ama o campo mas não como um refúgio, ama-o como uma fonte de energia (II, 202-203, 234). Ainsi une véritable approche biographique aboutit à mettre en évidence le conflit entre une personnalité et la collectivité : c’est un fragment significatif de l’Histoire avec majuscule. Un trait fondamental de l’homme peut être une clé explicative à ne pas dédaigner, par exemple « l’insoumission », « la rébellion et l’aventure » pour Gauguin (III, 208). Pour un artiste comme Klee, il faut tenir compte d’un être « introverti et métaphysique »/ introvertido e metafísico (V, 172). Il y aussi des peintres qui ont laissé des écrits à caractère autobiographique qu’il serait impensable de ne pas exploiter, comme le Journal de Delacroix ou l’Autobiographie du Mexicain Juan Clemente Orozco (V, 230). Et puis, bien sûr, il y a le cas Van Gogh : « Rarement la connaissance de la vie d’un artiste aura été aussi importante pour la compréhension de son œuvre »/ Raramente o conhecimento da vida dum artista será tão importante para a compreensão da sua obra (III, 190). Mais cela ne signifie pas qu’il faille poser une explication simpliste de cause à effet : « La peinture a été son unique libération authentique »/ A pintura é a sua única libertação auténtica (III, 165). Au reste, Mário Dionísio a écrit sur Van Gogh au moins à deux reprises : il renvoie d’autant plus volontiers à son Drama de Van Gogh (Coimbra, 1951) qu’il y a eu, depuis sa parution, de nouveaux documents qu’il met à profit dans des pages qui dépassent de loin la simple monographie (III, 171). D’une façon générale, l’étendue et la variété des références bibliographiques exigent que celles-ci soient examinées à un autre niveau que celui de la simple érudition. *** L’étude de l’écriture de l’histoire – l’historiographie – débouche évidemment, pour Dionísio, comme pour d’autres, sur la question de la documentation. Mais, de même que, pour le premier volume, la réflexion théorique s’est changée, sous nos yeux, en un discours de la méthode ; de même que l’écriture de l’histoire s’est transformée, on vient de le voir, en une « aven270
ture », en une épopée, voire en écriture romanesque, de même la question des sources bibliographiques innombrables utilisées par Mário Dionísio ne peut être abordée comme n’importe quel corpus de bibliographie secondaire. Les lectures innombrables faites par Dionísio obéissent à des choix et révèlent non pas des tendances, mais des préférences, voire des stratégies dans la façon dont elles sont exploitées. On doit noter d’abord la modernité, l’actualité de ces lectures dont la plupart ne remontent guère au-delà des années 30-40. Les références de Dionísio sont celles qui correspondent, au plan intellectuel, à la génération à laquelle il appartient et qui a commencé à travailler juste avant la Seconde Guerre mondiale et qui, après guerre, révèlent une évidente volonté de suivre au plus près l’actualité. De ce point de vue, la France est la grande et constante médiatrice culturelle et l’homme, à son tour, se présente comme un étonnant intermédiaire entre deux cultures, la sienne et la française. Mais il va bien au-delà d’une simple et évidente francophilie. Rappelons que Mário Dionísio est l’auteur d’un recueil de poèmes Le feu qui dort (1967) directement écrits en français. Le recueil est repris dans Poesia completa, Imprensa Nacional, 2016, sorti à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. On relève une quantité prodigieuse, écrasante, de références françaises, la plupart du temps citées à partir d’éditions françaises. Il est en revanche remarquable de constater l’absence quasi totale de références portugaises, sauf pour quelques traductions faites au Portugal ou en provenance du Brésil auxquelles s’ajoutent quelques ouvrages, des traductions, éditées en Argentine. Entrons dans le détail de ces premières caractéristiques. Dès le premier volume, des noms – tous français – s’imposent en matière d’histoire ou de critique d’art : Henri Focillon réunit, on l’a vu, les deux tendances avec son Histoire de la peinture aux XIXe et XXe siècles et sa Vie des Formes suivi de Eloge de la main et, à ce titre, il est certainement l’un des esprits qui ont le plus marqué Dionísio. Citons ensuite Pierre Francastel et ses travaux sur les rapports entre peinture et société, loin de tout sociologisme réducteur, Jean Cassou, très engagé à gauche dans la lutte antifasciste, pour de nombreuses contributions, en particulier sa Situation de l’art moderne (1950), le philosophe marxiste Henri Lefebvre avec sa Contribution à l’esthétique, le Dictionnaire de la peinture moderne pour de très nombreux articles, Bernard Dorival, auteur d’ouvrages de bonne vulgarisation comme Les étapes de la peinture française, ou encore Madeleine Rousseau pour son Introduction à la connaissance de l’art présent (1953) qu’il apprécie tout particulièrement (I, 18 ; IV, 122). Seul l’Anglo-saxon Herbert Read peut rivaliser avec ces noms : il est de fait très souvent cité pour son ouvrage The philosophy of modern art ou la traduction portugaise de A arte e a sociedade (Lisboa, 1946). On fera par ailleurs une place à part pour certaines revues françaises, souvent mentionnées : Arts de France, L’œil, Les Lettres françaises, le journal d’Aragon, ou la revue Europe d’où il extrait, par exemple, un texte du poète espagnol 271
Rafael Alberti sur Picasso de 1953 (V, 247). À quoi l’on ajoutera des catalogues d’expositions à Paris ou Lyon. La citation représente une forme de « conversation »/ conversa pour reprendre le mot de Dionísio : il s’agit de proposer, dialoguer, de réfléchir, en évitant toute polémique (originalité à noter), et de rendre hommage. Dionísio sait admirer et l’on serait presque tenté, pour comprendre nombre de ses pages, de citer l’éloge que Thomas Mann fait, dans une conférence sur Richard Wagner, de l’admiration, quand il met en avant « sa vertu créatrice » (Wagner et notre temps, Livre de Poche/Pluriel, 1978 : 134). On illustrera cette proposition non avec des œuvres, mais avec des ouvrages, comme ceux de Daniel-Henry Kahnweiller sur le cubisme et sur Miró, l’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau ou De Baudelaire au surréalisme de Marcel Raymond, déjà cité, « un livre célèbre »/um livro célebre (V, 20-21). On accordera une attention toute particulière, pour d’évidentes raisons de proximité idéologique, à des critiques d’inspiration marxiste ou communiste de l’après-guerre : Pierre Daix, Roger Garaudy, Jean Fréville pour son étude sur Lukacs, et bien sûr Aragon pour de très nombreuses citations et suggestions : un article dans Arts de France sur Watteau qui renouvelle la vision qu’on peut avoir de ce peintre de fêtes galantes (II, 14-17) ou encore sa lecture de Courbet en parallèle avec Baudelaire considéré comme « l’antiCourbet » (III, 75-52). Dionísio est plus circonspect face à la théorie du « réalisme socialiste » telle que la présente Aragon (V, 218). Ses réserves en rejoignent d’autres qu’il a adressées à Nicolaï G. Chernichevski, cité à partir d’une édition en langue anglaise, en ce que le théoricien russe est proche de la théorie du « reflet » en art et en littérature (I, 86-91) et, plus encore, à Jdanov dont il ne peut accepter les analyses simplistes et les conclusions schématiques (V, 263). Il se montre par contre très intéressé par les vues du peintre muraliste mexicain Siquieros qui défend un certain néo-réalisme ou « réalisme social ». Notons : social et non socialiste, on appréciera la nuance. Aussi tient-il à le faire connaître avec d’autres, Luis Cardozo y Aragón, Chavez Morado (I, 118, V, 237), d’autant plus que l’Europe semble ignorer l’apport du Mexique ou du Brésil (V, 239-243). Signalons que dans sa conférence de 1957 il n’hésite pas à mettre en parallèle le néo-réalisme et l’expérience mexicaine. Il présente le néo-réalisme comme une tentative pour « refaire et dépasser » / refazer e superar, dans un climat d’enthousiasme et d’espérance /no clima de entusiasmo e de esperança, la grande aventure mexicaine. Dans la même ligne de réflexions et de recherches, et pour revenir à A Paleta e o Mundo, Dionísio signale le travail d’un peintre français, Édouard Pignon, partisan d’un « nouveau réalisme »/ novo realismo (V, 266). Dans une lettre que celui-ci lui a adressée en date du 15/11/1946, il met en garde contre certaines confusions, par exemple confondre le réalisme avec « un retour à toutes les formes
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réactionnaires de la peinture »/ um regresso a todas as formulas reaccionárias da pintura. Dans le corpus des références mentionnées dans A Paleta e o Mundo, il faut signaler quelques sources personnelles, en particulier l’ouvrage qu’il compose à partir de « rencontres » effectuées à Paris, Encontros em París (Coimbra, 1951) qui font connaître, entre autres, Jean Lurçat et Fernand Léger (I, 118 ; V, 49). C’est, notons-le, une des rares références portugaises avec les contributions sur le cinéma de Roberto Nobre (I, 139), sur l’architecture avec Francisco Kail Amaral (I, 74), sur la psychanalyse avec Seabra Dinis (Lisboa, 1944) (V, 210) ou l’essai d’Abel Salazar Qu’est-ce que l’art ? / Que é arte ? (Coimbra, 1953), plusieurs fois cité dans le premier volume (I, 62, 110, 122). En revanche, la culture française est encore sollicitée, par exemple lorsqu’il s’agit des monographies consacrées à la plupart des grands peintres abordés. Tout au plus on relèvera, comme de notables exceptions, les écrits de Leonardo de Vinci dans une édition argentine, une référence à la belle conférence de Lorca sur l’image poétique chez Góngora (I, 100), de brèves allusions à Charles Morgan (I, 98) ou à Huxley (I, 133) que nous retenons comme expressions de la curiosité insatiable de Dionísio. Elle n’a d’égale qu’une vive et profonde francophilie que l’on peut à présent se hasarder à inventorier en un rapide survol : le tableau des misères du peuple chez La Bruyère (II, 151), les écrits sur l’art de Diderot (I, 102-105, 156-161), le parallèle entre Watteau et Les Liaisons dangereuses (II, 20), entre Delacroix et Rousseau (II, 154), l’analyse du Chef d’œuvre inconnu de Balzac comparé à L’œuvre de Zola (I, 83), le « mal du siècle » analysé par Musset (II, 143), l’opinion de Maupassant sur l’impressionnisme (II, 257), le goût de la documentation chez Flaubert et Zola (II, 266), le parallèle entre Matisse et Colette (IV, 117), entre Renoir et D. H. Lawrence, en référence à la préface de Malraux à L’amant de Lady Chatterley (III, 31), la Grande Guerre dénoncée dans les romans de Barbusse ou de Roland Dorgelès (V, 113-114), des citations de poètes contemporains comme Guillevic et Reverdy (I, 201). *** L’étendue et la variété des lectures de Mário Dionísio et, au-delà, son esprit d’ouverture, une certaine forme de cosmopolitisme sont quelques traits évidents de ce qu’il convient de nommer son humanisme. Si l’on peut parler d’une immense culture, précisons tout aussitôt que celle-ci est au service d’objectifs qui donnent à cet humanisme une véritable dimension éthique. Pour Dionísio il existe, parallèlement à un engagement politique et social, une mission du critique et plus largement de l’intellectuel engagé dans l’espace public, dans la cité. Une des conclusions du long parcours qu’est A Paleta e o Mundo est la nécessité de faire passer à l’école l’enseignement de l’histoire de l’art, d’œuvrer pour une véritable action de vulgarisation, dans le meilleur sens 273
du terme, d’une discipline qui, loin d’être vouée à l’élitisme, doit devenir une orientation essentielle pour une authentique culture populaire. Plus difficile encore, mais tout aussi nécessaire, il importe de favoriser « l’éducation de la sensibilité »/ a educação da sensibilidade (V, 287). La préoccupation première qui consistait à rapprocher l’art et le public »/ aproximar arte e público (I, 23), est dépassée par un idéal plus exigeant : la promotion d’un homme nouveau. Il importe de donner à cet homme des moyens de connaissances pour qu’il puisse établir des relations de compréhension et d’empathie avec l’art, pour que la « palette »/ a Paleta puisse converser avec le « monde »/ o Mundo. Cela s’appelle aussi une culture d’intervention. C’est ce mélange d’engagement et de pédagogie qui constitue le seul grand mot d’ordre et qui donne à la somme que représente A Paleta e o Mundo sa véritable justification, sa légitimation. Dionísio est encore plus précis dans la conférence déjà citée, lorsqu’il se tourne vers la littérature, et non plus seulement l’art, pour définir ce qu’est un acte créateur, qu’il soit artistique ou poétique : rendre à l’homme la force prodigieuse qui est en lui et qu’il ignore. L’intervention au plan culturel et social se fait alors révélation au plan personnel et intime. La critique d’art selon Mário Dionísio, en faisant appel aux exemples artistiques les plus incontestés, en exploitant les lectures les plus diverses, apparaît comme un authentique acte de foi dans l’homme. Références bibliographiques Focillon (Henri), Vie des formes, Paris, Quadrige/PUF, [1943],1993. La vie des formes. Henri Focillon et les arts, INHA, 2004 [catalogue et colloque]. Pageaux (D.-H.), « Henri Focillon : pour une histoire des formes », in Itinéraires comparatistes, Paris, Jean Maisonneuve, 2014, t. I (« Hommages. Rencontres »), p. 195-215. Id., « Expérience critique et expérience formelle » in L’écrivain et son critique : une fratrie problématique (coord. Philippe Chardin et Marjorie Rousseau), Paris, Kimé, 2014, p. 39-50.
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23. Antônio Cândido entre Brésil, Europe et Amérique latine Le Brésil, mais aussi la communauté universitaire internationale, a perdu à la fin de l’année 2017 l’un de ses plus illustres représentants – l’un de ses vétérans – figure exemplaire des lettres, des arts et des sciences humaines, d’un humanisme, tout à la fois ouvert et engagé. Antonio Candido (ou Antônio Cândido) a été un homme d’idées et de convictions, tant il est vrai qu’il a toujours, au cours de sa longue vie, préféré le travail de réflexion au prestige et aux honneurs mondains. C’est son autorité intellectuelle et morale que nous honorons et ce n’est sans doute pas un hasard si, parmi les nombreuses activités qui furent les siennes, il convient de signaler la part importante qu’il a prise dans la « formation » (mot important, nous allons le voir) et le développement de la littérature comparée, de la littérature générale et comparée. Antonio Candido de Mello e Souza (Antônio Cândido) a été pendant de longues années le plus illustre enseignant de l’Université de São Paulo (l’USP), l’un de ses piliers, tant au plan national qu’international. Né à Rio de Janeiro, dans un milieu aisé et nourri de culture française, c’est à l’USP qu’il prépare une licence de philosophie. L’université vient d’être créée et reçoit comme professeurs invités des Français, Fernand Braudel, Claude LéviStrauss et Roger Bastide. C’est encore à l’USP qu’il commencera sa carrière comme assistant en sociologie de 1942 à 1958, puis comme enseignant de littérature brésilienne entre 1958 et 1960, enfin professeur de « théorie littéraire et littérature comparée » de 1960 jusqu’à sa retraite en 1978. Mais, entre-temps, il avait été professeur associé à la Sorbonne entre 1964 et 1966 et en 1968 professeur invité à l’université de Yale où il enseigna la littérature comparée. Le public français a eu accès à quelques-uns de ses travaux, d’inspiration sociologique, à travers le recueil L’endroit et l’envers. Essais de sociologie et de littérature (Métailié, 1995) où il a pu apprécier, en partie, la variété de ses lectures (Shakespeare, Alexandre Dumas, Conrad, Kafka, Buzzati, Cavafy…). Il est difficile d’énumérer tous les champs d’activité dans lesquels Candido est intervenu : fondateur de la revue Clima en 1941, critique littéraire au journal Folha da Manhã (1943-45), puis au Diário de São Paulo (1945-47), il a été un des collaborateurs du journal O Estado de São Paulo de 1956 à 1960. Entre-temps, il est un militant du Parti socialiste brésilien depuis sa fondation en 1950 et devient rédacteur en chef du périodique du parti, Folha Socialista, de 1956 à 1960. On peut ajouter qu’il a été un opposant à deux dictatures – 275
celle de Getúlio Vargas (1930-1945) et celle des « militaires » (1964-1985). Il a été aussi un des fondateurs de la Cinémathèque Brésilienne et président de cette fondation de 1962 à 1964. Mais il fut surtout un « maître » qui a formé plusieurs générations de chercheurs en littérature (Roberto Schwarz, Walnice Nogueira Galvão, Luis Costa Lima…) et en littérature comparée. La regrettée Tania Franco Carvalhal qui fut Présidente de l’AILC et qui nous a accompagné dans plusieurs numéros thématiques de la Revue de Littérature Comparée sur l’Amérique latine et le Brésil, avait souhaité rendre hommage au maître, lors du premier congrès de l’Association Brésilienne de Littérature comparée/ ABRALIC, dans un bel article synthétique : « Antônio Cândido e a literatura comparada no Brasil » (Anais do I° Congresso ABRALIC, Porto Alegre/Abralic, 1988). On ajoutera un détail qui n’est pas courant, un trait parmi d’autres qui définit l’homme de dialogue que fut Candido : il a tenu à répondre à cette présentation, à ce bilan, provisoire. Sa « réponse » a été reprise dans Recortes (São Paulo, Companhia das Letras, 1993), recueil dans lequel figure aussi une de ses contributions consacrées à l’Amérique « latine », à la pensée du grand critique uruguayen Angel Rama (1926-1983), trop tôt disparu, à son « regard critique », sous le titre « O olhar crítico de Angel Rama ». Un livre d’hommage à Antônio Cândido a été publié (São Paulo, Livrária Duas Cidades, 1979) sur « l’homme et l’œuvre », sous le titre modeste de Esboço de figura/Ébauche d’une figure. Si l’œuvre majeure qui se détache est bien évidemment Formação da literatura brasileira (1re éd. en 1959), on retiendra des recueils d’études et d’essais : Tese e antítese (São Paulo, Ed. Nacional, 1964), Literatura e sociedade (ibid., 1965), Vários escritos (São Paulo, Duas Cidades, 1970). On trouvera, dans le volume d’hommage, plusieurs essais sur l’approche sociologique de la littérature. Sur cette orientation privilégiée, on peut lire avec profit la mise au point faite par le grand critique brésilien, lui aussi trop tôt disparu, José Guilherme Merquior, sous le titre « O texto como resultado ». De façon très fine et sûre, Merquior dessinait une « évolution » de la pensée de Cândido, sous la poussée du formalisme et du « sociologisme » qui faisait passer de « l’élément externe » (entendu largement) à « l’élément interne » : le texte, le « texte comme résultat ». Avec insistance, Merquior situait Cândido dans un espace critique dans lequel le « rationalisme critique » et « la liberté intellectuelle » constituaient ce qu’il appelait des « valeurs libérales » (mot piégé, donc en italiques pour s’en tenir à une simple étymologie). Ce faisant, Merquior composait aussi (mais qui pouvait s’en plaindre ?) un plaidoyer pro domo. D’un point de vue plus précisément comparatiste, il faudrait mentionner nombre d’articles que Cândido a consacrés aux rapports entre littérature brésilienne et lettres européennes, françaises, en particulier. C’est l’objet d’un de ses premiers travaux, en espagnol : « Influencias francesas en la literatura brasileña » (Afinidades, Montevideo, 1945), et aussi sur le roman A cidade e 276
as serras d’Eça de Queirós, sur Le comte de Monte Cristo avec en sous-titre « De la vengeance »/Da vingança (1952) repris dans Tese e antítese ou sur les « Premiers baudelairiens du Brésil » pour l’hommage à Hans Flashe (1973). Cândido a évoqué cet article dans une rencontre organisée, sous l’autorité de l’Association Internationale de Littérature comparée, par la Chilienne Ana Pizarro (La literatura latinoamericana como proceso, Buenos Aires, 1985) qui regroupait des universitaires de divers pays d’Amérique latine. J’ai rendu compte de ces travaux (RLC 3/1990 : 558-560). Dans la dernière partie de son intervention, centrée sur la question du comparatisme en Amérique, sur la nécessité d’une approche « comparative » et « contrastive », Cândido donnait comme exemple des rapports entre Europe et Brésil, le cas des « baudelairiens » brésiliens. Il distinguait d’abord un groupe qui s’adonna à de « pâles imitations », par un trop grand respect pour le modèle ou un souci d’orthodoxie mal compris. En revanche, d’autres prirent le poète comme « un puissant instrument de révolte contre une société conservatrice et provinciale » et, en « déformant » Baudelaire, ils l’ont « américanisé ». On a là un superbe exemple d’étude « comparatiste », « binaire », si l’on veut, mais qui vient reposer, à partir d’un cas précis, la question du développement autonome du processus littéraire « américain ». Si l’on veut prendre la mesure de l’ampleur et de l’influence qu’a exercée la pensée d’Antonio Candido dans le champ littéraire « latino-américain », on se tournera vers le volume collectif (en espagnol et en portugais), coordonné par le Brésilien Raúl Antelo sous le titre Antonio Candido y los estudios latinoamericanos (Instituto internacional de literatura iberoamericana, Univ. de Pittsburg, 2001), dans lequel figurent, en particulier, les contributions de Raúl Antelo (« Candido, a hybris e o híbrido ») et de l’hispaniste angloaméricaine Jean Franco pour une lecture de la Formation de la littérature brésilienne « dans son désir d’avoir une littérature »/no seu desejo de ter uma literatura, reprise d’une des célèbres formules de l’ouvrage. Dans son manuel Literatura comparada (Univ. São Paulo, 1997), Sandra Nitrini accorde, de façon significative, une place importante au développement de la littérature comparée au Brésil et une attention toute particulière à Antônio Cândido. Elle rappelle qu’il a « introduit » la littérature comparée à l’Université de São Paulo en 1962 et qu’il y a dirigé un centre d’études comparatistes de 1962 à 1964. Mais elle précise que, dans son œuvre majeure, Formação da literatura brasileira (rédigée entre 1945 et 1951, remaniée et publiée – on l’a vu – en 1959, avant de connaître une suite impressionnante de rééditions), le mot « littérature comparée » ne figure pas. Pourtant, cette discipline impose constamment ses vues, par exemple en faisant de la dialectique du « localisme et du cosmopolitisme une loi de la vie spirituelle du Brésil », en présentant aussi la littérature comme un « système articulé, dépendant de l’interaction dynamique entre auteur/ œuvre/public », en étendant enfin sa réflexion sur le Brésil à l’ensemble du sous-continent 277
américain, lorsqu’il s’agit de mettre en avant le caractère « engagé » de cette littérature. De notre côté, nous avons souhaité dans notre manuel, La littérature générale et comparée (A. Colin, 1994) accorder une place à la pensée de Cândido et la faire connaître auprès du public français, en privilégiant l’un des apports essentiels, à nos yeux, à notre discipline, la théorie littéraire et la notion de « système ». Dans sa monumentale Formation de la littérature brésilienne, déjà citée, dans sa version de 1975, au chapitre intitulé « La littérature comme système », Cândido envisageait la littérature comme « un système d’œuvres liées entre elles par des dénominateurs communs qui permettent d’identifier les traits caractéristiques d’une période. » Ces dénominateurs sont internes (la langue, des thèmes, des images), sociaux et psychiques. Ils font de la littérature un élément organique de la civilisation. Il distingue d’abord un ensemble de producteurs littéraires, plus ou moins conscients de leur rôle ; puis un ensemble de récepteurs qui forment différents types de publics, enfin, un mécanisme transmetteur (un langage traduit en styles) qui lie les uns aux autres. L’ensemble constitue un type de communication interhumaine appelé littérature qui apparaît sous cet angle comme un « système symbolique », grâce auquel les velléités les plus profondes de l’individu se transforment en contacts entre les hommes et en éléments d’interprétation de la réalité. L’activité littéraire se transforme en tradition que Candido compare à la transmission de relais dans une course : une continuité littéraire est créée ainsi que la formation de « patrons » (on songe au mot « pattern » anglais, notion proche de modèle) qui s’imposent à la pensée et aux comportements auxquels il faut recourir pour les accepter ou les rejeter. On retiendra la formule : « Sans cette tradition, il n’y a pas de littérature comme phénomène de civilisation. » Face à cette tradition, il existe des manifestations littéraires, soit d’inspiration individuelle, soit sous l’influence d’autres littératures qui constituent des moments importants de formation d’un système. Antônio Cândido soulignait qu’il avait voulu avant tout écrire « une histoire des Brésiliens dans leur désir d’avoir une littérature. » Nous avons déjà fait allusion à cette intuition fondamentale. C’est aussi un exemple particulièrement précieux pour le comparatiste, puisqu’il fait apparaître, à l’intérieur même d’un seul espace linguistique, de nombreux éléments d’une problématique comparatiste et, plus encore, d’une problématique de littérature générale par la volonté de lier le processus de développement littéraire à divers paramètres (émetteur, récepteur, transmetteur), de l’expliquer au moyen de questionnements divers : sociologiques, esthétiques, et plus encore « symboliques ». L’idée selon laquelle la littérature est à envisager comme un système rappelle l’intuition du comparatiste espagnol Claudio Guillén proposée dans Literature as system (Princeton University Press, 1971). Le « système » selon 278
Cândido s’approche également de l’idée de « polysystème » qui lui est contemporaine, défendue par Itamar Even Zohar dans une communication présentée lors d’un symposium tenu à Tel Aviv sur « la théorie de l’histoire littéraire », reprise en 1979 dans le premier numéro de la revue Poetics to day, notion elle-même issue des propositions faites par les formalistes russes Iouri Tynianov et Roman Jakobson, en particulier dans un petit article repris dans Théorie de la littérature (Le Seuil, 1965) : « Les problèmes des études littéraires et linguistiques » qui envisageait chaque œuvre comme « un système », un tout significatif, et l’ensemble des textes dotés de traits communs formant un système de systèmes. Notons toutefois que, tandis que le polysystème était fondé sur une approche esthétique (entendue au sens large) de la littérature (système de genres, opposition entre littérature « nationale » et « littérature traduite »/ translated literature, « haute » et « basse » littérature…), le « système » d’Antonio Candido, sans omettre la base historico-sociale sur laquelle se développe la littérature, intégrait un niveau qui légitimait ce que je n’ai pas hésité à appeler une dimension « imaginaire » de la littérature. Ainsi les deux modèles explicatifs se complétaient plus qu’ils ne s’opposaient, contribuant à la formation d’une littérature comme « institution », mais aussi comme un système hiérarchique de genres (et de modèles), mais encore un espace accordé à l’imaginaire, une possibilité de médiation, au plan symbolique, dévolue à la littérature. Antônio Cândido a donc été à sa manière un comparatiste, à plusieurs niveaux, national, continental, international ; comparatiste à l’intérieur de la culture brésilienne qu’il a interrogée, mais aussi dans l’étude des relations entre son pays et le sous-continent « américain », mais encore par le rayonnement de sa pensée. Au-delà des institutions, il apparaît comme l’illustration exemplaire de ce que l’on nommera « l’esprit comparatiste », fondé sur le dialogue et la synthèse, sur la conscience de « l’écart » comme élément déterminant dans l’étude du processus culturel dans lequel s’inscrit la « production » littéraire, sur l’alliance fécondante entre les disciplines littéraires mais aussi les sciences humaines, enfin sur un rare équilibre de pensée entre tradition et innovation, entre la littérature comme mode d’expression et moyen d’appréhension et de compréhension du monde dans lequel il a été donné à l’homme de vivre.
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24. Sept regards sur la peinture de Graça Morais 1. Au commencement, comme s’il fallait remonter à l’histoire de l’humanité en ses débuts, il y a la chasse. Elle préside aux premiers tableaux de famille, sous forme de vignettes en camaïeu, pour s’imposer plus tard avec le corps massif du « Chasseur »/Caçador, image de la force et de la brutalité. La chasse a très tôt confronté l’enfant à la violence, à la cruauté qui frappe les animaux, ces amis sortis des fables et des contes. L’animal est au centre de la peinture de Graça Morais, comme l’est également la femme, parce qu’il s’agit d’abord de victimes innocentes, incarnations d’une injustice, inhérente au monde des hommes. La chasse n’est pourtant pas l’apanage du monde masculin : elle assiège les premiers portraits de femme, à commencer par l’autoportrait qui offre, telle une tapisserie, d’étranges amazones tirant à l’arc ou poursuivant des bêtes. On peut dès lors lire toute la peinture de Graça Morais comme une lutte, patiente et dramatique, pour l’affirmation d’une humanité, sans cesse menacée par la force brutale, le viol, la souffrance. La chasse renvoie à l’espace rural, trasmontano, et peut, à ce titre, faire l’objet d’une célébration : je pense à la grande toile intitulée justement « Chasse »/Caça dans laquelle le corps de l’oiseau mort se détache dans une coulée de lumière blonde, dorée, en une sorte de fond de gloire. Mais si la chasse renvoie au « local », comme chez son grand aîné Miguel Torga, la violence, elle, est universelle ; elle s’est imprimée dans l’imaginaire de l’enfant, dans l’attente de « prendre forme ». 2. « Prendre conscience, c’est prendre forme. » Je cite l’historien de l’art Henri Focillon, dans un des principes de sa Vie des formes, connue au Portugal grâce à Mário Dionísio qui a su avec talent exploiter ce petit traité fondateur dans La palette et le monde /A Paleta e o mundo, un titre qui conviendrait aussi pour définir l’entreprise, tout à la fois épique et lyrique, de Graça Morais. La violence, diffuse dans l’espace natal, trouve, lors d’un voyage à Madrid, une occasion de « prendre forme », en l’occurrence une expression hyperbolique : le Guernica de Picasso. La fresque barbare laissera des traces durables dans certains motifs de la peinture de Graça Morais : têtes renversées, mains ensanglantées, doigts crispés, membres coupés, gisant à même le sol. L’animalité trouve une force nouvelle dans le voisinage dérangeant du visage féminin avec le mufle de la bête, les lignes du corps animal et le visage féminin, autre dialogue insolite entre la femme et la bête, ou première forme dans la suite des 281
« métamorphoses » qui vont obséder l’artiste. Les deux thèmes se conjuguent, un temps, en une vaste symphonie érotique qui n’exclut ni le grotesque ni le démoniaque. Les pulsions des corps sont saisies dans leur énergie primordiale – je pense à cette coulée généreuse de sperme sur fond cramoisi ou aux formes féminines, aux entrejambes soulignés d’un liseré pourpre – et se multiplient les étreintes et les accouplements au milieu desquels le couteau à la lame pointue et ensanglantée affirme la permanence d’une blessure, ou d’une mise à mort, réelle ou symbolique. 3. Les femmes de Graça Morais sont le plus souvent vieilles. On peut remonter jusqu’au grand portrait de « Grand-mère Marquinhas », assise sur une chaise, les mains croisées sur son giron. Elle a pris la pose, comme chez le photographe. Mais deux amples rideaux d’un bleu sombre, des voilures, l’encadrent, comme sur une scène de théâtre, prélude à d’autres scènes où s’affirmera une composition tripartite, verticale le plus souvent. Les femmes sont la mémoire du lieu ; elles sont le « génie du lieu ». Engoncées dans leurs robes – des tuniques sans âge – ou sanglées dans leurs tabliers, elles sont parfois un peu hommasses. Je songe à ce beau « roman de l’artiste » de Charles-Ferdinand Ramuz, Aimé Pache peintre vaudois – l’homme qui a décidé, lui aussi, de vivre et peindre au village – qui fait dire à la vieille servante Marianne devant son portrait : « Est-il possible que je sois si vilaine ? » Mais pour répondre il faudrait entrer dans le regard du peintre ou pénétrer le secret de son cœur. Les canons habituels de la beauté féminine ne s’appliquent pas à ces personnes frustes, déformées par les travaux des champs, mais qui tirent leur énergie du sol qu’elles doivent, comme les hommes, travailler. On les verra bientôt le visage orné, sillonné de branches, de lianes, de racines comme pour les rapprocher plus encore de la Nature. Elles sont saisies dans le grand cycle des saisons et posent souvent avec leurs attributs domestiques : sécateur, couteau, ciseaux, bouilloire, tournebroche, crémaillère. Elles changeront de lieu, mais à peine de vêtements, quand l’artiste ira au Cap Vert, et elles resteront dans leur fonction, essentielle et silencieuse, millénaire, celle d’affirmer, à travers la maternité, un double principe de vie et d’amour. 4. Le portrait – celui de la femme le plus souvent – appelle la série. Les visages n’existent que dans et par la variation. La peinture de Graça Morais s’apparente à une immense et minutieuse partition – au sens musical du terme – fondée sur la répétition et la variation, un « art de la fugue » comparable à celui de Jean-Sébastien Bach. La peinture de Graça Morais est une ample improvisation concertée qui laisse peu de place à l’inspiration, au hasard, en ce qu’elle est un hymne continu au travail dans son quotidien répétitif. 282
Il y a la série des autoportraits, des « Marias », comme il y a eu celle suscitée par le voyage en Afrique, comme il y aura la série des « Anges », messagers et médiateurs entre la terre des hommes et ce qu’il est convenu d’appeler le ciel : de fait, ils descendent, le plus souvent, de leurs retables dorés ou de quelque imagerie populaire. Il y a aussi la série des « Elues »/As Escolhidas dans laquelle la succession des travaux et des tâches ménagères s’inscrit sur des fonds monochromes, des oranges ou des jaunes unis qui font penser à des sortes d’icônes. Il y aura la suite des « Métamorphoses », mais il y a eu aussi les séries des « Chiens », les scènes féeriques de « l’Âge d’or »/ A idade de ouro et d’autres, avec comme seul principe d’unité l’observation, la contemplation, par exemple de mains qui passent sur la chevelure pour nouer un chignon, épluchent un fruit ou qui se saisissent d’une volaille. Avec cette suite sans fin de portraits, avec cet étagement des visages en un rythme, un ordre là encore ternaire, avec cette litanie des prénoms féminins, l’artiste compose – gardons le mot qui unit peinture et musique – un prodigieux cahier d’études – autre mot pictural et musical – un journal à la fois intime et ouvert sur le monde, offrant une peinture qui interroge, questionne, mais aussi qui affirme : un privilège qu’elle partage avec la parole poétique ou le verbe religieux. 5. On peut soutenir que la peinture de Graça Morais est fondamentalement religieuse, si l’on se réfère à l’étymologie du mot « religion » : non pas seulement vénération, respect, mais aussi lien, relation. On se souviendra, au milieu de la toile, de cette main suspendue en l’air, d’où pend un ruban, un lien qui va jusqu’à terre pour enlacer un corps gisant, un corps souffrant, enfoui dans un incarnat insupportable. Une peinture donc d’union, de communion, alors que, d’un point de vue technique, sont plutôt choisis la fragmentation, la dispersion, l’éclatement. Une peinture faite non seulement pour aider à vivre – ce qui n’est pas peu – mais aussi pour mieux comprendre le monde, pour mieux être attentif au monde, porter attention aux gens, aux bêtes et aux choses. La peinture est religieuse d’abord par certains thèmes récurrents au long des toiles, ces saintes familles, antiques ou étonnamment contemporaines, ces Christ souffrants, si proches de la créature finie, contingente, mais agrandie, ennoblie par la souffrance, comme l’est cet Homme, Ecce homo, qui a fasciné Miguel Torga. Peinture religieuse également par la célébration simple et auguste du monde créé. L’artiste, elle-même, reconnaît qu’elle est émue par « le côté sacré de la vie »/o lado sagrado da vida. Dans la suite intitulée « Géographie du sacré »/ Geografia do sagrado que je tiens pour un des sommets de son art, l’artiste a transfiguré les pauvres toiles qui servent à ramasser les olives en linceuls, en suaires, en voiles étranges, amplement déployés par des mains paysannes pour un rite 283
inédit. Et devant nous, s’avance, soutenue par une femme des champs, une vieille aveugle dont les yeux blancs nous invitent à contempler la terre des hommes. 6. Quand Graça Morais dit de sa peinture qu’elle est visionnaire, elle pose, pour son public, un rapport nouveau entre une peinture toujours figurative et un sens qui excède tout principe de représentation, entendu comme mimesis ou peinture au présent. Le rituel des scènes de travail, les objets quotidiens ont acquis une dimension autre, sans qu’aucune expérience sensible puisse être invoquée par le spectateur. En revanche, celui-ci est comme requis de formuler un jugement, de proposer un sens possible à ce qui a été vu et transcrit. La peinture de Graça Morais redit à celui qui la regarde et veut la « lire » : « Dis-moi ce que tu vois, ce que tu reconnais, et je te dirai qui tu es ». C’est à tout le moins l’exigence, pour lui, d’un regard neuf, de trajets inédits entre les lignes tracées, si proches du dessin, qui se pressent et se superposent en des surimpressions qui sont peut-être des couches de sens à dévoiler, des mots à ajouter, à inventer, des mots pour gloser ce qui n’a besoin d’aucun mot pour exister, ce qui ne vit que par des traits et des taches de couleurs. Le temps s’est dilaté pour aller vers le primitif, l’archaïque ; la représentation s’est faite transfiguration. L’ordre du monde s’est altéré en de monumentales compositions qui rivalisent avec d’antiques retables, forçant le regard à entrer sur ce grand théâtre du monde, figuré, à l’occasion, par un immense fer à cheval qui domine, telle la voûte d’un temple improbable, de simples créatures. Une nouvelle rhétorique s’impose, entre silence, méditation et contemplation. Je dirais plus volontiers que la peinture de Graça Morais est apocalyptique, puisque l’Apocalypse est, au sens premier du terme, révélation. 7. La frontière entre l’homme (ou la femme…) et l’animal, la bestialité a toujours été, dans la peinture de Graça Morais, indécise, poreuse. Une nouvelle étape est franchie avec la série des « Métamorphoses », commencée en 2000 et exposée en 2016 à la Casa da Cerca de Almada. La bête, l’insecte, a envahi le dessin et pris le pas sur l’homme. L’artiste peut dire, avec Montaigne (Essais III, 2) : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage. » Continuons la citation : « de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. » Peut-être vaudrait-il mieux alors parler d’anamorphoses puisque ce sont des instantanés de vie qui se succèdent, exploitant le principe poétique de l’analogie universelle, pour citer l’intuition du poète Octavio Paz : « Dans une chose en voir une autre »/ En esto ver aquello.
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D’étranges sauterelles déploient leurs élytres infimes, se drapent dans d’opulentes capes, tandis que les mains, ou ce qui en tient lieu, continuent de manier les instruments des travaux des champs – faucille, manche de bêche. Mais la main parfois s’approche de la patte, de la griffe. Des silhouettes encore humaines ou terrestres acquièrent des ailes, mais elles évoluent, comme les paysannes et les villageoises, dans le dénuement et la solitude, en une longue théorie d’esquisses, d’études, suspendues entre ciel et terre, espérant de nouveaux regroupements, de compositions nouvelles. Elles sont là, sentinelles au seuil de futures peintures, en attente d’entrer dans ces vastes toiles auxquelles Graça Morais nous a habitués, celles qui, embrassant le monde, sont pareilles à l’aube chantée par Miguel Torga (Diário, 1/7/1955), « comme un poème déversé/ sur le corps de la vie. »/ Como um poema que se derramou/sobre o corpo da vida. Je garde ces mots, simples et lumineux, qui peuvent aussi faire office de conclusion à des lectures où j’ai souhaité le plus souvent allier la réflexion à l’admiration.
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Travaux et publications (Domaines lusophones) Abréviations : ACCP : Arquivos do Centro Cultural Português (Paris, Fondation Gulbenkian). AILC : Association Internationale de Littérature comparée. c.r. : compte rendu ; préf. : Préface, post. : Postface RECIFS : Recherches et études comparatistes ibéro-francophones de la Sorbonne Nouvelle RLC : Revue de Littérature comparée. 001. c.r. A. Coimbra Martins, Notícias do Jornal de Verdun sobre as académias no tempo de João V, RLC, oct.-déc., 1961, 164. 002. c.r. A. Coimbra Martins, L’histoire du Marquis de Rosambert par l’Abbé Prévost, RLC, avril-juin 1962, 314-316. 003. c.r. A. Coimbra Martins, Mustapha, Fiel, Veludo ou les inconvénients de l’imitation, RLC, avril-juin 1964, 324-325. 004. c.r. J.-M. Massa, La bibliothèque de Machado de Assis, RLC, avril-juin 1966, 319-320. 005. « Un Lorrain à Lisbonne. Notes sur l’Abbé Garnier (1722-1804) », Colóquio, Lisboa, junho 1968, 54-56. 006. c.r. A. Coimbra Martins, Ensaios queirosianos, RLC, janv.-mars, 1969, 155-157. 007. c.r. Voltaire et le Portugal, RLC, oct.-déc. 1969, 565-566. 008. « L’escale à Madère du Père Laval », ACCP, II, 1970, 445-456. 009. « Madère et l’opinion philosophique française au 18e siècle », Colóquio, Lisboa, abril 1970, 64-65. 010. c.r. Boletim do Gabinete português de leitura, RLC, oct.-déc. 1970, 558559. 011. Images du Portugal dans les lettres françaises (1700-1755), Paris, Fondation Gulbenkian, 1971, 242 pp. 012. « Inès de Portugal, opéra de Julien Duchesne », ACCP, III, 1971, 520547. 013. c.r. Arquivos do Centro cultural português, RLC, avril-juin 1971, 257258. 014. « Bretagne et Portugal au 18e siècle », La Bretagne, le Portugal et le Brésil, Actes du Cinquantenaire de la création en Bretagne de l’enseignement du portugais, Rennes, 1973, 179-195. 015. « Les Français de la Belle Epoque en péninsule ibérique : voyages, images, idées », ACCP, X, 1976, 213-260. 16. « Une lecture de Os Amantes de David Mourão-Ferreira », RECIFS, n°1, 1979, 53-55. 287
017. Literatura portuguesa, literatura comparada e Teoria da literatura, (en collab. avec A. M. Machado), Lisboa, ed. 70, 1982, 140 pp. 018. « Lamennais en Péninsule ibérique (1834-1840) », Utopie et Socialisme au Portugal au 19e siècle, Paris, Fondation Gulbenkian, 1982, 121-152. 019. « Histoire de la langue portugaise », Un milliard de Latins en l’an 2000, Paris, éd. l’Harmattan, 1983, 142-152. 020. « La France dans l’œuvre romanesque d’Eça de Queirós », RECIFS n°5, 1983, 80-95. 021. « Images romanesques du Portugal dans les lettres françaises du 20e siècle », Les rapports culturels et littéraires entre le Portugal et la France, Paris, Fondation Gulbenkian, 1983, 497-502. 022. Imagens do Portugal na cultura francesa, Lisboa, Biblioteca Breve, 1984, 148 pp. 023. Camoens en France, IV Centenário da morte de Camoes e II Centenário da Fundação da Académia das Ciências de Lisboa, Lisboa, Académia das Ciências, III, 1984, 187-237. 024. « Pour une poétique de la nouvelle : Os Amantes e outros contos de David Mourão-Ferreira », Le roman contemporain, Paris, Fondation Gulbenkian, 1984, 261-275. 025. « Un aspect de l’influence française dans le Portugal contemporain : de la nouvelle critique au nouveau roman », L’enseignement et l’expansion de la littérature française au Portugal, Paris, Fondation Gulbenkian, 1984, 143-161. 026. « A cidade e as serras de Eça de Queirós : réflexions autour de l’opposition ville-campagne », Les Campagnes portugaises de 1870 à 1930 : image et réalité, Paris, Fondation Gulbenkian, 1985, 291-304. 027. « Sur la poétique de Presença », L’enseignement et l’expansion de la littérature portugaise en France, Paris, Fondation Gulbenkian, 1986, 143-157. 028. « La dimension étrangère comme axe d’étude en littérature comparée », Ensaios de semiótica, Faculdade de Letras da UFMG, Belo Horizonte, Minas Gerais, n° 16, 1986, 31-55. 029. Adamastor, Bulletin de liaison du CRECIF, 1986, n°1 [Discours de Mário Soares à l’Univ. de Rennes]. 030. c.r. Les littératures africaines de langue portugaise, Colloque international, Fondation Gulbenkian, AILC, Recherche littéraire, 1987, n°9, 45. 031. Da Literatura comparada à Teoria da literatura, (en collab. avec A. M. Machado), Lisboa, ed. 70,1988, 213 pp. 032. « Autour de A Cidade e as serras de Eça de Queirós : les villes et les campagne en France et au Portugal », Aufsatze zur Portugiesischen Kulturgeschichte, Munster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 19, 1988, 116-126. 033. « Os Maias, Eça et la musique », Eça de Queirós et la culture de son temps, Paris, Fondation Gulbenkian, 1988, 147-160. 288
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102. « La ‘dimension étrangère’ comme champ de recherches en littérature générale et comparée », L’étranger (coord. Ana Clara Santos et Ma de Jesus Cabral), Paris, Le Manuscrit, « coll. Exotopies », 2016, 17-42. 103. c.r. Alvaro Manuel Machado, A menina dentro da cereja, romance, Colóquio/Letras, Lisboa, Fundação Gulbenkian, n° 191, janeiro/abril 2016, 229-232. 104. « ’Comme un poème déversé sur le corps de la vie’. Sept regards sur la peinture de Graça Morais, Graça Morais. La Violence et la Grâce, Fondation C. Gulbenkian/Paris, Somogy éd. d’art, 2017, 54-58. 105. « La critique d’art selon Mário Dionísio : lectures étrangères et engagement », RLC juillet-sept. 2017, 337-347. 106. « A violência e a graça : sete olhares » [sur Graça Morais], Jornal de Letras (Lisboa), 24/5- 6/6, 2017, 15-17. 107. « Da pintura à escrita. Um passeio pela critica de arte de Mário Dionísio » Como uma pedra no silêncio (coord. Katy Benoudis Basilio et Maria Alzira Seixo), Univ. Lisboa, Centro de estudos comparatistas, 2017, 3442. 108. In memoriam Antônio Cândido (1918-2017), RLC juillet-sept. 2017, 349-353. 109. c.r. Maria Graciete Besse et al., Exiliance au féminin dans le monde lusophone XXe-XXIe s., Synergies/ Portugal, n°5, 2017, 143-149. 110. « Jorge Amado, Alejo Carpentier : fictions et mythologies atlantiques », Vers une histoire transatlantique (J.-Cl. Laborie et al.), Classiques Garnier, 2018, 51-61. 111. « Raul Brandão entre a modernidade e a originalidade », Raul Brandão 150 anos, Câmara municipal do Porto, 2018, 82-88. 112.« “Metamorfose da escrita” », Textualidade e memória (Homenagem a Maria João Raynaud), Porto, Citcem, 2018, 195-206. 113. « Images du Portugal dans La mort blanche de Pierre Kyria », Synergies 2018, n°6, 23-34. 114. « Um passeio pela escrita de Mário Cláudio », Vida e obra de Mário Cláudio (coord. Carla Sofia Gomes Xavier et al.), Fundação E. A. de Almeida e Univ. de Beira interior, 2018, 143-156. 115. c.r. Pierre Rivas, Littérature française-littératures lusophones : regards croisés, RLC 3/2018, 369-373. 116. c.r. Michel Riaudel, Caramuru : un héros brésilien entre mythe et histoire, RLC 3/2020, 351-343. 117. « Georges Le Gentil compagnon de route de la première heure du comparatisme », La RLC a cent ans II, 2/2021, p. 207-216.
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Thèses dirigées & soutenues (Domaines Portugais et lusophones) Abréviations : IIIe c. : Thèse de Troisième cycle N.D. : Nouveau Doctorat (arrêtés du 5-7-1984, du 23-11-1988, du 30-31992) D.E. : Doctorat d’État Hab. : Habilitation à diriger des recherches Sauf indications contraire, les thèses ont été soutenues à la Sorbonne Nouvelle/Paris III 01. Deoceli Martins Mendes, Les écrivains brésiliens traduits en France (1945-1975), IIIe c., 16-12-1978. 02.. Antonio Paiva Viana, Approches de deux univers poétiques : J. Prévert et Manuel Bandeira, IIIe c., 25-3-1980. 03.. Idelette Fonseca dos Santos, Le mouvement armorial au Brésil : Ariano Suassuna, poésie populaire et poésie savante, D.E., 22-6-1981. 04. Claire Cayron, Miguel Torga et la France, D.E. (sur travaux), 25-111983. 05. Maria de Lourdes Teodoro, Identités antillaise et brésilienne à travers les œuvres d’A. Césaire et M. de Andrade, IIIe c., 9-3-1984. 06. Kathy Badigan, La poétique du conte chez le Brésilien Dalton Trevisan, IIIe c., 16-3-1984. 06. Alvaro Manuel Machado, Les Romantismes au Portugal : modèles étrangers et orientations nationales, D.E., 29-6-1985. 07. Ivone da Silva Ramos Maya, Réflexions sur la dépendance culturelle dans la littérature brésilienne, IIIe c., 17-11-1986. 08. Pedro Manuel Ferreira Calheiros, Du Naturalisme au Symbolisme : Madeleine Ferat de Zola et Dom Casmurro de Machado de Assis. Interférences et lectures critiques, D.E., 9-11-1990. 09. Isabelle Stroun-Crofts, Nouveau roman et récit de l’absurde. Essai de narratologie comparative sur les œuvres de Claude Simon et Roberto Drummond, N.D., 9-4-1991. 010. Ana Rosa Neves Ramos, L’idée de peuple chez Jorge Amado : engagement politique et création romanesque, N.D., 16-3-1992. 011. Antonio Paiva Viana, La poésie romantique brésilienne et les modèles français, N.D., 26-9-1994. 012. Odile Silva, La fortune des Misérables au Portugal, N.D., 16-2-1996. 013. Monica Hallberg, La représentation de l’Allemagne dans la littérature brésilienne de 1930 à nos jours : le cas particulier du Rio Grande do Sul, N.D., 25-3-1997. 295
014. Marcelo Marinho, Grande sertão : Veredas : Lectures critiques et approche poétique. Contribution à l’étude de la poétique de l’énigme, N.D., 2-II-1999. 015. Luis Pimenta Gonçalves, Postérités de Madame Bovary au Portugal (XIXème-XXème s.), N. D., 1-II-2002. 016. Lucia Da Silva, David Mourão-Ferreira : inspiration locale et cosmopolitisme, N.D., 18-XII-2002. 017. Maria Eugenia Pereira, Une dimension nouvelle dans la littérature française du XXe siècle : le réalisme merveilleux (Univ. d’Aveiro, Portugal), 14-VI-2005. 018. Flavia de Macedo, Monteiro Lobato et la formation de la littérature de jeunesse au Brésil, N.D., 3-7-2007. 019. Graciela Estrada Vargas, Ironie et parodie dans l’œuvre romanesque de Saramago, Fuentes et Kundera, N.D., 30-11-2007. 020. Françoise Laurent, Le Portugal et la France romantique (1817-1848), N.D., 22-2-2008. 021. Silvia Pastor Rocha, L’interculturalité et le roman contemporain (José Saramago, Christa Wolf, Vassilis Alexakis), N.D., 20-II-2009. 021. Susana Cabete, A literatura de viagens no século XIX em Portugal, N.D. Co-tutelle avec A. M. Machado, Universidade Nova Lisboa, 14-V2010.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface .................................................................................. 7 I. DIALOGUES 1. SUR LES PREMIERS PAS DE PESSOA EN FRANCE .................... 15 2. UN PORTUGAIS FRANCOPHILE : LUIS FORJAZ TRIGUEIROS ................................................................. 31 3. VARIATIONS IBÉRIQUES : L’ESPAGNE DANS L’ŒUVRE DE EÇA DE QUEIROS ................................................................................. 43 4. DON QUICHOTTE SELON MIGUEL TORGA : DU PERSONNAGE AU MYTHE ........................................................... 53 5. MARIA ONDINA BRAGA A MACAO ............................................. 63 6. SUR QUELQUES DIALOGUES TRANSATLANTIQUES ENTRE AFRIQUE & BRÉSIL .............................................................................. 73 II. ESPACES & MOMENTS POETIQUES 7. ANTERO DE QUENTAL & L'ESTHÉTIQUE DE L'INACHÈVEMENT ............................................................................. 85 8. LECTURES DU CANCIONEIRO DE FERNANDO PESSOA .......... 97 9. MIGUEL TORGA OU LA POÉSIE AU QUOTIDIEN ................... 111 10. ÉCHOS BIBLIQUES DANS L'ŒUVRE DE MIGUEL TORGA .. 121 III. ASPECTS DU ROMAN PORTUGAIS 11. MOMENTS MUSICAUX DANS OS MAIAS D’EÇA DE QUEIRÓS ............................................. 131 12. EÇA DE QUEIRÓS ENTRE ROMANTISME ET RÉALISME : DE LA CRITIQUE À LA CRÉATION ROMANESQUE ........................... 141 13. MAU TEMPO NO CANAL : L’ARCHIPEL INSPIRÉ DE VITORINO NEMÉSIO .............................................................................................. 161 14. SUR LA NOTION DE CONTEMPORAIN : A SIBILA D’AGUSTINA BESSA LUIS ................................................................ 173
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15. AGUSTINA BESSA LUIS & LE PRINCIPE D’INCERTITUDE ROMANESQUE .................................................................................... 185 IV. ROMANS BRESILIENS & LUSO-AFRICAINS 16. LE ROMAN SELON JORGE AMADO : ÉCRITURES DE L’ESPACE & POÉTIQUE ROMANESQUE ........................................ 195 17. ESPACE & ÉCRITURE DANS GRANDE SERTÃO VEREDAS DE JOÃO GUIMARÃES ROSA ................................................................. 207 18. CHIQUINHO DE BALTASAR LOPES PREMIER. ROMAN CAPVERDIEN DE LA VOCATION À LA FONDATION .................. 217 19. A VIDA VERDADEIRA DE DOMINGOS XAVIER DE JOSE LUANDINO VIEIRA OU LA NAISSANCE D’UN NOUVEL ANGOLA ................................................................... 227 V. MEDIATIONS 20. LA CRITIQUE SELON JOSÉ RÉGIO ............................................ 243 21. "AIMER, VOYAGER, ÉCRIRE" POUR UNE POÉTIQUE DE LA MÉDIATION SELON DAVID MOURÃO-FERREIRA ...................... 251 22. LA CRITIQUE D’ART SELON MÁRIO DIONÍSIO : LECTURES ÉTRANGÈRES ET ENGAGEMENT ................................................... 263 23. ANTÔNIO CÂNDIDO ENTRE BRÉSIL, EUROPE & AMÉRIQUE LATINE.................................................................................................. 275 24. SEPT REGARDS SUR LA PEINTURE DE GRAÇA MORAIS .... 281 TRAVAUX ET PUBLICATIONS (DOMAINE PORTUGAIS) ..................... 287 THÈSES DIRIGÉES & SOUTENUES (DOMAINES PORTUGAIS & LUSOPHONES ........................................................................................... 295
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DU MÊME AUTEUR ESSAIS 1re série : Les Ailes des mots, Critique littéraire et poétique de la création, L’Harmattan, 1994. Le Bûcher d’Hercule, Histoire, critique et théorie littéraires, Champion, 1996. La Lyre d’Amphion, Pour une poétique sans frontières, Presses universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2001. Sous le signe de Vertumne, Expérience poétique et création littéraire, Éd. Jean Maisonneuve, 2003. Trente essais de littérature générale et comparée ou La Corne d’Amalthée, L’Harmattan, 2003. e 2 série : Les aventures de la lecture. Cinq essais sur le Don Quichotte, L’Harmattan, 2005. Rencontres, échanges, passages. Essais et études de littérature générale et comparée, L’Harmattan, 2006. Le Tour du Monde en vingt-quatre lectures, L’Harmattan, 2008. L’œil en main. Pour une poétique de la médiation, Éd. Jean Maisonneuve, 2009. Impromptus Variations Études. Essais de littérature générale et comparée, L’Harmattan, 2010. e 3 série : Cervantes « raro inventor ». De la poésie au roman, Paris, Éd. Jean Maisonneuve, 2011. Essais de Littérature générale et comparée. Miscellanées I, Paris, Éd. Jean Maisonneuve, 2012. Essais de littérature générale et comparée. Miscellanées II, Éd. Jean Maisonneuve, 2013. La Fontaine de Castalie. Essais de littérature générale et comparée, Éd. Jean Maisonneuve, 2013. Les Hespérides en leur jardin. Essais de littérature générale et comparée, Éd. Jean Maisonneuve, 2015. 4e série : Lectures indiaocéanes. Essais sur les francophonies de l’Océan indien. Éd. Jean Maisonneuve, 2016. Azorín (1873-1967) Sur les chemins de l’écriture, l’Harmattan, « Classiques pour demain », 2017.
Musas en libertad. Experiencia poética y creación literaria, Madrid, Turpin ed., 2018. De Cervantes a Vargas Llosa : la prosa española entre ficción y mediación, Madrid, Instituto Juan Andrés, 2019 [10ème Prix Juan Andrés]. Parcours littéraires caraïbes. Études & Essais, l’Harmattan, 2020. 5e série : Esquisses parisiennes. Lectures de Mérimée, l’Harmattan/AGA, 2021. Passages de l’écrit. Essais, l’Harmattan/AGA, 2021. ÉDITIONS Padre FEIJOO, Théâtre critique, éd. Delta, coll. Helgé, 1971. José RIZAL, Révolution aux Philippines, roman (1896), Gallimard, 1984. Miguel TORGA, La création du monde, Garnier Flammarion, 1999 ; Paul MORAND, « L’Homme pressé », Romans, Pléiade, Gallimard, 2004. Louis BERTRAND, Le roman de la conquête - 1830, coll. « Longs courriers », Presses Univ. de Saint-Etienne, 2013. ÉTUDES Images du Portugal dans les lettres françaises (1700-1755), Paris, Fondation Gulbenkian, 1971. Quinze études autour de El Siglo de las Luces (coll.), L’Harmattan, 1983. Imagens do Portugal na cultura francesa, Lisboa, Biblioteca Breve, 1984. Images et mythes d’Haïti, L’Harmattan, 1985. De Commynes à Mme d’Aulnoy. Deux siècles de relations hispanofrançaises, L’Harmattan, 1987 (en collab.). Ernesto Sábato ou la littérature comme absolu, Éd. Caribéennes, 1989. Perspectives comparatistes (en collab.), Champion, 1999. El corazón viajero. Doce estudios de literatura comparada, Pagès éd. et Univ. Lleida, El Fil d’Ariadna, 2007. Littératures et cultures en dialogue (éd. Sobhi Habchi), L’Harmattan, 2007. Imagololoske razprave (éd. Tone Smolej), Ljubljana, 2008. Le scritture di Hermes. Introduzione alla letteratura comparata, Palermo, Sellerio ed., 2010. Musas na encruzilhada. Ensaios de literatura comparada (Marcelo Marinho ed.), URI, UCITEC / Rio Grande do Sul / Brésil, 2011. Sobhi Habchi ou la poésie comme exercice spirituel, Paris, Éd. Jean Maisonneuve, 2012. Itinéraires comparatistes, Tome I. Hommages, Rencontres, Éd. Jean Maisonneuve, 2014.
Itinéraires comparatistes, Tome II. Parcours, compléments bibliographiques, Éd. Jean Maisonneuve, 2014. Le Siècle des Lumières/El Siglo de las Luces de Alejo Carpentier. Lectures, PUA, Presses univ. des Antilles, coll. « Écrivains de la Caraïbe », 2020. Pandemia y Cultura (coord.), Instituto Juan Andrés, Metodologías humanísticas, vol. 4, 2021. MANUELS Literatura portuguesa, literatura comparada e teoria da literatura (avec Alvaro Manuel Machado), Lisboa, ed. Setenta, 1982. Histoire de la littérature espagnole (éd. Jean Canavaggio), Fayard, 1994 (art. Costumbrismo, Vers le Réalisme). La littérature générale et comparée, A. Colin, 1994 (trad. roumaine, Iasi, Polirom, 2000 ; trad. macédonien, Skopje, 2002 ; trad. arabe, Damas, 2000 ; trad. partielles en chinois). Naissances du roman, Klincksieck, 1995 ; 2e éd. 2006 ; trad. italienne, Palerme, Éd. Selerio, 2003. Da literatura comparada à teoria da literatura (avec A. M. Machado), Lisboa, Presença, 2001. Histoire de la littérature espagnole, Paris, Ellipses, 2002. Le Séminaire de ‘Ain Chams. Une introduction à la littérature générale et comparée, L’Harmattan, 2008. ENTRETIENS Les Nuits Carnutes (avec Ph. Goudey, S. Habchi et J.-M. Le Gal), Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient - Éditions Jean Maisonneuve, 1999. ROMANS Pseud. Michel Hendrel : Le Sablier retourné, Belfond, 1989. Le Système décimal, Belfond, 1992. Pseud. León Moreno : Como fiel amante o la invención del Lazarillo, Madrid, Turpin, 2012.
HOMMAGES Plus Oultre. Mélanges offerts à Daniel-Henri Pageaux (coord. Sobhi Habchi), Paris, L’Harmattan, 2007. Plus Oultre II. Mélanges consacrés aux littératures ibériques et ibéroaméricaines offerts à Daniel-Henri Pageaux (préface et coord. Sobhi Habchi), Paris, L’Harmattan, 2011. Plus Oultre III. Critique et création. Littérature française et francophonies. Mélanges offerts à Daniel-Henri Pageaux (préf. et coord. Sobhi Habchi), Paris, L’Harmattan, 2016.
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Les lettres brésiliennes sont représentées par deux grands romanciers contemporains : Jorge Amado et João Guimarães Rosa. Enfin, l’Afrique lusophone est présente avec Chiquinho, chef-d’œuvre du romancier cap-verdien Baltasar Lopes, et l’écrivain angolais Luandino Vieira, pour un coup de maître, A vida verdadeira de Domingos Xavier.
Daniel-Henri Pageaux est Professeur émérite (Littérature générale & comparée) à la Sorbonne Nouvelle/Paris III et membre correspondant de l’Académie des sciences de Lisbonne.
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ISBN : 978-2-14-025335-5
31 €
9 782140 253355
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES « NESTE TRABALHO EXTREMO… »
Palinure
Les « Moments poétiques » sont consacrés à trois grands noms de la poésie portugaise : Antero de Quental, Fernando Pessoa et Miguel Torga. Mais le genre romanesque se taille la part du lion. Les contributions dans le domaine portugais font passer du XIXe siècle, avec Eça de Queirós, à notre époque, avec la romancière Agustina Bessa-Luis.
Daniel-Henri Pageaux
Une large vingtaine d’articles composent les jalons les plus marquants de plusieurs décennies d’enseignement et de recherches entre littérature comparée et études lusophones. On retrouvera la première orientation, au début et à la fin de l’ouvrage, sous des titres qui renvoient à des notions chères à un certain comparatisme littéraire : « Dialogues » et « Médiations ».
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES
ÉTUDES PORTUGAISES, BRÉSILIENNES & LUSO-AFRICAINES
Daniel-Henri Pageaux