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French Pages 215 [229] Year 1975
cahiers libres
DU
…
AUTEUR
Max, Pauvre Max... Récits, Denoël
En préparation Essais sur Shakespeare et l’idéologie élisabéthairœ, Maspero
Traductions William Shakespeare, Henri VIII, Théâtre de la Commune d'Aubervüliers Brendan Behan, Mon Dublin, en collaboration avec Paul Bensimon, Denoël
richard marienstras %
être un peuple en
diaspora mosaique: I
préface de pierre vidd—naquet
FRANÇOIS MASPBRO !, place paul-painlwé, VO PARIS
1975
35 /7‘5
0M53
© François Maspero, Paris, 1975.
Préface
Des musées et des hommes Pour Charles Mahmoud
Le Musée d‘Etat de la petite ville polonaise d'OsMecim, plus connue sous son nom allemand d’Auschwüx. 0ff'é au visiteur, qu'il soit « pèlerin » ou « touriste » (un hôtel et un restaurant sont prévus pour lui), un panorama complet de ce que fut, en ce lieu, l'entreprise nazie. Ce n'est pas de cela que je voudrais parler au lecteur du livre de Richard Marienstras. Je le suppose informé, et, s'il ne l‘est pas suffisamment, je le renvoie à la première étude que contient ce recueil et qui réussit le tour de force, après trente ans de littérature concentrationnaire, de rendre un son neuf. Mais un musée est toujours révélateur par ce qu'il montre et par ce qu'il tait. Dans une des salles de l‘entrée, le visiteur est averti qu'ont été déportés ici des hommes de toutes les nations, de toutes les religions. Cette maxime est illustrée, en ce qui concerne _les nations, par une floraisbn de dra— peaux, dont celui d'Israël qui n‘existait pourtant pas lors de la libération du camp, en janvier 1945, mais qui devint, a—_t—on considéré, celui des familles d'une part notable des victimes. Le visiteur se rendra évidemment rapidement compte, car le musée, je le répète, constitue un ensemble documentaire très honnêtement présenté, que les innom— brables papiers, bagages, vêtements entassés dans les vitri— nes appartenaient en majorité non à Jean Dupont ou & Ivan Popov, bien qu'eux aussi aient été présents, mais à cette collectivité indéfinissable et cependant reconnaissable qu'on appelle les « Juifs », et aussi, bien entendu, aux Tziganes. Le visiteur le comprendra rapidement, mais on ne le lui dira pas. Le film qui est présenté, en diverses langues, tourné par les libératmrs soviétiques, ne prononce u'une sont seule fois le mot « Juif », alors pourtant que les
Juifs
I
une nationalité reconnue en Union soviétique. Les diffé— rentes nations dont les ressortissants ont été internés ou exterminés à Auschwitz se sont vu attribuer un des pavil— lons du Mp pour y commémorer l'holocau3te. Toutes n'ont as usé de ce droit, et le pavillon français, par exemp e, reste inoccupé, mais il existe, entre autres, un pavillon soviétique et un villan tchécoslovaque présentés Moscou et de Prague. Il existe par les gouvernements aussi un pavillon juif. Je posai alors la question : qui a organisé ce pavillon ? Il me fut répondu que c’était le gouvernement polonais qui, comme le signale plus loin Richard Marienstras, tient volontiers ses Juifs pour polo— nais, & condition qu'ils soient morts. Le pavillon contient certes quelques symboles juifs, mais il est consacré pour une très large part aux crimes, très réels, commis par les Allemands contre les Polonais. A quelques kilomètres de là, le visiteur peut aussi se rendre sur l'emplacement du camp de Birkenau (Brzezinka), où se trouvait le centre d'extermination pr0prement “dit, et notatnment ces cham— bres a gaz « qui n'ont jamais existé » (la preuve de leur non—existence figure, selon M. Maurice Bardèche, « dans les coffres du Pentagone ») ou qui sont un « mythe », selon mon collègue M. R. Faurisson, de l'Université de Paris III dans une lettre reproduite, le 17 juillet 1974, par Le Canard enchaîné —, mais dont les ruines sont pourtant visibles. La se trouve, construit par des artistes italiens et anais, le monument d'Auschwitz, œuvre du reste admi— rable. Au pied de ces pierres noires, des inscriptions dans toutes les langues possibles et imaginables, y compris, bien entendu, l’hébreu, le yiddish et le romani, langue des Tzi— ganes, commémorent brièvement la mort de quatre mil— lions d'hommes, de femmes et d’enfants. Au—dessus de ce pe d'inscriptions, un texte isolé, en polonais. Datée du 16 avril 1967, la pierre dit ceci : « Aux héros d'Auschwüz, qui sont morts ici, en luttant contre le génocide hitlérien, pour la liberté et la dignité de l’homme, pour la paix et la fraternité des peuples, le Conseil d’Etat de la République populaire de Pologne confère l'Ordre de Grunwald de pre— mière classe en signe d’homma e pour leur martyre et leur héro‘isme. » Il n'est pas inut‘ e de préciser que l'Ordre de Grunwald est une décoration militaire qui commé— more la victoire remportée, en 1410, par les Polonais sur les Chevaliers teutaniques. Un ordre militaire et
dZa
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Il
desmuséæetdeshommes de première classe… Qui donc, à Auschwitz, était concerné par une telle décoration ? Les résistants, telle Danielle Casanova, les membres juifs du Sonderkom— mando, le commando s éciaI, qui préparaient les chambres à gaz et se révoltèrent e 7 août 1944 ? Ceux qui ne mouru— rent pas « noblement » en casoar et en gants blancs, ne sont pas décorables. L’hommage aux vertus militaires est, en tout cas, intentionnel, puisque l‘inscription non visi— placée, en 1965, sous les fondations du monument, ble salue « quatre millions de combattants et de victimes provenant de Pologne et de beaucoup d’autres pays d'Eu— rope » et ne comporte pas de décoration. Inaugurant le monument d'Auschwüz, et procédant à la « remise » de la décoration, ]. Cyrankiewicz, Premier ministre polonais et ancien résistant d’Auschwitz, apposa le « cimetière » d’Auschwitz et celui de Verdun et se tut sur les combat— tants. Aujourd'hui, seule l’inscription demeure. Mais
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passons. Cette dérisoire réduction du génocide hitlérien & un épisode de la lutte entre les nations, ou même à la lutte contre le nazisme (ne pense—t—on pas couramment que le génocide est le stade suprême du capitalisme ?) est encore discrète & Auschwitz parce que le nombre de ceux qui se souviennent est important et qu’ils sont parmi nous, mais le même phénomène cpère ailleurs, avec encore moins de discrétion. Voici, par exemple, comment, dans l'Encyclo— paedia Britannica. est présenté par un historien anonyme, qui signe X, ce qui fut le premier génocide des temps modernes, le massacre de plus d'un million d'Arméniens, en 1915, par les troupes de Talaat Pacha : « Pendant les batailles entre Turcs et Russes sur le front du Caucase, les Arméniens créèrent des troubles derrière les lignes turques et menacèrent de couper les lignes de communication. Au début de 1915, le gouvernement turc commença une déportation générale au cours de laquelle des atrocités furent commises sur une large échelle. Quand le général arméno— russe Antranik pénétra en Anatolie orientale, les soldats arméniens qui étaient sous ses ordres (la soi—disant « armée chrétienne de la Vengeance ») répliqua par des atrocités similaires quoique sur une bien plus petite échelle'. » Les ]. Arficle « Turkey », édition de 1959, vol. 22, p. 606. L'édition de 1941 du même article est simplement muette.
III
Arméniens sont donc doublement coupables. N'avaient-üs pas coupé les lignes de communication ? N'ont—ils pas massacré à leur tour, « quoique sur une bien plus petite échelle » ? Il faut tout de même être objectif. Mais les bébés menaçaient—üs les lignes turques ? De tels propos sont rarement tenus à propos des Juifs et des nazis, bien qu'on les rencontre ici ou la, notamment dans certains journaux arabes où fleurit ce que Maxime Rodinson a appelé le « racisme de guerre », mais l'opéra— tion visant à « réduire » le génocide est en route depuis bien des années. Là n'est pourtant pas l'essentiel de ce qu‘enseigne une visite au musée d'Oswiecim. Car une ques— tion se pose inévitablement. A supposer que le pavillon juif n'ait pas été présenté par les soins du gouvernement polonais, qui donc aurait eu le droit de prendre cette présentation en charge ? A cette question simple, les réponses simples ne man— quent pas. Seulement, elles sont radicalement contradic— toires. Pour les uns, il n’y a pas eu de victimes juives, mais des victimes polonaises, russes, allemandes, roumai— nes, grecques ou françaises. Parler de victimes « juives » est tomber dans le piège du racisme nazi. A la limite, il ne devrait pas y avoir de pavillon « juif ». Certains, parmi les Juifs eux—mêmes, ont poussé la logique de cette attitude jusqu'à la caricature, ainsi ces Juifs allemands, déportés au ghetto de Varsovie, en attendant Treblinka, qui parlaient de « unser Führer »“. Mais ne rions pas, car cette attitude a eu aussi ses héros. Le 19 avril 1943, c'est le drapeau polo— nais qui est hissé par les insurgés du ghetto de Varsovie, geste auquel les Polonais ne répondirent pas toujours par des actes de solidarité concrète. Et quand mon père écrivait dans son journal, à la date du 15 septembre 1942 : « Je ressens comme Français l'injure qui m’est faite comme Juif. [...] Je pense très fermement aujourd’hui que, puis— qu'on a distingué entre ”nous" et la France, que la France, c’était ”nous" et je me détourne d'elle, avec quel affreux déchirement si, comme l‘affirment les ricanements des maîtres de l'heure, c'est en ”eux" et non en ”nous" que la France s’incarne », il exprimait, & n’en pas douter, les sentiments de milliers de « Juifs français » dont on peut 2. E. Rmcmmuu, Chronique du ghetto de Varsovie, trad. L. Poüakov, Laffont, 1959, p. 301. IV
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desmuséesetdeshænmæ dire, certes, avec Richard Marimstras que « l'assiette de [leur] être n’est que partiellement juive », mais qu'il n'y a aucune raison de traiter, comme le font les imbéciles, de renégats et de dégénérés. Reste que cette attitude, fréquente en Occident parmi les communautés dites « de vieille souche », n'était pas, à beaucoup près, majoritaire en Europe de l’Est. La réalité de l‘exclusion s'y fait aujourd'hui, au moins autant qu'hier, durement sentir. Et puis— qu'il s'agit ici de musées, il est bon de signaler qu'au « Musée historique de la ville de Varsovie », qui traite de l'histoire de la ville depuis les origines de la cité jusqu’à sa reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, il n'est pas dit un seul mot de la communauté juive, qui constituait pourtant en 1939 environ le quart de la popu— lation de la ville, jusqu'aux jours de sa destruction par les nazis. Alors une seconde réponse se présente, qui est celle des sionistes. Peu importe que l’Etat d'Israël n'ait été créé qu’en 1948, cette création n’est qu’un « retour », une « res— tauration », et, de même que Louis XVIII datait, en 1814, la charte constitutionnelle qu’il octroyait aux Français, de la vingt—deuxième année de son règne, de même certains estiment qu'entre la chute de Massada (avril 73 ap. J.—C.) ou celle du royaume insurrectionnel de Bar Kochba ( 135 ap. J.-C.), et la Déclaration d‘indépendance lue par Ben Gou— rion, le 14 mai 1948, au musée de Tel Aviv, l’Etat d‘Israël n'a cessé d'exister en droit, sinon en fait. C'est donc à cet Etat qu'il appartiendrait de présenter le pavillon juif du musée d’Oswiecim, ce qui poserait quelques. problèmes aux onze millions de Juifs qui n'ont pas choisi de s'installer dans cet Etat même lorsque la possibilité leur en était très largement offerte. Que l'idéologie sioniste puisse, elle aussi, a l'occasion, se livrer à ce travail de réfection du passé, il suffit d'ouvrir les yeux pour s'en convaincre. Le kibboutz Yad Mordechai est un kibboutz du Mapam situé en bordure du Négzæv. Il doit son nom & Mordechai Anielewicz qui fut le chef, sioniste—socialiste, de l‘insurrec— tion du ghetto de Varsovie et qui, à ce titre, a aujourd’hui encore sa rue à Varsovie, sur l'emplacement de l'ancien ghetto. Etain en 1943, il subit le 19 mai 1948 l'assaut de l'armée égyptienne. Evacué après une résistance héroïque, le 24 mai, il fut reconquis le 5 novembre de la même année par l‘armée israélienne. Le visiteur est accueilli par une V
grande statue de Mordechai Anielewiez, sur le modèle du David de Michel—Ange, et qui tient àla main non une fronde mais une renade. La statue domine le cimetière ou sont ensevelis es hommes qui tombèrent pour la déf éfense de Yad Mordechai. Le musée du kibboutz, etit chefux p.lans d'œuvre d‘architecture, est construit sur dp est à guidé progressivement de Le visiteur « » polonais, c la lumière. L'obscurité, 'est le stettel la petite ville à majorité juive, avec ses artisans et ses rabbins, ses journaux et ses enfants, promesse d'avenir interrompue. L'accent est mis sur la menace permanente qui pèse sur les communautés, menace qui se concrétise quand les nazis prennent le pouvoir en Allemagne puis envahissent, le 1” septembre 1939, la Pologne. Les ghettos sont liqaidés, tandis qu'une minorité se révolte et rejoint les partisans dans la forêt. Un début de clarté apparaît avec l'installation des kibboutzim en bordure du désert: onze d’entre eux sont établis dans la nuit de Kippour en 1946. Pour eux un pipe—line est construit, qui apporte l'eau et la vie. « Ils n‘errèrent pas de puits en citernes comme des fils du désert, mais installèrent des tuyaux qui apportèrent de l'eau du nord au sud. Et le poste qu’ils construisirent de nuit devint une oasis de verdure. L’eau coula dans les tuyaux, comme du sang donnant la vie aux corps. Mais il y avait aussi du sang rouge dans les tuyaux, le sang de ceux qui gardaimt, dans la nuit, l'eau vivifiante‘. » Des « fils du désert »...c’est—à—dire les Arabes. Avec l’évocation de la bataille de 1948, le visiteur débouche en pleine lumiè— re, au—dehors, où ladite bataille est reconstituée de la façon la plus réaliste possible. Je n'affirme certes pas que ces images transparentes résument la vision qu'ont les Israéliens de l'histoire de la Diaspora; bien des signes, au contraire, tendent & démon— trer qu'une vision plus réaliste et, comme on dit, plus positive, commence à se faire jour. Mais, à travers ces images, c'est bien l’idéologie sioniste qui s'exprime dans sa pureté. En fait, ce que mettent en lumière, à leur façon, aussi bien le musée d'Oswiecim que celui de Yad Mordechai, c'est l'existence d'un trou historique, d'une béance qui
l'obscurité
3. Je cite et traduis le guide du musée de Yad Mordechai. VI
desmuséesetdeshommes rend littéralement incompréhensible tout un pan de l'his— toire de l’Europe du Centre et de l'Est. Tant que l'on s'obstinera à traiter celle—ci dans le seul cadre des nationa— lités officiellement reconnues et dénombrées, ce trou ne rra être comblé. Richard Marienstras le rappelle à plusieurs reprises dans ce livre :ily avait en 1939,_en Eur0pe de l'Est, environ millions de personnes réparties entre plusieur Etats, dotées d‘une culture commune, d'une langue véhicuIaire, le yiddish, comprenant des religieux et des athées, des bourgeois et des prolétaires, des fascistes et des commu— nistes. Une « nationalité » comme les autres ? Sa dimen— sion transétatique la protégeait des avantages et des in— convénients des structures de l’Etat national. Les Etats— nations s’étaient constitués à l’est de l’Eur0pe un peu plus tard qu’en Occident et par un double processus d‘inclusion et d’exclusion. Etre roumain, par exemple, cela ne signifiait pas simplement affirmer son appartenance à une commu— nauté de langue latine, cela signifiait aussi n'être ni turc, comme les anciens maîtres des provinces danubiennes, ni grec comme les hospodars du Phanar, ni slave comme les voisins de l'est, ni allemand comme les colons saxons de Transylvanie ou du Banat, ni hongrois comme les maîtres de la Transylvanie. De même, et réciproquement, être magyar supposait que l'on n’était ni roumain, ni slave, ni allemand. Dans tous les cas, le processus d’inclusion ex— cluait et les Juifs et les Tziganes, sans parler de quelques autres minorités dont la plupart ont aujourd'hui disparu. Cette communauté juive considérable qui se trouvait ainsi à la fois dans les nations et hors des nations n'était certes pas homogène. Elle était traversée par la lutte des classes, uoique sur un mode différent de celui que connaissaient es autres nationalités, elle voyait, selon les groupes, les hommes et les temps, s'ouvrir vers elle lusieurs options : celle de la marche vers.l’ouest, vers l'AI emagne ou vers la France, la « marche à l'Etoile » dont a parlé Vercors, avec comme perspective, plus ou moins lointaine, l‘assimilation totale à la population environnante, expérience qui est bien loin d'avoir échoué partout et que Roger Ikor a racontée, en termes o timi5tes et petits—bourgeois, dans Les Fils d’Avrom; ce le de l'émigration transatlantique, vers la société pluricommunautaire que sont les Etats—Unis, ou les Juifs ont une identité comparable à celle des Ita— VII
liens, des Polonais ou des Allemands‘ ; celle de l‘assimila— tion sur place qui connut, elle aussi, nombre de réussites individuelles :je connais un professeur juif roumain si bien intégré qu’il tient sur le compte des Tziganes de son pays très exactement le discours que l'on tient d'ordinaire sur le compte des Juifs, y compris l’indignation sur la facilité avec laquelle ils passent les frontières; celle du sionisme qui fait son apparition dans le dernier quart du XIX° siècle, mais qui a quelques précédents historiques, avec comme but ultime la création d'un Etat national juif ; celle enfin, dans les faits majoritaire, du maintien sur place dans le respect attendu d'autrui et, au besoin, imposé à autrui, de l'autonomie culturelle et nationalitaire. Le mou— vement ouvrier et révolutionnaire est naturellement tra— versé prioritairement par ces tensions. De l'adhésion aux partis marxistes locaux, sur lesquels on compte pour « dépasser » le problème juif, à la création d'un mouve— ment ouvrier spécifiquement juif comme le « Band », des sionistes, disait bêtement Plekhanov, « qui ont le mal de mer », en passant par la formation d'un mouvement ouvrier proprement sioniste, toutes les notes de la gamme, toutes les nuances du s e0tre existent. Refuser de voir cette dimension juive u mouvement ouvrier est, une fois de plus, se condamner à ne rien comprendre Et il en est ainsi à pro os de ceux—là mêmes des militants du mouve— ment révo utionnaire qui tenaient délibérément, comme c'était leur droit, le fait d'être juif pour secondaire. Il en est ainsi, par exemple, du « groupe des pairs », presque tous juifs, et identifié par J. P. Nettl, qui dirigeait, avec Rosa Luxemburg, la « Sociale—Démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie » (S.D.K.P.i.L.). Hannah Arendt a bien montré tout ce que ce groupe d’hommes et de femmes qui devaient être, par la suite, les victimes du choc en retour des nationalismes polonais, allemand et russe doit a la condition marginale des Juifs’. Ne croyons pas qu’il s'agisse de débats abstraits. Veut— on un exemple ? Prenons celui des petits—enfants du rabbin 4. Voir le recueil de R. ER‘I‘EL, G. FABRE, B. Mmmnsms, En américains, trad. marge, Maspero, 1971, et N. GLAZER, Les B. Trèves, collection « Diaspora », Calmann- vy, 1972. 5. J. P. Nm, La Vie et l'œuvre de Rosa Luxemburg, trad. I. Po tit et M. Rachfine, 2 vol., Maspero, 1972; H. ARBND1‘, Vies poli— tiques, trad. fr. Gallimard, 1974, p. 42—68.
JIutZs
VIII
desmuséesetdeshommes Judah Katz, à Sanok, petite ville des Carpates polonaises, juive à près de cinquante pour cent. Un de ses petits—fils adhérera dans les années vingt au parti communiste polo— nais. Il connaîtra la persécution et la prison. A la fin de la guerre, devenu Juliusz Katz—Suchy, il est un officiel de la Pologne nouvelle, ambassadeur à l’O.N.U., puis en Inde. Professeur à l’Institut des sciences politiques de Varsovie, il est révoqué en 1968 sous l’accusation rotesque de « sionisme ». Obligé de s’exiler au Danemar , il y meurt en 1972. Son frère, Benzion Katz, est lui un sioniste au— thentique, poète et érudit, traducteur d'Eschyle en hébreu. Socialiste lui aussi, il mourra, en 1968, recteur de l'Univer— sité de Tel Aviv. La sœur de ces deux hommes épousa un membre éminent du Band. Le hasard fit qu’il prit des vacances, au cours de l’été 1939, aux Etats-Unis, ce qui lui épargna la mort à Treblinka ou à Auschwitz. Exclu de l‘émigration polonaise comme socialiste et comme jui , il allait devenir, lorsqu‘il mourut en 1945, le délégué de a Pologne à l'O.N.U., ce qui l‘aurait probablement conduit, un peu plus tôt, au sort de son beau—frère‘. En Pologne, ces tensions ont aujourd’hui disparu avec la communauté qui en était le support. S’ensuit—il que les problèmes alors soulevés aient disparu, eux aussi, qu'ils ne soient plus qu'un objet de recherche historique, ou de musée, ou un recueil d'images que l’on contemple mélan— coliquement comme celles qu'avaient rassemblées, en 1938, Roman Vishniac’ ? Il existe toujours, à Varsovie, un théâ— tre juif d’expression yiddish. Il a même été, après le départ, en 1968, de sa fondatrice Ida Kaminska, luxueuse— ment réinstallé. J'y ai vu, en 1974, une pièce, ou plutôt un spectacle folklorique, intitulé symboliquement : Il était une fois un stettel. Spectacle émouvant, pour lequel on avait dû faire appel, aute de Juifs, à plusieurs acteurs polonais ayant appris e yiddish. « Ce soir, je suis de garde auprès d’une langue morte », chantait le poète algérien Malek Haddad. Mais sa langue à lui n’est plus morte... 6. J'emprunte ces informations à l'article d’I. Penzik Narell (fille et nièce des hommes en question), « My Uncles Judah and Benzion », Present Tense, automne 1973, article dont je dois la connaissance à R. Errera que je remercie. 7. Polish Jews. A Pictorial Record, Introductory Essay b Abra— ham Joshua Hmhel, Shocken Books, New York, 1947 et 1 5.
IX
Faut—ildonc croire que tout le spectre des options ssi— bles a disparu et qu'il ne reste plus d'une part que e sio— nisme et de l'autre l'assimilation totale ? De cette « vérité » on tente de nous convaincre par tous les moyens possibles et imaginables : mass media, organes des Etats concernés, tous s'y acharnent. L'U.R.S.S., où la culture yiddish aurait pu survivre, l'a pratiquement détruite, et ceux de ses ci— toyens juifs qui veulent émigrer doivent demander un passeport qui n’est valable que pour un seul pays : Israël. Les communautés de l'Occident et de l'Orient musulman et arabe, qui ont, elles aussi, une longue et riche histoire et des traditions culturelles qui leur sont propres, ont dû, elles aussi, quitter leurs pa 3, à la suite tant du conflit israélo— arabe ue de la déco onisation. Elles se trouvent aujourd’hui ans leur quasi—totalité soit en Israël, où elles ont les problèmes que l'on sait, soit en France, terre classique de l‘assimilation. En Eur0pe, ceux des Juifs soviétiques qui n’ont pu s‘acclimater en Israël ne sont guère secourus par les instances communautaires. Tout semble imposer une structure bipolaire. Le mérite considérable de Richard Marienstras est de montrer qu'en réalité ce dilemme est un faux dilemme, car ces deux « solutions » n'en sont en réalité qu’une. L'une et l'autre tiennent en effet pour universellement valable le modèle de l'Etat-nation homogène dont la célèbre défi— nition stalinienne de la nation n'est que l’expression la plus connue. Rien n'empêche, :) la limite, un sioniste d’être en même temps et d’un même mouvement un nationaliste français dans son expression la plus classique. Ainsi ce publiciste, qui, pour protester contre une décision de l'U.N.E.S.C.O. limitant les droits d'Israël au sein de cette organisation internationale, au lieu de dire qu'il y avait e ectivement scandale à faire d’Israël le bouc émissaire e la tension entre le Tiers Monde et les pays développés, écrivait ceci qui est tout empreint de la « vertigineuse ineptie » dont parle Richard Marienstras : « Quant à l'U.N.E.S.C.O., la voici livrée aux représentants des analphabètes, des escla— vagiste3, des fétichistœ et des obscurantistes. Y font la loi des Etats dont toute l‘éducation est à faire, et dont la contribution à la culture contemporaine et à la science peut, sans exagération, être qualifiée de nulle. D'ailleurs, que pouvait—on attendre d‘une institution prétentüuse et X
desmuséæetdæhænmæ Wrbeuse, dont les principales performances culturelles sont la publication d'une revue insipide et la vente de whisky hors taxe à un personnel pléthorique et désabusé ? Demain, pour s’occuper, l'U.N.E.S.C.Q. condamnera, pourquoi pas, le grand trou creusé dans les Halles, qui porte atteinte au visage historique de Paris, et elle s’inquiétera de la sauvegarde de la personnalité culturelle des Bretons et des Alsaciens. L'ONU. sur sa lancée accordera—t-elle un statut d‘observateur permanent à un mouvement de libé— ration martiniquais installé à Cuba au au Nicaragua‘ ? » Il est non moins clair qu'Israéliens et Palestiniens, quelles que soient, ar ailleurs, les dissymétries qui les séparent, et celle du conquérant et du conquis, partagent fondamentalement la même conception de l'Etat— mtion,‘ même si les uns doivent tenir compte d'une dias— pora répartie « parmi les nations », et les autres de l’en— semble des Etats arabes, organisés eux-mêmes sur le mode de l‘Etat national. Quand les dirigeants sionistes parlaient de faire de la Palestine « une terre aussi juive que l’Angle— terre est anglaise et la France française », ils entraimt, indépendamment même de la question arabe, dans le cercle des contradictions de l’Etat—nation, et il en est infernal même de lorsque les dirigeants pale$tiniens rlent d’une « Palestine démocratique, laïque et », oubliant ainsi le caractère irréductiblement national du peuplement juif. Richard Marienstras ne se contente pas de montrer que ou ce carcan ce cadre de l‘Etat—nation rend l’histoire juive radicalement incompréhensible, la civilisation juive ayant survécu, pour parodier une female célèbre de Marx, non malgré la dispersion, mais par la dispersion. Il est déjà beau d’avoir explicité de façon limpide ce qui est souvent implicite. Mais Marienstras fait mieux. Des ' santes sont, certes, à l’œuforces extraœdinairemmt à vre, qui tendent niveler es différences et à créer enfin cet « homme unidünensionnel » qui est le rêve secret de toutes la burmæraties. Ces forces ne sont pas seulement cela serait tr0p au travail dans les classes dirigeantes ’ . a. Emile Tomi, L‘Information juive, 246, nov.—déc. 1974. 9. Voir sur ce point le livre récent de Noam Caousmr, Guerre et au-…Prœhe—Orient, Sissung, Belfond,
d'abord?
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multi—confeîsionneIle
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Paix
trad. M.
1974.
au
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beau. Chez beaucoup de ceux—là mêmes qui contestent les formes actuelles de la société, elles sont à pied d‘œuvre.
Une résistance qui se bornerait à exciter abstraitement le « droit à la différence » serait effectivement vouée à l'échec. Mais il est possible de faire mieux, et le groupe humain que l'on appelle «les Juifs » est relativement bien placé pour le faire. D'abord parce que les relations univoques qui semblent s'établir entre Israël et les différentes diaspo— ras sont en réalité un phénomène circonstancid. A la limite, la « centralité » d'Israël ne relève pas de la « nature des choses », mais d'une idéologie qu’il est possible de combat— tre, et plus encore de la situation aventurée et menacée qui est celle du groupe de Juifs qui constitue l'Etat d'Israël. Ensuite, parce que des forces existent qui combattent effectivement le modèle de l’Etat-nation. Celui—ci n'a triom— phé que partiellement dans la plus grande des puissances capitalistes, et le mode d’intégration de la communauté judéo—américaine peut servir d’exemple & d'autres commu— nautés. En Union soviétique, de nombreux témoignages concordent pour prouver la résurgence des phénomènes « nationalitaires ». En Israël, la p0pulation juive est tra— versée de courants et de tensions qui, dès lors ue la paix pourrait être établie, s'afironteraient, à travers a lutte des classes, beaucoup plus librement. En France même, comme on le voit surtout depuis Mai 1968, les cultures régionales sont en pleine résurrection, même si cette résurrection est idéologiquement confuse et n’échappe pas toujours aux apaisantes mythologies. L‘existence d’une communauté juive forte d’un demi—million de personnes, en majorité originaires d’Afrique du Nord, ne permettra certes pas de ressusciter la culture juive de l'Europe orientale, mais des synthèses qui intègrent les diverses mémoires collectives ne sont pas impossibles. Dans cette vaste remise en question qui est bien loin de ne concerner que les Juifs mais qui concerne aussi les Juifs, quel jeu particulier peuvent jouer, selon R. Marienstras, ceux—ci ? Les Juifs constituent un ensemble qui transcende les frontières nationales et qui ne se comprendre que Toute comme tel. identification e la culture juive avec un élément de cet ensemble, fût—ce celui où la mémoire collective est la plus visible et la mieux préservée par les diverses instances sociales, ne peut aboutir qu’à la ru ture et à la disparition de l’ensemble. Certes, comme 'écrit
dpeut
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desmuséæetdeshommes R. Marienstras, « une totalisation entière restera toujours un rêve », sous sa forme sioniste comme sous n‘importe quelle autre forme. Un ensemble qui voudrait éliminer les infinies variétés de la condition' 'uive serait peut—être réa— lisable, mais il ne serait plus j L'expérience juive, dans où la mesure elle pourra se développer, pourra donc contribuer à guérir les actuels mouvements « nationali— taires » de leur maladie infantile qui est précisément l'identification & l‘Etat—nation. En particulier, si les mou— vements bretons ou occitans s'acharnent & ressusciter la Bretagne d'avant la duchesse Anne ou le fantôme d'une Occitanie imaginaire”, ils tomberont très exactement dans le piège que leur tend la France jacobine et centralisatrice, avec cet inconvénient majeur que les structures sont déjà puüsamment en place. Dans le titre u livre de R. Marienstras, l‘expression « être un uple » est un pro— gramme autant u'une constatation. E le im lique volonté et, à la limite, écision, car si l'expérience istorique des Juifs de la diaspora a un sens, c'est celui d'un mode d'inté— gration & la communauté nationale qui soit non de « na— ture » mais de « culture ». On n’est pas, on ne devrait pas être français ou même israélien comme on est bœuf ou mimosa, mais par un choix préservant ce minimum de distance qui a créé, entre autres vertus, celle de l'humour. Ce choix d'être Juif en diaspora, je ne suis pas absolu— ment certain, je l'écris non sans douleur, qu‘il soit le mien, mais il suffit qu'il s’exprime pour que je lui donne une certaine forme d'adhésion, même si elle doit, par force, rester en partie extérieure. Et ma conclusion sera celle remarquable à mon sens de ce d'une des études recueil : « On peut naturellement se demander pourquoi recréer, perpétuer ou faire revivre la culture juive. A cela il faut répondre comme Sartre le faisait à propos de la littérature : le monde peut évidemment se passer de Juifs et _de leur culture. Mais il peut se passer de l’homme encore
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Jrançaises
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mœux.:
Pierre VIDAL—NAQUB‘I'
10. Voir le débat entre H. I. MARROU et P. CAUSSAT, Esprit,
février 1975.
XIII
Le rationalisme moderne nous a fait ou— blier la solidité multiple des attachments enchevêtrés dont la com lexité renforce cha— de l'affai lir, comme le croit que fil au_ trop courte. Etant—11 une une terre au oyen Age, dont un homme pût se dire le seul propriétaire ? Le seigneur chrétien n‘était-il pas habxté par plusneurs fidélités croisées : à son suzerain, au roi des suza— rains, au chef de son Eglise ? Aujourd'hui encore, l’attachement provincial ne lutte—t—il pas àprement pour la vie au sein du senti—
lieu
imaænatxon
ment national et ne voyons—nous pas déjà plus du futur s’imprégner de plus celui—ci tnotisme européen, ou occ1dental, ou révo— utionnaire, ou mondial ? Irrésoluble, si ce n'est par l‘extermination dans un monde de sentiments clos, le paradoxe juif apparaît, au contraire, comme le modèle du monde neuf où, délivrées des in uiétudes et des paroxys— craindront mes de la puberté, es nations plus de nouer entre elles des hens un peu
en
ne
complexes.
Emmanuel Mamma (Esprit, sept. 1945)
Réflexions sur le génocide Pour Abrasza
Il y a plusieurs façons, pour un Juif, de méditer sur le passé récent du groupe auquel il se rattache. L'une est simplement de contempler, à travers les témoignages, les rapports, les minutes des procès, les récits, ses propres souvenirs et ses cicatrices, le mécanisme de destruction qui fut mis en œuvre contre ses proches, c’est—à-dire contre lui, et les efiets de œ mécanisme sur les victimes qu'il a écrasées. Longtemps rolongée, une telle méditation ne peut conduire qu'à la fo 'e, ou à œ désespoir voisin de la mort qui arrache l'être à ses assises culturelles, sociales et génétiques et le place dans la solitude absolue -— une solitude qui frappe d'extrême futilité, d'extrême inanité tout projet, toute vision de l'avenir individuel ou collectif, toute relation avec le reste de l'humanité. Car la relation au genre humain ne résulte pas de œ que l'homme ap artient à l’espèce humaine, elle résulte de son insertion une collectivité élémentaire. Vivre la mort d'une collectivité élémentaire, s'identifier par l‘esprit et le cœur à œ qu’elle fut dans son projet arrêté par une visée meurtrière et une action destructriœ, c'est mourir une seconde fois avec elle dans l'esprit et dans le cœur, dans la volonté et dans la raison. C’est recommenœr la mort chaque jour. Car il en va des collectivités humaines élémentaires comme des espèces animales : les quelques survivants condamnés de l'une d’elles ne peuvent retrouver de raisons de vivre ou d'espérer dans le spectacle offert par la floraison des espèces voisines, concurrentes ou rivales. Dans la mesure où ils appartiennent au genre humain, et pas seulement à l'espèce humaine, les hommes ne sont œ qu'ils sont que par leurs diflïérenœs, et les difiérenœs aboliœ ne peuvent être compensées. Même si nominalement ou mémorielle— ment, il y a une continuité historique entre les Juifs d'au— 9
jourd'hui et œux d'avant le génocide, œtte continuité est interrompue essentiellement. Les Diasporas occidentales ne sont pas plus un surgeon de œ qui fut détruit en Europe de l'Est que ne l'est l’Etat d’Israël, même si les rhétoriques juives et le discours politique sioniste proclament ou assu— ment non seulement la forœ (qui est réelle) mais aussi le caractère organique (qui est douteux) des liens entre notre présent et œ passé. Il y a ainsi parmi nous des hommes vivants qui n’en finissent pas de mourir, soit parœ qu'ils ne peuvent pas détacher leur regard le regard de leur être des ins— et où revécus passés sans œsse s’abolissait leur uni— tants vers; soit parœ que œ regard, ils l'ont détourné vers quelque projet nouveau qui, évidemment, implique une rupture entière avec le passé entièrement aboli, et, qu'assu—
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mant œtte rupture, ils ont
perdu l'être.
Ces réflexions ne paraîtront évidentes ou inœnte5tables qu'à œrtains. Pour de nombreux Juifs, en effet, et pour la“ plu art des autres hommes, le énocide nazi contre les J n'est pas qualitativement d' érent de mille autres crimes de guerre qui, ici ou là, ont été commis. Le Juif assimilé des pays occidentaux (l'assiette de son être n'est que partiellement juive) reste un membre actif de l'huma— nité à travers son engagement dans la collectivité assimi— latriœ. La .part de lui—même affectée par le génocide et frappée de stérilité ontologique n'est pas si étendue qu'il ne puisse comme un arbre dont quelques branches seulement et quelques racines seulement eussent été frap— pées par la foudre se raccrocher et s’identifier à un projet humain. Cela est vrai aussi pour les Juifs ortho— d0xes le plus souvent aussi pour les Sépharades dont l'être n'est que partiellement lié à ce que le génocide a fait disparaître à jamais. Mais œux dont la civilisation dont tout respiration était entière définie par la yid— la dishkeit, ceux dont toutes les relations vitales dépendaient du domaine yiddish, ceux—là, après la disparition de leur culture, ne peuvent modifier ni déplacer leur allégeanœ fondamentale à ce qui n'est plus et qui ne peut plus exister que dans unsouvenir obsédant et terrifié. Pour
uiïs
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réflexions sur le génocide eux, il n’y a ni projet ni délivrance, ils n'oubüent pas quand ils affirment avoir oublié, ils n'espèrent pas, même si le substitut qu’ils donnent à l’espoir est strident sa est stridenœ révèle le désespoir ou le malheur dont il fait. Comme l'écrith Simone Weil : « Il y a un point de malheur où l’on n’est plus capable de supporter ni qu'il continue ni d'en être délivré. » mais peut—il ima— Qu'un Français essaie d’imaginer giner œla jusqu'au bout ? la Franœ rayée de la carte et lui se retrouvant avec une poi ée de francophones ' des hommes très ignorants e œ que fut la collec— tivité à laquelle il appartenait et dont la langue, les mœurs, le paysage, l'histoire, la cuisine, les institutions, la religion, l'économie définissaient les modalités concrètes de son appartenance au genre humain : quel serait alors son goût de vivre nelle possibilité aurait—il de s’identifier autrement que de façon la plus extérieure au projet de communauté sa d'aœueil ? Même si œ projet ne lui parais— sait pas simplement dérisoire et inepte, même s’il parve— à imiter les nait car lanirnal en l'homme est vivaœ gestes de tous œux qui, autour de lui, prépareraient un avenir où sa façon d'être à lui n’aurait aucune plaœ comment donnerait—il à œ projet la même dévotion, la même adhésion que tous œux qui, autour de lui, pour— raient en agissant projeter l’ancien dans le nouveau et, par le mouvement créateur de la vie, se perpétuer en se renou— velant, se reconstruire selon une image qui ne nierait pas radicalement, absolument, insupportablement œ qu'ils sont et œ qu’ils furent ?
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C'est donc à la fois du dedans et du dehors qu'un Juif indéfinissable -‘- comme le sont la plupart et comme l’est doit poursuivre la réflexion qui l‘auteur de ces lignes à poursuit parce qu’il cherche à vivre s'impose lui. Il la ou à survivre et que le sens lui est pour œla nécessaire. Il le fait aussi parœ qu'il ne peut se résoudre à vivre ou à survivre avec les justifications truquées ue lui fournis— sent les entreprises politiques ou morales u moment. Ni l’oubli volon— l‘incompréhension entière de œ qui fut ni la compréhen— taire, l'amnésie à soi—même imposée
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sion faflacieuse ne lui sont d'aucune aide encore qu'il ne puisse savoir si son destin n'est pas desormais de vivre étemeflement entre l'une et l'autre. A vrai dire, tout s’y emploie : le cours du temps, les propagafldes amplifiées les moyens modernes de communication, les mythoogies égalitaires, les verbiages humanistes dont se pare immanquablement la brutalité contemporaine, la confis— cation des cultures par les Etats de sorte que le chemi— n—ent du sens, bureaucraüquement dévoyé, ne se poursuit plus de façon apparente. C'est le lot commun, mais œ groupe à la il accabIe particulièrement les Juifs longue mémoire faite de fragments exorbités.
par
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La première tentation est de n'envisager le génocide qu'en œ u'il fut un attentat contre l’espèœ humaine. En œtte fin u xx° siècle où se multiplient les hommes par œntaines de millions, l'horreur qui nous saisit à nous re— plonger dans les témoignages appropriés ne semble pas naître de ce qu'une civilisation particulière ait été anéantie. Mais plutôt de quelque chose qui serait du domaine de l'amputation, de la blessure, de l'humiliation absolue -— et qui, de ce fait même, n'empêcherait pas l'humanité, cet organisme biologique, économique et litique, de croître et de multiplier. Notre refus d’appré ender la vé— rité du génocide se manifeste dans notre indignation même. Allons, on a vraiment, mais vraiment, fait ça à des êtres humains ? Ça : le savon fait de graisse d'homme, les abat— °our de peau humaine, les cheveux récupérés par tonnes, 'assassinat en chaîne à l’image de la grande industrie ou d'un artisanat démultiplié jusqu'à l'engorgement, les mon— tagnes de cadavres, l’atroœ dérision des liens affectifs et symboliques, les enfants assassinés avec une visée spéci— fique, les stérilisations, les castrations, les expériences « médicales », les chiens dressés à attaquer les parties sexuelles des hommes et tout ça réfléchi, planifié, étalé dans le temps, avec des rapports administratifs, une 10— gistique, une production rémunératriœ des gaz mortels, l’installation d'industries à proximité des crématoires, d'innombrables essais destinés à voir quelle méthode tue le mieux et quels fours brûlent le plus vite le plus grand et aussi les acquiescements et les nombre de cadavres complicités innombrables, les mises en scène et les faux semblants, les codes administratifs, les gares truquées, les
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réflexions sur le génocide décors de la normalité dissimulant œ que le « docteur» ‘t ses menus Kremer appelait, dans le journal où il cons quotidiens et les actions spéciales auxq ce il assistait à Auschwitz, l'anus mundi... C'est là une vérité que l'être refuse, et avec d'autant plus d'efiicacité qu'il suit d’instinct, car il lui faut se sau— ver, le désir de vengeanœ et de justiœ qui l’étreint. Com— bien d'hommes, depuis trente ans, ont fait de œtte réaction un principe de vie ou une orientation politique. Car il faut bien, n'est—ce as, que justiœ soit faite alors on se donne l'illusion u'e le peut se faire, et qu'il est légitime de survivre ou e revivre en faisant se redresser peu à peu le fléau déséquifibré de la balanœ. Ainsi, l’idée s'impose que la balanœ existe encore, et que l'espèce humaine continue vers des lendemains plus justes... Car il n'est pas si difiicile de nous identifier à œtte masse d'hommes, de femmes et d'enfants arrachés à leurs lieux d'existenœ, convoyés vers les usines de mort, désha— billés et tassés dans les chambres d'asphyxie. Le corps nu des hommes, c'est nous tous, c'est vous et moi, sans distinc— tion d'origine et de culture, parfaitement indifférenciés le langage lui-même ne jouant plus aucun rôle sinon celui d'un leurre. Comme si l'humanité c'est—à—dire vous et moi et n’irnporte quel homme, réduite à œ qu'elle a de démoth fragile, de précaire, d’inutile et de commun qu'elle peut changer de rôle et se substituer aux insectes que nous savons détruire par millions. Cette image est d'ailleurs fausse, car pour tuer des millions d'hommes il faut les leurrer, œ qu'on ne fait pas avec les insectes. Aucune analogie ne peut être utilisée quand on parle de ces événements qui sont devenus des points de référenœ œ à quoi l'on compare désormais tous les faits absolus monstrueux de notre univers et qui ne peuvent être compa— rés à rien pour être mieux compris : les mots dont on use pour en parler ne sont au mieux que des métaphores, on ne peut reconstituer ou décrire ces événements qu'impar— à les comprendre. Et c'est œ passé faiæment, on renonœ qui nous sert désormais à comprendre mcompréhensible notre vie et les malheurs qui adviennent aux collectivités frappées par la guerre ou l'horreur :
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A côté de la gare, il y avait une grande baraque « ves— haire », avec un guichet « valeurs ». Plus loin, une salle
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avec une centaine de chaises, « coiffeur ». Ensuite un cou— loir de 150 mètres en plein vent, barbdés de deux côtés, et affiches : « Aux bains et aux inhalations. » Devant nous, une maison enre établissement de bains: à droite et à pots de béton avec des géranium ou d' gauche, gr tres fleurs. Au toit, l’étoile de David. Sur le bâtiment, l'inscription : « Fondation Heckenholt. » Le lendemain matin, peu avant sept heures, on m'an— nonce : « Dans dix minutes, le premier train arrivera! » En effet, quelques minutes plus tard, un train arrivait de Lemberg : 45 wagons, contenant plus de 6 000 personnes. 200 Ukrainiens affectés à ce service arrachèrent les partières et, avec des cravaches de cuir, ils chassèrent les Juifs de l‘intérieur des voitures. Un haut—parleur donna les ins— tructions : enlever tous les vêtements, même les prothèses et les lunettes. Remettre toutes les valeurs et tout argent au guichet « valeurs ». Les femmes et les jeunes filles, se faire couper les cheveux dans la baraque du « coiffeur » (un Unterführer-SS de service me dit : « C'est pour faire quelque chose de spécial pour les équipages de sous— marins. »). Ensuite, la marche commença. A droite et à gauche les barbelés, derrière, deux douzaines d'Ukrainiens, le fusil à la main. Ils s'approchent. Moi—méme et Wirth, nous nous trouvons devant les chambres de la mort. Totalement nus, les hommes, les femmes, les bébés, les mutilés, ils passent. Au coin, un grand SS, & haute voix pastorale, dit aux malheureux : « Il ne vous arrivera rien de pénible! Il faut seulement respirer très fort, cela fortifie les poumons, c'est un moyen de prévenir les maladies contagieuses, c'est une bonne désinfection! » Ils demandaient quel allait être leur sort. Il leur dit : « Les hommes devront travailler, cons— truire des maisons et des rues. Les femmes n'y seront pas contraintes: elles s‘occuperont du ménage et de la cui—
sine. »
C'était, pour certains de ces pauvres gens, un dernier petit espoir, assez pour les faire marcher sans résistance vers les chambres de la mort. La majorité sait tout, l'odeur l'indique! Ils montent un petit escalier en bois et entrent dans les chambres de la mort, la plupart sans mot dire, poussés par les autres qui sont derrière eux. [...] Dans les chambres, des SS pressent les hommes : « Bien remplir », a ordonné Wirth, 700—800 sur—93 m‘!Les portes se ferment.
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réflexions sur le génocide A ce moment, je comprends la raison de l'inscri tion «Heckenholt ». Heckenholt, c'est le chauffeur du iesel, dont les gaz d’échappement sont destinés à tuer les malheu— reux. Mais il ne marche pas! Le capitaine Wirth arrive. On le voit, il a peur, car j'assiste au désastre. Oui, °e vois tout et j'attends. Mon chronomètre « sto » a fixé e tout, 50 minutes, 70 minutes, le diesel ne marc e pas! Les hom— mes attendent dans les chambres à gaz. En vain. On les entend pleurer « comme àla synagogue », dit le professeur Pfannenstiel, l'œil fixé à une fenêtre agencée dans la porte en bois. Le capitaine Wirth, furieux, envoie uelques coups de cravache à l’Ukrainien qui est l'aide e Heckenholt. Après 2 heures 49 minutes la montre a tout enregistré le diesel se met en marche. 25 minutes passent. Beaucoup sont déjà morts, c'est ce qu'on voit par la petite fenêtre, car une lampe électrique éclaire par moments l’intérieur de la chambre. Dans 32 minutes enfin, tous sont morts! De l'autre côté, des travailleurs juifs ouvrent les portes en bois. On leur a promis pour leur terrible service la vie sauve, ainsi qu’un petit pourcentage des valeurs et de l'argent trouvés. Comme des colonnes de basalte, les hom— mes sont enbore debout, n'ayant pas la moindre place pour tomber au pour s’incliner. Même dans la mort, on recon— nait encore les familles, se serrant les mains. On a peine à les séparer, en vidant les chambres pour le.— prochain chargement. On jette les corps, bleus, humides de sueur et d'urine, les jambes pleines de crotte et de sang périodique. Deux douzaines de travailleurs s'occupent de contrôler les bouches, qu’ils ouvrent au moyen de crochets de fer. « Or à gauche, pas d'or à droite! » D'autres contrôlent anus et organes génitaux en cherchant. monnaie, diamants, or, etc. Des dentistes arrachent au moyen de martels les dents d’or, ponts, couronnes. Au milieu d'eux le capitaine Wirth. Il est dans son élément, et me montrant une grande boîte de conserve, remplie de dents, il me dit : « Voyez vous— même le poids de l'or! C'est seulement d’hier et d'avant— hier! Vous ne vous imaginez pas ce que nous trouvons chaque jour, des dollars, des diamants, de l’or! Vous veravait rez. vous—‘inMe! » Il me guida chez un bijoutier qui ' toutes valeurs... ces la respbnsabüité de
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Ensuite les”côrps furent jetés dans de
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grands fossés
de 100 x 20 x 12 mètres environ, situés auprès ,des chambres & gaz. Après quelques jours, les corps se gonflaient et, 15
le tout s'élevait de 2 a 3 mètres, à cause des gaz qui se formaient dans les cadavres. Après quelques jours, le gon— flement fini, les corps se tassaient‘. Pour donner son juste poids à œ témoignage de Kurt Gerstein, il faut préciser que le mécanisme d'extermination qu'il décrit a fait 600 000 victimes à Belzec, 250 000 à So— bibor, plus de 700000 à Treanka, plus de 300 000 à Chelmno‘, sans parler des autres camps où il fut utilisé. Le rocessus, en gros, était le même partout, malgré les ectionnements qu'on y ajouta : le gaz Cyclon B (acide prussique) fut parfois employé à la plaœ de l’oxyde de carbone provenant des gaz d’échappement, et des créma— toires remplacèrent les fosses communes. Kurt Gerstein, on s’en souvient, est œt homme qui s'engagea dans les SS pour pouvoir témoigner : sans être absolument proche de nous, il n'en est pas si éloigné que nous dussions lire son témoignage avec la distance com— mode que susciterait quelque vertueux dégoût. Il n'est pas plus éloigné de nous en tout cas que les victimes entassées ou que les travailleurs juifs qui ouvrent les portes de la chambre d'asphyxie. Nous ne pouvons donc éviter, à le lire comme il se doit, de nous identifier au témoin autant et dès lors, par— qu’aux victimes et aux « travailleurs » t son impuissanœ, c'en est fait de notre sentiment de la responsabilité elficaœ. A travers sa passivité observatriœ et, si l’on peut dire, la nôtre, nous attendons que le mécanisme exterminateur ait fonctionné et, œ faisant, nous admettons qu'il s'agit d'un mécanisme qu'il n’était pas au pouvoir de quelques individus d'arrêter. De telles pra— tiques, une telle échelle et un tel constat rendent à jamais futile l'idée que les impératifs de la morale traditionnelle seraient ancrés dans quelque « ordre des choses », ou que leur respect, ici ou la, soit autre que de convention. L'évé— nement décrit par Kurt Gerstein est le maillon d'une chaîne qui se prolonge au—delà de lui la récupération
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1. Cité dans Léon Pœnxov, Bréviaire de la haine, Paris, 1951 (1974), p. 293—295. Le texte original, écrit directement par Gerstein en un français immrfait, est re reduit dans L. Pommv, Le Procès Paris, 1963, p. 4—228. Le camp visité est celui de cc. 2. Ibid., p. 296, ni cite œs chiffres d'apres les travaux de la commission polo se des crimes de guerre.
ädérusalem, 16
réflexions sur le génocide des dépouflles, l'exærminafion de certains agents
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et
commenœ bien en deçà, de sorte que c'est, littéralement, tout le tissu social qui le porte qui est en cause. Auprès de œ fonctionnement intimement lié à la structure sociale de l’Allemagne nazie, qui réduit les hommes en matière à traiter, les exploits des Einsatzgruppen apparaissent, par leur côté archaïque et artisanal, dans la lignée des ancien— nes traditions des exécutions massives, telles qu'elles avaient été pratiquées, par exemple, en Chine ou en
Espagne‘. Il n'est donc pas étonnant que, convaincus que nous sommes de l'inufilité des efforts individuels, nous scrutions avec intérêt l'histoire de œtte ép ue pour y déceler œ que œrtains appellent des surhurnain ou de surhumaine dignité. Ayant acœpté, axiomatique— ment, l’inhumanité des bourreaux et la dégradation des vic— naturelle en œs circonstances, ajoutons-nous où aient times (l'époque fait l’on s’étonnait que les Juifs preuve de passivité devant le génocide et où l’on écrivait des livres pour réfuter œtte déshonorante allégation sem— ble révolue), nous crions au miracle ou au mystère dès que nous trouvons un homme qui, ayant tenu son journal, s'étant révolté, ayant choisi les autres en reconnaissant en eux le visage humain, a fait preuve d'une attitude qui. pensons—nous, tranche avec œlles de ses compagnons plus résignés ou plus attachés à leur vie propre. Nous y voyons la preuve de quel ue immortalité de l'humain, ou du carac— tère de notre visage. Mais il faut bien le dire : en de telles circonstanœs, mourir en combattant, en chantant des psaumes, en voilant de la main le regard de ses enfants ou en hurlant de peur et de désespoir étaient des comportements rigoureusement identiques. Vivants, nous ne pouvons juger, mais seulement refuser œs conso— lentes et scandaleuses hiérarchies qui n’ont d'autre but que de nous masquer l'étendue et la profondeur de la destruc— tion. Car notre effondrement devant œs événements main—
signesfi'héro‘isme
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indestructib?e
3. Il s'agit de quatre groupes comth chacun de 500 à son hom—
mes provenant des difiérentes formations de poliœ du IHe Reich, et destinés à exterminer les Juifs de Russie. Ils suscitaient des Pomms ou procédaient à des fusillades massives. Ils sont respon— sables de la mort d'une grande partie des 1500000 Juifs assassinés (Voir L. Pouxxov, Bréviaire de la haine, op. cit., p. 185—
Ë7SJRS.S.
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de façon cirœnstanciefle, mais fondamentalement inconnus et incompris, n'est que l'effon— drement du système des valeurs humanistes auquel nous étions attachés et que par diverses réactions d'horreur ou d'admiration —- « lus jamais ça », « nous n'oublierons pas », « punissons es coupables », « le mystère de œux nous s'arrachant à la pestilenœ, se sont révoltés » erchons à restaurer aux moindres frais. Hélas, ni les révoltes ni les assivités ne sont mystérieuses au regard de œ mystère p us grand qui a fait de l’atrocité une norme, et nous tolérons que des événements voisins se reprodui— sent, et nous n'avons puni que peu de coupables — par inertie, parœ que nous voyons mal quelle punition pourrait compenser de telles choses, et parœ que nous ne sommes pas capables de dire où s'arrêtent les responsabilités. Mais ils nous avons fait les gestes, nous avons dit les mots et notre notre survie à importaient à confort moral — et nous feignons de tirer des leçons, non sans avoir truqué les énoncés. tenant décrits et connus
ät:i,
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Tout cela semble montrer que nos sociétés, ou plus précisément, nos ensembles culturels, n’ont été, dans leurs ressourœs vitales, que faiblement affectés par les « crimes de guerre » nazis. Nos réactions au « système conœntra— tionnaire » ou aux « horreurs » perpétrées il y a trente ans ne révèlent le plus souvent u'un considérable ap étit de vivre dans l’oubli de œ qui t vraiment, et de su stituer à œ qui fut une version, si l’on peut dire, rassurante des faits. Car des atrocités ou des crimes de guerre, si amples qu’ils soient, n'ont jamais su1fi à discréditer le système de valeurs des survivants. Dans un ensemble humain déterminé, les atrocités, les iniquités provoquent au contraire une passion de la justiœ, c'est—à—dire un appel à l’avenir Cela, on le voit bien en lisant L'Archipel du'Goulag. Malgré l'évocation de millions de morts, rien de moins désespéré que œ témoignage, ni de plus mobilisateur : c'est un appel à la ‘ustiœ comme on n'en a pas entendu depuis longtemps. Se s des bureaœrates ou des idéologues peuvent estimer
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réflexions sur le génocide
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qu‘il est «partial »‘ ou qu'il est «conservateur» de fait, les « conservateurs » criminels sont œux qui refusent que les responsabilités soient établies, et que le sens des exactions commises ne vienne s’opposer au sens truqué dont on investit, aujourd'hui encore, le système soviétique. Mais œtte indignation pleine d‘espoir n’est possible que parce que tout n’a pas été détruit : c'est au nom de la « Russie » que Solj énitsyne accuse, et son accusation n'a de sens et de forœ que parce qu’elle s’adosse à cette tota— lité idéalement reconstituée dans son âme et partiellement décelable dans la réalité. Pour qu'il ait pu dénonœr comme il l’a fait la criminalité politique et sociale du monde so— viétique, il lui a fallu sortir mentalement du système idéo— logique qui trie les victimes selon qu’elles sont couchées en travers ou dans le droit fil du sens de l’histoire, et invoquer une totalité moins meurtrière ue celle au nom de laquelle on a justifié les exactions q " décrit. L’Occident n'a pas réfléchi de la sorte au phénomène nazi : la totalité à laquelle il se réfère pour comprendre le génocide hitlérien, c'est « l'humanité » ou la totalité contre conœpt crimœ « Posant l'espèce humaine. de le de l'humanité », le Tribunal de Nuremberg l'a parfois glosé en parlant « d'actes inhurnains ». Le conœpt fut traduit en allemand par Verbrechen egen die Memchlichkeit, dt, « les nazis avaient comme si, remarque Hannah simplement manqué de tendresse humaine, œ qui est œrtainement la litote du siècle’ ». Au demeurant, le droit international étant le fait des Etats—nations et ayant une incidenœ sur leur souveraineté, la portée concrète du nou— vœu conœpt juridique s'est trouvée considérablement ré— duite à Nuremberg. Comme le notait Donnedieu de Vabres, la catégorie même de crime contre l'humanité « s’est, du fait du 'ugement, volatilisée », après que le tribunal en eut « ermé l’application dans les plus étroites limites » et pratiquement fondu « les crimes de fisc—humanité
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4. Comme si, après cinquante ans de mensonges difiusés par la plus formidable machine de propagande que le monde ait connue « ne montrer que les ombres » serait faire preuve de partialitél Faire preuve de partialité, c'est reprendre à son compte les ustificatiorm stalüriennes. Eichman in Jerusalem, Viking Compass, ed 1963, revised edition 1965, P— 275-
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dans la catégorie des crimes de guerre », de sorte que nulle
part le tribunal « n'encourt le reproche (sic) d'avoir imputé aux accusés des actes inhumains indépendants des circonstanœs de la guerre“ ». Au surplus, œtte catégorie si prudemment utilisée est elle—même équivoque, dans la me— sure où elle peut aussi bien dénoter l'attentat contre l'es— pèce humaine que l'attentat contre le genre humain. Et nous l’avons vu : l'espèce humaine en tant que telle n'est pas mise en danger par l’ablation de l’une de ses parties car ses capacités de croître et de multiplier sont im— menses. En œ siècle voué au quantifiable, sur une popu—
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lation mondiale de quelque 3 000 millions d'hommes, qu'est—ce que 6 millions de morts ? Depuis le début du siècle, les guerres civiles ou étrangères et les diverses ma— nifestations de la violenœ collective ont fait plus de 110 millions de morts’. One représente alors la mort des Juifs, soit 0,2 % de l'ensemble des vivants, et S % des victimes de la violenœ en œ siècle ? Or un tel raisonne— ment, implicite dans la notion d'attentat contre l'espèce humaine, rétrécit le crime commis et contribue à massifier les hommes en nous habituant à rapporter la vie des col— lectivités humaines à une totalité par rapport à laquelle elles perdent leurs caractéristiques propres et leurs raisons d’exister. Universafiser les crimes en dépouil— t les collectivités supprimées de leurs espaces symbo— liques, c'est adopter une vision technocratique et totalitaire des problèmes humains. Nul ne s'étonnera que les Etats— nations aujourd'hui tendent à situer les problèmes « à l'échelle de la planète » en feignant que œux—ci se réduisent à l’organisation mondiale de l’économie et à la rationali— sation des rapports entre les Etats constitués : au prix de œtte réduction de l'illusion généreuse et des néœssités comporte ils poursuivent l’entreprise de vitales qu'elle — domination des appareils et des Etats sur les hommes et sur les territoires symboliques où se déploient les qualités humaines : à l'homme pluri—dimensionnel, ils substituent des masses faites d’individus simplifiés qu'il convient essen— tiellement de nourrir, d'organiser, de protéger contre eux— mèmes : œ faisant, les Etats rationaüsent et renforœnt leur propre pouvoir et œlui des hiérarchies constituées.
Ëüculières
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p'
â;ägzxmmu nn Vannes, Le Procès de Nuremberg, Paris, 1947,
20
7. Voir Appendiœ 1, ci—dessous, p. 36.
réflexions sur le génocide Il faut donc insister : l'outrage commis contre l'espèce le crime ou permet d'oublier humaine fait oublier contre commis le enre humain : des deux, qui se super-
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lun puisse se substituer entièrement à 'autre, l'on ne retient que le remier, parœ qu’en dernière tant qu’il y a des hommes analyse il n'est pas vivants. L'outrage contre l'espèce humaine est un attentat à la vie, un attentat contre un nombre qui peut être Et indéfiniment multiplié d’individus. c'est œ qui auto— rise à prétendre, en s’adossant à la tradition humaniste et chrétienne (œlle qui prend son origine dans la postu— lation théologique de l'unité de l'espèce générée par Adam et Eve et se prolon e dans l'universaüsme abstrait auquel Locke‘ donna son ondement philosophique) que la diffé— renœ entre la suppression d’un grand ou d'un petit et qu'elle ne nombre d'individus n’est pas qualitative le devient pas quelle que soit la nature de l'ensemble que ces individus constituent. Au regard du jugement universaliste, faire disparaître un million d'individus appartenant à un ensemble culturel cent fois plus grand, et un million d'individus appartenant à une ethnie dont la population ne dépasse pas œ chiffre ne sont pas seulement des crimes dont l‘horreur est égale, mais dont la nature est semblable. Or œla est évidemment faux, car, si l'on exœpte les grandes fraternités internationales des savants, des huma— nistes de la Renaissanœ et celle des membres des hiérarchies à postulation universaliste (clergé, partis, bureaucraties étatiques), les hommes ne sont œ qu’ils sont qu'à travers des collectivités particulières, dont les spécificités sont des obstacles à l'unité de comportement essentielle et cherchent encore que les hiérarchies ont cherché à imposer aux hommes par la forœ. Cela, en toute inno— œnœ, car œtte unité de com rtement est censée mani— fester l’unité essentielle p ablement postnlée par les appareils et qui représente pour eux une vérité hors de laquelle l'homme se défigure. t, sans que
irrémédiable
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On sera donc d'aœord avec Isaac Deutscher qui notait
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8. Voir Appendiœ 2, ci—desœus, p. 39.
21
en 1958 : « Il est indubitable que le massacre de six mil— lions de Juifs européens par les nazis n'a pas produit d’im— pression profonde sur les nations européennes‘ » ni sur le monde non juif en général. Mais avant de nous interroger, après lui, sur les raisons de œtte indifférenœ, il faut rap—_ peler que des pays occidentaux en nombre substantiel ont utilisé, de façon parœllaire et occasionnelle, des méthodes d'assassinat collectif en honneur chez les nazis : les Amé— ricains au Vietnam, les Français en Algérie, les Britanni— ques au Kenya. Au terme de œs exactions, aucun tribunal ne fut réuni, œs puissances n’ayant pas été « vaincues » comme l’avait été l'Allemagne. Il est d’ailleurs juste de dire que les peuples victimes se gardèrent bien de soulever œ genre de question autrement que pour des fins de pro— pagande, car leurs forœs armées, qui souvent s’étaient rendues coupables d'exactions de même style, eussent alors été passibles des mêmes condanmations. En outre, à défaut de vain ueurs absolus, il n'y avait pas d’instanœ interna— et œs crimes tionale bilitée à juger de tels crimes passèrent aux profits et pertes de la décolonisation. Les peuples—victimes, aspirant à devenir des Etats—nations, adoptaient prospectivement le système d’oubli et de com— plicité qui caractérise de telles entités politiques, comme pour se réserver la possibilité d'être criminel à l’avenir en toute impunité juridique œ qui se produisit en Malaisie, au Biafra, au Bangla—Desh, au Soudan et ailleurs. Il est œrtain qu'entre les crimes réœmment commis ar diverses nations et œux qui le furent par l’Allemagne ‘tlérienne les difiérenœs sont si nombreuses et si pro— fondes ne la comparaison peut paraître choquante. Le fait est qu’e e n'a pas choqué œrtains, qui l’utilisèrent -—— de façon souvent exœssive pour l’oublier aussitôt que des traités furent signés ou que, comme au Biafra, le silenœ fut retombé sur les vaincus : aucun opprobre durable ne preuve, s’il en était be— s'attache aux entités criminelles soin, que la comparaison avec l’Allemagne nazie avait été utilisée de façon métaphorique ou à des fins de propa— gande, et que les similitudes, comme les différences, entre l'ancien et le nouveau phénomène criminel n'avaient pas été vraiment prises en compte ni peut—être même comprises.
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p.
22
59ô.Isaac DEUTSCHBR, Essais sur le problème juif, Paris, 1969,
réflexions sur le génocide
— fit:—-
On dira que œ sont les forces d'apposition la qui, après avoir combattu le nazisme avec l'ac che nement que l'0n sait, l'ont dénoncé et étudié en profon— deur. Ce « rebut de la pensée politique internationale », œt excrément de la civilisation capitaliste vomissant « sa barbarie mal digérée” », œtte forme de société qui ressus— cite, dans les moments d’insécurité aiguë, le racisme, le na— tionalisme, la xénophobie, la haine et la peur de l'autre” », la gauche n’a—telle pas pris vis—à—vis de œla toute la dis— tanœ convenable — et n'en exclut—elle pas toute manifes— tation de la société future qu’elle projette ? Hélas, le point de vue généralement adopté affaiblit l’appréciation du phé— nomène : il n'est en aucune façon « barbare », puisqu'il suppose, dans son fonctionnement même, tous les attributs de la modernité politique et techniaue. Et si sa tare essen— tielle est vraiment la tyrannie, l'arbitraire, le racisme ou la haine de l'autre, œs tares ne sont œrtainement pas spé— cifiques aux sociétés capitalistes modernes. On soupçonne que œtte forme de rejet du nazisme est aussi une manière plus ou moins explicite de porter des coups dialectiqués au capitalisme et de réaffirmer sa confianœ en des formes de socialisme dont on se dispense alors de critiquer les
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manifestations actuelles. Les critiques les plus véhémentes du système nazi, qui sont d'obédience arché0-marxiste, y voient surtout, avec plus ou moins de nuances, un système capitaliste bourgeois porté au comble de sa malfaisanœ où l’allianœ de la petite bourgeoisie, du lumpenproletariat et du grand capi— tal génère, à la faveur d'une crise économique, les instru— ments politiques et institutionnels du meurtre collectif. Et œlui—ci est alors considéré tantôt comme la résurgence de quelque « barbarie ancestrale » (Deutscher), tantôt comme le produit d'une organisation socio—économique particu— lière que le socialisme, sans autre examen, abolirait du simple fait qu’il se fonde sur une structure différente de l'économie. On peut même dire que cette véhémenœ ne vise pas seulement à comprendre et à dénoncer le sys— tème nazi, mais aussi à affirmer a contrario que, malgré l'énormité des crimcs commis (ou à cause d'elle), _ « la foi '
'
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…
10. Léon Trotsky, cité par D3mscm, op. cit., p. 73. op. cit., p. 73. Il. Isaac
optimiste en l'humanité exprimée par les grands révolu— tionnaires juifs » est justifiée. Or, si l’on voit dans œs événements « des restes de barbarie qui [...] empoisonnent encore l'humanité“ » et si l'on en situe la cause première dans le mode de production capitaliste, on esquive œ qu’ils ont de foncièrement nouveau. Un étrange consensus s'est d'ailleurs établi à œt égard entre la plupart des marxistes, des humanistes bour— des chrétiens et des Juifs eux—mêmes, qui refusent e voir dans les événements particuliers de la dernière des crimes qui se distinguent de tous œux qui les ont précédés « non seulement par leur gravité mais par leur essence” » et œla, sur les plans politique, légal et
geois,
technique.
L'originalité de la machine politique et policière nazie tient moins à la particularité de ses traits pris isolément on les retrouve dans d’autres sociétés politiques mo— qu'à leur conjonction : l'idéologie fondée sur dernes le racisme et sur une vision hiérarchisée des groupes hu— mains prend a pui sur des bureaucraties sacralisées et sur un appareil o icier formidable, puisqu'il finit par comporter, vers la de 1942, près de 3 millions d'hommes. Une longue pratique de la violenœ et de la terreur, la mise « hors la loi » d'individus ou de groupes, le quadrillage de la société tout entière prolonge l’organisation paramilitaire et bureaucratique antérieurement préparée. Le mon0pole étatique du discours et le contrôle de toute pensée expri— mée, joints à l'utilisation par l'Etat des techniques de mobilisation des masses (œ qui est une perversion hitlé— et stalinienne rienne de la mobilisation des masses contre l'Etat oppressif) donne à l’Etat nazi une assise populaire peu fréquente dans les phénomènes totalitaires de droite. Au lan des rôles, le personnel politique est, dans une gran e mesure, rem lacé après 1933. L’économie est contrôlée. L'idée selon quelle la classe dirigeante reste, pour l'essentiel, inchangée après l'installation du
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—
En
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12. Ibid., 13. H
24
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50. C’est moi . A…, Op.
e. souk? . cit.,
ui
p. 26
réflexions sur le génocide régime et que la structure sociale ne se modifie pas (œ qui désignerait le nazisme comme un mouvement de masse de la bourgeoisie dressée contre la classe ouvrière) ne paraît pas conforme aux faits. Une telle conœption, re— marque K. D. Bracher, sous—estime les composantes révo— lutionnaires du national—socialisme, tant à ses débuts u'au moment de sa transformation en Etat SS, le but proc é et poursuivi étant le changement de l'Etat et de la société“. L'aspect « volontariste » d’une telle visée étayée par la terreur (outre qu’il n'est pas sans analogies avec, disons, la politi ue agricole soviétique des années post-révolutionn’infirme pas la réalité de sa mise à exécution. Au plan de l'idéologie, Bracher décèle quatre compo— santes principales : une nouvelle forme de nationalisme, essentiellement impérialiste ; une glorification conserva— triœ et autoritaire de l'Etat tout—puissant ; une aberration nationaliste et statique du socialisme, combinant le roman— tisme social et le socialisme d’Etat ; une glorification de la communauté välkisch (à la fois ethnoœntriste, raciale et nationale) qui finit, avec l'antisémitisme biologique et démonologique, par devenir l'assise principale du discours
naires%
politique”.
On ne peut donc voir essentiellement dans le nazisme l’Etat SS la « résurgence » de quelque barbarie ances— trale dont l'humanité normalement s’éloignerait, ni un phé— nomène « aberrant », ni une « déviation ». L'humanité ne peut « dévier », car aucune voie ne lui est tracée d’avance.
et
Ses systèmes meurtriers sont aussi
« normaux »
— même
détruits — que ceux qui fleurissent. On peut seulement se demander dans quelle mesure, même détruits, ils ne res-
tent pas fondateurs. Il en est d’eux comme des crimes ou des génocides qui, une fois commis ou inventés, continuent à se produire en émoussant la sensibilité des vivants leur répétition suscitant parfois des parades dont la technicité intègre le mal qu'elle veut combattre et le fait assimi— ler, masqué de modernité institutionnalisée ou de progrès, dans le tissu même de l'humanité. Si nous comprenons mal le nazisme, œ ne peut être un hasard : nous préférons le condamner sans le comprendre dans une sorte d'aveu—
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The German Dictatorship, éd. an— Kg7r{ ËÎÊ7'ËCh BäACHBR, .
14. glaise, 1 , p. 15. Ibid., p. 23.
25
glement passionné qui nous fait accepter plus aisément œ qui, dans notre monde contemporain, œt un héritage de certains traits inacceptables du phénomène condamné inacceptables, s’entend, au nom des valeurs mêmes qui servirent à le combattre. Ne sont—ils pas nombreux parmi nous ceux qui, condamnant le totalitarisme en général, approuvent tel totalitarisme particulier pour peu qu'il se donne une phraséologie marxiste ou socialiste ? Qui pré— tendra, devant la masse de mensonges diffusés par certai— nes radios, les statistiques truquées, les épurations déguisées en élimination d'adversaires « démoniaques », que Goebbels n'a pas pas été fondateur ? Le totalitarisme inhumain du III‘ Reich s’avouait : son idéologie explicitait, plutôt qu'elle ne .masquait, le culte du chef, la domination d'un groupe (racial) sur les autres et celle d'une clique politique sur ce groupe, la justification des moyens par les fins, la réécriture permanente de l'histoire. Les totalitarismes d’auîourd'hui sont plus machiavé— liques : leurs discours, généreux. n'évoquent que le Bien mais leur devise secrète est : « N’avouez jamais. » Les grou— pes humains qu’ils font culbuter dans les poubelles de l'histoire après les avoir dûment fait passer pour démo— niaques par des moyens de contrainte, de propagande et de manipulation des masses dont même le HP Reich ne disposait pas ils les privent de toute positivité et leur ôteraîent. s’ils le pouvaient, tout espoir de rachat histo— rique. Allemands de la Volga ou koulaks, trotskystes ou partisans de Lin-Fiac, sionistes ou Thibétains, leur visée spécifique est présentée comme néfaste à l’irré3istible marche en avant de l'humanité — ou de l’espèce humaine qu’il faut protéger contre sa propre diversité. L'expérience collective de ces groupes, leurs propositions politiques, leur élan doivent être non seulement brisés mais oubliés : comme si ces hommes, un beau matin, avaient été changés, de manière kafka‘ienne, en « épouvantables vermines » dont il convient d'éliminer et la présenœ et le souvenir...
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Il n'est pas étonnant qu'en rapportant le génocide à une catégorie aussi vaste que l‘espèce humaine, l'on ait quelque 26
réflexions sur le génocide peu oublié ce qui était en cause. Les Israéliens ont natu— rellement bien senti que le procès de Nuremberg, par ses attendus, avait mal rendu compte de la visée spécifique— ment anti—juive du III‘ Reich. Ils se souvenaient aussi que le juge américain, Robert Jackson, avait refusé que qui— conque, à la barre, parlât au nom des Juifs“. L'enlèvement d’Adolf Eichmann en mai 1960 et sa mise en accusation à Jérusalem furent, apparemment, des moyens de combler œtte anomalie. Dans une lettre personnelle au président argentin Arturo Frondizi, Ben Gourion écrivit : « [Les survivants de l’Holocauste] estiment que la mission de leur vie est de faire en sorte que l'homme responsable de ce crime sans précédent dans l’histoire soit jugé devant le peuple juif. Un tel procès ne peut avoir lieu qu’en Israël”. » Mais alors que la possibilité était enfin donnée à des Juifs de plaœr leur propre destin au centre d'un débat juridique et de l'éclairer à la lumière de la justiœ et de la vérité, les contraintes particulières qui pesaient sur un tribunal national, les préoccupations nationalistes du gouvernement Ben Gourion et peut—être aussi la vision qu’avaient la plu— part des Juifs d'un génocide trop proche empêchèrent que ces buts ne fussent pleinement atteints. Le procès, on s’en souvient, souleva d’innombrables polémiques. D’abord, l’enlèvement d'Eichmann fut quali— fié d’acte illégal — ce qu’il était — « du même type que ceux dont les Nazis eux—mêmes (et les régimes de Staline et de Trujillo) se rendaient coupables“ » ce qu’il n'était pas. On objecta ensuite, comme on l’avait fait lors du procès de Nuremberg, qu'Eichmann était jugé en vertu d'une loi rétroactive et qu’il comparaissait devant un tri— bunal dont l’objectivité était incertaine. On mit en cause la compétence territoriale du tribunal de Jérusalem et sa capacité juridique à connaître d'actes concernant le peu— ple juif tout entier, on releva sa carenœ à statuer sur
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16. Voir la lettre de refus envoyée par Robert Jackson à Chaîm Weizmann qui avait demandé à comparaître en qualité de témoin dans L. Poüakov, Le Procès de Jérusalem, Paris, 1963, p. 377—
ât_;äf,
17. Cité par Avraham AVI—HM, Ben Gurion State—Builder, New York, Toronto, Jérusalem, 1974, p. 246. 18. Erich FROM New York Tunes, 11 juin 1970, cité par Pom— xov, op. cit., p. 22.
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l'enlèvement de l'accusé. Enfin, on fit valoir qu'Eichmarm, qui comparaissait aux termes de la loi israélienne de 1950
réprimant les crimes commis contre « le peuple juif », devait en fait être jugé pour « crimes contre l'humanité » objection, remarque Hannah Arendt, qui conduisait à œtte conchrsion logique : le seul tribunal où de tels crimes pouvaient être juges était un tribunal international”. Les plus superficiels de ces arguments furent résumés, avec la malveillanœ que l’on imagine, par Maurice Bardèche dans Défense de l'Occident : « Un homme, qui est d’ailleurs un subalteme, va être condamné dans un sirnulacre de procès, pour un crime qui n'existait pas au moment des faits dans un territoire dont il n'est pas ressortissant, et dont il n'est pas administrateur, apres avoir été enlevé par un acte de piraterie”. » Le tribunal de Jérusalem n'était pas plus « partial » que les nombreux « tribunaux de vainqueurs » qui siégèrent après la guerre pour juger les criminels nazis. Il est certes vrai que l'enlèvement d'Eichmann fut une infraction sérieuse aux lois internationales sa justification étant inouï le caractère des crimes commis et la possibilité enfin offerte de les juger possibilité qui ne se serait jamais actualisée si l'on n'avait pas eu recours à l’enlèvement, car l’Argentine avait fixé au 7 mai 1960 la date de prescription des crimes de guerre. Il est significatif que, dans les pays qui avaient eu à souffrir du nazisme, la quasi-totalité de l’opinion, si elle n’approuvait pas l'enlèvement, ne consi— dérait pas qu’il fût susceptible de créer un précédent juri— dique ni qu’il fût entièrement injustifiable. Pour le reste, rien de sérieux ne fut invoqué qui ne l’avait été déjà lors si l'on exœpte les arguments du procès de Nuremberg suivants, qui touchent plus directement à notre pr0pos. L'obj ection portant sur la compétence territ0riale, qui aurait pu, à Jérusalem, donner lieu à un débat concernant
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l9. Hannah ARM, Eichmann in Jerusalem, p.254. Je m‘inspire, dans ce qui suit, de la conclusion de ce livre qui a suscité, lors de sa publication, des polémiques véhémentes à cause de son interprétation injuste et aventurée du rôle des Judmräte en Europe occupée. La polémique a fait oublier la remarquable réflexion contient sur les aspects juridiques et moraux du proces de érusalem, et sur le crime de en général. 20. Cité par L. Pornxov, Le races de Jérusalem, op. cit., p. 26.
qu‘il
28
génocide
_
réflexions sur
le génocide
tous les Juifs du monde, y fut réfuté par le recours à divers
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précédents juridiques, d'ailleurs contradictoires alors qu'Isra‘e‘l aurait pu aisément se prévaloir d'une compétence territoriale à condition d'étendre le champ d’application de œ concept. Car le territoire, comme le dit Hannah Arendt, « n'est pas seulement un terme géographique mais un concept politique et juridique. Il ne s'applique pas fonda— ou moins à une mentalement à une étendue de terre telle étendue qu'à l'espace qui existe entre des individus dont les membres sont liés les uns aux autres, et en même temps séparés et protégés les uns des autres par toutes sortes de relations fondées sur une langue, une religion, une histoire, des coutumes et des lois communes. De telles relations se manifestent spatialement dans la mesure où elles constituent, par elles—mêmes, l'espace dans lequel les divers membres d'un groupe établissent des contacts et communiquent entre eux. L'Etat d'Israël n'aurait jamais existé si le peuple juif n'avait pas créé et perpétué, pendant les longs siècles de la Dispersion, un espace interstitizl qui lui fût propre...”. » Et il est en effet regrettable qu'une telle argumentation n'ait pas été développée à Jérusalem. Mais pouvait—elle l'être ? Entrant dans le conœrt des Etats—nations -— pour lesquels le concept de « territorialité » doit exprimer la superposition précise de l'espace socio—juridique et de l’étendue géographique où les lois nationales sont appli— cables — Israël aurait—il admis l'extension du concept et, par la même, remis en question le territorialisme doctrinal qui est sa raison d'être ? Ce n'est pas seulement à cause de l'absenœ d'une juridiction internationale que Ben Gourion, comme on l'a vu, écrivait à Frondizi : « Un tel procès ne peut avoir lieu qu’en Israël », mais aussi parœ que, dans la conception sioniste des choses, la souveraineté territo— riale est, sur le plan juif, décisive. Avant de revenir sur ce point, il faut mentionner une autre objection faite au pro— cès de Jérusalem, comme d'ailleurs à œlui de Nuremberg, œlui de la non—rétroactivité des lois. Rappelons à œ pr0pos que, le 15 septembre 1948, une loi fut votée à l'unanimité des deux assemblées parlemen— taires françaises, qui impliquait une présomption collec—
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21. Hanth An…, op. cit., p. 262-263.
tive de culpabilité (par exemple, pour les SS) et dérogæit, conséquent, tant au principe du droit commun selon equel il appartient à l’accusation de démontrer la culpa— bilité du prévenu, qu'à œlui de nullum crimen nulla poena sine lege. Cette loi fut abrogée le 28 janvier 1953, àla faveur de l'agitation entretenue autour du procès d'Oradour, car il parut impossible d’inclure dans son application les Alsa— ciens français incorporés de force dans l’armée allemande et qui avaient été présents à Oradour. La loi présentait d'îndéniables défectuosités. Gageons cependant que, si au— tant de Français que les Juifs eussent été assassinés par les nazis, il n'aurait pas été possible de la faire abroger. Car le principe de la non—rétroactivité des lois n'a de sens que s'il s’applique à des actes, criminels ou autres, connus du législateur. Dans le cas de crimes inoui‘s et qui, de œ fait, ne tombent pas sous le coup des lois existantes, « c'est la justice même qui exige que le jugement soit porté en application d'une loi nouvelle” ». Encore faut—il que le crime commis ne soit pas défini de telle sorte qu'il puisse être jugé au moyen de lois existantes. Or, le verdict porté contre Eichmann le déclare coupa— ble au titre de quatorze chefs d’accusation sur quinze, les crimes se répartissant sous quatre titres principaux : a) les crimes contre le peuple juif ; b) les crimes de guerre ; c) les crimes contre l'humanité ; d) l'appartenanœ à des organi— sations criminelles. _ S'agissant des premiers, et bien que l’intention de détruire le peuple juif dans sa totalité soit mentionnée, ils ne paraissent se situer, dans la formulation du tribunal, que dans une continuation des crimes successifs commis contre les Juifs au cours de leur histoire, dans une culmi— nation de l'horreur historique, et non dans l’acte inouï du génocide lequel ne saurait se définir seulement comme contre un peuple particulier, car, ainsi crime perpétré un défini, il perd son extension et sa spécificité. S’agissant des crimes contre l'humanité, et bien qu’ils fussent œtte fois nettement distingués des crimes de guerre, ils couvrent à la fois des actes qui s'apparentent au génocide”, des per-
par
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22. Hannah ARM, op. cit., p. 254. 23. Au cinquième amgraphe des attendus de la condamnation, on lit : « Nous con nous du cinquième chef d’accusation, et le déclarons coupable de crime contre l'humanité, [...] attendu
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réflexions sur le génocide sécutions, des spoüations, des expulsions de populations c'est—à—dire des crimes qui tantôt sont des crimes civiles contre le genre humain (assassinats de masse perpétrés dans l'intention de détruire les peuples juif et tzigane), tantôt des actes inhumains (c'est—à-dire des crimes de nature radicalement différente). Ces mêmes crimes sont d’ailleurs qualifiés également de crimes de guerre « dans la mesure où ils ont été commis pendant la Seconde Guerre mondiale, contre des Juifs appartenant à la population des Etats conquis par l'Allemagne et par les autres Etats de l' " ». Bien que, cette fois, et contrairement à œ qui s'était passé à Nuremberg, l’assassinat de deux peuples fût au cœur du procès, une nouvelle fois la spécificité du géno— cide ne fut pas juridiquement cemée. Ni les atteintes aux droits des minorités, ni les discriminations légales, ni les expulsions (qui sont pourtant un crime de portée intema— tionale) ne Constituaient en efiet des crimes inou'r‘s. Ainsi, note Hannah Arendt, « l'expulsion et le génocide, quoique tous deux des crimes en droit international, doivent de— meurer distincts ; le premier est un crime commis contre d'autres nations [car les expulsés se présentent aux fron— tières], le second assaille la diversité humaine en tant que telle c'est—à—dire un trait de la "condition humaine" sans lequel les termes mêmes de ”genre humain" ou d' "humanité" seraient dépourvus de sens” ».
—
A œt égard, l’incapacité du tribunal de Jérusalem à faire ressortir que le génocide nazi n’avait pas été unique— ment un crime contre l’humanité (c'est—à—dire contre l’espèce humaine) et contre le peuple juif (c’est—à-dire un peuple dont on postulait, puisqu’il s’érigeait en juge, qu'une continuité essentielle existait entre son présent et '
que, pendant la période s'étendant du mois d‘août 1941 au mois de mars 1945, il a causé avec d‘autres, dans les Etats et les territoires mentionnés au chef de condamnation (1) ci—dessus, le meurtre, l‘asservissement, la privation de nourriture et la déportation de la population juive civile de ces pays et de ces territoires. » (L. Porraxov, Op. cit., p. 298. On trouvera dans œt ouvrage les attendus de la condamnation, p. 296—301.) 24. L. ?… op. cit., p. 299, huitième paragraphe des atten—
2'5. Hannah
…,
op. cit., p. 268—269.
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le passé aboli), mais bel et bien un crime contre le genre humain (impliquant la destruction irrémédiable d'une communauté singulière), œtte incapacité provient de la composante nationaliste que Ben Gourion a tenu à intégrer à toute forœ dans le procès. S’il a, par exemple, rejeté la suggestion de Nahum Goldmann qui souhaitait que des juges non israéliens siègent également à Jérusalm, c'est que son souci principal était alors d'établir une « équa— tion » pleine et entière entre Israël et tout le peuple juif : « C'est le devoir de l'Etat d'Israël, seule autorité souve— raine au sein du judaïsme, de faire en sorte que cette histoire tout entière soit révélée dans son horreur. [...] La justiœ historique et l'honneur du peuple juif exigent que œla ne soit fait que par un tribunal israélien dans l'Etat juif souverain“. » Or, l'évocation du crime de génocide ers auraient rendu évi— comme la présenœ de juges é dent qu'un tribunal national, 5" pouvait à la rigueur instruire un tel procès, ne pourrait faire justiœ en rendant un jugement, car le crime commis, s’il l'était essentielle— ment contre un peuple, l'était, plus essentiellement encore, ‘ contre le genre Karl Jaspers, qui avait noté œla, et suggéré la constitu— tion d'un tribunal représentatif de l'humanité tout entière, proposa que le tribunal de Jérusalem se déclarât incompé— tent, car la nature du crime commis n'était pas établie, pas plus que la question de savoir quelle autorité pouvait rendre le verdict. Hannah Arendt, qui le cite, fait juste— ment remarquer que la compétenœ du tribunal doit être et que la établie avant le commenœment d'un procès proposition de Jaspers n'était guère réalisable. Pourtant, si l'Etat d'Israël, renonçant à son droit d'exécuter la sentenœ, avait « offert » son prisonnier aux Nations Unies et au monde, en demandant que faire d'un tel prisonnier et d'un tel crime, il aurait alors « provoqué une ”saine perturbation". [...] Ce n'est qu'en créant ainsi une "situation embarrassante" [...] qu'il aurait été possible d‘empêcher que l'humanité ne retrouve sa bonne conscienœ et que le massacre des Juifs [...] ne devienne un modèle pour les
—
26. Cité par Avraham Avr—mr, op. cit., °culièrement sur la volonté de Ben les intérêts de la Diaspora a œux d'Israël.
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insiste . 247.‘onCetdeauteur subordonner
réflexions sur le génocide crimes à venË;pæt—ètre le modèle réduit et étriqué des :. futurs génoci . Il ne s’agit pas ici de dé lorer une occasion perdue tout s’alliait pour qu'une te e démarche ne fût pas tentée : urvus depuis des siècles des moyens de la violenœ, de la ssibilité de juger les crimes commis contre eux, des pouvaient, pour la remière fois, rendre la justiœ et Juifs) d'avoir préféré œla à une accuser. Oui oserait les invention inouïe, dont les résultats étaient douteux et la mise en œuvre inœrtaine ? Ben Gourion choisit, pour des raisons bien compréhensibles, de œnforœr la dignité ou l'orgueil de « son » peuple. C'est que les Israéliens et surtout les sionistes dont la tâche pratique était de former une nation nouvelle et de constituer un Etat ne pouvaient, au—delà de la douleur, utiliser le souvenir du génocide que dans la logique et la perspective de leur projet. C'est le propre de toute entreprise politique de ne retenir du passé que œ qui sert son élan et d’altérer le passé pour mieux s'en servir. Il serait foncièrement in— juste de leur imputer comme un péché spécifique leur reprise nationaliste de l'histoire juive : toutes les nations comprennent leur histoire dans la médiation qu'en donne lequel ne puise dans le passé que œ qui lui est l'Etat nécessaire pour survivre politiquement. Il reste que re'eter la tradition de la galouth car, disent ou disaient es et uti— sionistes, elle mène inévitablement au génocide liser le génocide pour mieux rejeter la galouth est une attitude aussi inadéquate que pathétique. Elle témoigne, à cette survie le bien sûr, de la volonté de survivre est et aussi de œtte peut—être nécessaire mensonge naïve croyanœ que, dans le monde moderne, seules les à la difiérenœ des minorités étatiques collectivités peuvent « accéder à l‘histoire » : car « condamnées » tout voudrait nous persuader qu'il n‘est d'histoire que des " Etats! Est—il rien de plus poignant que de voir la plus ancienne collectivité du monde occidental ado ter le système de pensée et les valeurs contre lesquels e a survécu œla, pour se donner une foi nouvelle en sa survie ? Survit—on vraiment en abolissant ses différences fondamentales ?
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27. Hannah ARM, op. cit., p. 269—210.
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Quelle atroce illustration de œ que le monde moderne, du fait qu’il est essentiellement dépourvu d'amour, est capa— ' er pour efiaœr l’irrémédiable horreur d'un ble d" génocide il est responsable : créer un Etat et déri— mette acœpter sion supplémentaire qu'on le radicale—
dont
ment en cause.
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Quoi d’étonnant si œtte foi nouvelle roposée aux Juifs comme garantie de leur avenir collec ' soit mal assurée d'elle-même et que l'espéranœ y opère moins que l'énergie du désespoir : c'est que l'espéranœ, comme dit Malraux, « ne se confond pas avec le halètement du joueur pendant que tourne la roulette : l'espéranœ n'est pas espéranœ de quelque chose” ».
En lus du malaise créé dans nos sociétés par la pé— nurie, inégale distribution des richesses, la confiscation du pouvoir et du savoir par des grOupes hiérarchiques spé— cialisés, il y a celui, plus difqu et plus pénétrant, de notre rupture avec la nature et avec l'histoire. Bien que les deux cassures soient liées, la seconde paraît plus dramatique, car l’idée que l'histoire soit créatrice de vérité et qu'elle S'orien— te vers l'accomplissement du bien indépendamment de la conduite ou de l’intention des agents est partagée par les
traditions politiques libérales, classiques, marxistes et chrétiennes. C’est dire que cette nouvelle situation de et rupture, bien que vécue, n'est pas souvent pensée qu'au contraire l’on s'efforce partout de la dissimuler. Or, la dissirhulati0n ou l’occultation des maux subis par l'Autre se retourne contre les vivants sous forme d'une angoisse sourde, ou d'une perte de foi dans leur avenir. Comme l’écrit un historien du monde antique : Cornelius Scipio Aemilianus [...], conquérant de Carthage, éprouvait un obscur pressentiment de la mort de Rome dans un avenir proche ou lointain. Polybe, le grand historien du cercle des Scipions, était à ses côtés au mo— ment de sa victoire, en 146 av. J.—C., et surprit chez le 'rand ca itaine un moment de tristesse. « Il me prit par e bras écrit—il, et me dit : « Oui, Polybe, ceci est
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irait,
28. Lazare, Gallimard, 1974, p. 233.
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réflexions sur le génocide bien; mais, je ne sais pourquoi, j'ai peur, et j'ai le pressen— timent qu’un jour, un autre devra donner de notre pays les mêmes nouvelles que maintenant de Carthage”. » C'est dire qu'un rétablissement de notre rapport à l'histoire ne pourra intervenir que dans la vérité. .PouP œla, par un acte d'imagination et de sympathie qui mais n’est pas devrait être le propre des col— et qui conditionne chez elles toute lectivités humaines reconnaissanœ véritable de < l'autre, il faut se plaœr dans la perspective de la collectivité détruite, =cïæt—bdiœ dans l'absenœ totale de perspective qui, pour les survivants de œtte collectivité, résulte de sa destruction. Car la fin de l'histoire d‘une collectivité est “en“ vérité*une fin= absolue, et non une fin relative : aucune «_ totalisation » ar‘ les vivants ne peut intervenir. Le propre d'une"coll‘eétivrtér vivante, œ sont ses possibilités créatriœs et, de 'œ_ fait,Q r'goureusement imprévisibles. En dépit des idé010gi œnsolatriœs, la mort des collectivités n’est, pas, mais stérile elle équivaut, au plan des gro_üpes humains; à œ qu’est la disparition du héros tragique au plan individus : l'irrémédiable abolition d’une qualité qui a été.î La perspective interne de la collectivité détruite représentei la vérité sur le genre humain de la même façon ,que lai perspective subjective de l‘homme devant la mort repré: sente la vérité” sur la condition humaine. _Ceîh'est ,_ u'aui prix de œtte vérité qu'un rapport nouveau: pourrait être mais aussi avec la nature, bar œ? établi avec l'histoire dernier rapport est toujours médiatisé ar l'univers sym— boli ne de l'époque où il s’établit, et, e nos jours,, pour: que soient nos ruptures symboliques, elles? peuvent écarter ne l'histoire ïd leurs repréSentationsl A dé—f faut de œtte sym athie et de œtte reconnaissanœ, nous ne pourrons étab avec l'hi3toire' oula nature que rapports mensdnger‘ä et fictifs, puiSqu'ils "ne s'établîraient, qu'après qu'on aura occulté cette part essentielle de l’ex é—i r‘ænœ humaine que représente, chez les surviVants es’ collectivité.—î ger—mes. l'impossibilité abëOlue .de.-perser‘ l'âVenir en termes collectifs — autrement dit, œs rapporïs ne seraient pas rétablis du tout.
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André Charpentier. Gallimard.; Paris,;l913.,
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Estimation des victimes juives au cours de la Secmde Guerre mondiale
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D'après la commission d'enquête anglo— américaine sur les problèmes des Juifs d'Eumpe et de Palestine (avril 1946) : 5721500
« D'après Gerald Rarruuœn, The Final Solution, 1953 : chiffre minimum 4 194 200 chiffre maximum 4 581 200 (L'estimation « conservatriœ » de Reit— finger, fondée sur le rapport Kôhrrer du 17 avril 1943 envoyé à Himmler, est contestée. Voir Léon Pomov, Le Bré— viaire de la haine, p. 499.) 0
,
D'après Raul Brume, The Destruction 5100000 of European Jews, 1961 :
.
D'après Jacob Lusrcnmsxrr, Balance Sheet of Extermination, American Jew— ish Congress, 1946 (révisé en 1955, Yad Vashem Bulletin, n° 10, avril 1961) : 5957000
Pour les tableaux détaillés, voir Nora LEVIN, The Ho ocaust, New York, 1968.
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réflexions sur le génocide A titre de comparaison, voici un tableau qui donne un rçu des victimes de la violence collective au XX° siècle { s'agit naturellement d'ordres de grandeur et non de :tatistiquœ absolument précises. (Source du tableau : Gil 3umr, Twentieth Century Book of the Dead, Londres 972, dont les chifires ont été légèrement modifiés.)
Guerre mondiale 1914—1918
10 millions
Guerre civile en Russie (1917—1921) excluant
lœücümœdehgœmmorrdifleetde la famine de 1921
10 millions
Victimes de l‘Etat totalitaire staünien
20 millions
Victimes militaires soviétiques de la guerre mondiale 1939—1945
Victimes civiles métiq‘nes de la mondiale 1939—1945
10 millions
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”
10 millions
Victimes allemandes de la guerre mondiale 1939—1945 (civils et militaires)
5 millions
Victimes de la Seconde Guerre mondiale,
,
10 millions
autres nations (Chine exclue) (dont 3 millions de Polonais, 1,7 million de_Yougoslaves, 2,5 millions de Japonais)
Clune (dont 15 millions pendant la guerre sino—
20 millions
laponaise. 1937—1945)
Juifs européens
…
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a
6 millions
Autres conflits du xx siècle, incluant la révolution mexicaine 1910—1920 (2 millions), la massacres des Arméniens (1 million), la
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civile
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ne indo-
NkisŒnniæ (1949, million), Ëeguerre de Corée (1 million), la guerre du Vietnam, la
du Biafra (plus d'un million) et plus agen—evingtaine 10 a 13 millions d'autres dune
TOTAL : 110 à 114 millions
Damhphxpafldæm,œsontlæchifireslæp]æ
« conservateurs » qui ont été retenus. Ainsi,
l‘estimation
de, Robert CONQUBST, The Great Te‘rror‘, Londres, 1968, qui a servide base à,l'esümafion des victimes de Staline et du
système totalitaire soviétique, est très, basse par rapport aux chifires de Soljénitsyne Le nombre des victimes armé— niennes, indiennes et musulmanes (1947), espagnoles, bia— fraises et vietnamiennes est probablement sous—estimé
ir.Traduction francaise chez .$tgchLa Grande Terreur— 38:
Amrœ 2
La conœption selon laquelle l'esprit est une page blan— che où les idées viennent s'inscrire fut, on le sait, formulée dans l’Essai sur l'entendement humain. A l’époque, on considérait généralement que le comportement est com— mandé par la connaissanœ claire. Or, s’il n'y a pas d’idées innées, c'est l'expérienœ seule, ou la coutume, qui crée aussi bien la capacité de raisonner logiquement que les règles de la conduite morale. En privilégiant l'acquis sur l'inné, Locke portait un coup formidable à la conœption théologique et médiévale de l'échelle des êtres, et permet— tait que s'instaure un authentique pluralisme culturel. Mais la postérité s'empara de ses idées et les développa dans deux directions : à la suite de l'humanisme chrétien et des conœptions juridiques relatives au droit naturel, l'idéologie des Lumières mit l'aœent sur l'homme indivi— dualisé — plutôt que sur les peuples, les classes et les afin de mieux proclamer que tous les hommes rangs naissent libres et égaux en droit : tous, en effet, sont dotés, si l'on peut dire, d’une absenœ de déterminations natu— relles, œ qui rend inacœptables les droits de naissanœ. En même temps, l'idéologie des Lumières prônait la « tolé— ranœ » plutôt que la reconnaissanœ des spécificités cultu— relles, et, échouant à intégrer les collectivités humaines dans sa conœptualisafion, donnait à l'eflrnoœntrisme un appareil considérable de justifications philosophiques et morales. Ilfallut attendre plus d'un siècle pour ne l'autre direc— tion de pensée implicite dans le système e Locke pût se c'est-à—dire l'acceptation de la variété des développer au sein de l'unicité de l'espèœ. Alors que la re— Cultures m1ère direction se ramifia en une idéologie politique rtée fut immense, la seconde resta l'apanage des pologues et ne se popularisa que très imparfai—
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Le lieu où l’on peut se compter' 1
Les Juifs ont l'habitude de s'interroger sur œ qu'ils sont. Périodiquement, les soubresauts de l'histoire et les discontinuités tragiques de leur destin les obligent à re— mettre en question les quelques œrtitudes relatives à eux— mémes qui semblaient s'être établies antérieurement. Hors le corps solide, mais aveugle. de œux que la foi possédait aux époques de certitude et dont les descendants survivent à vide les gestes et les invocations de nos jours en naguère chargés la ferveur calme et parfaite qui est le signe de l'innocenœ religieuse et le revers du doute, les tous les autres ont lentement glissé hors d'eux— autres mêmes, se sont posés à une distance toujours changeante de œt état d'assuranœ ontologique qui prédisposait au bonheur les premières sociétés, et qui prédispose les nôtres au crime. En 1240, alors que la peste dévastait l‘Angleterre, le roi et les nobles firent baptiser de force leurs Juifs, car on jugeait que œ malheur avait frappé le pays par leur faute. Le remède, œpendant, n'agit point, et les maux ramgeant l'Angleterre ne firent que croître. Alors, raconte dans sa Vallée des pleurs, Joseph Ha—Cohen, le roi fit dresser deux tentes au bord de la mer; dans l'une fut placée la Loi de Moïse et, _dans l'autre, la Croix: on éleva aussi une estrade sur laquelle le roi prit place. Puis on fit venir tous les Juifs convertis et le roi leur dit d'un air avenant : « Vous savez bien que c'était pour alléger nos peines que je vous avais détournés de votre Dieu par la violence, mais je vois qu’elles ont redoublé, que nos maux se sont entrelacés comme une corde à notre col, à cause de la décision prise contre vous ;maintenant, donc, je vous
ré&étant
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‘ Version augmentée d'untrtielémbüé dans'Ktrditnah en 1968. —41
laisse libres comme auparavant, choisissez ce que vous vou— lez faire. Sachez que, dans la tente qui est au bord de la mer, se trouve la Loi de Moïse, et dans l’autre, la Loi nou— velle ; ue chacun de vous choisisse ce qui est bon et préfér le à ses yeux, car il doit s'y conformer pour tou— jours. » Tous coururmt alors vers la - i;de Moïse, eux, leurs femrries et leurs enfants, mais au c “purent pénétrer dans la tente qu'un & un, car on avait usé de ruse. Et il arriva qu'à mesure qu'il en était entré un a l'intérieur, il était égorgé et jeté à la mer sans qu'aucun sût rien de ses frères. Il en tomba ainsi des, nôtres un grand nombre, qui servirent de pâture aux poissons de la mer et aux oiseaux du ciel en-qe four dWmteï -
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te, nul doute :” car il-n'y’zlŸaät .M;fiS en œtte ' "que' deux voies et ,' ors les cas de contrainte extrême, il est peu de Juifs qui n'eussent choisi la première; c‘est— à—dire l'Ancienne. "Les choses ont bien changé, et de même "que le trembleméfit de terre de Lisbonne avait amené les " hilosophes, optimistes du XVIII‘ siècle à' cdntester les pério— ases mêmes..de leur réflexion, les ' diques qui affligent la ne des Juifs, en les ‘er'iàr‘rt' ‘ä“Se _recomptét et à_ se redéc‘r‘ire, à se repenser et à se r’edéfirfir 'au moyen des 'conœpts que' leur fournit la pensée univer— pensée qui d'ailleurs, par, d'étranges selle du 'moment détours,‘les aliène autant “qu'elle les libère, ne ”leur donnant de quoi“ se saisir qu'à travers le dessai'sisseflren‘t de soi à quoi elle les oblige ‘— œs catastrophes et soubresauts jles c'ont'taigrrent à modifier sans cesse, mais. sans œsse à maintenir quelque distance ou ”du moins qu‘elque écart entre le, regard et l'objet regardé, entre l’instrument des— cripteur qui offre l'être à lui-même et la chose à‘ décrire Les deux qui; ne” prend forœ et vie ue parla ’voies proposées par le roi 'An'gleterre' con uisaient tôutes
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d'escriäètiori.
ni l'une les”deüxquoila" ou _ cette part 'de“lüi—même définit se parlui l'être d'où viennent _ses œrtitudes. on "'r_e_s‘tait Juif _ malgré l'eau' du baptême administrée sous la contrainte, onî‘restait
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le lieu où l'on peut se compter Juif dans sa collectivité, et aussi lorsqu‘on ne pursuit « pénétrer dans la tente qu'un à un». L’être était alors comme une chose, l'identité était aussi solide qu'une pierre, et aussi publique aussi privée qu'—une cicatrice au visage. Le « passage de la ”ligne » pouvait certes se faire, mais on voit mal qu'il eût pu se faire fufliverrrent, passi— vement, comme un simple abandon ou un ouin de‘ soi : il requérait au contraire une délibération précise, une céré— monie publique, rm rite de modification —- bref, un chan— gement d'identité essentiel au terme duquel l'individu était décompté de sa collectivité originelle et solennellement inclus, et désormais compté, dans la collectivité d'accueil. Mais qu'en est—il lorsque la ligne, comme auj ourd'hui, est estompée ? Et qu'entre l’être juif, récisément défini et cir‘conscrit,‘ et l’être n'importe quoi 'autre il n'y a plus de véritable discontinuité, à peine une série d'oppositions mineures et sucœssives, ou plutôt des nuanœs impercep— 'fibles, un passage du blanc au noir infiniment étiré pas même un escalier au nombre infini de marches mais un toboggan à peine incliné et dont les extrémités sont invi— sibles” à quiconque se trouve entre elles — de sorte que la translation se fasse médiane à l'autre d'une position sans qu'on en ait conscienœ, et qu'aller ici ou là ne suppose même pas que l'être qui se déplace soit véritablement tenté, ni qu'il transgresse, ni qu'il puisse savoir ou sentir qu'il se modifie et qu'alors on se demmde si œs extré— mités ne”sont pas aussi irréelles et aussi peu existantes que le lieu improbable où des lignesparallèles se rejoignent, dit—on, à l‘infini. :Alors, l'opératiôn la plus simple celle qui, dans d' tres ensembles humains, parait aller de soi devient pour nous, Juifs de la DiaSpora, problématique. Le recen— sement que, pour des fins: diverses, pratiquent toutes ‘les nations et que Moïse, déjà, ordonnait pour les Jrrifs mâles « le premier jour du deuxième mois de la deuxième annœ sde leur sortie d'Egypte‘ » alors qu’ils se trouvaient dans ‘le. désert du Sinaï, cette banale comptabilité se révèle, lorsqu'il s'agit de nous aujourd'hui, une pierre d'achoppement formidable. Mons—noirs savoir cofirbien nous Sommæ?'Cmæ'pas, etceia,@a‘rce que nous ne‘ savons
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Nombres, 1,1. “8
pasprécisémentqairiæs…dqænærsœmus connaissons pas. Dans chaque communauté, les statistiques sont approximatives, car les Juifs sont dispersés et mêlés aux populations ma'oritaires, et que nombreux sont les s'il faut inclure tel ou tel indi— cas limites qui font vidu dans le dénombrement. Si grande est notre ignorance, notre indécision si flagrante, que lorsqu’il fallut, en Israël, pourrait bénéficier de la Loi du Retour en définis— dire sant es individus susceptibles de s’en réclamer, on dut recourir à une règle, sans doute traditionnelle (est Juif quiconque est né de mère juive), mais qui, en situant dans la génétique un problème essentiellement culturel, ne fit, une récession sans fin, qu'en déplaœr le lieu et la so ution. Mais si les choses ne vont pas bien lorsque nous nous comptons nous—mêmes, elles ne vont pas mieux quand les autres se mêlent à leur tour de nous compter, ou de dire qui nous sommes : sur le plan pratique, leurs tentatives nous conduisent souvent au malheur et à la mort, et nous ne pouvons même pas nous consoler à l’idée qu’ils auraient résolu pour nous notre roblème, car leurs divagations raciales, religieuses ou en turelles, outre qu'elles ne valent pas mieux que les nôtres, s’articulent sur des idéologies ui tantôt nous refusent le droit de vivre et tantôt celui nous perpétuer. Chose piquante, la volonté de nous dé— truire, en œs temps vraiment nouveaux que nous tra— versons, vient aussi de s'exercer contre nous par le refus de nous compter. Cette remarquable innovation doit être mise à l’actif de M. Kazimiers Rusinek, secrétaire général de l'association des anciens combattants polonais. En 1968, alors que la national—bureaucratie polonaise relançait sa grande campagne antisémite, il a vertement re hé à M. Janusz Gumkowski d'avoir, dans un artic e de la Grande Encyclopédie polonaise, « compté les Polonais d'origine ’uive exterminés parmi la population juive ». Il fallait, œ a va de soi, les compter parmi la population lonaise. « Une telle mention de nationalité pour des mmes qui 'se sentaient polonais ne se différencie pas des crimes racistes », ajoute M. Rusinek. Et voila M. Ja— curieux détour de la comptabilité nusz Gumkowski dénombré parmi les criminels de guerre, “et “M. Rusinek placé au rang des humanistes. Regardons—y pourtant de plus près. Dès que l'acte de
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le lieu où l'on peut se compter compter, de se compter, devient raciste et criminel à cause du sentiment supposé des victimes avant leur assassinat,
la pensée dénombrante si vivement mise en cause par la menaœ formulée contre œlui qui pense se tourne invinciblement vers elle—même et s’interroge sur ce qu'elle fait : les citoyens des Etats-Unis qui, constitutionnellement, se recensent tous les dix ans, comptent-ils ou s’abstien— les individus selon qu’ils « se sennent—ils de compter tent » américains ? Evidemment non. On ne peut compter, c'est—à—dire inclure dans un ensemble, que des « êtres » (humains ou autres) préalablement définis. Et la notion « se sentir américain » est si subjective qu’on ne peut sans abus de langage, constituer un ensemble véritable avec des individus qui « se sentent américains ». Les Américains recensés, ou les Polonais recensés, sont en fait des « êtres » préalablement définis par le statut juridique leur attribuant la nationalité polonaise ou américaine. Tout individu nanti du document qui lui confère la nationalité américaine par filiation, mariage, naturalisation, ou même du fait qu’il réside dans un territoire annexé — est alors dit « américain ». En d’autres termes, on ne peut recenser des êtres—qui—se-sentent-américains ni des êtresqui—se—sentent-français, on ne recense que des individus prodigieusement divers, dont la majorité présente sans doute des caractéristiques communes et définissables, mais dont un très grand nombre peut fort bien « se sentir » basque, breton, lapon ou martien. Tous, cependant. seront inclus dans le dénombrement s’ils possèdent le statut juri— dique approprié. Il n’appartient donc pas à un Etat, national ou pluraliste, de mettre en cause la citoyenneté de ses membres sous prétexte qu’ils « se sentent » ceci ou œla : c'est pourtant ce qu’ont fait les complices politiques de M. Rusinek, en tirant toutes les conséquences pratiques de la distinction établie par le secrétaire général du parti, W. Gomulka, selon laquelle il y avait trois catégories de Juifs en Pologne, œux qui sont des « nationalistes juifs » en dépit de leur nationalité [polonaise], et dont il « sup— pose » qu’ils quitteront la Pologne tôt ou tard ; ceux qui, « citoyens polonais, [...] ne se sentent ni Juifs ni Polonais » et qui, « par suite de leurs sentiments cosmopolites, [...] ne devraient pas travailler la où l’affirmation du sentiment national s’avère indispensable », et enfin le troisième groupe, « nos citoyens d’origine juive, qui ont poussé des
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racines dans leur terre natale, pour lesquels la “Pologne est la seule patrie’ ». Bien qu’il soit réconfoflant de voir une bureaucratie étatique se soucier des « sentiments » de ses administrés, on ne peut omettre de préciser qu’il n'est pas possible de constituer des groupes ayant pour base le « sentiment » supposé des individus qui les forment. La suite des événe— ments le montra, les censeurs bénévoles s‘empœssant de pousser dans le premier groupe tous ceux u'ils avaient intérêt à voir là, afin de ne plus les voir en Po ogne. De sorte que ceux—là mêmes qui revendiquaient comme exclusivement Polonais les trois millions de Juifs morts dénonçaient à toutes fins utiles comme non—Polonais les quelque trente mille Juifs vivants qui résidaient encore en 1968 sur leur territoire. Et pour ces Juifs vivants, la citoyenneté lonaise (et non leur identité !) était devenue une affaire autement subjective, car on les sommait de déclarer si oui ou non ils étaient « loyaux envers la nation polonaise, intégrés à la culture nationale » et s'ils considéraient « la Pologne comme leur patrie‘ ». Quant à M. Janusz Gumkowski, en parlant des trois millions de Juifs exterminés en Pologne, il avait, à juste titre, établi un ensemble très différent de celui auquel M. Rusinek faisait semblant de penser car il incluait dans cet ensemble tous ceux que les nazis assassinèrent en Pologne après les avoir préalablement désignés et définis comme « Juifs » indépendamment de leur hypothé— tique « sentiment » d’appartenance. Si M. Gumkowski avait établi son compte autrement, œrtaines particularités regrettables du dernier conflit européen auraient été cu— rieusement passées sous silenœ. Dire, en effet -—. comme le fait un ouvrage destiné aux touristes se rendant en Pologne’ —, que six millions de Polonais ont péri pendant
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3. Discours du 19 mars 1968. 4. Ignacy Lam—Sowmsrw, dans Gloc Pmcy, 18 mars 1968. 5. Pmemyslaw TRZECIAK, A travers la Pologne, Editions Interpress, Varsovie, 1972. Ce livre est édité également en allemand, anglais,_espagnol, polonais et russe. Dans la partie consacrée à b on peut lire : « La Pologne compte 32 600 000 habitants 0, % de la po ulation mondiale 7' place en Europe). En 1946, (6 millions de Polonais peine avait 'ons d'habitants 24 elle a ont péri pendant la Seconde Guerre mondiale). 16 millions de personnes, soit 46 %_ de la po ulation totale, sont nées après la guerre. Dans les régrons du ord et de l'Ouest, ce pourcentage
:pogulatron, 45
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le lieu où l'on peut se compter
la Seconde Guerre mondiale, en ajoutant, trois lignes plus
loin, que « du point de vue ethnique, la Pologne est un homogène » qui comptait, en 1946, vingt—quatre mil— °ons d‘habitants, c'est d'abord laisser entendre qu'un cinquième de l’ethnie polonaise fut tuée (alors que le nom— bre de victimes non juives est généralement estimé à trois millions, pour une population pluri—ethnique d’environ trente—cinq millions en 1939‘ — l'ethnie polonaise étant d'environ 70 % du total) ; que les nazis avaient la même attitude vis—à—vis des Polonais juifs et des non juifs ; c'est enfin négliger le fait qu'au moment de sa reconstitution la Pologne s'était engagée au respect de la « nationalité » de tous ses habitants (article II du traité signé le 28 juin 1919), s‘engageant d’autre part, par l'article XII, à ne pas modifier ces clauses sans l'assenfiment de la Société des Nations clauses ui furent œpendant modifiées et pra— tiquement annulées e 13 septembre 1934. Cette élimination verbale de la « nationalité » juive n’est donc pas un pur effet du hasard ou de la négligence. Ce qui tend à prouver qu’il n'est ni facile ni innocent de se compter ou de ne pas se compter.
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à 50 point de la Pologne un pays {élève ‘ 'est moi quiMi omogèrœ. » 9ËCDu . Il n'est pas fït‘t mention
de Jurfs dans cette partie, ni dans la suivante qui retrace « Mille ans d’histoire ». Sur Treb!inka, il est dit que les hitlériens « installèrent en 1942 un camp d'extermination où périrent 800 personnes déportées [c'est moi ni souligne] de dizaines de d‘Europe. En août 1943, les d tenus se révoltèrent... » (p. Il n'est pas non plus question de Juifs dans les passa es consac à 0swiecim Auschwrtz) (p. 107—108), à Maîdanek p. 101), ni a Chelmno (p. 5—37), dont le camp n’est d'ailleurs pas mentionné, non lus que ceux de Sobibor et de Belcek. On dit cependant que es Juifs se révoltèrent au ghetto de Varsovie. La révolte « s'acheva par la destruction de œ uartier, par la déportation et le massacre d'environ 60 000 de ses abitants. Seuls survécurent les Juifs auxquels les organisations polonaises ou des particuliers avaient offert un asile au ris ue de leur vie » (p. 69). Rappelons ue 400000 Jui s furent enfermés dans le ghetto, tto les et que ce chi doubla du_ fait qu’on vidait dans le populations juives de œrtarnes régions de Pologne. 1 n‘y eut, aprés le soulèvement du ghetto et sa destruction; en mai 1943, que quelques dizaines de survivants. Rap lons aussi que les et cam s d'extermination de Treblm_ka, de So ibor, de Chelmno ' de lcek ne recevaient as de déportés non 'ulfs. 6.Cee chiffres dans 'article «P…», Èncydbpædr‘a Bri— tannia, éd. de 1963.
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II On voit d’emblée que la notion « être juif » ou « être polonais » recouvre des réalités tout à fait différentes selon qu'on nse à des individus se définissant par rapport à ture donnée (ou par rapport à deux cultures) et une décidés, dans leur corn rtement, à répudier l'une ou l'autre (ou à n'en répu 'er aucune), ou à des individus jouissant d'un statut juridi ue qui ferait d'eux des citoyens
de
polonais indépendamment leur affiliation nationalitaire. La confusion des deux notions, dans un pays où les pro— blèmes ethniques étaient si visibles que les minorités na— tionales constituaient, entre les deux guerres mondiales, des blocs au parlement, indique, entre autres choses, que l'ethnocentrisme a été consciemment utilisé par l’appareil du parti comme arme politique. En France, où la distinction entre la citoyenneté et la nationalité n‘existe pas en droit, et n’est généralement pas perçue dans les faits, le dénombrement des Juifs serait impossible si on voulait en faire un compte exact. Et à supposer que les lois de Vichy fussent de nouveau en vigueur, et qu'après avoir défini les Juifs d’une certaine façon -— filiation, mariage, religion... — on les rassemblât dans quelque nouveau Drancy, et que leur décompte parût enfin possible, une nouvelle erreur serait alors commise. Car l’on aurait, en établissant œ nouveau statut juridique, inclus dans l’ensemble « les individus réunis à Drancy » des êtres qui « se sentent juifs », des êtres qui « se sen— tent » français et pas juifs du tout, et d’autres encore qui pourraient « se sentir » lapons, martiens, ou citoyens du monde. L’on voit ainsi à quel point le dénombrement des Juifs est acrobatique : impossible dans le cours de la vie normale, il devient fallacieux et arbitraire lorsque des lois d’exception le rendent obligatoire. Mais œtte difficulté même, dont on feint de croire qu'elle est propre aux Juifs et à eux seuls, et dont on tire parfois des conclusions du genre : « Ce sont les antisémites qui créent les Juifs »; ou : « En fait, il n'existe pas de peuple juif » ; ou encore : « Je suis d’origine 'uive mais je ne me sens pas juif, il faut donc que le pro 1ème dispa— raisse et que les autres Juifs cessent de se singulariser », cette difficulté est généralisable : il est faux de prétendre que seuls les Juifs soient « indéfinissables » et que, parmi
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le lieu où l'on peut se compter upes humains reconnaissales individus constituant des bles, ils soient les seuls que 'on ne puisse identifier avec certitude et recenser avec récision. De fait, tous les enle monde contemporain et sembles humains intégrés différenciés par des traits culturels perceptibles et appli— cables au grou sont composés de telle sorte qu'il serait extrèmement ' °cile, sinon impossible, de le définir de façon à œ que la définition s’applique à tous les individus qui pourraient subjœüvement s'en réclamer. Chaque culture dissimule une particularité que le fait juif et que œrtaines cultures ne disposant pas d'un appareil (bureau— cratique, juridique, éducatif...) laissent clairement apparaître : qu'elles mènent sans cesse un combat pour leur survie et qu’apparemment cohérentes en leur centre (qu’il soit géographique ou spirituel) elles sont sans œsse mena— cées, contestées, fragmentées jusqu'à l’incohérenœ sur leur périphérie. Tout le monde paraît savoir œ que c'est qu'un Français, et pourtant, aucun dénombrement ne pourrait se faire si l'on cherchait à définir « le Français » autrement ue par le statut juridique qui lui confère la nationalité çaise. Le secret de toutes les cultures qui ne se croient pas seules au monde, c'est, semble—t—il, qu’elles sont essentiellement creuses et incapables de œmer l'être qui pré— tend se définir par les moyens qu’elles lui proposent —- cet être qui ne surgit de façon singulière et fugitive que lorsproduit un échange vivant dans une collectivité geante. Il en est d’elles comme des langues : certaines c possèdent un pronom personnel de la première personne du singulier dont chaque individu s'empare à sa guise sans et chaque fois pourtant qu’un indipouvoir le modifier vidu s'en empare et que par œ moyen il se désigne à autrui, œ « je » banal et commun à tous s’emplit de l'être unique par œ moyen se propose et fait apparaître dans discours et autour du discours sa singularité’. Hors de l’échange et de la situation, le « je » transcrit ne présente aux regards que sa forme vide.
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VI
Il reste que la conjoncture présente ofl’re aux commu— nautés dispersées une chanœ unique de se ressaisir. En Franœ, les choses ont bien changé depuis l'époque d'avant— guerre où la communauté juive, profondément divisée entre les « Israélites français » de vieille souche et les Juifs d'immigration récente, devait sans cesse faire la preuve de son intégration à la culture nationale et de
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l'
le lieu où l'on peut se compter sa loyauté à la nation, car elle subissait de front les attaques des groupes nationaux antisémites et l'extraordi— naire pression de la culture majoritaire. Un tel climat n'était pas propiœ à la création de formes nouvelles so— ciales, culturelles ou institutionnefles qui eussent permis aux Juifs de manifester leur appartenanœ à un ensemble nationalitaire qui débordait les frontières de notre pays. Aujourd'hui, la communauté juive de France est devenue numériquement, la plus importante d’Europe occidentale. L'éventail social des Juifs à travers le monde est infiniment moins contrasté qu’il ne l'était avant la guerre, œ qui permet, dans nombre de cas, de négliger les oppositions de classe ou de fortune. La société française commenœ a répudier son propre œntralisme, et elle est infiniment plus disposée qu’il y a quarante ans, à admettre et à célébrer sa diversité. La création de l’Etat d’Israël a modifié l'attitude des Juifs vis—à—vis d'eux—mêmes et visa—vis des autres. Tout œla permet de prévoir des mutations importantes. Sur la façon de conduire et de contrôler œtte méta— morphose néœssaire, il n'existe pas de recette, mais il est permis de dire sans passer pour un rêveur que trois formes
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d'action sont indispensables. La première est d'ordre culturel. Les nouvelles mé— thodes utilisées dans les sciences humaines vont permettre de séculariser œtte partie de la culture juive qui, jusqu'à œ jour, reste le monopole des croyants. L'histoire des Juifs devra également faire l'objet d'une réinte rétation critique : elle n'est ni une histoire rovidentiel e, ni un couloir hégélien conduisant inélucta lement à la renaissanœ de l’Etat. Alors, l'histoire juive pourra servir de base à un enseignement d'orientation nationalitaire, débarrassé de certaines niaiseries synagogales ou sionistes. Les langues juives (et pas seulement l'hébreu) seront plus lar— gement enseignées. Les activités des autres communautés seront mieux connues. L'Etat d’Israël jouera un rôle cultu— tel important pour le moment, il est surtout un signe de ralliement. A terme, des œuvres originales verront le jour les écrits, aujourd'hui si divergents, des « Juifs de condition » et des « Juifs de culture » pourront se syn— thétiser. Et un enseignement juif séculier s’imposera contre le monopole de fait que détiennent aujourd'hui, dans œ domaine, les religieux et les sionistes. Cela n'est naturellement pas sépmble d'une seconde
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£urmod'acü ,dhdææfimüœçlhmmdæ des grandes organisationsjuives en Franœ — qu'il s'
organisations comme le Consistoire œn ,le Fonds social juif unifié ou la Fédération sioniste de France, ou qu'il s'agisse des nombreux groupes affiliés à l'tm ou de structure séparée ou grands leur possédant ces ensembles est notoirement inadap— .(comme les Juifs communistes) temps nouveaux, malgré les efforts faits par cer tée aux pour donner se une nouvelle jouvenœ. Les transfortailles mations institutionnelles sont toujours difficiles et lentes ,à sétablir; mais il est inévitable que, le besoin s'en faisant sentir, les modifications néœssaires prennent place. Il appartiendra à la communauté des Juifs les plus actifs de dire dans quel sens œs transformations doivent s'opé— pas douteux que la base idéologique de rer. Mais il n ces transformations ne peut être que l'affirmation de l’in— dépendance entière et réelle vis—à—vis des pouvoirs d'Etat français et israélien. Hors de l'afiirmatidn nationalitaire, il n'y a pas de base collective pour la survie des Juifs en Franœ en tant que groupe original, et il n'y a pas de
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l'autre
'est
transformation institutionnelle possible. Cela, naturellement, va heurter de front un certain nombre d‘habitudes et depréingés touchant la nature et ’l'dientité des Juifs en Franœ. Et celaunplique que la troi— sËme forme d’action, inséparable des deux premières et les commandant, sera, au sens large, d'ordre politique. Car ces modifications, il ne faudra pas seulement les faire accepter par les Juifs roufiniers, conservateurs, ayant établi avec les pouvoirs et les structures majoritaires des allian— ces de droit et de fait. Il faudra aussi les faire acœpær par la société majoritaire, et donc 8'appuyer sur les forces politi u,es nationales ourégionales, qui s'élèvent œntre le centre me, l'antoritarisrne, les formes actuelles de l‘Etat. Ces forces commencent à se faire entendre: il nous appartiendra de nous joindre à elles pour œuvrer dans le ‘sens du droit a la différence au sein de la nation française, d'une démocratie politique et économique, de la décentra— lisation et du régionalisme. Dans œ combat, nous ne sommes pas seuls en Franœ, et nous ne sommes pas seuls au monde. Dans œtte union et œ cbmbat qui, tout en affermissarrt on en recréant notreidentité, nous permettra de nous faire reconnaitre tels quennousæmêmes le passé et la modernité nous changent, nous pourrons, une fois &
le lieu où l'on peut se compter de plus, une fois encore, nous reconnaître et nous compter dans l’imprécision, l’intermittenœ, l'hésitation c'est— à—dire comme on peut compter des hommes et non des individus appartenant à l'espèce « homo » ou à la juri— diction des Etats et des bureaucraties. L‘homme n'est pas un—bétail que l'on marque, que l’on parqœ, et que l’on compte tête par tête.
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VII Car il est bien évident que lorsque tout œla sera fait ou en train de se faire, un dénombrement précis des Juifs restera quand même ùnpossible sinon de façon imaginaire ou spéculative. C'est dans le Sinaï que, pour la pre— mière fois, les Juifs purent se compter. En hébreu, œ de notre histoire, mythique ou véridique chapitre qu'on appelle Les Nombres dans les bibles traduites, est intitulé Dans le désert”. Car le Sinaï n'est pas seulement le lieu éographique d'un exode gr✠auquel les Juifs rassemb és et répartis par tribus généalogiquement définies eurent l'occasion de se voir et la possibilité de se dénombrer tête par tête. C'est aussi le lieu où des individus marqués par une civilisation se donnent l’illusion de se retrouver tous afin de recommencer leur pr0pre histoire et œlle du monde le lieu où toute culture se célèbre en est unique, qu'elle ne dépend que d’elleimaginant qu'elle même, qu'elle est sa propre source et sa propre fin. Le lieu précisément où il est possible de recenser avec précision des êtres définis par leur sentiment d’appartenanœ,
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lieu leur ascendanœ naturelle et leur statut juridique qui est le rêve de toute culture et l'un de ses pôles obliet qui n'existe que dans l'imaginaire, ou dans le gés désert de l'e5prit.
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10. Pour une glose traditionaliste de ce passage, voir Joël Centralité d'Israël ? », Les Nouveaux Cahiers, automne
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VIII
On peut naturellement se demander pourquoi recréer, perpéæawfüreœümhculære1ufio.Aœhflfæt répondre comme Sartrelefaisaità pposro delalittérature: lemonde des Juifs et de peut leur culture. Mais il se passer de l'homme encore nüeux.
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Les Juifs de la Diaspora, ou la vocation minoritaire Si l'on me demande aujourd’hui : « Faut-il aider les Tzi(ou les Catalans, les Basques, les Bretons, les Indiens, es Slovènes, les Juifs, les Arméniens...) à survivre en perpé— tuant et en approfondissant leurs différences ? », je dirai qu'il le faut. Je ne chercherai pas à savoir car il y a trop de haine et d'arroganœ dans une telle curiosité si œ groupe est un peuple, une nation, une tribu, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un fossile ou un vestige. Ni si l'obstination qu'il met à s'étemiser convient au pro— gressisme du moment. Les cultures ne sont des toupies. Il me suffit que le groupe existe, qu'“ travaille a mintenir, à renouveler, à recréer son identité, et qu'il ne ite. La volonté de vivre le fasse pas exclusivement en n'a pas à prouver son droit à vie. C’est la volonté de dé— truire, c'est l'acquiœœment à la mort qui doivent désormais foumir leurs preuves. Et je ne sais si ces preuves exis— tent. L'histoire, on ne sait plus dire où elle va, ni si elle va part. Et qui osera affirmer qu'il est progressiste tes et les niveler les modes de vie, d'annihfler les discours où affleure, avec le passé multiple es hommes, nte diversité ? Qui se fera l’idéologue des mons— leur tres ids, le porte—parole des bureaucraties étatiques où s'élabore le rêve de gérer l'humanité comme une chaine de production ? Une minorité ethnique, culturelle ou religieuse doit se donner l'organisation qu'elle souhaite dans les 'tes de ce qui est politiquement possible. Cette clause n'est pas une échappatoîre : une minorité a tôt fait de ' œ qui, pour elle, est politiquement possible.
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Publié dans Les Temps modernes, août-septembre 1973.
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C’est parfois plus qu'elle ne croit et souvent moins qu'elle ne désire. En tout cas, si elle ne sait jusqu’où elle peut aller tro loin, elle met en jeu œ qui lui reste d'existenœ. Un pas c trop, et elle se perd en s'aflirmant : on la détruit. Mais si elle reste en deçà du possible — en deçà de la limite de l’impossible — et qu’elle ne s'affirme pas, elle se mieux encore : elle s'oublie. D’où les ruses multiples dont elle a besoin pour survivre, les masques dont elle s’affuble et grœsiste religieux, nationaliste, folklorique, l'extraordinaire somme d’énergie que ui coûteront œs masques et œs ruses. Faœ à elle, autour d'elle, en elle, il a les majorités, les Etats, leurs cultures, leurs techniques, eurs richesses, leurs violences institutionnelles, leurs po— liœs et leurs bureaucraties. Celles—là n'ont pas besoin de se justifier pour être ni de se définir pour exister. Ni de se fatiguer beaucoup pour que les minorités perdent leur sub— 'etanœ. En apparenœ, l’efirnocide se fait sans qu‘on y soap. Ilest inscrit dans les structures de la société majorita'ne et dans sa volonté affichée ou secrète. Il est aussi doux que la perte de la mémoire, aussi fatal et nonchalant que le temps qui passe. Tout lui est un insüummt privilégié : l'idéologie de droite et de gauche, la langue prestigieuse du and nombre, ‘la classe quotidienne, l'wverture au monde, radio et la télévision, le jouet offert à l'enfant, la voiture et la carte d'identité. De nos jours et sous nos climats, les majorités étatiques n’ont qu’exœptionnellement besoin d'assassiner. Parce que mortelles, les civilisations majori— taires se sont civilisées. Mais se sachaM mortelles, elles ont besoin, plus que jamais, de la mort des autres pour s‘enraciner dans l’illusion de la longue durée. Elles se contentent donc d'attendre d'exercer la pression de l" tente —, et comme elles ont substitué la prolifération des habitudes à la quete de l'éternité, attendre elles le peuvent sans dommage. La disparition d'une minorité est rm phénomène naturel comme l’envaifissement d'une friche par l'herbe ou la forêt. La cultme dominante état «h chose simple et vraie », ortie qui pousse ou vent qui érode, ilfaut mrc étrange hersiüé pour lui résister, une raideur suspecte et déjà crique, et œ n'est pas étonnant qu'on mne:œpeufleàhmqæräde»læJuüs,qümfl résisté si longtemps. . La minorité, par contre, est 'un” .' ' le. Pis encore, c'est un monstre. On la somme de pro uire sans œsse ses rai— sons de survivre. Qtüpporte—t—efle aux autres ? m‘a—telle
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la vocation minoritaire
àirrvoquacurüel'hisæire ' la détruit?Contre le-pro— qui la nie? Come rmËlibérnæurn qui veulent la ' vivre aupfixdesamort?Porrrquoisemänænü contre le mouvement même des choses, contre le sentiment spontané des hommes, contre l’évidence, contre la facilité, contre l'hygiène et le bonheur, contre le sens de l'histoire, contre la violence nécessaire et bienfaisante des universa— lismes rédlemptem‘s ? Elle est séparatiste, parüculariste, rétrograde, ennemie des « réconciliations » nationales, elle est un pion entre les mains de l'impérialisme, de la réaction, «hs forces coloniales par quoi se préservent « artificielle— ment :, c’est bien connu, des divisions ethniques qui, sans
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œla, se résoudraient spontanément dans l’harmonie uni— verselle. Le Biafra était une fabrication des pétroliers, le Bangla Desh est une annexe de l'Inde et si l’on a quelque peu liquidé les anirnistes du Soudan, c'est qu’on savait d’avanœ qu'Israël les aiderait un jour à louer des merce— naires. D'ailleurs, qu'elle survive ou qu'elle disparaisse, la minorité témoigne pour l’idéologie dominante : œ qui la maintient, c'est l’obscurantisme, le passéisme, la misère, œ qui la détruit, c'est la nécessité, le progrès, la supériorité culturelle (naguère, on disait la supériorité naturelle) des majorités, l’irrésistible mouvement du capitalisme, ou du sodalis‘me, ou du prolétariat en marche, ou des lumières la: science, quoi ! Tenez, les revendications régionalistes en Franœ et ailleurs, leur principal moteur est économique. Qu'on décolonise seulement la région, alors on verra si ces débris de langues et de cultures momifiées par la pauvreté se maintiendront : allons, c’est le sous—développement qui les perpétue, et l-à—dessus, Messieurs Debré et Marchais sont bien d’accord. On n’a pu franciser complètement ar l’école primaire obligatoire, eh bien, on francisera par a prospé— rité. Il suffit d’attendre, l’économie et l’organisation veu— lent la mort des cultures. C’est fatal. Le breton ? Mais c'est une langue qui fout le camp. Le basque aussi. Et le yiddish. C’est bien ainsi : il suffit de regarder autour de soi, de constater le mouvement et de s'y résigner. C’est— à—dire de l’aider. Parce que tel espace vert, on se bat pour ne pas le livrer aux promoteurs. Mais les cultures, on les brade sans attendre. C’est notre France à nous, ça, tout le monde se met spontanément du côté de l'Etat niveleur. Bientôt le dernier pêcheur de Bretagne aura la joie de tra— vailler en usine, et le dernier fermier basque, promu au rang de gardien de pinède, vendra des conserves bretonnes
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auœmpaupafisisn.Çafeæunebefleet…wütéde œmmmafiouEthlangrœfiançäœaæa—mfin—im— pœésonufivmafitédansl'hærngoæ. Hœtvmiqœ,drrcôtédehgærche,nærsamdécær
vert depuis peu qu'il était de bonne politique de soutenir certains mouvements ‘onalistes, ceux en tout cas dont t ont dire u'ils lutte des classes pour moteur on
visi le. Mais ' ne semble pas que nous allions tres loin dans œ soutien, ni qu'il soit accordé pour d'autres raisons que tactiques. La gauche majoritaire, en effet, comme la uche trotskyste, vit dans le culte de l'Etat œntralisateur, t elle rêve de saisir enfin l'appareil‘. Elle sait d'expérienœ, pour en avoir éprouvé les effets, quel pouvoir absolu il donne sur la nation. Il s' ‘t d'uti— liser, contre la bourgeoisie dit—on, la violenœ invisi le, mais infinie, que monopolise l’appareil d'Etat. En bonne héri— tière des Jacobins, la gauche ma‘oritaire n'ignore que ' et ‘tent les assemblées provinciales affai lissent l'Etat son pouvoir en érigeant faœ à lui des souverainetés em— t d'autant moins négliger bryonnaires que l’on leur
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discoursnes'arü epasnécessaiæmætmœuidæ partis nationaux. Or l'Etat, après l'avoir confisquée au et aux régions —, se veut l'unique détenteur de souveraineté. Le discours et même la ratique partipa— tionnistes ne font que le renforœr, car e dialogue avec une bureaucratie étatique permet à œlle—ci d'absorber des idées qu'elle est essentiellement incapable de formuler par ellemême, et de n'en mettre en pratique que œ qui renforce
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!. Rosa Luxemburg écrit : « La centralisation capitalisteconsti—
tue le fondement, sinon un des éléments essentiels, du système socialiste futur. » (R. LUXBMBURG, « Question nationale et autonomie », dans Partisans, sept.—oct. 1971, p. 15.) Lénine écrit : « La soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique. » (Lémrœ, « Les Tâches immé— des soviets », Œuvres choisies, Moscou, 1968, diates du vol. II, p. 9.) (Souligné par les auteurs.) « Les marxistes sont, bien entendu, hostiles à la fédération et a la décentralisation pour cette simple raison que le dévelo pement du capitalisme exige que les Etats soient les plus gran et les plus centralisés possibles. » (Lémrm, « Notes critiques sur la ques—
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tion nationale », Œuvres complètes, Moscou, 1959, vol. XX, p. 39.)
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la vocation minoritaire voir et son mythe ‘ustificateur. Or, la gauche veut ’Etat conserve et orœ cette souveraineté pour se lapproprier un jour. Cela se voit dans le style de ses atta— ques contre le « pouvoir » : rien d’imparfait ne se passe sans qu'elle se tourne contre lui c'est—à—dire vers lui —, lui supposant des compétences infinies et lui proposant, chaque fois qu'elle le dénonœ, quelque nouveau champ d'activité. Dans œ système, la gauche et la droite sont unies pour confisquer aux citoyens toute initiative. Que fera la après les élections victorieuses ? Elle mulüpüem es interventions de l'Etat bien sûr, pour la bonne œuse. Alors, voulons—nous vraiment l'autonomie des régions, des centres d’initiatives multiples, des pouvoirs nombreux et dispersés ? Mais qui n’a entendu dire, du côté de la gauche, que l'autonomie des régions reviendrait à livrer œlles—ci au Grand Capital et à l'anarchie des intérêts locaux alors qu'on affirme dans le même souffle que l’appareil d'Etat est un instrument docile entre les mains du même Grand Capital, ce qui implique que ledit Capital domine déjà la Franœ dé artementalisée ? Qu'est—ce à dire, sinon qu'on voit dans 1Etat un instrument quelque chose comme un marteau qui ne tue qu’entre la main d'un assassin et que œt instrument, on l'utilisera comme il est ? C’est qu’une grande partie de la gauche est elle—même œntralisée, éprise de culture étatique avec ou sans l'éti— quette « prolétarienne » et amoureuse d’autorité malgré son verbiage démocratique. Elle confond l'égaütafisme et la où se nichent tous les appétits ethnocidaires et économique jamais œ politique pays dont démocratie n'a connu qu'une triste caricature. Ayant intégré les modèles autoritaires de l'histoire de Franœ, de Philippe le Bel à De Gaulle en passant par Robespierre et Napoléon, et perçu leur exquise ressemblance avec le œntralisme démocratique, elle ne peut encore, semble—til, prendre vraiment au sérieux les besoins qui s’expriment par la revendication « culturaliste ». Sa tradition idéologique lui fait défendre « la culture » contre « les cultures ». Et comment verrait— elle ne œtte « qualité de la vie » dont elle a pris depuis peu la dé case est une notion parfaitement vide si on ne la rap— justement aux univers symboliques par lesquels les ommes se disent comment vivre, comment se parler, et où ils inscrivent cumulafivement l'histoire et la pratique de leurs qualités ?
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S’agissant pourtant dela France des régions, la gauche ne se montre pas trop avare de promesses et d’encouragements. C’est qu'elle parvient confusément à- y reconnaître, sinon des « nations primaires » comme le voudrait R Lafont, du moins des ensembles qui, si l'histoire avait dévié, auraient pu devenir des Etats. Car nous vivons tou— jours faœ à œ leurre meurtrier : que seub ont droit à l’existence reconnue et approuvée bref, à l'exisænœ les groupes humains qui ont au moins une vocation éta— tique. On ne peut méconnaître œ qui est, ni œ qui se donne ce qui est pour modèle de son devenir. L'idéologie domi— nante qui va de la droite à l‘extrême gauche nous fournit obligeamment les critères permettant de distinguer les groupes dont la candidature au droit de vivre peut être retenue : une langue, une histoire et surtout un territoire de regroupement ui ô tranquillité établit des limites concrètes, décelab es, au groupe humain et lui permet de revendiquer cette « autonomie régionale » dont Lénine se faisait le champion et qui est la base indispensable au droit de séparation. Non qu’on reconnaisse ce droit à n’importe quel groupe, ni qu'on juge précieux œ qui fonde son iden— tité : la vision progressiste de l’avenir, c’est encore celle d’un monde où les entités culturelles se seront lentement réduites les unes les autres, et où chacun pourra absorber
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c’est—à-dire dans l'uniformité les bien— dans l'égalité faits de la culture une et universelle‘. On peut aimer une vision de œ genre, moi, ça me fait penser à cette gravure de Brueghel l'Ancien, où un gros Léviathan éventré laisse voir une multitude de poissons dont chacun a fait son repas de plusieurs autres — et les hommes tailladmt là— dedans et dégustent. C’est sûrement mon idéalisme, mais cette Grande Bouffe des cultures me fait peur. Il y a des poissons meilleurs à regarder qu'à frire. Ça n'était pas telle— qui vouait à la disparition les mi— tuent l’idée de Lénine, norités dispersées. Entre l’autonomie et l’assimflaüon,pas de troisième voie pour la gauche depuis son commentaire programme de Brünn qui, dit-il, se laœ entièrement au « sur le terrain de l’autonomie nation e—territoriale: et
2. « Le parti du prolétariat aspire à créer un Etat aussi vaste ira au que possible, car tel est l’intérêt des travailleurs; il rapprochement, puis à la fusion des nations... » (LÉNINE, « s Tâ— ches du prolétariat dans notre révolution », Œuvres choisies, " vol. II, p. 58.) '
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la vocation minoritaire non sur celui de l'autonomie « mtionflle-cultureüe‘ :. sam doute est—ce la une schématisation de sa pensée, qui ellemême schématise le programme, mais c'est œla qui a et retenu été par la théorie la pratique de la he. De est qui préoccupe Lénine, c œ fait, l’incidenœ es ' tion ou sur l'o nationalitaires tions nationales parti, qu'il veut centralisé, a l’image de l'Etat tsariste et en accord avec l'évolution de la société Capitaliste : « les marxistes ne préconisent en aucun cas ni le principe fédératif ni la décentralisation. Un grand Etat œntralisé consti— tue un énorme progrès historique conduisant du morcelle— ment m'oyenâgeux à la future unité socialiste du monde entier‘... » Le but recherché ar Lénine n’est pourtant pas que l'on réduise à tout prix es enclaves culturelles. Il pré— voit qu’autour de territoires autonomes, même réduits, pourront graviter les membres dispersés d'une nationalité donnée, le lien entre eux n’étant pas alors une affaire de mais résultant d'une association libre entre Ë:wernement, intéressés. On ne peut donc lui reprocher d’ignorer la complexité du problème encore que, pour les Juifs, il estime que le modèle occidental, c’est—à—dire l’assimilation à terme, soit le seul viable. Dès qu’il aura vu quels ravages exerœ une bureaucratie servant les intérêts d'1me ethnie dominante! ou se servant de la domination ethnique trOp tard asseoir sa puis$anœ, il tentera de mo ‘ 'er
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les choses‘. De œtte pensée nuancée, nous avons hérité les plus re— doutables soubassements. Dans combien de discours ne percevons-nous pas, auj ourd'hui, la meurtrière logique qui \
3. Sur cette question, voir les « Notes critiques sur la question nationale ». Bon résumé de la question par Maxime Ronmsou, « la Êlgâp)rie marxiste de la nation », Voies nouvelles, mai 1958,
Stzrr .mm,. Notes critiques… Œuvres complètes, vol. XX, p. 26.:. est 5. [...] Nous appelons nôtre un appareil qui, de fait,
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:,
«
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encore foncièrement étranger
‘
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et représente un salmigond1s
de
srmivanœs bourgeoises et tsaristes... « Dans ces conditions, il est tout à fait naturel que "la liberté de sortir de l'Union", qui nous sert de justification, apparaisse ._
comme une formule
bureaucratique incapable de défendre les aflogènes de Russie contre l’invasion du Russe authentique, du Grand—Russe, du chauvin, de œ gredin et de cet oppræseur n'est au fond le bureaucrate russe typique. » (Léuma Note; du dé— cembre 1922. Œuvres choisies, vol. III, p. 7617762.)
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informe œtte pensée d'Engels : « Plus je réfléchis a l'his— toire et lus je comprends que la Pologne est une nation
foutue ont ou ne t se servir (sic) que jusqu'au jour où la Russie sera e même entraînée dans la révolution agraire. A partir de œ moment, la Pologne n'aura plus aucune raison d'être‘. » D'étonnants ventriloques énoncent encore de telles conœptions et les inscrivent dans la pratique politique de la gauche. Il y a toujours, paraît—il, des nations progressistes et des nations réactionnaires. De même que l'huma— nisme bourgeois ne connaissait que « l'homme » sans de même, pour le P.S.U. en 1973, « il détermination n’y a pas des Juifs en Franœ, ni des Arabes ni des Chré— tiens, mais des travailleurs et la ligne qui passe par l'exploi— tation desdits travailleurs nous ‘t [...] la seule qui soit réellement fondamentale. » Et lon a vu, quand se jouait le destin du Bangla Desh, qu'un peuple martyrisé, si ses mil— lions de réfugiés ne sont pas orientés dans le sens présumé de l'histoire, doit attendre que la révolution mette fin à leurs souffrances. Et peu importe si, au jour de la révolu— tion, ils ne seront plus là pour qu'on les libère. La logique et les présupposés de telles options forment naturellement une architecture compliquée. Puisqu'il faut simplifier, je me contenterai de citer Staline qui, avec son manque de subtilité habituel, vend la mèche :
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Les nations et les peræles attardés doivent être en— traînés dans la voie générale d’une culture supérieure-‘. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social—démocratie. L'autonomie régio— nale du Caucase est acce table précisément parce qu'elle entraîne les nations attar ées dans le développement cultu— rel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l'accès des bienfaits de la culture supérieure. Ce— 6. Lettre du 23 mai 1851 à Karl Marx, cité par J.—P. Nm, La Vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, Maspero, Paris, 1972. vol. 2, p. 837. Pour d‘autres énoncés du même enre, voir H. B. DAVIS, « Marx et Engels sur la question nation e », Partisans, mai—août 1971, n° 59—60. 7. « au questionnaire de l’agenœ télégraphique juive », lettre du ureau national du P.S.U., Paris, 1“ mars 1973. 8. C'est Staline qui souligne.
Régonses
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la vocation minoritaire perdant que l'autonomie mtiondoadture‘lle agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient m degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture’. Si l'accomplissement de l'histoire par les voies du capitalisme, puis du socialisme œntralisateur, im lique que s'uniformisent les hommes et que s'abolissent es groupes dont la variété fait obstacle à la lutte des classes”, à la centralisation socialo—çommuniste et donc à l'histoire même, il est logique de penser comme « supérieures » les cultures qui tendent à digérer les autres et comme « infé— rieures » œlles ue l'obscurantisme, la superstition, le refus du « progrès », 'allianœ avec les forces antiprogressistes du moment, situent en marge ou en travers du torrent libérateur. Ces cultures sont vouées à la destruction lente ou rapide, leur destruction est d’ailleurs ce qui peut leur arriver de mieux : vivantes, elles ne peuvent que « sta— gner ». Mortes, leurs membres transfigurés participeront au meilleur des mondes désaliénés, où l'on ne manquera pas d'ethnologues pour étudier leurs mœurs, ni de traducteurs pour mettre enfin à la portée de tous les trésors de leur littérature.
Ils'agit là cependant de perspectives lointaines, d'extra— polations théoriques encoœ que la déportation massive Crimée, Tatars de coupables (collectivement) de s'être des et le mis en travers de l'histoire, ne date que de 1946 autonome n’est pas contesté droit à l’existenœ culturelle progressistes, prati ar malgré le forœs la les ue dans » que les nationalités font courir grave danger e « à la lutte révolutionnaire. Mais les Juifs font exœption. La gauche libérale et marxiste ne leur réserve d'autre destin
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âivision
9. J. Sr… « Le Marxisme et la question nationale », dans Le _Marxisme et la question nationale et coloniale, Ed. sociales, Paris, 1949, p. 61—62. 10. « Admettons qu'une frontière d‘Etat passe un jour entre la l'Ukraine : même dans œ cas, le caractère Grande—Russie et historiquement progressif de l' ”assimilation " des ouvriers grands— et ukrainiens ne fera aucun doute. » (IE—um, « Notes cri— russes tiques… », op. cit., p. 24.)
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cette conver— que celui de se dissoudre parmi les nations sion totale aux nafionalitæ existantes étant d'ailleurs en relation d'analogie à la conversion qu'afiendaient d'eux les chrétiens dans l'un et l'autre cas, l’existenœ d'une mino— rité juive identifiable étant le signe que la fin de l’histoire, ou que la fin des temps, n'est pas encore venue. Tel est exactement le rôle que le jeune Marx leur fait jouer dans œt obscène petit ouvra e que des mains pieuses ont récem— ment réédité". Attaque rieuse et justifiée contre la société bourgeoise et son idolâtrie de l’argent, mais attribution aux Juifs du fait que l’argent domine la terre. Les Juifs y sont réduits à un signifiant, ils sont œ que le monde tout entier est devenu grâce à eux et par eux. L'esprit pratique qui domine tout, c’est l’esprit juif, qui a contaminé l'univers. Selon le jeune Marx, « c'est du fond de ses propres en— trailles que la société bourgeoise engendre sans œsse le de sorte que « l’émancipation sociale du Juif, Juif" » c'est l’émancipation de la société du judaïsme" ». Mais la proposition est parfaitement réversible, et on ne man— ue jamais de la renverser : les Juifs seront libérés la société sera libérée des Juifs et de tout œ qui en elle est judaïque quand elle parviendra à « su primer le conflit entre l’essence individuelle et sensib e de l'homme et son essence générique " ». Bref, si le Juif est possible, c’est parœ que la société est aliénée. Son existenœ est le signe de cette aliénation, et sa disparition sera le signe de la libération générale.
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d’eux-mêmes,
Il y a, entre les Juifs et la gauche, un contentieux formidable dont je ne peux évoquer ici que des aspects très
fragmentaires. Pour qu'il n’y ait pas d’équivoque, je dis tout de suite que je tiens pour évident que les Juifs qui 'se revendiquent ou s’avouent comme tels forment un en— semble où la composante ethnique et nationalitaire n’a jamais œssé d’exister. En œla, ils sont plus proches des Il. Karl MARX, La Question juive, introduction de Robert Man— drou, 10-18, Paris, 1968. Voir l'étude très fine, encore ne trou indulgente, d'Elisabeth de FONTENAY, Les Figures juives e Marx, éditions Galilée, 1973. 12. Karl MARK, op. cit., p. 52. 13. Ibid., p. 56.
14.Ibid.
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la vocation minoritaire
AmédmædœTümæqæ—düoæ—dæpætæænü. On a feint, et la gauche a beaucoup feint, de considérer
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le judaïsme comme une religion et ensuite, comme une « origine » négligeant d'ailleurs ce simple fait qu'une à ses adeptes qu'ils constituent un enseigne religion qui peuple pose des problèmes particuliers. L'implicite de ce jugement, dont les origines sont lointaines, est qu'avec le progrès des « lumières » — puis du capitalisme, puis du socialisme les Juifs disparaîtraimt en tant que tels, ne. qu'ils sont collectivement à toutes les superstitions vouées aux poubelles de l'histoire. Le fait qu’il y a trente ans à peine la nationalité juive d’Europe orientale et les Juifs dénafionaüsés d'Europe occidentale ont enfin rencontré le destin auquel les vouait depuis vingt siècles la haine cultu— relle de lOccident n'a fait que très temporairement ré— fléchir : il a suffi qu'Israël se comporte comme n'importe quel Etat constitué pour que le Grand Ventriloque se remette à tenir ses meurtriers discours : le dernier en date étant œlui du bulletin édité par le bureau soviéti ue d" formation, U.R.S.S.", où, sous le titre « L’Ecole e l’obs— curantisme », et sons couleur de fustiger le sionisme et la politique israélienne, l'auteur du texte reproduit textuelle— ment une brochure éditée en 1906 par les « Cent—Noirs », pogromistes notaires. La beauté de la chose n'étant pas que l'antisémitisme redevienne l'arme d'une bureaucratie, mais qu’il tienne, d'une idéologie à l'autre, exactement le même langage. Oui, obscurantistes, les Juifs et leurs rab— bins l'étaient déjà pour les catholiques au Moyen Age. Ils l'étaient ur Voltaire, ils l'étaient pour les libéraux allemands, is l‘étaient our les marxistes russes, pour Lénine comme pour St ine — et l’on se prend à rêver devant l’outrecuidanœ qui attribue son ropre obscuran— fisme à l’unique communauté du mon e occidental, et sans doute du monde, où depuis des siècles il n'existait pratiquement pas d'analphabètes.
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Pwmmmüànœcümaæ,flœnvüntderuppäœ 15. Du 22 septembre 1972. Le texte de l’article et un compte rendu du procès qui a suivi se trouvent dans Rencontre, dmxième trimestre 1973, n° 31.
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e œ n'est pas la tradition « pluraliste » de Montesquieu, Herder, de Senger et de Pastoret“ qui a été retenue par
la tradition « éclairée », mais celle de Voltaire, de l'abbé Grégoire, de Larnourette et, plus tard, de Naquet de ceux qui, défendant avec passion, d’ailleurs, l'émancipation des Juifs, disaient aux membres de l'Assemblée : « Votre mission n'est pas d'utiliser les hommes comme ils sont mais de faire d'eux œ que vous voudriez qu’ils fussent », la conclusion étant qu'il convenait de ne rien donner aux Juifs en tant que nation, mais tout en tant qu'individus, car, comme le disait encore Clermont—Tonnerre, il ne peut y avoir de nations au sein d'une nation". La même volonté libératfice, assimilatriœ et ethnoci— daire qui a détruit les provinces francaises, réduit leur culture à un folklore, fait de leurs langues un viœ honteux, a également proposé aux Juifs français un marché que ceux—ci, vulnérables comme ils l’étaient, ne pouvaient évi— demment qu'accepter : l'émancipation au prix des dirnen— sions nationalitaires de leur existence collective. Au moins, le marché était—il clairement formulé, et nul ne doutait alors bien qu’on parlât des Juifs comme d'une « secte: qu'ils fussent aussi une « nationalité ». Pour reprendre les termes de Rousseau : « Moïse [...] forma et exécuta l'éton— nante entreprise d’instituer en Corps de nation un essaim de malheureux fugitfs »… et il analyse correctement le rôle joué par la religion juive, qu'il interprète comme un sys— tème symbolique dont les règles contraignantes valent essentiellement par la communication qu'elles rendent pos— sible entre ses adeptes et la résistance qu‘elles leur permettent d'opposer à la durée :
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Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il [Moïse] lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières; il le géna
16. M. SBNGER, L‘Esprit des lois mosaïques, Bordeaux, 1785; Emrle Claude de Pnsromrr, Moyse considéré comme législateur et comme moraliste, Paris, 1788. 17. Abbé I.. (Antoine Adrien Umm), Observations sur l‘état civil des Juifs, Paris, 1790. Ces textes, et œux de la note récédente, sont cités et discutés dans Arthur Hmrzmc, The rench Enlightement and the Jews. New York, 1968, et dans J. L. Truman, Les Origines de la démocratie totalitaire. 1952. (trad. française : Paris, 1966). 72
la vocation minoritaire de mille façons, pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes; et tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa République étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l'empêchaient de se mêler avec eux. C'est par là que cette singulière nation, si souvent subiu— et détruite en apparence, mais guée, si souvent toujours idolâtre e sa règle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos jours éparse parmi les autres sans s'y confon— dre ,° et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant ne le monde, malgré la haine et la persé— cution du reste u genre humain“.
dispersée,
Il reste que ce choix, imposé à une infime proportion de Juifs en 1790 et en 1791, est d'une importance capitale, car il a servi de modèle à la réflexion libérale et marxiste sur les Juifs. Le prestige de la Révoution française était tel qu'on n'envisageait pas, pour les millions de Juifs yiddischo— phones d’Europe orientale, d'autre destin souhaitable que l'assimilation. Très vite, les Juifs français se donnèrent en exemple au monde, et la valeur de cet exemple ne fut pas diminuée pour eux anrès l’affaire Drevfus. La « solu— tion » de la « question juive » devait être l'intégration ou l'assimilation. Ils rejetèrent donc avec véhémenœ toute re— connaissanœ des dimensions nationales ou nationalitaires de l’existence juive et combattirent, sur le plan intematiæ nal, l'idéeque des communautés juives pussent se constituer en entités politiques autonomes, la seule forme d'organi— sation acceptable à leurs yeux devant être confessionnelle. Pas de minorité nationale juive en Europe de l'Est, pas d'Etat juif en Palestine. De fait, la quasi—totalité des Juifs français a rejeté le sionisme jusqu après la création de l'Etat d'Israël. Ce n'est qu'à une époque toute récente qu'ils ont embrassé l’idéologie du sionisme ue avec un zèle uvinisme pa— c néophytes en transférant sur lui eur de triotique français (rappelons que, pendant l’occupation, ils se considéraient comme « différents » des Juifs récemment immigrés) et ils continuent à œ jour à vénérer l’Etat—nation sous sa forme israélienne ou française avec un esprit de suite remarquable.
politi
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18. J.—J. ROUSSEAU, Considération sur le gouvernement de Po— logne, et sur sa réformation projetée. 1771.
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Mais le choix fait à l‘époque révolutionnaire n'est pas significatif seulement pour le destin des Juifs : il est signi— ficatif aussi du destin des minorites dans le cadre des Etats—nations. En 1791, on saisit sur le vif la relation qui s'est établie entre l’Etat—nation et les idéologies émancipa— trices, celles—ci ayant besoin de celui-là pour devenir une forœ concrète, et l’Etat à son tour se servant d'elles pour dissimuler les formes diverses de son impéfialisme fonda— mental. Le modèle étatique établi par la Révolution fran— çaise et complété après Thermidor avec toutes les formes antécédentes que l’on voudra s'est reproduit à l'échelle de la planète, agissant sur les peuples comme quelque loi de cristall aphie. Il s'est donné un corpus ur l‘humanité juridique infiniment p us redoutable souvent énoncée, car ses la « légalité bourgeoise » si et sont à respectées règles la fois par les établies Etats bourgeois et les Etats qui se disent révolution— naires. Cette légalité—là revient à donner licence à chaque majorité étatique de disposer à sa guise des minorités nationales œ que, dans bien des cas, elle ne se prive pas de faire dans le sens de la contrainte, de l’ethnocide ou du meurtre. A la domination de classe se superpose alors la domination culturelle, qui permet de déplacer la volonté des etlmies vaincues pour l’orienter dans le sens de la volonté victorieuse. Et parfois c'est la domination de classe qui succède à la domination culturelle et à l‘ethno— cide, car l‘ethnie démoraüsée, privée de ses guides tradi— tionnels, vient constituer, dans les plantations ou les bidonvilles, un lurnpenprolétariat idéal, sur qui le pres ' de la majoritaire agit mieux que n'importe e forœ c po œ. Il est à cet égard significatif que la première formation prolétarienne organisée en Russie, le B1md, l'ait été sur des bases à la fois sociales et ethniques, et que les boch viks n’aient eu de œsse qu’ils ne l'aient désorganisée et incorporée. C'est que Lénine, à travers l’organisation cen— tralisée du parti, visait à la formation d'un contre—Etat susceptible de s’emparer de l'appareil tsariste. L'extraordinaire polémique entre Lénine et le Bund montre bien, à la lumière de œ qui s'est passé en Union soviétique. que la d'une culture est la marque même de la tyran— me. Au nom de la culture nationale grand—russe, polo—
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äulturfi
destruction
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la vocation minoritaire
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noise, juive, ukrainienne, etc. les Cent—Noirs et les clé— ricaux, et aussi les bourgeois de toutes les nations accom— plissent une sordide besogne réactionnaire [...]. Notre mot d'ordre & nous, c'est la culture internationale du démocra— tisme et du mouvement ouvrier mondial”.
Mettre sur le même plan la « culture nationale » de la majorité, des minorités territoriales, et d'une minorité non territoriale, affirmer qu’il convient de lutter contre les cultures nationales sans égard à leur nature, cela revient à lutter contre le contenu réactionnaire des cultures majo— ritaires et territoriales, mais c'est lutter en fait contre l'exis— tence même de la culture non territoriale. Le « sépara— üsme » du Bund, c’était le souci de ses dirigeants et de ses membres d'obtenir des partis prolétariens la garantie institutionnelle de la survie des Juifs en tant que nation. Le Bund avait parfaitement compris qu'accepter la centra— lisation des bolchéviks c'était prêter main—forte à la volonté assimilatriœ et ethnocidaire de la majorité, volonté qui s'assouvit de façon tragique au moment de la liquidation des écrivains yiddish en 1952. Le Band, comme Lénine, connaissait le « modèle a du devenir juif pr0posé par les nations bourgeoises. Mais il estimait à juste titre que l'émancipation ne doit as se faire au prix de l'identité. Ce l’aventure et dans l'échec y a de pathéti ue Bnnd, c'est qu" pensait que la libération des Juifs par
â:'il
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19. Dim « Notes critiques... », Œuvres complètes, vol. xx, p. 16. Les textes de Lénine contre le Bund sont nombreux. Voir, exemple, Œuvres complètes, vol. 6, p. 324, 542. A ]propos de 'in— tégration du Bund dans la social—démocratie, Nett écrit : « Bien que la SDKPiL, admît le droit du Band d’avoir une organisation autonome avec des pouvoirs limités, il acquit peu à peu la conviction qu’il existait un nationalisme latent au sein du arti juif : ”Il n'y a pas de doute que le Band ralentit le progrès e la social— démocratie [...] en invoquant sans cesse son caractère juif." Ce souci s'accompagnait d’une certaine envie : "Le Band a su créer organisation efficace, qui lui a permis d’éduquer les ouvriers et de leur insuffler de l’enthousiasme révolutionnarre [...] .lme mais comme son nationalisme latent devient de plus en plus marqué, il suscite des tendances séparatistes dans la masse ouVrrère juive ! " Les Polonais étaient tout à fait conscients de l'in— tention de l’Iskra d'isoler le Band lors du con ès suivant, pour rendre son adhésion au parti russe impossib e, a moins qu’il conditions d‘intégration dans l'organisation russe, n'æceptât des et humihantes fatales a son existence. »- (J. P. Nam., Op. cit., t. I, P- 264—265.)
Par
une
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les mêmes formes le prolétariat victorieux ne prendrait que l’« émancipation » octroyée par bourgeoisie. Les dirigeants bundistes, en cela, n'étaient pas des intel— lectuels arrogants fascinés par la « culture » nouvelle, bourgeoise et marxiste. Les thèses nationalitaires n'apparurent qu'au Troisième Congrès du Bund (déc. 1899), imposées parle caractère particulier des luttes en milieu ouvrier juif, répondant à l’exigenœ de œ milieu, et àla prise en charge, par le prolétariat, du destin juif tout entier — œla, à une époque où le prolétariat juif était le seul, et le premier en Russie, à posséder grâce au Bund une organisation politi— que sérieuse et des militants nombreux. Si les dirigeants bundistes n'avaient pas le génie intellectuel de Lénine, ils étaient plus près du peuple (de leur peuple) que lui, et ils exprimaient de façon juste l’aspiration des masses juives à se libérer dans l'épanouissement de la qualité nationale et non à être libérés par l’abdication de la qualité na— tionale. Car le destin que Lénine réservait à la nationalité juive transparaît clairement dans son analyse de la culture juive où il ne retient que les traits « universalistes », c'est— à—dire les traits qui restent aux individus « d’origine juive » l’assimilation et la perte des caractéristiques natio—
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gplrès es :
La culture nationale juive, c'est le mot d'ordre des rabbins et des bourgeois, c'est le mot d'ordre de nos enne— mis. Mais il est d'autres éléments dans la culture juive et dans toute l'histoire juive. Sur les dix millions et demi de Juifs existant dans le monde entier, un peu plus de la moitié habitent la Galicie et la Russie, pays arriérés, & demi sau— vages, qui maintiennent les Juifs par la contrainte dans la situation d'une caste. L'autre moitié vit dans le monde civi— lisé, où il n'y a pas de particularisme de caste our les Juifs et où se sont clairement manifestés les traits uni— juive interna— progressistes la son culture : de versellement tionalisme, son adhésion aux mouvements progressistes de l'époque (la proportion des Juifs dans les mouvements dé— mocratiques et prolétariens est partout supérieure à celle des Juifs dans la population en général). Quiconque proclame directement ou indirectement le mot d'ordre de la culture nationale juive est (si excellentes que puissent être ses intentions) un ennemi du prolétariat,
noblîs
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la vocation minoritaire un partisan des éléments anciens et frappés d'un caractère de caste de la société juive, un complice des rabbins et des bourgeois. Au contraire, les Juifs marxistes qui se fondent (sic) dans des organisations marxistes internationales avec les ouvriers russes, lituaniens, ukrainiens, etc., en apportant leur obole (en russe et en juif) à la création de la culture internationale du mouvement ouvrier, ces Juifs—là, qui pren—
nent le contre—pied du séparatisme du Band, perpétuent les meilleures traditions juives en combattant le mot d'ordre
de culture nationale”.
Dire que les courants majeurs de la pensée politique raine ont convergé dans le refus de reconnaître ‘ aux J s dispersés toute vocation nationalitaire, c'est donc faire une constatation banale. Le catholicisme, le libéra— lisme déiste ou athée, le nationalisme bourgeois et l'internationalisme prolétarien ont littéralement communié dans ce qui est normal — de nombreux ce refus, contaminant intellectuels juifs. Car il y a une différenœ fondamentale entre l'affirmation de nombreuses personnalités juives assi— et militantes de l'assimilation milées selon laquelle ils confinueraient à se « déclarer juifs » aussi longtemps que les Juifs seraient persécutés (œ fut le cas de Bergson comme de Marc Bloch), et la pétition de principe de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, s'efforcent d'assumer le juif, c'est—à-dire d'entrer dans la mémoire collective des Juifs ou de ne pas la laisser s'abolir en eux. De même, il y a une différenœ fondamentale entre la lutte contre l'antisémitisme dont la gauche s’est généralement fait le champion et la défense des dimensions nationalitaires de l'existence juive. La convergenœ que "évoque, elle ap— Naquet pour paraît avec évidence chez Lénine citant Al prouver qu'il n'y a pas de « nationalité » juive (affirmation ultérieurement contredite par la mention de nationalité portée dans le passeport des Juifs soviétiques), ou, plus récemment, dans une étude archéomarxiste sur le sionisme publiée par la Conférence mondiale des chrétiens pour la Palestine (et, antérieurement, par les Cahiers de l'Institut contem
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20. WM:, « Notes critiques... », Op. cit., p. 18. 77
Maurice Thom), où la définition de la nation est celle de Staline”. De même, la déclaration de Yasser Arafat à la tribune de l'O.N.U. en 1974 nie aux Juifs israéliens le droit de perpétuer l'Etat qu'ils ont créé, car un tel droit ne sau— rait être reconnu à un groupe religieux : double négation, enfait, puisque Yasser Arafat ne nie pas seulement, contre toute évidenœ, les dimensions nationales de l’ensemble juif, mais que, oubliant pour la circonstanœ l'exemple contraire du Pakistan, dont la création n’avait choqué aucun Etat arabe ou musulman, il feint de croire qu'une communauté religieuse ne saurait, sur ses bases propres, se constituer en Etat. Cette convergenœ idéologique est ancienne, et elle a eu des conséquences sociales et historiques considérables Nous avons vu qu'en Europe occidentale le prix de l'éman— cipation fut l’abandon des « droits nationaux » des Juifs. Ce prix fut exigé par l’opinion « éclairée » et payé avec em— pressernent par les minuscules communautés juives des « évolués », qui se firent les prop distes actifs de ’option adoptée. Robert Lafont parle e œs instituteurs du Midi de la Franœ qui, après avoir ado té l’idéologie de leur région l'uniformisation culturelle, reviennent tour pour fabriquer à leur des mentalités nationales majo— « ritaires : L’instituteur qui détruit la culture naturelle de sa région vit au ras du peuple campagnard dont il est issu. Le traumatisme subi dans son enfanœ, il le reporte obscu— rément sur des enfants. Comme œ traumatisme est devenu à ses yeux une libération, il libère en déracinant”. » C'est la même attitude qu'évoque cette remarque de Kafinine faite en 1926 : « A Moscou, les Juifs mélangent leur sang avec le sang russe, et à partir de la deuxième ou de la troisième génération, ils sont perdus pour la nation juive, ils de— viennent de grands russificateurs”..'»
pays
21. H. et P. Moor, Le Sionisme, brochure éditée par la Confé— rence mondiale des chrétiens pour la Palestine, imprimerie d‘Hebdo—TC, Yvetot, s.d. Dans cette brochure, ui comporte un « his— tori ue » de la création de l’Etat d'Israël, le soutien apporté par ’U.R.S.S. à œtte création est passé sous silenœ. 22. Robert LAFONT, Sur la France. 23. Cité par Léon Porraxov, De l'antisionisme & l‘antisémitisme, Paris, 1969, p. 43. Lénine, lui, parle du rôle dévastateur joué par « les allogènes russifiés » à propos des excès commis par Dzerjinski dans le Caucase (notes du 30 décembre 1922, Œuvres choisies, vol. 3, p. 759).
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la vocation minoritaire L’action assimilatrice de cette infime fraction des Juifs
que constituaient les communautés d’Europe occidentale apparut de façon éclatante au moment de la Conférence de la paix en 1919. L'une des tâches de œtte conférenœ fut
de définir le statut juridique des minorités encloses dans les nouvelles nations créées alors. Les Juifs de l’Europe de l'Est, qui étaient qüelque neuf millions, envoyèrent une délégation dont la plate—forme était nationalitaire, sinon nationaliste. Ils se heurtèrent à l’opposition farouche des délégués du judaïsme français et britannique qui, après avoir réussi à faire supprimer toute allusion aux « droits nationaux » des Juifs, refusèrent finalement de s’associer au mémorandum édulcoré présenté aux puissances par le Comité des délégations juives de l’Est, auxquelles s'étaient joints les Juifs américains. L'absurdité de la situation était vertigineuse, si l’on pense que la délégation française (où s'illustra tristement le porte-parole de l'Alliance israélite universelle) et la délégation britannique représentaient à tout prendre quelque trois cent cinquante mille Juifs. Mais leur influenœ fut grande, car elles avaient le prestige des Juifs émancipés et appartenaient aux nations victorieuses“. Les traités internationaux relatifs aux droits des mino— rités ici encore, le destin des Juifs n'est pas séparable de furent signés entre œlui des minorités « territoriales » juin 1919 et juillet 1920. Ils prévoyaient que ces droits seraient placés sous la sauvegarde de la Société des Na— tions” : est-il utile de préciser que ces droits ne furent jamais respectés pleinement et qu’ils succombèrent aux vagues de nationalisme déclenchées par la venue d'Hitler
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au pouvoir. Laminées en Europe capitaliste, les minorités le furent également en Union soviétique. Ici et la, l’écart entre le droit et le fait fut constant. L'idée selon laquelle « il ne qui est y avoir de nations au sein d’une nation » charte fondamentale, tacite ou explicite, des Etats—na-
Ipfleut
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24. Voir 0. I. JANOWSKY, The Jews and Minority Rights, 1898 to 1919, New York, 1933, p. 264—319. J. ROBINSON…, Were the Minorities Treaties a Failure, New York 1943. Les Droits nationaux des Juifs en Europe orientale, par le Comité des délégations juives auprès de la Conférence de la aix, Paris, 1919. Importante bibliographie dans J. ROBINSON, Das inoritaetenprablem, und seine Literatur, 1928. 25. C’est ’article 12 du traité avec la Pologne, qui servit de modèle aux autres.
Berlin-Leipzig,
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fut généralement traduite dans la réalité. S'agis— — sant des Juifs, la pression assirnflatfiœ s'accentua dans
tions
toute l’Europe Il est
inutile de décrire ce qui se passa en Allemagne. En Union soviétique, où de multiples institu— tions culturelles et communautaires juives furent créées et Où l’on tenta même de encouragées entre 1920 et 1935 « compléter » la définition nationale des Juifs en leur pro— un territoire de regroupement le Bimbidjan a théorie subissait d‘étranges fluctuations, et l’action pro— prement nationalitaire des communautés dispersées était combattue : faiblement pendant « l'âge d'or » de la culture yiddish soviétique; avec la dernière brutalité au moment des grandes purges. Et si, pendant la Seconde Guerre mon— diale, la création du Comité antifasciste juif put donner l'espoir que la nationalité juive serait rétablie dans ses droits constitutionnels ; si en 1948, la fameuse intervention de Gromyko aux Nations Unies fit croire à un changement d'orientation, le couperet tomba au début de la guerre froide. La minorité juive d’Union soviétique fut littérale— ment déœrvelée, et les mesures prises montrent qu'il s’agissait d'un ethnocide au sens strict du terme : assas— sinat de Salomon Mikhoels, directeur du Théâtre juif de Moscou et fermeture de ce théâtre en 1949 ; liquidation des théâtres juifs de Kiev, de Minsk, de Kharkov, de Czernovitz, d’Odessa, de Birobidjan; arrestation de vingt—cinq écrivains et leaders juifs renommés, et exécution de vingt— quatre d'entre eux en 1952 ; arrestation et liquidation de lus de quatre cents personnes appartenant à l’élite intel— ectuelle juive ; interruption de presque toutes les publica— tions yiddish ; fermeture des dernières écoles juives à Vil— na et à Kovno. On estime que pendant les grandes crises d’avant et d'après la guerre mondiale, Staline a éliminé 238 écrivains, 106 acteurs, 19 musiciens, 87 peintres et sculp— teurs juifs“. L’idée communément di " ée par le pouvoir soviétique et par œrtains partis communistes occidentaux, selon laquelle la culture juive disparaît en U.R.S.S. parce que les Juifs s'y assimilent « spontanément » prend ainsi tout son relief.
posant
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26. Ces chiffres dans Gérard ISRAEL, Les Juifs en U.R.S.S., Paris, 1971, p. 226.
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la vocation minoritaire Indépendamment des idéologies et des régimes, l'assi— milation foræe (par la « douce » violenœ institutionnelle et sociale, par la liquidation physique, par le chantage idéo— logique et policier) est ainsi l'un des traits fondamentaux du destin juif au cours de ces dernières déœnnies. La constanœ du phénomène, la variété des moyens utilisés pour le provoquer dans les milieux en apparenœ les plus antagonistes, les justifications employées par des idéolo— gies en apparenœ incompatibles dévoile, a contrario, le caractère meurtrier des nationalismes étatiques. Les com— munautés juives elles—mêmes répugnent à admettre cette vérité, influencées qu'elles sont aujourd'hui par la propa— gande sioniste, qui défend le nationalisme étatique et dont l'un des arguments est que seuls les sionistes avaient prévu la catastrophe vers laquelle s’acheminaient les communautés européennes, que seuls ils avaient tenté une action politique réaliste pour l’éviter, et que, si on les avait écoutés, le judaïsme européen aurait été réservé. L’argument est comique, car avant le génocide, lidée sio— niste n’avait que la plus médiocre des crédibflités, tant auprès des puissances européennes qu’auprès des popula— tions juives elles-mêmes. Il a fallu que le génocide ait eu lieu, et qu'une conjoncture internationale particulière se pour que les Nations Unies acce tent, à une aible majorité d‘ailleurs, la partition de a Palestine. Comme le disait clairement Gromyko en 1948 :
produise,
Le peuple juif a enduré au cours de la dernière guerre des souffrances et des malheurs inou‘is. Ces souffrances
malheurs sont, sans exagération, indescriptibles... L'énorme majorité de la population juive d’Europe restée en vie a perdu sa patrie, son toit et ses moyens d’existence. La majeure partie se trouve dans des camps de ersonnes déplacées... Le fait qu'aucun pays d’Euro e occi entale n'a été en mesure d'assurer la protection es droits élémen— taires du peuple juif, et de le défendre contre les violences des bourreaux fascistes, explique l’aspiration des Juifs à leur propre Etat. Le déni de ce droit du peuple juif ne peut pas être justifié”. et ces
Si l’on pense que pendant des déœnnies le pouvoir 27. Cité par Pourrmv, op. cit., p. 65—66.
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soviétique avait justement dénié ce droit au peuple juif niant parfois qu’il s'agissait d'un peuple ! —, on mesure quel avait été, aux lendemains de la guerre, le traumatisme éprouvé par le monde non juif. On peut du même mesurer quel fut le traumatisme provoqué sur les J ' survivants traumatisme qui ne saurait être mesuré ni compris aucune collectivité occidentale, car aucune ossè l'expérienœ historique d'un événement compa— ra e. On voit pourquoi, pendant vingt ans c'œt—à—dire le temps d'une génération juives n'ont communautés les pas été capables de se redéfinir, et pourquoi le sionisme conserve auj ourd'hui alors que sa forœ militante est épuisée une influence œrtaine auprès des Juifs de l'an— cienne génération. Et lon comprend aussi pour quelles raisons la cata— strophe juive n'est généralement pas attribuée par les Juifs au caractère fondamentalement impérialiste et ethnocidaire des Etats—nations : la croyance à l’Etat—nation comme forme exclusive de la normalité est, littéralement, tout ce qui leur reste pour ne pas douter de l’avenir de leur iden— tité. Car le sionisme est, dans l’immédiat, la seule option politique juive qui ait partiellement réussi. La pro sioniste mise sur œtte situation : elle cherche à discréditer .toutes les options juives qui se sont manifestées depuis œnt ans ; elle nie toute possibilité de survie à la Diaspora; elle affirme, tenant sa partie dans le concert des Etats— nations, qu'il faut avoir un Etat ou périr.
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Les -_ sionistes et les Juifs religieux interprètent le fait diasporique comme une situation pathologique ou anormale une alouth. Ils sont à l’unisson de la pensée ma— joritaire sur cs Juifs, qui condamne la double allégeance ou la double fidélité. Ils_ spécifient comine « naturelle » l’existence univoque au sein des Etats—nations, et comme « maladive » ou « dénaturée » ou « artificielle » I'existenœ minoritaire. Les sionistes, les religieux, les majoritaires non juifs' de droite ou de gauche considèrent qu'être'cxilé c’est être retranché ou séparé de son milieu d'origine. Ils veulent que les Juifs « sortent de l'exil », ou=du « ghetto »,
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la vocation minoritaire qu’ils ne fassent qu'un avec leur milieu, et ils leur présen— tent cette alternative contraignante : partir en Israël pour rester Juifs, ou s’assirrriler. La difficulté, c'est que, dans
la situation historique présente, le milieu d’origine d'un grand nombre de Juifs diasporiques est précisément œlui Où ils vivent. La quasi-totalité des Juifs d Occident peuvent émigrer en Israël s’ils le désirent. N'y émigrant pas, ils font quotidiennement la preuve, par cette abstention qui, comme toute abstention, est un acte positif, u'ils ne se considèrent pas en exil. Leur situation véritab e est celle de la dispersion acceptée, ou pour mieux dire : de la dis— persion revendiquée. Aussi longtemps que l’Etat d'Israël n’existait pas, on pouvait imaginer ou prétendre qu’ils étaient « en exil ». Depuis la création de l’Etat, affirmer que la situation des Juifs dans le monde est celle d'une galouth n'est qu'une interprétation idéologique parmi d’au— tres. Curieusement, ce sont les sionistes et les Juifs reli— gieux qui raisonnent comme si l’Etat d’Israël n’existait
pas et que nous vivions une situation antérieure à sa créa— tion. Ce que l’existence de l’Etat d’Israël et le comporte— ment rr‘rigratoire des Juifs révèlent en effet et que l’idéo— logie sioniste s'emploie à masquer —, c'est que la Diaspora est devenue une situation durable et de raison, et non plus une situation é hémère et d’accident. On peut naturelle— ment faire des g oses sur le caractère relativement précaire des Diasporas prises chacune à chacune, dire que telle communauté disparaîtra parce qu’elle est peu nombreuse, ou parce que l’antisémitisme est virulent, ou parce que la volonté de se maintenir lui manque. Mais la Diaspora ne peut se comprendre par l’analyse de tel ou tel de ses groupes, mais seulement en examinant l’ensemble qu’elle et cet ensemble fait preuve d’une permanence, constitue d'une résistance à l’assimilation, d’une activité culturelle et orgarrisationnelle remarquable. Rien sinon la volonté marquée au masquée de voir les Juifs disparaître en tant ne permet d’affirmer que cette obstination dans que tels la survie ne résulte que de l’imperfection des sociétés majo— ritaires, ou de leur hostilité, ou de leur bénévolenœ, ou de leur division en classes antagonistes ou de leur système économique. On entend d’ailleurs affirmer, contradictoire— ment, que les Juifs se maintiennent à cause de l’antisémi— tisme, ou malgré l’antisémitisme, et inversement, qu’ils sont voués à disparaître parce que la société majoritaire est trop, ou pas assez, tolérante. Il faut accepter comme
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un fait œtte volonté de se perpétuer dans la Diaspora malgré l'absenœ d’une langue commune, d'un territoire commun, de mœurs communes, d’institutions communes. Acœpter également que la définition moderne des Juifs, œlle vers laquelle la plupart des Diasporas s'acheminent malgré leurs notables, c'est une définition essentiellement nationalitaire et politique. Certes, la volonté collective des Juifs de la Diaspora n'est assurée ni de la réussite ni de l'éternité. Elle est située dans l'histoire, soumise à l'érosion et aux contraintes à la de l'histoire, conditionnée également par le passé et par toutes les forces majo— fois commun et multiple ritaires qui tendent à uniformiser les modes de vie, à im— poser aux hommes des contraintes et des fidélités simpli— fiées, à en faire des rouages dociles aux sollicitations des bureaucraties étatiques et des empires industriels. Cette récarité est évidente : elle est le destin obligé de toutes es minorités non étatiques. Mais elle est aussi le destin obligé des Etats—nations. Le sort d'aucun groupe humain n'est garanti par les Dieux, ni par l'histoire. Cela vaut, bien entendu, pour l’Etat juif, dont la pérennité doit être me— surée, comme celle de la Diaspora, en fonction du temps long de l'histoire et non du temps court des générations sucœssives. Il faut alors constater que l’Etat juif a révélé dans l'Antiquité son caractère précaire, et remarquer que toute la propagande sioniste et communautaire tend à mo— biliser les Juifs autour d’Israël en arguant essentiellement du danger qui le menaœ, et donc de la précarité de son implantation. D’ailleurs, à l'époque des armes atomiques tactiques et autres, des Etats lus vastes et plus peuplés qu’Israël, ne sont pas assurés e leur pérennité ou de leur survie. Prétendre alors qu’Israël, par quelque gràœ divine ou historique, échappe à la situation commune relève de la profession. de foi mystique. Imaginer enfin qu’Israël se serait maintenu sans l’aide constante de la Diaspora aide est une vision morale, aide politique, aide matérielle de l'esprit que les faits démentent. Ainsi, une immigration massive et qui, en faisant affluer les hommes, priverait l’Etat de l’aide que ces hommes, en Diaspora, lui assurent, mettrait en cause sa capacité même de survie.
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la vocation minoritaire Certaines minorités voient .fort bien ceci, que la plupart des Juifs, marqués par le rovincialisme et par une vision providentielle ou catastrop “que de leur destm voient mal : .es Juifs se sont maintenus si longtemps dans l'histoire, mais grâce à la dispersion. non pas malgré la Si forte qu'a pu être volonté destructive d'une nation, œtte volonté n'a jamais p)u s'accomplir entièrement parœ qu'une partie de l'ensem le ‘uif était hors de sa portée. ou de l’assimila— D'autre part, la tentation de 'altérité tion s'est présentée aux Juifs sous des formes trop multiples pour que les Diasporas y suœombent simultané— ment. Vues globalement, les communautés juives ont, en vingt siècles, développé un prodigieux arsenal de moyens
disgersion,
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de survie, qui leur a permis d’esquiver la catastrophe complète, c'est—à—dire la disparition pure et simple. On ne peut en dire autant de bien des nations « territoriales », assimilées ou détruites qu’elles furent par des colonisa— teurs ou des peuples mieux structurés. En situation de et seules les très grandes nations (j'en— catastrophe tends : grandes par le nombre) peuvent se permettre de négli r l’éventualité de telles situations la conœntra— tion e l'ethnie tout entière sur un territoire restreint fait d’elle un otage de la fortune. Ce n'est pas un hasard si le destin de Troie est au cœur de l’un des récits fondateurs de notre civilisation. Or, la Diaspora juive est exemplaire en ceci qu'elle administre la preuve, par l'histoire et l'actua— vent survivre lité, que des communautés non étatiques et perpétuer leur univers symbolique et eur mode parti— culier de communication malgré la violenœ qui tend à les détruire et la séduction qui tend à les réduire. Aucune com— munauté occidentale n’a une mémoire historique aussi lon— et œtte mémoire procède toute gue que œlle des Juifs entière de la Diaspora. Elle est indépendante de la langue utilisée, du territoire oœupé, des institutions adoptées, du mode de production, bien qu'elle se serve de tout œla, se plie aux contraintes, et bénéficie d'une portion d’accident, de hasard et de chanœ. Car œ qu'il convient de souligner, œ n'est pas le fait, banal et « naturel », que les Diasporas adoptent le mode de vie, la langue et les coutumes des pays Où elles s'enracinent, mais c'est qu'elles « se recon— naissent » entre elles, malgré œtte diversité.
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On sait aujourd'hui que l'existmœ d'un groupe humain en dehors de frontières particulières n'est pas une anoma—
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tie historique : de nombreux groupes humains vivent dedes siècles en situation de minorité, soit de façon puis .égalc, soit en conservant, sous les apparences de l'assimi— ation, des caractéristiques qui sont comme les assises sur esquelles bien des « régionaüsmes » actuels fondent leur ravail de reconstruction culturelle. Un travail, soit dit en passant, dont les Juifs ont une longue expérienœ, eux qui, lepuis l'émancipation, ont fait de la réflexion sur leur iden— ité ,la marque même de œtte identité. Ce qui, par contre, remble aujourd'hui scandaleux, c'est qu'une ethnie majori— aire, érigée en Etat—Nation, impose ses normes politiques, administratives et culturelles à l'ensemble des groupes pas, naturellement, que qu'elle domine. Cela ne signifie Etat—nation va disparaître en tant que fait : œla signifie en train de disparaître en tant que modèle. 1u'il est Il est compréhensible que œrtains Juifs, éblouis d’avoir rccédé à l’existenœ nationale par communauté interposée, :endent à voir dans l’Etat—nation une manière « naturelle » le mener l’existence collective, et qu'ils jugent pathologi— 1ue l’existenœ de groupes qui ne sont pas constitués en Etats. Mais œ ju ement n’a pas de valeur normative au— et ne ait que traduire une idéologie et une iourd'hui ) tion. Je ne méprise pas l’option, car 'e constate, avec est le seul pays \ bert Memmi, cette évidence « uif, c'est-à—dire Où le Juif peut s’installer, s’il le désiré, de 1roit et sans permission d’un pouvoir sus ect d'antisémi— isme” ». Mais je récuse l’idéologie, car e le rend', incom— >réhensible cette autre évidence : que les cinq sixièînes_ des fuifs vivent hors d’Israël, u'ils sont enra‘ciriés dans leürs Diasporas respectives et qu ils y ont des problèmes spécifi1ues que le sionisme politique ne peut résoudre ni même :orrectement poser. Le fait qu’un petit nombre d’entre eux
qu’Israëll
hoisissent ou ont choisi Israël rend plus flagrant encore :eci : la plupart ont choisi ou choisissent quotidiennement
a Diaspora. Et si, pour certains, Israël apparaît aujour— l'hui comme le meilleur refuge en cas de danger, les incer— itudes de l'histoire sont telles que nul ne peut dire Si un our, la Diaspora à son tour ne retrouvera pas ce rôle qui ut le sien après la destruction du Temple.
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Bref, u'un Juif puisse s’installer en Israël ne signifie ras qu’il e doive ni qu'il le désire. Ce sont ici les faits 28. L'Arche, janvier 1971.
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la vocation minoritaire
qui parlent. Changer l'optatîf en impératif, c'est œ que fait
1idéologie du sionisme politique et c'est en œla qu elle est devenue un discours périmé depuis la création de l’Etat.
Sans doute, Israël n'est pas une communauté juive parmi d'autres. L'organisation étati ue, l'implantation ter— ritoriale tend à faire basculer les éséquflibres de l'exis— tenœ juive, en lui fournissant, avec la sécurité réelle ou illusoire qui s'attache à ces données, un mode simplifié d‘identification. C’est parœ qu’il a, depuis l'émancipation, aquelle est aœordée à la une crise de l'identité juive crise générale de la civilisation occidentale que le natio— sioniste a primaire propagande nalisme que véhicule la exercé œ_s dernières années, et exerce encore, une telle em— prise. Mais il l'exerœ aussi parce que les doctrines majori— taires tendent à nier que les Juifs, là où ils se trouvent, aient droit à « une existenœ politique parmi les nations ». L‘identification des Juifs diasporiques aux définitions sio— et que œrtains, qui précisément nient œ droit, nistes et mensongu attribuent au pouvoir intensément maléfiqueœtte négation. du sionisme” résulte essentiellement de Ce qui pousse les Juifs vers le sionisme (un sionisme qui, pour la plupart d‘entre eux, est verbal), ça n'est” as son caractère magique ou démoniaque, c’est l'ensem le des idéologiques, politiques et institutionnelles qui es empêchent de s affirmer comme minorité nationale. 'Car dès l’instant qu'on admet le caractère nationalitaire de l‘existenœ juive, et que l’on s’intéresse à la totalité du destin juif, l’idée sioniste selon laquelle Israël serait seul investi de la normalité historique, qu'il constitue un modèle et un exemple pour les autres communautés, et que l'his— toire des Juifs ne puisse désormais être comprise qu'en fonction de l'histoire des Israéliens, œtte idée révèle son caractère fallacieux. C'est une laisante vision du destin Juif que d'oœulter l'exisœnœ dix millions d‘individus, et d'adapter le discours de tous ceux qui, du côté du majOfitéS étatiques, les vouent àla disparition. Lesvoih '
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œâ9 Voir, par exemple, œrtains numéros de Témoignage chré87
transforma en
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pour reprendre leur consistanœ et leur réah‘té ä’eimmrJ&gœr s.
Que l'on me comprenne bien : j'ai eu l'oœasion de dire, peu après la guerre des Six Jours, que « les Juifs, pour la première fois depuis leur dispersion, se sont iden— tifiés à une violenœ qui ne se justifiait pas au moyen la révolution, la lutte de mots d'ordre universalistes
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dæclassœ,lædmiædelhomme—mäsàunevülenœ qui s'exerçait en leur nom propre, c'est—à—dire la sauvegarde de leur communauté, de leur destin ' torique, de leur passé culturel” ». J’entendais par la que, dans le monde d'aujourd'hui, un groupe porteur d'1me même si œtte culture est en lam— Culture spécifique mais entièrement dépourvu des moyens de la beaux violenœ, se trouverait si gravement exposé que ses mem— bres mémes pourraient perdre confianœ dans leur survie collective. Cela signifie que le « vouloir vivre » de la Dias— pora dépend dans une large mesure de l'existenœ de l'Etat d'Israël, de même que le « pouvoir vivre » de l'Etat dépend dans une large mesure de l'existenœ de la Diaspora. Mois œla ne transforme pas la dispersion en « exil », cela ne rend pas l'émigration obligatoire, œla ne fait pas de l'existenœ diaspofique une maladie honteuse. Cela n au— torise pas le gouvernement israélien à mener une politique d'annexion ni à ignorer le peuple palestinien, œla ne sup— prime pas les difficultés politiques et morales ui résultent de l'usage de la violenœ, œla ne restitue pas al tat—nation sa virginité symbolique. Cela ne dispense pas la Diaspora d'analyser ses problèmes spécifiques, de recréer sa culture, de modifier ses institutions, de s'affirmer comme mino— rité. Enfin, œla ne saurait masquer les multiples conflits qui resultent de l'insertion des Juifs dans des sociétés marquées par une formidable crise de civilisation, et Où la lutte des classes, l’oppression bureaucratique, l'injus— tiœ sociale et l’intoléranœ les contraigrrent à des choix constants et difficiles. L'existenœ conjointe de l'Etat d’Israël et de la Dias— pora montre qu'il y a desormais de nombreuses façons d'assumer, de créer le destin uif. L'affirmation nationali— taire ne supprime aucun prob ème, elle vient au. contraire
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30. Esprit, avril 1968.
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la vocation minoritaire ;'ajouter aux problèmes poltiques et sociaux existants. œ que les communautés juives comportent de plus nnservateur refuse d'ailleurs que les Juifs s’allient aux autres minorités et se définissent comme une minorité. .es sionistes et un grand nombre de religieux n’ont que népris pour la Diaspora où pourtant ils vivent. Ainsi, on Œfirme que les Juifs, pendant dix—neuf siècles, se sont :ontentés de subir leur destin et qu'ils ont attendu la :uerre des Six Jours pour oser s’affirmer“. S’ils n’avaient lue subi leur destin, Mernmi ne serait pas là aujourd'hui scandaleux, rour rter sur eux œ scandaleux jugement m‘ ' les remplaœ une nouvelle fois dans l’optique de eux qui ont vainement tenté de les détruire. De même, il :st faux de prétendre que parmi les Juifs soviétiques, seuls eux qui souhaitent émigrer en Israël aient « retrouvé » juive, ne serait—ce que parœ que œrtains eur re lent jamais perdue et qu’il est pour le moins hâtif l'affirmer que le comportement migratoire des Juifs sovié— s'ils étaient libres de se déplaœr, serait grandement Èqtfres, ' érent de œlui des Juifs vivant dans d’autres pays dé— veloppés. C'est également l’establishment ‘uif qui se situe mx côtés de l’Etat œntralisateur et qui éfend ses prati— lues prolongeant ainsi la vieille allianœ établie entre es Juifs riches et les administrations des Etats. L'establishment juif se refuse à voir que les aspirations nationales des diverses ethnies qui rennent conscience rujourd'hui du caractère irremplacab e de leur histoire et le leur culture tendent à s'aœompür, selon les conjonctures ocales, sur le mode étatique, sur le mode du re oupement :enitorial, sur le mode de l'émiettement relati . Vouloir à cute force que l’Etat—nation constitue le modèle hors du— 1uel les ethnies existantes seraient vouées à l'extinction et c'est œ que veulent les sionistes, l’establishment juif, es majoritaires de droite et de gauche —, c'est adopter a théorie et la pratique des institutions et des pouvoirs lui pendant deux mille ans ont parié sur la disparition des luifs et ont perdu leur pari, c’est adopter la vision du :Olonisateur et du conquérant, c’est donner sa caution et ton soutien actif à œ que Robert Jaulin appelle la crimi— nalité culturelle de l’Oœident chrétien et de l'Islam. C'est, l'un point de vue juif, se résigner enfin a œ que l'Etat
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Personnalité
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31. Albert Mann, dans l’Arche, janvier 1971.
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d'Israël parachève sa clôture ethnique et que tous les Juifs de la Diaspora, s'alignant avec lui sur la marne normalité des Etats membres de l’O.N.U., entrent dans l'irrique et fondamentale complicité qui lie ces Etats lorsque l'un d'eux redécouvre la beauté du énocide pour liquider les roblè— mes socio—ethniques qu" se refuse à résoudre po ’tique-
mat.
Mais le danger que le sionisme fait courir aux commu— nautés de la Dia ora est aussi d’ordre politique, institu— tionnel et culture . D’abord, les communautés dispersées sont financées presque exclusivement par les collectes qu'elles font parmi leurs membres. L'argent ainsi recueilli est vital, c'est de lui que dépend l’existenœ de la Diaspora. et c’est le cas en Franœ —, la Or, dans bien des pays collecte se fait, de façon indifférenciée, pour la commu— muté locale et pour Israël, le produit étant ensuite par moitié. Cette pratique suscite des conflits dont 'âpreté va croissant. La communauté française, faute d’avoir mené une politique cohérente de reconstruction culturelle, faute d'avoir misé sur sa propre identité, voit les donateurs se faire plus rares. Influencée d'autre part par les idéologies religieuses et sionistes juives dominantes l'œuvre entreprise depuis la fin de la dernière culturelle qu’elle a guerre est, dans une grande mesure, un échec. Les jeunes énérations ne voient aucun intérêt à se rattacher à des mstanœs communautaires conservatrices et sclérosées. Au lieu d'amener les nouvelles générations à l'identité ‘uive, la pratique politique et culturelle des notables les it fuir. De sorte que les Juifs organisés en tant que tels sont de moins en moins nombreux -— et le produit de la collecte diminue : œla, malgré la volonté fort perceptible des jeunes de se reconstruire une identité, de redécouvrir le passé de l'ethnie, de s'affirmer comme Juifs culturellement définis. Les conflits relatifs au partage de la collecte ont poussé les organisations sionistes et l'Agenœ juive à tenter de prendre, de l'intérieur, le contrôle des organisations com— munautaires de la Diaspora. C'est ainsi que l'ancien di— recteur de l'une des plus importantes organisations juives des Etats—Unis a été remplacé par une créature plus favo—
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la vocation minoritaire rable aux sionistes. En France, la lutte d’influence se pour— suit. Les conséquences d’une mainmise des sionistes sur les organisations communautaires seraient extrêmement graves. Une organisation contrôlée par un Etat quel qu’il soit agit mécaniquement en fonction des consignes données, manifeste à tout propos l'égoïsme sacré pro re aux bureau— craties étatiques et agit dans le sens de a politique au jour le jour du dernier gouvernement en place. Or il y a une différence fondamentale entre la relation d’aide et de entre Israël sympathie qui existe — et qui doit exister et la Diaspora, et une relation qui ferait des communautés dispersées l’instrument passif et docile de la politique israé— lienne. Le discrédit qui frapperait alors les organisations juives dispersées serait tel qu’elles perdraient pour long— temps leur audience auprès des jeunes générations, leur crédit auprès des non-Juifs, et toute possibilité d’intervenir efficaœment dans les affaires concernant les Juifs dans le monde. Enfin, une telle mainmise signifierait que toute tentative de reconstruction culturelle serait idéologiquement orien— tée, c'est—à-dire stérilisée. Les sionistes militants, en effet, se moquent de la vie juive en Diaspora. Ce qui leur importe avant tout, c'est une action politique qui vise à l’accroisse— ment de la collecte destinée à Israël, et l’augmentation du volume de l’émigration, la culture juive servant d’ins— trument à œtte politique. Comme la plupart des Juifs dispersés sont fort bien enracinés dans leurs pays, la sioni— sation de la culture juive agit sur eux comme un repoussoir et c'est toute la tradition historique des Juifs qu'ils sont alors tentés de rejeter. La sionisation de la culture juive en Diaspora, c'est aujourd'hui un facteur d'assimilation.
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Pris au sens où je l'entends, le terme « culture » ne désigne pas seulement le bagage littéraire, philosophique ou autre que peut posséder un individu « cultivé », mais la somme des traits distinctifs permettant à un groupe hu— main d'identifier l'un de ses membres et d'être identifié en tant que groupe. Cela peut comporter, simultanément ou séparément, un mode de production, des institutions, 91
un corpus uridique, une religion, une langue, une littéra— ture, un fo ore, une pratique une idéologie. Il n'est généralement pas possib e de retrouver la wlture
qrotidienne, dumupedmslææhsmeefléswrmœfluäarrs individus. Cela explique que œrtains Juifs — comme certains Bretons ! —, après avoir procédé à une in
soigneuse et n'avoir rien découvert qui « culture
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décident qu’ils sont simplement « français ». De tels individus s'assimilent souvent (et il n'y a rien à re— dire à œla). Mais le destin d'un individu ou d'une commu— nauté ne se révèle vraiment qu'à partir de l'ensemble cultu— rel idéalement reconstitué. Ce qui a longtemps une compréhension convenable du phénomène cul juif, c'est qu'on cherchait à le déduire des traits manifestes par tel ou tel individu, ou par telle communauté particulière, alors que les liaisons entre les communautés sont à la fois profondes, peu visibles et décisives, de sorte qu’on ne pou— vait ainsi qu’occulter les caractéristiques de l’ensemble.
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Il est impossible de résumer ces caractéristiques, car il faudrait pour œla décrire les diverses manières d'être juif dans le monde, les multiples organisations qui structurent la vie juive, et l'expérienœ historique des Juifs vivants et morts. Disons pour simplifier que, dans la Diaspora, l'iden— tité juive se perçoit tantôt par une activité minimale lec— ture d'un journal ou d'un ouvrage juif tantôt par un engagement profond, qu'il soit religieux, politique, « com— munautaire » ou culturel. La marque minimale de l‘appartenance peut n'être qu'une inquiétude relative à l'identité inquiétude qui lui fait percevoir « à distanœ : du sujet l’ensemble culturel majoritaire et, surtout, ui le lui fait percevoir justement comme un ensemble ou turel, et non
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comme une nature. Car ce qui caractérise l'existenœ juive en Diaspora, c'est la fidélité, ou l’attachement, à des en— sembles culturels multiples dont on peut, dans une œrtaine mesure, se détacher ou se libérer. Depuis plusieurs siè cles, un grand nombre de Juifs savent que l’appartenance à l'ethnie est un acte volontaire puisqu'on les somme de s’assimiler ou de se convertir —, que l’ensemble culturel est consciemment maintenu, qu'il est création humaine, et que l'on peut donc choisir ou vouloir son appartenanœ. Alors que, jadis, on naissait dans sa culture d’origine, et que œla restait une détermination absolue, œla n'est plus aujourd'hui qu'une détermination relative. Et même si œtte cons
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la vocation minoritaire cienœ—là n'est pas partagée par le très grand nombre, elle nous oblige à comprendre l'apparænanœ culturelle en des termes nouveaux. On peut d'ailleurs penser que, si une partie de
la gauche a considéré que l'avenir normal des Juifs ne pou— vait être que l'assimilation, c'est qu'après l'émancipa— tion, c'est-à—dire les lumières, l’appaflenanœ au judaïsme (comme d‘ailleurs toute appartenanœ religieuse) apparais— sait comme un choix fait par l'individu ou le groupe, alors que l’appartenanœ à la culture majoritaire était sentie comme une fatalité. Il était fatal, donc naturel, d'être fran— ' il était volitionnel, donc artificiel, d'être juif. Mais la , ‘lité des ensembles nationaux et culturels à travers le monde a radicalement changé œla : les cultures se veulent désormais, comme la maternité ou l'économie planifiée. Les james Occitans déculturalisés, les Noirs américains dont la culture « noire » est infiniment plus mythique que la culture juive, les Bretons qui hantent Paris depuis trois générations peuvent, s'ils le veulent, modifier l‘assiette gé— nérale de leur appartenanœ, rétablir un lien avec une his— toire, un groupe spécifique, des coutumes, bref, fonder une solidarité sur autre chose que” des mots d'ordre politique, et dire « nous » à nouveau, malgré le système majoritaire Où chaque individu est une monade faœ à l’Etat. Et il ne sert à rien de dire que tout œla dépend d'une langue particulière ou d'un territoire, ou de mœurs trans— mises… Lorsque l'oubli n'est pas total, et il l'est rarement, et il faut les plus étranges résurgences sont possibles ajouter qu'aujourd'hui elles sont souhaitables. Elles se manifestent, lorsqu'il s’agit de communautés non étati , chez des individus en apparenœ entièrement ass' ' és la majorité. En cela, les Juifs ne sont pas différents des autres minoritaires déculturalisés. Ainsi, il serait, en Franœ, impossible de procéder à un dénombrement exact des Juifs, ,à un dénombrement des Basques tout comme il est impossible, aux Etats-Unis, de dénombrer les In— diens : ceux qui, urbanisés, ont perdu toute attache avec encore que norleur tribu s'assimilent et disparaissent sorte une d'indiarrité inter— bre d'entre eux revendiquent tribale, qui est plutôt le signe d'une appartenanœ que la manifestation d une spécificité. Et c’est aussi d'apparte— de la possibilité de dire « nous ». nanœ qu'il s'agit D‘ailleurs, chez biendes individus œ sentiment d'appar—
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n'est pas nécessairement lié a un «contenu. culturel élaboré ou complexe, pas lus qu'il n'est lié à une langue ou à un territoire. Et faut constater que divers mouvements régionalistes — tout comme les Juifs réveillent le sentiment d'ap artenanœ avant d'avoir pro— turelle.‘ Parfois, ur que œ cédé à la reconstruction it de faire sentiment d’appartenanœ se manifeste, il » à événement—matriœ « écho un pour employer le mot de Leroy Ladurie, Montségur chez les Occitans, Treblinka chez les Juifs. De tels événements ont, dans la mémoire collective, une existenœ prodigieusement longue. Le reste est alors affaire de choix, de persévéranœ et de volonté. tenance
il’
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Peut—on dire cependant que l‘affirmation nafionafitaiæ, aujourd'hui, chez les Juifs, ait un rôle progressiste ou émancipateur à jouer ? N’est-il pas vrai que l'un des traits remarquables des communautés juives a travers le monde soit leur relative rospérité et même leur richesse ? Que les Juifs tendent c plus en plus, en Diaswra, à se situer dans les classes moyennes ? Et qu’il serait vain d'attendre d'un groupe humain privilégié par la fortune ou le savoir qu'il conteste les pouvoirs et les régimes qui garantissent sa prospérité ? Cette analyse, souvent déve10p , néglige gravement la construction du la place que pourraient occuper, socialisme, les formations non prolétariennes. Elle sousestime l’importanœ des définitions « culturelles » dans la vie des hommes. Elle utilise implicitement l’ancien stéréo— selon lequel les Juifs auraient partie liée avec le capi— isme actif et conquérant alors que de tels Juifs ne sont qu'une infime minorité. De fait, S’il est vrai que la ma‘orité des Juifs n' par— °e la définition é tient pas au prolétariat même qu'en donnait réœmment Edmond Maire —, ils demeurent une forœ de contestation et d’indiscipüne importante. Cela est évident en Union soviétique et aux Etats-Unis. Cela apparaît moins en France, où les Juifs progressistes ou révolutionnaires agissent en dehors des organisations jui— ves et où les organisations juives de gauche (socialistes
type
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la vocation minoritaire
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ou communistes) sont évincées des instances communau— taires où l’on prend les décisions « sérieuses ». Le conservatisme foncier des notables juifs de Franœ résulte de l'histoire même de la communauté dont les re— présentants officiels manifestent vis—à—vis de l’Etat une pru— denœ qui confine à la complicité. L‘Etat le leur rend bien, qui leur confère une partie de leur autorité. Sur les quelque six œnt mille Juifs qui composent aujourd'hui la communauté française, un quart seulement sont des Juifs de « vieille souche », un tiers a immigré peu avant, ou après la Seconde Guerre mondiale œ sont les Juifs d’Eu— rope de l’Est et leurs descendants —, le reste est d’immi— gration toute réœnte, venant d’Afrique du Nord. Il s’agit donc d'une communauté peu homogène, dont le dynamisme collectif est encore faible et ui, traditionnellement, se définissait face à l’opinion pu lique comme un groupe cultuel ou religieux. Elle est divisée en une myriade de groupements divers qui reproduisent les divisions régio— nales ou politiques de communautés lointaines ou dispa— rues : mosaïque des associations des villages juifs d‘Europe de l’Est, elles—mêmes divisées en sous—groupes politiques ; mosaïque des groupements sionistes qui transportent dans la Diaspora les conflits propres à la société israélienne et qui n'ont de sens véritable qu’en Israël. Face à cette ous— sière de groupements, des institutions comme le Fon s SO— cial juif unifié (organisme de collecte et de répartition des sommes collectées), le Consistoire (organisme religieux, et le seul qui soit œnsé « représenter » les Juifs de France auprès du pouvoir) semblent pourvus d’une solidité instialors que tutionnelle qui renvoie au néant tout le reste c’est dans œ « reste » qu’est le lieu de la vie juive. Les sauf lorsqu’il s’agit organes officiels sont prudents et t d’Israël s’abtiennent d’intervenir dans tout ce qui passionner les hommes d’aujourd’hui : le judaïsme o iciel est ainsi absent de la politique, de l’urbanisme, de la contes— tation, de la réflexion sociale, de la défense des opprimés ou des classes défavorisées — alors qu'à titre individuel des Juifs nombreux militent dans toutes les organisations progressistes ou révolutionnaires, et déploient une activité contestatrice hors de toute proportion avec leur nombre re—
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latif. Ce fossé entre le judaïsme
officiel et les Juifs de France va d’ailleurs s’élargissan't, à mesure ue les jeunes générations manifestent des exigences nouve les et que les instances communautaires juives se révèlent incapables de
rs
leur offrir autre chose que la religion ou le sionisme. Car l’étonnant, chez les nouvelles générations juives, c'est que la pratique réactionnaire ou conservafliœ des notables ne les amène pas à renier leurs origines. Bien au contraire, ces nouvelles générations sont profondément touchées par les mouvements œntrifuges qui se manifes— tent partout au qu'elles se mettent en quête de leur identité et de eur tradition, qu'elles aspirent à une reconstruction culturelle que nul ne leur propose. Elles sentent fort bien que l'un des modes d’opposition à la so— ciété actuelle est justement œ type d'activité, où l'indivi— duel et le collectif se rejoignent. Elles retrouvent ainsi S ntanément le rôle joué par les minorités juives dans ] ‘stoire, et singulièrement, dans la Diaspora. Un rôle essentiellement contestataire. Il faut dire ici qu'au cours de leur histoire les Juifs ont pratiqué diverses formes de lutte contestataire, d'efficacité variable, mais sur le sens desquelles le monde alentour ne pas tu ris. On peut en retenir trois s'est pour 'exem le : il y a eu a lutte armée, comme l'insurrection du etto de Varsovie qui fut, contrairement à œ que l’on affirme généralement, lune des premières révoltes collectives dans des territoires occupés. Il y a eu, faœ à divers totaütarismes politi ues ou culturels, l’affirmation têtue du parücularisme et e l’altérité : les multiples ruses ou métamorphoses de la Diaspora ne sont que des moda— lités de cette affirmation qui, en situation de contrainte extrême, pouvait se faire dans le secret, comme ce fut le cas de Marranes. Il y a eu la participation à des mouve— ments de type universaliste ou révolutionnaire, qui tantôt avaient pour base des communautés constituées comme à l’époque de l'Aufklärung ou du Bund —, et tantôt ame— naient œrtains Juifs à rompre avec leur communauté ou avec le ’udaïsme comme œ fut le cas de nombreux bolchévi s après la Première Guerre mondiale ou de œrtains gauchistes aujourd'hui. Parmi ces formes de contestation, certaines se don— naient pour des moyens « assifs » de survie, d'autres comme des moyens actifs e changer le monde. Mais même les moyens « passifs » perpétuaient activement une présenœ juive que les groupes majoritaires interprétaient comme un scandale : et scandaleuse œtte présenœ l'était en effet, car elle signifiait, au cœur même de la tentative
— Point
généralement
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la vocation minoritaire totalitaire, l'impuissance du système dominant et s'ap o— pn‘er le monopole du discours sur le monde. Le Juif a et demeure dans œrtains pays été un contre—type redoutable par sa seule existenœ, car il figure, dans tout tème exclusif, cet autre que l’on tend à exclure ou à a sorber. Et œtte altérité provocatriœ, interprétée selon les circonstances comme un fait de civilisation, de religion, de culture, de cosmopolitisme ou de nationalisme buté, de défiance politique, de perversité économique ou morale œtte altérité se manifestait indépendamment du projet avoué de la Diaspora. En l'occurence, œ qui est subversif, c'est la simple obstination à survivre selon des formes que la majorité juge inacceptables. Or, la conjoncture historique plaœ aujourd'hui diverses communautés juives de la Diaspora dans un ensemble qui les lie étroitement qu'elles le veuillent ou non à d'au— tres minorités en lutte ur l'émancipation, l’autonomie ou la reconnaissance de eur spécificité. La chose est nette aux Etats-Unis où la communauté juive participe, malgré sa prospérité, à la lutte contestataire des minorités. Telle n'est pas bien sûr, la position des notables juifs, qui sont vent nier la situation, pratiquer dans un dilemme : ils à quoi les poussent pouvoir c fait avec de l’allianœ et se les organisations sionistes et les capitalistes juifs détourner de la lutte minoritaire. Choix dangereux, quelle que soit l’issue de l’affrontement. Vainqueurs, les grou— pes dominants appliqueront aux Juifs les moyens utilisés contre les autres minorités. Vaincus, ils entraîneront les Juifs dans leur défaite. Par contre, si les notables repren— nent à leur compte les revendications minoritaires et œrtains religieux le font (pluralisme ethnique, égalité économique, justiœ sociale, lutte contre l’impérialisme), ils aideront à approfondir œ qui rend la communauté juive mique dans la mosaïque américaine, tout en élargissant son droit à la différenœ. La situation n'est pas radicalement différente en Franœ, où la contestation du œntrafisme politique, administratif et culturel grandit. Les Juifs en tant que minorité ont un rôle important à jouer dans cette critique, à laquelle est liée leur survie en tant que groupe. Ils doivent pour œla s'opposer à leurs notables, qui nient cette situation, perpé— tuent des modes de pensée et d’organisation accordés à l'idéologie dominante : exaltation de l'Etat—nation comme
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seule forme de normalité (ici, les “sionistes, les jacobins de droite et de gauche, les bourgeois « libéraux » et les com— munistes se retrouvent); maintien de structures commu— nautaires essentiellement autoritaires ; monopole de l’édu— cation donné aux sionistes et aux religieux ; attachement à une représentativité illusoire et qui ne vaut que par les bonnes grâces du pouvoir; refus de toute intervention sociale ou politique dans les luttes qui concernent la majo—
rité des Français. De fait, chez les Juifs, plus encore que chez les autres minoritaires, l’affirmation nationalitaire, en France, aujourd'hui, apparait comme un acte d’indiscipline créateur et progressiste. En effet, si une partie des luttes pour une société meilleure doit s’orienter contre le capital, une partie des luttes doit s’orienter contre l’Etat, tel qu'il existe dans les faits, et tel qu’il existe dans les consciences : contre un Etat qui transforme les citoyens en sujets, les producteurs nts du pouvoir, _et la en rouages, les fonctionnaires en et de do— culture majoritaire en instrument mination. Dans la situation résente, la revendication culturaliste et nationalitaire est 'une des formes de cette « désobéis— sance civique » que les Américains savent si bien rati— et dont Thoreau donnait un premier exemp e en quer refusant de payer l’impôt. C’est une désobéissanœ idéoloet institutionelle profonde, car elle fournit aux indi— vi us qui, our la pratiquer, se regroupent, une assiette intellectue e et subjective leur permettant de résister aux sollicitations des pr agandes manipulatrices. ue des Juifs peut servir aux Ici, l’expérience autres minorités et s’aider e leurs efforts. Dispersé3, dés— unis, les minoritaires ne sont rien. Unis, ils pourront
ïpropagande
— gigue
0fiistori
centraËî.
duer et organiser la lutte contre l’Etat—nation revendiquer une part de souveraineté, réfléchir aux insti— tutions qu’ils doivent se donner, briser les cadres bureau— cratiques et nationalistes, imposer de nouvelles législations nationales et internationales. C’est une entreprise de lon— gue haleine. Mais il leur faut vouloir œla pour survivre et pour faire survivre, chez les hommes, leurs véritables
qualités.
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Armrcn
Réponse à Arieh Yaari Arieh Yaari s'étonne que le responsable du numéro
spécial des Temps modernes m’ait demandé, à moi, d’écrire
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larücle concernant les Juifs — à moi, qui ne « représente aucun des grands courants d’idées de la communauté juive de France : ni le sionisme, ni l’assimüationnisme, ni le mouvement religieux ». Cet étonnement étonne. Car enfin, le sioniste français est—il autre chose qu'un majoritaire en puissance ? Dé— fend—il les Juifs comme minorité ? Ne tient—il pas qu’il faut être majoritaire à tout prix et que c'est la le sens juive et pas juive — le souverain bien, le de l'histoire nec plus ultra de la vie collective ? Y a—t—il, en France, des obstacles à son émigration ? L'empêche—t-on de dire, chaque jour, qu'il faut partir demain et de répéter œla le lendemain ? Ses publications sont—elles interdites ? Ses groupes sont-ils dissous et pourchassés par Marcellin ? ? Bref, qu'aurait—il pu écrire Ses militants emprisonnés dans un numéro 3 écial sur les minorités en France, nu— méro qui combat es structures, l’idéologie et les préten— tions a la « normalité » des Etats—nations, sinon comme le fait justement Arieh Yaari — dire qu’il faut défendre les structures, l’idéologie et les prétentions à la « norma— lité“! de l’Etat—nation ? De plus, et contrairement aux vrais minoritaires, le sioniste ne manque pas de supports et de soutien : sa littérature est répandue partout, ses idées sont connues, sa presse, bien que généralement illisible, n’est
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'_Ce texte a été publié dans Les Nouveaux Cahiers en réponse
sponsable
du parti israélien Mapam en Euro e, à Auch Yaari, r QUI avait atta es vues exprimées dans l'exposé” précédent. es Vues d‘Arieh aari et cette réponse se trouvent dans le n° 36 des Nouveaux Cahiers, avril 1974.
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ble, les subventions ne lui font pas défaut. gasonn?hgea‘ écidément, le « grand courent d’idées » sioniste
n'avait rien à faire dans ce numéro. Fallait—il solliciter des religieux « représentatifs » ? La chose mérite examen. Il n’y a de religieux « représen— tatifs », en Franœ, que ceux qui parlent au nom du Consistoire. Ceux—là vivent dans une structure créée par Napoléon et parfaitement officielle. Ils sont reçus, chaque année, par le résident de la République. En province, ou les invite à c que bal de sous—préfecture et même aux réceptions données par les préfets. Ce sont, si j’ose dire. les enfants chéris du pouvoir, les minoritaires de la majo— rité! Et puis, ne tiennent—ils pas que le judaïsme est une reli ‘on révélée ? L'une des trois « grandes religions mo— no éistes » ? Minoritaires, oui, mais, tout de même, membres du Club des Trois Grands ! Les Temps modernes ontils invité les calvinistes ? les luthériens ? les adventistes du Septième Jour ? les musulmans de nationalité fran— çaise ? les maronites, les hindouistes, les mamans ? Ah! si l'on avait fait plaœ aux Juifs religieux, que de reproches ne se serait—on pas attirés de la part des huit œnt quatre— vingt—quatorze religions minoritaires qui fleurissent ou s'étiolent dans l'hexagone ! Il aurait fallu que Les Temps modernes consacrent, à cela, vingt-huit numéros successifs, avec quelle douleur ! au moins ! On a dû renoncer aux religieux représentatifs. Bien sûr, s’il s'était trouvé un membre du Consistoire pour dire publiquement que le judaïsme n'est as essentiellement une religion, mais un groupe nationa itaire qui se sert parfois de la religion juive, on l'aurait, bien volontiers, accueilli. Je suis œrtain, d’ailleurs, que s’il écrit œla à propos de Juifs français d'aujourd’hui, on lui fera une place dans un numéro à
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Et l'assirnflationniste, alors, n'a—t—on
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pas été injuste à
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son égard ? Lui, qui, a écrit des c'est bien connu ouvrages théoriques nombreux et puissants où le « grand courant d’idées » qu’il exprime trouve ses fécondes formu— lations, qui..., etc. Mais, au fait, que dit—il, l'assimilation— niste ? Il a un discours symétrique à œlui du sioniste, un rêve symétrique, pui u il veut épouser, lui aussi, dans la chair et dans l'idée, a majorité d'un autre Etat—nation,
la France. Il conjugue la doctrine majoritaire au futur et c'est pourquoi il est si écouté dans les ruelles du pouvoir
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lavocation minoritaire œntralisateur et dans les cellules du contre—pouvoir cen— tralisé : il permet a l'un et à l'autre de croire qu’ils ont un avenir. Or, le numéro des Temps modernes, auquel Arieh Yaari fait allusion, était un acte militant. Arieh Yaari n'a pas dû s'en apercevoir, et c'est pourquoi mal— gré les cinq œnt cinquante—cinq pages du numéro il a cru que œ qu'on entendait par minorité c'était n'importe que] groupe, pourvu qu’il fût moins important qu'un autre auquel on aurait pu l‘opposer ou le comparer : à œ compte, il aurait fallu donner la parole aux végétariens, infiniment moins nombreux, dans œ pays, que les man— de viande, mais plus nombreux tout de même que Ërrssionistes, les assimilafionnisæs et les religieux juifs
——
On voit donc qu'il n‘était pas si facile d’ouvrir ce nu— méro des Temps modernes à un porte—parole « represen— tatif » de ce u’Arieh Yaari appelle sans rire les « grands courants d" ées » de la communauté juive de Franœ. tranchant œ nœud gordien, Yves Person‘ C‘est à qui n'était pas représentatif des— a fait appe dits courants en 'occurrence, votre serviteur un intel— lectuel, un rêveur, un moraliste, c'est—à—dire personne. En efiet, si l'on avait sollicité quelqu’un, comment aurait—il pu upliquer qu‘il y a, en Franœ, plus d'un demi—million de Juifs qui ne partent pas pour Israël nonobstant les grandes idées sionistes, qui ne s'assimilent pas nonobstant les grandes idées assimflafionnistes, et qui ne mangent pas enchère nonobstant les grandes idées religieuses ? Eh oui, personne, c'était le bon choix. Car, en s'adressant à quel— qu'un, on aurait eu droit à la ré tition du discours de la communauté, mais non à une escription de sa pratique et à une explication de œ qu'elle est dans les faits, de œ dont ses actes témoignent et que ses grandes idées dis—
pourquoi, -—quelqu‘un
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simulent.
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Grand amateur d'idées représaita‘tivæ Arieh Yaari !. Professeur d'histoire à la Sorbonne, Yves Person fut chargé de l‘élaboration du numéro spécial des Temps modernes.
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veut aussi faire œuvre de théoricien. En trois phrases, il croit régler son compte a Staline. Hélas, ne règle pas son compte à Staline ui veut ! Il ne suffit pas de dire que des ' érentes « ont vu s’accomplir leur com— Juifs d'o ‘ ° munauté destin » dans les camps d'extermination pour prouver que la définition stalinienne de la nation ne vaut rien, car, à œ compte, les Tziganes feraient partie de la « nation » juive. Pas plus qu'il ne suffit de dire que œs mêmes groupes divers « assument leur cohésion natio— nale » en Israël pour montrer que la « nation » juive existe. Car des peuples plus divers encore assument une cohesion
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et personne n’au— nationale aux Etats—Unis d'Amérique rait l'idée d'en déduire que les Mexicains, les Chinois. les Indiens et les autres faisaient partie de la même nation avant d‘avoir émigré. L'arrivée n'a pas d'effet rétroactif sur le départ. On ne ut prouver l'unité d’un ensemble fait qu'une petite partie de œt humain dispersé par ensemble se constitue en Etat sur un territoire de regrou— pement. Il n'y a pas de définition possible des Juifs en termes purement politiques, ni en termes mafiyrologiqæs. Ni en fonction du projet qu’on leur attribue (et qu'ils n'ont pas tous : car la majorité des Juifs du monde ne veut pas émigrer en Israël) ; ni même en fonction du projet ou des proclamations militantes d’une partie d’entre eux : à œ compte, l'U.R.S.S. serait le pays du socialisme qu'ellepré— tend être et la Franœ, œlui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Israël est l’un des avatars de l‘existenœ juive, laquelle lui est antérieure et le déborde de toutes
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parts.
Mais, pour Arieh Yaari, hors d'Israël, les Juifs ne sont que des êtres carencés, ectoplasmiques et malades. Ils n’ont d’existenœ que virtuelle en attendant de prendre racine dans une « vie nationale normale ». Le peuple juif, c'est donc trois millions de « normaux » et onze millions d'« anormaux » ! Les Juifs américains seraient enchantés d’apprendre œla, comme de se voir, 6 surprise, désignés comme la « minorité la plus vulnérable » des Etats—Unis (et c'est une conclusion qu'Arieh Yaari tire d’un ouvrage cité qu’il prétend avoir lu et où il est entre autres choses démontré à peu près le contraire !). La perspicacité d’Arieh Yaari se manifeste, là, de façon merveilleuse comme elle se manifeste à propos de ces passagesde mon article où il croit voir une description « juste et vigoureuse » des
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la vocation minoritaire minorités, et où il déchiffre le « diagnostic saisissant d'une existence pathologique ». Or, qu'ai-je dit ? Grâce à une figure de rhétorique, qui consiste à énonœr le contraire de œ qui doit être compris, j’ai utilisé sciemment le langage des stafiniens et de tous les majoritaires. C’est l’historien Toynbee, à la suite de œrtains catholiques, qui estime ne les Juifs sont un peuple—fossile, une nation—cadavre à a nuque raide. Ce sont les zélateurs du « progrès » et des bienfaits de la civili— sation occidentale imposée par le fer aux indigènes qui trouvent « naturel » que les grandes cultures prolifèrent comme l'herbe et ue les petites s’abolissent. Ce sont Lé— nine, Staline, Debré et Marcellin qui affirment que les minorités cherchent « artificiellement » à se maintenir. Ce sont les archéo—marxistes qui invoquent l'his— toire et le progrès pour justifier (ou pour prédire) la mort de tout œ que leur obsession du moment condamne. Et Arieh Yaari fait chorus! Il s’imagine que je « décrivais lucidement les forces qui détruisent les groupes minori— taires alors que j’ad0ptais ironiquement leur discours. Pour comble, Arieh Yaari accorde généreusement un ave— nir à des minorités comme les Bretons, les Occitans et les Basques, car ces minorités, dit—il, ont un territoire, une langue et une culture et sont animés « par une vocation d'émancipation, votre d'indépendance nationale », alors que les Juifs français lui apparaissent « dans une situation précaire », parœ qu'ils n’ont pas la vocation de créer un Etat—nation (je ne le lui fais pas dire !) et qu’ils ont nourri l’illusion minoritaire, contre laquelle, soit dit en passant, Lénine s’élevait dès 1903 et cp1e, précisément, condamnait
Marärais,
-—
Staline. Antistalirrien, Arieh Yaari ? Allons donc ! Les Bretons, les Basques et les Occitans ne. sont—ils pas, selon Arieh Yaari, des « communautés stables, historiquement consti— tuées, de langue, de territoire, de vie économique et de for— mation psychique qui se [traduisent] par une communauté de culture‘ » ? Mais, c’est Staline qui dit cela, et Arieh Yaari le répète après lui en des tenues presque identiques. Ce qu'il reproche à. Staline, ça n'est pas sa définition théorique de LCfihh-txücélèbredéfinifionde8txflne “retrouve « Le Marxisme et la question nationale-», in e Marxisme
dans et
la question nationale et coloniale, Editions sociales, Paris, 1949.
103”
hmflm,amhquflkflœtmplänacærdühxîrepædæ et tactique qui lui a fait seulement l'acte politique exclure les Juifs du cercle enchanté de œtte définition. La convergenœ théorique est entière : elle rocèd:, d'aillerne, des conœptions de Borochov, qu'Ari Yaari démarque sans le nommer, et qui voulait que les Juifs se « normali— sent » (entendez : qu'ils se rendent conformes à la définition stalinienne de la nation) en se donnant le territoire et les classes sociales qui leur «manquaient» pour être «normarx»,afinquelalufledæ classespùt enfin, conformé—
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mtàhbonædœühe,œdérmflerœüremæt entre eux. Ces pauvretés idéologiques font sourire. Et que penser de œtte application a la conscience nationale d'un ensem— ble socialement différencié de la distinction an sich et für sich, dont il dit que Marx l'utilisait pour le prolétariat ? Marx remettait Hegel sur les pieds ; Arieh Yaari fait mieux : il met Marx sur la tête. Mais Arieh Yaari, non content d'utiliser le marxisme des staliniens, pratique aussi leurs méthodes critiques. Rien n’y manque. Le résumé tendancîeux, la citation , les accusations de « complicité » avec l'enne— et mi, l'incapacité de comprendre le texte qu'il prétend réfuter ou expliquer. Sans parler des coups bas de diverse nature qui reposent, soit sur l'ignorance historique de l'exégète, soit sur l’ignorance qu'il suppose chez ses leo— teurs. Ces divers proœdes méritent qu'on les démonte.
Où ai—je dit, ou laissé entendre, que « la lutte sioniste, pour s'ériger en nation indépendante, est d‘abord une trahison de cette vacation [minoritaire] et aussi une atteinte grave à l'existence nationale juive, étant donné la précarité de l'Etat d'Israël“ » ? Je pense, au contraire, que la lutte des Juifs, pour que soit créé un Etat juif, a été et nécessaire encore qu'elle ne constitue pas
….
.
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3.Jenhæhemàhlégèædœ'…œm«uflrisœ» ou « complicité : hors de œrtains contextes définis, ce sont là les éléments favori: des discours totaütaües.
la vocation minoritaire une « solution » aux problèmes nombreux posés à la tota— lité du peuple juif, lequel n'a aucune raison de voir la l'aboutissement unique de son histoire. Je dis. d’ailleurs, dans l‘article incriminé, que « dans le monde d'aujourd'hui, un groupe, porteur d'une culture spécif‘ ue [...] mais entièrement dépourvu des moyens de la via ence, se trouverait si gravement exposé que ses membres—mêmes pourraient perdre confiance dans leur survie collective. Cela signifie que le vouloir—vivre de la Diaspora dépend, dans une large mesure, de l'existence de l‘Etat d'Israël, de même ue le pouvoir—vivre de l’Etat d'Israël dépend, dans une arge mesure de l’existence de la Diaspora‘ ». J'en ai toujours été si convaincu que, lorsque le combat pour Israël se livrait en 1948, je me suis engagé dans l’ar— mée israélienne pour y prendre part. Je n'étais pas alors plus sioniste qu’aujourd’hui, mais je croyais et je persiste à croire que l'Etat d'Israël est nécessaire pour une partie de l'ensemble juif (et les faits prouvent qu’il s’agit d'une assez petite partie). Soit dit en passant, _je n’ai pas ren— contré alors, dans œtte armée, beaucoup de Juifs français de ma génération, alors que j’en vois un bon nombre au— jourd'hui qui, non contents de me donner des leçons d'idéologie et de « loyauté » juive, font mine de « partir » quarante—huit heures en Israël (alors que l‘armée y est si hautement qualifiée qu'elle n'a que faire d’eux), et, forts de œtte « expérience », reviennent à leurs foyers pour dire aux autres qu'il faut émigrer sur l'heure et toutes afiaires œssantes en se gardant bien d'interrompre leurs affaires à eux. C'est a œux—là qu'Arieh Yaari devrait réser— ver ses foudres, et prodiguer sa « compréhension » : connue il leur est difficile, en effet, de « s'arracher à leur milieu » et de « subir les nombreuses péripéties liées & l'alya » ! Pour
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4. Et qu'on ne prétende pas que j'ai dit que les moyens de la violenœ sont suffisants pour sauver un petit peuple à coup sûr, ni qu'il faut nécessairement, pour survivre, qu'une minorité se tout entière en Etat et qu'en dehors de œla elle n'est œnstitue nen. Je pense, au contraire, qu'un petit peu le regroupé entière— ment derrière sa violenœ risque de se pe
re entièrement lors— se heurte à une violenœ supérieure animée par la volonté le détmire. N'en déplaise aux héros de tout poil (qui sont souvent des héros par procuration), l'esquive protège souvent mieux que l'afirontement. Les militaires (les vrais) le savent
â:‘il
d‘ailleurs bien.
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moi,j'aidé …des«p&ipéfiœnlfienflus… sait qu'Israël réservé aux immigants reuses, et d œ sont des intellectuels, des des p:ë$ occidentaux, °ciens supérieurs, un aœueil_qui eden ‘ ques au des fiit de leur déménagement le contraire d'une « p&h)éhfi-n. De vingt—cinq ans après la création de l’Etat voit on mal en quoi les Israéliens ne sont pas une d’Israë , nation indépendante, nation dont, pour ma part, j’ai tar— jorus défendu l'existence. Mais Arieh Yaari opère, sans cesse, un glissement entre la défense de l'Etat d’Israël et celle de l‘action de la bureaucratie sioniste, dont les buts ont été définis par le programme de Jérusalem voté au 27' Congrès de l‘Organisation sioniste mondiale en 1967, etdantlesdeuxpæmierspaintssontlæsfiunæ:
'plus,
!. AFFIRMER l‘unité du euple juif et la position cen— trale de l'Etat d'Israël dans a vie du peuple juif. 2. RASSEMBLER le peuple juif dans sa patrie histo— rique, Ereü Israël, par une Alya en.prowmmce de tous les
Pay-3°
'
Or, seian Mare Salzbèrg, dant leu sympaüiss sionistes sont évidentes, ces buts s’accompagnent de la recormais— sanœ du principe « ui fait de l'Etat d‘Israël le représen— tant et le porte— e » du peuple uiP. Dire qu’une telle ’t a vous classer, aux prétention est a surde, voilà qui
ï&fid'AfiéhYæfi,pæfiætüçäætæf0æéfitæ3 'Btat d’Israël et commettent « un manquement au devoir
envers l'Etat juif et l’avenir du peuple ‘ ° »: Et il ajouté, en une confusion caractéristique entre 'Etat et la bureaucratie : « L'affaiblir [œt Etat] en attaquant le sionisme, et tout envisager sa disparition sans voler à son secours moment de son isolement tragique frôle la com— cela au envisagé la di$parifian de œt Etat en Où ai-je plicité ». disant qu'il ne faudrait pas voler à son secours ? Je n’ai évoqué, comme le fait Arieh Yaari lui—même, que l‘isole— ment tragique d‘Israä, et noté que sa précarité était aussi
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5.Mam…,üuaæatyssstvæégipedæmppætseæœ les organisations juives de France, thèse pour le Doctorat d'éturbs politiques, exemplaire dactylographié, Paris, 1973, p. 17.
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la vocation minoritaire
grandeque celle des Diasporas, auxquelles, malgré des millénairesd'histoire, Arieh Yaari prédit un avenir d'apa— calypse. Mais enfin, qui a commis les « erreurs » quiont provoqué œt isolement, sinon les sionistes eux—mêmes.? Qui cherche à aligner l'idéolôgie des communautés juives sur œlle de l'Etat et de sa bureaucratie.? Qui a mis au point la nouvelle politique sioniste œlle que prônait Herzl, « l’idée de beherrschen die Gemeinden [en alle— mand « conquérir les communautés :>], en s'y introduisant, » de façon à les manipuler de l’intérieur, en dairy esens d'une politique que l'on eut difficilement définir comme étant nécessairement ce le du peuple juif tout entier ? Nest—ce pas la bureaucratie sioniste qui a répandu l'idée du fameux « technoIOgrcal gap » entre les arabes et l'Etat d'Israël œ qui a renforcé le mythe de son invincibilité.? N'est—ce pas elle qui refusait à la Diaspora le droit de criti uer Israël.? Arieh Yaari devrait p us souvent écouter les membres de sa chapelle. Il éviterait, à défaut d'erreurs plus graves, celle de faire son autocritique sur la poitrine des autres. Il apprendrait d'eux que, malgré la façade de « uche » se donne, il applique, très systématiquement, es mats 'ordre de l'Or sation sioniste mondiale telle que les définit Marc S berg dans l’ouvrage cité:
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$pénétrant‘
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Etäts u'il
a) rempIaœr l'an ancien style du sionisme « par un nou— sionisme mal défini et facilement confondu avec judaïsme
délibérément
pénétrer idéologiquement et financièrement les organisations des communautés-'juives de façon, dirai—je b)
collecté
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d'Israel
qu'une partie de l'argent pour la défense serve, en réalité, àalga mairnnise de l’Organisation sioniste sur les communaute“
cœrŒtéequ'ily c)vÆler«àceqæl‘idéeneœüpas entr‘e °rüuelle au palitæn,s et lEtat d'Israël »; telle fonctionnelle
a mégalrt
sociétééjuive
attachement des jeunes Juifs français
d) « renforcer l'
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6. Ibid., p. 191.
en démantth toute distinction artificielle (sic) entre Juif et sioniste’ ».
Ce qu'il convient donc d'évaluer, c'est la pratique de la bmeaucratie sioniste actuelle dans la rspective de la survie et du développement de l’ensem le juif dans le monde. Attaquer œtte pratique et œtte idéologie, ça n'est pas nécessairement affaiblir les positions de l’Etat d’Israël et son droit à l'existenœ. Arieh Yaari ne supporte pas que cette pratique et œtte idéologie soient critiquées. C'est de la que proviennent toutes les distorsions qu’il fait subir à mon article. Je ne dis nulle part qu’il faut « en finir avec sioniste comique:comme réponse au problème j ' , étant donné sa « crédibilité médiocre » avant le géna— cide. Je dis, au contraire, que je ne méprise pas l'option de œrtains Juifs qui choisissent Israël, mais que je récuse l'idéologie sioniste. Et, dans le passage déformé par Arieh Yaari, je disais exactement, parlant de la propagande sio— niste actuelle, qu'elle « défend le nationalisme étatique et [que l'un de ses] arguments est que, seuls, les sionistes avaient prévu la catastraphe vers laquelle s'acheminaient les communautés européennes, que, seuls, ils avaient tenté une action politique réaliste pour l'éviter, et que, si on les avait écoutés, le judaïsme européen aurait été éservé. L'argument est comique, car avant le génocide, 'idée sio— niste n'avait que la plus médiocre des crédibüités, tant auprès des puissances eur0péennes qu'auprès des populations juives elles—mêmes. Il a fallu que le génocide ait eu lieu, et qu'une conjoncture internationale particulière se produise pour que les Nations Unies acceptent [..:] la partition de la Palestine ». De fait, je ne dis rien d'autre que œ qu'afl‘irme Walter Laqueur dans son Histoire du sioniæne‘ où il insiste sur l'extrême faiblesse du mouvement sioniste avant la guerre, sur le rôle capital de la conjoncture internationale en 1947 : « Un ou deux ans plus tard, la situation mondiale n'aurait
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on ra Lévy, Paris, 1973.
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la vocation minoritaire plus été favorable à une résolution accordant aux sionistes ce qu'ils voulaient‘ ». Il précise que œ ne sont pas seule— ment les communautés juives, mais les sionistes eux— mémes qui manquaient de foi dans l'Etat œ qui est fort naturel, car œtte foi est largement étrangère à la tradition juive. Walter Laqueur écrit : « L'idée qu'un Etat était la forme normale d existence d'un peuple et qu’il constituait une nécessité immédiate fut défendue par Jabotinsky dans les années 1930. Mais, a l'épo ue, il était presque seul à exposer cette revendication. I fallut l‘avènement du na— zisme, le massacre et le refus total du foyer national par les Arabes pour convertir le mouvement sioniste à la foi dans l‘Etat” :. Bt Laqueur ajoute que « l'Etat juif vit le jour au ma— ment au le sionisme avait perdu sa raison d'être de jadis, était d'apporter une solution a la dure.condition des uifs d'Euro e orientale“ ». C'est en cela, parmi d’autres choses, que sionisme est devenu une idéologie péfimée depuis la création de l'Etat : oui, une idéologie périmée, c'est—à—dire un discours dont les prétentions à l'universalité dissimulent le fait qu'il ne conœrne plus que des secteurs restreints de la vie juive dans le monde. En effet, le sia— nisme ne conserve une farce militante intrinsèque que dans les régions où les Juifs n'ont pas leur liberté de mouvement (U.R.S.S., pays arabes, etc.). Ailleurs, il n'est guère qu'un instrument de propagande de l'Etat d’Israël. Mais la propa— gande qu'il diffuse est bien rarement la meilleure possible, l'idée qu'il se fait de son rôle parmi les communautés juives est néfaste pour la survie du judaïsme, laquelle n'est pas concevable en termes d'un « retour » des Juifs en Israël, et n'est pas concevable non plus si l'on pose que les communautés de la Diaspora doivent tirer leur « être » d'une communauté étatique sur laquelle elles n'ont aucun contrôle et qui prétend les contrôler. L'intérêt que la majorité des Juifs manifestent aujourd'hui pour Israël n'a rien a voir avec sa « œntralité» sup— posée, et ne prouve œrtainement pas que œs Juifs sont dans une « lutte de libération nationale a. Il vient, cet intérêt. du fait que le seul endroit au monde où
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Histoire du sionisme, op. cit., p. 641.
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l'adsænœdeshflfaaoümæaæedehænreüœk, leseul où depuis la Seconde Guerre mondiale on compte les vic— times par milliers, c'est bien l'Etat d'Israël. C’est de la rocède la « œntralité » d'Israël » : c'est la centralité et du danger, la œntralité de la menace, la cen— Ürisque tralité de l'avenir im révisible. C'est pour œla que les regards, les soucis et es angoisses du peuple juif conver— gent vers Israël“. Mais œla ne fait pas d’Israël l'aboutis— sement unique de l'histoire juive, œla ne frappe pas d'ancr— malité l'existence des Diasporas. Parce qu’il n'y a de « moralité » et d'existenœ « naturelle » pour les groupes humains qui se donnent librement leur façon de vivre, que celle qu'ils ont choisie. Mais œla n'arrange pas les « théoriciens » de la bureau— cratie sioniste, qui doivent inventer toutes sortes de raisons pour expliquer que les Juifs n'immigrent pas en masse. Ces théoriciens négligent la seule raison qui soit évidente, celle qui crève les yeux : la volonté des Juifs de rester là où ils sont, parce que leur implantation est devenue struc— turelle et non plus conj oncturelle comme on pouvait le supposer jusqu au moment où l'Etat fut créé, c'est—à—dixe aussi longtemps qu'ils n'avaient pas la liberté de choisir.
Les déformations qu'Arieh Y'aari fait subir à l'histoire ive sont également caractéristiques de ses méthodes. A « si la crédibilité du sionisme n'était pas gêné— ralement acceptée[avant la guerre mondiale], c'est d’abord et avant tout à cause de la propagande irresponsable des communistes comme des bundistes et de leur influence néfaste sur les masses juives ». Voilà—, enfin, de nouveaux '
l'entendre,
12. Bien entendu, il n'est pas évident qu‘Ismël n'aura pas un jour le rôle u’il prétend avoir dès aujourd‘hui. Mais, rien ne met d’en tre certain. Une division (ou une scission) entre sraël et la Diaspora peut é ement intervenir. A mon avis, elle interviendra d‘autant plus s ement que les prétentions affichées ou secrètes d’Israël de ré enter la Diaspora seront plus juste— _ Nahoum Goldmann semb e l‘avoir ressenti. qui ment que les Diasporas préservent _eur et leur auto— 4) (voir nomie Infœmatwn juive, févner 1 .
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la vocation minoritaire
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boucs émissaires : nous savions déjà, par la propagande stalinienne, que la responsabilité de nos malheurs incom— bait aux sionistes ; et d'autres afiirmaimt qu’elle incombait aux Judenräte Il restait à Arieh Yaa1‘i à découvrir des responsables supplémentaires. Comme ça, tout le monde est dans le bain. Et quelle leçon de marxisme ! Arieh Yaari attribue à la « propagande » un rôle historique vraiment déterminant. Et c’est moi, parait—il, qui suis « idéaliste ». Il faut croire n'on accuse toujours autrui de ce en quoi l'on pèche le p us soi—même. Mais je dis qu'une telle accu— sation portée aux bundistes est absurde, scandaleuse. Tout comme il est absurde et scandaleux, pour un Juif, d’affir— mer qu'il est « une faute toujours impardonnable [...] : l’impuissance ». A ce compte, si l’Amérique lâche Israël, le privant d’armes et le réduisant ainsi à l’impuissance, la faute impardonnable en incombera... à Israël ? Arieh Yaari veut trop démontrer. Peut—être réussira—t-il à prouver sur le papier que les Diasporas sont « impuissantes ». Hélas, s’il avait raison, et s’il avait raison de dire que l'expérience historique qu'il décrit est « la meilleure école des peu les », il n' aurait plus aucun Juif dans la Dias— pora. P utôt que e tirer les leçons de l’histoire, Arieh Yaari devrait se mettre à l’école de la réalité et s’interroger sur le comportement réel des Juifs de la Diaspora. S’ils sentaient leur existenœ précaire, ils n'y resteraient pas. Et lui qui est si prompt à mettre le peuple à l’école, il devrait se demander combien d'Etats existaient quand la Diaspora s’est constituée, et combien de ces Etats—là exis— tent encore aujourd'hui. Ils n’étaient pas « impuissants », œs Etats. Ils ont tous sorti leur revolver contre les cultu— res et contre d'autres Etats. Et pourtant, il n'y en a pas un seul dans le monde occidental qui ait survécu à cette « minorité dépourvue des moyens de défense élémentaires que, seul, un Etat procure ».
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Il faut croire, malgré les précédents historiques invo— qués par Arieh Yaari, que la puissance des armes, dans le cas des Juifs, n'a pas été plus puissante que l’impuis— sance du « rempart culturel ». Et, que dire d'une situation où toutes les armes qui comptent dépendent du bon vou— loir d'une uissance étran ère dont la « fiabilité » a été largement émontrée en In ochine et ailleurs ? Arieh Yaari devrait se contenter de militer pour assurer à l'Etat d'Israël un plus important soutien, et laisser l’histoire aux
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Sous la plume d'Arieh Yaari, être « néo-bundiste », c'est une insulte. Parœ que les mouvements vaincus, pour lui, ont nécessairement tort. Oui, ils avaient tort, les Incas, les Aztèques, etc. Allons, si j'étais vraiment « néo—bun— de le dire. Arieh Yaari oublie diste », je ne manquerais une petite difiérenœ : le undisme combattait l’idée d'un Etat d’Israël, la jugeant réactionnaire. Il combattait le sionisme, le jugeant « petit—bourgeois ». Pour moi, °e dé— fends l'existenœ de l'Etat d'Israël, et je ne trouve e sio— nisme ni « petit—bourgeois », ni réactionnaire, ni impéria— liste. Je le trouve périmé. Si c'est être bundiste que de dire qu'il y a œnt fois plus de upes humains différenciés dans le monde qu'il n’y a d Etats—nations se prétendant seuls « normaux », alors oui, je suis bundiste : en même temps que les Indiens et les Noirs d'Amérique, que les Alsaciens, les Ecossais, les Gallois, et des dizaines d'autres ensembles humains. Mon bundisme est aujourd'hui la chose la plus répandue du monde, et je n'attends pas la et le disparition de l'Etat—nation pour prédire la survie des groupes minoritaires. Je renonœ à développement expliquer à Arieh Yaari ce que je veux dire quand je parle de la disparition de l’Etat—nation « en tant que mo— dèle » une expression qui n'est pas un acte de prudence, mais simplement une constatation empirique et banale. Pour le reste, je ne vois ce que je pourrais ajouter qui n'ait été dit dans l'artic e lui—mème, auquel on voudra bien se reporter si l'on cherche des « réponses » aux « argu— ments » d'Arieh Yaari. C'est dommage : les problèmes qui se posent aujour— d'hui aux Juifs méritent mieux qu'une indi tion de propagande et les pauvres constructions 'une idéologie épuisée.
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guère
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Sur «L’Homme de Kiev », de Bernard Malamud Au cours d'un débat qui eut lieu en 1965, Anna Langfn5. Albert Memmi, Jacqueline Mesnil—Amar et Piotr Rawicz ont tenté de préciser ce qu'on fait au juste quand on parle d'un texte comme d'une « œuvre juive » un texte, s'en— tend, qui n'est pas écrit en hébreu, en yiddish, en judéo— 01 ou en judéo—arabe. II a semblé évident à tous réponse ne va pas de soi. Alors que Piotr Rawicz que admettait comme « juives » non seulement les œuvres où l'on peut déceler une sorte de noyau ethnique ou folklo— rique indicateur de judéité mais œlles aussi dont l'auteur comme Simone Weil thématisent le refus du ju— daïsme ou la fuite devant le judaïsme, Anna Langfus dé— clarait avec netteté : « Il y a la langue et il y a Dieu. Tant que ces deux éléments seront absents, je ne ‘crois pas qu'on puisse vraiment dire : voilà une littérature juive. » Moins afi’irmatif, Arnold Maude] arlait, non de Dieu et de langue, mais de culture et e religion ou tout au moins d'une œrtaine religiosité, tandis que, pour Albert Memmi, la littérature juive ne peut se définir que par la condition juive qui, « positive ou négative, est à la fois ce qui est commun aux Juifs et ce ui les différencie des autres. Serait donc un écrivain j ‘ tout écrivain qui exprimerait la condition juive [...] à travers les coutumes et les pro— blèmes du peuple parmi lequel il vit. Ou encore, une œuvre juive serait une œuvre qui rendrait compte de la judéité de son auteur“ ». _ Ces définitions ont des points communs : elles peuvent
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lancrus, Arnold Mmmg.chärd ann&mss, Albert Anna tr acquelme MESNIL—… wma, «« 'est—œ ne la lit…juive », Les Nouveaux Cahiers, mai—juillet 1965, 2. 1.
ne
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s'mboîter les unes dans les autres à la façon de œrcles
concentriques de plus en plus tits, mais chacune rejette ouspécifieœmme«nonj ‘ »œquin'estpasinscfit les dans sa circonférence. Elles sont assez hétérogènes unes ne tenant compte que de l'œuvre même, les autres de l'auteur, de sa « condition a et de sa relation à autrui. ou pas du tout Elles n'imphquent qu'inddemment le public auquel l'œuvre s’adresse. Elles se fondent sur la présenœ ou l'absence de certains thèmes l'œuvre envisagée plutôt que sur la configuration ou l'agencement de ces thèmes. On pourrait prolonger ce débat qui eut lieu, notons— le, à une époque où lon parlait beaucoup moins qu’au— jourd'hui de littérature juive, une époque toute proche et qui est déjà une sorte de préhistoire en interrogeant moment eut, en 1966, qui parution de au une œuvre sa un grand retentissement aux Etats—Unis, The Fixer de Bertraduit en français sous le titre L'Homme garÊ£äalamud, e Bernard Malamud jouit d'une grande réputation aux Etats—Unis, où il va de soi qu'il est un « écrivain juif *. non seulement à cause des thèmes qu’il a faits siens, mais parce qu’il a créé une manière d'éc‘rire l’anglais où les intonations, la syntaxe et le sémantisme du yiddish se ou deviner”. _ ’ _ et A New Life (1957) es eux romans, The Assistant (1961), ses recueils de nouvelles, The Magic Barrel (1958) et Idiots First (1962), ont, de œ point de vue, solidement établi sa réputation, bien ne sa première œuvre, The Natural (1952) ne l'histoire 'un'jmieur de base—ball et soit pas un roman juif, quedans A New Life la seule apparente marque juive du protagoniste soit son nom : S. Levin ou Sam Levin. The Fixer décrit le calvaire d‘un Juif russe accusé d'avoir commis un meurtre ‘rituel'. Ce, thème, à première vue, devrait suffire pour,q‘ue l’on classe le roman comme « roman °uif‘». Pourtant, une œuvre de fiction relatant certains é ément's de l'affaire Beilis, telléqu'élle Se déroulé en Russie, entre 1911 et 1913, sous le règne. de Nicolas II,
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sur «l'hommede kiev»
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pourrait fort bien n'être pas une œuvre juive mais di— un roman historique sur la collusion entre le pou— sons voir politique et le pouvoir judiciaire avant la Révolution d'Octobre. Et il est de fait que The Fixer s’apparente, par œrtains côtés, au roman historique traditionnel puisqu'il évoque, non sans efficacité, un monde disparu, mais qui avait existé cinquante ans avant sa rédaction. Le sujet d'un livre, à lui seul, ne saurait donc suffire à lui donner une marque « juive ». Peut—être pourrait—on alors, négligeant l'univers repré— senté dans le roman, s'attacher à la relation entre le per— sonnage et le narrateur : en disant que l‘ensemble. des événements décrits n'existent our nous ue dans la me— sure où le personnage princip , Yakov Bo , en a lui—même connaissanœ, et que nous sommes amenés, pas à pas, à faire avec lui ses découvertes ou connaître ses souffrances sans que l'auteur apparemment intervienne de façon di— recte pour nous fournir une explication dont le protago— niste ne dis serait pas en disant œla, nous établirions aut sans cesse adopter le point de vue du pro— qu'il nous tagoniste, car il est le seul à assurer la continuité du récit, à être dans chaque chapitre, à nous imposer l'angle e vision dans lequel chaque événement se pré— sente. Or, le protagoniste est défini comme juif. Aurons— nous alors, nécessairement, un roman juif ? Peut—être. On pourrait cependant imaginer une œuvre répondant aux caractéristiques précédentes et que nous hésiterions à qua— à supposer, bien sûr, qu'une lifier d'œuvre « juive » telle ualification ait un sens. Ici doivent intervenir, en nature des définitions imposées à la « judéité » efiet, du protagoniste ; la façon dont elles se rattachent à une tradition c'est—à-dire à un ensemble d'écrits que le texte peut n'évoquer que de façon partielle, latérale ou indi— recte ou à un ensemble d'expériences vécues par le grou— pc et par œ groupe seulement ; la « forme » de la sélec— tion opérée dans la tradition et dans l’expérience ; et enfin, chose beaucoup plus indéfinissable ou plus relative à la « lecture » nécessairement orientée de tel ou tel individu, la manière dont tous ces éléments se combinent en un ré— seau symbolique qui permettra au lecteur juif de se re— connaître, de se comprendre dans l'œuvre et dans le monde
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univers symbolique, ses discours idéologiques, les motiva— sont les instruments essentiels tions des personnages de œtte reconnaissanœ et de œtte compréhension. Cela dit, nous venons de parler du « lecteur juif » comme s’il s‘agissait d'une entité précisément définie ou d'un monolithe : mais nous savons bien qu’il n'en est rien, et qu'aucune définition précise du « lecteur juif » n'est possible, pas plus, d'ailleurs, qu’aucune définition du « Juif » (comme on l'a bien vu lorsqu’il s'est agi de déterminer qui aurait le droit d’immigrer en Israël en vertu de la Loi du Retour, et qu’il fallut se satisfaire d'une absenœ de définition ou, œ qui revient au même, d'une définition arbitraire). De sorte qu'il semble bien que œtte uête de la ‘udéité du roman juif s’annonœ, sinon vaine, et devant néœssairement être poursuivie u moins œ qui devrait à la fois nous réjouir (car sans œsse pourquoi faudrait-il que le Juif soit plus facilement définissable ue l'homme tout court) et nous affliger : la poursuite de définition est une erranœ où l’on s'essoufile, et œtte erranœ et œt exil nous dévoilent soudain la pré— carité de notre condition particulière, et la vérité de notre condition d'homme. Serait juif alors œlui dont l'histoire collective est telle qu'elle le plaœ en position de ne pas être œ que les autres croient être dans leur acharnement à s'affirmer autres qu’ils ne sont, alors que leur vérité est œ même exil et cette même erranœ : tout homme est juif, mais au Juif seul il n'est pas permis de l'oublier. « Il n'est pas rmis... » : dans cette tournure imperson— nelle qui vient 'être utilisée se glisse l'histoire concrète et la volonté obscure ou consciente des Juifs — une his— toire et des volontés dont la totalisation est impossible, et dont la mémorisation ne sera jamais que fragmentaire. De sorte que la reconnaissanœ ou la détermination de la 'udéité d'un roman juif vient de se déplaœr du roman ui—même à son lecteur œs deux fragments exorbités d'une chaine mémorielle et historique dont les éléments sont tous, et toujours, recomposables à volonté. Comme si œ qui précède était encore trop simple, il faut y ajouter ceci : écrit dans une langue autre que les langues juives évoquées tout à l'heure, le roman se donne, par définition et par contrainte, un public à la fois juif et non juif. Il aura ainsi une double visée, ou plus préci— sément, une double visée deux fois répétée. S'adressant
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sur «l'hommede kieva en effet à un grand public (disons : l'ensemble des lecteurs de langue française) et à un petit public (disons : l’ensem— ble des lecteurs juifs de langue française), il ne urra ignorer le fait que le petit public est lui—même doub ement sollicité (comme Français et comme Juif), car le Juif de la Diaspora est doublement enraciné et que, lui écrivant, on lui écrit double. Au surplus, ni le petit ensemble ni le ne sont homogènes il y a les divisions sociales, les
grand amilles
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spirituelles et idéologiques, les particularismæ régionaux... œ qui permet de dire qu'une œuvre « juive », comme toute autre, mais de façon plus visible que toute autre, aura une visée plurielle et des entrées mul— tiples ; œ qu'elle pourrait comporter de « juif :sera moins une somme d'éléments que l’on pourrait recenser ou dé— nombrer qu'une configuration d'éléments (dont œrtains pourraient être annulés par le lequel efiaœ ou déplaœ la s ificité des marques e 'ques) ; et la des— cription ou 'organisation de ces éléments par le lecteur ou le critique sera aussi arbitraire et aussi hasardeuse que œlle dont L‘Homme de Kiev va tout de suite être le pré—
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tem&sxll
texte.
En avril 1911, Yakov Bok voit une foule se précipiter en direction des grottes du ravin. Vey is mir, songe—t—il. Le contremaitre Proshko refuse de lui parler. Une vieille femme lui dit qu’il s’agit du meurtre d'un enfant. Le len— demain, il apprend par le journal « qu’à une verste et demie de la briqueterie deux garçons de quinze ans, Kazimir Selianov et Ivan Shestinsky, avaient découvert dans une grotte humide du ravin le corps d'un jeune garçon assas— siné, Zhenia Golov, âgé de 12 ans. Celui—ci était mort depuis plus d'une semaine et son corps criblé de coups de couteau avait été saigné à blanc ». Après l'enterrement, le charretier Richter distribue les tracts signés des Centuries noires où figure leur emblème, l'aigle impérial bicéphaIe souligné par la devise : DÉLIVRBZ LA RUSSIE DBS mms. Le fait divers est alors interprété : Yakov lit en effet que «desJuifsavaient saignéàmortlegarçonàdæfim 117
religieuses pour recueillir un sang destiné à la fabrication dans la synagogue des matzoth de la Pâque juive ». Yakov trouve la chose ridicule, mais il est inquiet : « La briquete— rie qui l'employait se trouvait dans le quartier de Lukianov— sky où les Juifs avaient interdiction de résider. Or il y habi— tait depuis des mois sous un nom d’emprunt et sans œrtifi— cat de résidenœ. Ilredoutait le pogrom », car son père avait été tué par deux soldats ivres. Et il se souvient d’un vrai pogrom alors qu’il était enfant : un raid cosaque qui dura trois ‘ours pleins. Au matin du quatrième jour, il put voir dans rue « un Juif à barbe noire, une saucisse blanche plantée dans la bouche, gisant en pleine rue sur un tas de plumes msanglzntées tandis que le porc d’un paysan lui dévorait le bras ». Dans L’Homme de Kiev, la narration suit le déroule— ment temporel de l'histoire racontée à l’exœption de la première partie du premier chapitre, de cinq mois posté— rieure au commenœment de l‘histoire, et dont on vient de lire le résumé. Ce bref passage anticipateur nous fait connaître d’emblée l’événement autour duquel tout le livre s'organise et pose que] ues thèmes essentiels : nous appre— nous quel est le lieu habitation de Yakov, son lieu de travail et la nature de son emploi, œ qui connote d'emblée la ségrégation et la transgression. L'expression yiddish ren— voie à sa judéité et indique qu'il ne s'agit pas d'un Juif dénationalisé. L‘événement auquel il sera lié la mort d'un enfant —. est d'abord présenté sous la forme d'un fait divers, uis le thème politique et antisémite est intro— aux « Centuries noires » (groupe po— duit : c'est gromiste d'extrêmedroite) et l'accusation de meurtre rituel. La contre-interprétation de Yakov (le « ridicule » de la chose) et son jugement sur l'accusation sont immé— diatement suivis d’informations qui rendent dérisoire œtte opinion subjective : il vit sous un nom d’emprunt, en situation illégale, dissimulant son « être juif ». ou sa ju— déité. Une référenœ historique (l’évocation d’un pc m) est traitée de telle sorte que les motifs de la et du sang (la castration du vieillard) font partie de la description, en même temps qu'un ensemble d’inversions plus complexes : le bras du vieillard est dévoré par un porc (dont il est interdit aux Juifs de consommer la viande); les Juifs sont accusés de consommer du sang
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l’allusion
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sur « l'homme de kiev »
humain (aprés l'avoir versé et recueilli), pour la fété:de Pâques, alors que la consommation 'symbolique du sang est un rite chrétien, et pour œtte violenœ qu’ils n'ont pas commise et qui leur est interdite, comme toute violenœ en Diaspora, la violence sera exercée contre eux, leur sang versé, leur corps « blanchi » comme celui de l'enfant « saigné à blanc D. '
Cette entrée en matière est le programme thématique, symboli ue, rhétorique et événementiel du récit qui va suivre. ès la seconde page, nous avons un retour en arrière ou un nouveau départ —-— qui se situe cinq mois lus tôt. La narration sera dès lors linéaire : au chapitre I, conversation de Yakov avec son beau—père Shmuel, le départ de Yakov à destination de Kiev, son voyage pica— resque et sa traversée du Dniepr. Au chapitre II, son arrivée à Kiev, son installation dans un misérable quartier juif, les circonstanœs qui l'amènent à acœpter un travail offert par un Russe membre des Centuriœ noires et à devenir le gérant de la briqueterie dont œ Russe, Nicobfi Maximowîtch Lebedev, est propriétaire. La fille de Lebedev lui fait des avanœs (qu'il repousse) et l'incite à accepter.
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Il s'installe dans la dissirnulation et dans un confort qu'il n'a jamais connu. Sa crainte d'être découvert est constanœ. Il se fait des ennemis dans la briqueterie (Proshko, qui vole des briques avec la complicité du charretier Richter), il abrite clandestinement un vieux hassid blessé qui laisse dans sa chambre des miettes de matzoth. Apprenant la mort de l'enfant et l'accusation du meurtre rituel (c'est à œ moment que la narration. rejoint les événements dé— crits au début du roman), il songe à fuir : trop tard,-dn vient l'arrêter. _déCrit l'inËLe reste du livre quelque 250 pages et truction de l'affaire le calvaire de Yakov en prison. Tout est mis en œuvre par le pouvoir tsariste pour l’amener . à signer une confession le dossier de l’accusation n'est pas solide —, mais Yakov trouve la forœ néœssairè pour résister aux mauvais traitements et aux diverses tentations auxquels il est soumis. Il surmonte également son déses— poir : le juge d’instruction Bibikov, un libéral qui refuse de faire le jeu du ministre de la Justice et d’endosser l'accu— sation nourrit l'es ranœ de Yakov. Mais il est lui—méme porte de la-œllule de Yakov reste arrêté. Une nuit,
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« accidentellement » ouverte, et il lui est permis de
décou—
vrir Bibikov pendu dans un cachot. Plus tard, Kogm est tué sous les gardien qui fait preuve d'humanité j oint de la prison. Yakov yeux de Yakov par le directeur—ad est pourtant amené enfin vers Et pas. qu'il ne cède tandis son procès, c'est en homme méæmorphosé par l'épreuve qu'il apparaît aux yeux de tous. Il 0pte pour la violenœ et, au terme d'une solitude en rêve, il abat le tsar presque totale, il entend la foule juive et non juive le saluer
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en criant son nom.
Cette métamorphose, comment s'accompüt—efle ?
Au départ du stettel, Yakov est un shlemil, c'est—à—dire un traditionnel de la vie et du folklore juif l’Est : un homme à qui rien ne réussit, un de lEurope (trickster) décepteur inversé‘. « C'est bien ma veine [...]. Comment dit—on déjà ? Si je vendais des bougies, le soleil ne se coucherait jamais. » Il a eu une enfanœ misérable. Son mariage a été un échec : il n'a pas en d'enfants de sa femme Raisl, qui l'a quitté pour un gay après cinq ans de mariage. Et selon le Talmud, un mari sans enfant est un homme « vivant mais mort ». (Dans la prison, il apprendra, de sa femme qui a été enœinte de l'autre. que la stérilité est de son fait à lui.) Allons, Raisl « avait misé sur le mauvais cheval ». « J'ai été floué dès le départ », dit—il à son beau—père Shmuel. « Le stettel est une pri— son [...]. Il tombe en poussière et les Juifs tombent en poussière à l'intérieur. » Et voilà donc Yakov sur la route, avec une mauvaise charrette tirée par un mauvais cheval un cheval qui lui ressemble. Shlemil, il l'est toujours dans œ parcours picaresque qui le conduit à Kiev : le cheval hésite et refuse d’avanœr. Une roue de la charrette se casse et il doit cheminer sur trois roues seulement. Une autre roue se casse ; alors il laisse la la charrette et monte à califourchon sur le cheval lequel sera lui—même e du abandonné au passeur pour payer le prix du p Dniepr. Au cours de la traversée, le passeur tient un émœ
personnag:
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évoque également cet The Fixer 4. Le titre du roman aspect du personnage. Un « fixer », en effet, n'est pas seulement— un réparateur ou un bricoleur professionnel, mais aussi un inter-
médiaire, un négociateur entre les criminels et la poliœ, quelqu‘un qui surgit dans les situations difficiles. . '
120
sur «l‘hommede kiev»
discours anfisänite : Yakov laisse tomber dans l'eau du fleuve le sac contenant les phylactères que Shmuel lui a remis avant son départ. L'un des thèmes annoncés, l’aban— don progressif de l'univers uif traditionnel, est ainsi décontraint , et non dans la veloppé. Cela se fait sous hnnière flamboyante d'une découverte de la modernité. Cela se fait dans la crainte : le cheval ui regimbe, les roues qui se brisent, les difficultés à franc °r les obstacles dénotent la rétiœnœ à quitter l'univers juif traditionnel. Dans œtte assompfion libératriœ, Malamud inscrit ironi— quement les marques de la fuite et de l'inauthenticité. Yakov s'est donc partiellement d uillé de œ qu'il était. Il arrive à Kiev. Maintenant, M ud thémafise la dissimulation de l'être juif. Yakov ne donne pas son vrai nom à Son employeur Lebedev; à la briqueterie, il passe pour non—juif ; quand il prête secours au vieux hassid et l'introduit clandestinement dans sa chambre, il rêve « qu'il avait rencontré le hassid dans le cimetière. Le hassid lui avait demandé : Pourquoi vous cachez—vous ici ? et le réparateur lui avait flanqué un coup de marteau sur la tête. Terrible cauchemar ». Et révélateur : la dissimulation de l'être juif conduit non seulement au reniement de soi, mais aussi à la violenœ contre les siens, au désir de se défaire d'eux pour achever la défaite de soi. Cette dissirnu— lation, pour Yakov, prend fin au moment où on l'arrête le meurtre de l'enfant : « Le réparateur avoua d'em— lée qu'il était juif. Par ailleurs, il était innoœnt. » Tel est le point de départ de Yakov. Son point d'arri— vée. au terme de la longue nuit passée en prison, sera la sortie définitive du stettel, les retrouvailles avec les siens et avec le monde. Les trois tentations qu'il repoussé en prison sont comme les étapes de œtte métamorphose. D’abord, après neuf mois d'incarcération,le procureur cherche à lui faire croire que les preuves rassemblées contre lui sont si acca— Nantes qu'il ne pourra pas gagner son procès. Qu’il signe
—
gour
donc un aveu
« reconnaissant qu'il a ‘commis. ce crime à
son corps défendant, sous l'influenœ de la clique juive ». En échange, la liberté lui sera offerte. Yakov refuse. mais se choisis— Choisissant les siens contre lui-même sant aussi lui—même il reste fidèle. Il rejette la tentation de.uahir. Puis il rejette la tentation de se convertir : un
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121
-… m
‘eune pape. yant tu ris qu'il lit des pages du Nouveau œtament, lui devenir chrétien. Alors « vos geô— liers seront contraints de reconsidérer leurs accusations et finalement de vous libérer comme l'un de nos frères ». Pour toute réponse, Yakov, qui n'est plus croyant, se draps majestueusement dans son châle de prières. Enfin gr✠et à une à lattitude relativement amicale de Kogin « qui va jusqu'au bout de la citation de l’Evangile : Celui sonfiranœ sera sauvé », il rejette aussi la tentation du sui— mais par une série de réflexions qui retournent cide subtilement le sens de la citation : « Si Dieu n'est pas homme, Yakov a le devoir de l'être. Il lui faut donc tenir coûte que coûte jusqu'au procès... », et œla, pour que sa qu'elle serve aux souffranœ serve à quelque chose siens, qu'elle serve à Shmuel son beau—père. C’est au tenue de œ passage qu'il a son premier mou— vement de révolte contre l’Etat russe, qu’il émerge à la conscience politique et a la conscience de l'histoire.
ofl‘reï
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Car l'évolution, ou la métamorphose, de Yakov n'est pas seulement décrite en termes de fidélité retrouvée vis—à—vis d'un groupe spécifique. Malamud s'efiorce de montrer que la véritable fidélité aux origines n'est pas dans l'imitation servile des traditions, mais dans une atti— tude plus complexe et plus active, qui nécessite que l'on assume la situation du groupe dans l'histoire. Imiter des comportements traditionnels ou les fuir individuellement, c'est l'attitude du shiemil. Adopter des idées sur la liberté se libérer par la contemplation ou par une lecture orientée de Spinoza (auteur que Yakov connaît bien) ne modifie pas la situation de l’individu ni œlle du groupe. « Que dit Spinoza... ? Que le propre de l’Etat est d'assurer la paix et la sécurité de chacun pour lui permettre d’ac— complir son labeur quotidien... Mais l'Etat russe refuse à Yakov Bok la justiœ la plus élémentaire, tandis que, pour montrer sa crainte et son mépris du genre humain, il l'en— chaine au mur comme une bête. » Au départ, la liberté, pour Yakov, est abstraite et œnæmplaüve, comme il le dit au juge Bibikov, qui écoute avec sympathie et sœpticisme : ' —
—-
'
La liberté est dans votre pensée, Votre “Honneur, —si votre pensée est Dieu. A condition de croire en ce genre '
122
sur «l'hommede kiev»
de Dieu, a condition de le raisonner. C'est… si un homme volait par—dessus sa propre tête sur les ailes de la raison, ou quelque chose comme ça. En vous unisth à l'univers, vous oubliez vos propres soucis. Croyez—vous qu'on puisse être libre de cette façon ? Jusqu'à un certain point, soupira Yakov. Ça paraît beau, mais mon expérience est limitée. Je n'ai guère vécu en dehors des petites villes.
——-—
Le magistrat sourit. Yakov grimaça un sourire mais, effrayé de son audace, se reprit. Est—ce que selon vous cette liberté que vous venez être de me décrire est la vraie liberté, ou bien ne vraiment libre sans l'être aussi politiquemen ?
—
tpeut—on
”Bien entendu, la question de Bibikov trouve sa réponse dans la situation même de Yakov emprisonné, et qui bien— tôt se rend compte que l’histoire s'est lancée à ses trousses, qu'elle l'a rejoint, qu'elle le prive justement de liberté :
Etre né juif, cela signifiait être soumis aux atteintes de l'histoire, ses pires erreurs incluses. Hasard et histoire avaient impliqué Yakov Bok d'une manière qu‘il n'aurait jamais crue possible. Implication en quelque sorte imper— sa détresse et sa sonnelle mais dont les conséquences souffrance ne l'étaient pas. Sa souffrance était person— nelle, atroce et peut—être même éternelle. - Il se sentait pris au piège, abandonné et réduit & l’im— puissance après avoir disparu du monde, sans que per— sonne le sût qu'il pût qualifier d'ami.
—
—
Ainsi, il ne sufiit pas de rêver sa liberté, il faut la créer par la politique au moyen d'actes politiques, il faut et l’impuis— retrouver à Quant liberté. a la solitude pour sanœ, œ sont peut—être des illusions. C'est l'avocat Os trovsky qui révèle œla à Yakov au dernier chapitre du livre : le destin de Yakov, vécu subj ectivement, est atroœ et absurde. Mais il doit avoir la forœ de comprendre la situation générale :
!passer
5. L'Homme de Kiev, p. 77. 6. Ibid., p. 149.
123
—
Les formations réactionnaires Union du peuple russe, Association de l'Aigle bicéphale, Union de l'Archange Mi— chel se sont apposées aux mouvements ouvriers et pa sans, au libéralisme, au socialisme, à toute espèce de r orme et, cela va de soi, à l'ennemi commun : les Juifs. [...] Et à seule fin de distraire l'attention populaire des violations constantes de la constitution, ils attisent un na— tionalisme dirigé contre tous les Russes non orthodoxes. Ils persécutent l'ensemble des minorités : polonaise, fin— noise, allemande et la nôtre, surtout la nôtre. Ils détour— nent le mécontentement populaire vers les ]uifs‘. La Douma impériale discutait une fois de plus s'il fallait ou non abolir les zones de résidence juives quand, en pleine crise de colère des Cent-Noirs, on découvre un beau jour dans une grotte le cadavre d'un enfant chrétien, et du même coup la possibilité de faire entrer Yakov Bok en scène [...] Mais ne vous désolez pas trop, si ce n'était vous, c'en serait un autre. Pour sûr. Un autre semblable a moi. J'y ai longue-
—
-—
ment
réfléchi.
Tel est — Ostrov$ky‘.
votre
lot au sein de' l'histoire, conclut
Ainsi Yakov, après avoir connu la servitude et l'alié— nation, découvre que $a liberté passe par la liberté de tous, et que œtte liberté générale ne peut être acquise qu’au prix d'une lutte individuelle, douloureuse, qui requiert non seulement du courage mais une assiette morale exœp— tionnelle et une profonde fidélité. Défini comme juif, Yakov rejoint les autres hommes. Après avoir répudié l'usage de la violenœ, il l'assume, tout au moins dans son rêve, alors ne la « voiture bringuebalante » le mène à la salle d'au— 1enœ : .
'
Pour ce qui est de l'histoire, songèa Yakov, il existe des môyens de renverser la vapeur. Ce que le tsar mérite, c'est une balle dans le ventre. Plutôt lui que“ nous. La roue arrière gauche paraissait avariée. Une chose que j'aurai ap rise, songea—t—il, c’est que per— sonne ne peut se permettre 'être apolitique, et surtout pas 7. Ibid., p. 295. 8. Ibid., p. 296.
124
sur «l'hommde ki0v» un Juif. Impossible d'être.juif et apolitique, c'est clair. On ne peut rester assis à se laisser t uülement détruire. Puis il songea : la où l’on ne se at pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza ? Si l’Etat agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites! Vive la révolution!
Vive la liberté!
Sans se renier, Yakov adopte les idées nouvelles sous le couvert de Spinoza. Il s’identifie à ceux que la tyrannie du tsar écrase, aux ouvriers et aux paysans, aux autres minorités. Et la discrète ironie de Malamud se manifeste encore dans œtte apothéose l'une des roues de la, voi— ture paraît avariée car Malamud connait œ que l'avenir réserve au rêve exalté de Yakov, tandis que le personnage ne peut évidemment le savoir ni le dire...
—
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A côté de la narration poprement dite et des longs débats idéologiques que nous venons de voir sous une forme simplifiée narration et débats ui établissent à la fois une problématique juive et une pro lématique à pré— tentions universelles, il a également, dans L'Homme de à la mutilation, à la castration Kiev, la série de motifs et au sang. Les corps mutflés sont évoqués our faire sentir la férocité de l'espaœ historique où évo ue Yakov et la situation de contrainte où se trouvaient les Juifs. On peut également les signes de l’impuissanœ et de la stéri— °té. Ces images sont nombreuses : il y a le vieillard castré du pr emrer chapitre, le rêve meurtrier du passeur sur le Dniepr :
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llés
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{voir
Quand les cloches des églises se mettront :) sonner on marchera tous sur le quartier zhid facile à trouver pour les extirper de leurs cachettes : vu sa puanteur eniers, caves, trous de rats ou autres, leur écrabouiller a cervelle, percer leurs boyaux farcis de harengs, faire sauter leurs nez pleins de morve”...
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'
9. Ibid. p. 320.
10. Ibid., p. 31.
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LadaflucflondeflovgomdwlvanleTærifle,où « au bout de cinq semaines, soixante mille corps mutilæ, déchirée, mis en pièces gisaient dans les rues pestilen— tielles :. Il y a le cauchemar où Yakov intérierise laccusation de meurtre rituel et se voit tuant l'enfant :
a une
brusque impulsion, il s'était jeté sur lui pour l‘étrangler,‘ après quoi, tandis que l‘enfant. encore agité de soubresauts, gisait sur le sol, aidé de Proshko, il lui avait porté treize coups de couteau en pleine poitrine, recueülant cinq litres d’un sang rouge vif“.
Cédant
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Ou encore, au moment où il soupçonne avec rai— qu'on cherche à l'empoisonner, Yakov se voit, avec son victime du même genre de violenœ : famille, sa
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Payant sur une route défoncée avec un bras, un œil, les testicules en moins :Ibisl étendue sur le sable après avoir été férocement violée, son ventre stérile vidé de ses tripes: Shmuel, son corps écartelé et broyé pendu à une et
fenêtre“.
Ces images, caractéristiques des œuvres où apparaît un pharmakos, c'est—à—dire un bouc émissaire, rejoignent tou— tes celles qui évoquent, sous diverses formes, le sang. Malamud précise soigneusement qu'il est interdit aux Juifs œ qui rend absurde l'accusation de de le consommer meurtre rituel -— et que les prêtres chrétiens, en revanche, le consomment symboliquement pendant la messe. Le père Anastase rappelle pour les lecteurs et pour la foule réunie après le meurtre les raisons pour lesquelles les sont Juifs en avides :
— — —
Le meurtre rituel a pour but de reconstituer la cru— — cifixion de notre bien—aimé Seigneur. Le meurtre d'enfants
chrétiens et la distribution aux Juifs de leur sang symbo— lisent l'éternelle hostilité de ces gens” à l'égard de la chré— tienté, car, en tuant un enfantchrétien innocent, ils renou— vellent le martyre du Christ”. 11. Ibid., p. mo. 12. Ibid., p. 191. 13. Ibid., p. 128.
126
sur «l'homme de kiev»
Durant la I_’dque, par le sang chrétien contenu dans nourriture, leur tls consomment encore le corps supplicié du Christ vivant“.
Yakov tente de réfuter l'accusation, en faisant valoir l'interdit pesant sur la consommation du sang est si ort chez les Juifs que sa pr0pre femme « a jeté plus d’un œuf à la chèvre parœ qu il avait sur le jaune une infime tache de sang », et œla malgré leur misère. A œtte réfu— tation discursive, s’ajcute la réfutation narrative : Yakov refuse, parœ qu'elle a ses règles, de faire l'amour avec Zina Lebedev qui s'offre à lui. Et la légende médiévale, qu’on lui rapporte, selon laquelle les hommes juifs avaient des menstruations, il l‘élabore en un cauchemar où _ se mêlent les accusations passées et les persécutions présentes :
que
Les jours passaient tandis que les officiels russes atten— daient impatiemment les débuts de sa menstruæion. Gru— beshov et le général consultaient souvent le calendrier. Ils menaçaient, si rien ne se déclenchait sous peu, de lui aspi— rer le sang par le pénis avec un appareil construit à cet effet, lequel consistait en une pompe métallique dotée d’un compteur rouge indiquant la quantité du sang prélevé. Mais cela n'était pas sans danger car l’instrument se dé— traquait facilement et risquait alors de vider le corps de e exclusif des pénis son sang. Il avait été conçu à l' qui juifs, seuls pouvaient s'y
adaptefi'.
Ily a également l’interprétation rationaliste de Bibikov qui rappelle que les premiers chrétiens furent l'obj et d'ac— cusations semblables. C’est enfin Yakov lui—même qui s'exclame:
L’Ancien Testament nous interdit formellement de nous
nourrir de sang... En revanche, que faut—il penser de ceci : « En vérité, en vérité, je vous le dis : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous-même. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est véritable— l4. Ibid., p. 130. 15. Ibid., p. 134.
127
ment une nourriture, et mon sang véritablement un breu— vage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang de—
meureenmoietmoienlw“..
multiplier les exemples : le sang est évoqué Pourrait plus d une cinquantaine de fois dans l'œuvre, et ces évo— On
cations forment un système ui permet de signifier l'oppo— sition entre deux groupes ; d'unifier des énonc& rituels, juridiques et historiques ; de rattacher l’événement central à toute la série de meurtres rituels dont furent accusés les Juifs, et, avant eux, les chrétiens des premiers siècles, c'est-à—dire à un hors-texte fait de récits dont le plus connu, dans les pays de langue anglaise, est œlui rap— porté par Chauœr dans les Contes de Canterbury et dont quelques lignes figurent en exergue au roman :
religieux
——
0 jeune Hu h de L ln égorgé toi aussi its, comme on le sait, Par des Jui s Puisqu’il y a de cela fort peu de temps —Prie pour nous, pécheurs inconstants“...
Une autre particularité de œ système est que toute l'accusation a consisté à reporter contre Yakov des méfaits dont d‘autres étaient responsables : Zina Lebedev l'accuse de tentative de viol, Proshko de détournement ; de Maria Golov la mère du garçon assassiné
—
—
16. Ibid., p. 223. 17. Par des Juifs maudits, et non avec, comme l'écrivent les traducteurs de la version française. Ra pelons que Justin Martyr, dans sa seconde Apologie (ch. XII) d fend la communauté chré— tienne contre l’accusatron de meurtre rituel. Minucius Félix, Tertullien, Origène abordent le sujet et réfutent l'accusation selon la elle l’Eucharistie suppose un sacrifice humain. Le premier cas de meurtre rituel retenu contre les Juifs semble être celui de William de Norwich (1144), un enfant chrétien assassiné à Pâques en dérision, disait—on, de la Passion. C’est au siècle suivant ue l’on commença à affirmer que le sang était utilisé par les uifs dans la confection du pain azyme utilisé pour la Pâque juive. Les exemples classiques sont : Hugh de Lincoln (1255), que men— tionne Chauœr dans le « Conte de la Prieure » (consacré à un récit du même genre), Simon de Trent (1475), l‘affaire de Damas 1840) et l'affaire Beilis (1911-1913) dont s'est inspiré Malamud. otons que le « Conte de la Prieure:a été composé entre 1386 et les Juifs avaient été expulser d'Angleterre en 1290 1400, alors I“. par Edouar
mÏdiéval
«âne
128
sur «l'hamnæda hifi!» meurtre, alors qu'elle est complice elle—même de l'assassi— nat ; et les chrétiens, de consommer du sang pour Pâques,
alors que c‘est œtte consommation même qui les fait chrétiens. Les images et les méta hores rejoignent les s l’image du bouc données narratives et convergent et qui, émissaire métaphoriquement, est littéralement amené dans œ roman à endosser (jusqu’à s’en tenir sub— jectivement ou inconsciemment coupable) les délits com— mis par d’autres, œpendant que sa communauté est, à travers lui, collectivement accusée de son prétendu crime. Enfin, l'auteur prend soin de montrer également comment le mythe est utilisé par une volonté politique précise. L'avocat Ostrovsky déclare : Votre
affaire
est intimement
liée aux frustrations ré—
cemment subies par la Russie. La guerre russo—japonaise, inutile de vous le dire, fut un terrible désastre qui entraîna
la révolution de 1905, d’ailleurs inévitable. « La guerre, comme dit Marx, est la locomotive de l’histoire. » Ce fut une bonne chose pour la Russie, mais une mauvaise pour les Juifs. Le gouvernement, comme d'habitude, re eta sur nous la responsabilité de ses malheurs, et moins e vingt— quatre heures après la publication des réformes consenties par le tsar, trois cents villes étaient simultanément le théâtre de terribles pogrom“.
On voit ainsi comment le livre se cherche un public à la fois juif et non juif, et se cherche, à l‘intérieur de œs deux ensembles, des lecteurs différents. Sur le plan géné— ral, il y a, par exemple, l’éventail politique des libéraux (Bibikov) ; des radicaux au sens américain du terme (Os— trovsky) et des réactionnaires. Sur le plan juif, il y a l’éven— tail des définitions larges ou étroites : les religieux, avec Shmuel et le hassid, le « Juif de naissanœ et de nationa— lité” » u'est Yakov lui—même, et le Juif déjuda‘isé qu'est Ostrovs . Malgré œrtaines restrictions ironiques, le ro— man véhicule une idéologie progressiste : les motifs de en procès sont suborl'innocenœ bafouée et de 1110 donnés, car ils figurent dont Yakov sort victo— tous. rieux aux yeux de non Juifs, en ayant su Juifs
l’épreuv?
18. L’Homme de Kiev, p. 294. 19. Ibid., p. 85. .
129
gar
rester fidèle à ses origines et a la vérité. Et c'est bien l'organisation, par le choix de ses thèmes, le pu lio américain qu’il postule et dont il inclut les i ées et l’idéa— lisme caractéristique que L‘Homme de Kiev peut être dit àlafois «juif: et «nonjuif»—faisant dériver sa visée générale de ses énoncés les moins généraüsables à l'huma— nité entière.
130
Sur. « Le Dernier des Justes », d’André Schwm-Bart‘
Il ne m'est pas facile de parler de œ livre. D‘abord parce que j'ai souvent discuté avec l'auteur œrtains thè— mes voisins de œux qui y sont évoqués, de sorte ne le souvenir de œs débats se mêle aux réflexions et à 'émotion que le roman fait naître en moi. De plus, je connais une version du livre antérieure à œlle qui a été publiée, et il m'est dès lors difficile de voir le roman comme une chose achevée et définitive, dont la rtée et la signifi— cation viennent de son état actuel et ésormais immuable. de œtte forme cristallisée qui ne sera jamais différente de œ qu’elle est pour le lecteur décoth œ livre comme une brusque révélation. A mes yeux, Le Dernier des Justes gardera toujours des contours. flous, comme s'il pouvait changer encore, subir encore des métamorphoæs. -: A œla s’ajoutent des difficultés qui viennent de son contenu. Par exemple, de la vision du peuple juif qu'il propose une vision 'originale, personnelle et profonde, mais qui ne correspond guère à l’idée que l'on se fait des Juifs en Franœ et qui ne correspond pas à l'idée qu'un grand nombre de Juifs se font d’eux—mêmes. Ainsi, vous qui âpËartenez presque tous à un rameau du judaïsme très ' érent de œlui qui fut détruit en Europe, vous avez sans doute été surpris ou déroutés par la réalité juive ou recréée -— dans œs pages. Il s’en dégage décrite une définition forte des Juifs où peut—être vous ne vous reconnaissez pas entièrement. Pour ma part, je ne dispose pas d'une définition des Juifs aussi assurée et aussi entière que œlle dont le roman fait état —v œ qui ne me permet -
—
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Résumé d'un expdsé fait à l'Union des étudiants
Tunisie, a la fin de 1959.
..
juifs dé
…
131 10
nidehrefuær,nidelacfifiqær,fidel'adopær—,cäa sorte, pris au dépourvu : œpable me laisse, en respecter, mais non d'en parler avec de l‘admirer, la
3;.relque
une conviction entière. Ensuite, il y a ma relation avec vous. Le roman décrit certains aspects du nazisme, et tous œux qui ont connu la guerre en Europe savent comme il est difficile de parler int dunazümeàdæjamægæsmæqüc'ætun ' d'histoire, et non une expérience directement ou in ec— tement vécue. Il est même difficile d'en parler entre adultes, entre gens qui ont une vue passionnelle sur la et comment ne pas avoir une vue passionnelle question question !—, car ils orientent d‘instinct le débat vers sur la ses aspects les plus superficieflement politiques. Bien sou— vent, je fais de même, parœ qu’il est facile de porter un politique et que œla n'engage qu'une partie de 'être. Mais œla n'épuise pas le problème. Le nazisme a des séquelles idéologiques, spirituelles, morales et afiec— tives incalculables : nous sommes tous marqués par œla, comme on l'était peut—être au Moyen Age par la présenœ
—
jugement
dumalou
lalutteœntrelemaI—maisnousne
savons pas c quelle façon nous en sommes mar ués -—, et œla nous fait peur. Nous ne savons pas de que e façon nous en sommes marques parce qu'à cause de œ mal, nos critères et nos valeurs sont en déroute, et que, ne possédant rien qui puisse, de œ fait, nous permettre d'évaluer préci— sément œ qui nous est arrivé, nous nous trouvons en face de l'innommable. Etre en faœ de l‘innommable. œla fait peur. Voici : quelque chose d'afireux est arrivé qui a brisé en nous toute possibilité de mesurer l'horreur. Alors, comment en parler autrement que dans le malaise
l'équivoque ? Enfin, œ roman évoque le destin juif pendant le géno— cide. Ceux qui tentent de penser œla sont pris de vertige, car œla ne se laisse pas penser, œla se dérobe au regard de l'es rit et de l'âme. Je n'ai pas été déporté, mais j'ai 6 près de trois ans dans une organisation qui s'oc— cupait des anciens déportés. Evoquer œla, même après de dix ans, me fait mesurer à quel point je suis capable d'en rien dire autrement que par allusion ou de façon latérale. J'ai sans doute quelques idées (l‘expres— sion de réactions très subjectives) sur les camps ou sur la «plaœ du sang juif dans l'univers», mais on ne peut et
travaill
fins 132
sur «le dernier des justes. vraiment parler de ces choses qu'avec soi—méme, ou bien œrtaines nuits, avec des amis très proches dont on a partagé les espérances ou les expérienœs, les inquiétudes ou les douleurs, lorsque la communion des cœurs se fait facilement et qu'on peut ainsi s'oublier. Dans une cau— serie blique, on ne peut pas faire œla, disons par udeur. donc excuser les hésitations ou les ' va suivre. de ce aut décrire d'abord œrtaines circonstanœs exté— Il rierrres.Alafindelaguerrelæhommæœsont regardée, hébétés et surpris d'être vivants. On n'oubliait pas les morts qu'on avait couru les mêmes. risques du et vécu les mêmes horreurs moins e croyait—on du moins le croyait—on. On ne regardait pas tr0p en arrière. On voulait se persuader que la justiœ et l'histoire s’étaient un moment rencontrées, qu'un mal hideux avait été et donc détruit à jamais, vraiment liquidé. vaincu Ce mal, on le voyait désormais comme a distance c‘était et à soi. étranger parfaitement du soulagement l‘effet On croyait que tout allait changer et donc que les char— niers (dont on ne connaissait pas encore l'étendue) n’au— raient pas été absolument inutiles puisqu'ils auraient au moins servi à la justiœ. Et puis, il eut une lente et Résistanœ et de aflreuse déception. La génération de tous ceux qui avaient cru à la Résistanœ s’échouait sur des poissons morts ou moribonds cherchant le sable quelque flaque pour respirer un peu. Cette déception attei— °t un point culminant quand commença la guerre ide œ qui se passe aujourd'hui est, si l'on peut dire, et, d'autre part, on prenait au—delà de toute déception une vue plus claire du désastre. Les nouvelles arrivaient, les survivants des camps de la mort parlaient, les docu— ments affluaient. On comprenait de mieux en mieux que qu'il ne les ruines n'étaient pas seulement matérielles sufiisait pas de « reconstruire » pour les efiaœr. On com— prenait, au moins confusément, que le desastre avait quel— ue chose d'irrémédiable. Certains individus, désespérant 'une société juste où ils pourraient s’accomplir, se re— pliaient sur eux—mêmes, sur leur famille, leur village, leur nation nous entrons dans l’ère des nations, écrivait Malraux sans pleurer. Et du même coup, ils redevenaient vulnérables au passé, aux souvenirs, aux obsessions du malheur. A toutes œs choses qui avaient été surtout l'apa— nage des Juifs de l’Europe de l'Est après la destruction
msui£sames
VeuüË
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deleurscommumutés.lly eutainsiunmomentoüla des Juifs survivants rejoi— douleur spécifique et gnit le désespoir plus discret et moins irrémédiable de mqüavämtmmhœæon&edehjusüœetde l'histoire. Cette conjonction pouvait s’accomplir parfois en un seul homme, et œ fut le cas d’André Schwarz—Bart. déportés avaient vécu comme bien des Ses parents souvenir immigrés, de la communauté qu’ils Juifs dans le avaient quittée, et son enfanœ avait baigné dans œtte atmosphère -— si particulière qu’il est difficile d'en donner une idée à ceux qui n'en ont pas une expérienœ directe que les Juifs immigrés savent créer autour d'eux dans le pays de leur deuxième exil. Cela dit, avant de songer à écrire un roman sur les Juifs, Schwarz—Bart pensait quelquæ en écrire un sur la classe ouvrière française fragments en furent rédigés — et il avait même essayé de se faireembaucher comme mineur dans la région de lens. Si la situation générale en Franœ et dans le monde avait été différente, Schwarz—Bart n'aurait peut—être pas écrit Le Dernier des Justes —-— au moins sous sa forme actuelle. Il a fallu œtte immense déception (déception que Schwarz—Bart ressentit pleinement, lui qui avait fait la Résistanœ dans les F..TP. et le fait que œ 11’étaient pas seulement des Juifs qui avaient été assassinés, mais tout autrement dit, le ressentiment le domaine yiddish contre un univers qui bafouait la justiœ, le dégoût d’une histoire dont les incompréhensibles soubresautsgrévélaient chaque fois de nouveaux charniers et de nouvelles souf— franœs —, et aussi la destruction totale, non pas d'indi— vidus, mais de communautés unies par des traditions com— munes la destruction d'une civilisation clandestine au cœur même de l’Europe, d'un groupe auquel on refusait letitre de nation mais qui avait tous les caractères d'un nation fractionnée en minorités dispersées et oubliées lors de la distribution des territoires en 1919 —, il fallait que tout œla rejoignit l'efiort d'un écrivain pour que œ roman fût possible.
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sur « le dernier des justes » La première question qui se pose à propos de œtte œuvre est œlle de sa forme. Non pas de son style, dont la qualité est variable sans que œla importe beaucoup, mais de sa structure : c'est-à—dire de œtte curieuse idée qu'a eue l'auteur de commenœr par la légende, de conti— nuer par une chronique semi—légendaire, puis par des scè— nes réalistes à la manière du roman traditionnel, et enfin par des épisodes oniriques ou fantastiques. On accepte œla très facilement, on ne pense à aucun moment que l’auteur, par une sorte de coquetterie formelle dont il est bien entendu innoœnt, ait cherché à mélanger les genres pour faire montre de virtuosité. Cette structure n'est pas séparable de la matière qui s'anirne à travers elle. Comme son titre l’indique, le sujet du roman, c'est la biographie d’Emie Lévy. C’est l'histoire d’un enfant qui, du fait des circonstanœs, de sa propre nature et de son éducation et l'éducation n'a pas seulement sa source dans la famille mais dans œ qui dépasse et englobe la famille : l’entourage, le passé, les croyanœs... —, est amené à prendre certaines attitudes face au malheur et à l'abjection. Ces attitudes, d’où lui viennent—elles ? Si le roman avait été écrit pour un public juif, ou mieux, pour un public de tradition yiddish, bien des choses eussent pu rester impli— cites. Mais le roman s'adresse à un public qui ignore tout entendez, de la véritable histoire des Juifs eu— des Juifs ropéens ou qui n'en connaît qu'une histoire déformée, mutilée et tendancieuse. Pour faire comprendre que le choix et la décision d’Emie Lévy ne.sont pas seulement le geste humanitaire d'un individu mais l’aboutissement d'un enseignement traditionnel et d'une expérienœ inouîe du malheur particulier aux Juifs —, que son refus intégral de la violence, sa douœur exquise, vertigineuse. impos— sible et pourtant si convaincante, les moments où il refuse d'être ce qu’il est et ceux où il se re—saisit, que œla est la quintessence de œ que les Juifs européens avaient de meilleur et de plus vrai, pour faire la preuve par la valeur, la preuve par l’éthique (cette éthique manifestée par un personnage émergeant d'une narration et qui, par consé— quent, donne au lecteur l’illusion de la matérialité, le sentiä ment d’une épaisseur charnelle et d'une réalité vécue), la preuve, donc, que les Juifs ont existé en tant qu'-entité originale et irremplacable en marge de l'histoire, foulée par l'histoire, traînée dans les égouts de l'histoire, dans
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les ergastules de la chrétienté mais opposant à l'histoire œtte incompréhensible obstination, œ refus, œtte résis— tanœ inouïe, comme si toutes œs communautés eussent été suspendues, agrippées à quelque arbre transcendant, à quelque vertu unique, à quelque texte indéchiffrable et évident d'où surgissait l'énigmatique formule informant leur volonté d'être et de durer —, pour faire comprendre de quoi est faite une âme capable de résister à la pire abjection sans perdre son humanité, sans devenir elle— même abjecte ou rampante, oui, pour faire comprendre tout œla, il fallait raconter la longue histoire des humi— liations subies et surmontées par les Juifs, raconter la genèse des valeurs qui leur ont permis de se perpétuer ou qu'ils ont suscitées afin de ne pas disparaître. Si le com— menœment des tribulations d'Emie Lévy remonte au x° siècle, c'est parœ que « nos yeux reçoivent la lumière d'étoiles mortes » et que l'amour dont il fait preuve pour les siens lui a été, si l’on peut dire, transmis. Un public yiddish aurait compris œla, il l'aurait re— connu comme on reconnait l’évidenœ. Mais le public chré— tien et français — catholique et universaliste —, il fallait le lui dire ou le lui montrer. D'ailleurs, le fait d'écrire pour des non Juifs, alors qu’il s'agit, dans œ livre, d'une affaire qui est presque (mais pas exclusivement) une « af— faire intérieure juive » en rend le texte encore plus émou— vant et lui donne son ironie particulière, œ côté sarcas— tique et acide qui a tant frappé les lecteurs. Ce n'est pas seulement, en effet, un chant funèbre et un chant d‘amour, mais aussi un acte d'agression. Dans ses versions anté— rieures, il était surtout un acte d’agression, presque un cri de haine une manière de dire au monde : voyez œ que vous nous avez fait; Et puis, il s'est approfondi, il s'est en quelque sorte élargi à la dimension de son thème. Il à s’est fermement accroché — de manière récessive certains aspects populaires de la culture et de l'histoire des Juifs, et il a opéré un retournement des valeurs chré— tiennes : Dieu n'est pas avec ceux qui pratiquent l'humi— lité, mais avec œux qui sont humiliés —, et qui, plus que les Juifs, l'a été en Europe ? Je ne parlerai pas de l'évo— cation « de l’antique tradition juive des Lamed—waf que œrtains talmudistes font remonter à la sourœ des siècles, aux temps mystérieux du prophète Isaïe », tradition qui veut que le monde repose sur trente—six Justes « que rien
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sur «le dernier des justesne distingue des simples mortels » et qui souvent s'igno— rent eux—mêmes. C'est par elle que le roman commenœ, et il suffit de s'y. reporter. Peut—étre vaut—il mieux montrer comment le « retournement » des valeurs chrétiennes est marqué dans le roman, et œla, au moyen de deux ci—
tations:
...Sais—tu qui était le Christ ? Un simple Juif comme ton père, une sorte de Hasside. Golda eut un doux sourire : Tu te moques, dit—elle. Si, si, crois—moi, et je parie même qu'ils se seraient bien entendus tous les deux, car c’était vraiment un bon Juif, tu sais, dans le genre du Baal Chem Tov : un misé— ricordieux, un doux. Les chrétiens disent qu'ils l'aiment, mais moi je pense qu'ils le détestent sans le savoir; alors ils prennent la croix par l'autre bout, et ils en font une ends, Golda, épée, et ils nous frappent avec! Tu com " étrangement excité, s prennent la s écria—t-il soudain, retournent, et retoument, et croix ils la ils la mon Dieu. [...] terre, et s’il voyait Le pauvre Jésuah, s'il revenait sur que les païens ont fait de lui une épée contre ses frères et ses sœurs, il serait triste, mais triste à n'en plus finir. Et peut—être le voit—il, car on dit que certains Justes restent à la porte du Paradis, qu‘ils ne veulent pas oublier les hommes, qu'ils attendent eux aussi le Messie. Oui, peut— étre le voit—il, qui sait... Tu comprends, Goldelé, c'était un petit Juif de chez nous, un vrai petit Juste, tu sais, ni plus ni moins que... tous nos Justes. Et c’est vrai, ton père et lui se seraient bien entendus. Je les vois tellement bien ensemble, tu sais : Alors, dirait ton père, alors, mon bon rabbi, n'est—ce pas un vrai crève—cœur de voir tout cela? Et l'autre qui se prendrait la barbe, et qui dirait : Mais tu sais bien, mon bon Schmuel, que le cœur juif doit crever bien des nations. C’est pour mille fois pour le plus ça que nous sommes é us, ne le sais—tu pas ? Et ton père ‘ dirait : Oye, oye, si je le sais, si je le sais ? Mais excel— ent rabbi, je ne sais que cela, hélas‘...
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L‘autre extrait se situe un peu plus loin, c'eSt la conversation entre Ernie Lévy et l’infirmier : 1. Le Dernier des Justes, Editions du Seuil, Bris:
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dit—il, enfin, Gribouüle... C’est . — Gribouüle,sommes intelligents n'est—ce Quand c'est bien —-appris, j'avais huitième de il
vrai, nous
souvent autres Français pour rien, votre expression, ? j'ai pas un sang juif, y a un an, que pai commencé par avoir très honte; c'était plus fort que moi, il me semblait que j'avais crucifié Notre—Seigneur, vous comprenez, n'est—ce pas ? J'étais encore de autre côté. Et puis je suis venu ici, et j'ai commencé d'avoir honte du sang qui en moi n'est pas juif. Terrible— ment honte. Je pensais à ces deux mille ans de catéchisme qui ont créé... un terrain... qui ont permis... vous compre— nez, n'est-ce pas ?
zac...
La déchirure du regard s'ouvrit davantage : Deux mille ans de christologie... pranonça—t—il rêveu— sement, comme pour lui—même. Et pourtant c'est absurde, je le sais, mais je crois toujours, et j'aime plus que jamais la personne du Christ. Seulement voilà, ce n'est plus le Christ blond des cathédrales, le glorieux Sauveur mis à mort-par les Juifs. C'est... Désignant l'infirmerie, ilse pencha sur la couche puante d'Emie, et le regard entièrement défait : C'est autre chose, souffla—t—il d'une voix aux in— flexions subitement juives, une pauvre voix d'interné. Puis à la grande surprise d'Emie, des malades voisins, et à la sienne peut—étre, portant ses mains à ses tempes pour retenir ses lunettes, il éclata en sanglots“.
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Ces deux passages permettent de voir comment l'auteur investit son personnage de œrtaines valeurs que le contexte, autant que ses propres attitudes, rendent vraisemblables et vivantes. Mais la polémique —-' ou l'a ssion parfois perçort immergée dans les dialogues se également“ dans où commentaires l'auteur, intervenant en son nombre. de à narration, avec l'objectivité d'une propre, la donne nom chronique, un ton dont l'acidité est extrême. Si son inter— pellation vise en premier lieu les chrétiens, ou plutôt la chrétienté dans la mesure où la civilisation Occidentale est d’abord chrétienne, et qu'y sont également chrétiennes la négation et le meurtre de l'Autre —, elle se spécifie tantôt en direction des nations coupables d’indifiérenœ, et donc
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sur « le dernier des justes »
de complicité par omission avec les responsables du génocide, tantôt, en un bref épisode, en direction de la gauche révolutionnaire, mécaniquement conduite par son idéologie et ses modes d’organisation, et piétinant, par aveuglerrrent et indifférenœ, œ qui ne s’accordait pas à sa musique. C’est l'épisode du jeune homme de Galicie, un personnage que Benjamin, le père d’Emie Lévy, rencontre pendant son court passage à Berlin. Le jeune homme de Galicie, dans la synagogue qui sert d'abri aux réfugiés, raconte : Voilà, ils avaient une manifestation, cette après— -— midi! Non, voyons, pas les Juifs, que voulez—vous que les
Leur nudité, leur faiblesse ? Vous imaginez—vous cela, une armée de petits cœurs étripés et saignants qui défüeraient, une deux, une deux, Unter den Linden ? Hi, hi, vous êtes délicieux et vous le savez,. n'est— ce pas ? sorte Non, reprit—il avec une de fureur contenue; c’étaient les spartakiste5, la faucille et le marteau. Alors, moi, quand je les ai vus avancer dans la rue, tranquille— ment, comme un grand fleuve avance, et... Oh! ce drapeau rouge au—dessus des plus grandes têtes! Je... j'ignore pour— quoi, vraiment '! je me suis élancé au milieu d’eux! Et croyez—moi ou pas, d'abord ils ne m'ont pas reconnu. Je marchais. Je voyais le drapeau devant. C'était drôle... Comprenez—vous ?... J’ai fait trempette une minute, hi, hi, hi! Et puis mon voisin s'est retourné vers moi : Juif, qu'est—ce que tu viens donc foutre ici, il y a des coups à prendre, tu sais ? Lui, il disait ça gaiement, l'air étonné. Mais celui qui marchait derrière moi s’est mis à crier : C'est un pmvocateur,. pas possible autrement! Et... Ils m'ont repoussé vers le trottoir, et... et... vous verrez, °e me vengerai, acheva—t-il en une soudaine clameur, en ée et suraiguë. [...] Mais que vous ont—ils donc fait ? _ . Rien. Justement rien. Ils vous piétinent sans vous voir. Ils marchent et. vous étes par terre; alors ils marchent sur vous, quoi de plus normal” ?
Juifs manifestent ?
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C’est pourtant la succession des épisodes relatifs à Ernie Lévy lui—même, et leur agencement subtil, qui fait 3. Ibid., p. 90.
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la force du livre et donne au protagoniste son épaisseur et ses dimensions réalistes et mythiques. Dès l'enfance, il est bercé dans la légende des Justes, légende tue ou à demi oubliée et que Mardochée ne lui révélera qu'à Stillen— stadt, alors que les persécutions ont déjà commencé. « C'est l'agneau de douleur, notre bête expiatoire » : tel il était avant de connaître les termes exacts de la légende u'il va progressivement réassumer. D'abord, de manière éri— soire et pathétique, en devenant le « juste des mouches: c'est-à—dire en faisant glisser son âme dans œlle des insectes afin de vaincre le sentiment de mort, de solitude et d'écrasement qui s’est emparé de lui. Et sa relation aux insectes, en une métaphore d’autant plus puissante que le lecteur est entièrement requis par le sens littéral de la narration, figure la relation destructriœ et mortelle qui s'éta— blit entre le monde et lui —- l'un écrasant l'autre, et lui subissant l'écrasement de la même façon qu'il le fait subir
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aux insectes.
Le Machaon atterrit sur une violette; Ernie Lévy enveloppa la fleur et l'animal de son mouchoir encore hu— mide; et, glissant une main par-dessous, il arracha les deux choses ensembles, le papillon, la violette, puis les déjà grasses. Après le Machaon malaxa entre ses vinrent une libel ale, un criquet géant un scarabé, un minuscule papillon aux ailes de nacre bleue; d'autres pa— pillons, d'autres libellules, d'autres sauterelles. Ernie Lévy courait r la prairie, bras étendus, agitant ses mains pd— teuses e vermines‘...
;mumes
Puis, retournant sur lui œtte violenœ, il se coupe ‘les veines avec une lame de rasoir son amour et sa délicatesse se manifestant assez pour qu'il pense, en laissant « s'égoutter son bras au—dessus de la réserve d'eau » du cabinet où il se tue, à ne pas donner du travail inutile à Mme lévy mère en souillant le carrelage. Suicide manqué. Suicide réussi, car à l'hôpital de Mayenœ où il se réveille, il découvre, épouvanté, la couleur véritable des choses. De retour à Stillenstadt deux ans après, il essaye d'apprendre à se servir de ses poings. à
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4. Ibid.. p. 224.
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sur « le dernier des justes »
s'ériger en défenseur de l'arche des Lévy. Mais chaque fois, retomber ses poings le long de son corps. Et en 1938, c'est le départ, la fuite en Franœ, œpendant que partout, dans le monde, les ports se ferment aux Juifs. Un court répit et, afin d’éviter que sa famille allemande ne soit inquiétée par les Français. il s'engage dans l'armée -— œ qui n'épargnera d'ailleurs pas l'internement à ses parents. Après la défaite, Ernie, séparé de lui—même par la décision de se déguiser de se déguiser en quoi ? mais en non—Juif -— c'est—à—dire de ressembler à tout le monde, décide, pour que la ressemblanœ soit parfaite, de devenir chien”. Alors il mange et baise -— corn— munie avec le roulement des choses informes, quittant les lieux de la, violenœ pour l'attente absurde dans la sépa— ration d'avec soi. Et ne se retrouve qu’avec le don des larmes et la décision de rejoindre les siens. La fin, c'est le retour à Paris et, dans l'amour indicible, la déportation volontaire. Notre époque héroïque et sioniste ne goûtera œrtai— nement pas -œt hémïsme du sacrifiœ et de la solidarité. Nous ne sommes guère préparés à comprendre qu’il est des êtres pour qui le lieu de l'être n'est pas en eux, mais en dehors d'eux, qu'ils ne sont rien hors de la fidélité. C'est parœ que nous nous croyons assurés de notre monde, et qu'ils savaient, eux, que le leur dépendait autant d'eux qu'eux de lui. Mais, comme l’écrivait David Bergelson, que
œtte inefiable douceur en lui fait
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cite Schwarz—Bart :
Il arrive que les peuples perdent leurs fils : c'est une grosse perte, bien sûr, et ce n'est guère facile de s'en conso— ler ; mais voici qu'arrive le docteur So‘ifer, avec sa perte, à lui... Car il est l'un de ceux qui sont en train de perdre leur peuple... . Quoi ?... Qu'est—ce qu'il perd ?... Mais on n'a jamais encore entendu parler d'une telle perte‘! '
S. A propos de Kafka, Walter Benjamin écrivait : « Etre animal [signifiait] pour lui avoir renoncé par une espèce de honte à la forme et a la sagesse humaines. » (Lettre à Gershom Sholem, 12 juin 1938, dans Les Nouveaux Cahiers, automne 1968, n‘ 15.) En un retournement caractéristique, c‘est le fait, en cer— taines circonstances, d'assumer la forme et la sagesse humaines l‘animalité. qui, chez Schwarz—Bart révèle 6. Une bougie pour les morts, posthume, traduit @ yiddish.
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Les hommes de l'ancienne génération sont plus sen— comme l'a été œ vieil ami qui, recevant sibles à œla Le Dernier des Justes, m'a écrit œtte lettre, qui servira de conclusion : '
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Ernie Lévy meurt six millions de morts. Malgré ses morts réalistes et historiques, à la fin du livre, dans la gloire de la misère de l'auteur, il est une présence. Qui oserait nier la vérité charnelle de cette présence ? Pour la première fois, je vois l‘époque de l'extermina— tion traitée en épo ée. Ce livre est d'une sainte partialité, il ne regarde ni & roite ni à gauche le monde n'est fait que d'un point et d'un seul. Quant à moi, lecteur, ce n'est pas seulement que je me résigne à cela : je l'acce te et je m'y soumets. Cet Ernie Lévy, souflreteux, exha e une force magique. Ilse trouve dans une situation inacceptable un être humain. On ne peut évidemment pas accepter 'inacceptable. Ce serait une contradiction... Or Ernie Lévy s'identifie à l'inacceptable. S'identifier, est—ce une contra— diction moindre que d'accepter ? Il y a une différence ca— pitale entre ces deux contradictions. L'une est d'ordre immuable et logique. Elle est également inhumaine. La seconde est tout aussi inhumaine, mais elle appelle un acte humain capable de s'ériger contre elle :la contradiction ne peut être annulée ou effacée que par un acte d'amour. Pour que cet acte soit efficace, la contradiction sera transposée de l'univers logique à l'univers des valeurs. Cette action de l'âme que nous appelons amour est une action invincible du simple fait que l'homme en état d'ar'nour ne veut plus vaincre. Tout ce qui vaut d'être vaincu a déjà été vaincu dans le passé. Toute victoire, en effet, provient d'un acte de défense, mais là, la nécessité de la défense cesse d'exister et l'état d'amour remplace la victoire ar le sacrifice. Nous sommes en face d'un acte qui n'est us contre qui que ce soit, ou uoi que ce soit, mais un acte tout par qui est le
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“pour
comble e l'humain. La poésie de ce livre est si palpable et si belle que je m'interdis d‘en parler. L'art de Schwarz—Bart me permet de voir au—dessus de l'aperçu historique, l'être humain dans son essence pure. Ernie Lévy n'est pas un personnage, mais monde. Il de mystérieuses réponses un état cette uest an, que peu e gens oseront : ue sepasse—t—' ne renquamÎ am.pfoJ‘ond et inaliénab e besoin
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sur « le dernier des justes » contre que l'absence d‘amour ? A vrai dire, je
e à deux façons de formuler la ré nse qu'il incarne : 'une est que le malheur ramène vers e désespoir complet et l'anéantis— sement de la qualité humaine. Le malheur peut donc faire la même chose à l'homme que le cœur devenu machine lui fera sans malheur. L'autre est que le malheur dévorant, par une psychologie secrète, ouvre une voie dans le seris de la création... Dans le livre d’André j'ai senti ce besoin d'amour et en même temps le mariage entre le'désaspoir et l'énergie créatrice’...
7. Fragment d'une lettre de Ernst Grünfcld Zeünka.
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Albert Memmi et «: La Libération du Juif »‘ Portrait d'un Juif et La Libération du Juif sont deux quienüentdansunmæmble consacré… ou « impossibles ». Après le colonisé et le Juif, le prolétaire devait faire l'objet d'une enquête, qui n'est pas encore venue. C'est là une sociologie militante; Mem— mi dresse le constat de ce qui est pour que l'action néces— saire ne s'engage pas à faux ou ne soit pas indéfini— ment remise à plus tard. Il montre que, pour tel groupe humain, la vie est insu portable, et que, s'il la sup— porte néanmoins, c'est quil yaunécran entre sa douleur et son regard, entre son humiliation et son aptitude à désirer une existenœ épanouie. Car toute cppression pro— longée atteint l'op rimé dans son esprit comme dans sa chair, dans ses ha itudes mentales comme dans ses com— portments. L'opprimé et l'oppresseur sont étrangement unis en ceci, qu une vision mensongère de leur condition lerrrestàtous deuxœmmodeetnécessaire : aupremier, pour ne pas sombrer dans le désespoir, au second, pour justifier ses privilèges et la violence qui les Memmiaentæpdsdefaüecæœrædouble C'est une tâche où il risque fort de ne récolter que coups : chacun aime ses chimères et admet difficilement que nous vivons dans un monde où nul n'est innoœnt de œ qu'il est et de œ que sont les autres. La victime elle— même, si elle ne s'est as défendue, on l'accablera parce qu'elle n'a pas su se éfendre. Mais l’aurait—elle fait au prix du sang d‘autrui, on se serait souvenu alors ne œ sang, elle en est aussi comptable. Et puis, notre mon est privé
conË°tiorrs
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dans Les Nouveaux Cahiers, septembre 1966. '1.Publié Ces deux volumes aux éditions Gallimard, 1962 et 1966.
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«lalibéraüandujuif.
d‘innocence de façon plus radicale encore : l'oppression est une chaîne sans fin où s'estompmt les responsabilités individuelles, où la libération des uns se fait au prix de la h‘berté ou de la vie des autres. Comme l'écrivait le philo— 30phe polonais Leszek Kolakowskî glosant Marx (! assez
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près : «Lesvaleurs duprogrès historiqueseréaüsent mr moyen de crimes, étant bien entendu que ces valeurs ne cessent d'être des valeurs, ni ces crimes des crimes‘. » On nepardonnerapasàMemmi dedüeauxunsqrreleurfofle position morale ne vaut rien, puisqu'elle les condamne à et aux autres, que leur marche une existenœ diminuée en, avant sous l'étendard du progrès comporte trop de tra!— nards et de laissés pour compte. C'est pourtant œ qui fait bpfixdesadémarche : fineménagepersonne,nilesop— presseurs, ni les opprimés, ni œux qui, ignorant que toute oppression est spécifique, veulent obtenir l'abaissement des uns et la libération des autres par des moyens inada tés. Telle est la position de Memmi devant le scandale de 'o pression. Qu'a—t—il à nous dire, plus précisément, sur condition juive ? Dans Portrait d'un Juif, Memmi montre que le Juif vit encore dans un milieu dont l'hostilité secrète ou manifeste lui est un perpétuel tourment. Et peu importe que certains non—Juifs soient phflosémites ou indifférents, puisque l'an—‘ tisémitisme est un phénomène collectif qui échappe à la volonté et au contrôle des individus les mieux intention— nés : « Tout non—Juif, directement ou indirectement, à la mise en question du Juif. Tout non—Juif, qu'il e veuille ou non, participe à l'oppression du Juif » : œ sont là des rôles sociaux, aussi vieux que la société occi— dentale. Le Juif, en effet, ne peut se définir ar la biologie, ni par la fonction économique. Il faut onc qu'il soit, les besoins de la persécution, « une figure mythique ittéralement construite par la société où il vit, comme la figure mythique du colonisé est imaginée par le colonisa— teur‘ », figuré destinée à fortifier l'oppression et à la main—
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participe
pour
Qtrd-pmfit I'op resserrr trouve-til à op rimer le Juif ? Le profit change on le temps et le lieu, ' est tantôt éco—
_
2. L. Kouxowsxr, « Responsabilité et histoire », Les Temps modernes, juillet 1958. 3. A. Mumu, Portrait d'un Ju1f, p. 54. 4. Ibid., p. 160.
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holoüque et moral, tantôt, il faut _r;ren or ri_r uee___,__eta_r_1tô__t__æ que ou orgiaque. Mais peu importe, ’o
Juif“
reste un exclu. le fait demeure: le En Franœ, tout d’abord, arce que la Franœ est un ays chrétien, profondément c tien. Sans doute, en surœ le clérical et l'anticlérical safiron'tent et se combattent, mais le fond chrétien est partout. « Il ne s'agit pas seule— ment des pratiques plus ou moins plus _ou moins qui ré ‘sent nos coutumières, mais du légal et de l'a sociétés.. La religion des autres est partout, la rue comme dans les institutions’... » Exclu de la religion natio— nale, il l'est aussi, potentiellement, de la communauté na— tionale: « Que je le veuille ou non, l'histoire du pays où je vis m'ap_pa_rait comme une histoire d’emprunt. Comment me sentirais—ie représenté par Jeanne d'Arc.? Ily a toujours quelque chose de mystique dans toute mémoire collective. Le Juif, parce ue Juif, conserve intégralement sa filia[.. tion perd nition on admet qu'il vient d'ailleurs, puisqu’il n'a pas toujours été là‘. Privé de l'histoire des autres, il n'est pas pour autant le maitre de la sienne. Et si d'aventure, renonçant à la nation et à l'histoire, il cherche à s’intégrer à une classe, à un groupe quelconque, il constate rapidement que la libé— ration de œ groupe ne le libérera pas, lui, en tant que juif. « La réaction m'exclut [...], le socialisme et la révolution me nient. On m'explique que si je ne m'obstinais pas à rester Juif, on ne pourrait ni mexc'lure, ni me nier. Je ré— que ce sont toutes ces négations et exclusions qui me font Juif en grande partie. Ce n'est ni mon obstination seule qui me fait demeurer Juif etpr aux coups,nr proposer autres que moi ont mon abstention qui m’en sauverait. D poussé aussi loin que possible l'effacement sans échapper au malheur, et, toutcompte fait,_pourquoi ne tiendrais—je pas moi—même, puique je ne suis sûr de rien d'autre’ ? » ondes malheurs du Juif assimiléees’t qu'il ne semble mem tenir à lui—même: quand on l'attaque parœ qu’il est J c'est au nom de la Franœ ou de l'humanité— qu'il se défend ! Oui, c'est bien l'absenœ qui caractérise
Æh‘eéIŒP
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Fmœ—laviepoüfiquedu1üfdæshdté… De
5. Ibid., p. 176. 6. Ibid., p. 186. 7. Ibid., p. 207.
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« la
libération du juif
»
il est une figure d'ombre. L'existenœ de ses voisins va de soi, la sienne est sus et contestée. A côté de ces hommes—plantes, de ces êtres auxquels la nature elle—même donne le droit de vivre, le Juif est sans cesse contraint de se rap ler qu'il est une passion inutile, que le monde pourrait ort bien se passer des hommes en général, et des Juifs en particulier. Et il ne s’agit pas la d une déduction philosophique, mais d'une donnée immédiate du sentiment que toute persécution ren— forœ et à laquelle une tradition millénaire donne de fortes et subtiles confirmations. Oui, toute vie humaine est un exil, mais la vie aide cha ue homme à l’oublier; mais la vie du Juif est un exil inou fiable puisque la vie sans cesse lui rappelle œ qu'il est et que s'il s’oublie, il œsse de toutes parts mis en question,
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um. Ainsi, le Juif touche à la vérité de la condition humaine, et si seulement les hommes reconnaissaient œ qu’ils sont, sa situation œsserait d'être précaire. Mais ils ne le recon— naissent pas, et ne peuvent supporter que œ déraciné les déracine : « Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de ne pas être serait d'accord avec Pascal : le monde étant fou. » Memmi est, œ qu'il il faut que les Juifs renonœnt à œt « autre tour de folie » qui consiste à n'être pas fous comme les au— très, bref, qu’ils en finissent avec le scandale de leur exis— tence. Comment parvenir à œla ? La Libération du Juif aborde œ problème. Le salut pourrait peut—être se trouver dans la fuite, dans le refus de soi : car enfin, faut—il vraiment conserver un signe qui est comme une prédisposition au malheur ? On ut, par exemple, changer de nom. Hélas par une étrange atalité, le souvenir du nom abandonné ne disparaît pas. N'y a—t-il pas ces recueils, périodiquement publiés, où tous et surtout les antisémites, se rafraîchissent la mémoire ? On peut vouloir s’assimiler. Mais comment oublier que les nazis, et le régime de Vichy, allaient déterrer le Juif chez son trisa‘r‘eul ? On peut se convertir, et l'histoire juive ne manque as de œs baptêmes soigneusement mis en relief par l’Eg ise catholique. Mais quoi, imagine—ton que ce. uisse être une solution collective ? Et puis, se perdre dans d'une foule laïque '— si la chose était possi—' ble esse encore Mais s'en aller chez les chrétiens et à son compte dix siècles de violence anüjuive '
l'anonymat — reprencfie
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voilà qui demande une foi bien solide et un estomac solidement accroché. Car la mission du nouveau converti sera d'être un exemple; il lui faudra sans cesse justifier son choix et se montrer, d'tme part, meilleur catholique et, d'autre part, très disert sur l'erreur obstinée où se complai— sent les Juifs récalcitrants. Le mariage mixte, alors? Dans un chapitre qui est avec œlui consacré à la langue du Juif l'un des plus émouvants du livre, Memmi montre quels problèmes le mariage mixte (pose à chacun des conjoints sur ! le regard ’autrui et quelles rares qualités humaines
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Fese nécessaires pour faire de leur union une réussite. eur On aime aussi qu'à œ propos l'auteur nous ra pelle sont
que et et aussi vie vie quotidienne la c'est famil‘ e, la que les affaires du ménage jouent un rôle aussi grand que le métier, la réflexion, politique. Non, il n'y a pas de refus de soi qui n’empoisonne le quotidien et n'y instille un venin amer qui justement ne perpétue ou ne provoque le malaise qu’on avait cherché à fuir en se fuyant. Mais part—être que l'acœptation de soi nous l’authenticité tirera œtte fois d'affaire ? Peut—on être juif ? D'abord, qu'est—œ qu'être juif ? Est—œ seulement, com— me le voudraient œrtains, se découvrir l'héritier d'une tra— dition vénérable, posséder des habitudes et des valeurs spécifiques, « vivre d'une certaine manière, se marier et en— terrer ses morts comme l'ensemble des juifs » ? Oui, mais c'est aussi « ne pas vivre comme la majorité des autres, ne ne pas se réjouir des mêmes cé— pas aller au même rémonies. C'est enfin e malheur de vivre dans un monde hostile, avec toutes les conséquences psychologiques, cultu— relles et historiques qui en découlent. Etre juif, en bref, est une communauté de destin, positif et négatif, qui unit entre eux et les des autres. Accepter d'être les et la menace, autant que cest accepter arité juif, la sol' les valeurs prestigieuses qui sont le symbole de ce destin‘ ». Memmi affirme alors que si les Juifs ont pu sauver leurs valeurs, c'est parce qu'ils ont mené une existenœ repliée sur elle—même et coupée du monde. Ce serait à la faveur du ghetto qu'ils auraient réussi à conserver leur cohérenœ, à perpétuer œrtains traits distinctifs, à s'as— surer de leur singularité. Du coup, les valeurs produites
Ë
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temlple,
Juifs
sÏare
s. A. Mann, La Libération du Juif, p. 122—123. 148
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« la
libération du juif
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dans œt « enkystement » ne sont guère ue des « valeurs— refuge », destinées à compenser et à enjo iver un destin in— supportable. Selon Memmi, le « complexe traditionnel juif » serait sur trois axes principaux : le monothéisme, l'é ection et le messianisme. Le monothéisme étant devenu l’indiscutable bien commun de l'humanité, il ne peut plus assurer la spécificité du Juif. Sa tradition particulière est plutôt « une méditation continue sur une tragédie collec— tive » tragédie qu’on s'explique par la malédiction divine et à laquelle l’élection donnerait une aura de gloire. « L'élection est l'envers trop exact de la malédiction, la distinction sublime, du triste sort de l'exüé... La souffrance devient le résultat de la gloire, le mal un é ' ode d'une marche triomphale. » En d’autres termes, l'é ection est le type même de la valeur—refuge. Quant au messianisme, s’il apparaît d'abord « comme l'espoir d'une libération effective d'un peuple opprimé’ », on assiste progressivement « à la transformation de ce vœu histori ue en un mythe fabuleux, à mesure que cette libération evenait de plus en plus improbable ». Enfin, « l'élection explique le malheur au passé, le messianisme promet un avenir sans malheur. Les deux se com lètent ur transfigurer l'évidente misère actuelle du Jui en un futur mais sans aille” ». Les mythes étant « les rêves éveillés des peuples' », il convient de les rejeter et se résoudre à l’exacte vision de sa condition. En bref, « la libération du Juif exige sa libération du judaïsme tradi— tionnel ». Si le recours àla religion ne peut donner au Juif qu'une singularité suspecte qui l’amarne dans sa situation d'op— primé, qu'en est—il de la littérature ? « Elle n'a pu être, chez le Juif, cette voie royale de libération, intérieure tout au moins, u’elle a été chez tous les peuples”. » Par ailleurs, dans un c pitre consacré à la langue du Juif, Memmi montre quelles difficultés immenses rencontrerait le Juif contem orain s'il voulait embrasser la totalité de sa tradiet tion turelle il lui faudrait parler dix langues rencontrent à migration, chaque quelles difficultés, les Juifs qui doivent, littéralement, réapprendre à parler.
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£Znheur
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9. Ibid., p. 131. 10. Ibid., p. 136. 11. Ibid., p. 136. 12. Ibid., p. 157.
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Iacultrrre,donc,nesuffitpasàrendreauJuüson authenticité, d'ailleurs, on peut se demander s'il existe une culture juive digne de œ nom. Memmi le conteste : « Juif, j'ai reçu une tradition, ‘e ne dispose pas d'une culture”... » « Une tradition, aussi abuleuse soit—elle, ne remplace pas une culture vivante“. » La conclusion, alors s'impose : il est «impossible, dans l'oppression, autant de se refuser que de s'accepter” ». La condition du Juif étant une condition impossible, son seul devoir est de la chan er. Et de la r lui— ent même : qu'a-t-il à attendre des 'béraux qui par de et ignorent mais les l'homme en général les particularités particularismes de œt homme qui justement, souffre d'être qui pré— œ u'il est ? Ou'a—t—il à attendre de la révolution ten , comme l'écrivait Paul Nizan, que œtte libération soit, pour les Juifs, « noyée dans une mise en liberté générale où se perdraient à la fois leurs noms, leur malheur et leur vocation " ». Non, la seule issue, pour les Juifs, est donc de former enfin une nation. Aujourd'hui, cette nation existe, c'est Israël. En dehors de œtte issue, Memmi ne voit pas que les Juifs puissent vivre autrement que dans une aliénation continuée. Tels sont, en gros, les sujets de réflexion que Memmi nous propose. On aura sans doute senti, dans les lignes qui précèdent, une large adhésion et quelques rétiœncæ. Car il m'a semblé que les analyses présentées, souvent justes et brillantes, ne parviennent pas à recomposer une image du Juif où tous les Juifs pourraient se recon— naitre. Bien qu'il exige que le problème juif reçoive une solution spécifique, Memmi ne l’appréhende pas dans sa spécificité. Ainsi, proposer la « solution nationale » à tous les Juifs du monde n’est évidemment pas réaliste, puis— qu'en fonction de son histoire et des hostilités particulières qui pèsent sur lui, chaque groupement juif a été amené à à s’affirmer et à se mutiler de façon diffé— se définir rente. Et comme toute « définition » engage, il est probable que les Juifs de chaque communauté, pour compléter leur libération, devront avoir recours à des moyens propres, et s'engager sur des voies particulières. On ne peut pas traœr
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13. Ibid., p. 190. 14. Ibid., p. 191. 15. Ibid., p. 231. 16. P. Num, La Compiration.
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« la
libération du juif
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un porüait—du—juifdans—lé—monde : il faudrait étudier œ qui lie chaque communauté à son milieu et œ qui l'en sépare. Ainsi les aliénations qui définissent ou qui défigurent le Juif américain sont radicalement différentes de œlles qui pèsent sur les Juifs français : les Etats—Unis ne consti— tuant pas une « nation » du même type que la nation française, On peut dire qu'il existe des Juifs américains alors qu'il n'existe guère que des Français juifs. Et puis, faut—il vraiment que chaque groupe humain vive à lintérieur de ses propres frontières égal, mais séparé ? Ne part—on imposer enfin l'existenœ de minorités nationales, culturelles ou religieuses, et lutter pour que leur singularité ne soit plus un sujet de scandale mais un élémart de ri— chesse ? Car enfin, si Memmi refuse que les Juifs continuent à vivre, hors d'Israël, dans œtte situation ambiguë qui est la leur, s'il considère que c'est là une forme insupportable d'oppression, il devrait, amoureux qu'il est de la logique, refuser un destin semblable aux centaines de milliers de réfugiés arabes dont des Israéliens de plus en plus nom— qu'il faudra bien, un jour, breux admettent enfin ! leur faire une place dans l'Etat juif, et œla, en respectant
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leur lan e, leur religion, leur culture et leurs coutumes. Mais s'i leur refuse œ destin, il écarte du même coup toute possibilité de réconciliation entre Israël et ses voi— sins : alors, l'Btat d'Israël resterait œ qu'il est aujour— d'hui : l'endroit du monde où les Juifs sont les plus menacés. Memmi comprend bien, d'ailleurs, qu'Israël ne pourra pas de sitôt accueillir la totalité -— ni même la plus grande partie des Juifs dispersés. Illeur pr0pose alors d'adopter une double nationalité. La proposition laisse rêveur, tant elle paraît incompatible avec le but qu'elle se donne. Voyons, les Juifs seront—ils devenus « un peuple comme les autres » le jour où un Etat de trois millions d'âmes aura dix millions de ressortissants éparpillés à travers le monde ? Bt œs ressortissants-là, ils auraient aussi le droit de vote ? Voilà qui n’arrangmit pas les Israéliens. Or, s'ils ne l'ont pas, seront—ils des ressortissants à part entière ? Et puis, comme il sera facile alors de les expulser de leur seconde patrie. Quant à imaginer que œtte double nationa— pourrait valoir aux Juifs « de l'extérieur » une protec— lité tion supplémentaüe œntre la malveillanœ des antisémites
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d'éventuels cou 5 d'Etat fascistes, c'est beaucoup se mé— protectriœ d'un chiffon de papier et prendre sur la sur le poids qu’aurait une intervention d'Israël dans les affaires d'un Etat plus puissant. Au surplus, il faudrait aussi que les Juifs consentent à se « naturaliser » ainsi. Bt peut—on imaginer sérieusement que les Juifs français dont le vieux Doubnov s’indignait déjà (il y a cinquante ans !) qu’ils aient renoncé depuis Napoléon à toute reven— se rallieraient à œtte idée ? dication d’ordre national Et les Juifs anglais ? Et les américains ? De fait, si la «libération» que Memmi suggère est peu mobilisatriœ, c'est que les diverses oppressions qu'il décrit ne pèsent pas toutes en même temps sur chaque Juif. Et surtout, qu'elles ne s’accompagnent plus guère d’oppression économique. Je veux bien que l'entrée de œrtaines carrières leur soit parfois difficile ou impossible, que l’insécurité parfois les ronge, que les exclusions dont Memmi a si fortement parlé les inquiètent et les humilient, il n’en reste pas moins vrai qu'à l’exœption des Juifs vivant dans le mellah marocain ou dans quelques pays du Moyen-Orient, leur situation économique n'est pas médiocre à travers le monde. En cela, leur situation est radi— calement différente de celle du colonisé, que Memmi a étudié dans un précédent ouvrage. La logique du colonisa— teur et du colonisé n'est pas applicable au Juif et au non— Juif parce qu’ils ne font pas partie d’un système parœ qu'en Afrique du Sud le Juif fait figure de colonisateur et qu'aux Etats—Unis il est aussi responsable de l’oppres— sion — politique et économique, celle—là des Noirs. Il a enfin un autre point qui appelle la contradiction : c’est 'étude que fait Memmi de la culture juive. N’ayant pas reçu d'éducation religieuse ni fréquenté la synagogue, je dirai seulement en observateur impartial — que l'âpreté avec laquelle Memmi attaque la religion comme me sur— s'il avait à régler quelque compte personnel prend. En affirmant que « la libération du Juif exige sa libération du judaïsme traditionnel », Memmi me semble enfonœr une porte largement ouverte : l'influenœ de la religion sur les Juifs qu'il faut libérer ne me parait pas, à moi, si considérable : c'est plutôt en Israël que œtte influenœ est pesante, car la religion y dispose des moyens de répression fournis par l'Etat. La tentative de démysti— frer les valeurs religieuses juives a, œrtes, plus de prix. et
vafeur
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« la
libération du juif
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Mais réduire ces valeurs à trois « axes principaux » pour montrer qu'elles sont, en fait, mystificatriœs me parait ai—je tort ? —un peu court. D'abord, œtte réduction même fait disparaître son objet : comment parler aujourd'hui de la religion juive sans expliciter son rapport arti— et sans doute unique avec l'histoire et a na— culier ture ? Et ensuite, dire que si un virtuose aveugle n'est pas peintre mais musicien, c’est parœ qu’il compense et que d'ailleurs la musique ne lui rendra pas la vue, œla ne nous renseigne en rien sur sa virtuosité. Affirmer enfin, à l'épo— que de Lévi—Strauss, que les mythes sont « les rêves éveillés des peuples » ne peut que provoquer la surprise. N’y aurait— il pas là une confusion entre culture et idéologie ? Memmi semble d’ailleurs singulièrement méconnaitre l'univers culturel dont disposent certains Juifs. J'entends bien que pour la majorité des Juifs français la culture juive n'est qu'un mot creux. Et l'on ne peut manquer d'être exaspéré, avec lui, des dissertations dont œ mot est sou— vent le prétexte. Mais le judaïsme français ne constitue qu'une fraction assez mince du judaïsme mondial. Memmi, qui généralisant à partir d'une expérience personnelle est œlle d'un Juif nord-africain très tôt soumis à l’attrac— tion et au prestige de la culture française —, attribue à tous les Juifs des traits qui ne s’appliquent qu'à œrtains. Le vide culturel qu'il constate autour de lui, il y voit un trait distinctif et permanent de la condition juive oppri— mée : les Juifs n'auraient produit que des valeurs—refuge, une littérature insuffisante, et tout cela n'est pas affirma— tion, mais li. « Lorsque les Juifs peuvent cesser enfin de se serrer ri eusement les uns contre les autres, lorsqu'il leur est enfin permis de s'ouvrir à la culture du monde, alors, du même coup, ils cessent d’exister culturellement”. » Cette proposition est peut—être exacte aujour— d'hui : mais sa vérité est précaire, car toute l'histoire juive la dément. Sans parler de « l'âge d'or » des x‘-xn‘ siècles, marqué par Judah Halevi, Ibn Gabirol, Mai‘monide et Rashi époque où les Juifs étaient ouverts au monde comme en témoignent leurs contributions à l’astronomie, à la médecine, à la cartographie, ainsi que leur partici a— tion à l’administration et au gouvernement —, sans par er du mouvement d'émancipation culturelle en Allemagne au
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17. A. Mama, La Libération du Juif, p. 189.
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mu‘ et de la Haskalah en Russie au XIX°, toute
l'histoire de la culture d'expression yiddish s'inscrit en faux contre cette assertion. Memmi sait bien pourtant que, dans le contexte de l'Europe de l'Est, où les minorités nationales étaient nombreuses, le yiddish ne pouvait être considéré comme un idiome infime. C’est une langue dont les ori— gines remontent au xrn‘ siècle, dans laquelle, dès 1534, on avait traduit la Bible et qui était parlée ou comprise, avant la guerre de 1939, par quel ue huit millions d'individus“. Elle était devenue langue e culture vers la fin du XIX‘ siècle jusque—là, c'était l'hébreu qui tenait œ rôle, comme le latin naguère dans le monde non juif. Les premières œuvres notables en yiddish (Axenfeld, Dick et Levinsohn) sont d’ailleurs des attaques contre le judaïsme traditionnel et, précisément, des tentatives de « libération intérieure ». En 1926, il y avait en Pologne vingt quotidiens yiddish, soixante hebdomadaires et trois mensuels. En 1937, vingt—sept uotidiens, œnt hebdomadaires, quetre—vingt—cinq mensue s. Les Juifs étaient si peu fermés au monde extérieur que Freud et Adler, Marx, En— gels et Plékhanov furent très tôt traduits, sans ler des N n'ignore des œuvres de la littérature mondiale. que le Bund compta parmi les premiers mouvements ré— volutionnaires en Russie tsariste, et que, de façon générale, le monde yiddish s’activait bœucou pour réaliser la libé— ration du Juif : n'étaient—ce pas es délégations juives d'Europe de l'Est auprès de la Conférenœ de la paix qui exigèrent que les Juifs fussent reconnus en 1919 comme minorité nationale; malgré l'opposition des Juifs occidentaux, attachés à une définition « cultuelle » du ju— daïsme” ? On ne peut énumérer ici tous les traits qui font que les Juifs d Europe de l'Est étaient loin de ne disposer que “d‘une « position mitée » ou de subir une « négativité en— ue où vahissante” ». Suprême paradoxe : c'est à une l’Institut d'architecture de Varsovie se félicite avoir pu retrouver les documents relatifs aux synagogues en bois de Pologne documents rassemblés avant la guerre par l'his—
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18. Estimation proposée par l'Encyclopaedia Britannica. 19. Dr Joseph TBNBNBAUM, La Questwn ‘uive en Pologne, édité ar le Comité des délégations juives aupr de la Conférenœ de Paris, 1919. O. A. M…, La Libération du Juif, p. 196.
paix,
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« la
libération du juif
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et vante l'originalité torien polOnais Szymon Zajczyk de cette architecture " —, c’est à une époque ou l’on com— mence à ublier les enluminures des Haggadot que Memmi dénonce a « négativité » de l’art juif. Mais enfin, le Juif aurait-il pu s’affirmer avec plus d’insolenœ qu'en édifiant, dans des contrées aussi farouchement chrétiennes, un nom— bre aussi important de synagogues ? Visiblement, même le judaïsme traditionnel avait une façon de se poser dans la réalité qu’on peut difficilement assimiler à une fuite : curieuse cachette, en effet, que celle où l'on pavoise et qui vous signale à vingt lieues... J’entends bien que les valeurs affirmées alors par les Juifs ne sont as celles que nous pourrions aujourd'hui Mais il semble que Memmi, s’interro— adopter eant sur la culture juive et n'y trouvant rien qui puisse ’aider à accomplir les valeurs auxquelles il croit, aujour— d'hui, et en fonction desquelles il la juge, lui attribue une « négativité » qui est largement le produit de son regard et des intérêts pro— — et d’une méconnaissance des projetsComme fonds du groupe humain qu’il étudie. l'écrit Lévi— Strauss : « Chaque fois que nous sommes portés à quali— fier une culture humaine d’inerte ou de stationnaire, nous devons nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l’ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients... Autrement dit. nous nous apparaîtrions l’un à l’autre comme dépourvus d’in— térât, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons '
d’emblée.
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pas » Ces considérations ne sont pas académiques dans la mesure où, le yiddish n'étant pas encore une langue morte, elles aident à comprendre qu'un Juif élevé dans œtte tradi— tion, qui vit dans son passé autant que dans son présent, ne pourrait pas accepter le portrait que Memmi lui offre. Et seulement le Juif qui œuvre pour perpétuer œtte tra °tion : il suffit de penser à la position particulière de Rudnicki en Pologne, de Bellow ou de Malamud aux Etats— Unis et pourquoi pas ? de Memmi en Franœ, pour
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21. Maria i Kazimierz Pmcuorxowm, Boznice Drmvniane, Warszawa, 1957. Cet ouvrage signale l'existenœ de quelque 120 syna— de bois, dont les plus anciennes remontaient au xvu‘ siècle. 5 synagogues de ne sont pas prises en considération. Le texte est suivi de 3 photographies et études architecturales. 22. C. Lm-Smuss, Race et histoire.
ñggues
2pierre
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œœnväncœquehsingulafitéjfive,sieflen'eüpas tou ours disœmabie, n'en reste pas moins vivaœ. Il ne 't pas, en effet, d'être un exclu de la majorité pour contester œlleci avec vigueur et conviction : il faut encore pouvoir s'a îuyer sur sa ropre singularité, et qu'elle ré— siste, quan ien même e e demeurerait secrète. En fait, c'est à une sorte d'ultimatum logique que La Libération du Juif aboutit : hors d'un territoire na— tional, le Juif ne peut vivre que dans l’aliénation et le malheur. On peut se demander si œtte conclusion n'a pas infléchi par anticipation les développements qui y conduisent. Même en Israël, œ point de vue n'a plus cours. Dans un intéressant article, un journaliste israélien re— mar ue : « En réalité, m'a dit un pédagogue de Tel—Aviv, l'éco ier israélien a l’impression que, de Bar Kochba à Ben Gourion, les Juifs dans la Diaspora n'ont, pendant deux mille ans, produit que des ”anti—valeurs”, n'ont connu suite de souffrances, d'humfliafions sans u'une lon noter » qu’on commenœ à s'aperœvoir que ”. Et c mépriser les « rêveurs du ghetto qui rédigèrent des traités de hfl050phie, participèrent à la révolution bolchevique nt aussi les premiers à assécher les marais infectés et de malaria en Israël, n'est aucunement un acquis, mais, au contraire, une perte s irituelle et morale qui a pauvrit ' toire toute la culture, toute a vie israélienne ». Ni juive, ni la vie juive actuelle, tant dans la Dias ora qu'en Israël, ne nous obligent à accepter les termes 'une alternative qui mutile la réalité. Issue pour les uns, la libéra— proposée par Memmi ne sera qu'une impasse pour
{ion es autres.
23. Victor Crew, bre 1966.
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«
Une nouvelle nation », Esprit, septem—
Textes de circonstance
Israël n’est pas négociable" Pour la troisième fois en vingt ans, le tribunal de la violenœ aura été favorable à Israël. En faœ d'une coali— tion dont le dessein avoué était de jeter les Juifs à la mer, et a vu s'élever Israël s'est donné une période de répit contre sa précaire et stupéfiante victoire une politique et idéologique dont le moins qu'on puisse ' e est qu'elle est hors de toute proportion avec ses torts réels ou supposés. Ce conœrt de condamnations et d’allé— gations calomnieuses, œs explications qui n'expliquent rien et qui sont le masque de rationalité qu’adoptent de nos jours le ressentiment et la mauvaise foi pour mieux séduire les indifférents ou les mal informés, toute cette bêtise meurtrière et ces générosités dévoyées, comment ne pas en être accablé ? On avait naguère condamné les Juifs parce u'ils ne s'étaient pas défendus alors qu'ils n'avaient pas 'armes pour se défendre, voilà u'on les condamne main— tenant pour avoir défait des a versaires plus nombreux qu'eux, comme si l'usage de la violence était chose si inouïe en œtte seconde moitié du vingtième siècle qu’il faille se voiler la faœ parœ qu'une petite nation a en l’imperfinenœ de prendre au sérieux les menaces, les provocations, le blo— cus économique et les armées dressées contre elle parœ surtout, qu’elle a eu, l'impardonnable audaœ d'apprendre à manier ses armes avant d’en faire usage. Fallait—il donc qu’Israël fût rayé de la carte pour qu'0n admit qu'il avait quel ues raisons de se battre ? M. Hassanein Heykal, porte— paro e du président Nasser, écrivait le 30 juin dernier dans Al Ahmm : « Nos paroles expriment souvent plus que nous voulons dire et plus que nous ne pouvons faire. Ainsi agissaient nos radios en lançant les appels au meurtre et à. l'écrasement [d'Israël]‘. » Il faut donc que ces appels aient
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campadgerre
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dans Les Nouveaux Cahiers, juillet 1967. ‘l.Publié Le Monde, 1°r juillet 1967,
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bien été lancés pour qu'après la défaite on en fasse l'autocritique. Pourquoi, alors, dans œrtains milieux, réin— terprète—t-on les événements comme si cette autocritique avait précédé la qui d’ailleurs est un acte politique t ? On qui suscitée impunément l’a ne ap ler au défaite génocide et dire ensuite qu" ne s'agissait que de Le monde est comme ça.
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lÿrisme.
Les Juifs de la Diaspora, eux, ont vécu dans l'angoisse ces moments où l'on ne connaissait que les buts de guerre proclamés des Etats en présenœ. Certains, qui se croyaient indifiéœnts ou se dissirnulaient leur appartenanœ à œt indéfinissable groupe humain que nous sommes, ont retrouvé une part d'eux—mêmes qu’ils avaient depuis long— temps cessé de connaitre. D’autres, infiniment moins nom— breux, ont dénoncé publiquement la présenœ au Moyen— Orient du jeune Etat, et ils l'ont fait avec une outranœ et une passion qui révèlent clairement leur inconfort : mais ils sont peu de chose auprès de la masse qui a t, tout en restant citoyen de son pays, confirmé que l'on à une part essentielle de soi—même manifester sa et marquer sa différenœ sans en ressentir de la honte. Cette quasi—unanimité des Juifs à proclamer leur volonté qu’Israël se maintienne, ainsi que les attaques dont œ soutien a fait l’objet, est un événement d'une importance considérable , dont il faudra bientôt analyser la portée po— litique, culturelle et idéologique. Il montre en tout cas que les diverses solutions qu'a reçues le roblème juif dans le monde sont interdépendantæ et qu'e les se garantissent, pour ainsi dire, les unes les autres : car toutes sont plus ou moins précaires à leur façon. Il révèle aussi la perma— nenœ d'un substrat culturel commun, de structures pro— fondes que la dis rsion, l'assimilation, les persécutions et la civilisation de 'abondanœ n'ont pas entièrement abolis. De façon plus immédiate, il montre à quel point les problèmes posés par l’existenœ de l'Etat d'Israël sont particuliers et irréductibles à d'autres. Dans la crise actuelle, les prises de position de divers pays sollicités par les belligérants n’ont pas seulement été commandées ar les im ratifs de la guerre froide : mais aussi par histoire es communautés juives dans ces pays c'est—à—dire par l'atti— tude que ces pays ont eue, au cours de leur histoire, envers leurs communautés juives. Si le débat des Juifs avec cer-
soliäflté
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isra°él n'est pas négociable taines nations islamiques, chrétiennes ou marxistes n'avait pas existé, la crise actuelle déchaînerait moins de passions. Comme si chaque Etat thématisait litiquement, en face comportements collect‘ dont les motivations d'Israël, des profondes s'enracinent dans le passé national.
C'est dire que les Juifs de la Diaspora, qui d'ailleurs diversement la politique des dirigeants de l'Etat Israël‘, ne sont pas rassurés aujourd'hui. Si nous avons appris, en effet, que la violenœ pouvait nous détruire quand elle s'exerçait contre nous, nous avons acquis la certitude que œux qui l'exercent n'en obtiennent pas pour autant le plein droit à la vie. Telle est la sagesse un peu désabusée de communautés qui se souviennent des violences subies, mais aussi de la disparition d'empires tant de fois vain , et auxquels elles ont survécu. Angoisse devant la vio enœ, an isse avant le combat, angoisse aprés la précaire victoire es armes, c’est le destin d'un peu le qui ne doit pas seulement vaincre, mais se aire onner sa victoire, mais faire oublier sa victoire par les vaincus. Les Juifs dispersés savent œla : souhaitons que les Israéliens s'en souviennent. Sans doute, il y en a parmi nous dont la bêtise s'est ma— nifestée ar une impudente et triomphale satisfaction : c'est que le c emin le lus facile est œlui de la cécité morale et politique e justement qu'en notre être collectif nous sons qu'elle est l'apanage exclusif de nos ennemis. C'est e moment de méditer œtte remarque ue Shakes— peare a mise dans la bouche de Brutus : « L'œ‘ ne peut se voir lui—même qu'en voyant son reflet dans œ qui n'est pas lui.»
âpprécient
petit
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Il faut alors admettre que l’image d'Israël présentée par les nations arabes est troublante, car nulle voix, de 2. C'est ainsi que la réunification de Jérusalem avant toute négociation est une mesure hâtive et regrettable : fallait—il trans— former unilatéralement un état de fait en état de droit ? Et les déclarations récentes du président Lévi Eshkol, au sujet de l’annexion de Gaza, montrent comment les « modérés » sont amenés à faire des surenchères sous la pression des « ultras ». Ces déclarations sont d'ailleurs vivement critiquées par la gauche
rsraélienne.
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leur côté, ne se fait entendre pour dire que les Israéliens auraient ne fût—œ que l’ombre d'un droit à l’existenœ na— tionale. Si Israël existe, c'est au terme d'une injustiœ absolue. Pour les Arabes, Israël est le produit d'une vio— lenœ injustifiable, c'œt—à—diœ qui ne s est exercée qu'en vue d'un profit commercial et capitaliste‘. Cette violenœ, effet d’une collusion entre les sionistes et les puissances colonisatriœs, a fait d’Israël, dès sa naissanœ, une enclave coloniale. Et œ produit cristallin du colonialisme occi— dental, en s'affermissant, n'a fait que Croître conformé— ment à son essenœ originelle pour devenir, au Moyen— Orient, le bastion avancé de l'impérialisme mondial. Cette image est si troublante qu'elle a gagné quelque popularité en Franœ. En une rencontre idéologique éton— nante, deux courants de pensée si l’on peut dire se sont rejoints. L'argumentation arabe est venue se blottir au creux de l’argumentation stalinienne popularisée na— guère à l’occasion du procès Slansky. Après une longue incubation, elle fleurit aujourd'hui. Certains intellectuels de gauche, donc, négligent osten— siblement le contenu pr0prement métaphysique de la vision arabe, laquelle postule que l'Etat d’Israël est le mal absolu, et la guerre contre Israël un bien absolu guerre sainte qu'on ne œsse de rêcher de uis la première coali— tion de 1948 et qui, en angage modernisé, est devenu un « assaut contre le bastion de l'impérialisme au Moyen-Orient » —, guerre sainte qui a pour but de laver le monde arabe et l’Islam d'une souillure, d'en exürper un canœr. La grande terre arabe et islamique a subi un « at— tentat » (l’expression est de Jacques Berque) et ce curieux une faœ théologique, une faœ vocable à double faœ politique est alors intégré dans un raisonnement d'allure marxiste plus accessible à nos climats. Israël serait objec— tivement une puissanœ impérialiste et agressive donc les nations arabes ont une politique juste, qu'il faut sou— tenir. Ce raisonnement paraît acceptable car l'on s'efforce
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politique
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3. « Le mouvement sioniste n'est rien d'autre que l'exploita— tion, ur le profit des capitalistes juifs liés aux objectifs de l’im rialisme dans l’Orient arabe, des sentiments d’un peuple éprouvé... Les sionistes ont négocié le malheur de leur peuple contre une entreprise commerciale et une plate—forme colonia— liste. » (Râ’if KHOURI, dans at—Tarîq, Beyrouth, 31 mars 1946, cité par M. ROBINSON, Les Temps modernes, n° 253 bis, p. 18.)
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isra'e‘l n'est pas négociable de prouver en même temps que le sionisme était (et demeure ?) un impérialisme, qu'Israël soutenu par les Etats—Unis, s'oppose à des Etats « rogressistes » comme Le l'Egypte ou la Syrie soutenus ar 'Union Dayan n'est—il pas un tra ? N'y a—t—il pas c pro— lème des réfugiés dont on affirme maintenant qu’Israël seul est responsable ? L’image d'Israël créée &; les Etats arabes est ainsi logiques et placée au cœur dépouillée de ses bavures d'une argumentation aux acœnts familiers. Au terme de l’opération, l'on a gagné un semblant de logique, et l'on a perdu la réalité. Il faut donc faire la part de œ ui est la réaction arabe devant le fait national juif, et œ ui est le raisonnement d'une œrtaine gauche devant œ pr 1ème.
soviéticaue.
général
Peut-être était—il inévitable qu'aux yeux des Arabes le fait national juif, après avoir été un scandale et une souillure, apparut comme un « colonialisme absolu ». Et si telle est en effet l’image qu'ils se font d’Israël, il est indispensable qu'Isra'e‘l agisse de façon à montrer que œtte image ne correspond pas à la réalité. Car un Etat n'est pas seulement res nsable de œ qu’il est, mais aussi de l’image qu’il donne e lui-même. Or, les efforts israéliens pour modifier œtte image n'ont pas été œ qu’ils auraient dû être. Ce que révèle, par exemple, la lecture des contribu— tions israéliennes au numéro spécial des Temps modernes consacré au conflit judéo—arabe, c'est que les Israéliens ne appliqués à étudier la situation des réfu °és se sont arabes e Palestine, ni à se demander dans quelle r ité s'est imposé et réfracté le fait national juif ni œ qu’il aurait convenu de faire pour retrouver, derrière les exclamations démagogiques de la Ligue arabe, les situations sociales, politiques et économiques qui ont favorisé la diffusion de cette image d'Israël qui seule a cours aujourd'hui parmi
(guère
les peuples arabes.
Mais il faut immédiatement ajouter que cette image n'a pu se former qu'avec l'aide de œrtains dirigeants arabes, dont l'action n'était pas innocente, et dont on ne peut dire qu'ils « exprimaient » le sentiment des masses ara—
163 12
bes. Tout au plus peut—on dire que leur campagne de haine
écho favorable dans œs masses parœ qu'elle rejoignait l’image séculaire du Juif méprisé par l’Islam. Après la proclamation de l'Etat d'Israël, la haine trouva à sa’lirnenter plus solidement dans les cam s de réfugiés. mais si, du côté juif, l'on n’a que trop agi pour soulager œtte formidable misère, il convient de faire re— marquer que les dirigeants arabes ont systématiquement utilisé les réfugiés comme une arme politique. S’il n'existe pas aujourd'hui d'entité palestinienne arabe, la faute n'en incombe pas à Israël. Après avoir refusé la solution de partage péconisée par I'O.N.U., après avoir attaqué Israël des la fin du mandat britannique, après avoir été repoussées et vaincues une première fois contre toute attente, les nations arabes acœptèrent que la Cisjordanie fût intégrée à la Transjordanie, et que la revendication nationale des Arabes de Palestine fût exclusivement orientée dans le sens de la reconquête et de la destruction de l'Etat d’Israël. Ce n’est pas Israël seul qui nie le bien—fondé du droit des Arabes de Palestine à l’existence nationale. Ce sont les Etats arabes qui, pour avoir nié le droit des Juifs à l’existenœ nationale, ont subordonné la création d'un Etat arabe et ont empêché palestinien à la destruction de l'Etat juif que œt Etat arabe palestinien vit le jour.
trouva un
mofiement
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On en revient donc à œ fait irréductible: la politique arabe depuis vingt ans consiste à refuser l'Etat uif. La propagande arabe, depuis vingt ans, crée des justi cations variées à ce refus fondamental et tou ours semblable à lui— même malgré les différentes dont il se pare. ples refus que l’on peut formuler ainsi : tous les Peup ont droit à l'existence nationale, sauf les Juifs. L analyse du siOnisme que l'on répand actuellement, et qui rejoint la propagande stalinienne d'il y a quinze ans, n’est u'un avatar argumenté de ce refus. On dit que l’impériarsme sioniste, mouvement essentiellement eur0péen et o‘cciden tal, est venu s’installer sur une terre arabe et islamique pour guérir une maladie proprement européenne. Le sort des Juifs en terre d'Islam n avait—il pas toujours été ex—
phraséologies
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israël n'est pas négociable quis ? Pourquoi faut—il que les Arabes « payent » pour les crimes d'Hitler ? Ces arguments sont insoutenables. Les Juifs n'étaient pas dispersés seulement en Occident mais aussi en Orient. Et un mouvement de libération national ne peut se caractériser parle lieu de naissanœ de son idéo— logie ou l’ori ‘ e de ses premiers partisans. Il reçoit sa individus ou des groupes humains qu'il
‘ustificafion
qu'aujourd'hui
Or, le fait est plus de la moitié de la pOpulation juive d’Israë est originaire du Moyen—Orient et de l'Afrique du Nord. Le sionisme s'est donc révélé efficaœnon seulement pour rendre son être politique à une petite tie de la pulation juive occidentale, mais aussi, a a plus gran e partie de la po ulation juive du Moyen— Orient et de l'Afrique du Nor . L'on voit ici que l'idée selon laquelle l’Islam serait innoœnt de la situation faite aux Juifs au cours de leur exil doit être révisée. Sans doute, la toléranœ musulmane fut assez grande pour permettre à des communautés juives de vivre en son sein. Mais à titre, justement, de communautés tolérées. Ainsi, certains Hin— dous aiment leurs parias et conçoivent difficilement une société d'où les arias seraient exclus. C'est l’Islam qui a inventé la roue e. Il a interdit aux Juifs de porter les armes, et pris toutes sortes de mesures discriminatoires :. leur encontre. Quant aux pogroms et aux conversions forcées, œ ne sont pas des pratiques inconnues des Arabes. Imaginer que les rapports judéo—arabes ont été une longue idylle est une image d'Epinal complaisammmt ré— andue aujourd'hui, mais parfaitement mythique‘. L'hosti— profonde de l'Islam envers les Juifs, dont on trouve des traces nombreuses dans le Coran, est une donnée aussi essentielle du conflit actuel que l'antisémitisme chrétien dans l'histoire des Juifs en Europe.
fité
4. Sur les discriminations contre les Juifs, voir, par exemple. Salomon D. Gomrm, Juifs et Arabes, Paris, 1957. Sur l'immigra— tion en Israël des Juifs du M0 en—Orient et d‘Afrique du Nord, voir Joseph B. SOHBŒTMAN, On ings o Ea les, New York, 1961. C'est à Bagdad, sous Al—Muqtadir (107 109 ) que les Juifs furent contrarnts de porter un insigne jaune sur leur coiffure. Dès le n‘ siècle, d'ailleurs, il y avait eu des lois, sporadiquement appli— quées la suite, faisant obligation aux dhimmis (minorités ) protég de porter des vêtements de coupe et de couleur parti— (voir S.—W. BARON, Histoire d'Israël, édition française, culières Paris, 1961, vol. 3, chap. XVII).
&&;r
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De sorte que le vrai scandale, en terre d'Islam, œ n'est pas que les Juifs soient impérialistes, comme le révélait involontairement M. Khaled Joundi, président de la Fédé— ration des travailleurs syriens et dirigeant des milices po— ° es’, œ n'est pas qu'ils aient acheté des terres ni contribué à créer le problème des réfugiés : le vrai scan— dale, c'est qu'ils se soient affirmés politiquement, c'est u'ils aient revendiqué et obtenu œtte existenœ nationale nt les Arabes considèrent qu'elle va de soi uand il s'agit de n'importe quel autre peuple et même si e e s'épanorrit en des entités politiques artificiellement créées par les ' ces mandataires, bref, le vrai scandale, c'est que les Juifs aient exercé contre les Arabes une violenœ dont œux— ci pensaient avoir, en faœ des communautés mosa‘i nes dont ils toléraient l'existenœ, le monopole absolu. Si 'on cherche à comprendre œ qui se passe au Moyen—Orient, œ fait doit être mis en pleine lumière.
C'est ici que la phraséologie de la gauche communiste et pro—arabe révèle son caractère unilatéral : il n'est pas ossible, en effet, de demander à la gauche de soutenir es positions arabes et d’appuyer la politi ue des Etats arabes, en occultant systématiquement le ait que œtte politique est commandée par la négation du droit de l'Etat d’Israël à l'existenœ. Il ne suffit pas, en effet, de dire : la gauche reconnaît œ droit, et elle approuve la politique des pays arabes : on ne peut approuver une politique sans approuver en même temps les buts qu'elle se donne. Et le but proclamé de la politique arabe est la destruc— tion de l'Etat d’Israël. Un Etat menacé de destruction cherche à se défendre à tout prix et à trouver des alliances vent S. « Seuls les pays révolutionnaires contre Israël : Je mets d'ailleurs Israë , la Jor dite, sur le même plan... »
rticiper àla lutte °e, l'Arabie sécu—
Est—ce à dire ue si (par hasard) Israël devenait un pays socia— liste il pourrait tre toléré ? A la question, M. Khaled Joundi ré— pond par un non caté onque : « Même s'il était socialiste, il serait maœeptable qu‘Israë existe en tant qu'Etat. » (Michel LBGRIS, Le Monde, 1" juillet 1967.)
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isra'e‘l n'est pas négociable
rraissent
lifiques qui” lui les plus sûres. Ce n'est pas la d’Israël si, epuis le procès de Slansky, l'allianœ de l'Union soviétique lui a fait défaut. Ce n'est pas la faute d'Israël si le stalirrisme a élaboré une théorie de la ques— tion juive qui est un scandale idéologique ni si la poli— vis—à—vis tique stalinienne de la minorité nationale juive de l'U.R.S.S. a été œlle de l'assimilation forcée : la des— truction de la culture de la langue yiddish s'est faite par l'élimination massive des écrivains °ddish. Et s'il n'est pas agréable pour les Juifs de gauche e voir le gouvernement d’Israël prendre souvent des positions réactionnaires et s'aligner sur la politique des Etats—Unis, il ne leur est pas agréable non plus de se souvenir que c'est la politique sta— linienne qui a poussé Israël à cet alignement. Ainsi, après avoir coupé toute aide économique à la Yougoslavie et l'avoir contrainte à se tourner vers les Etats— Unis, les staüniens ont pu dénonœr ensuite à grands cris ' la « objective » de œt Etat avec l'impénahsm‘:‘ ute
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âäll u. sion
mon On voit donc que la gauche communiste et pro—arabe ne devrait pas prendre pour argent comptant la version arabe des événements, ni la traduire dans une phraséologie poli— tique qui permette d'accréditer cette version auprès des consciences de gauche. Une chose, par exemple, est de dire que l'implantation d’Israël au Moyen—Orient pouvait a paraître aux Arabes comme un colonialisme absolu, autre ose est de dire que le sionisme est un colonialisme, u'Israël est un Etat impérialiste et que les nations arabes, leur lutte œntre Israël, sont à la du progres— sisme mondial et dans la droite ligne combat pour la
(grinte
liberté des peuples. Présenter la situation au Moyen—Orient en utilisant ces catégories binaires, c'est entrer pleinement dans la logique de la guerre froide, c'est considérer les déclarations esontdespensées desEætsengagésdanslaguerrefroi qui traduisent la vérité des situations conflictuelles alors qu'il s'agit le plus souvent de simplifications outrancières, de moyens d'éléments de marchandage, de thèmes de propagan e, c'est—à—dire de mensonges. Analyser la situation au Moyen—Orient en utilisant de tels mensonges, c'est aider à mondialiser le conflit. Ainsi ont fait l'Egypte et la Jordanie, en affirmant que des avions américains et anglais avaient participé aux combats.
gue
politicaues,
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Peut—être est—il exact que dans le cadre de la contradio tion principale‘ entre Etats impérialistes et Etats progres— sistes, œrtaines nations arabes jouent parfois un rôle po— sitif encore que la « collusion » des Etats arabes et de l’impérialisme ne soit un secret pour personne; mais il n'est pas moins exact que, dans le cadre des contradictions secondaires ui existent entre le panarabisme et les mino— rités natio es ou religieuses qui vivent en terre d'Islam, les nations arabes reprennent à leur compte des métho— des impérialistes et totalitaires. Leur tactique idéologique consiste à présenter leur lutte contre les minorités comme une expression locale de la contradiction principale, alors qu'elle n'est, en fait, que le produit de leur propre impé— rialisme culturel et politique — et une conséquence de leur échec devant les tâches que pose l’organisation de leurs économies et de leurs régimes politiques. Expliquerait—on autrement que œs nations ne puissent s’unir pour des objectifs qui ne soient pas exclusivement nationalistes et chauvins ?
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Et voilà qu'aujourd'hui, le conflit du Moyen—Orient est devenu un lieu privilégié où s’affrontent les grandes puis— sanœs. Les Juifs, qui n’ont pas été les derniers dans le monde à condamner la politique d’agression des Etats— Unis au Vietnam, doivent se souvenir qu'il y a, au niveau des des puissances, une relation étroite entre ces deux co its : ils doivent, par conséquent, acœntuer leurs efforts pour obtenir le retrait des troupes américaines du Vietnam. Mais si la situation au Vietnam est entièrement com— mandée ar l'agression américaine œ qui signifie qu’il dépend es Etats—Unis de faire cesser œtte agression la solution du conflit du Moyen-Orient dépend encore, dans une très large mesure, de la volonté des intéressés, c'est— —à—dire des Etats juif et arabes.
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6. Ecrit en 1967. Aujourd'hui, cette « contradiction rinci e a, entre ’U.R. .S. et depuis le rapprochement ou la collusion les USA., est devenue un thème de propagande parmi d’autres. d'Etats « progressistes » parait en effet pour le moins ou 61186.
äa notion 168
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israël n'est pas négociable =Quelle que soit la dépendanœ des uns et des autres, elle n'est pas si entière qu'elle ne leur laisse une marge de manœuvre considérable. Et œ qui apparaît alors avec évi— dence, c'est qu’aucun accord n'aura lieu aussi longtemps qu'on exigera d’Israël qu’il remette en question son exis— tence On peut considérer, en effet, que tout est négocia— ble : le tracé des frontières, le problème des réfugiés et œlui de la création d'un Etat arabe palestinien, la question des compensations ou des dédommagement; nécessaires, même l'orientation politique d’Israël dans le cadre d'une confédération au Moyen—Orient. Mais il faut être convaincu d'un fait : l'Etat d’Israël n'est pas négociable. Si le conflit -a atteint œtte âpreté, si les grandes puissanœs trouvent maintenant l’occasion de s'y affronter par Etats interposés pour le plus grand malheur de ces Etats, la cause en est dans le refus opposé par les Etats arabes à la reconnais— et la sanœ d’Israël. La situation continuera à pourrir gauche à se diviser — aussi longtemps que les Etats arabes se refuseront à admettre qu'Israël existe. Exiger d’Israël qu'il concède unilatéralement des avan— tages politiques ou stratégiques à des puissances qui afiirment que œ serait la un premier pas vers un retour à la situation d’avant 1948 est une exigmœ aberrante. Même les Alliés qui demandaient, en 1945, la reddition inconditionnelle de l'Allemangne nazie n'ont jamais pré— tendu « rayer l’Allemagne de la carte ». Cette extravaganœ passionnelle est suffisante pour faire comprendre pourquoi tant d’aspects de la politique d’Israël sont réactionnaires. et u'un gouvernement d'union nationale y soit constitué ouql’influenœ des éléments extrémistes n'est pas négli— geable. Comme le disait Simba Flapan, représentant du Mapam à Paris : « La gauche israélienne a toujours proposé qu'Israël fasse les premiers pas. Elle a pr0posé l'égalité complète de la minorité arabe, le règlement de la question des t'é— fugiés et de mettre fin à l’escalade des armements. Mais la uche israélienne a toujours été faible et battue à cause de 'absenœ de réciprocité dela part des Arabes. On lui dit : ”Montrez—nous un socialiste arabe prêt à discuter avec vous!" S’il y avait réciprocité, les forces du socialisme dans les deux pays pourraient se développer plus rapidement. Je connais bien le peuple israélien : œ n'est pas un peuple militariste et les gens ne veulent pas s'en aller tous '
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469
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…
b.dhmàhwæ.Pœrmi,c'æth@isiänegærre;
Eommœfihdeümædæxm,pèædeüoüæfæts,c'œt dan où l secondË.. Dans iations perspective, œpen t, es
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’ent enfin s'engager c'est—à—dire, où l'existenœ de 'Btat d’Israël ne serait plus mise en cause la gauche, et communautés communauté juives la internationale les du monde entier devraient s’employer immédiatement à la solution du problème des réfugiés. La gauche juive, plus particulièrement, devra faire pression, tant sur l'Etat d'Israël que sur les communautés juives, pour que tous les Juifs contribuent à une caisse de dédommagement qu'il faudrait, d'ailleurs, créer dans les plus brefs délais quelle que soit la situation. Dans le cas Où fondé un arabe rt—Pa qui pourrait compren , comme e suœérait Lentin, la Cisjordanie et la bande de Gaza, cet Etat devrait bénéficier de l’assistanœ technique et financière d’Israël. En attendant, les forœs de doivent s'employer à convaincre les adversaires qu" n'y a d'autre issue que la négociation. Si l’on s’obstine dans e refus, la prochaine étape de l'escalade au Mo en—Orient sera la mise en plaœ d'engins atomiques. Et œ a ne sera pas seulement le mal— heur du Moyen—Orient, mais de l'humanité tout entière.
sereäte
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]Etat
deAIËCSÜDÊÎ
7. La Presse nouvelle hebdomadaire, 30 juin 1967.
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Moïse et l’Egyptien « Iladvint, en ces jours
-là, que Moïse, qui avait grandi, se rendit vers ses frères et vit les charges qui pesaient sur eux. Il vit aussi un Egyptien qui fra petit un Hébreu, d’en— tre ses frères. Il se tourna de—ci de— à et vit qu’il n'y avait personne, il frappa l'Egyptien et l'enfouit dans le sable'. » Cet épisode fameux a donné lieu au nombre habituel de commentaires. Rashi affirme qu’il n'y a pas eu assassinat, du fait que l'Egyptien avait couché avec la femme d'un Hébreu. L'esprit de son midrash semble être le suivant : Moïse ne faisait que défendre les siens ; l'Egyptien n'est pas un individu mais l'être d'une oppression qui a pour conséquenœ inéluctable le viol physique et spirituel. N'em— pêche que Rashi croit utile de justifier Moïse. Le recueil de légendes de Ginzberg est plus rassurant encore : avant de tuer l'Egyptien, Moïse réfléchit longue— ment, hésite, et voit (mais comment ?) que, l'Egyptien étant foncièrement mauvais, l'on ne peut espérer qu'il s'amende. Irrécupérable, l'Egyptien méritait bien son sort. Pour le moderne exégète d'un Moïse en édition de poche‘, œt épisode prouve que Moïse brise l’égoïsme de son- « moi » et découvre le prochain en ses frères temps même que la violenœ. Et il ajoute curieusement que l'éloignement entre les hommes a disparu. Par une sorte d'aœord tacite entre ces commentateurs, l'on a dé— cidé que le problème moral relatif au meurtre de l'Egyp— tien ne serait pas posé. Il existe ainsi dans la tradition juive tout un cou— rant apologéüque, dont le trait marquant est qu'il s'efforce
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dans L’Arche, février *1.Publié Exode, II, 11—12.
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1968.
2. André Neher.
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de ne donner qu'une interprétation glorieuse ou rassurante de faits qui ne le sont pas toujours, ou pas exclusivement.
Cette tradition était pleinement justifiée à des époques où les Juifs, dispersés et humiliés, ne disposaient pour se sinon du sentiment que leur défendre d'aucune arme cause était juste et leurs prophètes irnpeccables. Comme nous avions beaucoup moins de péchés que d'enn ' , nous bien larsse‘r a œux—ci le soin de dénombrer œux— La situation, aujourd'hui, n'est plus tout à fait la même. Les Juifs, eux aussi, ont appris à faire usage de la vio— lenœ, et œtte nouveauté, après vingt siècles d'existenœ désarmée, n'a visiblement pas été comprise par œrtains de contrairement à œ que faisait, par nos intellectuels qui exemple, Martin Buber se donnent pour fonction de tout renforcer à propos la bonne conscienœ de leurs lec— terns. N'écrivent—ils pas comme si les Juifs n'étaient encore que de pures victimes ou de généreux archanges ? Hélas ! cette idée qu’ils se font de leur fonction les range d'emblée au rang de propagandistes d'une œrtaine politique, dont ils se font, implicitement ou explicitement, les défenseurs. Quand Joseph Agnon, prix Nobel de littérature, signe un manifeste où il demande que les proiririœs conquises soient purement et simplement annexées} quand le Rav Kook affirme que « la cession de territoires occupés serait un péché et un acte criminel [...] contraire à la Thom » ; quand André Chouraqui entonne un péan à la Jérusalem unifiée sans se demander œ que les habitants arabes de la ville pensent de œtte unification ; quand on imprime, dans un précédent numéro de œtte revue que la seule différenœ entre un village et un camp de réfugiés est le lecteur de bon sens est en droit d'ordre esthétique de se demander œ que œs têtes jænsantes font de leurs têtes et de leurs pensées. Car le rôle des intellectuels juifs n'est pas de fournir n'importe quelle justification à n'im— porte quel acte juif. Il est plutôt de se demander publi— quement dans quelles conditions la morale peut encore trouver son compte dans un contexte où domine la vio— lenœ. Par exemple : Israël ‘a ’droit non" seulement à l'existenœ, mais à la sécurité. Cela signifie que les fron— tières doivent être modifiées, et les modifications discutées au cours d'une négociation. Il a droit d'avoir libre accès c'est—à—dire au Mur des Lamentaüons aux lieux saints
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gouvions .
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mise et l‘égyptien
a
quelques emplacements peu nombreux situés dans l'ancienne ville arabe. Mais la décision unilatérale d’an— nexer toute la vieille ville de Jérusalem débordc asser: largement œ droit à la sécurité et œ droit de libre accès aux lieux saints. De sorte que lorsqu’on prétend ne rien demander d'autre que la négociation sans annexion, en laissant entendre toutefois que l'on annexera préalable— ment le Golan, Jérusalem et Gaza‘ c'est—à—dire que sur ces points l'on a, en quelque sorte, négocié tout seul —, ve qui donne aux Etats arabes c'est une inconséquenœ prétexte un vraiœmblab e pour refuser la négociation et la reconnaissanœ de l'Etat. C'est donc de la mauvaise politique, car, pour s'assurer l'appui de l'0p1rrion interna— tionale et d'une partie de la gauche, il faut administrer la preuve que l'intransigeanœ est tout entière du côté arabe. Le rôle des intellectuels juifs, aujourd'hui, n'est plus seulement de démontrer la mauvaise foi des Arabes et de dénonœr leur obstination à refuser l'existenœ d’Israël : il doit être aussi de relever les inconséquenœs de la poli— tique israélienne, et d'enga r la polémique avec œux qui pensent que la géographie iblique autorise les Israéliens à conserver définitivement les territoires acquis ndant Mais, inte Six Jours. nos guerre là—dessus, la des lectuels observent le même silence pudique que œrtains commen— tateurs à propos du meurtre de l'Egyptien... Il existe œpendant un midrash dont l'auteur se de— mande pour quelle raison Moïse ne fut pas autorisé à entrer au pays de Canaan. L'une des réponses est justement qu'en frappant l'Egyptien, il avait commis une faute. Le midrash ne dit pas qu’il ne faut pas tuer quand c'est nécessaire : il reconnait seulement que tout acte est à double faœ, et que la nécessité où l'on se trouve d'user de la violenœ n'abolit pas les conséquences de œlle—ci : on en reste à jamais comptable. Le rôle des intellectuels ne saurait être de brouiller œtte comptabilité—là. Il consiste plutôt à l'établir avec clarté, même au prix de se rendre irnpo ulaire. Et que l'on ne dise pas que œ serait faire ainsi e jeu de l'ennemi : œt argument n'a que trop servi chez les staliniens à une épo—
et
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3. A propos de Gaza, voir le « plan de paix » du Mapam et les déclarations de M. Israël Galili, ministre israélien de l'Informa—
flux, en date du 20 septembre 1967.
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qœqün'œtpassiloinæiæ.Ce sont
uifaitavant toutlejeude les fentes po' 'ques que l'on commet
lennemi, œ soi—même. Par une coïncidence qui n'est, après tout, pas tellement fréquente, une offre sincère de négociation sans annexion est une offre où la morale et sans aucune annexion la politi ne se rejoignent. Quant aux nécessaires modifi— tracé des frontières, elles doivent, justement, cations faire l’objet de la négociation. Au demeurant, œux ui pensent que, chez les Juifs, tout œ qui est réel est à fois rationnel, moral et politi— quement habile ne seront jamais esseulés : il y aura tou— jours assez d’inœnscients parmi nous pour dire qu'il est intempestif de balayer devant sa porte et pour renforœr parmi les Juifs œtte bonne conscienœ qui, sur le plan politique. n'a jamais produit que des désastres.
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17.4
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Une Diaspora nouvelle Les événements récents ont amené la plupart des Juifs à s'interroger sur œ qu'ils sont, sur œ qui les lie les uns aux autres, sur œ qui les lie à Israël : non seulement au peu le d'Israël, parmi lequel nous avons tous des amis et es parents, mais à l’idée et au fait qu'il existe, quelque part, un Etat créé par des Juifs, avec tout œ que œla tout œ que œla implique pour nous, pour rmplique cet Etat, pour les peuples et les nations qui environnent œt Etat et pour les peuples au sein desquels nous vivons, avec lesquels nous nous identifions, mais avec lesquels nous ne nous confondons pas entièrement. une fois de Cette révision générale, œt examen plus ! de nous—mêmes et des autres, nous l'avons fait et nous le faisons encore parœ qu'une partie de nous— mêmes est en danger, parce qu'une partie de nous—mêmes est contestée. C'est toujours aux heures de danger et de contestation que le regard se porte à la fois sur le danger qui menaœ, sur les défenses que l’on peut lui opposer et sur la justesse ou la justiœ de la cause pour laquelle on est engagé. Ce que nous découvrons alors, c'est que œtte partie de nous—mêmes qui est menacée en Israël, il n'est que faiblement en notre pouvoir de la défendre effica— cement : nous sommes les spectateurs, actifs et vigilants seas doute, mais tout de même les spectateurs, d'une lutte étran e dans laquelle nous ne pouvons ère intervenir que la voix : comme si un membre e notre famille était là—bas, au—delà de la rivière, ou de l'autre côté du miroir, et que nous ne pouvions l'aider que par procu— ration, par des intermédiaires compliqués des dons, des encouragements, des gestes —, mais enfin, seulement par
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résenté au nom du Cercle Gaston—Crémieux aux progressiste en mars 1968.
£10judfiäme
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procuration. Telle est notre condition, notre mode d'exis— tenœàüaverslemonde:enrnänésàlabis ici et là— de même façon que les Israéliens, lesquels ne bas ent rien pour les Juifs réduits au silenœ et menacés sinon les encourager de la en U.R.S.S. ou en Pologne voix, manifester par le verbe qu'ils ne sont pas seuls au monde ignorant d'ailleurs si œ verbe ne sera pas utilisé contre œux qu’il doit réconforter... Nous découvrons alors, nous retournant pour solliciter de l'aide autour de nous, que nos amis habituels ne sont disposés à nous aider, pis encore, qu’ils nous pas ent parfois en quoi tout œla nous conœme et pourdeman quoi nous poussons ces clameurs, nous qui sommes ici, en faveur de œux qui sont là—bas. Ils vont parfois jusqu'à dire que nous n'avons pas le droit de pousser de telles clameurs... A œ moment, nous comprenons que le danger qui nous menaœ n'est pas seulement œlui qui menaœ Israël, œlui qui nous menaœ en Israël, mais également celui qui menace Israël en nous, puisqu'on nous affirme que nous ne sommes pas œ que nous sommes. Ainsi, cette menaœ dont nous pensions d'abord qu'elle était lointaine, elle prend parfois le nous la découvrons toute proche vüagedemüemäflemami—püsqæœtamiœnous dit pas, œ que nous acœpterions a la rigueur : « Ce pour quoi vous tremblez n'est peut—être pas digne d'admiration mais vous avez raison de trembler, vous avez le droit de autrement que de trem— trembler, vous ne pouvez bler. » Non, œt ami nous ‘t : « Vous n'avez aucun droit et aucune raison de trembler, rien ne vous lie à Israël, et, d'ailleurs, c'est un pays qui n'a pas le droit d’exister, donc vous n'avez pas le droit de trembler pour lui, étant ici », et il ajoute : « Vous n'êtes pas ce que vous êtes, ou plutôt ce que vous croyez être.: Nous prenons alors conscienœ que œ qui est en ques— tion, c'est à la fois Israël et nous—mêmes, c’est—à—dire tous les Juifs du monde; et si, au lieu que la menace pesât sur Israël, une menaœ du même ordre pesait sur les com— munautés juives d'Amérique ou d'Argentine, et que ces communautés se dressaîent ur se défendre, nous agi— rions et nous ressentirions e même. Sans doute alors, autour de nous, des amis nous diraient : « Vous êtes Belges ou Français, ce qui arrive. aux Juifs américains ces capitalistes ou aux Juifs argentins— ces com—
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toujours
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Æaire
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une diaspora nouvelle
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merçants ne vous concerne pas vraiment, vous avez tort d‘agir comme vous le faites. » Ce qui montre bien que lorsque Israël est en question, ou lorsque les Juifs argentins sont en question, œ qui est en réalité en ques— tion, c'est l'existenœ même du judaïsme et le droit des Juifs à être précisément œ qu'ils sont dans le monde.
Ce que nous défendons donc, en défendant le droit d'Israël à l'existenœ, ça n'est pas seulement le droit d'un pays membre de l’O.N.U. à rester œ qu'il est, c'est aussi le droit des Juifs à nouer entre eux et avec œ pays des rapports d'une œrtaine nature. Et c'est là, au fond, œ que l'on nous reproche. La contestation ne se situe pas seulement entre Israël et les pays arabes, elle se situe également entre les Juifs et les autres peuples constitués
en nation. Par conséquent, si l'on veut, à partir des événements récents, comprendre à la fois œ qui nous menaœ, œ qui nous fait agir, et œ qu'il faut faire pour agir efficacement, il convient de s'interroger d'abord sur la nature des liens qui existent entre nous et qui nous _ rattachent aussi à
Israël.
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Pour œ faire, on peut partir des réalités : il existe à travers le monde un œrtain nombre de communautés relativement cohérentes, dont les membres sont plus ou moins conscients d'appartenir à un groupe, à un ensemble possédant œrtaines caractéristiques communes. Un cin— quième environ des Juifs se trouvent en Israël, les quatre cinquièmes en U.R.S.S., aux Etats—Unis, en Argentine, en Franœ, en Afrique du Sud et dans de petites communautés dispersées à travers le monde. Je ne chercherai pas à dé— finir œ qui lie œs communautés entre elles : je dirai seu—lement que, jusqu'au XVIII" siècle, la religion et, dans cer— tains cas, la langue, leur permettaient de . savoir exacte— ment œ qu'elles avaient de commun, et œ qui les distinguait des autres groupes humains : en termes trä généraux, disons qu'il s'agissait d'une civilisation. Deux phénomènes sont venus affaiblir les- traits qui permet— taient cette reconnaissance im'rriédiate de ce qu'éæient
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les Juifs: l'afiaflrliæmt du sentiment religieux et le nationalisme. Danslaplupafldœfifi.mflet estnélebesoin de se constituer en ethnie close. Au mot d'ordre post— médiéval, ui voulait que chaque région ne groupât que des indivi us rofessant la même religro,n indépendam— ment de leur gue et de leur culture, 3'est substituée l'idée que chaque groupe linguistique devrait se consti— tuer en Etat à de ses propres frontières, dans ql’intérieur le cadre d'un territoire déterminé. La revendication nationaliste devint si aiguë au XIX° siècle nous dirons au]ourd'hui si chauvine sur les commu— qu'elle exerça une pression nautés juives : on exigea parfois l’assimilation nationale œ fut le cas de pays comme la Franœ ou l'Angleterre qui étaient disposés à tolérer la religion juive à condition les Juifs se œnsidérassent comme des membres lethrrie françarse ou anglaise. D'autre part, dans lesp de l’Est, oùlesJuifs étaient très nombreux (9 millions
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conbidérable
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environ) et possédaient une langue véhiculaire, le yiddish, on s'elforça tantôt de les assimiler, tantôt de les circons— crire dans des zones de résidenœ, mais, en tout cas, de les empêcher de participer en tant que groupe à la vie nationale de l'ethnie majoritaire, qui tendait à conserver pour elle seule le monopole politique du gouvernement. C'est donc en Europe de l’Est que, par réaction, na— quirent parmi les Juifs des mouvements nationalistes. Ces mouvements étaient divers, les circonstanœs historiques ont fait que le mouvement sioniste est resté le seul survi— vant, et u'il a réussi, à la faveur et à la suite de la des— truction es autres, à réaliser son projet: c l’im— et sa plantation territoriale d'une partie de l'ethnie juive constitution en Etat autonome. Quelle est l'idéol , non pas de tous les sionistes, mais d'un grand nom re de sionistes ? Elle a pour base du écrits qui datent essentiellement de la fin du xrx‘ siè— cle parmilesquels l'Etat juiffde Herzl et l'Auto—émancipa— tion Il s' t là de textes idéologiquement mar— rement à leur compte, en les qués, en œ sensq appliquant aux .Juifs, lest éories nationalistes qui étaient les autres nations. En parti— en coms à l'époque culier, on y souligne fait que l'existœœ m…, pour
'est-à—dire
pde Pinsker.
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une diaspora nouvelle une ethnie, c'est l'existenœ nationale et étatique, tandis que l'existenœ diasporique, ou plutôt galoutiquc, est pré— sentée comme une pathologie, comme un malheur, comme une aliénation. Il n'y a pas d'agriculteurs parmi nous, et on nous le reproche ? Eh bien, nous allons créer des agri— culteurs. Dc œtte manière, nous allons nous normaliser. Et de créer des communautés agricoles, de prôner le retour à la terre, avec l'idée implicite qu’il s'agit là d’une théra— peutique sociale. Il n'y a pas chez nous de sentiment na— tional, de volonté de constituer notre ethnie en nation et cette nation en Etat ? Telle est justement la preuve que la maladie est devenue si profonde que le malade lui—mème n'en est plus conscient. Pour le guérir, il faut donc, avant tout, développer chez lui le sentiment national, la volonté de vivre sur un territoire et dans le cadre d'un Etat. La plupart des penseurs sionistes ont repris œtte idée. Pour Albert Memmi, ar exemple, l'existence diasporiquc ne peut être que d' iénation et de malheur. C’est une existenœ non naturelle, l’existenœ naturelle étant celle qui consiste à vivre au sein d'une ethnie constituée en Etat. Les sionistes militants nous disent : que faites-vous encore dans la galouth, alors qu’il existe un Etat d'Israël ? Pour un Juif, œ qui est normal, c'est de vivre en Israël. Vivre en Franœ ou aux Etats—Unis, c’est une situation fausse et
pathologique. Et c’est ici que notre surprise à nous, Juifs de la Diaspora devient grande : car œ sioniste—là nous dit, à l'envers, œ que nous dit le nationaliste français ou anglais : il faut choisir. Vous vivez ici, et vous voulez aider un Etat qui s'est constitué là—bas. Cela n’est pas normal. Et lorsque nous cherchons à nous faire reconnaître pour œ que nous les sommes, c'est—dire pour un groupe humain qui, malgré parti— soulève, a un mode d'existence difficultés que œla un mode d’existenœ transnational —, c’est—à—dire culier nous avons d'autant plus de mal à nous faire comprendre le nationalisme français ou belge nous parle au fond 6 la même façon que œ sioniste à l’ancienne mode qui nous presse de faire un choix, qui dénonœ notre mode
äue
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d'existenœ comme étant dangereux ou a—typiquc, ou patho—
logique, ou incompréhensible, qui nous dit, en somme : il
n'y a
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u'une seule façon de vivre pOur un groupe humain, 'être enfermé dans le ghetto de ses pr0pres fron-
179 13
Cefiedpmfionaœddepæadæmlqænæamiset
nos ennemis semblent s'accorder pour nous contester, nous qui vivons dans la Diaspora. Ils nous somment de fairedeschoixs les, flsnoussommcntdenous décider
Ëreque.
le N0…et 'ANORIAL, entre le naturel et le patho—
Or œtte façon de décrire notre situation, œtte façon
defaire pressionsurmus,œfientàdiscréäterœqü constitue la plus grande du fait juif dans le monde. Depu1s la dispersion, en effet, le d’existence des Juifs a toujours été un mode d'existenœ transnational. Bt œla, on nous l'a toujours reproché. L'existenœ de nom— breuscs communautés, isolées mais communicantcs, posait nonpas tellement pour elles—mêmes mais un problème pour les ethnies majoritaires. Et l'existenœ de œs vases communicants répartis des nations assez rigoureu— sement enfermées ropres frontières parut parpdans au ticulièrement scandaleuse px1x‘ siècle, époque où l'un de l'antisémitisme classique fut de dire que des ressorts « les Juifs 11'ont pas de patrie ». C'est ue l’on parla qalors de complotu1f .Dans un livre de Pierre Sor sur sémitisme c tien, intitulé La Croix et les Juifs, œla res— sort très bien d'une caricature représentant un couple de Juifs, évidemment hideux, avec une portée d'enfants dont lun est anglais, lautre français, l'autre allemand, etc. Cette caricature met admirablement en relief le chauvi— nisme de son auteur, lequel ne peut évidemment supporter l'idée que dans le cadre d'une même citoyenneté, il puisse exister des citoyens qui ne soient pas tous identiques.
Pl’originalité
mode
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Ëmarmip
Ipanfi-
Et pourtant, œ mode d'existenœ des Juifs est fascinant. Car on peut l'envisager non pas dans l'optique des natioétroits et bornés —, mais dans nalismes chauvins l'optique nouvelle qui fait de chaque culture un bien irrem— et qui fait de la participation à plusieurs cultures non pas une trahison, mais un enrichissement. Les Juifs de la Diaspora, en fait, sont doublement enracinés: d'une part, ils le sont dans leurs Diaspores respectives: et c'est la un enracinement réel et profond
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plapçable, 180
une diaspora nouvelle Je n'imagine pas l'émigration des Juifs français, ou an— glais, ou américains. Leur engagement dans la vie des pays‘ est irréversible à moins d’une catastrophe internationale où la nouvelle catastrophe ‘uive paraîtrait dérisoire en faœ de l'effondrement général e l‘humanité. Mais outre œ premier enracinement géographique et culturel, il y en a un autre, qui est la participation à un œlui des Juifs —, à un œpace cultu— historique re second et qui ne recoupe pas œlui des ethnies
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espaœ
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majoritaires. De œ mode d'existenœ transnational découle une conséquenœ importante. Normalement, chez la plupart des gens, le sentiment d'appartenanœ national est vécu comme un fait de nature. On raisonne un peu de la façon sui— vante : il y a des ierrcs, des mimosas, des roses, des éléphants, et puis ' y a des Français, des Anglais, des Turcs. La plupart des individus vivent leur appartenanœ sur œ mode—là. Seulement, les Juifs, eux, ne vivent plus sur œ mode—là. Pour eux, il y a toujours le sentiment aigu qu'appartenir à un ensemble humain est un fait de culture, non un fait de nature. Que œla relève d'un choix et d’une décision volontaire. La preuve en est qu’on leur proposait sans œsse de s'assimiler et de se convertir. « Convertissez— Vous. leur disait—on, alors vous serez comme nous. » Cette possibilité leur étant presque toujours ouverte sur le plan mdividuel, ils comprennent alors d’emblée que s'il peut y choix, c'est que l’appartenanœ ethnique ou culturelle !] est pas un fait biologique, ni un fait racial ; que œ n'est pas un fait de nature, mais que c'est un fait humain, culturel, qui relève d'un choix et d'une volonté. C'est œla que les nationalistes étroits ne nous ont amais pardonné, œtte conscienœ que tout œ qui est est construit par l'homme et que œla n'est Inscrit dans la biologie. Tout nationalisme est myst' ca— teur dans œ sens qu'il tend à présenter l'appartenanœ comme un fait génétique : on est turc parœ qu on BST NB turc, parœ qu'on desœnd d'une sorte de matriœ qui serait lessenœ turque. Les doctrines natio— présentent la nation y compris le sionisme nales comme un phénomène végétal : « Ça pousse, ça s'accroît à la façon d'un arbre ou d'un gazon, c’est lié à un terroir et il y a symbiose et sympathie NATURELLE entre le terroir et le fait eflmique. » Mais, en réalité, il s'agit là de
avoir
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nationale
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constructions humaines. Les Juifs, eux, le savent, alors la majorité des peuples vivent encore dans une sorte ’inconscienœ nationale et ethnique. Aussi, lorsque œ type de sioniste chauvin dénonœ les Diasporas comme des phénomènes pathologiques, il rai— sonne à partir d'une certaine conception de œ que serait la situation NATURELLE des peuples : vivre, comme je l’ai dit, dans le ghetto ethnique de ses propres frontières. Curieusement, même lorsqu’ils étaient enfermés dans leurs ghettos, les Juifs n'y étaient pas, parœ que leur espaœ mental n'était pas limité à leur espaœ géographique, œ qui était généralement le cas des peuples majoritaires. Ce qui est donc particulièrement fructueux parmi les Juifs de la Diaspora, c’est justement le fait qu’ils savent que leur adhésion à une double culture est un acte volontaire. Il est donc nécessaire de s'efiorœr de faire comprendre que le mode d’existence des Juifs dans la Diaspora est aussi « normal » que le mode d’existence des Juifs en Israël. Qu’ici et là il s’agit de la participation à un espaœ culturel commun, au-delà de l’enracinement géographique.
gue
L'on dira sans doute : c'est bien beau, œtte originalité, mais c'est si fragile qu’il a fallu créer un Etat pour donner une garantie supplémentaire de survie à la culture juive, pour lui permettre de ne pas disparaître. Bien entendu. l’on aura raison. Mais l'on n'aura, en disant œla, que par— tiellement raison. Chacun connaît le mot de Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » L’existenœ d’un Etat et d’un territoire n'a pas empêché la disparition de nombreuses civilisations. Les Juifs, qui n’ont as disposé d'Etat pendant si longtemps, se sont tout c même maintenus. Or, œ qu'il s agit de maintenir, c'est la tradition, les valeurs, l'expérienœ humaine et historique des Juifs, c'est— à—dire, en gros, leur culture. C’est œla que chaque groupe humain différencié tend à préserver par n’importe quel moyen. Et dans œtte perspective, la migration, l’erranœ, l'exil, le ghetto, l'Etat, ne sont que des moyens. Nahoum
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une diaspora nouvelle
Goldmann le disait fort justement : « C'est l’Etat qui existe pour le peuple, et non pas le peuple pour l'Etat. » L'Etat d'Israël n'est que l’un des moyens supplémen— taires ue l'histoire a mis à la disposition de ceux d’entre les J ' s qui se reconnaissent comme tels pour ue leur mémoire, leur culture et leur expérienœ spéc' que ne disparaissent pas de la surfaœ de la terre. Pour que leur originalité puisse se perpétuer et s'approfondir dans un fort différent du sens qu’il a pris et sens particulier qu'il prendra dans la Diaspora. Mais qu’on y prenne garde : œux qui pensent que l'existence diasporiquc est pleine de risques pour la culture ou la‘ « spécificité » juive et propo— sent Israël comme une sorte d’assurance absolue contre œ risque s'aveuglent volontairement : ils investissent l'Etat d‘Israël du mythe de l'éternité du peuple juif, ils sacra— lisent l'Etat de façon quasi totalitaire, ils ignorent délibérément œ fait évident que, si la dispersion est génératrice de malheurs, c'est gr✠à elle — et non malgré elle que les Juifs ont survécu à toutes les autres nations, que c'est la dispersion qui les rendait, pour ainsi dire, invulnérables en tant qu'enscmble humain, même si elle exposait au fer de l'histoire chaque partie séparée de cet ensemble, et qu'enfin, dans un monde dont le ciel est vide de Dieu, rien ne garantit la vie des cultures, des nationsou des Etats. Qu’on réfléchisse donc sur le nombre de nations qui ont disparu en deux mille ans. Croit-on vraiment que l'existenœ d'Israël, que l’existenœ en Israël, ça n'est pas un risque aussi grand que l'existenœ diasporique, encore que œ soit un risque d'une autre nature ? .De fait. s'il y a un lieu au monde où l'existenœ des Juifs soit sérieusement menacée, ce lieu est Israël. Et qu'on n'aille pas emboucher les trompettes de l'héroïsme guerrier pour nous claironner aux oreilles que, CETTE FOIS, nous aurons au moins l’immense fierté de mourir les armes à la main : œ qui importe pour une culture, œ n'est pas d'avoir une belle mort, mais une longue vie. L'héroïsme ne vaut que comme moyen de survivre, il de— vient une insondable sottise quand il se substitue aux valeurs dont il doit n'être que le gardien. Cette sottise—là a déjà fait beaucoup de ravages en Israël et hors d'Israël. Nombreux sont œux, en Franœ, qui ont transporté sur le Jourdain la ligne bleue des Vosges. Leur voix faussement prophétique est déjà péné—
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trée de œtte vertigineuse ineptie qui poussait Barrès au comble de l'enrouement. Et ces voix dont l'unique fonction est d’intimider ou de faire taire, d'assourdir ou de mysti— fier, empêchent depuis vingt ans que le judaïsme diaspo— riquc se reconstitue sur des bases qui lui soient propres comme si œ qui était fondamentalement en cause c’était l'Etat et non pas les Juifs, comme s'il était possible de renforœr Israël en sapant la conscienœ et le mode de vie des Diasporas, comme si la tâche principale n'était pas de reconstruire le juüsme dans le monde après la catastro— de la dernière guerre, et qu'il fût possible de mener bien œtte tâche sans exalter œ qui, dans le judaïsme, est le trait le plus fructueux et le plus original, c'est—à—dirc son mode d'existenœ diasporiquc. Car même le soutien à Israël passe par la reconstruction culturelle des commu— et non par un travail de sapc, dont ces partisans nautés aveugles ne se rendent pas compte qu'il revient à scier la branche sur laquelle ils sont assis.
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Mais, dira—t-on, Israël est bel et bien un Etat :_ les rapports entre œt Etat et les communautés non étatiques vont donc devenir difficiles. Il y aura toujours des Fran— çais ou des Anglais pour dire (sans parler des Russes et
des Polonais) : « Cette sympathie entre nos citoyens Juifs n'est pas tolérable, nous sommes œrtes pour la toléranœ mais pas pour la double allégeanœ, il " faut choisir... » et qui s'est manifestée de Cette réaction prévisible façon aiguë en Pologne, par exemple ne devient dange— reuse que lorsqu’elle est utilisée par un gouVernernent. Ainsi, en Pologne, ce qui fait problème, œ n'est pas tellement l'antisémitisme larvé ou manifeste des populations, c'est l'utilisation politique qui en est faite. Après que Gomulka eut officiellement déclaré ouverte la campagne antisioniste, œtte campagne fut reprise en main et ampli— fiée par le groupe droitier de Moczar contre le secrétaire général du parti : le prétendu « complot » gdmano—sio— niste a rmis à Moczar d’épurer le parti et l'administra— tion d'é éments qui lui étaient hostiles, ‘les Juifs. dans œtte
et un Etat étranger
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une diaspora nouvelle affaire, ne jouant qu'un rôle second. De telles manipula— tions de l'opinion ne sont œpendant guère à craindre dans les pays occidentaux, où la résistanœ contre l'idée que les Juifs ont des « sympathies » pour Israël vient surtout d'une méconnaissanœ de œ que sont les Juifs. Les rts entre œux—ci et Israël sont généralement conçus açon linéaire : Juifs français - Israël, Juifs américains Israël.… alors qu'il s'agit, en fait, d'un rapport circulaire, beaucoup plus vaste, dont la composante roprement poli— tique est faible, et qui englobe la to ‘té des commu— nautés juives et Israël dans un ensemble à articulations complexes, où la conscienœ culturelle et historique joue un
rôle prédominant. Les Juifs eux—mêmes ont aujourd'hui tendanœ à privi— légier le ra port linéaire, mais un examen, même super— ficiel, des ’ens intercommunautaires depuis vingt ans montre que la conscienœ est ici en retard sur les faits. Les relations entre les différentes communautés du monde sont beaucou plus étroites que les Juifs eux—mêmes ne l'imaginent. C est parœ que la propagande sioniste dispose des moyens les plus puissants que la vérité des rapports entre les communautés juives n’apparaît pas. De plus, pour des raisons qui remontent au grand ébranlement de la dernière guerre, les communications culturelles entre les communautés sont restées très faibles, les traductions d'œuvres contemporaines peu nombreuses, les informa— tions rares, ou inintéressantes pour le grand public juif qui se moque des visites de notables ou des discours de circonstanœs dont la presse juive se fait si souvent l'écho. Les organisations communiquent beaucoup, mais pas les masses : savons—nous œ que sont les Juifs de New York ? ou d'Afrique du Sud ? Et si, paradoxalement, nous sommes mieux renseignés sur œux d'Union sovié— tique, c'est parœ que leur sort fait l'objet d'une utilisation politique. Il est œrtain, pourtant, que dans les prochaines années, les rapports « culturels » entre les diverses com— munautés du monde vont aller croissant : déjà, l'on peut prévoir ou pressentir la naissanœ d'un judaïsme nouveau, où” la conscienœ culturelle et historique sera un fait pré— dominant. Cette évolution est notable aux Etats—Unis, où d'irnportants travaux sur l'histoire, la culture et la religion juives se su@dent à un rythme rapide pour ne rien dire de la « nouvelle école juive rdu roman américain.
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Sans doute, dira—ton encore, c'est bien beau œtte double appartenanœ, œtte double fidélité : mais l’assimi— lation n'est—elle pas en cours ? Soumis à la pression de la culture majoritaire, n’allons-nous pas perdre, justement, les moyens de participer a la culture juive et au passé juif, n'allans—nous pas, tout bêtement, disparaître en tant que Juifs ?
Oui, il est vrai qu’on parle beaucoup d'assimilation. Mais QUI parle smtout d’assimilation ? D'une part, les sionistes, ou certains sionistes, qui considèrent de toute façon que la vie « dans la louth » est condamnée, patho— façon de ne pas s'assimiler, logique, anormale. La c'est d’aller en Israël, ou, à la rigueur, d'être un de œs éternels sionistes de la Diaspora. D’autre part, il y a les religieux. One constatent les religieux ? Que les nouvelles générations ne sont pas croyante5. Que pr0posent les reli— gieux ? Ils affirment en gros que pour rester juif, il faut se conformer aux rites. Or, la perte du sentiment religieux est un phénomène universel. D'un côté comme de l'autre, on agite le spectre de l'assimilation parœ qu'on n’imagine pas qu'il soit possible d'être juif autrement qu'à l’ancienne mode. D'un côté comme de l'autre, par défaut d'imagi— nation, par manque de confianœ, par routine, on recule devant le nécessaire travail de reformulation et d'invention auquel se sont livrées toutes les cultures depuis quatre ou cinq siècles. De fait, œ qui caractérise en gros la culture ' e, c'est son retard historique. Dans un très grand nom— re d’autres ethnies, les faits nationaux, culturels et reli— gieux se sont installés dans des sphères séparées. Les cultures nationales ont évolué dans le sens d'une difiérenciafi0n croissante, d'une… laïeisation pourrait—on dire, de la culture. A cause des malheurs et des difficultés de leur histoire, œs difi'érenciaüons ne se sont pas faites chez les Juifs. De sorte que la culture juive, à l'exœption du domaine yiddish, apparaît toujours som le vêtement
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de la religion.
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En Europe de l’Est, l'existence d'une langue véhimflaire juive permettait de poser les «questions culturelles» en
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une diaspora nouvelle
des termes très différents de œux qui sont les nôtres. Le yiddish prenait en charge le problème « ontologique » de l'appartenanœ au judaïsme, et l’on pouvait, tout en restant juif sans même y penser (dans la mesure où l'antisémitisme permettait œt oubli), s’ouvrir à la culture et à l’idéologie de son choix. Il n'y avait aucune difficulté (en principe, sinon en pratique) à être, disons, juif et communiste, juif et rationaliste ou libre penseur. De plus, ceux qui s’opposaient à l'hébreu comme langue véhiculaire, et qui souVent, mais pas tou’ours, s’opposaient aussi au sionisme, ne niaient pas qu il avait été, et demeurait, un véhicule cultu— rel important la lan de l'ancienne mémoire et de la tradition religieuse. Is en récusaient la pratique parœ que œ n'était plus la langue du peuple, et ils y voyaient œ que le latin fut long— dans une œrtaine mesure temps dans les pays occidentaux : la langue du culte, et aussi un « réservoir culturel », acœssible aux lettrés dont la mission devait être de « tnduire » la mémoire lointaine du groupe en des termes, et dans une langue, aœessibles au plus grand nombre. En Occident, l'appartenanœ au judaïsme apparaît dans les consciences comme essentiellement liée aux pratiques de la religion. Le œntralisme jacobin, en échange des droits civiques, exigea des Juifs qu’ils « oublient » leur appartenanœ à une ethnie qui débordait très largement les frontières de notre pays. Mais la religion et l'histoire se chargedcnt de le leur rappeler. Il n'y eut que rarement oubli si entier, assimilation Si parfaite qu'elle atteignait les racines profondes de l'être. « L'ascendanœ juive » jouait le rôle d une ouverture tou— jours possible vers le sentiment d'appartenanœ à une communauté plus vaste — et l'histoire récente cristallisa et donna une orientation à cette velléité.
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De plus, et contrairement à œ qui se passait en Europe Orientale, œux qui, parmi nous, récusent la croyanœ ainsi que les pratiques ou les" rites religieux sont amenes à quitter le judaïsme en quittant la religion ou plus exac— tement à se priver de toute possibihté d'exprimer sociale ment ou culturellement le fait qu’ils continuent d'appartenir à œt ensemble humain que constituent les Juifs. Ils ne disposent as de œtte mémoire collective qu'est la langue parti 'ère d'1m groupe, laquelle permet aux hom—
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mes qui en font partie de renouveler sans cesse leur prise sur le monde et sur l'histoire sans perdre le contact avec l'expérienœ passée du groupe, son découpage original de la réalité, ses motivations particulières et ses valeurs. Ils sont contraints d'abandonner une partie de leur être intime pour répondre aux exigcnœs du présent. Toute critique idéologique de la religion, qu'on ne peut pas ne pas faire, a dès lors pour conséquenœ l'abandon de la seule pratique sociale à travers laquelle le passé collectif se manifeste encore. Et c'est là une rupture tramafi5ante à l’extrême, car elle n'implique pas seulement un changement dans l'ordre des valeurs ou des idées, mais dans l’ordre de ces solidarités élémentaires qui constituent l'assiette même de l'être, et où se réfugie œ ne les expériences humaines ont de plus précieux et de secret.
plus
Il est donc nécessaire de donner aux faits une expres— sion cohérente, et d'en finir avec l'idée fausse e l’on ne peut « être juif » autrement que par le rite ou e nationa— lisme sioniste. Maintenant que la communauté juive de Franœ est devenue la première d'Europe, il paraît de plus en plus évident que, tout en utilisant la langue française, il sera possible de restituer une partie du passé juif tel qu'il existe, dispersé à travers les mémoires individuelles, les langues diverses et les régions où il s'est manifesté tel qu'il existe sous la forme religieuse qui fut la sienne pendant des siècles. De façon plus générale, poser le pro— blème de la culture juive dans les Diasporas occidentales, cela signifie : « décoder » l'expérienœ humaine des Juifs là où elle se trouve — et notamment dans les œuvres qui lui ont servi de véhicule —-, faire la part de l'idéologie et de l'expérienœ, et, dans un langage nouveau, restituer œtte expérienœ et œtte mémoire à l'usage de œux qui y participent encore sans pouvoir la formuler — de ceux dont l’existenœ resterait opaque à eux—mêmes si elle n'était éclairée par l'enchaînement des existenœs antérieures aux— quelles elle se rattache et qui continuent obscurérnent à la commander. auquel bien C'est là un projet 'à longue échéanœ '
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des hommes, d'ailleurs, participent sans même le savoir. Ilest intéressant de noter que, contrairement aux analyses des sionistes et des religieux, les sociologues constatent qu'aux Etats—Unis, la « troisième génération » juive contrairement à la deuxième -— s'efforce de « réassu— mer » le judaïsme, sous une forme qui se cherche encore, mais dont les rémisses sont évidentes à ceux que n'aveu— périmées. glent pas les Envisagée dans sa dimension globale, on peut dire à qu'il s'agit là d'une tâche de reconstruction collective laquelle la plupart des communautés se livrent sous des étiquettes diverses. Il est intéressant de noter que la signification de tous œs efforts n’apparaît qu'aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui seulement les Juifs commenœnt à se remettre de l'épouvantable ébranlement causé par le
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idéologies
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génocide.
Il fallait sans doute qu'une nouvelle génération parvint à l‘âge d'homme pour que l'ancienne œlle qui supporæ dans sa conscienœ ou ses attachements les conséquenœs retrouve spirituelles et idéologiques des crématoires non seulement la volonté de perpétuer son existence, mais aussi un deuxième souffle lui permettant de s'interroger à nouveau sur l'avenir et sur ses raisons d'exister. Partiellement libérée de la contemplation atroœ du passé, consciente aussi que son destin ne se fera pas en Israël bien qu'Israël fasse partie de son destin —, elle doit maintenant faire faœ à la « demande » de la nouvelle génération, de œtte nouvelle génération qui est tr0p mo— derne pour retourner à la synagogue (à supposer qu'elle y ait jamais mis les pieds) et trop réaliste pour chercher dans un « ailleurs » israélien des justifications à une vie dont elle sait qu'elle se déroulera ici —— c'est—à—dire en Franœ, en Angleterre, aux Etats—Unis... En Franœ, en tout cas, un tel projet bénéficie en œ moment d'un climat exœptionneflement favorable : les événements de juin 1967 ont créé un immense intérêt pour l'hébreu moderne et pour les « choses juives » ; la critique du œntralisme jacobin suit son cours et devient un mot d'ordre de gauche ; l'attention est aiguillée vers les « micro—' cultures » gr✠aux travaux des structuralistes et des ethnologues. Même les organismes communautaires les plus rassis ou les plus conservateurs commenœnt à sentir que la nouvelle génération juive a des exigenœs politiques,
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cd…hsdidédoÿqæedififlmæsdeœflœ dontla vieille génération s'est satisfaite. Il reste a créer les struc— tures nouvelles permettant d'accueillir et d'articuler la nouvelle « demande ». Il reste a secouer les habitudes d'esprit de tous ceux qui ressassent encore les vieilles formules mes. Mais la remise en question a commencé, et ceux qui savent voir ont déjà compris qu'une « nouvelle Diaspom-œœnsütrreàtreærslemonde.
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Les grandes lignes d'une politique culturelle de la Diaspora' Les Juifs de Franœ sont placés aujourd'hui dans une situation nouvelle dont ils ne perçoivent guère la nou— veauté. Trop souvent, ils cherchent à la banaliser, à la faire entrer dans des schémas empruntés aux situations du passé, comme s'ils souhaitaient obscurément que ces situa— tions passées se perpétuent ou se reproduisent. On affirme, par exemple, que la guerre des Six Jours œ qui, a provoqué une prise de conscienœ parmi nous naturellement, est exact. Pourtant, l'analyse dont on accompagne œtte constatation est étrangement semblable à œlle que faisaient œrtains milieux il y a cinq ans, il y a dix ans, et même il y a vingt ans : à savoir que nous œ a l'existenœ de l’Etat d’Israël, comme avons reçu, un surcroît e force et un surcroît d'allant. Qu'y aurait-il alors de nouveau ? Ce serait qu'un plus grand nombre de Juifs dans notre pays et dans le monde ont pris conscienœ de œtte vérité, inlassablement proclamée depuis des par les militants sionistes. Ou encore, on entend œtte fois dans les milieux roches de la synagogue dire. « le Juif a des responsa ilités et des obligations Spéciales à 'égard du pays d'Israël et des Juifs qui y ment » et, œtte fois encore, la nouveauté de la situation, œ serait qu'un plus and nombre de Juifs dans notre ,ays et dans le mon e ont acquis œs convictions, dont enseignement pourtant est aussi vieux que notre histoire attestée et que notre histoire mythique. On peut, à cette occasion, admirer la docilité avec laquelle des événements nouveaux viennent s'inscrire dans
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lustres
croyant
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Conférenœ faite en novembre 1970 à l‘Assemblée générale du Fonds social juif unifié (F.SJ.U.).
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leur redonner un semblant des enseignements anciens et même, vigueur, leur nouveauté essen— perdre, par de tielle au profit d'une nouveauté de surfaœ. Normalement, une situation nouvelle exige une attitude nouvelle, elle exige que l'on crée, que l’on invente des comportements, que l'on suscite des idées et des visions neuves, que l’on procède à une révision, et même à une mise en cause radi— cale des valeurs traditionnelles et des routines conserva— triœs. Mais si œtte situation nouvelle n'est que la répé—
tition amplifiée des situations antérieures, on peut natu— œ qui est bien commode faire l’économie rellement du risque rturbateur que toute création nécessite, et se contenter répéter, d'une voix un peu plus forte et plus assurée, œ qu'on n'avait jamais cessé de dire.
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Or, œ qu'il y a de nouveau dans la situation des Juifs et dans le monde ne peut être décrit seulement Franœ en dans les termes que je viens de rapporter. Non parœ qu'ils sont faux, mais parce qu’ils sont incomplets. Des enquêtes sociologi ues récentes, œlles de Sylvie Korcaz pour la son ouvrage Les Juifs de France et l'Etat Franœ ( d'Israël), œllc du sociologue américain Y. C. Liebman pour les Etats—Unis, concordent pour affirmer (je cite ici Lieb— man) : « Israël ne joue un rôle vraiment considérable dans l'idéologie juive d’aucun groupement. Très œrtaine— ment, Israël ne détient pas, du point de vue juif, auprès des cadres des organisations à la fois laïques et reli— gieuses, la place prépondérante que les porte—parole et amis du jeune Etat envisagent‘. » Si je cite œ texte, et il y en a d'autres allant dans le même sens, œ n'est pas pour amoindrir le rôle joué par Israël dans la vie et dans la conscienœ des communautés de la Diaspora, c'est pour attirer l'attention sur quelques faits souvent 11 ligés. On dit, en et, que les Juifs de Franœ ont eu le cou— 1. L'enquête d'où est tirée œtte conclusion a été bliée à Jérusalem par le Département de l'o tion et de 'informa— anisafion s1omste mondi e (in Dispersion et unité, tion de l' n° 10). L'ouvrage de Sylvie Korcaz est publié chez Denoël.
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politique culturelle de la diaspora rage de se manifester collectivement depuis 1967 parœ que le danger qu'encourait l'Etat d'Israël les a poussés à œla, et u'ils ont pu le faire parce qu'ils tiraient, de l'existenœ e œt Etat, comme un surcroît de vigueur. Et cela est vrai, bien sûr. Mais œ disant, on oublie un peu trop que l'être collectif auquel œ surcroît est ainsi apporté s'est singulièrement modifié depuis vingt—cinq ans : en nombre, d’abord, puisque les Juifs de Franœ, de quelque 120 000 qu’ils étaient en 1945, sont passés à plus d'un demi-million -— œ qui fait de notre virtuelle communauté la plus nombreuse de l’Eur0pe occidentale ; en substanœ ensuite, puisqu'un groupe éprouvé par la guerre et portant en lui toutes les marques physiques, morales et spiri— tuelles du génocide a une vitalité très différente de œlle ui lui vient après une génération, au cours de la nelle il s est gonflé d'apports nouveaux et importants com— munauté des Juifs sépharades, mais aussi une jeunesse active, et qui participe pleinement à la vie politique et sociale du pays. Et à tout œla, il faut ajouter l'élévation générale du niveau de vie, le nombre croissant de Juifs
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de responsabilité, l’élargissement de leurs horizons intellectuels et litiques. C'est la, il faut le souligner, une situation dont nouveauté est entière : jamais, au cours de l‘histoire de Franœ, les Juifs n'ont constitué un groupe aussi important, c'est—à—dire aussi capable de thématiser ses dynamismes et ses préoccupa— tions spécifiques. occupant des fonctions
Mais la situation nouvelle où se trouvent les Juifs de France ne resulte pas seulement des modifications surve— nues à leur propre groupe. Dans une société ouverte comme la société américaine, ou dans une société semi— ouverte comme la nôtre, il y a une interaction constante entre les valeurs, les attitudes et les préoccupations des groupes majoritaires et minoritaires. Il n'existe pas de minorités qui ne soient conditionn&s ne de l’intérieur et dont les aspirations ne soient que par leur
expücafrles
volonté propre. Les attitudes nouvelles des Juifs de Franœ ont été ren— dues possibles parce que bien des Français ont adopté des 193
attitudes nouvelles vla—à—vis des Juifs, et parœ que le ys cote tout entier se débat dans la crise de civilisation qui l'ensemble du monde occidental. C’est la un thème complexe, et comme il faut simplifier, je n'en évoquerai que deux aspects : l'agonie de l’ethnoœntrisme et de la
centralisation autoritaire; la découverte des méfaits phy— siques et spirituels provoqués par les infrastructures tech— niques qui sont les nôtres. Depuis des siècles, la Franœ est un pays entièrement quadrillé par ses administrations, à tel point que même ses forœs de rogrès et de contestation se sont constituées selon un m èle analogue à œlui de ses institutions officielles : modèle hiérarchique, autoritaire, œntralisé, où l’information et l’initiative ne circulent jamais que du som— met a la base et non de la base au sommet et qui se caractérise par une extraordinaire méfianœ envers l’ex— pression spontanée des besoins et des revendications One œ soit aux P.T.T. ou au syndicat, dans ’Eglise catholique ou dans l’administration préfectoralc, dans l’Education nationale ou au Parti communiste, dans les organisations juives (consistoriales ou autres) ou à l'armée, il faut que toute demande passe par la voie hié— rarchique et que toute décision soit prise au sommet, par des notables diversement élus, nommés ou cooptés. L'obj ectif de œtte structure n'est pas seulement le contrôle litique, mais aussi le contrôle idéologique et culturel es administrés : œ n'est pas un hasard si l’on a si longtemps refusé aux provinces françaises de la péri— le droit d'enseigner, dans les écoles publiques, leur gue vernaculaire et leur histoire locale. Sur le plan juif, la création du Consistoire central fut acquise au prix de l'abandon des dimensions nationalitaires des diverses com— munautés de l'époque. La structure administrative œntra— lisée se faisait ainsi l’instrument d’une politique ethnoœn— triste, dont la bonne conscienœ était entière : dans l’esprit d'une égalité parfaite, on a enseigné au petit Algérien, au petit Basque, au petit Breton et au petit Juif que leurs ancêtres étaient des Gaulois blonds, et des Germains qui beurraient leur chevelure. Il faut ici s'a—presser de dire que dam cette entreprise ethnocentriste, la Franœ n'était pas isolée : la plupart des nations occidentales avaient cédé à la tentation d'universaliser les composantes arlturelles de leurs ethnies majo—
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populaires.
Êérie
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politique culturelle de la diaspora œdefome,àlatotaüté ritairesetdelesimpoær,de des groupes qui composaient nation. On ne peut s'éton— ner alors que la petite communauté des Juifs de Franœ, traumatisée entre les deux guerres par le souvenir de l'affaire Dreyfus et par l'antisémitisme organisé de la droite, n'ait jamais cherché à affirmer ses traditions cultu— relles devant les non—Juifs, mais que, œdant à l'opinion générale qui voulait que le judaïsme ne fût qu'un culte, elle ait surtout cherché à administrer la preuve qu'elle était capable de comprendre Racine et d'assimfler, avec la même aisanœ que le Français de vieille souche, œtte culture française presque millénaire dont le prestige était alors immense. Car il fallait montrer avant tout que l'on était « comme les autres ».
Mais les choses ont bien changé : partout dans le monde, l'ethnocentrisme militant et agressif est battu en brèche. Si des notions telles que la déconœntration, la décentralisation, le dialo e, le régionalisme, le pluralisme mais aussi la critique culturel, le droit à la d' érenœ de l'ethnocide et de la criminalité culturelle de l'Occi— dent —, si de telles notions se sont imposées un peu partout depuis quelques années, œla tient au caractère universel de la crise : contestée du dedans et du dehors, confrontée à la rigidité de ses structures administratives comme aux aspects dévastateurs de son développement technique, la civilisation occidentale a été contrainte de prendre en compte les besoins économiques et culturels de ses minorités : car dans l'anonymat croissant où l'om— nisation technicienne plo les hommes qui la font fonc— tionner, tout œ qui contri ue a créer des groupes vivants et chauds, tout œ qui permet à l'afieèfivité de circuler, tout œ qui renforœ le tissu des relations vécues, tout œ qui renoue avec un assé divergent et qui contribue à visage de l'homme, tout œla est accroître la variété acareifliavæfaverrrauseindeœchærosorgæiséqæ constituent le système de production des biens et les m chincries administratives et politiques de l’Etat. ‘ Si les Juifs, donc, à la suite dela guerre des Six Jam”, se sont, pour-:la première fois-en France, avec
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une telle ampleur, s'ils ont affirmé des positions politiques, porté des jugements sur la diplomatie française, discuté ouvertement de la double allégeanœ, approuvé ou critiqué trque de l’Etat d'Israël, exprimé publiquement leur cultédesedéfinir,si, se proclamantdifiérents, ilsont osé porter devant l'ensemble la nation leurs préocccu— et pations les plus intimes bien souvent, ils n’ont pas été incompris de leurs concitoyens œla tient à œt en— semble de modifications survenues dans leur situation en Franœ et dans le monde, et où la part qui revient aux changements survenus dans le monde ne peut évidemment ée. Bien sûr, les réalisations du peuple israéch être n jouent eur rôle dans œ conœrt. Bien sûr, les événements du Proche—Orient nous ont permis de prendre conscienœ de tout œla, mais une cons— cienœ qui reste encore provinciale et comme voilée: car dans œ mouvement qui nous a aidés, fugitivement, à pré— ciser notre identité, dans la stupeur de œtte unanimité inhabituelle et de œtte reconnaissanœ, nous avons oublié que nous nous manifestions ainsi faœ à un monde prodi— gieusement changé, et que notre groupe lui—mème œlui notre insu, avait acquis, presque à des Juifs de Franœ une irnportanœ qu'il n'avait jamais possédée auparavant.
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La nouveauté de œtte situation est évidemment un défi, et des plus curieux : c'est au moment où nous sommes, en Franœ, plus nombreux que nous n'avons jamais été, que des voix se font entendre pour dire que la commu— nauté juive de Franœ n'a pas d'avenir. Je crois qu'il est raisonnable de s'inscrire en faux contre une telle assertion. Certes, œtte « communauté » se caractérise d'abord par le fait qu'elle n'existe pas : son unité est des plus contes— tables, son enracinement dans le pays est souvent tres récent, et ceci explique œla. Entre les Juifs français devieille souche, les Juifs ori— ' s de l’Europe orientale et les Juifs récemment1mmi— d'Afrique du Nord, l'osmose commenœ à peine à se arre.La réponse à œ défi, œ n’est pas de postuler l'exrsune communauté alors que n'apparaissent encore d'un
tence
qœdesWdispaææs, c'estdecréerœtæcommu— 196
politique culturelle de la diaspora nauté. En cela, les vieilles organisations juives ne peuvent être que d'un faible secours, puisqu'elles contribuent à la division plutôt qu'elles ne s’efiorcent de la réduire. Que sont—elles en effet ? Elles sont le reflet de divisions, œlles—là vivantes et dynamiques, qui existaient dans un autre âge, ou en d'autres lieux : divisions géographiques et politiques du judaïsme d’Europe orientale, divisions des
organisations sionistes ui reproduisent en Franœ une mosaïque politique qui n a son sens véritable qu’en Israël. En faœ de œla, une masse juive en quête de définition, en quête de son être, en quête de savoir et de gestes sociaux à travers lesquels sa judéité puisse se manifester, et qui ne trouve, dans les or ‘sations existantes, que des réponses partielles, doct ' es ou périmées. Et, dans œtte masse juive, il y a un nombre considérable de jeunes. avec des exigenœs spécifiques de cohérenœ entre l'acte et des jeunes fascinés par l'universalisme, la la parole contestation, la justiœ en actes, l'action révolutionnaire et qui, loin de renier leurs origines juives, ne demanderaicnt à condition que œtte connaissanœ du qu'à ‘ passé j qu'ils réclament ne leur soit pas transmise par le truchement d'idéologics qu’ils jugent inéluctablement
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les;g>profondir
sclérosées. Que leur ofl’ret—on en effet ? Des dissertations creuses sur « les valeurs éternelles du judaïsme : et un choix contraignant entre la religion et le sionisme idéologique. C'est la un choix qu'ils récusent ; la plupart d'entre eux ont été éleves dans .une tradition laïque, sinon anticléricale œ qui les détourne de la religion —, et comme ils n'ont généralement pas l’intention de quitter un pays qui est le leur et où ils sont enracinés, ils ne peuvent comprendre, dans leur être collectif, qucl'on parle du « rassemblement des exilés:ou du « retour à Sion ».
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Il reste que nombreux sont œux, parmi eux, qui sen— ' tent que l'ex nœ humaine et culturelle des Juifs mérite mieux que lexpression qu'elle peut trouver à travers ces
deux options polaires et complémentaires. Polaires, car elles paraissent thématiser des aspects différents (spiri— tuels et politiques) de la tradition juive. Complémentaires, 191
car elles s'accordent toutes deux pour penser que l'exil, œ n'est pas la plus puissante des métaphores jamais in— ventées pour parler de l'aliénation humaine, mais que c'est un fait, que c'est la situation réelle des Juifs dispersés, que c'est la définition vraie des Diasporas. Or. nombreux sont les Juifs, et surtout les jeunes, qui ne sont pas plus « exilés » en Franœ, aux Etats—Unis, en Angleterre, qu'ils ne le seraient n’importe où ailleurs dans l'attente toujours frustrée et toujours renaissante du règne de la justiœ. Et je veux bien parier que si l’on demandait aux Juifs occi— dentaux : « Vous sentez—vous en exil dans votre pays ? », bien peu répondraient par l'afl‘irrnative. C'est pourquoi il devient nécessaire d'insister sur l’idée que l’originalité prin— cipale de l'existenœ juive, c'est un mode de vie qui suppose la participation à une double culture et que, loin d'être une anomalie, une Diaspora est un modèle que d'autres minorités à travers le monde sont en train d'adopter ; en effet, à moins de soumettre à un ethnocide généralisé les innombrables ethnies africaines, les Indiens d'Amérique, les minorités des Etats—Unis et bien d'autres groupes hu— mains, il faudra que les Etats se résignent à supporter l'existenœ de groupes minoritaires possédant un univers pes eux— symbolique qui leur est propre, et que œs mêmes parviennent à exprimer leurs particu ‘tés ethni— ques et les originalitæ de leur histoire en dehors de l'affi— liation religieuse et de l’organisation étatique. L'on dira que, pour les Juifs français, une telle orien— tation est trop nouvelle ou inadaptée : on voit mal pour— tant œ qu'il y aurait de scandaleux à l'envisager. Si, en l'absenœ de toute culture remérnorée, les Noirs arnéri— cains peuvent se référer à un mythe culturel à travers lequel ils se définissent desormais et sur quoi ils fondent leur action sociale et politique, on peut se demander pourquoi les Juifs, dans leurs Diasporas re3pectives, ne pourraient retrouver, et réactualiser, les composantes de leur culture et de leur expérience passées et présentes, qui, incontestablement, existent. Et œ serait la une démarche pour laquelle il y a des précédents dans leur propre tradi— tion historique.
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politique culturelle de la diaspora Mais en admettant même qu'1me telle perspective pa— raisse prématurée, le problème de la diffusion de la culture juive et de sa re—création demeure. C'est parœ que nous nous inquiétons sans œsse de la survie de notre être col— lecfif que nous devons attacher une irnportanœ particu— lière à l'action culturelle. Il ne s'agit pas, en effet, pour nous, d'une activité de luxe ou d'une distraction. Si l'on pose le problème dans ses termes les plus élémentaires, on peut dire qu'une culture c’est œ qui permet à une se— conde génération de prendre connaissanœ, sous un angle particulier, des expériences de la remière : pour les hom— mes de quarante ans, le génoci e, les communautés de l’Europe de l'Est, la création de l’Etat d'Israël, œ sont des ex ‘enœs, c'est du vécu. Pour leurs enfants, tout œla, c est de la connaissanœ, c'est de la culture, c’est du transmis. et surtout une culture aussi pro— Certes, une culture ne saurait se réduire à téiforrne que la culture juive une définition aussi sim le. Mais j'ai utilisé œlle—là parce qu'elle met l’acœnt sur e « vécu » d'un groupe : or, pour le moment, les Juifs de Franœ ont encore des passés très divergents, qu'ils ne savent unifier qu'à travers le sl politique ou la pratique des rites, et c'est œla qui éloigne d'eux leur propre jeunesse. A cause de l'immigration échelonnéc des différents groupes, les Juifs de Franœ ne constituent pas une com— munauté homogène : le passé culturel et de et sert partie e, lui de définition d'eux bien encore chacun des Juifs‘ français, s’ils vivent en Franœ en tant que citoyens, ont leur affectivité enracinée dans un au—delà souvent déchirant la Pologne, la Hongrie, l’Algérie... ou dans un en deçà où ils participent, par procuration, à l'édification d'une cité juive : Israël. Bien peu sont capa— bles de réfléchir à leur condition de Juif & travers leur mais il y en aura de condition de Français, bien peu plus en plus avec le temps abordent les problèmes posés par leur enracinement dans la Diaspora française, car œt enracinement est souvent trop récent. Il est donc irnportant que se répande l'idée que œ groupe existe la où il existe. Qu'il ne constitue pas une anomalie comme leveulent …pourqui—la vie «dans la Galwth» ne
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géogra}phique
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peut être qu'incomplète, anormale, ou thologique. Ilfaut dire clairement que le destin des J ' s dans le monde se joue la où il y a des Juifs : aux Etats—Unis (que l'historien israélien Talmon comparaît a une nouvelle Alexandrie), en Amérique du Sud, en Franœ, en Israël, en Union sovié— tique (où la conscienœ juive se maintient malgré toutes les discriminations). Il n'y a, dans une telle proposition, aucune pensée restrictive conœmant la sympathie active que nous ressentons tous envers Israël.
Il y a seulement œ constat, que nous ne pouvons nous en remettre aux organisations ohtiques du sionisme pour affermir notre identité chanœ te : car notre identité de Juifs, c'est aussi notre affaire en tant que Juifs français. Et si l'existenœ de l’Etat d'Israël nous donne un sur— croît de forœ dans l'affirmation de nos différences, elle ne nous dit rien sur la nature de ces différences, elle ne nous dis nsc aucunement d’apporter notre part àla défi— nition p uraliste de œ que sont les Juifs. Ce qu'il faut récuser, c’est un échan e tr0p facile au terme duquel les Juifs prétendument « ° ' ués » de la Diaspora apporte— raient leur argent et leur aide, œpendant que les Juifs « pléniers » de l’Etat d'Israël apporteraient aux autres un surcroît d'être. Cette manière d’échange est évidemment absurde, d’abord parœ que les situations idéologiques, politiques et sociales évoluent rapidement ; ensuite, parœ à un groupe quelconque que le sentiment dËppartenanœ est un sentiment d' érencié, complexe, où 3 inscrivent des traditions multi les; et enfin, parce qu'en matière de création culturel e, des existenœs différentes suscitent des thèmes différents : œ que sera, avec le temps, l'apport culturel d'Israël à la communauté des Juifs du monde par le simple fait qu'Israël est une communauté éta— tique — ne pourra en aucune façon se comparer avec l'apport — mettons de la communauté juive américaine, “communauté non étatique, dont les problèmes de définition, de fidélités multiples, de pluralisme ethnique condi— tiormeront immanquablement sa production culturelle. c'est que chaque communauté _ Ce que l'on peut prévoir, juive dans le monde, tout en recevant un apport des autres et communautés, en fera un usage qui lui sera propre que se produira alorsnn échange des thèmes et des préoc— cupations qui permettra à la culture juive, envisagée dans
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politique culturelle de la diaspora son ensemble, d'échapper au provincialisme, à l'asserüon
dogmatique et a la clôture ethnique.
On peut, plus concrètement, se demander .: que faire, aujourd'hui, en Franœ ? Quelles orientations en lus à e? de œlles qui existent déjà culture l’action donner Quel doit être le rôle des institutions communautaires ? Les orientations peuvent être indiquées brièvement : explo— rer le passé juif sous toutes ses formes et à travers toutes ses traditions : sépharade et ashkénaze, yiddish, ladino, hébraïque et araméenne, religieuse et laïque, mystique ou révolutionnaire, bundiste ou biblique. Cela devrait s'ac— compagner d'un effort renouvelé our enseigner les di— et non l'hébreu verses langues juives mais aussi, pour œux qui ne pourraient les apprendre, d'un programme systématique de traduction.
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exclusivement
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A côté de œla, qui concerne la « reprise en main » de l'héritage culturel, on pourrait encourager les études ori— ginales, de niveaux universitaire et populaire, et particu— lièrement les études historiques : il est temps que l'histo— riographic juive en France fasse l’effort nécessaire pour sortir de la conœption providenüelle ou finaliste de l'lris— toire juive, et qu'elle utilise des méthodes modernes avec la rigueur scientifique désirable. Les textes religieux, parti— culièrement abondants, devront être utilisés. Ils le seront dans un esprit traditionnel par œux qui se rattachent au judaïsme religieux. Mais il faudra bien aussi que d'autres, dont les intérêts seront différents, les considèrent comme le corpus privilégié où, pendant des siècles s'est inscrite humaine, sociale et politique des Juifs. Il y, a là ittéralement, un immense travail de décodage à entre— rendre. Après tout, Pascal est lu, goûté, interprété, à la ois par des catholiques et des laïques, et tous y trouvent nourriture. La somme immense des textes religieux Juifs peut aussi se prêter à un traitement semblable.
l'expérience
une
Il y a, enfin, des travaux plus créateurs encore qu’il conviendrait d'encourager : œuvres dramatiques, poèmes, ou romans, mais la, il faut laisser à l'imagination créatrice 201
toute sa
liberté. et se contenter de lui donner les moyens
matériels de s'épanouir.
A côté de œ travail culture] qui est, pourrait—on dire, un travail de cabinet, il y en a un autre, qui est fait de dialogue et d'échanges entre les communautés vivantes. Pour l'instant, les seuls voyages intercommunautaires sont ceux qui amènent des touristes en Israël. Des échan— entre les communautés de la Diaspora sont conœm— les, pour faciliter l’étude ou le dialogue, ou satisfaire sim— plement la curiosité : des bourses et des dotations devraient permettre aux jeunes d'y participer largement. Mais la condition principale pour que réussisse une action culturelle, c'est qu'on lui attribue une importance intrinsèque, et non une irnportanœ seconde : que l'on ne cherche pas à créer de futurs donateurs, ou de futurs mi— litants, ou de futurs croyants. Et que l'on ait le courage et non des prèches d'instaurer des débats véritables sur l'ensemble des problèmes qui préoccupent les hommes d'aujourd'hui. Il est temps de nous apercevoir que nous ne sommes pas seuls au monde : œla nous aiderait à retrouver œtte « universalité » à laquelle nous nous référons sans œsse, mais dont nous ne cessons de nous éloigner par provincialisme, par routine idéologique, et par conformisme pur et simple. Enfin, il y a la critique, la critique constante et néces— saire, qui doit s'excrœr contre nos valeurs, nos institutions, nos croyanœs, contre la politique et les Options du gou— vernement israélien, contre les institutions de la maiorité. Il y a tr0p longtemps que les Juifs ont abandonné l'habi— tude et la pratique de la contestation, et qu'ils ne la tolè— rent plus chez autrui. Il faut espérer que, l'accepænt à l’intérieur de la communauté, ils cntreprendront aussi de la porter à l'extérieur. Et là, il faut bien s'entendre : la vraie critique, œ n'est évidemment pas œlle que l'on souhaite entendre, œlle que l'on choisit pour se convaincre qui indi— de son libéralisme, mais œlle qui fait mal gne —, celle que l’on n'a pas cherchée et qui se manifeste
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politique culturelle de la diaspora dans l'excès et la véhémenœ : aussi longtemps que cette critique—là ne circule pas, il n'y a pas de liberté.
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ou une Il reste a préciser œ que dans un ro‘et vision de œ genre urrait être le rô c es institutions communautaires. Il evrait être de créer les conditions politiques et matérielles d'une reconstruction culturelle. C'est—à—dire qu'il devrait être aussi « léger » que possible. Car on ne peut « forcer » une culture à se manifester ou à se renouveler. Tout œ que l'on produit, en effet, par l'efiort institutionnel devient œuvre de propagande, d'apo— logie ou de justification idéologique : la volonté de prouver est meurtrière pour les œuvres. De plus, un effort tr0p directif stérilise œ qui n'entre pas dans son champ : si, en Union soviétique, le jdano— visme a été aussi néfaste, œ n'est pas seulement par le contenu positif de sa doctrine, c'est parla œnsure et l'auto— œnsure qu'il provoquait sur toute dévianœ. C’est pourquoi le rôle des institutions juives — rôle qu'elles ne remplis— sent pas devrait être de combattre la polarisation des et écrits des esprits, et d'encourager la critique plutôt que de la contraindre de se manifester en dehors de la com—
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munauté. Pour œla, il faudra abandonner cette mentalité d'état de siège qui caractérise trop souvent les débats culturels et politiques de œs dernières années. C'est la notion même de dialogue et de communauté plurielle ou pluraliste qui est en jeu : si nous demandons en effet que le pluralisme culturel et ethnique soit admis par les nations, la moindre des choses serait que nous le mettions nous—mêmes en pratique.
Tout œ qui vient d'être dit peut paraitre singulièrement utopique. Les Juifs œpendant n'ont jamais reculé devant œ qui, à première vue, paraissait impossible. Créer l’Etat d'Israël, c'était déjà souhaiter l’impossible. Mais à l'origine mythique de notre histoire, la naissanœ même de l'une 203
des figures fondatrices du le juif s'est faite comme un défi à l’impossibilité. Lo ue c personnage principal de la Genese promit un fils à A raham, Abraham tomba sur sa en son cœur : « Est—ce qu'à un homme face et rit; il dit peut cent naître un fils ? Et est—ce que Sarah, âgé de ans il est—ce qu'une femme âgée de quatre—vingt—dix ans pourra enfanter ? » Et lorsque Sarah, qui écoutait à l'entrée de la tente, entendit la répétition de œtte promesse, elle rit en elle—même. Là—dessus, le personnage principal du récit dit à Abraham : « Pourquoi Sarah a—t—elle ri, en disant : Est—ce que vraiment "enfanterai, maintenant que je suis vieille ?... » SaraÀ nia, en disant : « Je n'ai pas rt! :, car elle avait peur. Mais il dit : « Non! Tu as ri! » Et il était, somme toute, normal, que le personnage principal du récit ait insisté pour faire admettre à Sarah qu'elle avait ri : le verbe yishaq, « il rit », est une première allusion à Isaac. et la naissanœ du fils est ainsi annoncée par le rire inerti— dule du père et de la mère : c'est, paradoxalement, par œ qui exprime le sœpticisme devant l'événement que le texte nomme et préfigure l'événement. Ilfaut donc souhaiter aux membres de cette communauté un rire semblable à œlui d’Abraham et de Sarah le rire du sœpticisme créateur.
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Un génocide dans le sens de l’histoire° On a tendanœ à croire que les iniquités se commettent sourdement, comme à la dérobée, et qu'une publicité rai— sonnable ou une information, même fragrnentaire, permet— tent de rétablir la justiœ. « Nous ne savions pas », disent et c'est urquoi il y a eu Buchenwald. les Allemands Ils suggèrent ainsi que, s" s avaient su, ah, alors on aurait vu. Bien sûr, ils ne savaient pas tous, mais quand bien même ils auraient su, nous pouvons parier que le cours de l'histoire et l'accomplissement du génocide archétypal de notre civilisation n’auraient pas dévié. Car il ne suffit pas nous le voyons bien aujourd'hui qu'on publie la statistique des cadavres attestés et des morts en puis— sanœ, ni que l’outrage fait aux hommes empuantisse les deux hémisphères. Les informations relatives au Biafra ne manquent pas : chacun sait qu'on y meurt massivement, et nous chacun sait qu'on y meurt inexorablement sommes mieux informés sur œs hécatombes que les na— tions alliées, et les Allemands eux—mêmes ne l'étaient en 1944 sur les fours crématoires. Pourtant œtte abondance d'informations, de discours et d'images n'a aucune in— flœnœ sur les faits qui se déroulent là—bas comme si, justement, œ qui s'y passe n'était qu'un spectacle auquel dant les entractes, la Croix— nous serions conviés et que Rouge ou le Secours ou les Petites Sœurs des pauvres venaient collecter parmi les spectateurs intéressés
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popufilfe
Les Tem s _modernes et Les Nouveaux Cahiers, octobre 1968. ‘ Cet article, r1t _au moment des combats, ne prétendait qu'à caractériser œrtams aspects de la guerre entre les Ibos et le fédéral, et à dénoncer la passivité de la gauche çarse.
gggernement
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œux d'entre les acteurs que obolesfipour de l'action dramatique avait
quelques menues le mouvement tmp
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contraints à une retraite anticipée. Et maintenant que chacun regagne son fauteuil et s'absfienne de fumer : le spectacle continue. Jusqu‘à la mort.
Il y a donc diverses espèces d'informations : œlles qui, s'arüculant sur un système de pensée et d'émotions dis— posé à les recevoir, permettent de mobiliser les hommes et d'infléchir, si peu que œ soit, le cours de l'histoire, et les autres, œlles dont nous faisons un spectacle, œlles dont nous nous repaissons, ou dont on s'arrange pour qu'elles nous soient livrées de telle sorte qu'elles ne nous servent que de pâture. A tous les vices de notre époque et de notre civilisation, il faut ajouter le cannibalisme un cannibalisme qui, contrairement à œlui des peuples dits sauvages, n'obéit à aucune règle et ne remth d'autre fonction que d'assouvir en nous œ qu'il y a de plus bas. N’allons pas imaginer, pourtant, que œtte bestiaüté est un attribut de nature, et dont ne serait affligé que l'homme de la rue. Ceux qui disposent des moyens de diffusion, œux qui créent les cadres idéologiques dans lesquels les informations circulent nous livrent les faits, sciemment, tantôt comme une incitation à agir et tantôt comme un igxmble repas. Pour œ qui est du Biafra, les plus éton— nantes complicités se sont nouées afin que nous ne réagis— sions qu'en cannibalæ. Les nations dites civilisées mettent ou laissent faire œ mas— la main au massacre des Ibos Sacre et fournissent à la presse et à la télévision assez d'images consternantes pour assouvir notre soif de sang représenté. Et la mort des Ibos reste un fait divers. Le gouvernement anglais encourage ses citoyens à expédier du lait en poudre à une population décimée gr✠aux bombes qu'il fournit aux troupes fédérales. Le gouverne— ment-soviétique et le gouvemement égyptien envoient des Migs progre$sistes au gouvernement néo—progressiste et donne une bénédiction dialectique à la du Nigéria juste cause du massacre unificateur. Du coup, notre C.G.T.
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dans le sens de l'histoire se sent autorisée à déclarer benoîtement que les souf— franœs des Biafrais « ne doivent pas faire oublier » les intérêts pétroliers qui se cachent derrière les Ibos‘. Péris— sent en efiet tous les Biafrais, pourvu que les intérêts pétroliers qui se cachent derrière les Nigérians l’emportent sur œux qui soutiennent les Ibos. Comprenne qui pourra œtte nouvelle conœption de l‘histoire : un génocide ne mérite qu'une collecte, et seuls les grands intérêts (dont ceux d'Israël, placés la pour faire bonne mesure) sont dignes de la réflexion avisée des donateurs du Secours populaire. Je vous le disais bien : l'Histoire et la Politique, c'est les Etats, et les Grands Intérêts et le Pétrole. Quant aux hommes, ils sont juste bons pour qu'on les dévore. Il y a des cannibales vindicatifs : ainsi le gouveme— ment belge, en aidant Lagos, essaie de rattraper son échec au Katanga jaloux sans doute de ce que les nègres saignent plus longtemps au Biafra qu'au Congo. Il y a des consommateurs patelins : l'Eglise anglicane lanœ des appels humanitaires (la collecte des vêtements chauds même pour les tropiques) et refuse d'exiger du gouver— nement britannique que œssent les livraisons d'armes. Il y a des consommateurs gourmets : le gouvernement fran— çais, avec la subtilité caractéristique de notre pays juriste et gastronome, reconnait les droits des Ibos -— mais pas le Biafra. Il y a les consommateurs qui s’efforcent de ressembler à leur caricature, comme l'Organisation des Etats africains : lors de sa dernière session, elle a décidé que l'Afrique ne parviendrait jamais à rattraper l'Europe si elle n'avait pas, elle aussi, son génocide. Avec une bonne raison supplémentaire : œlle de préserver l'émi— nente perfection des frontières africaines héritées des vieux empires coloniaux. Il y a, enfin, l'O.N.U., temple et gardienne des Droits de l‘Homme et du Droit des Nations à Disposer d'Efles-mêmes, qui sans nul doute célébrera œtte année l’anniversaire de tout œla en invitant les nations qui disposent des autres à pleurer sur le destin
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]. Souligth que « l'o inion publique est an issée par la dé— tresse des populations :, la C.G.T. a 'rmait que « les op sitions d’ordre tuba] ou religieux ne sauraient masquer l’essen— t1e , à savoir l’âpre lutte que se livrent les monopoles américains,
bËfrais_es
britanniques, ouest—allemands, israéliens, hollandais et français sion des richesses naturelles du Nigéria, notamment ur la e pétro de la région biafraise ».
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de œlles qu'elles auront étranglées. Après les libafions d' ,on invitera les Etats (Nigéria compris) à se cotiser pour es enfants ibos.
Mais, dira—ton, tout œla n'est qu'un malentendu : il n'y a pas de génocide au Biafra. Le mot génocide est un terme délicat, qu’il convient de n'employer qu'à bon es— cient : le risque d’impropriété est grave. Pour qu'il y ait génocide à proprement parler, il faut qu'un œrtain nombre de conditions idéales soient réunies : un massacre de po— pulation ne suffit pas, ni qu’on se déclare prêt à massacrer. Il faut que l’intention soit avouée et l'acte commis, sinon, c'est le doute. Et dans le doute, mieux vaut s'abstenir. C'est là une position d’autant plus avisée que, même lorsque la chose est faite, on peut continuer à s'interroger. Le HP Reich a—t—il commis un génocide sur les Juifs et les Tziganes ? Les spécialistes sont divisés : de bons esprits ne démontrent—ils pas que les responsabilités sont partagées ? Il y avait, n’est—ce pas, les poliœs juives, les Jaden— räte, le rôle « sinistre » des sionistes et la propension bien connue des Juifs au suicide collectif. D’ailleurs, il reste (1 nombre de Juifs et un si grand nombre encore un si de sionistes ont l'intérêt évident était qu'on tuât le plus de Juifs possible pour inciter les autres à émigrer en Israël, qu'une position extrêmement nuancée est la seule attitude
scientifique convenable. De plus, le génocide est une solution si commode au problème connu et insoluble de la double allégeanœ, qu'envisagé sous œt angle il perd ses caractéristiques si l’on peut dire —propres pour retomber entièrement sont victimes. Ainsi, en 1915, sur les épaules de œux qui en la Turquie, en lutte contre la Russie, découvrit qu'elle ne pouvait décidément avoir aucune confianœ dans la mino— rité arménienne, qui sympathisait avec l'ennemi abhorré et réactionnaire. Les progressistes turcs du moment, sous la conduite éclairée de Talaat Pacha, décidèrent donc de déporter tous les Arméniens (près de deux millions) et d'en tuer le plus possible en cours de route. D'aucuns afiir— ment qu’ils ont ainsi inauguré l'ère du génocide moderne
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dans le sens de l‘histoire œ point de vue est contesté, en particulier par —les mais Turcs”, qui rejettent sur les Arméniens sur l'impé— et
rialisme des puissanœs l'entière responsabilité de œtte aire. D’abord, les Arméniens sont surtout morts de soif, et ensuite, ils n'avaient qu'à être loyaux. Leur mort re— tombe sur eux, on ne peut parler de génocide mais seule— ment d'autogénocide. Et s’il y a autogénocide, on ne peut car œ blâmer les Turcs, ni d'ailleurs les Arméniens serait une atteinte inadmissible au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et comme on ne peut prendre en considération le témoignage des Arméniens qui décidément font preuve sur œ point d'une sensibilité tout à fait exagérée, il faut bien s'en tenir à la version turque des événements, qui semble prévaloir aujourd'hui‘. A telle enseigne que lorsqu'on soupçonne un peuple de vouloir en génocider un autre, on envoie une commission d’enquête chez œlui qui a le plus de chances” de rester en vie : ses porte—parole déclarent u'aucun génocide n'est envisagé l’instant ou dans limmédiat. La commission, satis'te, proclame à la face du monde qu’on ne peut parler de génocide à propos des événements mis en cause. C'est là une attitude avisée : au cas où le peuple qui a le moins de chances de rester en vie ne serait pas entiè— rement détruit, la commission aura eu raison. Au cas où il serait très sensiblement entamé, elle aura eu encore raison, puisqu'en tout état de cause, un verdict de géno— cide est quasiment impossible à rendre, et qu’aux yeux de l'histoire, il se transforme toujours en autogénocide. Cette position prudente et sage est celle justement qu'a adoptée la commission des quatre généraux occidentaux
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Ëur
2. La version turque des événements est exprimée, avec une remarquable clarté, dans les réponses faites, le 29 mai 1965, par l'ambassade turque et des étudiants turcs à un article de M. Feydit retraçant les faits et publié, à l’occasion du 50‘ anniversaire du massacre, dans Le Monde du 22 avril 1965. 3. La version turque des événements semble prévaloir aujourd'hui, puisqu'à la dernière session du tribunal Russell, un ro'et de rapport, contenant une comparaison entre le énocide dgs méniens et celui qui se déroule au Vietnam, a pris à partie le juge turc, qur a jugé une telle comparaison inadmissible. juge pakistanais s’étant sohdansé avec son collègue turc, la comparaison a été supprimée du rapport. Sur la proposition, selon laquelle « un pays islamique ne par définition, commettre de génocide », voir plus loin, p. 2 l.
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qui vient de se rendre au Nigéria pour demander aux autorités de œ pays si elles ont oui ou non l‘intention de commettre un génocide au Biafra. « Non », ont déclaré les Nigérians. La commission a fait son rapport, en a remis un exemplaire aux autorités nigéfianes en les remerciant d'avoir ainsi facilité sa tâche, et l'O.N.U. a loué la sagesse et la prudenœ de la commission, ainsi que la judi— cieuse ré nsc faite par les autoritæ fédérales. Une ré— tive a la question posée aurait en efiet ponse contraint l'O.N.U. à intervenir, œ qui eût été embarras— sant pour tout le monde.
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C'est œpendant dans œrtains quartiers seulement
ue, par un souci louable de mieux comprendre l'histoire, lon a avancé la théorie de l‘autogénocide.
Au sein de la grande famille de la gauche, quelques
groupements se sont livrés à des investigations d'une autre nature, au moyen d'un raisonnement qui procède, semble—t—il, par analogie : puisqu'il peut exister un anti—
sémitisme progressiste, un chauvinisme progressiste, un autoritarisme progressiste, un intervenfionnisme pro siste, ne peut—il exister de génocide progressiste ? Il s'avère que oui. L’on aura ainsi les génocides qui vont dans le sens de l'histoire, et œux qui vont en sens inverse. L'on ne désespère pas de trouver une méthode objective qui permettra de déterminer le sens de l'histoire d’a rès la position des cadavres, ou d’après leur origine et ‘que. Les Polonais sont précurseurs dans œ domaine : M. Kazi— mierz Rusinek, secrétaire général de l’Association des an— ciens combattants (dont le président est le général Moczar, ministre de l'Intérieur) a reproché‘ à M. Janusz Gum— kowski, ancien directeur de la commission des crimes de guerre en Pologne, d’avoir rédigé, dans la Grande Ency— clopédie polonaise, un article contenant des fautes histo— riques et politi ues « graves et intolérables ». M. Gumkowski a, en c et, compté les Polonais d’origine juive exterminés au cours de la dernière guerre parmi la popu— 4. Dans l'hebdomadaire polonais Polityka.
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dans le sens de l‘histoire lation juive. M. Rusinek précise : « Une telle mention de nationalité pour des hommes qui se sentaient polonais ne se difiérencie pas des crimes racistes. Elle est politi— quement nuisible, car œ genre de critère est utilisé tant par les sionistes que ar les antisémites. » Il faut féliciter M. Rusinek d'avoir œ grand pas dans la direction esquissée plus haut : œ qui ressort en effet de son ana— lyse, c'est que les Juifs morts ne sont alignés dans le sens de l'histoire que s'ils sont entièrement polonais. S’ils sont simplement juifs, leur alignement ne peut qu'être contraire à œlui de l'histoire œ qui les rend indignes d'être pleurés par le peuple polonais. Le corollaire de œtte dis— tinction, c'est qu'on pardonnera d'autant plus volontiers un génocide qu'il sera plus progressiste et mieux orienté. A partir de œtte élucidation, les choses retrouvent leur perspective et leur signification. L'on détermine d'abord où sont les intérêts progressistes et où sont les intérêts impérialistes. Lorsque les intérêts progressistes l'emportent, il ne peut y avoir génocide. Lorsqu'un pays est allié à l'U.R.S.S., il ne peut commettre de génocide. Lorsqu'un pays reçoit des armes à la fois de l'U.R.S.S. et d'un ou plusieurs pays impérialistes, il ne peut non plus commettre de génocide : les armes soviétiques agis— sent à la façon de œ qu'en grammaire moderne on appelle un absorbant. Ainsi le problème si controversé de l’essenœ œ qui est le du génocide est résolu avant d'être posé comble de l'éléganœ. Pour les pays du tiers monde, les choses sont plus nuancées, mais ne présentent pas non plus de difficultés insurmontables. Ainsi, les pays isla— miques, par définition, ne peuvent commettre de génocide. Ce qui se passe au Soudan n’est pas digne d’attention. Ils ne peuvent non plus violer le droit des peuples à disposer d'un—mêmes : l'affaire kurde, par définition, se situe hors de la compétenœ de la pensée progressiste. Les autres MVS du tiers monde verront leur aptitude au génocide déterminée d'avanœ par leur alignement : ainsi, le Nigéria, oui recoit des armes de l'Egypte (pays islamique) et de l'U.R.S.S. (pays communiste) ne peut commettre de génocide, tandis que le Biafra, qui reçoit des armes du Portugal (pays fasciste) et une aide d'Israël (pays gemano—améri— cane—impérialiste et sioniste), est éminemment suspect de Pmpension au génocide de sorte que s'il est lui—même génocide, ce n'est qu'un juste retour ches choses.
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On ne s'étonnera donc pas outre mesure que les mi— lieux progressistes manifestent, à propos du Biafra, les hésitations que l'on sait. D’abord, œs milieux sont souvent et la conscienœ occidentale ne commenœ occidentaux !: s'émouvoir qu'à partir d'un million de morts certifiés. Ensuite, le fait biafrais n’entre pas dans les catégories ni même dans que œs milieux utilisent généralement les déterminations décrites plus haut, puisque l’appui de la Chine (progressiste), en œplaçant les morts ibos dans une direction un peu plus conforme à œlle de l'histoire, vient à nouveau embrouiller les données du problème. Au surplus, des réalités telles que la haine raciale, la haine religieuse, la haine nationale constituant, comme chacun sait, des facteurs totalement étrangers à l'histoire, le conflit au Nigéria, éclairé seulement par l'opposition entre les intérêts impérialistes et les intérêts anti—impérialistes, de— vient proprement incompréhensible et ne peut que plonger la gauche dans un cruel embarras. Voyons, un conflit poli— tique un conflit d'intérêt — conduirait donc à la liqui— dation physique d'un peuple ? Mais œla n'est as croyable. Et dans œt étonnement, la gauche reste immo ile. Le reste du monde aussi, encore que pour d'autres raisons. Cette double paralysie devrait faire vomir.
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Parce que le gouvernement œntral du Nigéria est aidé par une grande nation socialiste, parœ que le bon droit à première vue politique des Biafrais ne parait pas évident, toutes les énérosités et tous les moyens d'action semblent figés, et 'on acœpte que les Ibos soient exterminés. S'avisera—t—on un jour qu’il s'agit là d'un problème politique, et non d'un prétexte à collecte ? Qu'il faut donc lanœr une campagne politique de soutien au Biafra ? Ne nous y trompo'ns pas : la protestation sur des points aussi cardinaux que le Vietnam ou la bombe atomique deviendra futile et se discréditera' si œux qui protestent et agissent dans œ sens ne s'unissent pas aussi, et avec une égale détermination, pour” dénoncer et empêcher un génocide où qu'il 'soit et quelle que soit la main qui lesoutient. Oui, tmp de personnes et de groupements se taisent :
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dans le sens de l'histoire
les étudiants, si prompts à s'enflammer contre la ferme— ture d'une faculté à Dakar, ne font pas un geste ur les mouvements de la gauche ançaise Biafrais. Les grands sont muets. Ont—ils peur de faut—il les nommer ? perdre leur clientèle ? Ont—ils peur de passer pour réac— tionnaires ? Pensent-üs que pour conserver l'audienœ du tiers monde il faut fermer les yeux sur les iniquités dont il se rend compliœ ? Une chose est claire en tout cas : si la gauche ne pro— clame pas aujourd'hui : « Nous sommes tous des Bia— frais », elle laissera penser que les peuples qui ne s'orien— tent pas dans les voies qu'une œrtaine usée progressiste leur assigne se situent en dehors de l umanité, et qu'on peut les exterminer avec l'assenüment compliœ du
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dcl.onc
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Table
PRÉFACB DE
Pierre Vidal—Naquet
.................. r—xrn
Réflexions sur le génocide Appendiœ 1 : Estimation des victimes juives au de la Seconde Guerre mon— cours d1ale Appendiœ 2
........................
9
........................
................................
36 39
..................
41
Les Juifs de la Diaspora, ou la vocation minoritaire Appendiœ : Réponse à Arieh Yaari
61 99
Le lieu où l'on peut se compter
............ Sur L'Homme de Kiev, de Bernard Malamud ......
113
..
131
..........
144
........................
157
Sur Le Dernier des Justes, d'André Schwarz—Bart
Albert Memmi et La Libération du Juif Tnxrns ne cmœusrmœ
.................. Moïse et l'Egyptien .......................... Une Diaspora nouvelle ...................... Israël n'est pas négociable
Les grandes lignes d'une politique culturelle de la Diaspora
159
171 175
..............................
191
..........
205
Un génocide dans le sens de l'histoire