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French Pages [276]
Frederic Chauvand
DE PIERRE RIVIERE
ALANDRU La violence apprivoisee
au
xixe siecle
BREPOLS
Legende de couverture: GEORGES Leon, "L'Apache tue lui aussi", L'Assiette au Beurre , n° 98, 14 fevrier 1903. Photo F.C. Autour des annees 1900, Ja caricature s'empa re du person nage de !'Apache. L' image illustre a Ja fois une nouvelle forme de violenc manier e d'utilis er Je fait divers et Ja peur de Ja criminalite organis e, une ee.
Credit photographique: Couverture: coll. de l'auteu r Planches 1 et 2: Musee d'Orsay, Paris. Photos © Reunion des Musees nationaux. Illustrations: Bibliotheque nationale, Paris. Photos © Bibliotheque Nationale.
© 1991 Brepols Taus droits de traduction, d'adapt ation et de reprod uction (integrales ou partielles) par tous proced es reserves pour tous pays. D/1991 /0095/3 6 Dep6t legal septem bre 1991 ISBN 2-503-50061-7 Imprime en Belgique
INTRODUCTION
Au coeur des societes : la violence ? Elle semble en effet se glisser entre les individus, constituer un ressort essentiel des actions humaines, sous-tendre les rapports collectifs, regler !es relations sociales, alimenter l'imaginaire et generer une inflation des discours. Scenes macabres et defiles morbides se succedent sur le "champ de bataille ou l'humanite coupable se tord en efforts impuissants contre la verite et !es lois, et tombe taute saignante sous leur etreinte" (1 ). Telle est la vision du monde du president de la cour d'assises de la Seine de 1880 a 1890. Ainsi la violence serait dans la nature de l'homme, de l'"homo bellicus" (2 ). Celui-ci doit clone s'accommode r de la force brutale. A cette situation, il est possible de donner le nom de conflit souterrain ou encore celui de lutte permanente. Refoulee, ostracisee la violence reste tapie, prete a resurgir ; endiguee, elle menace pourtant de sortir de ses cadres et de laisser libre cours a ses elans irrationnels. A l'exclusion de quelques manifestation s sporadiques, la violence ne s'est jamais ecoulee librement. Nu! ne peut l'ignorer completemen t et il convient de composer avec elle. La violence, que l'on a trop souvent tendance a confondre avec la delinquance, est-elle une realite concrete, mesurable, quantifiable, integrable dans des series ? Le XIXc siede a bien invente le Campte general de la justice criminelle (3 ), dirige a l'origine par Guerry de Champneuf. II serait clone possible d'observer ses formes et ses manifestations , de suivre sa repartition spatiale et son evolution temporelle, de tenter une expli-
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cation de sa genese et de predire les formes qu'elle prendra dans l' a venir. Mais la violence n'est-elle pas plutöt un mythe, un leurre, un concept commode qui n'expliqu e rien par lui-meme ? Une notion hybride permetta nt de camoufle r les deficienc es de l'analyse ? Entre l'apparen te rigueur des chiffres et la notion chimeriqu e, la violence semble pourtant s'imposer immediate men t a l'entende ment, evoquan t aussitöt des mots et des 1mages. Parcourir les societes humaines , observer les attitudes collectives et les conduites individue lles, recueillir patiemme nt des bribes d'explica tion, mesurer la force deployee contre autrui, trouver une coherence et un sens a ce foisonnem ent de signes disparates , saisir les mentalites des uns et des autres, telle est la demarche empiriqu e du chercheu r qui s'aventur e a cerner la violence. L'historie n se situe entre l'entomol ogiste et le philosophe. Dans sa tentative de definition , il est toutefois aide : le xrxe siede n'est-il pas "le siecle des dictionnaires" (4) ? Les deux "monume nts" lexicogra phiques de cette epoque, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siecle et le Dictionnaire de la langue franr;;aise donnent nombre d'explicat ions erudites, tentent de recenser l'ensembl e des acception s du terme (5). Mais toute definition est a la fois un eclairciss ement et une limite. Un eclairciss ement car l'article "violence" semble livrer toutes les variation s du mot, une limite car la realite decrite parait figee pour la circonstan ce. L'explicat ion donne une coherence, mais elle constitue aussi un obstacle artificiel, enferman t desormais la violence dans un cadre rigide et limite. Qu'on en juge: le "Littre" precise qu'elle est d'abord la "qualite de ce qui agit avec force" ; dans le "Larouss e" l'expressi on designe !"'extrem e energie physique" . L'un comme l'autre s'accorde nt, des le debut, a reconnait re la double valence de la notion : un caractere tangible d'une part, une energie mecaniqu e d'autre part. Autremen t dit, la violence est d'abord apparente e a la force physique, l'homme violent est celui "qui agit avec force";
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violenter revient a "faire faire par force". Ainsi elle serait avant tout une action concrete dirigee contre quelqu'un ou quelque chose. Orla "qualite" est aussi une maniere d'etre; "l'activite impetueuse" s'efface devant le trait de caractere: "emportement", "irascibilite". Mais la violence, nous dit Emile Littre, c'est egalement une „ contrainte exercee sur une personne pour la forcer a s'obliger". Cet aspect constitue la "violence morale" qui s'apparente a la violence indirecte et la distingue de la violence directe. Cependant a trop poursuivre dans cette direction, on risquerait de s'epuiser en traversant les territoires du sens et de parcourir pour l'eternite "/es chemins des jardins cerebraux" (6 ). Autorite reconnue en la matiere, Yves Michaud (7) affirme qu'il n'existe pas de definition objective du concept, mais seulement une palette d'approches subjectives, tributaires des criteres utilises, de la problematique envisagee, et de la societe etudiee. En d'autres termes, toute etude de la violence est assujettie aux faits observes, aux croyances d'une epoque et aux convictions du chercheur (8). Pour notre part, nous considerons que l'utilisation de la force et le recours a la coercition morale sont probablement des "universaux" (9) qui se confondent avec l'etablissement des premieres communautes humaines. Mais la violence ne peut etre seulement synonyme de "mouvement agressif" ; pour que la force ou la contrainte se metamorphose en violence, il convient que celui qui l'utilise ou celui qui la subit la reconnaisse comme telle : la conscience d'un coup rec;u ou donne comme le sentiment d'une contrainte constituent dans cette optique d'indispensables prealables. En d'autres termes, la brutalite ou l'obligation morale faite a autrui ~ont des conditions necessaires mais non suffisantes. La violence ne peut etre definie seulement par l'acte lui-meme, car:- elle est aussi tributaire de la perception de celui qui en use comme de celui qui en est la victime. Or, au XIXe siede, les regards se modifient ; la violence s'ex-
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tirpe de sa gangue usuelle, fait irruption dans les discours, envahit la presse et la litterature, bouscule les fonctionnai res de police, subjugue les administra teurs de la justice, se repand dans les höpitaux et les prisons, finit par donner naissance a diverses disciplines, clont la criminologi e est sans doute l'illustration la plus pertinente. Toutefois, cet engouemen t pour les representat ions de la violence s'accompag ne d'une repulsion croissante pour les realites violentes. Cette maniere d'envisager l'histoire du theme donne en filigrane les "traces de nos demarches ", selon l'expressio n de Lucien Febvre (1 0). En effet, seront exclues de notre propos les violences apparentee s a la guerre ouverte : les conflits armes entre nations, les aventures coloniales, les attentats terroristes ... Nous ne retiendrons pas davantage l'approche serielle. Deux raisons ont preside a ces choix. En premier lieu, l'analyse quantitative a deja ete abordee : J.-C. Chesnais a refondu des series statistiques , affinant le calcul des indices, introduisan t des correctifs (11 ). 11 a doublemen t traite le sujet : d'un cöte la violence privee, de l'autre la violence collective. Son etude presente de nombreuses facettes et s'interesse a celles que nous avons rejetees de l'enquete: "terrorisme s", "guerres", etc. En second lieu, si la permanenc e de la violence est incontestab le dans toutes les structures sociales, il n'existe pas pour autant d'histoire naturelle (12) du phenomene , que ce soit sous l'angle des comportem ents ou sous celui des situations (13). La violence presente neanmoins deux constantes : la premiere se nomme la repression (1 4 ), la seconde est l'apanage des societes d'interconnaissance (15), c'est-a-dire des communau tes villageoises dans lesquelles tout le monde connait tout le monde. L'homme, ou plutöt les hommes, c'est-a-dire les rapports tisses, les relations qui les unissent ou les opposent sont au centre de la violence. La pretendue unicite de celle-ci s'efface devant la variete et la multitude des histoires vecues : Pierre Riviere au debut du XIXe siede se distingue ainsi tres nettement de Landru a l'epoque de la premiere guerre mondiale.
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Car c'est bien de cela qu'il s'agit : rendre compte de la violence itineraires singuliers, des figures symboliques, des pratiques et des discours, des evenements et des representations. La violence se manifeste sous diverses formes ; elle peut notamment etre atomisee ou organisee en systemes. Dans tous les cas, elle s'exprime par l'intermediaire de liens : directs, physiques, verbaux, symboliques parfois ; accidentels, premedites, rituels, instrumentaux d'autres fois. L'historien, observateur exterieur, livre des recits, mais aussi sa propre perception de la violence et du groupe humain dans lequel elle s'est manifestee. L'affirmation d'une verite n'est pourtant jamais le garant de l'authenticite d'un fait ; eile est plutöt la marque d'une conviction ou du degre de sincerite de celui qui la pröne. Aussi faudrait-il rechercher d'autres versions, car la realite n'est jamais unique. En effet, plus les regards portes sur la violence sont nombreux, plus elle devient mouvante et diverse. Les ethnologues et les anthropologues ont les premiers attire l'attention sur ces phenomenes. Nathan Watchel affirme qu'il faut parfois "passer de /'autre cote de la scene et(... ) scruter /'histoire a /'envers" (16). Prolongeant la reflexion, Tzetan Todorov place au centre de l'action "cette problematique de /'autre exterieur et lointain" (17 ). Depuis quelques annees, ceux qui fouillent le passe ont pris conscience du fait qu'il n'existe pas seulement des vainqueurs. Ils ont su retrouver la parole des victimes ou des vaincus, des obscurs et des sans-grade, jusqu'alors trop souvent camouflee, occultee ou simplement dissoute, le plus souvent avec bonne conscience, cette fausse na1vete du plus fort. Au total, la violence n'est pas uniquement source de desordres, elle ne s'apparente pas seulement a la destruction et a l'agressivite car elle est plus que cela : un guide. L'observer revient a se donner une clef, un moyen de penetrer au sein des structures sociales en dejouant certaines representations, pour retrouver des manieres de faire et d'agir. S'interroger sur la violence,
a travers des
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c'est en effet s'interr oger sur sa propre societe, ses peurs et scs espoirs ; c'est tenter de faire une physio logie de l'homm c social, de ses passion s et de son imagina ire. Seve de la vie ou miasme des civilisa tions, la violenc e aliment e les neuf chapitr es du present ouvrage . Les trois premier s analysent a Ja fois !es represe ntation s de Ja violenc e et la realite de cette dernier e au sein des societes traditio nnelles qui se heurtent parfois a la cohorte des margin aux. Les trois suivant s s'attachent a decrire la grande metamo rphose de la violence a travers l'emoti on des Jacque s, !'erneu te du barbar e citadin , Je sacrifice de l'insurg e. Mais si le passage de la violence debride e a la violenc e domest iquee marque l'achev ement d'un cycle, c'est peut-et re que le crime est alors devenu l'ultime manifes tation de la force brutale ? Les trois dernier s chapitr es montre nt que les savants se prenne nt au jeu, prepar ant ainsi le desenchantem ent du monde, car on s'aper\: oit tardive ment qu'il n'est pas possible d'exorc iser la violence, comme en temoig nent l'essor du fait divers et la "decou verte" du crime sadique . L'un et l'autre traduis ant a leur maniere l'afferm issemen t de "nouvel les sensibil ites". En l'espace d'un siede l'evolut ion est conside rable bien qu'il y ait plutöt eu mutatio n que rupture , mouvem ent graduel que bouleve rsemen t. Les rythme s ont cepend ant ete inegaux et certaines transfo rmatio ns se poursu ivront au lendem ain de la Grande guerre, continu ant meme d'ebran ler nos societe s. II convie nt donc d'abord d'appre cier la variabi lite du phenomene, au "kaleid oscope " de la violence.
NOTES
Sauf mention contraire , le lieu d'edition est Paris. 1. Berard des Glajeux, Souvenirs d'un president d'assises, volume 2, Plon, Nourrit et Cie, 1893, pp. 45-46.
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2. Que l'on pourrait apparenter a "L'homme agressif'. 3. Publie de 1827 a 1978. 4. Grand Dictionnaire universel du XI Xe siecle, Preface de Pierre Larousse du 20 decembre 1865, p.V. 5. Oeuvre d'E. Littre, 1877. 6. R. Desnos, P'OASIS, ed. Gallimard, 1930. 7. Outre un ouvrage intitule Violence et politique, Gallimard, 1978, Yves Michaud est egalement l'auteur de l'article "Violence" de L'Encyclopaedia Universalis et du "Que sais-je ?" consacre a La Violence, P.U.F., 1986. 8. Cette affirmation s'impose aujourd'hui comme un truisme, plus particulierement depuis H. Irenee Marrou (1961), en passant par le travail de P. Veyne, Comment on ecrit l'histoire (1971 ), jusqu'au bilan dresse par G. Duby (1981), dans "Orientations des recherches historiques en France", 1950-1980. 9. Cf. M. de Certeau, L'Ecriture de l'histoire, Gallimard, 1984. 10. L. Febvre, Le Probleme de l'incroyance au 16e siecle, (F'e ed. 1942), Albin Michel, 1968, Introduction generale, p. 19. 11. J.-C. Chesnais, Histoire de la violence, Robert Laffont, 1981. D'autre part, nous ne traitons ni de l'affaire Dreyfus, ni de l'antisemitisme en general, cf. J.-D. Bredin, L'Affaire Dreyfus, Julliard, 1983, et M. Thomas, Esterhazy, ou l'envers de l'affaire Dreyfus, Vernal/Ph. Lebaud, 1989. 12. On pourra consulter en particulier le livre de K. Lorenz, L'Agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969 ; et bien sur Le Leviathan de Hobbes. 13. Milieu et atavisme ne sont-ils pas les composantes de la personnalite criminelle ? 14. Cette notion englobe toute la problematique de la violence et du pouvoir. Cf. La Societe contre !'Etat de P. Clastres, ed. de Minuit, 1974 ; J. Lombard, "Les trois volets de la repression, reflexion autour d'un concept envahissant", dans L'homme et la societe, numeros 67-68, janvier-juin 1983, pp. 13-18. 15. Cf. H. Mendras, Societes paysannes, A.Colin, 1976. 16. N. Watchel, La Vision des vaincus, Gallimard, 1971, p. 22. 17. T. Todorov, La Conquete de l'Amerique, La question de l'autre, Seuil, 1982, p. 11.
CHAPITRE 1
LE KALEIDOSCOPE DE LA VIOLENCE
Le surgissement de la violence dans la morale publique et sa metamorphose en fait criminel sont relativement tardifs. C'est que l'irruption de la force brutale dans les consciences participe de La Civilisation des moeurs (1 ) et de L'Invention de l'homme moderne (2 ). Son caractere hideux et insoutenable appartient avant tout au domaine de la representation. Pour qu'une action condamnable se reflechisse dans !es consciences il faut du recul et de la distance. Integree aux horizons quotidiens, elle ne presente qu'un caractere contraignant et penible mais guere davantage : il s'agit alors ici de l'archeologie de la violence (3). Puis l'agressivite, emoussee cn se heurtant aux contraintes du temps et aux interdits moraux, se transforme progressivement en violence et devient l'objet de discernements multiples, car elle suscite inquietude et effroi, concupiscence et delectation, compassion et pitie. Si !es reactions sont variees, !es regards le sont davantage encore. Tout depend du poste d'observation retenu. Louis Mcnard, dans scs Reveries d'un paien mystique, affirrne que toute perccption cst assujettie a un point de vue : "'pour mon ennemi, je suis un scelerat ; pour mon ami, je suis un homme avec lequel 011 ne se gene pas ; pour vous (... )je suis un adversaire" (4 ). Une irnage proposee par un kaleidoscopc ne possede pas de liens apparents avec la precedente ni avec la suivante : il en va de rnerne des regards sur la violence, suite de tableaux sans rapports irnrnediaternent perceptibles. Mais a tout bicn
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collsiderer, ils collstituel lt la meilleure collecte d'images susceptible de "faire comprend re la complexi te" (5 ). Ell effet, la violellce ll'est peut-etre collstituee que par Ull assemblag e fragmellte de poillts de vue. Ce faisallt, elle est a redouter chez les autres : la grallde figure de l'alterite, c'est d'abord le paysall, biell qu'il represellte les deux tiers de la populatio ll.
1. LA DECOUV ERTE DES CONTRE ES INTERIEU RES Elltites distillctes et compleme lltaires, villes et campaglle s semblaiellt colldamll ees a vivre ellsemble puisqu'ul le solidarite forcee s'etait llouee depuis des temps fort recules. Chaculle possedait Süll epaisseur Sillguliere, Ulle visiüll du illüllde et de llombreu x griefs a l'egard de l'autre. A travers ulle sourde oppositio ll, les röles respectif s etaiellt biell delimites . Reguliere mellt le mollde urbaill tachait de prelldre l'avalltage , de subordoll ller le mollde rural qui lle se laissait pas faire, de collvaillcre tous les protagolli stes de sa superiorit e et employait Ulle grallde partie de Süll ellergie a fa