Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou [Reprint 2017 ed.]
 9783111342733, 9783110991437

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Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE VI« SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

Le monde d'outre-mer passé et présent

Première série : Études XXXVIII

1972

Mouton • Paris • La Haye

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

1972 Mouton • Paris • La Haye

Ouvrage publié sous les auspices de la Maison des Sciences de l'Homme de Bordeaux, France

Library of Congress Catalog Card Number : 72-76341 © 1972 École Pratique des Hautes Études (VI e Seftion) and Mouton & Co. Imprimé en France

COMITÉ

DE

PATRONAGE

Présidents Fernand BRAUDEL Professeur au Collège de France

Louis PAPY Doyen honoraire de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Bordeaux

Uidio DO Faculdade de Letras Lisbonne, Portugal

AMARAL,

Jose Ribeiro de Universidade de Sâo Paulo Sào Paulo, Brésil

A R A U J O FILHO,

Jacques François Muséum d'Histoire Naturelle Paris, France

BARRAU,

Pierre Université de Bordeaux III Bordeaux, France

BARRÈRE,

Jacqueline Université de Paris I Paris, France

BEAUJEU-GARNIER,

Jean Université de Montréal Montréal, Canada

BENOIST,

Jean Université de Bordeaux III Bordeaux, France

BORDE,

Michel Centre d'Études de Géographie Tropicale du CNRS Bordeaux-Talence, France

BRUNE AU,

Pierre Institut Africain de Genève Genève, Suisse

BUNGENER,

Micheline Université de Bordeaux III Bordeaux, France

CASSOU-MOUNAT,

Orlando RIBEIRO Direâeur du Centro de Estudios Geográficos de la Faculdade de Letras de Lisbonne

Georges Centre de Documentation et de Recherches sur l'Asie du Sud-ESt et le Monde Insulindien École Pratique des Hautes Études (VI e Seétion), Paris, France CORNEVIN, Robert Centre d'Études et de Documentation sur l'Afrique et l'Outre-Mer Paris, France CONDOMINAS,

Raymond E. Université de Floride États-Unis

CRIST,

Suzanne Faculdade de Letras Lisbonne, Portugal DELÀ VIGNETTE, Robert Gouverneur Général honoraire de la France d'Outre-Mer DAVEAU,

Jean Université de Paris IV Paris, France

DELVERT,

Roger E. Université Libre de Bruxelles Bruxelles, Belgique

D E SMET,

Jean Institut de Géographie Paris, France DOUMENGE, Jean-François Université Paul Valéry Montpellier, France DESPOIS,

Comité de patronage

8

Étienne Université de Strasbourg I Strasbourg, France

Jacques Université de Paris X Paris, France

JUILLARD,

Gilbert Institut Universitaire des Hautes Études Internationales Institut Africain de Genève Genève, Suisse

LASSERRE, G u y

DUPUIS,

ÉTIENNE,

Jean Université de Rouen Rouen, France

GALLAIS,

Robert Université de Montréal Montréal, Canada

GARRY,

Jean-Claude Centre d'Études de Géographie Tropicale du CNRS Bordeaux-Talence, France GOTTMANN, Jean Université d'Oxford Oxford, Grande-Bretagne GIACOTTINO,

Fernand Université Laval Québec, Canada

GRENIER,

Bernard-Philippe École Française d'Extrême-Orient Angkor, Cambodge

GROSLIER,

Paul Université de Genève Genève, Suisse

GUICHONNET,

William A. Columbia University New York, États-Unis

HANCE,

Ronald J. London School of Economies Londres, Grande-Bretagne

HARRISON-CHURCH,

Alain Université de Bordeaux III Bordeaux, France

HUETZ DE LEMPS,

Christian Université de Bordeaux III Bordeaux, France

HUETZ DE LEMPS,

Hildebert Université de Nice Nice, France

ISNARD,

Université de Bordeaux III Centre d'Études de Géographie Tropicale du CNRS Bordeaux-Talence, France MANSHARD, Walter Unesco Paris, France Jacques Faculté des Lettres et Sciences Humaines Phnom-Penh, Cambodge

MIGOZZI,

Louis Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer Paris, France

MOLET,

Pierre Université de Paris I Institut des Hautes Études de l'Amérique Latine Paris, France NICOLAI, Henri Université Libre de Bruxelles Bruxelles, Belgique

MONBEIG,

James J. University of California Berkeley, États-Unis

PARSONS,

Yves Université de Bordeaux III Bordeaux, France PÉLISSIER, Paul Université de Paris X Paris, France PEZEU-MASSABUAU, Jacques Centre National de la Recherche Scientifique Paris, France Tokyo, Japon PINCHEMEL, Philippe Université de Paris I Paris, France POURTIER, Roland Université Nationale du Gabon Libreville, Gabon PÉHAUT,

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou Jean-Pierre Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer Tananarive, Madagascar

RAISON,

Pierre Université Libre de Bruxelles Bruxelles, Belgique

SALMON,

Gilles Université de Paris I Office de la Recherche Scientifique et Technique

9

Robert Walter University of Liverpool Liverpool, Grande-Bretagne

STEEL,

Christian Centre National de la Recherche Scientifique Paris, France Vientiane, Laos

TAILLARD,

SAUTTER,

Outre-Mer École Pratique des Hautes Études (VI e Seftion), Paris, France Jean Université de Toulouse Toulouse, France

SERMET,

Raquel Initituto Superior de Ciencias Sociais e Politica Ultramarina Lisbonne, Portugal

SOEIRO DE B R I T O ,

Jean-Pierre Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-mer Abidjan, Côte-d'Ivoire

TROUCHAUD,

Carlo Università Vérone, Italie

VANZETTI,

Pierre Centre d'Études de Géographie Tropicale du CNRS Bordeaux-Talence, France

VENNETIER,

COMITÉ DE PUBLICATION Pierre Université de Bordeaux III Bordeaux, France

BARRÈRE,

Jean Université de Bordeaux III Bordeaux, France

BORDE,

Henri Université Libre de Bruxelles Bruxelles, Belgique

NICOLAÏ,

Micheline Université de Bordeaux III Bordeaux, France

PÉLISSIER,

Jean Université de Paris IV Paris, France

SAUTTER,

CASSOU-MOUNAT,

DELVERT,

LASSERRE, G u y

Université de Bordeaux III Centre d'Études de Géographie Tropicale du CNRS Bordeaux-Talence, France

Paul Université de Paris X Paris, France Gilles Université de Paris I Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer École Pratique des Hautes Études (VI e Se&ion), Paris, France

PIERRE

GOUROU

N

3 1 A O Û T 1900. Agrégé d'hiätoire et géographie, doâeur ès lettres, professeur aux Universités de Hanoï, Bruxelles, Montpellier, Bordeaux, Säo Paulo, Montréal. Professeur au Collège de France (chaire d'Étude du Monde Tropical) en 1947. Séjours de recherche : Viêt-Nam, Cambodge, Chine, Inde, Brésil, Pérou, Zaïre, Sénégal, Côte-d'Ivoire, Niger, Mali, Madagascar, Réunion, Angola, Mozambique. É LE

PRINCIPALES

PUBLICATIONS

Le Tonkin, Paris, 1931, 347 p. Les paysans du delta Tonkinois, Paris, 1936, 666 p. L'habitation annamite dans 1'Annam septentrional et central, Paris, 1936, 80 p. L'utilisation du sol en Indochine française, Paris, 1940, 45 5 p. La terre et l'homme en Extrême-Orient, Paris, 1940, 224 p. Les pays tropicaux, Paris, 1947, 200 p. (nouvelle édition revue en 1966; traductions anglaise, espagnole, japonaise). L'Asie, Paris, 1953, 541 p. La densité de la population au Kwanda-Urundi, Bruxelles, 195 3, 239 p. La densité de la population au Congo belge, Bruxelles, 1955, 168 p. L'Afrique, Paris, 1970, 488 p. Recueil d'articles, Bruxelles, 1970, 450 p. Leçons de géographie tropicale, Paris, 1971, 323 p.

Préface

F

UN LIVRE de « Mélanges » dédié à Pierre Gourou. Des «Mélanges» : études et réflexions portant sur les thèmes les plus divers, œuvre de géographes de tous les continents, qu'un même sentiment rassemble, l'affectueuse admiration qu'ils portent à celui à qui ils sont dédiés. Par l'universelle curiosité de son esprit, par sa sensibilité qui eSt celle d'un humaniste soucieux de connaître et de comprendre toutes les civilisations des hommes, par les enseignements qu'inspire sa pensée, Pierre Gourou tient dans le monde de la géographie une place à part. Son savoir eB encyclopédique. A lire ses Pays tropicaux, ses gros ouvrages sur l'Afrique et l'Asie, ses Leçons de géographie tropicale, d'une richesse et d'une densité étonnantes, on a l'impression que rien de ce qui concerne le monde des Tropiques ne lui échappe et qu'il a tout lu, la plume à la main ; méthodes et façons de penser des ethnologues, des sociologues, des anthropologues, des démographes, lui sont aussi familières que celles de la géographie physique ou de l'histoire. Il arrive que ses leçons déconcertent un peu ses auditeurs — ou ses leéteurs : elles commencent par une série d'exemples, empruntés à divers auteurs et sèchement énoncés ; mais tout à coup Pierre Gourou projette sur eux l'éclairage du géographe, analyse des faits qui, sans lui, nous auraient semblé sans portée, les compare, les situe dans un milieu physique, dans un cadre humain. Il cherche dans ses lectures, comme dans ses enquêtes « sur le terrain » inlassablement poursuivies, comme dans ses contait s avec les hommes, des données qui nourrissent une réflexion géographique empreinte de prudence et de sagesse. Structures familiales, croyances religieuses, habitudes alimentaires marquent profondément les modes d'occupation du sol : ces choses-là se savent, mais la minutie et la finesse des analyses donnent aux jugements que porte Pierre Gourou un ton et une profondeur qui n'appartiennent qu'à lui. C'eft que ce savant elt aussi un humaniste qui apprécie tous les arts — dont celui d'écrire, qu'il exerce avec quelle maîtrise ! Lui qui, à sa table de travail, se donne peu de répit, sait flâner dans les rues du vieux Paris : il vous conduira che% tous les antiquaires et les bouquinistes, tombera en arrêt devant une Statuette d'ivoire, un bois polychrome, un vénérable el^évir, m tableau de maître. Épris d'art, il s'enthousiasme pour les techniques délicates du travail de la terre et trouve des accents presque lyriques pour vanter les mérites des risjculteurs d'Extrême-Orient et la beauté des paysages qu'ils ont créés. OICI

Préface

12

Sa sympathie pour l'humanité qui peine le fait se pencher avec passion sur les peuples dits « attardés », qui n'ont pas maîtrisé la nature, mais dont il sait qu'ils ont, eux aussi, leur génie propre. Nul n'a mesuré avec plus de vigueur et de perspicacité à quel point paysages, niveaux de vie, densités du peuplement sont conditionnés par les formes et les degrés de civilisation. Il eft des systèmes politiques, tel celui, plusieurs fois millénaire, de la Chine traditionnelle, aptes à dompter la nature la plus hoStile, à aménager l'espace, à créer des formes d'occupation du sol et des techniques capables de nourrir une humanité pullulante. Il eft des syHèmes politiques, comme celui des anciennes monarchies d'Afrique noire, de nature conservatrice, qui, dépourvus de cadres et de méthodes de gestion efficaces, n'ont pas pu mettre en place des formes d'exploitation susceptibles d'accueillir de fortes densités humaines. Idées simples, mais combien enrichissantes quand elles sont pensées à la lumière d'exemples concrets dans un milieu donné. Ces réflexions débouchent sur des conclusions pratiques qu'auraient intérêt à méditer tous ceux à qui revient la responsabilité d'établir — dans les pays du « Tiers Monde »... ou ailleurs — des programmes d'aménagement de la nature. Dans la leçon dite lors de l'inauguration de sa chaire d'Étude du Monde Tropical au Collège de France, Pierre Gourou raconte l'échec que connut, dans les années 1830, un gentleman-farmer britannique qui conçut l'idée de créer dans les savanes du centre de Cejlan une exploitation rurale de modèle anglais : bovins et ovins de bonne race périrent, blés et avoines sélectionnés ne mûrirent pas. Goûtons au passage l'humour de l'illuiire professeur au Collège de France : le cocher de ce courageux pionnier du siècle dernier « vit périr son attelage de chevaux ; il essaya de sauvegarder la dignité de son maître en apprenant à un éléphant à trotter gracieusement pour remplacer les chevaux défunts ; il parvint seulement à faire mourir le pachyderme ». Depuis ce temps-là, et jusqu'à nos jours, à combien d'autres désastres a conduit l'ignorance du milieu physique et des sociétés humaines. C'eSt avec sévérité que Pierre Gourou condamne tous ces bâtisseurs de systèmes qui imaginent des « mythes de développement » et s'adonnent à des rêveries et à des expériences ruineuses. Cependant, en modifiant la civilisation, eSiime-t-il, en mettant en œuvre de nouvelles techniques d'exploitation de la nature — mais en les adaptant au milieu géographique —, on peut transformer les paysages dans un sensfavorable à l'homme, assurer une meilleure répartition des individus, « maîtriser les rigueurs des régions chaudes et pluvieuses ». Ces terres tropicales, dont Pierre Gourou a dit avec tant de talent combien elles étaient difficiles pour l'homme et qui ont été déjà le théâtre de si belles réussites, ne sont pas vouées à une éternelle malédiction. Combien d'horizons nouveaux nous a fait découvrir ce maître à penser qui vient — suivant la formule consacrée, d'une élégance toute administrative — d'être admis à faire valoir ses droits à la retraite. Une retraite qui lui donnera le temps de prolonger sa méditation et d'écrire : car Pierre Gourou a encore beaucoup de choses à nous dire, et nous savons qu'il nous les dira. LOUIS

PAPY

JACQUELINE

BEAUJEU-GARNIER

Essai sur Vaction humaine

L

Ê T R E A C T I F , doué de qualités propres, exerce vis-à-vis de l'espace une double aftion : il transforme, modifie le milieu physique pour l'accommoder à ses besoins ou à ses goûts; il organise l'espace pour en tirer le maximum de « profit ». (Le terme « profit » eSt employé au sens le plus large, pas seulement en fonâion de considérations économiques, mais aussi bien sociologiques, politiques...) La première de ces deux démarches retiendra tout d'abord notre attention. 'HOMME,

LES AIRES DE DIFFÉRENCIATION

L'homme modifie les milieux physiques. C'eSt une évidence. Où que nous regardions, nous voyons des traces de ses entreprises. La plus misérable culture sur brûlis dans la forêt intertropicale, même pas désouchée, comme le plus géométrique des immenses vergers californiens, les rigoles d'irrigation taillées parmi les prairies des collines limousines comme le barrage d'Assouan, les trulli d'Alberobello comme les gratte-ciel de Manhattan, témoignent de l'omniprésence et de la variété de ses interventions. La puissance varie selon les prédispositions du milieu, le nombre des individus, la « personnalité » du groupe. La différenciation de l'espace exprime une résultante entre la résifiance du milieu et la puissance des sociétés qui y vivent. Cette résultante peut se situer à des niveaux très divers selon l'importance relative des deux éléments en présence. Elle eSt essentiellement mouvante et variable dans le temps et donc dans ses manifestations spatiales. Une première idée qui pourrait paraître intéressante serait de distinguer entre milieux ruraux et milieux industriels et urbains, comme si les premiers devaient être plus proches des conditions naturelles et les seconds plus transformés. A première vue, si l'on se contente d'évoquer des images visuelles, des paysages, cela peut paraître essentiel. Mais pourtant, ce n'eSt pas une loi absolue. Il eSt des campagnes profondément élaborées par l'homme et des seâeurs de villes ou des zones minières où la nature règne encore en maîtresse presque absolue. Une autre idée eSt d'opposer la différenciation de l'espace entre pays très évolués et pays en cours de développement. Avec la remarque qu'il

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Jacqueline Beaujeu-Garnier

peut y avoir des enclaves d'un type de milieu dans l'autre — et réciproquement. Cette diStindtion semble essentielle, car la puissance des sociétés humaines y eSt fort différente, et si les transformations spatiales peuvent revêtir des formes analogues, les proportions dans ces formes et l'organisation de l'espace y sont justement fondamentalement disparates. Autrement dit, ce qui doit préoccuper le géographe, ce n'eSt pas seulement l'apparence extérieure, le « paysage brut », mais bien le degré d'élaboration qu'une portion d'espace a subi avant d'arriver à offrir la physionomie que nous lui connaissons. A u point de vue de la différenciation brute selon les critères purement externes, il semblerait qu'on puisse mettre dans la même catégorie de paysage rural une campagne d'Afrique occidentale ou d'Europe occidentale, par exemple, mais le fonctionnement eSt profondément différent : la première peut vivre en quasi auto-subsiStance, si elle n'eSt pas devenue en tout ou en partie le siège de cultures spéculatives; la seconde peut dépendre complètement de ses relations avec le monde extérieur, et le fermier ne produit même plus le lait quotidien. Qu'y a-t-il de commun entre l'organisation de ces deux morceaux d'espace ? Et pourtant les formes extérieures superficielles sont semblables, la terre, matière première essentielle, eSt la même... Nous retrouvons la diStinâion caractéristique nécessaire à propos de l'analyse de l'espace telle que doit la concevoir toute étude géographique : les types de milieux apparents, « Statiques », les linéaments d'organisation fonâionnels. S'agissant de caraâériser des aires différenciées, seule la première approche retiendra ici notre attention. La résultante milieu-société peut varier d'un extrême à l'autre, mais la prépondérance incontestable eSt à la force de l'action humaine et c'est en fondtion d'elle que l'on établira la classification des aires.

LES TYPES DE DIFFÉRENCIATIONS DE L'ESPACE

Les aires d'insinuation correspondent à des zones physiques où la contrainte des faéteurs naturels eSt écrasante et où les groupes humains sont particulièrement démunis : faibles en nombre, étant donné la dureté du milieu qui a toujours limité leurs ressources et, par voie de conséquence, leur capacité spontanée d'expansion (chez les Esquimaux, en cas de manque de réserves alimentaires, n'exiSte-t-il pas la coutume de sacrifier la femme la plus âgée de la famille, et, chez les Touaregs, la dernière née des filles ? Sans parler des coupes sombres dues aux disettes, aux famines, aux maladies contagieuses...); en outre, ces groupes sont mal armés contre les difficultés auxquelles ils se heurtent même si, comme les Esquimaux ou les Indiens, ils utilisent au mieux les ressources locales : les premiers vivant des phoques et des poissons et les seconds de la forêt. La présence de ces populations passe presque inaperçue, et l'impact sur le milieu eSt quasi nul. Ainsi, les Pygmées, presque perdus dans les parties les plus impénétrables de la forêt centre africaine, offrent un exemple accompli de ce type que l'on rencontre dans les forêts équatoriales où les êtres humains se distinguent si mal parmi la dense et ensevelissante végétation, que certaines tribus indiennes, comme les Chavantès en Amazonie, n'ont été découvertes qu'en 1946, et d'autres

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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plus récemment, en 1969; près de cinq siècles après la première installation des Européens outre-atlantique, ces hommes tiraient des flèches contre les avions ! « Les établissements humains prennent parfois si peu de place que les aspeCts végétaux et morphologiques suffisent presque à définir les paysages géographiques » a pu écrire Henri Nicolaï, à propos du Kwilu 1 . Dans les glaces du Grand Nord également, les races esquimaudes se sont longtemps accommodées de toutes les duretés du climat, avec leurs seuls misérables moyens, et les Fuégiens, actuellement en cours de disparition, vivaient nus, à la pointe extrême de l'Amérique du Sud, serrant leurs enfants contre leur poitrine pour les réchauffer. Dans ces conditions, il eSt impossible de chercher des traces d'implantation et de définir des aires : les zones climatiques concernées sont parcourues, égratignées à peine, par ces peuplades dérisoires dont la marque eSt négligeable devant la toute-puissance du milieu implacable. A un Stade supérieur, des hommes un peu plus nombreux, dans un cadre moins hostile, réussissent à s'implanter, mais sans pouvoir véritablement exercer une aCtion efficace. On peut parler d'aires de soumission. Le nomadisme eSt une bonne illustration de ce mécanisme, et il constitue une transition avec la catégorie précédente : même absence d'emprise inscrite durablement dans le paysage, semblable fluctuation des étendues occupées. Pourtant, des régularités apparaissent : généralement, les grands mouvements suivent les rythmes saisonniers alternés. A la limite de la Steppe et du désert, au nord du Sahara, les tribus chamelières ou moutonnières venaient après la moisson dans les hautes plaines et hivernaient sur la frange désertique jalonnée d'oasis; de même au Maroc, les oscillations se faisaient entre le revers sud de l'Atlas Saharien et les hauteurs montagneuses, lieux d'eStivage. D'autres mouvements existent au sud du Sahara, en Afrique orientale, au MoyenOrient où, passée la « zone de la Maamoura », terre de cultures des sédentaires, se ramifie un désert qui abrite encore plusieurs centaines de milliers de nomades, vivant sous la tente et ne connaissant que les pistes, les puits, les caprices des pluies d'orage qui font parfois — aubaine suprême — verdoyer le désert. Cette forme de vie caractérise des aires diffuses où l'homme eSt totalement passif devant les données naturelles; répandue surtout au voisinage des déserts, on la rencontrait en Afrique et en Asie ; on peut en rapprocher les grands mouvements de transhumance qui naguère associaient plaines et montagnes en Espagne, en France du Sud. Il y avait là une certaine forme de complémentarité entre des espaces différents, une utilisation plus qu'une différenciation de l'espace. Le développement des cultures, l'accroissement des pouvoirs politiques ont réduit ces espaces propices et dans certains cas, comme au KazakStan soviétique, on s'eSt attaqué directement au genre de vie lui-même. Il s'agit d'une forme en déclin. Pourtant, on peut encore trouver maints exemples de cette soumission au milieu. Beaucoup de communautés d'Afrique noire n'ont pas atteint un autre Stade. Contre une « nature ennemie de l'homme » comme l'écrivait Marguerite Lefevre 2 , que peuvent faire un à trois habitants au kilomètre 1. H. NICOLAÏ, Le Kwilu, Bruxelles, 1963. 2. M.-A. LEFÈVRE, « La vie dans la brousse du Haut-Katanga », bulletin de la Société Belge d'Études Géographiques 24 (2), 1955. 2

Jacqueline

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Beaujeu-Garnier

carré, démunis de tout moyen, « vivant sous la menace constante de la famine et dans la peur de phénomènes dont l'explication les dépassait » ? Leurs cultures sur brûlis — seul moyen de débarrasser le sol de sa couverture végétale naturelle tout en l'enrichissant faiblement — se font au milieu des souches et des broussailles mal extirpées ; elles se déplacent au bout de quelques saisons pour retrouver une parcelle plus fertile; les parasites, le bétail lui-même les envahissent à l'occasion; les aléas climatiques s'y font sentir sans aucune protection; les villages minuscules sont faits de cases sommaires. Chez les Lala, Bantou du nord de la Zambie, la jachère moyenne dure vingt-deux ans et, pour conserver une distance raisonnable entre les terres et les villages, il faut déplacer ceux-ci tous les cinq ans. L'habitat lui-même ne constitue pas une marque fixe1. Chez certains peuples, les « tapades » minuscules, entourées de haies épineuses, travaillées par les femmes, accolées à la case, fournissent quelques légumes ; le bétail divague, et souvent, pour lui donner une herbe plus tendre, on brûle aussi les Steppes vieillies, déclenchant peu à peu une implacable latéritisation. La vie urbaine eSt absente. Tel eSt l'aspeâ de la cuvette d'Afrique centrale. A l'exception de quelques ressources, les communautés vivent, ou plutôt survivent, en auto-consommation. « L'agriculteur africain se contente d'un travail expéditif, car il constate que, s'il donne à sa terre plus de soins, l'excédent de récoltes rémunère proportionnellement beaucoup plus mal le travail supplémentaire ». 2 Et pour éponger les excédents démographiques, une partie des hommes adultes, loin de chercher à exercer une a£tion sur le milieu, vont travailler au loin dans les mines ou dans les villes étrangères. La Guinée d'avant l'indépendance pouvait servir d'exemple presque parfait de cette soumission des hommes aux conditions naturelles. Quatre parties physiques, la plaine côtière, la montagne du Fouta-Djalon, une petite portion de Steppe intérieure autour de Kankan et du Haut-Niger, une avancée de collines forestières atteignant la zone du climat tropical humide au sud; quatre types d'utilisation du sol, de produirions, d'habitats liés à des races fort différentes par le type physique aussi bien que par les aptitudes (Soussou, Peuls, Malinké, Kissi). Seule la plaine côtière, plus soumise aux influences extérieures, dépendant en partie de Conakry qui, à côté de ses villages indigènes, comportait un noyau européanisé, montrait les signes évidents d'un début de transformation avec l'introduâion de la riziculture, la création de quelques plantations scientifiquement exploitées, la mise en œuvre des richesses minières des bauxites de Boké et de l'Ile de Thio, tout cela au milieu de la forêt, des marécages, d'une mer poissonneuse et peu exploitée. Au contraire, à l'ouest de Kankan, deux vallées hantées par la tsé-tsé et surtout la simulie, responsable de l'onchocercose, étaient absolument désertes ; les carrés des rizières apparaissaient à peine le long du Milo, au milieu d'une maigre savane, et pourtant Kankan devait son prestige et sa vigueur au rôle disparu de grand centre caravanier et à la mise en place de l'administration coloniale et d'un carrefour de transports dits modernes. Mais, utilisation au mieux des ressources locales ne veut pas dire déterminisme étroit (le Fouta-Djalon, plus pauvre, était le plus densément peuplé 1.

P.

GOUROU,

2. ïbid.

L,'Afrique,

Paris, 1970, p. 76.

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!9

en raison de conditions historiques bien connues), mais faibles tentatives de l'homme pour innover, changer, améliorer. L'adaptation à des conditions plus mauvaises ou à une densité plus élevée se fait au prix d'une misère plus grande. Dans de telles contrées, la différence eSt souvent ténue entre soumission et transformation. Pierre Gourou 1 a excellemment analysé les densités de population rurale au Congo Belge et montré que, si les conditions physiques et les différences de peuplement ne coïncidaient pas toujours, il y avait cependant fréquemment des parallélismes étroits : « Les sols de la région de Tshela sont plus fertiles que ceux de la région de Borna : la première de ces deux régions eSt plus peuplée que la deuxième. Très pauvres, les sables du Kalahari portent habituellement de très faibles densités de population... au contraire, les formations du Karroo sont plus favorables à une population nombreuse... » 2 et, en outre, précisément les groupes incapables de dominer l'espace, de l'aménager, sont plus faiblement représentés : les Mongo, chasseurs, sont peu ; les Bacongo, plus évolués, les montagnards du K i v u , socialement cohérents, sont plus nombreux. Cela ne signifie pas non plus qu'à données physiques analogues corresponde nappe uniforme de peuplement. Si, au sud du Sahara, la limite des densités supérieures à trois habitants au kilomètres carré coïncide assez généralement avec celle des pluies excédant 500 à 600 millimètres, il existe des anomalies évidentes et des différences d'occupation locale suivant l'ethnie considérée. Mais on peut dire que, jusqu'à ce Stade, la force du milieu physique prime la puissance humaine, et que les divisions de l'espace sont essentiellement d'ordre naturel. L'implantation des groupes n'eSt qu'un épiphénomène plus ou moins superficiel, même s'il correspond à des formes de relations homme-milieu naturel souvent très complexes, comme l'ont bien mis en lumière les grandes thèses françaises récentes sur l'Afrique Noire 3 . On passe peu à peu de la soumission passive à l'adaptation active, c'eStà-dire à la transformation. A propos des régions agricoles de l'Inde, on a pu écrire qu'elles constituaient « une adaptation en quelque sorte passive. L'irrigation et les techniques de restitution de la fertilité réalisent une transformation — partielle — du milieu » 4 . Quels sont les éléments caractéristiques ? Des points d'impaâ plus fermes; des villages plus fortement constitués, avec des zones de cultures mieux marquées; une population plus dense; l'apparition de noyaux à tendance urbaine, et aussi de cultures commercialisables, implantées volontairement au détriment parfois des récoltes traditionnelles, destinées à l'autoconsommation. Ainsi se constituent, comme l'a montré Gilles Sautter 5 , des îlots de taille très inégale au sein d'un magma géographique mal différencié et où les rapports extérieurs sont Ibid., et P . G O U R O U , La densité de la population rurale au Congo Belge, Bruxelles, 1955 (Mémoire de l'Académie des Sciences Coloniales, t. I, fasc. 2). 2 . G O U R O U , La densité, op. cit., p. 1 5 5 . 3 . P . P É L I S S I E R , Les paysans du Sénégal : les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, SaintYrieix, 1966; G. S A U T T E R , De l'Atlantique aufleuveCongo : Une géographie du sous-pleuplement, Paris-La Haye, 1966; P. V E N N E T I E R , Pointe-Noire et la façade maritime du Congo-bra^xaville, Paris, 1968. 4. F. D U R A N D - D A S T È S , Géographie de l'Inde, Paris, 1968, p. 79. 1.

5.

S A U T T E R , op.

cit.

20

Jacqueline

Beaujeu-Garnier

faibles et sporadiques. Le système agricole peut même prendre une certaine extension et primer le panachage des ethnies1. Mais quittons le domaine africain pour d'autres continents. Ce Stade de Y adaptation-transformation caractérise la majorité des terres habitées. Le milieu naturel a été largement attaqué : la forêt surtout a fait l'objet des plus grandes deStruCtions, libérant de vaStes étendues et exposant à nu les sols souvent variés qui la portaient; la circulation des eaux a été maîtrisée : des marais asséchés sont devenus de fertiles polders, des rivages douteux ont été conquis sur la mer comme aux Pays-Bas. Des terres amphibies ont été transformées en rizières, comme dans les deltas et les basses plaines asiatiques; des surfaces désertiques ont été métamorphosées par l'irrigation; des micro-climats ont été modifiés par des plantations systématiquement étendues, comme dans certaines Steppes soviétiques. Bien entendu, ces aires sont vaStes et variées ; il eSt difficile de comparer les rizières du delta tonkinois, celles du delta rhodanien et celles voisines du bas Mississippi, et cependant c'eSt toujours d'une adaptation transformatrice de milieu naturel, présentant certaines analogies, qu'il s'agit. C'eSt précisément dans ce cas que la diversification dans l'aCtion humaine en fonction de son efficacité technique, et surtout de la densité des producteurs, permet d'introduire des différences typologiques quantitatives. Les recherches devraient être poussées dans ce sens, car ici les données chiffrées ne manquent pas. Enfin, dernière catégorie, celle des aires de domination. Dans ces étendues, c'eSt l'apogée de la transformation : la maîtrise de l'homme eSt telle que le milieu naturel paraît indifférent. Il ne faut pas se laisser abuser cependant : ce résultat n'eSt acquis et entretenu qu'au prix de travaux et de dépenses considérables. On peut citer les implantations d'exploitations pétrolières dans les déserts de Koweit, de Libye, du Sahara algérien, qui ont fait surgir des villes et de la verdure au sein des sables, la création des villes arCtiques soviétiques : ce sont les exemples qui frappent l'imagination. Mais il y en a d'autres : les grandes métropoles et leurs agglomérations démentielles qui rasent ou escaladent des collines, enjambent fleuves et bras de mer, polluent l'air et l'eau, suppriment toute végétation naturelle, mais créent à grands frais parcs et jardins —, et jusque sur le toit des immeubles ! —, enterrent une partie de la vie ou la projettent en hauteurs audacieuses... Bien sûr les espaces urbanisés apparaissent toujours en avance d'une catégorie par rapport aux espaces ruraux, mais ce n'eSt souvent qu'une illusion. En effet, la domination absolue eSt aussi en marche dans les campagnes des pays les plus évolués : quand, à coups de machines défonceuses et d'engrais, on arrive à faire artificiellement un sol, quand on arrive à cultiver des betteraves ou du maïs sur la craie nue, quand on réussit à obtenir des rendements excellents sur la même terre avec la même culture pendant des années de suite et sans même labourer, comme on le fait actuellement par exemple dans le centre du Bassin Parisien, en Beauce ou en Champagne, quand la terre eSt devenue, comme en Californie, une véritable matière première industrielle, n'y a-t-il pas aussi domination absolue ? Au niveau de l'adaptation, mais plus encore de la transformation ou de la domination, l'aCtion humaine peut surmonter les données naturelles. i. Nicolai, op. cit.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

21

C'eSt donc sur elle qu'il faut mettre l'accent pour subdiviser l'espace : il y a une nette frontière entre les deux premiers types des milieux humains et les autres, mais cette frontière n'eSt pas fixe, pas plus que ne le sont les grands types de milieux évoqués ci-dessus.

LES

TRANSFORMATIONS

DES

TYPES

Elles se font progressivement, souvent insensiblement, en général dans le sens d'une amélioration des conditions de l'adlion humaine par renforcement de l'efficacité (mais pas toujours : il existe aussi des évolutions régressives et les simples périodes historiques en fournissent maints exemples). Le temps, la durée, et tout ce qui touche à ce que l'on pourrait appeler les vicissitudes de l'Histoire jouent un rôle prépondérant, mais les rythmes sont souvent fort dissemblables; partout ils ont une tendance à l'accélération en fonction du rythme même des progrès techniques et de leur possibilité de généralisation, soit par juxtaposition, soit par diffusion et superposition. Toutes les observations à travers les faits du passé comme au cours de la période récente montrent qu'il existe des points d'impaâ, des aires de développement à partir desquels les transformations se propagent comme des ondes, avec des moyens et pour des raisons souvent fort divers. Un exemple très caractéristique peut être pris dans l'évolution historique récente de l'économie rurale dans les campagnes du centre du Bassin Parisien. André Thibault1 en a bien montré la première phase en Picardie vers 1850 : pendant longtemps, le paysan devait avant tout survivre, et il s'acharnait à cultiver, quelles que soient les conditions naturelles, tout ce qui était nécessaire à sa subsistance, tandis que dans les villages, les artisans locaux filaient et tissaient la laine et fabriquaient les objets de première nécessité. Les grandes inventions du début du xix e siècle devaient bouleverser cet équilibre : la découverte des métiers rassembla le travail textile dans les villes et y attira la main-d'œuvre, tandis que la conStruftion des chemins de fer permettait de substituer une économie d'échange à une auto-consommation traditionnelle, et donc de diversifier les produirions en les adaptant aux conditions naturelles les plus favorables ; la couverture agricole cessant d'être plus ou moins uniforme s'adapta aux meilleures spécialisations de l'espace, en fondion non plus des besoins vitaux, mais des possibilités optimales du milieu. Puis les progrès agricoles et industriels continuant — les machines, les engrais, les nouveaux hybrides — permirent d'accroître la produftion tout en libérant les hommes qui gagnèrent les villes, provoquant une véritable nouvelle transformation des équilibres ruraux-urbains traditionnels. La Champagne se trouva ainsi affranchie des servitudes de son sol crayeux et actuellement, dans la Beauce en particulier, le choix des cultures se fait à peu près uniquement en fonftion de la conjoncture du marché national ou international : produire ce qui rapporte au maximum, telle eSt la seule loi de la terre. On pourrait, toute proportion gardée, retracer sensiblement la même histoire à propos de la Cornouaille ou de la Floride, ou encore de la grande 1. A . THIBAULT, Villes et campantes de l'Oise et de la Somme, Beauvais, 1967, p. 22.

22

Jacqueline

Beaujeu-Garnier

vallée californienne et de maints autres lieux. Si nous suivons les étapes de cette mutation, il apparaît que, dans un type de société donné, progressant sur elle-même, ce sont les découvertes techniques qui rythment les phases de transformation, et que celle-ci se fait parallèlement dans les campagnes et dans les villes, par réaâion d'un milieu sur l'autre, en partie par concurrence, en partie par complémentarité. Le développement des transports qui ouvre les espaces économiques joue un rôle majeur généralisé; la disponibilité de capitaux qui permet les investissements de tout ordre, aussi bien matériels que culturels, nécessaire à l'expansion spatiale des progrès techniques, eSt également un fait fondamental. Et ceci explique que, dans les sociétés ayant déjà atteint un haut niveau de développement et de richesse, tout progrès engendre rapidement un progrès plus grand en étendue et en puissance, alors que dans les sociétés les plus défavorisées, la lenteur et la limitation des progrès restent souvent inquiétantes. On retrouve ici la notion énoncée au début de résultante dans la possibilité de différenciation de l'espace qui peut être prise à deux degrés : une différenciation spontanée résultant de l'évolution antérieure libre des deux grandes composantes en présence, une différenciation volontaire dans laquelle l'action humaine d'aménagement joue un rôle déterminant. On voit tout l'intérêt qu'il y aurait à pouvoir chiffrer l'importance relative des deux termes en présence : la résistance du milieu et la puissance des sociétés qui y vivent. Nul ne paraît mieux placé que le géographe pour réussir dans cette double démarche.

HILDEBERT

ISNARD

Sous-développement et géographie

O

L A P L A C E qu'a prise la notion de sous-développement dans les préoccupations des sciences humaines. Jusqu'ici, économistes, sociologues et géographes 1 se sont efforcés, chacun pour son propre compte, de la saisir dans sa totalité, alors qu'une division interdisciplinaire de la recherche, permettant de l'appréhender selon leurs optiques respectives complémentaires, se révélerait plus féconde. Dans cette éventualité, quel serait le domaine spécifique du géographe ? N SAIT

*

Le point de départ commun eSt la constatation que l'aire géographique du sous-développement coïncide avec celle de la colonisation. D'où l'hypothèse de travail que la colonisation a mis en place le sous-développement dans les territoires qu'elle a pu conquérir : l'indépendance politique, anciennement ou récemment acquise, n'y a pas changé grand-chose. Mais des explications sont nécessaires. Quand la colonisation s'empara d'un pays, elle y trouva une société qui avait aménagé son milieu naturel pour survivre et perpétuer son existence : son genre de vie se composait d'éléments solidaires tels qu'aucun d'entre eux n'aurait pu, par une évolution propre, mettre en danger le projet assigné au tout. Dans cette Struéhire, l'économie, la démographie, le système de parenté, les coutumes, les croyances... tout eSt accordé. C'eSt cette organisation que la colonisation a détruite pour lui substituer l'ordre des choses nécessaire à son dessein. De quoi s'agit-il ? De mettre en valeur les possibilités du pays dans l'intérêt du développement de la métropole. Autrement dit, d'y créer une économie dérivée, intégrée à l'extérieur, dépendante de centres étrangers de décision, ignorante des aspirations des populations autochtones, aliénante, en un mot : la France installera un grand vignoble dans l'Algérie musulmane, la monoculture arachidière au Sénégal; la Belgique créera une puissante industrie extraâive au Congo; les I. C f . les travaux d'Y. LACOSTE.

Hildebert

24

Isnard

puissances capitalistes exploiteront les richesses pétrolières du monde arabe, de l'Afrique et de l'Amérique latine. Au terme de ce processus, il ne reSte plus, des sociétés traditionnelles, que quelques groupes résiduels isolés. L'erreur généralement admise eSt de croire à l'existence, dans les pays sous-développés, d'un double domaine, d'un dualisme qui juxtaposerait un seâeur économique et social fermé, vivant d'agriculture de subsistance, d'artisanat, d'échanges à l'intérieur de communautés villageoises et un sefteur moderne produisant pour le marché international. En fait, l'économie monétaire s'eSt infiltrée partout, introduite dans les hameaux les plus reculés, par l'impôt, le traitant, le boutiquier, le salariat. Avec elle, c'eSt toute la société autochtone qui eSt ébranlée, deStrudturée, malgré ses efforts d'adaptation et de réinterprétation des apports étrangers : elle perd sa finalité, sa raison d'être, la cohérence qui liait ses différentes composantes. Celles-ci évoluent désormais séparément, sous l'impulsion d'une rationalité extérieure. Tel eSt le mécanisme du sous-développement déclenché par la colonisation. Le géographe sera particulièrement attentif à deux sortes de conséquences : les unes relatives à la population, les autres aux Stru&ures régionales. *

Dans le sous-développement, la géographie de la population a ses caraâériStiques propres. Nous ne ferons que les rappeler sans insister davantage. On sait que la colonisation, débloquant les sociétés souvent enracinées dans leur milieu, a mis les hommes en mouvement. Elle les a transférés en masse d'un continent à l'autre : la traite esclavagiste a déversé des Africains en Amérique; le recrutement d'une main-d'œuvre asiatique a fixé sur les côtes de l'Afrique orientale d'importants contingents d'émigrants de l'Inde et de la Chine. Ces transplantations historiques aggravent les difficultés actuelles du développement en posant les problèmes de l'intégration des races. A l'intérieur d'un même pays, les déplacements de population obéissent à des incitations variées : fuite des éléments jeunes en surnombre ou désireux d'échapper aux contraintes de la vie communautaire, attra&ion exercée par les demandes de main-d'œuvre ou simplement par le mirage d'une vie plus facile dans les villes. On connaît les conséquences de cette turbulence. C'eSt essentiellement une nouvelle géographie de la population, caractérisée par une interpénétration des ethnies longtemps séparées, une répartition des densités en faveur des régions où la colonisation a accumulé ses moyens d'aétion et surtout une croissance désordonnée des villes. Cette sururbanisation a créé des paysages sui generis dont les éléments spécifiques sont les agglomérations a-Struâurées de bidonvilles, de shantj-towns, de favelles... encerclant les villes, s'infiltrant à l'intérieur, mais aussi la ceinture de petites cultures destinées à la consommation familiale et à la vente à la sauvette. Cependant, le géographe retiendra surtout que la désorganisation du système de vie traditionnelle libère la démographie de ses anciennes entraves Struâurelles : la natalité s'emballe, la mortalité tombe grâce à Pintroduâion

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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des techniques du colonisateur. Le résultat, c'eSt une croissance démographique sauvage n'obéissant plus à aucune régulation. Ce désordre eSt peut-être l'un des critères les plus significatifs du sousdéveloppement, sans doute parce qu'il eSt l'indice d'une société désarticulée par l'intervention extérieure, décomposée en éléments évoluant anarchiquement; d'une société en perdition. Ce mal profond survit à l'indépendance qu'il met en danger. Comment imaginer que le jeune État puisse maîtriser l'incontrôlable, cette démographie livrée à elle-même qui absorbe tout progrès économique ? Mieux que tout autre, le géographe saisira la tragique contradiction dans laquelle se débattent les anciennes colonies : celles-ci s'épuisent à tenter d'accorder une démographie galopante et une économie subordonnée. La décomposition a gagné toute la société traditionnelle dont les anciennes Structures n'ont pas résisté à l'impaCt de la monétarisation. Dans les campagnes, les communautés rurales ont perdu la cohésion qui assurait la sécurité des individus; l'émigration n'empêche pas le surpeuplement qu'aggrave la ruine de l'artisanat : alourdie par un chômage déguisé, dépouillée d'une partie de ses terres conquise par les récoltes d'exportation, l'agriculture vivrière n'arrive plus à remplir sa fonction. Sa dégradation n'eSt pas compensée par les progrès de l'agriculture de plantation : celle-ci eSt pratiquée par de puissantes sociétés étrangères et par une petite bourgeoisie autochtone qui reSte sous-développée dans la mesure où lui échappe le contrôle de la commercialisation d'une production entièrement soumise au mécanisme inexorable du marché international. L'essor des plantations et l'extension des villes ont entraîné la prolétarisation d'un nombre croissant d'individus qui doivent apprendre à vivre essentiellement de leurs salaires. Mais l'emploi reSte insuffisant à absorber la masse de ceux qui fuient les campagnes : la plupart d'entre eux s'efforcent de trouver des ressources dans les petits métiers que leur ingéniosité excelle à multiplier. La même pléthore règne dans tous les services, ceux des affaires comme ceux de l'administration : ainsi eSt née une bourgeoisie où se recrute la classe dirigeante. Cette surcharge des activités tertiaires eSt non seulement une des caractéristiques, mais aussi une des causes du sous-développement : elle détourne des moyens vers une partie de la population, aux dépens des investissements productifs. La société traditionnelle s'eSt écroulée. Une autre paraît se mettre en place, fondée non plus sur l'appartenance ethnique ou familiale, mais sur le rôle de l'individu dans la production. Quelle part fera-t-elle aux anciennes valeurs dans les Structures dont elle finira bien par se doter ? Saura-t-elle se dégager de la dépendance dans laquelle les pays sous-développés sont tenus ? Telles sont les diverses questions concernant la population, auxquelles le géographe a compétence pour répondre. Mais il sera plus attentif encore aux problèmes que pose le sous-développement dans l'organisation de l'espace. *

Jusqu'ici, on s'en eSt tenu à la notion de « dualisme régional » qui met en opposition les régions aménagées par l'économie coloniale et les

2.6

Hildebert Isnard

régions d'économie traditionnelle. La réalité eSt beaucoup plus complexe. Les premières ont reçu l'équipement qu'exige leur mise en valeur : elles ont été pourvues d'un réseau de circulation reliant les plantations, les mines ou les usines au port d'embarquement de la produâion. Elles ont attiré la main-d'œuvre nécessaire à l'exécution des travaux. Des villes y ont grandi, pourvues des organismes administratifs, commerciaux, bancaires, sociaux et culturels qui définissent le fait urbain. L'espace ainsi Strufturé possède toutes les apparences d'une région développée. En fait, il convient de remarquer qu'il s'intègre par sa fonction dans une aire économique extérieure qui détient les pouvoirs de décision. C'eSt une région-satellite. Les exemples ne manquent pas. Les grandes plaines sublittorales de l'Algérie ont été conquises par la viticulture dont les récoltes n'avaient pas d'autre écoulement possible que sur le marché français. Le pays ouolof, de part et d'autre de la voie ferrée Dakar-Saint-Louis, s'eSt couvert de champs d'arachides : son existence dépend des cours mondiaux de l'huile. La canne à sucre a façonné les paysages et supporte toute la vie de l'île de la Réunion, mais sa production eSt destinée à la consommation de la Métropole. Cette organisation bloque tout développement : ces régions ne sont pas, en effet, maîtresses de leurs possibilités; elles ne possèdent ni les moyens, ni l'initiative indispensables pour se libérer de la tutelle extérieure. Elles sont non seulement condamnées à la Stagnation, mais encore particulièrement exposées aux crises que peut déclencher l'évolution de l'économie dominante. Cette crise, le Nord-ESt du Brésil l'a connue avec l'effondrement des exportations du sucre et des minerais. Les plaines viticoles algériennes la connaissent depuis l'accession à l'indépendance : le marché français s'étant fermé à leurs vins, il faut envisager une longue, pénible, coûteuse mais libératrice reconversion de leur agriculture. C'eSt à de telles régions, qui n'ont reçu que ce qui eSt Striâement nécessaire au rôle subordonné qui leur eSt attribué dans le développement des économies étrangères, qu'on doit réserver le nom de régions sous-développées, puisqu'elles restent très en deçà des possibilités d'un développement auto-entretenu. Que dire des régions appelées traditionnelles ? Il n'y a plus guère de régions traditionnelles si on les définit comme des espaces organisés par des sociétés archaïques en vue d'asseoir leur économie de subsistance : quelques coins isolés de sylve équatoriale, de désert ou de montagnes qui relèvent de l'attention des ethnologues sont désormais l'exception. Partout ailleurs, le rattachement plus ou moins étroit à l'économie monétaire a fait son œuvre de dégradation de l'ancien état de choses. On sait le rôle de l'émigrant saisonnier ou temporaire qui, au retour, introduit dans son village de l'argent, des objets, des idées nouvelles; celui du boutiquier qui prête avec usure et pousse à la commercialisation du surplus des récoltes; celui de l'impôt qui oblige les hommes à se procurer les moyens de le payer ; celui des fonâionnaires qui exercent autour d'eux un effet destructeur de démonstration; celui des administrateurs qui ont imposé des cultures traditionnelles à la paysannerie. De mille façons, le système colonial a exercé son action érosive dans les régions où il ne s'installait pas en force.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

2

7

Les exemples abondent. Dans la Grande Kabylie, le départ massif des éléments jeunes de la population ne laisse plus en place la force de travail nécessaire à l'exploitation des ressources de la montagne : la friche a gagné du terrain ; les fortes densités se maintiennent pauvrement grâce aux économies envoyées par les émigrants. En Afrique du Sud, les réserves indigènes surpeuplées subissent une évolution régressive qui détériore leur potentiel agricole et paStoral. La mise en valeur d'une région par l'économie moderne déclenche un effet de désinveStissement dans les régions voisines : c'eSt ainsi qu'après la prospérité de l'époque sucrière, le NordeSte brésilien a subi, au profit de l'industrialisation de la région de Sâo Paulo, une hémorragie en hommes et en capitaux qui l'a réduit à sa ruine aétuelle. Ces processus à l'œuvre depuis longtemps ont abouti à la déstructuration des régions traditionnelles : celles-ci se caractérisent par leur ambiguïté. Dans leurs paysages se combinent des vestiges de l'ancienne économie de subsistance et des éléments nouveaux relevant de l'économie de marché : l'une vise à l'auto-consommation ; l'autre procure un apport monétaire. Mais toutes deux entrent en concurrence : dans maintes régions, les cultures vivrières ne parviennent plus à satisfaire les besoins des communautés villageoises. Avec la dislocation des genres de vie qui constituaient leur base, les sociétés ont perdu leur Stabilité : elles connaissent des déséquilibres Strufturels préjudiciables aux individus. Régions sous-développées, régions traditionnelles, régions en voie de dégradation... : des monographies géographiques de détail devront enrichir cette typologie régionale spécifique des pays qui ont hérité leur sousdéveloppement de la colonisation. *

Bien que lié StruCturalement à l'impérialisme en expansion, le sous-développement eSt un tout doté de ses caractéristiques propres : comme tout système économique et social, il exerce, malgré sa dépendance, une aCtion décisive sur l'organisation des hommes et de l'espace. C'eSt pourquoi il existe vraiment, à l'intérieur de la géographie, une géographie du sousdéveloppement dont il incombe aux spécialistes de définir la spécificité.

ÉTIENNE

JUILLARD

Espace et temps dans l'évolution des cadres régionaux

La détermination des « régions » esî partout une entreprise d i f f i c i l e , aussi difficile qu'inéluctable. Pierre G O U R O U 1 . ? Qui ne répondrait à cette question d'apparence anodine ? et, à l'ère des sondages d'opinion, n'y aurait-il pas là une méthode pour préciser une notion floue ? Non pas celle de région naturelle, ou agricole, ou industrielle, objets spatiaux que le géographe eSt rompu à cerner, mais celle de région « tout court ». Puisque le commun des mortels peut dire « j'habite telle région », comme il dirait « j'habite tel pays ou tel quartier », il s'agit bien d'un fait d'expérience qu'une analyse devrait pouvoir préciser. Les réponses qui sont faites se réfèrent parfois, dans la France d'aujourd'hui, à une province d'ancien régime (Bretagne, Alsace...) — et c'est surtout le cas pour les régions périphériques —, rarement à un ensemble naturel (Pyrénées, Côte d'Azur...) ou à un point cardinal (Nord, OueSt...), plus souvent à une ville (région lyonnaise, toulousaine, lilloise...). Mais toutes expriment un certain sentiment d'appartenance régionale, né d'un ensemble de solidarités, d'habitudes, de complicités qui confère à un certain territoire une certaine cohésion. Réalité fonctionnelle et non pas physionomique, la « région » eSt perçue par ses habitants comme le territoire à l'intérieur duquel on peut se procurer l'essentiel des biens et services les plus rares, ceux-ci étant le plus souvent concentrés dans sa capitale : commerces de luxe ou visant une clientèle très étroite, gamme complète des spécialités médicales, enseignement supérieur et recherche scientifique, grandes manifestations culturelles ou sportives, presse régionale et Station régionale de radio-télévision, etc. Les multiples flux d'hommes, de marchandises, d'inforUELLE RÉGION HABITEZ-VOUS

I. P. GOUROU, « De la géographie régionale et de ses relations avec la planification régionale », bulletin de la Société belge d'Études Géographiques 27, 1958, pp. 27-34.

3o

Étienne Juillard

mations qui résultent des échanges entre le centre distributeur de ces services et sa zone d'influence font de la région un cadre d'existence collective — Dickinson disait déjà en 1946 area of common living- — au même titre que le village ou que le quartier urbain, mais beaucoup plus étendu. Elle eSt le cadre spatial le plus vaSte à l'intérieur duquel s'effectuent la plupart des a£tes d'une population, à l'exception de certains recours aux services de la capitale d'État, de certaines relations professionnelles interrégionales et des évasions saisonnières à l'occasion des vacances. Elle constitue aussi le champ des principales migrations définitives de la population qui cherche à se rapprocher du chef-lieu. Cependant ce cadre ne saurait excéder certaines dimensions au delà desquelles ne pourraient plus s'exercer le rayonnement et le commandement de sa capitale. Plutôt qu'en distance, il eSt préférable d'exprimer en temps de déplacement ce seuil d'accessibilité : dans la France de 1970, la capitale régionale que l'on n'atteindrait pas, disons, en une heure et demie de voiture semblerait abusivement éloignée. Ainsi définie, cette notion diffère de ce qu'on appelle la région économique, espace organisé par une métropole industrielle et financière, englobant non seulement la zone de résidence des travailleurs et le rayon d'aftion des grossistes, mais encore les réseaux de succursales et de sous-traitants, les aires d'approvisionnement et de vente des divers établissements, les flux financiers qui assurent la domination de la métropole sur certains sefteurs de l'économie ou qui font dépendre certaines de ses firmes de sièges sociaux situés peut-être au delà des mers. Espaces impossibles à cerner ! Aussi bien les échanges d'informations s'y font-ils par télex, les déplacements de dirigeants par avion; et le grand public ignore les liens souvent occultes qui font de tout cela un ensemble plus ou moins cohérent. Autre chose eSt la région tout court : elle eSt la région « de tout le monde »; elle eSt faite d'un espace banal, concret, rugueux, parcouru de façon habituelle par la majeure partie de la population; elle appartient à l'espace des hommes — c'eSt-à-dire à celui des géographes — et non à celui des flux économiques; elle eSt conçue comme un cadre de consommation plus que de production. Cette dernière y joue, certes, un rôle déterminant, mais par ses effets induits plus que par son incidence sur une « comptabilité régionale », notion propre à ce que nous avons appelé « région économique ». Les limites de la région ainsi conçue n'ont rien de net. Celle-ci se définit par son centre bien plus que par ses contours ; des zones contestées la séparent souvent des régions limitrophes. La précision, obligatoire, des cadres administratifs a conduit bien d'autres circuits à s'y mouler, de sorte que la « région » française d'aujourd'hui se confond souvent avec un département ou un groupe de départements. Cependant — et c'eSt là-dessus que je voudrais insister — le cadre régional n'eSt en aucune façon donné une fois pour toutes. Bien que la force des habitudes et la sclérose des divisions administratives la dotent d'une certaine inertie, la « région » n'eSt que la transcription spatiale momentanée d'un équilibre mobile, en constante réadaptation, entre un ensemble de faéteurs changeants : production et besoins de consommation de ses habitants, techniques de circulation des personnes et des mar1. R. E. D I C K I N S O N , City, Région and Kegionalism, Londres, 1946, pp. 1-8.

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3i

chandises, procédés d'information, régime administratif. Ces faCteurs évoluent, et à des rythmes différents : accélération, ralentissement, voire abandon de certaines productions, pour des raisons conjoncturelles ou Structurelles, mise en service de moyens de transport plus rapides ou plus économiques, déplacements de population, évolution, d'une génération à l'autre, des mentalités, etc. Deux changements majeurs sont notamment intervenus en Europe depuis une centaine d'années : le décuplement des vitesses de circulation des personnes et l'élévation du niveau de vie du plus grand nombre, dans le cadre d'une civilisation basée sur une consommation de plus en plus massive et diverse de biens et de services. Or le contenu fort concret donné ci-dessus à la notion de « région » reposait précisément sur ces deux faiteurs : une certaine quantité de biens et de services, conditionnée par la demande des consommateurs et distribuée à l'intérieur d'une aire qui ne peut dépasser certaines dimensions. Autrement dit la région eSt l'expression spatiale d'une certaine civilisation à un certain moment, et son gabarit résulte de la combinaison d'un certain seuil d'accessibilité, exprimé en temps, et d'un certain seuil de marché, exprimé en clientèle nécessaire pour faire vivre tel niveau de services. Par conséquent les dimensions des cadres régionaux ont dû se modifier profondément depuis l'époque « pré-ferroviaire ». Un exemple illustrera ces mutations. *

Considérons la ville du Mans et ses abords, en nous plaçant pour commencer aux environs de 1830, avant l'achèvement du réseau des chemins vicinaux et avant les premières voies ferrées 1 . Le paysage ne devait pas grandement différer de ce qu'il eSt aujourd'hui, sinon que les chènevières occupaient alors une grande place dans les vallées. Zone de contaCt entre le massif armoricain et le bassin parisien, zone de transition entre la Normandie humide et la lumineuse Touraine, pays de collines drainées par l'éventail de vallées qui convergent vers Angers, le Haut-Maine se présente comme une mosaïque de paysages ruraux plus ou moins nettement individualisés. Au nord-eSt du Mans, le Saosnois, dominé par la petite ville de Mamers, se développe dans les assises jurassiques et crétacées. Il tient sa richesse des cultures de chanvre et ses fermes dispersées abritent de nombreux ateliers de tisserands à domicile et de femmes confectionnant des filets et des résilles. Les fortes densités rurales qui en résultent dépassent 80 habitants au kilomètre carré. Des tissages se sont concentrés à Mamers, à Bonnétable. A u nord, les 300 mètres d'altitude de la crête de grès armoricain qui porte la forêt de Perseigne ferment la contrée vers la Normandie. A l'oueSt, les croupes cristallines des Alpes mancelles, burinées par les méandres de la Sarthe, les hauteurs des Coëvrons, la forêt de la Charnie marquent le début du massif armoricain, longé à peu près par la vallée de 1 . On voudra bien excuser la présomption de l'auteur qui se permet de prendre un exemple dans une partie de la France qu'il connaît mal. Ce choix s'explique par la relative homogénéité naturelle et économique de cette contrée, qui engendre des espaces presque géométriques. Mais la présente étude eSt plus l'indication d'une méthode que l'examen approfondi d'un cas qui exigerait une bien meilleure connaissance du milieu. Je remercie L . M . COYAUD, « ligérien » averti, des indications qu'il m'a données.

ÍLtienne Juillard

32 TABLEAU I . Superficies et densités

Superficie (km*)

iS}i Densité** Population*

19)6 Population* Densité*'

Difiricl Château-du-Loir Fresnay-sur-Sarthe La Ferté-Bernard La Flèche Le Mans Mamers Sablé Saint-Calais Sillé-le-Guillaume

55°

39.4 44,3

72 87

510 465 i 120 i 220

106,0

87

575 525 555 675

54,6 29,3 34,4 44,8

95 56

30,8

67

63,4

56

26,9

24,5 23,2 52,9 15 3,° 30,0

64

21,3 27,0

67

27,2

49

48

50 47

126

52 41 51

40

Arrondissement La Flèche Le Mans Mamers Saint-Calais

i i i i

645 895 550 085

92,7

150,8

129,7 73,8

56

74,2

80 84 68

180,0

119

77.7 53.9

5° 50

45

* E n milliers d'habitants. ** N o m b r e d'habitants au kilomètre carré.

la Vègre. Les deux seuls passages faciles vers le Bas-Maine sont commandés par la forteresse de Sillé-le-Guillaume et par la petite ville de Sablé. La grande propriété et l'absence d'industrie expliquent une densité rurale plus faible que dans le Saosnois, de l'ordre de 5 o au kilomètre carré. Immédiatement à l'eSt un petit affleurement de calcaire bajocien introduit autour de Conlie et de Brûlon un paysage de « Champagne » à habitat groupé. Dans tout le reste du département s'étend le bocage manceau, assez monotone, avec quelques nuances néanmoins : les magnifiques chènevières du Bélinois, sur le Jurassique au sud du Mans, contrastent avec les larges placages d'argiles à silex qui occupent tout le sud-eSt du département, portant la belle forêt de Bercé, mais aussi des landes à bruyères et à pins rabougris, autour de Saint-Calais. L'habitat se regroupe dans les vallées qui percent ce manteau et des bourgs comme Vibraye, Le Grand-Lucé, Montmirail sont animés par des ateliers de boissellerie et par quelques tissages. L'industrie à domicile permet des densités rurales de 60 à 70. Seule la vallée de l'Huisne ouvre un large passage en direction du Perche et déjà autour de La FertéBernard les chevaux emplissent les enclos. Enfin, vers le sud, le riant val du Loir, de La Chartre à La Flèche, introduit la lumière tourangelle et sa compagne la vigne, le calcaire et ses habitations troglodytiques ; un autre domaine commence. Mosaïque de « pays » dont la réalité vécue se retrouve dans la toponymie : Neuvy-en-Champagne, Saint-Calez-en-Saosnois, Saint-Gervais-en-Belin... Mais deux « domaines » plus vaStes s'affrontaient par ailleurs à peu près sur la ligne de la Sarthe : à l'oueSt voici le massif ancien, sa Struâure en grandes propriétés aristocratiques, son cléricalisme et son conservatisme

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

33

politique; à l'eSt c'eSt déjà le bassin parisien, avec une économie plus diversifiée, un réseau plus dense de petites routes, une population de tisserands ruraux plus frondeurs. Les éle£tions législatives de 1849 verront la moitié orientale du département de la Sarthe donner la majorité aux républicains, tandis que l'oueát sera favorable au parti de l'Ordre 1 . En plein cœur de son département, au contait de ces deux domaines, Le Mans, avec ses 19 000 habitants en 1831, eSt déjà une « grande ville », qui égale presque Tours (22 000 habitants), Angers (33 000), Rennes (30000) et Caen (18 000). Relais entre Paris et l'Atlantique, carrefour de routes qui permet d'y regrouper la production de tout le département, centre de fabrication d'étamines et de bougies, port sur la Sarthe, Le Mans jouait depuis le milieu du xvin e siècle « un rôle commercial de première importance grâce à des familles entreprenantes, servies sans doute par la situation centrale de la ville, mais surtout par le nœud routier »2. Mais le déclin de ses industries traditionnelles a fait que, pendant le premier tiers du xrx e siècle, sa croissance démographique a été beaucoup plus lente que celle des campagnes sarthoises (voir tableau 2 ci-après). TABLEAU

2. Population des principales villes de la Sarthe (en milliers d'habitants)

1806 Le Mans La Flèche Mamers Saint-Calais Sablé Sillé-le-Guillaume Château-du-Loir La Ferté-Bernard Fresnay-sur-Sarthe Total des 9 villes Département de la Sarthe Part du Mans dans le département (%)

18,5 5,o

18)1

:

9>3 5,4 5,6

1911 69,0 10,8

5,5 3,6

3,7

3,6

3.1

3.5

5,5

2,6 2,8 2,2 2,2

5,7

19)6

10,1

84,5

148,0 16,0

4,7

6,3

3,5 5,9

4,6 10,0

Pourcentage de variation 18)1-1911 1911-19)6 19)6-1968 263 100 2 -3 57

22 - 8

79

-17

34

-

3 7

59 31

69

2,7

21

-10

5,8

5,°

96 0

5

2,2

8,0 2,6

48

2 -12

29 60 18

109,2

123,0

204,0

130

13

66

457,0

419,0

389,0

475,o

4

16

22

2,4

2,9

2,6

2,9

4,3

4,5

2,5

4,9

2,5

2,5

4,78

388,0 5

45,5

1968

31









4





Sources : — pour 1806 : M I N I S T È R E D E L ' I N T É R I E U R , États de la population en 1806. — pour 1831 : Annuaire du département de la Sarthe, Le Mans, 1 8 3 1 . INSEE. — pour le reste : Annuaires

Par delà les paysages dont on vient d'esquisser la physionomie, qu'étaient à cette époque les cadres « régionaux », au sens où ils ont été définis dans les 1.

Tableau politique de la France de l'Omit sous la Troisième République, Paris, 1913, pp. 49 sq., et P. Bois, « Dans l'OueSt : Politique et enseignement primaire », Annales : Économies, Sociétés, Civilisations 9 (3), juil.-sept. 1954, p. 362. 2. J . G O U H I E R , Naissance d'une grande cité : L.e Mans au milieu du XXe siècle, Paris, 1953, p. 1 1 , et E . D A R D E N N E , « La route de Tours au Mans », Norois 5, avr.-juin 1958, pp. 163-179. A . SIEGFRIED,

3

Étienne Juiïlard

34

pages précédentes ? A première vue on serait tenté de répondre que le département de la Sarthe constituait une « région ». Peu d'ensembles sont mieux centrés, d'apparence plus une. Tel que les Constituants l'ont créé en 1790, en coupant en deux le Gouvernement du Maine, il mesure environ 6 200 kilomètres carrés, soit la superficie moyenne des départements français. Ses limites nord et oueSt, on l'a vu, s'appuient sur des reliefs et des massifs forestiers qui séparaient déjà le Haut-Maine de la Normandie et du Bas-Maine. Ses autres limites sont plus arbitraires : Nogent-le-Rotrou eSt laissé de côté, bien que manceau, alors que La Flèche, angevine, eSt incorporée à la Sarthe. Mais la vallée du Loir, relayée à l'amont par son affluent la Braye, a servi d'appui à des limites qui donnent au département la forme d'un cercle presque parfait, centré sur Le Mans et dont les rayons, longs de 50 kilomètres, sont dessinés par une étoile de routes royales (voir fig. 1). De même que •— René Musset l'a montré 1 — le département de la Mayenne avait été délimité en fonction de la colleâe des toiles, il eSt possible que les Constituants aient tenu compte, en créant son voisin de l'eSt, de la commercialisation des étamines et des toiles de chanvre, fabriquées aux alentours et regroupées au Mans pour être teintes et expédiées. Il s'agirait donc bien d'une région économique, à l'échelle de l'époque. D'ailleurs Le Mans vit se créer en 1804 une Chambre consultative des Arts et Manufactures, dont le bureau était composé par des industriels et des négociants et qui se transformera plus tard en Chambre de Commerce. Elle s'occupait d'organiser les échanges départementaux, d'accélérer la conStruâion des routes, de soutenir un projet de canal de Nantes à Caen par Le Mans et le projet d'ouverture au Mans d'un comptoir de la Banque de France qui sera finalement créé en 1847 2 . Mais peut-on dire que la Sarthe était le cadre dans lequel s'exerçait la vie de relations de l'ensemble des habitants du département ? En fait, ce cadre était trop vaSte. Les 45 à 50 kilomètres qui séparent Le Mans des localités périphériques représentaient, sur bonne route de plaine, quelque cinq heures de voiture et, tenant compte des rampes parfois raides que provoquait un relief aux multiples ondulations, plutôt six à sept heures. Le premier courrier royal créé en 1781 entre Le Mans et Tours mettait onze heures pour effectuer, deux fois par semaine, les 80 kilomètres de parcours (soit 7 kilomètres à l'heure); en 1858 vingt voitures publiques assuraient la liaison en huit ou neuf heures (soit 9 à 10 kilomètres à l'heure) et il s'agissait d'une des meilleures routes3. Autour du Mans s'étoilaient six routes royales pourvues de relais, complétées par trois autres sans relais et par six routes secondaires. Un préfet pouvait à la rigueur s'accommoder d'un aller et retour de dix à quatorze heures de voiture pour aller inspeâer dans la journée la périphérie de son département; c'eût été prohibitif pour l'habitant de ce pourtour s'il avait dû se rendre au Mans pour y chercher ce qu'on demandait alors à la ville : marché, foires, hôpital, collège, avocat ou avoué, agents d'assurance, entrepreneur de roulage, entrepôt de tabac, administrations diverses. Le Bas-Maine : Étude géographique, Paris, 1917, p. 20.

1.

R . MUSSET,

2.

G O U H I E R , op.

3.

DARDENNE,

cit.,

pp.

13-14.

op. cit., pp. 169-170.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

_______

35

1 2 5

4

0

|

i

,

i

i

50km

|

i : route royale avec relais — 2 : route royale sans relais — 3 : autre route — 4 : limite du département FIG. 1. Routes vers

iS)o

Aussi bien huit autres villes, toutes distribuées, presque à intervalle régulier, sur les bords du département et reliées entre elles par une route de rocade, offraient-elles à peu près le même niveau de services que Le Mans 1 . Parmi elles, deux seulement, La Flèche et Mamers, dépassaient en 1831 les 5 000 habitants; deux autres, Sablé et Saint-Calais, en groupaient envi1. Voir tableau 3 ci-après. On y voit, par exemple, que le nombre de médecins et de pharmaciens eSt sensiblement proportionnel à la population de la ville; seules les activités économiques marquent un net avantage pour Le Mans.

ÎLtienne Juillard

36

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O 50 kr

i : préfefture — 2 : sous-préfefture — 3 : chef-lieu de diStriit — 4 : chef-lieu de canton 5 : limite du département — 6 : limite d'arrondissement — 7 : limite de diStriâ FIG. 2. Divisions administratives au XIXe siècle

ron 3 5 00 ; les quatre dernières n'en avaient que 2 000 : c'était Fresnay-surSarthe, Sillé-le-Guillaume, Château-du-Loir et La Ferté-Bernard. Mais ces huit villes avaient été désignées en 1790 comme chefs-lieux de diStriâs. Chacune était située au centre d'une étoile routière desservant un territoire

Etudes de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

37

de 500 à 600 kilomètres carrés (le double pour Le Mans et La Flèche) où vivait une population de 30 000 à 50 000 habitants (63 000 pour le diStrift de La Flèche, 106 000 pour celui du Mans) (voir tableau 1 et fïg. 1 et 2). Les localités les plus éloignées du chef-lieu n'en étaient pas à plus de deux heures ou deux heures et demie de route, durée de trajet qui peut être considérée comme un seuil d'accessibilité à cette époque où le temps comptait moins qu'aujourd'hui, et il eSt normal que les deux plus grandes villes, plus attractives, mieux desservies, aient pu rayonner un peu plus loin. Certes, dès l'année 1800, les huit chefs-lieux administratifs ont été ramenés à trois, promus au rang de sous-préfeftures — La Flèche, Mamers et Saint-Calais — et le département s'eSt donc trouvé partagé en quatre arrondissements, dont les superficies variaient de 1 100 à 1 900 kilomètres carrés et la population de 74 000 à 151 000 habitants. Le tableau 3 montre que bien des services restaient présents dans les anciens chefs-lieux de diStrift; mais d'autres, comme les collèges, les études d'avocats et d'avoués, les tribunaux de première inêtance, les services administratifs se sont trouvés groupés dans quatre centres seulement. Certains trajets en ont été allongés, mais ils restaient tolérables, et la rentabilité des services était mieux assurée. Un conseil d'arrondissement, élu, conférait à cette circonscription une conscience politique qui en renforçait la cohésion.

9 3 11 8 5

12

3

24 6 5 3 3 3 5 3 3

13 4 4



1 — —

2 2 2 2

3

2

4

Entrepôts de tabac

i 1 i 1 i i i i 1

Avocats et avoués

i i i i i

Agents d'assurance

Pharmaciens

6 6 4 7 6 7 6

Médecins et officiers de santé

112 23

12

Hospices

24

Collèges

Entreprises de roulage

Le Mans La Flèche Mamers Saint-Calais Sablé La Ferté-Bernard Château-du-Loir Sillé-le-Guillaume Fresnay-sur-Sarthe

Foires par an

TABLEAU 3. Répartition de quelques services en 18)1

i i

18

8 6 5

2 2 2





i —









— —













Source : Annuaire de la Sarthe, 1831.

Bref, dans cette contrée encore essentiellement rurale, où Le Mans ne groupait en 1831 que 4 % de la population de la Sarthe, le cadre « régional » semble bien avoir été à l'échelle du diStriâ ou de l'arrondissement bien plutôt qu'à celle du département. « Chaque ville, nous dit une description de la Sarthe datant de 1835 1 , fournit les objets fabriqués aux populations qui l'environnent : fers, papiers, étoffes, laine, cuirs, bougies, toile, verrerie, 1. A. HUGO, La France pittoresque, t. III, Paris, 1835.

Etienne Juillard

38

poterie, savons, etc. » Étant donné à la fois la lenteur de la circulation et la modeêtie des besoins d'une population encore très fruSte — un enfant sur sept seulement était scolarisé en 1829 1 — on peut penser que le recours au chef-lieu de département depuis les cantons de la périphérie devait être extrêmement rare. Les habitants de la Sarthe se sentaient peut-être « Manceaux », mais le champ de leur vie de relations ne dépassait guère les horizons de l'ancien diêtrift, lui-même d'ailleurs dérivé de l'antique bailliage et qui, loin d'être une circonscription arbitrairement fixée, apparaît comme un espace fonctionnel2. Évidemment tout le monde ne vivait pas confiné dans son arrondissement. A u Mans, qui était un centre d'un autre niveau, l'accumulation des capitaux par le grand commerce avait suscité chez les plus favorisés des modes de vie plus exigeants. Là vivaient la plupart des notables du département. La ville entretenait un musée, une bibliothèque publique; elle avait sa « Société Royale d'Agriculture, Sciences et Arts » et sa « Chambre Consultative des Manufactures ». Mais tout cela ne concernait qu'un fort petit nombre de personnes; c'était ce que Stendhal, dans les Mémoires d'un Tourifte, appelait « la société », qui vivait dans les grandes villes un peu comme dans des îles, sans entraîner véritablement l'ensemble de la région autrement qu'en y prélevant une rente foncière et en y collectant des produits. Le maillage régional de la France était plus menu que le découpage départemental, et sur cette Struâure en cellules exiguës était plaqué un semis de « grandes villes » de quelques dizaines de milliers d'habitants chacune, distantes l'une de l'autre de 100 à 150 kilomètres3, qui entretenaient plus de rapports entre elles qu'avec leur environnement immédiat, et en ne déplaçant qu'un nombre infime de personnages d'un rang social élevé. Pour que Le Mans intègre vraiment son département tout entier et en fasse une « région », il a fallu les chemins de fer. La première ligne, venue de Paris par Chartres, atteint la ville dès 1854, bien que la Chambre consultative ait échoué dans son projet de faire passer par Le Mans la première liaison Paris-Nantes ; mais c'était par ailleurs une viâoire sur Alençon que d'avoir attiré la ligne Paris-BreSt. Rennes eSt atteinte en 1857, via Laval; en 1863 s'ouvre la ligne d'Angers, prolongée jusqu'à Nantes en 1877. Une gare de triage eSt construite au sud de la ville4. Cette première phase de l'équipement ferroviaire renforce le rôle du Mans comme carrefour médian de la France du Nord-OueSt; elle ne désenclave pas encore les diêtrifts périphériques. Il faudra pour cela la construction dans les dernières décennies du siècle des lignes secondaires, complétées par les lignes à voie étroite des « Tramways de la Sarthe », à vapeur, achevées en 1916 (fig. 3). En définitive le réseau ferroviaire, à l'époque de son maximum, eSt presque aussi dense que le réseau routier de 1830; mais il eSt encore plus nettement centré sur Le Mans. 1. Bois, op. cit., p. 362. 2. Il serait intéressant de compléter cette approche encore très superficielle par l'étude des « champs migratoires » qui s'étendaient autour de ces huit petites villes périphériques et autour du Mans. 3. L e Mans-Rennes : 146 kilomètres, Le Mans-Angers : 89 kilomètres, Le Mans-Tours : 80 kilomètres, Le Mans-Caen : 150 kilomètres, L e Mans-Chartres : 120 kilomètres, Le Mans-Orléans : 138 kilomètres. 4.

G O U H I E R , op. cit.,

p p . 1 7 et

19.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

1 2 3

0

i

i

i

39

i

i

50km

|

i : grande ligne — 2 : ligne secondaire de grand réseau — 5 : tramway à vapeur Source : le grand Chaix de 1921. FIG. 5. Chemins de fer en 1921

Les résultats se lisent sur les courbes démographiques (voir tableau 2) : de 1831 à 1 9 1 1 la population du Mans a fait un bond de 260 % et frise les 70 000 habitants ; La Flèche, à l'écart des grandes lignes, mais desservie par cinq voies secondaires, gagne 100 % ; les petites villes qui sont situées sur l'axe Paris-Nantes (La Ferté-Bernard, Sablé) s'accroissent respectivement de 96 et 57 % ; Château-du-Loir, carrefour de nombreuses petites lignes, gagne 48 % et Sillé-le-Guillaume, sur une grande ligne, encore 21 % ; au contraire Saint-Calais, Mamers et Fresnay-sur-Sarthe, mal desservis, Stag-



Étienne Juillard

nent; la première a même moins d'habitants en 1 9 1 1 qu'en 1831. Bref une correspondance remarquable s'observe entre l'équipement ferroviaire et la croissance urbaine. Les chiffres de 1936 accusent les mêmes écarts, mais avec un ralentissement d'ensemble très net, dû à la disparition des vieilles industries : pendant ces vingt-cinq ans Le Mans a encore gagné 22 %, mais aucune autre ville n'a crû de plus de 7 % ; La Flèche a perdu 8 %, Mamers 17 % . Les écarts se sont encore creusés entre le chef-lieu et les autres centres du département qui restent de très modeStes cités. Le Mans représente 68 % de la population totale des neuf villes, contre 40 % cent ans plus tôt (tableau 2). Pendant ce même temps le département de la Sarthe a perdu 62 000 habitants. Si l'on en retranche Le Mans, la perte se chiffre à 127 000, la densité moyenne, sans le chef-lieu, passant de 69 à 49. Phénomène général dans tout l'OueSt, entre 1880 et 1936 : la population totale diminue à mesure que disparaît l'industrie traditionnelle et que s'accuse l'exode agricole; une seule ville par département, parfois deux, le plus souvent les préfectures, toujours en tout cas les principaux carrefours ferroviaires sont les seuls à connaître une véritable croissance, cependant que Stagnent les petites villes qui les entourent. Le Mans qui ne groupait en 1831 que 4 % de la population sarthoise en abrite 22 % en 1936. Le déclin des vieilles industries n'eSt pas la seule explication de ce phénomène : la révolution des transports a modifié l'accessibilité de la capitale. Même en ramenant le seuil à une heure et demie, pour tenir compte de la nouvelle appréciation du temps par 1' « homme pressé » du x x e siècle, la totalité du département eSt située en deçà de cette limite : les trains « direâs » mettent Le Mans à 3 5 minutes de La Ferté-Bernard, à 40 de Sillé-leGuillaume, à 38 de Sablé, à 1 heure 03 de La Flèche, à 43 minutes de Châteaudu-Loir. Mamers, malgré l'obligation de changer de train, eSt à 1 heure 26; seul Saint-Calais eSt mal relié en attendant l'autobus qui met 1 heure 25. Aucun village n'eSt à plus de 10 kilomètres d'une voie ferrée et la plupart sont à moins de 5 ; même à la vitesse du tortillard, chaque habitant de la Sarthe peut se rendre au Mans dans un temps admissible. Et comme, parallèlement, les besoins de la population n'ont cessé de s'amplifier et de se diversifier, c'eSt au Mans que s'eSt concentré l'essentiel des services nouvellement créés. Certains d'entre eux, rares encore vers 1830, sont devenus beaucoup plus courants et sont présents même dans les petites villes, à peu près dans la proportion de leurs populations respectives : ainsi les bijoutiers, les agents d'assurance, les médecins sans spécialité (voir tableau 4 1 ); d'autres, qui existaient déjà au x i x e siècle, se sont concentrés au chef-lieu de département : par exemple les avocats et les avoués, la majeure partie de l'équipement hospitalier; d'autres encore, et de plus en plus nombreux, sont apparus et sont presque le monopole du Mans : les uns sont le complément indispensable des aâivités industrielles et commerciales (expertise comptable, conseil juridique et fiscal, crédit, commerce de machines de bureau...) et leur groupement au chef-lieu prouve que les petites villes ne 1 . Faute d'avoir pu utiliser un Bottin des années 30, les renseignements donnés ici sont de 1970. O n voudra bien excuser cette entorse à l'objeélivité qui, vraisemblablement, ne modifie guère les conclusions.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

41

Le Mans La Flèche Mamers Saint-Calais Sablé Château-du-Loir La Ferté-Bemard Sillé-le-Guillaume Fresnay- sur- Sarthe

25 i i i







12

i

12

i

10

i

i

i



4 i

i —



10 —

i











































i

49 6

4



4 4 4 2

Comm. mach. à calculer InHituts de beauté Agences de voyage Cabinets d'architeâe Médecins spécialistes Agents d'assurance

Bijouteries

Cliniques privées Lab. d'analyses me'd. Fourrures, tapis, tableaux

Sociétés de crédit 15 —

2



— —

i i



— —

Comptables

Avocats et avoués Conseils jurid. et fisc.

TABLEAU 4. Répartition de quelques services en 1970

3

?

8

i

20

119

*

4 i



i





























2

i i —

i i

— — —

76 19 11 6 18

•> 9 7 4

Source : Boitin départemental.

jouent presque plus de rôle dans les affaires; les autres touchent aux formes les plus raffinées de l'existence — institut de beauté, commerçants en fourrures, en tapis, en tableaux, agences de voyage — ou constituent des services à la portée de tous mais à de rares moments de la vie : médecins spécialistes, laboratoires d'analyse médicale, etc. Sur 73 dentistes établis dans la Sarthe, 40 sont au Mans, ce qui eSt déjà supérieur à la moyenne, car la Préfecture groupait, en 1968, 31 % de la population sarthoise; mais sur 16 prothésistes dentaires, 12 sont au Mans, de même que, par exemple, 3 5 masseurs sur 44 et 20 cabinets d'architeâure sur 26. Les petites villes périphériques, à part La Flèche, soutenue par son prestigieux Prytanée, ne rayonnent plus guère que sur leur canton et pour des services élémentaires1. Ainsi le gabarit régional semble avoir atteint, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à peu près les dimensions d'un département, en reculant jusqu'à plus de 50 kilomètres le seuil d'accessibilité de la capitale. Encore fallait-il que le seuil de marché des services offerts soit franchi. Il semble que les quelque 400 000 habitants vivant dans ce périmètre aient suffi à les rentabiliser. En eSt-il toujours de même aujourd'hui ? Non. Dans l'escalade de la civilisation de consommation, de nouveaux besoins se font jour et l'amélioration des niveaux de vie en élargit sans cesse la clientèle potentielle : aéroports, grandes universités démocratisées, manifestations sportives de grande envergure, speâacles ou expositions de tout premier plan... Quelques centaines de milliers d'habitants n'offrent pas pour ces services exceptionnels une clientèle suffisante. Faute d'une densité démographique très élevée, il faut élargir l'aire desservie jusqu'à grouper plusieurs départements, et la chose eSt possible grâce à l'amélioration continue des moyens de circulation : éleârification ferroviaire, élargissement des routes, amorces d'auto1. DARDENNE, op. cit., p. 166, a étudié cette évolution pour Château-du-Loir.

Étienne Juillard

42

routes. Mais dans cette partie de la France aucune ville ne s'impose comme la capitale d'un ensemble pluri-départemental. Orléans, Tours, Angers, Rennes, Caen ont grandi au même rythme et leurs équipements sont à peu près du même niveau que ceux du Mans ; elles ne font pas partie du peloton de tête des villes françaises dans la classification d'Hautreux et Rochefort. En revanche Paris n'eSt plus si loin. Dès maintenant Pélectrification ferroviaire permet de couvrir en i heure 43 les 2 1 1 kilomètres qui le séparent du Mans; d'ici quelque temps l'autoroute permettra la même rapidité avec plus de souplesse. Alors qu'en 1902, encore, la Chambre de Commerce du Mans orientait ses préoccupations vers l'Atlantique, en réclamant la liaison par voie navigable avec Nantes 1 , de plus en plus l'économie mancelle devient satellite de l'économie parisienne. Plusieurs décentralisations industrielles s'y sont faites dès avant 1939; d'autres, plus importantes, ont suivi après la guerre, dont Jeumont et Renault, presque entièrement tournées vers les débouchés parisiens et totalement guidées par un cerveau parisien. Ce sont elles les principales responsables de la belle croissance démographique du Mans depuis trente-cinq ans, de même que de celle des petites villes situées sur l'axe Paris-Le Mans-Nantes, comme La Ferté-Bernard et Sablé. On peut considérer que dès aujourd'hui la Sarthe eSt incorporée à une grande région économique organisée par Paris et qui, du reSte, englobe la France entière; c'eSt ce qui a permis au Mans de développer certaines spécialités qui ont pris une importance nationale : les assurances, certaines fabrications comme celle des segments pour moteurs d'autos. Quant à la région « tout court », on peut prévoir que demain, avec l'amélioration de l'accès à la capitale, la « région parisienne » s'étendra jusque-là (fig. 4). Si les fameuses « Vingt-Quatre Heures du Mans » ont pu prendre l'ampleur que l'on sait, c'eSt bien parce qu'elles ont derrière elles une autre assise territoriale que celle de la Sarthe ! Le Mans tend à s'intégrer à la couronne de grandes villes-relais qui assurent le rayonnement de Paris en tant que capitale régionale. *

La région, cadre mouvant... Au x v m e siècle on aurait dit « j'habite le Maine », comme aujourd'hui l'on dirait « j'habite la France »; c'était le niveau de l'État. La « région » ne dépassait pas alors les dimensions d'un bailliage, devenu arrondissement. Elle a atteint, au début du x x e siècle, celle à peu près d'un département. Aujourd'hui apparaissent déjà les linéaments d'une nouvelle « région » qui en groupera plus de vingt. Dans toute l'Europe, inégalement avancées, des évolutions de ce genre pourraient être reconstituées. La civilisation pré-induátrielle avait légué une Structure régionale en étroites cellules, un espace « maillé »2. Les chemins de fer ont permis un premier élargissement, accompagné d'une hiérarchisation plus accusée des centres. La civilisation « poSt-induStrielle » s'accom1.

G O U H I E R , op.

cit.,

p.

45

2. L'expression eSt de G . SAUTTER (« La région ' traditionnelle ' en Afrique noire », in : Régionalisation et développement, Colloque de Strasbourg, 1967, Paris, 1968, p. 87), qui décrit une Strufture régionale de ce type dans les parties les plus développées de l'Afrique noire « traditionnelle ».

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

43

la région du Mans vers 1830 la région du Mans vers 1930 Le Mans englobe dans une grande région parisienne à la fin du XXE siècle FIG. 4. Trois étapes

de l'évolution

régionale

pagne de nouveaux cadres qui dès maintenant s'esquissent. Les mêmes gabarits ne se retrouvent pas partout. L'exemple présenté ici eSt celui d'une région relativement « faible » entrée dans l'orbite d'une ville mondiale prodigieusement attractive. D'autres contrées, plus denses et plus industrialisées, peuvent s'accommoder d'espaces régionaux beaucoup moins étendus. Pierre Gourou a montré que « la géographie se trouve dans la nécessité absolue de diviser l'espace terrestre pour pouvoir l'étudier » 1 , mais qu'il lui eSt impossible d'utiliser pour cela des critères simples, que les divisions auxquelles elle aboutit sont étroitement liées à la nature du problème posé. L'exemple présenté ci-dessus a permis de dégager des « domaines », des « pays », des « régions économiques », selon le point de vue auquel on s'eSt placé. Il a fait apparaître aussi ce qu'on pourrait qualifier de « région » tout court, c'eSt-à-dire des cadres d'existence collective, dont les dimensions se sont considérablement élargies depuis un siècle. Et nous rejoignons la conclusion de Pierre Gourou qui constate « la proximité intellectuelle de la géographie et de la planification régionales ». Cette dernière eSt, nous dit-il, la recherche des « surfaces qui conviennent le mieux à l'organisation rationnelle de l'activité économique et sociale d'une population ». Par conséquent découvrir la logique de l'évolution des espaces régionaux constitue la meilleure introduction à une politique d'aménagement du territoire.

1.

GOUROU,

op. cit., pp.

32-33.

JAMES

J.

PARSONS

The Hawksbill Turtle and the Tortoise Shell Trade

A

T H E S E V E R A L S P E C I E S of giant marine turtles that inhabit the tropical seas it is the hawksbill (Eretmochjks imbricata), source of the tortoise shell of commerce, that has probably experienced the longeât and moSt sustained history of commercial exploitation. Tortoise shell has been a symbol of elegance and luxury since time immemorial and among many cultures. It was one of the earliest trade items to reach the markets of ancient China and the Mediterranean from the Indian Ocean and the Eastern Archipelago. Today, despite increased competition from plastics, the shell is in new demand on many markets, especially in industrializing Japan and in the new tourist centers along the shores of the Caribbean and other tropical seas. The English term « tortoise shell » (rather than turtle shell) doubtless derives from the characteristic mottling of the translucent shell and its resemblance to the carapace of certain land tortoises. The Spanish carej (French = caret, écaillé) is almost certainly of WeSt Indian (Arawak) origin, its similarity with the Malay kara(h) appearing to be fortuitous 1 . The hooked beak of the hawksbill, from which its name derives, and the 13 overlapping or imbricated scutes that cover its back give the animal its distinctive appearance. A n additional 25 smaller and less valued plates, called « hooves », form the margin of the carapace. The hawksbill is smaller than either the well-known green turtle or the loggerhead, mature specimens normally weighing up to 120 pounds, with carapace to three feet in length; the largest one ever recorded seems to have been a 280-pounder from the Cayman Islands2. A goodsized hawksbill may produce three or four pounds of tortoise shell. The shell is of such high value not only because of its coloration and mottled patterns but because when heated and MONG

1. J. COROMINAS, Diccionario critico etimológico de la lengua Cañellana, Madrid, 1954. G e o r g FRIEDERICI (Amerikanifti sebes Wdrterbuch, Hamburg, i960) however leaves the matter unsettled, suggesting that carey might even be one o f the several native terms that he believes to have been common to both hemispheres prior to the discoveries. 2. A . CARR, Handbook of Turtles, Ithaca, N Y , 1952, pp. 366-380.

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softened it can be pressed or welded to any desired thickness, shape or size, becoming a more or less homogenous substance. The hawksbill, more than other marine turtles, is confined to the shallow waters of the warmer tropical seas, wherever favorable feeding conditions and nesting beaches exist. Its typical habitats are coral reefs, shoals, and lagoons where algae, crustaceans and other appropriate food may be provided. The Indian Ocean, the EaSt Indian Archipelago, the South China Sea, the South Pacific and the Caribbean are its principal home waters. It seldom ranges much beyond the tropics (23-x/2° N and S). Occasional nestings occur on the northernmost beaches of New Zealand, in the Ryukyus, the southern tip of Baja California, the northern Bahamas and Bermuda, the laSt perhaps representing the outer extent of the animals' range. Occasional waifs may be swept to European coasts by the Gulf Stream1. As with other sea turtles only the females normally go ashore, and then only to lay clutches of about 150-160 eggs the size of ping-pong balls in the wet sand of tropical beaches. This they apparently do two or three times, at intervals of about fifteen days, probably once in every two or three years. The habit of mass nesting on selected beaches that makes the green turtle (Chelonia mydasJ so vulnerable to man is but weakly developed in the hawksbill. Nor does the hawksbill, perhaps because of its omnivorous eating habits, appear to engage in the kind of massed long distance migrations so typical of the green turtle. A few exclusive hawksbill beaches may exist, and moSt of the major green turtle beaches are also shared by smaller numbers of hawksbills, but the distribution of their nesting is generally random, occurring wherever appropriate conditions exist2. There are probably numerous diStindt breeding populations of localized range. The hawksbills of the eastern Pacific, relatively less exploited than the others and perhaps less numerous, characteristically have a darker color, even to black, that has led to their recognition as a distinctive sub-species, Eretmochyles imbricata squamata. The European tortoise shell trade historically has distinguished between numerous types of shell, both as to source area and as to color. The London market long recognized six geographical classes. WeSt Indies and Zanzibar-Bombay shell was moSt common, with Singapore-Makassar, Sydney-Fiji, Mauritius-Seychelles and Ceylon as the other major categories3. In the paSt, trade experts could readily distinguish the shell from different localities. A demi-blond grade of shell, orange-colored and without mottling, has been especially prized in traditional markets through moSt of history. It was from this that the finest Chinese and Roman pieces seem to have been fabricated and it was from such shell that the casket was made British Turtles: Guide for the Identification of Stranded Turtles on British CoaHs, London, 1967, p. 20. There is Still no fully confirmed occurrence of a hawksbill in British waters despite long years of observation. However, the Natural History Museum of La Rochelle (France) is said to possess a genuine young hawksbill taken in the English Channel in 1953. 2. A . C A R R , H . H I R T H and L. O G R E N , « The Ecology and Migrations of Sea Turtles, 6: The Hawksbill Turtle in the Caribbean Sea », American Museum Novitates (2248), June 16, 1966. 3. « The Trade in Tortoise Shell », Nature (London) 59, 1899, pp. 425-426. 1.

L . D . BRONGERSMA,

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

47

that was presented to Queen Elizabeth II by the French government on the occasion of her Coronation in 195 3 1 . Dark colored shell characteristically has brought the lowest prices. The beSt shell has usually been considered to come from the EaSt Indies, quality being dependent on transparency and thickness of the shell as well as color and markings. At times there has been a considerable trade in « belly », the yellow underplates much favored by the Chinese as well as in Europe, as for the making of the high combs so fashionable among 19th century Spanish ladies. These opaque yellow underplates have come from the green and loggerhead turtle as well as the hawksbill. The top shell of both of the former was also quite extensively employed in the paSt because of its much lower price and its ease of working, but it lacks the transparency and color appeal of the true tortoise shell. The major Western market has long been London, and to a lesser extent Paris and New York. In the paSt London boaSted half dozen or more tortoise shell dealers; today only one remains. Canton has been the traditional Oriental entrepot, and more recently Hong Kong, Taipeh and Nagasaki. After the establishment of Singapore in the 1820's the Eastern shell which had formerly found its way to European markets through Canton was increasingly funneled through the new emporium on the Straits2. But Canton, and more recently Hong Kong and Shanghai, have continued as the foci of the Oriental trade. In the Indian Ocean Zanzibar, and to a lesser extent Colombo, have played a similar role. Throughout the Orient, but especially in China, Java, Ceylon and India, domestic markets have absorbed a substantial share of the tortoise shell produftion. François Pyrard observed in the 17th century that tortoise shell was « sought after by all the Kings, Lords and Rich People of the Indies » 3 . Demand in eastern Asia has been supplied traditionally through Canton, Manila and Singapore, all of which have reached out to Makassar and the Banda Sea for a substantial share of their shell. Recently the burgeoning Japanese market has been seeking supplementary supplies in Central America and the Caribbean. The Japanese seem to have been peculiarly attracted to tortoise shell adornments. The industry was early associated with Nagasaki, which was producing tortoise shell art well before the reSt of Japan was open to foreign trade. In 1912 there were some 20 tortoise shell factories in the city, each with 15-20 workers4. The manufacturers were organized into a guild to control prices and the quality of the workmanship. Raw material sources included the Ryukyus and the Pratas Islands, between Hong Kong and the Philippines, as well as Canton and Singapore. Later the Marianas and the Carolines joined the list. Some worked tortoise shell produits from Java were carried to Japan by Chinese merchants. Occasionally 1. « Turtles and tortoise shell », The P L A Monthly (Magazine of the Port of London Authority), Oft. 1954, pp. 219-221. 2. J . R. M C C U L L O C H , A DiHionary of Commerce and Navigation, London, 1850, pp. 1319-1320; John C R A W P U R D , Descriptive DiHionary of the Indian Islands, London, 1856, pp. 438-440. 5. The Voyage of François Pyrard to the East Indies, the Maldives, the Moluccas and brazil, London, 1890, v. 80, p. 348. 4. « Die Schildpattinduftrie Nagasakis », Das Handelsmuseum (Vienna) (27), Nov. 28, 1912, pp. 652-653.

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some of the beSt shell went firSt to London before finding its way back to Japan. Today Japan is undoubtedly the leading importer of shell in the world, its earlier sources of supply now supplemented by such far-flung outpoSts as the Fiji and Solomon Islands, Zanzibar, Aden, Cuba and Nicaragua. Annual consumption, according to trade estimates, approximate 40 tons. The 1968-1969 Standard Trade Index of Japan lifts 11 importers of tortoise shell, the majority in Osaka. Manufacturing remains concentrated in Nagasaki and largely caters to the domestic market. Ceylon is another center of tortoise shell manufacture. At leaSt 10 firms are currently a ¿live in the production and export of tortoise shell ware according to the Ceylon Export Directory. The craft is centered in the historic south coaSt town of Galle, but mofl of the shell comes from the Laccadives and Maldives, which traditionnally have had close trading ties with Ceylon. Hawksbill turtles taken commercially are either harpooned or netted at sea from small boats or captured when ashore for laying. Sucker fish or remora (Echeneis spp.), attached to long leash lines, have been employed in the paSt in both the Caribbean and the Indian Ocean to seek out the hawksbill. Columbus observed the praftice in 1494 on the south coaSt of Cuba, and it has been reported in this century from Colombia1. Dampier, describing turtling activities in the 17th century in Mozambique Channel, thought that the remora especially sought out the hawksbill on which to affix itself. To remove the shell the freshly killed turtle is immersed in boiling water, after which the plates are easily dislogded from its back. Earlier observers agree that it was common practice to remove the scutes from the live hawksbill by suspending the creature over a bed of hot embers. Thus heated and softened the plates were easily removed. It was commonly believed that the liberated turtle would regenerate its loSt shell. Apparently this regeneration does take place if the turtle survives, but as a single shield of minimal market value so that the practice is now largely abandoned. In some areas the flesh may be eaten, but there are taboos among many people against its consumption, probably because it is often poisonous. Pliny records that in Rome it was a master craftsman named Carvilious Polio who introduced and popularized the use of tortoise shell for furniture veneer and inlay work. In a similar way tortoise shell seems to have come into fashion in Europe in the 17th century through the influence of a few talented artisans who used the material to embellish all kinds of household objeCts. BeSt known of these in England was John Obrisset (1650-1728), a Huguenot immigrant from Dieppe who worked in London from 1705 until his death2. In France it was the famous cabinet maker André-Charles Boulle (1642-1732) who furnished the palace at Versailles. He imaginatively employed tortoise shell as an inlay material, often backing it by metallic foil to give it a richer and more Striking effeCt, and embedding it with brass decorations. This « buhl work » or piqué became especially 1 . C. R. D E S O L A , « Observations on the Use of the Sucking-fish or Remora, Echeneis naucrates,

2.

for Catching Turtles in Cuban and Colombian Waters, Copeia (2), 1932, pp. 45-52. P . A. S. P H I L L I P S , John Obrisset, London, 1931.

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popular in the 19th century, being employed in the veneering of clocks, cabinets, writing desks and other items of furniture 1 . The great international expositions in London, Paris and Philadelphia gave further impetus to the use of tortoise shell. The range of objets d'art, jewelry and useful implements for which it was used was almost endless — tobacco and snuff boxes, furniture inky, optical frames, knife handles, toilet articles, book bindings, coStume accessories and other trinkets. Especially important was the manufacture of highly Styled fans and combs. In Great Britain the Aberdeen Comb Works was employing 600 persons in 1852 and was the largest such plant in the world 2 . Export markets took a significant share of the output. In the United States there was a similar concentration of comb manufacturing in such places as Northborough and LeominSter, Massachusetts. As volume increased ox or buffalo horn was increasingly used in place of the more coStly and more brittle tortoise shell. Nineteenth century patent office records are full of new techniques for making imitation tortoise shell, usually by treating horn with chemicals to give it the desired coloration and mottled effeâ. But the imitations have never attained the transparency and the brightness of the true shell. Tortoise shell, a 19th century British periodical observed, was imported from more countries than any similar material. The EaSt Indies was the principal source of supply, then accounting for perhaps half of annual imports of 5 o 000 to 60 000 pounds 3 . French imports were comparable, or at times even greater (1858: 28 000 lbs.; 1866: 65 000 lbs.; 1876: 90 000 lbs.), some coming through London and Amsterdam. Prices seem to have peaked in the 1840's, then trailed off in the face of competition from substitute materials only to reach new highs at the end of the century. In 1898, for example, choice batches of EaSt Asian shell brought as high as 100 shillings per pound at the London docks. Duties, early imposed, favored colonial sources. France had a listed duty on caret as early as 1664, with a lesser tax on the shell of loggerheads and greens4. According to F. Friedlein & Co., Ltd., the sole surviving merchant company in London importing, sorting and selling shell to the small remaining British market, about half the shell handled by them when they first entered the trade after World War I was for transshipment to Germany, France and Italy. Much of the reSt of the beSt shell was retained for the London and Birmingham optical trade; some went to manufacturers of fancy cigarette cases, compacts and toilet articles. In 1920 it was estimated that 45-50 tons of tortoise shell, representing the equivalent of 25 00028 000 hawksbill turtles, entered world trade channels5. It was valued at some $ 625 000 (US), somewhat in excess of the value of the traffic in 1 . A. JACQUEMART, A Hiflory of Furniture,'London, 1878; H. HARVARD, DiHionnaire de l'ameublement et de la décoration, Paris, 1894, t. 2, pp. 244-255; H. C. DENT, « Piqué: a beautiful minor art », The Connoisseur 6i, 1920, pp. J - I I , 87-95 AND 163-171. 2. Chambers' Edinburgh Journal 16, 1852, pp. 71-74. 3. « The Tortoise Shell of Commerce », The Technologie (1), 1861, pp. 375-382. For perhaps the moSt comprehensive review of the tortoise shell trade in the 19th century see P. L . SIMMONDS, The Commercial Produits of the Sea, London, 1883, pp. 352-369. 4. J. SAVARY DES BRUSLONS, DiHionnaire universel de commerce, Copenhagen, 1762, t. 4, p. 1065. 5. H. W. PARKER, « Turtle Fisheries » (a paper read before the Challenger Society, London, June 24, 1925), in : Seychelles (Mahe) Archives, C/SS/9 (MS). 4

James J. Parsons



green turtles for soup. The onset of World War I I cut off moSt sources of supply and the adoption of cheap plaStic optical frames by the National Health Service after the war was the coup de grâce for the trade in Britain. Today imports of tortoise shell and its manufaâured produits to European and American markets are relatively insignificant. But the vigorous demand in the Orient, coupled with the souvenir market in the tropical tourist centers, may mean that as many hawksbills as ever are being taken f o r commercial purposes. I.

THE TRADE IN

ANTIQUITY

Tortoise shell was valued and used in Egypt from a very early date, a large number of tortoise shell ornaments being found in predynaStic graves, especially in Nubia 1 . Among these have been rings, bracelets, combs, dishes and sounding boards for harps and mandolins. The easily worked, mottled tortoise shell was an important indicator of wealth and prestige. Cleopatra's bathtub was said to have been made of it. When Alexandria was taken by Julius Caesar the warehouses were so full of this article that he proposed it should be the principal ornament of his triumph, much as ivory was later used to observe other victories in the African War 2 . In Rome, too, tortoise shell became a symbol of elegance. From the end of the reign of Tiberus it was an important item of commerce, coming chiefly from Egypt. Pliny (ix:i8) describes its use for veneering and inlaying of furniture and woodwork. The couches on which the wealthy reclined and the tables at which they feaSted were often covered with the largest and moSt beautiful plates of shell. It also served for making combs, brooches and other personal adornments. Among the Romans of the AuguStinian age this taSte has been described as « not so much a fashion as a fury » 3 . The antiquity of the trade is uncertain, but tortoise shell seems to have been the « shell » brought from the Land of Punt (Hadrahamut) by the expeditions of Queen Hatsheput in the 15 th century BC. It is one of the moSt frequently mentioned commodities in the Periplus of the Erjthrean Sea, a guide to the Eastern trade written sometime between 40 A D and 70 AD 4 . The taking of sea turtles, probably both greens and hawksbills, was a major employment in the country of the « Chelanophages » at the mouth of the Red Sea and on the Horn of Africa; among them the shell was said to serve as shelter, and the meat as food. The shell was brought by Indian and Arab traders from the islands of the Indian Ocean and Red Sea to Adulis in Abyssinia, together with such other produits as ivory and rhinoceros 1. A. LUCAS, Ancient Egyptian Materials and Industries, London, 1962, p. 39. V. DAREMBERG and E. SAGLIO, DiHionnaire d'antiquités gréco-romaines, Paris, 1 8 7 7 - 1 9 1 9 , p. 1 5 7 (« TeStudo »); J . BRUCE, Se/eS Specimens of Natural History ColleHed in Travels to Discover

2. C .

3.

the Source of the Nile in Egfpt, Arabia, Abyssinia and Nubia, Edinburgh, 1790, t. 5, p. 217. AIKEN, « On Horn and Tortoise Shell », Journal of the Franklin Institute, 30, 1840, pp. 256-

A.

263.

4. The Periplus of the Erythrean Sea: Travel and Trade in the Indian Ocean by a Merchant of the FirSt

Century, W. Schoff transi., Philadelphia, 1912, ref. note p. 73; other tortoise shell references PP- 29, 34-35, 48-

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

51

horn. From here Egyptian merchants carried it to Alexandria, from whence it moved to Rome and to other parts of the Empire. Tortoise shell may have been traded into China from the Southern Seas (NankaiJ at leaSt as early as it was into the Mediterranean area 1 . The oldest tortoise shell (taimai) products thus far encountered archeologically are of the Han period, beginning about 200 BC. They have been uncovered both in North Korea (Ang Nang Province) and in Manchuria (Huan Pei) on the far periphery of the vaSt Han Empire. Tortoise shell was a substitute for gold, silver, pearl and other precious Stones; it was also extensively used for such items as combs and hairpins that might otherwise have been made of wood or bamboo. The colorful and sumptuous life of the Han involved not only the nobility but reached well down into the scholarofficial class so that the demand for luxury items such as tortoise shell, jade and rhinocerous horn was by no means small. Even the servant class appears to have worn tortoise shell ornaments. The literature of the Han regards tortoise shell as almost exclusively a product of Nankai; Canton was the great distributing center. Chinese gazetteers mention taimai from the Kwantung coaSt, Hainan island and modern Viet Nam, but more of the shell muSt have come from the Eastern Archipelago, from such places as Borneo, Celebes and the Moluccas. According to the Book of the Pofi-Han India at leaSt twice presented tortoise shell products to the Chinese court; Rome, too, presented ivory, cowry and tortoise shell to the Emperor. Ceylon was an entrepot for the Indian Ocean trade from earliest times, with Arab, Indian, Javanese and Chinese traders all involved in the traffic 2 . Singhalese kings sent gifts of tortoise shell to foreign courts in pre-Christian times. By the first half of the 9th century Arab traders were carrying tortoise shell to Canton, along with ivory, copper, camphor and rhinoceros horn. Tortoise shell is mentioned as one of the articles of trade to Canton in the Sung Dynasty Annals at the end of the 10th century. These imports paid a duty of 30 % in kind, the trade eventually becoming a government monopoly 3 . The shell came from the south, from the islands of the Eastern Archipelago and as far away as the EaSt CoaSt of Africa. After the beginning of the 13 th century Chinese annals attribute increasing trade in such items to Shrivajaya (Sumatra), to which much of the EaSt Indian shell was funneled4. Later, especially with the advent of the Portuguese, a direft Chinese trade with Makassar developed despite Dutch opposition.

The following notes on the early Oriental trade are largely based on Kei O K A Z A K I , « Hawksbill Turtles and the Ancient Southern Seas Trade », Zinbun-Kagaku-Kenkyusyu (Kyoto University Silver Jubilee), 19, 1954, part 2, 25: 178-200 (in Japanese). 2. Chau Ju-Kua, his work on the Chinese and Arab Trade in the Twelfth and Thirteenth Centuries Entitled Chu-fan-chi, F. Hirth and W. W. Rockhill, transl., St. Petersburg, 1 9 1 1 , pp. 3, 15, 19 (quoting Soleyman). 3. P. W H E A T L E Y , « Geographical Notes on Some Commodities Involved in Sung Maritime Trade », Journal of the Royal Asiatic Society (Malayan Branch), 32, June, 1959, pp. 23, 39, 81-83. 4 . M . A. P . M E I L I N - R O E L O F S Z , Asian Trade and European Influence in the Indonesian Archipelago between IJ;O and about 16)0, The Hague, 1962, pp. 14, 163. 1.

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52 II. T H E I N D I A N

OCEAN AND THE EASTERN

ARCHIPELAGO

The western Indian Ocean, with the Red Sea the source of the tortoise shell of Antiquity, Still harbors important populations of sea turtles. Except for some Studies in the Seychelles islands however, nothing is known of their distribution or life history. Significant new nesting agglomerations of hawksbills, along with others of the more numerous green turtles, have only recently been identified near Aden on the coaSt of Southern Yemen (Perim and Jabal Aziz islands)1. Aldabra island, home of the giant land tortoises, Still harbors a fairly abundant hawksbill population. Early travellers were impressed with the hawksbill turtles in the area of Mozambique Channel between Africa and Madagascar2. Europa island is especially mentioned as a place where large numbers of carets could be turned on the beaches during the nesting season. Turtling was a favored activity of the natives of the weft coaSt of Madagascar, among whom it was a highly ritualized activity. The Sakalava and others harpooned them for barter to Arab traders who brought in exchange merchandise from Surat. In the laSt century, as demand increased, Zanzibar became an important center of the trade. One good-sized hawksbill was said to be worth the equivalent of one slave. By 1863 more than 3 000 kg (6 600 lbs.) of shell was being exported from Madagascar and such offshore islands as Comores and Nosi By. With the establishment of the French protectorate in 1885 the market shifted to Europe. No recent published data is available but it seems likely that the trade today is considerably reduced. In the Seychelles islands both the green and the hawksbill turtles have long played a major economic role 3 . In the early days almost everyone who went to the Seychelles, which were originally uninhabited, went for turtle and tortoise shell. Hawksbill turtles, said to be present in « prodigious quantities », nested on all of the far flung islands of the group until the 19th century. Originally they were more abundant on the more northern high islands but today they are almost entirely confined to the more isolated southern coral reefs, including Aldabra, Cosmoledo and Assumption. Early exports of shell appear to have included substantial amounts of the inferior yellow plates from the plaStron of the green turtle. In 1862 the US Consul at Mauritius noted that 1 800 green turtles had been killed in the Seychelles (Aldabra ?) to obtain this cawan, the flesh having been left to rot on the beach. Legislative orders designed to proteft Seychelles sea turtles date from 1901, but the much debated closed seasons and size limitations have been apparently more honored in the breach than in the observance. 1. H . HIRTH and A . CARR, « The Green Turtle in the Gulf of Aden and the Seychelles Islands», Verhandelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Afd. Natuurkunde 58 (5) I97°2. A . et G . GRANDIDIER, Hifioire physique, naturelle et politique de Madagascar, X V I I , Hifioire naturelle des reptiles, I, Paris 1910, pp. 75-78. } . The following paragraphs on the Seychelles turtle industry is based largely on documentation from the Seychelles archives in Mahe colle&ed by Samuel B. Grant in January 1968, especially utilizing Seychelles ordinances, Colonial office reports and the several volumes of Historical Miscellanea assembled there by A . W. T . Webb, archivist. See also J . HORNELL, The Turtle Fisheries of the Seychelles Islands, London, 1927, pp. 7-27.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

53

Exports seem to have averaged about i 200 kg (2 600 lbs.) through moft of the laSt 100 years, with prices until recently showing a tendency to decline. At one time Seychelles shell went chiefly to France, often via Mauritius, along with cargoes of vanilla and copra. More recently the market has widened to include half a dozen European and Asian countries as well as Zanzibar and Singapore. Seychelles tortoise shell moves through dealers in Mahe, of whom there were Still four in 1968. There is also a small but growing craft industry there based on the shell. Several unsuccessful attempts that have been made to establish artificial hawksbill rearing ponds on the islands. As early as 1886 one Jules Lauvin undertook to build a pare for raising caret on Aldabra, calculating that each turtle would yield 3-4 pounds of quality shell after seven years. He had as many as 1 230 young hawks in the tidal ponds before the contraft was annulled by the government of Mauritius, which then held administrative control over the island. An even more ambitious effort to establish parc aux tortues was initiated in 1909 when a 21-year lease granted by the government to uninhabited Ile Curieuse. This turtle park, enclosed by a 1 700-foot sea wall some eight feet high, contained up to 4 000 baby carets, cared for by a Staff of eight men. With a similar experiment in the Alphonse group (Ile St. François) which had 5 000 baby carets in 1910, the Seychelles looked forward to the establishment of « a monopoly on tortoise shell, the supply of which yearly grows less ». The programs seem to have been carried out with care; there are detailed records of them in the Mahe archives. The farms failed, apparently chiefly because the young suffered malnutrition and consequently fatal diseases. The captive turtles proved unwilling to eat live fish so that it was necessary to catch and cut up sufficient fish to supply their wants. Even when they had attained the 27-inch dimension required by law for export, the shell remained thin and light. On St. François there were mass deaths from unknown causes. At Curieuse one batch of 1 300 hatchlings was almost entirely decimated by an epidemic eye disease. It was suggested that the shallowness of the ponds and the lack of shade may have had a debilitating effe£t on the animals. But no one could be sure. The leaseholders shifted their attention increasingly from tortoise shell to coconut production in later years. A 1958 report suggested the renovation and deepening of the Curieuse Pond for new experiments on the feeding habits and growth rate of both green and hawksbill turtles. Mauritius, the Chagos Archipelago, the Maldives, the Laccadives, and the south coaSt of Ceylon have been other significant producing areas in the Indian Ocean. Everywhere, except possibly in the Maldives, greens appear to have been more abundant than hawksbills. The shoal waters of the EaSt Indian archipelago may well be, and have been, the moSt productive of all the world's seas in tortoise shell. It is from here, especially the eastern islands including Celebes, Timor, Soembawa and the Moluccas, that moSt of the shell handled by Singapore has come. As early as 1599a Portuguese account mentions the developing trade1. The 1. G. J. 1

Informaçao da Aurea Chersoneso », quoted in: G. P . R O U F F A E R and De Eerfie Schipvaart der Nederlands naar Oofi-Indie onder Cornelius de Houtman, !9J~iJ97> II, s'Gravenhage (De Linschoten Vereeniiging, 25), 1925, note p. 221. DE

EREDIA,

W . IJZERMAN,

«

James J. Parsons

54

Bajau and Bugi sea nomads traditionally have collected the shell from Borneo, Celebes, the Banda Sea and as far as the north coaSt of Australia. Caravans of as many as 100 Bajau trading praus carried tortoise shell birds' neSts, and bêche-de-mer to Singapore annually in earlier times1. K o Kram and K o Kra in the Gulf of Siam are important nesting beaches shared by both the green and hawksbill turtle2. The former outnumbering the latter 4 to 1 on K o Kram and 5 to 3 on K o Kra according to recent censuses. Egg colleâors, who operate under government license, are required to guarantee the hatching of 10 000 greens and 1 000 hawksbills a year at each island. Westward across the gulf, opposite the Cambodian town of Ha Tien, are the Lucson Turtle Islands3, but here newly hatched turtles are captured and carried to rearing pens on the mainland. In 1951 some 5 00 pounds of tortoise shell was reportedly being produced annually here. Its premium blond grade was attributed to the shade with which the ponds were provided. The Mindanao coaSt and the Sulu district of the southern Philippine Islands have been sources of tortoise shell since ancient times4. Production is believed to go mostly to Japan. In 1914 some 5 000 lbs. of tortoise shell was said to have been exported from these southern islands. It appears, however, that virtually no hawksbills neSt either on the famed Turtle Islands of the Sulu Archipelago nor on those off Sarawak. In the Sabah Turtle Islands, where hawks do come to lay, they are outnumbered 15-to-i by the greens. On Semporna, however, they are said to neSt with some intensity5. The Togia or Turtle Islands (Schildpad Eilanden) south of Minahassa in the Celebes are said to have been so named because of the nesting aggregations of hawksbills that rendez-vous there6. III. T H E PACIFIC

ISLANDS

In the Pacific islands the tortoise shell trade, a 19th century development, was often an appendage of the more profitable sandalwood commerce, along with that for bêche-de-mer, pearl shell, and even salt pork'. Whalers and sandalwooders picked up the shell wherever it was available, usually 1. J . C R A W F U R D , Journal of an Embassy from the Governor-General of India to the Courts of Siam and Cochin China, London, 1830, t. 2, p. 367. The author mentions tortoise shell as among the trade articles « which have either been entirely created in consequence of the existence of Singapore, or which as a result of that event, reach the markets of Europe more cheaply » (P- 3 7 4 ) -

2. A . P E N Y A P O L , « Preliminary Report of the Sea Turtles in the Gulf of Thailand », Natural History bulletin of the Siam Society 17, 1958, pp. 23-36. 3. F . L E P O U L A I N , « Note sur les tortues de nier du golfe de Siam, Annexe », in: R . B O U R R E T , L.es tortues de l'Indochine, Nhatrang (Publications de l'Institut Océanographique de l'Indochine, 38), 1 9 4 1 , pp. 215-218. 4 . A . S E A L E , « Sea Produits of Mindanao and Sulu, III: Sponges, Tortoise Shell, Corals and Trepang », Phil. Journal of Science (D) 12, 1 9 1 7 , pp. 1 9 1 - 2 1 1 . 5. T. H A R R I S S O N , « Notes on Marine Turtles, 15 — Sabah's Turtle Islands », Sarawak Museum Journal, 1964, pp. 624-627. 6. J . R . L O G A N (ed.), Journal of the Indian Archipelago and Eastern Asia ( Singapore) 5, 1 8 5 1 , p. 250; P . D O M A N T A Y , « The Turtle Fisheries of the Turtle Islands », Bulletin of the Fisheries Society of Philippinnes (3-4), 1952-1953, pp. 3-27. 7. H . E . M A U D E , Of Islands and Men: Studies in Pacific Hiflory, Melbourne, 1968, pp. 239-242.

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as a sideline. Deserters from American vessels and from Australian penal colonies established themselves on countless atolls and deserted beaches to trade in tortoise shell and other produ&s gathered by islanders. Many of the vessels in the trade were out of Sydney. There were many grisly episodes associated with the history of the Pacific trade. In 1836, for example, a landing party from a Sydney-based vessel which had gone to barter tobacco for shell on Ngatik (Raven) island, near Ponape in the Carolines, was repulsed by the native islanders1. The following year it returned with reinforcements and, apparently bent on revenge, the crew wiped out the entire male population of 50 in a musket attack, the chief being taken aboard ship for execution. A pile of the coveted shell, which had been glimpsed during the initial encounter and which had motivated the return, proved to be mostly worthless green turtle carapace. A mere 25 pounds of good hawksbill shell was taken, but « always keen for more », the raiders left two sailors along with 20 friendly natives from a nearby island to assemble additional shell to be picked up in a subsequent visit. They were also to raise pigs and colleft beche-de-mer to barter with whalers who might pass that way. Similar arrangements seem to have existed on many other islands, including the Admiralties, New Ireland, New Guinea, Ocean, Fiji and even Hawaii. American trading vessels, which began calling on the islands after the War of 1812, turned their attention increasingly to tortoise shell as the risky but profitable sandalwood trade declined2. Fiji, the Solomons, the Carolines, the Marianas and the Marshalls were all producers. Although some of the shell was carried to Sydney or Manila for transshipment to London or Canton, the major market appears to have been in the United States. Among some Pacific peoples, as on New Guinea, the Admiralties and New Ireland, tortoise shell working was a highly developed art form 3 . Captain James Cook and others after him had remarked, even prior to the establishment of regular trade contacts, how the people of Tana, southernmost of the New Hebrides group, had a special fondness for tortoise shell. They used it extensively for personal adornment, especially as earrings, and may even have hoarded it as wealth. Tana was also renowned for its pigs, and it bartered these in exchange for tortoise shell to visiting whalers and to natives of the other islands, especially those of Espiritu Santo. Sydney traders were also involved in this trade. « Without tortoise shell and muskets on Tana, wrote the Australian Andrew Henry, we muSt give it up. »4 The Solomons appear to have been the source of much of the shell traded into Tana, a trade which lasted at leaSt through the 1850's. The Marshall islanders traditionally have used certain remote atolls as 1. Australia, The Library Committee of the Commonwealth Parliament, Historical Records, Series 1: Governor's dispatches to and from England, 20:655 ff> « Commander P. L. Blake to Rear Admiral Sir Frederick Maitland, H.M.S. , L a m e 5 Feb., 1 8 3 9 » . 2. D. S H I N E B E R G , They Came for Sandalwood: A. Study of the Sandalwood Trade in the SouthweSl Pacific, 18)0-186!, Melbourne, 1 9 6 7 , pp. 27, 113, 128. 3. E.g., G . A. R E I C H A R D , Melanesian Design, New York, 1933, t. i , pp. 88-124; O . F I N S C H , Siidseearbeiten, Hamburg (Abhandlungen des Hamburgischen KolonialinStituts, 14), 1 9 1 4 ,

4.

pp. 138-156. SHINEBERG,

op. cit., pp. 151-156.

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reserves where stylized and elaborate rituals controlled the harvesting of both turtles and eggs. Today, with the Pacific turtle populations almost everywhere depleted, hawksbill nesting is almost entirely confined to such uninhabited offshore islets and atolls 1 . A t leaSt this is the case in the Fiji, Palau and Cooks groups, and quite probably elsewhere. In the Palaus a private program for raising baby hawksbills in protefted pens recently failed, but a similar project was initiated in 1968 in an effort to insure continuation of the profitable curio and jewelry trade. Elsewhere, in the Pacific TruSt Territory, in the Fijis, and on Australia's Great Barrier Reef, a recognition of the attraction of the giant sea turtles to the burgeoning tourist trade has led to the establishment of closed seasons and prohibitions both against egg taking and the capture of juvenile specimens2. The South Pacific Commission, too, is currently studying ways to check the decline in sea turtle numbers. The Australian State of Queensland in 1968 decreed total protection to all sea turtles along its entire 3 200 mile coastline, as along the 1 2 5 0 miles of the Great Barrier Reef, but here the main population is greens3. Occasional hawksbill nestings are said to occur as far south as Brisbane (27°S). Colleftion of tortoise shell is apparently Still carried on, however, by a few licensed aborigines in the north, centering on Thursday Island in Torres Straits. Half century ago shipments from here approached 5 000 lbs. annually but current activity is apparently at a level much reduced from this. Such tortoise shell as is produced in the South Pacific area today is apparently largely employed in the local craft industry and tourist shops, where prices are up. Some shell from the Solomons and New Guinea apparently goes to Japan. The taboos againSt eating turtle flesh and eggs have weakened or disappeared on moSt island groups and hawksbill flesh, although generally less favored than that of the greens, is generally accepted when available and in some areas eagerly sought. I V . T H E CARIBBEAN A N D OTHER AMERICAN WATERS

In the New World the shoal water environments favorable for sea turtles are chiefly to be found in the Caribbean area. Although tortoise shell has long been exploited here, it has been chiefly for export rather than for local market demand. MoSt Caribbean coaStal towns have carejeros who make 1 . H . J . W I E N S , Atoll Environment and Ecology, New Haven and London, 1962, pp. 422-431. 2. « I n Australia we have found that sea turtles are juSt as integral a part of the mystique of coral islands as white sandy beaches, palm trees and clear blue water. Undoubtedly this has been a faitor in promoting their rigid conservation in Queensland and the Great Barrier Reef where all visitors want to see the turtles laying their eggs — every summer literally thousands of visitors see the nesting process on Heron Island alone. When swimming, snorkeling, water-skiing or boating they want and expeft to see turtles swimming lazily over the reefs during the day and this requires a substantial turtle population... In Fiji « calling turtles » is known as something to try to see » (H. R . B U S T A R D , « Turtles and an Iguana in Fiji », Oryx 10, 1970, pp. 317-322). 3 . H . R . B U S T A R D , « Marine Turtles in Queensland, Australia », in : I N T E R N A T I O N A L U N I O N F O R T H E C O N S E R V A T I O N O F N A T U R E A N D N A T U R A L R E S O U R C E S , Survival Service Commission (Supplementary Paper 20, July 1969), Marine Turtles, Morges, Switzerland, 1970, pp. 80-87.

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simple articles, but it has only been in the paSt decade or two that serious consideration has been given to shell working as an industry. The Spaniards seem never to have been much involved in the tortoise shell fishery and trade, perhaps because it, like the eating of green turtle flesh, was so closely associated with their traditional enemies, the English. And the black population of the Caribbean have had little maritime orientation. The modeSt development of the shell industry in this area is underscored by the recent orders placed in the Seychelles by WeSt Indian importers for tortoise shell handicraft. It was the English and French who early sought tortoise shell in the New World. The shell was a significant trade item for the Brandenberg Company operating out of St. Thomas (Virgin Islands) as early as 169o 1 . Nassau in the Bahamas was another early center of the tortoise shell trade, and so was the Jardín de la Reina on the south coaSt of Cuba, where the Englishspeaking whites of Cayman Brae may have originally pursued the hawksbill. The people of the latter, a six-mile long coral island 90 miles eaSt of Grand Cayman, and those of the Colombian island of Providencia to the south, have traditionally specialized in the hawksbill fishery. In the early 19th century Yankee trading vessels frequently called there en route to or from the Central American coaát in search of tortoise shell, coconuts and sarsaparilla2. For example, a BoSton-bound sailing vessel captured off San Andres Island in 1823 by Spanish corsairs carried 12 barrels (1 234 lbs.) of tortoise shell valued at $ 10 000 (US). Serrana, Serranilla, and especially Roncador, the tiny sand cays that lie 75 to 100 miles northeast of Providencia, have been the traditional hawksbill grounds for both Caymanians and Providencia men. They rendezvoused here every spring both to turn the turtles on the sandy beaches and to net them3. For the latter they used a five-foot iron hoop to which was attached a simple net which was dropped over the turtle when it rose to blow. Among these ProteStant islanders hawksbill flesh is much favored for eating, and the Stew of the « chicken » hawksbill on Cayman Brae and Providencia is famous. Between 1932 and 1939 Cayman shell exports averaged about 5 000 pounds annually, probably taken mostly out of Colombian waters. MoSt of this shell moved to market through Kingston. But during the same period at leaSt three major hurricanes all but devastated the Cayman Brae turtle fleet; Providencia boats, too, suffered major losses. This, together with the availability to the islanders of high-paying jobs as merchant seamen, has resulted in their virtual abandonment of the tortoise shell industry in recent years4. 1.

K E L L E N B E N Z , « Die Brandenberger auf St. Thomas », Jahrbuch filr Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas 2, 1964, pp. 196-217. 2 . J . J . P A R S O N S , « San Andres and Providencia, English-Speaking Islands in the Western Caribbeans », University of California Publications in Geog-aphy 12 (1), 1956, pp. 1-84, ref.pp.33-36. 3. E . G . S Q U I E R {Adventures on the Mosquito Shore, New York, 1888, p. 39 ff.) describes being shipwrecked off Roncador sometime prior to 1855 and his subsequent rescue by Providencia turtlers. 4. E . D O R A N , « A Physical and Cultural Geography of the Cayman Islands », Berkeley, Calif., 1953 (University of California, Ph. D. Dissertation). J . J . P A R S O N S , The Green Turtle and Man, Gainesville, 1962, pp. 31-32. H.



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It is along the shoal Central American coaSt, from Yucatan to Panama, where the hawksbill has been especially abundant and the trade beSt developed. Grijalva's expedition to the coaSt of Yucatan (1517) encountered Indians carrying turtle shell shields that sparkled so that some Spanish soldiers thought them made of gold. One of the earliest references to the fishery in the Americas is by DeRochfort 1 who noted in 1658 that the beSt fishing for caret was on the Peninsula of Yucatan and the islands of the Gulf of Honduras; its oil, he observed, was believed by some be a « general elixir ». English boats from Jamaica early frequented the Yucatan and Belize coaSts seeking tortoise shell and dyewood. There is Still a hawksbill industry at Isla Mujeres and adjacent islands that supplies the growing demand of the Mexican tourist industry. The major concentrations of hawksbill turtles which has supported the principal American trade in the shell since the end of the 17th century has been the coaSt of southern Central America, from Bluefields to the Gulf of Urabâ. Carr has told of reports of a « pure » hawksbill nesting beach, probably the number one concentration of hawksbill nesting in the entire Caribbean, at Chiriqui Beach some 40 miles southeast of Bocas del Toro in the Panamanian province of Codé 2 . He was unable to visit the isolated site, and it seems possible that it may not yet have been observed by a sea turtle biologist. Lesser concentrations of hawksbill nesting appears to occur in the vicinity of Bocas and again at El Cocal, Nicaragua, an isolated Stretch of sand 25 miles north of the mouth of the San Juan river. Substantial numbers of hawksbills also share the great Tortuguero rookery in CoSta Rica with the much more abundant green turtles. All along this coaSt nesting may Start as early as late May, continuing until October. From the end of the 17th century Miskito Indians made annual pilgrimages southward from Nicaragua early each year in pursuit of tortoise shell, travelling in dugouts carrying 10-20 men. They harpooned hawks at Greytown Banks, a group of underwater rocks some 12 miles off the coaSt near the old port of Greytown (San Juan del Norte), and they turned them on the beaches3. The Escudo de Veragua, a small, high island off the Panama coaSt, was one of their favorite rendezvous points. The shell that they took was exchanged with English agents on the coaSt for cloth, muskets and rum. Exports from this coaSt to Europe averaged 6 00010 000 ponds a year in the mid 18 th century. Later it increasingly went to Yankee traders out of New York and Boston. A 1776 interrogatorio^ in the Sevilla archives tells how one Colville Cairns, an English settler at Bocas, employed a band of Miskito Indians for six months of each year taking caret 1 . C. DEROCHFORT, History of the Caribby islands, i6;8-i666, London, 1666, pp. 136-137. 2. A . CARR, The Windward Road, N e w Y o r k , 1956, pp. 148-152. 3. B . NIETSCHMANN, « Between Land and Water: The Subsistence E c o l o g y of the Miskito Indians, Eaftern Nicaragua » (University of Wisconsin, Ph. D . Dissertation, 1970). The Miskitos are itill great turtlers. In one recent year the people of Tasbapauni village north of Bluefields consumed n o 600 lbs. of fish and meat of which 70 % was green turtle and 2 % hawksbill. The 819 greens taken during the period had an average weight of 200 lbs., the 41 hawksbills had an average weight of 105 lbs. 4. « Autos ano del 1776 sobre las diligencias acuadas por el . . . Sr. D o n Pedro Carbonello y Pinto, Coronel », Archivo General de Indias (Sevilla), Guatemala-Sec. 5, Legajo 665. On this early Miskito trade see also C. N. BELL, Tangweera, London, 1899, pp. 19-20.

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on the Codé coaSt. Negro slaves at Bocas produced the provisions for them. When the town of Bocas del Toro was established in 1826 by men from San Andres Island it was described as little more than a camp for tortoise shell traders, some of whom were from the United States. In more modem times buyers at Bluefields, Limon, Barro Colorado and Colon have controlled the trade, exporting especially to Germany and more recently to Japan. Further south and eaSt the San Bias Island Cuna jealously guarded their turtling rights against all intruders; a massacre in 1838 of some 20 poachers forcefully expressed their proprietary interest in the turtle populations in their waters. On the Guiana coast of northern South America, where major nesting aggregations of other sea turtles have recently been identified, the hawksbills are relatively rare 1 . Only at Shell Beach, Guyana, 40 miles from the Venezuela border, do hawks neSt in any numbers. The long Brazilian coaSt, too, seems relatively impoverished of hawksbills. The great Ascension Island green turtle rockery in the South Atlantic, source of the green turtles that pasture on the Brazilian coaSt and probably some of those on the Guiana coaSt, supports only rare hawksbill neSts2. Nor do they seem to be conspicuous off the weSt coaSt of Africa, although a small tortoise shell industry is said to exist on Sâo Thome and Principe islands in the Bight of Guinea. On the Pacific coaSt of Mexico, Central America, and northern South America hawksbill turtles have been only occasionally exploited. Panama buyers report that the weSt coaSt shell is generally of inferior quality. Little is known about the turtles' numbers, distribution or nesting habits A resident population of hawks occurs in the southern part of the Gulf of California off La Paz, but apparently they do not venture into the colder waters up the outer weSt coaSt of the peninsula3. In the paSt hawks have been reported, along with greens, in the islands of Très Marias and Socorro, and on the Oaxaca coaSt, but their exploitation appears to have been of relatively low intensity as compared to that of other species. CONCLUSION

« Like pearl-shell, bêche-de-mer and sponge, an observer has written, tortoise shell is one of the romantic articles of commerce, not only because of where it comes from, but because of the creatures from which it is obtained and the people engaged in the trade. »4 Recently biologists, led by Professor Carr of the University of Florida, have begun an intensive Shady of tropical marine turtles, including the remarkable reptile that pro1 . P. C. H . PRITCHARD, « Sea Turtles of the Guianas », Bulletin of the Florida State Museum (Biol. Sri.) 13(2), pp. 85-140. 2. H. HIRTH, turtle biologist who has Studied the green turtle populations of Ascension, tells me that he has never seen a hawksbill nesting there. However, he cites The Ascension Handbook (Georgetown, 1968, p. 57) to the effeâ that the rare hawksbill does neft on Ascension beaches. 3. D . K . Caldwell, « Sea Turtles in Baja Californian Waters (with special reference to those of the Gulf of California) » Los Angeles County Museum Contributions in Science 61, Dec. 7, 1962. 4. Quoted from Notes and Queries 153 (13th ser.), Dec. 1 7 , 1927, pp. 433-434.

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duces this shell. In moSt species the mass migrations and pin-point navigation has raised fundamental problems, especially relating to animal orientation. N o w with the threat of depletion of Stocks though excessive human intervention, the need to know more about these interesting creatures has become more acute. In addition to the hawksbill shell, the dealers are n o w taking the dried skins Stripped from the flippers for shoe and purse manufacturers and the gelatinous calipee from underneath the carapace for the « green turtle soup » trade. This, coupled with the rising prices for shell in the laSt decade, has renewed interest in the dwindling hawksbill Stocks. Today fishermen may realize as much as $ 14 for a few pounds of easily prepared and transported produfts f r o m a single hawksbill. In those parts of the world where the hawksbill occurs this can be big money. « So n o w , writes Carr, the hawksbill has three prices on its head: one f o r its shell, one f o r its hide, and one for its calipee. With people everywhere hunting carey eggs, with a few preferring it to green turtle for eating, and with moSt of the novelty shops of the seaside tropics displaying Stuffed, polished yearling hawksbills for sale, the pressure seems greater than the species if likely to bear for long. »* Experts summoned to a world conference on marine turtles in 19692 found the prospects for all species precarious and pointed to the urgent necessity for international cooperation and controls to proteft remaining populations. T h e hawks may at present be the moSt seriously endangered of them all. The author is deeply indebted to Mr. Samuel B. Grant of Amador City, Calif., and Viseu, Portugal for assistance in gathering the data on which the paper is based.

1. A . CARR, SO excellente a fishe, Garden City, N Y , 1967, p. 229. 2. INTERNATIONAL

UNION

Marine turtles, op. cit.

FOR

THE

CONSERVATION

OF

NATURE

AND

NATURAL

RESOURCES,

PHILIPPE

PINCHEMEL

Les deux aspects de l* organisation de l'espace Organisation territoriale et organisation régionale heurs valeurs pratiques et théoriques

D

N O M B R E U X D O M A I N E S OÙ la géographie semble susceptible d'application, l'aménagement du territoire eSt celui qui eSt le plus souvent cité, celui dont les affinités avec la géographie sont les plus nombreuses. On croit, en effet, trouver dans l'aménagement du territoire et dans la géographie le même esprit de synthèse, la même considération d'une assise territoriale, le même souci des sociétés et de leur environnement. Le géographe apparaît alors comme particulièrement qualifié pour être l'un des responsables de l'aménagement du territoire, 1' « homme de synthèse » réunissant tous les fils épars des catégories de phénomènes coexistants et interdépendants dans un même espace. Mais dans la pratique, on eSt forcé de constater une double difficulté : — Difficulté de réaliser un véritable aménagement du territoire. Le plus souvent l'aménagement se compose d'opérations isolées, réalisées par divers départements ministériels, portant sur le secteur le plus en crise — mines de charbon, agriculture, pollution, scolarisation —, ou sur celui qui donne le plus à espérer — tourisme, loisirs, zones industrielles. — Difficulté de définir les tâches du géographe dans une équipe pluridisciplinaire chargée de l'aménagement du territoire. Il serait absurde de considérer le géographe, de le vouloir comme l'homme de synthèse qui, au sommet d'une pyramide, « coifferait » toutes les autres spécialités. ES

Au demeurant, la synthèse n'existe pas en soi, pour elle-même, mais dans une perspective précise, dans le cadre d'un champ de recherches spécialisé. Dans les publications, les colloques qui leur sont consacrés, la géographie appliquée et le géographe appliqué sont cités partout, sont présents dans tous les domaines; mais, par contre, on trouve rarement définies les tâches précises du géographe, sa contribution personnelle, originale, spécifique. Il eSt surprenant de constater, après des années, que la même préoccupa-

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tion demeure, que la plupart des géographes hésitent à répondre clairement à la même question : quel eSt le point d'application précis du géographe professionnel engagé dans l'aménagement du territoire ? Il importe d'autant plus de répondre que — dans le cas français — la mise en place de nombreuses équipes pluridisciplinaires pose le problème en termes nets; à côté de l'économiste, du sociologue, quelle eSt la tâche du géographe ? Faute d'une réponse précise ou satisfaisante, ou bien le géographe eSt utilisé dans un seàeur très spécialisé, ou bien il joue un rôle secondaire de documentaliste ou de cartographe, intervenant trop souvent en « bouche-trou ». Dans le premier cas on lui demande de s'intéresser aux aspeéts naturels du site urbain, dans le second on lui confie une tâche sans grand rapport avec sa formation initiale. Définir la tâche du géographe appliqué conduit à définir la géographie, entreprise redoutable que beaucoup jugent impossible, voire dangereuse. La géographie eSt trop protéiforme pour se laisser enfermer dans une étroite définition et on préfère considérer la géographie comme un « état d'esprit », une certaine manière d'appréhender la réalité terrestre. Une telle attitude explique pourquoi le géographe éprouve quelque difficulté à se placer sur le marché professionnel ! *

La définition des tâches d'application de la géographie passe nécessairement par la définition de la géographie. Pourtant, il ne s'agit pas d'un huitième travail d'Hercule ! Depuis bien longtemps, et avec plus d'évidence depuis une vingtaine d'années, une définition assez précise de la géographie existe, utilisant à cette fin l'expression d'organisation de l'espace. Or, le concept de l'organisation de l'espace eSt au centre de la géographie comme il l'eSt au cœur de l'aménagement du territoire. Encore convient-il de donner un contenu réel, à la fois scientifique et opérationnel, à cette expression. Faute de quoi l'organisation de l'espace risque de demeurer une expression aussi peu explicite et vide de sens que la géographie. L'organisation de l'espace ne doit pas, d'abord, être exclusivement considérée d'un point de vue volontariste, du point de vue de la planification, de l'intervention; tout espace, tout territoire, eSt organisé, spontanément ou volontairement, librement ou autoritairement. Dans la société la plus capitaliste l'intervention des purs facteurs de marché, de spéculation, de compétition réalise, positivement ou négativement, une certaine organisation ; à l'extrême, ce peut être une non-organisation ou une désorganisation. Des paysages témoignent de l'incohérence d'interventions successives, partielles, du caraâère purement spéculatif des mobiles ayant mis en route ces interventions. D'autres, au contraire, plus rares — force eSt de le constater — attestent d'un souci d'équilibre entre les contingences économiques et les impératifs d'une certaine vie sociale, témoignent d'une certaine recherche dans la cohérence des composants de l'espace qu'on organise, traduisent les valeurs auxquelles les populations sont attachées, créent une authentique Structure géographique. Tout territoire eSt donc organisé suivant des modalités très diverses,

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dans des perspectives également variées, économiques, sociales, politiques, Stratégiques, écologiques — ces perpedives ne s'excluant d'ailleurs pas l'une l'autre. Mais en même temps, il eSt évident que les types d'organisation de l'espace ne varient pas à l'infini; l'organisation d'un espace géographique, d'un territoire, n'eSt pas seulement l'expression d'une initiative humaine, l'adion toute spécifique particulière d'une société unique dans le temps et dans l'espace. Les économistes régionaux, les regional scientiñ, ont fait faire ces dernières années de grands progrès à la systématisation des types d'organisation économique de l'espace. L'organisation d'un espace se traduit par un réseau de pôles hiérarchisés, disposés suivant une logique territoriale déterminée par les aires de marché, les niveaux de fondions des divers centres. Le nombre des niveaux de cette hiérarchie n'eSt pas illimité mais se retrouve toujours à peu près identique d'un pays à l'autre. Les limites entre les zones d'influence sont fixées par les poids respectifs des populations des diverses villes (loi de Reilly...). Le schéma hexagonal et la hiérarchie en sept niveaux de ChriStaller symbolisent cette organisation territoriale théorique. Autour de ces thèmes de recherche et de ces théories économiques, tout un corps de recherche sur le fait régional, la régionalisation, s'eSt développé. On peut, incidemment, s'étonner de la faible contribution apportée par la géographie à l'élaboration de cette science régionale. Trop préoccupés par les conditions naturelles des régions géographiques, par l'identification des régions ou espaces homogènes, plus attirés par la diversité des fadeurs que par l'unité des principes de l'organisation régionale polarisée, les géographes n'ont pas fait un effort de systématisation, de généralisation comparable à celui des économistes. Il faut en retenir que la formation du géographe, à la différence de celle de l'économiste, le porte plus à saisir les différences, les particularités, les relativités, qu'à s'abstraire du réel pour élaborer des théories qui lui apparaissent parfois fort éloignées de ce réel et de ses contingences. En fait, la notion d'organisation de l'espace représente pour le géographe plus que la réponse à des lois économiques. L'organisation de l'espace eSt pour lui l'expression de la relation entre un milieu et une société, d'une relation entre deux catégories d'organisation. 1. Le milieu géographique naturel. Il eSt, depuis longtemps, l'objet de l'attention des géographes ; ils en étudient les éléments multiples : géologie, relief, climat, hydrologie, pédologie, végétation, et leurs combinaisons. Mais ce qui importe à l'analyse géographique, c'eSt sans doute plus Y organisation territoriale, la différenciation régionale qui résultent de ces combinaisons, que l'explication, la genèse de ces caractères naturels. L'organisation territoriale se définit, en effet, par la superposition de plusieurs trames — trame de la topographie, trame des affleurements géologiques... Chacune de ces trames peut se décrire dans ses intensités ou valeurs, ses rythmes de répétition des mêmes éléments (densités), les dimensions de ses composantes élémentaires, la présence ou l'absence d'orientations prédominantes, de ruptures, de discontinuités.

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Tout milieu naturel présente une certaine organisation, une certaine Struâure — la topographie étant, dans la plupart des cas, l'élément de base (mais ce peut être la végétation dans les régions planes, l'hydrologie — marais, delta — ou la géologie). Car il y a une logique dans le développement, l'agencement des phénomènes naturels, et cette logique explique la diversité des trames et leurs associations. Les réseaux hydrographiques — et les vallées qui leur sont associées — apparaissent comme les modèles de cette organisation naturelle de l'espace. Le dessin des vallées, la forme des bassins, l'espacement des confluences, la densité des vallées traduisent la relation entre les principes théoriques qui commandent le développement d'un réseau et les particularités topographiques, géologiques, climatiques et botaniques de la région considérée. Entre le modèle hydromorphologique et la réalité observable, les écarts traduisent l'ampleur des altérations dues à ces faâeurs exogènes. Le milieu naturel présente donc une organisation en unités homogènes, chaque unité se définissant par un certain nombre de données : articulation et rythme topographiques, dimension des terroirs, intensité des contrastes naturels (pentes, expositions), degré de différenciation par rapport aux régions voisines. 2. La société. Les modèles d'organisation de l'espace élaborés par les économistes correspondent à une société théorique, aussi irréelle que la platitude et l'homogénéité de leurs espaces économiques. Si d'une société à l'autre se retrouvent les mêmes besoins, les mêmes préoccupations, il s'en faut de beaucoup qu'elles soient identiques. Elles diffèrent dans leurs organisations sociales, leurs Structures économiques, leurs civilisations. Ces sociétés occupent, exploitent, utilisent, peuplent leurs territoires de façons très différentes. Mais en dépit de différences considérables, d'une société à l'autre, d'une civilisation à l'autre, la vie de relation, la hiérarchie de l'administration, les aires de marché des services et des biens aboutissent à inscrire dans le sol des réseaux hiérarchisés, des pôles urbains de différentes tailles, à faire apparaître des organisations régionales. Ce qui les différencie, ce sont des différences d'échelles, de tailles, de densités, parce que les niveaux de vie, les niveaux de besoin, les échelles de valeurs — mais aussi les possibilités techniques — ne sont pas les mêmes. Chaque société, chaque civilisation a donc tenté de réaliser, au travers de son histoire, différents « modèles » d'organisation régionale de son aire d'habitat. Ces modèles portent d'ailleurs déjà en eux-mêmes la marque des milieux, de l'environnement, dans lesquels vivent les sociétés. Les systèmes d'organisation sont évidemment, dans une plus ou moins large mesure, déterminés ou conditionnés par les milieux naturels. Il y a des organisations des sociétés montagnardes, d'autres des peuples des savanes, d'autres encore des forêts équatoriales. Avec le progrès technique, la diffusion d'une certaine civilisation universelle, urbaine et industrielle, les modes d'organisation des sociétés traditionnelles sont remplacés par des modes d'organisation plus ou moins adaptés aux milieux naturels. L'histoire du monde a d'ailleurs réalisé de véritables expériences de

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laboratoires, passionnantes à observer dans cette optique, avec le peuplement de pays neufs par des sociétés issues d'un autre environnement ou avec les migrations qui conduisaient les peuples d'un milieu à l'autre et qui amenaient des superpositions ou des mélanges de cultures et de civilisations. L'analyse géographique a pour tâche de décrire et d'expliquer les relations qui se sont nouées entre les milieux et les sociétés telles qu'elles s'expriment dans l'organisation de l'espace, dans l'aménagement — spontané ou concerté — de leurs milieux de vie. Elle doit rechercher les influences réciproques des uns sur les autres et, partant des modèles culturels d'organisation géographique, voir comment la double intervention des conditions naturelles spécifiques et des conditions historiques les a altérés, favorisant ou non des différenciations importantes, facilitant ou non la mise en place d'une armature urbaine cohérente. Ces questions ont déjà été remarquablement étudiées au niveau du semis fondamental de peuplement, de l'habitat rural, des systèmes d'organisation agraire. Mais la même analyse vaut au niveau de la vie de relation et de l'organisation régionale. *

Considérons brièvement, comme illustration de ces réflexions, trois cas types. Le premier cas eSt celui de la grande plaine du type de la Beauce mais sans l'anomalie de la polarisation parisienne. Sur cette table uniformément fertile qu'aucune vallée ou vallon n'entaillent et ne différencient, une organisation régionale proche d'un modèle théorique ne rencontre aucun obstacle. Les différents échelons du réseau de centres, du village à la grande ville, peuvent se développer sans attrapions privilégiées ou contrainte de sites, les réseaux de relation peuvent dessiner des étoiles aux branches régulièrement espacées. Les anomalies ne pourraient être introduites que par des faâeurs historiques, anciennes frontières ou anciennes limites administratives ayant privilégié certains centres au détriment des autres, ou par une forte polarisation extérieure. Le second cas correspond à ces pays vaguement qualifiés, dans les livres de géographie, de vallonnés ou de moyennement disséqués. En milieu lithologiquement homogène et sans accidents Structuraux, le faâeur essentiel d'organisation de la topographie eSt le réseau hydrographique. Le réseau de vallées présente cette particularité d'exprimer une logique très précise, celle de l'écoulement des eaux. Il en résulte une hiérarchie de vallées et de confluences fort régulière, un assemblage de pentes et d'interfluves correspondant aux relations entre le ruissellement et la nature de la roche. Cette hiérarchie « hydromorphologique » eSt linéaire, orientée, et se déploie d'amont en aval. Elle contraste curieusement avec la hiérarchie ponctuelle et polygonale des pôles urbains et les étoiles du réseau de relations. La superposition des deux trames, dans la réalité géographique, montre des degrés très divers de corrélation et d'adaptation, un jeu très fin dans les influences de l'organisation naturelle sur l'organisation humaine. On 5

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observe souvent la valeur attraâive des confluences, l'attraftion des grandes vallées, et une tendance des réseaux de circulation à se couler dans les vallées principales. Mais les exceptions sont également légion. Le troisième cas eSt celui, extrême, des régions où prévalent, en quelque sorte, la désorganisation, l'incohérence territoriales. Nous en trouvons l'exemple dans le Jura méridional. L'extrême complication géologique, Structurale, morphogénétique, la morphologie karstique, les épisodes glaciaires, tout concourt à donner un relief « en miettes », fait de fragments de formes faillées, plissées, calcaires; aucune hiérarchie hydrographique n'exiáte ; bien au contraire, les vallées, rares, apparaissent et disparaissent, leurs tracés sont heurtés, capricieux, leurs affluents épisodiques ; elles constituent un monde à part que les voies de communication tour à tour fuient ou recherchent. Dans ce puzzle où le regard cherche en vain un fil directeur, l'organisation régionale a évidemment du mal à s'imposer, chaque terroir eSt enclavé, d'accès difficile, les distances sont augmentées par les déclivités et les tracés, les sites favorables sont aussi rares que le sont les bassins ou les confluences ; les centres sont donc petits, rares, dispersés au hasard des contraintes naturelles, ou des contingences du passé. *

Les politiques d'aménagement du territoire, dans les différents pays, correspondent à des intervendons souvent différentes, plus ou moins globales, plus ou moins cohérentes. Mais leur finalité eSt bien de corriger les inégalités régionales, de réaliser le développement régional en fonétion des possibilités non encore valorisées. Or, ce développement eSt lié à une politique d'organisation régionale, à un ré-aménagement des trames de peuplement, à celui des réseaux et des centres de relation de manière à assurer les meilleures conditions de la vie économique et sociale, la meilleure diffusion des biens et des services, la meilleure mise en communications des hommes et des biens. L'organisation actuelle des territoires porte, en effet, l'empreinte du passé; leur peuplement, leurs sites d'habitat, dans nos pays de très ancienne occupation du sol sont millénaires ou centenaires. La hiérarchie des centres urbains eSt également très ancienne, ainsi que l'utilisation du sol, les Structures agraires. L'élaboration d'une politique ne peut se faire à partir d'une table rase, elle doit prendre en considération ce qui lui eSt transmis, rechercher dans quelles mesures les contraintes qui existaient autrefois exerceront encore leurs influences demain d'une façon plus ou moins accentuée. L'articulation géographique, l'organisation territoriale imposent des traitements, des programmes d'intervention différents. Prenons l'exemple de la région lyonnaise. C'eSt, en France, le meilleur exemple d'une région organisée par le rayonnement d'une grande ville et de nombreuses études ont tracé ses limites. C'eSt dans le cadre de cette région lyonnaise que sont menées les aftions de planification économique, d'aménagement du territoire. Mais cette région lyonnaise correspond à des

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milieux géographiques très contractés : Monts du Lyonnais, partie de la bordure orientale du Massif Central, plaine de la Saône, plaine de Dombes, Jura méridional, plaines du Bas-Dauphiné, vallée du Rhône. Chacun de ces seâeurs a une organisation territoriale et régionale différente, des possibilités différentes. Des traitements différents doivent donc leur être appliqués, faute de quoi les politiques d'aménagement ne seraient pas efficaces. Le rôle de la géographie, du géographe, dans les applications eSt donc de réintroduire la réalité, de prendre en considération la réalité dans la planification. Si ces plans supposent une théorie, les politiques définies supposent des objectifs et des méthodes pour les atteindre. Mais les uns et les autres s'appliquent à des espaces géographiques concrets, dont les caractères aâuels sont le résultat d'une combinaison multiséculaire élaborée par l'homme et la nature. Or, nous savons combien sont fragiles ces équilibres écologiques et combien des aâions inconsidérées sont susceptibles de les bouleverser. Le rôle du géographe « appliqué » consiste donc à faciliter l'insertion d'une politique générale dans un cadre géographique précis, à ajuster cette politique aux conditions particulières locales ou régionales. Il doit éviter le double piège du systématique, de l'abStraftion dans lequel tombent tant de planificateurs et celui de l'exceptionnel, du particulier à tout prix. C'eSt dans ce dernier piège que sont souvent tombés autrefois des géographes et c'eát pourquoi la géographie, science de l'organisation de l'espace, n'en eSt encore qu'à ses débuts.

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Réflexions sur le métier de géographe

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u M O M E N T où L A G É O G R A P H I E semble passer par une mutation profonde, il n'eSt pas inutile de s'interroger sur le métier de géographe, de réfléchir à la valeur de ses constantes et de soumettre à une critique serrée quelques nouvelles ressources de recherche et d'élaboration. Le géographe eSt avant tout un voyageur. L'un des fondateurs de la géographie moderne, Alexander von Humboldt a longuement parcouru l'Amérique depuis les Andes jusqu'à la capitale des États-Unis; il a pu voir les climats et les paysages s'échelonner tant en latitude qu'en altitude, il a étudié les civilisations locales et les réactions diverses que suscita la colonisation. De ces années de recherche menée avec enthousiasme dans la force de l'âge, il a tiré une immense documentation analytique dans plusieurs branches des sciences naturelles. Mais il a été en même temps sensible aux Aspects de la nature (titre d'un petit livre publié en 1807), à ce qui fait la trame des paysages et constitue le cadre des activités humaines. Par son souci de comparer et d'expliquer, de voir les ensembles dans leur répartition et leurs relations spatiales, il créa plusieurs branches de la géographie générale. L'âge ne diminua chez Humboldt ni l'enthousiasme du voyageur ni la vigueur de la création scientifique. À soixante ans, il entreprit à travers la Russie, la Sibérie et la Mongolie un voyage jusqu'aux confins de la Chine; en 1846, à soixante-quatorze ans, il commença la publication du Cosmos — gigantesque architecture scientifique qui entend décrire, des nébuleuses à l'intérieur du globe, l'aspeft physique du monde. Dans les récits analytiques de ses voyages et dans cette œuvre ambitieuse et inachevée, Humboldt posa les bases de la géographie moderne : mais elle reéte en quelque sorte indifférenciée dans la variété des faits de la nature ou dans la contemplation de l'harmonie et de la beauté de l'Univers. Il fallait un vigoureux effort systématique pour en dégager les caractères essentiels et en définir les méthodes de recherche et d'élaboration. Cari Ritter entreprit cet effort : il était professeur et non voyageur, historien et philosophe de formation et non pas naturaliste et physicien. En dépouillant de façon critique des récits de voyages, en élaborant des cartes, en insistant toujours sur le souci de comparer et d'interpréter, en éclairant les lieux à la



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lumière de leur « position universelle » et de leurs rapports spatiaux, Ritter a pu écrire, à partir de 1822, la première Géographie universelle systématique qui forme la somme de la connaissance du globe à son époque : œuvre de longue haleine mais de seconde main, car il ne connaissait direftement que l'Allemagne et l'Italie. Ce défaut va se perpétuer et plusieurs colleftions du même genre resteront un compromis entre un peu d'observation et la compilation plus ou moins habile de documents divers. Son mérite essentiel eSt peut-être d'avoir montré que la réalité géographique eSt pétrie de « nature et d'histoire », de conditions physiques et de destins humains. Humboldt avait v u l'homme dans le cadre de la nature, soit dans sa condition d'être biologique, soit dans son effort pour rendre par la pensée et par l'art la jouissance causée par la contemplation de l'Univers. C'eSt Ritter qui incorpora dans la géographie la dimension de l'homme dans le temps. « La conspiration de la nature et de l'histoire » écrit Pierre Gourou en tête de la réimpression de sa thèse sur Les paysans du delta Tonkinois (1965); nous percevons comme un écho lointain de la pensée qui donna à la Géographie scientifique moderne une de ses assises les plus solides et une de ses directions de recherche les plus fécondes. Ces deux esprits vigoureux et originaux ont créé le métier de géographe et défini en quelque sorte les deux types de tempérament dont la synthèse ferait le géographe parfait. On ne conçoit plus un géographe dont l'expérience ne soit pas basée sur des voyages ou au moins sur des études de terrain approfondies. Mais la diversité, la complexité, le foisonnement des faits géographiques exigent qu'il acquière un esprit systématique en soumettant cette variété d'apparences à une constante et profonde réflexion. La géographie moderne à ses débuts a voulu embrasser l'ensemble du globe, elle eSt née générale et universelle. Il a fallu l'accumulation de données en sciences naturelles et en ce que l'on appelait d'une façon un peu vague la « statistique », ainsi qu'une bonne couverture de cartes topographiques et géologiques, pour qu'il fût possible d'entreprendre la description raisonnée et explicative des pays, jusqu'alors simple accumulation de données, souvent précieuse mais inorganique car les faits étaient rarement mis en connexion. La curiosité des géographes se portera à la fois vers la découverte scientifique de leur monde familier, vers l'exploration de l'intérieur inconnu des continents, vers la conStruftion systématique et en partie théorique des grandes branches de la géographie générale. Ce sera encore la géographie allemande qui prendra les devants : en cinq ans (1882-1887) paraîtront l'Anthropogéographie de Ratzel, les Problèmes et méthodes de la Géographie moderne de Richthofen, le Guide de recherche scientifique du voyageur du même auteur, Y Allemagne de Penck; ce livre inaugure la série des Manuels de géographie, dirigée par lui et par Ratzel, où paraîtront successivement des ouvrages très riches d'information et d'originalité sur différents pays et sur les grands chapitres de la géographie. Revenons aux quatre travaux précédemment cités dont les tendances couvrent les diverses direâions de la recherche géographique : Richthofen, dans le sillage de Humboldt, transmet son expérience des explorations lointaines, en Chine principalement; dans la ligne de Ritter, il éprouve le besoin de définir l'esprit géographique par l'exposé critique de ses problèmes et méthodes; Ratzel, qui était passé de la zoologie et du journalisme à l'ethnographie, utilise son expérience et

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son enseignement pour poser les « principes de l'application de la géographie à l'histoire » (sous-titre du premier volume de Y Anthropogéographie), embrassant les divers milieux naturels qui, selon ses idées, auraient en grande partie modelé les destins des peuples; Penck entreprend de décrire l'Allemagne en partant des grandes unités de relief qu'il interpréta minutieusement. Le métier de géographe va s'orienter désormais en trois voies différentes : l'exploration lointaine, la connaissance approfondie de pays disposant de bonnes cartes et de statistiques, l'étude, à l'échelle du globe, d'un type de phénomènes, le climat, les glaciers, les océans, les formes du terrain, les hommes dans leurs rapports écologiques et leurs formes d'occupation du sol. Inévitablement, le géographe se spécialisera dans une matière, un pays ou un ensemble régional plus vaSte. La géographie d'expression allemande et anglaise demeure encore fidèle aux études systématiques de pays ou de grandes unités naturelles ou politiques, ou les deux à la fois. Il reviendra à Vidal de La Blache et à ses élèves de pousser avec autant de rigueur que de finesse l'étude des régions géographiques — thème, pendant deux générations, de la plupart des thèses universitaires françaises et dont le genre n'eSt pas encore éteint. Il eSt intéressant de comparer les deux premiers travaux présentant cette orientation. ~L,a Valachie (1902) de de Martonne eSt un compromis entre la conception française et la conception allemande de « monographie géographique ». Un pays de collines, terrasses et plaines alluviales entre les Carpathes et les marécages qui bordent le cours du Danube a préservé, malgré la menace des Turcs, une forte individualité nationale ; mais les assises physiques sont décrites avec le même soin que les faits de population, l'aggravation continentale du climat et les paysages végétaux qui la dénoncent tiennent une place équivalente à la vie rurale; rien ne manque : la faune des bois et des Steppes, le costume populaire, les chansons et les fêtes des paysans. Certes, l'auteur dégage les caraâères qui font l'individualité de la Valachie et le soutien d'une nationalité; mais il rassemble et élabore tout ce qui peut intéresser la connaissance de cet espace géographique dont il donne une somme systématique et complète. Demangeon montre que La Picardie et les régions voisines (1905) forment un ensemble correspondant à trois provinces de l'ancienne France, dépourvu d'unité administrative, privé de frontières naturelles, ouvert à tout venant et qui ne connut jamais de personnalité historique; mais « sa personnalité géographique éclate de toutes parts, fondée sur l'unité de sa nature physique et consolidée par les œuvres de ses habitants ». Cette idée, énoncée dès les premières pages, guide et articule l'analyse régionale, pour ressortir avec toute sa force dans la conclusion : « En résumé, la Plaine Picarde eSt un type de région géographique, issu de l'action commune de l'élément naturel et de l'élément humain. » Elle se définit par la superposition de phénomènes dominants dont la réunion crée une physionomie originale; comme dans tous les pays de vieux peuplement et de vieille civilisation, « l'originalité d'une physionomie géographique provient donc d'une synthèse des données de la nature et des données de l'homme ». Vidal de La Blache avait insisté dans son Tableau de la géographie de la France (1903) sur cette harmonie entre conditions naturelles et œuvres humaines, « expression d'une forme de sol et d'existence », germes déposés par la nature et que l'homme transforme, en établissant « la connexion entre des traits épars », en unités ou person-

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nalités régionales. Ses élèves ont multiplié les exemples d'études régionales conduites selon ces mêmes principes. L'un des plus éminents géographes de notre temps a mis à l'épreuve en pays tropical la valeur de ces méthodes et la portée générale de ces vues, dans une thèse fameuse sur Les paysans du delta Tonkinois (1936). « Dans ce pays pétri d'humanité, où l'homme a créé partout le paysage tel que nous le voyons, cette unité de la population paysanne eSt un puissant faâeur d'uniformité; et l'uniformité naturelle d'un pays deltaïque n'a pas peu contribué à créer cette unité humaine. Uniformité naturelle et unité humaine, en s'aidant l'une l'autre, ont créé un pays remarquablement homogène et une nation parfaitement cohérente. Il n'eSt pas au monde de région naturelle mieux définie que ce delta du Tonkin nettement individualisé à l'égard de son cadre montagneux par ses caraftères physiques et humains, vivant sur lui-même, et depuis longtemps fermé à tout apport ethnique étranger » (pp. 14-15). En cette Asie anciennement peuplée et civilisée, il n'eSt pas étonnant de trouver les mêmes harmonieuses combinaisons de traits physiques et humains qui définissent les régions géographiques de la vieille Europe. Il convient d'arrêter, sur cette citation du maître auquel nous voulons rendre hommage, l'évocation des « grandes époques créatrices » de la géographie moderne. Peut-être trouvera-t-on que je me suis écarté du sujet proposé par le titre. Mais l'essence même du métier de géographe n'est-elle pas de faire de la géographie ? Il n'eSt pas sans intérêt de rappeler quelles ont été, au cours d'un siècle et demi de travail, les principales lignes de force de la recherche et de la mise en œuvre, et d'en montrer toute la variété. *

Dans la plupart des pays, le géographe eSt un enseignant et une partie de son œuvre jalonne les étapes d'une carrière universitaire. Pour devenir professeur, la réda£tion d'un ouvrage important sur un pays étranger équivalait, en Allemagne, aux grandes thèses françaises. Ce fut ainsi que les géographes allemands contribuèrent, plus que tous les autres, à la connaissance du monde. Ces longs exercices consomment en général les années de jeunesse et marquent les débuts de la maturité. Ils constituent une application prolongée de principes et de méthodes, une intimité approfondie avec une région ou un sujet restreint, une lente mise à l'épreuve des qualités d'observation et d'élaboration. On revient sur les lieux, on augmente les notes et les dossiers, on multiplie les faits et les documents, on soumet à une critique serrée des hypothèses de travail, on tâtonne dans des voies de recherche. Rien ne peut remplacer la valeur formatrice de ce genre de travail. Il constitue la base d'expérience à laquelle on rapportera ce que l'on verra et ce que l'on lira par la suite au cours de voyages rapides et de dépouillements bibliographiques. Malgré ses vertus évidentes, cette initiation présente une danger : celui de se confiner avec délégation dans son petit coin de travail en creusant toujours davantage la connaissance d'un espace restreint. La géographie peut s'apprendre sur un bout de terrain, mais elle doit être pensée aux dimensions de la planète. On ne saurait trop méditer la leçon des initiateurs : Humboldt consumant plusieurs années de sa vie en longs voyages avant l'ère des transports mécaniques, Ritter éclairant à la

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lumière de la Weltñellung toute étude géographique. La géographie eSt née sous le signe de la comparaison, elle ne doit pas s'en écarter. Prenons l'exemple de l'un des maîtres de la géographie régionale allemande, Hermann Lautensach. Pour brosser le cadre de sa Géographie du Portugal, il a parcouru toute la péninsule Ibérique; les forts contrastes entre façades oueSt et eSt des continents lui donnèrent l'idée d'étudier à fond la Corée, péninsule subtropicale à l'autre bout du Vieux Monde. En poussant des comparaisons qui font ressortir les oppositions autant que les ressemblances, il développa une méthode de description régionale basée sur des « séquences de formes géographiques » sous l'influence des faâeurs planétaires ou zonaux, périphériques-centraux, oueSt-eSt, hypsographiques. À la fin de sa vie, il eSt revenu à ses itinéraires ibériques en entreprenant une étude d'ensemble et une description régionale de la Péninsule, axée sur les contrastes ou les transitions des formes de paysage par le jeu multiple de ces fañeurs. « La comparaison eSt l'âme de la géographie », disait Blanchard, autre voyageur infatigable. Mais il faut savoir éviter les séductions des voyages trop rapides, trop faciles, trop confortables, en gardant les vertus essentielles du voyageur scientifique : marcher à pied, s'arrêter, observer longuement, réfléchir. Lors de la dernière réunion géographique internationale à laquelle j'ai participé, on avait confié à une organisation touristique un voyage passionnant par les paysages que l'on entrevoyait par les fenêtres verdies des autocars climatisés. On ne pouvait même pas apprécier l'éclat de la lumière ou la chaleur de l'été. Au milieu de la journée, on perdait des heures à des repas longs et plantureux. Tout contaft avec le pays était pratiquement interdit. Quand le géographe eSt un enseignant, les cours limitent, parfois fortement, ses activités scientifiques. On ne peut pas toujours se débarrasser des obligations scolaires pour entreprendre des voyages lointains et durables (il serait souhaitable de voir se généraliser l'usage américain des congés sabbatiques, surtout dans les matières où ils sont indispensables). D'autre part, il y a souvent un hiatus, pour ne pas dire un abîme, entre une spécialité générale ou régionale, parfois très limitée, et un enseignement qui doit couvrir des sujets et des pays divers. Les voyages enrichissent toujours l'enseignement et accumulent un capital d'expérience qui peut éclairer plusieurs lignes de recherche. Comme au temps de Humboldt, le géographe eSt avant tout un voyageur : à la condition de savoir éviter les rapides déplacements de ville en ville et de ne considérer les escales dans les aéroports que comme un moyen commode et facile d'amorcer, de prolonger ou de répéter un séjour. Il eSt évident que, dans cette optique, la spécialisation eSt un danger. Elle constitue dans plusieurs sciences (et même dans celles qui sont voisines de la géographie) une limitation inévitable et parfois la condition nécessaire à toute recherche approfondie. Mais l'objet de la géographie eSt à la fois « la description et l'interprétation des paysages terrestres » et l'organisation générale, physique et humaine, de la surface du globe. L'entité réelle accessible à l'observation eSt le paysage, le cadre objeftif de toute recherche eSt la région intégrée dans un milieu plus vaSte (continent, zone terrestre, domaine de civilisation) qu'il faut penser à l'échelle du globe. Les faits physiques et humains (« Natur und Geschichte », disait Ritter) sont souvent

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imbriqués, inséparables, et s'éclairent mutuellement. La diagonale aride du Vieux Monde eSt un trait climatique lié à la divergence de la basse atmosphère dans les cellules anticyclonales subtropicales. Mais, dans ce pays de Steppes et de déserts, c'eSt l'Islam, avec son goût du nomadisme et des attraits de la vie urbaine, qui a mis en valeur les vaStes et pauvres espaces pastoraux et les oasis qui permettent la vie religieuse et commerçante de quelques grandes villes formant comme une ceinture aux terres arides. Qu'il me soit permis, en faisant appel aux souvenirs de près de quarante ans de vie scientifique, de montrer par un exemple personnel comment j'ai été amené à faire des voyages et des recherches dans quatre parties du monde. J'ai songé, dans ma lointaine jeunesse, à écrire une géographie du Portugal. J'ai alors commencé des recherches en vue d'une thèse de Style français, en prenant comme sujet les montagnes granitiques et schisteuses de la Cordillère centrale. Ce haut pays constitue comme le pivot du territoire portugais car il s'ouvre à la fois vers le Nord-OueSt atlantique, les hauts plateaux de l'intérieur et les plaines et bas plateaux du Sud méditerranéen. Comment comprendre ces trois ensembles sans les insérer dans le cadre ibérique, la Galice atlantique prolongeant le Minho, la Galice intérieure, le Trâs-os-Montes, la Meseta de Leôn pénétrant parfois le territoire portugais comme l'Alentejo continue l'EStremadura. Le Sud du Portugal, comme tout le Sud de la péninsule Ibérique a subi une forte empreinte arabe. Un bâti Struâural assez semblable se répète de façon presque symétrique des deux côtés du détroit de Gibraltar — espace maritime facile à franchir et séparant deux pays dont les similitudes frappent plus que les différences. Il serait passionnant de pousser ces comparaisons entre montagnes jeunes, vieilles mesetas et vaStes dépressions colmatées de la péninsule Ibérique et du Maroc et d'essayer de voir comment certaines formes géographiques s'y opposent, car la transition se fait d'une part vers l'aridité saharienne, d'autre part vers des « finiStères » atlantiques où l'été sec se raccourcit jusqu'à disparaître. Cette ambiance climatique du NordOueSt péninsulaire à laquelle sont liées de hautes densités de population, une intense vie paysanne basée sur la culture irriguée, l'élevage de gros bétail et la châtaigne comme ressource supplémentaire, rendait ce pays difficile à occuper : organisé autour de ses églises et de ses manoirs, il échappa à l'influence musulmane, si forte dans le Sud. Un grand changement se produisit dans le Nord-OueSt de la péninsule Ibérique à partir du xvi e siècle : l'introduction du maïs ou plutôt de « ce complexe symbiotique sans pareil au monde » (C. O. Sauer) constitué par l'association du maïs, des haricots et des courges. Il domine tout le paysage humanisé, ici comme au Mexique central; les Espagnols l'ont probablement introduit du monde caraïbe, mais il se propagea rapidement sur la façade atlantique où l'irrigation était généralement pratiquée en vue des prés d'élevage. L'art manuelin (gothique final portugais) utilise, comme les arts aztèque et maya le bel effet décoratif de l'épi de maïs. Il devint la céréale de base pour le pain du peuple; et ce réservoir humain permanent alimenta le courant principal de l'expansion portugaise. Que ce soit dans le paysage rural de Madère ou des Açores, ou dans les quartiers conservés des vieilles villes brésiliennes, c'eSt toujours l'empreinte du Portugal atlantique qui domine.

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J'ai voulu suivre cette passionnante aventure qui « changera l'avenir du monde » (H. Pirenne), depuis ses premières réussites et ses premiers échecs dans les îles atlantiques, jusqu'au Brésil et à l'Orient en passant par les littoraux atlantique et indien de l'Afrique. Telle forme de toit rebroussé qui subsiste dans un port décadent de l'Algarve eSt une copie des toits de pagode de Goa et de Macau. L'araucaria du Sud du Brésil, d'un si bel effet décoratif, eSt planté devant les manoirs de la Goa chrétienne, des Açores et de la campagne portugaise. Le géographe allemand N. Krebs, le géographe anglais O. Spate, ont été surpris, en abordant Goa par l'intérieur, par les marques d'une civilisation différente et surtout par l'empreinte d'une religion qui s'affirma d'une manière voyante devant un pays infidèle. C'eSt peut-être avec Goa, où le Portugal fit un effort sérieux pour s'implanter, qu'il faudrait comparer les deux virreinados espagnols du Mexique et du Pérou. Sur la campagne indienne, une lourde civilisation urbaine s'eSt plaquée, qui imprime à ces pays une marque espagnole plus forte (ou plus apparente) que la marque portugaise du Brésil. Mais comment comprendre ce dernier, le vieux Brésil colonial des plantations de canne à sucre et des mines, sans étudier sa double origine, portugaise par les « maîtres », africaine par les « esclaves » ? Mes premières recherches de géographie agraire en Guinée portugaise m'ont amené à quelques comparaisons avec le monde paysan méditerranéen que d'autres géographes ont développées par la suite. Les îles atlantiques m'ont toujours attiré par l'originalité de leurs formes, la diversité de leurs climats et de leur parure végétale, l'émouvante entreprise de leur colonisation rendue difficile par un relief brutal et le manque de plantes comestibles, mais favorisée par leur rôle d'escale qui les ouvre au contait de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Orient. Comment ne pas aller assister à la formation même de ces îles lorsque deux éruptions volcaniques (Fogo aux îles du Cap-Vert, Faial aux Açores) nous permirent de voir de nouveaux reliefs s'édifier en quelques semaines ? J'avais la parfaite conscience de nos limitations en cette étude; quelques volcanologues, armés de leurs méthodes et de leurs appareils, ont étudié l'éruption de Faial. J'ai soigneusement observé et décrit celle de Fogo : c'eSt tout ce qu'un géographe non spécialisé pouvait faire. Que l'on excuse cette longue énumération personnelle. Rien n'eSt aussi riche d'enseignements que la propre expérience. C'eSt elle qui nous permet de puiser avantageusement dans celle des autres. Des leâures peuvent éveiller une vocation, fournir des suggestions de recherche; ce n'eSt qu'en pratiquant soi-même la géographie que l'on arrive à tirer toute sa substance du travail d'autrui. Tout effort de compilation, indispensable pour l'enseignement ou la rédaftion d'un manuel car on ne peut jamais avoir tout vu, eSt d'autant plus valable qu'il eSt constamment reporté à nos propres voyages et réflexions. *

Voyager, observer, décrire et interpréter, ce n'eSt pas tout. La géographie, comme toute science, a son visage théorique, des cheminements logiques de la pensée plus conformes à sa nature. Il eSt légitime, voire nécessaire, de repenser ses principes, de soumettre ses fondements à l'épreuve du raisonnement théorique. Mais, en plus de ce renouvellement par la réflexion,

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commun à toute pensée scientifique, c'est l'objet même de la géographie qui a subi de profondes transformations tandis que de nouvelles ressources d'élaboration et de nouveaux instruments d'analyse étaient mis à la disposition des géographes. Il eSt attachant de confronter cet ensemble de modernes « ressources » de travail, au sens le plus large du mot, à ceux de la géographie « classique » : y a-t-il coupure et opposition ou simple développement des lignes variées et parfois divergentes qui, d'Alexander von Humboldt à Cari Troll, de Vidal de La Blache à Pierre Gourou, ont charpenté tout l'édifice de la géographie moderne ? Commençons par les modifications de contenu. Elles semblent surtout sensibles dans la face humaine de la géographie et peuvent se schématiser ainsi : 1. Explosion démographique, phénomène général mais qui affefte tout spécialement les villes : la population du globe a doublé en un demi-siècle et doublera encore probablement en trente ans ; il naît environ 400 000 enfants par jour; l'excédent annuel eSt de 65 millions, comme si tout les ans la population mondiale augmentait d'un État plus peuplé que la GrandeBretagne ou l'Italie. La population mondiale en 1980 sera de 4,3 milliards d'habitants, celle de l'Amérique latine ayant subi la plus forte augmentation (58 %) et celle du Brésil ayant doublé en vingt-trois ans. Cette marée montante, sans exemple dans l'histoire, pose des problèmes graves, ceux de nouveaux logements et d'emplois pour les jeunes, des soins à donner aux vieillards car l'espérance de vie ne fait qu'augmenter et dépasse soixantedix ans dans les pays à niveau de vie élevé. La diminution des maladies infectieuses, endémiques ou épidémiques, les progrès de la médecine sociale et sanitaire, la restriction généralisée des naissances, provoquent un vieillissement général de la population et entretiennent, dans les pays hautement civilisés, une masse considérable de gens improdu&ifs pour lesquels il faut organiser asiles et loisirs. L'accroissement eSt surtout sensible dans les villes. Il y avait une cinquantaine de villes de plus de 100 000 habitants en 1800; elles sont aujourd'hui environ 700 et groupent 400 millions d'habitants, un huitième de la population du globe. E n quelques mois ou même en quelques semaines, on peut voir ces villes se développer en hauteur et en surface, gagnant par la progression de leurs banlieues des étendues de plus en plus vaStes sur la campagne. Cet accroissement eSt tellement rapide qu'il se fait rarement de façon harmonieuse : d'où la formation de bidonvilles (et pas seulement dans les pays pauvres) qui semblent grouper plus d'un tiers de la population urbaine totale du globe. L'étude de l'attraftion urbaine eSt un des thèmes les plus attachants de la géographie humaine : la formation, le développement et la Structure des banlieues, l'évolution sectorielle des grandes villes, la transformation de leur centre d'affaires et la création des équipements requis par les centres secondaires, la mutation des paysans en citadins souvent plus misérables, tout un genre de vie qui change et une nouvelle mentalité qui se constitue grâce au prestige des modèles urbains, aux séductions de la réclame et à l'absence d'esprit critique des campagnards déracinés. 2. Augmentation des moyens mécaniques de transport, avec une réduction considérable des distances (comme on eSt loin du tour du monde en 80 jours,

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presque utopique il y a un siècle), mais de monstrueux embouteillages dans toutes les grandes villes. A Londres, dès avant la dernière guerre, on avançait déjà plus lentement en automobile qu'au temps des voitures à chevaux. L'accélération des moyens de transport a créé, vers les grandes agglomérations et les centres industriels, des migrations pendulaires dont l'ampleur ne cesse de s'accroître; paradoxalement, les transports en commun engendrent des queues immenses et on peut calculer que des centaines de milliers de personnes dépensent, en trente ans d'activité, quatre ans de leur vie entre leurs « dortoirs » et leurs lieux de travail. Peut-être pourrait-on imaginer, comme l'avait déjà fait Platon, une ville idéale : avec ses voies rapides et ses quartiers résidentiels aérés et calmes, ses parcs à voitures souterrains, ses centres d'affaires animés par des promeneurs à pied faisant leurs achats ou jouissant de leur aspeû agréable. L'exemple grandiose de la ville idéale conçue par un des plus grands architeâes et urbanistes de notre temps, Le Corbusier, n'a jamais dépassé le Stade d'un beau rêve ou, tout au plus, de quelques réalisations partielles. Car les villes, même les plus grandes et les plus modernes, sont là où elles sont pour des raisons historiques qui, à un moment donné ou durant toute une époque, ont mis en valeur leur site et leur position. Il eSt vrai que site et position peuvent avoir été choisis, comme à Brasilia, au centre géométrique d'un des plus grands pays du monde : mais Brasilia n'a pas encore 200 000 habitants, bien peu en comparaison des 3,8 millions de Sâo Paulo et des 3,3 millions de Rio. Pour reprendre une expression citée plus haut, les villes sont le résultat d'« une conspiration de la nature et de l'histoire ». Megalopolis, la plus gigantesque des conurbations constituée autour de la plus grande des villes (16 millions d'habitants), semble, à celui qui l'a étudiée de façon si pénétrante, « le berceau d'un ordre nouveau dans l'organisation de l'espace habité » (J. Gottmann). Desservie par le plus gigantesque des ports et aéroports, groupant plus de 40 millions d'habitants, cet ensemble urbain à la taille d'une région eSt le plus puissant centre d'activité économique et financière, de décision politique, de rayonnement mondial aussi bien sur le plan de la vie matérielle que sur celui des modes et des idées. Quelques-unes de ces villes sont nées au milieu du x v n e siècle, issues de la croyance protestante en une humanité libre et meilleure, sur la façade nord-eSt des États-Unis où des échancrures et des abris côtiers furent utilisés comme ports et comme voies de pénétration vers l'intérieur. La Nouvelle-Angleterre, cœur historique de ce grand pays moderne, seule région qui ressemble à une vieille province d'Europe, voisine avec cet immense espace urbain tourné vers l'avenir et cependant pétri d'histoire. On touche le passé à l'extrémité méridionale de New York : une église et un cimetière du x v m e siècle sont situés comme au fond d'un puits au milieu des gratte-ciel. Wall Street, cœur de ce puissant organisme d'affaires, eSt tantôt un fleuve humain comprimé entre des rives étroites, tantôt une espèce de couloir sinistre par sa solitude, son silence et les hautes parois qui le bordent et l'étouffent. On comprend, en réfléchissant aux origines historiques des villes, à leurs sites desservis par la navigation à voile, à leurs rues parcourues par des voitures à chevaux, que l'un des grands problèmes de la ville monstrueuse soit celui de la sclérose profonde de son système circulatoire qui eSt souvent, en tout ou en partie, un héritage du passé.

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3. La rapidité et la facilité des déplacements, les avions dont la taille s'approche de plus en plus de celle des transatlantiques (avec infiniment moins de personnel et d'équipage), permettent et Stimulent les voyages rapides et à grande distance : les hommes d'affaires n'hésitent plus à traiter personnellement toute question importante, les émigrants emplissent les classes économiques des avions; en outre, par les voies aériennes, terrestres ou maritimes, en empruntant des transports colleâifs ou privés, des foules s'élevant à des millions de gens se déplacent à la recherche du soleil des plages, de la neige des montagnes, des sites et des coutumes pittoresques, des monuments prestigieux, des attraits de l'exotisme. Ce courant, né dans les pays riches, gagne peu à peu ceux qui sont moyennement favorisés. Ses directions préférentielles, en Europe, sont souvent les plages ensoleillées de la Méditerranée, les montagnes boisées de l'Europe moyenne, les villes où l'art et l'histoire ont entassé des trésors que l'on visite par curiosité d'esprit ou que l'on regarde rapidement en troupeau sur la recommandation des guides et des affiches touristiques. Aucune migration au cours de l'histoire n'a atteint ces dimensions, qui laissent loin derrière elles les invasions et les colonisations du passé. Des millions de gens de tout âge s'abrutissent à se déplacer... pour ne rien faire. Étant donné l'ampleur de ces migrations, il faut compter cette bougeotte improduâive comme l'un des modes de vie saisonniers de notre civilisation. Parfois, les déplacements de touristes et de travailleurs se compensent, comme entre l'Europe moyenne et la péninsule Ibérique. Ce double courant, attiré par les loisirs ou par le travail, contribue puissamment à changer la mentalité traditionnelle et apporte aux pays pauvres une quantité appréciable de devises : argent envoyé par les travailleurs à leur famille, investissements en terres ou en appartements, attrapions et ruses pour « plumer » le touriste qui ne regarde pas de très près à ses sous. La géographie aétuelle ne peut pas ignorer ces puissants faâeurs de la vie de relation et les profonds changements qu'ils sont en train de produire. 4. 1M transmission de la pensée à distance eSt l'un des grands fafteurs de l'organisation de l'espace, celui qui caractérise les « sociétés ou civilisations historiques » (au sens où les entend Toynbee). La faiblesse des Struâures politiques et urbaines de l'Afrique noire traditionnelle (où l'on trouve cependant des rudiments d'États et de villes) eSt due à l'absence de tout alphabet non importé par contaft avec l'Islam ou l'Occident. La Chine a pu organiser l'espace où habite un septième de l'humanité grâce à son écriture idéographique, où les dessins ont la même signification quel que soit le son des mots-syllabes dans les différents dialectes. Le télégraphe eSt connu depuis plus d'un siècle et le téléphone s'eSt généralisé depuis cinquante ans; c'eSt cependant à notre époque que des inventions décisives ont ajouté à la communication de la pensée à distance comme la présence physique de celui qui la transmet ou la produit. La radio et surtout la télévision ont ouvert le monde à une sorte de vie générale dont la langue seule limite l'expansion. Et encore : pour leur propagande politique, certains pays font des émissions destinées aux masses considérées comme opprimées ou soumises à des formes nationales de propagande. Songeons à l'effet collectif que peut produire une émission en chinois,

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en anglais, en espagnol, en arabe, en swahili, qui touche des foules avides de nouveauté et qui pénètre, grâce aux transistors, au fin fond de la brousse ou de la Steppe pastorale. Dans cette guerre des ondes, ce qui compte le plus, ce ne sont pas les idées, souvent abstraites ou obscures, mais les « modèles » de vie, le confort ou ses apparences, l'abondance ou ses mirages, la liberté ou ses leurres. Un petit café de village rassemble tous les soirs les paysans autour de la télévision. Une ferme isolée peut avoir son éolienne qui fabrique l'électricité pour son récepteur de radio. Le monde rural n'eSt plus replié sur lui-même, lentement perméable aux nouveautés morales et aux innovations techniques. Certes, l'isolement existe et le désir de l'éviter demeure l'un des ferments aâifs de toute émigration. Mais il n'eSt plus complet et sans remède : seule la misère ôte les moyens d'y échapper. La jouissance de la paix villageoise, faite de voisinage et de solidarité, d'une vie sociale intense dans un cercle restreint, peut encore être ressentie par les vieux; pour les jeunes, elle a de moins en moins de signification et finira par disparaître. On peut voir, dans beaucoup de hameaux des montagnes pauvres de schiste du Portugal central, les maisons de pierres sèches crépies et passées à la chaux, des tuiles toutes rouges remplacer les toits d'ardoise, des vitres aux fenêtres, parfois des étables transformées en garages : on se demande si toutes ces améliorations, faites à leurs nids par des émigrants qui ont réussi, profiteront encore à leurs petits-enfants gagnés à la vie urbaine et aux vacances organisées pour des foules disposant d'équipements collectifs complets et efficaces. Et cependant, tous les géographes qui parcourent le Portugal septentrional et montagneux sont surpris d'observer, malgré un dense réseau de routes, l'individualité de chaque vallée ou de chaque bassin doté de son petit centre administratif, social et économique. L'explication eSt simple et claire : le paysage eSt presque toujours un produit du passé, les centres reçoivent un équipement moderne, s'adaptent aux besoins de la vie aftuelle mais demeurent le plus souvent là où des conditions de site et de position, à une certaine époque de l'hiHoire, ont avantagé un village ou un hameau en lui insufflant comme un ferment de vie urbaine. Bref, le monde se transforme à un rythme qu'aucune génération n'avait connu avant notre époque. Mais des permanences ou des inerties persistent, voire des survivances ou des archaïsmes qui sont comme les racines des temps aâuels. « Le présent provient du passé », l'aftuel s'insère dans une longue ligne d'évolution : pour le démontrer, Leite de Vasconcellos cultiva conjointement l'archéologie, l'ethnologie, et la philologie portugaises et s'occupa de « pierres de foudre » et d'aérodromes, de classes sociales au Moyen Age et de l'influence du tourisme sur le développement des agglomérations. Un paysage se compose d'éléments dynamiques et d'éléments Statiques, il se transforme et il demeure en même temps. Il porte en lui tout le poids du passé, car ce qui survit n'eSt pas mort et ce qui meurt peut mettre du temps à se résorber. Le refus de l'histoire constitue l'une des hérésies de la pensée géographique actuelle. Certes, les hérésies sont Stimulantes, à la condition de ne pas faire oublier le bon usage de la raison. Un exemple : la profonde entaille du Douro en pays schisteux eSt l'un des paysages les plus humanisés du Portugal. Un escalier de 300 à 400 mètres

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de geios (terrasses) soutient un sol artificiel, fait de morceaux de schiste broyés, de fumier et de limon des inondations du fleuve, sur lequel on cultive la vigne qui produit un des vins les plus nobles du monde : le porto. C'eSt la navigation sur le fleuve et l'existence d'un port d'eStuaire (Porto) qui ont fait la fortune de ce vignoble dont le produit était exporté dès le x v n e siècle vers l'Angleterre et le Brésil. Ce paysage eSt en profonde transformation. La culture de la vigne et la préparation du vin coûtent cher et immobilisent un capital que le vigneron ne possède pas toujours. Beaucoup de fermes viticoles hypothéquées n'ont pu être rachetées et des banques en assurent aujourd'hui l'exploitation, en ayant toujours soin de l'indiquer par des affiches voyantes. La débandade vers la France et l'Allemagne a gagné les villages des hauts plateaux qui encadrent la vallée du Douro et qui assuraient la main-d'œuvre pour la vendange, de plus en plus rare et chère. Les pressoirs sont mécaniques malgré les vertus que l'on attribuait au lent malaxage et à l'oxygénation du moût par les pieds des vendangeurs. Les terrasses traditionnelles, très étroites et plates, étaient retournées à la houe; on les remplace par de longs plans inclinés où les vignes sont disposées selon les lignes de plus grande pente et labourées à l'aide de treuils. On observe de plus en plus d'anciens vignobles « retournés » pour permettre ces labours mécaniques ; mais l'on peut voir encore les mortôrios ou vignes mortes lors du phylloxéra, que leurs propriétaires n'ont jamais pu reconstituer et qui sont envahies par la végétation spontanée tandis que leurs nombreuses terrasses tombent lentement en ruine. C'eSt justement parce que cette culture eSt faite à grands frais que le petit cultivateur n'en peut supporter les revers, nombreux dans un produit de luxe dont le besoin change avec la mode. « La description et l'interprétation des paysages » discernent ici trois Stades dès le premier coup d'oeil : la permanence de la tradition, une transformation en plein essor, quelques ruines d'un passé révolu. *

L'effilement méridional des continents eSt apparu dans la cartographie du globe dès le xvi e siècle, il inspira le voyage de Magellan qui croyait fermement à la communication des océans, et fut exposé par le philosophe Francis Bacon comme un des traits importants de la physionomie terrestre. La face de la Terre (1885) du géologue E. Suess commence par le souligner en faisant appel à l'imagination du lecteur supposé s'éloigner de la Terre jusqu'à en apercevoir la rotondité en écartant les nuages gênant son observation. Trois quarts de siècle plus tard, les premiers satellites obtenaient des photographies où cette rotondité se voyait nettement. En 1961, les premiers hommes ayant échappé au champ de la gravitation terrestre ont été émerveillés par ce speâacle ; en 1969, des « astronautes » ont pu débarquer sur la Lune, prélever des échantillons de son sol, observer ses cratères et mesurer leurs rebords, et voir de loin une Terre énorme et brillant d'un très vif éclat. Un pas décisif a été franchi entre la cartographie de l'ensemble du globe, dont les grands traits avaient été fixés dès la Renaissance, et l'observation direâe à échelle comparable. Les satellites ont pris des images où ressortent le contour des terres et des mers et les grandes chaînes de montagnes, lignes maîtresses du bâti Struftural du globe. Les températures réfléchies per-

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mettent d'analyser les Struâures de la masse végétale et des nappes d'eau, réchauffement superficiel du sol et l'insolation différentielle. À cette échelle, que deviennent les œuvres humaines ? Papini avait comparé l'action de l'homme sur le globe à celle d'un enfant turbulent qui joue dans un jardin : il casse des plantes, remue de la terre, mais n'abat pas d'arbres et ne modifie pas le dessin des allées. Cette possibilité de voir leur demeure du dehors peut inspirer aux géographes de saines pensées en leur donnant conscience d'une contradiction dans le deStin humain. On a atteint la Lune, il eSt probable que l'on puisse dans quelques années aborder Mars. L'étude aCtuelle de notre satellite relève autant de l'aStronomie que de la géologie et de la géographie; le prochain congrès international de géographie (Montréal, 1972) a pris soin d'inscrire à son programme l'étude de la morphologie de la surface lunaire. Rien ne coûte plus cher que cette course à travers l'espace où seuls peuvent s'affronter les deux colosses rivaux. Aucun espoir, pour les peuples qui ont découvert le monde ou créé l'aStronomie, de participer à cette compétition. Tout au plus les États-Unis acceptent-ils une « immigration de cerveaux » dans les branches scientifiques qui préparent ces éclatantes victoires de la plus haute technologie. A ce niveau, la recherche scientifique, qui devrait rester avant tout un libre et noble exercice de l'esprit, ne peut plus être pratiquée que par des pays disposant d'un puissant équipement industriel ou de Structures politiques contrôlant l'aCtivité des savants. À côté de ces dépenses spectaculaires faites dans un but de propagande autant que de science, aucune organisation mondiale n'a pu écarter la faim, la misère, la violence, le meurtre (plus ou moins légal et officiel), l'avilissement moral, contre lesquels la jeunesse se rebelle à juste titre, sans éviter des folies, et en se laissant entraîner à d'autres violences. Vue de la Lune (autrefois on disait, théoriquement, de Syrius), la Terre doit sembler bien calme avec la variété de sa surface émergée ou océanique, le vigoureux dessin de ses traits StuCturaux, les systèmes de nuages qui l'enveloppent et la cachent partiellement. Il faut une autre échelle de vision pour apercevoir des asymétries et des plans de rupture ou de friCtion, aussi bien dans le domaine physique que dans le domaine humain. Il y a encore, en forêt équatoriale ou à l'entour du Kalahari, des peuples vivant de cueillette comme si la révolution culturelle du Néolithique ne s'était pas produite; dans la diagonale aride du Vieux Monde, on trouve des paSteurs nomades et des paSteurs sédentarisés de force, des déserts transformés en espaces cultivables par lesquels Israël élargit son espace vital, des mines et des puits de pétrole qui attirent un puissant outillage industriel et créent des villes sans attraits au milieu des sables. Le revenu national par habitant eSt quarante fois plus élevé aux États-Unis qu'en Union Indienne, six fois plus élevé en Suède qu'au Portugal. On pourrait aisément allonger la liste de ces oppositions. Il appartient au géographe de les mettre en valeur, d'essayer d'en comprendre les causes et les mécanismes, et d'en décrire les conséquences. La nouvelle vision à l'échelle du Cosmos (d'une infime parcelle du Cosmos dirait un astronome), ne doit pas empêcher le géographe de savoir regarder de près. On ne saurait trop méditer la leçon de Humboldt, grand voyageur et grand observateur. Prenons l'exemple de deux maîtres de la géographie aCtuelle : Pierre Gourou et Cari Troll. Gourou a commencé 6

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par étudier un delta densément peuplé et habilement cultivé, le Tonkin; Troll s'eSt attaqué aux Andes centrales, à l'étagement de leur végétation et à l'ingéniosité des genres de vie qui permirent aux Incas d'atteindre, en milieu auStère ou hoStile, à une civilisation élevée. A partir de ce point de départ, de cette expérience personnelle, la géographie s'eSt enrichie de l'étude comparative des milieux montagnards des continents tropicaux (Die tropischen Gebirge, 1959) et de vues d'ensemble sur les civilisations des plaines de l'Asie des Moussons, aménagées en immenses rizières qui peuvent porter des densités de plus de 500 habitants par kilomètre carré, tandis que le système de la roça (culture itinérante sur brûlis), pratiquée largement dans le reSte du monde tropical et même dans les montagnes de l'Asie, ne permet ni Stabilité de l'habitat ni augmentation des faibles effectifs humains (des divers travaux de Gourou, citons seulement le délicieux petit livre ~La terre et l'homme en Extrême-Orient, 1940). Voilà deux visions d'ensemble du monde tropical qui se complètent en quelque sorte. Troll, botaniste d'origine, a fait une large part aux changements de la physionomie de la végétation avec l'altitude, au conditionnement climatique et aux mécanismes physiologiques qui l'expliquent. Gourou, géographe possédant une forte culture historique, s'eSt senti attiré dès les débuts de ses études universitaires par ces foules d'Asie mises en place au cours d'une histoire ancienne et complexe, par ces « pays pétris d'humanité, où l'homme a créé partout le paysage tel que nous le voyons ». Peu à peu, à partir de ses premières recherches et méditations tonkinoises, il forgea son idée de « la civilisation, clef de l'explication en géographie » — l'histoire modelant le monde de l'homme et laissant subsister, dans des milieux indomptables ou inoccupés, quelques vides naturels. *

Les grands traits Structuraux du globe échappent à l'aâion humaine. Mais celle-ci peut transformer complètement des paysages par l'implantation de nouvelles formes d'habitat et par ce que Jean Brunhes (La géographie humaine, 1 9 1 1 ) avait appelé les « faits d'économie deStru&ive » : dévastations végétales et animales, exploitations de mines et de carrières. Les terrils, à proximité des puits de mines du bassin houiller franco-belge, constituent dans la platitude de ce paysage un élément aussi caraâériStique que les cônes volcaniques quaternaires en Auvergne; dès que l'exploitation s'arrête, leurs pentes évoluent comme des versants naturels et sont occupées par des plantes pionnières qui finissent par les conquérir. Vue d'en haut, même à la grande altitude où volent les avions à réaction, une « conurbation », une grande concentration industrielle, approchent de la dimension d'une région, dépassent celle d'un pays; de même que le dessin géométrique, aux traits larges ou menus, par lequel toute civilisation agraire élevée marque son empreinte sur le sol, montre combien on eSt loin de la brousse tropicale passée au feu tous les ans et à peine grignotée par l'occupation temporaire de champs instables et incomplètement défrichés. On ne reviendra pas sur cette « aâion de l'homme sur la nature », qui eSt la trame de toute la géographie humaine; pour Ratzel, la civilisation moderne, par son énorme consommation de matières premières, se plaçait dans une dépendance de

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plus en plus forte de la nature, alors que, pour Vidal de La Blache, toute civilisation apparaissait comme une longue lutte contre les obstacles naturels. L'optique peut varier, on retrouve toujours au centre du problème le dialogue des deux personnages principaux du drame : « la nature et l'histoire ». Mais il faut considérer certains aspefts aâuels. L'homme a pu s'évader de sa cage terrestre et la regarder du dehors, comme une planète dans l'espace sidéral. On peut se demander s'il n'eSt pas en train d'abîmer irrémédiablement la nature et de développer des forces capables de détruire les œuvres admirables qu'il a conçues et exécutées. Cette menace speftaculaire et terrifiante dépend d'une option prise en haut lieu avec la collaboration d'un brain truH dont le minimum que l'on puisse souhaiter eSt qu'il se compose de têtes froides, sachant réfléchir à l'échelle de l'histoire. Mais l'autre péril, insidieux, eSt probablement irréversible car la vie humaine eSt sous la menace des déchets de la civilisation mécanique dont les hommes ne sauraient plus se passer. Un grand géographe russe, Woeïkof, avait montré (voir les Annales de Géographie, 1901) que l'action de l'homme sur la nature s'exerçait surtout au moyen des « corps mobiles » qu'il transformait en sources d'énergie ou en matières premières industrielles ou de consommation. Ce sont ces mêmes « corps mobiles » qui sont aujourd'hui menacés de « pollution ». L'eau des rivières eSt empoisonnée par les industries diverses qui la recherchent pour le lavage ou la manipulation de leurs produits et qui la rendent contaminée, Stérile et non potable. L'écume des détergents persiste là où les autres déchets sont pratiquement éliminés. Les naufrages de pétroliers géants (toujours sous la menace d'explosion) et les résidus du mazout avec lequel fonctionnent la plupart des bateaux, répandent à la surface de la mer et sur les plages des produits désagréables, nocifs pour la santé, nuisibles aux bancs de poissons. Mais rien n'égale la pollution de l'air et le danger général qu'elle représente. Des fumées industrielles et urbaines (foyers domestiques et circulation automobile) surchargent l'atmosphère de corpuscules de condensation — le fameux smog de Londres; une partie de ces saletés sont cancérigènes, ainsi que toutes les particules radioactives provenant des explosions nucléaires qui atteignent les hautes couches de l'atmosphère, et sont peu à peu entraînées dans sa circulation générale. Le plastique a remplacé, pour les récipients, le bois, le métal, le verre, le carton, en grande partie récupérables ou faciles à transformer ou à détruire. Il constitue dans les tas d'ordures une matière encombrante et inutile, impossible à utiliser comme engrais et contribuant, par sa combustion, à empester l'atmosphère. Toute industrie, toute ville, grande ou moyenne, sont bruyantes, on y entend constamment le rythme trépidant des machines ou la pétarade des moteurs à explosion; dans les jardins et les squares persiste toujours un bruit de fond qui pénètre les maisons et perturbe inconsciemment le sommeil; les campagnes sont troublées aussi, pendant les travaux agricoles, par des bruits mécaniques (l'agriculture tendant à devenir une sorte d'industrie de la production végétale) et on n'y échappe pas toujours au ronronnement des grands axes de circulation. On a lutté contre la maladie et la mort, contre la faim et la misère, en répandant l'hygiène et le confort. Presque rien n'a été entrepris contre le bruit, pour créer dans les villes de véritables zones de silence, si nécessaire à l'équilibre nerveux et à la vie de réflexion.

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Bref, avec la survie mélancolique et souffreteuse de vieillards rassemblés dans des maisons de retraite, dans une atmosphère et avec des eaux polluées, au milieu d'une circulation difficile et bruyante et des longues queues des transports en commun, a-t-on réussi, en dépit de l'augmentation de l'espérance de vie, à créer une civilisation urbaine harmonieuse, cette ville idéale dont rêvèrent tous les utopistes de Platon à Le Corbusier ? La géographie a&uelle fait une large part aux études urbaines comparées : l'armature urbaine, les nœuds et les fils de ce réseau que les villes commandent et qui se plaque, avec son progrès et ses modernismes, sur les espaces ruraux ou les étendues faiblement occupées par l'homme. Mais on apprend plus facilement l'exercice du métier de géographe en étudiant un village et son terroir qu'en s'enfermant dans une usine ou dans un quartier d'affaires urbain; sans vouloir nier l'importance de ces études, je trouve que leur valeur formative n'égale pas la compréhension des traits ruraux et naturels qui charpentent la plus grande part des régions et des paysages dans lesquels les hommes ont modelé leur deStin. Celui qui a appris à les décrire et à les interpréter mérite seul le nom de géographe. *

Au cours de l'évolution scientifique du dernier siècle, plusieurs domaines ont échappé successivement à la géographie au fur et à mesure que des instruments de calcul ont permis de sonder leur épaisseur. Le génial précurseur que fut Varenius avait déjà divisé sa Geographia générait s (1650) en trois parties, consacrées aux terres émergées, à l'atmosphère et aux océans : les affecliones generalis telluris qu'il se proposait d'expliquer étaient, dans sa conception, entièrement physiques et correspondaient aux trois états de la matière. Avec les moyens d'observation dont disposait Humboldt, le climat n'était étudié qu'au conta£l du relief des terres émergées, la température, la salinité et le mouvement des eaux à la seule surface de la mer; sur l'intérieur de la terre et le fond des océans, on était réduit à des hypothèses. Le premier traité sur les formes du terrain porte le titre expressif de Morphologie de la surface terreftre (A. Penck, 1894); Jean Brunhes a écrit au début de "La géographie humaine (1910) : « Une double zone constitue le domaine propre des études géographiques : la zone inférieure de l'enveloppe atmosphérique de notre terre, et la zone superficielle de l'écorce solide. » C'eSt là sans doute que se produit le plus grand nombre des combinaisons ou des connexités qui attirent spécialement l'attention du géographe : il se complaît à en décrire et interpréter le caraâère composite et la variété des imbrications. Voilà pourquoi, comme je l'ai déjà noté, il refuse de se limiter à une seule branche de sa science, en s'opposant ainsi aux « spécialistes » des sciences voisines. Or, de ce tronc commun des sciences de la Terre, sont sorties d'abord l'océanographie, ensuite la géophysique, finalement la météorologie, toutes sciences de l'épaisseur, ayant recours aux méthodes d'analyse physicochimiques et utilisant largement un calcul que peu de géographes sont en état de suivre. Pourtant, on ne peut comprendre les courants de surface sans tenir compte des déplacements de masse qui se produisent au sein des océans ; la clef des problèmes du modelé eSt dans les entrailles des continents

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ou de l'écorce océanique dont les mouvements engendrent les grands traits du bâti Stru&ural du globe et déclenchent les vagues d'érosion successives ou simultanées qui cisèlent les formes du terrain. Le géographe suit attentivement cette littérature spécialisée — dans la mesure où ses auteurs se donnent la peine de présenter d'une manière accessible leurs résultats et leurs idées. Il lui reSte un domaine très riche dont il peut décrire les ensembles, analyser les corrélations, essayer de dégager la synthèse interprétative. En géographie humaine, l'équivalent de cette « épaisseur » eSt dans le temps et dans la masse. Nous avons vu combien la première dimension eSt familière et indispensable au géographe et commune aussi, à l'échelle géologique, à la géographie physique. La masse a considérablement augmenté grâce à l'explosion démographique et au volume des produirions et des transactions économiques qui s'accroît sans cesse dans les « sociétés de consommation ». Il faut traiter ces « grandeurs » humaines comme des grandeurs physiques, par les méthodes de la statistique et de la prévision, y compris celle de l'aléatoire. Nous reviendrons sur ce problème après avoir fait allusion aux ressources nouvelles d'élaboration d'un nombre très élevé de données qu'apportent les techniques de l'informatique. Toute création dans les sciences non abstraites eSt un compromis entre l'observation et l'imagination. L'observation permet de décrire, l'imagination d'interpréter. Les sciences expérimentales jouent de l'énorme avantage de pouvoir utiliser largement l'observation provoquée — une expérience n'eSt pas autre chose — et de traiter par le calcul les manipulations et leurs résultats. Certaines branches des sciences naturelles jouissent du même privilège, soit en utilisant largement l'expérience (la physiologie, par exemple), soit en disposant d'un grand nombre d'observations (la météorologie, car le temps change en l'espace de quelques jours ou de quelques heures). Dès que l'on dispose d'un grand nombre de résultats chiffrés, on les traite statistiquement. Les ordinateurs permettent d'utiliser très vite un nombre si élevé de données qu'on n'osait pas s'y attaquer ou qu'il fallait le faire manipuler par une armée de calculateurs, pour autant que l'on obtînt les crédits nécessaires à leur rémunération. Comme l'on disposait d'un nombre considérable d'observations et que le développement de l'aviation commerciale avait besoin de la prévision du temps, la météorologie a fait rapidement d'énormes progrès. Elle eSt une véritable physique de l'air avec son côté expérimental — observation constamment renouvelée sur toute l'épaisseur de l'atmosphère changeante —, ses données multiples fournies par des sondages, des navires et des avions, son caraftère largement déterministe appuyé par la statistique sur laquelle se base la prévision, son côté théorique, comme la déduftion de la forme supérieure de certains épais systèmes de nuages, que l'on avait établie par le calcul avant qu'elle ait pu être photographiée par les satellites. Cette science, créée par Humboldt et largement cultivée par les géographes, constitue aujourd'hui une spécialité d'un grand intérêt pratique et un domaine important de la spéculation scientifique. Le géographe aâuel ne peut se désintéresser de ces progrès, sans pouvoir en saisir tous les fondements théoriques. Ce qui lui appartient, c'eSt la climatologie descriptive, ou « géographie du climat » (Bliithgen), au contait de l'air avec la mer ou avec le relief ou bien, selon la définition classique et encore valable de Hann, l'étude de « l'ensemble des phénomènes

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météorologiques qui caractérisent l'état moyen de l'atmosphère en un point de la surface terrestre ». Le climat eSt un élément du milieu naturel quand il n'eSt pas un micro-climat créé par l'homme au sein d'une ville, à l'abri de haies, ou en chauffant ou couvrant la nuit certaines cultures délicates. Le climat se voit dans l'état du ciel, qui exprime la succession des types de temps, dans la physionomie de la végétation qui reflète les moyennes autant que les écarts. La météorologie s'émancipe en quelque sorte de cette mince enveloppe terrestre pour pénétrer dans les masses d'air dont le jeu habituel permet la prévision du temps et en explique les mécanismes ; la climatologie géographique demeure attachée à la surface des terres et des mers. Voilà un exemple de spécialisation, nécessaire chez ce physicien qu'eSt le météorologiste, mais indésirable chez le géographe, qui ne doit pas isoler le climat d'une ambiance complexe où entrent aussi les sols, le régime des eaux, la végétation et les aCtions humaines qui s'y reflètent. Le plan de Badajoz a développé dans le large fond de la vallée du Guadiana une œuvre grandiose d'irrigation, dans une région à été sec et prolongé. Les plans d'eau des barrages et des canaux ont multiplié les surfaces d'évaporation; on a vu apparaître sur certaines plantes cultivées des maladies propres aux régions tropicales humides car l'été méditerranéen s'était transformé sous l'aCtion de l'homme. Un autre exemple à la même échelle eSt l'adoucissement du rigoureux hiver de Zamora (650 mètres), cette ville de haut plateau qui se trouve à proximité des grands barrages du Douro et de son affluent l'Esla. Le géographe doit être attentif à ces imbrications ; on ne peut les décrire et les interpréter qu'à condition d'avoir une formation de base variée et un éventail de curiosités largement ouvert, au contraire de la spécialisation dans d'autres sciences. On ne saurait trop insister sur cette différence de points de vue fondamentale. *

Il y a essentiellement deux types de « modèles », des modèles réduits et des schémas de pensée. Leur invention et les premiers essais d'application remontent au premier quart du xix e siècle : reproduction de dislocations te£toniques par le géologue Hall dont les expériences ont été reprises et perfectionnées jusqu'à permettre la reconstitution de Structures diverses et complexes ; théorie de l'état isolé de Van Thiinen, agriculteur et économiste, qui eSt à la base de toutes les conceptions modernes de la centralité et de l'organisation de l'espace en fonction de la proximité et de l'interaCtion de divers phénomènes. Ce traitement des données humaines comme des grandeurs physiques exige des calculs compliqués et le recours à des moyens d'expression cartographique appropriés. Voilà pourquoi ces conceptions théoriques se sont largement appuyées sur l'emploi des ordinateurs; ces appareils, en combinant des données chiffrées correctement placées dans un système de coordonnées, élaborent eux-mêmes des cartes de répartition et de groupement, inexpressives en apparence mais permettant des manipulations diverses et rapides. Ces nouvelles techniques exercent sur l'esprit des jeunes une dangereuse séduCtion. Les raisons en sont diverses : l'attrait d'appareils à la fois voyants et mystérieux (les usagers de l'ordinateur n'ont pas besoin de pénétrer son fonctionnement extrêmement compliqué) ; le prestige intellectuel des

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conceptions théoriques plus ou moins appuyées sur le calcul; les séduftions de la mode; le sentiment d'infériorité que le géographe éprouve parfois à côté d'un physicien disposant de laboratoires très coûteux, ou d'un économiste posant ses problèmes à l'aide de modèles qui semblent s'adapter à la réalité qu'il prétend aborder et sachant tirer un profit matériel, pour luimême et pour son équipe, des sujets qu'il étudie; la demande de plus en plus grande de géographes pour la planification, l'urbanisme et le développement régional. Nous sommes loin du lent apprentissage du métier que représente l'élaboration d'une thèse dans un cadre régional. Le travail sur commande a ses exigences de délai, les jeunes veulent aboutir vite, les organismes officiels ou les entreprises privées ont pris l'habitude de s'encombrer de rapports, de tableaux, de graphiques, de cartes, qui impressionnent les autorités par les vaStes surfaces qu'ils occupent. Tout ceci augmente la demande de géographes : ceux-ci veulent s'imposer par le nombre de données qu'ils élaborent. Ce travail ne peut plus se faire selon des méthodes artisanales, il faut constituer des équipes d'enquêteurs, les questionnaires doivent être simples pour permettre l'enregistrement sur cartons perforés, l'usage d'ordinateurs s'impose — ceux-ci pouvant faire eux-mêmes une partie considérable de la cartographie. Si l'usine intelleétuelle a été bien conçue, elle pourra atteindre rapidement un rendement élevé ou même une production de masse. Je ne souhaite nullement sous-eStimer l'importance de méthodes que je connais mal et n'ai jamais employées. Je prétends seulement qu'elles ne pourront jamais initier le géographe à ce qui constitue l'essence de son métier : elles lui seront peut-être utiles au Stade intermédiaire entre les observations de base et la présentation définitive des réalités complexes que constituent les régions, les paysages, les genres de vie, les lignes et les nœuds de circulation. Car, au début de son travail, il regarde, il écoute, il interroge, il prend des notes, en pratiquant toujours une observation sélective qui doit faire ressortir les traits essentiels et qui permet de négliger les détails accessoires ; un paysage s'ordonne autour de quelques lignes de force qui pourraient disparaître derrière le fatras de données résultant de l'observation menée — apparemment de la façon la plus correâe — au hasard. Une partie de la réflexion sur les carnets de terrain et une première élaboration peuvent prendre la forme de préparation de cartes : il eSt indispensable d'apprendre à les dresser soi-même, en choisissant les symboles et la gamme de couleurs qui les rendront expressives, en passant de longues heures à dessiner ou à diriger le dessin tout en réfléchissant aux connexions qui ressortent déjà de ce travail préliminaire. Toute œuvre scientifique a besoin de mûrir lentement, de s'imprégner de réflexion. Le génie eSt un éclair mais il eSt aussi une longue patience. Il faut savoir se résigner à ce trait ou à cette limitation de l'esprit. Voilà pourquoi la géographie qui se veut utile et qui, parfois, s'offre à la vente, celle dont des débouchés exercent tant d'attrait, eSt peut-être la branche la moins « scientifique » dans le métier de géographe. D'une part, toute contribution à la connaissance des milieux et des formes d'activité humaine eSt applicable et fournit des données et plus encore des idées que les autorités politiques, administratives et économiques peuvent utiliser. Cette « géographie aâive » fut d'abord pratiquée au niveau le plus élevé.

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Les conceptions politiques de Ratzel (Politische Geographie, 1897) reflétaient et appuyaient en même temps l'a&ion énergique et les ambitieuses visées de Bismarck, fondateur de l'Empire allemand, de même que les géographes groupés autour de la Zeitschrift für Geopolitik prétendaient justifier les besoins d'« espace vital » de l'Allemagne hitlérienne (rappelons que l'essentiel de la doftrine n'eSt pas dû à un Allemand mais à un Suédois) ; Mackinder (Britain and British Seas, 1905) établit la diátinftion fondamentale entre puissances continentales et puissances maritimes, en opposant à la masse de la Russie la force d'une énorme flotte assurant le contrôle des routes maritimes et de leurs bases. De ces conceptions théoriques, les géographes sont passés à des applications : aux lendemains de la Première Guerre mondiale, Mackinder fut Haut-Commissaire britannique en Ukraine occupée; d'autres grands géographes, comme le Français de Martonne, le Yougoslave Cvijic et le Polonais Romer, ont été consultés sur les problèmes de la Roumanie et de leurs pays respectifs. La Yougoslavie eSt préfigurée dans La péninsule Balkanique de Cvijic (1918, mais en réalité les données s'arrêtent en 1913) où l'auteur recherche les traits psychologiques des Slaves du Sud sous le recouvrement des Struâures politiques diverses qui morcelaient cet ensemble national. Toute cette littérature n'eSt pas sans évoquer l'un des aspeéis les plus déplorables de la pensée scientifique moderne : la contamination de certains concepts par l'idée de supériorité nationale ou raciale, la prétendue justification du rôle politique de certains peuples et de certains pays. Ce n'eát plus à ce niveau que travaille la géographie appliquée : au lieu de conceptions grandioses, on lui demande des tâches précises et limitées. Pourquoi ne pas se réjouir de cette nouvelle forme du métier de géographe et ne pas répondre avec enthousiasme aux appels qui viennent de plusieurs côtés ? Il faut réfléchir sur les inconvénients les plus communs de ce genre de travail. Ils sont faciles à schématiser : a) La hiérarchie des problèmes — donc des priorités dans la recherche — n'eêt pas établie par les maîtres à penser de la science mais par ce que les usagers considèrent comme le plus urgent. b) Le délai d'un travail sur commande eSt souvent trop court, alors qu'il n'eSt pas rare de voir une étude scientifique (y compris sa rédaâion finale) demander plus de temps que celui qui avait été prévu : il en résulte souvent des rapports prématurés, bâclés, insuffisants et qui n'apportent aucun rayonnement à cette nouvelle tendance de la géographie qui cherche à se frayer un chemin. c) Le travail demandé au géographe eSt d'étayer par une apparence scientifique un certain nombre d'options que seul le pouvoir politique eá't en état de prendre et d'imposer. C'eSt lui qui décide quels seront les grands groupements régionaux et autour de quelle métropole s'accélérera leur développement, ou si un pays à façade maritime doit être divisé en tranches par rapport aux grands ports ou à l'éloignement de la côte. Une fois ces options prises, il eSt très difficile de revenir sur elles. Le rapport du géographe sera utilisé comme une « défense et illustration » de la nouvelle « régiona-

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lisation » de l'espace, qui servira de cadre à l'aâivité économique et qui coordonnera la vie de relation. Si le géographe eSt d'un avis contraire, s'il montre l'inconsistance de ces cadres nouveaux et leurs inconvénients, la force des liens traditionnels qu'il conviendrait de ne pas briser, de certains sites favorables à l'implantation d'induStries en partie écologiques, de certains ensembles climatiques favorables à telle culture dominante, on pourra escamoter ou ignorer son opinion. Depuis plus d'un quart de siècle, Amorim Girâo, puis Lautensach, ont montré toute la complexité régionale du Portugal central; je suis revenu moi-même sur cette idée, appuyée par de nombreux exemples. Mais voici que des économistes prétendent créer une « région du Mondego » dont la métropole serait Coimbra, ville moyenne de quelque 60 000 habitants et excentrique par rapport à l'ensemble du bassin du fleuve. Il eSt évident (et avoué) que ces conceptions s'inspirent du plan grandiose de la T V A , au Tennessee. Mais le Mondego a un débit à forte variation saisonnière et annuelle qui le rend peu apte à produire de l'éleâricité, il n'eSt pas navigable et eSt déjà largement utilisé pour l'irrigation dans une contrée où les paysans en font un usage général et ancien; Coimbra vit dans la dépendance économique de Porto et place à l'échelle nationale le « tertiaire supérieur » formé par sa vieille et prestigieuse université. Ce qui a pu se faire dans un pays neuf et presque vide eSt impossible dans un ensemble de régions aux paysanneries denses et variées. Le « modèle » ou l'exemple n'ont rien à voir avec leur application. d) Finalement, comme l'intérêt attribué à un rapport ne dépend pas du jugement porté par un géographe qualifié mais par celui qui en a passé commande, on voit paraître beaucoup de livres médiocres tandis que d'excellents travaux sont conservés en archives, comme une propriété de celui qui les a payés et non pas de ceux qui les ont élaborés. Sans aucun bénéfice dans un cas comme dans l'autre pour la science géographique. Nous venons de passer rapidement en revue quelques exemples de géographie théorique, de géographie quantitative et de géographie appliquée. Le moins que l'on puisse dire de ces épithètes c'eSt qu'elles sont, soit insuffisantes, soit superflues et qu'il vaudrait mieux en éviter l'usage. Toute science eSt théorique car elle résulte de l'application de nos conceptions à la réalité observée et eSt basée sur « la croyance dans l'harmonie interne de notre monde » (Einstein et Infeld). Mais toute géographie eSt aussi science du concret, que l'on regarde au début de la prospeâion, dont on démonte les pièces pour les assembler à nouveau selon les besoins de la démonstration, au Stade final des opérations rationnelles qui sont la description et l'interprétation. Le géographe s'attaque toujours à des ensembles, à des complexes qu'il doit s'habituer à saisir en bloc comme le recommandait Ratzel. Dans ces Structures imbriquées, il eSt souvent impossible d'isoler le fait primordial ou même prépondérant. Il y a des ensembles régionaux qui sont dus avant tout au relief (les Andes centrales), au climat (la zone toujours humide du nord de l'Espagne), à une agriculture qui fait ressortir les caractères climatiques (les différentes bandes zonales du blé, du maïs, du coton aux ÉtatsUnis), à un progrès industriel incessant accompagnant une production élevée et au ferment d'une intense vie de relation servie par de puissants



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organismes de circulation (l'Europe rhénane). On pourrait, comme le souhaite W. Bunge (Theoretical Geography, 1962), faire un effort de classement des types ou des éléments des régions : serait-ce vraiment utile ? Ce qui individualise les Andes centrales eSt l'élargissement de la Cordillère avec sesparamos ou vaStes plateaux au climat sec; ce qui a mis en valeur cette personnalité eSt la civilisation inca qui a su développer une archite&ure monumentale de la pierre, un genre de vie urbain, une Stru&ure communautaire du travail et de la propriété, l'élevage de l'alpaga pour la laine et du lama pour le transport, l'irrigation des prairies et des champs de maïs et de pommes de terre, ces dernières étant conservées congelées et utilisées pendant toute l'année. Le géographe pratique ainsi une sorte de vision multiple, il s'efforce de faire converger sur ce thème central qu'eSt le paysage une série de points de vue différents. Quand Bunge croit avoir découvert « le problème central de la géographie », celui de la « proximité », il enfonce une porte ouverte : le problème de la « position » avait déjà été reconnu et nommé par les géographes du xix e siècle. Ritter voyait plus large quand il plaçait un phénomène non seulement dans son contexte spatial immédiat mais dans sa Weltttellung car, comme l'avait déjà pressenti Varenius, tout se tient à la surface du globe. Toute géographie eSt quantitative, et cela, dès ses débuts : Humboldt calcula le premier, en partie à l'aide de ses triangulations et de ses levers altimétriques, l'altitude moyenne des continents; il a inventé les lignes isothermiques, fondements d'une climatologie qui s'eSt toujours appuyée sur les situations météorologiques enregistrées et traitées statistiquement. Les données fondamentales de la démographie et de l'économie, sans lesquelles aucune précision ne peut être atteinte en géographie humaine, ont accompagné tout le développement de cet aspeâ de la géographie, et son expression cartographique. Il ne paraît pas nécessaire de s'étendre sur l'évidence... Il convient seulement de rappeler que l'apprenti géographe doit se donner à la fois « l'esprit de géométrie » ou de rigueur — contrôle indispensable de toute pensée scientifique — et « l'esprit de finesse » ou le sens des nuances qu'il faut savoir manier face à des réalités complexes, des Structures imbriquées, des articulations et des recouvrements d'où doit ressortir une image d'ensemble. La géographie française, à la suite de son initiateur, a toujours fait un large usage de ces subtilités et de ces finesses du raisonnement. Sans pour autant renoncer aux précisions chiffrées : rappelons seulement que de Martonne a imaginé un indice d'aridité et Demangeon une formule de la dispersion de l'habitat. Mais, s'il n'existe pas de géographie sans le souci de manipuler ou d'aboutir à des données chiffrées, tout ne doit pas se réduire à des expressions quantitatives. La pente d'un versant, le gabarit d'une vallée, l'enfoncement d'un cours d'eau, les nuages dans le ciel, le volume des biomasses, la répartition de la population, les flots de circulation, la taille des villes, sont susceptibles d'une expression numérique. Mais, une fois de plus, la combinaison de ces données dans le paysage, essence même de la réalité géographique, exige la plus grande finesse dans la manipulation et l'interprétation. Pierre Gourou vient de nous livrer le fruit d'observations et de méditations qui, depuis une trentaine d'années, portaient surtout sur L'Afrique (1970). Cette géographie, il la veut « rationnelle », mettant l'accent sur les problèmes spécifiques de l'Afrique noire en la regardant

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du dedans, et non dans l'optique traditionnelle de l'Afrique méditerranéenne et blanche, si proche de l'Europe et si semblable, par certains côtés, à ses confins islamisés. Les relations des hommes avec le « socle physique » n'y sont pas toujours heureuses, car ce socle présente de sévères limitations. « L'utilité de l'étude géographique : traitant de l'ensemble du paysage, elle éclaire, dans l'aménagement de celui-ci, le rôle joué par les hommes et souligne qu'ils ont appliqué les seules techniques d'exploitation et d'encadrement qu'ils maîtrisent localement. Mais, changées les techniques, changés les paysages. » Pour développer cette idée, l'auteur s'appuie sur de nombreux exemples, sur quelques échantillons d'études conduits en profondeur, sur quelques aperçus synthétiques, le tout constamment « raisonné », c'eSt-à-dire imprégné de méditation et d'interprétation. Il serait impensable de rendre au moyen de symboles quantitatifs une pensée aussi riche et aussi féconde. Autrement dit, quel que soit le secours de méthodes qui séduisent par leur nouveauté et leur rapidité, il eSt probable que l'essence même de la géographie demeure fidèle à cet esprit de clarté, de finesse et de mesure auquel l'école française a tant contribué. *

J e voudrais terminer par deux citations. L'une, concernant la géographie qui se veut utile, sera tirée d'une de ces excellentes thèses consacrées à la vie paysanne dans un cadre régional — dont la lignée remonte à celle d'un des plus brillants disciples de Vidal de La Blache, J . Sion : Les paysans de la Normandie occidentale (1908) —, celle de J . Pélissier, Les paysans du Sénégal (1966, p. 893) : L'analyse des civilisations agraires du Sénégal, à laquelle nous venons de procéder, trouve en elle-même, croyons-nous, sa finalité. Mais on peut aussi en tirer des leçons susceptibles d'éclairer l'atfion des responsables de la politique de développement dans laquelle s'efi engagée la nation sénégalaise. Toute recherche désintéressée peut d'autant mieux déboucher sur des applications que le premier fatfeur du développement réside à nos yeux dans l'analyse des faâeurs spécifiques d'inertie qui entravent le progrès des paysans d'Afrique noire, dans la découverte et la mobilisation des potentialités trop souvent méconnues, voire méprisées, que recèlent leurs vieilles civilisations. A. ce titre, au Sénégal plus que nulle part ailleurs, la recherche fondamentale eñ indissociable de la recherche appliquée ; elle en représente nécessairement la démarche initiale. Voici posées en termes clairs et précis les motivations d'un travail géographique qui sert avant tout la curiosité de l'esprit mais duquel on peut tirer des applications valables. La dernière citation sera encore empruntée à P. Gourou (Les paysans du delta Tonkinois, préface à la réimpression de 1965) : Ce travail a été l'aboutissement d'une préoccupation intellectuelle qui s'était imposée à l'auteur dès 1918, dès le début de ses études géographiques. Comment s'expliquaient et s'organisaient les fortes densités rurales de la Chine et du Japon, voilà ce qui avait attiré particulièrement l'attention de l'auteur, qui eut

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Né de préoccupations purement scientifiques, ce livre en e f i venu à exprimer un attachement affectueux pour une population travailleuse, ingénieuse, profondément civilisée. En apportant une documentation détaillée, aussi pénétrante, précise et exaile que possible, ce livre a voulu être utile à ceux dont il retraçait les travaux et qui révélaient par leur acharnement et leur appétit de procès combien ils étaient soucieux d'améliorer leur condition. Avec toute la force que ce maître sait donner à une pensée commune, nous y retrouvons deux Stades dans le travail géographique : la curiosité intellectuelle qui Stimule, depuis le temps des Grecs, toute recherche scientifique, l'amoureuse rencontre que provoque l'étude de tout ce qui eSt humain. Et, pourrait-on ajouter, de toute contemplation et compréhension de la nature. Car Humboldt se souvenait de son ami Goethe au fond de la forêt amazonienne et se préoccupait dans le Cosmos des « divers degrés de jouissance qu'offrent l'aspeâ de la nature et l'étude de ses lois ». La géographie, née à l'époque romantique, en a gardé comme une empreinte. Voilà pourquoi cette « science des lieux et non des hommes » (Vidal de La Blache) ne peut s'évader de son cadre spatial, d'un milieu composite qui doit certes beaucoup à l'a£tion humaine mais où la nature eSt toujours présente, des grands ensembles régionaux ou zonaux, du globe lui-même dont les « affections générales » rythment la vie dans la succession des jours et des saisons. Voilà encore pourquoi je ne puis pas suivre ceux qui font de l'ensemble de la géographie non pas une des sciences de la Terre, mais une branche des sciences humaines ou des sciences sociales (indépendamment de la position « administrative » de son enseignement). Les affinités avec les sciences naturelles demeurent étroites et profondes, malgré tout ce qu'elle puise dans les sciences du comportement humain colleâif. Le géographe eSt un naturaliste mais, par l'identification avec la matière de son étude, par le souci d'une vision objeétive et profonde de la « condition humaine », par tout ce qu'il apporte à la compréhension des misères et des espérances de notre temps, il eSt aussi un humaniste — et peut-être l'un des derniers.

CARLO

VANZETTI

Problèmes de représentation de l'utilisation du sol

C

trouve ses limites dans la dimension des différentes unités de longueur ou de surface qui doivent être représentées en fonction de l'échelle des cartes. Il eSt bien difficile de représenter, selon un rapport graphique précis, une route large de 5 mètres à l'échelle de 1 : 10 000 car elle n'eSt représentée que par une bande de 0.5 millimètres de largeur. Ce problème, déjà difficile, devient insoluble si l'on réduit encore l'échelle de la carte que l'on veut réaliser; on connaît les moyens que les cartographes ont adoptés pour mettre en lumière des faits et des phénomènes d'une particulière importance, tels que routes, voies ferrées, cours d'eau, lieux habités. Pour réaliser une carte de l'utilisation du sol on se heurte, naturellement, aux mêmes difficultés. L'utilisation du sol eSt, en général, facilement représentable à l'échelle de 1 : 10 000, mais même à cette grande échelle des symbolisations et des précautions deviennent nécessaires si l'on veut que tous les phénomènes importants soient clairement indiqués. C'eSt seulement à cette condition qu'il eSt possible de donner aux lecteurs une vision complète de la réalité. Le problème devient naturellement beaucoup plus complexe si l'on travaille à la réalisation d'une carte à petite échelle. Ces difficultés se sont présentées pour rédiger le World Atlas of Agriculturel, qui avait pour objeâif de représenter aux échelles de 1 : 5 000 000 ou 1 : 2 500 000 les modes d'utilisation du sol à l'intérieur des limites d'une circonscription administrative donnée. Les catégories de types d'utilisation du sol avaient été préalablement définies en tenant compte à la fois de l'aâivité humaine et de la végétation naturelle. On a donc défini un certain nombre de catégories cartographiables telles que les terres labourables — c'eSt-à-dire les surfaces couvertes par une rotation de cultures et de jachères —, les prairies naturelles, les pâturages et les pacages permanents, les bois et les forêts, les surfaces non agricoles, les plantations d'arbres, etc. Parmi ces dernières, plusieurs sous-types ont été distingués étant donné l'importance économique de ce mode d'utilisation du sol. Le but du World H A C U N S A I T QUE LA C A R T O G R A P H I E

1. IVorld Allas of Agriculture, Novare, 1968-1970.

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Atlas of Agriculture, nous l'avons dit, était de représenter d'une manière analytique la surface entière d'une région ou d'un État à l'intérieur de circonscriptions administratives bien définies. Cette représentation cartographique devait permettre de prendre conscience de la diversité des modes d'utilisation du sol, et aussi de la localisation de celle-ci, du moins jusqu'à un certain degré. Il était nécessaire de représenter sur les cartes les modes d'occupation du sol en petites ou en très petites unités, faute de quoi on aurait omis des parties importantes de la surface totale, ce qui aurait conduit à trahir le but que l'on voulait atteindre. Il a donc été nécessaire, avant tout, d'établir une limite minimum de représentation, qui a été fixée à 2 millimètres carrés. Cela signifie qu'une unité de surface inférieure à 1 250 hectares au 1 : 2 500 000, ou à 2 500 hectares à l'échelle de 1 : 5 000 000 n'était pas direéiement représentée sur la carte et qu'il fallait avoir recours à une méthodologie particulière pour pouvoir la représenter, comme, par exemple, le groupement des petites unités avec des unités voisines plus importantes. Cette méthode du groupement permet de résoudre élégamment le problème de la distribution générale des types d'utilisation du sol par unités administratives, mais elle présente des difficultés considérables lorsqu'on se trouve en présence d'unités extrêmement petites et très dispersées. C'eSt le cas des terres non agricoles, catégorie d'utilisation du sol qui, dans le World Atlas of Agriculture, réunit les routes, les voies ferrées, les cours d'eau, les lacs, les marécages, les grèves, les rochers, les lieux habités, les surfaces inutilisables pour l'agriculture, comme, par exemple, les déserts, les terres Stériles ou de haute altitude. Si ces surfaces non agricoles peuvent être réunies en des ensembles de surfaces considérables, il n'y a pas de problèmes puisque ces surfaces, dépassant 2 millimètres carrés, peuvent être cartographiées. Mais, le plus souvent, ces surfaces non agricoles sont formées par des bandes de terre ou par des unités de petite surface, dont la superficie totale au sein de la circonscription administrative eSt connue, mais qui ne peuvent pas être groupées. Il a donc été nécessaire de poser en principe que ces unités non cartographiables seraient groupées en cercles ayant une surface de 2 000 ou 5 000 heétares sur les cartes à l'échelle 1 : 2 500 000, ou de 5 000 ou 10 000 heitares à l'échelle 1 : 5 000 000. Il a été décidé que l'emplacement de ces cercles serait situé sur les lieux habités ayant la plus grande importance; en effet, là où se trouvent ces lieux habités, il y a toujours une surface non agricole importante, ce qui permet de demeurer fidèle à la méthode proposée de grouper les unités les plus petites autour des unités les plus importantes. D'autres méthodes permettaient aussi de résoudre le problème et elles ont été parfois utilisées. L'une d'entre elles consiste à constituer des catégories mixtes d'utilisation du sol lorsqu'il y a deux ou plusieurs catégories qui existent en même temps dans des proportions connues. Les limites de la méthode se trouvent dans le nombre des catégories susceptibles d'être réunies sans que les cartes perdent en clarté. Lorsque les statistiques ou les sources de données ne fournissent pas de discriminations entre les catégories, il eSt nécessaire d'avoir recours à la représentation cartographique de catégories mixtes d'utilisation du sol. Lorsque l'on possède des pourcentages précis de rapports entre les divers types de culture, il eSt possible d'utiliser la méthode des bandes alternées de différentes couleurs, représen-

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tant chacune une catégorie. La largeur des bandes pouvant être exactement mesurée, on a la possibilité de donner une représentation très correâe des faits si l'on informe le leâeur de la signification des largeurs des bandes. Malheureusement cette méthode de représentation par bandes a un grave défaut : elle ne permet pas au leéteur de prendre immédiatement conscience de la réalité des faits, car l'œil ne peut pas voir la fréquence des bandes ni juger convenablement de l'alternance des couleurs. Il n'a qu'une idée très imparfaite de l'importance relative des bandes et de la prédominance d'une couleur sur l'autre. C'eSt la raison pour laquelle l'on a aboli la représentation par bandes dans le World Atlas of Agriculture. Il a fallu néanmoins avoir recours à la représentation de catégories mixtes toutes les fois que manquaient les statistiques nécessaires pour les distinguer. Il a par exemple été nécessaire d'avoir recours à des catégories mixtes pour cartographier certaines régions des États-Unis d'Amérique où, dans la même entreprise, se rencontrent des champs de terres labourables, des prairies naturelles, des bois, que les statistiques ne distinguent pas. En Union Soviétique le manque d'éléments précis de discrimination entre les cultures nous a également conduit à créer des catégories mixtes. Dans les pays tropicaux c'est un autre problème qui se pose en présence de l'agriculture itinérante sur brûlis, ce que les Anglo-Saxons appellent shifting cultivation ou bush fallow, selon que l'habitat change de place, ou non, pour suivre les cultures. Il s'agit d'une technique où l'homme coupe les arbres et brûle la végétation ou bien se contente de brûler celle-ci formée d'arbres, de buissons et d'herbes. Sur le brûlis il peut installer ses champs de cultures vivrières. La culture peut se faire pendant une ou plusieurs années jusqu'à ce que la fertilité du sol soit épuisée. On abandonne alors la terre à la jachère forestière, la reprise de la végétation naturelle assurant la fertilisation du sol. Cette période de repos eSt toujours longue et peut aller jusqu'à une trentaine d'années. Un premier problème se pose en ce qui concerne la représentation des types de végétation naturelle. Doit-on les représenter sur cartes thématiques d'utilisation du sol ou bien doit-on renvoyer aux cartes de la végétation ? La réponse à la question varie évidemment selon les buts que l'on se propose d'atteindre, mais elle eSt aussi influencée par les possibilités offertes par la gamme des couleurs dont on dispose et par la possibilité d'y superposer ou non des symboles représentant les différentes situations de la culture et de la jachère. Il serait logique, si l'on représente sur la carte de l'utilisation du sol les prairies naturelles, les pâturages, les pacages, les bois et les forêts — qui sont entièrement ou presque des formations végétales naturelles —, de représenter aussi toutes les autres, notamment les savanes, surtout si elles sont l'objet de cultures ou de cueillettes de produits spontanés. En général il eSt difficile de représenter la cueillette des produits spontanés ; celle-ci eSt un fait qui fuit toutes règles et qu'il eSt presque impossible de connaître du point de vue statistique. Même lorsqu'il existe des évaluations de tonnages de produits cueillis et de surfaces sur lesquelles s'exerce cette a&ivité de cueillette, on ne dispose que de renseignements vagues et incertains. Par contre, il eSt possible de représenter des cultures inscrites dans des formations végétales naturelles. Si ces cultures sont faites en rotation avec des jachères forestières ou herbeuses de longue durée, et que l'on

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connaisse le cycle des successions, le problème eSt le même que celui de la représentation des terres labourables où alternent agriculture et jachère. Lorsque les parcelles cultivées sont suffisamment rapprochées les unes des autres, on les réunit au corps principal afin qu'elles ne disparaissent pas de la représentation. De telles situations sont fréquentes, non seulement dans les régions tropicales humides, mais encore dans les 2ones subarides et dans les régions méditerranéennes. Le problème eSt évidemment beaucoup plus compliqué lorsqu'il s'agit d'agriculture itinérante sur brûlis à très longues jachères. Dans ce cas, la partie cultivée ne représente qu'une part minime de la surface totale du sol. Dans son ouvrage classique sur les Pays tropicaux, Pierre Gourou montre, à l'aide d'une série de dessins schématiques très clairs, que les surfaces non agricoles occupent de larges espaces dans les régions forestières par rapport aux parcelles cultivables. Lorsque les surfaces incultivables sont soustraites, les parcelles cultivées peuvent ne représenter que 3 à 4 % de la surface totale si la durée de mise en culture eSt d'un an et la durée des jachères de vingt ou trente ans. Si la surface impropre à l'agriculture eSt de 50 % de la surface totale, si la mise en culture eSt de deux ans et la mise en repos de vingt-huit (rotation de trente ans), la partie cultivée du sol ne représente que 3,33 % de la surface totale. Ce pourcentage se réduit à la moitié (1,665 %) si la mise en culture dure un an au lieu de deux. Il s'agit de pourcentages si modestes que les parcelles cultivées ne peuvent plus être représentées comme terres labourables sans induire le leâeur en erreur, puisque, si l'on se reporte à l'exemple précédent, elles ne sont cultivées que pendant deux ans alors que pendant vingt-huit ans elles portent des forêts ou des savanes. Il était donc nécessaire de trouver des méthodes de représentation tenant compte de ces caractéristiques. Afin de régler le problème cartographique que posent de tels faits, il eSt d'abord nécessaire de définir un certain nombre de critères ou de limites. Jusqu'à quel point peut-on considérer comme une culture continue un mode d'occupation agricole qui laisse de si vaStes espaces aux jachères naturelles, c'eSt-à-dire aux formes de végétations secondaires ? On peut, par exemple, établir que seules les rotations qui laissent moins de 50 % de la surface à la jachère peuvent être considérées comme des cultures continues. Une telle situation se rencontre assez fréquemment dans les régions méditerranéennes et plus encore dans les régions africaines tropicales. Nous donnons cette hypothèse à titre d'exemple, mais d'autres limites peuvent être fixées, à condition de rester fidèle au principe de ne retenir que les cultures en rotation continue occupant un assez large espace par rapport aux formes de la végétation secondaire de jachères. Si l'on ne fixait pas de telles limites, on risquerait de représenter avec les mêmes symboles conventionnels deux types d'agriculture tout à fait différents : une agriculture à très longue jachère où les parcelles cultivées ont une importance presque négligeable par rapport à la végétation, et une agriculture intensive n'admettant pratiquement pas de repos en dehors des arrêts saisonniers, comme on l'observe dans de nombreuses régions tempérées à agriculture intensive. Une fois posée la nécessité de fixer une limite précise au pourcentage de la surface en jachère, et par conséquent au rapport entre terres cultivées et sur-

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face totale, on peut proposer deux solutions cartographiques. On peut, en premier lieu, avoir recours à une catégorie mixte indiquant avec plus ou moins de précision le pourcentage qui revient aux terres cultivées, et le pourcentage qui revient aux jachères; ou bien, en second lieu, on peut rassembler les surfaces cultivées au sein d'une figure géométrique permettant de voir quel eSt le pourcentage des superficies cultivées par rapport aux superficies en jachères. On peut avoir recours à des symboles pour représenter les mêmes faits. Ces deux méthodes ont à la fois des avantages et des inconvénients, mais elles peuvent être très utiles pour régler ces problèmes de cartographie. Le recours à une catégorie mixte de forme d'utilisation du sol aboutit à donner une signification précise à une couleur indiquant, par exemple, que les parcelles cultivées sur brûlis représentent 10 %, ou bien de 10 à 30 %, ou bien plus de 30 % de la surface totale d'un espace dont le reSte eSt occupé par la végétation naturelle. Lorsqu'on passe de la théorie à la pratique, les problèmes deviennent encore plus difficiles étant donné la difficulté d'obtenir des données précises. On ne dispose pas toujours, dans la limite de circonscriptions administratives données, des statistiques permettant de connaître les pourcentages précis de terres cultivées par rapport aux jachères et aux formations naturelles. La précision étant donc impossible à atteindre, il faut presque toujours adopter une terminologie du type « jusqu'à 10 % » ou « jusqu'à 30 % » donnant une idée du rapport des parcelles cultivées et des espaces boisés ou en savanes. Ajoutons que les parcelles cultivées sont en général occupées par un grand nombre de cultures associées et rarement de champs en cultures homogènes. On peut aussi avoir recours à la seconde méthode qui eSt celle des groupements, méthode fréquemment utilisée dans le World Atlas of Agriculture. Elle consiste à représenter par des cercles d'une surface donnée (5 000 heétares ou 10 000 heâares, par exemple) les surfaces cultivées sur le fond de la végétation naturelle. Nous avons dit précédemment que ce procédé était commode pour représenter les surfaces incultivables que l'on groupe ainsi de manière conventionnelle sur les lieux habités. Le symbole retenu, en ce qui concerne l'agriculture itinérante sur brûlis, signifie que des petites unités de culture disséminée sont rassemblées afin de donner une idée du pourcentage relatif des terres cultivées et des terres en jachères forestières. Aidé par la légende, le lefteur sera informé qu'il s'agit d'unités très petites, dispersées dans la réalité au milieu de la végétation secondaire, et uniquement groupées en vue de leur représentation cartographique schématique. La distribution des cercles sur la surface environnante répond toujours à la règle que ceux-ci doivent être localisés à l'endroit où se trouve la plus grande quantité de terres cultivées. La chose n'eSt pas toujours facile à déterminer en raison du manque de données ou bien parce que les circonscriptions administratives de ces régions peu peuplées sont très vaStes. A défaut d'autres critères, c'eSt la distribution de la population qui fournit les éléments les plus importants pour localiser les cultures, celles-ci pouvant être assez éloignées des lieux habités, mais restant généralement à portée des cultivateurs résidant dans ces hameaux ou villages. Mais, très souvent, la distribution de la population elle-même n'eSt pas connue; ou bien elle eSt répartie d'une manière homogène, ce qui rend vaine la recherche des 7

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lieux cultivés. Dans de telles circonstances, on eSt contraint de répartir les cercles avec une certaine uniformité, ce qui fournit au lefteur une indication utile sur la distribution assez régulière sur l'espace géographique des habitants et de leurs champs cultivés. Il faut aussi prêter attention au problème de la superficie totale des terres cultivées. Dans l'hypothèse que nous avons avancée, nous supposons évidemment que, dans la circonscription administrative, l'ensemble des parcelles cultivées atteint les limites cartographiables, par exemple 5 000 ou 10 000 heftares, et que les petites unités cultivées sont suffisamment voisines pour être rassemblées en un symbole cartographique qui ne déforme pas trop la réalité. Mais il peut exister des ensembles de parcelles éloignés les uns des autres et dont aucun n'atteint la superficie cartographiable. Comment alors grouper les parcelles cultivées et les représenter en un seul cercle ? Une telle représentation donnerait à penser au leâeur qu'il y a une seule zone cultivée, alors qu'en réalité il y en a plusieurs, et que les terres cultivées se dispersent très largement sur l'espace géographique limité par la circonscription administrative. On eSt donc conduit à créer des symboles différents : points, croix, losanges, etc., figures géométriques qui indiquent des quantités de terres cultivées inférieures à celles qui avaient été retenues pour être cartographiées. On ne peut évidemment représenter ces signes à l'échelle de la carte et ils ont une signification symbolique fournie par la légende. Il serait certes souhaitable que les cartes thématiques de l'utilisation du sol prennent en considération les diverses formes de végétation naturelle. Nous avons déjà dit que l'introdu&ion de telles indications eSt liée aux buts à atteindre et à la possibilité d'employer des couleurs variées ou des superpositions de symboles sur les couleurs déjà employées. Il faut tout de même préciser que, sur des cartes de l'utilisation des sols, la végétation naturelle à représenter eSt celle qui existe dans la réalité, c'eSt-à-dire la végétation dégradée par l'homme, et non pas la végétation de climax, celle qui existerait si jouaient simplement les faéteurs écologiques naturels. Il était nécessaire d'introduire cette précision, car ces îlots de végétation « naturelle » d'origine anthropique peuvent se disperser au milieu d'espaces de végétation primaire. Il n'eSt pas nécessaire sur une carte des formes de l'occupation des sols d'analyser avec finesse, comme le font les botanistes, les divers types d'associations végétales. On peut même penser qu'une telle représentation porterait atteinte à la facilité de lefture des cartes. Il suffit en général d'indiquer si la végétation naturelle eSt de type savane ou de type forêts, sans avoir besoin d'établir des diStinélions comme par exemple la savane sahélienne, soudanaise, ou guinéenne. Une fois de plus nous voulons attirer l'attention sur l'inconvénient qui consisterait à vouloir représenter de façon correâe le plus de choses possibles par un grand nombre de couleurs et de symboles complexes, ce qui ne manquerait pas de provoquer des équivoques et de réduire la clarté de la leâure.

Asie des Moussons et Océanie

Bernard-Philippe Groslier, conservateur d'Angkor, regrette que les fâcheux événements de ipji1972 l'aient empêché d'achever sa contribution à ces Mélanges. Il se propose de la publier dans une prochaine livraison des Cahiers d'Outre-Mer.

MICHEL

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Ray et utilisation des terres hautes dans la Thaïlande septentrionale

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E S T C L A S S I Q U E D ' O P P O S E R dans la péninsule indochinoise populations de plaine ou de vallée et populations montagnardes. Les peuples civilisés de la plaine ont adopté une grande religion, le bouddhisme, ont atteint le niveau supérieur d'organisation politique sous la forme d'un État, ont construit des villes et pratiquent la riziculture irriguée. Les peuples de la montagne en revanche sont animistes, n'ont pas dépassé le niveau du morcellement politique en villages ou en clans, se répartissant en petits groupes qui constituent une véritable mosaïque ethnique et qui font des cultures itinérantes sur brûlis. Ce dualisme caractériserait les régions montagneuses du Laos, du Viet-Nam, de la Thaïlande, de la Birmanie et du Yunnan. À la civilisation supérieure correspondrait la riziculture inondée ou irriguée, et aux cultures moins élaborées, l'agriculture itinérante avec essarts. En Thaïlande, les différentes ethnies thai occupant plaines, bassins et fonds de vallées comprendraient uniquement des riziculteurs alors que les ethnies montagnardes s'adonneraient exclusivement aux cultures sur brûlis dans des clairières de la forêt. À la rizière (na) s'opposerait le ray montagnard. Cette simplification eSt évidemment abusive et, si elle eSt dans l'ensemble vraie à l'échelle de l'Asie du Sud-ESt, elle ne l'eSt plus à l'échelle d'une région, la Thaïlande septentrionale par exemple. Beaucoup de Thai du Nord sont à la fois riziculteurs et cultivateurs d'essarts, certains même font exclusivement des essarts. Par contre, certains montagnards comme les Lua 1 et les Karen ont aménagé des rizières irriguées dans des fonds de vallées ou au c o n t a â de la plaine et de la montagne. Les Thai parlent volontiers parmi eux, en les opposant, des Chao na (riziculteurs) et des Chao ray (cultivateurs d'essarts). Quelle place les essarts tiennent-ils dans l'agriculture et la civilisation agraire thai ? Quelle eSt l'originalité des essarts thai par rapport à ceux des montagnards ? Que faut-il entendre exadement par le terme de ray ? Autant de questions auxquelles il convient d'essayer d'apporter quelques éléments de réponse. L

i . On les désigne plus généralement sous le nom de Lawa, Lua étant le nom donné par les Thai.

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I. R A Y DES MONTAGNARDS

La Thaïlande septentrionale eSt une région de montagnes d'altitude moyenne, généralement comprise entre i ooo et 2 500 mètres, aux formes lourdes et monotones. Ces reliefs ont été aplanis à plusieurs reprises notamment par une surface d'érosion, dont l'altitude se situe aux environs de 1 000 mètres, élément fondamental du paysage. Quelques dômes granitiques ou quelques blocs calcaires très escarpés s'élèvent jusqu'à 2 000 ou 2 600 mètres. Des vallées étroites et très encaissées rajeunissent ce relief de plateau en fonftion des niveaux de base locaux constitués par le fond de bassins d'effondrement tertiaires. De forme elliptique plus ou moins étirée du nord vers le sud et de dimensions variables, les principaux de ces bassins (Chiengmai, Lampang, Phrae, Nan) sont drainés par les quatre rivières Ping, Wang, Y o m et Nan du nord au sud, qui passent de l'un à l'autre par des gorges épigéniques. Au fin damier des rizières qui recouvrent les alluvions récentes du fond des vallées ou des bassins s'opposent les versants des collines et montagnes tapissés par le manteau vert de la forêt dense mixte à Diptérocarpacées ou de la forêt claire. Ce manteau forestier eSt fréquemment entamé par les

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taches foncées des clairières de défrichement. Alors que les Thai peuplent surtout les bassins et leurs bordures, différentes ethnies — Lua, Karen, Meo, Yao, Lissu, Lahu, Akha... — se partagent les hauteurs montagneuses. Agriculture itinérante1, essarts, ray, ces mots s'appliquent à une même réalité. Dans le cas le plus général, lorsque domine la culture du riz sec, les principales composantes en sont : a) b) c) d) e)

Le défrichement de la forêt en janvier-février; Le brûlis en avril; Les semailles en mai; Les sarclages en juin-juillet; La moisson en o&obre-novembre.

Ce cycle cultural dépend étroitement du climat de mousson où alternent une saison humide de mai à oftobre et une saison sèche de novembre à avril. La moyenne annuelle des précipitations se situe entre 1 200 et 1 400 millimètres selon les endroits avec de fréquentes irrégularités interannuelles. Anthropologues et géographes2 s'accordent pour distinguer trois principaux types de cultures itinérantes sur brûlis dans le Nord de la Thaïlande : 1. Le type lua ou karen ; 2. Le type meo; 3. Le type thai du Nord. 1. Le type lua ou karen Il assure la meilleure conservation des ressources naturelles et eSt le mieux en équilibre avec le milieu. Il fait alterner une seule année de culture et sept à dix ans de jachère au cours de laquelle une véritable forêt secondaire se reconstitue. Il n'y a pas d'épuisement des sols et des villages bien enracinés exploitent toujours les versants de la même vallée ou portion de vallée. Certains d'entre eux ont plus d'un siècle d'existence. Les montagnards lua et karen vivent entre 600 et 1 000 mètres dans d'étroites vallées très encaissées. Ils prennent des mesures visant à favoriser la reconstitution de la forêt sur leurs anciens ray. Ils contrôlent les feux de brousse au moment des brûlis pour éviter que ceux-ci ne s'étendent aux jachères. Ils conservent une zone arborée au sommet du versant défriché de même que les plus gros arbres qu'ils se contentent d'ébrancher sur le ray lui-même, facilitant ainsi la régénération de la forêt. Ils ne détruisent pas la végétation le long des talweg et évitent d'écorcher le sol à la houe pour ne donner aucune prise à l'érosion. Ils s'efforcent si possible d'étendre à une dizaine d'années la durée de leurs jachères3. 1. Nous entendons par agriculture itinérante toute forme d'utilisation du sol impliquant défrichement et brûlis après une jachère, de quelque durée qu'elle soit. C'eSt la shifting cultivation des auteurs de langue anglo-saxonne. 2. P . K U N S T A D T E R et E . C. C H A P M A N , « Shifting Cultivation and Economie Development in Northern Thailand », in : Symposium on Shifting Cultivation and Economie Development in Northern Thailand, Chiengmaï, 1970 (ronéo). 3. Voir à ce sujet P . K U N S T A D T E R , « SubsiStence Agricultural Economies of Lua and Karen Hill Farmers of Mae Sariang DiStriâ, Northwestern Thailand », et P . H I N T O N , « Swidden Cultiv-

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Ce type d'agriculture itinérante, en équilibre avec le milieu naturel, eSt orienté vers l'exploitation indéfinie par essartage d'un même territoire. À l'inverse des Lua et des Karen, les Meo, Yao, Lissu, Lahu, Akha, cultivateurs d'opium, épuisent les sols et ne permettent pas une reconstitution de la forêt. 2. Le type meo Alors que les Lua étaient dans la région avant l'arrivée des Thai au xm e siècle et que les Karen sont venus s'installer depuis plus de cent ans, les Meo sont arrivés beaucoup plus récemment, depuis trente à cinquante ans environ. Ils occupent les hauteurs au-dessus de 800 mètres et vivent surtout de leurs ray d'opium1. Cette culture commerciale nécessite une certaine fraîcheur et des rosées matinales, ce qui explique la localisation des ray à partir de 1 000 mètres. Les pavots prospèrent sur les sols argilo-limoneux des montagnes calcaires. Il faut retourner le sol à la houe en enterrant les herbes (engrais vert) et ainsi le dénuder totalement en ne laissant subsister dans le ray que quelques grosses souches. En septembre, après avoir houé le sol, les Meo sèment à la volée les graines d'opium, souvent mélangées à des graines de choux et de salade. Après deux sarclages, en janvier, ils saignent les pavots pour récolter l'opium. L'année suivante les mêmes opérations sont effe&uées sur le même ray, cela pendant cinq à dix ans de suite ou plus, jusqu'à épuisement du sol. Après abandon, le ray eSt recouvert par une savane à Imperata et la forêt ne se reconstitue pas. Cela donne ensuite un paysage de hautes croupes et de lignes de crêtes dénudées, recouvertes par le tapis vert clair de la savane à Imperata cylindrica. Les Meo font également des ray de riz sec et des ray de maïs qu'ils cultivent deux à trois ans de suite avant de les abandonner à la forêt. Surtout à cause des ray d'opium le système agricole meo eSt particulièrement destructeur. Après avoir épuisé les sols d'un territoire, ils doivent aller défricher de nouvelles terres et déplacer leurs maisons. En moyenne tous les dix, quinze ou vingt ans, ils reconstruisent un nouveau village. Ce type d'agriculture itinérante meo s'oppose au type lua et karen. Le premier suppose des méthodes de culture intensives, une commercialisation et une dégradation du milieu naturel, tandis que le second eSt extensif dans ses techniques, orienté vers l'autoconsommation et vise à la conservation des ressources pédologiques. À l'enracinement des Karen et des Lua, s'oppose l'instabilité migratoire des Meo. 3. Le type thai du Nord Un troisième grand type, celui des Thai du Nord, eSt mixte. Il s'applique à la fois à des cultures de subsistance — riz sec, légumes, piments — et, ation among the Pwo Karen of Northern Thailand: Present Practices and Future Prospeéts », in: Symposium on Shifting Cultivation..., op. cit. 1. Cf. F. G . B. K E E N , « Socio-economic Change for the Meo of Northern Thailand », Pacific Viewpoint, 1968, pp. 75-82, et Report on the Socio-economic Survey of the Hills Tribes in Northern Thailand, Bangkok, 1962.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou à des cultures commerciales comme l'arachide. Le sol eSt souvent travaillé à la houe et deux ou trois années de culture se suivent. Les jachères de deux à cinq ans sont courtes et la forêt qui ne peut se reconstituer eSt remplacée par une brousse dense (lao). Les sols ont tendance à perdre leur fertilité. Cependant, les essarts thai sont plus variés que ceux des Karen ou des Meo. En expansion depuis une quinzaine d'années, ils méritent une analyse plus approfondie. I I . R A Y DES T U A I DU NORD

Dans les bassins tertiaires où vivent les Thai du Nord (Khon Muang 1 ) tout n'eSt pas aménageable en rizières. Les bassins de Chiengmai, Lampang, Phrae, Nan, Wieng Pa Pao, Fang, Chiengdao... ont une topographie caractérisée par trois principaux niveaux de terrasses : une basse terrasse qui se confond avec la plaine inondable entièrement recouverte par le damier rizicole, une terrasse moyenne dont le bas seulement a parfois été aménagé en rizières, sa partie supérieure ainsi que la haute terrasse, zone de collines plus ou moins ravinées, restant le domaine d'une forêt claire ou d'une brousse à Eupatorium odoratum. Au-dessus de ce dernier niveau s'élève l'escarpement de faille qui limite les montagnes environnantes. i. L'exemple du bassin de Chiengdao : Ban Muang Khong Situé au Nord de Chiengmai ce petit bassin tertiaire eSt drainé par la Mae Ping. La rivière eSt incisée de 3 à 4 mètres dans la plaine inondable ou basse terrasse (370 mètres) recouverte de rizières. Au-dessus, s'étend la moyenne

FIG. Z. Coupe schématique du bassin de Chiengdao (province de Chiengmai)

terrasse vers 400 à 450 mètres, domaine d'une brousse dense à Eupatorium (lao) ou parfois d'une forêt claire. Vient ensuite la haute terrasse, zone des collines déchiquetées par l'érosion dont les sommets se situent à 500550 mètres (cf. fig. 2). La basse terrasse facilement irrigable n'a que deux kilomètres de largeur, alors que moyenne et haute terrasses s'étalent de part et d'autre sur trois kilomètres à l'oueSt et six kilomètres à l'eSt. L'étendue très restreinte de la 1. Littéralement : gens du pays.

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superficie aménageable en rizières irriguées dans le contexte technique traditionnel a contraint les paysans thai à faire des ray sur la moyenne et la haute terrasse. Ban Muang Khong, village qui se situe au contait de la moyenne et de la basse terrasse, comprenait, en 1967, 102 maisonnées. Ayant enquêté dans 89 de ces maisonnées, 70 exploitations ont été dénombrées, les 19 autres étant des maisonnées soit de journaliers soit de vieillards qui ont donné leur terre à leurs enfants. 72 % des exploitations cultivaient un ray en terres hautes dont la superficie était comprise entre un quart de raï1 et trois raï (0,5 hectare). Ces 72 % se répartissaient entre 49 % ne disposant d'aucune rizière (na), mais seulement d'un ray, et 23 % exploitant les deux. Les autres exploitations (28 %) ne cultivaient que des rizières. La moitié seulement des exploitations (51 %) avaient des rizières de superficie souvent insuffisante pour satisfaire la consommation familiale. Sur le nombre total des maisonnées, 47 % avaient de toutes petites propriétés2, et 5 3 % ne disposant d'aucune terre basse avaient trois possibilités : a) Faire un ray sur la moyenne terrasse; b) Prendre en métayage pour moitié de la récolte des rizières de terre basse ou surtout y cultiver tabac et ail en saison sèche; c) S'employer comme journaliers chez d'autres paysans ou dans l'usine séchoir à tabac ou la scierie voisines. Beaucoup ont combiné plusieurs de ces solutions. On note cependant que 45 % des maisonnées font appel au travail salarié, soit près de la moitié du village. À Ban Muang Khong, l'utilisation des terres hautes et le travail salarié apparaissent comme les deux principales solutions au problème que pose l'insuffisance de la production des rizières due à la rareté des terres basses. Dans les ray, la principale culture eSt le riz sec, mais on trouve également des aubergines, des concombres, des haricots doliques, des citrouilles et divers légumes ainsi que des pastèques et du piment. Le défrichement des ray commence en janvier, se poursuit en février dans ce que les Thai du Nord appellent lao, un fourré dense avec de hautes herbes (Eupatorium ou Imperata), des bambous et des arbuêtes, par opposition à phae, la forêt claire, ou pa, la forêt dense. Ils laissent ensuite sécher les branchages pour y mettre le feu fin mars. Après un premier brûlis, ils rassemblent tout ce qui n'a pas complètement brûlé et y mettent le feu une seconde fois, de façon à ce que le sol noir soit complètement dégagé et recouvert seulement de cendres; subsistent naturellement beaucoup de souches. Des groupes d'entraide rassemblant parents et voisins qui ont déjà défriché les ray vont les ensemencer. En mai, après les premières pluies, le riz e£t semé sans que la terre ait été retournée. Les hommes font un trou à l'aide d'un bâton de bois pointu tandis que les femmes y déposent des 1 . Par ray, il faut entendre essart, alors que le mot raï désigne une unité de surface : i raï = 0,16 heilare (en thai, il s'agit du même mot). 2. 94% des propriétés en terres basses étaient comprises entre 6 et 0,5 raï, donc généralement égales ou inférieures à un heftare.

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grains de riz mélangés à des graines de paStèques et de concombres. Le tout eSt recouvert de terre à l'aide du pied ou d'un bambou. Fin juin, c'eSt le premier désherbage à la faucille suivi de la récolte des concombres, paStèques et de divers légumes. En juillet, suit un deuxième sarclage. Fin septembre, début oâobre, le riz eSt moissonné, ce qui nécessite de nouveau une entraide. Le battage se fait dans le ray lui-même, le riz étant rapporté en grain dans le grenier de chaque maisonnée. Le piment eSt récolté en novembre. La deuxième année, le sol du ray eSt retourné à la houe et un brûlis réduit en cendres herbes et broussailles desséchées, de même la troisième année. Après ces trois années successives de culture, l'essart eSt laissé en jachère pendant deux ou trois ans au cours desquels une brousse dense et touffue (lao) se réinstalle. La forêt ne pouvant pas se reconstituer avec une jachère si courte, le sol a tendance à s'appauvrir. La superficie d'un ray ne dépasse jamais 2 ou 3 raï, cette limite étant celle de la main-d'œuvre familiale pour les sarclages notamment. D'après les déclarations des paysans, les rendements par raï étaient compris entre 10 tan¿- et 30 tang, généralement autour de 20 tang par raï, soit 1,4 tonne par heftare. Dans les rizières, ces rendements sont de l'ordre de 40 à 60 tang, soit 2,7 tonnes à l'heftare, c'eSt-à-dire deux fois plus. Le riz de ray n'eSt donc qu'une culture de subsistance destinée à l'autoconsommation, complément ou substitut de la rizière, tout à fait marginale sur le plan économique. Une situation très comparable a été étudiée dans le bassin de Nan (Amphoe Muang et Amphoe Sa2) par Chapman3. Il a constaté que quatre cinquièmes des maisonnées faisaient des essarts et que ce phénomène était à mettre en rapport avec l'accroissement récent de la population (3,4 % par an depuis i960) et la rareté des terres basses irrigables. D'après le recensement agricole de 1963, les plus fortes densités de population par rapport à la superficie cultivée pour toute la Thaïlande — 724 habitants par kilomètre carré — ont été observées dans cette province. Ceci a pour conséquence une exiguïté des exploitations dont plus de 5 o % ont moins de 6 raï (un heftare environ) et une production moyenne de riz de 1 715 kilogrammes par exploitation qui eSt la plus basse de tout le Nord et le Nord-ÈSt thaïlandais. La rivière qui draine le bassin, la Nan, eSt très encaissée et la plaine inondable ne constitue qu'un étroit couloir enserré à l'eSt et à l'oueSt par la plate-forme beaucoup plus vaSte de la moyenne terrasse, trop haute pour pouvoir être irriguée. Rareté des rizières et pression démographique croissante ont donc entraîné un développement considérable des ray sur la moyenne terrasse. La durée de la jachère a été réduite de cinq-six ans à deux-trois ans tandis que la distance de la maison aux ray dépassait souvent quatre kilomètres. Les rendements du riz de ray n'étaient que 30 à 40 % de ceux obtenus dans les rizières pour une quantité de travail supérieure. Si 60 % de la superficie des ray était consacré au riz sec, le reste était réservé à des cultures commerciales comme les arachides, le maïs, le coton et les haricots dorés (Phasaeolus aureus). À côté du ray traditionnel, consacré 1. Un tang ou panier représente environ 20 litres de paddy, soit 10 à 12 kilogrammes de paddy. z. Amphoe signifie diStriél. 3. E. C. C H A P M A N , « Shifting Cultivation and Economie Development in the Lowlands of Northern Thailand », in : Symposium on Shifting Cultivation..., op. cit.

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à une culture de subsistance — le riz —, apparaît le ray destiné à une culture commerciale procurant au paysan un revenu en espèces. Ce sont ces deux types de ray que l'on retrouve sur la bordure sud-eSt du bassin de Lampang à Ban Samkha (Amphoe Mae Tha). 2. L'exemple du bassin de Lampang : Ban Samkha Ce village de 104 maisonnées, soit 573 habitants en 1970, eSt situé au pied d'un horS qui sépare au sud-eSt le bassin de Lampang de celui de Amphoe Long (province de Phrae). Son finage comprend trois éléments diftinfts (cf. fig. 3) : a) Des rizières étagées (à 340 mètres environ) le long des petites rivières (Huai) qui descendent de la montagne et vont se jeter dans la Mae Chang; b) Une terrasse découpée par l'érosion de multiples ravins en collines (460 à 500 mètres) recouverte par une forêt plus ou moins dégradée où les villageois font des ray d'arachide, de maïs et de riz; c) L'escarpement de faille du horSt, qui s'élève jusqu'à 1 000 mètres, tapissé par la forêt dense, où les paysans envoient paître buffles et bœufs, et où ils font quelques ray de riz sec. La production de riz par exploitation eSt insuffisante ce qui ressort de l'examen des deux tableaux suivants. TABLEAU I.

Produâion de riz Par exploitation à Ban Samkha (1969) Produltion en kilogrammes

De i à i 499 De i 500 à i 999 De 2 000 à 2 499 Plus de 2 500 Total

TABLEAU 2.

Nombre d'exploitations 55 20 11 15 101

Achats, ventes et emprunts de riz par maisonnée à Ban Samkha (1969) Nombre de maisonnées

Achat ou emprunt de riz chaque année Achat ou emprunt de riz certaines années seulement Ni achat, ni vente de riz Vente ou prêt de riz aux autres Total

59 11 20 14 104

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Michel Bruneau

En tenant compte du fait qu'une quantité de i 500 à 2 000 kilogrammes eSt nécessaire pour la subsistance d'une maisonnée moyenne (6 personnes dans le Nord de la Thaïlande), il apparaît qu'environ la moitié des exploitations ne produit pas assez de riz pour sa propre consommation. TABLEAU 3.

Superficies cultivées à Ban Samkha (1969) Culture

Saison des pluies Riz de na Riz de ray Arachide (ray) Saison sèche Arachide, ail et oignons (suan) Total

Superficie en raï

421 91 83 48 643

La possibilité de faire des cultures secondaires d'ail, d'oignons ou d'arachide sur les rizières en saison sèche eSt limitée par la quantité insuffisante d'eau disponible pour l'irrigation. Le travail salarié hors du village eSt très rare, alors qu'à Ban Muang-Khong (Amphoe Chiengdao) il avait une certaine importance à cause de la présence d'une scierie et d'un séchoir à tabac dans les environs. La plupart des exploitations qui ne produisent pas assez de riz pour leur propre consommation n'ont que deux possibilités : soit se procurer de l'argent en faisant une culture commerciale sur ray en saison des pluies, soit s'employer comme journaliers dans le village en période de gros travaux1. On comprend ainsi le développement des cultures de ray dont la superficie en saison des pluies représente un peu moins de la moitié de la superficie totale cultivée. 80 % des exploitations font un ray alors que 20 % seulement se contentent de leurs rizières. Les 80 % se divisent en 70 % pour lesquels la production du ray vient compléter celle des rizières et 10 % n'exploitant qu'un ray sans rizière. Sur le versant montagneux du ho rit, en forêt dense, les villageois font des ray de riz. On trouve, par exemple, dans un essart du riz sec tardif (Khao pi), du piment, des aubergines et du sésame. Semé en mai, ce riz tardif eSt moissonné fin oftobre après deux sarclages. Le rendement moyen eSt de 20 tang par raï, certaines années 30 tang par raï. Une année de culture sans travail du sol à la houe eSt suivie de trois à cinq ans de jachère. Aucun titre de propriété même provisoire n'a été délivré pour ces terres. Sur les collines proches du village (niveau de terrasse) moins bien arrosées existe le deuxième type de ray consacré surtout aux cultures commerciales, c'est-à-dire, en 1969, à l'arachide. Un paysan, par exemple, sème arachide et riz hâtif (khao do) en mai, partageant son ray en deux 1. E n outre, 32 exploitations ont un verger de bananiers de plus de 20 arbres qui leur procure un petit revenu.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

in

après avoir travaillé le sol à la houe. Suivent deux sarclages. En septembre, il récolte les arachides et, fin septembre début octobre, le riz. Deux années de culture sont suivies par trois années de jachère. Aucun engrais n'eSt utilisé. Le paysage eSt semi-bocager avec des ray enclos par des broussailles et des barricades de branchages destinées à protéger les cultures contre les buffles et les bœufs. Un titre de propriété provisoire (So Kbo Nung) a été délivré par l'administration du diStriâ. Alors que, dans le premier cas, avec une jachère forestière ou semiforeStière, la parcelle n'eSt pas bien délimitée et bénéficie seulement d'un droit d'usage reconnu par les villageois, dans le second, il y a déjà aménagement de l'espace avec délimitation des parcelles, la première étape d'une reconnaissance légale de la propriété étant engagée. Le tableau 4 fait ressortir la faible productivité des ray comparée à celle des rizières. L'exploitation d'un ray de riz ne rapporte pas plus par journée TABLEAU

4. Productivité des différentes cultures à Ban Samkha

Culture

Riz de rizière Riz de ray Arachide (ray)

Nombre de journées de travail par personne et par raï

Rendement moyen par raï ( en tang)

Rémunération de la journée de travail en babts

26 42 43

50 25 40

19 6 9

qu'un travail salarié dans le village où les salaires sont compris entre 5 et 8 baths1 par jour. Chapman2 a trouvé dans trois villages de la province de Nan des valeurs très proches de celles-ci : 4 à 6 bahts par jour pour le riz de ray, et 6 à 9 bahts pour les arachides cultivées sur ray contre 16 à 26 bahts pour le riz de rizière. La marginalité économique de l'agriculture de ray eSt de nouveau soulignée par ces chiffres. Cependant, lorsque l'irrigation en saison sèche pour les cultures secondaires eSt très insuffisante, lorsque les possibilités de trouver un travail salarié hors du village sont inexistantes, la seule réponse des paysans à l'accroissement démographique, en dehors de l'émigration, eSt le développement des cultures de ray en terres hautes, sur les collines et les montagnes proches de leur village. Ban Samkha ne comptait, quinze ans auparavant, qu'une soixantaine de maisonnées, aujourd'hui il y en a 104. Les anciens soulignent la diminution de la taille des exploitations et la raréfaction des rizières. Ils déplorent également la diminution très nette de la quantité d'eau disponible pour l'irrigation en saison sèche; ceci eSt évidemment la conséquence de l'expansion récente des défrichements sur les collines et la montagne. L'émigration eSt encore très faible, le village n'ayant perdu que six personnes au cours des trois dernières années. 1. Un baht = 0,27 F 1970. 2.

CHAPMAN, o p . c i t .

112

Michel Bruneau

La croissance démographique récente des Thai du Nord a amené ces derniers à mettre en valeur de plus en plus de terres hautes, les terres basses l'étant déjà intégralement dans ces vallées et bassins où leur superficie eSt réduite. Faisant d'abord des essarts de riz sec pour leur propre consommation, ils ont été incités par l'ouverture économique de leur région à consacrer de plus en plus leurs essarts aux cultures commerciales et à passer peu à peu de l'agriculture itinérante à une mise en valeur permanente de ces terres. 3. Des essarts aux cultures permanentes L'analyse du tableau 5 montre une grande diversité des cycles culturejachère chez les Thai. Il n'y a pas de règle générale comme chez les Karen et les Lua où, toujours, un an de culture alterne avec sept à dix ans de jachère. On peut cependant remarquer que les jachères les plus longues (cinq à huit ans) se trouvent dans les villages de montagne ou de bordure, au contaâ: entre la montagne et le fond alluvial d'un bassin, alors que les plus courtes (un à trois ans) s'observent sur la moyenne terrasse. La répétition de plusieurs années de culture, sur le même ray, jusqu'à quatre, eSt fréquente. Dans le bassin de Nan la comparaison entre les données de Judd, recueillies en i960, et celles de Chapman, en 1968, dans le même milieu naturel et humain, montre le raccourcissement de la durée des jachères entre ces deux dates. Dans les Amphoe Chae Hom et Sop Rap de la province de Lampang, chacun d'entre eux correspondant à un petit bassin tertiaire, de vaStes étendues de la terrasse moyenne ont été défrichées et mises en culture (arachide, coton, haricots dorés) dans les dix dernières années. Ces terres sont cultivées chaque année et de plus en plus labourées au traiteur. Il n'y a pas d'entraide pour les gros travaux mais emploi de journaliers puisqu'il s'agit de cultures commerciales. Ces champs cultivés chaque année bien que n'étant plus des essarts sont également dénommés ray par les paysans Thai du Nord. Un système de culture intensif sur ray existe sur la moyenne terrasse à Ban Nong Hoi, à la limite entre Amphoe San Pa Tong et Amphoe Chom Thong, dans le bassin de Chiengmai où la densité de la population sur les basses terres eSt de l'ordre de 500 à 600 habitants par kilomètre carré. Sur un même ray alternent deux cultures : de mai à septembre, les paysans cultivent de l'arachide, puis du début oéiobre à la mi-décembre du tabac local (ja mon) sur billons. Il n'y a pas d'irrigation mais utilisation d'engrais animal et parfois chimique. Un simple écobuage a lieu en fin de saison sèche et le sol eSt travaillé à la houe. Il subsiste encore des souches dans ces ray qui sont entourés de haies de broussailles et de barricades de branchages. L'habitat eSt dispersé en maisons isolées, ce qui eSt très rare dans le Nord de la Thaïlande. Un système de rotation culturale étalée sur huit ans peut être observé à Ban Sai (Amphoe Muang Lampang) sur des terres de collines qui correspondent à la terrasse moyenne. Aménagés depuis plus de dix ans, ces ray portent des cultures de canne à sucre, de coton et des plantations d'ananas. Après défrichement et brûlis, la première année eSt consacrée à une culture

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Ray karen dans les montagnes à l'ouest de Cbiengmai

(photo de

l'auteur)

2. Rî7)' thaï sur la terra s se moyenne et sur le rebord montagneux au nord de Nan

(photo de

l'auteur)

3. Ray en culture permanente de V auteur)

4. Ray cbe% Ics Siamois (photo de l'ante ur )

sur la terrasse moyenne dans le bassin de Chiengmai

: culture de tabac local sur b'liions

(photo

(province de Sukbothai ) apres un tabour au tracleur : culture permanente de co fon et de soja intere al aire

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

XI

3

d'arachide, puis pendant cinq ans une plantation d'ananas avec une culture intercalaire d'arachide, vient ensuite une année consacrée au riz sec. La huitième année les ananas sont replantés et le cycle recommence. Peut-on encore nommer ces champs ray ? Non, les Thai du Nord utilisent le terme de suan qui veut dire à la fois verger et jardin. Ils appliquent ce terme à toute culture arbuStive et à toute autre culture sèche demandant beaucoup de soins (billonage du sol, irrigation, engrais) comme le tabac, l'ail et les oignons, divers légumes... D'une façon générale, on peut dire qu'à partir du moment où les cultures de terres hautes cessent d'être extensives pour devenir intensives, on passe du ray au suan. La mise en valeur permanente des terres hautes eSt certainement destinée à se développer dans l'avenir. Elle peut être une réponse à l'accroissement démographique en fournissant d'autres ressources aux paysans grâce aux cultures commerciales. Elle doit également permettre d'écarter le danger d'une dégradation trop rapide des sols par érosion. Ces sols sableux ou argilo-sableux de la terrasse moyenne, autrefois couverts par la forêt, ont été dénudés à la suite de jachères trop brèves ou d'une culture permanente avec labour au traiteur. Un équilibre écologique a été rompu et un capital pédologique risque d'être dilapidé en quelques années si des mesures antiérosives ne sont pas prises. Un nouveau fafteur économique intervient. Les bourgeoisies urbaines de Chiengmai, Lampang, Phrae, Nan s'intéressent à ces terres hautes depuis qu'il exiite des routes pour les desservir 1 . Elles y investissent des capitaux en achetant des parcelles pour les aménager en vergers de longaniers, de bananiers et d'orangers (suan). Ce phénomène eSt particulièrement remarquable sur toutes les terres hautes du bassin de Chiengmai. Une agriculture de type capitaliste eSt en train de naître avec, par exemple, l'aménagement de 3 500 raï à Ban Huai Cho (Amphoe Chom Thong). Du coton et des arbres fruitiers (orangers, manguiers, papayers) ont déjà été plantés; un réservoir d'eau eSt en cours de conStru&ion. Le défrichement eSt fait à l'aide de moyens mécaniques puissants. L'administration intervient également pour favoriser le passage des essarts aux cultures permanentes. Depuis 1969 le Land Development Department avec l'aide d'experts australiens a ouvert un centre de recherche sur les cultures en terres hautes, les rotations et les engrais dans l'Amphoe Sa (province de Nan). Le but eSt d'aider les paysans à mettre en valeur les terres de façon permanente et à améliorer la productivité de leur travail. De plus en plus les ray du type essart seront remplacés soit par des ray du type champ cultivé chaque année, travaillés à la houe ou labourés, soit par des suan du type jardin ou verger d'arbres fruitiers. Cependant, actuellement encore, d'après un sondage du Land Development Department (1966) un quart seulement de ces ray de terres hautes eSt cultivé sans jachère alors que les trois quarts sont de type essart.

1 . Depuis dix ans environ.

Michel Pruneau

114 III.

LA NOTION DE

RAY

Les Thai du Nord ne sont pas des cultivateurs de ray, ou plutôt ils le sont par obligation. Lorsque les terres basses, domaine des rizières, sont de superficie insuffisante, ils vont faire des essarts dans les collines environnantes. Les villages thai qui vivent uniquement de cultures itinérantes sur brûlis sont rares. Il en existe sur la moyenne et la haute terrasse au nord de la ville de Nan et au sud de Denchai (province de Phrae). Judd 1 a décrit cette agriculture de ray traditionnelle avec une seule année de culture, cinq à six années de jachère, une entraide collective, sur un sol recouvert des cendres du brûlis mais non houé. Ce type traditionnel eSt en voie de disparition car il ne permet qu'une densité de 13 habitants par kilomètre carré en agriculture de subsistance (ray de riz essentiellement). La croissance démographique, entraînant la raréfaftion des terres disponibles, a provoqué une réduction de la durée des jachères. L'ouverture de l'économie, d'autre part, a entraîné le développement des cultures commerciales (arachide, coton, tabac...) et l'utilisation de tra&eurs pour les labours, ce qui a eu comme conséquence la disparition de l'essartage et une mise en valeur permanente des terres hautes. Les villages thai de montagne qui sont implantés dans le même milieu naturel que les villages lua ou karen ne pratiquent pas essentiellement l'agriculture itinérante sur brûlis, mais exploitent des vergers de théiers (suan miang). Ils achètent la plus grande partie de leur riz qu'ils échangent contre des feuilles de thé destinées à confeftionner des chiques (miang). Placés dans un milieu forestier montagnard, les Thai préfèrent une culture intensive commerciale sous forme de verger, à l'agriculture vivrière des ray. 1. Ray siamois E n milieu siamois2, dans la haute plaine centrale drainée par la Yom et la Nan, il y a eu beaucoup de défrichements dans les cinquante dernières années. Une grande partie se sont faits en terres hautes sur des alluvions anciennes mais fertiles. Les paysans ont défriché pour cultiver du maïs, du coton, des haricots... Les ray ainsi cultivés s'opposent aux na, rizières semées (na wan) ou rizières repiquées (na dam) des bas-fonds. Cependant, ces ray font l'objet d'une occupation permanente sans jachère forestière ni herbeuse. Dès le premier défrichement, ils sont aménagés dans ce but d'une façon progressive. Par exemple, à Nong Tum (Amphoe Kong Krailat, province de Sukhothai), après le premier brûlis, on sème du riz sec ou du maïs pendant deux ou trois ans en houant le sol chaque année et en retirant peu à peu les principales souches. On passe ensuite au labour au traâeur chaque année avant les semailles de maïs. 1. L . C. JUDD, Dry Rice Agriculture in Northern Thailand, Ithaca, N Y (Cornell University Data Paper, 52), 1964. 2. Les Siamois sont les Thai du Centre, de l'ancien royaume du Siam, par opposition aux Thai du Nord, de l'ancien Lannathai.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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Robert Garry depuis les temps les plus reculés, de route de migration, d'abord aux Mon et aux Khasis qui, partis du nord-oueSt de l'Inde et de la Birmanie vinrent par voie de terre peupler la basse vallée du Mékong, puis aux Thaï qui, à partir du x m e siècle, refoulés par l'invasion mongole, vinrent peupler le delta du Chao Phya en Thaïlande et attaquer l'empire khmer dont ils mirent à sac la capitale en 1352. Au nord, par la vallée du Mékong, les Thai-Lao se sont infiltrés au Cambodge; on les retrouve aujourd'hui en nombre appréciable dans les provinces de Stungtreng et de Rattanakiri. Enfin, vers le sud-eSt, le Cambodge eSt largement ouvert à la fois vers la mer et vers le Sud Viet-Nam. Dès avant l'ère chrétienne les Tamouls du Sud de la péninsule Indienne du Dekkan débarquèrent sur les côtes cambodgiennes; ils furent suivis au v m e siècle par les Malais du royaume de Crivijaya qui avait, à cette époque, établi son hégémonie sur l'Insulinde et la péninsule Malaise. Plus près de nous, les Annamites, prédécesseurs des Vietnamiens aâuels, arrivés dans le Sud de la péninsule Indochinoise dès la fin du xvi e siècle, commencèrent à s'infiltrer au Cambodge. Remontant le Mékong et le Bassac ils occupèrent progressivement les territoires qui constituent aujourd'hui la partie méridionale du Sud Viet-Nam et s'avancèrent même jusqu'à la capitale du Cambodge en 1658. Les événements adtuels ne sont qu'une répétition des invasions passées : Nord-Vietnamiens et Vietcongs empruntent, depuis le début de la guerre du Viet-Nam, la voie du Nord matérialisée par la piste Ho-Chi-Minh à laquelle fait suite la piété Sihanouk. Depuis la récente invasion du Cambodge par les troupes américano-sud-vietnamiennes et l'extension à ce pays des opérations militaires, le Mékong et ses affluents sont venus doubler la piste Ho-Chi-Minh et constituer de nouveau la voie d'invasion traditionnelle. Au sud-eSt, la marche séculaire des Vietnamiens vers le Cambodge, arrêtée par le Protectorat français en 1863, vient de reprendre; les barges de débarquement sud-vietnamiennes, qui sillonnent en ce moment le Mékong, ne font que suivre les chenaux empruntés depuis près de quatre siècles par les sampans annamites. Enfin, au nord-eSt, les contingents thaïlandais de descendance khmère reprennent la voie suivie par les envahisseurs siamois qui détruisirent Angkor au début du xiv e siècle. Le climat et la végétation Le climat du Cambodge eSt un climat tropical de mousson, en général chaud et humide, en raison de la proximité de l'équateur; toutefois, les vents de mousson, la distribution et l'orientation du relief introduisent dans ce climat une asse2 grande diversité. Durant la saison sèche qui s'étend de novembre à avril, lorsque le pays eêt ventilé par les alizés du nord-eSt, les précipitations sont très faibles, l'humidité relative modérée et les températures supportables. Au contraire, à la fin de la saison sèche, durant les mois d'avril et de mai, les températures s'élèvent, l'humidité relative s'accroît, et, dès le mois de juin, des pluies diluviennes s'abattent sur le pays. La plaine littorale et la chaîne des Cardamomes sont les régions les plus arrosées. Les précipitations y sont suffisantes pour permettre la croissance de la forêt de palétuviers et de la forêt ombrophile. Par contre, sur les hautes terres du Nord et du Nord-ESt seule la forêt claire peut prospérer.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou L'alternance de la saison sèche et de la saison des pluies a des incidences direâes sur la vie humaine et sur le déroulement des événements d'ordre politique et militaire. La saison sèche eSt favorable au déplacement des troupes, à l'engagement des unités motorisées et à l'intervention aérienne. Ce n'eSt pas par hasard que l'invasion américano-sud-vietnamienne du Cambodge a été déclenchée le i e r mai, c'eSt-à-dire en saison sèche, et que le retrait des troupes américaines a été fixé au 30 juin, au moment où la saison des pluies eSt bien établie. La saison des pluies au contraire favorise la guérilla, empêche la progression des engins blindés et réduit l'activité aérienne. L'activité des forces communistes s'accommode ainsi beaucoup plus aisément des conditions prévalant en saison des pluies. C'eSt l'époque favorite de leurs embuscades et de leurs offensives. Par ailleurs la région centrale qui en saison sèche eSt favorable aux vaStes déploiements de troupes et aux opérations militaires d'envergure ne leur offre en saison des pluies que de rares routes émergeant comme autant de digues au-dessus de la plaine inondée. Comme les événements récents l'ont montré sur la route 6, de Phnom-Penh à Kompong Thom, la route peut devenir une véritable chausse-trape et les troupes qui s'y engagent peuvent y être facilement attaquées. Par ailleurs les montagnes et les plateaux boisés de la périphérie sont le domaine favori des petites unités dressant des embuscades ou effeétuant des attaques de va-et-vient. La carte de la végétation naturelle du Cambodge et de l'utilisation du sol pourrait se superposer, avec une grande exaâitude, à la carte des zones tenues respectivement par les forces communistes et anticommunistes. LES F A C T E U R S

HUMAINS

La population Jusqu'à une date relativement récente le chiffre de la population d'un État n'était pas en relation direâe avec sa puissance; l'Antiquité a connu de grandes nations qui étaient peu peuplées et qui tiraient leur puissance d'une organisation et d'une technique supérieures : toutefois le chiffre de la population eSt aujourd'hui extrêmement important et reprend toute sa valeur par comparaison avec celle des États voisins. La population actuelle du Cambodge s'élève à près de 7 millions d'habitants; si elle dépasse sensiblement celle du Laos qui atteint à peine 3 millions, elle eSt par contre largement inférieure à celle de la Thaïlande qui dépasse 34 millions, et à celle du Viet-Nam du Sud qui approche les 18 millions. Il n'eSt donc pas surprenant qu'à la suite de son accession à l'indépendance, en 1953, le Cambodge, débarrassé de la tutelle de la France, mais aussi de sa proteétion, se soit senti quelque peu isolé et abandonné en face de voisins plus peuplés et plus puissants que lui. Les États-Unis ayant pris fait et cause pour la Thaïlande et le Sud Viet-Nam, et l'Union Soviétique étant fort loin et peu intéressée à son sort, le Cambodge n'avait d'autre ressource que de se tourner vers la Chine dont il pressentait l'influence croissante dans le Sud-ESt de l'Asie. On a voulu voir dans cette prise de position un alignement sur les pays socialistes alors

172

Robert Garry

qu'elle n'était diCtée que par une perception aiguë des forces en présence et par un simple inStinét de conservation. -La composition ethnique La population du Cambodge eSt relativement homogène; 85 % des habitants sont de race khmère; il existe toutefois de substantielles minorités dont l'importance politique eSt considérable et vient d'être tragiquement soulignée par les affrontements récents entre Cambodgiens et Vietnamiens. La population vietnamienne eSt estimée à 400 000 individus, principalement concentrés dans les provinces méridionales et dans les faubourgs de la capitale notamment dans le « village catholique » et la presqu'île de ChruiChang-Var où on en compte près de 200000. Lorsqu'en 1863 la France établit son protectorat sur le Cambodge, elle permit aux Vietnamiens de s'établir librement dans le royaume. Grâce à la protection française, mais aussi, et surtout, grâce à leurs qualités, leur habileté et leur ardeur au travail, ils ne tardèrent pas à occuper une position éminente dans le pays : riziculteurs dans le Sud et le Centre, pêcheurs autour du Grand Lac, ouvriers agricoles dans les plantations de caoutchouc, artisans ou commerçants dans les villes. Ils occupaient en outre de très nombreux poStes dans l'administration du protectorat et dans les grandes entreprises commerciales ou industrielles. Les Cambodgiens les considéraient comme insolents, vaniteux et pour tout dire indésirables. L e prince Sihanouk avait réussi à maintenir la paix et l'harmonie entre Cambodgiens et Vietnamiens ; son absence du Cambodge, puis sa destitution, le 18 mars 1970, ont ravivé les oppositions et la minorité vietnamienne a subi les sévices les plus graves : pendant quelques semaines, pillage, incendies, viols et assassinats se sont succédé. Le rapatriement des Vietnamiens a été entrepris, mais, par suite des difficultés de leur intégration à la population du Sud Viet-Nam, il a été suspendu; il n'a porté que sur 40 000 habitants. L e problème eSt extrêmement grave, il pèsera longtemps encore d'un poids très lourd sur les relations entre Cambodge et Viet-Nam. Sa solution dépendra de l'évolution des forces en présence. La vieille haine raciale demeure occulte et latente et toute intégration à la communauté khmère eSt impensable et impossible. L'annexion par le Siam et l'empire d'Annam, à partir du x i v e siècle, de territoires importants de l'empire khmer et la déportation d'un très grand nombre de ressortissants cambodgiens sur le territoire siamois ont amené la constitution de minorités khmères très importantes dans ces deux pays. Connus sous le nom de Khmer-Thai, on a évalué ces ressortissants à plus de 600 000 en Thaïlande; ils sont concentrés sur le plateau de Korat et surtout dans les circonscriptions de Aranh, Chantaboun, Surin et Oubon, au nord de la chaîne des Dang Rek. A u Viet-Nam du Sud ils seraient plus de 700 000 surtout répartis dans ce que l'on appelait autrefois « l'OueSt Cochinchinois », c'eSt-à-dire les anciennes provinces de Bac-Lieu, Softrang, Chaudoc, Vinh-Long, Long-Xuyen et Can-Tho. L'existence de ces populations, désignées au Cambodge sous le nom de Khmer-Krom, ne semble pas devoir constituer, du moins à échéance prévisible, un problème politique sérieux. Établies en Thaïlande et au Viet-Nam depuis plusieurs siècles, parlant la langue du pays, s'étant plus ou moins intégrées par mariage à la

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population autochtone, elles ne semblent pas manifester un désir très vif d'être rattachées à leur ancienne mère-patrie. Dans une déclaration récente le prince Sihanouk avait simplement demandé la reconnaissance des frontières actuelles du Cambodge, renonçant ainsi à tout irrédentisme. Cependant ces minorités khmères en territoire étranger, plus ou moins assimilées, paraissent appelées à jouer un rôle politique important dans les mois ou années à venir. Des contingents militaires ont en effet été recrutés parmi elles; payés et entraînés par des instructeurs américains, ils constituent aujourd'hui le fer de lance des troupes d'occupation vietnamiennes, et bientôt peut-être thaïlandaises. Susceptibles d'atténuer sensiblement le ressentiment de la population cambodgienne envers les forces d'occupation, ces troupes de Khmer-Krom pourraient bien constituer de véritables envahisseurs et préparer l'établissement d'un véritable protectorat étranger sur le pays khmer. Le processus de désagrégation du Cambodge, interrompu par la France en 1863, pourrait alors reprendre et il n'eSt pas exclu que le Cambodge y perde sa souveraineté. Par ailleurs, on a récemment signalé que certains de ces Khmer-Krom, ayant eu à subir des mesures de discrimination, aussi bien de Saigon que de Bangkok, se rallieraient volontiers aux maquis du gouvernement d'union nationale du prince Sihanouk. La deuxième minorité raciale en importance eSt constituée par les Chinois; bien qu'il soit extrêmement difficile de déterminer qui doit être considéré comme chinois, en raison du grand nombre d'unions inter-raciales, on estime à près de 400 000 le nombre de ceux qui habitent le Cambodge. Ils sont dispersés dans tout le pays, mais sont particulièrement nombreux dans la capitale et dans les provinces de Battambang, Kompong-Cham et Kampot. L'immigration chinoise eSt ancienne; elle remonterait au xiv e siècle, lorsque la dynastie des Song succomba sous les coups des Mongols ; au cours des siècles suivants, l'infiltration chinoise se poursuivit sporadiquement suivant les fluctuations de la politique intérieure. Ce n'eSt cependant qu'au xix e siècle, à la faveur de l'occupation française, que leur nombre s'accrut sensiblement. Lorsque la guerre du Viet-Nam éclata, un nombre important de Chinois se réfugièrent au Cambodge pour échapper au Vietcong et aux mesures de discrimination prises à leur encontre par le gouvernement du Sud-Vietnam. Les Chinois occupent au Cambodge une situation privilégiée ; jusqu'à une époque récente ils détenaient la quasi-totalité du commerce de détail et une partie importante du commerce de gros. Les transactions portant sur le riz, le poivre, le poisson sec et le bois d'œuvre étaient en majeure partie entre leurs mains. La plupart des industries étaient dirigées par eux et ils détenaient un quasi-monopole dans la culture du poivre et la culture maraîchère. Ils étaient admirés et quelque peu jalousés pour leurs talents, leur intelligence et leur richesse. Durs au travail, persévérants, économes, souples et tolérants, ils se sont remarquablement adaptés à la société cambodgienne dont ils parlent la langue et respeftent les coutumes. En dépit de leur puissance économique ils n'ont jamais été considérés comme des citoyens à part entière et ont été l'objet de discrimination, notamment dans l'exercice de leurs droits civils. Au moment où, en Chine, la révolution culturelle battait son plein, certains éléments progressistes de la colonie chinoise voulurent se constituer en groupement de gardes rouges et manifester leur allégeance à Mao Tsé-Toung. La riposte ne se fit pas attendre, le prince

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Sihanouk ferma les écoles chinoises, interdit toutes les manifestations, suspendit la parution des journaux et envoya une énergique protestation à Pékin qui répondit par une lettre d'excuses. Depuis la destitution de Sihanouk, la communauté chinoise ne semble pas avoir été moleStée; le gouvernement du général Lon-Nol a récemment déclaré qu'en dépit de l'attitude hoêtile du gouvernement chinois, il désirait assurer la sécurité des 400 000 Chinois du Cambodge pour autant que ceux-ci se tiendraient tranquilles et respefteraient les lois en vigueur. Il eSt probable que leur sort dépendra avant tout de la situation politique qui prévaudra en ExtrêmeOrient. En raison de son allégeance traditionnelle à sa patrie d'origine, la communauté chinoise du Cambodge pèsera cependant d'un poids non négligeable dans l'élaboration de la politique future du pays. Les autres minorités ethniques n'ont qu'une faible importance politique. Les 85 000 Malais ou Chams établis au Cambodge, que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de Khmer-Islam, sont les descendants d'émigrés Cham venus au Cambodge après la conquête de leur pays par les Annamites ou de pêcheurs malais venus de Sumatra ou de la péninsule Malaise. Établis dans la province de Kampot et le long des berges du Mékong et du Tonlé-Sap, ils se sont parfaitement intégrés à la société khmère dont ils ont adopté la civilisation et la culture à l'exception de la religion. Les métis, les Européens et les Indiens ont pour la plupart quitté le Cambodge au lendemain de l'indépendance; ceux qui y sont demeurés constituent une population flottante qui se renouvelle sans cesse et ne joue aucun rôle dans la vie politique du pays. En revanche, la déposition de Sihanouk et l'accession au pouvoir d'un « gouvernement de sauvetage » pro-américain ont donné à l'élément américain en résidence au Cambodge — membres de l'ambassade, conseillers, hommes d'affaires — une dimension nouvelle. Leur influence dépasse largement celle que leur nombre laisserait supposer. L'existence sur les plateaux, et dans les montagnes de l'hinterland cambodgien, de populations montagnardes qui n'appartiennent à aucun des groupes ethniques que nous venons d'étudier ne sera signalée que pour mémoire. Ces populations sont en effet socialement, économiquement et politiquement en dehors de la vie et de la culture cambodgienne. Les Cambodgiens, qui n'ont jamais pu les intégrer complètement à la nation khmère, et qui, jusqu'à une date récente, n'exerçaient sur eux aucune autorité, les désignent sous le nom de Khmer-Loeu. Ceux-ci seraient au total une centaine de milliers — Phnongs ou bien montagnards des provinces de l'ESt : Ratanakiri et Mondolkiri, divisés en Mnongs, Braos et Stiengs, auxquels il faut ajouter les Kouys des Dang Rek, les Pears des Cardamomes et les Saochs de la chaîne de l'Éléphant; ces derniers ont presque complètement disparu par fusion avec les Cambodgiens. Bien que ces minorités soient restées en dehors de la vie politique cambodgienne, elles n'en sont pas moins susceptibles de jouer un certain rôle dans la conjoncture nouvelle créée par l'extension au Cambodge de la guerre du Viet-Nam. Certaines d'entre elles, entraînées par des « conseillers » américains, ont constitué des unités de choc suceptibles de prendre une part active aux opérations militaires sur le territoire cambodgien. D'autres ont rallié le Front Uni de Lutte des Races Opprimées (FULRO) d'inspiration

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communiste. Les uns et les autres peuvent être utilisés, aussi bien contre les Vietnamiens que contre les Cambodgiens, ne se sentant, avec les uns et les autres, aucune affinité. LES F A C T E U R S

RELIGIEUX

Les Cambodgiens appartiennent en très grande majorité au bouddhisme hinayaniSte ou du « Petit Véhicule », connu sous le nom de Theravada ou bouddhisme orthodoxe que l'on retrouve au Laos, en Thaïlande, en Birmanie et à Ceylan. Doux et tolérants, ils n'ont jamais manifesté d'hoStilité envers les fidèles des autres croyances, que ce soit des musulmans, des chrétiens ou des animistes. Récemment on a constaté cependant une opposition violente entre Cambodgiens bouddhistes et Vietnamiens chrétiens qui s'eSt traduite par le meurtre de missionnaires et le sac d'églises chrétiennes, notamment celle du faubourg de Chrui-Chang-War dans la capitale du Cambodge. Il serait erroné d'y voir une rivalité d'ordre religieux; en effet la plupart des Vietnamiens vivant à Phnom-Penh sont des catholiques, et en s'en prenant à l'église catholique et à ses paSteurs, les Cambodgiens n'ont fait qu'assouvir cette vieille animosité qui s'eSt amassée au cours des siècles envers les Annamites. L E S RESSOURCES

NATURELLES

Le Cambodge eSt, avant tout, un pays agricole dont 85 à 90 % de la population vit de l'agriculture. La plupart des cultures sont des cultures vivrières destinées à l'alimentation de la population; parmi les cultures industrielles, seuls l'hévéa et le poivre sont de quelque importance; cependant les ressources du Cambodge ont joué un certain rôle dans la guerre du Viet-Nam. Jusqu'à l'arrivée au pouvoir du gouvernement du général Lon-Nol, le riz a fait l'objet d'une contrebande généralisée, tant au profit du Vietcong que des Sud-Vietnamiens. Cette contrebande était pratiquée soit par des individus isolés, qui transportaient eux-mêmes à bicyclette ou en triporteur quelques sacs de paddy vers la frontière vietnamienne, soit par des entreprises privées, ou même gouvernementales, utilisant des camions. A l'heure présente les maquis cambodgiens du prince Sihanouk s'efforcent de couper la route et le chemin de fer qui acheminent le riz de la région de Battambang vers la ville de Phnom-Penh et le Sud Viet-Nam. Le riz eSt ainsi devenu une arme précieuse pour les belligérants. C'eSt cependant le caoutchouc qui constituait jusqu'ici le plus clair des exportations cambodgiennes. Les plantations d'hévéa du Cambodge étaient parmi les plus prospères et les mieux gérées du Sud-ESt de l'Asie. Sous prétexte que leur main-d'œuvre était en majorité nord-vietnamienne et soupçonnée d'apporter une aide aux Vietcong, les plantations de caoutchouc — notamment celles du Chup, de Mimot, de Snuol — ont été systématiquement détruites par l'aviation sud-vietnamienne. Il faut voir là, à notre sens, non seulement une manœuvre taitique d'un intérêt immédiat, mais un souci délibéré de deStruftion, s'inscrivant dans une politique générale de représailles envers le Cambodge. Les plantations du Sud Viet-Nam ayant été 12

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détruites au cours de la guerre, celles du Cambodge ne pouvaient évidemment subsister. LES TRANSPORTS E T LES

COMMUNICATIONS

La situation géographique du Cambodge, la disposition de son réseau de communications fluviales, routières et ferroviaires, ont joué un rôle déterminant dans la décision des Américains d'envahir le pays. Dans son numéro du 30 mai 1967, le magazine américain Look publiait une carte de l'ExtrêmeOrient sous le titre « Our New WeStern Frontier ». On y voyait une ligne qui, partant des Aléoutiennes, passant par le détroit de La Pérouse, entre Sakhaline et Hokkaïdo, englobant l'archipel Japonais, remontant en Corée le long du 38e parallèle, passant au large des îles Riou Kiou et de Formose, suivait le 17 e parallèle au Centre Viet-Nam, puis la frontière entre le Laos et le Sud Viet-Nam, et, rejoignant enfin la frontière de Thaïlande à travers le golfe du Siam, englobait la Thaïlande et la Malaisie. Le long de cette ligne enveloppante qui, de la Haute-Birmanie à la mer de Béring, encerclait la Chine, un seul hiatus : le Cambodge. L'invasion du i e r mai l'a supprimé; désormais, la ligne eSt continue; le long des grands axes de communications du Cambodge, les liaisons sont maintenant sans solution de continuité de la Thaïlande au Sud Viet-Nam et du golfe du Siam vers le centre du Cambodge et le Laos. Le réseau cambodgien a joué, depuis le début de la guerre du Viet-Nam, un rôle occulte, mais d'importance, dans les opérations militaires. Il n'eSt pas douteux qu'une partie du ravitaillement des troupes nord-vietnamien nés et vietcong empruntait le Mékong et les grands axes routiers qui conduisent au Sud Viet-Nam, notamment la route 1 de Phnom-Penh à Svayrieng et Saigon, la route 13 du Laos à Saigon — par Stungtreng, Kratie, Snuol et Loc Ninh —, la route 7 de Kompong-Cham à Saigon — par Krek et Tayninh —, et enfin la route 4, dite de « L'Amitié Khméro-Américaine », qui reliait le port de Sihanoukville (rebaptisé Kompong-Som) à Phnom-Penh. L A C A P I T A L E DU CAMBODGE : PHNOM-PENH

La capitale du Cambodge occupe une position centrale et un site exceptionnel : la convergence de quatre voies fluviales d'importance majeure, que l'on désigne sous le nom des « Quatre Bras » (Chakdomuk). C'eSt à cet endroit que le Mékong, le Grand Fleuve (Tonlé-Thom) et le Tonlé-Sap viennent mêler leurs eaux pour se diviser ensuite en deux branches : le Mékong proprement dit et le Fleuve antérieur ou Bassac, qui, à travers le territoire du Viet-Nam du Sud, vont se jeter dans la mer de Chine méridionale. Mais Phnom-Penh n'eSt pas seulement un carrefour fluvial; c'eit aussi un remarquable nœud routier où viennent aboutir les grands axes qui unissent la capitale à la Thaïlande — par les deux rives du Grand Lac (routes 1 et 6) —, au Laos — par la route 13 qui longe le Mékong —, au Sud Viet-Nam par la route 1 qui franchit le fleuve Mékong à Neak Luong —, enfin au golfe de Thaïlande — par la route 17, qui conduit à Kampot, et

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la route 5 qui relie la capitale au port en eau profonde de Sihanoukville. De plus, Phnom-Penh eSt le terminus des lignes de chemin de fer vers la frontière de Thaïlande et vers le port de Sihanoukville. L'existence de ce remarquable réseau de communications a eu des répercussions considérables sur la répartition de la population durant les deux derniers conflits. Au cours de la première guerre d'Indochine, qui, pour le Cambodge, n'a guère commencé qu'en 1949, au moment où les forces armées du VietMinh et les rebelles Khmer-Issarak étendirent leurs a&ivités de guérilla au Cambodge, l'insécurité des campagnes s'accrût brusquement; les habitants des régions menacées se concentrèrent dans les villages situés le long des axes routiers. Le plus souvent désœuvrés et sans ressources, ils en vinrent, tout naturellement, à suivre la route qui conduisait à la capitale où ils espéraient trouver du travail, ou l'aide de parents ou d'amis, et une certaine

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amélioration de leur sort. C'eSt ainsi que la population de Phnom-Penh se serait élevée en 1950 à 354 000 habitants marquant ainsi une augmentation de près de 228 % en deux ans. D'après des informations récentes reçues du Cambodge cet exode rural se serait considérablement amplifié au cours des derniers mois. Fuyant les bombardements de l'aviation américaine et sud-vietnamienne et les opérations militaires qui se déroulent dans les régions centrales du Cambodge — Kompong-Cham, Kompong-Thom, Takeo et Kampot, notamment —, les habitants se sont réfugiés à Phnom-Penh. La population y serait ainsi passée de 600 000 à 1,5 million d'habitants depuis l'ouverture des hostilités à la fin d'avril dernier. La densité et la disposition du réseau de voies de communications seraient ainsi indireâement responsables de la croissance de la capitale. Étant pratiquement en état de siège et menacée dans ses approvisionnements, Phnom-Penh eSt ainsi devenue un problème politique majeur pour le gouvernement. En dépit d'un front de mer de 150 kilomètres sur le golfe de Thaïlande, le Cambodge pouvait être considéré, au point de vue des communications maritimes, comme un pays continental, car il ne disposait d'aucune facilité portuaire. Kep était une rade foraine, Kampot un eStuaire envasé et le port de Ream n'était accessible qu'aux navires de faible tonnage; tout le trafic se faisait par le Mékong; mais les hauts-fonds des bouches du fleuve ne permettaient pas aux océaniques de plus de 4,5 mètres de tirant d'eau d'accéder aux quais de Phnom-Penh. En 1954, sous l'égide de la France, des accords furent signés par les nations riveraines du Mékong — Cambodge, Laos, Viet-Nam —, proclamant l'internationalisation du Mékong et garantissant la libre navigation. Le Cambodge bénéficiait en outre de facilités d'entrepôt et de transit dans le port de Saigon. Dès 1955, le prince Sihanouk, désireux d'assurer au Cambodge un libre accès à la mer, décidait d'aménager un port maritime en eau profonde sur les rivages du golfe de Thaïlande. La sagesse de ce projet, qui souleva à l'époque de vives critiques, fut confirmée par la décision unilatérale de Saigon d'interdire l'entrée du Mékong à tout navire battant pavillon d'un pays socialiste. Cette décision, qui violait les accords de 1954, fut prise par le gouvernement vietnamien, à la suite du voyage à Pékin du prince Sihanouk et la signature d'un traité d'assistance économique avec la Chine en juin 1956. Les travaux du port furent dès lors activement poussés et dès 1959 le port était ouvert à la navigation; tous les navires d'un tirant d'eau maximum de 10 mètres pouvaient accéder à ses quais. Une route asphaltée, construite avec l'aide américaine, relie Sihanoukville à Phnom-Penh; elle eSt doublée par un chemin de fer de 270 kilomètres de long, inauguré en 1969, qui assure la liaison du port avec la capitale via Kampot et Takeo. L E S FONDEMENTS

HISTORIQUES

A u cours des millénaires qui séparent les migrations des auStraloïdes, dont nous retrouvons les descendants chez certaines tribus primitives du Cambodge, et l'occupation coloniale, la géographie politique de la péninsule

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Indochinoise s'eSt bien des fois modifiée; le Cambodge en fut toujours un des éléments essentiels, que ce soit sous la forme du royaume indianisé du Fou-Nan, de la dyarchie du Tchen-La ou de l'empire Angkorien. La décadence du Cambodge, dont les événements récents constituent le plus récent épisode, commença au x m e siècle. Nous avons vu que les Thai, qui habitaient la Chine centrale, s'étaient dirigés vers le sud sous la pression mongole et s'étaient établis dans la vallée du fleuve Ménam; c'eSt de là qu'ils partirent à l'assaut de l'empire khmer. Ils s'emparèrent du plateau de Korat, saccagèrent Angkor et emmenèrent en captivité des centaines de milliers de Khmers. De leur côté, les Vietnamiens, qui s'étaient emparés du royaume du Champa, empiétaient sur le territoire cambodgien et s'emparaient peu à peu de toutes les provinces du Sud du Cambodge riveraines de la mer de Chine méridionale. Le Cambodge, pris entre deux feux, incapable de résister, essaya de jouer le Viet-Nam contre le Siam et dut finalement se résoudre à reconnaître la double souveraineté de Bangkok et de Saigon. L'établissement du proteâorat français en 1863 sauva le pays de la disparition. En 1907, le Siam dut rétrocéder au Cambodge les provinces usurpées de Battambang et de Siemreap. Les frontières furent Stabilisées et le Cambodge intégré à la Fédération Indochinoise échappa ainsi aux entreprises de ses voisins. Mais ce n'était qu'un répit. En 1944, profitant de la défaite de la France et de l'appui japonais, le Siam, qui avait entre-temps pris le nom de Thaïlande, attaqua le Cambodge et se fit céder les provinces de Battambang et de Siemreap, qu'il dut à nouveau remettre au Cambodge en 1946, à la suite de la défaite japonaise. Ayant obtenu son indépendance complète en 1953, à la suite d'une série d'accords avec la France, le Cambodge s'eSt évertué depuis à faire reconnaître son intégrité territoriale et sa neutralité afin de ne pas être entraîné dans la guerre du Viet-Nam. Le prince Sihanouk ne se faisait cependant aucune illusion sur les possibilités du maintien d'une Striâe neutralité. En mars 1968, dans une lettre au journal Le Monde, il écrivait : « Il eSt parfaitement clair que le communisme asiatique ne nous permet plus d'être neutres et hors du conflit qui oppose les Sino-Vietnamiens et les Américains. Ne pouvant faire de nous, qui n'entendons pas mourir pour Hanoi ou Pékin (pas plus d'ailleurs que pour Washington), des alliés le soutenant inconditionnellement, il s'évertue à renverser notre régime de l'intérieur... La partie ne fait que commencer. » C'eSt ainsi que les incursions des troupes nord-vietnamiennes et vietcong se sont multipliées dans les provinces de Ratanakiri et de Mondolkiri, le long de la piste Sihanouk, prolongement en territoire cambodgien de la « piste Ho-Chi-Minh » venant du Nord Viet-Nam à travers le territoire laotien. On en a conclu — un peu trop hâtivement, peut-être — que le Cambodge tolérait le trafic des approvisionnements, des armes et des munitions, à travers son territoire, à destination du Sud Viet-Nam, et qu'il avait ainsi violé lui-même la neutralité qu'il revendiquait. Il ne lui était pas possible de s'y opposer. Mais ce faisant, il n'agissait pas différemment de la Thaïlande et d'autres pays du Sud-ESt asiatique qui se disent aussi neutres, mais pratiquent le même transit, servent de « sanctuaires » aux troupes américaines, et envoient même des contingents de troupes combattre à leurs côtés.

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Quoi qu'il en soit, le premier a£te du drame eSt consommé; le Cambodge eSt devenu un champ de bataille : il le doit à sa position géographique. Si le but immédiat et avoué de l'invasion américano-vietnamienne était la deStruâion des sanfhiaires vietcong et nord-vietnamien et l'interdiâion des voies de ravitaillement vers le Sud, le but lointain eSt la constitution d'un bloc continu, d'un axe Bangkok Phnom-Penh Saigon, anticommuniste et pro-américain. Cette démarche semble méconnaître les fondements, à la fois humains et historiques, de la géopolitique de la péninsule Indochinoise. La vieille hostilité entre Cambodgiens d'une part, et Vietnamiens et Thaïlandais de l'autre, toujours vivace, la division du pays entre une population rurale fidèle à Sihanouk et une population urbaine qui s'eSt rangée, avec plus ou moins de conviftions, aux côtés du nouveau gouvernement, l'existence de zones montagneuses boisées et quasi désertes situées à proximité des régions cultivées et des voies de communications et servant de refuge aux « résistants », et enfin la sympathie occulte de la Chine pour une division politique de la péninsule et un équilibre de forces entre les États qui la constituent s'opposeront vraisemblablement longtemps encore à la réalisation de la politique américaine dans le Sud-ESt de l'Asie. Le sort du Cambodge eSt aujourd'hui étroitement lié à celui des autres pays de la péninsule; tout règlement de l'imbroglio indochinois sera global et ne pourra échapper, tant sur le plan physique que sur le plan humain, aux impératifs de l'histoire et de la géographie.

CHRISTIAN

HUETZ

DE

LEMPS

Les Chinois aux Hawàï

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E GROUPE CHINOIS apparaît aujourd'hui comme numériquement assez peu important aux Hawaï, avec en 1970 une quarantaine de milliers de personnes, soit 6 % environ de la population totale. On eSt bien loin, on le voit, de 1' « invasion chinoise », si redoutée et vigoureusement dénoncée dans les années 1880-1900, tant par les Blancs que, surtout, par les indigènes. D e plus, encore faudrait-il s'entendre sur la définition même de ces « Chinois », qui sont, à l'exception de quelques rares très vieux immigrants non naturalisés, des citoyens américains à part entière. Même sur le plan racial, ils ne présentent pas une « pureté » absolue dans la mesure où sont inclus dans le groupe chinois, de par les classifications du census américain, tous les métis de Chinois et de Blancs « caucasiens » et tous les métis de père chinois — sauf ceux nés de contaâs avec les indigènes. Pourtant, l'élément chinois présente aujourd'hui encore une forte individualisation culturelle, sociale et même économique qui s'impose de façon évidente à l'observateur comme aux habitants de l'archipel eux-mêmes. E n particulier, les Chinois des Hawaï ont acquis une réputation de richesse qui eSt loin d'être usurpée : ils affichent volontiers d'ailleurs un certain luxe dans l'habillement, les bijoux, les maisons. Cela traduit un niveau de vie très élevé et de fait, en 1959 déjà, au moment où les Hawaï devenaient le cinquantième État des États-Unis, les Chinois arrivaient en tête pour le revenu moyen par homme au travail, avec $ 5 096 par an, devant les Japonais ( $ 4 302), les Caucasiens ( $ 3 649 y compris les militaires) et les Philippins ( $ 3 071). Quelques années plus tard (1964-1966), une étude du revenu annuel des familles dans l'île d'Oahu donnait les chiffres suivants : en premier, les Chinois avec $ 9 372, puis les Japonais ( $ 8 877), les Haoles 1 ( $ 7 246), les métis d'Hawaïens ( $ 6 850), les Portu1. Le terme indigène « haole », qui signifiait au départ étranger, a vu son sens se restreindre peu à peu pour ne plus désigner que la classe dominante des Blancs d'origine américaine ou européenne, non compris les Portugais et les Espagnols; haole correspond à la catégorie des « Other Caucasians » des recensements américains de 1 9 1 0 à 1950. Le chiffre présenté ici pour les Haoles mérite d'être analysé car on y a inclus les revenus des familles de militaires. Si l'on exclut ceux-ci {$ 5 278 par famille), on arrive, pour les Haoles véritables, à $ 10 3 1 9

Christian Huet^ de Lemps gais ($ 6 250), les Philippins ($ 6087) et enfin les Hawaïens ($ 5 583)1. La réussite économique des Chinois eSt donc Stupéfiante si l'on songe que les parents ou grands-parents de la génération actuellement adulte étaient dans la plupart des cas d'humbles coolies illettrés qui, dans la période 18751899, débarquaient par bateaux entiers à Honolulu, pour être conduits sur les différentes plantations sucrières. I. LES CHINOIS ET LES PLANTATIONS

Dans la première moitié du xix e siècle, des Chinois vinrent s'établir dans l'archipel comme commerçants ou agriculteurs. Ils ne furent jamais plus de quelques di2aines, même si leur rôle fut loin d'être négligeable au tout début de l'industrie sucrière. Ne dit-on pas d'ailleurs que le premier à avoir extrait du sucre de la canne fut un Chinois installé temporairement à Lanai en 1802 ? L'existence d'un groupe important de Chinois dans les îles eSt direâement lié aux besoins en main-d'œuvre de l'industrie sucrière naissante. Au début des années 1850, les plantations de canne à sucre des Hawaï étaient encore de bien petites unités, qui vendaient une partie de leur production sur place aux baleiniers faisant escale dans l'archipel et qui exportaient vers la Californie le surplus — au maximum 340 tonnes en 1850, à la fin d'une période bénéfique par les hauts courts sur le marché californien, liés à la Ruée vers l'or. Déjà, pourtant, le problème de la main-d'œuvre se faisait sentir de façon très sérieuse : le nombre des indigènes diminuait rapidement : ils n'étaient déjà plus que 82 593 au recensement de 1850, contre plus de 124 000 en 1832 ! De plus, il était évident que les Hawaïens s'adaptaient avec peine au caractère régulier et monotone du dur travail sur les plantations. Leurs tendances à l'absentéisme et à la fantaisie s'accordaient mal avec les exigences d'efficacité d'une exploitation moderne. C'eSt la raison pour laquelle, dès 1850, on entreprit de faire venir de la main-d'œuvre extérieure, en s'adressant à la source la plus riche et la mieux connue de l'archipel, la Chine du Sud, avec laquelle Hawaï avait été en relations constantes au moment du commerce du bois de santal. Les premiers contingents de coolies débarquèrent en 1851 et 1852 — près de 300 travailleurs au total — suivis par de petits groupes de quelques dizaines ou centaines d'individus jusqu'en 1875 — avec au maximum 615 arrivées en 1865. La population chinoise de l'archipel passa ainsi de 364 individus en 1853 à 2 038 en 1872 — seulement 3,6 % encore de la population totale (cf. fig. 1). La signature du « Traité de Réciprocité » entre les États-Unis et le royaume d'Hawaï, qui prévoyait à partir de 1876 la libre entrée sur le marché américain des sucres et du riz des Iles2, constitua un Stimulant d'une puissance extraordinaire pour l'industrie sucrière hawaïenne —' d'où des besoins en main-d'œuvre considérables; le rythme des arrivées de Chinois s'accéléra donc de façon remarquable : au total, de 1876 à 1885, 25 966 Chinois débarpar an, ce qui les place, comme on pouvait s'y attendre, en tête du peloton, mais avec une avance assez modeste sur les Chinois 1. A . W. LIND, Hawaï : The LaHof the Magic Isles, Londres, 1969. 2. Avec en contrepartie l'entrée libre de nombreux produits américains sur le marché hawaiien.

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quèrent dans les îles, et la population chinoise en 1884 représentait, avec 18 254 individus, 22,6 % du total. Bien avant cette date, la sonnette d'alarme avait été tirée devant cette « marée chinoise » tant chez les Haoles partisans de l'américanisation de l'archipel qu'au gouvernement ou parmi les indigènes. L'élément chinois était représenté comme parfaitement inassimilable et très dangereux si l'on ne veillait pas à réexpédier en Chine ceux qui arrivaient au terme de leur contrat de travail sur les plantations. Cette attitude reSta largement répandue des années 1880 jusqu'en 1910 — c'eStà-dire jusqu'à ce que les Japonais soient considérés comme un péril beaucoup plus redoutable encore que les « Pake », ainsi que l'on appelait avec un certain mépris les Chinois. En 1890 par exemple, le Président du Bureau d'Immigration du gouvernement hawaïen affirmait de façon péremptoire : « Le Chinois eSt ennemi du progrès; il reSte un Chinois toute sa vie, et où qu'il vive. Il garde son costume chinois, ses habitudes et ses méthodes chinoises, sa religion chinoise, ses espoirs et ses désirs de Chinois ; il considère comme inférieurs et méprisables les méthodes, les objets et la civilisation même des étrangers. Il ne veut pas s'assimiler et ne s'assimilera pas dans le pays où il vit, mais il y eSt, il s'y sent et il y agit comme un étranger temporairement exilé de sa Chine bien-aimée, où il envoie tous ses gains et où il repart dès qu'il a suffisamment économisé pour devenir indépendant. Il y a bien des exceptions, mais elles prouvent la règle... » 1 . C'eSt pourquoi le Bureau d'Immigration encouragea systématiquement l'importation de Blancs d'une part et celle de gens racialement proches des Hawaïens, d'autre part, pour essayer d'éviter 1' « asiatisation » des îles. Au début des années 1880, on fit ainsi appel à de nombreux Portugais, de Madère et des Açores surtout, voire à des Allemands ou même à des Norvégiens, pour travailler sur les plantations sucrières. De même, on récupéra à grands frais quelques habitants des mers du Sud, Gilbertiens ou NéoHébridais notamment. En même temps, le Bureau d'Immigration cessait de subventionner l'importation des Chinois qui se poursuivit cependant parce que les planteurs y trouvaient leur compte : les Chinois n'amenaient pratiquement jamais leur famille alors que, sur les 10 704 Portugais venus jusqu'en 1887, on comptait 31 % d'hommes, 23 % de femmes et 46 % d'enfants. C'eSt-à-dire que les planteurs devaient contribuer au paiement du passage et prévoir le logement de trois personnes pour avoir un travailleur. Puis en 1886 un véritable a ¿te d'exclusion, tempéré par l'oftroi de licences d'importation aux planteurs les plus en difficulté sur le plan de la main-d'œuvre, Stoppa en grande partie l'immigration chinoise qui, en neuf ans (1886-1894), tomba à 1 284 individus par an, c'eSt-à-dire un rythme d'arrivée inférieur à celui des retours vers la Chine : le total des Chinois présents dans l'archipel tomba de ce fait à 16752 en 1890 — soit 18,6 % de la population. Entre-temps, on avait fait appel à des milliers de Japonais qui finirent par sembler envahissants : pour contrebalancer leur influence dans les plantations, on reprit à partir de 1895 les importations de Chinois — au total 16 570 jusqu'au moment où, en 1899, l'annexion effective se traduisit par l'application aux Hawaï des lois américaines bloquant l'immigration 1. Biennal Report of the Président of the Boardof Immigration, 1890, pp. 88-89.

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chinoise. Le nombre de Chinois présents dans l'archipel atteignit alors 2 1 6 1 6 en 1896 et 25 767 en 1900 — soit 19,8 % de la population totale en 1896 et seulement 16,7 % en 1900 1 . Au total, les registres d'entrée du Bureau de l'Immigration et ceux des passagers venus dans l'archipel mentionnent la venue entre 1852 et 1899 de 56 720 Chinois. Mais, comme y sont comptés à chaque voyage les Chinois repartis en Chine puis revenus dans l'archipel, on peut évaluer à environ 46 000 le nombre de Chinois effectivement venus dans cette période. Or comme il n'y en avait qu'un peu moins de 26 000 présents aux Hawaï en 1900, cela signifie qu'un immigrant sur deux était dès cette date rentré en Chine, ou parfois avait continué vers les États-Unis, lorsque cela était encore possible avant la loi d'exclusion américaine de 1882. C'eSt le signe d'un fait capital : les Chinois sont venus aux Hawaï pour travailler pendant un certain temps sur les plantations afin de gagner assez d'argent pour s'assurer une position enviable au sein de leur communauté villageoise à leur retour en Chine. Tout leur comportement se trouvait ainsi déterminé par la perspective de retrouver tôt ou tard leur pays. Ils essayaient de maintenir les coutumes du village et le culte des ancêtres, et de limiter au maximum leurs contaits avec le monde extérieur : en particulier ceux qui avaient des enfants évitaient soigneusement de les envoyer à l'école des étrangers où l'on pourrait leur inculquer des idées contraires à la tradition. De même, de vieilles rivalités ethniques et de clans se trouvèrent transportées aux Hawaï, et soigneusement conservées tant que les immigrants gardèrent l'espoir de rentrer en Chine : la grande majorité d'entre eux venaient en effet du Kwantung mais ils appartenaient à des groupes ethniques et linguistiques différents, avec une opposition très marquée entre les « Punti », qui représentaient les trois quarts des Chinois des Hawaï, et les Hakka, « barbares envahisseurs du Nord »2 arrivés dans le Sud de la Chine un millénaire plus tôt et qui ne se privaient pas pour considérer les Punti comme paresseux et Stupides. Même dans les baraques des camps ou dans la Chinatown d'Honolulu, la ségrégation entre les deux éléments se maintint de façon vivace, après même parfois que l'on ait renoncé à rentrer en Chine : l'hoStilité des non-Chinois à l'égard de ceux-ci était attribuée volontiers par chacun des groupes de la minorité chinoise au mauvais comportement du groupe concurrent. Presque tous les Chinois vinrent aux Hawaï, au moins jusqu'en 1886, avec un contrat d'engagement de durée variable — trois, cinq, voire dix ans au départ —, mais qui, le plus souvent, était de cinq ans. A leur départ de Chine, on leur avançait le salaire de deux mois ($ 6) et le voyage était payé par les planteurs; le coolie devait travailler pendant cinq ans sur la plantation qu'on lui assignerait pour $ 3 par mois, logement, vivres et vêtements étant fournis gratuitement. Le travailleur chinois tombait alors sous le coup du « MaSter's and Servants' A£t » de 18 5 o qui veillait avec rigueur à l'observation des clauses du contrat : en particulier, celui qui désertait son poSte 1. Les dernières années précédant l'annexion avaient été marquées par d'énormes apports de main-d'œuvre d'origine variée, par crainte de la prochaine application des lois américaines très reStri&ives sur le plan de l'immigration. 2. E n particulier, les femmes hakka n'avaient pas à souffrir de la coutume de la déformation des pieds.

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avant le terme de son engagement était contraint d'y retourner par la force publique et devait servir jusqu'à deux fois la durée de son absence, avec au maximum un an de supplément. De même, le planteur pouvait recourir à n'importe quelle cour de diftriâ pour faire san&ionner par la prison ou les travaux forcés le refus de travailler, voire la mauvaise volonté ou la désobéissance. La sévérité du système fut un peu atténuée par la suite grâce à l'a&ion du Bureau d'Immigration qui, tout en étant hoStile à l'utilisation des Orientaux, voulait assurer des conditions de vie décentes sur les plantations; dès 1872, il fut interdit de retenir l'ouvrier agricole au-delà de son temps normal de contrat sous prétexte de paiement de dettes; de plus, il lui devint possible de se libérer avant terme en payant une partie du prix du voyage jusqu'aux Hawaï; en 1882, le droit de prolonger le temps du contrat pour désertion fut supprimé. On imposa aussi aux planteurs un minimum de conditions d'hygiène pour l'hébergement des travailleurs (1880). A partir de 1886, les ouvriers agricoles libres, c'eSt-à-dire non liés par contrat et payés à la journée de travail, devinrent de plus en plus nombreux, le gouvernement ayant limité Striâement le chiffre des contrats. La vie des immigrants chinois sur les plantations n'était pas rose, bien que les Hawaï fussent considérées alors comme un seâeur privilégié pour la façon dont les coolies étaient pris en charge et traités. Le rythme de travail était évidemment rude : lever avant l'aube, et, après que chacun ait ingurgité un bol de riz, la journée commençait. Elle durait, avec une courte pause pour le déjeuner, pratiquement jusqu'à la nuit tombante. Ensuite on regagnait les baraquements dont l'installation était des plus sommaires. Certains travaux étaient particulièrement pénibles, comme d'enlever l'enveloppe de feuilles mortes autour de chaque canne, ce qui forçait à progresser dans une jungle épaisse et sans air et causait, par le contaâ avec les poils urticants des joints de la canne, de douloureuses inflammations cutanées. Mais pour le Chinois, plus pénible encore que le travail proprement dit, il y avait la promiscuité avec des gens aux coutumes étranges et dégoûtantes : c'étaient les Hawaïens, voire les Portugais, qui mangeaient le poisson et le poi (taro) avec leurs doigts; c'étaient les Japonais avec leur impudique façon de se promener nus autour des baraques et de se baigner en famille; c'est la raison pour laquelle les planteurs en arrivèrent assez rapidement à créer des camps diStinâs en fonâion de l'origine géographique des ouvriers agricoles. Il y avait aussi la brutalité des lunas, c'eSt-à-dire des contremaîtres, Portugais ou Hawaïens par exemple, qui ne parlaient naturellement pas un mot de chinois mais qui n'hésitaient pas à utiliser parfois le fouet pour se faire comprendre. Le Bureau d'Immigration interdit cette pratique en 1868, mais, devant la persistance des abus, dut réitérer cette interdiftion en 1885. Il y avait aussi l'insigne pauvreté des équipements médicaux, les malades s'entassant dans de petites pièces sans hygiène qui étaient plus proches de la prison que de l'infirmerie. Il y avait encore les brimades de la direâion de la plantation, diminution sans raison valable de la paye ou allongement de la durée du travail. Le secrétaire du Bureau d'Immigration remarquait luimême l'étonnante souplesse des pendules des moulins qui accéléraient ou ralentissaient au gré du manager1. Il y avait enfin l'absence de tout recours 1. Cité dans Lawrence H. Fuchs, Hawaii Pono,, New York, 1961, p. 89.

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pour l'immigrant; la plantation était un petit monde isolé qui avait en fait ses lois propres : ce n'eSt pas le bref passage du représentant du Bureau de l'Immigration qui pouvait y changer quoi que ce soit; quant au Consul de Chine aux Hawaï, c'était un haut personnage, ami des puissants, et qui ne tolérait aucune plainte de la part de ses ressortissants qu'il menaçait de dénoncer en Chine comme antisociaux. Au total, les conditions de vie et de travail sur les plantations, quoique moins pénibles certainement que la misère qu'avaient connue la majeure partie des immigrants dans leur pays d'origine, étaient plus dures vraisemblablement que ce qu'ils avaient imaginé en choisissant de partir pour les « Iles du bois de santal », ainsi que l'on appelait les Hawaï dans la région de Canton. En réalité d'ailleurs, il eSt très difficile de généraliser car chaque plantation avait son propre règlement et son ambiance particulière. Dans certaines, celles notamment gérées par des gens apparentés aux missionnaires protestants, existait un véritable code moral et religieux : sur la plantation de Kohala (nord-oueSt d'Hawaï) organisée en 1862 selon l'initiative du Révérend Bond, les travailleurs, surtout des Hawaïens, il eSt vrai, à l'origine, devaient aller à l'église le dimanche et participer à la prière commune au moins une fois par semaine. Sur la plantation de Waihee, aucun feu ne devait être allumé après 18 h 30, et aucune lumière après 20 h 30, Tous les ouvriers agricoles devaient être couchés à 20 h 30 et se lever à 5 h, de façon à consacrer une heure à la toilette avant le petit déjeuner. Sur ce type de plantation, la surveillance était sévère en ce qui concerne le jeu, l'opium ou la débauche. Par contre, les travailleurs y étaient traités correctement et avec équité. A Grove Farm par exemple1, dirigé par le fils de missionnaire George N. Wilcox, le fouet ne fut jamais utilisé et le bruit courait parmi les planteurs que Wilcox exerçait une bien mauvaise influence sur la maind'œuvre en gâtant ses ouvriers par trop de soins. Sur d'autres plantations, la brutalité des managers et des lunas était compensée par une certaine tolérance en ce qui concerne les adivités en dehors des heures de travail. Les immigrants chinois étaient venus uniquement pour gagner de l'argent avant de repartir en Chine, et pour cette raison, comme il eSt fréquent pour des migrations temporaires, la majeure partie d'entre eux étaient célibataires et les autres avaient laissé leur famille en Chine. En 1896 encore, la communauté chinoise des Hawaï comptait 19 167 hommes pour 2 449 femmes, soit 782 hommes pour 100 femmes, et encore la majorité des femmes se trouvait-elle à Honolulu. Sur les plantations, le groupe chinois — à l'inverse des Portugais par exemple — était constitué presque exclusivement d'hommes, et d'hommes jeunes. Si l'on prend la distribution par âge des travailleurs chinois sous contrat en 1895-1897, on trouve 0,2 % de 10 à 14 ans, 0,3 % de 15 à 19 ans, 43,5 % de 20 à 24 ans, 27,9 % de 25 à 29 ans, 17,2 % de 30 à 34 ans, 8,6 % de 35 à 39 ans et seulement 2,3 % de 40 ans et plus. La catégorie de 20 à 24 ans eSt, il eSt vrai, artificiellement gonflée par la présence de nombreux jeunes gens de moins de 20 ans qui annonçaient faussement un âge plus élevé parce que le contrat n'était valable que s'il était établi par un individu majeur (« MaSters' and Servants' A f t »). Dans ces camps de plantation où aucune diStraftion n'était prévue, 1. Au sud-eSl de Kauai.

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il eSt normal que les perversions sexuelles, l'usage de l'opium et surtout une pratique intensive du jeu se soient largement développés. A u départ, les planteurs se montrèrent satisfaits de leurs coolies, plus efficaces que les Hawaïens et plus faciles à contrôler. Mais ils se rendirent vite compte que, d'abord, la docilité des travailleurs chinois était loin d'être aussi totale qu'on l'espérait 1 , et qu'ensuite, dès l'expiration de leur contrat, la grande majorité de ceux-ci quittaient les plantations où les espoirs de promotion sociale étaient réduits à presque rien, alors que l'économie hawaïenne en plein essor ouvrait des possibilités nombreuses à des gens mêmes pauvres, pourvu qu'ils fussent entreprenants et laborieux. Les Chinois étaient parfaitement conscients en effet qu'ils n'avaient guère de chance de monter dans la hiérarchie des emplois de la plantation, plus pour des raisons raciales que pour des questions de compétence : en 1884, sur les 5 037 travailleurs chinois employés dans les exploitations sucrières de l'archipel, 3 seulement avaient une position privilégiée (bouilleurs de sucre) et tous les autres étaient simples ouvriers agricoles; en 1899, sur les 2 019 emplois d'ouvriers qualifiés sur les plantations, les Chinois n'en détenaient que 94 (4,6 %) alors qu'ils comptaient encore pour 16,6 % de la main-d'œuvre. La véritable réadion des Chinois à la vie de plantation fut dans une fuite aussi rapide que possible vers d'autres horizons de travail. Le nombre de Chinois employés dans l'industrie sucrière baissa donc rapidement dès que cessa l'alimentation en nouveaux immigrants. En 1882, les Chinois (5 037) comptaient pour 49,1 % du personnel des plantations et en 1886, pour 38,7 % (5 626). Après la limitation des entrées en 1886, le chiffre des Chinois s'effondra très vite : 4 517 en 1890 (25,2 %); z 784 en 1894 (13 %). Remontée à 25,1 % avec les énormes apports précédant l'annexion (7 200 Chinois sur les exploitations sucrières en 1898), leur part déclina de façon spectaculaire et définitive après la cessation de l'immigration au moment de l'annexion. Dès 1902, elle était tombée à 9,3 % (3 937), en 1910 à 6,2 % (2 761), en 1922 à 3,3 % (1 487), en 1930 à 1,6 % (805) et en 1957 à 0,6 % (108). Il reSta donc bien toujours quelques Chinois, mais dans la plupart des cas, il s'agissait des éléments les plus imprévoyants, les moins dynamiques et les moins capables, qui s'accommodaient bien de la dépendance à l'égard des planteurs, qui les conservaient souvent par charité jusqu'à leur mort. Ceux-là évidemment restèrent en marge de la vigoureuse ascension des Chinois au sein de la société multiraciale des Hawaï. 11. L'ASCENSION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DES CHINOIS

Vis-à-vis de leurs concurrents portugais, japonais et philippins, les Chinois bénéficièrent de l'énorme avantage d'être arrivés les premiers. Ceux qui quittaient les plantations trouvaient en effet un vaSte champ d'aftivité compris en quelque sorte entre le niveau supérieur de la petite minorité haole, qui se lançait dans de grandes entreprises rendues impossibles pour les Chinois par le manque de capitaux, et le niveau inférieur de la masse des 1 . D e nombreuses rixes eurent lieu au départ avec les travailleurs indigènes, et par la suite plusieurs conflits avec les employeurs ou les lunas dégénérèrent en émeutes comme à Kohala en août 1891 ou à Lihue en avril 1897.

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indigènes en déclin rapide et mal intégrée en tout cas à l'économie monétaire. Commencé avec l'idée d'épargner pour obtenir propriété, indépendance économique et considération à leur retour en Chine, le travail acharné des Chinois garda les mêmes buts lorsqu'ils se décidèrent à rester définitivement dans l'archipel. Plusieurs direétions s'offrirent à eux pour essayer de réaliser leurs objeftifs.

1. 1M petite agriculture intensive Nombre de Chinois cherchèrent tout naturellement, à leur sortie des plantations, à reconstituer aux Hawaï un genre de vie paysan qu'ils connaissaient déjà. Même pour la culture de la canne à sucre, certains d'entre eux trouvèrent à louer de petites pièces de terres dont ils vendaient la production à la grande plantation haole la plus proche. Quelques-uns créèrent aussi des jardins maraîchers et de petites exploitations fruitières, en particulier des bananeraies à l'eSt d'Oahu. Très tôt, une part importante de la culture du taro tomba également entre leurs mains. C'eSt cependant la culture du riz qui devint pour un demi-siècle la grande affaire des paysans chinois transplantés aux Hawaï. L'initiative en ce domaine était venue de la Royal Hawaiian Agricultural Society qui avait acclimaté avec tant de succès des variétés de riz « Caroline » en 1860 et 1861 qu'une « folie du riz » s'était emparée de gens de toutes nationalités, au point que cette culture était devenue dès 1862 la deuxième de l'archipel. La produftion était soit consommée sur place, soit exportée vers la Californie, d'autant plus facilement que la Guerre de Sécession coupait celle-ci de ses fournisseurs habituels. Puis l'enthousiasme tomba en même temps que les prix et peu à peu les Chinois prirent en main toute la culture du riz, louant des terres aux haoles et aux indigènes ravis de l'aubaine d'obtenir sans peine un revenu au moins équivalent à celui que leur procurait la dure culture du taro. Le plus souvent en effet, les Chinois reprirent d'anciennes tarodières abandonnées ou substituèrent simplement le riz au taro, car les exigences en eau du taro et de la riziculture inondés étaient pratiquement les mêmes. Parfois aussi, ils créèrent de nouveaux périmètres de culture en utilisant soit d'anciens marais, soit l'eau de puits artésiens à Oahu. Dans la majeure partie des cas, ils ne cherchèrent pas à acheter les terres qu'ils cultivaient, puisque leurs entreprises devaient être temporaires et leur permettre simplement d'accumuler un capital avant de rentrer en Chine. L'orientation de la riziculture était en effet radicalement différente de celle de l'agriculture vivrière chinoise, même si les techniques utilisées pour la mise en valeur des terres étaient très proches. Aux Hawaï, il s'agissait avant tout de commercialiser la produétion, soit sur le marché local, Chinois d'Honolulu et planteurs pour nourrir leur main-d'œuvre, soit sur le marché californien. Comme la clientèle intérieure et extérieure était chinoise, on substitua des variétés chinoises au riz Caroline. Les surfaces en riz s'accrurent très rapidement : 450 heftares en 1875, 2 801 en 1890, 3 695 en 1899, avec une produâion de plus de 150 000 quintaux et un rendement assez remarquable de 41 quintaux à l'hedtare. Près des deux tiers des rizières étaient concentrées à Oahu, où se trouvaient à la fois le plus gros marché et le grand port d'exportation, un peu plus du

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quart à Kauai, et le reSte, peu de chose en fait, à Maui et Hawaî 1 . Après l'annexion, la riziculture garda un haut niveau d'aâivité pendant quelques années (3 814 hectares en 1910), puis déclina rapidement : moins de 2 350 heâares en 1920, 828 he&ares en 1930, 460 heâares en 1935, et finit par disparaître, même de l'île de Kauai où elle s'était la mieux maintenue. C'eSt que, d'une part, les exportations vers la Californie devinrent de plus en plus difficiles à partir de 1890 et cessèrent après un sursaut de 1905 à 1920, devant l'accroissement de la culture du riz dans l'oueSt des ÉtatsUnis. D'autre part, sur le marché intérieur, les riz locaux étaient de plus en plus concurrencés par les importations de riz japonais, puis à partir de 1920 par celles en provenance de Californie qui, arrivant à bas prix sur le marché hawaïen, finirent par tuer les dernières exploitations rizicoles de l'archipel. Mais cela ne toucha guère les Chinois, car ceux-ci avaient cédé la place presque partout aux Japonais et accessoirement aux Philippins. C'eSt que la deuxième génération chinoise, celle née dans l'archipel, ne voyait pas dans la petite culture intensive une possibilité de promotion suffisamment rapide et préférait rejoindre ceux qui avaient déjà réussi en ville dans le commerce et les services : dès 1940, il n'y avait plus que 2 % des aftifs chinois employés dans l'agriculture. 2. Le commerce et les services La grande voie par laquelle les Chinois gagnèrent une place privilégiée dans l'économie de l'archipel fut, comme dans d'autres régions du Pacifique ou de l'Océan Indien, le petit commerce. Avant même que des Chinois ne vinssent comme ouvriers agricoles, il y avait des marchands chinois à Honolulu ou même à Hilo 2 . C'eSt cependant après l'abandon des plantations par de nombreux Chinois que l'on assista à une véritable invasion du sefteur commercial : en 1866 il y avait dans l'archipel 196 commerces de détail payant patente, dont 54 gérés par des Chinois (27,5 %); en 1877, 268, dont 143 « chinois » (53,2 %); en 1889, 626 dont 396 « chinois » (62,7 % !)3. Les Chinois dominaient alors de façon quasi absolue le commerce de détail dans les régions rurales, les villages de plantation, les petites villes et les quartiers périphériques d'Honolulu grâce à des magasins vendant de tout. Certains sefteurs d'aftivité étaient alors leur monopole, par exemple les blanchisseries et la restauration : en 1884, 39 blanchisseries sur les 40 d'Honolulu étaient administrées par des Chinois, de même que les 4 blanchisseries d'Hilo et les 5 de Maui; en 1896, les Chinois contrôlaient à Honolulu 42 des 48 restaurants, xo des 18 boulangeries et les 19 cafés, et dans le reSte des îles 32 cafés sur 39, 19 restaurants sur 23, 7 boulangeries sur 8. Par contre les coiffeurs chinois étaient relativement rares (21 sur 76 en 1896), peut-être parce que c'était une aftivité assez étrangère à la culture chinoise (port de la natte). A partir de 1890, le pourcentage des Chinois dans le commerce de détail commença à décliner : 5 5,4 % en 1896, 43,4 % en 1910, 1. J . W. COULTER et CHEE KWON CHUN, Chinese Rice F armer s in Hawaii, 1937 (University of Hawaii Research Publication, 16). 2. Us jouèrent un rôle dans les débuts de l'industrie sucrière et aussi dans le développement de la riziculture. 3. C. GLICK, The Chinese Migrant in Hawaii, Chicago, 1938.

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37,4 % en 1920, 29 % en 1930. Même les battions chinois traditionnels cessèrent d'être des monopoles : en 1920, les blanchisseries restaient chinoises à 63,2 % — mais en 1930, elles ne l'étaient plus qu'à 18,7 %. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que les Chinois se soient désintéressés du commerce : le nombre de magasins de détail chinois continua à augmenter jusqu'en 1910 (1 081) puis reSta Stable ensuite (1 055 en 1930), tandis que le nombre de vendeurs et vendeuses chinois continuait à s'accroître lentement (522 en 1910, 968 en 1930 — soit 20,6 % du total de l'archipel contre 25,1 % en 1910). Or dans le même temps (1910-1930), la population aftive chinoise baissait de 14 094 à 9 779 — ce qui signifie que le pourcentage des gens intéressés au commerce à l'intérieur du groupe chinois ne cessait d'augmenter. Le déclin apparent du commerce chinois était dû en réalité à l'entrée massive dans cette branche d'aâivité d'autres groupes ethniques, surtout des Japonais. Le marchand japonais remplaça très largement le Chinois d'abord dans les communautés rurales et les petites villes, et ce d'autant plus facilement que la majeure partie de la clientèle était constituée de Japonais. Dès 1930, en dehors d'Honolulu, les Chinois ne détenaient plus que 19,5 % des commerces de détail et 8,8 % des emplois salariés chez les marchands. On assista donc à une concentration du commerce chinois à Honolulu, où en 1930 étaient regroupés déjà près de 70 % des détaillants chinois. 3. L'éducation L'ambition des Chinois était loin de se limiter à la conquête d'une position enviable dans le seâeur commercial. Ce premier pas, franchi par les immigrants eux-mêmes ou par leurs enfants, devait servir de tremplin aux jeunes chinois de la deuxième et de la troisième génération pour acquérir l'éducation nécessaire à l'obtention d'une position socialement honorable. Le mérite intelle&uel était considéré comme le signe du véritable succès, d'où la multiplication du nombre des professeurs chinois1. Dès 1910, une enquête partielle réalisée à Honolulu montrait que les Chinois dépensaient un pourcentage de leur revenu pour l'éducation trois fois plus fort que les Haoles. C'eSt que dès cette date la majorité des Chinois encore aux Hawaï avait pris la décision d'y rester définitivement et de s'intégrer à la société de l'archipel : ce changement d'attitude apparaît bien dans le fait que seulement 28,9 % des jeunes gens (5-20 ans) et 33,2 % des jeunes filles chinoises allaient à l'école en 1900, alors que, en 1910, les pourcentages atteignaient déjà 72,2 % et 5 9,8 % — plus que la moyenne de l'archipel, plus que tous les autres groupes d'immigrants, plus même que les indigènes et métis2 ! Cela, malgré la gratuité des écoles publiques et l'existence d'écoles privées très accueillantes (Iolani organisée par les Épiscopaliens ou le collège Saint-Louis, catholique), impliquait de gros sacrifices; l'un des hommes d'affaires les plus en vue du monde chinois, Hung Wo Ching, doâeur en économie rurale... et fils d'un cuisinier illettré, se plaît à raconter comment les familles chinoises modeStes groupaient leurs ressources pour pouvoir envoyer leur 1 . En 1900, 1 2 seulement; en 1930, 1 9 1 . 2. US Census, 1910. i?

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fils aîné à l'école. Comme les enfants avaient une farouche volonté de plaire à leurs parents et de faire honneur à leur famille, ils obtinrent des résultats remarquables et nombre d'entre eux poursuivirent leurs études bien au-delà de la scolarité obligatoire : dès 1930, près de 80 % des Chinois de 16 et 17 ans allaient à l'école, contre 40 % en moyenne dans les autres groupes, et en 1950 1 8,8 % des Chinois de 25 ans et plus avaient une éducation universitaire, contre 3 % chez les Japonais, 2,4 % chez les indigènes et métis et 0.3.% chez les Philippins ! Les Chinois conquirent une place importante dans les professions libérales, hommes de loi, médecins, dentistes, bien que cela impliquât souvent de longues et coûteuses études dans les universités ou écoles spécialisées du continent. En 1950, alors que les Chinois représentaient 6,5 % de la population, ils fournissaient près de 20 % des membres du corps médical2 ! 4. Quelques réussites spectaculaires La déconcertante facilité des Chinois à saisir les réalités du commerce et de la finance jointe à leur acharnement au travail et aux possibilités d'obtenir un bon niveau d'éducation permit à certaines personnalités particulièrement brillantes du monde chinois d'acquérir une Stature remarquable sur le plan économique comme au sein de la société de l'archipel. Le plus connu peut-être, et certainement le plus riche des hommes d'affaires chinois — et, dit-on, même de l'archipel tout entier —, Chinn Ho, eSt le petit-fils d'un planteur de riz qui s'était installé aux Hawaï en 1855. Après avoir fini ses études secondaires à Me Kinley High School en 1924 — dans une promotion qui devait compter de nombreuses personnalités du monde politique et économique non haole — Chinn Ho occupa divers emplois de bureau dans les sociétés financières haoles, notamment la Banque Bishop, jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 1945, réunissant les capitaux de quelques amis, moins de $ 200 000 au total, il lança la Capital InveStment Co. avec l'idée que la terre allait connaître à Oahu une hausse extraordinaire en même temps que l'économie de l'île allait se diversifier. En 1947, il put racheter les 3 600 heâares de la plantation de Waianae (oueSt d'Oahu), et en 1951, 800 heftares de l'Hawaiian Avocado Co. à Pupukea (nord d'Oahu). L'idée était de lotir ces terres à des prix relativement bas soit pour des résidences individuelles, soit pour de petites fermes. La difficulté d'acheter des terres à Oahu du fait de la politique de conservation intégrale des propriétés menée jusqu'à une date récente par les grandes sociétés contrôlant l'essentiel du patrimoine foncier fit le succès de l'entreprise de Chinn Ho qui avait en 1959 vendu plus de 1 500 lots, représentant 1 680 heâares à Waianae et à Pupukea. Les capitaux ainsi obtenus étaient immédiatement réinvestis ou prêtés à de multiples sociétés, généralement non haoles, de façon à leur permettre de s'implanter solidement. Puis Chinn Ho se lança dans des opérations de plus vaSte envergure, avec l'achat de 880 heftares de terres d'élevage jouxtant la baie de San Francisco, puis surtout avec le lancement, en accord avec le groupe Weyerhaeuser, de 1. US Census, 1950. 2 . F U C H S , op.

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l'énorme ensemble condominium et hôtel d'Ilikai (45 millions de dollars investis), dominant tout le port de plaisance d'Ala Wai, au nord-oue£t de Waikiki, de ses puissants bâtiments de quinze à vingt-cinq étages — le seul hôtel réunissant mille cent chambres de grand Standing. En même temps, à l'oueSt d'Oahu, Chinn Ho ouvrait une vaSte zone de résidence touristique avec une remarquable infraStru£hire (golf, etc.), couvrant au total 2 080 heélares dans la vallée de Makaha. Cependant, les meilleurs signes de la reconnaissance de la puissance de Chinn Ho par le monde des affaires de l'archipel, sans diStin&ion de race, furent d'abord sa nomination comme administrateur-gérant du grand domaine Mark Alexander Robinson et, ensuite, son accession au Conseil d'Administration de l'un des « Big Five » de l'archipel, Théo H. Davies & Co., position longtemps considérée comme une chasse gardée par les Haoles. Les origines de Hung Wo Ching, le plus pittoresque peut-être des hommes d'affaires chinois, sont encore plus modestes, nous l'avons vu, que celles de Chinn Ho, et le succès du fils du petit cuisinier illettré eSt vraiment le signe des possibilités d'ascension sociale étonnantes offertes par l'archipel, en particulier depuis la Deuxième Guerre mondiale. Hung Wo Ching, promoteur et philosophe, était devenu un personnage connu du monde des affaires chinois des Hawaï, sans que, jusqu'en 1958, ses opérations aient cependant acquis une ampleur marquante. C'eSt alors que les direfteurs de la compagnie aérienne intérieure Trans Pacific Airlines lui en offrirent la présidence afin qu'il liquide une affaire sur le bord de la faillite — Trans Pacific Airlines était une compagnie qu'avaient lancée en 1946 des hommes d'affaires orientaux, surtout Chinois, emmenés par Ruddy Tongg, pour briser le monopole des Hawaiian Airlines, une société purement haole qui n'employait pas un seul oriental, tant dans ses bureaux que sur ses avions. Trans Pacific Airlines eut du mal à obtenir son autorisation de vol du Civil Aeronautics Board du Gouvernement Fédéral, et y perdit une partie de son capital. C'eSt alors que la situation semblait définitivement compromise qu'intervint Hung Wo Ching qui décida de reprendre l'affaire sous le nom d'Aloha Airlines avec un nouveau capital de 2 millions de dollars souscrit surtout par les Orientaux (1959). Pour financer les assurances, puis acheter des avions à turbopropulseurs nettement supérieurs à ceux des Hawaiian Airlines, Ching obtint des prêts importants du continent. Très bien gérée, et s'adressant largement à la clientèle orientale en plein essor, la nouvelle compagnie parvint à se faire une place, et contraignit les Hawaiian Airlines à de gros efforts pour soutenir la concurrence : la société haole dut faire appel à une nouvelle équipe de direétion du continent et inclure de nombreux orientaux dans son personnel. Les deux compagnies travaillèrent à perte pendant un temps, mais la concurrence se trouvait solidement établie sur les lignes intérieures de l'archipel. Quant à Hung Wo Ching, son importance dans la vie économique des Hawaï se trouva confirmée par sa nomination au Conseil d'Administration de la Banque d'Hawaï, puis à celui d'un des cinq grands (Big Five), Alexander & Baldwin. D'autres membres de la famille Ching parvenaient également à des situations enviables dans le domaine des affaires, notamment Hung Wai Ching, son frère aîné, qui, dès 1947, s'intéressa au sefteur immobilier, réalisa de bonnes affaires à Oahu et investit dans une boucherie en gros spécialisée dans la préparation des

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Steacks, dans la vente de voitures neuves, et dans la terre. E n même temps, Hung Wai Ching s'affirmait comme un des leaders intelleftuels de la communauté chinoise, ce qui lui valut un poSte au Conseil d'Administration de l'Université d'Hawaï. Hiram L . Fong, fils d'un ouvrier agricole et qui avait passé son enfance dans le quartier misérable de Kalihi, à l'oueSt d'Honolulu, parvint à force de travail et de sacrifices à obtenir un diplôme de droit à Harvard, puis décida de suivre l'exemple de Chinn Ho en s'intéressant de près aux nouvelles possibilités qu'ouvrait le développement rapide du sefteur immobilier et des assurances. E n 1952, il créa, en association avec quelques autres, la Finance F a â o r s , puis à partir de cette base, la Finance Investment Co., la Grand Pacific L i f e Insurance Co. et la Finance Realty Co., qui prospérèrent rapidement sous la direction énergique de Fong. L a seule Grand Pacific Insurance Co. plaça dans ses quatre premiers mois pour 10 millions de dollars d'assurances vie ! E n 1959, Fong achevait la réalisation de deux grands ensembles de buildings vendus par appartements — les Grand Pacific Towers et les Diamond Head Gardens. L a consécration fut pour lui politique : il avait, pendant une quinzaine d'années, été membre de la Chambre des Représentants du Territoire; en 1959, il fut le premier représentant d'Hawaï au Sénat américain, après l'accession de Hawaï au rang de cinquantième État des États-Unis, et fut réélu en 1964. Ainsi, en l'espace de trois générations au plus, les Chinois des Hawaï sont passés du Stade de coolies à celui d'hommes d'affaires, dont certains sont devenus des figures éminentes de la vie de l'archipel. Les quelques succès que nous venons d'évoquer, s'ils sont les plus speâaculaires, sont loin d'être les seuls. Même des gens de la première génération d'immigrants sont parvenus à un niveau de réussite qui eût évidemment été Striâement inconcevable dans la société cloisonnée et rigidement hiérarchisée de la Chine : citons par exemple Chun Hoon, arrivé à quatorze ans en 1889, et qui commença par vendre des fruits et des légumes frais qu'il portait dans deux paniers aux deux extrémités d'un long bâton reposant sur ses épaules. Il put ainsi économiser assez pour reprendre une épicerie, puis il se lança dans le commerce alimentaire de gros et dans la redistribution des légumes frais dans le cadre de la Chun Hoon, Ltd. Son succès lui permit d'étendre ses aftivités en contrôlant une chaîne de supermarchés. Le meilleur signe peut-être de la réussite d'ensemble du groupe chinois eSt le développement rapide de ses institutions bancaires. La première banque chinoise (Chinese American Bank) s'ouvrit en 1 9 1 6 1 suivie par une seconde, la Liberty Bank of Honolulu (1922) dont le capital de départ ($ 200 000) se trouva porté au fil des années à 1,5 million de dollars (1968) divisé en 300 000 a ¿lions de 5 dollars réparties entre 780 actionnaires, en grande partie Chinois. E n même temps se mettait en place l'Honolulu TruSt Co. au capital initial de 100 000 dollars. L e succès de ces banques ne faisait que mettre en lumière l'esprit d'épargne des Chinois qui se manifesta très tôt : en 1 9 1 1 , les dépôts bancaires par habitant atteignaient 43 dollars pour les Portugais, 15 dollars pour les Chinois, 7 dollars pour les Hawaïens et métis, un dollar pour les Japonais. Dès 1930, les Chinois arrivaient à 1. Fermée en 1 9 3 3 , elle fut remplacée en 1935 par l'American Security Bank.

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150 dollars par habitant, contre 1 1 6 pour les Portugais, 64 pour les Japonais, 49 pour les Philippins et 36 pour les indigènes et métis. Ainsi, en moins d'un siècle, les immigrants chinois et leurs descendants ont atteint un niveau remarquable sur le plan matériel, en tirant parti avec habileté des possibilités que leur offrit la prospérité croissante de l'archipel. A la différence d'autres groupes ethniques qui arrivèrent à se faire une place à l'ombre des grandes affaires haoles, la réussite des Chinois s'eSt située essentiellement dans la conquête de l'indépendance économique, peu d'entre eux ayant accepté de faire des carrières subalternes dans les firmes d'autres « races ».

III. LES C A R A C T È R E S A C T U E L S D E LA COMMUNAUTÉ

CHINOISE

i. Une situation démographique normalisée L'immigration chinoise aux Hawaï a été le fait, nous l'avons vu, presque uniquement d'hommes jeunes. Si l'on considère les gens de plus de 15 ans, il y avait en 1896 dans l'archipel 17 383 hommes et 1 269 femmes nés en Chine, plus environ 80 hommes et 80 femmes nés de parents chinois dans l'archipel — soit, pour les personnes en âge d'être mariées, près de 13 hommes pour une femme. Cette situation très anormale poussa naturellement de nombreux Chinois à nouer des liaisons avec des femmes indigènes, soit à titre temporaire, soit, pour ceux décidés à rester à Hawaï, à titre définitif. Il eSt vrai que les enfants nés de ces unions échappent à la qualification de Chinois dans nos statistiques, puisque tout individu de sang hawaïen eSt, par définition, classé dans les census parmi les métis indigènes. Ils devaient être assez nombreux, puisque, en 1910, la distinction entre les métis d'Hawaïens et de Caucasiens et ceux d'Hawaïens et d'Orientaux donnait, pour cette dernière catégorie, 3 734 personnes — dont une grande partie de métis de Chinois puisque les Japonais se mariaient surtout entre eux. Par la suite, quelques immigrants chinois firent venir des femmes de leur village d'origine, mais ce mouvement ne prit jamais une ampleur comparable à celle des picîure brides pour les Japonais, d'abord parce que les Chinois qui décidèrent de rester aux Hawaï le firent généralement après l'annexion, c'eSt-à-dire après l'application aux îles des sévères lois américaines sur l'immigration chinoise; ensuite, le prix du transport était très élevé; enfin et surtout, jusqu'en 1899, les Chinois qui l'auraient pu hésitaient à faire venir des femmes dans la mesure où, dans les régions de Chine d'où ils venaient, on pratiquait — en particulier chez les Punti — la déformation des pieds : seuls les plus riches d'entre les immigrants pouvaient se permettre de se charger de femmes bibelots incapables de seconder leur mari dans ses rudes travaux. De plus, désireux de se faire accepter, les Chinois ne se souciaient guère d'amener des créatures qui les auraient tant singularisés dans l'archipel; c'eSt pourquoi, en 1910 encore, le nombre de Chinoises d'origine devait se situer entre 1 500 et 2 000. La pyramide des âges des Chinois de Hawaï en 1910 (cf. fig. 2) montre bien le déséquilibre considérable entre les hommes et les femmes ayant alors plus de 25 ans, c'eSt-à-dire correspon-

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FIG. 2. Évolution de la pyramide des âges du groupe chinois aux Hawai en 1910 et 19 jo

dant à la génération des immigrants venus jusqu'en 1900. Dans la catégorie des moins de 2 5 ans par contre, le déséquilibre n'existe plus, puisqu'il s'agit de la deuxième génération, celle des Chinois nés dans l'archipel. A la charnière des deux, le creux très marqué pour la catégorie d'âge de 20 à 24 ans correspond à la brutale cessation de l'immigration en 1900. Peu à peu, ce sont la seconde puis la troisième génération des Chinois, ceux nés dans l'archipel, qui constituèrent l'essentiel du groupe, tandis que les départs et les décès réduisaient considérablement le nombre des immigrants proprement dits. C'eSt pourquoi, si le chiffre total des Chinois n'a connu qu'un accroissement relativement faible entre 1 9 1 0 et 1950 ( + 49,3 %, alors que la population de l'archipel dans son ensemble augmentait de 160 %), la Structure démographique s'eSt radicalement transformée, comme le montre la pyramide des âges pour 1950 (cf. fig. 2). On y aperçoit certes la dissymétrie entre hommes et femmes, caractéristique de la génération des immigrants, mais elle se trouve reléguée tout en haut de la figure et n'intéresse plus qu'un petit pourcentage de la population chinoise, les plus de 70 ans. Le reSte de la pyramide eSt par contre bien équilibré, avec une base large due au taux de natalité asse2 élevé (20 °/ 00 à peu près dans la

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période 1958-1962) 1 , et un creux marqué correspondant aux tranches d'âge 10-14 a n s et 15-19 ans — c'eSt-à-dire aux naissances entre 1930 et 1940. Il pourrait bien s'agir ici d'une crise de fécondité dans la population chinoise, liée d'une part à la rapide élévation de son niveau de vie et d'autre part à l'inquiétude due à la crise économique mondiale; le phénomène se retrouve d'ailleurs pour l'ensemble de la population de l'archipel dont le taux de natalité passa de 31,4 % 0 en 1929 à 21,9 °/00 en 1936, avant de remonter à partir des années 1940 (29 °/00 encore en 1958). 2. .La concentration des Chinois à Honolulu Venus à l'origine pour travailler dans les plantations, c'eSt-à-dire dispersés dans l'ensemble des communautés rurales de l'archipel, les Chinois commencèrent très tôt à se concentrer à Honolulu. Dès 1896, 35,6 % des Chinois y résidaient. De plus, la majeure partie des familles complètes s'y localisaient déjà puisque sur les 2 449 femmes ou filles chinoises, 56,3 % habitaient la capitale. La tendance s'accentua considérablement par la suite, puisque, en 1967, Honolulu et ses annexes de Pearl Harbor à l'oueSt et du distriti de Koolaupoko au nord-eSt regroupaient 93 % des gens d'ascendance chinoise, alors que le « grand Honolulu » ne réunissait que 71 % de la population totale de l'archipel. La comparaison des figures 3 et 4 marque bien cette propension remarquable des Chinois à s'agglomérer dans la ville principale. Dès 1930 d'ailleurs, Honolulu devenait la ville chinoise la plus importante des États-Unis devant San Francisco. Ce mouvement s'explique par la nouvelle orientation des Chinois qui, abandonnant les aâivités rurales, se sont tournés, nous l'avons vu, vers le seâeur tertiaire — commerce et professions libérales notamment. La pression des autres groupes ethniques —• et surtout des Japonais — dans le domaine du commerce par exemple, s'exerça d'abord dans les régions rurales et les petites villes et accéléra la concentration des Chinois à Honolulu. 3. La localisation des Chinois dans l'agglomération d'Honolulu Si la tendance des Chinois a été de se regrouper à Honolulu, elle a par contre été, à l'intérieur même de la ville, à une dispersion dans tous les quartiers, et surtout dans les quartiers riches. Dans la seconde partie du xix e siècle, l'afflux des Chinois à Honolulu se traduisit par la naissance d'une Chinatown située sur des terrains bas et parfois malsains compris entre le quartier des affaires haoles de Downtown au sud, les bords de la rivière Nuuanu au nord et la rue Beretania à l'eSt. Là s'entassaient plusieurs milliers de Chinois, dans des conditions d'hygiène et de logement désastreuses; il n'y avait pas de colleâe des ordures, l'eau était polluée, et les dangers d'incendie2, dans cet entassement de baraques en bois, redoutables. Les conditions de vie à Chinatown étaient en fait pour la plupart des Chinois beaucoup plus dures encore que celles prévalant sur les plantations. Mais 1. DEPARTMENT OF HEALTH, Slatiiiical Reports, 19¡8-1962. 2. Chinatown fut d'ailleurs ravagée par deux énormes incendies en 1886 et en 1900.

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(d'après le Census de la république d'Hamat)

FIG. 4. Répartition géographique des habitants d'origine chinoise de 1964 à (d'après les rapports }S et 61 du Department of Planning and Economic Development)

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à Chinatown, on était indépendant et on était entre Chinois; on retrouvait les habitudes, les croyances et les vices propres aux Chinois. La naissance de la Chinatown d'Honolulu n'eSt donc pas due à une ségrégation imposée mais à la tendance naturelle pour des gens se trouvant dans un milieu étranger, voire hoStile, à se regrouper pour sauvegarder leur identité; cette Chinatown d'ailleurs jouait pour l'ensemble des Chinois d'Oahu et même des autres îles un rôle extrêmement important : c'eSt là que se faisait le lien entre tous les Chinois d'Hawaï, même ruraux, et leur famille, leur village en Chine : la majeure partie des immigrants étaient par exemple analphabètes et le dimanche ils affluaient dans la ville pour faire écrire leurs lettres et déchiffrer celles qu'ils recevaient; les magasins de Chinatown étaient ainsi, en général, bien plus que des commerces, c'étaient des centres sociaux où l'immigrant retrouvait l'ambiance chinoise et le contaâ: avec sa patrie; le marchand chinois se chargeait d'ailleurs le plus souvent d'envoyer l'argent des immigrants vers leur village d'origine. A Chinatown aussi fleurissaient les vices tant reprochés aux Chinois par les autres groupes ethniques, le jeu et l'opium, et accessoirement la prostitution; les seâes et les temples s'y multiplièrent également de façon remarquable. Jamais pourtant Chinatown ne fut exclusivement chinoise. Dès le départ vinrent y habiter en grand nombre des indigènes et des métis qui se mélangèrent largement aux Chinois. Par la suite, après 1900 surtout, s'y ajoutèrent les éléments d'autres groupes raciaux, Japonais, Philippins, etc., qui y cherchaient évidemment des conditions de logement à bas prix. Dès 1930 par exemple, le 2 5e sedeur du 5 e diStriâ de recensement, englobant le cœur de Chinatown, comptait 33,45 % de Chinois — mais 36,26 % de Japonais, 16,3 % de Philippins, 8,69 % d'indigènes et de métis, etc. De plus, Chinatown ne regroupa jamais non plus tous les Chinois d'Honolulu; très tôt, un certain nombre de familles s'en évadèrent, dès que leurs moyens le leur permettaient, afin d'en éviter la redoutable promiscuité. De plus, les Chinois jouèrent longtemps un grand rôle dans la domesticité, jusqu'à ce que les vieux serviteurs chinois aient fait place aux bonnes portugaises ou japonaises et de ce fait, on trouvait des Chinois vivant avec leurs maîtres un peu dans tous les quartiers. Il n'en reSte pas moins que la figure 5 montrant le pourcentage de Chinois par diStriâ à Honolulu traduit bien l'importance encore à cette date de Chinatown. Celle-ci eSt au moins aussi nette sur la figure 6 — exprimant la répartition des Chinois en chiffres bruts à l'intérieur de l'agglomération. La comparaison de ces deux cartes avec les figures 7 et 8 établies sur les mêmes bases pour la période 1964-1967 eSt très révélatrice du phénomène capital de dispersion des Chinois dans la ville. Chinatown garde certes un pourcentage assez fort de Chinois, mais d'autres quartiers — Makiki Heights, Kapalama, voire Kaimuki ont des pourcentages plus forts ou équivalents. Si l'on se réfère de plus à la figure 8, on constate que le seâeur de Chinatown et ses marges ne groupe plus finalement qu'un petit nombre de Chinois — car toute cette partie du centre ville connaît une dépopulation très profonde qui correspond à l'amélioration rapide du niveau de vie des habitants qui préfèrent vivre sur les bas versants des Koolau Range plutôt que de s'entasser dans une zone littorale souvent étouffante et parfois malsaine. Les grands travaux de remodelage des zones périphériques de

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Fig. 5. Répartition géographique de la population d'origine chinoise à Honolulu : pourcentage de la population de chaque diftritt en 1930 (pourcentage moyen pour Honolulu : 14,1)

Chinatown, en cours en 1970, aboutiront vraisemblablement à une dispersion croissante de l'élément chinois dans l'ensemble des quartiers de l'agglomération. La dissémination des Chinois à l'intérieur d'Honolulu ne s'eSt pas faite de façon uniforme : si l'on compare les figures 7 et 8 à la figure 9 dans laquelle nous avons analysé la répartition des hauts revenus à Honolulu 1 , on constate que les Chinois se localisent de préférence dans les quartiers les plus riches. Le diStriâ ayant le plus fort pourcentage de Chinois (45,3 %) eSt aussi celui ayant le plus fort pourcentage de gens disposant d'un revenu supérieur à 10 000 dollars par an (91,6 %) (Makiki Heights). C'eSt le signe de leur remarquable réussite économique que nous évoquions plus haut, et aussi de leur pleine participation à la « société de consommation » américaine. 4. Assimilation ou intégration ? Cette dispersion des Chinois dans tous les quartiers d'Honolulu, où ils voisinent avec des Haoles, des Japonais, des Portugais ou des métis, eSt-elle le signe d'une désagrégation du groupe en tant que tel, d'une assimilation 1. L e s cartes des figures 7, 8 et 9 ont été dressées à partir des statistiques contenues dans les remarquables rapports d u Department o f Planning and E c o n o m i e D e v e l o p m e n t de l'Etat d'Hawaï.

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FIG. 6. Répartition géographique de la population chinoise à Honolulu en '930

dans laquelle les Chinois perdraient à terme leur identité propre en adoptant les modes de pensée et les moyens d'aftion de la civilisation américaine ? Nombre d'entre eux ont adhéré à la religion chrétienne, tous parlent anglais, s'habillent à l'européenne, jouent au golf, tandis que leurs enfants pratiquent le base-bail ou le football américain. Sur le plan racial même, on assiste à une certaine « dilution » du sang chinois dans de nombreux métis. D'abord très fort, le pourcentage de mariages entre Chinois et autres « races » baissa rapidement dès que le nombre de jeunes filles chinoises à marier devint suffisant, à la seconde génération : entre 1912 et 1916, 41,7 % des jeunes Chinois épousaient des femmes non chinoises, mais 24,8 % seulement en 1920-1930. Depuis, la tendance au mariage en dehors du groupe ethnique s'eSt fortement affirmée, puisque, dans la période 1960-1964, 54,8 % des jeunes gens et 56,6 % des jeunes filles chinois épousèrent des non-chinois. Pourtant, il eSt évident, pour celui qui vit ou séjourne aux Hawaï, qu'il subsiste bien un groupe chinois nettement individualisé et dont l'originalité s'affirme de façon constante au sein de la société multiraciale de l'archipel. Il existe chez eux en particulier une solidarité qui s'exprime par la multiplicité des associations de tous types. Cette solidarité s'eSt fait jour en un temps où les Chinois éprouvèrent le besoin de se serrer les coudes dans un

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monde qui leur était profondément hoStile. Dans la période 1880-1910, on assista à une prolifération extraordinaire de sociétés chinoises1. Les unes étaient des groupements d'entraide à base patronymique, réunissant tous ceux ayant le même nom et censés se rattacher ainsi à un ancêtre commun. E n 1889, naquit ainsi la Lum Sai Ho Tong réunissant tous les Lum, puis en 1902, la Kong Ha Tong pour les Wong, puis des associations pour les Lau, les Quon, les Chong, les Chu, les Chuns, etc. Certaines prirent une ampleur remarquable, comme celle des Wong qui groupait 1 200 membres en 1930 : ce n'eSt pas étonnant, puisque, sur le seul annuaire téléphonique d'Honolulu, apparaissait, en 1962, 810 Wong, 40 Won, 8 Wond et 9 Wun ! Quoi qu'il en soit, dès 1910, on comptait quelque 75 associations patronymiques, ou encore de clan ou de village. D'autres sociétés étaient des guildes (Hong), comme celle des blanchisseurs (Wah Hing Tong) créée en 1890, celle des cuisiniers (1901), celle des charpentiers, des peintres, des poissonniers, des marins au cabotage (1903), celle des tailleurs et celle des couturiers (1904), etc. De même se développèrent des branches de sociétés secrètes à rites d'initiation existant en Chine, des associations à caraâère politique (révolutionnaires, pour la République, pour l'Empereur, etc.), et aussi déjà des sociétés visant à regrouper tous les Chinois sans tenir compte des petites oppositions ethniques, claniques ou linguistiques (United Chinese Society, fondée en 1882, Chinese Chamber of Commerce, 1912) 2 . Cette multiplication des sociétés, et le désir de chaque Chinois d'adhérer au plus grand nombre possible d'entre elles sont fort intéressants chez des gens dont aucun en Chine n'avait probablement appartenu à quelque société que ce fût, et révèle ce besoin d'entraide chez des gens se sentant entourés d'ennemis. Mais l'existence de ces sociétés chinoises ne faisait que renforcer la méfiance des autres groupes; le président du Bureau d'Immigration du gouvernement d'Hawaï écrivait à ce sujet en 1890 : « Les Chinois ont le génie de l'organisation et de l'association poussé à un tel point que leurs sociétés secrètes réunissent des milliers et des milliers de membres dans l'archipel. Ces sociétés sont criminelles dans leur but comme dans leurs méthodes. Leurs chefs sont des criminels, et ils ne reculent devant aucun crime pour accomplir leurs desseins. Trois meurtres prouvés et plusieurs présumés sont l'œuvre direfte de ces sociétés dans les deux années précédentes... » Ces sociétés changèrent de caractère lorsque d'une part y furent en majorité les Chinois nés aux Hawaï, pour lesquels l'avenir était dans l'archipel et non en Chine, et lorsque d'autre part l'hostilité du public se détourna des Chinois pour se concentrer sur les Japonais. Elles perdirent peu à peu leur aspeâ défensif et revendicatif pour devenir, comme d'ailleurs les écoles chinoises, des centres où l'on maintenait et enseignait les valeurs et les traditions de la culture chinoise. Nombre d'entre elles aujourd'hui sont surtout l'occasion de banquets et de manifestations folkloriques, avec 1. Compte non tenu d'associations ayant un but économique — comme la réunion de plusieurs très petits capitalistes pour mettre en exploitation une ferme rizicole par exemple, ou même une épicerie. 2. De même entre 1886 et 1901, on vit apparaître cinq journaux chinois — dont quatre eurent, comme fréquemment les journaux d'immigrants, une brève existence, mais dont le cinquième, New China Daily Press, paraît encore aujourd'hui.

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le maintien de l'idée d'entraide par l'oftroi de bourses à l'Université, le soutien aux boy-scouts, l'encouragement à la naturalisation pour les vieux Chinois, etc. Les plus importantes organisent le festival des Narcisses, à l'occasion de la Nouvelle Année lunaire chinoise (fin janvier ou février), ou celui de la Lune (août ou septembre). En même temps, on assiste à un renouveau d'intérêt, chez les Chinois de la troisième ou de la quatrième génération, pour les traditions religieuses de la Chine, en particulier pour le bouddhisme. Au total, les Chinois des Hawaï apparaissent comme parfaitement intégrés à la civilisation américaine, dont ils ont adopté la notion de compétition pour le succès personnel et les idéaux politiques et économiques. Mais ils ne sont en aucun cas assimilés dans la mesure où ils conservent jalousement leur identité de groupe. Certes, les Chinois font partie de la société des Hawaï, et souvent avec des poStes honorifiques au sein du Comité Direâeur de l'Université, du Lion's ou du Rotary International, ou de l'American Légion; leur véritable vie sociale reSte cependant très nettement individualisée, voire isolée de celle des autres groupes. Au sein d'associations où ils aiment à se retrouver entre eux, comme l'American Chinese Club ou l'Hawaii Chinese Civic Association, se crée une ambiance « chinoise-hawaïenne » tout à fait originale. Le comportement des Chinois des Hawaï n'a aujourd'hui que bien peu de rapports avec ce que faisaient leurs ancêtres dans le CéleSte Empire. Ni le concours de beauté pour l'éleâion de la « reine des Narcisses » ni la représentation de théâtre chinois... en anglais, qui comptent parmi les événements les plus marquants de la nouvelle année chinoise aux Hawaï, ne sont évidemment pas très orthodoxes sur le plan des traditions chinoises ; de même les cantiques et les longs sermons qui marquent les cérémonies bouddhistes dans l'archipel les apparentent plus aux offices chrétiens qu'aux célébrations bouddhistes de l'ancienne Chine. Il eSt normal que, dans un milieu humain aussi fondamentalement différent de leur pays d'origine, les Chinois des Hawaï aient évolué. Cela ne signifie pas qu'ils aient perdu le sens de leur identité culturelle. En tout cas, la situation aduelle des Chinois des Hawaï — qu'on la considère comme le résultat d'un phénomène de « frontière », ainsi que le pensent nombre d'historiens américains, ou comme la réussite d'une intégration succédant à une période quasiment coloniale — eSt certainement l'un des exemples les plus frappants à l'échelle mondiale de l'ascension sociale d'une communauté d'immigrants.

JACQUES

MIGOZZI

Caractères de la mortalité féminine et de la mortalité des enfants au Cambodge

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DU M I L I E U TROPICAL, ses variations ou ses nuances géographiques, ses conséquences sur la santé et le croît des groupes humains sont de mieux en mieux connues. L'élargissement et l'approfondissement des connaissances dans ce domaine ont le plus souvent accompagné les améliorations, ou les tentatives d'amélioration, sanitaires et médicales. Depuis les années 50 environ, des progrès importants et parfois speâaculaires ont été réalisés et, dans de nombreux pays ou régions des tropiques, cette « révolution sanitaire » a pu aboutir à des espérances de vie à la naissance de l'ordre de soixante années1. Mais les inégalités de développement — ne conviendrait-il pas de dire plutôt : les inégalités de sous-développement ? — à l'intérieur du monde tropical se répercutent dans le domaine de la santé, de la morbidité et de la mortalité. L'insuffisance de l'infraStru&ure, le manque de personnel qualifié, le bas niveau de vie et les défauts de l'éducation constituent un faisceau de fafteurs dirimants pour de nouveaux progrès 2 : les améliorations sanitaires nouvelles restent souvent pondtuelles — dans les zones urbaines, par exemple — et sont parfois précaires, faute de moyens ou de continuité dans l'action publique. C'eët ainsi qu'au Cambodge, les causes d'une morbidité et d'une mortalité élevées restent encore nombreuses et très imparfaitement contrôlées3. L'une des plus importantes y eSt certainement le paludisme avec pour veâeur principal Anopheles balabacencis qui se montre rebelle aux entreprises d'éradication classiques4. Un grand nombre d'autres maladies infeftieuses 'INSALUBRITÉ

1 . J . VALLIN, « L a mortalité dans les pays du Tiers Monde : évolution et perspeftive », Population (5), 1968, pp. 845-868. 2. On consultera à ce propos le numéro spécial de Tiers Monde 8 (29), janv.-mars 1967, consacré aux freins et aux blocages du développement (Articles de J . CAZENEUVE, M. CÉPÈDE, P . G E O R G E , et

al.).

3. J . MIGOZZI, « La mortalité au Cambodge : ses fafteurs », Cahiers d'Outre-Mer 23 (90), 1970, pp. 202-220. 4. Ibid., pp. 1 3 - 1 8 , et carte de l'endémie palustre au Cambodge. Anopheles balabacensis se rencontre dans la plupart des régions forestières de l'Asie de la mousson mais son rôle dans la trans-

14

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Jacques Migo^i

sont à l'état endémique; parasitoses intestinales, tuberculose sont très répandues; typhoïde, choléra, maladies vénériennes également. Les défauts de l'hygiène, ceux — surtout qualitatifs — de l'alimentation s'ajoutent au souséquipement sanitaire, notamment dans les régions rurales. Enfin, la situation militaire actuelle au Cambodge, si elle se prolongeait, ne pourrait, au mieux, que freiner la baisse de la mortalité, baisse qui de toute façon ne semble pas avoir été très soutenue dans la période antérieure à 1970. Peu de données démographiques sont disponibles au Cambodge; leur exploitation permet malgré tout d'aboutir à des estimations1 caractéristiques de la situation sanitaire générale de la population : le taux brut de mortalité, 20 0/00 en moyenne pendant la période 195 5-1960, aurait été encore de 17 °/oo pour la période 1960-1965; actuellement, ce taux serait de 14 ou 15 °/oo. Taux élevés par conséquent, surtout pour une population à forts effectifs de jeunes. L'espérance de vie à la naissance ne dépasserait pas, ou guère, cinquante années. Cette mortalité générale doit évidemment son niveau élevé à la fréquence des décès précoces — particulièrement ceux qui surviennent aux très jeunes âges; mais l'âge adulte n'en reSte pas moins un âge dangereux, surtout, semble-t-il, pour la population féminine. Sur ces deux points, qui sont d'ailleurs très liés entre eux, surmortalité féminine et mortalité des enfants, il eSt possible d'apporter quelques données. Le caractère spécifique de ces données sur la mortalité féminine, infantile et juvénile au Cambodge ne s'entendra bien entendu que compte tenu des faâeurs généraux de la morbidité et de la mortalité auxquelles eSt exposée la population de tous âges et des deux sexes, facteurs généraux dont une présentation a été tentée précédemment2. Ces données, et surtout les statistiques qui seront avancées ici, sont d'ailleurs bien loin de présenter un degré remarquable de précision et même de certitude; ces défauts et les lacunes dans la documentation statistique3 ont pour conséquence l'impossibilité de dresser actuellement une véritable géographie de la mortalité au Cambodge, même si les indices sont mission du paludisme avait été tenu longtemps pour secondaire; ce veéteur doit sa nocivité à une exophilie marquée — qui rend inopérante l'aspersion d'inseflicides à l'intérieur des habitations — et sa prédileition pour l'homme. J. Outre les résultats anciens d'une enquête démographique par sondage réalisée en 1958-1959, ce sont les données du recensement général de 1962 qui permettent, pour la population du Cambodge, les estimations les moins fragiles en ce qui concerne Struâure par âge, fécondité et mortalité. D'autres sources, utilisées également dans cette étude, existent mais sont très partielles. L'analyse des données démographiques disponibles au Cambodge nous a conduit aux estimations suivantes pour la période 1960-1965 : — Taux brut de mortalité : 17,3 °/oo; — Taux brut de natalité : 46,3 % ; — Taux d'accroissement naturel annuel : 2,9 % . La population totale en 1970 peut être eStimée à 7 300 000 habitants dont environ 45 % sont âgés de moins de 15 ans. 2. Cf. supra, p. 209, note 3. 3. Des statistiques d'état civil exploitables font totalement défaut. Des sondages limités confirment le niveau élevé de la mortalité dans les régions rurales. Pour deux régions rurales, celles de Snuol (100 000 habitants en 1965) et de Paîlin (25 000 en 1965), nous avons pu dépouiller les dossiers de la Direétion de l'Éradication du Paludisme, qui y avait conduit des enquêtes épidémiologiques, et aboutir au calcul des taux suivants (°/oo) :

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forts de variations selon les régions ou selon les caractéristiques socioéconomiques des groupes de population. Pour Phnom-Penh, capitale et seule grande ville du pays, quelques évaluations au cours de la décennie passée aboutirent à des taux de mortalité bien plus faibles que pour l'ensemble de population : 13,8 %o dès 1962, et environ 10 °/oo dès 1965. Cette situation eSt conforme à la règle générale qui fait des villes actuelles — et dans tous les pays — des zones mieux armées et privilégiées dans la lutte contre la maladie et la mort : niveaux de vie et d'éducation sanitaire plus élevés, développement plus rapide et plus important de l'équipement médical et de l'hygiène publique. Mais à ces faâeurs économiques et sociaux s'ajoute un faâeur démographique non négligeable : la Structure par âge de la population. Phnom-Penh groupe une population dont la proportion de jeunes adultes (20 à 34 ans) eSt plus forte que celle de la population rurale; en revanche, la proportion d'adultes de 3 5 à 49 ans et celle des personnes âgées y sont plus faibles. Cette Struiture par âge eSt favorable à une mortalité générale plus basse. La proportion des moins de vingt ans eSt identique pour Phnom-Penh et pour les régions rurales, mais la mortalité infantile eSt bien moins forte dans la capitale, celle des enfants et des jeunes également. La composition par âge de la population de Phnom-Penh, le sur-équipement relatif de la ville du point de vue sanitaire concourent donc à renforcer les écarts entre les taux de mortalité de la capitale et ceux des régions rurales. Mais il s'en faut qu'à l'intérieur même de la ville le nivellement social de la mortalité soit réalisé. L'hétérogénéité de la population de la capitale, du point de vue socio-économique et du point de vue ethnique, justifie des enquêtes et des études plus poussées portant sur la mortalité différentielle. Il semble bien qu'une partie de la population d'origine chinoise, de Statut économique et social plus élevé, soit favorisée à cet égard, alors que la population khmère — et surtout celle urbanisée récemment — souffre de conditions moins bonnes. L'arrivée à Phnom-Penh, depuis le début de 1970, de très nombreux réfugiés et les conditions improvisées de leur installation en ville posent d'ailleurs des problèmes nouveaux et graves dans le domaine de la santé publique. I. LA SURMORTALITÉ

FEMININE

Des données assez anciennes (voir tableau 1) et des observations hospitalières nombreuses mais non quantifiées suggèrent qu'à l'âge adulte, la

Snuol Païlin

'9J7 19,5 —

1964 14,4 12,6

196} 12,2 16,4

Pour ces deux régions, il faut tenir compte de la Strufture par âge (nombreux immigrants, jeunes adultes); ces populations ne sont pas vraiment représentatives de l'ensemble de la population rurale du pays. Celle de Païlin, en particulier, eSt très hétérogène, et les écarts sont importants entre les taux de mortalité des divers groupes de population : 12,9 °/0-> en 1967 pour la population birmane de Païlin et 19,7 pour la population des villages de mineurs voisins. Cf. R. BLANADET, Païlin, pays des pierres précieuses, Paris, 1968, p. 124 sq. (thèse de } e cycle de géographie, ronéo).

212

Jacques Migosgi

mortalité du sexe féminin dépasse celle du sexe masculin : phénomène caractéristique d'une population bénéficiant dans l'ensemble d'une situation sanitaire médiocre et pour laquelle la maternité constitue un risque supplémentaire de décès, risque partagé par une très forte proportion de femmes puisque la fécondité générale y eSt élevée. Les causes de cette surmortalité sont multiples. Il faut insister cependant sur celles qui provoquent le décès au moment de l'accouchement ou peu après. Fréquemment, ces décès d'origine obstétricale sont associés à une forte mortinatalité. Souvent les causes obstétricales de décès maternels sont associées à d'autres affeétions (anémies, parasitoses, avitaminoses). Les toxémies de la grossesse semblent assez fréquentes et leurs formes graves entraînent des accouchements prématurés, des morts fœtales et maternelles. Les ruptures utérines au cours des accouchements sont encore fréquentes au Cambodge puisqu'elles surviennent dans la proportion de 4 °/00 accouchements1. Ces accidents — et d'autres causes de décès des accouchées — sont surtout dus aux conditions de la pratique obstétricale dans les campagnes. Malgré quelques efforts entrepris dans le domaine de la protection maternelle, et malgré la création, dès 1935, d'un corps d'accoucheuses rurales, les accouchements sont assurés souvent encore par des matrones de village 2 , la surveillance au cours de la gestation et au cours de l'accouchement étant réduite à des rites et faisant peu de cas des préoccupations hygiéniques et médicales. L'éloignement des hôpitaux et des maternités constitue un handicap sérieux lorsqu'un accouchement s'annonce difficile et, le plus souvent, les parturientes y arrivent après une longue phase de travail et trop tard. L'augmentation en nombre et la formation d'un personnel spécialisé mobile eSt sans doute le moyen le plus adapté ici : des maternités ne peuvent être installées partout et de plus la population, d'une manière générale, n'apprécie guère un séjour dans un établissement hospitalier; il eSt courant d'observer à l'hôpital des femmes qui demandent à sortir de la maternité peu après l'accouchement avec tous les risques et toutes les complications graves que cela peut entraîner. La mortalité des accouchées ne peut être évaluée, mais elle eSt sans doute encore très forte : le nombre de décès de femmes qui ont donné naissance à un enfant pendant la période d'observation de l'enquête 1958-1959 ne fut pas calculé, mais il était frappant. De même, il serait intéressant de pouvoir 1. Leao Thean Im, « Accidents de rupture utérine au cours du travail », Revue de l'Hôpital de l'-Amitié Khméro-Soviétique, 1965, p. 97. 2. Sur les rites de la naissance, consulter : P. Huard, « La médecine khmère populaire », Concours médical (20), 1963, pp. 3269-3375, et (21), 1963, pp. 3437-3444; M. Piat, « Médecine populaire au Cambodge », bulletin de la Société d'Études Indochinoises 40 (4), 1965, pp. 301-315 ; Ros Sary, La médecine khmère de l'époque angkorienne à nos jours, Phnom-Penh, 1967 (thèse de médecine). Les matrones font usage de médications diverses lors des accouchements et la pratique du « rôtissage » eit parfois en usage (l'accouchée eSt installée sur un lit de bambou sous lequel on entretient pendant trois jours un feu doux). Consulter également : Dr B. Menaut, « Matière médicale cambodgienne », bulletin de la Société d'Études Indochinoises, 1929, qui indique un grand nombre de médications d'origine végétale pour les soins aux accouchées. Les manœuvres des matrones sont surtout intempestives, voire fatales, lorsque l'accouchement ne s'effe&ue pas normalement; une étude sur les méthodes traditionnelles d'accouchement au Cambodge cite l'exemple d' « une matrone qui, à grand renfort d'expressions abdominales exécutées par trois aides choisies parmi les plus robustes, pousse sa conscience jusqu'à se servir du crochet d'une balance pour extraire le fœtus » (Leao Thean Im, op. cit., p. 7).

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distinguer entre les décès maternels survenus lors de l'accouchement, d'accouchements répétés ou précoces. Des données partielles1 semblent montrer que le meilleur âge pour l'accouchement eêt entre 25 et 30 ans, les accidents et les naissances avant terme se produisant le plus souvent lors de grossesses précoces et chez les femmes ayant eu un grand nombre d'enfants 2 . Le développement des services pré- et poSt-natals3 au cours de la période 195 5-1970 ne semble pas avoir apporté de changement important ailleurs qu'à Phnom-Penh et dans les centres urbains. En 1965, un quart à peine du total des accouchements avaient lieu à l'hôpital ou en clinique et le nombre des consultantes prénatales était plus réduit.

II. MORBIDITÉ ET MORTALITÉ DES ENFANTS

Les risques de mortalité dans les années qui suivent la naissance sont encore très forts au Cambodge et pour les mêmes raisons que dans la plupart des pays tropicaux : la vie aux jeunes âges y eSt fragile, comme partout, et très sensible à des causes de décès écologiques encore toutes-puissantes4; les causes de mortalité périnatale5 sont également nombreuses, beaucoup d'entre elles étant aussi à l'origine de décès maternels. Enfin, la baisse de la mortalité ne s'eSt sans doute pas fait sentir aussi nettement pour les très jeunes enfants que pour les adolescents et les adultes : la lutte contre la mortalité infantile eSt plus coûteuse et plus complexe, elle nécessite des efforts importants et prolongés dans le domaine de l'éducation, de l'hygiène, de l'alimentation et de l'équipement médico-social. 1. Morbidité et causes de décès che% les enfants La mortalité des enfants, y compris une partie des décès endogènes, eSt liée bien entendu à la situation sanitaire générale. Particulièrement graves sont ici l'hygiène insuffisante et les carences dans l'alimentation de l'enfant après le sevrage. Des observations ont montré que les jeunes enfants soumis à un sevrage trop précoce sont moins résistants que ceux bénéficiant de l'allaitement maternel et, de surcroît, lorsqu'il eêt pratiqué, l'allaitement artificiel n'eSt pas toujours entouré des règles d'hygiène indispensables, d'où de graves risques d'infeâion. Les cas de polyhypovitaminoses sont fréquents; la carence de vitamine A , outre débilité, troubles intestinaux et pulmonaires, 1 . A Phnom-Penh, en 1965 et 1966, on note au total, parmi les causes de décès, 180 décès dus à des accidents lors d'accouchements ou à des suites d'accouchement; ce chiffre représente environ 4,5 °/oo des naissances. 2. Revue de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, 1965, p. 106. 3. Parmi les conséquences indireftes que pourraient avoir des améliorations dans le domaine de la proteélion maternelle, il convient de citer l'augmentation du nombre des naissances vivantes. 4. P. GEORGE, Questions de géographie de la population, Paris, 1959, p. 61. 5. Mortalité périnatale = mortinatalité + mortalité endogène; mortinatalité = enfants mortsnés; mortalité endogène = décès d'enfants dus à une cause antérieure à la naissance. On inclut parfois dans la mortinatalité les fausses couches (morts fœtales) tardives. Sur ces problèmes de terminologie et de définitions, voir R . PRESSÂT, L'analyse démographique, Paris, 1961, pp. 77-93.

Jacques

214

Migosgi

TABLEAU I. Taux de mortalité selon l'âge (pour i ooo personnes de chaque âge)

Age

Avant 1 an 1 à 4 ans 5 à 9 ans 10 à 14 ans 15 à 19 ans 20 à 25 ans 25 à 34 ans 3 5 à 44 ans 45 à 54 ans 5 5 à 64 ans 65 à 74 ans 75 ans et plus Tous âges (taux brut de mortalité)

M

Enquête 19)8-19 ¡9 F

127,0 28,4 7,° 2,6 6,0 5,° 6,8 12,9 21,9 38,4 81,9 129,8

127,0 31.7 4,7 2,3 7,6 6,8 10,8 16,0 17,2 4o,3 53,7 126,6

19,6 39,4 68,0 128,0

19.4

19,8

19,6

T

127,0 30,0 5,7 2,4 6,8 5,9 8,8

Païlin* 1964-1966

Snuol* 1964-196;

128,0 17,0 3,3 3,°

9°>3 22,3 6,7 3,o

33,7

13, 2

**

**

* Les taux par sexe n'ont pu être calculés, la Struflure par sexe de la population n'étant pas connue. ** Les taux de mortalité par âge n'ont pu être calculés pour les âges au-dessus de 15 ans, la Structure par âge n'étant pas connue au-dessus de cet âge. Sources : Enquête de 1958-1959, et enquêtes épidémiologiques de la Dire&ion de l'Éradication du Paludisme à Païlin (1964, 1965, 1966) et Snuol (1964-1965).

peut entraîner de graves complications, telle la cécité, et même le décès1. Le paludisme2, outre qu'il peut être une cause de mortalité fœtale, a évidemment une incidence marquée sur la morbidité et la mortalité des enfants. Plusieurs observations récentes, dont certaines faites au Cambodge 3 , laissent cependant penser que les nourrissons bénéficient d'une relative immunité, ou d'une relative tolérance, à l'égard du paludisme jusqu'à l'âge de 12 mois environ. Mais au-delà de cet âge, et jusqu'à celui de 10 ans, la sensibilité au paludisme serait très forte et, en région impaludée, provoquerait ainsi une surmortalité aux âges de l'enfance. Les parasitoses intestinales, à tous les âges et dans tout le Cambodge, sont très répandues et fréquemment associées à d'autres affeâions : c'eSt ainsi que dans un hôpital de Phnom-Penh, 45 % des tuberculeux traités souffrent de parasitoses intestinales (ascaridiose, dans la plupart des cas) et une telle association a été notée dans 50 % des cas pour les enfants de 1 à 3 ans et ceux de 7 à 12 ans, dans 5 6 % des cas pour les enfants de 3 à 7 ans ; inversement 50 % des cas de parasitoses intestinales sont révélés sur le fond d'autres affeâions. On note des différences sensibles dans les taux D r K H E M , E. M. P O P O Y A et V . T C H E R E D N I T C H E K O , dans la Revue de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, 1964, pp. 155-157. 2. Cf. supra, p. 209, note 4. 3 . Sur les incidences du paludisme sur la morbidité et la mortalité des enfants, cf. M I G O Z Z I , op. cit., pp. 17-18. 1.

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d'infeStation parasitaire selon les groupes de population, mais les taux maxima sont constatés parmi les enfants des régions rurales : 70 % des écoliers prospectés sont infeStés par le parasite intestinal le plus répandu au Cambodge : Ascaris lumbricoides1. La tuberculose semble actuellement connaître au Cambodge un développement rapide et inquiétant. Des données épidémiologiques de ces dernières années, il ressort que la tuberculose eSt en pleine épidémisation dans la capitale et qu'elle pénètre peu à peu dans les villages. Les indices tuberculiniques pour le groupe d'âge caractéristique de 7 à 14 ans sont en effet très différents selon la résidence : 53,} % à Phnom-Penh, 25,4 % seulement pour la province voisine de Kandal, et moins encore dans les autres provinces. Les risques de contamination sont élevés pour les enfants de la capitale : l'habitat souvent exigu, l'hygiène domestique très peu développée, l'habitude extrêmement répandue de cracher sur le sol, expliquent que les contagions familiales soient les plus répandues. Il s'agit généralement d'une contagion direCte : bacilles essaimés par un malade autour de lui2. L'éloignement des enfants, à l'abri des sources de contagion, n'eSt guère réalisable au Cambodge : pas d'établissement spécialisé susceptible d'héberger les enfants malades, et la plupart des familles n'acceptent pas la séparation et la mise en traitement des enfants malades. La mortalité la plus élevée se manifeste parmi les enfants de plus de 6 ans, mais les enfants plus jeunes et les nourrissons ne sont pas épargnés; pour un certain nombre la tuberculose n'eSt décelée qu'à l'occasion du traitement d'autres maladies. Campagne de dépistage et de vaccination (BCG) s'effeCtuent depuis 1955 avec la participation de l'OMS et de l'UNICEF. Mais une partie de la population y échappe encore en raison de l'éloignement, des difficultés de communication, ou de la non-collaboration des habitants. La poliomyélite, affection infantile caractéristique, se manifeste depuis quelques années avec une virulence plus forte. A la fin de 1964, une épidémie3, la première aussi grave, se manifesta d'abord à Phnom-Penh puis devint générale dans tout le pays, entraînant plusieurs décès de jeunes enfants. Ceux de moins de 3 ans constituent la majorité des sujets atteints et 41 % des cas contrôlés sont ceux d'enfants de 12 à 24 mois. L'épidémie déclina assez rapidement mais des cas continuent d'être signalés. Rappelons que, d'une manière générale, on note une augmentation des cas de poliomyélite, dans les régions tropicales, depuis une vingtaine d'années4. Les sources disponibles sont rares, qui permettent de mesurer l'incidence respeftive des causes de décès des enfants. Pour la ville de Phnom-Penh, les statistiques disponibles permettent cependant de faire un classement des causes de décès. Encore faut-il préciser qu'il s'agit de statistiques hospita1 . Cf. Dr B R U M P T et K O N G K I M C H H U O N , « Les helminthes intestinaux chez l'homme au Cam-

bodge », Bulletin de la Société' de Pathologie 'Exotique 58 (3), mai-juin 1965, pp. 501-509, et particulièrement p. 502, et Dr J T H C H H A P , Aspelis chirurgicaux de l'ascaridiose au Cambodge, PhnomPenh, 1966 (thèse de médecine). 2. La contagion par le bacille bovin ne parait jouer qu'un rôle secondaire; la presque totalité du lait consommé eél du lait pasteurisé. 3. Dr C. C H A S T E L , « Aspeils épidémiologiques, virologiques et sériologiques de l'épidémie de poliomyélite survenue au Cambodge en 1965 », Médecine tropicale 26 (3), 1966, pp. 249-259. 4 . Dr S A B I N , « Poliomyelitis in the Tropics : Increasing, Incidence, and Projeâs for Control », Tropical and Geographical Medicine 15, 1963, p. 38.

Jacques

2l6

Migo^i

Hères et qu'il eSt impossible d'en généraliser les résultats à la morbidité et à la mortalité infantile dans la capitale : l'hospitalisation étant loin d'être automatique en cas de maladie, même grave. Le tableau 2 ci-après donne les pourcentages des décès ayant suivi les différentes affeâions diagnostiquées lors de l'admission dans l'un des hôpitaux de Phnom-Penh en 1960-1965. TABLEAU 2. Causes de décès (pourcentages par rapport aux cas constatés) Tétanos ombilical Débilité, prématurité Méningite Diphtérie Syphilis Diarrhée Pneumopathie (tuberculose exclue)

«7 64

55 50 50 36

Rougeole Polycarence Tuberculose Fièvre typhoïde Poliomyélite Coqueluche Béri-béri

25 20

11 5 5 5 0

26

Il ne s'agit ici que des maladies traitées et des décès infantiles constatés à l'hôpital; de plus le nombre de cas eSt parfois très faible (rougeole : 48 cas, diphtérie : 30, coqueluche : 22, poliomyélite : 16, syphilis : 8, béri-béri : 9). Ces indices de morbidité et de mortalité ne sont donc que faiblement indicatifs au regard de la mortalité infantile générale à Phnom-Penh et dans le reSte du pays. Le tableau 3 montre la part respeftive de certaines maladies dans la mortalité infantile : les proportions des décès provoqués par des affections intestinales et des maladies respiratoires sont frappantes. TABLEAU 3. Mortalité infantile : causes de décès des enfants de moins de 1 an (distribution en pourcentages) * Hôpital de Kantha Tiopha ( Phnom-Penh ) ***

Phnom-Penh** 196J-1966

Maladies gastro-intestinales Débilité Prématurité Maladies respiratoires autres que la tuberculose Tuberculose Convulsions-Méningite Tétanos du nouveau-né (Autres causes de décès)

27,2

16,5

9,6

11,2 0,0

12.4 Ï.9

21,2

Diarrhée Débilité et prématurité Polycarences Pneumopathie Tuberculose Convulsions Méningite Tétanos ombilical (Autres causes de décès)

* D'après les données du Service d'Hygiène de Phnom-Penh sur les décès contrôlés. ** Sur 4 494 décès. *** Sur 1 616 décès.

64,8

6,7 4,i '5,7 0,5 o,5 3,3 3,6

1,0

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217

2. ha mortalité des enfants Mesurer et analyser la mortalité des enfants sera malaisé dans l'état de la documentation statistique disponible. Un certain nombre de décès durant le premier âge ne sont pas déclarés, même lors d'enquêtes très sérieuses 1 . Il eSt certain que des décès précoces d'enfants, de même que les naissances d'enfants morts-nés, ne sont pas contrôlés : ces déclarations n'apparaissent guère nécessaires à une large partie de la population rurale 2 . Les non-déclarations de décès infantiles rendent peu sûres les évaluations de la mortalité infantile. Mais, de surcroît, le compte traditionnel de l'âge des enfants peut provoquer des erreurs : l'âge eSt parfois compté dès la conception et le décès, déclaré comme étant survenu à 18 mois par exemple, peut s'être produit avant la fin du 12 e mois suivant la naissance. Ce transfert des décès infantiles dans le groupe d'âge supérieur eSt peut-être responsable de la très forte mortalité apparente relevée pour les enfants de 1 à 4 ans. Autre difficulté, le manque de données précises sur les causes de décès : celles que nous avons utilisées sont limitées à Phnom-Penh. Il serait vain, dans ces conditions, de tenter une analyse précise de la mortalité infantile et juvénile. L'analyse biométrique de la mortalité suppose des données très précises en ce qui concerne l'âge lors des décès, et l'étude de la mortalité différentielle des enfants nécessite sur les familles des renseignements nombreux d'ordre économique et social qui nous manquent encore. a. La fréquence des décès aux jeunes âges E n dehors des taux de mortalité par âge (tableau 1), il eSt possible d'apprécier l'importance relative de la mortalité des enfants et des adolescents de moins de 15 ans en étudiant la répartition par âge des décès survenus dans certaines sous-populations. Cette répartition ne fournit certes pas un indice satisfaisant de la mortalité par âge 3 mais elle en donne néanmoins une image intéressante : la fréquence des décès de personnes de tel ou tel âge, telle qu'un simple observateur pourrait la noter pendant une année par exemple. L e tableau 4 donne, en pourcentages, cette répartition des décès. Pour toutes les sous-populations, et quelle que soit leur composition par âge, on constate que plus du quart de tous les décès sont ceux d'enfants de moins d'un an, et plus de la moitié, ceux de jeunes (o à 14 ans révolus). Pour les populations de Snuol et de Païlin, ces proportions sont particulièrement fortes, mais la Structure de la population (faible proportion de personnes âgées du fait de l'immigration) introduit ici un biais et interdit que ces décès de jeunes soient automatiquement attribués à la géographie sanitaire défavorable des deux régions (paludisme, éloignement des centres sanitaires). 1 . Enquête de l ' O M S à Takhmau, en 1958 : « A plusieurs reprises, nous n'avons obtenu les réponses qu'avec le temps, car quelques femmes craignaient des mesures, telles que le retrait des enfants survivants, pour n'avoir pas su conserver la vie de ceux qui étaient morts. » 2. Les décès de nourrissons ou de très jeunes enfants sont d'ailleurs suivis d'une cérémonie funéraire très limitée, sans solennité, au domicile des parents. L e corps eit parfois enterré dans l'enceinte de la maison, alors que l'incinération eSt la règle générale pour les adultes. 3. Les taux et les quotients de mortalité n'ont pu être toujours calculés pour ces sous-populations : on connaît le nombre de décès par âge, mais on ne dispose pas de chiffres sur les effeftifs par groupes d'âge auxquels rapporter ces décès.

Jacques

218

TABLEAU 4.

l'âge, en

Mortalité dans diverses sous-populations et à diverses époques (distribution des décès selon pourcentages)

Age lors des décès

Enquête* I9JS-I9J9 (population rurale)

moins de 1 an de 1 à 4 ans de 5 à 9 ans de 1 0 à 1 4 ans

26,6 23,8

de 0 à

56,0

14

ans

de 15 à 1 9 ans de 20 à 2 4 ans de 25 à 29 ans i de 30 à 3 4 ans j de 35 à 39 ans j de 40 à 4 4 ans ) de 45 à 49 ans I de 50 à 5 4 ans ) de 55 à 59 ans ) de 60 à 64 ans 1 65 ans et plus Tous les âges * ** *** ****

Sur Sur Sur Sur

Migo^i

4,2 1,4

Païlin** 1964-1966

Snuol*** 1964-196;

26,2

2,1

62,j 29,2 4,9 },4

61,6

100,0

60,4

47,J 42J 7,J

38,5

100,0

18,0

3.0

4),J )9,i 7,8 12,8 2,8 4,6

4i,i 35,6

100,0

ioo,o

23,6

3,3 2,3

4,4 3.°

6,0

3,2 i!

6,0

2,7 1

j

5,i

2,8

j

6,0

7.4 7, 1 9,3 100,0

2,5 2,7

3,3 3,9 3,5 ) 6,5

100,0

14,8

8,5

2,2 2,6

2,8

2,6

Enquête**** 1966 (population scolaire)

'

M

3,3 Ì 6,° ' 3,2 j 6,0

3,1 j 6,4 3,3 4,5 ! J U 3,4 i 7,9 8,5 ioo,o

1 741 décès survenus à tous âges, pendant 12 mois. 1 093 décès survenus à tous âges, pendant 3 ans. 2 828 décès survenus à tous âges, pendant 2 ans. 317 décès d'enfants de moins de 15 ans, pendant 12 mois.

Sources : Enquête de 1 9 5 8 - 1 9 5 9 , enquêtes épidémiologiques de la Direâion de l'Eradication du Paludisme à Païlin ( 1 9 6 4 , 1 9 6 5 , 1966) et S n u o l ( I 9 Ô 4 , 1 9 6 5 ) , et enquête personnelle parmi la population scolaire, portant sur les familles des élèves (1966). N o m b r e u x décès donc, au-dessous de 1 an 1 . Mais le risque élevé de mortalité se p r o l o n g e bien après les douze premiers mois de la vie puisque les décès des enfants de 1 à 4 ans représentent encore le cinquième environ du total. A p r è s l ' â g e de 5 ans, le nombre de décès diminue fortement 2 .

b. lui mortalité infantile et la mortalité des enfants : les indices a. L a mortalité périnatale L e s données dont nous disposons portent au total sur peu d'accouchements et il s'agit d'accouchements en maternité. 1. Pour Phnom-Penh, les décès survenus à moins de 1 an représentent 34,8 % en 1965 et 33,6 % en 1966, de tous les décès contrôlés. 2. Enquête de l'OMS à Takhmau ( 1 9 5 8 ) : sur 100 décès de jeunes (o à 14 ans), on relève 50 décès à moins de 1 an, 34 décès de 1 à 4 ans, 16 décès de 5 à 14 ans.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou T A B L E A U 5.

219

Mortalité in utero et mortinatalitê à Phnom-Penh (pour 1 000 accouchements) Accouchements

Morts in utero

Morts-nés

4990 dans une maternité de Phnom-Penh en 1937, 1940, 1944 et 1948

87,2

4 371

87,5

à Phnom-Penh en 1952 7049 à la maternité de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique de 1962 à 1967

8,0

L'enquête de l'OMS à Takhmau en 1958 estimait à 20 ou 30 le nombre de morts-nés pour 1 000 naissances vivantes, ce qui eSt une proportion asse2 forte. Cette léthalité eSt imputable avant tout à l'état de santé de la mère1 et aussi aux conditions de l'accouchement2. La mortalité endogène semble également importante peu après la naissance : la mortalité du premier mois peut être estimée au moins à 30 ou 40 % de la mortalité infantile totale. Mais beaucoup de ces décès se produisent dès les premiers jours, faisant suite aux hémorragies néo-natales, aux pneumonies et aux traumatismes obstétricaux et les « cas de tétanos lors de la section du cordon ombilical sont fréquents »3. Les naissances prématurées, « fréquentes chez les primigeStes et les femmes ayant plus de six gestations »4 constituent également des cas favorables à une forte mortalité néo-natale : à Phnom-Penh, en 1965 et 1966, débilité et prématurité ont provoqué plus du quart des décès infantiles. b. La mortalité infantile de o à 11 mois Nous avons déjà vu que les décès d'enfants âgés de moins de 12 mois étaient fréquents (plus de 25 % de l'ensemble des décès). Rapporté au chiffre des 1 . Parmi les pathologies de la grossesse rencontrées au Cambodge, les néphropathies gravidiques sont assez répandues : 12,8 % des femmes venues accoucher à l'Hôpital de l'Amitié KhméroSoviétique; cette pathologie eSt fréquente chez les femmes primigeStes, et on note une recrudescence des cas pendant la saison chaude {cf. Revue de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, 1964, p. 139). 2. Lors des accouchements, les présentations vicieuses, qui nécessitaient une intervention chirurgicale, sont souvent suivies de morts fœtales (sur ce point, consulter : C . P L A N , P . L A D O U C E , M . M A I S T R E et J . F L O R E T T E , « La césarienne abdominale au Laos », Médecine tropicale 25 (6), 1965, pp. 757-761, et particulièrement p. 759). 3. Repue de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, 1966, p. 37. 4. Revue de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, 1965, p. 106. En 1964, pour 1 680 naissances à la maternité de l'Hôpital de l'Amitié Khméro-Soviétique, on relève 10,2 % de prématurés chez les garçons et 14,4 % chez les filles. D'une manière générale, les plus forts pourcentages d'accouchements avant terme sont enregistrés parmi les femmes de moins de 20 ans et parmi celles de plus de 40 ans.

220

Jacques Migosgi

naissances annuelles, le nombre de décès infantiles donne un indice extrêmement intéressant et caraâériStique de l'état sanitaire d'un pays : le quotient de mortalité infantile. Le tableau 6 ci-dessous rassemble les quotients obtenus à des dates diverses pour le Cambodge. 6 . Quotients de mortalité infantile (nombre de décès d'enfants de moins de 12 mois pour 1 000 naissances vivantes)

TABLEAU

Quotients

Années

Sources

1 5 0 à 200

1955

116 127 150 à 175 120 90 128 72

1957 1958-1959 1958 1962 1964-1965 1964-1966 1965-1966

D'après D r S A I N G S O P H O N , La protection maternelle et infantile au Cambodge, Paris, 1955 (thèse de médecine) Enquête OMS à Snuol Enquête démographique Enquête OMS à Takhmau D'après taux de survivance, recensement de 1962 Snuol (données OMS) Païlin (données OMS) Phnom-Penh (Hygiène Municipale)

175

1967

E n q u ê t e R . BLANADET {op. cit., p . 1 2 6 )

Compte tenu des possibilités de sous-enregiStrement, on peut penser que le quotient moyen, pour les régions rurales, eSt de 100 à 130 %. Les différences régionales liées à l'inégalité des conditions sanitaires sont sans doute très importantes, mais les données font défaut pour les apprécier. A Phnom-Penh, la mortalité infantile eSt, en moyenne, beaucoup plus faible que dans le reSte du pays; particulièrement sensible aux faâeurs économiques et sociaux, elle y varie selon toute vraisemblance avec le lieu de résidence, la profession, le niveau d'inStru&ion : le tableau 7 ci-dessous indique déjà des écarts importants selon les nationalités1; la mortalité infantile serait moins forte chez les Chinois et plus forte chez les Vietnamiens que chez les Khmers. 7. Quotients de mortalité infantile à Phnom-Penh (répartition selon les diverses populations, pour 1 000 décès, en 196J-1966)

TABLEAU

Population totale dont : Population khmère Population chinoise Population vietnamienne

72,2 74,8 55,5 88,3

* D'après les données du Service d'Hygiène municipale.

1. Nous donnons ces quotients différentiels avec beaucoup de réserves, car les critères du classement par nationalité peuvent varier : nationalité des parents, de l'enfant; les naturalisations des enfants introduisent également une source d'erreurs.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

221

c. La mortalité des enfants après i an Les taux de mortalité restent encore très élevés : 20 à 30 °/00 pour le groupe d'âge de 1 à 4 ans. La plupart des décès semblent se produire avant la fin de la deuxième année, comme le suggèrent les données — très limitées — du tableau 8 1 . Grosso modo, on peut dire que, sur 100 décès d'enfants de o à 4 ans, la distribution eSt la suivante : — — — — — —

10 20 45 55 70 30

surviennent surviennent surviennent surviennent surviennent surviennent

pendant la première semaine après la naissance. le premier mois ; le premier semestre; la première année; les deux premières années ; entre l'âge de 2 ans et celui de 4 ans.

8 . Mortalité infantile : décès de jeunes de moins de // ans ( diflribution selon l'âge, en pourcentages)*

TABLEAU

., , ,,. Veces selon l âge 0

0 1 7 1 6 12 2 5 10 0

à 23 heures à 6 jours à 29 jours 3 5 mois à 1 1 mois à 23 mois ans à 4 ans ans à 9 ans ans à 1 4 ans à 14 ans

3,9 3.9 6,3 19,6 7,3 14,8 20,8 14,8 8.5 100,0

Nombre de décès cumulés , , , 0 a 14 ans o a 4 ans 0 a 11 mots 0 0 0 0 0 0 0 0 0

à à à à à à à à à

23 heures 6 jours 29 jours 5 mois 1 1 mois 23 mois 4 ans 9 ans 14 ans

3.9 7,9 14,2 33,8 4i,i 55,9 76,7 9i,5 1000,0

5. 1 10,2 18,4 44,5 53,5 73,° 100,0

9,5 19,2 34,5 82,2 100,0

* Sur 3 1 7 décès survenus entre o et 15 ans. (Les pourcentages de décès survenus peu après la naissance sont donnés sous toute réserve étant donné la faible importance de l'échantillon et la confusion possible entre mortinatalité et décès des premiers jours.) Source : Enquête personnelle parmi la population scolaire en province (1966).

L'âge de 2 ans marquerait donc une coupure, et il eSt vraisemblable que des données plus précises aboutiraient dès cet âge à une espérance de vie plus longue qu'à la naissance : les risques les plus graves de mortalité sont en effet dépassés. Il n'eSt guère possible de préciser les causes de décès spécifiques de cet âge (12 à 23 mois); il eSt certain que le changement d'alimentation, dû au sevrage qui se produit souvent vers la fin de la première année ou pendant la deuxième année, eSt un élément important; c'eSt aussi l'âge auquel de nombreux enfants commencent à être confiés à une autre personne que leur mère : sœur aînée ou grand-mère; les contaâs avec le milieu extérieur 1 . Le tableau 8 utilise les données fournies sur l'âge de 3 1 7 décès de jeunes (o à 14 ans). Voir la note au bas de ce tableau.

222

Jacques Migo^i

deviennent plus fréquents, l'alimentation peu rationnelle et les dangers de contamination et d'infeâion plus forts. Au-dessus de i an, mortalité exogène forte donc, mais peut-être plus facilement réductible que celle des tout premiers âges. III.

CONCLUSION

Les risques de décès rencontrés aux très jeunes âges sont donc encore, au Cambodge, extrêmement importants; une fois franchie la période difficile des cinq premières années, ces risques diminuent. La séleâion, en effet, à laquelle les enfants sont soumis dès leur naissance eSt très sévère : les indices que nous en avons fournis sont certes partiels et bien insuffisants, mais ils confirment en tout cas que le niveau élevé de la mortalité générale tient essentiellement aux décès infantiles et juvéniles. Ceci dit, il s'en faut que la survie jusqu'à l'âge de 5 ans soit un gage d'existence prolongée : pour les deux sexes, et à partir de 35 ou 40 ans, l'espérance de vie s'amenuise rapidement (sur 1 000 hommes ou femmes âgés de 35 ans, environ la moitié seulement parviendraient à l'âge de 6 5 ans 1 ) ; et, pour la population féminine adulte, à une mortalité « normale », due à l'usure prématurée de l'organisme par des affeâions anciennes et persistantes, s'ajoutent des risques supplémentaires de décès imputables à la maternité2. Mortalité infantile et mortalité féminine peuvent être considérées comme des indicateurs particulièrement sensibles de la situation sanitaire générale d'une population à une période donnée. Indicateurs précieux également du point de vue Strictement démographique puisque, lorsque fécondité et natalité sont et restent élevées, la mortalité eSt en fait le frein pratiquement exclusif à un croît naturel plus rapide encore.

1 . Estimations fondées sur le recensement de 1962. 2. Après 45 ans la surmortalité féminine ferait place à une surmortalité masculine Parmi les femmes âgées de plus de 65 ans (en 1962) on compte environ 60 ou de divorcées (80 % pour celles de 70 ans). Il eSt bien certain que la situation et la fécondité interviennent comme faâeurs de mortalité différentielle mais les insuffisantes pour en entreprendre ici l'analyse.

« normale ». % de veuves matrimoniale données sont

J A C Q U E S

P E Z E U - M A S S A B U A U

La nouvelle emprise chinoise sur le milieu géographique dévolution et tradition

F

A U J A P O N qui élabore actuellement, sur des bases sociologiques et mentales largement traditionnelles, une formidable transformation de son milieu naturel, l'exemple de la Chine dont le démarrage économique, puissant mais lent, se réclame au contraire d'une révolution totale des modes de pensée et d'aâion représente une leçon majeure pour les géographes de notre temps. L'ampleur des superficies — 10 millions de kilomètres carrés — et de la masse humaine — près de 750 millions de personnes — intéressées ne sont pas en effet les seuls handicaps auxquels se mesurent les dirigeants chinois; le poids d'une civilisation parmi les plus complètes et les plus vigoureuses qui aient jamais existé continue de guider, par-delà la volonté de dépassement constamment affirmée, maints comportements publics et individuels. Ainsi se pose le problème de l'infléchissement volontaire des habitudes de pensée et des techniques, et, plus précisément pour nous, celui de la manière dont en eSt modifiée l'emprise sur le milieu. Partant de l'aétion concrètement exercée sur celui-ci pour remonter aux cadres sociaux dans lesquels elle se déroule, puis aux principes sur quoi elle se fonde, il nous a paru possible de décrire dès à présent les grands moyens de cette « géographie volontaire » à laquelle le peuple chinois se trouve depuis quelque vingt ans attelé. On présentera donc successivement les techniques de la vie matérielle, celles de la vie collective et notamment le contrôle démographique, les techniques de direction et de planification, enfin le nouveau système de valeurs au nom duquel ce grand effort eSt exercé. ACE

I. T E C H N I Q U E S D E L A V I E M A T É R I E L L E

L'immensité et la diversité du milieu naturel chinois et le chiffre élevé de la population maintiennent actuellement les exigences fondamentales auxquelles se sont heurtés de tout temps les habitants, — et avant tout, l'exigence que représente l'ajuStement nécessaire de l'effort à fournir et de la masse humaine qui doit en recevoir sa subsistance. En dépit de préjugés

224

Jacques Pe^eu-Massabuau

tenaces, c'eSt un manque permanent de travail qui caractérisait la société chinoise traditionnelle et la main-d'œuvre dépasse encore en maints secteurs la quantité de travail disponible, la somme des efforts que demande la mise en valeur complète des sols dont on dispose. Le manque de terres demeure ainsi aigu, tout comme la nécessité de protéger celles qu'on occupe des avatars d'un climat excessif. Il faut d'abord s'efforcer d'en conquérir de nouvelles, aux dépens des pentes — traditionnellement délaissées —, des déserts de l'OueSt ou des rivages. Une fois ce sol conquis ou préservé, il importe de l'enrichir par une introduction d'engrais massive et continue. De tous ces problèmes, aucun n'eSt aussi urgent que la maîtrise de l'eau — domination de fleuves capricieux et ravageurs, irrigation des terres arables —, aussi bien dans les vieux terroirs à riz ou à céréales sèches de l'Est que dans les nouvelles terres arrachées à la Steppe et au désert dans l'OueSt et le Nord. D'après ce qu'on peut savoir, il semble qu'actuellement, la plupart des techniques enseignées par la tradition s'accompagnent toujours d'un effort individuel : outillage rural, engins d'irrigation, utilisation d'engrais naturels. C'eSt dans le cadre des Communes que les techniques se modernisent. En ce qui concerne la mécanisation et la motorisation, les Communes commencent à gérer un parc de machines important mais jusqu'ici, ce sont les Fermes d'État qui ont reçu l'essentiel des traâeurs. Quant aux engrais chimiques, une sage politique d'installation d'usines de faible ou moyenne dimensions, et fortement dispersées, vise à en assurer la plus grande diffusion possible. L a collecte de l'engrais humain demeure toutefois une nécessité partout. A u total, l'énergie dépensée demeure ainsi humaine pour une large part, qu'il s'agisse de retourner la terre, de l'engraisser ou d'y régler le débit de l'eau. Simplement cet effort s'exerce à présent dans le cadre des vaStes travaux de défrichage ou de drainage poursuivis à grands frais par l'État. On peut ainsi systématiser grosso modo en deux paliers l'effort rural chinois : celui des entreprises gouvernementales, des Fermes d'État, des grands chantiers d'hydraulique et des usines d'engrais (où l'emploi de machines n'exclut pas le recours à d'énormes masses humaines) et celui qui s'exerce dans le cadre des Communes et de leurs subdivisions, où l'outillage et les geStes de la vie rurale demeurent largement traditionnels. Cette dualité marque également les techniques industrielles. Plus encore que pour l'agriculture, l'exemple et l'aide russes ont été ici décisifs. Le manque de spécialistes constituait en 1949 le gros handicap de la Chine et, si un certain nombre de savants chinois vivant à l'étranger rentrèrent alors, ce fut naturellement vers l'URSS « patrie du socialisme » qu'on se tourna pour l'essentiel. Ce dernier pays prit alors sur la Chine une emprise scientifique quasi totale. Outre les vingt mille techniciens des chemins de fer formés dans l'immédiat afin de remettre de suite en état le réseau des transports, dix mille ingénieurs furent formés en URSS et constituent encore sans doute le noyau de la science chinoise. D'innombrables usines furent envoyées, prêtes à fonctionner, tandis que des équipes de spécialistes soviétiques, parcourant tout le pays, dressaient des plans de barrages, d'usines, de voies ferrées et de routes, de cités du pétrole ou de l'acier. Le retrait brutal de l'aide russe constitua une épreuve décisive pour l'économie chinoise et le régime lui-même. Laissant quatre-vingt-huit usines en cours de montage, notamment la grande aciérie de Wou-han, d'innom-

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

225

brables fermes-pilotes à demi installées, il entraîna un effort gigantesque et tâtonnant pour former les techniciens nécessaires tout en s'efforçant, au prix d'innombrables échecs, de réaliser les programmes établis en commun. Il eSt vrai que, dès les années 1949-1963, 350 000 ingénieurs ou techniciens étaient sortis des écoles chinoises; la crise de 1959-1961 a certainement empêché, cependant, d'atteindre l'effeétif de 2 millions fixé pour 1967. Le recours à l'étranger était ainsi indispensable, quelque répugnance qu'on éprouvât à l'utiliser et malgré la méfiance profonde qu'entraînait vis-à-vis des autres pays le « lâchage » des Russes. On s'adressa tout d'abord aux pays d'Europe orientale — d'où usines et machines-outils ont été systématiquement acquis —, ensuite aux pays capitalistes eux-mêmes : Allemagne de l'OueSt, France, Italie, GrandeBretagne, qui fournirent procédés et installations, notamment en ce qui concerne la pétrochimie, les calculatrices et, d'une façon générale, l'électronique. Dans cette branche, l'industrie chinoise paraît exceller et ses produits seraient au niveau international. Enfin, on a tenté d'imiter ou de concevoir sur place des procédés nouveaux, ainsi dans le domaine des machines-outils et du matériel agricole où l'usine-pilote de Shanghai, entièrement automatisée, demeure la réalisation la plus importante qui soit purement chinoise. C'eSt dans la sidérurgie surtout que le retard paraît grand, l'échec du « Bond en avant » ayant largement effacé les effets bienfaisants de l'aide russe, notamment dans les grandes installations (de création japonaise) du Nord-ESt mandchou. Le problème qui se pose ici eSt celui, purement politique, des contacts avec l'extérieur. Dans la mesure où les dirigeants chinois s'efforcent d'élaborer une économie moderne en se fondant autant que possible sur leur seul effort, ou en n'accueillant l'aide étrangère que lorsqu'elle apparaît véritablement indispensable, on se heurte en fait à des impasses. L'exemple des 400 000 hauts fourneaux de petite taille construits lors du « Bond en avant » et de leur retentissant échec a montré les limites de l'auto-sufïïsance en matière de technique. Cette volonté d'isolement, où l'on peut voir une constante de la mentalité chinoise mais où l'hoStilité a&uelle du reSte du monde et le souci de préserver le communisme national de tout contait « impur » jouent un rôle très important, constitue un des aléas de l'emprise chinoise aftuelle sur le milieu. II. TECHNIQUES DE LA VIE COLLECTIVE

Les hommes, leur nombre, leurs déplacements, leur fonction ont été l'objet d'un soin jaloux et constant depuis le commencement du régime. Une prise de conscience aiguë du problème démographique caraftérise la Chine actuelle. Après une période où la fécondité naturelle parut un gage de puissance pour l'avenir, on en revint à une plus juSte appréciation des choses et, si la Chine d'un milliard d'hommes demeure la perspective des planificateurs, on s'efforce par tous les moyens de réduire la fécondité. Une vaSte emprise sur la vie sexuelle et conjugale s'exerce actuellement, bien différente cependant de ce que montre le Japon voisin. Une Striâe moralité règne en effet à tous les niveaux de la société chinoise, et ce puritanisme officiel entraîne une 15

22Ó

Jacques Pe^eu-Massabuau

doCtrine de la chasteté, une ascèse de la vie conjugale, facilitée au besoin par la séparation prolongée des conjoints, mariés le plus tard possible et envoyés ensuite en des points différents du pays. L'éducation sexuelle eSt poursuivie dans tous les cadres scolaires et professionnels et porte indiscutablement ses fruits, dans les villages surtout. Il eét vrai que cette base psychologique et morale apparaît de toute façon indispensable dans la mesure où la gamme des produits pharmaceutiques nécessaires n'eSt encore ni mise au point ni fabriquée selon les vaStes quantités qu'exige l'énorme communauté humaine intéressée. La société traditionnelle était fondée sur la primauté de la famille, cadre nécessaire de la vie individuelle et relais des valeurs morales en vigueur. Moins rapidement morcelée qu'au Japon, la famille chinoise groupa longtemps trois générations au moins sous le toit anceStral ; la symétrie classique de la maison traditionnelle exprimait en partie ce fait et aussi l'indice hiérarchique dont chacun se trouvait marqué au sein de la collectivité familiale. Une éthique d'origine confucéenne, qu'on ne rappellera pas ici, fondait les relations entre les individus, entre les familles et entre tous les niveaux hiérarchiques de la société chinoise. La suppression du cadre familial au profit d'une société « ouverte », où chaque individu jouirait de droits égaux, constitue sans doute ainsi le changement le plus véritablement « révolutionnaire » opéré par le nouveau régime. Les vaStes mouvements de population demandés par la mise en valeur harmonieuse du pays, la séparation des conjoints évoquée plus haut pour freiner la fécondité ne sont que les raisons annexes d'un fait qui se fonde essentiellement sur un idéal d'égalitarisation totale, que la colleCtivisation doit permettre de réaliser. La population urbaine et rurale s'eSt vue ainsi rapidement fixée dans des cadres dont le plus connu eSt la Commune. Regroupant les ruraux dans une entreprise appliquée à la mise en valeur d'une certaine superficie (de quelques centaines à 10 ooo hectares), elle se subdivise — on le sait — en Brigades (5 à 50, de 200 à 300 membres), elles-mêmes partagées en Équipes de 50 à 100 travailleurs en moyenne. Ces cadres collectifs doivent, selon leurs objeCtifs théoriques, non seulement assurer l'exploitation d'une certaine superficie du pays, mais encore former les noyaux de la nouvelle société chinoise sur le plan alimentaire, domestique, scolaire et moral, et ainsi remplacer l'ancienne collectivité familiale dans toutes ses fondions. Lorsqu'on tente cependant le bilan de cette grande réforme, on observe que ces objeCtifs sont loin d'avoir été atteints, du moins sur le plan extraéconomique. Certains des organes des Communes destinés à colleCtiviser la vie individuelle et familiale ont dû être supprimés, tels les réfectoires qui se révélèrent une source de gaspillage et d'incommodités de toutes sortes. De même on dut, après des tentatives de suppression, rétablir les lots individuels. Finalement, ce qui eSt le plus remarquable eSt la survivance de la famille conjugale comme unité de consommation et, partiellement, de produâion. On s'eSt aperçu qu'elle fournit une Structure collective où les liens affeCtifs rendent plus aisé l'accomplissement des tâches nécessaires à l'exercice de la production. De multiples servitudes telles que la garde des enfants ou du bétail individuel, l'entretien du logement, se trouvent grâce à elle épargnées à la collectivité et, finalement, le rendement individuel sur

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

227

les champs de travail collectif, ateliers, plantations, etc., s'en trouve amélioré. Plutôt que d'en déduire un échec définitif de la colleCtivisation, il faut reconnaître que, finalement, les forces productives demeurent sans doute insuffisantes à assurer le coût d'une véritable colleCtivisation dans la Chine d'aujourd'hui. Le pays n'a pas encore atteint le seuil de richesse nécessaire à la vaSte uniformisation de la vie qu'il s'était tracée comme objectif et, spontanément, l'ancien cadre familial s'est perpétué ou réformé autour des individus. Sur le plan de la consommation notamment, les habitudes d'économie qui caractérisaient la famille traditionnelle constituaient en outre un avantage dont il eût été regrettable de se priver dans une époque de reconstruction. La Commune rurale, l'atelier ou la coopérative urbains sont eux-mêmes des subdivisions des Provinces ou des Régions Autonomes, à la tête desquelles se trouvent, depuis 1968, des comités révolutionnaires. Au sommet, l'État dirige l'ensemble de la vie nationale. Avec la Révolution, il a abandonné sa fonction traditionnelle de domination, au nom d'un ordre du monde à préserver, pour devenir le simple organe d'exécution de la volonté du peuple, exprimée par son avant-garde : le Parti. Le rôle de l'État se manifeste d'abord dans la définition des objectifs et des principes de base qui doivent guider l'effort de chacun. Il eSt remarquable toutefois que deux au moins des caractéristiques fondamentales de l'État chinois traditionnel aient subsisté jusqu'à nos jours. L'une eSt la large autonomie laissée aux colleâivités régionales : les Provinces. Dans la mesure où certains principes de base sont scrupuleusement suivis et les promesses tenues, l'immensité du pays a toujours plus ou moins obligé l'autorité centrale à s'en remettre à des délégués du soin de diriger les Provinces et l'État communiste a récemment accentué cette relative autonomie laissée, pour les affaires jugées de gestion courante, aux Régions. La seconde tendance de l'État chinois traditionnel qu'il eSt aisé d'observer dans l'État aCtuel réside dans la présence nécessaire d'une tête visible et détentrice en apparence de l'autorité morale. « Un homme, tout en haut, pense pour la multitude » écrit R. Guillain du président Mao. Ce rôle de chef suprême, symbole de l'unité « en ce qu'il détient les secrets de l'uniformisation » et qui la maintient entre tous les membres de la collectivité, au besoin par la force, était celui que la tradition conférait à l'empereur. C'eSt aussi, apparemment, celui du chef aCtuel de la communauté chinoise, chef suprême de tous, maître à penser et détenteur du dogme et, dans une société où, théoriquement, la famille conjugale eSt appelée à disparaître, père de tous ses concitoyens. III. TECHNIQUES D E DIRECTION E T D E P L A N I F I C A T I O N

Ce rôle suprême de l'État, avec les correctifs qu'on vient de préciser, s'exerce avant tout dans l'aâivité économique, but et moyen de l'emprise sur le milieu naturel. La relation fondamentale apparaît ici, celle qui unit la « base » au « centre », c'eSt-à-dire à l'État qui donne les directives générales et fixe la « ligne » fondée elle-même sur les « principes de base » du socialisme,

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immuables, et 1'« orientation générale » qui se modèle au contraire sur la conjoncture. Le pouvoir de décision n'eSt point cependant entièrement aux mains du « centre » qui se guide étroitement sur les suggestions de la « base », c'eSt-à-dire des organismes régionaux. De ceux-ci partent projets de plan et propositions chiffrées, reflets de leurs perspectives propres et l'État les harmonise dans la planification. Enfin la base fixe elle-même les prix, en accord avec les principes établis en la matière à l'échelon national, et le programme de fabrication et de commercialisation des produits d'usage Strictement local ou régional. Le centre enfin ne gère pas directement la totalité des entreprises : 30 % environ de la production (en valeur) eSt le fait d'entreprises produisant sur contrat (avec les premières) ou même de façon nettement indépendante. Toutes gèrent elles-mêmes leur budget de fonctionnement et décident des contrats qu'elles peuvent passer avec l'État. Au total, donc, une remarquable décentralisation, nécessaire sans doute par l'immensité du pays, la variété des productions et des besoins, mais qui demeure dans la foulée d'une vieille tradition chinoise. La planification, œuvre du « centre » eSt donc la résultante, établie au mieux des perspectives et des intérêts régionaux et des exigences essentielles fixées à l'échelon national. Les mesures en sont prises à la fois par le Parti et par des organismes techniques, car le politique guide constamment l'économique. Une succession de plans de cinq ans (1953-1957, 1958-1962, 1966-1970, 1971-1975) a paru le cadre le plus apte à adapter l'effort de conStruCtion économique à la conjoncture, tout en laissant des perspectives assez longues, permettant seules les grands investissements. Cependant, la subdivision annuelle de ces quinquennats a pris de plus en plus d'importance, notamment après le lancement du « Bond en avant » qui a bouleversé le déroulement du deuxième plan, et après son échec, puisque la reconstruction ne pouvait guère se faire à une échelle de temps plus longue que l'année. La Révolution culturelle, qui éclate au printemps 1966 précisément, allait apporter au rythme quinquennal de nouvelles perturbations. La lutte grave qui s'engage alors entre le président Mao et les « pragmatiStes » soupçonnés de révisionnisme et d'embourgeoisement a, dès ses débuts, désorganisé gravement le déroulement prévu par la planification, surtout : par la désorganisation générale, au niveau du « centre » comme de la « base », par le manque de moyens de transports, en grève ou réquisitionnés arbitrairement par les jeunes révolutionnaires, par la désertion de nombreuses entreprises, largement forcées à l'inaCtion par la disparition de leurs réseaux d'approvisionnement et de distribution, enfin par des manifestations de mécontentement dans certaines régions, accompagnées de sabotage, de pillage et de fuites. Ce furent ainsi les industries lourdes qui souffrirent le plus de l'état révolutionnaire : la houille et l'acier notamment. Ces péripéties ne sont peut-être pas les dernières qui doivent entraver la marche du communisme chinois. Plus que le côté anecdotique, il faut en retenir l'étonnante souplesse du système qu'elles ont permis de révéler, à tous les niveaux de l'organisme social, depuis la Brigade et la Commune jusqu'à l'État lui-même. C'eSt ainsi que chacune des vingt et unes grandes circonscriptions régionales, inchangées, a reçu, à la place des organismes de planification anciens, un bureau de « production » (l'un des quatre dont se composent les comités révolutionnaires) chargé d'assurer le relais entre les

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directives de l'État et les organismes de base; ceux-ci — les Communes et les entreprises industrielles — sont dirigés chacun par un comité révolutionnaire local, coiffé par le comité provincial. Si les membres du parti ne forment pas la totalité des membres de ces comités, ils y conservent, bien sûr, le pouvoir de décision et s'efforcent simultanément d'accomplir les tâches économiques, tout en restaurant — durement, parfois — le sens de l'autorité. On conserve cependant l'impression qu'une fois celle-ci restaurée et assurée, une large autonomie eSt laissée aux entreprises et aux Communes et, au sein de ces dernières, aux Brigades et aux Équipes qui reçoivent, depuis plusieurs années, un pouvoir d'initiative, des responsabilités accrues. Souplesse et décentralisation continuent donc de guider fondamentalement, dans les cadres rigoureux de l'idéologie et de la planification, l'emprise exercée sur le milieu à tous les échelons de la collectivité chinoise. IV. UN NOUVEAU SYSTÈME DE VALEURS

Par-delà la violence de la révolution, la Chine semble avoir conservé la traditionnelle perspective qui fut celle de ses dirigeants dans le passé : assurer la subsistance de tous grâce au maintien d'un ordre moral et social déterminé. Celui-ci a changé mais sa remise en question apparaît désormais comme une sorte de suicide de la communauté chinoise; ainsi que par le passé, son affirmation constante dans les textes, les rites et les geStes quotidiens précède et conditionne toutes les démarches d'ordre économique. Le pays s'eSt armé, face à l'URSS, du drapeau du communisme « pur et dur », qu'il abrite jalousement de toute contamination étrangère, comme le montrent bien les péripéties de sa diplomatie. C'eSt véritablement un « homme nouveau » que ses dirigeants s'efforcent de faire naître : pénétré de la nécessité de sacrifier son bien-être et de consacrer la totalité de ses forces créatrices et productives à la collectivité, fuyant les séduCtions de la société de consommation afin d'éviter de tomber sous la domination des richesses qu'il ne manquera pas de produire bientôt en abondance, agissant avant tout selon des motivations non matérielles, fidèle, dévoué, désintéressé, estimant le travail manuel autant que l'intelleCtuel, chaSte, patriote et devant de lui-même estimer nécessaires tous les sacrifices qui lui sont demandés. Cet idéal eSt inculqué au Chinois tout au long de sa vie, depuis l'école primaire jusqu'à l'université et aux cours d'adultes qu'il doit suivre régulièrement à l'usine comme dans la commune. C'eSt qu'il importe moins d'avoir une tête bien pleine que bien faite; à quoi sert la technique, même parfaitement maîtrisée, si on n'eSt pas prêt à l'utiliser pour le bien de tous ? C'eSt dans le sens de la morale sociale indispensable à la conStruCtion du socialisme que doit s'appliquer l'effort de chacun et on se méfie des champions du Stakhanovisme comme de tous les excès, fussent-ils d'héroïsme. Plus qu'un homme exceptionnel, c'est « l'homme » tout court qu'a mission de produire, à quelques millions d'exemplaires, cet enseignement perpétuel. Aussi considère-t-on l'économie comme un fait essentiellement subordonné. S'il s'agit bien de donner à chacun le nécessaire pour vivre décem-

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ment, s'il faut le nourrir, le loger, le vêtir (tout cela semble dès à présent acquis), il faut surtout en faire un adepte de l'idéal socialiste. Le développement des forces productives n'eSt ainsi nullement une fin en soi, c'eSt au contraire un moyen de supprimer les contraintes matérielles qui ont jusqu'ici entravé le progrès moral de l'homme chinois et ont permis son oppression par les éléments de la collectivité les plus favorisés et, pour l'ensemble du pays, par les nations étrangères à l'époque coloniale. Aussi, moins de vingt-cinq ans après la Révolution, importe-t-il avant tout de préserver la société chinoise, cette chrysalide, de tout contaâ: avec l'étranger : les pays capitalistes d'abord, relativement peu dangereux puisqu'on mesure aisément la profondeur de l'hérésie où ils se trouvent plongés, mais surtout l'URSS et les autres pays communistes d'Europe orientale dont l'apparence de communisme n'eSt qu'une caricature de l'idéal marxiste et dont l'élévation du niveau de vie, la relative mais évidente prospérité économique peuvent exercer une séduCtion dangereuse sur l'homme chinois. L'emprise exercée ainsi par la collectivité chinoise aCtuelle sur son milieu géographique eSt marquée de moins de contradictions qu'il n'apparaît au premier abord. À l'intérieur d'un cadre national rigoureusement clos, ou ne s'ouvrant aux étrangers que dans la mesure où la conjoncture politique ou économique en fait une nécessité, c'eSt bien la nation tout entière qui se trouve soumise à un endoftrinement de tous les instants et à un encadrement idéologique rigoureux. Une fois ces deux contraintes admises, une souplesse remarquable, qui a souvent les apparences du désordre, préside au fonctionnement des rouages. L'habileté traditionnelle du Chinois à ruser avec l'autorité se donne libre cours, dans de juStes limites, il eSt vrai, et cela seul permet sans doute à l'immense machine de fonctionner et de survivre à de redoutables épreuves telles que l'échec du « Bond en avant », la rupture brutale avec les Soviétiques ou la Révolution culturelle. Cette machine paraît toutefois singulièrement fragile. Il ne faut jamais oublier que le politique, les idéaux fondamentaux, l'emportent constamment sur l'économique, et qu'on hésitera rarement à sacrifier d'importants résultats chez celui-ci si le premier doit en pâtir autrement. Les immenses chantiers de domestication des grands fleuves, d'irrigation des terres désertiques de l'OueSt ou de Mongolie, l'industrialisation sont ainsi suspendus à la bonne marche de la progression morale de la société. Dans la double tâche que s'eSt fixée le pouvoir — la conStruâion d'une économie moderne et l'édification d'une société nouvelle animée d'une éthique déterminée —, celle-ci doit toujours précéder quelque peu celle-là, de façon que chaque étape du progrès matériel soit atteinte par des hommes déjà préparés idéologiquement à l'assumer. Si le décalage s'accuse entre ces deux plans, le danger subsiste qu'un système de valeurs conservant une apparence de nécessité objeCtive dévoyé se substitue à l'idéal socialiste. Ce danger eSt particulièrement grave en Chine où le niveau encore bas des forces productives et la pauvreté générale tendent à perpétuer la faveur de comportements, d'attitudes et de valeurs anciens. C'eSt sur ces craintes fondamentales des dirigeants que repose la « ligne dure » choisie par Pékin, à laquelle tout paraît devoir être sacrifié.

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En guise de conclusion — mais peut-on jamais conclure, s'agissant de la Chine ? —, c'eSt bien d'un gigantesque effort qu'il eSt question, pour arracher la plus nombreuse collectivité de l'univers à sa gangue traditionnelle, idéologique et matérielle. Par-delà la violence avec laquelle il se poursuit, et la volonté de dépassement qu'il affirme dans chacune de ses manifestations, on ne peut s'empêcher de remarquer que, si l'homme nouveau que cherchent à faire naître les dirigeants chinois naît réellement un jour, il conservera bien des traits de son ancêtre de toujours. Il demeurera pour longtemps encore attaché à la terre plus qu'à l'usine, il s'efforcera de rester en paix avec ses voisins, préférant la négociation et le compromis à la lutte ouverte et au recours à la loi, persuadé que la condition du bonheur eSt la conformité à un idéal d'ordre et de justice qui s'incarne dans un schéma social déterminé, dont l'acceptation eSt la condition même de la vie. L'écriture idéographique continuera de lui transmettre les enseignements de sa tradition (dont les dirigeants sont bien persuadés qu'il faut conserver tout ce qui peut être sauvé), tout en perpétuant dans son esprit une prédilection pour les réalités concrètes. Ce que la nouvelle emprise sur le milieu a pour elle, c'eSt d'abord l'immensité des moyens que la technique moderne offre à ses vaStes chantiers ; c'eSt ensuite une prise de conscience aiguë des exigences proprement démographiques et économiques : comme toujours ici, les deux faces d'un même problème. Les valeurs dont elle se réclame, si on excepte la suppression théorique de la famille, n'ont-elles fait que prolonger les anciennes sous des noms nouveaux et qui sont ceux de notre temps ? Elles ont en tout cas l'avantage immédiat de Stimuler fortement l'individu et de grouper cette vaSte communauté d'hommes en une force unique, qui tend à faire d'une immense collectivité misérable un grand pays moderne.

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La région de Kampot Paysage et civilisation

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A N A L Y S E U N P A Y S A G E , on fait appel à une série de fafteurs relevant de la nature ou de l'aftion humaine, chacun d'eux ayant sa part dans l'élaboration de ce complexe vivant qu'eSt l'espace géographique. Selon son point de vue, on eSt amené à privilégier tel ou tel élément qui paraît déterminant pour rendre compte de l'originalité du milieu étudié. Nous nous proposons ici de présenter la région de Kampot, petite plaine du Cambodge littoral, en faisant ressortir l'influence du faâeur « civilisation » dans la mise en place du paysage. Cette démarche trouve sa justification dans le fait que la plaine de Kampot rassemble sur un petit espace — environ 500 kilomètres carrés — des groupes de populations diverses, riches chacune de leur propre méthode d'organisation de l'espace, offrant ainsi comme le modèle réduit d'une situation fréquente dans la péninsule indochinoise. Ces groupes imprégnés à des degrés divers de culture indienne ou chinoise, de religion bouddhique ou islamique, se côtoient sans jamais se confondre; ils disposent d'un nombre d'hommes suffisant pour que soit assurée leur cohérence et leur permanence : sur les 70 000 habitants qu'abrite la plaine de Kampot on dénombre approximativement 20 000 Khmers, 30 000 Chinois et 10 000 Sino-Khmers, 10 000 KhmersIslam d'origine malaise ou chame, sans compter quelques centaines de Vietnamiens. La présence sur une même terre de communautés dotées d'une « organisation, d'un arsenal technique et d'objeâifs qui leur sont propres », pour reprendre une formulation de P. Pélissier, a engendré un paysage composite, non pas constitué ici de blocs homogènes, mais habit d'arlequin résultant d'une étroite imbrication des différents types d'occupation du sol. Cette marqueterie de micro-paysages ne saurait se comprendre sans référence aux civilisations qui en constituent le support, d'autant plus que la plaine de Kampot présente une indéniable homogénéité naturelle : plaine alluviale circonscrite par des reliefs qui, selon la tradition indochinoise, n'ont jamais fait l'objet d'une mise en valeur, climat rythmé par la mousson. De communes conditions écologiques ont donc été traitées de manière différente par des hommes dépositaires de traditions tant matérielles que ORSQU'ON

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spirituelles originales et toujours vivantes, marqués par une histoire dont les échos, bien qu'affaiblis, sont encore sensibles. Notons enfin que les civilisations traditionnelles ont conservé leur efficacité dans la mesure où les perturbations introduites par le progrès technique sont encore marginales; la déstructuration des rapports anceStraux entre l'homme et la terre ne fait que s'amorcer et n'a pas encore introduit de bouleversements dans le paysage. *

C'eSt d'abord par l'habitat et les systèmes de production que s'exprime la personnalité géographique de chaque groupe. Ainsi un contraste majeur oppose-t-il d'emblée les Khmers et les Khmers-Islam d'une part, les Chinois d'autre part : pour les premiers maisons sur pilotis et prédominance des cultures vivrières, pour les seconds maisons à terre et aâivités spéculatives. Mais l'analyse révèle aussi des différences notables, bien que moins immédiatement perceptibles, entre les Khmers et les Khmers-Islam. La paysannerie khmère de Kampot ne se différencie nullement de celle qui peuple les plaines intérieures du Cambodge : les paysans riziculteurs ont résolument ignoré les possibilités qu'offrait le milieu maritime. La civilisation khmère eSt étrangère à la mer et a abandonné à d'autres populations le soin d'en exploiter les richesses, se contentant de reproduire fidèlement un modèle séculaire sans y apporter de retouches. Maisons sur pilotis, en planches ou en paillote, égayées au milieu des rizières ou rassemblées en phum de quelques familles, monoculture du riz et pour certains — les plus pauvres — exploitation du palmier à sucre, bouquet d'arbres fruitiers autour des maisons, ici ou là une pagode ombragée de vénérables manguiers, tout cela compose un paysage élémentaire et interchangeable. Il eSt remarquable qu'aucun effort de diversification n'ait été entrepris alors même que la récolte de paddy s'avère à peine suffisante pour répondre aux besoins d'une population prolifique augmentant de 2 % par an. La production en fait eSt limitée moins par le manque de terre, sauf aux environs proches de Kampot, que par le niveau rudimentaire des techniques; chaque famille ne cultive en moyenne que deux heCtares de rizières au rendement médiocre atteignant rarement une tonne par heCtare, sur des sols peu fertiles, sans fumure ni irrigation. La saison sèche reSte un temps mort dans le calendrier agricole; ni artisanat ni pêche en mer — les seuls poissons péchés proviennent des mares ou des rizières inondées : au total un système de production rudimentaire et monolithique se répétant sans nuance tout autour de Kampot, partout où s'eSt implantée la population khmère. Mais cette économie d'auto-subsiStance ne permet plus aujourd'hui de couvrir les besoins — ne fussent que les besoins alimentaires — et, à défaut d'une amélioration ou d'une diversification des cultures, les familles se voient de plus en plus contraintes de recourir à un travail salarié, occasionnel ou saisonnier, dans les plantations de poivre et les vergers, les salines ou les entreprises industrielles de Kampot, à moins que l'un ou l'autre des hommes de la famille ne devienne cyclo-pédaleur à Kampot ou même à Phnom Penh.

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Les Khmers-Islam, d'une ethnie proche de celle des Khmers dont les séparent surtout l'histoire et la religion, ont adopté pour la construction de leurs maisons sur pilotis — trait caractéristique de la civilisation de l'Asie du Sud-Est — le Style cambodgien, mais en revanche leur système de production s'avère plus diversifié et plus intensif que celui des Khmers. La riziculture, quoique prédominante, n'eSt plus exclusive, et rares sont les familles qui ne lui associent quelque autre activité, pêche ou arboriculture, plus rarement cultures secondaires (légumes, maïs, canne à sucre, arachide) ou artisanat. La moitié des familles consacre une part de son temps, variable en fonction des travaux agricoles, à la pêche côtière — petite pêche qui s'accommode d'un équipement modeSte : épuisettes, carrelets ou petits barrages de confection artisanale, filets de ramie, moins efficaces mais moins onéreux que les filets de nylon, barques à rames. En outre l'association n'eSt pas rare lorsque l'achat d'un engin ou d'une embarcation dépasse les capacités financières individuelles. La pêche assure un complément alimentaire appréciable et d'intéressantes rentrées monétaires; c'eSt aux femmes qu'il incombe d'aller vendre ses produits sur le marché de Kampot, en évitant l'intermédiaire chinois. De même les producteurs de fruits assurent eux-mêmes la commercialisation des agrumes, longanes, makprang, papayes ou noix d'arec qui réussissent à merveille sur les bourrelets alluviaux de la rivière de Kampot. D'autres ressources enfin s'ajoutent à la gamme des activités d'appoint telles que la cueillette des algues — utilisées pour la préparation de gelées — ou le tissage de krama, foulards aux couleurs chatoyantes que les femmes portent lovés sur la tête. Ces systèmes de produâion, plus ou moins complexes selon les cas, donnent accès à l'économie d'échange et font la preuve d'un esprit d'initiative qui semble bien être l'héritage des contingences de l'histoire. Il ne fait guère de doute que les conditions historiques d'implantation des Khmers-Islam ont été génératrices d'une attitude dynamique. Les KhmersIslam de Kampot sont, dans leur majorité, d'origine malaise : des aventuriers Menangkabau, pirates et commerçants selon l'occasion, animés par l'ardeur de leur récente conversion à l'Islam, écumèrent le golfe de Siam dès le xiv e siècle et y établirent, près de l'embouchure des rivières, de modestes kampong que vinrent grossir jusqu'au xix e siècle d'autres Malais, originaires de Sumatra, de Java ou de Malaisie, et des communautés chames dispersées après la destruction du Champa. Ces origines sont aujourd'hui bien oubliées, la langue malaise même s'eSt perdue au profit du cambodgien, mais les descendants des hardis navigateurs d'antan ont conservé des traditions de marins et de commerçants toujours vivantes, et surtout ils ont été dotés de la meilleure arme pour assurer la survie d'une minorité : une religion supérieure et d'une efficacité sociale qui ne le cède en rien au bouddhisme. L'Islam, aussi éloigné fût-il de l'orthodoxie, a assuré la pérennité et la cohésion du groupe, en même temps qu'il créait des cloisonnements étanches dont les conséquences géographiques sont manifestes. Ainsi l'habitat des Khmers-Islam, jamais aussi dilué que celui des Khmers, s'organise-t-il en villages rassemblant plusieurs dizaines de maisons autour de la mosquée ou de la salle de prière : réflexe de minorité ayant à redouter un trop grand

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isolement, mais qui n'eSt pas sans conséquences. La nécessité de vivre groupé exclut en effet l'installation individuelle sur de nouvelles terres, si bien que la croissance démographique doit être absorbée par le village. Ce bourgeonnement in situ entraîne inévitablement un fractionnement des terres, aussi la superficie moyenne de l'exploitation atteint-elle à peine un hectare par famille — pression démographique qui ne peut qu'inciter à multiplier les sources de revenu. Lorsque enfin le nombre des hommes atteint un seuil qui menace la prospérité du groupe, plusieurs familles s'associent pour aller établir un nouveau village sur des terres encore vierges. Il en fut ainsi au début du siècle lorsque des Malais de la région de Kampot créèrent de gros villages dans la plaine alors déserte de Veal Renh, où ils sont maintenant environ 7 000. On eSt donc en présence d'une colonisation rurale collective très différente de l'essaimage individuel des Khmers. Cette brève analyse suffit à montrer combien les populations khmères et malaises ont réagi différemment aux sollicitations de leur milieu d'accueil; pénétration diffuse et sans solution de continuité à partir des plaines du Mékong pour les Khmers, colonisation pour les Malais, ont déterminé des différences de comportement que perpétue la Striâe endogamie imposée par le séparatisme religieux. Cependant, en dépit d'un travail plus intensif et d'un clavier d'aitivités plus riche, les Khmers-Islam, tout comme les Khmers, sont contraints de compléter leurs ressources traditionnelles par un travail salarié à l'extérieur du village, en particulier à Kampot où la majorité des 800 cyclo-pédaleurs sont originaires des villages malais proches de la ville. *

Le tableau qu'offrent les Chinois de Kampot — pour part égale des Trieu Chau et des Haïnanais — eSt radicalement différent. Tout les oppose aux deux groupes précédents, culture, civilisation matérielle, méthodes d'organisation de l'espace, et le paysage qu'ils ont construit affirme une puissante originalité. Celle-ci s'exprime en premier lieu par l'habitat, aussi bien celui des vivants que celui des morts; la maison eSt toujours à terre, construite en dur, en torchis, ou en palmes tressées selon la richesse, les Chinois n'ayant recours au pilotis que lorsque le milieu physique l'impose de toute nécessité comme pour les villages de pêcheurs construits sur des marigots de mangrove; les tombes, monumentales parfois, jalonnent les territoires qui furent exploités par des Chinois. Hommes du présent, hommes du passé, tous marquent le paysage d'une profonde empreinte. L'espace aménagé par les Chinois, juxtaposé ou superposé à l'espace khmer — îlots de culture ou réseau commercial — trahit toujours des préoccupations touchant par quelque manière au commerce ou à la spéculation, qu'il s'agisse de l'espace urbain ou de l'espace rural : 95 % des activités de commerce sont détenues par les Chinois. La ville bien sûr eSt chinoise (12 000 Chinois sur les 15 000 habitants de Kampot) ; elle l'eSt par ses origines, le marché chinois de Psar Krom ; par son architecture de « compartiments » à un ou deux étages, le rez-de-chaussée faisant office de boutique; par ses activités commerciales rayonnant sur la région, y compris les circuits occultes de l'usure. Mais l'originalité des Chinois de Kampot tient surtout à la place qu'ils

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occupent dans l'organisation de l'espace rural. Ils ont introduit deux types de cultures commerciales, celle du poivre qui eSt restée un monopole de fait, et celle des arbres fruitiers, qui toutes deux ont engendré un paysage original. La pipériculture en particulier : poivrières dispersées en îlots sur des terres autrefois couvertes de forêts, perchées sur des pok, monticules engraissés chaque année de terre forestière destinée à en assurer la fertilité, villages de coolies, quelques grands domaines, maisons de commerce, maind'œuvre haïnanaise, laborieuse et fruSte, astreinte à un travail qui ne laisse guère de répit. Mais le rapide épuisement des sols, trop peu fertiles au demeurant pour une plante exigeante, a fait de la pipériculture une culture minière et itinérante qui n'a donné naissance qu'à des aménagements temporaires et qui abandonne derrière elle son cortège de terres mortes. Introduite au milieu du xix e siècle par les planteurs de Cochinchine, la pipériculture, loin de fixer une « campagne », a entraîné les Haïnanais, en balayant la région de Kampot, dans une marche vers l'oueSt qui atteint aujourd'hui la province de Koh Kong. Étrangers au pays, poussés par un esprit de spéculation qu'encourageaient les fluâuations des cours du poivre, les Chinois ne se sont pas souciés de préserver un capital foncier dont ils n'avaient d'ailleurs que l'usufruit. Néanmoins il faut porter à leur crédit l'ouverture de la route du poivre, entre Hatien et Kampot, première route construite sur le littoral cambodgien. Les arboriculteurs chinois au contraire ont créé un paysage élaboré et Stable : depuis un siècle leurs villages des bords de la rivière de Kampot produisent des dourions et des ramboutans de qualité. Le soin et l'ingéniosité des agriculteurs de Chine se retrouvent dans ces vergers, la société chinoise traditionnelle dans ces villages qui possèdent temple et école. Les arboriculteurs ont introduit des techniques dont s'inspire depuis une décennie la nouvelle classe bourgeoise des fonitionnaires cambodgiens, mais sans se départir de leur engouement pour les activités commerciales, car la produétion fruitière eSt avant tout l'objet d'un commerce spéculatif. Toujours à l'affût d'une culture rémunératrice, les Chinois ont aussi été les premiers à cultiver le cocotier en vue de la vente, précédant les plantations capitalistes qui se créent depuis les années 1960 ; ils ont été les initiateurs de l'économie de marché dans une région vouée aux cultures vivrières d'autosubsiStance. L'aménagement de la côte de même eSt pour l'essentiel œuvre chinoise. Les villages de pêcheurs sont tous chinois, à l'exception de quelques établissements vietnamiens ; les industries, saumureries ou salines appartiennent à des Chinois. La pêche, qui utilise depuis une quinzaine d'années des embarcations motorisées et des filets de nylon, eSt à vrai dire moins avantageuse que sur les côtes de Koh Kong, car au large de Kampot les fonds s'envasent et ne descendent guère au-dessous de cinq mètres. Néanmoins la présence d'un marché de consommation justifie que l'on continue à la pratiquer, comme elle rend compte de la localisation des saumureries près de Kampot alors que les poissons qui servent à la préparation du nuoc mam sont péchés au sud de la baie de Kompong Som. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, quelques familles chinoises, ayant accumulé grâce au commerce et à l'exploitation des poivrières — sans compter la contrebande que facilitent les liens familiaux tissés entre pays voisins — des capitaux considé-

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rables pouvant atteindre plusieurs millions de francs, ont créé des saumureries et mis en exploitation des salines qui couvrent quelque 3 700 hectares : il s'agit là d'une véritable économie capitaliste. Une différenciation sociale très accusée au sein de ces entreprises dominées par la recherche du profit se lit dans le paysage : riches demeures et misérables masures se côtoient. Nulle part en milieu khmer ou malais ne se rencontrent de tels contrastes, spécifiques d'une société différenciée et hiérarchisée par la fortune; le dynamisme des Chinois va de pair avec une inégalité sociale tranchée, alors que les sociétés khmères et malaises sont encore proches du modèle de démocratie villageoise. Les caraftères originaux de la société chinoise de Kampot, outre qu'ils traduisent l'attachement à la civilisation importée de Chine, découlent pour partie des modalités de la colonisation. A l'origine aventuriers et commerçants, les Chinois, détenteurs de techniques d'encadrement politique, surent imposer dès la fin du xvn e siècle leur contrôle sur le littoral cambodgien sans rencontrer de résistances de la part de populations à peine encadrées par une administration à peu près inexistante; au contraire ce contrôle territorial fut parfois même officialisé par les rois khmers, ne serait-ce que par l'affermage des impôts. Les meilleures conditions étaient ainsi réunies pour une colonisation économique, commerciale d'abord puisqu'il n'existait aucune concurrence locale, agricole ensuite. Mais lorsque les négociants cochinchinois introduisirent la culture du poivre ils ne purent trouver parmi les autochtones une main-d'œuvre adéquate et ils commencèrent à importer de Haïnan des coolies qu'il était aisé d' « acheter » aux familles misérables de la grande île surpeuplée. Il s'eSt agi en fait d'une véritable traite pour une large part responsable des inégalités sociales actuelles ; les coolies, viftimes du mirage de la fortune outre-mer, eurent tôt fait de déchanter et n'accédèrent que rarement à des conditions de vie meilleures. Riches ou pauvres, les immigrés chinois n'ont que lentement renoué le dialogue avec la terre; aventuriers déracinés de leur milieu, ils ont pour principal objeétif l'enrichissement et, prompts à épouser toute forme de spéculation, à s'engager dans toute activité prometteuse, ils constituent un groupe mobile qui s'oppose à la paysannerie conservatrice et réticente face aux innovations qui risqueraient de détruire l'équilibre social traditionnel. Mais une longue fréquentation de la terre cambodgienne n'a pu aller sans que s'établissent des rapports avec les communautés paysannes, sans que n'apparaissent des contaminations entre des civilisations au départ si différentes l'une de l'autre. *

Avec les Khmers-Islam qui, pour préserver leur religion, constituent une société close, les relations sont extrêmement ténues. Pas de mariages mixtes, très peu d'interférences dans le circuit économique; eux-mêmes familiarisés avec les aftivités de commerce, les Khmers-Islam se dispensent autant qu'il eSt possible des services chinois, et l'entraide villageoise limite le recours au prêteur chinois. Les rapports avec les Khmers sont beaucoup plus étroits. Il faut d'abord remarquer l'absence totale de réticences raciales ou d'oStracisme religieux. Il en eSt résulté un métissage important, d'autant que de nombreux migrants

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou étaient des célibataires jeunes; ils ont pris femme dans le pays et donné naissance au groupe des Sino-Khmers par lequel s'eSt amorcé un processus de « khmérisation » qui ne cesse de rapprocher les deux communautés. Il devient dès lors difficile de distinguer ce qui revient à la tradition chinoise ou khmère. En effet, à mesure que s'opère la khmérisation, des traits spécifiques de la culture chinoise s'effacent, l'écriture, la langue plus tardivement, le culte des ancêtres — les autels disparaissent alors des maisons — mais en revanche bien des éléments de la civilisation matérielle se perpétuent, tels le Style des maisons ou les types d'aâivités ; l'interprétation du paysage en eSt rendue plus délicate. Les relations économiques sont celles de deux groupes complémentaires ; Strictement produâeurs, les Khmers s'en remettent aux Chinois pour tout ce qui concerne les aétivités d'échange, mais par là même la paysannerie khmère se voit placée dans une situation de dépendance. Généralement désargentée et très démunie au moment de la soudure, elle n'échappe que difficilement au cycle de l'usure : lors d'une enquête la moitié des familles avouaient être endettées auprès d'un Chinois. Cependant le boutiquierprêteur, toujours disponible, rend de multiples services — il eSt le « dépanneur » de la société rurale — et cette société l'accepte comme une nécessité. Les groupes habitant la région de Kampot, attachés à un modèle d'habitat, à un lot de coutumes, à des types d'aftivités spécialisées et parfois complémentaires, toutes différences reposant sur une base ethnique, constituent une « société plurale » qui se concrétise dans le paysage par la répartition de l'habitat : la ségrégation reposant sur une trame ethnique eSt la règle générale. Rigoureuse pour les villages khmer-islam, elle eSt moins Stricte en milieu khmer et chinois où toutefois se reconnaît une Structure bipolaire de l'habitat; le boutiquier chinois s'établit à proximité du phum khmer, mais suffisamment à l'écart pour ne pas interférer avec la vie interne de la communauté. De là, et de l'imbrication des îlots de culture, résulte cette marqueterie caractéristique de la région de Kampot. *

L'organisation de l'espace, qu'il s'agisse des techniques de mise en valeur ou de l'habitat, traduit donc bien les différentes options des groupes en présence. En dépit d'une cohabitation parfois séculaire, chacun d'eux eSt demeuré fidèle à ses propres modèles de vie et a modelé le paysage en accord avec sa civilisation et son histoire. Toutefois la tradition paraît insuffisamment armée pour assimiler la pénétration brutale de la société industrielle, et une dégradation de l'équilibre anceStral eSt amorcée. Confrontés au problème commun du gagne-pain, de plus en plus aigu par suite de l'explosion démographique, les communautés se rapprochent en une prolétarisation croissante qui affeâe aussi bien les Khmers que les Khmers-Islam ou les coolies chinois, tandis que la classe dirigeante — fonctionnaires khmers ou sino-khmers — se découvre des intérêts communs avec les capitalistes chinois. Les linéaments d'une nouvelle organisation sociale, où les clivages se fondent sur la fortune, commencent ainsi à se superposer à la trame des civilisations qui jusqu'alors avait sous-tendu les relations entre les communautés et donné naissance au paysage finement nuancé de la plaine de Kampot.

CHRISTIAN

TAILLARD

U irrigation dans le Nord du Laos Uexemple du bassin de la Nam Song a Vang Vieng

A

u M O M E N T où D É M A R R E un programme à grande échelle d'aménagement de périmètres irrigués dans la plaine de Vientiane — près de 40 000 heftares dans une première phase —, l'étude de l'irrigation traditionnelle prend une signification toute particulière. Il existe en effet, dans les vallées et les bassins du Nord-Laos, une tradition d'irrigation bien vivante, adaptée depuis de longs siècles aux réalités physiques et humaines de la région. Un tel acquis ne peut pas être ignoré bien qu'il demande à être dépassé. Il constitue une expérience irremplaçable dont doit pouvoir profiter au départ toute réalisation nouvelle. L'irrigation traditionnelle étant assez répandue dans les montagnes du Nord-Laos, nous avons retenu dans notre enquête les exemples de Sam Neua, de Louang Prabang et de Vang Vieng. Cette dernière région a seule fait l'objet d'une monographie détaillée en raison de sa proximité avec la plaine de Vientiane, Vang Vieng étant situé à 140 kilomètres seulement au nord de la capitale politique, sur la route de Louang Prabang. Vang Vieng se trouve au centre d'un petit bassin, traversé par la Nam Song, entouré de montagnes dont l'altitude atteint près de 2 000 mètres au nord et 1 000 mètres au sud. La rivière très encaissée débouche dans ce bassin à la hauteur de Phatang à l'altitude 260. La vallée s'élargit alors progressivement pour atteindre sa dimension maximum au sud de la petite ville, puis se rétrécit progressivement pour s'encaisser à nouveau au sud de Khan Mak, où elle n'eSt plus qu'à l'altitude 220, après avoir parcouru près de 16 kilomètres. Le bassin s'eSt développé au contadi de grès schisteux verts ou bleus du trias inférieur et moyen (indosinias inférieur de la carte géologique), qui recouvrent presque tout le Nord-Laos, et des calcaires à fusulines du moscovien supérieur et de l'ouralien inférieur. De là l'aspeâ très différent des deux bordures. A l'oueSt et au nord, le paysage eSt karstique avec des pitons et des falaises chaotiques densément boisées, s'élevant brusquement au-dessus d'une plaine très plate, alors qu'à l'eSt, on trouve un escarpement gréseux, probablement faillé, donnant par contraste une impression de massivité, qui tranche avec le relief plus mou et moins élevé des porphyrites permiennes du sud. La plaine karstique, très plate, ne se développe bien que dans le 16

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Cbriftian Taillard

Nord; ailleurs, elle se combine à un système de terrasses alluviales. La haute terrasse, 230 à 260 mètres, n'apparaît que dans le sud et porte surtout des cultures sèches, piment et coton en particulier. Les terrasses moyenne et inférieure se développent au centre et au sud et portent respe&ivement les rizières hautes, les rizières basses et les cultures de décrue. Ces terrasses sont quelquefois difficiles à distinguer, les rizières étagées remodelant la topographie naturelle. Les sols sont généralement très fertiles, bien plus riches que ceux de la plaine de Vientiane, car il s'agit essentiellement de terres rouges provenant de la décomposition des calcaires. Aussi sont-elles toutes mises en valeur et contraStent-elles fortement dans le paysage avec les bordures montagneuses très boisées. Le bassin de Vang Vieng, comme la plaine de Vientiane et l'ensemble du Laos d'ailleurs, eSt soumis au régime de mousson qui oppose une saison des pluies de cinq mois, de mai à septembre, à une saison sèche de sept mois, d'oétobre à avril. Les 1 704 millimètres de précipitations annuelles moyennes à Vientiane sont théoriquement suffisants pour cultiver les rizières; on estime généralement qu'elles nécessitent 1 500 millimètres par an. Cependant dans les dix dernières années le total annuel des précipitations a varié entre 1 200 et 2 065 millimètres. D'autre part, 88 % des pluies tombent en cinq mois et 12 % seulement pendant la saison sèche : novembre, décembre, janvier ou février pouvant être alternativement secs selon les années. Ces variations interannuelles se retrouvent tant sur la durée que sur la date du commencement de la saison des pluies. Cette irrégularité du régime pluviométrique, en quantité comme dans le temps, semble caractériser le bassin de Vang Vieng pour lequel on ne dispose que d'informations parcellaires. Une nuance toutefois eSt apportée par des températures diurnes généralement un peu plus faibles, entraînant une évaporation moins forte : 1 625 millimètres, contre 1 858 à Vientiane. L'eau de pluie n'eSt pourtant pas disponible en plus grande quantité pour les cultures car les infiltrations dans ces régions calcaires en soustraient une part importante : les affluents de la rive droite de la Nam Song, par exemple, sont tous à sec aux mois de mars et d'avril, à l'exception de la Nam Pa Mom. Enfin, comme dans tous les pays de montagne, l'exposition joue un rôle déterminant en raison des phénomènes orographiques. Ainsi Vang Vieng, beaucoup plus ouverte aux influences du Sud-OueSt, eSt mieux arrosée que Phatang où la vallée eSt plus étroite. Malgré sa relativement faible population pour des terres basses, le bassin de Vang Vieng comptait 44 habitants au kilomètre carré en 1958, pour 101 actuellement, grâce à un accroissement naturel et un apport migratoire important, la ville étant devenue le véritable centre des forces armées neutralistes. Avec une capacité de travail assez faible, un système traditionnel d'irrigation a pu être mis en place pour tirer le meilleur parti de ces terres riches et compenser la grande irrégularité des pluies. Le réseau d'irrigation s'eSt limité à des aménagements modeStes mais efficaces sur les affluents de la Nam Song. La rivière principale elle-même n'a pas été aménagée, bien que les techniques utilisées eussent permis de le faire, comme le prouve l'exemple de la Nam Ping dans le bassin de Chieng Mai en Thaïlande, mais cela aurait nécessité une dépense en travail démesurée, sans rapport avec les possibilités de la population, pour un résultat équivalent.

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Irrigation traditionnelle dans le bassin de la Nam Song à Vang Vieng

Pour apprécier l'efficacité de ce système traditionnel d'irrigation il faut en étudier les techniques, le fonâionncment et les effets sur l'économie agricole. Nous essaierons ensuite de le situer par rapport aux autres systèmes en pays de montagne, au Nord de la péninsule indochinoise. I. LES TECHNIQUES DE L'iRRIGATION

TRADITIONNELLE

Les techniques dont dispose une société rurale pour établir un réseau d'irrigation se décomposent en trois chapitres importants, donnant les éléments

Chriñian

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Taillard

d'une typologie : les techniques d'approvisionnement en eau, d'adduñion depuis la zone de prélèvement jusqu'à celle d'utilisation, et de distribution à l'intérieur du périmètre irrigué. i. h''approvisionnement

en eau

On trouve dans le bassin de Vang Vieng trois techniques pour l'approvisionnement en eau, permettant chacune d'utiliser une partie différente du potentiel hydraulique de la région. La première consiste à construire des épis ou de tout petits barrages de détournement sur des ruisseaux. Sur la cinquantaine d'aménagements que nous avons reconnus dans cette région, dix, soit un cinquième, sont de ce type. Comme le montre la carte, ils sont exclusivement situés sur la bordure eSt du bassin, en travers des petits ruisseaux qui dévalent l'escarpement gréseux, le plus souvent au niveau d'une rupture de pente ou au sommet d'un petit cône de déjection. Les épis de détournement sont formés d'une simple digue de pierres sèches, quelquefois cimentée, et n'alimentent qu'un seul canal. Les petits barrages, dont la largeur ne dépasse guère cinq mètres, peuvent en alimenter deux, de part et d'autre du ruisseau détourné. Des troncs d'arbres sont lancés en travers du ruisseau dans une passe resserrée, prenant appui sur les bords rocheux, puis l'amont de cette barrière eSt comblé avec des pierres amoncelées. Les barrages ont été quelquefois modernisés en utilisant la technique du gabion qui permet d'assurer à l'ensemble une plus grande cohésion, d'en augmenter la hauteur, tout en pouvant supporter une éventuelle submersion. Une deuxième technique permet de construire des barrages de dérivation submersibles sur des rivières en plaine. Il s'agit du type lèp qui, au sens propre, veut dire empiler. Comme le montre la photographie, ces barrages sont constitués par un entrecroisement et un empilement de piquets de bois et de bambou comportant jusqu'à dix rangs successifs dans trois dimensions : horizontale perpendiculairement au courant, horizontale dans le sens du courant et verticale, d'où l'aspeâ hérissé de l'ensemble. Selon le site, l'une ou l'autre dimension eSt prédominante. Si l'on peut enfoncer des pieux dans le lit de la rivière, ceux-ci ont un rôle essentiel pour ancrer le barrage. Si ce n'eSt pas possible, ce sont les pieux horizontaux qui ont une plus grande importance : le barrage eSt le plus souvent calé sur les berges par des souches d'arbres retenant des poutres transversales alors que les poutres longitudinales sont légèrement relevées de l'amont vers l'aval pour plaquer l'ensemble de la Struâure sur le lit de la rivière en utilisant la pression de l'eau. La partie amont du barrage eSt comblée avec des branchages et de la terre et forme un plan incliné se relevant vers la crête, de manière à éviter les coups de butoir provoqués par la crue, rendant le barrage véritablement submersible. Si cette technique de conStruâion permet d'élever des barrages à la fois assez larges, pouvant atteindre une soixantaine de mètres, et assez hauts, d'un à deux mètres, elle a pour inconvénient de provoquer une élévation du lit de la rivière et après quelques années, un second barrage devient indispensable pour éviter le détournement du cours d'eau en amont du

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premier barrage, comme à Na Kene par exemple. De toute manière l'alluvionnement et la résistance des matériaux sont tels qu'entretenus tous les ans, ils doivent être complètement reconstruits après une dizaine d'années. Un tiers des barrages du bassin de Vang Vieng eSt de ce type et se trouve concentré sur les principaux affluents du sud : Nam Kouang, Nam Ka, Nam Mon, par exemple. C'eSt ce type de barrage que Michel Bruneau a décrit sur la Nam Ping, dans le bassin de Chieng Mai en Thaïlande. Une troisième technique permet de construire des barrages de dérivation non submersibles, en plaine. C'eSt de loin la plus employée, surtout dans le nord du bassin de Vang Vieng, sur la Nam Pa Mom, par exemple. Il s'agit des barrages fone sene ha, c'eSt-à-dire barrages des cent mille pluies, appelés ainsi en raison de leur résistance à la crue. Ils sont construits à l'aide de trépieds enfoncés dans le lit de la rivière, utilisant le principe du levier. Les deux pieds dirigés vers l'amont sont constitués par une branche fourchue et de faible hauteur, alors que le pied aval, qui eSt lié sur cette fourche, eSt cinq à dix fois plus long et permet ainsi de résister à la pression du courant. Contre les deux pieds amont de ces trépieds, dont le nombre dépend de la largeur du barrage — qui ne dépasse pas généralement une trentaine de mètres —, on fixe une charpente verticale en bois, constituée de poutres transversales et de piquets verticaux. Bien que, dans la région de Muong Houm au nord de Louang Prabang, on place plusieurs charpentes successives séparées par des piquets verticaux, elle eSt ici unique. Contre cette charpente, du côté amont, on fixe une claie en bambou assez serrée qui élève le plan d'eau d'une hauteur dépassant rarement un mètre. Pendant la crue, une partie de l'eau passe à travers cette claie en bambou. Lorsque les hautes eaux sont passées, on améliore l'étanchéité de la claie en la tapissant sur sa face amont de larges feuilles qui retiennent une plus grande partie de l'eau et permettent de maintenir la hauteur du plan d'eau au niveau désiré pour alimenter le canal. Avec cette technique, la rivière n'eSt pas aussi bien barrée qu'avec celle de type lèp, mais les risques d'effondrement du barrage sont moins grands et l'ensablement eSt moins rapide. Si les trépieds demeurent, il faut refaire chaque année la charpente verticale et la claie en bambou. Ce mode de conStruâion eSt bien adapté aux petites rivières peu larges, mais bien alimentées et faiblement encaissées. Il eSt aussi utilisé pour la pêche : on place une claie en bambou plus lâche qui laisse passer l'eau tout en arrêtant les poissons pris dans des nasses placées en travers de la claie, dans le sens du courant. Des barrages à poisson, appelés li, sont construits spécialement à cet effet jusque sur la Nam Song. Il n'eSt pas rare de voir aussi des nasses placées sur les barrages d'irrigation de ce type comme en témoigne la photographie. En dehors de ces trois techniques traditionnelles, on trouve, dans le bassin de Vang Vieng, trois barrages modernisés. La technique la plus souvent utilisée eSt celle du gabion. Il s'agit de barrages légèrement convexes, comme le montre la photographie prise à Pak Po, à trois étages avec un coffrage de bois remplis de cailloux et de terre, et maintenus à chaque étage par un grillage. Pour le barrage de Hat Douey sur la Nam Lao, on n'avait utilisé qu'un seul grillage pour les trois étages et il s'eSt déchiré, entraînant

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Christian

Taillard

l'ouverture d'une large brèche. Le barrage de la Nam Kouang, construit en ciment avec l'aide d'une mission étrangère, n'a pas résisté à la poussée de la première crue ! Il faut donc insister sur la qualité de l'encadrement technique des fermiers pour entreprendre de tels aménagements. A défaut d'une bonne maîtrise des procédés modernes, il vaut mieux conserver les barrages traditionnels, reconstruits au moins partiellement chaque année, que de telles réalisations qui ont exigé une grande quantité de travail et dont l'échec a été d'autant plus durement ressenti par les fermiers. Ces trois types de barrages — barrages de détournement des petits ruisseaux, barrages de dérivation submersibles ou insubmersibles — permettent de mettre en valeur aussi bien les petits torrents que les rivières moyennement et faiblement encaissées, exception faite de la Nam Song elle-même. 2. Les canaux

(muong)

Les techniques pour la construction des canaux plus que leur longueur caractérisent l'irrigation par gravitation du bassin de Vang Vieng. Les canaux ne dépassent guère un kilomètre, habituellement en raison de la relative exiguïté du bassin et surtout de sa nature karstique, alors qu'à Sam Neua et à Louang Prabang, par exemple, il n'eSt pas rare qu'un canal atteigne une longueur de cinq kilomètres, les barrages devant être construits bien en amont de la zone à irriguer lorsque la rivière eSt bien encaissée. Par contre les canaux franchissent des obstacles importants, s'enfonçant jusqu'à une profondeur de trois à quatre mètres pour traverser de petites rides dans la topographie et passent des zones déprimées à l'aide d'aqueducs formés de troncs d'arbres évidés et de plus en plus, maintenant, de fûts à pétrole découpés dans le sens de la longueur reposant sur des pilotis en bois. Ces canaux doivent être entretenus chaque année avant la campagne agricole car ils sont envahis pendant la saison sèche par des grandes herbes, endommagés par les animaux en libre pâture. Les points les plus faibles doivent être renforcés pour éviter l'effondrement de leurs berges. 3. La distribution de l'eau La troisième technique dont dispose tout système d'irrigation concerne la distribution de l'eau. A Vang Vieng, comme dans tous les systèmes d'irrigation du Nord-Laos, l'eau coule en permanence dans les canaux et les rizières, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il s'agit donc d'une irrigation continue qui caractérise bien les systèmes traditionnels, par opposition à l'irrigation intermittente des réseaux modernes. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'existe pas de techniques pour assurer la distribution de l'eau. Nous avons déjà vu qu'un barrage secondaire permettait souvent de maintenir en eau les barrages de type lèp, et que le contrôle de l'étanchéité de la claie en bambou des barrages du type fone sène ha permettait d'alimenter les canaux en eau. Ces techniques de contrôle de l'eau au niveau du barrage,

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notons-le en passant, permettent d'éviter sa destruction par la crue tout en alimentant le réseau d'irrigation, mais elles n'assurent en aucune façon une coordination entre les différents barrages d'une même rivière. Des techniques tout aussi rudimentaires et aussi fortement marquées d'empirisme permettent de répartir l'eau du canal principal entre les deux ou trois canaux secondaires. Une claie en bambou d'une hauteur d'une brassée barre le canal principal en dessous des têtes des canaux secondaires, qui ont une se£tion grossièrement semblable, de telle manière que la profondeur de l'eau dans chacun de ces canaux soit égale à une coudée, des repères permettant de contrôler cette profondeur. C'eft surtout au niveau des prises d'eau de parcelles sur ces canaux secondaires que les techniques de distribution apparaissent relativement plus élaborées... Il faut de suite préciser que ces techniques ne sont pas ordinairement utilisées — la densité de la population étant relativement faible, on dispose en général de l'eau en abondance pour la culture de saison des pluies; elles n'apparaissent que lorsque la saison des pluies eSt faiblement marquée, créant un manque d'eau caraâérisé, ce qui eSt assez rare dans le bassin de Vang Vieng. On utilise alors des planches fermant la prise d'eau et disposant au sommet d'une échancrure de forme rectangulaire large de dix centimètres et dont la profondeur s'accroît au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la tête du canal secondaire. Ainsi les rizières qui se trouvent à l'extrémité comme celles qui sont situées à la tête du canal secondaire peuvent-elles continuer à recevoir l'eau. Il eSt à noter que, dans un tel système, la distribution de l'eau eSt proportionnelle non pas à la surface cultivée mais à la distance de la tête du canal et vise surtout à éviter un assèchement durable des rizières. Les techniques de distribution de l'eau sont donc bien moins élaborées que les techniques de conStruftion des barrages et des canaux d'irrigation. Elles ont un caraâère à la fois empirique et épisodique qui ne manque pas de surprendre. Il eSt évident que ces techniques ne sont adaptées qu'à une irrigation ayant pour but d'amener un complément d'eau en saison des pluies, et non pas de réaliser une seconde culture de saison sèche, dans un espace faiblement peuplé, car elles présupposent une abondance d'eau pour permettre une irrigation continue. D'autre part elles exigent des fermiers concernés une bonne volonté sans laquelle le système ne pourrait pas fonctionner. Ce n'eSt pas là, certes, la moindre originalité de cette irrigation qu'il faut maintenant préciser.

I I . LE FONCTIONNEMENT D E L'iRRIGATION

TRADITIONNELLE

La maisonnée étant la cellule élémentaire de la vie économique comme le village, rassemblement de maisonnées réunies en groupe, de parenté ou de voisinage eSt la cellule de la vie sociale, il importe de situer ces diverses institutions dans le fonctionnement du système d'irrigation traditionnelle.

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Christian Taillard

1. Organisation de l'irrigation et organisation villageoise Dans le bassin de Vang Vieng, les barrages alimentant en eau plusieurs terroirs villageois sont assez rares. Sur les dix-huit monographies détaillées de systèmes d'irrigation que nous avons réalisées, un seul barrage dessert trois terroirs villageois différents, et trois barrages en desservent deux. C'eSt-à-dire que dans plus des trois quarts des cas, à chaque barrage correspond un seul et unique terroir villageois. Il ne faudrait pas en déduire qu'il existe un barrage par village, comme pourraient le laisser penser les trois villages possédant des aménagements modernisés. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, il y a coïncidence entre l'organisation de l'irrigation et l'organisation du village, mais c'eSt un phénomène récent. De très loin, les villages comptant une dizaine de barrages viennent en tête et rassemblent les deux tiers des aménagements de la région. Un tiers de ceux-ci associent jusqu'à une vingtaine de maisonnées et l'organisation de l'irrigation correspond alors à un groupe de parenté. Plus de la moitié des barrages rassemblent entre vingt et cinquante maisonnées, qui correspondent le plus souvent à un groupe de voisinage réunissant des familles cultivant des rizières contiguës. On retrouve là les divers éléments de la sociologie villageoise qui expliquent la faible taille de l'association d'irrigation. La société lao eSt fondée sur des liens de solidarité réciproque unissant les individus d'un même groupe; pour que ces liens fonctionnent de manière satisfaisante, il ne faut pas que le groupe dépasse 70 ou 80 membres. Un village ayant dépassé ce seuil, par exemple, se divise très vite en deux unités diitinâes possédant chacune sa propre pagode. A Vang Vieng aucun des aménagements ne dépasse ce seuil et toutes les conditions requises sont donc réunies pour que l'irrigation fonftionne avec les meilleurs résultats. 2. L'association d'irrigation Ces groupes de parenté ou de voisinage constituent au niveau du barrage des associations d'entraide pour l'irrigation, selon le modèle de la démocratie villageoise. Elles élisent leur président, nommé nay faj, c'eSt-à-dire chef de barrage. Celui-ci eSt le chef de village lui-même lorsque le village possède un aménagement modernisé, étant donné le grand nombre des maisons concernées et le peu de travail communautaire nécessaire. Il s'agit d'un ancien chef de village ou de canton lorsque le barrage regroupe des maisonnées de différents villages. Le plus souvent, on élit le personnage le plus respefté dans le groupe de parenté ou le groupe de voisinage. Aucune durée n'eSt fixée pour l'exercice de cette fonction : le chef de barrage reste en place jusqu'à ce qu'il demande lui-même à se retirer ou jusqu'à ce que les membres de l'association décident de procéder à une nouvelle éleftion. On note une grande Stabilité dans la fonâion puisqu'un tiers des chefs de barrage étaient en place depuis une dizaine d'années au moment de l'enquête. L'association d'irrigation eSt une association d'entraide ayant un triple but : assurer la conStruâion et l'entretien du système d'irrigation, contrôler la distribution de l'eau si cela s'avère nécessaire, arbitrer les différends entre les membres. Les barrages traditionnels étant reconstruits au moins en partie chaque année, les canaux devant être entretenus régulièrement, c'est

i. Barrage type détournement (photo de raideur)

2. Barrage type lèp (photo de l'auteur)

j.

Barrage

type Jone sène ha (photo de

4. Barrage type modernisé

(photo de

l'auteur)

l'auteur)

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la coopération dans le travail qui constitue habituellement la véritable raison d'être de l'association. Chaque année, entre les mois de mars et de juin, le chef de barrage réunit les membres de l'association chez lui, ou au site même du barrage, et propose à l'adoption des membres un plan de travail. Le plus souvent toutes les tâches se font ensemble, chaque maisonnée envoyant un ou deux hommes, selon la surface cultivée. Cependant l'assemblée peut décider que chacun devra apporter une certaine quantité de poutres, piquets, claies en bambou, et sera chargé de l'entretien d'une section du canal. Ces obligations étant proportionnelles à la surface cultivée, le travail en commun eSt réduit à la seule construction du barrage. Dans un cas comme dans l'autre, il eSt possible d'être dispensé de ces obligations en cas de maladie, par exemple, ou pour toute autre raison admise par l'ensemble des membres. Si l'on ne participe pas à ces travaux sans raisons particulières, il eSt possible de contribuer en argent sur la base de 500 kip (100 kip = 1,12 F environ) par jour alors qu'une journée de travail se paye habituellement 300 kip. La somme ainsi recueillie sert à acheter porcelets ou poulets que l'on sacrifie à l'esprit du barrage lorsque la construction eSt achevée. Une colleâe eSt organisée entre les membres si cette somme eSt insuffisante. Le chef de barrage qui dirige les travaux n'a aucune obligation matérielle. 3. Le contrôle de la difiribution de l'eau Il s'agit d'une tâche très importante du chef de barrage, mais qui eSt aussi très épisodique puisqu'on ne contrôle la distribution de l'eau qu'en période de sécheresse : cinq barrages sur dix-huit ont déclaré la pratiquer de temps en temps ! Le système répressif eSt pratiquement inexistant et le chef de barrage ne fait que distribuer des avertissements. La société traditionnelle a sa propre régulation interne : étant fondée sur des liens de solidarité réciproques, l'individu a peur d'être pris en flagrant délit de violation des règles élémentaires assurant la vie du groupe, de voir son forfait révélé à tous au grand jour et donc d'être rejeté par la communauté dont il eSt issu. Un simple avertissement suffit donc pour ramener dans le droit chemin celui qui aurait pu être tenté d'utiliser l'eau à son profit aux dépens des autres membres de l'association. Nous nous sommes pourtant intéressé à ce que la tradition orale (il n'existe pas de textes écrits en la matière) prévoyait en cas de récidive. Trois types de procédures sont alors possibles. Dans la première, on fait appel au chef de canton ou au chef de sous-préfefture pour juger du délit. Il s'agit là sans aucun doute de pratiques datant de l'époque coloniale, présupposant une administration régionale forte. Les deux autres procédures, beaucoup plus anciennes, font intervenir non pas l'association d'irrigation elle-même mais le conseil des notables du village, qui rassemble, aux côtés du chef de village, les différents chefs de barrages et les anciens les plus respectés. La communauté villageoise a ainsi le pas sur l'association et constitue en définitive selon la tradition le seul recours possible. Lorsque le délit n'a pas eu de conséquences graves, le conseil des notables peut infliger une amende en argent dont il partage ensuite le montant entre ses membres, selon une pratique attestée dans l'ancien code de Vientiane.

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Si le délit a eu pour conséquence la deStruâion de la récolte par assèchement d'une rizière située en aval du point où l'eau a été détournée, le conseil des notables peut aller mesurer la surface détruite chez celui qui a subi le préjudice et piqueter une surface équivalente dans la rizière de celui qui a commis le délit. La moisson venue, le premier ira récolter la surface piquetée dans la rizière du second. Cette procédure, très certainement la plus ancienne, eSt applicable à toute deStruâion de récolte criminelle ou par simple négligence. Elle s'applique aussi bien au buffle qui, en saison des pluies, va pâturer dans une rizière d'autrui, alors que son propriétaire était tenu d'en assurer la garde, qu'à la rupture d'une digue de protection contre les crues mal entretenue ou qu'à un vol de l'eau d'irrigation. L'organisation sociale eSt généralement suffisamment forte au sein de la communauté villageoise pour régler les différends entre individus ; il n'en eSt pas de même pour les relations entre groupes. Nous avons constaté sur la Nam Lao, par exemple, où dominent les barrages de types lèp, c'eSt-à-dire ceux dérivant la rivière le plus efficacement, que le dernier barrage en aval n'avait pas disposé d'assez d'eau et que neuf seulement des vingt-quatre familles avaient pu cultiver leurs rizières, alors que les barrages en amont gaspillaient l'eau sans compter au même moment ! Nous touchons là une des limites de l'organisation de la société traditionnelle du bassin de Vang Vieng. Il eSt nécessaire de dépasser l'équilibre ancien en créant des liens de solidarité non plus seulement entre les individus d'un même village mais entre différents groupes villageois, car les limites de l'organisation de la société entraînent des limites dans l'organisation de l'espace. L'organisation de l'irrigation et l'organisation du village sont donc, dans le bassin de Vang Vieng, dans une symbiose parfaite et féconde qui fait à la fois la force et la faiblesse du système. Celui-ci semble bien adapté tant aux conditions physiques qu'aux conditions humaines et fait preuve d'une grande souplesse. Il reSte donc à essayer d'en évaluer ses effets sur l'économie agricole. III. LES EFFETS DE L'iRRIGATION TRADITIONNELLE

L'irrigation traditionnelle continue qui caraâérise tout le Nord-Laos vise à apporter un complément d'eau à la culture de saison de pluies. Cependant une certaine utilisation de l'eau sur une petite échelle a toujours existé en saison sèche et des expériences nouvelles ont même été tentées. Il convient donc d'évaluer les effets de l'irrigation dans les deux cas. 1. Un saison des pluies La disponibilité en eau permet de ne cultiver que du riz à longue période végétative, appelé khao pi, riz de l'année. On fait les pépinières au mois de juillet et l'on repique trois semaines après. Le paddy garde « les pieds dans l'eau » jusqu'à une dizaine de jours avant la moisson qui débute dans les premiers jours de décembre. L'évaluation de l'effet de l'irrigation peut se mesurer en considérant, pour deux des villages du Bassin pour lesquels nous avons fait une monographie exhaustive, les rendements moyens sur

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les parcelles irriguées et sur celles qui ne le sont pas. Sur les premières on atteint 3 300 kilogrammes de paddy à l'heCtare, sur les secondes 2 280 kilogrammes seulement, soit environ 30 % en moins. Il faut remarquer qu'il s'agit là, même dans ce second cas, d'un très bon résultat s'expliquant par la richesse des terres provenant de la décomposition des calcaires, si on se rappelle que le rendement moyen de telles rizières dans la plaine de Vientiane, pour la même année 1968, était de 1 320 kilogrammes. Cette culture eSt orientée vers la satisfaction des besoins familiaux et seuls les excédents font l'objet d'une commercialisation sur le marché de Vang Vieng. 2. En saison sèche La seconde culture n'eSt jamais généralisée dans le bassin de Vang Vieng, bien que certaines rivières de la bordure eSt et nord aient de l'eau en permanence toute l'année et que les techniques dont disposent les fermiers puissent le permettre. Les principaux freins proviennent, d'une part, d'un défaut dans l'organisation de la distribution de l'eau qui devient un bien rare à cette saison et, d'autre part, de l'absence d'un marché de consommation et donc de possibilité de commercialisation autre que Vientiane. Or les problèmes de sécurité comme le mauvais état de la route jusqu'à l'achèvement de sa reconstruction en 1967-1968 interdisaient de penser à un tel débouché. Dans ces conditions, les seules cultures existantes en saison sèche étaient des cultures de jardin, arrosées à la main, situées le long du canal principal, principalement des jardins de tabac et de légumes pour la consommation locale. Avec la réfeâion complète de la route, l'USAID a lancé un petit programme de seconde culture en achetant aux fermiers, par l'intermédiaire de l'Organisation de Développement Agricole (ADO), le paddy à 27 kip le kilogramme. Les pépinières ont été préparées au début de janvier, le repiquage réalisé au début de février pour récolter au mois de juin. L'erreur a consisté à planter du riz tardif moissonné après cinq ou six mois, car il a plu au moment de la récolte, qui a été très sérieusement endommagée. A Ban Pak Po, qui avait pris moins de retard, les rendements ont quand même atteint 2 910 kilogrammes à l'hectare, inférieurs à ceux enregistrés en saison des pluies. Par contre, les fermiers de Pha Hom n'ont récolté que 1 566 kilogrammes à l'heftare et ceux de Houay Pat 1 456 kilogrammes, soit des rendements rappelant plus ceux de la plaine de Vientiane que ceux du bassin de Vang Vieng ! D'autre part, on a avancé aux fermiers des engrais sans savoir quel serait exactement leur effet sur les rendements de ces terres déjà riches; le coût de la production a été alors inadmissible par rapport à la récolte obtenue, comme le montre le tableau qui suit. Dans aucun des essais la valeur ajoutée par le travail n'a atteint celle de la saison des pluies. Il faut même remarquer que, dans deux cas sur trois, les fermiers auraient mieux fait de se louer et auraient pu ainsi gagner 300 kip par jour. Aussi l'échec leur a-t-il paru particulièrement amer et ils ont retenu quatre enseignements principaux de cette expérience malheureuse. a) En utilisant l'irrigation continue, il n'y a pas assez d'eau pour tout le monde, il faut se mettre à travailler par groupe de deux et donc partager la

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Chriïiian Taillard

Be'néj fice*

Rendement kgfha par fermier Saison des pluies Saison sèche Pak Po Pha H o m Houay Pat

à l'beEtare

3 3°° 2 910 1 566 1 456

19333 39 457 14 306

22

I2

¿ ¡1602 22 8;8

67 175 32 342 24 665

78 ;/o 42 297 39 4io

par journée de travail



44/

3H 151 115

567 ip8 184

* Les montants sont indiqués en kip (i oo kip = 1,12F environ) ; les chiffres en caractères romains correspondent aux montants avec consommations intermédiaires, les chiffres en caraétères italiques aux montants sans consommations intermédiaires.

récolte. Les fermiers ne pensent pas qu'il soit possible de recourir à une irrigation intermittente car la parcelle sera vite asséchée par l'évaporation et les infiltrations. Ils n'ont pas conscience que les racines de paddy peuvent alors s'enfoncer. Mais la raison principale retenue eSt autre : dès que la rizière sera momentanément asséchée, les herbes vont pousser et il faudra alors une grande quantité de travail pour désherber. Or le travail eSt déjà très mal rémunéré. b) En utilisant des variétés séleâionnées tardives, près des deux tiers de la récolte ont pourri sur place. Aussi ne veulent-ils plus recommencer l'expérience et souhaitent-ils utiliser des variétés traditionnelles hâtives : khao do. Ceci paraît très sage puisqu'on utilise des variétés à longue période végétative pour la récolte de saison des pluies. c) Il faut surveiller les rizières en raison des déprédateurs. Les barrières en bambou doivent être mieux construites car les buffles, livrés à la libre pâture en saison sèche, ont réussi trois fois à les abattre. D'autre part les rats et les oiseaux sont beaucoup plus nombreux qu'en saison des pluies car il y a peu de terres cultivées. Il faut donc utiliser des moyens de proteâion. d) Enfin les fermiers n'ont pas compris la comptabilité que l'ADO a tenue pour eux. Ils ont dépensé beaucoup en engrais sans que cela ait rapporté. D'autre part le prix de l'engrais a été plus élevé que ce qu'on leur avait dit au départ. Enfin et surtout les fermiers conçoivent mal qu'il faille dépenser avant de produire. Si on leur fait un prêt pour la durée de la campagne, ils comprennent mal d'être dépossédés d'une partie de leur récolte pour le rembourser. Aussi faut-il être très prudent pour introduire dans le système traditionnel des consommations intermédiaires. Les fermiers ont fait remarquer que, s'ils avaient planté des cultures de jardins dans la rizière au lieu de paddy, il y aurait eu assez d'eau pour tout le monde, il n'aurait pas été nécessaire de dépenser tant pour les engrais, et en définitive le rapport aurait été plus grand. Cette remarque paraît d'autant plus pertinente que, depuis 1969, le prix du paddy s'eSt effondré et n'atteint plus que 17 à 20 kip le kilogramme selon les qualités.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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Il semble donc bien que la principale erreur commise consiste à avoir confondu la création d'une seconde culture dans le cadre d'une économie modernisée d'un périmètre irrigué avec l'amélioration de l'utilisation d'un système traditionnel, qui nécessite plus de doigté et de temps. L'introduction d'une technique nouvelle doit être conditionnée par le succès, aux yeux des fermiers, de la technique précédente. D'autre part, une économie agricole diversifiée, généralisant les cultures et les techniques pratiquées sur les berges de la Nam Song grâce à l'eau disponible dans les canaux, aurait certainement eu une meilleure chance de réussite, pourvu que l'on se soit occupé de la commercialisation, et aurait été mieux comprise des fermiers qui éprouvaient déjà du mal à écouler leur excédent de paddy de saison des pluies ! On peut conclure de ces observations que ce système traditionnel eSt efficace et qu'il compense toutes les irrégularités pluviométriques : les rendements, par exemple, n'ont pas subi les conséquences de la sécheresse de l'année 1967. Ainsi l'utilisation des ressources hydrauliques permet de valoriser la richesse des sols et d'obtenir des rendements en saison des pluies deux fois supérieurs à ceux de bien d'autres régions. Cette irrigation peut être aussi utilisée en partie en saison sèche de manière judicieuse, à partir du moment où la reconstruction de la route permet d'accéder à de nouveaux débouchés.

iv.

L ' I R R I G A T I O N DE V A N G V I E N G ET LES SYSTÈMES D ' I R R I G A T I O N DU NORD

DE L A

PÉNINSULE

INDOCHINOISE

Le système d'irrigation que nous venons de décrire repose sur la maîtrise des mêmes techniques que celles utilisées par les autres systèmes d'irrigation de montagne du nord de la péninsule Indochinoise. A Vang Vieng, comme à Sam Neua, on se situe au niveau le plus primitif d'organisation, alors qu'on franchit des degrés croissants en passant par l'irrigation de Louang Prabang pour arriver à l'état le plus élaboré dans la région de Chieng Mai en Thaïlande. 1. JL 'irrigation traditionnelle à Louang Prabang A Louang Prabang comme à Vang Vieng, l'irrigation eSt centrée sur la culture de saison des pluies et caractérisée par un écoulement continu. Cependant la densité de la population rurale eSt beaucoup plus forte comme le montrent les chiffres (habitants par kilomètre carré) du tableau ci-dessous.

i?jg Vang Vieng Louang Prabang

44 143

196& 101 —

1970 — 461

254

Chriftian Taillard

En 1958 le bassin de Louang Prabang était trois fois plus peuplé que celui de Vang Vieng; en 1968-1970, avec l'arrivée des réfugiés, il l'était quatre fois plus. Alors que les fermiers de Vang Vieng disposent d'eau en abondance, à Louang Prabang, avec une pluviométrie plus faible — 1 244 millimètres en moyenne — et une charge démographique plus forte, l'eau eSt un bien assez rare, aussi la distribution de l'eau se fait-elle proportionnellement à la surface cultivée. Les moyens techniques utilisés sont les mêmes qu'à Vang Vieng : une planche appelée terne, barrant le canal secondaire, percée de trous carrés de 5 centimètres de côté, correspondant chacun à une unité de surface : 40 à 50 kilogrammes de semence. La planche comporte donc autant de trous qu'il y a d'unités de surface à irriguer. Le critère de la répartition de l'eau en fonâion de la surface n'élimine pourtant pas le critère traditionnel, retenu à Vang Vieng, de la distance par rapport au canal principal. Les deux critères, sans s'exclure, se combinent : lorsqu'on se trouve en queue du canal secondaire, on a droit à deux carrés par unité de surface, de manière à compenser les irrégularités de la distribution. Cette technique du tème permet de répartir également l'eau entre les fermiers et aussi de contrôler son niveau dans la rizière puisqu'il eSt possible de boucher les trous pour éviter l'inondation. Cependant un tel système exige un contrôle presque permanent. Il faut en effet vérifier à l'aide d'un gabarit la taille de chacun des carrés et s'assurer que l'eau ne passe pas sur les bords ou au bas de la planche, car la prise d'eau n'eSt pas cimentée. C'eSt la tâche du chef de l'eau, naj nam, et de ses adjoints. En effet le plus grand nombre des barrages étant modernisés, construits en ciment, et rassemblant entre cinquante et cent maisonnées réparties entre une dizaine de villages différents, il faut élire plusieurs personnes, qui n'exercent la fonâion en général qu'une seule année car il s'agit d'une tâche très accaparante. Elles sont rémunérées et reçoivent entre 10 et 20 kilogrammes de paddy par trou contrôlé, ou 100 à 200 kip en argent. Lorsque les précipitations sont abondantes et qu'il n'y a donc ni manque d'eau, ni différends entre les fermiers, on ne procède pas à l'éleétion du chef de l'eau, et le système fonftionne tout seul, sous l'autorité des chefs de villages et du chef de canton, chaque fermier étant chargé de l'entretien d'une seâion du canal principal et du canal secondaire dont il dépend. D'autre part, lorsqu'il existe plusieurs barrages traditionnels sur une même rivière, comme à Muong Houm, par exemple, les nay nam doivent se réunir sous la présidence du plus ancien. On décide alors chaque année de la quantité d'eau que chaque aménagement doit laisser couler pour alimenter les barrages situés en aval. Ceci apporte un remède efficace à une importante carence signalée à Vang Vieng. Enfin, les cultures arrosées en rizières pendant la saison sèche sont beaucoup plus répandues tout au long des canaux car le marché de Louang Prabang s'offre pour écouler la production. Des aménagements sont même réalisés uniquement en cette saison. Ainsi à Ban Khoy, au confluent de la Nam Dong et du Mékong, les fermiers construisent sur la rivière un petit barrage de type fone sène ha au mois de décembre, à la hauteur du seuil qui sépare le lit majeur du lit mineur du Mékong. De ce barrage part un petit canal qui suit la berge du Mékong vers l'amont et dont la profondeur s'accroît au fur et à mesure que l'on s'éloigne du barrage. De part et d'autre

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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du canal, en lanières perpendiculaires par rapport à lui, sont installés des jardins enclos par des barrières en bambou. La partie haute de ces jardins eSt occupée par des cultures sèches, la partie basse par des cultures maraîchères arrosées à la main, chaque jardin possédant une réserve d'eau alimentée par le canal. Le système fonctionne jusqu'à la remontée des eaux du Mékong aux mois de mai et juin. 2. L'irrigation traditionnelle à Chieng Mai N'ayant pas étudié personnellement l'irrigation dans le bassin de Chieng Mai, nous nous référons ici à l'article de Michel Bruneau publié dans le bulletin de /'Association de Géographes Français en avril-mai 1968. La densité de la population rurale dépasse 400 habitants au kilomètre carré, qu'il eSt plus juSte de comparer aux 44 de Vang Yieng et aux 143 de Louang Prabang en 1958, étant donné l'ampleur de la réinstallation des réfugiés, surtout dans cette seconde région. L'eau avec une telle densité devient un bien rare et il n'eSt plus alors question d'une irrigation continue, mais intermittente ! Les techniques de distribution de l'eau sont les mêmes qu'à Louang Prabang, mais le contrôle devient une tâche permanente et très prenante. Le chef de l'irrigation et ses adjoints doivent fixer et contrôler le temps pendant lequel un quartier de rizière reçoit de l'eau et calculer la largeur de l'ouverture en fonâion de la surface à irriguer. La seconde culture eSt assez largement répandue. La diversification des cultures a été largement favorisée par la faible quantité d'eau disponible en saison sèche et par l'important marché que la ville de Chieng Mai représente pour les cultures commerciales — arachides et tabac principalement — et les cultures maraîchères. Le contrôle de l'irrigation s'étend donc tout au long de l'année, aussi le chef de l'irrigation et ses adjoints reçoivent-ils une double rémunération correspondant aux deux campagnes agricoles. En saison des pluies, ils ont le droit de recevoir l'eau gratuitement sur une certaine surface qui eSt fonction de leur position dans la hiérarchie et qui varie de 0,5 à 5 hectares. En saison sèche ils prélèvent une taxe par unité de surface cultivée : 31 kilogrammes de paddy par heâare portant une seconde culture de riz, et l'équivalent de 1 250 kip (13,80 F environ) par hectare portant des cultures commerciales, dont le produit eSt ensuite partagé entre eux. Il faut aussi remarquer que l'Administration prend une part plus importante dans l'organisation de l'irrigation. Un de ses représentants assiste à l'éleâion du chef de l'irrigation pour la contrôler, comme cela se fait pour l'éleâion du chef de village ou du chef de canton. D'autre part la détermination de la hauteur des différents barrages situés sur une même rivière eSt du ressort du chef de diStriâ et parfois même du Royal Irrigation Department. L'irrigation, élément moteur du développement de l'économie agricole, passe ainsi progressivement sous le contrôle de l'État. L'irrigation traditionnelle laisse alors la place à une irrigation moderne sans solution de continuité. *

Nous avons donc bien une seule et même famille d'irrigation dans tous les pays de montagne du Nord de la péninsule Indochinoise, utilisant la tech-

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Christian Taillard

nique des barrages en bois alimentant des canaux de dérivation et gérés par l'assemblée des utilisateurs. Cependant ce système existe à son état le plus primitif dans la région de Vang Vieng et de Sam Neua, s'affine progressivement à Louang Prabang et à Chieng Mai au fur et à mesure que la densité de la population augmente et qu'il existe un marché capable d'absorber les produirions d'une seconde culture. Il eSt intéressant de noter que plus la densité de la population rurale augmente, plus la diversification des cultures s'étend en saison sèche, car la quantité d'eau disponible pour l'irrigation atteint très vite son plafond et l'on doit abandonner les cultures trop gourmandes comme le riz, par exemple. Il faut remarquer aussi que la zone irriguée devient de moins en moins « insulaire », liée à une partie ou à la totalité d'une communauté villageoise; elle s'étend progressivement aux villages voisins avec l'augmentation de la taille des aménagements, puis finit par embrasser l'ensemble d'une région. Nous pouvons saisir là toute une dynamique de l'organisation de l'espace, depuis le Stade le plus primitif, mais combien au-dessus de la riziculture traditionnelle n'utilisant que l'eau de pluie, jusqu'au Stade le plus élaboré où, à l'organisation de la production, s'ajoute une organisation de la commercialisation qui fait tant défaut aujourd'hui en pays lao. Pour atteindre ce niveau, le Laos ne peut pas attendre d'avoir une densité de population suffisante. Il doit donc chercher à devancer cette évolution, tout en retirant les enseignements précieux qu'elle nous livre. Il n'eSt donc pas inutile d'étudier l'irrigation traditionnelle lorsqu'on commence à aménager 40 000 heâares irrigués par pompage dans la plaine de Vientiane. La gestion de ces périmètres dépasse certainement la compétence des fermiers et devra donc être confiée à la direction des différents projets. Par contre la gestion des unités d'irrigation dépendant d'un même canal secondaire peut leur être confiée colleâivement, pourvu que l'on prenne soin au départ d'encourager la création d'associations telles que nous les avons décrites avec leurs trois fonctions : entretien du réseau d'irrigation placé sous leur compétence, contrôle de la distribution de l'eau à l'intérieur de l'unité, arbitrage des conflits que cette distribution peut créer. Ainsi la responsabilité des utilisateurs doit-elle être vraiment engagée au niveau de leurs compétences. Cependant ces fonctions traditionnelles de l'association d'irrigation, qui constituent un bon point de départ, devront être progressivement dépassées et adaptées aux nouvelles réalités économiques. Ces associations pourront devenir le cadre sociologique idéal, si on respefte les données d'échelle de la société lao, pour recevoir toute assistance extérieure, que ce soit en matière de formation, d'encadrement, de crédit ou de commercialisation. Elles fourniront la médiation efficace entre l'Administration et les fermiers dont nous avons souligné l'absence dans la société rurale. L'irrigation traditionnelle, dans la situation aâuelle du pays, ne peut pas être le support de développement rural comme elle l'a été dans le Nord de la Thaïlande, mais elle peut fournir un cadre social puis économique adapté aux réalités lao, sans lequel l'irrigation moderne n'atteindra pas l'efficacité qu'elle recherche.

ROBERT

CORNEVIN

A propos du questionnaire sur la toponymie africaine établi par un linguiste anglophone

U

A N G L O P H O N E , P. J . M. G E E L A N , évoque dans V A-frican Language Keview1 le problème des toponymes africains en proposant un questionnaire. Ce questionnaire n'eSt pas à proprement parler mauvais. Il serait même très acceptable s'il ne donnait l'impression d'enfoncer des portes largement ouvertes par des Français, quelques décennies auparavant. On reite toujours surpris de l'effarante ignorance des anglophones et de certains francophones anglomanes quant aux travaux français. Or, en matière de toponymie, les Français ont joué un rôle de pionnier, et il n'eSt pas inutile de rappeler l'existence des articles ou mémoires, notamment des administrateurs et militaires, sur l'Afrique tropicale. En 1930, le lieutenant-colonel de Martonne, du Service Géographique de l'Armée, qui avait contribué de façon importante à l'établissement de cartes dans l'OueSt africain, apportait, dans le Bulletin du Comité Hifiorique et Scientifique de l'AOF2 — ancêtre du Bulletin de l'Institut Français d'Afrique Noire —, une première contribution à ce problème dans un article intitulé « Aspefts de la toponymie africaine ». Après avoir exposé l'objet et la nécessité de la toponymie, souligné les difficultés de l'orthographe officielle, de Martonne dénonce les sources d'erreurs du voyageur, du topographe, du dessinateur. Puis il montre ce qu'il faut faire pour la recherche des noms, leur transcription, les méthodes de contrôle. La conclusion mérite d'être citée : N CHERCHEUR

Comme en beaucoup de queiiions, la difficulté eiî moins de faire admettre le bienfondé des solutions préconisées que d'en obtenir la firitfe observance aux divers échelons d'exécution. Le tempérament individualiHe du Français si précieux à certains points de vue, le dédain de la discipline intellectuelle sont ici des éléments avec lesquels il faut compter et qui s'opposent à cette firitfe observance. 1. African Language 'Keview 6, 1967. 2. 1930, pp. 400-423.

z6o

Robert Cornevin Rappelons qu'il a fallu des siècles de civilisation pour imposer en Europe l'état civil des personnes et que celui des lieux e f i encore sujet à contestations et à révision. On s'étonnera moins alors de constater que le premier, l'état civil des individus, est encore inexistant dans la grande majorité des colonies, et que le second, l'état civil des localités —• principal objet de la toponymie —, soit si malaisé (et, aux jeux de certains, si médiocrement urgent) à entreprendre.

Cette réticence du public français était parfaitement sentie dix-huit ans plus tard par Raymond Mauny, alors chef de la Seâion ArchéologiePréhistoire de l'IFAN, lorsqu'il posait aux leâeurs de Paris-Dakar le problème des « noms de lieux oueSt-africains »1. Quelques années après, le linguiste Maurice Houis, également de l'IFAN, établissait un projet d'enquête sur la « signification et la Struâure des toponymes »2. Mais c'eêt à un professeur de la Faculté des Lettres de Dakar, LouisFerdinand Flutre, que l'on doit le premier bilan sérieux de la toponymie oueSt-africaine3. Enfin, Théodore Monod, alors direâeur de l'IFAN, définissait les « principes de normalisation et de transcription des toponymes et des groupes ethniques oueSt-africains » 4 . Pour ma part, j'ai consacré à l'ensemble de la toponymie togolaise quelques lignes dans le volume Cameroun-Togo de l'Encyclopédie d'Outre-Mer-', et surtout, à l'occasion d'une « Note sur la toponymie des villages konkomba de la circonscription de Bassari »6, j'avais proposé une classification des toponymes utilisant largement le type de classification du professeur Flutre. Avant donc d'envisager de nouveaux questionnaires, il paraît souhaitable d'indiquer les études qui ont été faites par d'autres chercheurs et dans des conditions souvent bien meilleures que celles effectuées à l'heure aâuelle. La toponymie eSt une des sciences de base indispensable à la connaissance du milieu. Elle s'intègre tout naturellement dans une série d'études effeâuées par les administrateurs et les missionnaires dans le cadre de leurs activités locales qui étaient de mieux connaître les peuples, leur histoire, leurs coutumes, pour les mieux comprendre. Aussi je suis persuadé que, dans toutes les langues européennes qui ont été à un moment ou à un autre utilisées par les puissances coloniales, il existe des études de toponymie qui figurent dans les fiches de village ou les monographies de cantons (regroupées aux Archives nationales et aux Archives de circonscription). Il eSt nécessaire de connaître ces études avant d'aller plus avant. C'eSt non seulement une question de courtoisie vis-à-vis des anciens, mais encore, outre un souci d'efficacité, la base d'un travail scientifique digne de ce nom. Les chercheurs français en matière de toponymie africaine ont joué un i. Paris-Dakar, 10 et 12 juillet 1948. z. Noies africaines (66), p. 38. 3. Pour une étude de la toponymie de t'AOF, Dakar, 1957 (publication de la Seâion Langue et Littérature de la Faculté des Lettres).

4. Notes africaines (77), janv. 1958, pp. 26-28. 5. Cameroun-Togo, Encyclopédie d'Outre-Mer, 1951, p. 526. 6. Bulletin de l'InHitut Français d'Afrique Noire 26 (3-4), 1964.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

261

rôle de pionnier. Le rappeler n'eSt pas une manifestation de chauvinisme, mais un simple souci d'honnêteté intelleftuelle. *

Je suis heureux de l'occasion qui m'eH donnée, par ce modeHe article sur la toponymie africaine, d'exprimer à Pierre Gourou ma reconnaissance pour tout ce qu'il m'a apporté. Fin effet, en 1939-1940, j'ai eu le privilège d'être l'un de ses étudiants. C'était à l'automne 1939, et nous étions cinq — les cinq plus jeunes de la promotion de l'École Nationale de la France d'Outre-Mer entrée l'année précédente. Il y avait Pierre Blanc, notre major, qui fut parachuté au Tonkin en mars 194J, et qui fut tué par les soldats japonais quelques semaines plus tard, l'arme à la main, en protégeant la retraite de ses camarades. Il y avait Dequeker, GimbergK Verdier et moi-même. Les autres cours avaient commencé et, au rythme de sept heures de PMS par semaine, nous savions que Saint-Maixent nous attendait et que nous vivions nos derniers jours d'étudiants. C'eH dire l'aspefl; un peu spécial de ces cours, dans cette ambiance de mobilisation différée. Un beau matin, dans le hall de l'avenue de l'Observatoire, nous vîmes à côté de Robert Delavignette en lieutenant d'artillerie, de M. Sananes, l'économe de l'École, en lieutenant d'Infanterie Coloniale, qui avaient dû quelque peu ajufter leurs uniformes de 1918, un curieux sergent de ^ouaves qui bénéficiait de l'étrange nouvelle tenue en pantalon de golf. C'était Pierre Gourou, qui fut autorisé, quelques semaines plus tard, à quitter la chéchia et à se mettre en civil. Avec cinq étudiants — chiffre d'ailleurs souvent ramené à quatre par les fantaisies à éclipses de l'un des nôtres, qui jouait du saxo dans les orcheHres noélurnes (et alors plus ou moins clandeHins) —, les cours prenaient l'allure de leçons particulières. Mais avec quel maître !... Non seulement P. Gourou nous apprenait une méthode d'approche du paysage et des hommes, mais encore il nous faisait vivre en quelque sorte l'hiHoire de la connaissance géographique de l'Indochine. Avec lui nous suivions les missions du Service Géographique de l'Armée dans les calcaires du Sebang F ai et dans les forêts des plateaux moi, nous vivions la technique du ray des montagnards Radé ou l'aménagement des digues par ces paysans du delta Tonkinois qu'il connaissait si bien. Vint en février-mars 1940 la fin des cours de cette deuxième année abrégée par la guerre. Gimberg et moi avions reçu notre feuille de route pour le IJ avril. La dernière leçon de Pierre Gourou se passait au Musée de l'Homme, alors que « la route du fer venait d'être coupée » et que, naïvement, nous avions tendance ày croire. Après cette visite, Pierre Gourou nous emmena « prendre un pot » à la terrasse d'un café de la place du Trocadêro et nous confia ses inquiétudes sur le pays, son état et son avenir. A Saint-Maixent, quelques semaines plus tard, alors que nous assiiîions — la rage au cœur — à la débandade d'une armée, nous repensions à ces propos désabusés d'un homme qui, ayant longtemps vécu loin de la France, jugeait peut-être mieux le drame qui se nouait. J'ai conservé le cours de géographie de Pierre Gourou. C'eH avec sa méthode (complétée, sur le plan ethnologique, par celle de Labouret) que j'ai abordé l'étude des peuples africains. Cette méthode a conservé toute sa valeur.

SUZANNE

DAVEAU

Contribution à l'étude climatique du désert côtier d'Angola

L

C L I M A T DU D É S E R T C Ô T I E R D ' A N G O L A , seCteur septentrional du Namib, n'eSt encore connu que de façon assez rudimentaire. Si l'on possède déjà de longues séries d'observations météorologiques effectuées dans les ports de Moçâmedes et de Lobito, les autres points du littoral et les étendues désertiques et semi-désertiques qui s'élèvent plus ou moins rapidement à partir de la côte vers les hauts plateaux de l'intérieur n'ont été que très récemment jalonnés de Stations d'enregistrement par le Serviço Meteorológico de Angola. Encore celles-ci, pour la plupart, ne fonCtionnent-elles que fort irrégulièrement (cf. fig. i). Cette note ne peut donc être qu'une esquisse préliminaire s'attachant surtout, à partir des caractères de la Station de Moçâmedes, à faire ressortir les variations présentées par ce type climatique dans l'espace et dans le temps. On espère ainsi poser quelques problèmes que la poursuite des observations météorologiques, alliée à une meilleure connaissance du terrain, doit permettre de résoudre dans l'avenir 1 . L'étude des figures 2 et 3, où sont résumés un certain nombre de phénomènes caractéristiques des trois Stations du Sud-OueSt angolais pour lesquelles on dispose d'observations suffisamment longues et détaillées, Lobito, Moçâmedes et Sá da Bandeira, permet dès l'abord de noter à quel point les climats côtiers diffèrent de celui du plateau. N i le rythme saisonnier, ni l'intensité ou l'amplitude des divers facteurs du climat n'ont grand-chose en commun. Sá da Bandeira présente un climat tropical bien caractérisé et équilibré, rafraîchi par l'altitude, aux saisons contrastées où les pluies, les nuages et l'humidité de l'été auStral s'opposent au ciel pur, à l'air sec et aux températures assez basses de l'hiver. Sur la côte, au contraire, l'humidité relative reSte remarquablement constante au cours de l'année et, si les autres caractères climatiques sont plus variables, ils ne E

1.

La bibliographie du sujet eSl courte. O . J E S S E N a donné, dans Reisen und Forschungen in Angola (Berlin, 1936), une bonne description du climat de Lobito (cf. pp. 1 1 4 - 1 1 6 ) et de Moçâmedes (cf. pp. 274-275). On trouvera la liste des études météorologiques récentes sur l'Angola dans H . D U A R T E F O N S E C A , Contribuiçào para 0 conhecimento do tempo na batxa troposfera de Angola (Luanda, 1968, Serviço Meteorológico de Angola, Mem. 53).

Suzanne Daveau

264

s'organisent cependant pas en nets contrastes saisonniers. On remarque par exemple que les courbes du nombre mensuel de jours de pluie et de la nébulosité moyenne sont loin d'être parallèles comme c'était le cas à Sa da Bandeira. Par contre, l'amplitude thermique annuelle eSt sensiblement plus forte dans les régions littorales que sur le plateau : 8,4° à Moçâmedes,

LOBITO BENGUELA

•Fazenda / DG Säo F r a n c i s c o f + • I

Lucira

Station présen tant 17 •^VILA ARRIAGA CARACUL

MOÇAMEDES

PORTO ALEXANDRE,

m o SA OA BANDEIRA

+ moins de 5 années complètes • deS l 9

^ O H l I TCM1VINGUIR0 40 DA CHELA

'2305 c o t e d'alti tude

niveau altitude su périeure à 1000m

Baia dos Tigres

isohyete

Foz doCunene

Fig. i. Localisation des Hâtions utilisées et esquisse provisoire de la pluviosité moyenne annuelle

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

265

7 0 à Lobito, 50 à SadaBandeira (normales 1931-1960). Lobito qui, à certains égards, présente un type de transition (courte saison des pluies automnale, généralement bien individualisée) ne constitue d'ailleurs en aucune manière une limite septentrionale du climat aride côtier d'Angola (cf. fig. 7). Luanda, situé à quelque 400 kilomètres plus au nord, présente encore un climat typiquement semi-désertique (337 millimètres de pluie en moyenne annuelle, deux mois seulement recevant plus de 50 millimètres), atténué par son cara&ère littoral (évaporation mensuelle toujours inférieure à 100 millimètres, forte humidité relative). Nous bornerons cependant cette étude aux régions situées au sud de Lobito, où les caraftères désertiques sont les plus manifestes.

I. L E CLIMAT DE

MOÇÂMEDES

Avant de chercher à préciser les variations de ce climat côtier, tant au long du littoral que lorsqu'on s'enfonce vers l'intérieur, il convient de faire plus ample connaissance avec lui en observant son déroulement saisonnier et ses variations interannuelles à la Station de Moçâmedes. Les figures 2, 4 et 5 donnent respectivement les variations interannuelles de divers éléments du climat pendant la période décennale 1956-1965, les chutes de pluie annuelles enregistrées depuis 1914 et le déroulement journalier de l'année i960, choisie comme type. D e mai à oftobre, la température eSt fraîche (moyenne de 16,3° en juillet), le vent relativement faible, l'insolation de l'ordre de 30 à 40 % et l'évaporation réduite (quelque 60 millimètres par mois). C'eSt l'époque du cacimbo, de la rosée et des brouillards. Les pluies sont pratiquement inexistantes : de 1937 à 1968, en trente-deux ans, on ne compte pendant les mois de mai à septembre que huit cas de pluie mensuelle supérieure ou égale à un millimètre — quatre fois en août et quatre fois en septembre —, le maximum absolu enregistré ayant été de 4,1 millimètres en septembre 1965. D e novembre à avril, la température eSt plus élevée (24,4° en mars), l'insolation supérieure à 5 o % (6 5 % en avril), et le vent un peu plus rapide, si bien que l'évaporation s'accroît sensiblement. Des pluies apparaissent, faibles et irrégulières. Mars atteint 16,5 millimètres de moyenne pour la période 1 9 3 1 1960 1 , avec un maximum absolu et exceptionnel de 141,5 millimètres en 1934, mais de longues périodes sans pluie ne sont pas rares et pas une goutte d'eau n'eSt tombée de mars 1945 à novembre 1946 ou de mai 1947 à décembre 1948 2 . Les variations interannuelles apparaissent surtout fortes pendant la période de transition automnale, alors que le printemps ne paraît guère réserver de surprises d'une année à l'autre. Mai eSt le mois le plus irrégulier, sauf en ce qui concerne les chutes de pluie à l'égard desquelles il apparaît déjà comme un mois d'hiver parfaitement et régulièrement sec, mais l'insolation, la nébulosité, l'évaporation et les températures peuvent alors varier selon les années dans des proportions considérables. L'année i960, choisie comme exemple, montre un déroulement du 1 . Sauf indication contraire, les chiffres cités se rapportent à la période 1931-1960. 2. Époque où les enregistrements étaient effeéhiés en ville, au fond de la baie (cf. infra).

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

267

30

r 30

28

-28

26-

-26

24-

-24

22 20-

18 1614"c

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18

r

-22

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Moçâmedes

18

Evaporation

16

14 30 28

24

-22 -20

18

FIG. 3. Climogrammes des Stations de Lobito (19)4-19/2), Sa da Bandeira ( 19)2-19ji), Moçâmedes (1940-19/2) et Bruco (194J-19J2) : évaporation et précipitations mensuelles en fontiion de la température moyenne mensuelle

temps assez capricieux dans le détail. Il eSt très rare que les températures, le couvert nuageux, la vitesse ou la direétion du vent se maintiennent constants plusieurs jours de suite. Ces oscillations menues ont le plus souvent une durée de quatre à cinq jours, quelquefois un peu plus. Mais on n'observe pratiquement jamais de longues périodes de ciel complètement couvert ou parfaitement dégagé. L'oscillation journalière du temps eSt aussi assez accentuée. Pendant la plus grande partie de l'année, l'amplitude thermique eSt de l'ordre de 8 à io°. Ce n'eSt qu'à la fin de l'hiver et au début du printemps (août à octobre) qu'elle s'atténue sensiblement (5 à 6° en moyenne), au moment où la couverture nuageuse eSt particulièrement importante et continue. Mais celle-ci varie fortement au cours de la journée. La moyenne de l'année i960 s'établit ainsi : 6 dixièmes à 9 heures; 4,3 à 15 heures; 6,2 à 21 heures. Bien plus qu'un ciel complètement nuageux ou dégagé, c'eât un couvert discontinu de Strato-cumulus peu élevés qui eSt la règle à Moçâmedes. La saison fraîche et sans pluies a régné en i960 de la seconde moitié d'avril à la première moitié d'octobre mais deux périodes différentes s'y distinguent nettement. L'automne et le début de l'hiver, jusque vers la fin juillet, ont connu un ciel assez exceptionnellement dégagé, une absence complète de pluie à la Station bien que des bruines no&urnes ou matinales se manifestent parfois aux environs, liées aux brouillards abondants qui atteignent rarement le plateau de l'aéroport (40 mètres), car il eSt exceptionnel que la visibilité s'y abaisse à moins de 10 kilomètres. Ces brouillards s'accompagnent fréquemment de rosée matinale (cacimbo). La température

268

Suzanne Daveau

eSt fraîche, avec une amplitude diurne assez forte qui, par deux fois, en début juin et fin juillet, s'exagère par apparition de journées anormalement chaudes, où le thermomètre dépasse 30°. Les minima oscillent aussi fortement, le plus bas étant de 7 0 . (Les records atteints pendant la période 19311960 ont été respectivement 390 en avril et 4,9° en juillet.) La seconde moitié de la saison fraîche (août à oitobre) eSt au contraire marquée par un plafond nuageux beaucoup plus abondant, se dissipant quelquefois vers le milieu de la journée et engendrant parfois des bruines éparses qui n'atteignent qu'exceptionnellement la Station. Toute la saison fraîche, mais surtout sa première partie, eSt marquée par la fréquence de la brume sèche apportée par les vents d'eSt qui soufflent en altitude. Au sol, les vents, relativement modérés, sont presque toujours de sefteur oueSt (NW à S) au milieu de la journée. Il arrive cependant, au cœur de la saison fraîche, que l'effet de brise de terre se fasse sentir par des vents modérés de sefteur eSt (SE à N) ou, le plus souvent, par l'établissement de calmes matinaux (observations de 9 heures). mm

55

5 »° 0,6

35.2

8,4 3,9 2,7 1,2

o,3 0,2

i,7 2,7 1,6 0,2

32,4

9,2

27,8

°,7

1,6

27,8 38,0

°,7 0,8

17,8 14,0 16,2

3,3 6,8 14,8

25,9 3i,3 39,! 24,8

9,2 14,7

17,3 16,8

6,7

21,9

* L e s chiffres indiqués représentent les pourcentages par rapport au temps total réel ; les chiffres en caractères italiques correspondent aux maxima mensuels.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

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dess. E. WUFF

i : agriculture — z : cueillette — 3 : travaux ménagers — 4 : artisanat et conStruftion — 5 : a£tivitcs sociales, administratives, politiques et commerciales — 6 : non-aftivité et soins personnels FIG. 1. En haut : emploi du temps des hommes mariés et des femmes mariées ; en bas : pluies à Fuladu

Agriculture L'agriculture à Fuladu eSt pratiquée dans les jardins entourant les pluricases, dans les couloirs défrichés dans la forêt où elle eft imposée par l'Administration aux hommes adultes valides ( H A V ) et dans des champs libres, hors

296

Roger E. De Smet

couloirs, cultivés par des habitants n'appartenant plus à la classe des HAV. Deux couloirs sont ouverts chaque année. Le premier eât établi sur jachère forestière de 15 à 20 ans et sera cultivé en paddy et bananiers, la première année ; la bananeraie se prolongera pendant les années suivantes ; la quatrième année la récolte de bananes eSt encore importante. Le second couloir eSt établi sur des jachères à manioc et bananiers de septième année. La culture de première année sera le coton; en deuxième année se succéderont arachides et coton. Les champs de coton couvrent en principe une superficie de 40 ares. Un ménage dont le mari eSt HAV cultive donc simultanément trois parcelles (la bananeraie de deuxième année ne demandant plus guère d'entretien) : 1. le champ de coton de première année, 2. le champ d'arachides puis de coton de deuxième année, 3. le champ de paddy, plus bananiers de première année. Du maïs, en culture intercalaire, eSt semé dans les champs de coton, d'arachides et de paddy. Pour les neuf ménages HAV de Fuladu, les trois parcelles de culture couvrent en moyenne 1 1 0 ares par famille. Les jardins, autour des pluricases, couvrent en moyenne une dizaine d'ares. La plus grande partie en eSt occupée par du manioc et des bananiers (60 %). Le solde supporte des cultures annuelles : arachides, paddy, courges, oignons. Les travaux aux champs ont exigé en moyenne 3 032 heures de prestations par ménage H A V mais 406 heures ont été preStées à titre d'entraide sur les champs des voisins, tandis que, inversement, les champs des ménages de l'échantillon ont bénéficié en moyenne d'une aide extérieure de 212 heures. Le travail agricole fourni sur les champs des ménages H A V représente donc une moyenne de 2 838 heures. Les travaux aux jardins, la récolte de bananes sur les vieilles bananeraies1 ont demandé 189 heures de travail et surtout de déplacements; 45 heures ont été consacrées à la préparation des semences dans la pluricase. Le solde de 2 604 heures représente les déplacements jusqu'aux champs en couloirs et le travail qui y a été effectué. Les trajets étant évalués à 408 heures, il refte 2 296 heures de présence effective sur les champs, ce qui ne signifie pas nécessairement autant d'heures de travail. Les 3 032 heures d'a&ivités agricoles par ménage représentent le travail de 2,8 agricoles aâifs, soit 1 083 heures par aftif, c'eSt-à-dire le quart du total des heures théoriquement disponibles en un an (12 x 365, ou 4 410 heures); les trajets vers les champs en couloirs interviennent donc à eux seuls pour 9 % dans le total des heures théoriques. La répartition entre les différents champs en couloirs eSt très inégale. Le champ de coton de première année exige plus de la moitié du temps théorique total (51 %), le champ d'arachides et coton de deuxième année 25 %, le champ paddy-bananiers de première année 16 %, le solde représente les bananeraies de deuxième année, les jardins et quelques champs libres. La répartition du travail entre hommes et femmes fait apparaître la lourde participation des femmes (62 %) au travail agricole total. Toutes les opérations agricoles ne reflètent pourtant pas cette répartition globale. La délimitation des parcelles de première année, l'abattage et le débitage 1. L e village a été déplacé en 1957. Les anciennes bananeraies, couloir ouvert en 1956, étaient encore productives. Elles se trouvent à environ 3 kilomètres de l'aftuel emplacement du village.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou des arbres sont effeftués pour plus de 90 % par la population masculine. L'abattage bénéficie de l'aide masculine extérieure; elle intervient pour 3 3 % environ. Le nettoyage des champs, la mise en tas des débris, l'incinération et le houage se répartissent à peu près également entre hommes et femmes : un peu plus d'incinération pour les hommes (5 5 %), un peu plus de houage pour les femmes (54 %). C'eSt à partir des travaux de semis que le rôle des femmes devient prépondérant (hommes 34 % , femmes 66 %). Cette prépondérance ne fait que s'accroître par la suite : 70 à 80 % des travaux d'entretien, de récolte et des travaux poSt-culturaux (arrachage) sont effectués par les femmes. En conclusion l'homme a un rôle prépondérant dans les travaux de défrichement, la femme dans les travaux proprement culturaux et poSt-culturaux. Les travaux de nettoyage des champs après le débitage, d'incinération et de houage pré-cultural sont partagés et forment une phase de transition entre celle où prédomine le travail masculin et celle où prédomine le travail féminin. Le tableau ci-dessous montre l'importance relative de chacune des trois phases dans le travail agricole total et la part assumée dans chacune d'elles par les hommes et les femmes.

Part par rapport au total des travaux

(%)

Part assumée par les hommes

(%)

Part assumée par les femmes

(%)

Première phase : abattage, débitage Deuxième phase : nettoyage des champs, incinération, houage Troisième phase : semis entretien récolte travaux poSt-culturaux Total

12,4

",7

o,7

i6,o

7,6

8,4

2I

>9 ) ".7 ( 35,4 Í

2,6 )

100,0

71,6

7 ' 2

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>4 18 7,9 °,7 >

38,1

14,1 9,3 27,5 i,9

j ( l '

52,:

61,9

La culture du coton, en première et deuxième année, fait pourtant apparaître une répartition plus équilibrée des tâches entre hommes et femmes. Le tableau qui suit montre la ventilation des travaux agricoles entre hommes et femmes et selon les diverses phases du cycle de culture du coton. Les chefs de famille participent pour deux tiers aux travaux de défrichement, les femmes assument pour deux tiers les travaux de récolte. Les travaux de houage et de plantation se font en commun. Les chefs de famille fournissent donc incontestablement un effort

298

Roger E. De Smet

Part par rapport au total des travaux

(%)

Part assumée par les hommes

(%)

Première phase : défrichement, abattage, débitage

io,8

Deuxième phase : défrichement, nettoyage, incinération, houage

25,6

!3.4

12,2

7.2

Troisième phase : plantation sarclage récolte arrachage cotonniers Total

13.5 33.8 4.3

100,0

10

>3

3.4

12,8 M 48.4

Part assumée par les femmes

(%)

0,5

12,2

5.0

9-9 21,0

3.°

51,6

personnel particulier en faveur du coton, sous la pression sans doute des services agronomiques et territoriaux, qui se traduit par une participation nettement accrue dans la catégorie des travaux traditionnellement féminins. Les champs d'arachides voient une répartition entre sexes totalement différente : 82 % pour les femmes, contre 18 % pour les hommes. La participation masculine augmente dans le champ de paddy et bananiers de première année, en raison de l'abattage et du débitage (36 % , contre 64 % pour les femmes). Mais les hommes ne participent guère aux travaux de houage qui sont ici beaucoup moins minutieux que sur les champs de coton. Quant aux cultures intercalaires en couloirs, l'homme intervient quelque peu dans les cultures imposées (maïs et bananiers) mais pour la plantation seulement (19 % pour le maïs, 30 % pour les bananiers); il n'intervient ni dans les récoltes ni dans la culture de caraftère libre, comme celle des courges entièrement laissée à l'initiative féminine. A.Elivités de cueillette, chasse et pêche Elles sont plus importantes chez les hommes mariés (14,4 % du temps total) que chez les femmes (9,2 %). C'eSt la cueillette des fruits de palme, coupe par les hommes et égrappage par les femmes et les hommes, qui absorbe le plus grand nombre d'heures; respectivement 6,2 et 4,2 %. La récolte — et la consommation — du vin de palme eSt une activité Striâement masculine (1,4 % ) ; de même la chasse (4,4 %). Par contre la pêche prend 3,5 % du temps des femmes et seulement 1,4 % de celui des hommes; elle eSt pratiquée en février et pendant la première quinzaine du mois de mars, donc en fin de saison sèche. La technique utilisée e£t celle de l'épuisement des trous d'eau (mouilles) dans les rivières en étiage. Ces trous d'eau (ngilima) sont propriété individuelle et héréditaire. Les femmes inter-

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou viennent pour 77 % dans la pêche par épuisement. Du i e r au 19 mars elles y ont consacré la moitié de leur temps (33,6 % du temps total réel du mois de mars). S'y ajoute le temps de leur intervention dans la récolte des fruits de palme (avril à juin et septembre à oétobre) et dans la capture des termites (mars-avril et septembre-oftobre). Janvier eSt pour elles un mois creux dans ce domaine (1,2 % du temps total réel de ce mois). Les fluctuations sont moins prononcées che2 les hommes avec un maximum de 30,2 % en mars (pêche 14 %, fruits de palme 6,8 %, chasse 4,4 %, termites 3,7 %) et un minimum de 5,6 % en janvier (chasse 2,9 % et fruits de palme 1,7 %). La chasse absorbe chaque mois une partie de leur temps (1,4 % en septembre, 9,0 % en décembre). Il faut signaler cependant que la capture des termites, qui eSt le plus souvent une activité noâurne, n'eSt pas comptabilisée, en vertu de nos conventions, lorsqu'elle s'eSt produite de nuit. Si la correction n'a pu être faite il faut néanmoins se souvenir qu'une sous-eStimation de cette aâivité existe dans notre bilan. Travaux ménagers et de conditionnement des produits agricoles Au sein des ménages de Fuladu, les femmes consacrent 27,8 % de leur temps diurne aux travaux ménagers et de conditionnement des produits agricoles; les hommes à peine 3,7 %. Nous incluons dans cette rubrique les produits pour la vente ou la consommation : produits agricoles comme coton, arachides, paddy, courges et maïs, produits de cueillette comme les termites ; interviennent aussi la préparation de la nourriture et des fabrications diverses relevant de l'industrie domestique : boissons alcoolisées, huile de palme, sel; enfin les charges domestiques telles que l'approvisionnement en eau et en bois. Il faut se rappeler que les observations portent sur des journées de 12 heures et que les aâivités domestiques, notamment la préparation du repas du soir, peuvent se poursuivre au-delà de 18 heures sans être dès lors comptabilisées. Il eSt vraisemblable que si elles l'avaient été, les aitivités ménagères l'auraient emporté, pour les femmes, sur les activités agricoles. Les hommes ne participent efficacement qu'à une seule aâivité de conditionnement : le triage du coton (9 % de leur temps en décembre et janvier). Leur intervention eSt égale à celle des femmes, donc, comme pour la culture, la répartition des tâches eSt équilibrée entre mari et femme quand il s'agit du coton. La préparation des repas incombe exclusivement aux femmes qui y consacrent selon les mois de 13 à 22 % de leur temps. La fabrication de bière, d'arak et surtout l'extraétion de l'huile de palme leur prennent 3,9 % de leur temps. Même pourcentage global pour des besognes diverses, telles balayage, corvée bois, corvée d'eau. Les autres grandes catégories d'occupations occupent davantage les hommes que les femmes : construction 8,1 % contre 1,6, artisanat 4,4 % contre 0,7. Il n'en reSte pas moins vrai que le bilan général souligne le rôle essentiel de la femme et les responsabilités qui sont les siennes. De jeunes enfants — mais il n'y en a pas à Fuladu — l'accableraient sans doute encore davantage. Les femmes mariées sont occupées 71,4 % de leur temps diurne, les hommes seulement 50,8 %. Y-a-t-il là une disponibilité en main-d'œuvre masculine dont on pourrait tirer parti ? Toute proportion gardée, la femme

300

Roger E. De Smet

européenne qui, en plus de son travail extérieur, assure l'entretien de son ménage et de ses enfants, n'eSt-elle pas plus occupée que son mari ? Il eêt présomptueux d'espérer mettre en valeur, dans un article aussi bref, toute la richesse de la documentation que nos enquêteurs ont rassemblée. Seule la leâure du volumineux rapport consacré à l'unique poSte d'enquêtes n° i en donnera une idée satisfaisante. Nous osons affirmer cependant que la méthode des poètes d'enquêtes en milieu coutumier imaginée et définie par Pierre Gourou, et mise en application grâce aux moyens puissants que le Gouvernement belge avait mis à la disposition du CEMUBAC, peut être considérée comme un modèle dont géographes, économistes, sociologues pourront utilement s'inspirer.

JEAN

GALLAIS

Essai sur la situation actuelle des relations entre pasteurs et paysans dans le Sahel ouest-africain

Q

É T U D E S D E G É O G R A P H I E humaine réalisées ou en cours dans le Sahel oueSt-africain permettent de réfléchir sur le contenu et l'évolution des relations entre les paSteurs et les paysans : deux groupes de peuples, dont on sait qu'ils sont aussi profondément différents qu'étroitement inter-pénétrés, entre le 17 e et le 13 e parallèles1. UELQUES

I. LA NATURE HISTORIQUE ET POLITIQUE DE L'ÉQUILIBRE DES FORCES

Dans ces limites géographiques, il semble que l'analyse à petite échelle de leurs relations doive être principalement menée d'un point de vue historique et politique, plutôt que naturaliste. Ceci paraît vrai à différents niveaux. La spécialisation économique et l'antagonisme des genres de vie ont été renforcés dans le Sahel, à la faveur d'une certaine situation historique — celle qui a permis l'acquisition d'un quasi-monopole du cheptel par les paSteurs d'origine septentrionale, Maure, Touareg, Peul. Un certain nombre d'indices permettent d'évoquer avec vraisemblance une époque ancienne où les paysans actuellement sédentaires possédaient un cheptel plus important qu'aujourd'hui. Rappelons à titre d'exemple, et sans donner à ces faits une valeur absolument probante : la technique guerrière des Sonraï consistant à ébranler les rangs adversaires en lançant une horde de bœufs contre eux 2 ; la conStruétion, autour de la racine naa (bœuf), des noms de clans utilisés par les Nono — riziculteurs les plus anciens du groupe ethnique 1. Cette bande correspond aux zones sud-sahélienne et nord-soudanienne des géographes, recevant plus de 250 et moins de 750 millimètres de pluie par an. Ce texte reprend, en le précisant, un exposé fait le 22 avril 1971 à une réunion d'étude organisée par le professeur Pierre M o n beig sur le thème de « L'évolution des rapports entre éleveurs et paysans au Brésil tropical et en Afrique tropicale ». Les observations personnelles qu'il contient ont été, pour la plupart, réunies lors de différentes missions effeâuées au titre du Centre d'Étude de Géographie Tropicale de Bordeaux (CNRS) sur le thème de « L'élevage et les contaéts entre paSteurs et agriculteurs dans le monde tropical ». 2. V o i r la description de la bataille de Tondibi dans ***, Tedyjziret En-Nistan fi Akbar Molouk Es-Soudan, texte arabe édité par O . Houdas, Paris, 1899.

}02

Jean Gallais

marka, dans le delta intérieur du Niger; le rôle essentiel joué par la vache dans les religions animistes soudaniennes. Ce dernier argument eSt le plus solide1. L'appauvrissement progressif, puis la disparition du cheptel bovin des paysans paléonégritiques, a été le fait des paSteurs, dont la pression militaire et politique grandit en Afrique intérieure à la suite du déclin des États soudaniens du Moyen Age. Les contes épiques évoquent les razzias de belles filles et de vaches grasses opérées par les cavaliers peul à travers les villages 2 . Dans une Afrique en voie de démonétisation, le cheptel et les captifs deviennent les seules formes d'accumulation de richesse et tout tribut, qu'il s'agisse de celui des vaincus ou des protégés, se fait principalement sous ces deux formes. Ne conservent leur élevage que les groupes paysans qui ont su résister aux paSteurs, soit en charpentant leur société d'une aristocratie militaire (Mossi, Haoussa, Serère), soit en se réfugiant dans les sites les plus inaccessibles, les Kapsiki du Nord-Cameroun par exemple3. Ainsi l'aCtuel monopole du cheptel aux mains des paSteurs ne semble-t-il qu'un aspeft de la large hégémonie politique qu'ils exercèrent pendant les deux siècles précédents au Sahel4. La différenciation contemporaine entre éleveurs et agriculteurs eSt un fait historique qu'aucune contrainte naturelle ne détermine dans les limites géographiques de notre étude. Cet « âge d'or » eSt révolu au vingtième siècle colonial et à l'ère des Indépendances. Surgissent en Afrique soudano-sahélienne des Structures socio-politiques qui, avec la dose de modernisme représentée par les syndicats, l'armée, certains corps de fonctionnaires spécialisés et nombreux comme celui de l'enseignement, ne sont pas sans rappeler celles des États africains de la période « pré-paStorale ». A la base, une masse paysanne Stabilisée en communautés villageoises traditionnelles, encore largement égalitaires ou gérontocratiques et dont l'économie fonctionne principalement en auto-subsiStance. A la tête, une bourgeoisie du commerce ou de l'administration, contrôlant l'ouverture internationale du pays et prélevant sur la produftion paysanne le tribut administratif. Dans ce tissu des États oueSt-africains contemporains, les paSteurs occupent une position d'extrême faiblesse pour des raisons à la fois qualitatives et numériques. Qualitatives, elles tiennent à une attitude anti-moderniSte vis-à-vis de l'école, de l'administration et des services techniques, à l'indifférence à l'égard des grands courants d'opinion et d'aâion engendrés par l'émancipation politique de l'Afrique. Quantitatives : les paSteurs représentent un corps électoral minoritaire dans le cadre des limites des États héritées de l'administration coloniale. Leur situation n'eSt mieux assurée qu'en Mauritanie et au Niger. Cette position marginale, plus ou moins accentuée selon les États, eSt 1 . Ce rôle m'eSt rappelé fort opportunément par Paul Pélissier. 2. Voir par exemple « Récits peuls du Marina et du Kounari » recueillis par G . VIEILLARD, bulletin du Comité d'Études Historiques et Scientifiques de l'AOF (14), 1926, pp. 137-156. 3. B . L E M B E Z A T , Kirdi, les populations paternes du Nord-Cameroun, Dakar, 1950, p. 80. 4. L e rôle du cheptel comme faéteur de différenciation et de domination sociales a été souligné par plusieurs auteurs, comme le rappelle J . S U R E T - C A N A L E , Essai sur la signification sociale et hifiorique des hégémonies peules (XVIIe-XIXe siècles), Paris, 1964 (Cahiers du Centre d'Études et de Recherche Marxistes). Ce dernier n'en pousse pas les implications jusqu'à la confiscation progressive du cheptel paysan par les nomades.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou illustrée de façon dramatique par les seules guerres civiles qu'ait connues l'Afrique de l'OueSt depuis l'indépendance : la révolte des Touareg de l'Adrar des Iforas au Mali en 1962, et celle des paSteurs Toubou, qui déclencha les difficultés intérieures du Gouvernement de Fort-Lamy. Dans les deux cas, ce sont des paSteurs qui se sont opposés au Gouvernement central. Considéré dans la courte durée, le problème relève de l'histoire : l'équilibre agro-paStoral, instable, eSt remis brutalement en question par certaines situations de crise. Ainsi les Touareg du Gourma malien ont-ils subi, du fait des circonstances, entre 1890 et 1920, une série d'agressions. Les principales furent l'hécatombe d'hommes dans les rangs déjà ténus des tribus guerrières, imajaren, lors de la conquête coloniale 1 ; la dissociation par les Français des grandes confédérations et la séparation des tribus vassales, imrad; la libération des captifs, iklan; les sécheresses qui marquèrent la période 1895-1925; les grandes épizooties de peSte bovine, mémorables à travers toute l'Afrique sahélienne de 1891, 1915-1917, 1919-1920. Ces événements conjugués ont amené les paSteurs à « décrocher » de certaines positions dominantes. En même temps se produisait un desserrement de l'espace sédentaire paysan, sous la forme des premiers villages de culture créés dans la plaine par les réfugiés sonraï du Hombori. Effets sensibles sur l'équilibre des forces paSteurs-paysans, mais aussi mutations à l'intérieur même des groupes. Il a été noté qu'au Niger, sécheresses ou épidémies frappant les troupeaux réduisaient la mobilité de certains groupes peul nomades et augmentaient leur intérêt pour les champs. Ces évolutions rapides sont fréquentes et anciennes : le colonel Monteil décrit le même fait chez les Peul du Liptako qui, à la suite de la peSte bovine, ont dû se faire agriculteurs en 1891-1893 a . La nature essentiellement politique et historique de l'équilibre des forces entre paSteurs et paysans engage à deux conclusions quant à la recherche sur ce thème. Nous devons tout d'abord nous résigner à des obscurités, une grande partie des éléments échappant à la connaissance, faute de documents écrits ou oraux suffisants. C'eSt là une difficulté essentielle de la recherche en Afrique noire, continent aussi pétri d'histoire qu'il eSt dépourvu d'archives. Par ailleurs, évoquer une modification des conditions naturelles à chaque déplacement du contait agro-paStoral eSt déraisonnable puisqu'il eSt de bonne méthode d'être économe dans la recherche des causes. En l'absence d'autres arguments, la modification d'une situation agro-paStorale ne témoigne en rien d'une évolution climatique de longue durée. II. AIMANTATION E T OPPOSITION

La situation aâuelle des relations entre ces deux groupes chargés de signe contraire eSt faite d'attirance et d'opposition alternant, d'abord, selon un rythme saisonnier. De mai à juillet les conflits sont fréquents à l'époque des 1. Quelques dizaines de tués, ce qui était beaucoup pour les quelques centaines de guerriers constituant l'ossature guerrière des tribus touareg. 2 . P . - L . M O N T E I L , De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad, Paris, s.d.

Jean Gallai s

3°4

semis. Le paSteur revenant à son campement d'hivernage pour ouvrir un champ constate que l'emplacement, abondamment fumé par son troupeau l'année précédente, a attiré le paysan. Tout autour, ce dernier, pour les mêmes raisons, a semé de préférence sur les pistes de bétail, autour des mares, comme s'il cherchait délibérément querelle en empiétant sur l'espace paStoral et en empêchant les cultures du paSteur. Le comble eSt que le champ du paysan reSte ouvert alors que le paSteur a le plus souvent la tradition de la clôture. Dans cette situation, les dégâts aux champs et les rixes suivent. Récolte faite, une période plus amicale s'ouvre : les Peul l'appellent gnàlê et, au Macina, d'àndê, « le temps de la richesse ». Troc Stimulé par l'abondance du lait et du grain, troupeaux se nourrissant des pailles du mil et fumant le champ paysan. Ces échanges se prolongent pendant une grande partie de la saison sèche. La distribution tout au long du Sahel des points chauds et des zones de coexistence pacifique fournit un thème de recherche passionnant mais une telle géographie eSt, dans l'état aftuel des recherches, prématurée. On peut simplement évoquer certains faâeurs qui régissent les situations. Le premier eSt évidemment la pression démographique, celle des hommes et la densité du cheptel. Ainsi une dure compétition pour la terre caractérise la vallée du Sénégal dans sa partie moyenne et aval ; la vallée du Niger de Diré à Say, où s'affrontent souvent sédentaires, Sonray ou Djerma, et paSteurs, Touareg ou Peul; le Gulbi de Maradi, dont le fond de vallée a concentré, jusqu'à une époque toute récente, sédentaires et éleveurs en saison sèche1. Le caraâère traditionnel ou, au contraire, la nouveauté fortuite de la venue des éleveurs vont agir en sens opposé sur l'attitude paysanne. Les situations d'entente assortie éventuellement de contrats tacites réunissent paysans et éleveurs habitués les uns aux autres. Ainsi les Houmbébé du Mondoro, groupe dogon demeuré dans la plaine du Sud-Gourma, reçoivent des fraâions peul Dialloubé de février à mai. Chaque famille peul y retrouve un « correspondant » appelé béro en peul ou niatigui en bambara, qui fournit la corde et l'outre, signe du droit d'utiliser le puits villageois. Les Dialloubé édifient des paillotes sommaires sur le champ de leur béro et leurs animaux le fument abondamment en y passant les nuits, trois à quatre mois. La même situation a été observée dans le Si, région de la bordure occidentale du delta intérieur du Niger. Là des Forobafoula, c'eSt-à-dire des « Peul du grand champ », viennent en familles régulièrement associées aux Bambara ou aux Marka. Par contre les paSteurs isolés, inconnus, insaisissables, éveillent la suspicion des paysans et leur hostilité. C'eSt avec ceux-ci que les rixes sporadiques ont lieu le plus souvent. Ainsi la coexistence a été troublée dans le Gulbi de Maradi par la pénétration récente de Peul originaires du Nigeria qui n'ont pas conclu d'accord avec les Haoussa et se conduisent un peu comme en pays conquis, assurés de changer d'itinéraire l'année suivante. Cet élément de tradition pris en considération, le paysan accueille l'éleveur selon le besoin inégal qu'il a de ses services, en premier lieu du fumier, des produits laitiers et de la garde de ses propres animaux. De ce I . Voir sur cette région : G . M A I N E T et G . N I C O L A S , La vallée du Gulbi de Maradi

économique,

Niamey, IF AN-CNRS, Document des Études Nigériennes, 16.

: enquête

socio-

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou point de vue une situation zonale très marquée existe dans le Séno-Gondo de Bandiagara. Au nord du 14 e parallèle, les Dogon qui colonisent la plaine depuis trois quarts de siècle ont des rapports bénéfiques avec les Peul mobiles de la région. Les sols dunaires cultivés exigent le maximum de fumure et l'acquisition du beurre de vache eSt nécessaire. Par contre, plus au sud, les paysans du Séno méridional ont éliminé les Peul ou, du moins, rendu impossible le séjour de leurs troupeaux. Cultivant des sols plus lourds, leur restituant un minimum de fertilité par le couvert dense d'Acacia albida, ils ont moins besoin d'une fumure animale en même temps qu'ils dédaignent le beurre peul car le karité leur procure la graisse de cuisine1. Mais les services rendus par les paSteurs ne doivent pas être limités aux produits ou aux sous-produits du cheptel. Le paSteur eSt quelquefois aux yeux du paysan plus le transporteur que l'éleveur. C'eSt particulièrement vrai pour le fuseau du nomadisme maure dont les caravanes de bœufs-porteurs jouent un rôle commercial traditionnel très apprécié. Ceux qui passent le Moyen-Niger entre Ségou et Mopti apportent sur les marchés du Sarro bambara le sel saharien, le thé mauritanien, le paddy acheté sur les marchés du Macina et se chargent de mil pour le retour. A une échelle plus modeste, il n'eSt pas de village sédentaire d'entre-Sénégal-Niger qui n'ait en saison sèche un campement peul, maure ou iklan à proximité, dont les occupants rendent de multiples services : transport de la récolte de l'aire à battre aux greniers et du fumier domestique vers les champs, pilage du mil ou construction de cases, fabrication d'objets d'artisanat : vannerie, cuir. Dans les régions où les paysans ont une tradition de vie de relation aftive, en pays haoussa par exemple, c'est le seâeur sédentaire qui fournit aux nomades un certain nombre de services commerciaux : achat des animaux pour revendre la viande aux mêmes éleveurs, ou d'objets d'artisanat traditionnel, fabrication de cotonnades2. Les échanges de service vont, dans une région de cohabitation traditionnelle et de culture métisse comme le Macina, jusqu'à une véritable association économique. Les Peul étendent aux Rimaïbé, leurs anciens captifs actuellement émancipés, la pratique habituelle entre eux du prêt de vaches laitières. En échange de quoi, les Rimaïbé leur fournissent chaque année une charge de riz. Notons que ces divers exemples d'échanges de services se situent dans un contexte d'économie traditionnelle. Dans cette perspeâive, le passage à une agriculture commerciale eSt généralement défavorable au maintien des paSteurs. La disparition des jachères avec l'extension des cultures éloigne le cheptel, quelquefois même celui des paysans au détriment de la fertilité de leurs champs3. Par ailleurs, la monétisation de l'économie tend à faire disparaître le troc à l'échelle régionale. Cette évolution serait à l'origine d'un contraste souligné au Niger entre le nord et le sud de la vallée

1. J . GALLAIS, Vieux-Pays dogon et Nouveau-Pays dogon : essai sur an mouvement migratoire spontané, en préparation. 2 . M A I N E T e t N I C O L A S , op.

cit.

3. P. PÉLISSIER, Les effets de l'opération arachide-mil dans les régions de Thiès, Diourbel et Kaolack — République du Sénégal, rapport de synthèse, ronéo, s.d., p. 21 et A . LERICOLLAIS, « L a détérioration d'un terroir : Sob en pays Sérèr (Sénégal) », Études rurales (37-38-39), janv.-sept. 1970, pp. 1 1 3 - 1 2 8 . 20

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du Dallol-Maori 1 . Là, les Peul sont en passe de sédentarisation, ouvrent facilement des champs, éloignent leurs animaux en saison des cultures, mais à leur retour reprennent un troc avantageux de lait contre le grain. Dans le Sud plus arachidier, les éleveurs sont dans une situation plus difficile : leurs animaux doivent s'éloigner plus longuement; les Haoussa constituant leurs propres troupeaux dont ils assurent eux-mêmes la garde, la hausse du prix du mil rend difficile l'achat supplémentaire du lait. Enfin, les relations entre paSteurs et paysans sont largement facilitées si les Structures agraires régionales, et plus spécialement l'organisation des terroirs, sont adaptées à la coexistence du champ et d'un cheptel régional. L a vertu conciliante du bocage sérère pré-arachidier a été parfaitement démontrée 2 . Bien qu'une description d'ensemble de l'erg de Niafounké fasse défaut, les Structures agro-paStorales décrites sur la bordure méridionale et orientale expliquent que, bien que fortement peuplée de paysans, cette région puisse à la fois entretenir un cheptel régional important et de nombreux troupeaux nomades 3 . La délimitation et le respeâ: des pistes de transhumance, les burti si remarquables en pays peul, la clôture des espaces cultivés, les disciplines chronologiques sont autant d'éléments qui rendent un espace agricole apte à accueillir des paSteurs. III. LE REFLUX

PASTORAL

Les différents faCteurs qui viennent d'être rappelés, et dont la combinaison définit le Style des relations entre paSteurs et paysans, s'exercent actuellement dans le même sens que les circonstances politiques; en fait, ils ne sont euxmêmes que diverses expressions de cette situation politique. Les uns et les autres affaiblissent, contestent, voire réduisent l'espace pastoral. La pression démographique paysanne eSt alimentée par un croît naturel généralement plus élevé que celui des paSteurs. Dans le domaine de la fécondité et pour le peuple peul, nous avons réuni des indications concourantes et esquissé l'explication d'une fécondité généralement plus faible que celle des peuples voisins 4 . Ce qui en a été dit peut être élargi, pour des raisons socio-économiques, à l'ensemble des paSteurs de l'Afrique de l'OueSt, si on se réfère aux quelques études démographiques utilisables. Ainsi, dans la vallée du Sénégal, le taux de fécondité générale — rapport du nombre total de naissances à l'effedtif des femmes en âge de procréer (14-50 ans) — eSt de 194 °/ 00 chez les sédentaires, de 172 pour les Peul et de 132 pour les Maures 5 . A u Niger, de 232 pour l'ensemble de la zone séden1. R . ROCHETTE, Projet de mise en valeur du Dallol-Maouri, Rome, 1968 (FAO, Programme des Nations Unies pour le Développement). 2. P. PÉLISSIER, Les paysans du Sénégal : les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, SaintYrieix, 1966, p. 234 sq. 3. J. GALLAIS, Le delta intérieur du Niger : étude de géographie régionale, Dakar, 1967, et Y. VINCENT, « PaSteurs, paysans et pêcheurs du Guimballa (partie centrale de l'erg du Bara) », in : Nomades et Paysans d'Afrique

PP- 35-157-

noire occidentale, publiés par les soins de X . DE PLANHOL, Nancy, 1963,

4. J . GALLAIS, « Quelques particularités démographiques de l'Afrique noire », bulletin de la Vacuité des Lettres de Strasbourg 42 (6), mars 1964, pp. 325-349. 5. La moyenne vallée du Sénégal, Paris, 1962, p. 39 sq.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou taire 1 , contre 209 pour l'ensemble nomade, indice intégrant de fortes différences entre les sous-groupes ethniques, les plus nomades étant les moins féconds : 229 pour les Iklan sédentaires, 159 pour les Iklan nomades, 197 pour les Touareg vrais, 126 pour les Peul Bororo 2 . Bien que les taux de mortalité ne désavantagent pas systématiquement les nomades, ceux-ci n'ont en définitive qu'un taux d'accroissement annuel inférieur à celui des sédentaires : dans la vallée du Sénégal, 1 1 °/00 chez les Maures, contre 24 °/ 00 . Au Niger, 11 % 0 chez les Bororo, 12 °/00 chez les Touareg vrais, 23 °/00 chez les Iklan nomades, contre 35 °/00 chez les Iklan sédentaires et 25 °/00 pour l'ensemble des populations de la zone sédentaire. Les taux nets de reprodudlion s'inscrivent, dans la vallée du Sénégal, à 1,26 chez les Maures contre 1,78 chez les sédentaires et, au Niger, à 1,5 en zone nomade (indice relevé par les Iklan sédentaires qui y sont intégrés), contre 1,65 en zone nomade. Régionalement, le desserrement de certaines situations obsidoniales contribue à réduire l'espace pastoral. Depuis 1900, 80 000 Dogon environ colonisent les plaines qui cernent le plateau de Bandiagara et, tout particulièrement, le Séno-Gondo dont les Peul s'étaient rendus maîtres aux x v m e et x i x e siècles. Au moteur démographique de cette pression sur l'espace pastoral s'ajoute celui de l'extension des cultures commerciales, celle de l'arachide au Ferlo méridional et central et au Niger central, celle du coton dans la plaine du Diamaré au Nord-Cameroun — tous ces faits sont bien décrits et connus. Mais cette poussée pionnière et spontanée des paysans eSt renforcée localement par les entreprises officielles de colonisation agricole dont la portée anti-paStorale n'eSt souvent pas assez clairement ressentie par leurs promoteurs : dans la zone soudano-sahélienne elles tendent à l'aménagement des plaines inondables qui, dans le contexte rural africain, sont précisément les meilleures parties des territoires des éleveurs. Dans le delta du Sénégal, la « colonisation des 30 000 hectares » contraint les Peul soit à une mutation de leur genre de vie et de leur économie vers la riziculture, avec abandon de leur cheptel, soit à une migration vers le nord ou le Diéri desséché de la rive gauche. L'Office du Niger a eu un bilan moins négatif pour les éleveurs, la remise en eau des défluents anciens, la limitation respectueuse des burti traditionnels, les possibilités de commercialisation accrues ont compensé l'empiétement des casiers sur une zone pastorale. Plus graves sont les problèmes locaux soulevés dans le Delta vif du Niger par la mise en casiers rizicoles de bourgou3 pastoraux d'importance fondamentale pour les éleveurs du Macina. L'aménagement progressif des cuvettes riveraines du Niger, de part et d'autre de Niamey, n'eSt pas sans poser des problèmes nouveaux d'abreuvement aux troupeaux qui s'y concentraient traditionnellement. E n réalité, par ces différents biais, la pression paysanne s'exerce de deux façons inégalement sensibles aux paSteurs. Ceux-ci parviennent à s'adapter 1. Étude démographique du Niger, 2 e fascicule, Données individuelles, Paris, i960, p. 43 sq. 2. Étude démographique et économique en milieu nomade : démographie, budgets et consommation, Paris, 1966, p. 93 sq. 3. Savane inondée de haute valeur pastorale.

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la dilatation des surfaces cultivées en saison des pluies : éloignement vers des pâturages encore très vaStes utilisables en cette saison, séparation des membres de la famille entre la zone de culture et la zone pastorale. La seconde forme de la pression paysanne eSt plus dramatique pour les paSteurs et génératrice des conflits les plus aigus : quand l'occupation agricole se prolonge en saison sèche, elle remet en cause l'alternance saisonnière traditionnelle de la culture et du cheptel. C'eSt le cas dans toutes les régions de l'Afrique soudanienne, où la Compagnie Française pour le Développement des Textiles ( C F D T ) répand avec succès des variétés de coton dont la cueillette s'échelonne d'oftobre à décembre. Pour cette raison, dans l'Ader Doutchi, les difficultés augmentent lors du passage des paSteurs remontant du Nigeria. C'eSt le problème de toutes les cultures désaisonnées de vallées : riziculture du delta intérieur du Niger ou du Bas-Sénégal dont les récoltes ont lieu de novembre à janvier, cultures de décrue ou arrosées du FoutaToro, de la boucle du Niger, du Dallol du Maradi, toutes entravent l'accès aux points d'abreuvement jusqu'en mars. Traditionnelles, ces cultures s'inscrivent en général dans des terroirs adaptés, nous avons signalé les qualités de ceux de l'erg de Niafounké. Par contre, dans les aménagements modernes, si l'on tient compte éventuellement du cheptel paysan, on ne respeâe qu'exceptionnellement les besoins du cheptel nomade. S'il eSt évident que le développement agricole de l'Afrique intérieure passe largement par la vulgarisation d'une agriculture à petite hydraulique, il n'eSt pas moins certain que le profit économique en serait annulé si elle signifiait l'élimination du paSteur. De ce point de vue les propos de G . Mainet et de G. Nicolas dans l'étude pour l'aménagement du Goulbi de Maradi peuvent être repris à un niveau très général : « Mais il serait essentiel à notre avis, de prévoir une quelconque collaboration, voire une participation intéressée des éleveurs traditionnels, qui font partie du paysage, en saison sèche, au même titre que les sédentaires, pourrait-on dire, et que la prospérité encore plus grande de la vallée attirerait encore davantage. »* Quelle que soit la forme prise par la pression paysanne, l'état de nondéfense des éleveurs qui lui sont soumis frappe la plupart des observateurs. Dans l'Oudalan voltaïque, d'après H. Barrai, « ils subissent cette situation avec une passivité remarquable comme ils subiraient une calamité naturelle »2. A u Ferlo sénégalais, P. Grenier s'exprime en ces termes : « Le territoire peul, c'eSt, à la vérité, ce que les cultivateurs ne leur ont pas encore pris. Les Peul sont dispersés dans la brousse sans unité : ils sont dans l'incapacité aussi de résister aux sédentaires. » 3 Autour des puits et forages du Diolof et du Ferlo méridional et central, toutes les tentatives pour une coexistence organisée des arachidiers et des éleveurs aboutit à l'expulsion de ces derniers. Le début de prise de conscience collective de leurs intérêts, signalé par P. Grenier en 1960, la création d'une « Union des Peul », n'ont 1. Op. cit., p. 298 bis. 2. « Les populations d'éleveurs et les problèmes pastoraux dans le Nord-Eit de la Haute-Volta (cercle de Dori — subdivision de l'Oudalan), 1963-1964 », Cahiers ORSTOM, Série Sciences Humaines 4 (1), 1967, pp. 5-30. 3. P. GRENIER, Les Peul du Ferlo, Mémoire pour le D.E.S., Université de Bordeaux, 1958, daflylogr., p. 263, et son résumé dans les Cahiers d'Outre-Mer 13 (49), janv.-mars i960, pp. 2.8-58.

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pas empêché leur évidion ultérieure des forages du Ferlo central, à Lindé par exemple. Les Peul et leurs troupeaux ne se maintiennent que là où ils ont une situation politique localement forte, ainsi dans la chefferie du Barkedji, au Ferlo septentrional. Non moins remarquable eSt la « perméabilité » peul dans le Séno-Gondo en face de l'immigration dogon signalée plus haut. La résistance des éleveurs s'eSt bornée entre 1920 et 1950 à des rixes locales. Actuellement les Peul du Centre et du Sud de cette plaine sont enclavés par les terroirs dogon, contraints à se séparer de leurs animaux neuf mois sur douze et, de ce fait, en évolution rapide vers une économie agricole. Cette faiblesse frappe d'autant que les paysanneries bwa et bambara de la bordure occidentale du plateau de Bandiagara résistent avec efficacité à la même immigration. Là, les colons dogon ne sont que des hôtes tolérés dont la situation précaire se traduit par une extrême mobilité1. La raison immédiate de cette perméabilité des territoires pastoraux eSt leur vacuité apparente par opposition aux terroirs paysans dont les recherches récentes ont bien montré la conStru&ion vigoureuse. Ce vide sert de prétexte aux empiétements paysans et de justification à la création de ranchs jusqu'à ce qu'une étude plus poussée oblige à constater que l'espace considéré eSt Striâement vital pour quelques centaines ou quelques milliers d'éleveurs. Les enquêtes récentes d'H. Barrai, préalables à la mise en place du ranch du Nord-OueSt de l'Oudalan, ont révélé une telle situation et la nécessité de modifier le projet initial2. Mais la cause essentielle de l'inertie contemporaine des paSteurs se situe au niveau politique et il eSt significatif qu'au Niger, à un équilibre politique qui leur eSt plus favorable qu'ailleurs, correspondent des tentatives d'arbitrage des pouvoirs publics. Si la pression agricole exercée par les paysans signifie généralement réduction de l'espace pastoral, il eSt équitable de signaler deux tendances compensatrices. La première eSt celle de la « sahélisation » de certains groupes pastoraux qui gagnent au nord l'espace qui leur eSt prélevé au sud. Ce glissement s'accompagnant de renomadisation a été signalé dans plusieurs régions : dans l'ËSt-Mauritanien par M.-F. Bonnet-Dupeyron et C. Cabrol 3 ; dans l'Ader Doutchi, P. Bonté affirme l'importance du départ lent mais général des Peul vers l'Azawak plus septentrional4. J e l'ai observé chez les Peul djelgobé originaires du village de Sô situé à 10 kilomètres au nord de Djibo (14 0 10' N) qui, en 1950, ont migré dans le Gourma malien pour y trouver les savanes herbeuses où « les vaches vêlent chaque année ». Leur établissement aftuel eSt Bangui-Malam (15 0 25' N). La seconde tendance eSt à la pénétration diffuse d'éleveurs vers le Sud. Plusieurs exemples contemporains ont été signalés, où le mouvement atteint une basse latitude : au Sierra Leone (90 N) à partir du Fouta-Djalon, au 1 . GALLAIS, Vieux-Pays dogon..., op. cit. 2. H. BARRAL, Étude socio-géographique pour un Programme d'Aménagement paiioral dans le NordOuefl de l'Oudalan, République de Haute-Volta, Direction de l'Élevage et des Industries Animales, O R S T O M (Centre de Ouagadougou), s.d., p. 92. 3. M.-F. BONNET-DUPEYRON, « Note sur l'infiltration peule en Mauritanie à l'oueSt de l'Assaba », in : Deuxième Congrès International des Africanistes de l'Ouest, Bissau, 1947; C. CABROL, « Populations peules et sarakholé de la subdivision de Mbout (Mauritanie) », Notes africaines, 1954, pp. 2-4. 4. P. BONTÉ, L'élevage et le commerce du bétail dans l'Ader Doutchi-Majya, Niamey/Paris, Etudes Nigériennes, 23, p. 99 sq.

Jean Gallais Cameroun en pays bamenda (6° N) depuis l'Adamaoua, en République Centrafricaine dans la région de Bambari (50 N) pour des Bororo ayant migré de 1924 à 1937 depuis le Nord-Cameroun. A une latitude plus élevée la pénétration d'éleveurs en pays mossi eSt un phénomène à la fois ancien et contemporain. Nous avons visité les Peul du canton de Barkoundouba (cercle de Ziniaré, iz° 40' N). Appartenant à des clans divers (Fittobé, Baabé, Boli, Dialloubé), ils sont arrivés en petits groupes séparés au x i x e siècle, soit du Yatenga, soit de Boni dans le Gourma malien. Autorisés par le Moro-Naba de Ouagadougou à s'installer, ils ont cependant des conflits fonciers fréquents avec les chefs de terre mossi : en 1968, une rixe et un mort. Leur situation économique semble relativement prospère. Peul et Rimaïbé ont des champs bien fumés autour d'un habitat dispersé entre les villages mossi. Leur élevage transhumant concerne un cheptel eStimé à 45 000 têtes pour une population dénombrée de 6 900 personnes (1968). Mais à part quelques vaches laitières la totalité du troupeau s'éloigne d'août à avril, pour pénétrer profondément en 2one soudanienne jusqu'aux environs de Léo, Po, Zabéré (n°). Les Peul de Barkoundouba voient passer depuis quelques années des Peul transhumants originaires de Todiam dans le Yatenga et qui, désormais, fréquentent la vallée de la Volta. Le groupe peul le plus méridional du pays mossi eSt celui de K o u r g o u (cercle de Zorgo, 12° 20' N) dont la diversité, l'origine et l'organisation économique sont semblables aux précédents. En 1969, des Djelgobé sont dits être apparus pour la première fois l'année précédente, allant en transhumance vers le sud. Ce dernier glissement, rapproché de celui opéré par d'autres Djelgobé vers le nord dans le Gourma malien, montre que des tendances contraires peuvent opérer sur un même groupe. Ces flux vers le sud s'inscrivent en un contrepoint non négligeable du reflux des éleveurs vers le nord, mais ils s'accompagnent d'une soudanisation des genres de vie. Le bilan d'ensemble demeure bien un certain rétrécissement de l'espace pastoral. I V . SÉDENTARISATION DES NOMADES OU CRISE DU V I L L A G E

SAHELIEN

La réduction de l'espace pastoral dans la zone sud-sahélienne, sous la pression paysanne, contraint à évoquer le problème de la sédentarisation des nomades. Ce thème eSt sous-jacent à toute expression et, sauf exception, à toute aâion administrative à leur sujet. Historiens et géographes rejoignent les administrateurs pour considérer la sédentarisation comme évidente depuis un demi-siècle, irréversible et chargée de progrès. En nous limitant à la synthèse remarquable de L. Febvre, La Terre et l'évolution humaine, nous lisons successivement : « Aujourd'hui c'eSt un fait — sinon l'indice d'un progrès : le nomadisme recule. » Et plus loin, en soulignant le caraftère historique, et non déterminé par les conditions naturelles, du nomadisme des Steppes, ainsi que l'attirance de la sédentarité, l'auteur ajoute : « Le nomadisme n'eSt, ne peut être une condition éternelle, une sorte de malédiâion divine pesant sans espérance sur des éprouvés. »' 1. L . FEBVRE, La Terre et l'évolution humaine : introduSiion géographique à l'bifloire, Paris, 1922, rééd. 1970, p. 303 et 308.

'Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou Nous ne discuterons pas ici le progrès éventuel contenu dans cette évolution. Disons simplement qu'il n'apparaît pas évident dans tous les cas et qu'il n'eSt certainement pas ressenti par les plus authentiquement nomades des intéressés, ceux qui devraient être les plus accablés de « malédiction divine ». En limitant notre observation à la zone sud-sahélienne, la sédentarité (un seul lieu d'habitat annuel pour l'ensemble du groupe mis à part les bergers) demeure exceptionnelle chez les éleveurs. Les cas les plus nombreux sont signalés chez les Touareg de l'Est, par exemple dans l'Ader Doutchi et dans la Magya. P. Bonté écrit que, chez les Lissawan, « la sédentarisation eSt totale, ils ont abandonné l'habitat et le mode de vie des nomades ». Chez les Kel-Gress voisins, « le groupe se sédentarise et l'économie rurale devient prédominante », mais le texte précise que la vie nomade se poursuit pendant cinq ou six mois, en particulier lors du grand déplacement pastoral et commercial de la cure salée1. A notre connaissance, il n'eét pas d'exemple de sédentarisation dans les tribus touareg de l'OueSt, celles de la boucle du Niger, mis à part quelques fraétions maraboutiques et d'Iklan. Même à l'eSt, il eSt permis de se demander si ces catégories sociales marginales ne fournissent pas le gros des effectifs en voie de sédentarisation et si la ledure des rapports administratifs ou les renseignements oraux ne font pas illusion. Un rapport de 1921 du cercle de Niamey affirme, par exemple, que les Touareg du Dallol-Dosso sont sédentarisés au sud de Filingué, mais on constate qu'un des cantons sédentaires ainsi formés, le Tagazza, réunit des fraftions maraboutiques2. Chez les Peul, l'évolution contemporaine dans ce sens ne se compare pas à celle qui a détaché, au xix e siècle, les trois quarts de ce peuple de l'économie et du genre de vie des paSteurs. On se souvient que des difficultés de conjoncture, crise du cheptel en particulier, ont déterminé des évolutions momentanées, largement compensées actuellement par la tendance opposée : par exemple chez les Peul de l'Ader, la renomadisation l'emporte3. S'il eSt exagéré de parler, à l'échelle du Sahel, d'une tendance à la sédentarisation, on constate un alourdissement général de la mobilité des paSteurs sous diverses influences : prise d'intérêts agricoles, garde accrue des troupeaux dans le cadre familial, abandon fréquent de la cure salée au loin, très gênante au moment des pleins travaux agricoles, et son remplacement par la fréquentation de puits salés régionaux ou par l'usage de la pierre à sel. Cependant il eSt remarquable de constater, sur le même axe d'évolution mais en direction contraire, que les paysans sédentaires se mobilisent en se dispersant. Un fait essentiel de civilisation émerge : la crise du village sahélien, son éclatement fréquent quand les ressources en eau le permettent. Il y a des raisons de penser que la concentration de l'habitat sédentaire, à l'égal des autres traits majeurs de géographie humaine de la zone soudanosahélienne, a résulté de la pression nomade ou peul au cours des deux derniers siècles, pression dont la recherche africaniste n'a pas encore complètement éclairci les conséquences de tous ordres. L'insécurité qui a engendré 1. BONTÉ, op. cit., p . 45 e t 46. 2. SADOUK, Monographie du Cercle 3. BONTÉ, op. cit., p . 48.

de Niamey,

1921,

daétylogr. Archives du CNRSH, Niamey.

Jean Gallais

312

les gros villages ayant cessé depuis quatre à cinq décennies, les conséquences de la concentration ont été ressenties de façon fâcheuse par les villageois : contrôle administratif efficace pour le fisc et les corvées, relations sociales plus acerbes à l'intérieur de la communauté villageoise ou familiale, fatigue des terres situées au cœur du finage villageois. Le développement des cultures commerciales accélère, à l'échelle régionale, la recherche des terres neuves éloignées. Au gros village-baStion, cadre de la vie sociale et économique traditionnelle, s'oppose la brousse, refuge et domaine ouvert aux hardiesses individuelles. Ce phénomène d'éclatement a été étudié en détail dans le canton de Tibiri de la région de Maradi au Niger, où il a commencé très tôt vers 1910-1930 1 . Il eSt signalé partout sur la rive Gourma de la République du Niger : un rapport administratif du cercle de Téra daté de 1933 dit qu'il brasse à la fois les Iklan et les sédentaires Djerma. Il multiplie les campements de culture de plaine dans le Gourma de Hombori. Dans le Djelgodji, c'eSt vers 1930 que les Rimaïbé, captifs de Peul, ont pris l'habitude de quitter leur gros village de terre, d'abord saisonnièrement, ensuite définitivement pour un habitat de paillotes installé sur leurs propres champs et se déplaçant annuellement2. Les conséquences économiques, sociales et culturelles du déclin de la civilisation villageoise au Sahel sont immenses. Pour notre propos, soulignons seulement qu'elles engendrent une mobilité, au moins saisonnière, de beaucoup de sédentaires sahéliens. Les paillotes éparses dans les champs de brousse, et dont seuls quelques détails de conStruâion signalent à l'observateur averti qu'elles appartiennent au paysan ou au nomade, traduisent dans le paysage l'évolution concourante d'un « nomadisme » s'alourdissant et d'une « sédentarité » devenue mobile, cette « sédentarité précaire » qui, selon L. Febvre, caractérise la culture à la houe3. Ce ne sont pas les seuls éléments d'un rapprochement des genres de vie. A des degrés différents, une majorité de Sahéliens conçoit les rapports entre agriculture et élevage d'une identique façon : l'aftivité agricole ou de cueillette fournit la base alimentaire, et le surplus de la production eSt investi en cheptel. La motivation agricole ou de cueillette de la mobilité des paSteurs autour de la mare de Bangao a été clairement soulignée par H. Barrai dans la monographie qu'il a consacrée à ce point d'eau du Nord voltaïque4. Partout le champ du paSteur, fortement enclos, fournit le contrepoint du territoire pastoral. De l'autre côté, il a été souligné, dès les débuts de l'époque coloniale, que, dans le nouveau règne de sécurité, les paysans constituaient, reconstituaient selon moi, leur propre cheptel. Les profits tirés de la migration lointaine pour les Sonray, ceux de l'arachide ou du coton chez les Haoussa du Niger ou les Minianka du Mali, facilitent aâuellement la constitution de troupeaux paysans importants : dans l'Ader

1 . G . SPITTLER, Migrations rurales et développement économique : exemple du canton de Tibiri (département de Maradi), 1970, ronéo. 2. Divers exemples au Mali sont signalés dans G . BRASSEUR, Les établissements humains au Mali, Dakar, 1968, p. 487 sq. 3.

F E B V R E , op. cit.,

p.

309.

4. H . BARRAL, « Utilisation de l'espace et peuplement autour de la mare de Bangao (HauteVolta) », Études rurales (37-58-39), janv.-sept. 1970, pp. 65-84.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

3*3

Doutchi, les sédentaires — 80 % de la population — ont déjà 40 % du cheptel bovin et 65 % du petit cheptel régional1. C'eSt en termes d'avenir que ces observations doivent se comprendre. En se tournant vers le futur, il eSt possible de saisir l'apparition d'un genre de vie sahélien fondé sur une économie agro-paStorale, et des déplacements entre deux ou trois lieux précis, saisonnièrement fréquentés et à faible distance les uns des autres. Ces équilibres sont bien réalisés chez certains groupes qui bénéficient du double héritage culturel : Rimaïbé captifs des Peul, et surtout chez les Iklan captifs de Touareg. Au fur et à mesure de leur émancipation, ceux-ci pénètrent dans la zone sud-sahélienne en groupes autonomes. Dotés d'un important cheptel, ils ouvrent des champs et la description qu'a donnée G. Nicolas d'un de leurs territoires montre l'ordonnance quasi idéale établie entre les deux bases de leur économie2. Leur expansion démographique, leur représentativité sahélienne justifieraient leur étude d'ensemble sur toute la frontière méridionale de l'espace touareg. Les rapports du paysan et du paSteur sont encore dominés par un héritage historique conflictuel ou, pour le moins, par l'opposition des genres de vie. En conséquence, l'approche frontalière des équilibres humains, avec la prise en considération des échanges de complémentarité, eSt parfaitement justifiée. Cependant les études de géographie sahélienne auraient avantage à équilibrer cet éclairage des faits par l'observation de ce qui, éventuellement, tend à rapprocher deux civilisations par un processus de lente homogénéisation. On ne peut que reprendre, en géographie humaine, la question posée par T. Monod se demandant, en ce qui concerne le milieu physique du Saheî, « dans quelle mesure il s'agit d'une région « naturelle » hiérarchiquement comparable à celles qui la limitent »3. Entre le Désert des nomades et le Soudan des paysanneries villageoises, une humanité sahélienne tend à exploiter et à organiser l'espace difficile, mais non sans ressources, dont elle dispose, selon des modalités originales, combinant le double héritage.

1.

B O N T É , op.

cit.,

p. 49.

G. N I C O L A S , « Un village bouzou du Niger : étude d'un terroir », Cahiers d'Outre-Mer 1 5 ( 5 8 ) , avr.-juin 1962, pp. 138-165. 3. Préface à C . T O U P E T , Étude du milieu physique du massif de l'Assaba (Mauritanie), Dakar, 1966.

2.

PAUL

GUICHONNET

Les problèmes du Cap-Vert

A P I E R R E G O U R O U que l'on doit la présentation la plus récente de cet archipel, qui a peu tenté les géographes de langue française 1 . Il a fortement mis en valeur les aspeâs d'un type de sous-développement particulièrement grave : le « piège insulaire » dans lequel eSt enfermée la société cap-verdienne. La présente contribution se propose, à l'aide de données récentes, de montrer la complexité et l'aggravation des problèmes du Cap-Vert 2 . 'EST

R. L ' E X P L O S I O N

DÉMOGRAPHIQUE

I . .La phase de Hagnation démographique Les îles ont connu, jusqu'en 1961, une courbe de population en dents de scie. Sur un arrière-fond d'endémies et de malnutrition se déchaînent périodiquement des famines, dues à la sécheresse. De 1719 a 1948, on en dénombre trente-et-une, dont les deux dernières (1942 et 1946-1948) ont fait au moins 40 000 viftimes. Base de départ des Portugais pour la pénétration en Afrique, le cap Vert épuise rapidement ses très minces possibilités de cultures tropicales, éclipsées par Madère, les Açores, puis le Brésil. A partir du x v n e siècle, c'eät un lieu d'escale et un entrepôt d'esclaves, menant une vie languissante 1 . P. GOUROU, L'Afrique, Paris, 1970, pp. 188-192, et « F o g o ou une géographie de la pauvreté », Cahiers d'Outre-Mer, 1958, pp. 9-24. On se reportera aux ouvrages fondamentaux d'O. RIBEIRO, A ilha do Fogo e as suas erupcôes, Lisbonne, i960, et I. DO AMARAL, Santiago do Cabo Verde : a terra e os homens, Lisbonne, 1964, ainsi qu'aux synthèses de J . MATZNETTER, « Die Kap-Verdischen Inseln », Mitteilungen der öflerreichischen Geographischen Gesellschaft (102), i960, pp. 1-40, et J . et T . MATZNETTER, « Portugiesisch Afrika-Einheit und Differenzierung », Mitteilungen der öflerreichischen Geographischen Gesellschaft ( 1 1 2 ) , 1970, pp. 1-37. 2. Les données ont été recueillies sur place, auprès des Services du Gouvernement de l'Archipel et ne sont pas encore publiées pour la plupart, ainsi que dans le dernier rapport du Gouverneur A. LOPES DOS SANTOS, Situaçào controlada, Praia, 1970. On a utilisé la série du Boletim trimefiral de ESÎatiflica, du Serviços de EStatiStica, Praia.

316

Paul Guichonnet

que ne parviennent guère à réanimer la navigation à vapeur et les équipements portuaires du xix e siècle, délaissés pour Dakar ou Las Palmas et Santa Cruz des Canaries. Après une phase de croissance, entre 1878 (date du premier recensement officiel) et 1900, la population demeure Stagnante, jusqu'en 1950 1 . TABLEAU I.

Évolution de la population

Année

Population

1878 1890 1900 1910

99 127 147 142

157 390 424 552

(

I8J8-IJO)

Différence

+ 28 253 + 20 034 — 4872

Année 1920 1930 1940 1950

Différence

159 146 181 148

675 299 286 331

+ — + —

17 IJ 34 32

123 376 987 955

Deux fa£teurs concourent à limiter la charge humaine des îles. Le premier eSt une émigration, saisonnière ou définitive, vers l'Angola, le Mozambique, le Brésil et, surtout, pour plus de moitié vers les plantations de Sâo Tomé. On dénombre ainsi 18 586 partants entre 1941 et 1950, avec des pointes lors des années de crise : 6 362 en 1947-1948. Mais ce sont les disettes et les famines qui font office de frein démographique. Leur fréquence, dans la première moitié du siècle, ne le cède en rien à celle des pires décennies du passé : 1889-1890, 1892, 1896-1897, 1900-1904, 1920-1922, 1931, 1935, 1940-1942, 1946-1948. En dépit de la vivacité d'esprit des CapVerdiens, de leur désir de s'instruire, le taux d'analphabétisme eSt énorme. En 1950, seules 10 511 personnes, soit 7 % de la population, savent lire et écrire. 2. _L 'explosion démographique a Quelle Comme tous les autres territoires d'outre-mer, le Cap-Vert a subi les effets du changement de la politique portugaise qui a suivi la rébellion angolaise de 1961. Dans des possessions longtemps délaissées, ou soumises à un régime économique de traite, et désormais animées par un vigoureux essor économique2, des efforts considérables ont été consentis pour réaliser des investissements sociaux. Si limitée et tardive que puisse apparaître cette aâion, si critiquées qu'en aient été les motivations par les adversaires du gouvernement de Lisbonne3, il n'en demeure pas moins que ses effets ont été, dans certains domaines, spectaculaires. Le Cap-Vert en fournit un exemple remarquable, avec le paradoxe, fréquent dans le tiers monde, que la nouvelle politique a eu, pour premier résultat, d'aggraver cataftrophiquement le problème démographique. Dans l'archipel, l'intervention a été facilitée 1. Excellent résumé et graphique dans M A T Z N E T T E R , « Die Kap-Verdischen Inseln », op. cit., pp. 26-28. Voir aussi A. C A R R E I R A , « Crises em Cabo Verde nos seculos xvi e x v n », Geographica, Revifta da Sociedade de Geografia de Lisboa 2 (6), avr. 1966, pp. 54-46. 2. Voir D . M . A B S H I R E et M . A . S A M U E L S , Portugese Africa : A Handbook, Londres, 1969. 3. Bon résumé des thèses dans A B S H I R E et S A M U E L S , op. cit., pp. 389-405.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

317

par l'absence de complications politiques et militaires1 et elle a porté essentiellement sur les aspefts sanitaire et scolaire. Le paludisme, qui infestait les petites criques et avait, dans le passé, fait déserter le site de Ribeira Grande, la première capitale, eSt pratiquement jugulé et les missions anti-malariques s'orientent vers la lutte contre les parasitoses (ankyloStomiase, anémie pernicieuse)2. Quelques mesures simples et relativement peu coûteuses ont fortement amélioré l'état physique des populations. La densité médicale se renforce surtout au niveau des infirmiers et des brigades sanitaires mobiles. On distribue des vitamines, des médicaments contre l'anémie. Depuis 1956 une campagne de vaccination systématique eSt en cours contre la tuberculose (35 000 B C G en 1970), la poliomyélite et le choléra, en plus des vaccinations classiques contre la variole et la fièvre jaune. Un autre fait eSt la baisse de la mortalité infantile. Elle demeure relativement forte mais, bien que nous ne disposions pas de statistiques détaillées, on peut constater qu'elle régresse rapidement. En effet, les consultations prénatales entrent dans l'usage courant, dans les dispensaires le plus souvent tenus par des religieuses; les jeunes paysannes prennent l'habitude de venir accoucher dans les maternités, ce qui évite les cas, très fréquents, de tétanos ombilical du nouveau-né. Un autre signe d'amélioration qualitative eSt fourni par les progrès de l'inStru&ion, surtout dans l'enseignement primaire où 90 % des enfants seraient scolarisés, en 1970 3 . Le résultat eSt qu'à la Stagnation démographique a succédé une croissance rapide et une Structure de type « antillais ». La natalité atteignait 40,08 °/oo en 1966, avec une pointe de 41,59 en 1967 et elle se tient, depuis, autour de 36,5. Le contrôle des naissances n'eSt pas pratiqué, ni envisagé officiellement : « Une aâion direâe contre la natalité se heurte, pour beaucoup de personnes et pour des raisons évidentes, aux principes moraux et religieux. »4 Une preuve frappante de cette mutation eSt fournie par le fait que le CapVert traverse actuellement une crise agricole aiguë, sans que le taux annuel de croissance, de l'ordre de 3,2 % , ait baissé. Depuis 1968, en effet, l'archipel eSt frappé par un cycle d'aridité catastrophique. Le rapport du Gouverneur trace « un tableau de désolation » des effets de la sécheresse : Une des plus grandes de tous les temps, avec une perte des cultures sèches pratiquement totale, à l'exception du concelho de V^ibeira Grande et de très petits secteurs des îles de Fogo, brava et Santo Antâo. La production de plusieurs dizaines de milliers de tonnes de maïs, de plusieurs milliers de tonnes de haricots a manqué ; la récolte de manioc et de patates douces fut notablement réduite et les cultures irriguées ayant été également très ajfeffées, leur rendement a été très diminué. Les pâtures pour le bétail [...] ont séché sans pouvoir pousser. Les 1. Il y a une abondante littérature sur les rébellions en Afrique portugaise, mais peu de choses sur le Cap-Vert proprement dit : G. C H A L I A N D , Guinée portugaise et Cap-Vert en lutte pour leur indépendance (Paris, 1964) ne parle pratiquement que de la Guinée. Il semble que l'archipel n'ait pas connu de mouvements subversifs. 2. Cf. L O P E S DOS S A N T O S , op. cit., pp. 55-37. 3. Ibid., pp. 30-32. De 1961-1962 à 1970-1971, les effeâifs de l'enseignement primaire ont passé de 10677 à 43 225 et le nombre de poStes et écoles de 1 1 3 à 291; de 1968-1969 à 1970-1971, le budget qui lui a été consacré a doublé (8 600 à 17 000 contos). Dans l'enseignement secondaire officiel, on avait 1 892 élèves en 1967-1968 et 2 307 en 1969-1970. 4. Ibid., p. 19.

Paul Guichonnet

3x8

effets de trois années de sécheresse dans l'agriculture et l'élevage [...] n'ont pas de précédent connu. Les préjudices causés sont énormes. Alors qu'une telle calamité eût été désastreuse, il y a encore une dizaine d'années, dans l'état où étaient alors les îles, le pire put être évité par la mise en aâion du Piano Gérai de Apoio as Populaçâoes. La famine fut écartée par des distributions de vivres et des subsides pour des importations de maïs d'Angola 1 . La mortalité ne se montre pas fortement affeâée par la crise agricole. TABLEAU 2. Taux de mortalité générale (°/oo) Année

Mortalité

Année

Mortalité

i960 1961 1962 1963 1964

15,6 12,3

1965 1966 1967 1968 1969 1970

10,8 10,2

14,6

io,5

io,7 9,5 13,2

11,i

Source : Cabo Verde Serviços de EStatfética.

L'archipel augmente, chaque année, d'environ 7 700 habitants, et la population totale passe de 201 549 en i960 à 265 691 en 1970 (estimation au 31 mars). La charge humaine eSt très variable selon les îles, mais partout la densité eSt extrêmement forte, compte tenu des ressources, et à la limite du maximum supportable. Au dire des autorités, l'excédent de population, qui était de l'ordre de 50 000 personnes en i960, eSt actuellement supérieur à 100 000 habitants et le nombre des Cap-Verdiens de o à 19 ans, passé de 46,9% en 1950 à 49,6 en i960, doit maintenant dépasser largement la moitié du total.

II.

LA

PRÉCARITÉ

DES

RESSOURCES

i. La société bloquée Les données récentes sur la Strufture socio-professionnelle n'ont pas été publiées mais la situation n'a pas dû subir de modifications importantes par rapport à 1940, où, sur un total de 103 538 aitifs, le seâeur primaire revendiquait 49 979 agriculteurs et pêcheurs (48,2 %) en face d'une minuscule 1. Par rapport à la récolte de 1965, la produition de 1970 passe de 510 tonnes à 164 pour les arachides, de 12 679 à 3 354 pour le maïs, de 5 444 à 983 pour les légumes secs et de 7 230 à 3 895 pour la patate douce. En contrepartie, les importations passent de 682 tonnes à 1 518 pour les haricots, de 8 696 à 19 086 pour le maïs, de 1 663 à 3 192 pour le riz.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

319

TABLEAU 3. Population et densité par concelho, en i960 et 1970 (par kilomètre carre' de surface totale)

Concelhos

i960 Population

Boa ViSla Brava Fogo Maio Paúl Ribeira Grande Sai Santa Catarina Praia Tarrafal San Nicolau San Vicente

3 3°9

Densité

5,3

8 646

128,3

25 457

53,5 10,1

2 718 1 7 025

27,8

17 573

105,4

2 626

2

4 731 45 °79

19 1 3 0 13 894 AI 3 6 1

12,2

77,6 96,0

94,2 35,8 94,1

'97° Population

4044

557

32 9 4 0 3 6°5

20 9 7 2 22 946

3 988

3 2 005 62 4 5 8 26 2 9 9

17 5°7

28 3 7 0

Densité

6,52 156,6 69,2

13,4 34,2 137,5 18,4

100,4

133 129,5 39,9 127,9

Source : Cabo Verde Serviços de EStatiStica.

catégorie « industrielle » (i 802 personnes, soit 1,7 %) et l'énorme tertiaire faiblement productif et marginal des pays sous-développés (50,1 %), où 43 435 personnes ressortissaient aux « services de caractère domestique ». En fait le Cap-Vert eSt condamné, faute d'autres ressources, à une agriculture vivrière d'acharnement car le problème crucial de l'eau conditionne étroitement les possibilités des autres secteurs et bloque les possibilités agricoles. 2. Une induBrialisation impossible S'il eSt un lieu où le mythe de l'industrialisation comme remède au sousdéveloppement eSt utopique, c'est bien le Cap-Vert. Une mission géologique vient d'explorer l'archipel. « Malheureusement, tout indique que rien, ou presque, n'eSt à espérer du sous-sol. » Complètement dépourvues de combustibles minéraux et de houille blanche, les îles n'ont, comme source d'énergie, que quelques petites centrales éleftriques au fuel, pour l'alimentation des centres urbains. On a extrait, en 1970, 17 000 tonnes de pouzzolane et 17 590 tonnes de sel. Mais (comme aux Antilles) c'eSt la métropole qui fournit le ciment, dont l'importation eSt passée de 9 385 tonnes en 1965 à 20 207 en 1970. Le sel, surtout celui de l'île de Sal, exploité par la Compagnie des Salins du Midi, trouvait, en Afrique francophone, des débouchés qui se sont fermés. L'artisanat local eSt pauvre, dépourvu de la possibilité de traiter des matières premières autochtones comme le bois ou les fibres textiles. En 1970, trois poStes se partagent les 32 600 contos du produit industriel brut (soit 5 276 700 F) : les préparations alimentaires (minoteries, conserveries), les boissons (bières et eaux minérales) et le tabac.

Paul Guichonnet

320 j. Une agriculture de nécessité

Les contraintes climatiques pèsent lourdement sur la production végétale et le surpeuplement fait que l'on cultive souvent à la limite des possibilités naturelles, avec des rendements très médiocres. Mais, par un nouveau paradoxe, ces îles arides n'utilisent pas toute leur superficie exploitable. La faute en eSt à un régime agraire hérité de la conquête coloniale qui, à côté de quelques grands latifundiaires absentéiStes, a multiplié les ruraux sans terres, ou les métayers. Seule une minorité de paysans cultive des domaines qui leur appartiennent en propre et le prélèvement opéré par le propriétaire du sol, en nature ou par la rente foncière, diminue encore des revenus fort maigres. Méditerranéenne dans son régime foncier et son paysage agraire de champs clos de murettes, l'agriculture cap-verdienne eéft africaine dans ses techniques de culture à la houe et ses produirions, qui tournent autour de quelques plantes vivrières : le maïs, le manioc, la patate douce, le haricot. Le capital précieux qu'eSt l'eau eSt mal utilisé car il y a souvent conflit, ou divergences, entre détenteurs des droits d'arrosage et possesseurs du sol. Dans des terroirs extrêmement morcelés, l'irrigation n'eSt pas concentrée sur les meilleures terres, mais revendiquée égalitairement par les ayants droit, ce qui amène des gaspillages ou des pertes d'efficacité. L'agriculture sèche, le sequeiro, l'emporte de très loin sur le regadio arrosé. Le cas de Santiago, l'île la plus peuplée et la plus densément cultivée, avec 1 1 876 exploitations, eSt très significatif. TABLEAU 4. I!e de Santiago : répartition des exploitations (%)

Exploitations Superficies exploitées Revenu agricole

Sequeiro

Regadio

Mixte

86,8 91,8 70,0

9,0 1,9 10,7

4,2 6,5 19,3

Source : Gouvernement du Cap-Vert.

La culture sèche eSt pratiquée de manière très routinière, le plus souvent en champs minuscules, travaillés à la main. La pente et le sol pierreux limiteraient une éventuelle mécanisation. L'habitat rural, lui aussi de Style africain — une case de pierre couverte de palmes —, e£t extrêmement rudimentaire et aucun village n'eSt éleârifié. A l'exception des environs de Praia et du haut plateau de Santa Catarina, dans l'île de Santiago, où la « culture directe » en exploitation familiale représente la moitié du total des unités de production, partout ailleurs domine le métayage, avec, dans cette économie très faiblement monétaire, un infime pourcentage de fermiers. Ce régime de la propriété eSt très peu favorable aux améliorations techniques. C'eSt ainsi que la consommation des engrais chimiques et des produits phytosanitaires eft très faible, et pratiquement réservée aux cultures arrosées spéculatives, comme les bananeraies; de même les inseâicides servent essentiellement à lutter contre le paludisme.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou T A B L E A U 5.

Régime foncier ( nombre d'exploitations )

,, Concelhos

Praia Santa Catarina Tarrafal Brava Fogo Porto N o v o Ribeira Grande Paul San Nicolau Boa Vifta

Exploitants ^ 1 • propriétaires

r• fermiers

metayers

6 174 3 958 1 744 735 98 3 5 — — —

63 10 18 — 214 11 94 54 — 3

6 854 4 375 3 577 1 273 5 005 994 1 674 550 1 844 72

Les perspeâives d'amélioration du sequeiro sont des plus minces. Il faudrait, au préalable, effeituer une réforme agraire, un remembrement, une campagne d'éducation pour faire pénétrer, dans le milieu rural, quelques notions d' « aridiculture ». De son côté, le regadio eSt limité à certaines ribeiras, vallées entaillant jusqu'au littoral le relief volcanique et qui possèdent parfois, à leur tête, quelques sources dont l'eau eSt canalisée par gravité. Elles alimentent des bananeraies, appartenant à de grands propriétaires ou à des sociétés capitalistes et conduites par des salariés, souvent venus de Madère. Mais les difficultés d'évacuation des régimes vers les ports, par mer ou par camions, grèvent le prix de revient qui souffre également de la concurrence de Madère sur le marché national. A part cette exception, le rapport du Gouverneur pour 1970 déclare que « l'hydraulique agricole eSt sensiblement inexistante », et il eSt déraisonnable de penser qu'une augmentation massive de la production végétale puisse être demandée à l'extension de l'irrigation. L'eau fossile qui pourra être exploitée eêt trop précieuse pour songer à la distribuer aux champs. Pour les eaux de surface, les conditions sont défavorables. En effet les zones habitées délaissent les rivages, extrêmement arides, qui ne sont qu'achadas pierreuses et se tiennent dans la zone de condensation, au-dessus de 400 mètres. Or c'eât au bord de la mer que sourdent les rares sources pérennes, parfois saumâtres. Il faudrait donc, à supposer qu'elles fussent en quantités suffisantes, les refouler à de fortes altitudes, par des pompages d'un coût prohibitif. Jusqu'à une date T A B L E A U 6.

Importation d'engrais et d'inseiiicides (en tonnes)

Engrais Insecticides

1966

1967

1968

1969

162 9

179 18

282 23

286 30

Source : Gouvernement d u Cap-Vert. 21

322

Paul Guichonnet

récente, l'inventaire des ressources hydriques n'avait pas été effectué et on ne possédait même pas de carte complète des sources et affleurements. Tandis que l'on améliore les captages existants, le III e Plan National de Développement a consacré un crédit de 3 000 contos à la prospeftion hydrologique. Avec le concours de techniciens français, le Bureau de Géologie Appliquée a commencé ses investigations en 1970. Il en sortira certainement une amélioration, encore que les nappes fossiles ne soient pas inépuisables, mais pas la solution du problème agricole. On s'oriente, parallèlement, vers la sélection et l'acclimatation d'espèces plus résistantes à l'aridité — surtout des maïs —, domaine où tout reSte à faire. 4. Une mer inexploitée L e Cap-Vert eSt l'un des nombreux archipels atlantiques presque dépourvu de marins et de pêcheurs. Les îles les plus densément habitées, volcaniques, tombent abruptement dans un océan aux fonds riches en poissons et en crustacés. Mais ce sont surtout des flottilles étrangères qui pratiquent la pêche, avec le renfort de Japonais, basés à Mindelo et travaillant à façon. Les autochtones pratiquent une pêche artisanale, avec des moyens rudimentaires et un très faible rendement. Le nombre des pêcheurs eSt en baisse : 2 584 en 1965, et 1 532 en 1970. TABLEAU 7. Pêche déchargée (en tonnes)

Poisson Crustacés Huîtres et coquillages

196J

1968

1970

3 1AI

4825

4 73 2



4

52

124

2

2

Source : Cabo Verde Serviços de EStatíática.

5. L'isolement cap-verdien Le Cap-Vert eSt un monde isolé, qui n'eSt étroitement lié qu'à la seule métropole. Le contraste, dans tous les domaines, eSt éclatant avec les Canaries, grande escale maritime et caravansérail du tourisme de masses. L'aâivité portuaire eSt minime, avec un trafic de marchandises très déséquilibré, qui plafonne, malgré les qualités de la rade de Mindelo. TABLEAU 8. Mouvement maritime en 1969

Ports

Praia Mindelo

Nombre de bateaux

619

5 4^2

Source: Cabo Verde Serviços de EStatiStica.

Mouvement des passagers

ij 514 35 9°8

Tonnes de marchandises Débarquées Chargées

44858 526 458

1 2 855 484231

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

323

Alors que le seul aéroport canarien de Las Palmas a enregistré, en 1970, un mouvement de 2 millions de passagers, celui de Sal n'a v u passer, en 1969, que 3 5 908 personnes et n'a manipulé que 181 tonnes de frêt. Sur 23 103 passagers entrés dans l'archipel, en 1970, les Portugais, métropolitains et ultramarins, sont en écrasante majorité (19 922 contre 3181 étrangers). III. DES PROBLÈMES INSOLUBLES

L e Cap-Vert e£t, dans la « typologie » du sous-développement, un des cas les plus difficiles car il conjugue désormais un emballement démographique à des ressources très limitées et bloquées. Tandis que les exportations diminuent, les importations de biens de consommation augmentent et les termes de l'échange se détériorent rapidement. TABLEAU 9. balance du commerce extérieur (en contos) 196} 228 283 27961 200 322

Importations Exportations Balance

196S 281 926 40772 — 241 154

1970 465 94} 47731 — 418 212

Source : Cabo Verde Serviços de EStatiftica.

Quels freins, à défaut de remède, peut-on envisager à cette situation ? 1. Le faible exutoire de l'émigration Les îles ont toujours alimenté, on l'a v u , un courant migratoire de deux types. Le premier eSt une émigration « de qualité » composé de fonftionnaires coloniaux. Les Cap-Verdiens sont un peu à l'Outre-Mer portugais ce que les Corses furent au personnel colonial français. Le second consiste en une expatriation de main-d'œuvre peu qualifiée. L'exode de travailleurs, sous contrat, vers les plantations de Sâo Tomé et Principe eSt une tradition ancienne, mais elle porte sur des effectifs limités et elle eSt plutôt en déclin. Il en eSt de même du départ de colons vers l'Angola. TABLEAU 10. Départs pour

l'Angola

San Nicolau Fogo Santiago Source : Cabo Verde Serviços de EftatiStica.

1964

1967

>6 342

95 160 81



Paul Guichonnet

324

La toute proche Afrique occidentale française avait, avant i960, constitué un lieu d'accueil. Dakar abritait une colonie de 25 000 Cap-Verdiens, spécialisés dans les métiers du bâtiment, mais ce courant eSt désormais tari. Des noyaux d'émigrés existent au Brésil, en Amérique latine, aux États-Unis, et, depuis peu, aux Pays-Bas. Le gouvernement des îles voudrait que des effectifs importants s'installent en métropole ou dans les pays européens qui attirent les Portugais. Mais l'analphabétisme des adultes et, dans une certaine mesure, le problème linguistique limitent fortement ces perspectives. 2. Le mythe du tourisme L'extraordinaire « boom » touristique des Canaries a induit les insulaires à raisonner par analogie et à rêver, pour leur archipel, un semblable paétole. Comme aux Canaries, les atouts potentiels ne manquent pas, avec les plages de sable blanc des îles « plates » du groupe oriental, la chaleur du climat, les aptitudes pour la pêche sous-marine. Après tout, le Cap-Vert n'eSt guère plus aride que les Canaries de l'ESt, comme Fuerteventura ou Lanzarote, que le tourisme commence à révolutionner1. Mais bien vite les objections surgissent, nombreuses. Les unes tiennent à la nature des îles, avec leurs côtes inhospitalières, leur vie qui s'écarte des rivages et de la mer, que, précisément, recherche la clientèle. Le ravitaillement de nombreux visiteurs demanderait de coûteuses importations et, surtout, quantité d'eau potable. Jusqu'ici, seule Mindelo a inauguré en 1971, pour les besoins urbains, une usine de désalinisation d'eau de mer, d'une capacité journalière de 2 300 tonnes, et Sal achève une petite installation, d'une puissance de 90 mètres cubes. Un autre handicap eSt la médiocrité des équipements et, surtout, le manque presque total d'hôtels. La capacité d'accueil eSt infime. TABLEAU I I .

Potentiel hôtelier ( 1970) lies San Vicente Santiago Sal Brava Fogo Total

Hôtels et pousadas

Chambres

2

3* 47

4

2 i i

10

40 8 8 T

35

Source : Gouvernement du Cap-Vert.

Des particuliers et, surtout, des promoteurs nordiques, ont prosp é r é l'archipel et ébauché des projets à Sal, à Maio (Société portugaise TURMAIO) et, surtout, à Boa ViSta où un groupe allemand veut équiper un complexe de 600 chambres dont la capacité serait portée à 6 000 chambres... 1. Voir l'étude comparative de J . M A T Z N E T T E R , « Die Inseln der ostatlantischen Archipele als reliefbedingte Klimatypen », Wetter und Leben (20), 1968, pp. 93-109.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

325

3. Une économie d'as sifiance Les moyens mis en œuvre, ou envisagés, pour alléger une charge humaine qui excède très largement l'optimum admissible ne peuvent être que des palliatifs limités. Le seuil critique aurait été atteint, ces dernières années, par des famines et des mortalités, sans l'économie d'assistance pratiquée par la métropole, dans la mesure de ses moyens. L'intervention consiste en distributions de vivres et en ouverture de chantiers de travaux publics. Ceux-ci consistent surtout, avec des captages hydrauliques et des correftions de torrents, en conStruâion de routes (40 kilomètres en 1970). Un des speftacles familiers du Cap-Vert eSt, désormais, celui des bataillons de paysans et paysannes qui, pendant la longue morte-saison agricole, découpent, à la main, de petits cubes de lave, les transportent sur la tête et les disposent pour empierrer les chaussées. Un équilibre précaire eSt ainsi maintenu et le pire évité, à court terme. Mais, manifestement, le « piège insulaire » se referme sur le Cap-Vert.

RONALD

J. H A R R I S O N

CHURCH

Senegal and Gambia Some Problems of Association

NEVER G L A N C E at a map but the moSt fleeting Study of the Gambia and Senegal suggests an obvious opportunity for a Step towards African unity. Except for a short coastline, Gambia is a virtual enclave in Senegal. Yet this is an unusual enclave, for whilst such phenomena are usually local oddities or irritants (such as Spanish Llivia within France or Lesotho within the Republic of South Africa), Gambia has affe&ed the whole development of Senegal. Mainly this is because the Gambia lies so narrowly around Africa's only superbly navigable river as to divorce it from its hinterland, and to limit the potential of both. The Gambia has also tended to isolate the climatically different Casamance from the reSt of Senegal, so accentuating the monocultural characteristics of both Senegal and Gambia. It is as if the navigable part of the Seine were British, or all the navigable Thames were French, together with narrow belts of territory on either bank. The resulting difficulties should, incidentally, be considered by those who seek an independent Quebec on the navigable Saint Lawrence. The Gambia is unique in Africa in permitting navigation by large ocean vessels so far inland. Ships drawing up to 8 meters can proceed for 240 kilometers to Kuntaur, those of smaller draught for 280 kilometers to Georgetown, whilst river vessels and launches can reach Fatoto, 460 kilometers from the sea. Some 80 000 tons of groundnuts, as well as other produce, are carried on the river each year but far more could be transported were the natural hinterland and river not separated by the political boundary into the exceedingly contrasted political and economic systems of Senegal and the Gambia. The navigable waterway is surrounded by 12-25 kilometers wide Strips of territory on each bank, so that after the usual riverside marshes there are rarely more than two or three Gambian villages before entering Senegal, whilst there are in all only six Gambian towns. Administration of such a narrow and sinuously elongated country of 325 kilometers is difficult and coStly, and it has been too poor to provide really efficient communication by boat or by all-season roads. Senegal is not a large country, being only one-third the size of France, EOGRAPHERS

328

Ronald J. Harrison-Church

and with a population estimated at 3 780 000 in 1969. Yet the Gambia is only one-nineteenth the area of Senegal, although Gambia's population estimated at 357 000 in 1969 is relatively greater at nearly one-tenth that of Senegal. The Gambia is, indeed, by far the smallest State on the African continent and, for its area, probably the poorest in the world. Its annual revenue is about 1 660 million Frs. CFA, compared with that of 3 5 000 million Frs. CFA for Senegal. The Gambia is even more exclusively dependent upon the export of groundnuts and their derivatives than is Senegal, and efforts at diversification with public corporation fishery, poultry and rice schemes, as well as private enterprise quarrying of ilmenite all failed disastrously. Recent developments in tourism from Sweden and in the cultivation of limes have had only modeSt success. The Gambia is so poor that it can rarely afford to send representatives to international conferences, or to accredit diplomatic representatives to other than Senegal, the United Kingdom and Sierra Leone. T H E PROBLEM OF ASSOCIATION AS T H E L E G A C Y OF HISTORICAL SEPARATION

London and Exeter merchants came to trade on the Gambia river after securing rights in 1588 from a claimant to the throne of Portugal, a country which then held a monopoly of trade on the WeSt African coaSt. Others then came to trade, and in 1651 James, Duke of Courland, erected a fort on a tiny islet 26 kilometers up river. An English fleet captured the fort in 1661, and thereafter it was used and administered by English trading companies which became the dominant but not exclusive traders on the river. Meanwhile, Goree and Saint-Louis became French and, like English settlements, were frequently attacked or changed ownership in Anglo-French wars. At the end of the Seven Years War in 1763, all French settlements were retained by Britain and, with James Fort and other places on the Gambia river, were administered from Saint-Louis as « Senegambia ». In the course of the defeat of Great Britain by the Americans and French in the American War of Independence, Saint-Louis was retaken and James Fort was effectively destroyed, both in 1779, so that Senegambia ceased to exist. By the Treaty of Versailles 1783, Senegal reverted to France, and British settlements on the Gambia were returned to Great Britain, although France retained her rights on the river. Senegambia had survived de jure for only eighteen years but de fa do for less than fourteen, and those partly in war, and always with poor communications. Hence there was no consolidation of the idea of Senegambia. During the Revolutionary and Napoleonic Wars, Great Britain recaptured Goree in 1800, loSt it in 1804, and re-took it in 1806. After her abolition of the slave trade in 1807, anti-slavery naval patrols operated from Goree, mainly on the Gambia river, and mostly againSt American slave ships. However, when Goree was returned to France by the Treaty of Vienna 1815, another naval base became necessary, and Banjol island in the Gambia eStuary was bought in 1806, as preferable to the tiny, ruin-Strewn James Island. Banjol was renamed Saint Mary' Island, fortified, and BathurSt was

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou established around the fort and barracks, being named after the Secretary of State for War and the Colonies. From 1821-1843 the town and its immediate environs of 76 square kilometers were placed under Governor MacCarthy of Sierra Leone, but in the latter year it became a separate Colony. The acquisition of Lemain (renamed MacCarthy) Island far upriver in 1823 added an equivalent area, on which another antislave trade military poSt could be established, freed WeSt Indian slaves settled, and legitimate traders protefted. The Wesleyan Church founded a mission and school, and the new settlement became Georgetown. Further smaller areas were added near BathurSt. In 1857 France ceded her sole remaining position on the Gambia river at Albreda (on the north bank opposite James Island), in exchange for British cession of Portendic (Mauritania). Nevertheless, French traders had become very important in groundnut export, which Started in 1830. They have remained important, even dominant, in this, and in import and general trade in BathurSt. Britain was anti-imperial in the sixties. This colony was again put under the Governor of British WeSt African Settlements at Freetown in 1866. The coSt of the defence of BathurSt and Georgetown encouraged ideas of « no advance » (despite problems with indigenous groups upriver) or of the total abandonment of British settlements. Meanwhile, the French had been constrained or had preferred to penetrate inland via the Senegal river. Despite its very inferior navigable charafteriStics, the Senegal river leads further into the interior and towards richer and more open country than does the Gambia river. Above all, the Senegal leads towards the Niger river. Penetration was especially quickened in the fifties under Faidherbe. Nevertheless, efforts were made by France between 1866-1876 to acquire British possessions and rights on the Gambia river in exchange for French ones (then in decline) on the Ivory CoaSt or in Gabon. The British Colonial Office and Government favoured cession of the Gambia, but wished to exchange it for French territory north of Sierra Leone. However, negotiations collapsed because of opposition from Gambians, and from traders in the Gambia and in Britain. Eventually, the present boundaries of the Gambia were suggested by none other than the then Governor of Senegal, M. Bayol, at an AngloFrench conference in 1889, although there were disputes later about the far north-eaStern boundary, close to which France was to have a deep water river port. As this was found to be imprafticable, further proposals for a French enclave downstream or for exchange of the Gambia againSt either Saint Pierre and Miquelon or French rights in the New Hebrides were considered until 1910. France and Britain then ceased to be rivals, and the development of Kaolack and Ziguinchor made French possession of the Gambia less desirable. The 1889 agreement facilitated the extension of British Indirect Rule (but not English law) to the interior, through the declaration of a Protectorate in 1894. This division between the direitly ruled « Colony » of 180 square kilometers where English law and cuStom prevailed, contrasted with the indireftly ruled Prote&orate of 10 202 square kilometers where

33°

Ronald J. Harrison-Church

« native law » and authorities continued until Independence in 1965. Such a division was typical of former British possessions. So two British systems were left behind in the Gambia, with consequential differences of interest and outlook. The abortive efforts at colonial exchange also illustrate Gambian objections as far back as 1870 to change of government, language, laws, trading systems and connexions. Nevertheless, Gambia and Senegal have much in common, as is inevitable across almost wholly geometrical boundaries. Five ethnic groups occur on either side: Wolof, Mandingo or Mandinka, Jola, Fulani and Serahuli. Indigenous languages, religion (dominantly Islam) and social systems are identical, people come and go across the boundary to trade, visit relatives, and to marry. So do seasonal labourers (navétanes or « Strange farmers ») and livestock. Sandhills and plateaux, with groundnut, millet and guinea corn (Sorghum) farms lie aStride the boundary. Only the banto faros or seasonally flooded valley sides, and the usually flooded mangrove or fresh water swamps lie wholly in the Gambia, and are areas of aCtual or, more usually, of potential rice cultivation. T H E PROBLEM OF ASSOCIATION AS THE L E G A C Y OF COLONIAL CONTACT

The contrasted colonial administrations of France and Britain, with their differing social, economic and political philosophies and institutions, have created countries and élites as different as any in the western world. Whilst the vaSt majority of people in both countries farm and live in similar ways, the governing élites operate in wholly different economic and political frameworks. Gambia, formerly a monarchy, became a republic in 1970. The prime minister has now acquired the title of president but his term of office will remain that of five years, or as long as his party commands a majority in the House of Representatives, to which he and his cabinet are responsible. He is less powerful than the president of Senegal, who is not responsible to the purely representational legislative assembly1. Senegal, like its former ruler, has a highly centralised form of government. The internal administrative government of Senegal is likewise highly centralised, for its regions and départements are headed, respectively, by governors or prefects appointed by the central government, whose laws and inStruâions they carry out. The chiefs are likewise appointed by the Ministry of the Interior, on the advice of the prefects, and carry out instructions from the central government through the governors and prefeCts. The 35 Gambian districts are each under a chief, assisted by village heads eleCted or appointed in traditional ways. The districts are grouped into six area councils which have a majority of eleCted members, with the chiefs as members ex officio. Four chiefs (eleCted by the chiefs in their assembly) are members of the Gambia House of Representatives. Indigenous law and praCtice are followed in the districts and areas. 1 . United Nations Report of the Alternatives for Association between the Gambia and Senegal, Department of Economic and Social Affairs, Commissioner for Technical Assistance, 16 March 1964, p. 1 3 . Also published as Gambia Sessional Paper 13, BathurSt, 1964.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

33 1

Senegal has adopted French codified law and the French legal system, whilst the Gambia has only partly adopted the largely uncodified English law and methods. In colonial days this adoption was reStriâed to the small area of the Colony but, with some modification, now forms part of the total legal syStem, which otherwise basically comprises the indigenous law and praâice of the former Protectorate. French has been used exclusively for instruction in Senegalese schools and English in Gambian schools, although in larger former British colonies indigenous languages were commonly used in primary education. The philosophies and methods of the two systems have reflefted those of the former motherlands. Whilst both have been over-concerned with faftual instruction in Western European culture, the French system has been more concerned with intellectual training and the British one with charafter formation. And far more emphasis has been placed upon skill in French in Senegal, than upon perfection in English in the Gambia. In both lands, the Christian churches have been very important in education, so that alongside the everywhere dominant Islam is the Catholic church in Senegal, and the Anglican and Wesleyan ones in the Gambia. Since the two countries were each the oldest African colony of the former governing power, these churches have made an important impaft, particularly in the earliest centres of Senegal such as Gorée, Dakar, Rufisque, Saint-Louis and Thiès, and in the Gambia in BathurSt and Georgetown. French customs have had a greater impadt in Senegalese towns because there are far more of them, they are larger, and especially because of permanent French residents in Dakar, engaged in both large and small businesses and service trades. The Gambia has had no such permanent residents, nor those engaged in small businesses. Coffee is the European or élite's drink in Senegal, tea and coffee in Gambia. French bread is seen everywhere in Senegal, the British « loaf » in the Gambia. Wine is commonly drunk by non-muslims in Senegal, beer more commonly in Gambia. The nature and hours of meals are likewise reflections of those in the former metropole. Cricket is played in the Gambia, which also puts its secondary school children into uniform. Such differences are the spice of life in Europe, where they have usually developed freely and naturally; in Senegal and Gambia they are additions to indigenous social customs. Such duplicate cultures tend to create divisions between the westernised élite and the traditional groups within each country, and also between élites from each country when they meet at conferences or wish to resolve a problem. Outlooks vary, and administrative methods differ widely. Yet the moSt divisive of differences are economic — Senegal's membership of the Franc Zone and association with the European Economic Community (EEC), and Gambia's membership of the Sterling Area and the Commonwealth. Senegal is highly protectionist; Gambia has a very liberal trade policy. In Senegal there is tight control over the import of non-EEC goods, and such goods muSt pay nearly 50 % more in duties than E E Cones. In the Gambia goods may be freely imported from the Sterling, Dollar and Franc zones, all western European and Asian countries, and from others by special licence freely granted. Import charges are much lower (especially for foods) than in Senegal, and Commonwealth preference is only 2 £ %

332

Jkonald J. Harrison-Church

in the Gambia, compared with 30 % for the E E C in Senegal. Gambian imports are thus much less taxed — mostly 30 % less on preferential items, and 47 % less on non-preferential ones. They also come from the cheapest world suppliers, and are far more varied in character than the imports of Senegal. In consequence, the coSt of living in Dakar is at leaSt 5 o % more than in BathurSt, and transistors, radios, record players, textiles, cigarettes, tobacco, shoes, drugs, and matches are smuggled from the Gambia into Senegal in great quantities. Smuggling is a major and justifiable complaint of Senegal; though such produce may not represent more than about 2 % of her imports, it amounts to 10-15 % original Gambian imports. In the reverse direction there is smuggling from Senegal to the Gambia of a very small part of the annual groundnut crop (about 0,25 %), even when Gambian prices are lower than Senegalese. This is partly because of better accessibility to Gambian buying Stations of certain Senegalese villages, and also because the Gambian crop matures a little earlier than the main Senegalese one and so the Gambian buying season usually opens firSt. However, mainly it is because payment in the Gambia is immediate and in full, whilst in Senegal part payments are made over several months. The full payment in the Gambia can be used to buy cheap and varied imports for smuggling into Senegal on the return journey. This problem might be reduced if buying seasons, prices and methods of payment were made the same or more nearly so. Meanwhile, great sums are spent by Senegal on guarding the Senegal-Gambia boundary, one that can never be fully controlled, and one where the customs officers are open to many temptations. Yet, apart from smuggling, the Gambia has never exploited its enclave charafter; this is no Monaco. Gambia might have had a lottery (like Malta), frequent issues of postage Stamps like many African States, a free port like part of Monrovia with fuelling and repair facilities, and also like Liberia offer a flag of convenience to shipowners, but it has done none of these. T H E N E E D FOR ASSOCIATION A N D ITS FORM

Senegal became independent in i960 and because of the United Kingdom's initial doubt as to the practicality or wisdom of complete independence for the Gambia, her leaders were encouraged by the British in the early sixties to consider association in some form with Senegal. The Strong tide of Pan-African feeling at that time lent support to this view. So discussions took place between Senegal and Gambia, and in 1962 joint requests were made to the United Nations for a team to assemble « economic and political data on which decisions could be taken as to the form which their future relationship should take ä 1 . Moreover, Gambia's firSt Prime Minister, Pierre N'Jie, a Wolof, was born in Casamance, is a Catholic and speaks excellent French. His cousin Valdiodio N'Diaye (N'Jie and N'Diaye are British and French variants of a Wolof name) was Minister of the Interior in the Senegalese Government under Mamadou Dia. 1. United Nations Report..., op. cit., p. 5.

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

333

The fall, trial and imprisonment of Mamadou Dia, and the consequential more executive Style of presidency in Senegal, caused concern as to whether such highly centralised government would suit the Gambia. The fall of N'Diaye with Dia in Senegal, and also of N'Jie in eleftions in the Gambia, reduced personal contacts between leaders. Senegal seemed less united, and was less prosperous than at independence. So by 1964, when the United Nations team reported, no Gambian leader favoured integration with Senegal. With full independence agreed and imminent, all (including the chiefs) hoped for the full fruits of office, and for only the loosest association with Senegal. No Gambian wished to exchange rule by one country for that by another, or relatively low-priced and varied imports for more coStly and less varied ones, and there were particular fears for the economic future of BathurSt. The United Nations team's second suggestion of a federation aroused more interest in the Gambia. One member of the team reported favourably on the federal Structure of Cameroon in accomodating part of ex-British and all ex-French Cameroon. Yet federation had juSt failed in Rhodesia and Nyasaland. More telling were the ruptures in i960 of the Mali Federaation and in 1959 of the Federation of French WeSt Africa, both with very painful results that Senegal did not wish to risk experiencing again in a federation with the Gambia. Nor by federating with the Gambia did Senegal wish to give ideas to her remotest province, Casamance. So the third alternative of inter-State agreements and regular consultation was the only mutually acceptable one. Senegal had from the first insisted upon common defence and foreign policies, and on co-ordinated foreign representation. This insistence was because the Gambian semi-enclave could conceivably acquire a government unfriendly to Senegal, or might harbour malcontents of which there were quite a few in Senegal among Mamadou Dia's supporters and others. Agreements on these matters were signed in 1965 at the time of Gambian independence. A treaty of association signed in 1967 further provides for economic cooperation, an eventual customs union, and for an Inter-State Ministerial Committee. So far there have been agreements to cooperate only on fairly minor and technical matters, such as communications, trade and culture, and it has even been difficult to carry out some of the decisions. In part this is due to contrasted bureaucracies; in part to the relative prosperity and success of Gambia's independence, making her unready for close cooperation. Apart from the acute issue of smuggling, there has also been less interest in Senegal. She has obtained her vital safeguards, and realises that in the short run Gambia would be a burden rather than an asset. This is because of possibly severe competition from river transport to her railway. In turn BathurSt might gain in competition with Kaolack, Ziguinchor and even Dakar, whilst Senegal would have the coSt of bringing Gambian services up to the Standard of those of Senegal. Above all, the memories of the collapse of the Mali Federation and of the attempted coup by Mamadou Dia reduced enthusiasm for another international integration with considerable difficulties and possible disruptions later on.

Ronald J. Harrison-Church

334 T H E SPECIAL PROBLEM OF

CASAMANCE

Casamance was undoubtedly largely isolated from the reSt of Senegal by the existence of the Gambia semi-enclave; however, part of this isolation muSt be attributed to the lack of a fait and reliable ferry service across the eStuary or lower Gambia river. This was remedied in part by the construction at French expense of the Trans-Gambian Highway opened in 1958, and in part by the completion soon after at British expense of the south bank all-season Gambian road from BathurSt to Basse. The latter provides

easier communication between Dakar and south-eaStern Casamance e.g., Kolda and Velingara, as well as in the reverse direction between e.g., Basse, Georgetown and Dakar. Gambia has also changed to driving on the right, but Gambian ferry charges muSt be paid in Gambian money. There is, perhaps, a case for another such highway farther up river, near Kuntaur or Basse. The only bridge is at Gouloumbou in Senegal, a little upstream from the eastern boundary. This bridge carries the Tambacounda-Ziguinchor road, so that Casamance communicates quite satisfactorily with eastern Senegal, though there is little economic need to do so. On the TransGambian Highway there are frequent delays at the Gambian ferry but it is not Gambian but the Senegal Customs which cause the other traffic delays, through their need to discourage smuggling by rigorous searches

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou

335

and checking. In 1970 the Inter-MiniSterial Committee approved the construction of a bridge to replace the Highway ferry. One of the greatest needs of Casamance is for cheaper transport, which could be secured to the extent of saving between 800 to 1 860 Frs. CFA per ton at 1961 prices by using the Gambia river 1 . The F A O Mission further suggested (p. 5 2) that Casamance traffic could be divided up between Basse (with transhipment to the river) for the eastern part, Ziguinchor for the southern part, BathurSt for the western part, and a new port for the central regions. The new port for the south bank would be at Kudang or Yelitenda (Trans-Gambian Highway Ferry). As a result, areas which now do not produce groundnuts or rice because of transport difficulties, may do so in the future, e.g., in the area north of Kolda. The main problem is what the general effects would be on Ziguinchor, and whether its possible decline could be accepted as a price for greater gains from use of the Gambia river. Kaolack might also decline unless some Mali or other traffic could be diverted to it. T H E MATERIAL CONSEQUENCES OF ASSOCIATION

The under-use of the magnificent Gambia waterway is the moSt striking consequence of the present boundaries, and especially of the different political systems and economic affiliations. Yet it should be remembered that moSt rivers are relatively less used now than in the paSt; such is the case with the Senegal and Niger. Moreover, the parallel Dakar-Niger railway and several roads, particularly the Trans-Gambian Highway, have been developed largely as alternatives to the river. Although transport by the river would be cheaper, the price differential is not, perhaps, the consideration it should be to government groundnut buying and selling organisations. Nor is it to be expefted that the ports of Kaolack, Ziguinchor and Dakar, the Senegal railway, and Senegalese lorry owners would encourage or agree to traffic diversion to a river and port in a foreign or semiforeign country. The railway is not running at full capacity; until it does, it is idle to talk of diverting traffic to the river and of building a branch railway to it. If, however, Mali overseas trade increased dramatically, or if the iron, zinc and molybdenum deposits at Kedougou were developed, then the Gambia river might be more used than now. A railway branch might then become economically justified, and could be built to a point on the river appropriate to the development proposed. Meanwhile, Senegalese groundnuts from the Velingara area are officially despatched by the river from Basse, and quite a lot unofficially because of smuggling, as explained above. Whilst the Gambia river is a fine but understandably little-used water1. Report to the Governments of Gambia and Senegal: Integrated Agricultural Development in the Gambia River Basin, Rome, F A O , 1964, p. 53. The higher sum was for Velingara, relatively near the river but remote from road and rail haulage. The average saving for Casamance was computed at 800-1 000 Frs. C F A per ton, a saving of 5 % . The United Nations Report (op. cit., p. 81) quoted a range of 1-3 Frs. C F A per kilo (1 000-3 0 0 0 P e r t o n ) ' n prices.

336

Ronald J. Harrison-Church

way, it has other potentialities which were examined by the F A O officials concurrently with the United Nations investigation into political association. Such potentialities lie in flood control by one or more dams in the upper river to permit of more and better produftion of rice. Such development would be coStly and not yet justified by the present small population of the basin or by its known economic prospers. Nevertheless, further hydrological and topographical Studies of the river basin are in progress, under the auspices of the United Nations Development Programme at a coSt of $ 645 100, of which Gambia and Senegal will together contribute » 1 9 5 000 in cash and materials. Closely associated with some increased use of the Gambia river, and more remote developments within its basin, are the possible effe&s upon BathurSt. Even under federation, BathurSt would remain a State capital. Its modeSt port would moSt likely retain its present traffic, unless the smuggling of Gambian imports into Senegal and of Senegalese groundnuts into Gambia were reduced. Likewise, because of the Sterling area and the Franc Zone trading arrangements, and of Senegal's association with the European Economic Community, existing trade is not likely to move greatly from BathurSt to Dakar, nor vice versa unless there were complete integration of the countries. Association of the Gambia with the European Economic Community is also not likely to change the direction or amount of trade very dramatically, as Gambian groundnuts already enter the Community free (and there are considerable such exports), whilst oil and oil cake enter even with a 14 % duty. Unlike Nigeria and Ghana, but like Sierra Leone, association with the Community is not important to the Gambia. Moreover, the BathurSt oil mill would find competition with Senegal mills severe. Increased trade from Mali or the Gambia river basin would be carried on the river only if a branch railway or roads were conStru&ed to it. Such traffic would benefit an upriver pier or piers rather than BathurSt, because of direft loading upriver of ocean vessels. Increasing general prosperity will benefit BathurSt, but specific gains by it from increased river traffic, and by development in the Gambia basin or beyond, are likely to be of only minimal importance. They would lie in the realms of pilotage and the refuelling of ships. What could be done in BathurSt ? Dakar is a port and city of continental importance; by comparison BathurSt is a small provincial town. Why the difference ? Apart from the widely different areas and populations of their respective countries, their links with and the size and importance of their hinterlands are also very different. Dakar is linked by railway and road to Senegal's groundnut lands, to Mali and even to the Gambia by the TransGambian Highway. BathurSt is linked to its tiny, elongated hinterland by a naturally fine but little used and totally undeveloped waterway, and bypoor roads. The physical site and urban amenities of Dakar are incomparably greater than those of the flat environment of humble BathurSt. Whilst the latter has suffered from its reStri&ed hinterland, Dakar has benefited from the diversion of traffic that might otherwise have gone not so much to BathurSt as to some upriver port for ocean vessels such as Kaur or Kuntaur. These have suffered from the effects of the boundary more than BathurSt.

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Lastly, Dakar's interests are not purely national but international and global. Thus closure of the Suez Canal has brought many more ships to Dakar for refuelling and reviftualling. Dakar has a first class airport of inter-continental significance, whose long distance air traffic is influenced by the relative prosperity and trading links of Europe and South America, North America and South Africa. BathurSt enjoys none of this, and could not do so without enormous capital expenditure upon a large airport or port which would provoke Senegal's displeasure. TECHNICAL

COOPERATION

Although much has been done in the fields of sharing technical information, there is scope for the greater pooling of services and research. The former Gambian Director of Agriculture, J . A. Austin, who had served for many years in the Gambia, remarked in 1964 that« it is considered essential, both in the short term as well as in the long term, that agricultural development should follow a largely common pattern w1. In Senegal, at Bambey, is a world-renowned groundnut research Station which should serve the Gambia as well as Senegal, and whose research and seeds should be used in both countries. According to the F A O report2, machine threshing of groundnuts was more widespread in Senegal and should be copied in the Gambia. On the other hand, the mission noted that pre-threshing Storage methods were superior in the Gambia. They also noted that the Gambia Oilseeds Marketing Board « has international market experience which may be useful to Senegal » 3 . Although both countries import rice, Senegal was Africa's largest importer in 1968 with 185 000 tons. The nineteen times smaller and ten times less peopled Gambia also imported 100 000 tons, pro rata an even higher figure. Nevertheless, the Gambia has more experience than Senegal of the reclamation of swamps for rice cultivation, particularly by peasant farmers. Gambia also has a greater potential for rice cultivation, and hopes in the « not too distant future » to become self-sufficient in rice4. The area under rice in Senegal was 50 000 heftares in 1968 (the lowest for many years) with a production of 45 000 tons, and in the Gambia 38 000 hectares (the highest for many years) with a production of 41 000 tons. Because both countries are so exceedingly dependent upon the groundnut and its derivatives, they have for long sought alternative crops and other economic developments. Both have undertaken considerable research on cotton, other fibres, food crops and on cashew nuts. Senegal has also progressed well with the mechanical extraction of the latter, whilst Gambia has done much to develop the cultivation of limes. On the other hand, cotton cultivation has been hampered in the Gambia by the shortage 1. « Report of the Cabinet Committee on Agriculture 1964 », in: Gambia Sessional Paper 1 1 , BathurSt, 1965, Appendix, p. 18. 2. Report to the Governments..., op. cit., p. 46. 3. Ibid., p. 32. 4. The Gambian Vice President and Minister of Finance, as reported in Weft Africa, 1 August 1970, p. 865. 22

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o f trained agricultural extension Staff1, which Senegal might supply. The Gambian Cabinet Committee on Agriculture agreed on the need for close liaison with Senegal on cotton, sisal and cashew, and in all research2. Indeed, the policies and work of all government technical departments and ministries in both countries should be coordinated and, ideally, pooled. This is obviously desirable in agriculture, veterinary services and control, mapping, urban and rural welfare services. A n d when an international agency considers helping one of these two countries, it muSt consider whether it should also help the other in a coordinated plan. WHAT OF THE

FUTURE?

Countries that are small, poor and thinly peopled will find real independence increasingly difficult to sustain. T h e Gambia is probably the moSt fragile non-insular State, and coSts of administration are always disproportionately high for such a country. Nor is there a sufficient internal market to support industries, and its peoples are unlikely to be able to emulate industrial Hong K o n g or Singapore. N o r can it specialise in much, except in groundnut and rice production and processing, neither of which offer great rewards. Oil has been sought, but not discovered in commercial quantities. As education advances, the coSts of it and other social services are likely to rise sharply. When closer association with Senegal becomes more compelling, Senegal might provide certain services on a fee basis, as do the French and Spanish in Andorra, as Swit2erland does for Liechtenstein, or France for Monaco, but this would not save much. Unless economic disparities and obstacles are reduced, Senegal will continue to resent the smuggling from independent Gambia and also fear the burden of its possible integration. A n d when the patient and understanding President Senghor is no longer in charge in Senegal, a far more explosive situation might arise. The greatest contribution to easing the situation could come from neither Senegal nor the Gambia, but from lowering the tariffs and easing the quota arrangements of the Franc Zone, so helping greatly towards reducing the coSt of living in Senegal (and elsewhere) towards that of the Gambia, and increasing the economic efficiency of Senegal and other lands. Association of the Gambia with the European Economic Community would not help greatly, although combined with an easing of the Franc Zone regulations it would be useful.

BIBLIOGRAPHY

See references in

footnotes.

Also:

hooks BENEDICT, B., DESCHAMPS,

Problems of smaller territories, L o n d o n , 1967.

H . , Le Senegal et la Gambie, Paris, 1964.

1. Ibid. 2. Gambia Sessional Paper 11, op. cit., p. 13.

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339

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MOLET

Orìgine et sens du nom des Sakalava de Madagascar

L

permet une meilleure compréhension du paysage ou une interprétation plus satisfaisante de certains faits de peuplement. C'eSt le cas à Madagascar où, quand ils sont expliqués, les noms d'un bon nombre de peuples sont révélateurs soit de l'habitat normal, soit de faits historiques importants ayant eu un retentissement durable sur la géographie humaine de l'île. Certains de ces noms comme Tanala, « ceux de la forêt », Tanalàna, « ceux du sable », Tandroj, « ceux des buissons épineux », sont parlants et ne prêtent guère à discussion. D'autres, par contre, restent obscurs et sont depuis longtemps l'objet de controverses. C'eSt l'un de ceux-ci que je veux tenter d'élucider ici. Il s'agit du nom des Sakalava, peuple de paSteurs de bovidés qui s'étale sur les cartes sur près du tiers occidental de l'île, depuis l'Onilahy dans le sud jusqu'au-delà de Nossi-be et du Sambirano dans le nord. Son domaine traditionnel eSt le plus étendu de tous les peuples malgaches. Constitué en royaume, cet État, grâce aux profits de la traite, était encore, semble-t-il, le plus puissant de l'île il y a environ deux siècles1. Ce nom a fait l'objet de maintes tentatives d'explications que l'on peut ramener à deux types : celles d'ordre géographique d'un côté, celles d'ordre historique de l'autre. A mon avis, aucune d'entre elles n'eSt réellement satisfaisante et c'eSt ce qui m'amène à en proposer une nouvelle qui entre dans le second groupe. Une bonne revue de la question a été donnée par Raymond Decary 8 en 1957, qui rappelle les principales interprétations du nom Sakalava : ' I N T E L L I G E N C E DU SENS DES NOMS L O C A U X

Les Révérends Wlen et Lindo l'ont traduit par « les gens des longues plaines » (sakany, largeur, lavany, longueur). L'abbé Dalmondj voit une allusion à la coiffure disposée en longues tresses. Mullens le traduit par « chats longs » 1. C. 2. R.

ROBEQUAIN, Madagascar ou les bases dispersées de D E C A R Y , « Les noms tribaux malgaches », Revue

¿'Union française, Paris, 1958, pp. 100-101. de Madagascar 32 (j), 1957, pp. 21-33.

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(saka, chat, lava, long), ce qui n'a aucun sens réel. D'autres1 le rapprochent de sakaray, « les gens méfiants ». Pour Kusillon, les Sakalava pourraient être également « ceux qui viennent de la longue vallée et ont osé traverser toutes les rivieres, ont fouillé la terre pour y trouver des tubercules et qui ne reculaient devant rien, toujours combattant pour ou contre quelqu'un. L'explication donnée par A. et G. Grandidier — « les gens de Saka qui se sont étendus sur une longue surface de pays » — se base sur le fait que les chefs des principales familles sakalava sont venus originairement de la province d'Isaka sur la côte S.-E.2 Dans un tout autre sens, Jorgensen, et après lui Ferrand et Julien, dont nous partageons l'opinion, voient ici la corruption d'un mot bantou. Ferrand rapproche Sakalava du nom tribal Machoukouloubé ou Shukulumbue du Haut-Zambè-^e. On rappellera dans le même sens que le Père Luis Mariano, qui a le premier \ i6i6\ cité le nom de la peuplade qui nous occupe, la dénomme Sukulambe. Ce serait alors simplement l'étjmologie populaire qui aurait transformé le lambue bantou en lava malgache. Le Père Taiievin, tout en étant d'accord pour une origine africaine, donne comme racine le mot différent de kalava et traduit le nom sakalava par « les vaillants, courageux et batailleurs ».3 Avant de critiquer ces différents arguments, citons encore quelques autres hypothèses. Le très distingué linguiste norvégien Otto C. Dahl a repris récemment l'explication étymologique et il expose la thèse même présentée par H. Deschamps4. La première capitale des rois sakalava au XVIe siècle était le village de Beyge, dans le district de Manja, au bord d'un affluent du Matjgoke appelé Sakalava. C'eft la rivière qui a donné son nom à la tribu et non la tribu à la rivière. Sàka signifie « petite dépression dans la plaine où coule un ruisseau ou une rivière », et làva veut dire « long ». On peut donc traduire le mot par « vallée longue », ce qui correspond bien au caractère de l'affluent. D'après les traditions sakalava, c'eft pendant les expéditions guerrières parties de Beyge que le nom de la tribu s'eft fixé, les guerriers étant appelés par ceux qui les redoutaient « ceux venant de Sakalava ».5 Nous ne perdrons pas de temps à discuter d'autres hypothèses trop fragiles, telle celle avancée par J. V. Mellis — « Sakalava, de Saka-lava, Saka : arrêté de force, Lava, loin » —, trop peu vraisemblable6. 1. Par exemple, Rev. J. RICHARDSON, New Malagasy-English Dictionary, Antananarivo, 1885, article « saka, sakalava ». 2. « Le premier chef sakalava venu d'Isaka eSt nommé Rabararatavokoka ou Andriamahazoalina qui, après avoir demeuré quelque temps dans la vallée de l'Itomampy, s'eSt établi avec ses guerriers sur le bord sud du Mangoka et dans la vallée d'un de ses affluents qu'il a appelé Sakalava; sa résidence était à Inosy, à peu près à mi-chemin entre le delta du Mangoka et de Vondrove » (A. et G. GRANDIDIER, Ethnographie de Madagascar, Paris, 1908-1928, t. I, pp. 215216, note 5). Cette opinion a été reprise par A. DANDOUAU et G. S. CHAPUS, Hifioire des populations de Madagascar, Paris, 1952, p. 19. 3. DECARY, op. cit.,

p p . 28-30.

4. H. DESCHAMPS, Histoire de Madagascar, Paris, I960, p. 97. 5. O. C. DAHL, Contes malgaches en dialeCte sakalava : texte, traduction, grammaire 1968, p. 1. 6. J. V. MELLIS, Volamena et Volafotsy, Tananarive, 1938, pp. 234-235.

et lexique,

Oslo,

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343

Un nouvel examen de la question a été fait récemment par un jeune historien américain, Raymond Kent, qui consacre au royaume sakalava un chapitre de son livre Éarly Kingdoms in Madagascar, iJOO-IJOOX. Il montre le peu de solidité des explications étymologiques avancées jusqu'alors et, bien que celle proposée par les Grandidier 2 ait obtenu le suffrage de la plupart des auteurs postérieurs, il remarque que jamais ils n'ont pu citer une tradition des Sakalava qui attribue à ceux-ci une origine antaisaka et que, même si beaucoup de leurs contemporains ont admis leur hypothèse, bien d'autres (Aymard, Prud'homme 3 ) pensaient plutôt à une origine africaine (p. 167). Kent discute également la proposition de Gabriel Ferrand4, qui rapproche le nom cité par le Père Luis Mariano et la population du HautZambè2e, et il écrit (p. 168) : Alors que sans doute les Suculambes de Mariano et les Sakalava des sources postérieures sont le même groupe, le rapprochement avec les Shukulumbwe, branche des lia de Khodésie du Nord, eH de loin trop aventuré — non seulement parce que des rapprochements d'un seul détail, en dehors de tout contexte, sont au moins risqués — mais aussi parce qu'en 1616, date rapportée pour Madagascar, il faudrait au minimum une confirmation antérieure [de l'exifîence du groupé] des Shukulumbwe sur le continent [..J. Or rien [...] ne suggéré que les Shukulumbwe aient formé un peuple ou un État à la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle. Seulement, Kent ne propose pas d'explication. Il se contente de reprendre les sources et termine par des considérations sur les Buky, les Maroseranana, et, d'après des enregistrements sur bandes magnétiques, sur ceux que certains de ses informateurs nommeraient « les Sakalava des Sakalava », sorte de superlatif qui n'aurait été attribué que parcimonieusement, qui ne se serait appliqué à l'origine qu'aux seuls conquérants venus du sud, par suite de la pression du clan Andrevola et de leurs sujets masikoro, et qui n'existeraient plus (p. 193). Il semble, d'après Kent, qu'on peut seulement conclure que ce mot aurait désigné un peuple éphémère (p. 204) : Fondus dans la vafie région où l'on entend encore leur nom, les « Sakalava des Sakalava » [ou les « vrais Sakalava »] auraient disparu en tant que groupe ethnique après avoir donné en IJIO un empire aux rois Volamena. Ils sortaient des peuples de Bambala [côte malgache du canal de Mozambique] qui n'exigent plus non plus. Tout cela ne résoud pas le problème de l'origine et de la signification du nom du peuple sakalava.

1 . R . KENT, Early Kingdoms in Madagascar, ijoo-1700, L o n d o n / N e w Y o r k , 1970. 2. Op. cit., p. 2 1 5 , note. 3. Lt-Col. PRUD'HOMME, « Considérations sur les Sakalava », Noies, Reconnaissances et Explorations (Tananarive) 6, 31 mars 1900, pp. 1-43. 4. G . FERRAND, « L'origine africaine des Malgaches », Journal Asiatique, 1908, pp. 353-500, et particulièrement pp. 407-412.

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Pour résumer mes critiques, je dirai après H. Deschamps que la grande majorité de ces explications (Dalmond, Mullens, Richardson, Rusillon, Grandidier, TaStevin, Mellis, etc.) sont des « fantaisies compliquées » 1 . Si l'explication étymologique (saka lava, « vallée longue ») reSte encore la plus valable, elle n'eSt pas réellement satisfaisante : elle s'insère mal dans la série des autres noms descriptifs; elle ne rend pas compte des noms anciens de cette population; enfin elle s'applique à des populations disparates qui portent, par ailleurs, d'autres noms traditionnels bien différenciés (Maroseràna, Antiboina, etc.]. J e suis donc contraint de prendre en considération l'hypothèse de l'emprunt d'un mot d'une langue étrangère appliquée du dehors aux tribus de la côte oueSt. Pour mieux en juger, il me faut reprendre à mon tour rapidement les textes citant les noms anciens. Nous avons donc tout d'abord celui du Père Luis Mariano2 : [Lettre du 21 octobre 1616, de Sadia (embouchure du Manambolo)3] Le fils du très vieux roi, nommé Mananqui [1qui avait déjà empoisonné son frère aîné], à cause de sa conduite brutale et insolente à l'égard des habitants de la ville [...] dut s'en aller vivre ailleurs ; il emmena avec lui les hommes les plus vaillants nommés Suculambes, au nombre desquels se trouvaient plusieurs fils et parents du roi.* Puis des combats s'ensuivirent entre les habitants de la ville (les « Ajungones ») et les dissidents : Arrivés près de leur ville, ils [les Ajungones\ leur proposèrent d'abord de faire la paix, mais ce jour-là, les Suculambes ne donnèrent pas signe de vie et ne s'aventurèrent pas hors de leur enceinte.5 Ces Suculambes, d'après ce qu'en dit le Père Mariano, n'auraient été qu'un groupe de guerriers recrutés au sein de la population elle-même : « les hommes les plus vaillants ». Avant d'aborder les textes du x v m e siècle, on doit remarquer que le nom des Sakalava n'eêt pas mentionné par Flacourt (les deux éditions de son Hiftoire de la Grande Isle de Madagascar sont de 1658 et 1661), soit que ce nom ne fût pas encore répandu à cette époque comme celui des occupants de la côte occidentale et de son arrière-pays, soit qu'il ne soit pas parvenu à la connaissance de cet auteur qui n'a pas dépassé la baie d'Antongil vers 1. Op. cit., p. 97, note. 2. Dans A. et G . G R A N D I D I E R et al. (eds.), Colleâion des ouvrages anciens concernant Madagascar et les îles voisines, Paris : t. I, 1905; t. II, 1904; t. III, 1905; t. IV, 1906; t. V, 1907; t. V I , 1 9 1 3 ; t. VII, 1910; t. VIII, 1 9 1 3 ; t. I X , 1920. 3 . Pour la détermination des lieux, je suis A . K A M M E R E R , L.a découverte de Madagascar par les Portugais et la cartographie de l'Ile, Lisbonne, 1950. 4.

G R A N D I D I E R e t al.,

5. Ibid.

op.

cit.,

t. I I , p .

217.

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le nord de la côte orientale et semble ne s'être jamais aventuré sur la côte oueSt. L a seconde mention des Sakalava me semble figurer dans le titre du Voyage du navire Est-Indien Barneveld de Hollande au Cap de Bonne Espérance en l'an 1719, contenant un récit des longues infortunes et aventures extraordinaires arrivées dans l'île de Madagascar, che% les sauvages Souklaves, avec la description des maurs et coutumes étranges et de la religion de ce peuple, orné d'une jolie carte et gravure, à Dordrecht, imprimé che^ J. van Bramm, ij2&x. Dans ce récit de v o y a g e , il eSt question (p. 7) de « gardiens de bétail du roi des Souklaves » dans la vallée de la Mania ou Tsiribihina. Il ne s'agit plus cette fois d'un groupe de guerriers mais d'une population sur laquelle de nombreux détails sont fournis : Les Souklaves, comme tous les autres Malgaches du reiie, ne font guère d'autre commerce que celui des esclaves ; ils se les procurent surtout en faisant la guerre à leurs voisins et ils les troquent contre les marchandises que des navires leur apportent de temps à autre. Lorsqu'ils se trouvent à court d'esclaves et qu'ils sont entraînés par leur rapacité insatiable, ils n'hésitent pas à troquer contre les objets qu'ils convoitent leurs femmes, leurs enfants ou leurs proches parents pourvu qu'ils puissent les enlever adroitement et les vendre en cachette. Les marchandises qui leur sont apportées de divers pays, notamment de l'Inde, pour leur acheter des esclaves, et qui servent surtout à leur habillement, se composent de toiles, de soieries et d'autres tissus venant de Surate à bord d'un boutre arabe qui fait le voyage à peu près tous les deux ans, et qui, en échange de ces marchandises, prend des esclaves et du ri% qu'il va revendre aux Portugais de la côte d'Afrique contre des tissus et d'autres articles, ou bien qu'il transporte à Ansuany ou à une autre des îles Majot^e. Lorsque les Arabes ne viennent pas de l'Inde à Madagascar à l'époque habituelle, ceux des îles Majot^e ou Comor^e leur apportent [les marchandises de troc] sur de petits boutres de la grandeur d'un brigantin (p. 33). L a troisième mention de cette population se trouve dans Madagascar, ou le journal de Robert Drury pendant les quinze ans de sa captivité dans cette île, publié à Londres le 24 mai 1729 et attribué, au moins pour la rédaction finale et pour de nombreux passages fantaisistes, à l'écrivain Daniel Defoe 2 . Dans ce livre, on trouve à neuf reprises 3 le vocable Saccalauvors qui, après rétablissement du malgache altéré par la déformation « cockney » systématique des mots de la langue de l'île, correspond sensiblement à l'aftuel sakalava 4 . 1. Ibid., t. V , pp. 7-59. 2. A . SAUVAGET, « Madagascar ou le Journal de Robert Drury pendant ses quinze ans de captivité dans l'île » par Daniel Defoe, trad. et appareil critique, Paris (thèse de III e cycle, histoire), 1969 (en cours de publication par les soins de l'Institut d'Études et de Recherches Interethniques et Interculturelles de l'Université de Nice). 3. Je ne tiens pas compte de la mention « Sacoa Lauvor » à l'emplacement de l'Ambongo et du Bongolava (à l'eSt de la « Terre de Parcel »), portée sur la carte qui accompagne le texte et qui provient indubitablement d'une erreur de lefture du mot « Saccalauvor » par le dessinateur. 4. O . C. DAHL, « Un Cokney parlant malgache vers 1710 », Norsk Tidsskriftfor Sprogvidenskap 24, 1971.

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Ces neuf fois se répartissent en deux groupes. Dans le premier, ce nom eSt traité comme celui d'une population : « une armée de dix mille Saccalauvors », « une armée de Saccalauvors était toute prête à nous attaquer », « l'armée des Saccalauvors » (respectivement p. 236, 263 et 264 de la traduction citée). Dans le second, c'eSt un nom de pays : « roi du Saccalauvor » (p. 266), « frontière du Saccalauvor » (p. 267), « la partie du Saccalauvor » (p. 283), « car, du Saccalauvor, on en pourrait dire aussi peu que des autres contrées » (p. 284), « attirer les gens des autres pays à venir vivre dans le Saccalauvor », « c'était le malheur du Saccalauvor » (p. 285). Le comte de Modave en 1769, d'après Grandidier 1 , aurait, en parlant de la même population, orthographié « Sclaves ». Quelques années plus tard, en 1774, un lieutenant de Benyowski, Nicolas Mayeur, qui avait été élevé dans l'île et qui parlait couramment la langue, fait, à partir de Louisbourg (oueSt de la baie d'Antongil), un voyage pour faire l'ouverture d'un chemin de Louisbourg à la baie de Morigano [14° 20' S], pays des Séclaves, et établir des communications avec l'oueH de cette grande île par terre2 et, après avoir traversé l'Androna, où le chef Théimbatou lui confie que jadis le canton d'Androna, dont Antanguin fait partie, appartenait à [sa] famille et était indépendant des provinces voisines ; mais, dans une guerre malheureuse contre la famille royale des Entes Moines, [jtfj] pères ont reçu la loi et perdu ce privilège et il ajoute : Je porterai ta demande au roi des Boines... (p. 59). Il n'y a guère qu'un seul autre passage où il eSt question de « Séclaves ». C'eSt alors que les Entembongo sont assemblés à plus de 3 000 pour lutter contre les Séclaves. Ces gens sont une peuplade sortie àe la même souche que la famille actuellement réglante à Bombétoc (p. 64). Et Mayeur décrit ces gens comme des brigands, menant une vie errante et vagabonde, ne faisant pas de cultures, mangeant des bœufs sauvages, des cœurs et des graines de palmiers-raphias, concluant : « Ce sont les Bédouins de Madagascar. » (Ibid.) Donc, vers la fin du x v m e siècle, le mot Séclave semble employé sur la côte eSt de l'île pour désigner les gens de l'oueSt, mais ne serait guère employé dans ladite région elle-même où les populations locales sont désignées par leurs noms plus précis. 1. Ethnographie..., op. cit., t. I, pp. 215-216, note 5. 2. N. M A Y E U R , « Voyage à la côte ouest de Madagascar (pays des Séclaves) », Bulletin de l'Académie Malgache, 1912, pp. 49-87, et particulièrement p. 63.

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A peine plus récent, un texte donne une Idée de la côte occidentale de Madagascar, depuis Ancouala au N.,jusqu'à Mouroundava, désignée par les Noirs sous le nom de Ménabê, par M. Dumaine, d'après le voyage qu'il a fait en 1792. Il y parle abondamment du pays des Séclaves (exemple p. 20) et donne cette précision que le royaume des Séclaves eH, selon les Européens qui ont fréquenté Madagascar, le plus considérable de l'île.1 Il parle de la grande ville de Mouzangaye (aâuelle Majunga), qui faisait commerce par boutres avec Surate et où demeuraient plus de 6 000 Arabes et Indiens avec leurs familles (p. 21), du village de Sahalava, situé à la distance de 7 ou 8 lieues vers l'eSt (p. 35) de ladite ville; de la reine des Séclaves ou de Pombetoc (p. 21). Il affirme que le peuple eH si plongé dans la servitude qu'aucun individu n'oserait se qualifier autrement que du titre d'esclave de \la reine] Kavabiny. Les Arabes redoutent son pouvoir (p. 50). Par la suite, l'habitude eét prise de parler des groupes du versant oueSt de l'île comme de Sakalava, mot qui devient à la fois nom propre et adjeftif. C'eSt le sens qu'on lui trouve dans les Tantara2 qui l'emploient sans article : Au début du règne de Kalambo, [les] Sakalava vinrent s'attaquer à tout l'Andro karoka, au nord d'Alasora.s On le retrouve également pour désigner la tribu malgache assez audacieuse pour organiser des raids afin de se procurer des esclaves à l'île de Kisiwani sur la côte d'Afrique, vers la fin du xvin e siècle ou le début du xix e , selon les chroniques mémorisées de l'île Kilwa-Kisiwani : Alors vint Sakalava à Kisiwani, pour combattre Kisiwani et en emmener la population. Et le peuple de Kisiwani combattit les Sakalava, jusqu'à ce qu'ils aient été battus. Ils retournèrent che% eux à Madagascar (Bukiny). Alors le peuple Sakalava vint une seconde fois et vint à Choie dans l'île de Kua [île Juani, au sud de l'île Mafia] et emmena beaucoup de gens. Quand la population de Kisiwani entendit \cela\, elle les poursuivit aussi loin que le pays de Misimbati. Elle les rejoignit et les combattit une seconde fois. Ainsi les Sakalava furent battus. Et ceux qui avaient été emmenés de Choie, pour autant qu'on les ait retrouvés, furent renvoyés à Kua. Alors mourut le sultan Isufu.4 1. H . DUMAINE, « Idée de la côte occidentale de Madagascar », Annales des Voyages, de la Géographie et de l'Hifloire (Paris) n , 1 8 1 0 , pp. 20-52, et particulièrement p. 2 1 . 2. Recueil de « traditions historiques » et autres, des environs de Tananarive, compilé vers la fin du x i x e siècle par le R . P. CALLET, Tantaran'ny Andriana eto Madagascar : documents hifloriques d'après les manuscrits malgaches, 2 e éd., Tananarive, 1908. 3. « Vao nanjaka Kalambo, tonga Sakalava hananika ny Androkaroka rehetra any avaratr'Alasora »

(P- 144)-

4. G . S. P. FREEMAN-GRENVILLE, The Eafi Africa CoaSl, Oxford, 1962, p. 224. [Extrait de C. VELTEN, Prosa und Poésie der Suaheli, Berlin, 1907, pp. 243-252.] Le récit a été confirmé dans des termes identiques par un chroniqueur en 1955. Voir « T h e Traditional Hiitory of

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Ce terme de Sakalava, employé de nos jours comme toponyme (Antsakalava) et comme appellation de groupe ethnique (Nj Sakalava), semble donc d'origine assez récente puisqu'il n'eSt attesté qu'au xvn e siècle; son sens semble avoir évolué de combattants, guerriers, à celui d'un groupe de populations dont le moins qu'on puisse dire, c'eSt qu'elles sont hétérogènes, puisqu'elles sont, soit d'origine africaine (Cafre) selon le témoignage du Père Mariano, soit Bouque, c'eSt-à-dire malgache de l'intérieur, enfin, très probablement des métis d'Arabes, ceux-ci ayant eu de nombreux comptoirs installés sur la côte. Tous les auteurs s'accordent à juSte titre pour dire des Sakalava qu'il ne peut être question d'un peuple comme tel, mais d'un assemblage de tribus et de clans qui se sont trouvés, à la suite des événements, des guerres, réunis sous la domination d'une seule famille1. Henry Rusillon indique même les six grandes divisions : Fiherenana; Antsakoabe, dans le Menabe; Antimailaka, dans le pays des lataniers [palmiers] ; Antimaraha; Antambongo ; Antiboina, qui comptent plusieurs sous-tribus2. Ce sont ces éléments disparates, regroupés, qui constituèrent au x v m e siècle le « royaume » ou 1' « empire » sakalava dont les avant-poStes venaient inquiéter les gens d'Imerina jusqu'à Alasora et qui venaient razzier des esclaves à Kilwa-Kisiwani. Ce nom de Sakalava n'a pas été inventé sur place par les gens eux-mêmes, mais a été attribué par des étrangers aux tribus de la côte oueSt réunies sous la domination de familles apparentées. C'eSt un phénomène semblable à celui de l'attribution à des groupes de l'Extrême-Sud du nom Antandroy ou Tandroy, « ceux des buissons épineux », emprunté au trait dominant de leur habitat. *

Il faut donc proposer une nouvelle solution qui ne tombe pas sous les reproches adressés aux hypothèses anciennes. Il me semble qu'il convient de reprendre une suggestion faite par Rusillon qui, dans ses tentatives d'explications du mot Sakalava, avait émis une idée ingénieuse :

1. 2.

Kua (Juani Island, Mafia) », in : G . S . P . F R E E M A N - G R E N V I L L E , The Médiéval Hifiory of the CoaSi of Tanganyika mth Spécial References to Recen/ Archaeological Discoveries, Berlin, 1962, p. 211 sq.y où le texte swahili eit fourni. C'eft le pluriel Wasakalava qui eit traduit par « le peuple sakalava » ou par un pluriel. H . R U S I L L O N , Un petit continent : Madagascar, Paris, 1 9 5 3 , p. 9 4 . Comparer la liste de trente groupes sakalava donnée par G R A N D I D I E R , Ethnographie..., op. cit., t. I, p p .

217-227.

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Une troisième explication originale e f l possible, surtout si on adopte la tradition qui veut qu'un blanc ait conduit la tribu Sakalava, ce serait une transformation, comme on en observe beaucoup dans la langue, du motfrançais Esclave, ou Slave en anglais. Plusieurs anciens auteurs ont écrit Céclaves, alors que la prononciation actuelle donne bien sakalava, ce qui impliquerait une transformation nouvelle. Le roi appelait ses esclaves et ceux-ci ont pris le nom pour s'en parer.1 Pour des raisons évidentes, je ne peux suivre Rusillon dans son hypothèse d'un emprunt au français. Néanmoins, l'étymologie me paraît acceptable. En effet, le mot français « esclave » appartient à une vaSte famille : espagnol : esclavo, portugais : escravo, italien : schiavo, allemand : Sklave, néerlandais : slaaf, etc. Tous ces mots dérivent plus ou moins directement du mot « slave » par le latin slavus\sclavus du haut Moyen Age. On désignait ainsi les captifs slaves capturés lors des guerres germaniques qui furent méthodiquement conduites contre les populations de l'eSt de l'Europe par Othon le Grand et ses successeurs. Les Slaves entre l'Elbe et l'Oder, ceux des rives de la Baltique, pendant des siècles, furent vendus par milliers. C'eSt leur nom qui aurait donné le sens et le mot « esclave ». Un très grand nombre de Slaves étant devenus serfs, le mot de slave fut employé comme un synonyme de serf Les premiers exemples de l'usage de slavus en cette signification remontent au Xe siècle ; voy. Guerard, Polyptique d'Irminon, I, 28J* Dès le v m e siècle, les trafiquants vénitiens commençaient leur carrière de pourvoyeurs d'esclaves pour les pays arabes devenus musulmans et ils le restèrent jusqu'à ce que les marchés de la Baltique se ferment, c'eSt-à-dire vers le xm e siècle. De tout temps, en effet, affirme R. Brunschvig : Un flot abondant d'esclaves était déversé du dehors sur les marchés de la dar al-Islâm [la « maison de l'Islam » : l'Arabie}. Les caravanes de traitants allaient recruter jusqu'au cœur de l'Afrique ou de l'Asie leur marchandise humaine achetée ou volée ; sur le continent noir, l'esclavagisme pratiqué par les indigènes et leurs luttes intestines facilitaient les entreprises des trafiquants. Aux nègres et aux Éthiopiens, aux Berbères et aux Turcs, il faut ajouter, comme objet de ce commerce international, principalement dans le haut Moyen Age, des éléments européens divers, et avant tout ces « Slaves » dont le nom a donné notre terme « esclave » et a débordé en arabe (sakâliba) sur d'autres groupes ethniques de l'Europe centrale ou orientale, géographiquement voisins. Ce trafic s'opérait par mer aussi bien que sur la terre ferme ; la mer Rouge n'a jamais cessé de servir au transport d'Afrique en Arabie, [... aux IXe et Xe siècles] la proportion des « Slaves » était telle parmi les castrats importés Un culte dynastique avec évocation des morts chez les Sakalava de Madagascar : le « tromba », Paris, 1912, p. 188. 2. E . LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1889, t. II, article « esclave ». 1 . H . RUSILLON,

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35°

puis réexportés par l'Espagne musulmane dans le haut Moyen Age, que Siklabï {par. siklabï) a pris souvent le sens d'« eunuque ».1 Et j'en viens tout naturellement à supposer que, de même que « slave » a fourni toute une série de mots dans les langues européennes et qu'il a, selon l'expression de R. Brunschvig, « débordé en arabe », ce serait cette dernière version saklâb¡sakàliba qui aurait donné, d'une façon toute normale, le mot sakalava, même si, d'après Barthold2, le mot arabe pour slave, saklab et ses autres graphies serait emprunté au grec (ExXocëiqvoi et ZxXà6oi) vers le vn e siècle. Ces mots assez rares et plus ou moins désuets ne figurent plus dans tous les dictionnaires, même anciens, par exemple ceux du Prince Alexandre Handjeri (1840)3 ou Y Arabie Englisb Lexicon en quatre volumes d'Edward William Lane (1863-1872)4. Celui de Caussin de Perceval (1828)6 porte cependant : Esclavon, né en Esclavonie

plur. ¿JU-» [saklâb, plur. sakàliba].

Et naturellement, le di&ionnaire en deux volumes de BiberStein-Kasimirski®, beaucoup plus complet, nous donne : yMii-e et [saklâb et sakàliba] : les Slaves, au radical ,_iÂ"=» [sklb] : dur, fort, Blanc, rouge. Puis : çJjH ÂJlL« Sakàlibat az-Zandj : Éthiopiens \c'efi-à-dire les « Slaves » d'"Ethiopie, les esclaves noirs]. Et au radical : pl. ^ j

[zandj, pl. zunûdj] : Éthiopien et en général peuples de

l'Afrique orientale, ¡yy 'j ; [zandji] : Éthiopien, qui appartient aux peuples Zandj.

L'Encyclopédie de l'Islam fournit à l'article « Slaves » de nouveaux détails dont je détache : 1. 2. 3. 4.

R . BRUNSCHVIG, Encyclopédie de l'Islam, Leyde, i 9 6 0 , 1 . 1 , pp. 25-41 et 32-34, article « A b d ». W. BARTHOLD, Encyclopédie de l'Islam, Leyde, 1934, t. I V , pp. 487-489, article « Slaves ». P. A . HANDJERI, DiBionnaire français-arabe-persan et turc, Moscou, 1840, 3 vol. E . W. LANE, Arabic-English Lexicon, London/Edinburgh, 1863-1872, 4 vol.

5. A . CAUSSIN DE PERCEVAL, DiHionnaire français-arabe, Paris, 1 8 2 8 , 2 v o l .

6. A . DE BLBERSTEIN-KASIMIRSKI, DiBionnaire arabe-français contenant toutes les racines de la langue arabe, Paris, i860, 2 vol.

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Des mercenaires slaves avaient été inHalles au VIIe siècle après J.-C. dans les frontières orientales de l'empire byzantin, de sorte que les Arabes connurent les Slaves dès leurs premiers contatîs contre les Byzantins} Les géographes arabes parlant des Sakaliba sont généralement peu précis sur leur pays d'origine. Se recommandant de Muslim, Ibn Kbordadhbeh [844-848 A.D.] mentionne un « pays des Slaves » (bilad al- Sakaliba) à l'oueH de la Macédoine. Dans Mas'udi [...] les Francs, les Slaves, les Lombards, les Espagnols, les Gog, les Magog, les Turcs, les Alains et les [Galiciens] apparaissent comme les descendants de Yajath [Japhet]. Idrisi \11j4 A. D.] ne mentionne un pays des Slaves (bilad al-Sakâliba] que sur la péninsule des Balkans, en connexion avec Venise [...]. Ensuite, les mots saklâb et sakaliba disparaissent peu à peu de la littérature islamique et ne sont plus usités que dans des citations d'ouvrages anciens.2 UEnciclopedia Universal Illuiirada Europeo-Americana donne des précisions supplémentaires. Dans l'Espagne musulmane, qu'en arabe on nommait Andalous, le nom saklab (pl. sakaliba) était donné en principe aux captifs que les armées germaniques ramenaient de leurs expéditions contre les Slaves et qu'elles vendaient aux Musulmans. Plus tard, au temps du voyageur Ibn Haukal [environ yjo A. D.], le nom de sakaliba désignait dans l'Andalousie, les esclaves étrangers enrôlés dans les troupes ou employés dans les services divers des palais royaux ou des gynécées. Ibn Haukal remarque qu'à l'époque qu'il décrit de la péninsule Ibérique, les esclaves qui s'y trouvaient n'étaient pas précisément originaires du littoral de la mer Noire, mais de Calabre, de Eombardie et d'autres régions.3 Le mot saklab]sakaliba était donc très employé chez les Arabes pour désigner des captifs de toutes origines, dont certains venaient des rivages de l'océan Indien, en particulier des rivages du Canal de Mozambique, car on ne peut oublier ni faire abstraction du fait d'une arabisation prolongée de cette côte 4 . Madagascar était largement intégrée à l'aire commerciale des trafiquants arabes et l'on sait, à partir de données fâcheusement disparates et fragmentaires, complémentaires cependant, que les comptoirs musulmans de Madagascar, établis à une époque peut-être antérieure au Xe siècle (Grandidier) ont, comme ceux de l'Afrique orientale, connu leur apogée au XIVe et au XVe siècle.5 1. 2. 3. 4. 5.

BARTHOLD, op. cit., p. 487, article « Slaves ». Ibid., p. 488. Enciclopedia Universal JlluSirada Europeo-Americana, Madrid, 1958, article « sakaliba ». A . TOUSSAINT, Hiftoire de l'océan Indien, Paris, 1961, pp. 52-61. E . VERNIER et J. MILLOT, Archéologie malgache, comptoirs musulmans, Paris (Catalogues du Musée de l'Homme, série F, Madagascar, I), 1971 (supplément au tome I X d'Objets et Monde), p. 15.

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Mais il semble que ces comptoirs, comme ceux établis sur la côte orientale d'Afrique et le pourtour de l'océan Indien, ont surtout organisé dans l'île la traite des esclaves et en faisaient un commerce régulier. « Les navires de Malindi et de Momba^ viennent acheter de ce pays des esclaves et des vivres », écrit Albuquerque de la côte nord-oueB en ijoy. Un siècle plus tard Luis Mariano note à la même place des ventes aux Arabes d'esclaves Hova ; c'efi même la première mention hifîorique de ce nom. En I66J, le R. P. Barreto ettime que les Arabes enlèvent chaque année de Madagascar plus de i ooo esclaves, qu'ils marquent au fer chaud sur le front ; c'étaient surtout des enfants qu'on achetait 2 à 4 piaHres pour les revendre quatre fois plus à Anjouan et vingtcinq fois plus en mer Rouge. Ce trafic ne cessa jamais complètement mais diminua au XVIIIe siècle au profit des Européens,J Pour citer un témoignage de ce trafic arabe qui ne soit pas tiré de la Collection des Ouvrages Anciens concernant Madagascar sur laquelle s'eSt appuyé Deschamps, nous avons celui de Peter Mundy : Le 28 août 16JJ Nous avons rencontré un bateau misérable avec des voiles en nattes. Il venait de Massalaga sur la côte oueft de la grande | terre] Saint-Laurent2 à 1/ degrés 20 minutes de latitude Sud, se dirigeant vers la mer Rouge : ses marchandises des esclaves, environ 300 de Saint-Laurent sus-dite.3 Enfin, nous avons déjà vu le témoignage du Journal du navire Le Barneveld (1719) à propos des Souklaves. Ce trafic, pratiqué si longtemps dans les nombreux comptoirs arabes de la côte occidentale, avait certainement rendu courant le terme qui servait dans le monde arabe à désigner les captifs étrangers et devait être fort employé tant par les étrangers que par les gens du pays. Et le mot saklabf sakaliba, malgachisé, eSt très probablement l'origine du nom Sakalava. Il eSt plausible de penser que, de même que les négriers européens avaient repéré, au long du rivage de l'Afrique, une côte d'Ivoire, une côte de l'Or et une côte des Esclaves, les trafiquants arabes avaient une côte des Sakaliba où, depuis Malindi, Mombaz, Mozambique, etc., ils venaient chercher des esclaves sur les rivages orientaux du Canal de Mozambique. Ils avaient installé des ports sur les îles littorales et dans les baies dont nous ne citerons que Saada, Langany, Manzladji, Mozangaye, Sadia, ou, pour employer d'autres noms modernes, la baie d'Anorotsanga, Nosy Manja, Mahilaka, Majunga, les baies de Boina et de Baly, Antsoheribory, l'eStuaire du Manambolo et bien d'autres localités encore que les Portugais, au xvn e siècle, ont visitées, saccagées, puis anéanties en moins de cinquante ans4. 1 . DESCHAMPS, op. cit., p. 85.

2. Saint-Laurent eSt un des noms anciens de Madagascar. 3. L. MOLET et A. SAUVAGET, « Les voyages de Peter Mundy au xvn e siècle », Bulletin de Madagascar (264), m a i 1 9 6 8 , p p . 4 1 3 - 4 5 7 , et particulièrement p. 4 5 6 .

4. Voir par exemple les récits de Do COUTO in : GRANDIDIER et al., op. cit., t. I, p. 99 sq.

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*

Les avantages de cette étymologie seraient les suivants. Les consonnes du mot arabe, sklb, sont sensiblement les mêmes que celles du mot malgache, sklv. Il n'y a pas lieu, en effet, de s'arrêter sur la transformation du b en v, cette permutation eSt constante en malgache. D'autre part, sans que l'on puisse, pour l'arabe, proprement parler d'une vocalisation flu&uante puisqu'elle eSt régulière pour passer du singulier au pluriel, ces légères modifications vocaliques peuvent facilement rendre compte des graphies; Sclave/Souklave/Séclave ou Céclave/Soucoulambe/ Saccalauvor des textes anciens, avec les modifications d'intensité vocalique qu'elles figurent. Ce terme très général peut avoir été employé par les Arabes pour l'ensemble des populations de la côte qu'ils exploitaient et avoir été entendu comme désignant celles-ci par les autres habitants de l'île qui n'en saisissaient pas le sens et l'ont, du même coup, malgachisé. Et Saklab eSt devenu Sakalava. Cette même explication étymologique par le mot arabe saklàb\sakâliba pourrait rendre compte également du nom de la population du HautZambèze repérée par G. Ferrand, les (Ma) Shukulumba, car les chasseurs ou les trafiquants arabes d'esclaves allaient se procurer leurs « slaves », leurs sakaliba, parfois fort loin à l'intérieur, comme on s'en aperçut lors des explorations ou des expéditions anti-esclavagiStes. Ils remontaient les fleuves, et en particulier le Zambèze sur lequel la ville de Tete constituait un relai important. Comment s'étonner dès lors que l'on retrouve des (Ma) Shukulumba ou Shukulumbwe dans la haute vallée de ce fleuve et que ce nom soit devenu, sans qu'on puisse facilement en préciser la date, un nom de tribu ? On pourrait de même expliquer par cette même origine le sens relativement restreint de « guerrier » attribué aux Suculambes du Père Mariano, puisque c'était une acception (surtout andalouse) du mot sakaliba. Mais le mot, employé d'une façon plus générale tout le long de la côte, n'a pas gardé longtemps cette signification spéciale. En réalité, les peuples dits Sakalava étaient surtout des pourvoyeurs d'esclaves ou au moins des intermédiaires, bien que certains autres peuples traitassent dire&ement avec les acheteurs. François Martin, le fondateur de Pondichéry, qui a fait une reconnaissance en décembre 1667 chez les Sihanaka, écrit : Ces gens-là sont plus industrieux que dans les autres endroits de l'île, à cause des voyages qu'ils jont à l'oueiî pour y vendre des esclaves qu'ils prennent sur leurs voisins ainsi que je l'ai remarqué. Le commerce qu'ils entretiennent par là avec les Anglais, quelquefois avec les Portugais, mais particulièrement avec les Arabes, les a rendus plus habiles, plus entreprenants et plus civilisés? Il serait donc absolument normal que les Arabes, dans leurs transactions menées pendant des siècles sur la côte occidentale malgache, aient employé 1.

(éd.), Mémoires de François Martin, fondateur de Pondichéry H. Froidevaux, Paris, 1931, p. 122.

A . MARTINEAU

(i6gj-i6ç6),

introd. de 2

3

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354

le terme de « slaves », saklab\sakaliba, usité dans leur langue. Mais du fait que la source traditionnelle où les Musulmans se fournissaient en Slaves tarit vers le xn e siècle, le mot perdit son sens et tomba en désuétude. Il put se maintenir plus longtemps dans les régions d'Afrique et sur les rives du Canal de Mozambique fréquentées par les Portugais et les Espagnols qui le connaissaient et où l'on pouvait encore se procurer des « Slaves éthiopiens », des Sakaliba a^-Zandj. Mais le sens premier fut certainement assez vite oublié. Le mot sakaliba, pris parfois dans son acception restreinte de guerriers, sans acquérir un sens très nouveau, put être adopté comme nom ou être attribué à un groupe dont les effeétifs ont pu augmenter plus ou moins rapidement, au point de devenir celui d'un tribu hétérogène, mais plus ou moins unifiée politiquement et qui s'était fait une spécialité de fournir les marchés arabes de la côte en captifs obtenus par des raids chez ses voisins. On aurait ainsi une explication fort plausible du parallélisme du nom de populations fort différentes entre elles : Esclavons, Sukulumbwe et Sakalava qui avaient en commun d'être ou d'avoir été affligées d'un Statut social particulier et d'avoir eu affaire avec les Arabes. Il y a de fortes chances pour que le mot malgache sakalava (le mot sakaliba malgachisé) ait été donné par les trafiquants arabes des ports à leurs pourvoyeurs locaux habituels et que ce nom leur soit reSté. *

Il eSt certain que l'exercice de cette profession de pourvoyeurs d'esclaves au profit des Arabes et au détriment de leurs voisins a amené pour les Sakalava des conséquences qui se retrouvent dans la géographie humaine de la partie de l'île qu'ils occupaient. Pour ne pas allonger trop ce texte, je ne ferai que les énumérer. Tout d'abord, il faut mentionner le caractère sakalava. Autrefois, ce peuple a bénéficié des contacts avec les navigateurs étrangers. Mais les rapports entre les Sakalava et les Arabes devaient être assez méfiants et superficiels. Il n'y avait certainement aucun prosélytisme religieux et il semble que, dans les temps anciens, les Sakalava n'aient jamais embrassé l'Islam. Quand le trafic des esclaves s'instaura, puis se développa, à partir des ressources de l'île, les Sakalava, en échange des hommes et des femmes livrés à l'exportation, reçurent des fusils, de la poudre et des balles qui leur permirent d'étendre l'aire de leurs coups de main et de leurs razzias, d'où l'extension de leur « royaume » ou de leur « empire ». Cette vie brutale d'aventures dangereuses a profondément marqué les hommes et, dans les années qui suivirent la conquête française (1895), les explorateurs de l'OueSt présentent encore le Sakalava comme « un homme toujours prêt au meurtre, tuant comme il respire, ayant élevé l'assassinat au rang d'une institution » 1 , et aussi dangereux à fréquenter qu'il l'était au temps de Luis Mariano. Depuis l'abolition de la traite des esclaves, puis Pinterdiftion du port d'armes, enfin le contrôle de tout le territoire par des forces de police, les Sakalava, n'ayant jamais eu l'habitude ni le goût de l'agriculture ni d'aucun travail manuel, se trouvèrent désemparés. Bien que restant propriétaires 1. E . F. GAUTIER, Madagascar : essai de géographie physique, Paris, 1902, p. 2 5 1 , s'appuyant sur le témoignage de Bénévent.

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d'immenses troupeaux de bœufs (en moyenne trois têtes de bovidés déclarés par habitant), ils ne surmontent que difficilement ce changement de condition. Le plus souvent, renonçant à affronter réellement la situation présente, ils se réfugient dans des conduites de fuite comme les cérémonies du tromba au sujet duquel on a pu à juSte raison parler de « libération dans l'imaginaire » x . En second lieu, l'insécurité permanente qui régnait à partir de la côte occidentale a vidé un vaSte hinterland, qui s'étendait jusqu'au-delà du rebord occidental des hautes terres centrales, de toute population humaine autre que de minuscules groupes toujours sur le qui-vive. Cette même insécurité, qui aggravait encore des conditions écologiques assez sévères, empêchait toutes les cultures vivrières de quelque étendue, d'où l'immense plage de moins de deux habitants au kilomètre carré qui subsiste encore de nos jours, figurée dans la carte de densité de la population de Madagascar établie par Pierre Gourou 2 . En troisième lieu, pour pouvoir se défendre contre les incursions et résister aux bandes de ravisseurs sakalava, les populations des hautes terres avaient l'obligation de s'installer dans des sites plus ou moins inexpugnables 3 : grottes fortifiées chez les Tsimihety et les Tankarana, marécages chez les Sihanaka, fourrés d'épines et de caftées chez les Bara, pitons abrupts défendus par quelques ouvrages chez les Betsiléo, villages entourés de profonds fossés en chicane et de murailles simples, doubles ou triples, verrouillées par des poternes et des disques de pierre en Imerina. *

A bien considérer les faits, dans leur réalité historique, connaissant l'intolérance religieuse, les méthodes brutales et la mauvaise foi des Espagnols des xvi e et xvu e siècles, on ne peut guère être reconnaissant à ceux-ci de leur aâion contre les comptoirs que les Arabes et les Africains arabisés avaient installés sur les côtes de Madagascar. Leur but n'était-il pas de reprendre à leur compte en l'intensifiant, donc en l'aggravant, l'odieux trafic des esclaves ? Pourtant et du fait surtout que leur aétion, si elle fut éphémère, fut au début efficace et radicale, il faut leur savoir gré d'avoir, en cet endroit du monde, mis un terme à ce que Pierre Gourou appelle justement « les ravages de l'esclavagisme arabe » 4 . Cette institution n'avait que trop longtemps déjà appauvri l'île de sa substance humaine en traitant ses populations de la même façon barbare que l'avaient été les Slaves blancs dont le nom sakaliba se retrouve, ayant désormais perdu son sens, dans celui des Sakalava de Madagascar.

1. G .

A L T H A B E , Oppression et libération dans l'imaginaire : une communauté villageoise de la côte orientale de Madagascar, Paris, 1969. 2. P. G O U R O U , Les pays tropicaux : principes d'un e géographie humaine et économique, 4e éd., Paris,

1966, p. 90. 3. O . H A T Z F E L D , Madagascar, Paris, 1952, pp. 24-29. 4. P. G O U R O U , L'Afrique, Paris, 1970, p. 62.

HENRI

NICOLAI

Les destinées d'un pays equatorial he lac Leopold II

O

A P I E R R E G O U R O U une comparaison saisissante entre les destinées respectives des deux grands bassins équatoriaux de l'Amazone et du Congo1. Si les deux embouchures furent découvertes à peu près à la même époque, si les premiers établissements portugais s'installèrent sur les rivages atlantiques des deux côtés presque en même temps, l'absence d'obstacle périphérique rendit aisée la pénétration de l'Amazonie par les rivières alors que les rapides du Congo inférieur interdirent toute remontée direéte. L'occupation européenne du bassin congolais attendit ainsi pratiquement le dernier quart du xix e siècle. L'Amazonie ne tira guère bénéfice cependant de la précocité de sa pénétration. Les effets démographiques furent désastreux. Les effets économiques ne furent pas plus heureux, le pays n'étant pas parvenu jusqu'ici à se dégager du régime de la cueillette. La pénétration européenne du bassin congolais, plusieurs siècles plus tard, eut un autre Style, des implications démographiques différentes (pas de ravages systématiques ou indirefts de la population, mais aussi pas de formation d'une population métisse, pas de caboclos) et surtout d'autres conséquences économiques. Mais si on limite la comparaison aux régions proprement équatoriales, l'évolution générale montre des ressemblances étonnantes. Ce sera le thème de cette note où seront envisagés les territoires qui entourent le lac Léopold II. N DOIT

i . On trouvera cette comparaison dans plusieurs articles de P. GOUROU, et notamment dans « Les cuvettes amazonienne et congolaise », Zooléo 10, 1 9 5 1 , et « Sur la géographie du Congo belge », Bulletin de la Société Belge d'Études Géographiques 25 (1), 1956, pp. 175-186. Les articles les plus anciens consacrés par P. GOUROU à l'Amazonie et que nous utiliserons ici sont les suivants : « Observaçoës geográficas na Amazonia », II : « Observaçoês sobre a geográfia humana e economica », Reviña brasileira de Geogrâfia 12 (2), avr.-juin 1950, pp. 1 7 1 246 (l'article a en fait été écrit en 1948; il a été repris avec quelques modifications dans le recueil d'articles publié par la Société Royale Belge de Géographie sous le titre « Sur la géographie humaine et économique de l'Amazonie brésilienne », Revue belge de Géographie 93, 1969, pp. 317-338), « L'Amazonie », Les Cahiers d'Outre-Mer 2, 1949, pp. 1 - 1 3 . Voir aussi Leçons de géographie tropicale, Paris/La Haye, 1 9 7 1 , pp. 51-56.

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Le lac Léopold II ! Le nom évoque sans doute, dans l'esprit du lefteur, une image typiquement équatoriale : nappes d'eau et marais sous la grande forêt, cœur de la cuvette congolaise, reftes d'un grand lac intérieur. C'eSt là schématisation rapide. Les faits ont plus de complexité. Si les formations sédimentaires du Quaternaire ou de la fin du Tertiaire, qui tapissent le pays, témoignent effe£Hvement de l'existence d'une grande zone d'accumulation fluviatile, le lac lui-même ne peut être considéré comme le résidu d'une vaête nappe intérieure. Faible profondeur — une quinzaine de mètres tout au plus —, rives très sinueuses avec des lobes pénétrant dans les vallées affluentes, c'eSt l'aspeâ même d'un réseau ennoyé. Si les lobes d'amont — ceux de la partie septentrionale — prennent un développement apparemment exagéré (on les attendrait plus effilés), c'eêt qu'ils se placent précisément dans la zone où les surfaces basses ont la plus grande extension. Réseau ennoyé, donc barrage en aval. Sans doute barrage alluvial dû vraisemblablement aux eaux de la Lukenie plus chargées en matériaux solides que celles du lac qui ont suinté des basses étendues boisées voisines. Le chenal émissaire, large de 250 mètres, profond à peine de 3,5 mètres à 5,5 mètres selon les saisons, serait parcouru par un courant inversé lors de la crue de la Lukenie 1 , le lac fonâionnant donc partiellement à ce moment comme un bassin d'inondation latérale. En fait, cette observation n'eSt pas sûre. Il se pourrait simplement que, comme dans le cas du Congo pour le lac Tumba, les eaux de crue gênent l'écoulement du lac sans y pénétrer et en relèvent le plan2. Faut-il aussi penser à un phénomène de subsidence ? Les arguments précis manquent, jusqu'à présent tout au moins, pour étayer cette hypothèse. Le lac n'eSt pas au centre de la cuvette équatoriale congolaise, du moins au point principal de la convergence des rivières. Ce dernier eSt plus au nord-oueSt, autour du confluent Congo-Ubangi. Le lac n'eSt pas en outre la partie centrale d'un vaSte marécage. Sur une grande partie du périmètre, les rives sont bien marquées, entaillées parfois en petites falaises d'une dizaine de mètres de hauteur, avec des plages bien dégagées en basses eaux et jonchées de grenailles et de blocs latéritiques éboulés. Ce n'eSt qu'au nord surtout, dans certaines vallées affluentes, que le lac se prolonge par des marécages. Il serait possible, quoique malaisé, de passer de ce côté en pirogue dans le bassin du lac Tumba ou d'affluents du Congo. Mais les surfaces sèches composent la plus grande partie du paysage et dominent d'une dizaine de mètres (parfois moins) le large fond plat des vallées. Au sud-oueSt, les éléments de plateau s'élèvent davantage; les plateaux de sables tertiaires que tranchent le Congo, en aval de Bolobo, et le K w a (Kasai inférieur) ne sont qu'à un peu plus de 15 o kilomètres. La marginalité équatoriale du lac se marque dans le climat et la végétation. On eSt à la limite des régions où l'on puisse parler d'une saison sèche, c'eSt-à-dire où il y ait plus de 60 jours d'affilée sans période de pluie appréciable. En fait, à Inongo, il n'y a guère que le mois de juillet (2 à 3 jours de pluie en moyenne) qui reçoive moins des 60 millimètres que l'on considère 1 . E . DEVROEY, Le Kasai et son bassin hydrographique, Bruxelles, 1939, p. 215. 2. G. MARLIER, « Recherches hydrobiologiques au lac Tumba », Hydrohiologia, 1958, pp. 352-585.

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o : limite entre les populations du groupe mongo au nord-e$t et les populations du groupe BasKasai au sud-oueSt — i : limite de province — 2 : piste carrossable — } : zones marécageuses — 4 : limite de la forêt dense continue (à l'intérieur de cette limite, des surfaces savanisées peuvent exister, mais ne forment qu'une proportion assez faible de la superficie totale) — 5 : zones inhabitées (moins de o,; habitant au kilomètre carré) — 6 : surfaces portant plus de 7 habitants au kilomètre carré

FIG. 1. La région du lac Léopold II

généralement comme le minimum mensuel indispensable dans un pays équatorial. Mais de la mi-juin à la mi-août, la diminution des pluies eSt suffisamment marquée pour que l'on puisse considérer qu'il y a une saison sèche de 60 à 65 jours. A Kutu, au débouché du lac, cette période eSt déjà de 80 jours. Trois mois pleins (90 jours) à Nioki, sur la Lukenie. Sur la carte des zones climatiques (système Kôppen) de Y Atlas Général du Congo, Inongo eft en zone Am, intermédiaire entre l'équatorial franc Af et le tropical à saison sèche A w . Le lac Léopold II eSt ainsi nettement moins équatorial que le lac Tumba. Kiri par contre eSt au cœur de l'équatorial vrai 1 . La couverture végétale, elle aussi, trahit une certaine marginalité. Certes nous sommes bien dans le domaine de la forêt dense équatoriale, avec, compte tenu des conditions topographiques, prédominance de la forêt de terre ferme. Mais ici encore la limite n'eSt pas loin. Les savanes ont une extension étonnante — étonnante pour un pays situé entre 2 et 30 de latitude sud — dès qu'on s'éloigne d'une centaine de kilomètres au sud-oueSt d'Inongo. A un peu plus de 150 kilomètres dans cette direétion, les pla1. F. BULTOT, « Notice de la carte des zones climatiques du Congo belge et du Ruanda-Urundi »,

in : Atlas général du Congo, Bruxelles, 1954, carte n° 33.

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teaux de sables tertiaires ont leur surface totalement savanisée. Par contre, à l'eSt du méridien d'Inongo, la limite de la forêt équatoriale s'avance loin au sud, jusqu'à la Lukenie même, et plus à l'eSt encore, jusqu'au Kasai. Ainsi, au nord-eSt d'une diagonale qui passe par l'extrémité méridionale du lac, le territoire étudié eSt conforme à notre vision habituelle du monde équatorial et au schéma qui eSt généralement fait de la cuvette congolaise. Vallées marécageuses au sable blanc que les rares piStes automobiles traversent sur des digues ; au pied des versants, forêts que les rivières inondent pendant une bonne partie de l'année; collines et terrasses à revêtement sableux, couvertes d'une forêt dense de terre ferme (sous sa forme plurispécifique, mais aussi parfois sous sa forme monospécifique) et armées très souvent d'un banc latéritique. Quelques clairières herbeuses, cependant, dans ces immensités boisées : les esobé1. Les uns sont des pelouses marécageuses dans le fond des vallées et leur origine édaphique ne laisse guère de doute. Les autres coiffent des interfluves, comme le grand esobe qui s'étend sur le faîte Lokoro-Lukenie. A u sud-oueSt, au nord de la Mfïmi et à l'eSt du méridien de Mushie, si l'on n'a pas encore l'impression d'avoir quitté tout à fait le monde équatorial, le paysage végétal eSt plus complexe et la forêt continue fait place peu à peu à une mosaïque de bois et de savanes où les surfaces herbeuses gagnent progressivement en importance. Ainsi la comparaison avec la partie centrale de l'Amazonie (l'Amazonie « tertiaire et quaternaire ») eSt, d'un point de vue physique, très légitime2. La coloration des rivières elle-même renforce la similitude. Cheminant sous la forêt, teintés par les solutions humiques provenant des sols équatoriaux, les affluents du lac et le lac lui-même sont l'équivalent des Rio s Negros amazoniens. Le nom de Mai Ndombe (Eaux Noires) a été donné parfois au lac, avant de désigner la province que constitua le diStriâ: du lac Léopold II en 1962-1963 et qui fut, par la suite, rattachée à la province de Bandundu. L'émissaire du lac, la Mfimi, lorsqu'elle débouche dans le Kasai, en amont de Mushie, ne se mêle pas dire&ement au grand affluent du Congo mais déroule un ruban noirâtre, parallèle au ruban rougeâtre de ses eaux. Stanley déjà, lors de son voyage de 1882, fut sensible à ce contracte. La Mfimi elle-même, d'ailleurs, eSt faite, sur une certaine distance, de deux moitiés parallèles, celle issue du lac qui eSt noire, celle issue de la Lukenie qui eSt beaucoup plus claire. La Lukenie, rivière équatoriale très marginale, eSt déjà un Rio franco. Une similitude historique avec l'Amazonie découle de ces similitudes physiques. C'eSt par eau que ce pays boisé fut pénétré par les Européens. Il le fut d'ailleurs assez tôt puisque Stanley, à bord de Y En Avant, accomplit le tour du lac dès 1882. Le missionnaire protestant Grenfell, sur le Peace, y vint en 1886 et essaya vainement d'atteindre par voie d'eau le lac Tumba. E n 1888, c'eSt un prospecteur de société commerciale (la Compagnie du 1 . Aucune étude systématique des esobe proches du lac Léopold II. Par contre ceux du lac Tumba et la végétation riveraine de celui-ci ont été l'objet d'une analyse approfondie. Cf. notamment R . BOUILLENNE, J . MOREAU et P. DEUSE, Hsquisse écologique des faciès forestiers et marécageux des bords du lac Tumba (Domaine de /' 1RSAC, Mabali), Bruxelles, 1955. 2. Peut-être conviendrait-il de signaler une différence entre les deux bassins qui n'eSt pas négligeable, mais qui ne paraît pas avoir d'implications importantes : celle de l'altitude. La région étudiée se trouve au-dessus de 300 mètres et même, le plus souvent, de 350 mètres.

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Congo pour le Commerce et l'Industrie), Alexandre Delcommune, qui explore les rives. Conséquence de ce voyage : une Station commerciale de la SAB (Société Anonyme Belge pour le Commerce du Haut-Congo) eSt fondée à Inongo en 1891 1 . Mais c'eêt aussi dans les densités de populations que d'autres comparaisons sont possibles. En 1959, le diStriâ du lac Léopold II était le moins peuplé de l'ancienne province de Léopoldville2. Il reSte le moins peuplé de la province de Bandundu où il vient même, pour la densité de l'occupation humaine, derrière le Kwango : 4,22 habitants au kilomètre carré (5,45 pour le Kwango). Certes, ces densités sont nettement supérieures à celles de l'Amazonie, mais elles sont très en dessous de la moyenne congolaise. D'ailleurs les surfaces totalement vides couvrent des superficies considérables : les étendues qui portent moins de 0,3 habitant au kilomètre carré font 49,86 % de la superficie totale du diStriâ: (superficies lacustres déduites) ; 91,12 % du diStrift ont moins de 5 habitants au kilomètre carré. Mais une remarque s'impose, qui montre que les conditions équatoriales ne peuvent être rendues direâement responsables du faible peuplement. Les parties non équatoriales du diStriét du lac Léopold II ne sont pas mieux peuplées que les équatoriales. La densité générale du Territoire d'Inongo (3,54 sur 25 032 kilomètres carrés) eSt sans doute la plus faible, avec celle d'Oshwe (3,65 sur 41 610 kilomètres carrés !). Ce sont bien des territoires forestiers. Mais Mushie, où les savanes l'emportent sur la forêt, fait à peine 4,27 habitants au kilomètre carré (sur 30 736 kilomètres carrés), avec une proportion de surfaces vides aussi élevées qu'à Oshwe. Et Kiri, le plus typiquement équatorial (beaucoup plus petit, il eSt vrai : 1 1 668 kilomètres carrés) atteint 5,85 habitants au kilomètre carré. Autre ressemblance encore avec l'Amazonie : le peuplement eSt essentiellement riverain. Avec aussi quelques villages égrenés le long des rares pistes ouvertes dans la forêt. Les premiers Européens ont trouvé, dans la région qui entoure le lac Léopold II, les représentants de deux grands groupes dont les aires générales étaient Stabilisées certainement depuis longtemps (au moins depuis deux siècles). Au sud-oueSt se placent les ethnies appartenant à l'ensemble du Bas-Kasai, c'eSt-à-dire pour le territoire concerné le groupe BomaSakata (Borna, Dza, Sakata, Tow, Bai, etc.). Le lac marque à peu près la limite du monde mongo, c'eSt-à-dire des Mongo du Sud-OueSt (Ntomba, Lia, Konda, Lyembe, Mbelo, Bidiankamba, Pango, Kongo, Titu, Ooli, Yaelima, Ndengese, etc.)3. Les différences entre ces deux grands ensembles sont d'abord d'ordre linguistique. Elles sont aussi dans les Struâures sociales, les Mongo étant en principe patrilinéaires, les groupes du Bas-Kasai matrilinéaires. Elles sont également dans les institutions. Mais les Mongo du Sud-OueSt se distinguent des autres Mongo. Leurs Structures politiques plus élaborées comï.

2.

D E V R O E Y , op.

cit.,

p.

214.

Carie de la densité et de la localisation de la population de l'ancienne province de h.éopoldville, Bruxelles, 1966 (3 cartes au 1 : 1 000 000 et une notice). 3. On trouvera une mise au point récente mais succinfte de la localisation et des traits culturels principaux de ces groupes dans J . V A N S I N A , Introduliion à l'ethnologie du Congo, Bruxelles, 1966 (cf. notamment les chapitres 5 : « Les peuples de la cuvette », 9 : « Les peuples du Bas-Kasai », et 3 : « Les p3'gmées, chasseurs de la forêt »). R. E .

DE

SMET,

3,6z

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portent de véritables royautés exercées par des Nkumu ou « chefs sacrés ». Il s'agit très certainement d'une influence des groupes du Bas-Kasai car ceux-ci ont mis au point des Structures étatiques comme, par exemple, le royaume des Borna et ceux des Tyo (ou Téké) et des Kuba (tous deux en dehors des régions qui sont étudiées ici). Ajoutons comme autre trait, que l'on pourrait considérer comme typiquement équatorial, la présence de groupes twa en pays mongo. Accompagnaient-ils les Mongo lors de leurs migrations ou sont-ils venus avant eux ? La tradition les donne souvent pour les premiers habitants. Notons au passage que leurs traits pygmoïdes ne sont pas très accusés. Ils constituent davantage des groupes sociaux que des groupes « raciaux ». Ils font plus du tiers de la population dans quelques seâeurs. Autour du lac Léopold II et dans les territoires avoisinants vivent donc des peuples agriculteurs. Ceux-ci trouvent parfois dans la pêche et la chasse des compléments alimentaires importants. La plupart des Twa chassent au profit du groupe mongo auquel ils sont subordonnés, mais de nombreux Twa ont des champs. Les Mongo sont sans doute des agriculteurs plus nettement forestiers que les groupes du Bas-Kasai. La primauté du bananier, qui fut jadis plante alimentaire de base, était cependant, au siècle dernier, déjà menacée par le manioc. Les groupes du Bas-Kasai ne cultivent guère le bananier, mais davantage le maïs, les arachides, et surtout — mais depuis peu, sans doute (fin du x v m e ou début du xix e siècle) — le manioc. Une gamme relativement réduite de produits agricoles et la dilution des villages dans l'espace n'étaient guère favorables à l'existence de grands courants commerciaux. Ceux-ci ne pouvaient guère exister que le long des cours d'eau. L'aâivité commerciale pré-coloniale cependant était loin d'être négligeable. Le rôle des groupes du Bas-Kasai, à ce point de vue, fut historiquement très important. Certains d'entre eux, les Tyo (ou Téké), par exemple, furent, aux x v m e et xix e siècles, des intermédiaires obligés entre certaines parties de la cuvette équatoriale et les comptoirs de la côte. Ils contrôlaient à la descente (car ils étaient très certainement les maîtres du Stanley Pool) le commerce des esclaves et de l'ivoire. Pour les régions qui nous intéressent, les Borna intervenaient dans la chaîne des intermédiaires. Outre l'ivoire, ils acheminaient vers l'aval la poudre rouge (tukula ou ngula, faite du bois d'un arbre de la forêt dense) et les poissons séchés, deux produits de consommation purement africaine. Ils rapportaient par le fleuve Congo, le Kwa et la Mfimi, les diverses marchandises européennes du commerce de traite, et sans doute aussi des pièces de cuivre 1 . Dans ce trafic commercial, la part de l'agriculture villageoise représentait fort peu de chose. A la fin du xix e siècle, d'ailleurs, elle n'eut pratiquement rien à offrir aux commerçants européens. La faible probabilité de trouver une ressource minérale exploitable dans un pays fait de sédiments récents éloigna d'autre part les prospecteurs et les sociétés minières. Aussi — autre trait de ressemblance avec l'Ama2onie — ce sont les produits de cueillette qui retinrent l'attention des commerçants européens. De même

i . Ce commerce a été décrit en détail par G . SAUTTER, De l'Atlantique phie du sous-peuplement, Paris/La Haye, 1966, cf. pp. 369-378.

au fleuve Congo : une géogra-

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que le commerçant portugais rechercha au Brésil la droga do sertào, le commerçant belge fut attiré par le caoutchouc, l'ivoire et le copal. Dans l'état aâuel de nos connaissances, nous sommes assez mal renseignés sur les débuts de la colonisation. On sait que l'État Indépendant du Congo, dont Léopold II était le Roi-Souverain, n'a pas laissé d'archives. Des sources privées existent mais elles sont relativement rares ou bien n'ont pas encore été exploitées. La situation se complique dans la région du lac Léopold II du fait que le Roi en éloigna le commerce privé puisqu'il en fît le Domaine de la Couronne, c'eSt-à-dire un territoire où le revenu des terres vacantes allait au Roi (l'expression très vague de terres domaniales ou de terres vacantes désignant pratiquement tout le territoire). La vente du caoutchouc et de l'ivoire alimenta donc en principe la cassette personnelle du Roi (et non les finances de l'État Indépendant), ce qui rend plus malaisée encore une estimation chiffrée de l'exploitation. Que firent les agents du Roi dans cette région ? Ce furent en effet les officiers de l'État Indépendant qui exploitèrent le domaine. Se sont-ils comportés autrement que dans les autres régions du Congo où, pendant quelque temps, le commerce du caoutchouc et de l'ivoire fut monopole d'État ? Nous ne pouvons répondre à cette question, du moins pour le moment 1 . On sait que les revenus du Domaine furent appréciables puisque le Roi, sur sa cassette personnelle, finança en Belgique, directement ou par personne interposée, de grands travaux publics, et notamment l'Arcade du Cinquantenaire à Bruxelles, la Tour Japonaise à Laeken, le portique-promenoir et la tribune du champ de courses d'OStende, les agrandissements du Château de Laeken, les travaux du Château de Ciergnon, le Musée de Tervuren, etc. On a eftimé à une quinzaine de millions les recettes domaniales de 1900 à 19022. Il n'eSt pas certain que ces sommes considérables provinssent uniquement de la région du lac Léopold II, qui n'était qu'une partie du domaine appartenant à la Fondation de la Couronne. Une des très rares indications officielles permet de mesurer cependant l'ampleur de l'exploitation : le produit du Domaine de la Couronne (lac Léopold II) eêt mentionné pour 700 000 F dans le Budget de l'État Indépendant pour 1900 3 . Mais peut-on en conclure que ce territoire fut mis en coupe réglée ou même traité plus sévèrement que le furent les autres régions équatoriales du Congo où sévirent des compagnies caoutchoutières de fâcheuse réputation ? Il semble à tout le moins qu'il ait partagé leur sort. On sait que le rapport du consul anglais Casement, qui fut utilisé dans la campagne anglaise contre Léopold II et l'État Indépendant, comprend des témoignages de réfugiés du lac Léopold II (venant de Sengele) que Casement a interrogés à Lukolela et à Bolobo sur le fleuve Congo. Ils lui décrivirent les massacres et les mutilations dont les soldats de l'État 1. Et d'ailleurs quand l'exploitation « personnelle » de ce Domaine a-t-elle réellement commencé ? Le décret délimitant les biens de la couronne (« toutes les terres vacantes dans les bassins du lac Léopold II et de la rivière Lukenie, et des terres vacantes voisines à désigner ultérieurement ») eSt reSté secret jusqu'en 1902 et n'a été publié qu'en 1907. Il porte la date (fiitive ?) du 9 mars 1896. Il semble que le Domaine n'ait été exploité « personnellement » qu'à partir de 1900. Sur toute cette question, cf. l'analyse très fine de J . S T E N G E R S , Combien le Congo a-l-il coûté à la Belgique ?, Bruxelles, 1967, et notamment pp. 151-170. 2. Ibid., p. 170.

3. Ibid., p. 155.

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Indépendant se serait rendus coupables dans les villages qui ne récoltaient pas suffisamment de caoutchouc. E n août et septembre 1903, un missionnaire protestant de Bolobo traverse la région entre ce poSte et Sengele. A Ngongo, à l'oueSt du lac, outre les ossements que des villageois lui montrent comme ceux des vi&imes des soldats, il note des traces de départ brutal et précipité de certains territoires, par exemple des champs de manioc abandonnés. L a période la plus éprouvante pour la région à l'oueSt du lac Léopold I I se placerait entre 1898 et 1900-1901, quand le pays était administré par un officier de l'État Indépendant surnommé Malu-Malu, qui a laissé un souvenir pénible aux habitants, souvenir conservé encore aujourd'hui 1 . Cette époque du caoutchouc et de l'ivoire fut donc désastreuse pour le pays du lac Léopold II. Nous avons rappelé, dans un autre article, qu'elle avait aussi provoqué le déclin des groupes africains qui étaient les intermédiaires entre les gens de la cuvette et la région littorale2. Ici les Borna, courtcircuités par les commerçants européens et même par les agents de l'État, souffrirent fortement de la perte de leur rôle traditionnel. On peut soutenir — mais les arguments définitifs font encore défaut — que, comme l'Amazonie au début de sa pénétration, ce pays équatorial vit diminuer sa population. Ce serait raisonnement rapide et, par conséquent, affirmation inexafte de lier direâement ce dépeuplement aux excès de l'exploitation commerciale. La propagation de maladies infectieuses (variole, maladie du sommeil, etc.), qui suivit l'occupation coloniale, en fut la cause principale. Mais la recherche des produits de cueillette, faite dans des conditions difficiles, loin des villages, dans les régions marécageuses, favorisa certainement cette diffusion. Nous avons discuté ailleurs la probabilité d'un dépeuplement de la région qui se trouve au débouché de la Mfimi. Celle d'un dépeuplement des rives du lac Léopold II eSt moins grande car les quelques témoignages, d'interprétation fort malaisée d'ailleurs, sur lesquels on pouvait se fonder pour le pays boma, n'existent pas pour le lac lui-même. La maladie du sommeil a sévi ici comme dans toute cette partie du Congo. Un lazaret où étaient isolés les malades fut même établi au sud d'Inongo, dans un endroit qu'on ne pouvait atteindre que par voie d'eau 3 . Il semble cependant que l'épidémie n'ait pas atteint le même degré d'intensité que sur les rives du K w a . Les environs d'Inongo furent même considérés comme étonnamment salubres. Peut-être parce que les rives du lac avaient été soigneusement débroussaillées. Mais il y aurait eu aussi diminution ou Stagnation de la population pour des causes que l'on pourrait qualifier d'intrinsèques. Les Mongo sont fâcheusement réputés pour leur faible fécondité. Ceux du Sud-OueSt (sauf quelques exceptions comme, par exemple, les Ekonda) n'échappent pas à cette réputation. Pour toute l'ancienne province de Léopoldville, c'était dans les territoires voisins du lac Léopold II que s'observaient les 1. R. ANSTEY, « The Congo Rubber Atrocities : A Case Study », African Hiftorical Studies 4, 1971, PP- 59-76. 2. H . NICOLAÏ, « Divisions régionales et répartition de la population dans le Sud-OueSt du Congo », Repue belge de Géographie 9 1 , 1 9 6 7 , pp. 1 6 1 - 2 2 7 . 3. C. DASSAS-DE WITTE, La maladie du sommeil dans l'État Indépendant du Congo de 1890 à 1920, Bruxelles (mémoire inédit de licence en histoire à l'Université de Bruxelles), 1965, cf. notamment pp. 88-94.

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plus faibles rapports du nombre des enfants à celui des femmes. La situation était moins grave peut-être que dans l'Équateur ou dans le nord de la province du Kasai. Elle n'en était pas moins préoccupante. Pour l'ensemble du Territoire de Kiri : 101 enfants pour 100 femmes (79 seulement dans le seCteur Lotoi). Mais pour les autres territoires (même de population mongo) le rapport était nettement plus favorable. ESt-ce une séquelle des premières années de la colonisation, c'eSt-à-dire de l'époque du caoutchouc ? Ou bien s'agit-il d'un fait plus ancien ? C'eSt là encore matière à controverse de même d'ailleurs que la part respective des causes physiologiques et des causes sociales de cette situation. Amorcée dès la fin du xix e siècle, l'économie commerciale de cueillette n'a cessé de conserver la part prépondérante. Certes, peu après la reprise du Congo par la Belgique, l'exploitation « des produits naturels du domaine » fut abandonnée (pour la plus grande partie du diStriCt, officiellement le i e r juillet 1910), mais les commerçants privés relayèrent l'État. La crise du caoutchouc de cueillette se produit à ce moment. L'ivoire se maintient et surtout le copal. S'ajoutent aussi les amandes palmistes et les fruits de palme. Quelques sociétés coloniales créent des plantations (par exemple, des plantations d'hévéas — près de Nioki — et de cacaoyers), mais celles-ci sont en marge du territoire étudié. En 1921, un rapport administratif remarque qu' « une très grande partie des établissements commerciaux [...] vivent uniquement de l'achat des produits de cueillette w1. Les Africains subissent évidemment les contrecoups des fluctuations qui caractérisent ce type d'économie. D'autant plus que les petits commerçants qui, après la suppression des monopoles de l'État et des grandes compagnies, se sont répandus dans le pays, souffrent de la difficulté des communications. Ils ne parviennent pas à écouler leurs produits, faute de liaisons fluviales régulières. « Pendant quelques mois de l'année et à une époque coïncidant précisément avec une période de forte production et de cours élevés, aucune unité — Sonatra ni Citas — n'a été envoyée [...] au DiStriCt du lac Léopold II », dit un rapport de 1922 2 . Les petits commerçants sont ainsi sous la dépendance des grosses sociétés bien équipées qui disposent de leurs propres bateaux. Se constitue alors une amorce de relations hiérarchiques entre commerçants, qui n'eSt pas sans quelque analogie avec celles de l'Ama2onie. Le copal fut sans doute la cueillette la plus caractéristique de cette période. C'eSt vers 1925-1926 que se situe la pointe de sa production. ESt-il produit de cueillette plus typiquement équatorial ? E t aux conséquences plus fâcheuses ? Le copal eSt la résine fossile d'arbres de la forêt marécageuse et de la forêt périodiquement inondée. Les copaliers appartiennent à diverses espèces de la famille des Légumineuses. Le copal dit « du lac Léopold II » — et qui eSt souvent mieux coté que celui dit « de l'Équateur » — eSt en fait un mélange de résines provenant d'espèces diverses. La récolte, qui peut se faire pendant toute l'année, a lieu généralement au moment où les eaux sont les plus basses (juin, juillet, août; parfois aussi février). Les 1 . Rapport sur l'Administration du Congo belge pendant l'année 21 (Rapport annuel sur l'aélivité de la Colonie du Congo belge pendant l'année 1921 présenté aux Chambres Législatives, Chambre des Représentants, Session de 1922-1923), Bruxelles, 1925, p. 129. 2. Ibid., p. 57.

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hommes quittent alors leurs villages, s'installent dans des campements provisoires au cœur de la forêt et parcourent des étendues boueuses, avec de l'eau à mi-cuisse ou à la ceinture, en sondant le sol avec une longue lance à pointe métallique. Ils peuvent recueillir jusqu'à une quinzaine de kilos par jour 1 . On imagine les répercussions de ce type d'aâivité sur la vie sociale villageoise et surtout sur l'état sanitaire des hommes qui se trouvent ainsi davantage exposés à certaines maladies comme la trypanosomiase. Mais la récolte eSt appréciée par les Africains. Elle eSt en effet une source importante (et parfois la source principale) de revenus monétaires. Ils considèrent souvent qu'elle paie bien. Elle leur permet d'échapper, pendant quelque temps, aux corvées qui accablent les hommes restés au village. Les sociétés commerciales ne manquent donc pas de récolteurs. Au point que, dès 1925, les autorités coloniales s'inquiètent des conséquences fâcheuses de la prépondérance de la cueillette pour les aâivités agricoles des villageois (et aussi des sociétés coloniales). Il y a lieu de réfléchir aux conséquences que peut avoir pour nos entreprises induftrielles, agricoles et mêmes commerciales, un accroissement trop considérable de la produâion des produits naturels d'exportation et spécialement du copal. Sa production eñ forcément limitée, notamment aux possibilités en main-d'œuvre pour l'extrañion, mais il faut craindre pourtant l'abandon progressif par l'indigène de ses travaux : cultures vivrieres, etc., et des travaux d'ordre économique qui lui seront imposés2. Pour le seul diStriâ du lac Léopold II, la produâion approche les 2 000 tonnes en 1926. L'ivoire, 8 240 tonnes. Ces productions ne vont cesser de décroître au fil du temps sans disparaître cependant complètement. Le copal eSt encore récolté aujourd'hui, mais il ne fait plus qu'une centaine de tonnes au maximum (moins de 50, certaines années), ce qui eSt insignifiant. L'ivoire ne représente plus grandchose. Mais aucune produâion agricole importante n'a pris leur place dans les transactions commerciales. Un peu de manioc eSt vendu à Inongo et dans les camps forestiers. De faibles quantités sont acheminées vers Kinshasa, mais il n'y a pas là de quoi assurer des revenus monétaires appréciables. Dans le sud du diátrift, c'eSt-à-dire dans les régions où les savanes disputent le territoire à la forêt (sud du Territoire de Kutu, dans l'entre-LukenieKasai; oueSt du Territoire de Mushie), donc en dehors de la région purement équatoriale que nous étudions ici, une produâion agricole — les fibres d'urena, qui donnent un jute grossier, largement consommé à Kinshasa — a pris quelque importance. Ses débuts se placent vers 1936. Elle s'eSt développée après la dernière guerre, mais a souffert, par la suite, de périodes de mévente qui ont fait fluâuer les tonnages récoltés. Notons d'ailleurs que, même dans ce cas, l'aâivité de cueillette n'était pas entièrement absente puisque les acheteurs de fibres acceptaient également celles du Punga (Triumfetta sp.) qui pousse spontanément dans les jachères. 1. J . LÉONARD, Étude botanique des copaliers du Congo belge, Bruxelles (publ. de l'INEAC), 1950, cf. notamment pp. 27-28. 2. Rapport... pendant l'année 192;, p. 141.

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Une activité de cueillette assure peut-être aujourd'hui plus encore de ressources monétaires que l'agriculture. La pêche a toujours été — mais semble redevenue davantage encore depuis une quinzaine d'années — une activité commerciale importante. En principe le lac eSt moins poissonneux que les affluents et l'émissaire. La produ£tion principale du district provient du Kwa, de la Mfimi-Lukenie et du fleuve Congo même. Mais les récoltes du lac ne sont pas négligeables. Les pêcheurs ont équipé souvent leur pirogue d'un petit moteur hors-bord. Les poissons sont vendus à des commerçants locaux. Ou bien un membre de la famille, la femme par exemple, emprunte une ligne de navigation régulière et emporte à Kinshasa, une ou plusieurs fois par an, une charge de poissons séchés. Aucune estimation suffisamment précise n'a été faite de ce trafic et de cette produâion. Le lac et ses affluents donneraient peut-être 4 000 tonnes par an. Étant donné que le poisson se vend très bien à Kinshasa, c'eSt certainement là une des principales ressources aituelles de la région (on évaluait le produit de cette vente, voici une dizaine d'années, à un peu plus de 2 5 00 F belges par homme adulte valide). Persistance encore — si l'on veut — d'une certaine forme de cueillette dans l'exploitation forestière, avec la gamme variée de ses artisans : grumiers, petits exploitants-scieurs, grosses entreprises exploitant elles-mêmes des domaines de plusieurs milliers d'heftares ou recourant partiellement à des sous-traitants et achetant des grumes à des colons indépendants pour les traiter dans des scieries mécaniques et une usine de déroulage. Toute cette activité, qui eSt dans des mains européennes, eSt essentiellement riveraine. La plupart des entreprises s'égrènent sur les rives de la Mfimi, de la Lukenie et du lac Léopold II. On ne va pas chercher de troncs au-delà de 15 à 20 kilomètres à partir de la rivière. Au nord d'Inongo, d'autre part, il n'y a pratiquement plus rien. Le développement de l'exploitation forestière ne fut cependant pas précoce, en raison sans doute de l'éloignement des centres de consommation et des ports d'exportation. Certes la F O R E S C O M , qui eSt ici l'exploitation la plus importante, eSt à Nioki depuis 1920, mais elle se contentait alors de traiter le caoutchouc de cueillette. Elle fit des plantations d'hévéas et même de cacaoyers avant de s'intéresser au bois. C'eSt entre 1920 et 1930 que les premiers exploitants forestiers s'installent. Le rapport de 1922, qui signale une certaine exploitation des forêts par les missions, ajoute : « La demande de bois en grumes et ouvragé dépasse l'offre et on eStime qu'une ou deux entreprises de ce genre d'exploitation forestière par moyens mécaniques auraient grande chance de réussite dans la Province. » 1 Pendant longtemps cependant la production de bois de chauffage (pour les vapeurs fluviaux) dépassa celle de bois d'œuvre, mais dès 1931, le diStrift du lac Léopold I I fait plus de la moitié de la produâion de bois débité de la Province de l'Équateur (dont il fait partie). On commence à parler d'une « production d'avenir »2. Les exploitations aftuelles tirent de la forêt du Kambala, divers acajous (des ipaki, c'eSt-à-dire différentes espèces d'Entandrophragma dont certaines 1. Rapport... pendant l'année 1922, p. 49. 2. Rapport... pendant /'année i f f l , p. 141.

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se prêtent au déroulage, des khaya), des bois légers (wenge, Milletia laurentii, etc.). Les rendements à l'heâare ne sont pas mauvais (environ 16 mètres cubes par exemple à Patambulu, sur la rive sud-oueSt du lac Léopold II). Mais que d'archaïsmes et de juxtapositions anachroniques dans ces exploitations ! Les pistes sont ouvertes au bulldozer et à la niveleuse. De part et d'autre, sur une certaine profondeur, les arbres intéressants sont abattus à la hache, les bûcherons travaillant souvent sur une plate-forme construite au-dessus des contreforts. Le tronc eSt scié sur place en plusieurs morceaux. Les grumes sont tirées par un Caterpillar jusqu'à une gare où une grue puissante les charge sur le camion qui les porte à l'embarcadère. De là, les grumes sont placées sur des radeaux ou des pontons et descendent la Mfimi jusqu'à l'usine de Nioki. Tel eSt du moins le schéma habituel dans les sièges d'exploitation de la société principale. Mais beaucoup de colons sont moins bien équipés. Ceux qui ne disposent pas de scierie personnelle ont depuis longtemps toutes les peines du monde à faire quelque bénéfice, surtout s'ils essaient d'acheminer leurs grumes jusqu'à Kinshasa. Ceux qui scient eux-mêmes leur bois sont dans une situation un peu meilleure. En valeur absolue, le bois reSte la production la plus importante du diStrift. Nous verrons plus loin qu'on fonde certains espoirs sur l'exploitation foreêtière. La région du lac Léopold II eSt sans conteste très en retard sur la voie du développement. L'isolement joue un rôle non négligeable dans cette situation. La plus grande partie du territoire n'eSt accessible que par voie d'eau. Un réseau routier véritable n'existe qu'entre le Kasai et la Lukenie, c'eStà-dire en dehors du pays étudié ici. Il faut mentionner aussi une route entre Selenge, sur la rive occidentale du lac, et Bolobo d'une part, Mushie et Nioki de l'autre. Mais le trafic eSt insignifiant : 13 tonnes au kilomètre par an pour la route Selenge-Bolobo, longue de 298 kilomètres1. Ailleurs, il s'agit souvent de simples pistes de pénétration qui s'arrêtent dans la forêt, après quelques dizaines de kilomètres. L'isolement explique que l'Administration coloniale ait souvent choisi la région à l'eSt d'Inongo pour y reléguer les chefs et les notables insoumis des autres parties de l'ancienne province de Léopoldville et notamment du Bas-Congo. De petits villages de la forêt, à l'extrémité d'une piste, étaient ainsi des villages de relégués. Ce serait un grand mot que de parler de bagne. Mais c'eSt bien là la marque de l'isolement. En fait l'isolement eSt très relatif. La distance à la capitale n'eSt pas très grande si on la compare à celle des autres régions du Congo. De Selenge à Kinshasa, il n'y a qu'un peu plus de 3 50 kilomètres avec une seule traversée importante de rivière en bac, celle du Kwa. Un esprit optimiste insisterait plutôt sur la relative proximité de la grande agglomération du Stanley Pool et de la possibilité de débouchés aisés qu'elle devrait impliquer pour l'agriculture (par exemple une agriculture vivrière) qui dispose du moyen de transport peu coûteux de la voie d'eau. L'isolement n'eSt que très partiellement responsable du retard écono1 . J . B. MURAIRI, « Incidences économiques de la jonâion des chemins de fer B C K et C F M K sur la région à traverser », Cahiers économiques et sociaux (Kinshasa) 8 (4), 1970, pp. 515-576, et notamment p. 550.

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mique. Le pays du lac Léopold II — et ceci nous ramène à la comparaison avec l'Amazonie — eSt reSté fidèle à une certaine conception de l'exploitation d'un territoire, qui eSt celle de la cueillette. Caoutchouc des lianes, ivoire, copal, fibres de Punga, grumes, poissons séchés, autant de produits différents alternant ou se succédant dans le temps, mais correspondant au même type d'aftivité. Si l'avenir de ces régions eSt incertain, la vocation agricole eSt incontestable. Palmiers à huile et probablement aussi hévéas et cacaoyers (ces derniers, dans le Nord tout au moins, là où la saison sèche eSt insignifiante) seraient à leur place. D'ailleurs au début de ce siècle, nous l'avons vu, plusieurs sociétés coloniales firent quelques réalisations dans ce domaine (à Nioki par exemple et sur les rives du lac) ; les plus importantes se trouvent cependant un peu en dehors du territoire étudié, sur les rives du fleuve Congo, dans d'excellentes conditions d'évacuation de la production. L'Administration coloniale encouragea la plantation de palmiers Elaeis par les Africains. La plupart de ces palmeraies sont retournées à la forêt. Les statistiques agricoles du diStriâ du lac Léopold II font état d'une production d'urena, de café et de coton, mais celle-ci concerne en fait le pays de savanes qui se trouve au sud de la forêt et que nous n'avons pas étudié. De même pour les nombreux projets d'élevage dont sont prodigues les rapports officiels. Dans le pays équatorial proprement dit, aucun projet ne dépasse le niveau d'une cueillette rationalisée. Un programme ambitieux envisageait, voici quelques années, l'exploitation de la forêt pour la pâte à papier1. Une méthode mise au point par des experts français permettrait en effet de tirer parti des forêts denses hétérogènes. Si celles-ci, dans le bloc-type étudié à l'eSt du lac, comptent environ 194 essences différentes à l'heétare, une cinquantaine d'essences (faisant chacune plus de 1 % du cube) représentent 70 % du cube total et le mélange de leurs bois (ou d'un certain nombre d'entre eux) permettrait d'obtenir une pâte kraft d'une qualité assez voisine de celle que l'on tire des pins des Landes de Gascogne. Il y aurait là de quoi alimenter le marché local congolais et même concurrencer efficacement les pâtes étrangères, sans envisager cependant, à moins d'une amélioration sensible du produit, le débouché international. Un syndicat créé en 1952 par diverses sociétés papetières belges soutenues par les deux groupes financiers belges les plus importants (le Syndicat de la Cellulose Congolaise) retint comme source d'approvisionnement les forêts à l'eSt du lac (facilités d'exploitation en terrain plat, évacuation aisée par voie d'eau, éloignement peu important de la capitale, possibilité d'exploitation progressive à partir des rivières, possibilité enfin de doubler ou de tripler éventuellement la capacité de l'unité de base qui devrait produire 100 000 tonnes de pâte par an pour être rentable). Le Syndicat s'était fait réserver un droit d'exploitation sur 200 000 heftares, moyennant l'obligation d'abattre la forêt à blanc en bandes parallèles et de laisser le Gouvernement reboiser en peuplements mixtes (bois d'œuvre et bois à papier). Mais ces projets ne semblent pas encore entrés dans la voie d'une réalisation effective. L'exploitation de la forêt pour le bois tirera peut-être parti de l'épuisement des forêts du 1. M. DE ROOVER, « Études et projets pour la fabrication de pâte de cellulose au Congo », Bulletin des Séances de l'Académie Royale des Sciences Coloniales, 1957, pp. 1 2 3 1 - 1 2 4 5 .

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Henri Nicolai Mayumbe, dans le Bas-Congo, qui étaient jusqu'ici mieux placées pour l'exportation. *

Amazonie et cuvette équatoriale congolaise sont-elles condamnées à la cueillette ? Il eSt évident que celle-ci n'eSt pas une conséquence du milieu équatorial. L'exemple de Java suffit à le démontrer. Mais il faut reconnaître que, dans le cas de l'Amazonie, comme dans celui des régions du lac Léopold II, un fait de géographie humaine a été d'un grand poids dans leurs destinées modernes. Il s'agit de la très faible densité de population. Ainsi se sont trouvées découragées dès le départ toutes les entreprises de plantations qui auraient exigé une main-d'œuvre nombreuse. Les commerçants ont dû renoncer à l'achat de produits agricoles qu'ils n'auraient pu obtenir en quantités suffisantes étant donné le petit nombre d'agriculteurs au kilomètre carré. L'exploitation, par la cueillette, des ressources de la forêt équatoriale eSt donc apparue comme le moyen le plus simple et le plus commode de tirer parti du territoire. Persistance de la cueillette ! Malédi&ion de la cueillette ! Pour progresser sur la voie du développement, le pays du lac Léopold II, comme l'Amazonie, devra s'en dégager.

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Café et cacao che^ les petits paysans d'Afrique noire

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Q U E L Q U E S D É C E N N I E S , un peu partout en Afrique tropicale humide, la création de plantations de cacaoyers, et secondairement de caféiers, a entraîné la fondation d' « une économie pleinement intégrée, où l'effort de toute une population forme le support de la prospérité, tandis que les gains, largement répartis, transforment en retour le paysage villageois et déclenchent un remaniement de fond en comble des rapports sociaux Ces phénomènes ont profondément affefté les modes de vie de peuples qui, soit sous la pression de l'administration coloniale, soit de leur propre initiative, ont adopté ces cultures arbuStives : tels les Agni et les Bété de Côte-d'Ivoire, les Achanti du Ghana, les Yoruba du Nigéria, les Fang du Cameroun et du Gabon. La révolution apportée chez ces peuples dans les pratiques agraires, l'habitat, les Struftures sociales, par une économie monétaire fondée sur la plantation a donné lieu à maintes monographies qui nous font saisir par quels processus, d'ailleurs très divers, des agriculteurs adonnés à des pratiques traditionnelles se sont mués en planteurs, comment des pays d'auto-subsiStance se sont ouverts sur les marchés mondiaux, quels problèmes de tous ordres pose l'avenir de ces plantations 2 . Dans d'autres pays, les agriculteurs ont plus récemment accueilli, parmi leurs champs, des vergers de cacaoyers ou de caféiers qui, sans avoir créé une société de planteurs, sont, le plus souvent avec d'autres produits, source de profits : ces cultures nouvelles, introduites ou développées après la fin de l'époque coloniale, ont eu sur la vie rurale et sur l'organisation de la société des conséquences plus ou moins profondes. Ces vergers nouveaux sont-ils l'amorce d'une véritable économie de plantation ? La lefture d'ouvrages et articles qui décrivent et analysent leur essor enrichit notre connaissance des paysanneries africaines et nous inspire quelques réflexions. EPUIS

1. G . SAUTTER, De l'Atlantique au fleuve Congo : une géographie du sous-peuplement, Paris/La Haye, 1966, p. 812. 2. Parmi les récentes études parues, consacrées à des populations de planteurs : D . BONI, « L e pays akyé (Côte-d'Ivoire) : étude de l'économie agricole », Annales de l'Université d'Abidjan (sér. G ) 2 (1), 1970.

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Les Bamléké, qu'étudie J. Hurault1 sont l'exemple d'une ethnie nombreuse, habitant un pays densément peuplé — 600 000 individus environ sur 6 000 kilomètres carrés —, douée pour le négoce et de bonne heure en relation avec une grande ville. Les hautes terres du Cameroun occidental où ils sont établis depuis plusieurs siècles montrent l'aspeâ d'une contrée dans laquelle un intense labeur humain a profondément modifié le paysage naturel. Les Bamiléké y ont construit une organisation coutumière du terroir commandée par le principe de l'association de l'agriculture et d'un élevage du petit bétail, chèvres et moutons. Les terres agricoles, attribuées à des chefs de famille, se situent sur la partie inférieure des versants au profil concave et aux sols favorables à la culture; là sont les grandes maisons de bois, si caractéristiques du pays bamiléké, avec leur porte aux linteaux sculptés et leur haut toit de chaume ; là régnent des haies vives qui limitent les dangers d'érosion, fournissent du bois, encadrent les chemins par où le petit bétail gagne les pâturages. Ceux-ci sont situés sur le haut des versants, qui offrent soit des carapaces latéritiques plus ou moins disloquées, soit des sols pauvres où sévit l'érosion; ils étaient concédés par le chef du village à des notables qui avaient pour tâche d'y organiser — au profit des habitants du voisinage — le pacage des chèvres, de décider de l'année où telle ou telle « montagne » pouvait être mise en culture, d'établir à titre permanent des familles sans terre. Dans le système agraire traditionnel, les champs vivriers, où s'associaient maïs, igname, taro, arachide, cultivés à partir d'avril, étaient confiés aux femmes, tandis que les hommes s'occupaient des bananiers-plantains et des arbres fruitiers (kolatiers et avocatiers) dispersés dans la concession. Dès les premières récoltes, en août, les terres des concessions étaient ouvertes aux chèvres et aux moutons jusqu'alors enfermés dans des parcs et nourris de feuilles. Chacun vivait sur son exploitation; la dispersion de l'habitat permettait d'associer pour le pacage des bêtes de vaStes terres vacantes. La proximité de la côte favorisait les transactions ; des marchés nombreux attiraient beaucoup de monde ; la vente des porcs, et des poulets, des produits vivriers, donnaient de bons profits à un peuple qui avait su acquérir à l'extérieur des positions solides. Au lendemain de la dernière guerre, lors de la création du FIDES, la culture du caféier arabica a fait de rapides progrès. La fondation de coopératives gérées en fait par des commerçants, des fonctionnaires, des notables traditionnels — et dans l'administration desquelles les petits paysans ont peu de place — a donné aux plantations une vive impulsion. Récemment le développement d'un réseau routier mis en place par les autorités soucieuses de mieux contrôler le pays a facilité le trafic et joué en faveur du caféier. Cette culture a altéré l'ancien système agraire. Elle n'eSt certes pas le seul fafteur de révolution. Dès avant le café la poussée démographique avait amené l'occupation progressive par les cultivateurs de surfaces jusqu'alors consacrées au pâturage. L'ouver1. J . HURAULT, « L'organisation du terroir dans les groupements bamiléké », Études rurales (37-39), janv.-sept. 1970, pp. 232-256; J . CHAMPAUD, « Coopérative et développement : l ' U C C A O », Les Cahiers d'Outre-Mer 22, 1969, pp. 95-100. Des données nous ont été fournies par P. BARRÈRE et P. PÉLISSIER, qui ont visité récemment le pays.

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ture du pays au monde extérieur, la pénétration, dans une société solidement Struâurée, d'idées nouvelles, le manque de terres, ont été après 1955 à l'origine d'une révolte contre les chefs. Il eSt des régions, comme celle de Batié, où les troubles ont eu pour conséquence le regroupement des cases et ont accéléré la dégradation des Struâures traditionnelles. Mais la création, dans la plupart des concessions, de vergers de caféiers, a beaucoup contribué aux changements qui s'accomplissent sous nos yeux dans les se&eurs où les plantations nouvelles sont le plus en vogue. La culture du café tend à accaparer tous les efforts des hommes au détriment de l'élevage. Obligées de sarcler le sol sous les caféiers en septembre-oâobre, les femmes se sont mises à pratiquer, d'abord sous les caféiers, puis un peu partout à l'intérieur des concessions, une seconde campagne de cultures vivrières. Celles-ci, au premier rang desquelles se place désormais le maïs, envahissent peu à peu les terres à usage colleâif. Plus de place pour le petit bétail, dans les concessions et les pâturages : l'élevage des porcs qui se nourrissent des déchets dans les réduits où ils sont parqués se maintient, mais celui des chèvres et des poulets disparaît. Une nouvelle Strufture agraire s'organise en fonction du caféier, les cultures vivrières s'intensifient. Une nouvelle classe de planteurs naît. Les Bassa du Cameroun attestent par l'exemple qu'ils donnent que des relations faciles avec le monde extérieur n'engendrent pas forcément, même dans un pays qui semblerait doué pour une économie de plantation, la naissance de vergers de cacaoyers ou de caféiers. Peuple habitué à se déplacer, les Bassa se sont établis au début du siècle dernier dans les pays au sud de la Sanaga, que traverse aujourd'hui la voie ferrée de Douala à Yaoundé. Le peuplement — 20 à 30 habitants au kilomètre carré — eSt beaucoup moins dense qu'en pays bamiléké. Dans la forêt équatoriale, où ils ont entrepris de larges défrichements, les Bassa cultivent après brûlis sur les mêmes champs une grande variété de plantes : arachides, maïs, macabo, manioc, canne à sucre...; des palmiers à huile mal soignés, et qui ne se groupent jamais en palmeraie, poussent parmi les champs ou dans la forêt; de petits vergers de cacaoyers, le plus souvent envahis par les broussailles, apparaissent ici et là. Il peut sembler surprenant que les Bassa, à la différence des Fang et des Boulou chez lesquels le cacaoyer a pris une place importante dans la vie agricole, aient délaissé une culture de plantation que favorisaient la présence de bons sols, l'absence d'aléas climatiques, ainsi qu'une organisation sociale sans fortes contraintes et propice au progrès agricole. Pourquoi ce « refus de l'agriculture de plantation », affirmé même dans des communautés villageoises bassa qui, telles celle de Mom, étudiée par J . Champaud 1 , sont bien desservies par la route et la voie ferrée ? Sans doute convient-il de faire état d'une donnée historique : la culture du cacaoyer s'eSt propagée suivant des voies qui ont, pour des raisons administratives, pénétré en pays boulou et évité le pays bassa, le premier ayant été rattaché à la région de Yaoundé où les fonctionnaires de l'agriculture étaient favorables à l'expansion des plantations, le second étant inséré dans la région de 1.

J . C H A M P A U D , « Mom (Cameroun) ou le refus de l'agriculture de plantation », Études rurales (37-39), janv.-sept. 1970, pp. 299-311.

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Douala dont les services agricoles ne pratiquaient pas la même politique. Mais la réticence des Bassa paraît surtout s'expliquer par l'habitude qu'ils avaient de commercialiser les produits du palmier à huile qui leur fournissaient toute l'année, à la différence du cacaoyer, un revenu régulier; la proximité d'une gare rendait facile l'exportation vers Douala et Yaoundé non seulement de l'huile de palme mais encore des produits agricoles destinés, tels le maïs, les bananes-plantains, le macabo..., au ravitaillement des citadins. A quoi bon, le marché intérieur ouvrant de larges possibilités, créer des plantations modernes à l'avenir incertain ? Les Guère de la Côte-d'Ivoire — une ethnie de 150 000 personnes qui appartiennent au groupe krou — montrent, en un pays quelque peu en marge des courants de circulation, un exemple des modifications apportées dans un milieu rural par l'introduftion du caféier. A. Schwartz a étudié en sociologue le terroir d'un de leurs villages, celui de Ziombli (736 habitants), qui se situe vers 250 mètres d'altitude, sur les derniers contreforts des monts Nimba, à l'oueSt de la Côte-d'Ivoire1. Comme dans les autres villages guéré, une agriculture fondée essentiellement sur le riz auquel s'associent le maïs, le manioc, une longue jachère, un calendrier agricole chargé — le travail de la terre occupait dix mois de l'année —, une économie de subsistance étaient les traits essentiels de la vie traditionnelle. A la culture du cacaoyer, introduite vers 1925, mais qui ne résista pas à l'effondrement des cours en 1930, se substitua, après 1946, celle du caféier. Mais l'inclusion dans le terroir guéré de cette culture commerciale ne s'eSt pas accompagnée d'un progrès dans les pratiques agricoles, restées archaïques. La culture caféière reléguée en des parcelles exiguës a des allures de cueillette et n'a pas créé, comme par exemple chez les Agni voisins, une classe de vrais planteurs. Cependant, le développement des vergers de caféiers a perturbé tout l'équilibre du terroir guéré. On n'a pas sacrifié les cultures vivrières : la population s'accroît de 30 °/oo environ par an; huit ans de jachère forestière étant nécessaires pour que se reconstituent les sols, les 1 200 hectares de terres disponibles à Ziombli sont indispensables, selon les données d'une agriculture itinérante, pour nourrir une population de plus de 700 personnes qui connaît un croît démographique rapide. Or le caféier gagne aux dépens de la terre destinée aux produits vivriers et eSt planté sur des parcelles qui, devenant de ce fait terres appropriées, échappent au patrimoine foncier de la communauté villageoise. Riz et caféiers, d'autre part, ont peine à coexister car ils exigent des soins aux mêmes mois de l'année; et le temps consacré à la culture commercialisée interdit l'expansion du riz, surtout a un moment où la disparition des panthères, par l'emploi de fusils de chasse modernes, a entraîné la multiplication des agoutis dont ils étaient la proie et a obligé les paysans à clôturer leurs parcelles de riz pour les protéger de ces rongeurs. Sans doute la culture du caféier, même pratiquée sans beaucoup de soin, assure-t-elle aux villageois quelques revenus, mais la commercialisation du café a lieu de décembre à février et ce n'eSt qu'à partir de juin que le riz, céréale que les Guéré considèrent comme la nourriture noble, vient à man1.

A . S C H W A R T Z , « Un terroir forestier de l'Oueft ivoirien : Ziombli », Études rurales (37-39), janv.-sept. 1970, pp. 266-280.

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quer, quand le peu d'argent gagné par la vente du café a été dépensé : aussi, faute d'avoir prévu à temps l'achat de riz extérieur, les gens de Ziombli doivent-ils se contenter de manioc. L'introduâion du caféier a ainsi quelque peu perturbé le régime alimentaire traditionnel. Si le palmier à huile chez les Bassa et le riz chez les Guéré sont des concurrents pour la culture de plantation, il eSt d'autres peuples, dispersés dans des forêts de faible densité démographique, chez lesquels caféiers ou cacaoyers ont pris place parmi une gamme de produits agricoles très variés. Tels sont les Béti : ceux-ci, qui habitent au Cameroun, dans les pays de la Haute Sanaga, sont, comme les Bamiléké, placés à proximité d'une voie de passage et ils ont comme eux accueilli, à côté de leurs cultures vivrières, des plantes arbuStives de commercialisation. Mais ici la densité du peuplement eát faible et les Structures agraires et sociales sont d'un tout autre type. J . Tissandier a étudié avec minutie un village béti, Zengoaga, peuplé de 225 habitants et qui se situe à 200 kilomètres au nord-eSt de Yaoundé, sur la route reliant la capitale au Cameroun du Nord 1 . Nous sommes là dans un pays assez élevé — 600 à 800 mètres — et accidenté, à la limite de la forêt équatoriale et des savanes du nord. Le peuplement eSt récent : c'eSt à la fin du xix e siècle que les Pahouins — auxquels se rattachent les Béti — vinrent s'inStaller dans la région. Zengoaga fut créé vers 1930 par l'Administration française; fondé sur un axe routier, il reáte étroitement lié à celui-ci. Un paysage de collines doucement modelées associe savanes et galeries forestières. Chaque famille dispose de deux domaines agricoles : les savanes — où sont cultivées sur brûlis les plantes vivrières, arachides, sésame, courges, maïs —, les forêts au sein desquelles se dispersent de petites plantations de cacaoyers et de caféiers et s'ouvrent après incendie des champs de tabac, ou des bananeraies; il y a des rizières dans les fonds des vallées. Deux saisons pluvieuses permettent deux campagnes agricoles chaque année; l'occupation du sol reSte très lâche, les superficies cultivées n'ayant qu'une place assez faible dans l'ensemble des territoires villageois. Sur une ancienne agriculture vivrière, pratiquée par les femmes et restée routinière, s'eSt greffée la culture en forêt à laquelle s'adonnent les hommes. Mais ceux-ci ont eu de la peine, eux dont les activités étaient, il y a quelque quarante ans, la guerre et la chasse, à se muer en planteurs ; les plantations sont mal tenues : beaucoup sont presque abandonnées, leur propriétaire étant parti chercher du travail à Yaoundé ou à Douala. Certes, la vente des produits agricoles, grâce à la route et aux débouchés qu'offrent les villes, procure à la communauté villageoise quelques modestes revenus monétaires. Mais l'agriculture de savane, essentiellement vivrière, assure autant de rentrée d'argent que l'agriculture de forêt — cacao, café et aussi riz et tabac — dont les revenus sont d'ailleurs davantage sensibles aux fluctuations des cours. Les rendements restent faibles. La population se nourrit mal et se porte mal : l'introduâion des cacaoyers et l'entrée dans une économie monétaire n'ont pas amélioré l'alimentation des habitants de Zengoaga, une trop grande part des récoltes étant écoulée sur le marché extérieur au détriment de l'alimentation familiale. 1.

T I S S A N D I E R , Zengoaga : étude d'un village camerounais et de son terroir au contact forêt-savane, Paris/La Haye, 1969.

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Les Djem et les Bakwélé — ethnies du groupe maka qui compte environ la première 3 000 personnes, la seconde 12 000 — peuplent, très faiblement, la région de Souanké, qui forme une avancée de la République populaire du Congo, entre les territoires gabonais et camerounais. Ces populations ont été l'objet d'une récente étude de M. C. Robineau1. Elles habitent un pays de forêt dense, jadis isolé, mais qu'ont profondément secoué d'abord l'aétion, à l'époque coloniale, des compagnies de commerce, puis l'introduction du cacaoyer. Avant les Européens, les villages, très dispersés, vivaient en une économie d'auto-subsiStance fondée sur la chasse, la pêche, la cueillette, la culture itinérante sur brûlis, le travail artisanal. L'aâion des compagnies de commerce créées pour l'exploitation de l'ivoire et du caoutchouc sylvestre se traduisit par le recrutement forcé des travailleurs et le cantonnement des villages le long des axes de circulation. Après 1930, tandis que décline la traite par les compagnies, l'Administration entreprend un effort de mise en valeur : la création d'un réseau routier, le développement de nouvelles cultures — riz, maïs, arachide —, l'introduâion du caféier, font pénétrer l'économie monétaire en une région jusqu'alors fermée. Mais c'eêt surtout l'essor, réalisé sans contrainte extérieure après 1954, des vergers de cacaoyers qui apporte de l'argent. Djem et Bakwélé achètent des produits venus d'Europe, consomment du lait condensé et de la bière, circulent à bicyclette, disposent de poStes de radio. Mais cette évolution des modes de vie ne coïncide pas avec la prospérité agricole; il y a, dans un milieu où les conditions écologiques sont favorables à cette culture, de belles plantations de cacaoyers; elles sont exiguës et rares; la plupart des vergers sont vieux et mal tenus. C'eSt que le planteur n'a pas le souci d'employer l'argent gagné à améliorer la culture; c'eit aussi que certaines circonstances le découragent : les dégâts causés au verger par un inseéle parasite, le prix élevé payé pour le transport du cacao jusqu'au lointain port de Pointe-Noire — alors que la route serait bien plus courte par le Cameroun. Quant aux conséquences des progrès de l'économie monétaire sur la vie sociale, elles sont profondes. Il eft, à l'intérieur des clans, des hommes plus entreprenants ou plus chanceux à qui la plantation — pour l'entretien de laquelle ils recrutent des salariés — rapporte d'honorables revenus : ce qui leur permet, malgré l'augmentation du prix des dots, d'acquérir plusieurs femmes, et favorise la polygamie. De là la dégradation de la Structure sociale traditionnelle. Cette évolution eSt plus sensible chez les Bakwélé que chez les Djem dont la cohésion interne eSt plus forte. Les seâeurs les plus riches en cacaoyers, qui sont aussi les moins isolés, connaissent une évolution plus rapide que les seâeurs pauvres et isolés qui ont tendance à se dépeupler. Les Batsangui, les Bakota et les Ban^abi sont — à la différence de leurs voisins, les Batéké, gens de la savane — des peuples de la forêt2. Ils sont disséminés entre 500 et 900 mètres d'altitude, dans la forêt qui couvre le massif de 1. 2.

Évolution économique et sociale en Afrique centrale : l'exemple de Souanké (République Populaire du Congo), Paris, 1971. Nous avons pu, en oftobre 1 9 7 1 , sous la conduite de Mme V I L L I E N , qui prépare une thèse consacrée à ces pays, faire sur place quelques enquêtes.

C . ROBINEAU,

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Chaillu, où les granités décomposés donnent des sols profonds, et où les pluies sont abondantes — i 400 à 1 800 millimètres. Leur domaine eSt traversé par la frontière qui sépare le Gabon de la République Populaire du Congo. La densité démographique eSt faible : 4 à 5 habitants au kilomètre carré. La population se nourrit des produits d'une agriculture de brûlis où manioc et arachide ont la principale place, des produits de la cueillette, de la chasse et de la pêche. L'administration coloniale avait imposé aux chefs traditionnels d'établir les cases villageoises au long des pistes. Le pays, longtemps assez isolé, s'eSt ouvert récemment : pour évacuer le minerai du gisement de manganèse de Moanda, au Gabon, un chemin de fer relié au CongoOcéan et une route de desserte qui lui eSt parallèle ont été construits par la Compagnie des Mines de l'Ogooué (COMILOG); à partir de cet axe de circulation, des routes se sont ouvertes pour l'exploitation de chantiers forestiers. La création dans un pays très peu peuplé de ce réseau de voies a pour conséquences le développement de centres « urbains » nouveaux (Makabana, Mossendjo, Mayoko, Mbinda), le déplacement progressif des villages vers les nouvelles routes, la commercialisation d'une partie des produits de l'agriculture vivrière, l'apparition — encouragée par le gouvernement — de quelques vergers de caféiers. B. Guillot a consacré une étude au village banzabi de Passia — 174 habitants — situé sur le territoire congolais, tout près de Mbinda et de sa gare 1 . Le village se divise en petits hameaux; chacun groupe quelques maisons, auxquelles sont associées des cultures de case, et eSt entouré d'une ceinture de bananiers, d'arbres fruitiers — orangers, kolatiers, palmiers — et de caféiers. Au-delà sont les champs, épars dans la forêt : sur défrichement entrepris dans une forêt vieille d'un quart de siècle, le manioc eSt cultivé pendant deux ans, en association soit avec des courges, soit avec des aubergines; après une jachère de deux ans, le champ eSt voué à l'arachide, qui l'occupe une période de plusieurs années au cours de laquelle sont ménagés des temps de repos de la terre. A côté de ces champs établis sur jachères forestières, il en eSt d'autres, qui, nés sur d'anciens sites d'habitat, bénéficiant d'un sol enrichi par l'occupation humaine, donnent des récoltes d'arachides relativement rapprochées; sur des terres basses et humides conquises récemment par la forêt ont été créées des rizières; quelques clairières portent de plus petites plantations de café robuSta. Les techniques agricoles sont au total extensives et demandent de grands espaces. Les champs s'éloignent progressivement des hameaux; des campements de culture naissent au cœur de la forêt loin des sites d'habitat. Le travail de la terre eSt surtout la tâche des femmes. La plantation caféière, œuvre des hommes, laisse à ceux-ci du temps libre pour la chasse, la pêche, le travail du fer. L'ouverture du marché de Mbinda et d'un axe de circulation pour l'évacuation du manganèse n'a pas, semble-t-il, porté préjudice, en ce pays où la pression démographique eSt faible, au régime alimentaire des Banzabi de Passia — banane plantain et manioc restant les nourritures essentielles; elle n'a pas transformé sensiblement les pratiques agricoles, ni créé une classe de planteurs, mais, par la vente du café, d'arachide, de vin de palme, a fourni quelques revenus appréciables. Il ne paraît pas que l'orga1.

B . G U I L L O T , « Le village de Passia : essai sur le système agraire nzabi », Cahiers de (sér. Sciences Humaines) 7 (1), 1970, pp. 47-96.

l'ORSTOM

Louis Papy

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nisation sociale ait été encore profondément troublée par l'entrée de la communauté rurale dans l'économie d'échanges. *

Les travaux dont nous donnons ici un compte rendu ne constituent pas un ensemble cohérent. La plupart sont l'œuvre de géographes ; d'autres ont été conçus par des sociologues. Dans certains cas, ce sont des ethnies nombreuses qui sont mises en scène; le plus souvent, l'étude porte sur un groupe social peu nombreux, examiné avec minutie. Cependant, il eSt possible de formuler, à la suite de nos lectures, quelques observations intéressantes. Les petites plantations que nous avons décrites sont tout naturellement nées à proximité d'un axe routier ou ferroviaire : les anciennes relations des Bamiléké avec le port de Douala ainsi que leur vocation pour le négoce ont aidé à l'expansion de la culture caféière dans leur terroir; de nouvelles routes ont, tout récemment, favorisé celle-ci. Sans la création de routes, le cacaoyer n'aurait pu se développer chez les Djem et les Bakwélé de la région de Souanké, au Congo, éloignée d'un grand marché urbain : chez eux d'ailleurs, la plantation eSt étroitement liée aux axes routiers. Cependant, l'ouverture de voies de circulation n'entraîne pas toujours la naissance de vergers : le palmier à huile, chez les Bassa du Cameroun, le riz chez les Guéré de la Côte-d'Ivoire sont des concurrents pour les cultures arbuStives. Quand la voie ferrée ou la route ont fait naître tout un trafic portant sur les produits vivriers, cacaoyers et caféiers ont peine à s'insérer dans la vie agricole, d'autant plus que le négoce du cacao et du café eSt plus aléatoire que la vente régulière de produits agricoles; dans des pays de peuplement très lâche comme ceux traversés par l'axe de circulation du COMILOG, adonnés à l'agriculture de subsistance, le caféier n'a qu'une place modeste. Très souvent, la proximité d'une route ou d'une voie ferrée a pour résultat d'attirer les populations de la forêt vers les centres urbains et de laisser à l'abandon la plantation. Ne peut-on pas se demander si le peu d'intérêt que certains peuples portent aux cacaoyers et aux caféiers, dans des pays où le milieu géographique eSt favorable à ces arbuStes, ne s'explique pas en partie par le fait que c'eSt souvent au commerçant libanais, grec — ou bamiléké — que revient une bonne partie du profit ? Tout changerait si les planteurs parvenaient à contrôler les réseaux de commercialisation, à tenir leur place dans des coopératives bien gérées. Dans ces pays de petits planteurs l'introduction de cultures arbuStives s'eSt-elle accompagnée d'un progrès agricole ? Les Struâures agraires ont parfois été profondément perturbées, surtout dans les régions de forte pression démographique : c'eSt le cas du pays bamiléké où l'ancien rythme de la vie rurale a été détruit, où le petit élevage, jadis associé aux cultures vivrières, a été ruiné, mais, moins pessimiste que J. Hurault, nous nous demandons si le développement des plantations d'arabica n'a pas conduit les Bamiléké à une intensification heureuse des cultures vivrières : il ne semble pas que celle-ci ait entraîné une érosion des sols. Dans les régions de faible densité de peuplement et d'agriculture itinérante, la Structure agraire a été moins désorganisée : le raccourcissement des jachères forestières,

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observé par exemple chez les Guéré de la Côte-d'Ivoire, a-t-il vraiment des conséquences néfastes ? Il y a de l'espace... Mais dans tous ces pays de petits planteurs, il eSt bien rare que le verger de cacaoyers ou de caféiers soit bien entretenu : combien de plantations vieillies, parasitées, de médiocre venue; l'engrais e§t trop coûteux et l'on n'en connaît pas l'emploi; les hommes, tentés par l'attrait de la ville ou par la chasse en forêt, laissent souvent les vergers à l'abandon : ainsi, chez les Béti du Cameroun et chez les Bakota du Congo. Bien rarement, les revenus acquis par la vente des produits de plantation sont employés à améliorer la culture. Quant aux champs vivriers, ils ont souvent souffert de la concurrence des cultures de plantation : chez les Guéré, par exemple, le riz eSt moins bien soigné que par le passé. Le régime alimentaire traditionnel eSt parfois affeâé par le développement des vergers : cela paraît vrai notamment chez les Guéré et chez les Béti. Bien des changements dans les Structures sociales ont été apportés par les progrès d'une économie monétaire dont la petite plantation eSt un faâeur essentiel. Chez les Bamiléké, où on assiste à la montée d'une nouvelle classe sociale, une société solidement Struâurée a été secouée jusque dans ses fondements — mais le caféier n'eSt qu'un faâeur de cette transformation. Chez les Djem et les Bakwélé, la spéculation née de la production du cacao a engendré de profonds bouleversements et favorisé la naissance d'une aristocratie nouvelle fondée sur l'argent et recrutant des salariés. Dans certains cas, les progrès du caféier ont entraîné, comme chez les Guéré, une nouvelle répartition des terres. Il semble que, là où l'organisation sociale traditionnelle n'impliquait pas de fortes contraintes, l'évolution s'accomplit sans trop de heurts ; ainsi dans le pays bassa. La le£ture des monographies récemment publiées et la consultation d'études demeurées encore presque confidentielles permettent de mesurer tout le chemin parcouru depuis un quart de siècle dans la connaissance des paysanneries d'Afrique noire. Le temps eSt loin où l'on se représentait l'Afrique tropicale comme un pays presque entièrement voué à une agriculture itinérante sur brûlis et dépourvu de terroirs organisés. Il n'eit plus possible de considérer tous les sols tropicaux comme des terres impropres à une culture d'une certaine intensité. Et chaque jour nous prenons davantage conscience de l'extraordinaire variété des types d'exploitation du sol et des formes d'évolution. Les exemples que nous avons analysés ici sont bien un témoignage de l'étonnante diversité des sociétés d'Afrique.

YVES

PÉHAUT

L'organisation et le bilan du commerce français de l'arachide en Afrique occidentale de 1848 à 188f

C

'EST EN 1830 que l'arachide d'Afrique occidentale fait son apparition en Europe : quelques paniers de graines d'une valeur de £ 10.16.8 sont importés de Gambie en Angleterre par la firme Forêter and Smith's 1 . Mais, accaparés par le commerce en pleine expansion de l'huile de palme, les firmes de commerce et les industriels britanniques n'accordent qu'un intérêt assez médiocre à une graine fournissant une huile fluide dont l'utilisation en Grande-Betagne ne s'impose guère. Par contre, l'industrie marseillaise qui manque d'huile d'olive recherche un complément : l'huile d'arachide servira très tôt à « allonger » cette dernière si l'on en croit cette boutade de Léon Say « l'arachide, petite graine qui sert à fabriquer de l'huile d'olive » 2 . Il se trouve qu'au même moment, l'économie du Sénégal traverse une période très sombre : « La colonie du Sénégal a perdu, par la suppression de la traite des Noirs, son principal élément de prospérité. Depuis que la prohibition de cette traite a été proclamée, le pays s'eSt traîné péniblement et avec des succès divers dans une seule voie commerciale, la traite de la gomme, dont la décadence a conduit à des résultats profondément déplorables.3 » De 1840 à 1848, « Marseillais » et « Bordelais » du Sénégal rivalisent d'aétivité pour lancer ce nouveau commerce qui bénéficie d'appuis officiels. L'arrêté du 22 mai 1848, qui supprime le droit de sortie de 2 % appliqué aux arachides des contrées intermédiaires « entre le Sénégal et la Gambie », clôture une série d'initiatives favorables. De 1848 à 1868, l'expansion de la nouvelle culture eSt rapide. Depuis Saint-Louis d'une part, Gorée et le cap Vert d'autre part, elle progresse du Nord et du Sud dans le Cayor. Dès 1859, les premières firmes s'installent * D'après les archives Maurel et Prom, à Bordeaux. 1. Lady B. S O U T H O R N , The Gambia: The Story of the Groundnut Colony, Londres, 1952, p. 183; H. A. G A I L E Y , A Hiftory of the Gambia, Londres, 1964, p. 143 et 161. 2. Cité dans H . L O R I N , « Bordeaux et la colonisation française », QueHiotis diplomatiques et coloniales 10 (187), i c r oâobre 1900, p. 395. 3. Rapport D E H E R M E sur l'esclavage en AOF, Dakar, 1906. Archives nationales du Sénégal, Dakar, série K 25, cf. p. 18. Les signataires sont MM. Lombard, Carrère, Steight, Descemet, Bourilhou, Pellen, Porquet.

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i : principales regions produétrices — 2 : escales de traite d'arachides — 3 : principaux ports d'exportation FIG. 1. L.'arachide en Afrique occidentale : production et exportations en (d'après des sources diverses)

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à Rufisque. Le commerce goréen entretenait des relations commerciales avec les « Rivières du Sud » : il s'emploie à y développer la culture de l'arachide qui fournit un aliment supplémentaire à son cabotage. La Gambie,

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la Casamance et les Rios de Guinée, fournissent alors chaque année plusieurs milliers de tonnes (cf. fig. 1). Mais l'année 1867 marque un tournant quant à l'avenir de l'arachide dans ces régions. La cotation du produit à Marseille, qui, hormis des dépressions passagères, s'eSt tenue régulièrement au-dessus de 40 F le quintal, amorce un repli qui s'accentuera jusqu'à la fin du siècle (cf. pp. 384385, fig. 2). Les graines d'arachides de l'Inde et de sésame du Levant concurrencent durement celles d'Afrique Occidentale. Dans les Rivières du Sud, la produâion s'effondre car le produit d'une très mauvaise qualité causait de graves déboires au commerce et ne rapportait plus rien au producteur. « La seule cause du discrédit des arachides de la Côte [des Rivières] eSt leur mauvaise qualité. » 1 En 1885 ces régions ont pratiquement cessé d'exporter (cf. p. 386, fig. 3). A u contraire, la qualité de l'arachide du Cayor, qui fournit une huile alimentaire surfine, permet à la production sénégalaise de subsister. La conStruâion terminée en 1885 du Dakar—SaintLouis lui permettra une grande expansion. A la veille de la période coloniale, en dépit de la crise commerciale, l'arachide eSt toujours une spécialité française, mais elle n'intéresse plus que la Sénégambie et s'avère plus que jamais spécialité bordelaise. I . LES A G E N T S D E L A

TRAITE

Le secret de la réussite des négociants bordelais procède de causes multiples. Ils se sont installés au Sénégal au début du xix e siècle, assez tôt pour prendre des initiatives lorsque l'arachide va s'avérer produit de commercialisation, trop tard pour être « marqués », comme les plus anciens commerçants de Gorée et de Saint-Louis, par le trafic des esclaves ou par le commerce exclusif de la gomme2. Peu sensibilisés par les soubresauts de trafics en voie de disparition, ils font figure de pionniers du nouveau commerce, d'autant plus qu'ils ont conservé de solides attaches en France : ils sont mieux placés pour l'écoulement des produits et pour l'achat des marchandises. Ceux qui, tels JuStin Deves ou Maurel & Prom, ont eu l'habileté de créer un armement maritime pour les transports locaux ou les relations avec la France disposent alors d'un atout supplémentaire. P. Buhan et Tesseire, J . Devès (Devès et Chaumet depuis 1866), Maurel et Prom et Maurel Frères (depuis 1869) font figure vers 1885 de firmes modèles en matière de commerce colonial. Seuls quelques « Marseillais » leur font concurrence pour la traite de l'arachide. Les principaux, comme PaStré, Griffon, Blanchard et surtout Verminck, avaient eux aussi de solides attaches en France et des relais à Saint-Louis et Gorée. Mais l'implantation presque exclusive des trois premières maisons 1 . Archives Maure! et Prom, copies de lettres aux comptoirs d'Afrique, Direélion de Bordeaux à M M . Maurel et Prom à Gorée, le 26 mars 1880. 2. Selon la terminologie des annuaires et rapports officiels, les firmes d'import-export qui contrôlaient la traite étaient répertoriées sous la rubrique « négociants ». Les « commerçants » étaient les personnages payant patente qui achetaient les marchandises aux négociants et qui revendaient éventuellement les produits qu'ils colleftaient. Quant aux « traitants », ils étaient, au contait du producteur ou des « intermédiaires » africains, les mandataires des différents négociants.

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dans les Rivières du Sud les condamne : dès la décennie 1870, PaStré et Griffon disparaissent, Blanchard subsistera au prix de nombreuses difficultés jusqu'en 1894. Seul Verminck affiche un beau dynamisme : après avoir repris les installations PaStré dans les Rivières du Sud en 1878, la firme, sous le nom de « Compagnie du Sénégal et de la Côte d'Afrique », s'inStalle à Dakar en x881 1 . A la veille de la période coloniale, en 1887, la transformation en Compagnie Française de l'Afrique Occidentale (CFAO) par Frédéric Bohn annonce pour les Bordelais la dure concurrence d'une puissante maison implantée dans toute l'Afrique occidentale. Par le contrôle des liaisons extérieures et par l'influence décisive qu'elles exercent sur les vieilles places du commerce comme Saint-Louis ou Gorée, où par ailleurs les affaires sont assez difficiles du fait d'une trop grande concurrence (cf. fig. 4), ces maisons ont dans leur clientèle la masse des commerçants anciens, en position souvent difficile, et des nouveaux arrivants, dont les affaires ne connaîtront une véritable expansion qu'après le lotissement des « escales » de la voie ferrée2. 1. Archives Maurel et Prom, copies des lettres d'Emile Maurel, 19 juin 1881-22 février 1882; lettre du 18 oâobre 1881 à un destinataire anonyme : « M. A. Verminck devient gérant de la Société. Il e£t intelligent, ardent, habile, audacieux. Son premier aâe sera de fonder une maison à Saint-Louis pour la vente des marchandises et l'achat des gommes et arachides ! ». 2. Parmi ces nouveaux arrivants, on peut citer : Elie Chavanel, qui prend en 1877 à Rufisque la succession du commerce de tissus, verroterie et tabacs de son frère, Chéri Peyrissac, arrivé en 1870 à Saint-Louis, les frère Assemat, etc. S'y ajoutent d'anciens employés des grandes firmes qui s'installent à leur compte : par exemple, L. Vézia, J . Béziat et Neubourg, inscrits en 1886 au Registre du Commerce, sont d'anciens agents Maurel et Prom {cf. Annuaire du Sénégal, Saint-Louis, Imprimerie du Gouvernement, 1885, pp. 268-271).

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î Cayor-Gambie (d'après les Archives Maurel et Prom livre journal n° 8, p. 162 et 24;)

Souvent installés comme petits commerçants, parfois sous la dépendance exclusive des grandes maisons, mais toujours mandatés par elles, les « traitants » sont au contait des vendeurs d'arachides. Nantis d ' « avances » en marchandises ou en espèces, ils opèrent dans les faâoreries des petits centres, ou dans les misérables cabanes des « opérations » de brousse. Les plus entreprenants d'entre eux appartiennent souvent à des familles de mulâtres de Saint-Louis ou de Gorée; les Huchard, Valantin, d'Erneville, Portes, Turpin, etc., dont on trouve, de Saint-Louis aux Rivières du Sud, des représentants partout où se traite l'arachide. Mais très souvent, les maisons préfèrent employer des traitants africains noirs qui, en principe, leur sont totalement subordonnés : les Wolof et les Lébou sont présents partout jusque dans les Rivières du Sud où l'on se garde bien d'utiliser les Mandingues, jugés trop indépendants et exigeants. IX. COMPTOIRS ET FACTORERIES : L'ORGANISATION DU COMMERCE

Du siège social situé en France, à Bordeaux ou Marseille, aux opérations de brousse, le commerce eSt régi par une organisation Strictement hiérarchisée. La « maison mère » passe les commandes de marchandises pour les différents comptoirs d'Afrique qui devront être approvisionnés avant l'ouverture de la traite1. C'eSt elle qui renseigne constamment les traitants sur l'état du marché des arachides, qui leur fixe les prix d'achat et qui décide de la 1 . La maison Maurel et Prom disposait pour ses achats, vers 1860, de correspondants à Rouen, Londres et Liverpool. 25

FIG. J. 'Exportations d'arachides de Sénégambie et des Rivières du Sud en 1886 (d'après J. Guiraud, consul d'Italie à Gorée, dans le Bulletin du Consulat d'Italie, 1890, pp. ijyijS, aux Archives nationales, Paris, SeÛion d'Outre-Mer, Sénégal, XIII 11 s)

Stratégie d'ensemble à adopter face à la concurrence. Elle « place » les arachides achetées, en organise l'évacuation et en dénoue les comptes. Enfin, en général deux fois par an, avant et après la traite, la maison qui envoie sur place des inspeâeurs arrête et critique la comptabilité des différents établissements. Le relais principal au Sénégal eSt le « comptoir » qui contrôle les activités de la firme dans une région géographique bien déterminée. Avant 1885,

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La plupart des régions regroupent plus d'un demi-million d'habitants, celle du Centre dépasse légèrement le million. Deux régions se situent nettement en dessous de la taille moyenne : celle du Sud-OueSt, cas particulier de région-plan, mais également celle de l'Est, dépassant à peine 300 000 habitants. Cette unité eSt en quelque sorte imposée; elle correspond à un isolât géographique resserré entre la vallée de la Comoé vide d'hommes et une frontière d'État, celle du Ghana, surimposée à l'époque coloniale sans tenir compte de la répartition des masses de population (au niveau de Bondoukou notamment). Les régions étant classées dans le tableau selon leur situation géographique, d'oueSt en eêt et du nord au sud, on peut observer la progression des taux d'urbanisation de la savane vers la forêt, de la périphérie vers

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Abidjan. Exception faite de la Zone Urbaine d'Abidjan, ces taux s'échelonnent entre 15 et 30 %. Des projetions de population, établies pour 1980, révèlent à long terme un déséquilibre plus accentué des effectifs globaux dû aux migrations du nord vers le sud. Les taux d'urbanisation, excepté trois unités (Zone Urbaine d'Abidjan, régions de l'Est et du Sud-OueSt), paraissent partout ailleurs se Stabiliser à des valeurs très proches de 30 %. v.

CONCLUSION

Il paraît nécessaire de revenir brièvement sur les caractères dominants du schéma régional et de préciser certaines lignes directrices qu'il implique pour les travaux ultérieurs de planification. On a tenté, dans une première approche, de dégager dans le contexte aâuel de la Côte-d'Ivoire les éléments principaux d'une Stru&ure régionale : un centre bien équipé, des villes-relais hiérarchisées, des unités administratives emboîtées à différents niveaux, etc. Dans une deuxième phase, on a essayé d'aboutir à ce que les périmètres tracés sur la carte contiennent effectivement ces éléments de Struâure et que leur localisation dans l'espace soit cohérente : un centre régional bien relié aux villes secondaires et aux différentes parties de la région par un réseau convergent de voies de communication. La conception théorique d'une région polarisée et Stru&urée, cadre où s'établissent des échanges réciproques et équilibrés entre un espace rural et des foyers urbains, a donc guidé la recherche. Cette forme d'organisation de l'espace n'existe encore, semble-t-il, qu'à l'état d'ébauche en Côte-d'Ivoire, mais la réalisation du modèle peut constituer l'un des thèmes principaux de l'effort de régionalisation. *

L'alternative région homogène—région Struâurée a été résolue par un compromis : trois régions relativement homogènes, quatre régions hétérogènes et une zone d'aménagement spécifique, celle d'Abidjan. Les problèmes de développement posés par les trois ensembles homogènes sont particuliers. L'aménagement du Sud-OueSt dépend en priorité d'investissements publics massifs et, ultérieurement, d'investissements privés non moins considérables; la mise en valeur des potentialités naturelles sera proportionnelle aux efforts consentis. La région du Nord, défavorisée actuellement par les faibles possibilités des savanes soudanaises, se situe au bas de l'échelle des disparités ; son déveveloppement ne peut être réalisé avec des ressources propres, il dépend d'efforts humains ou d'investissements au moins aussi importants que dans le Sud-OueSt. A l'inverse, la région du Sud entourant la capitale peut être considérée comme la région motrice de l'économie ivoirienne; elle pose paradoxalement des problèmes qui relèvent d'une intervention de l'État, au niveau tant du financement que de l'organisation. Le seuil atteint implique un

Jean-Pierre

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Trouchaud

dépassement, une recherche de thèmes de développement nouveaux, orientés par exemple vers une agriculture d'exportation à haute technicité, vers des produâions agricoles destinées à un marché urbain moderne, vers une industrialisation des villes secondaires, première étape de déconcentration de la zone urbaine. Le développement des trois régions homogènes paraît donc relever de décisions et cíe choix pris au niveau le plus élevé en fonction d'impératifs généraux de croissance, d'équilibre ou de disponibilités financières. Les quatre régions médianes touchent aux deux grands domaines végétaux de la savane et de la forêt. Pour ces ensembles le problème des disparités devient interne et se situe au niveau des départements. Dans ce cadre il devient possible d'orienter la planification régionale vers deux objectifs principaux : — D'une part, essayer de susciter des productions et des courants d'échanges complémentaires entre les différentes parties de la région; — D'autre part, agir sur la répartition des investissements, des équipements, des programmes, pour avantager les circonscriptions les plus démunies et pour réduire à long terme les déséquilibres. Ainsi le caraâère d'hétérogénéité peut représenter une condition favorable pour que les instances régionales deviennent conscientes des problèmes de disparité et contribuent à les résoudre dans le cadre de leur région propre. *

Les ensembles régionaux définis dans les pages précédentes diffèrent assez nettement des cadres habituels de l'analyse géographique; leur délimitation résulte de compromis qui intègrent, selon des proportions variables, des critères de régionalisation propres au milieu physique, au milieu humain, aux activités économiques, à l'organisation volontaire de l'espace. Ce résultat découle forcément de l'objet précis de la recherche : la délimitation de « régions d'intervention », cadres adaptés à l'élaboration de programmes de développement, Structures propices à la réalisation de ces programmes et à l'aâion coordonnée des agents qui en seront responsables. De par ses méthodes cette recherche exige une confrontation permanente entre, d'une part l'analyse minutieuse du géographe, sa connaissance des faits et de leurs liaisons dans l'espace, d'autre part les approches ou les préoccupations des agronomes, des économistes, des planificateurs et des administrateurs. Le schéma régional décrit ci-dessus reste à l'heure aftuelle un projet qui peut, à plus ou moins long terme, déboucher sur des résultats concrets; ce projet implique des conséquences économiques, mais aussi sociales et politiques, et il revient en définitive aux populations concernées et à leurs responsables de juger s'il eSt applicable.

PIERRE

VENNETIER

L'approvisionnement des villes en Afrique noire Un problème à étudier Q U O T I D I E N de nos villes européennes ne nous paraît pas poser de problèmes particuliers : depuis longtemps, les campagnes produisent des denrées vivrières destinées à la vente, et qui prennent le chemin des agglomérations urbaines grâce à un réseau serré de voies de communications et à une organisation commerciale complexe et efficace. Il n'en a sans doute pas toujours été ainsi, et l'on peut imaginer que la mise en place de ce système de rapports villes-campagnes ne s'eSt pas faite sans difficultés. Or, l'Afrique noire eSt en train de vivre cette période de changement profond qu'eSt l'urbanisation; celle-ci s'eSt déclenchée partout depuis assez peu de temps, mais elle se déroule à une cadence accélérée. Il importe d'étudier, parmi d'autres conséquences, celles qui en résultent dans ce domaine particulier. 'APPROVISIONNEMENT

I. L E S DONNÉES DU

PROBLÈME

La croissance extrêmement rapide des agglomérations urbaines en Afrique noire eSt sans doute le trait le plus caractéristique de ce subcontinent, et celui qui a le plus profondément marqué sa géographie humaine au cours des vingt-cinq dernières années. Il suffit de quelques chiffres pour mesurer son ampleur, du moins par rapport au sujet qui eSt abordé ici 1 . E n 1920, on estimait à 2 millions le nombre de citadins résidant, en Afrique tropicale, dans les villes ayant 20 000 habitants et plus; en i960, les statistiques de l'ONU fournissent le chiffre de 13 millions d'habitants dans cette même catégorie de villes, et il y en aurait aujourd'hui entre 25 et 30 millions, soit 12 % de la population totale, conclusion à laquelle aboutit l'examen des recensements publiés et des courbes de croissance démographique établies d'après ces derniers. Or, l'urbanisation signifie, parmi d'autres choses, une modification radicale de la situation économique des personnes. 1 . Cette urbanisation a été le thème du colloque international organisé par le C N R S , avec le concours de l ' O R S T O M , au Centre d'Études de Géographie Tropicale de Bordeaux-Talence, du 19 septembre au 2 oitobre 1970. Une soixantaine de communications ont été présentées à cette occasion et elles ont donné lieu à 15 rapports généraux ; l'ensemble sera publié en 1 9 7 2 par les soins du C N R S .

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E n effet, le rural tire du milieu naturel — ou peut en tirer si besoin eSt — de quoi subvenir aux besoins essentiels de sa vie quotidienne : alimentation, grâce à l'agriculture vivrière, la cueillette, la chasse, la pêche; habitat (bois, terre, feuilles, lianes...); ameublement et « vaisselle » (sièges, calebasses, nattes), voire habillement (fibres végétales, écorces, peaux). L'argent qu'il gagne en louant son travail ou en vendant des excédents de production lui permet de se procurer des biens qui facilitent son existence ou améliorent son niveau de vie, mais dont il pourrait à la rigueur se passer : tôle ondulée, ciment, étoffes, conserves, pétrole, allumettes, savon, bicyclette, poète de radio, etc. C'eSt donc sans grandes difficultés qu'il peut se suffire à lui-même, soit vivre en économie d'auto-subsiStance, celle-ci n'excluant pas le troc entre zones à productions complémentaires : on a connu maints exemples de ces courants d'échanges traditionnels, que la colonisation a bien souvent fait dépérir, et qui portaient sur le poisson, le manioc, le mil, la viande, le sel, etc. Mais en devenant citadin, le rural qui abandonne son village entre de plain-pied dans un système économique où tout se paie, parce que ce système eSt fondé sur la monnaie et le commerce : le transport, la construction, l'habillement et, en premier lieu, la nourriture. Ainsi, en peu d'années, des millions de gens sont devenus des consommateurs non producteurs de denrées vivrières traditionnelles, auxquelles ils sont restés fidèles dans leur très grande majorité, pour des raisons évidentes. On peut évoquer en premier lieu la force des habitudes acquises : on ne modifie pas d'un jour à l'autre ses traditions alimentaires, et d'autant moins que les éventuels produits de remplacement ne font pas toujours le même usage que ceux auxquels on était habitué : le pain ou la pomme de terre peuvent-ils réellement se substituer au manioc ou au mil ? Le vin rouge au vin de palme ? La sardine à l'huile au poisson salé ou fumé ? Bien des responsables d'internats ou de cantines, en Afrique noire, ont appris à leurs dépens que cette substitution n'était pas aisée. E n second lieu, intervient la notion de prix de revient : pour des gens à faible revenu monétaire, le corned-beef, le sucre, le lait condensé, la sauce tomate, les sardines, le café ou le thé ne peuvent guère jouer qu'un rôle d'appoint plus ou moins accidentel, et non satisfaire les besoins quotidiens. Cependant, par le terme d'approvisionnement, il convient d'entendre également la couverture d'autres besoins qui, en ville, ne disparaissent pas ; parmi ceux-ci, les plus importants sont sans doute les besoins en bois de feu et en charbon de bois pour la cuisine, — qui continue d'être faite au sol, sur un foyer sommaire — ainsi que les besoins en matériaux de conStruCHon traditionnels et modernes. Mais si les importations et les industries nationales peuvent fournir le ciment, les fers à béton, les tôles, les charpentes et les huisseries, c'eSt encore « la brousse » proche ou lointaine qui expédie piquets, gaulettes, lianes, planches éclatées, nattes, « tuiles de bambou », etc., dont sont faites aujourd'hui les cases urbaines, dans leur majorité. Ainsi, la croissance des villes a fait naître et se développer un très gros marché consommateur urbain, pour des produits qui n'avaient auparavant aucune valeur commerciale, puisque chacun pouvait se les procurer luimême par son propre travail. A-t-on quelque idée concrète de l'importance de ce marché ? Les données chiffrées sont fragmentaires et bien souvent

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douteuses. Elles proviennent soit de comptages momentanés, soit de statistiques incomplètes (par exemple, la part des transports par voie ferrée), soit d'évaluations à partir des rations quotidiennes moyennes. C'eSt en combinant ces diverses sources de renseignement qu'A. Auger a pu avancer certains chiffres pour Brazzaville, en 1967, alors que la capitale congolaise comptait 162 000 habitants1. Les besoins annuels auraient été de 5 3 000 tonnes de manioc sous ses différentes formes (racines, pains, farines), 6 100 tonnes de poisson, 3 900 tonnes de viande, 3 000 tonnes de bananes et fruits divers. Si l'on accepte ces données, il faut admettre que la ville voisine de Kinshasa, avec, en 1970, 1 100 000 habitants au moins dont les habitudes alimentaires sont identiques, absorbe, sur les mêmes bases, 3 5 5 000 tonnes de manioc par an — soit près de 1 000 tonnes par jour — et 3 5 000 tonnes de poisson. Au Dahomey, des enquêtes sur les voies de transport ont permis d'évaluer la quantité de maïs réclamée par le marché urbain de Cotonou, en 1963-1964, à 10 300 tonnes, celle de manioc à 5 300 tonnes, celle d'huile de palme à 1 000 tonnes ; sur ce même marché, étaient offertes quotidiennement 9 tonnes de poisson, dont les habitants, il eSt vrai, sont de très gros consommateurs2. A Abidjan, en 1969, les seuls marchés de la ville ont commercialisé 22 000 tonnes de produits maraîchers d'origine locale3. Enfin, dans le domaine extra-vivrier, on peut rappeler que le service des Eaux et Forêts du Congo-Brazzaville estimait à 200 000 Stères par an les besoins de Pointe-Noire en bois de feu, pour 80 000 habitants, en 1964. Combien, dans ces conditions, en absorbent des villes beaucoup plus peuplées comme Douala, Abidjan, Lubumbashi, Kinshasa ? C'eSt donc tout un ensemble d'aâivités qui se sont développées parallèlement à la croissance urbaine et à cause d'elle, en un laps de temps très court, et qui contribuent largement à la polarisation de l'espace autour des villes. Le géographe se doit d'observer ce phénomène sous ses divers aspects, et il en eSt au moins deux qui paraissent essentiels : ceux de la production et de la commercialisation. En d'autres termes, il convient de se poser les deux questions suivantes : de quelle façon la produâion a-t-elle répondu à une demande en progression constante, et notamment dans le domaine vivrier ? De quelle façon la commercialisation s'eSt-elle organisée pour assurer le ramassage, le transport et la distribution des denrées ? Il y a là des aspeéts très dynamiques de la géographie humaine des régions tropicales, qu'il convient d'approfondir. II. LES EFFETS AU NIVEAU D E LA PRODUCTION

A une demande s'accroissant dans de fortes proportions, une double réponse a été donnée. D'une part, la production de type traditionnel s'eSt A . A U G E R , « L e ravitaillement vivrier traditionnel de la population africaine de Brazzaville », in: Colloque International sur la Croissance Urbaine en Afrique Noire et à Madagascar, BordeauxTalence, 1970, sous presse. 2. J . D O N N E N F E L D , Étude d'un marché urbain africain : Dantokpa, Cotonou, mémoire de maîtrise, Montpellier, 1969. 3. J . C H A T E A U , L a commercialisation des produits maraîchers locaux sur les marche's d'Abidjan, Abidjan, 1969. J.

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elle-même accrue et partiellement transformée, car la situation offrait désormais des possibilités de gains monétaires; mais cela n'a pas toujours été sans conséquences pour le milieu naturel et pour les Structures socioéconomiques rurales. D'autre part s'eSt mise en place une production de type industriel, capable de suppléer partiellement aux importations nécessaires de denrées alimentaires ou autres; et il faut entendre par là aussi bien des activités de fabrication que des formes modernes de pêche et d'élevage. i. L'approvisionnement par l'agriculture traditionnelle L'approvisionnement des citadins en produits vivriers traditionnels (manioc, mil, bananes, maïs, taros, piments, vin de palme, etc.) fait appel pour l'essentiel à deux sources différentes : une partie des besoins eSt couverte par l'agriculture urbaine et suburbaine que pratiquent les citadins eux-mêmes; une autre partie eSt couverte par des apports venant du monde rural, excédents de la produâion d'auto-consommation villageoise, ou tonnages spécialement récoltés pour la vente. Les aâivités agricoles urbaines et suburbaines revêtent des formes qui ont été décrites à plusieurs reprises. Dans la ville même, ce sont les jardins de cases où les femmes se procurent un assortiment de produits d'utilisation courante, en petites quantités (par exemple des assaisonnements), mais qui dépassent parfois ce Stade élémentaire lorsque la concession devient un véritable verger, pour ne pas dire une plantation, comportant des arbres tels que palmiers à huile, manguiers, cocotiers et surtout bananiers par dizaines. L'enquête menée par M. Soret1 à Bangui en 1961 a donné à ce sujet des précisions chiffrées très intéressantes. Mais c'eSt aussi la mise en culture des concessions non bâties et des terrains vagues, voire des bascôtés des rues, ainsi que des bas-fonds plus ou moins humides encore non occupés par les habitations. Il ne faut pas oublier non plus l'exploitation systématique des arbres plantés sur les espaces publics, et l'appoint qu'apportent, tout au long de l'année, les haies de Manibot gla^iowii (feuilles comestibles). L'observation direCte et la photographie aérienne révèlent l'existence, autour de la ville, d'une zone discontinue activement cultivée, véritable terroir créé de toutes pièces par les citadins, où ceux-ci se procurent directement une partie de leur ravitaillement, certains récoltant assez pour vendre aussi sur les marchés urbains. Une remarquable étude, faite récemment à Bangui, eSt à cet égard hautement révélatrice2. La proportion des citadins qui pratiquent ainsi une agriculture d'autosubsiStance eSt controversée. On peut mettre à part les villes Yoruba, où une fraCtion très importante des habitants eSt constituée d'agriculteurs patentés : l'origine même de ces agglomérations l'explique. La proportion des citadins vivant peu ou prou de l'agriculture vivrière aurait été de 40 % à Bangui en 1961, de 30 à 35 % à Brazzaville et à Pointe-Noire en 19591960; G. Lasserre a eStimé à 80 % des femmes de Libreville celles qui avaient une plantation en 1957. 1. M. SORET, Bangui : étude socio-démographique de l'habitat, Brazzaville, 1961. 2. C. PRIOUL, Alimentation, agriculture et approvisionnement à Bangui (RCA), Bordeaux, 1971.

thèse de 3E cycle,

Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou On peut sans doute se poser la question de la pérennité de cette aâivité, et nous l'avons nous-même mise en doute dans des travaux antérieurs, en supposant que la scolarisation croissante des filles jouait contre la tradition qui, en Afrique centrale, charge les femmes du travail de la terre. Mais notre logique européenne peut toujours être prise en défaut dans le contexte négro-africain. Deux exemples seulement seront donnés : en 1970, à Makélékélé — quartier de Brazzaville-Bacongo né en 1959 — quatre femmes sur cinq déclarent se livrer encore à des cultures vivrières, et parmi elles nombre d'épouses de fonctionnaires, et jusqu'à une institutrice et une sage-femme... 1 ; les 227 familles interrogées cultivaient 42 heâares de manioc : l'extrapolation aux 27 000 habitants du quartier aboutit donc à des surfaces considérables. A Bangui, C. Prioul découvre que « près d'un tiers de la ceinture cultivée de Bangui eSt exploitée par une véritable classe de paysans » (résidant en ville), et que la capitale « avec environ 20 000 personnes appartenant à des ménages d'agriculteurs, eSt l'un des plus gros villages de la République Centrafricaine ». Il signale que plus de 60 % des ménages tirent chaque semaine 10 à 20 kilogrammes de vivres de leurs propres parcelles. ESt-il nécessaire d'insister sur la signification économique de ce phénomène, et la façon dont il aide à résoudre le problème irritant du décalage bien connu entre revenus monétaires individuels et besoins incompressibles des citadins ? Ces exemples n'ont bien sûr que valeur locale, et pour que soient tirées des conclusions générales, d'autres enquêtes seraient nécessaires, notamment dans les villes de la zone soudano-sahélienne où les conditions climatiques et les traditions sociales sont différentes. Mais le va-et-vient considérable et permanent des citadins à la périphérie des villes — hommes et femmes à bicyclette ou à pied —, notamment sur les simples sentiers qui ne peuvent les conduire bien loin, montre assez que l'auto-approvisionnement n'eSt pas un phénomène rarissime. Les troupeaux de bovins que l'on rencontre dans les rues de Fort-Lamy, Niamey, Bamako, allant paître hors les murs le matin et revenant le soir, sont aussi des indices assez caractéristiques2. Peutêtre y aurait-il quelque intérêt à dresser la carte d'un « terroir urbain » comme on établit celle d'un terroir rural; de patients travaux sur le terrain et sur photographies aériennes ont permis à J . L. Morinière de réaliser une carte de ce type pour Yaoundé; elle eSt impressionnante et prouve que l'on avait peut-être un peu trop hâtivement annoncé la disparition de l'agriculture urbaine3. On ne saurait enfin omettre le cas fréquent de ces citadins qui, en zone tropicale sèche, quittent massivement la ville pour aller faire, pendant la période des pluies, des cultures vivrières dans leurs villages d'origine, revenant ensuite avec leur réserve de vivres pour de longs mois : population « flottante » ou citadins à part entière ? Le choix du terme peut se discuter. A Niamey, en 1970, certains estimaient à 20 000 le nombre de ceux qui pratiquaient cette migration temporaire. Ainsi, il apparaît de plus en plus que les villes d'Afrique noire présentent une originalité qui ne se Un quartier récent de Brazzaville, Makéle'kélé : ses activités économiques traditionnelles, mémoire de maîtrise, Brazzaville, 1971. 2. Mme VILLIEN-ROSSI, en 1964, eStimait leur nombre à 3 000 pour la ville de Bamako. }. Carte aimablement communiquée par l'auteur. Si le cœur même de la ville compte peu de parcelles, il y en a des centaines dans le reste du périmètre urbain; on remarque même quelques cacaoyères. 1.

M . JEANNIN,

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réduit pas à leur aspeâ extérieur, et qu'elles résolvent leurs problèmes d'une manière qui leur eSt propre. Il eSt cependant évident que l'approvisionnement en produits traditionnels a besoin d'apports plus lointains, et que, dans un rayon qui dépend beaucoup de la densité et de l'état du réseau routier, ferré et fluvial, l'agriculture rurale se trouve Stimulée par la demande urbaine. Celle-ci offre aux paysans l'occasion de gagner de l'argent, non plus seulement avec les cultures d'exportation, mais avec les cultures vivrières jusqu'ici destinées à l'auto-consommation. Ceci peut se traduire par une extension des surfaces plantées, ou bien, lorsque les superficies disponibles sont insuffisantes (forte densité humaine), par une rotation accélérée de ces cultures, avec réduâion de la durée de jachère. Dans l'un et l'autre cas, si des techniques appropriées ne remplacent pas le classique brûlis, c'eSt la végétation forestière et la fertilité des sols qui se dégradent. On voit alors, en un court laps de temps, un couloir herbeux s'élargir de part et d'autre d'une route ouverte en forêt, disparaître aussi ou se clairsemer les boqueteaux jalonnant la savane, surtout dans les régions où les arbres ne sont pas placés dans des conditions favorables à leur maintien. On voit également s'épuiser des peuplements de palmiers, saignés à mort sur pied ou abattus afin qu'ils fournissent un maximum de « vin ». Autour des petites comme des grandes agglomérations de la zone forestière, on note la progression d'un véritable « front de savanisation », qui pousse des pointes avancées le long des principales voies d'accès. Géographes, économistes, sociologues, pourraient utilement collaborer dans la recherche des modifications apportées dans la société villageoise par le développement de cette économie de profit : quels revenus réels en tirent les paysans ? Les quelques chiffres qui nous sont connus semblent bien prouver qu'une « plantation » de macabos dans le Mungo, dont le produit eSt vendu à Douala, procure à son propriétaire un profit bien supérieur à celui qu'il retirerait de la même surface plantée en café ou en cacao ; quels changements de mentalité en résultent ? Quelles transformations se produisent dans le régime foncier ? Sur ce dernier point, une évolution capitale eSt en cours, qui bouleverse la tradition : elle conduit à la propriété individuelle du sol et à ses conséquences immédiates, c'eSt-à-dire l'achat et la vente des parcelles, le prêt gagé sur la terre ou sur les arbres, la constitution de domaines fonciers au bénéfice soit de paysans riches, soit de citadins qui font de cette façon des investissements profitables et non plus de seul prestige (fonâionnaires, hommes politiques, etc.). Dès 1963, à Pointe-Noire, un fonctionnaire nous expliquait comment l'achat de 10 heâares de terre à leurs propriétaires coutumiers, le long de la nouvelle route de Sounda, à 40 kilomètres du chef-lieu, allait lui permettre de faire vendre en ville des chargements de manioc amenés par les taxisbrousse. D'après M. Leclerc, la concentration de la propriété a commencé à Akpro (région de Porto-Novo) où, par le jeu de l'émigration et des achats, 16 % des terres appartiennent désormais à des non-résidents, et 6 % sont à deux propriétaires seulement, dont l'un eSt un citadin1. Dans la souspréfefture de Bimbo, proche de Bangui, 58 demandes d'immatriculation 1. M.

LECLERC,

Akpro, un village de la palmeraie porto-novienne, thèse de } e cycle, Bordeaux,

1971.

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représentant 570 hectares de terres ont été présentées depuis 1964 par des gens appartenant à la moyenne et à la grande bourgeoisie de la capitale centrafricaine1. En outre, il eSt évident que la non-résidence des propriétaires implique une mise en valeur par le moyen du salariat agricole, évolution qui ne peut qu'accentuer le clivage social. 2. D'autres formes de production L'agriculture traditionnelle n'a pas été la seule à subir les effets de cette situation nouvelle. L'élevage, la pêche, ont connu également une nette évolution, tandis que naissait et se développait une aftivité étroitement liée à la ville : la culture maraîchère. Les besoins des citadins en protides animaux n'ont pas eu des conséquences identiques partout. Dans les zones où l'élevage était une aâivité ancienne, il s'eSt trouvé Stimulé, et surtout, il a vu s'ouvrir de nouveaux débouchés, souvent lointains, mais accessibles par les moyens de transport et les techniques modernes : avion, abattoirs et frigorifiques, chaînes du froid. Le troupeau n'a cessé de croître pour répondre à la demande, mais les habitudes n'évoluent que lentement, et les services spécialisés dénoncent ici et là une surexploitation dangereuse à terme, tout en cherchant à introduire des méthodes plus rationnelles. Mais l'Afrique noire a vu se développer aussi un élevage de type industriel, sous forme de vaStes ranches créés par des sociétés privées européennes ou par l'Administration, et qui ont pu, grâce à l'introduâion de races trypanotolérantes, s'installer dans la zone infestée par les glossines, où l'approvisionnement des villes dépend de sources éloignées et en partie incertaines. Or, il y a relation directe entre urbanisation et accroissement de la consommation de viande de boucherie. Dans une étude récente, P. Sirven constate qu'en République Populaire du Congo, « les importations de viande de boucherie (bovins) se sont accrues de 70 % entre 1958 et 1968 »2 alors que le nombre des Européens a plutôt diminué. Au rythme actuel de la croissance des besoins « 18 000 tonnes de viande de bœuf seront nécessaires en 1985 », contre 4 300 tonnes en 1968. Cette implantation s'accompagne d'ailleurs d'une diffusion voulue, en milieu rural, d'un élevage qui eSt le fait de paysans ou de collectivités villageoises. Ces petits troupeaux sont, en dépit des difficultés rencontrées, d'un rapport financier certain, si l'on en croit les progrès réalisés dans une population où la mentalité d'éleveur était totalement absente. Il eSt à prévoir que l'évolution se poursuivra dans les années à venir, la produftion étant jusqu'ici bien loin de répondre à l'appel de la consommation; faut-il rappeler que la République Démocratique du Congo (Kinshasa), en dépit d'un cheptel bovin très important (dont plusieurs centaines de milliers de têtes en élevage industriel), doit importer chaque année d'Afrique du Sud 3 000 à 4 000 tonnes de bœuf congelé ? Effet de la croissance urbaine, également, que le développement d'un 1. C. P r i o u l , « L'évolution de la propriété foncière dans la région de Bangui », in: Colloque International sur la Croissance Urbaine..., op. cit. 2. P. S i r v e n , Situation et perspectives de l'élevage des bovins en Képublique Populaire du Congo, Talence, C E G E T (Travaux et documents de géographie tropicale, 4), 1972, pp. 43-53.

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petit élevage spécialisé (porcs, poulets, poules pondeuses); si les fermes modernes sont en général de création européenne, des autochtones ont réussi des réalisations plus modeStes et écoulent désormais en ville œufs et volailles. Les données précises manquent presque totalement sur ce point : volume des entreprises ? Revenus qu'elles procurent ? L'évolution n'eSt pas moins sensible dans le domaine de la pêche. Sans doute celle-ci a-t-elle toujours alimenté des courants d'échanges régionaux, tels que ceux qui ont été décrits par G. Sautter dans le Congo septentrional1, notamment entre les Likouba et les Mbochi ; mais l'exploitation des rivières, des lacs et des fonds côtiers, a pris une ampleur à la mesure de la demande. Il n'eSt guère de ville littorale qui n'ait son « village » ou son quartier des pêcheurs, où se côtoient autochtones et « étrangers » (en particulier les Popo et les Pédah dahoméens et ghanéens, dont les colonies s'égrènent le long du golfe de Guinée). Leurs aâivités ont été Stimulées, même si les techniques restent souvent élémentaires et routinières : sur la seule côte camerounaise, on estime que 12 500 pêcheurs débarquent annuellement 15 000 tonnes de poisson, qu'absorbent surtout Douala et les agglomérations urbaines de la région maritime. Au Sénégal, Guet N'Dar vit grâce à SaintLouis, Cayar et Ngor grâce à Dakar, Kaolack, Thiès 2 , et la pêche artisanale, qui eSt souvent d'un bon rapport matériel, se maintient en dépit d'une certaine désaffection des jeunes gens pour ce métier difficile et parfois périlleux, en dépit également de la concurrence des techniques modernes. En effet, la demande eSt telle que la pêche industrielle s'eSt développée rapidement. Certes, les flotilles de chalutiers travaillent en partie pour l'exportation (conserves, surgelage), mais elles ont aussi des débouchés « nationaux » essentiellement citadins. Le lien n'eSt pas moins évident entre les marchés et la pêche en eau douce dont les grands foyers — Niger, lac Tchad et Chari-Logone, Congo-Oubangui, lacs d'Afrique centrale — non seulement font vivre toute l'année leurs habitants, mais de plus attirent saisonnièrement des milliers de migrants, sinon davantage. Ces déplacements massifs de ruraux (mais aussi parfois de citadins : des Brazzavillois vont chaque année faire la campagne de pêche dans le Nord) n'auraient pas une telle ampleur si les marchés urbains n'assuraient l'écoulement facile du poisson fumé ou séché-salé, voire du poisson frais, en quantités croissantes : ainsi, en 1964, la moitié des détaillants en poisson du marché de Bangui écoulaient des produits venant du Tchad, mais également du Congo 3 . La croissance urbaine eSt aussi responsable du développement des cultures maraîchères. Celles-ci ont été souvent créées à l'instigation des autorités coloniales, pour aider au ravitaillement de la population européenne des villes. D'abord œuvre de quelques individus travaillant dans des conditions médiocres, elles sont devenues l'une des aétivités urbaines et péri-urbaines les plus caraâériStiques. La clientèle des maraîchers s'eSt G . S A U T T E R , L