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ARNOLD GEULINCX ÉTHIQUE
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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.
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ARNOLD GEULINCX
ÉTHIQUE
Traduction du latin, introduction et notes par Hélène BAH-OSTROWIECKI Avec la collaboration, pour l’introduction, de Solange GONZALEZ
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© 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/163 ISBN 978-2-503-52761-1 Printed in the E.U. on acid-free paper
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Table des matières
Introduction Note sur la traduction Références bibliographiques Epître dédicatoire Préface au lecteur
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Premier traité : De la vertu, et de ses propriétés premières, communément appelées cardinales Chapitre I : De la vertu en général § 1. Amour § 2 . Raison § 3. Disposition acquise Chapitre II : Des vertus cardinales Section I § 1 . Diligence § 2 . Obéissance § 3 . Justice Section II § 1 . Humilité § 2 . Observation de soi § 3 . Dédain de soi § 4 . Première Obligation
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TABLE DES MATIÈRES
§ 5 . Deuxième Obligation § 6 . Troisième Obligation § 7. Quatrième Obligation § 8. Cinquième Obligation § 9. Sixième Obligation § 10. Septième Obligation § 11. Aide apportée par l’humilité § 12. Fruit de l’humilité
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Traité II : Des vertus communément dites particulières Préambule Partie I : Des vertus particulières en général § 1. Le devoir de vertu § 2. La vertu est indivisible § 3. La vertu est équitable § 4. La vertu est unique Partie II : Des vertus particulières nous concernant § 5. La tempérance § 6. L’intempérance et l’inertie § 7. Le courage § 8. La frénésie et la mollesse Partie III : Des vertus particulières concernant Dieu § 9. La piété § 10. L’adoration § 11. L’impiété et la superstition § 12. La religion Partie IV : Des vertus particulières concernant autrui § 13. La justice et l’équité
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Traité III : De la fin et du bien Préambule § 1. Fin de l’œuvre et fin de l’opérateur § 2. Fin-résultat et fin-adresse § 3. Fin de bienfaisance et fin d’obéissance § 4. Fin ultime et fin subordonnée § 5. Le bien et le mal § 6. Le bien utile
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TABLE DES MATIÈRES
§ 7. Le bien plaisant § 5. Le bien honnête Traité IV : Des passions Préambule § 1. Les passions sont extérieures à la morale § 2. L’action sous l’effet de la passion : la vie du commun § 3. L’action contre la passion : la vie philosophique § 4. L’action indépendamment la passion : la vie chrétienne § 5. Des ennemis de la vertu § 6. De la chair § 7. Du monde § 8. Du diable
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Traité V : De la récompense de la vertu 295 Préambule § 1. Première récompense de la vertu : l’amitié avec Dieu 296 § 2. Deuxième récompense de la vertu : le bonheur 297 § 3. Troisième récompense de la vertu : la paix 300 § 4. Quatrième récompense de la vertu : le savoir et l’enseignement 301 § 5. Cinquième récompense de la vertu : la dignité 302 § 6. Sixième récompense de la vertu : l’amitié des gens de bien 304 § 7. Septième récompense de la vertu : la récompense accidentelle 306 § 8. Huitième récompense de la vertu : la vertu elle-même 308 § 9. Le châtiment du péché 309 § 10. L’antipathie des méchants envers les gens de bien 312 Traité VI : De la prudence Préambule § 1. La circonspection § 2. La prévoyance § 3. Le discernement § 4. L’ignorance
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Notes sur le texte de Geulincx Notes sur les notes de Geulincx
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INTRODUCTION
I. Une présentation de l’Éthique Le philosophe flamand Arnold Geulincx est peu connu en dehors d’un cercle de spécialistes ; pas totalement méconnu cependant, grâce à un double levier mnémotechnique : « Spinoza » et « occasionnalisme » sont les deux mots-clé les plus susceptibles de donner quand besoin est consistance à ce nom. Geulincx est en effet l’auteur d’une Éthique dont la version complète et posthume fut publiée en 1675, date à laquelle, en attendant elle aussi une publication posthume quelques années plus tard, une autre Éthique était achevée, celle de Spinoza. La coïncidence eut au moins le mérite de fixer la question du lien entre les deux philosophes, et d’arrimer à la réputation d’un illustre contemporain la figure plus modeste d’un auteur à la postérité incertaine. On sait peu de choses de sa vie, hasard que j’exploiterai pour porter prioritairement mon attention à son œuvre. Contentons-nous des grandes lignes, afin de ne pas passer totalement l’homme sous silence1. Arnold Geulincx est né à Anvers en 1624. Professeur à Louvain, il y poursuit une carrière universitaire jusqu’en 1658, date à laquelle il est démis de ses fonctions pour des raisons qui ne sont pas clairement établies (différends théoriques liés à ses sympathies pour le cartésianisme, pour le calvinisme ? dettes ? relation conjugale entretenue sans l’autorisation requise pour un professeur de philosophie ?). Toujours est-il 1 Pour plus de détail, voir Alain de Lattre, L’Occasionalisme d’Arnold Geulincx, Paris, Éditions de Minuit, 1967, pp. 9-12 ; Bernard Rousset, Geulincx, entre Descartes et Spinoza, Paris, Vrin, 1999 pp. 19-27 ; voir aussi l’introduction de Han Van Ruler à la traduction anglaise du texte offerte par Martin Wilson, Arnold Geulincx Ethics with Samuel Beckett’s notes, Leiden-Boston, Brill, 2006, p. XV-XVI. Je m’inspire des indications fournies par ces ouvrages pour ces brèves informations biographiques.
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INTRODUCTION
que le voilà contraint de déménager. Franchissant le pas qui sépare les pays catholique et protestant, il quitte la janséniste Louvain pour Leyde la calviniste, où il se retrouve sans métier ni ressources et n’aurait peut-être pas survécu sans l’aide d’un théologien influent comme Abraham Heidanus. La protection de ce dernier lui permet d’obtenir en 1659 l’autorisation de prodiguer un enseignement à titre privé. La publication en 1665 du premier livre de son Éthique contribue ensuite à le faire connaître et à le faire nommer professeur extraordinaire (c’est-à-dire qu’il exerce sans être titulaire d’un poste fixe à l’Université) ; statut qu’il aura au moment de sa mort en 1669, quand il est emporté par la peste qui sévit à Leyde. Parallèlement à ces enseignements, Geulincx élabore une œuvre constituant sa philosophie propre sous la forme de trois livres consacrés spécifiquement aux trois grands domaines que sont la métaphysique, la physique et l’éthique. Quant au dernier qui nous intéresse, il fait l’objet d’une publication partielle (livre I) en 1665, d’une traduction néerlandaise par son auteur en 1667, et il faudra attendre 1675 pour que des élèves de Geulincx assurent la publication de l’ouvrage sous la forme que nous connaissons : six traités, assortis de copieuses annotations recueillies lors de ses cours. Ni l’homme ni l’œuvre n’ont fait assez de bruit à l’époque et dans les siècles suivants pour que les esprits en aient été marqués jusqu’à nos jours. Le souvenir des méfiances qu’il suscita, voire des attaques qu’il essuya, se fond dans le sillage des infortunes connues par l’auteur de l’autre Éthique, avec lequel il partage le fait d’assumer des positions jugées peu orthodoxes – qui ne sont du reste pas toujours les mêmes, comme l’exposé de la doctrine le fera suffisamment apparaître. Le deuxième grand point de référence que l’histoire de la philosophie propose pour situer notre auteur est la notion d’occasionnalisme. Principalement attachée à Malebranche, elle ne doit pas nous induire en erreur chronologique : Geulincx naît 14 ans avant Malebranche et, pour ne donner qu’une date, La Recherche de la vérité date de 1674. Mais Geulincx n’est pas non plus l’inventeur de l’étiquette, associée avant lui à Cordemoy par exemple. C’est en fait une filiation cartésienne qui est ici à explorer, dans une perspective encore une fois comparative. La présente traduction a pour but de proposer au lecteur le texte lui-même comme matériau pour se faire une idée de la doctrine, avant de la situer trop strictement dans une lignée précise qui en infléchirait la compréhension dans un sens unique. L’Histoire veut que le livre I de l’Éthique ait connu avant les autres une publication séparée. Cette fortune n’est cependant pas sans quelque portée,
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puisqu’elle fut souhaitée par l’auteur. De fait, ce premier livre, outre les annotations minutieuses dont il est l’objet, comporte la réflexion centrale de Geulincx sur la Vertu et ses différentes facettes (les vertus dites « cardinales »), au nombre de quatre : diligence, obéissance, justice et humilité. Elles fournissent les quatre grands axes de la démarche éthique développée dans l’ouvrage ; elles peuvent également servir de point d’appui à cette présentation liminaire. DILIGENCE L’attention à Dieu constitue et disqualifie le sujet Le premier aspect de la vertu dégagé par Geulincx est la diligence, qu’il définit comme « écoute attentive de la Raison ». Il exploite ainsi, parmi les métaphores sensorielles possibles, la dimension auditive. Le choix de ce mode perceptif renvoie à une mise en situation particulière du sujet, placé dans un état d’ouverture, voire de béance – ce que ne donne pas à éprouver le canal visuel, dont le fonctionnement naturel suppose qu’il soit régulièrement fermé et nécessairement orienté. L’homme est d’emblée en position d’entendre cette Raison qui est la voix de Dieu. Et c’est potentiellement toute l’éthique augustinienne de Geulincx qui est présente dans ce choix, dans ce qu’il implique de décentrement du sujet. La Raison est là, Dieu est là ; c’est l’homme qui, dans son incapacité à les distinguer dans le tintamarre passionnel et sensoriel dont il est la proie, s’absente. Écouter et entendre la voix qui guide, c’est savoir la discriminer du bruit qui la parasite, une attitude que dit bien le sens premier du mot latin (« diligo », « choisir »), ainsi que son étymologie (le préfixe indique le geste de tri). La vertu dans sa dimension de diligence est donc à la fois attente (disponibilité à l’écoute) et tension (focalisation consciente sur une voix), une certaine forme d’attention. La vertu consiste dans un premier temps en une sorte d’hygiène de l’audition, une réceptivité maintenue par une résolution. Cette dernière est indispensable. Non que la voix soit fragile (Dieu tonne à nos oreilles) ; c’est plutôt que notre finitude nous voue à la dispersion dans les échos du monde. L’homme a dès lors la responsabilité de ce qu’il fait de son esprit, le devoir de se plier à une discipline de l’attention au discours intérieur. Disponibilité sans passivité, résolution sans maîtrise : toute l’éthique occasionnaliste de Geulincx se profile ici. La diligence est ouverture, déblaiement du pavillon auditif désormais rendu apte à l’écoute. Mais contrairement à la vue qui est ouverture sur l’extérieur du sujet, l’ouïe a cette ambivalence qui le met aussi en contact avec son intériorité. La première est plutôt centrifuge quand la seconde est plutôt
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centripète – on ferme les yeux pour mieux entendre. Et on entend bien que le premier mouvement auquel nous appelle l’éthique de Geulincx est un mouvement de conversion. L’intériorité qu’elle fait retrouver est cependant loin d’être homogène, et la distinction entre intérieur et extérieur, quoique très présente dans le texte, ne trace en fait aucune frontière signifiante du point de vue moral. Cet « enmoi » est un espace privilégié de perception ; là où nous avons la saisie la plus parfaite aussi bien des passions (ce qui en fait un lieu particulièrement propice à l’épanouissement du péché) que de la Raison. La diligence retrouve donc à l’intérieur même du sujet l’occasion de s’exercer en faisant le départ entre l’instance rationnelle et le tumulte dont il s’agit de se détourner pour avoir accès à ce qu’elle prescrit ; la même distinction est reconduite. Reste qu’elle s’exprime en termes spatiaux : le sujet est représenté comme un espace plein de replis, au fond duquel loge la Raison. Celle-ci est cachée en notre sein comme la vérité dans le puits de Démocrite – cachée, mais aussi bien protégée, abritée, comme le cœur stable de notre être. Mais attention : Raison n’est pas raison, et Geulincx tient à préciser que cette instance intérieure ne relève en rien du sujet dans sa singularité. La raison ne peut être pour lui qu’un accaparement de la Raison par un homme tout infatué de sa finitude. Et pour lui, la Raison dans sa dimension individuelle et vécue a nom « conscience ». C’est la conscience qui fournit au raisonnement humain ses données initiales les plus fiables, et Geulincx recourt inlassablement à son autorité pour fonder les principes qu’il formule. Le texte est ainsi jalonné de références à la « conscience intime », instance ultime de confirmation que rencontre le sujet dans son mouvement pour asseoir ses arguments. C’est elle qui, au-delà des arguties de la logique, permet d’établir les définitions fondamentales de l’éthique comme vérités. Et tout particulièrement, si la vertu est « amour de la Raison » (et tel est le point de départ de la réflexion de Geulincx), l’appel à la conscience est suffisant pour attester, en chacun de nous, ce qu’est l’amour et ce qu’est la Raison. Elle offre au raisonnement et au discours le point d’ancrage non discursif qui l’arrime à la dimension pratique de la démarche éthique. C’est pourquoi elle est très naturellement associée à la notion d’expérience, elle aussi convoquée par l’auteur pour établir la véracité de ses propositions : la vérité en tant qu’elle nous touche et qu’elle nous concerne dans notre individualité se manifeste à nous comme chose éprouvée en nous –
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conscience et expérience. Ce caractère de vécu intime permet la décantation dans le sujet des données de la Raison. Conscience et expérience sont comme la face subjectivée d’une Raison dont l’homme n’est au départ que le pur réceptacle ; à travers elles, la voix de la Raison devient discours susceptible d’être appréhendé par l’esprit humain. Elle peut devenir matière de son travail rationnel dans la mesure où l’homme la reçoit et se l’approprie sans en faire un objet de sa maîtrise. Au lieu de se disperser en raisons finies, versatiles, futiles, la Raison sous les espèces de la conscience et de l’expérience conserve son intégrité. Elle se décline sans déchoir, déposant alors en nous la possibilité de l’unité, de l’identité. D’où peut-être l’ambivalence de Geulincx dans son explication de la nature et du rôle de la Raison : elle est à la fois loi de Dieu et Dieu lui-même. D’un côté elle est un intermédiaire, l’image en nous de la divinité, son tenantlieu ; dans ce sens elle est le déploiement, à la mesure de l’homme, d’une réalité qu’il appréhende sous une forme discursive (la Raison est ici fondement de l’éthique en ce qu’elle fournit un contenu). Mais il y a un risque que l’homme s’attache à ce discours de manière fétichiste, que l’attention à la Raison comme discours ne finisse par la transformer en un objet humain (la raison), dès lors susceptible d’idolâtrie. Aussi, pour éviter cet attachement formaliste, Geulincx précise-t-il que la Raison est en même temps Dieu réellement. Et dans cette perspective, la diligence ne rencontre pas tant en elle un contenu à écouter qu’un critère à mettre en œuvre, une pierre de touche intérieure permettant l’évaluation de tous les contenus qui défilent dans mon esprit. Ainsi la diligence est-elle attention à un développement et aussi découverte d’un point fixe ; attention à une voix, c’est-à-dire à l’unité de l’appel et du timbre comme à la pluralité de ses messages. Cette voix en moi émane de mon intimité la plus profonde ; ou plutôt, de par son caractère indiscutable (qui est la marque de ce qu’elle m’excède), elle constitue cette intimité. Voilà ce à quoi la diligence est ouverture. Me rendre disponible et attentif à la voix de la Raison en moi, c’est me convertir à Dieu. Parce que cette écoute ciblée suppose de ma part une sélection parmi les bruits qui me hantent, une avancée résolue (c’est la dimension active de l’attention que mobilise la con-version) ; parce que cette écoute de moi-même me conduit à m’avancer dans un mouvement de retour à moi (c’est la dimension d’intériorité de la con-version) ; parce que cette écoute me relie à une instance qui me dépasse, et dont je saisis immédiatement et ensemble la proximité et l’incommensurabilité.
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Écouter la Raison me relie à Dieu parce qu’elle en est la manifestation en moi : rationalisme de Geulincx, qui refuse énergiquement les voies de la sentimentalité. La grande méfiance qu’il manifeste à l’égard du registre affectif le conduit à récuser sous le nom de « dévotion » toute approche sentimentale de Dieu : cette démarche est bonne pour le commun dont constamment il se démarque. Cet ancrage rationaliste désigne l’attention à Dieu comme résolution par opposition à tout abandon passif à l’affectivité ; et il est fondamental de ne pas l’oublier pour comprendre cette éthique de la soumission et du rabaissement des prétentions humaines. Geulincx prône l’abandon de soi entre les mains de Dieu, mais en aucun cas ce « lâcher-prise » ne signifie une absence de détermination autonome. Dans son ouverture à la voix de Dieu, le sujet éthique se resitue par rapport à lui-même en se resituant par rapport à Dieu. Autrement dit, il se défait d’une certaine représentation de lui-même au profit d’une autre, plus juste : il ne se perd pas dans cette conversion – bien au contraire. L’idée, présentée par l’auteur lui-même comme paradoxale, est récurrente : en renonçant à faire de moi-même le centre de mes préoccupations, je me donne les moyens de travailler à mon bonheur, à un autre niveau. L’amour de la Raison n’est pas détestation de soi, mortification, mais modification de la hiérarchie des valeurs à la faveur duquel l’amour de soi ne disparaît pas à proprement parler : il est dégradé comme motivation mais se trouve après coup satisfait comme résultat. Il ne peut y avoir de concurrence réelle entre ces deux intérêts. Et il importe à Geulincx de le souligner, d’autant plus que dans le souci pédagogique de faire comprendre la relation de l’homme à Dieu, il utilise des représentations métaphoriques qui pourraient brouiller son message. En effet, ladite relation est souvent expliquée par analogie avec des situations engageant des hommes dans leurs échanges sociaux : maître – serviteur, père – fils, moi – mon voisin, telles sont les comparaisons souvent mises à contribution. Dans le même ordre d’idées, l’un des principaux raisonnements occasionnalistes par lesquels Geulincx conclut à l’impuissance humaine procède par la voie d’une extrême personnification de l’activité divine, dès lors mise grammaticalement en parallèle avec l’homme : si ce n’est pas moi qui agit, c’est « un autre » qui le fait. Non pas « quelque chose », non pas une « puissance » : un « autre », presque mon « autre » à la limite, dans un étrange face-à-face entre l’homme et un incommensurable qui se dit sur le mode de la personne. L’expression allégorique permet la mise en place d’une sorte de principe de vases communicants dans l’attribution du pouvoir. Puisque ce qui
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échappe à l’homme est immédiatement versé au compte d’un « autre », le négatif en nous sert immédiatement à faire ressortir un positif en lui. Ce qui est au-delà du contrôle humain, loin de se perdre dans un ailleurs dont l’homme reste le centre, existe au contraire comme une instance en dehors de lui par rapport à laquelle il se situe. Ainsi Geulincx construit-il une métaphysique du décentrement qui fait apparaître le domaine de l’humain comme une sécession artificielle qu’il s’agit de rétablir dans son appartenance première. Tout ce que je peux identifier comme mon pouvoir est usurpation ; tout ce que, dans un mouvement de séparation, je distingue comme étant mon intérêt propre, n’est qu’un placage surfait. La démarche éthique d’attention à la Raison restaure la relation qui me constitue véritablement en me ramenant à Dieu ; le souci de moi qu’elle dissout (re)devient automatiquement souci de Dieu – ce qui est notre seule orientation légitime. L’éthique de Geulincx invite à changer radicalement de point de vue, c’est pourquoi son raisonnement est extrêmement tranché. L’abandon de soi auquel prélude la diligence dans sa dimension d’ouverture, ne peut être que total. Toute prétention de l’homme à maîtriser sa vie et le monde verse immédiatement dans l’impiété, puisque cette aspiration au contrôle le fait entrer en concurrence avec Dieu. Il lui faut même renoncer à son salut, le seul moyen de l’obtenir étant de ne pas le viser. Par la diligence, le sujet amorce ce qu’on pourrait appeler une « déprise » de soi (un desserrement de la prise qui entre en résonance avec le « mépris » de soi prôné dans le chapitre sur l’humilité). Il se révèle ainsi une lacune intérieure et la nécessité d’une médiation seule capable de lui assurer ce qu’il cherchait en vain à atteindre par une saisie directe (bonheur, salut, connaissance…). Où réside la supériorité de cette approche médiatisée ? Elle décloisonne le point de vue. Grâce à elle, la connaissance de soi-même que prône l’impératif delphique (Geulincx y fait explicitement référence au début de ses analyses) n’est pas le face-à-face stérile de la finitude se contemplant elle-même, mais la mise en relation de l’être fini avec l’instance qui le fonde et lui donne sa place. La diligence me met en contact avec ce qui, au plus intime de moi-même, me constitue en me transcendant. OBÉISSANCE La liberté réside dans un acquiescement actif à mon impuissance De la diligence à l’obéissance, la transition est évidente pour Geulincx : l’écoute attentive de la Raison débouche sur une attitude, un comportement extérieur qui marque l’acceptation réelle de la parole reçue. C’est si l’on veut
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la dimension la plus visiblement active de l’écoute, sa traduction dans l’action. Mais restons prudents : tout comme l’opposition entre activité et passivité rend mal compte de ce qu’est la diligence, elle se trouve également brouillée quand il s’agit de l’obéissance. En fait, la réflexion sur la notion d’obéissance est justement l’occasion de spécifier ce qu’est l’action proprement humaine dans le cadre d’une pensée occasionnaliste. Le problème est tellement central qu’il est abordé par Geulincx avant même que soit posée la question de la mise en acte de la diligence à travers l’obéissance. Il apparaît dès la définition de la Vertu qu’il propose au début de l’ouvrage : la Vertu est amour (de la Raison) ; mais quel type d’amour ? Et c’est là qu’il établit l’opposition fondamentale entre amour affectif (qui relève de la passion, du fait à proprement parler de se laisser affecter) et amour effectif (qui relève de l’action, du fait à proprement parler de produire un effet à partir d’une résolution). Ainsi, il est notable que la démarche vertueuse soit avant tout définie comme position spécifique du sujet et non comme recherche d’un objet : ce n’est pas la quête du bonheur, contrairement à ce qu’ont soutenu en chœur les philosophes de l’antiquité païenne. Et si Geulincx commence par s’opposer à eux sur leur terrain (dans la préface au lecteur, il récuse comme philautie cette quête du bonheur, comme pour lui préférer la quête d’un autre objet – en l’occurrence la Raison), c’est pour le quitter aussitôt, et situer l’éthique dans le droit fil du connais-toi toi-même, consigne qui selon lui aurait dû servir de garde-fou à toute la philosophie pour lui éviter de se perdre dans les mirages de l’amour-propre. Or recentrer l’analyse sur le sujet, c’est d’emblée poser la question des moyens dont il dispose pour aborder l’éthique. Là émerge alors la notion centrale de « résolution » (« propositum ») qui caractérise l’effectivité humaine, excluant très en amont de tout le propos l’idée d’une quelconque passivité humaine – une récusation à ne pas oublier quand on considère ces vertus (écoute, obéissance, humilité) qui semblent à première vue cantonner l’homme dans une posture bien peu héroïque. L’un des principes centraux de la philosophie éthique de Geulincx est Là où tu n’as aucune influence, ne cherche pas à exercer ta volonté. Principe d’économie, qui nous évite la dispersion de notre volonté là où elle est de toutes façons impuissante. Geulincx s’appuie sur le constat dans l’expérience quotidienne de tout ce qui nous échappe pour circonscrire le champ réel de l’efficacité humaine, ce qui le conduit à affirmer que les seules actions qui
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soient dans la juridiction humaine sont vouloir et connaître. Dans ce cadre, la résolution est l’expression pratique de cette volonté qui nous est échue. Ici, la résolution consiste à vouloir vouloir. La volonté étant définie comme capacité à produire un effet, Geulincx montre comme dans d’innombrables situations nous sommes incapables de créer réellement cette relation causale ; même si nous n’en avons pas toujours une conception nette, nous sommes toujours dans le cas, cité par l’auteur, du paralytique qui veut le mouvement sans pouvoir l’obtenir, du moins par ses propres moyens. L’inconstance de notre réussite à accomplir ce que nous voulons masque notre impuissance quand le résultat est là ; elle la marque quand il est absent. Geulincx systématise l’échec pour établir le principe d’une volonté humaine totalement inefficace, totalement tributaire de la volonté divine seule vraie cause. Dès lors, dépourvue de toute issue dans le monde, l’action de ma volonté est définie par Geulincx comme action en moi. Ce n’est pas que je sois incapable de rien créer ; c’est que ma création reste en moi. Le lieu d’exercice de ma résolution, coupé du corps (de mon corps et du corps qu’est le monde) est l’intériorité mentale construite par la diligence. Là s’exprime l’intentionnalité nécessaire à la production par un autre (Dieu) du mouvement hors de moi. Pour être impuissante et strictement cantonnée, cette détermination intérieure n’en est pas moins indispensable. En effet, c’est par elle que le sujet exprime sa liberté et, du même coup, se situe dans l’espace de la moralité. Seule l’existence de cette résolution donne une direction éthique à la vie de l’homme et une consistance à la notion de liberté. On peut être facilement tenté de dire, en lisant l’ouvrage, qu’il propose une éthique de la soumission, certains disent même de la résignation. C’est me semble-t-il faire bon marché de l’affirmation fondamentale, en amont, d’un libre-arbitre qui fait de cette soumission un choix plein et éclairé. La mise en place de sa conception de la liberté est pour Geulincx l’occasion d’un calage lexical précis : il rappelle le lien étymologique qui renvoie le terme « libertas » au verbe « libere », qui désigne le bon plaisir, le caprice dans toute son inconstance. Ce point de repère lui permet alors de récuser cette acception du terme au profit d’une autre qui oppose à la versatilité de la liberté d’indifférence la stabilité de la résolution rationnelle qui livre le sujet à la toute-puissance divine. La liberté selon Geulincx consiste pour l’homme en une discipline rationnelle qui, lui faisant dépasser le point de vue fragmentaire de ses appé-
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tits, lui fait envisager avec tout acte le réseau d’interrelations dans lequel il est nécessairement inséré. Loin d’être la résignation d’un sujet amputé de ses marges de manœuvre, la résolution est acquiescement à un ordre des choses. Elle n’est pas l’acceptation passive d’une servitude frustrante mais au contraire la détermination qui émancipe des frustrations. Cette dimension d’émancipation est double. D’une part elle me permet d’échapper aux angoisses nées de la conception erronée que je me fais de ma liberté. Dans cette perspective, les obligations qui sont la traduction pratique des injonctions de la Raison se présentent moins comme des restrictions, voire comme des punitions, que comme des protections. Tutélaire plus que répressive, la règle à laquelle Geulincx propose de faire allégeance me libère des incertitudes et des déceptions de mon caprice. D’autre part, l’émancipation concerne mes relations avec mes semblables, qui ne sont jamais que d’autres moi-même, et me dégage du sentiment d’une soumission indue que je peux éprouver à leur égard, au hasard de ma vie sociale. De fait, l’affirmation de ma liberté passe souvent par cette question : pourquoi m’inclinerais-je devant cet homme-là ? Le même système d’obligations offre ici son filet protecteur : ce n’est jamais au caprice d’autrui que j’obéis, mais toujours à une injonction divine. La Raison, voix de Dieu, introduit ainsi une médiation effectivement libératrice dans la mesure où l’obéissance comme résolution permet au sujet de transcender des asservissements de rang inférieur dont il fait tous les jours une expérience malheureuse. Le caractère résolu de cet engagement situe la démarche éthique selon Geulincx en opposition avec la tradition aristotélicienne qui fait de la vertu une disposition naturelle (en latin, « habitus »). Geulincx l’explique de manière appuyée, car c’est pour lui un enjeu de taille, qui affecte en profondeur l’ensemble de sa conception de l’éthique. Il est crucial pour lui de démarquer la vertu de tout ce qui pourrait la rapprocher de l’habitude – et ce malgré l’ambivalence dont cette notion est porteuse dans ses analyses. Parce que la vertu relève d’une conversion volontaire à la Raison, elle repose sur une pratique consciente de la liberté incompatible avec l’idée d’automatisme. C’est ce que Geulincx incrimine dans l’habitude : cette pente qui fait agir (c’est-à-dire vouloir) sans que la pleine présence du sujet soit requise contreviendrait à l’exigence exprimée par la première vertu cardinale qu’est la diligence. L’attention active à la voix de la Raison n’est pas un simple préalable à l’obéissance ; elle en dicte également l’exercice tout entier. À ce titre, Geulincx distingue clairement la vertu de toutes les motivations qui
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nous font agir sous le régime de l’inertie : la facilité née de la répétition, l’inclination née de la passion, la persévérance née d’une démesure d’inspiration diabolique. Pourtant, l’habitude n’est pas toujours en butte à un rejet aussi net, ce qui n’est pas non plus surprenant dans une pensée qui nous l’avons vu confère une place centrale à l’expérience. Aussi Geulincx est-il parfois conduit à lui affecter un rôle plus positif. C’est le cas quand il note que l’habitude peut contribuer à maintenir le sujet dans la bonne voie une fois qu’il l’a choisie. Il manifeste par là une certaine confiance dans la machine, capable de soutenir par son inertie une décision initiale toujours menacée. Dans le même ordre d’idées, il affirme qu’une longue patience est indispensable pour parvenir à la sagesse, qui est un effet de la pratique vertueuse. Ainsi, l’expérience ne figure pas seulement dans le texte en tant que contact direct, dans sa dimension d’immédiateté, mais aussi en tant qu’usage, dans sa dimension d’accoutumance ; la répétition et les effets d’aisance qu’elle produit pour le sujet humain ne sont donc pas négligés. Mais en aucun cas ils ne sont érigés en critère et ne servent à la définition même de la vertu, essentiellement caractérisée par sa nature de tension consciente. Si l’habitude permet une assimilation, le sujet ne doit en aucun cas s’en tenir à elle ou se reposer sur elle. Nécessaire pour ancrer la vertu en lui qui déploie son existence dans le temps, elle ne saurait la constituer. Pour indiquer à quel point sa philosophie est loin de prôner un quelconque laisser faire, Geulincx explique que l’homme est toujours mis à contribution, par une intervention qui l’engage non dans l’affirmation de sa maîtrise mais dans la soumission à la puissance divine. Il présente l’homme vertueux comme faisant preuve d’une sorte de constance qui serait moins le maintien continu d’un effet que la capacité à renouveler instant après instant son adhésion totale à la Raison. L’univers éthique de Geulincx exclut fondamentalement l’automatisme, qu’il se manifeste sous la figure de l’effort ou de la facilité. Dans ce cadre occasionnaliste où Dieu est continuellement requis pour faire exister la création, il est également exigé de l’homme une vigilance permanente, comme sur le registre d’une même contingence. Pas moyen ici de se mettre en roue libre et de laisser se dérouler, naturellement, des effets nécessaires à partir d’une pichenette initiale. Ainsi se circonscrit le domaine ouvert à l’initiative humaine. Obéissant à une Raison qui le dépasse, l’homme de Geulincx ne peut prétendre à aucu-
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ne attitude conquérante, bien loin du sujet moderne qui en cette période émerge en disposant du monde comme de son objet. Mais cette obéissance ne doit sa valeur qu’à un engagement actif et vigilant au service de la Raison. Le rôle du sujet dans ce cadre s’exprime à merveille à travers la métaphore toute baroque du théâtre du monde. Ici, Dieu tire les ficelles du spectacle – une autre façon de dénier à l’homme toute maîtrise réelle sur le monde et lui-même. Les effets, les résultats sont toujours organisés ailleurs, à un niveau inaccessible pour lui même s’il en est le bénéficiaire. D’où l’insistance de Geulincx à montrer le caractère fondamentalement faux des liens directs que le sujet humain entend établir entre ses aspirations et leur satisfaction. Il est vain de chercher directement le bonheur ou la paix ou la sagesse ; le chemin est indirect, il passe par Dieu. La vertu est justement ce chemin, cette méthode. Expulsé des voies de la causalité, le sujet est dans l’après-coup, assigné à une position d’extériorité par rapport à toute œuvre parce que le fonctionnement propre de celle-ci est hors de sa juridiction. Ici, par le biais de l’allégorie théâtrale, la métaphore visuelle reprend ses droits, au service d’une analyse qui utilise ce sens quasi immatériel, lieu traditionnellement reconnu de toutes les illusions, pour montrer la vacuité, l’évanescence de ce monde que l’homme prétend dominer. De même que mon corps ne peut servir de base fiable pour définir ce que je suis, de même tout le réel sensible autour de ce corps est frappé d’inconsistance. Et Geulincx exploite la métaphore du théâtre du monde d’une manière particulièrement radicale. En effet, l’inconsistance des choses est telle qu’il finit par ne plus y avoir personne sur la scène. On n’y voit évoluer ni Dieu ni homme, puisque le premier est auteur et le second spectateur. L’écart entre les deux instances est creusé au maximum ; l’image baroque habituelle est radicalisée par l’exclusion de l’homme hors de la scène. Ce qui permet également de court-circuiter une autre implication traditionnelle de cette analogie baroque, à savoir la mise en abyme : le dispositif mis en place par Geulincx interdit à l’homme d’être à son niveau un reflet de ce qu’est Dieu à un niveau supérieur. Et la désignation de l’homme comme spectateur révèle toute sa profondeur : il se doit d’être là, il n’existe que d’être là, pleinement attentif à ce spectacle auquel il ne contribue que par une présence obéissante.
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JUSTICE La circoncision du discours et de l’action conditionne toute réussite Si la diligence et l’obéissance n’expriment à proprement parler ni une passivité ni une maîtrise de l’homme, si elles doivent être comprises comme des démarches intermédiaires de vigilance et d’acquiescement, c’est que ces deux premières vertus cardinales révèlent déjà quelque chose de ce qui constitue la troisième, à savoir la justice. Il s’agit ici de cette dimension essentielle de la vertu par laquelle le sujet humain, engagé sur la voie de l’Amour de la Raison, saura y cheminer en n’en faisant ni trop ni trop peu, en sachant garder la bonne mesure dans l’obéissance aux prescriptions de la Raison auxquelles la diligence lui a donné accès. Ni trop, ni trop peu, mais juste assez, de manière à éviter de se trouver, malgré des intentions apparemment louables, en porte-à-faux par rapport à l’axe central de l’éthique. Or le premier débordement auquel l’homme est enclin, c’est de se tromper sur sa propre place en usurpant celle qui revient à Dieu. Erreur de positionnement généralement ancrée dans la perception qu’il a de son propre corps. En effet, le contrôle que je parais avoir sur le corps que j’appelle mien est le point de départ d’où je suppose possible et légitime de ma part une saisie conquérante du monde. Pourtant, Geulincx évidemment ne nie pas que nous entretenions une relation particulière avec notre corps. Même s’il affirme l’hétérogénéité des substances, qui soustrait à notre maîtrise tout ce qui excède le cadre de notre volonté, ce n’est pas pour penser l’homme comme un pur esprit. Bien au contraire, le domaine de l’éthique doit précisément sa spécificité et sa pertinence à la prise en compte de la dimension sensible et corporelle de l’homme. C’est pourquoi la définition de la position juste – ni immersion dans le corps ni rejet de celui-ci – est l’objet d’une grande attention. Pour Geulincx, être humain c’est essentiellement être sujet à un corps ; la naissance, qui est l’un des aspects fondamentaux de la condition d’homme, est décrite comme union avec un corps. Aussi la prise en compte de ce corps est-elle indispensable pour la démarche éthique, ce qui la distingue nettement de la perspective métaphysique selon laquelle le sujet se définit comme esprit (approche théorique abstraite qu’on retrouve du côté des mathématiques, déclarées par Geulincx plus « faciles » et plus propices à la manifestation de la Raison, dans la mesure où elles n’ont pas affaire à la sensibilité). Plus exactement, l’éthique traite du moi comme d’un esprit dans un corps, et non en dehors ou abstraction faite de lui. Et cette éthique ne témoigne aucun mépris
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pour le corps : s’il arrive à Geulincx de souscrire à la métaphore platonicienne du corps-prison, il n’en fait pas moins à Sénèque le reproche de prôner, dans son apologie du suicide, un traitement de ce corps empreint à ses yeux d’une véritable sauvagerie. Ma dimension physique, sensible, est digne de respect, mais ne doit en aucun cas être considérée pour ainsi dire hors de son ordre. Car ma familiarité de toujours et de chaque instant avec mon corps ne peut rien contre ce constat fondamental : mon lien très puissant avec mon corps est pour moi une donnée subie. Constitutif de moi comme homme, il me constitue également comme relatif à une force qui m’échappe. Autrement dit, le fonctionnement naturel de mon corps, auquel je ne contribue en rien de manière consciente, me met en contact avec l’œuvre de Dieu. La Raison, voix de Dieu en moi, était une expression intérieure de mon intimité avec Lui ; le corps, présence du monde conjointe à moi, en est si l’on veut une expression extérieure. À l’instar de la rationalité, le corps est aussi le lieu d’une manifestation de notre rapport au divin, mais d’une façon moins immédiate. En effet, Geulincx maintient toujours l’idée d’une étrangeté du corps propre. Il présente l’appropriation du corps non comme une donnée initiale, une emprise légitime et « naturelle » à l’homme, mais comme une habitude. Cette accoutumance me fait voir ce corps particulier comme mien ; mais elle ne saurait en faire un élément susceptible de définir ce que je suis. S’il est mien, c’est en mode mineur, dans la perspective assez radicale de Geulincx pour qui ne peut être légitimement dit mien que ce dont je peux revendiquer la création. Geulincx ne confère dès lors pas de réel statut à la relation privilégiée que produit la jouissance du corps. Et il est remarquable qu’ici, sur ce thème stratégique de l’union psychophysique, thème central pour établir le point de vue éthique, Geulincx refuse d’accorder à l’expérience, au sentiment intérieur, la capacité de fonder une vérité du sujet. C’est qu’un tel crédit ouvrirait la voie à des dérapages dangereux : si je pose que mon corps m’appartient, je vais du même coup être tenté d’étendre ma domination sur le monde extérieur – champ d’action qui n’est pas de mon ressort, et que je ne saurais annexer, fût-ce avec les meilleures intentions, sans contrevenir à la justice et sans outrepasser la mesure adéquate pour mon action. Au penchant qui me conduit à m’identifier à mon corps, Geulincx oppose un dispositif théorique qui met l’accent sur la continuité de la substance corporelle : le corps que j’appelle mien et le corps qu’est le monde sont mis strictement sur le même plan, démarche intellectuelle aidée par l’iden-
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tité du terme employé dans les deux cas (« corpus ») et par l’absence d’obligation, en latin, de spécifier l’adjectif : là où Geulincx écrit simplement « corpus », le lecteur entend à bon droit, selon le cas, aussi bien mon corps que le corps (c’est-à-dire la substance corporelle). Et de fait, c’est avant tout cette approche globale qu’il privilégie. Ainsi quand au chapitre sur l’humilité il entreprend une description de l’homme (c’est le paragraphe nommé « observation de soi »), il ne prend pas comme point de départ l’entité âme-corps qui forme l’être humain, mais le monde physique dans son ensemble – au sein duquel se loge le corps de l’homme comme l’une de ses parties. Le corps est d’emblée situé comme une extériorité : il appartient au monde avant de m’appartenir à moi. Et la relation que je noue avec lui en porte la marque. De fait, Geulincx parle de la connaissance et non de la conscience que j’ai de mon corps, dans un contexte qui insiste sur le caractère imparfait et second de la connaissance en général : elle vient nécessairement après la création, cantonnée dans l’après-coup de la saisie extérieure des choses (nous revoilà spectateurs). D’où chez Geulincx la perspective un peu étrange, pour parler de l’âme et du corps, d’une sorte de coexistence avec soi-même. Mon corps est mon inévitable compagnon de vie puisque mon union avec lui signe mon arrivée dans la condition humaine, ma naissance. Mais en même temps j’existe indépendamment de lui en tant que sujet essentiellement spirituel. Une conception rien moins qu’unifiée du moi, à laquelle nous avons vu que certaines contingences linguistiques propres au latin prêtent main forte. Ce n’est cependant pas sans rencontrer d’obstacles : lorsqu’il utilise les pronoms personnels « je » ou « nous », Geulincx est régulièrement contraint, pour la cohérence de son raisonnement, de repréciser qu’il désigne par là une entité qui exclut le corps ; tant les habitudes de la langue et, en elle, de la pensée, ont la vie dure. Ainsi l’inscription de la justice au rang de vertu cardinale est-elle ancrée dans la pensée éthique de Geulincx avec une urgente nécessité. Au-delà de la reprise d’un motif depuis longtemps considéré comme un pilier de l’éthique, elle témoigne d’une grande exigence de rigueur, à la fois pour établir la véritable place de l’homme et pour user des concepts adéquats à son explication. Reprenant à son compte la problématique de la juste mesure associée par Aristote à la définition de la vertu, Geulincx utilise le terme, « justitia », à la croisée de ce que le français distingue comme justice d’une part et justesse d’autre part. Seul le souci de ne pas altérer la référence à la tradition philoso-
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phique nous a du reste conduite à préférer le premier terme au second dans la traduction. Il est donc naturel que ce soit sous le chapitre « Justice » que Geulincx fasse figurer nombre de ses remarques portant sur le langage et ses pièges, sur la nécessité d’être extrêmement attentif aux dérives qui menacent un discours éthique original mais tributaire des usages en cours. Et c’est aussi sous cette rubrique que peuvent être examinés quelques aspects de la manière dont Geulincx constitue son discours. Celui-ci n’est-il pas le corps de sa pensée ? Sa construction relève de la même prudence qu’exige pour le sujet l’investissement dans son corps. Le problème est posé de façon particulièrement nette par l’usage que fait Geulincx du discours allégorique : ici, c’est explicitement la ressource du corps (de l’image du corps dans les mots) qui est mise à contribution pour évoquer sur un mode concret les fondements de l’éthique. Ainsi le texte de Geulincx est-il, étonnamment, peuplé de femmes, voire de femmes nues. Les vertus sont régulièrement présentées comme des femmes (des sœurs), et le couple métaphorique vêtement / nudité, lui aussi récurrent, lui permet d’opposer la versatilité des apparences à la stabilité qui caractérise la vertu dans toutes ses manifestations. Les vertus cardinales sont d’ailleurs elles-mêmes le fruit de ce qui est décrit comme un rapport amoureux, l’étreinte de l’amour et de la Raison. Cette modalité allégorique érotise le raisonnement, avec des échos platoniciens que confirme, nous le verrons, la place singulière que l’auteur confère à Platon dans la tradition philosophique. Cette atmosphère subtile de mythe érotique gagne finalement le sujet de la démarche éthique, invité à entrer dans un rapport de séduction avec la Raison. Non que Geulincx revienne d’une quelconque manière sur sa récusation d’une approche sentimentale de la voix de Dieu. Les métaphores assurent la mise en jeu du corps, seule capable de traduire la consistance de l’expérience éthique. Nous disions plus haut que la diligence était écoute : l’évocation allégorique du corps de la vertu lui permet de poursuivre ce travail de représentation concrète de ce qu’est l’éthique. Comme l’ouïe et la vue, le goût se trouve enrôlé au service d’un souci constant de river l’éthique à l’expérience par opposition aux développements théoriques éthérés qu’elle pourrait susciter. Certes, ces représentations fictionnelles sont à manier avec prudence. Et Geulincx ne se fait pas faute d’en marquer les limites, notamment lorsqu’elles sont rapportées à l’antiquité païenne. Reste que l’allégorie parvient à exprimer une dimension de l’éthique difficilement communicable autrement –
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aussi bien que le sujet, tout esprit qu’il est, ne vit la condition humaine que dans un corps. Parce qu’il pose la question du bon registre à adopter, le recours à des représentations figurées exprime avec une acuité particulièrement nette un problème plus vaste : celle de la propriété du discours, au double sens du terme, à savoir de sa pertinence et de son appartenance (une certaine façon, justesse et justice à nouveau). Geulincx se montre très attaché à proposer un discours qui ne se fourvoie pas dans les effets pervers introduits par l’usage. Soucieux de la plus grande exactitude dans l’emploi des concepts, il fait œuvre de concision, élaguant les expressions adjectives à la faveur desquelles l’habitude émousse la puissance des mots. Concision, circoncision, juste mesure, conscience de la portée des effets : son maniement de la langue philosophique fait écho à la démarche éthique qu’il prône. Sa recherche de pureté conduit à un dépouillement du langage qui est avant tout fidélité au concept. Il préfère, plutôt que d’employer un vocabulaire inadéquat, signaler une lacune dans le lexique de la langue existante. Il en va ainsi lorsque, dans ses notes, il propose un système de tableaux permettant de mettre vertus et vices dans une relation dynamique. Cette présentation synthétique des notions et de leurs rapports l’amène à remarquer que dans ces tableaux, une place peut être ménagée pour un concept sans qu’un mot soit disponible pour le nommer. Geulincx manifeste par là son effort pour rendre compte de la réalité éthique sans être prisonnier de la langue commune. Cette entreprise de redéfinition, de « recirconscription » du vocabulaire commun rejoint ce qui pourrait apparaître comme une position élitiste : Geulincx passe son temps à récuser à la fois les façons de penser et de dire du vulgaire. Revendiquerait-il une perspective de spécialiste, par opposition à une pensée éthique galvaudée ? Oui et non. Oui parce que les positions qu’il combat sont galvaudées ; non parce qu’elles sont le fait de spécialistes. En l’occurrence, le qualificatif de « commun » vise essentiellement la tradition scolastique, et Aristote lui-même, le plus souvent assimilé à elle. Les déclarations anti-scolastiques sont constantes et la référence aux écoles est presque toujours péjorative, ce qui produit une distinction amusante : quand Geulincx mentionne un discours transmis par la tradition pour le juger acceptable, il l’attribue de préférence aux « écoles philosophiques », comme pour maintenir intact le pôle répulsif que constitue la philosophie scolastique, son repoussoir.
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Un tel rejet, vigoureux, ménage néanmoins une place importante à cette tradition dans le discours. Pour dire à quel point elle se trompe, certes, mais pas seulement : le souci pédagogique de Geulincx ne peut totalement faire l’impasse sur un cadre de référence qui est en tout état de cause celui de son lecteur. Aussi consent-il parfois à donner une sorte de traduction, dans les termes de l’École, de l’éthique qu’il met en place. Récusation des contenus donc, mais utilisation occasionnelle du style, pour mieux communiquer avec le lecteur. De manière générale, la référence aux autres philosophes est plutôt un instrument rhétorique. Ainsi Platon est-il très présent, sur un mode explicite (il est cité dans la préface comme le philosophe païen qui se serait le moins fourvoyé) ou implicite (voir par exemple la place du discours allégorique dans le propos de Geulincx) ; mais c’est souvent plus pour donner des points de repère culturels au lecteur que pour discuter la pensée platonicienne ou se situer par rapport à elle. C’est pourquoi Aristote est l’objet d’un traitement si unilatéral : bien que la définition geulincxienne de la vertu comme milieu entre des excès doive évidemment beaucoup au Stagirite, Geulincx choisit une position délibérément polémique, qui a le mérite de fixer des camps. Un auteur se voit analysé dans le détail : c’est Sénèque, qui a même droit à une explication de texte point par point, sur la question du suicide. Mais là aussi, cette discussion serrée n’a pas de réel retentissement sur l’argumentation déployée par Geulincx. C’est seulement que, à propos d’un sujet crucial, particulièrement symptomatique de la fausse maîtrise dont se targue l’être humain, il ne veut laisser aucune chance à la position de l’adversaire, qu’il entreprend donc de hacher menu. C’est ainsi que Geulincx rend justice à l’histoire et au vocabulaire de la philosophie, dont il ne peut se passer dans sa démarche novatrice ; des références ponctuelles, instrumentales, loin de toute prolifération érudite : la justice comme la justesse exige qu’on retranche. HUMILITÉ L’éthique repose sur une rationalité nécessaire et modeste Les trois premières vertus cardinales situaient le sujet par rapport à une altérité – de la voix de Dieu écoutée par la diligence aux mots des hommes triés par la justice. L’humilité est différente, et son statut à part est affirmé d’emblée dans le texte, dès les premières pages. La vertu ayant été définie comme amour de la Raison, les unes traitent dans cette formule du rapport
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à l’objet, alors que l’autre s’arrête pour ainsi dire sur le sujet, l’amour. C’est pour Geulincx une manière de boucler la boucle de son premier traité, celui qui présente les grandes lignes de la doctrine (celui qui fut publié de son vivant). Son développement en effet commençait par établir ce qu’est la vertu en général, et dégageait la nature propre de cet amour qui la constitue – amour effectif, actif, par opposition à l’amour affectif de la passion. En présentant la dernière vertu cardinale, Geulincx centre de nouveau l’attention sur l’activité même du sujet, sur les modalités obligatoires de cette activité. Il note explicitement ce caractère réflexif de l’humilité, qui explique que l’analyse de cette vertu soit le lieu d’un développement central dans son propos : celui qui concerne l’observation de soi. Écho au précepte delphique du « connais-toi toi-même », Geulincx l’assortit d’un contrepoint qu’il veut proprement chrétien. L’observation de soi – inspectio – trouve son pendant dans le dédain de soi – despectio – tant est forte pour l’humain la tentation de se mettre au centre des choses. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre l’acharnement de Geulincx à rabaisser la prétention de l’homme. Il ne s’agit ni de l’écraser ni de le mortifier, mais de contrebalancer son continuel mouvement d’autopromotion. Le commentaire qu’il est conduit à faire sur son acception du concept de mépris l’atteste : il prône un mépris de soi-même qui soit négatif ; non un rejet passionné, mais une absence de considération particulière pour sa propre personne. Une sorte de lâcher-prise disions-nous, comme le desserrement de cette mauvaise prise (mé-pris) qui consiste à se saisir de soi de manière exclusive. La réflexion sur l’humilité est l’occasion, de nouveau, d’un décentrement. Comme Pascal malmène nos certitudes en les livrant au vertige des infinis, Geulincx n’a de cesse de rappeler l’homme à sa fragilité. Ainsi, nous l’avons vu, le chapitre sur l’observation de soi commence-til par une observation du monde. L’être humain est d’emblée petit, dépassé de toutes parts, débordé par ce qui l’entoure. Représentation relayée par une métaphore très parlante pour décrire sa situation, celle de l’immersion. Face à ses obligations morales, l’homme doit céder, renoncer, accepter de couler selon des lois qui le transcendent. Être submergé est une façon de s’abandonner, ramper en est une autre. Geulincx ici semble exploiter les ressources métaphoriques offertes par l’étymologie du terme : humilitas, proximité avec la terre, presque un enfouissement. Sans aller toujours jusque-là, Geulincx en tout cas s’applique toujours à faire apparaître la démarche éthique comme un rabaissement. À la vertica-
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lité triomphante de l’humain sûr de sa maîtrise, il oppose la modestie du bas, seule voie de l’émancipation parce qu’en bas (le développement sur la diligence disait « au fond ») est le fondement. Seule la solidité de cet ancrage permet l’édification d’une éthique valide. Et Geulincx use volontiers de la métaphore architecturale pour montrer le dispositif de son éthique : c’est un immeuble fragile, une verticalité circonspecte qui ne se risque que précautionneusement à l’élévation. Récurrente, cette image de la construction architecturale trouve un second usage sous la plume de Geulincx : il y recourt pour situer l’éthique par rapport aux autres domaines de la philosophie, voire pour situer les vertus ou les obligations morales les unes par rapport aux autres. Quels que soient les termes mis en rapport, cette image lui permet d’exprimer une interdépendance et une forte cohérence interne. Ainsi, l’éthique est le couronnement, le dernier étage de la philosophie. Autrement dit, elle en est le sommet, la plus haute réalisation ; mais cette hiérarchisation consiste aussi à donner toute leur valeur aux étages inférieurs, qui garantissent la stabilité de l’ensemble. Mais ce n’est pas tout. Pour ce qui est des rapports particuliers entre les différentes parties de la philosophie, Geulincx esquisse plusieurs orientations. Ainsi la physique ou la métaphysique sont-elles considérées comme des conditions de l’éthique, qui serait donc dépendante d’elles. Mais il précise aussi que toute recherche théorique – dont elles relèvent – ne vaut véritablement qu’insérée dans une démarche éthique (en l’occurrence, et nous y reviendrons plus bas, elle est valide en tant qu’obéissance à une prescription de la Raison qui ordonne cette quête du savoir). Le même genre d’ambivalence est repérable avec les mathématiques. D’un côté mises en avant comme exemplaires de la science vraie et lieu privilégié de la manifestation de la Raison, elles sont de l’autre déclarées inférieures à l’éthique pour le même motif : si la démonstration mathématique est plus facile parce qu’elle se passe du corps, la démonstration éthique lui est supérieure précisément parce qu’elle le prend en compte. L’éthique occupe bien au sein de la philosophie une place prééminente. Articulée aux autres sciences, elle est consolidée par elles sans être intrinsèquement tributaire de leurs résultats. C’est la limite de la métaphore architecturale, qui a le défaut de mettre sur le même plan (celui d’un matériau de construction) des données en réalité hétérogènes. Contrairement aux autres parties de la philosophie par rapport auxquelles Geulincx la situe, l’éthique n’est pas une théorie.
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En effet, il marque de manière récurrente le caractère pratique de l’éthique par opposition à toute démarche purement spéculative. Il y a un hiatus fondamental entre la démarche de l’assentiment au vrai discerné du faux et la démarche d’approbation du bon discerné du mauvais, qui seule relève du domaine moral. Les deux ne sont pas sans lien, mais ces relations méritent clarification : d’une part la science intervient en amont comme propédeutique à l’éthique, pour préparer le sujet à l’écoute de la Raison ; d’autre part elle intervient en aval comme obéissance à la prescription de la Raison qui ordonne de connaître et de se connaître. En d’autres termes, l’éthique est centrale, c’est elle qui fait l’armature du dispositif philosophique. C’est pourquoi Geulincx considère les développements théoriques comme des dérives. Non seulement parce qu’ils l’éloignent du sujet qu’il s’est fixé, mais aussi (surtout) parce que s’adonner à la raison spéculative en tant que telle revient à un divertissement, susceptible de brouiller l’attention à la Raison au lieu de la favoriser. La raison théorique est un terrain glissant, où le sujet court toujours le risque de faire fond sur ce qu’il croit être ses propres ressources. L’inversion qui donnerait la priorité à la raison spéculative sur la Raison éthique est une contravention majeure à la vertu cardinale d’humilité. L’argumentation de Geulincx porte la trace de cette méfiance : on a vu que dès la position des premiers principes du propos – mise au point sur ce que sont l’amour et la Raison – il choisit l’absence de définition, comme si l’éthique en ses prémisses ne pouvait commencer sans se renier par des méandres logiques. Ainsi l’éthique se constitue-t-elle comme l’exercice d’une rationalité modeste (la justice disait « circoncise »). Là réside le sens de la place donnée par Geulincx à l’expérience : on éprouve intimement ce qu’est la Raison, ce qu’est l’amour, ce qu’est le bonheur ; une appréhension de leur réalité concrète qu’une recherche discursive peut certes approcher, mais sans en restituer la consistance et la vigueur. C’est à cette source vive que puise le discours éthique, là qu’il se légitime. L’adoption de ce point de vue commande les modalités du déploiement de ce discours, qui relève principalement de l’induction. Geulincx suit le déroulement de l’expérience vécue plutôt qu’il ne déplie la logique d’une déduction nécessaire. Son point de départ est l’expérience que l’homme fait de Dieu en lui-même, condition d’une compréhension interne de la loi qui s’impose à lui. Progression bien différente de celle d’un Spinoza dont le raisonnement pose l’homme d’emblée comme partie, aspect
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d’un tout. En revanche, il rejoint par là une démarche cartésienne, celle de la méditation, qui œuvre dans le dévoilement progressif pour révéler l’inscription de l’homme dans plus grand que lui. Non le point de vue du système, de la globalité, mais celui forcément relatif de la contingence partielle par où la réalité se donne à l’homme. Jouer le jeu de la discursivité n’est pas toujours chose aisée, comme en témoigne la difficulté déjà évoquée que rencontre Geulincx à traduire la cohérence profonde de ce qu’il décrit. Tel est l’écueil pour présenter les rapports entre les vertus cardinales. Le caractère chronologique du discours, mais aussi l’adoption du point de vue humain pour parler, impose de les présenter dans un certain ordre. Il opte donc pour une exposition qui suit l’ordre de ce que l’homme peut éprouver et comprendre. Les vertus cardinales sont des facettes de la vertu, d’un prisme dont les vues diverses n’ont de consistance que dans le regard qui les sépare pour les saisir. Pourtant Geulincx ne renonce pas à chercher une expression dans le temps de leurs relations mutuelles ; et il s’arrête sur la métaphore familiale, génétique : ce sont des sœurs, à la fois uniques, complémentaires et interchangeables au sein de la fratrie. Cette présentation historique est aussi une manière de montrer que la vertu est un chemin à emprunter plutôt qu’un objet à rechercher. Paradoxe peut-être pour une philosophie occasionnaliste qui restreint si drastiquement le champ de l’action pour l’homme : cette vertu est essentiellement action, elle est l’action propre à la créature modeste qu’elle relie à Dieu. En quoi l’humilité, loin d’être une résignation, est ouverture sur ce qui est le véritable terrain de l’initiative humaine. Sans revendiquer le statut d’auteur, apanage de Dieu seul, l’homme doit apprendre dans l’expérience à habiter l’après-coup qui est son registre : l’expérience est cette connaissance par imitation, dissociée de la création, qui est proprement humaine en ce qu’elle est dénuée de toute réelle maîtrise. C’est une sorte de connaissance dans l’ignorance, à l’image de notre rapport à la naissance et à la mort qui sont chacune pour nous à la fois une expérience très forte et un mystère complet. Cette place de l’expérience reflète donc la dimension éminemment pratique de l’éthique, que Geulincx fait également valoir dans sa manière d’inviter le lecteur à le suivre dans son cheminement vers la vertu. Ce lecteur a un visage dans le texte, un nom : Philarète, l’amant de la vertu. Probablement inspiré de la personne réelle de l’un de ses étudiants, Bontekoe2, il y figure comme lecteur 2
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possible plus que comme lecteur modèle. C’est un compagnon de voyage parfois lent dans sa marche, sujet aux arrêts et aux fourvoiements. Mais Geulincx est bon guide. En pédagogue, il balise la route, tenant compte des difficultés d’assimilation du néophyte. C’est dire qu’il manifeste le souci d’être compris (ce que les notes abondantes accolées au premier traité expriment aussi), et la conscience que l’éthique est une transformation intérieure inscrite dans la durée et non la saisie immédiate d’un sens intellectuel. Ce qui la situe au plan de l’expérience individuelle. Cet accent sur la singularité du vécu du sujet fait écho au caractère modeste de la rationalité humaine selon Geulincx : elle ne prétend pas échafauder des causes, et se contente d’évoluer à son niveau, qui est celui de la contingence. L’établissement de relations de cause à effet tout comme la construction de raisonnements déductifs relèvent d’une maîtrise illusoire. L’homme ne peut se fier à un enchaînement logique nécessaire pour garantir la réussite ou la teneur éthique d’un acte. Dans un monde où nous ne maîtrisons presque rien règne la contingence, qui fait de la vertu une exigence constante de présence à soi et à Dieu – tout sauf une habitude, tout sauf un automatisme. Pas moyen de faire abstraction, fût-ce par le biais d’un raisonnement. La vertu est une discipline de chaque moment, qui ne doit pas se laisser détourner (séduire) par la considération de gains escomptés : la récompense viendra de surcroît, la réussite sera une divine surprise et non un résultat direct (et encore moins mérité). Inutile donc de prévoir, de tabler sur des effets. On comprend dans ce sens que Geulincx s’applique régulièrement à faire la distinction entre les notions de cause et de condition. Ainsi par exemple la volonté est-elle condition et non cause du mouvement. Tout se passe comme si à la notion de causalité s’attachait l’idée d’un contrôle – soit que je me considère comme cause d’un effet, soit que la prétendue saisie d’un rapport de cause à effet me donne l’impression que je peux maîtriser quelque chose en moi ou hors de moi. La philosophie de Geulincx est une pensée de la contingence par défiance envers la philautie. Tel est le dépouillement prôné par l’humilité.
CONCLUSION Dieu, Nature, Raison : une éthique philosophique chrétienne Les marges de manœuvre propre à l’homme sont on ne peut plus étroites. Toujours à l’écoute de ce qui le dépasse, l’homme vertueux cultive la conscience de ses limites, une vigilance qui seule lui permet d’accéder à cette dimension transcendante qu’il cherche en vain dans la maîtrise.
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Fondamentalement rationnelle, cette pensée est en même temps d’une extrême circonspection envers toute prétention à un exercice pour ainsi dire autonome de la raison ; la Raison est un guide, la raison est un piège. C’est autour du concept de Raison entendue comme image et voix de Dieu que tourne le propos de l’Éthique. La relation décrite par Geulincx entre les deux termes – Dieu et Raison – est donc capitale, à rapprocher d’une autre grande mise en relation structurante pour la philosophie de l’époque, celle de Dieu et de la Nature. Se construit ainsi une sorte de triangle Dieu-NatureRaison, dont l’examen permet d’éclairer la manière dont Geulincx situe sa pensée éthique par rapport à la philosophie et à la religion chrétienne. En commençant son ouvrage par une définition générale de la vertu comme amour de la Raison, il met d’emblée l’accent sur ce concept, dont on a vu qu’il refusait dans ses premières pages de donner une définition, renvoyant le lecteur à son sentiment intérieur pour la trouver (voire, s’il veut une approche théorique, à ses développements sur ce sujet dans sa Logique). La Raison est ici, dans la perspective pratique qui est celle de l’éthique, un tenant-lieu, l’écho dans le cœur de l’homme de la parole de Dieu. La grande fréquence des formules qui associent Dieu et la Raison (Deus sive Ratio, si l’on veut) témoigne de cette relation intime. Celle-ci fait d’abord du Dieu de l’éthique un législateur : la première occurrence du mot dans le texte le présente comme auteur de la loi qu’est la Raison ; et il se manifeste surtout sur le registre de la décision et de la volonté. Ce qui explique la place que Geulincx dès lors donne à l’idée de Nature dans le cadre de l’éthique. Elle renvoie à l’idée d’une nécessité, comme si Nature était l’autre nom de l’ordre immuable des choses. Or justement, ce registre de la nécessité, de la régularité, est antinomique avec le point de vue éthique, tout entier reposant sur l’engagement de la volonté à travers les résolutions qui la mobilisent. C’est pourquoi on trouve dans son Éthique une utilisation assez restreinte des notions de loi naturelle ou de lumière naturelle. La référence à la nature ne lui est pas d’un grand secours pour fonder son propos, dans la mesure où le naturel est un domaine où s’abolit la distinction du bien et du mal ; elle y perd son sens face à ce qui est un pur fonctionnement, n’impliquant aucun choix de la volonté humaine. On comprendra dès lors l’idée, philosophique mais de formulation chrétienne, que l’homme ressortit du miracle. C’est dire qu’il relève d’une législation qu’il ne se contente pas de subir mais à laquelle il participe en y adhérant par le biais de sa résolution ; qu’il déborde l’ordre ni bon ni mauvais
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de la passion et existe comme agent moral (même si cette action ne sort pas de lui-même). L’éthique ne se situe pas en opposition avec une Nature à contrer mais à côté d’elle, voire au-dessus : Geulincx exclut dans ce texte la perspective d’une autonomie naturelle qui déroulerait ses effets comme en roue libre. Pourtant il ne craint pas de reprendre à son compte un lieu commun du mécanisme en comparant le monde à une horloge, ni même à reprendre la métaphore des deux horloges : le monde fonctionne comme une horloge, l’homme comme une autre horloge ; et si la volonté de l’homme apparaît comme la cause d’un mouvement hors de son esprit, c’est que Dieu, horloger suprême, a non seulement réglé la montre du monde et celle de l’homme, mais également établi une concordance entre les deux. Une telle représentation suppose de la part de l’artisan divin une série de réglages initiaux, une fois pour toutes, et livre la création à un principe d’inertie sous l’autorité tutélaire mais lointaine du Dieu créateur. Un point de vue que l’éthique geulincxienne ne peut endosser complètement : dans l’élégance allégorique de l’argument, Geulincx exploite essentiellement l’idée d’une correspondance orchestrée par un tiers et du parallélisme sans rencontre jamais entre les deux mécanismes. Il s’agit encore une fois de maintenir l’homme dépossédé. On se souvient de la coloration baroque particulière de cet univers : si l’homme est un jouet entre les mains de Dieu, il n’a aucun titre à jouer à son tour au dieu manipulateur ; il a les mains vides. Occasionnalisme oblige : chaque mouvement est suspendu à la décision de Dieu, dont les motifs nous dépassent. Cette prépondérance de la contingence se lit dans la manière dont Geulincx articule ma volonté et l’action divine dans la production du mouvement : Dieu m’octroie « souvent », « habituellement » que ma volonté aboutisse ; en aucun cas ce résultat n’est automatique, c’est tout juste un cas général susceptible d’exceptions. On retrouve ici le souci fondamental de saper les conditions mêmes de la prétention humaine. Geulincx a soin de tout rapporter à Dieu comme volonté, mettant de côté une Nature qui en serait la face visiblement organisée, fiable, accessible. Ce monde n’est pas mon monde. J’y baigne, le surplombant à peine de mon statut moral qui me le fait voir comme effet de la volonté divine. Dans ce contexte, à quoi servirait de promouvoir le concept de Nature ? La Nature n’est pas le lieu de la maîtrise humaine ; elle n’est pas non plus cet ordre dont la médiation permet à l’homme d’entrer en relation avec son créateur, puisque c’est avant tout en lui-même qu’il trouve ce lien.
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Mais si. Il y a encore une place dans le raisonnement où elle a un rôle à jouer : c’est pour constituer l’espace philosophique en le distinguant du religieux. Le partage est effectué dans les premières pages du livre, où Geulincx s’appuie sur la Nature pour construire une opposition entre la source sacrée et celle à laquelle il puise pour son Éthique. Ainsi déclare-t-il que parler en philosophe, c’est user de la raison naturelle seule. Une position qui a besoin de l’idée de Nature pour revendiquer un discours qui n’est pas d’origine divine – cas des Écritures. La démarcation entre le sacré et le profane dans les matières traitées ici (c’est-à-dire entre le théologique et l’éthique) repose en partie sur la référence à la raison naturelle. Mais dans cette formule, il est clair que le poids du substantif l’emporte largement sur celui de l’adjectif. C’est ici que se constitue la démarche et le discours éthique : dans la Raison comme voix adressée à l’homme par un Dieu ineffable. Voix et non texte, puisque la Raison lui parle au plus intime, non par le biais d’écrits ici maintenus hors jeu (les sacrés ou les scolastiques). La voix, l’écoute qu’est la diligence induit un contact direct, non médiatisé. Une préoccupation que trahit également la manière dont Geulincx relie Dieu, Raison et Nature. La Raison et la Nature sont toutes deux situées par rapport à Dieu dans un double rapport, à la fois de production et de constitution. Dieu produit la Nature (la Raison) ; mais en même temps la Raison (la Nature) est Dieu même, en quelque sorte son représentant direct (si l’on peut risquer l’oxymore). Mais dans le triangle, les positions respectives de la Raison et de la Nature ne sont pas symétriques pour l’homme. La Raison relie l’homme à Dieu directement ; la Nature, indirectement. Voire, c’est par l’intermédiaire de la Raison que l’homme aura accès à la Nature comme renvoyant à Dieu. Cette éthique est de part en part rationnelle ; mais d’une rationalité toute nourrie de son accointance avec le divin sensible à l’expérience. Telle est la corde raide sur laquelle progresse l’éthique de Geulincx. De façon récurrente, il situe sa démarche du côté de la piété, des gens pieux implicitement associés à la vertu. C’est pour lui une donnée de départ, tout comme Dieu dont il ne s’aventure pas à discuter l’existence ou la révélation sur le mode chrétien. Ces matières, bien qu’elles alimentent substantiellement le propos philosophique, sont ensevelies dans l’ineffabilité. Et là où la métaphysique peut effectivement risquer quelque spéculation, l’éthique, peut-être de par son statut plus crucial, n’a rien à dire ; elle se satisfait de faire appel à l’expérience intime de chacun pour se légitimer.
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Ce positionnement de l’éthique fait du Dieu dont elle recueille et accomplit les prescriptions une sorte de Dieu sensible au cœur qui est en même temps le Dieu du philosophe ; parce que la Raison qui guide la démarche éthique du philosophe ne lui appartient pas. Ainsi l’éthique de Geulincx tend-elle à s’assumer aussi bien comme philosophique que comme religieuse au sens où, tout en récusant le lien sentimental entre Dieu et l’homme de vertu, elle installe entre eux une distance telle que seule l’expérience intime peut l’abolir. Hélène Bah-Ostrowiecki
II. Le cartésianisme de Geulincx Le sujet clivé La matière de l’Éthique est l’ « humaine condition », c’est-à-dire un esprit incarné dans un corps. Non pas un esprit capable de se saisir dans l’intuition simultanée de son essence et de son existence, mais l’esprit en tant qu’il est lié au corps. Dès lors, c’est la relation entre le corps et l’extérieur qui est placée au cœur de cet ouvrage. Le sujet éthique est un sujet soumis aux effets de la nature extérieure sur la nature composée qu’il est. C’est dire qu’il est lié par un principe de causalité à ce qui n’est pas lui et qui agit en lui, au plus intime de son être. Il suffit à Geulincx de souligner cette relation de dépendance, sans rechercher à en élucider l’origine métaphysique. Seul importe ici de considérer ce que le corps peut, ou, plus précisément, ce qu’à travers lui, Dieu via la réalité extérieure produit au plus intime du sujet. Le sujet geulincxien est un sujet clivé, toujours déjà ouvert à l’autre, à l’objet extérieur, à son impression et à l’extrême variété de ses effets sur l’esprit. Cette conception de l’esprit est originale par rapport à celle de Descartes et mérite qu’on lui accorde quelque attention. Cartésien, Geulincx l’est sans conteste lorsqu’il initie sa métaphysique par le cogito. Mais, aussitôt s’affirme une thèse qui n’est plus cartésienne : tandis que Descartes commence par l’examen de l’essence du cogito et établit que le sujet est une chose pensante et qu’elle est plus aisée à connaître que le corps (dans la 2e Méditation), pour se réserver le temps d’une 3e Méditation afin d’établir, par après, les modalités existentielles de cette essence pensante, Geulincx saisit dans une même intuition son essence et son existence. Nul écart entre le fait d’exister et la compréhension intuitive de son essence, ou, pour le dire autrement, le cogito ne se saisit pas indépendamment de l’intuition de ses modifications. Il
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n’y a pas, comme on peut le lire chez Descartes, une indépendance du je pense à l’égard de ses pensées3. Dès lors, il s’ensuit une distinction entre la nature de l’évidence chez Geulincx et chez Descartes. Comme le souligne Descartes, le cogito n’est vrai que toutes les fois où l’esprit maintient cette affirmation en soutenant, par la pensée de son essence, ce qui se délite dans la durée. La garantie de l’existence doit être gagnée, par le biais de longues méditations, et par le recours aux preuves de l’existence de Dieu, du monde extérieur et du corps, sur la simplicité essentielle du cogito. À cet égard, les modifications produites sur l’esprit par le monde extérieur via le corps n’entame pas l’unité souveraine qu’est le cogito, laquelle se manifeste dans et par l’évidence. Chez Geulincx, c’est dans un même mouvement intuitif, dans une vision évidente, que le cogito se donne à connaître avec les impressions que les corps extérieurs produisent en lui. Ces impressions sont moins les modifications d’un cogito, susceptible d’être conçu, dans un premier temps comme une essence autonome, que ses modalités concrètes d’existence. Aussi le point de départ de la Métaphysique est le même que celui de l’Éthique : c’est l’affirmation de la dépendance absolue, première, principielle du cogito à l’égard du monde extérieur. La différence entre la Métaphysique et l’Éthique réside néanmoins dans l’usage qui est fait de cette évidence de l’impuissance originelle de sujet. Il ne s’agit pas dans l’Éthique d’élucider les causes de cette solidarité initiale entre le sujet et le monde. Le projet est éthique en un sens antérieur à celui instauré, quelques années plus tard, par Spinoza : il s’agit d’examiner les mœurs humaines à l’aune de cette impuissance intrinsèque et de leur imposer bonne mesure, de contenir leurs excès en instituant des règles pratiques. Le sujet de Geulincx est donc un sujet clivé. C’est un sujet béant, traversé d’altérité et constitué par cette trouée « évidante », qui vient évider ce noyau compact que prétend être le cogito cartésien. L’expérience fondamen3
La position de Malebranche est elle aussi différente à la fois de celle de Descartes et de celle de Geulincx. Tandis que le corps se connaît par idée (en Dieu), l’esprit fait l’objet d’une connaissance confuse par le sentiment intérieur. Cf. Recherche de la Vérité, III, chap. II, 7 ; Éclaircissement XI ; Méditations Chrétiennes, IX. C’est précisément ce que Maine de Biran reprochera à Malebranche : d’avoir saisi l’importance de la connaissance de soi immédiate par le sentiment intérieur mais de l’avoir dévalorisée à titre de connaissance sensible et confuse au profit de la connaissance objective. Cf. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, édité par François Azouvi, Paris, Vrin, 1988, p. 321.
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tale, c’est-à-dire, l’évidence première, pour Geulincx, consiste en une présence indéfectible de l’étranger au plus intime de soi. Il n’y a de soi que comme autre4. Le sujet cartésien est autre également, mais cette altérité est comme maintenue à distance et conjurée par cette distanciation maîtrisée décrite par la pratique salutaire du doute : par le doute, le sujet réaffirme sa souveraineté à l’égard des modifications produites, en lui, par les objets extérieurs. Certes, il est sans cesse modifié, différent de lui à chaque instant. Mais, à chaque instant, également, il réaffirme l’indivision de son être par et dans l’affirmation performative du cogito. Ainsi le terme premier de la philosophie de Geulincx, le cogito, donne-t-il à entendre dans une dimension aussi bien essentielle qu’existentielle, qui dépasse à dire vrai cette opposition cartésienne, une impuissance radicale de l’homme. On conçoit dès lors que le registre éthique de cette description métaphysique soit constitué par un sentiment d’humilité. Et l’on saisit déjà ce qui oppose une telle conception de l’humaine condition à celle que Descartes développe lorsqu’il envisage cela même qui élève l’homme au-dessus d’une condition ordinaire, à savoir, la générosité. Générosité et humilité cartésiennes Le Discours de la Méthode énonce les trois maximes de la morale par provision, la morale rendue provisoire par le cheminement cartésien à travers le doute et pour en sortir. Les maximes concernent donc l’homme qui chemine et qui, par conséquent, doute. C’est la troisième qui nous importe ici. Il s’agit de « tâcher toujours plutôt à me vaincre plutôt que la fortune, et à changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde »5. Geneviève Rodis-Lewis a souligné les limites d’une interprétation excessivement stoïcienne de cette maxime6. En effet, la fortune ne doit pas être entendue en liaison avec la notion d’imprévisibilité. Bien au 4
Cet autre renvoie à la fois, mais selon des modalités bien distinctes, aux corps extérieurs et à Dieu. Nous y revenons plus loin. 5 René Descartes, Discours de la Méthode, A.T. VI, 25. Les deux premières maximes enjoignent, pour la première, d’« obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance » (Ibid. A.T. VI, 22-23) et, pour la seconde, « d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées » (Ibid. A.T. VI, 24). 6 Geneviève Rodis-Lewis, La Morale de Descartes, Paris, PUF, 1957, p. 26.
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contraire, la métaphysique, établissant la perfection de Dieu, pose également l’infaillibilité de ses décrets. En sorte que, faisant réflexion sur la Providence divine, nous devons nous représenter qu’« il est impossible qu’aucune [chose] arrive d’autre façon qu’elle a été déterminée de toute éternité par cette Providence ; en sorte qu’elle est comme une fatalité ou une nécessité immuable qu’il faut opposer à la fortune, pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l’erreur de notre entendement »7. Dieu étant la « cause universelle de tout » ou encore la « cause totale », rien ne pourrait échapper à son pouvoir. Ainsi les vérités philosophiques s’accordent-elles avec l’enseignement de la religion, en nous enjoignant de révérer la cause de tout être et de lui témoigner une humilité sans borne. Nul n’est besoin d’entrer plus avant dans les disputes au sujet de la nécessité de la grâce pour atteindre à la béatitude. La lumière naturelle suffit à nous convaincre de notre statut ancillaire de créature. Mais la doctrine cartésienne ne s’achève pas en ce point. Elle laisse entendre une voix singulière que certains vont juger discordante. En effet, la lumière naturelle nous conduit à envisager une conséquence inattendue (et, néanmoins, traditionnelle)8 de notre dépendance ontologique radicale à l’égard de Dieu : créée à la semblance de Dieu, notre liberté est infinie comme la sienne. Dès lors, notre volonté doit s’exercer dans les limites du cercle de la nécessité divine dont le centre est partout, en nous et à l’extérieur de nous, en tout temps et en tout lieu, et la circonférence nulle part, car nullement assignée sans notre consentement. Tel est le paradoxe à la hauteur de l’incompréhensibilité de la nature divine et que Descartes ne cessera de rapporter à ceux-là de ses correspondants qui ne comprennent pas comment l’homme peut être à la fois radicalement et ontologiquement dépendant de Dieu, et, néanmoins, libre d’une liberté absolue. Cette liberté est, du reste, nécessaire à la qualification morale de nos actions. Notre action ne peut être bonne ou mauvaise que si elle a été librement choisie. Et elle a pu être choisie parce qu’elle était prévue de toute éternité par Dieu. La prescience divine qui opère en un autre temps et sous d’autres modalités n’implique pas notre absence de responsabilité et n’oblitère pas notre consentement effectif aux événements. Notre indépendance à l’égard de nos actions et du devenir mondain n’est pas de même nature que 7
Descartes, Les Passions de l’âme, seconde partie, article 145, Jean Laporte rappelle que le problème et la solution cartésiens sont déjà ceux de saint Thomas. Cf. Le Rationalisme de Descartes, pp. 275-280. 8
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notre dépendance métaphysique9. C’est ce que la thèse de 1630 sur la libre création des vérités par Dieu établit encore plus sûrement. L’humilité de la créature à l’égard du Créateur doit donc s’entendre selon cette tension entre le libre-arbitre et la dépendance ontologique ; tension renforcée par le cartésianisme qui attribue au sujet et à Dieu, selon des modalités différentes mais dans un même mouvement, une liberté sans borne. On reconnaît là, dans ce nivellement, l’interprétation sartrienne de la liberté cartésienne : Descartes, saisi devant sa propre audace, aurait transposé en Dieu, cette haute conception de la liberté humaine, en proposant de concevoir un Dieu qui crée les vérités éternelles selon un arbitraire absolu et soumis à aucune logique incréée ni à un quelconque calcul moral. La thèse de la libre création serait, selon Sartre, l’effet d’un processus de déterritorialisation d’un concept (la liberté comme acte créateur de valeurs), issu de réflexions sur l’humaine condition. Quoi qu’il en soit de la légitimité d’une telle lecture des textes de Descartes10, il n’en demeure pas moins vrai que sa conception de la liberté humaine a pu être reçue par certains de ses contemporains comme la marque d’un orgueil coupable. Descartes est accusé de placer la créature trop haut. C’est un des éléments de la querelle qui l’opposa, avec Regius, à Voetius et à Schoock. Ces deux théologiens lui reprochent cet air de liberté et de libertinage qui anime sa philosophie : en apprenant à chacun à mépriser les études et l’érudition et à pratiquer un doute si radical, Descartes est accusé de mener tout droit à l’athéisme, ou pour le moins, de favoriser un sentiment d’orgueil qui ne convient pas à la créature de Dieu. Ce qu’on lui impute c’est, en quelque sorte, de faire un usage personnalisé et privatif de la raison et de ne pas se plier à l’autorité des dogmes religieux. Le titre du chapitre 7 de l’ouvrage polémique de Schoock, intitulé ironiquement l’Admirable Méthode, est éclairant : « La Raison dont se vante Descartes n’est pas la raison entendue dans un sens général, mais dans un sens subjectif, c’est-à-dire la raison qu’il peut consi9
À Élisabeth qui lui avoue son incompréhension de l’accord de notre liberté et de notre dépendance, Descartes répond : « l’indépendance que nous expérimentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n’est pas incompatible avec une dépendance qui est d’autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu », Lettre à Élisabeth du 3 novembre 1645, A.T. IV, 333. 10 Cette lecture s’accommode de l’interprétation lacanienne du cogito cartésien qui lui accorde une prédominance absolue, bien que provisoire, dans le processus de l’établissement de la vérité.
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dérer en lui-même »11. L’insistance de Geulincx sur notre devoir d’obéissance à l’égard de la Raison doit ainsi être replacée dans ce contexte religieux qui voit croître l’opposition entre les Remontrants et les Contre-Remontrants. La polémique entre Gomarus et Arminius à propos de la prédestination s’étend à la sphère politique lorsqu’en 1610, les partisans d’Arminius formulent une « remontrance » à l’égard des calvinistes orthodoxes et puritains qui défendent une conception théocratique et monarchique du gouvernement. Le conflit est réglé politiquement et religieusement par le Synode National de Dordrecht (1618-1619). Le dogmatisme l’emporte sur la liberté de penser. Cette tension entre la liberté humaine, absolue, et la dépendance ontologique et épistémologique à l’égard de Dieu nous semble être un des caractères majeurs du cartésianisme. Ce que l’on pourrait nommer un complexe, par les effets qu’il produit dans la redistribution des concepts, peut servir de pierre de touche pour la constitution du cartésianisme. Il ne s’agit pas tant de s’affronter au paradoxe selon lequel le philosophe qui a pensé contre la tradition, pour lequel la vérité est toujours nouvelle, parce qu’éternelle, est à l’origine d’une tradition philosophique qui n’en finit pas de ménager des effets distinctifs bien que dilués : on serait « cartésien » sans être du cartésianisme. À cette usure du concept, il faut opposer un usage conceptuel, c’està-dire singulier, s’il est vrai qu’il n’y a de philosophe qui ne produise ses propres concepts. La question qui nous occupe ici est différente de la question des disciples orthodoxes ou non, et encore moins des « grands » et des « petits » cartésiens. Il faut se placer en amont des doctrines, au point exact qui les rend possibles : en ce point aveugle qui permet la pensée et qui demeure occulté. Que quelque chose comme une doctrine philosophique soit possible implique que la religion ait déjà rendu à l’humaine intelligence quelque chose qu’elle lui avait confisqué et qui se donnait à connaître comme fidélité. 11 Martin Schoock, L’Admirable Méthode, dans René Descartes et Martin Schoock, La Querelle d’Utrecht, textes établis, traduits et annotés par Theo Verbeek, Préface de J.-L. Marion, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1988, p. 238. Cet ouvrage met en évidence une curiosité historique : Descartes y est constamment assimilé aux nombreuses sectes protestantes hérétiques, regroupées sous l’appellation des Enthousiastes. La raison en est double : une volonté délibérée de calomnie puis un même reproche à l’égard de l’usage de la raison : les Enthousiastes considèrent, en effet, qu’ils ont un lien direct avec Dieu, sans qu’une Église doive intercéder ; que le salut ne nécessite pas d’érudition particulière. Toutes choses qui pouvaient trouver un écho (lointain) dans le rejet par Descartes de la tradition et de l’érudition et, surtout, dans sa promotion du critère subjectif de l’évidence.
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Descartes lui restitue son nom véritable (liberté) qui donne à entendre qu’il n’y a de vérité qu’énoncée, découverte et donc assignée par l’esprit humain. Être cartésien implique donc que l’on articule cette vérité de la vérité selon une syntaxe et une grammaire singulières. L’amour de Dieu et l’humilité sont deux signifiants de cette grammaire cartésienne, dont la signification est tout entière soutenue par l’arbitraire de tout sens. Que la vérité prenne son origine dans un acte absolument libre a pour effet de placer au principe de toute connaissance un principe d’insignifiance ou, plus précisément, un signifiant sans signification que la théorie de la libre création illustre. Mais c’est précisément cet arbitraire (divin) du sens qui rend nécessaire (pour nous) toute signification, scientifique ou éthique. C’est donc en se plaçant sous le faisceau de la lumière naturelle que l’on peut saisir ce qu’est l’amour de Dieu pour Descartes. La lumière naturelle dispense l’amour de Dieu comme le soleil ses bienfaits. Mais l’ombre portée de nos divertissements suffit, la plupart du temps, à nous le dissimuler. Se divertir c’est très précisément se soustraire à cette lumière. Mais l’image est encore inadéquate car on comprend mal comment la créature pourrait faire de l’ombre aux vérités divines. N’est-ce pas là encore une conception trop élevée des capacités humaines ? Comment peut-on se soustraire à Dieu ? Telle est la question reprise par Geulincx dans son Éthique et sur laquelle il nous faudra revenir pour donner à entendre sa tonalité singulière. La réponse de Descartes consiste à rappeler que se soumettre à la vérité, c’est à la fois reconnaître le sujet comme sa source et admettre que Dieu étant au-delà de cette connaissance la rend possible et effective. Or cette transcendance radicale de Dieu peut paraître constituer un obstacle à l’amour que nous lui devons. C’est le sens de la question que Chanut adresse à Descartes, « savoir si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu, & si on le peut aimer par la force de cette lumière »12. À quoi Descartes répond en reprenant les différents arguments déjà développés dans sa correspondance avec Élisabeth en 1645. L’amour de Dieu repose principalement sur la connaissance de sa perfection13, laquelle se décline diversement selon que l’on envisage l’infaillibilité de ses décrets, la nature de notre âme qui subsiste sans le corps et la grandeur 12
Lettre de Descartes à Chanut du 1er février 1647, A.T., IV, 607. Cf. Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, A.T. IV, 293 : « […] & pour ce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le considérer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute ». 13
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de l’univers. Et ainsi « la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une joie si extrême, que, tant s’en faut qu’il soit injurieux et ingrat envers Dieu jusqu’à souhaiter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait grâce de parvenir à de telles connaissances ; & se joignant entièrement à lui de volonté, il l’aime si parfaitement, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite »14. Descartes se situe explicitement sur le registre de la philosophie et de la lumière naturelle, laquelle mobilise les facultés purement spirituelles. C’est pourquoi l’amour de Dieu peut être défini comme un amour intellectuel et non-sensitif : « […] il n’y a rien en Dieu qui soit imaginable, ce qui fait qu’encore qu’on aurait pour lui quelque amour intellectuelle, il ne semble pas qu’on en puisse avoir aucune sensitive, à cause qu’elle devrait passer par l’imagination pour venir de l’entendement dans les sens »15. Cet amour intellectuel correspond ainsi très exactement à la béatitude. Néanmoins, bien que la perfection de Dieu ne se puisse embrasser par la pensée parce qu’elle excède nos capacités de représentation, il nous est loisible d’imaginer notre amour lui-même : « Car encore que nous ne puissions rien imaginer de ce qui est en Dieu, lequel est l’objet de notre amour, nous pouvons imaginer notre amour même, qui consiste en ce que nous voulons nous unir à quelque objet, c’est-à-dire, au regard de Dieu, nous considérer comme une très petite partie de toute l’immensité des choses qu’il a créées […] et la seule idée de cette union suffit pour exciter de la chaleur autour du cœur, & causer une très violente passion »16. De sorte que « le plaisir de l’âme auquel consiste la béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté & de l’aise du corps »17. L’amour de Dieu, tout intellectuel qu’il est, n’est pas exempt d’une dimension affective et la plus vive, puisqu’il s’agit d’une véritable passion. La lumière naturelle nous enjoint donc d’aimer Dieu et puisque « la nature de l’amour est de faire qu’on se considère avec l’objet aimé comme un tout 14
Cf. Lettre à Chanut du 1er février 1647, A.T. IV, 609. Ibid. A.T. IV, 607. 16 Ibid. A.T. IV, 611. Il faut rappeler que l’origine de l’amour, en tant qu’il est une passion, est physiologique et consiste très précisément en ce que le corps voit sa matière sans cesse renouvelée : « […] la matière de notre corps s’écoulant sans cesse, ainsi que l’eau d’une rivière, & étant besoin qu’il en revienne d’autre en sa place, il n’est guère vraisemblable que le corps ait été bien disposé, qu’il n’y ait eu aussi proche quelque matière fort propre à lui servir d’aliment, & que l’âme, se joignant de volonté à cette nouvelle matière, a eu pour elle de l’amour », Ibid. A.T. IV, 605. 17 Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, A.T. IV, 309. 15
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dont on n’est qu’une partie, & qu’on transfère tellement les soins que l’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conservation de ce tout »18, il s’ensuit que c’est proprement s’aimer soi-même que d’aimer Dieu. Il faut voir dans cet amour de Dieu, qui nous unit à lui, ni un mouvement qui rabaisse le Créateur ni le mouvement inverse qui élève la créature. Contre le premier, on peut juger utile de se plier « à l’usage de notre langue & la civilité des compliments »19 et préférer le terme de dévotion à celui de l’amour ; et contre le second, il suffit de rappeler que cette passion qui m’unit à Dieu repose sur un mouvement de la volonté par lequel elle consent pleinement à l’ordre établi par Dieu dans la Providence. De ce que l’homme sait n’être qu’une partie infime d’un Tout qui dépasse en grandeur et en perfection son être, il résulte qu’il ne doit craindre ni la mort, ni les douleurs, ni les disgrâces, « pour ce qu’il sait que rien ne lui peut arriver, que ce que Dieu aura décrété »20. Dieu nous fait la grâce de nous instruire par la lumière naturelle du caractère nécessaire de ses décrets. L’aimer, c’est alors lui rendre grâce de cette instruction qui nous élève si haut. Aussi l’amour de Dieu, tel que le philosophe le conçoit, passe outre le cadre théologique des débats sur la grâce : « Toutefois je ne fais aucun doute que nous puissions véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature. Je n’assure point que cet amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux Théologiens »21. La vérité qui sourd et jaillit de nos esprits laisse entendre la voix divine dans le silence de son incompréhension ; ce qui suffit au philosophe. Remplir ce silence de doctrines, d’enseignements religieux, de paroles liturgiques, telle est l’affaire des théologiens qui se chargent de démêler ce qu’il en est de la grâce méritoire pour accéder à la béatitude. La grâce porte à faux en quelque sorte ; elle tombe à côté et, par conséquent, la préoccupation de l’élection est sans objet, pour Descartes.
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bid. A.T. IV, 611. Ibid. A.T.IV, 610. Ce que Descartes récuse tout aussitôt car « les Philosophes n’ont pas coutume de donner divers noms aux choses qui conviennent en une même définition, & que je ne sais point d’autre définition de l’amour, sinon qu’elle est une passion qui nous fait joindre de volonté à quelque objet, sans distinguer si cet objet est égal, ou plus grand, ou moindre que nous », Ibid,., 611. 20 Ibid. A.T.IV, 609. 21 Ibid. A.T.IV, 607-608. 19
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L’amour philosophique de Dieu n’est donc pas sans passion (la joie22) puisque l’amour intellectuel nous conduit à reconnaître la perfection divine et celle de ses œuvres. Amour senti-mental donc, si ce n’est amour sensible, par lequel nous aimons Dieu et non pas la divinité23, au sens païen du terme. Car c’est proprement aimer une effigie que d’aimer Dieu d’un amour sensible excessif, d’un amour trop humain qui relève de la sensiblerie. Seul notre esprit et, plus précisément, notre liberté qui nous permet de refuser ou d’accepter l’amour de Dieu témoigne ainsi de notre ressemblance avec lui24. En mesure d’accepter librement l’amour de Dieu, je suis à la mesure de Dieu luimême. Mais comment être à la mesure de Dieu sans démesure ? C’est précisément ce que la conception cartésienne de la générosité expose. Le libre-arbitre et le libre usage que nous en avons « nous rend[ent] en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes »25. C’est pourquoi on peut s’estimer ou mépriser soi-même. Dès lors « la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu »26. La troisième maxime de la morale provisoire trouve ici un éclaircissement métaphysique et éthique : la vertu consiste à ne pas manquer de volonté pour accomplir le meilleur, c’est-à-dire, à user de notre libre-arbitre. Notre volonté est infinie et, néanmoins, nous pouvons en manquer, dès lors que nous reculons devant ce manque, cette vacuité du vrai et du bien qu’elle suppose. Libres devant le vrai, devant le bien, d’une liberté dont on a dit qu’elle était néanmoins dépendante de la puissance divine, et en cela nous rendant semblables à Dieu, il nous faut décider et reconduire cette décision et en assumer la responsabilité. Le meilleur ne renvoie pas ici à une pleine et 22
Cf. Lettre à Chanut du 1er février 1647, A.T. IV, 609. En effet, « nous pouvons venir à l’extravagance de souhaiter d’être dieux, et ainsi, par une très grande erreur, aimer seulement la divinité au lieu d’aimer Dieu », A.T. IV, 608. 24 Cf. A.T. IX, 45 ; Lettre à Mersenne du 25 décembre 1639, A.T. II, 628. 25 Traité des Passions, 3e partie, art. 152. 26 Ibid. art. 153. 23
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entière connaissance du vrai et du bien27 – à cet égard, toute science et toute morale sont toujours provisoires. Il ne concerne que la volonté humaine lorsqu’elle mime la création/conservation du monde par Dieu, c’est-à-dire, en définitive sa liberté. L’homme généreux de Descartes, c’est l’homme de Sartre qui ne reconnaît d’autre souverain bien que la liberté. Cependant, de ce que l’estime de soi est primordiale, on aurait tort d’identifier le généreux à l’orgueilleux28. Les causes de l’estime divergent : l’orgueilleux ne s’estime pas pour l’empire qu’il a sur ses volontés, mais pour des richesses autres telles que l’esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc. Il se fourvoie ainsi s’estimant pour ce qui ne dépend pas de lui. Les orgueilleux ne sont conduits que par la fortune, et tantôt arrogants, tantôt humbles, d’une humilité vicieuse car dépendante des circonstances. Tandis que l’humilité véritable, vertueuse « ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne et que nous pensons que les autres ayant leur libre-arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user »29. Cette réflexion sur le défaut de notre nature est le pendant de l’estime de soi car le généreux sait que seule sa volonté est en son pouvoir et reconnaît par là même son impuissance. De même que la reconnaissance du caractère infini de notre volonté va de pair avec l’affirmation de notre dépendance ontologique radicale, de même l’épiphanie de notre libre-arbitre rencontre l’infirmité de notre nature. Dès lors la Providence et la Fortune ne s’opposent pas comme deux réalités distinctes : elles désignent les deux modalités sous lesquelles une même nature humaine se rapporte au monde. À strictement parler, rien ne peut échapper à la Pro27
Cf. Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1643, A.T. IV, 309 : « Enfin, encore qu’on n’ait pas une science infinie, pour connaître parfaitement tous les biens dont il arrive qu’on doit faire choix dans les diverses rencontres de la vie, on doit, ce me semble, se contenter d’en avoir une médiocre des choses plus nécessaires […] ». 28 Cette confusion est à l’origine du rapprochement entre les thèses de Descartes et les pièces de théâtre de Corneille. Cf. G. Lanson, « Le héros cornélien et le généreux selon Descartes », dans la Revue d’histoire littéraire, 1894, pp. 397-411 ; E. Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, Paris, Vrin, 1942 pour la traduction. O. Nadal, dans Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, 1948, réfute cette assimilation dans la mesure où le héros cornélien vise à obtenir la gloire et affirme sans cesse sa supériorité sur autrui. 29 Traité des passions, op. cit. art. 155.
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vidence divine, mais en ceci qu’il n’a pas échappé à Dieu qu’il créait des êtres libres. L’humilité cartésienne s’inscrit donc dans cet horizon offert par la liberté et la volonté, horizon ouvert et indéfini qui en détermine le sens. L’humilité vertueuse, pratiquée par un homme dont l’estime de soi est légitime parce que légitimée par Dieu, entre dans une séquence conceptuelle qui renvoie, tour à tour, à la grandeur de l’homme et à celle de Dieu. Qu’elles soient incommensurables n’empêche pas leur similitude ; bien au contraire, c’est l’infinie distance de Dieu à la créature qui fonde leur relation et qui en spécifie la nature. En effet, de ce que l’existence de l’homme est suspendue à l’acte créateur/conservateur de Dieu, on peut en déduire son impuissance ontologique. Mais celle-ci laisse une place vacante pour l’exercice d’une puissance morale. De même que l’élaboration d’une connaissance s’appuie sur un arbitraire radical car originel de la vérité, de même l’empire de l’homme sur ses passions n’est possible qu’adossée à cette impuissance de la créature. Il est à rappeler que la thèse de la libre création par Dieu des vérités éternelles s’étend aux vérités éthiques. L’habitus chez Descartes et chez Geulincx Comment concevoir, très concrètement, l’exercice de cet empire sur soi dans un tel cadre de puissance et d’impuissance ? Telle est la question posée par Élisabeth « touchant les moyens de se fortifier l’entendement pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie »30. En saisissant ce que l’exercice recouvre en termes de répétition et d’habitude acquise, telle est la réponse de Descartes : « Il ne peut, ce me semble, y avoir que deux choses qui soient requises pour être toujours disposé à bien juger : l’une est la connaissance de la vérité, & l’autre l’habitude qui fait qu’on se souvient & qu’on acquiesce à cette connaissance, à toutes les fois que l’occasion le requiert »31. En effet, la bonne volonté de Descartes n’est pas une volonté de faire le bien ; elle n’est pas non plus seulement une intention bonne. Elle est très exactement une volonté de la volonté, volonté redoublée donc qui trouve dans l’habitude l’expression de ce redoublement de soi. C’est en cela que la vertu peut être définie comme habitus et « en ce sens on a raison, dans l’École, de dire que les vertus sont des habitudes »32. L’habitude vient affermir notre connaissance 30 31 32
Lettre de Descartes à Élisabeth du 15 septembre 1645, A.T. IV, 291. Ibid. Ibid. A.T. IV, 296.
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des choses qui sont le plus à notre usage33, en l’imprimant encore davantage dans nos esprits. La notion d’habitus est empruntée à la tradition aristotélicienne et stoïcienne et, plus précisément, aux débats qui l’animent. Sénèque s’en fait l’écho en opposant la conception aristotélicienne pour laquelle l’habitus est toujours singulier, tourné vers l’objet et la conception stoïcienne qui le définit comme la manifestation de l’unique vertu, orientée vers l’esprit. Descartes conserve cette dernière orientation spirituelle : la volonté, par l’exercice, hérite d’ellemême et facilite son propre exercice. Telle n’est pas la position de Geulincx qui distingue radicalement l’habitus, la « disposition acquise » et la vertu : « Les Péripatéticiens et les Écoles veulent faire de la Vertu une habileté à bien agir, obtenue par l’exercice habituel d’actions bonnes : ils arrivent après la bataille, car la Vertu existe avant cette vertu qui est la leur »34. Il définit la disposition acquise comme une « facilité engendrée par l’habitude », celle-ci étant la cause de celle-là. Or, la vertu ne saurait résider dans cette facilité puisque chacun peut témoigner combien l’action bonne requiert d’effort pour son accomplissement. Et, d’autre part, ce n’est pas parce que l’on a l’habitude d’être bon que l’on peut se définir comme vertueux, mais, bien au contraire, c’est parce que l’on est vertueux que l’on accomplit des actions bonnes. S’inscrivant dans le débat traditionnel concernant le statut corporel (enté sur l’objet) ou spirituel (enté sur le sujet) de l’habitus, Geulincx adresse aux Anciens, sans distinction, le reproche de méconnaître la cause véritable de la vertu qui est tout entier dans la « résolu-
33 À savoir que Dieu est bon, que notre âme est immortelle, que le monde est indéfini, que chaque individu est une partie de la terre, selon l’énumération de Descartes dans cette même lettre, Ibid. A.T. IV, 291-293. Cet ensemble de connaissances primordiales va être interprété par certains cartésiens comme Wolff, Clauberg et Geulincx, mais dans un sens qu’il faudrait expliquer, comme un socle ontologique et logique sur lequel peut s’adosser un véritable système philosophique. Selon É. Mehl, on assisterait, dans le contexte des débats métaphysiques allemands, que Descartes connaît, à un véritable tournant dans l’histoire de la philosophie qui voit la notion de système remplacer celle, empruntée à l’Antiquité, d’habitus. Cf. É. Mehl, « Les méditations stoïciennes de Descartes, Hypothèses sur l’influence du stoïcisme dans la constitution de la pensée cartésienne (1619-1637) » dans Le Stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècle, Le retour des philosophies antiques à l’Âge classique sous la direction de P. F. Moreau, Albin Michel, 1999, p. 257 ; et également, Descartes en Allemagne, Le contexte allemand de l’élaboration de la science cartésienne, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001. 34 Cf. chapitre 1, §3.
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tion de faire ce qu’ordonne la Raison, ou loi divine »35. Cette résolution est définie par Geulincx comme la cause formelle de la vertu, c’est-à-dire son origine véritable qu’il faut distinguer de l’habitude qui n’est pas même la « condition de la dénomination qui nous fait dire honnête »36. En effet, le recours à l’habitude, chez les Anciens, permet de penser une continuité de l’état vertueux, en l’absence même de toute action bonne (dans son sommeil, par exemple). Selon Geulincx, il n’est pas utile d’y recourir : on peut être honnête sans avoir l’habitude de l’être. Sans cela, les conversions chrétiennes seraient impossibles. Il suffit de prendre, une fois pour toutes, la décision de tourner son esprit vers la Raison pour être en mesure d’atteindre à la félicité éternelle, même si l’on s’est rendu « auparavant coupable des plus grands crimes »37. Car la notion d’habitude revêt également une dimension théologique, à partir de la parution de l’Augustinus de Jansénius, en 1640. L’opposition entre les Jansénistes (Pascal, Antoine Arnauld, Pierre Nicole) et les Molinistes (les Jésuites) porte sur la définition de la grâce et, par suite, sur la liberté de l’homme. Il faut distinguer la grâce habituelle qui dispose l’homme à bien agir, dans la continuité, et la grâce actuelle, conçue comme un secours divin ponctuel. Les Jansénistes, fidèles à saint Augustin, défendent l’efficace de la grâce actuelle et refusent de définir la liberté en termes de capacité de résistance au bien et au vrai (telle qu’on peut la lire chez Descartes). Ils sont dès lors accusés par les molinistes de verser dans le calvinisme le plus orthodoxe. Quant à eux, ils conçoivent une grâce suffisante qui ne produit son effet sur l’homme que s’il y consent activement. Ils sont considérés, par les Jansénistes, comme des partisans du moine Pélage, contre lequel saint Augustin avait combattu et qui considérait que les effets du péché originel pouvaient être contrebalancés par une vie méritante, laquelle devait entraîner, en retour, le secours divin de la grâce. Geulincx ne peut ignorer ce contexte religieux prégnant à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle dans tous les débats sur la vertu et sur la liberté de l’homme mais il décentre son propos éthique de cet axe théologique en se référant aux Anciens.
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Ibid. note 41. Ibid. note 45. On trouve chez Luther une critique similaire de la définition ancienne de la vertu en termes d’habitude ou d’hexis. Cf. Disputatio Heidelbergæ Habita, proposition 25. 37 Ibid. note 45. 36
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Ainsi, il ne cesse d’y revenir avec insistance : pratiquer la vertu en vue de l’obtention de la félicité est un acte coupable, qui relève de l’amour de concupiscence et « n’est rien d’autre que la ferme résolution d’obtenir quelque chose ; tel est l’amour que les êtres humains portent aux richesses, aux honneurs, aux plaisirs, etc., qu’ils s’appliquent à obtenir pour eux-mêmes ; ce n’est donc rien d’autre qu’Amour de soi, ou Philautie. Cet Amour est à cent lieues de ce qui fait la Vertu. C’est en effet l’aliment du Péché, ou plutôt c’est le Péché même »38. En effet, la Vertu qui consiste à suivre la Raison nous éloigne de toute prise en considération de notre bien-être personnel. L’amour de Dieu ou de la Raison à quoi se résume la Vertu est à lui-même sa propre fin (« La loi Divine suffit »39). Il n’est pas un moyen d’obtention de la félicité. Néanmoins, on peut considérer que la vertu est à elle-même sa propre récompense et que c’est véritablement prendre soin de soi que de chercher à être vertueux, contrairement aux méchants qui, quant à l’intention, « se soucient uniquement d’euxmêmes et se vouent la haine la plus farouche : de fait leurs actes tendent naturellement à les ruiner, à leur faire toucher, pitoyablement désespérés, le fond du malheur »40. Ainsi, la vertu ne doit pas être pratiquée en vue de notre salut. C’était déjà un argument cartésien, avant que d’être un élément des débats jansénistes. En effet, lorsque la Princesse Élisabeth lui demande pourquoi nous ne quittons pas volontairement cette vie de douleurs puisque nous sommes assurés d’une vie éternelle et bienheureuse, Descartes répond que « pour ce qui regarde l’état de l’âme après cette vie, […], laissant à part ce que la foi nous enseigne […], par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance »41. De sorte que, s’il ne faut pas craindre la mort, il ne faut pas non plus la rechercher. Geulincx est plus précis car « l’homme de bien sait qu’il y a des récompenses pour lui, et il comprend fort bien (comme nous mêmes le comprenons) que Dieu cesserait d’être plutôt que de ne pas couronner la vertu des siens »42. Cependant, la seconde Obligation éthique m’enjoint de « ne pas m’en aller sans avoir été rappelé, ne pas déserter ma position et mon poste
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Cf. Éthique, Premier Traité de la Vertu, chapitre 1, & 1. Ibid. note 24. Section II, & 1, note 112. Descartes, Lettre à Élisabeth du 3 novembre 1645, A.T. IV, 332. Ibid. note 24.
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dans la vie sans en avoir reçu l’ordre du Commandement suprême »43. Cette tentation d’en finir avec une vie que l’on estime insupportable repose sur deux erreurs. La première consiste à croire que la vie nous a été offerte par Dieu pour en jouir. C’est là la reprise de la distinction augustinienne de l’uti et du frui, l’usage et la jouissance44. La seconde erreur repose sur une méconnaissance de son impuissance que le dédain de soi (la « Despectio sui ») restitue : « Là où tu n’as aucune influence, ne cherche pas non plus à exercer ta volonté »45. Cet axiome geulincxien constitue la pierre de fondation de tout l’édifice éthique. Il nous rappelle à notre devoir d’humilité. Il ne s’agit pas tant de s’interdire, en condamnant le suicide, de faire obstacle à la volonté divine, car, en définitive, comme nous le verrons, cela est impossible. Il est bien plutôt question d’éviter d’agir en vain ou gratuitement, attendu que rien n’arrive qui n’ait été voulu par Dieu. Trois remarques s’imposent alors : 1/ La première remarque concerne la notion d’habitude. Chez Geulincx, l’habitude est connotée au corporel et à la passion, c’està-dire à la nature, et, par suite, opposée aux mœurs et à l’esprit. La distinction est tranchée : « […] c’est la Raison qui nous incite à l’action, ou la Passion. Ainsi, quand c’est la Passion, nous péchons, quand c’est la Raison, nous agissons honnêtement et bien »46. En cela, il s’oppose très nettement à Descartes qui, dans son Traité des Passions, considère que les vertus de générosité et d’humilité peuvent également être des passions : « Mais on peut douter si la générosité et l’humilité, qui sont des vertus, peuvent aussi être des passions, parce que leurs mouvements paraissent moins, et qu’il semble que la vertu ne symbolise pas tant avec la passion que fait le vice. Toutefois je ne vois point de raison qui empêche que le même mouvement des esprits qui sert à fortifier une pensée lorsqu’elle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier lorsqu’elle en a un 43
Chapitre 2, Section II, § 4. Cf. saint Augustin : « Jouir d’une réalité, c’est s’attacher amoureusement à elle pour elle-même. Tandis qu’en user, c’est référer ce dont on use à ce qu’on aime et désire obtenir, si du moins cela doit être aimé… Il faut user de ce monde, et non en jouir, afin que les perfections invisibles de Dieu se laissent entrevoir à l’intelligence à travers ses œuvres, afin que nous nous élevions des réalités corporelles et temporelles à la saisie de celles qui sont éternelles et spirituelles. La réalité dont il faut jouir, c’est le Père, le Fils et l’Esprit-Saint », dans De doctrina christiana, I, 4, n. 4, traduction de P. Sellier, op. cit. p. 152. 45 Ibid. note 175 et voir p. 64. 46 Ibid. note 46. 44
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qui est juste ». Ainsi selon Descartes, la vertu peut bien composer avec la passion, dès lors que la vertu est définie comme la puissance d’user de son libre-arbitre et que cette puissance peut aller jusqu’à imprimer au mouvement des esprits animaux47 une direction nouvelle et produire ainsi une action. Cette possibilité pour le corps d’agir sur l’âme et pour l’âme d’agir sur le corps, par le biais de la glande pinéale, est centrale dans la morale cartésienne. C’est ainsi que les passions sont « des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits »48. On voit combien les notions d’habitus et d’exercice s’articulent dès lors qu’il est reconnu à l’esprit et au corps la possibilité d’être disposés naturellement à accueillir de telle ou telle façon une sensation et une émotion nouvelles. L’éducation consiste dès lors à contrer cette association entre un mouvement corporel (celui de la glande pinéale et des esprits animaux) et une pensée, à créer une contre-habitude. C’est ainsi que « chaque volonté est naturellement jointe à quelque mouvement de la glande ; mais que, par industrie ou par habitude, on la peut joindre à d’autres »49. Geulincx s’oppose à une telle conception : l’esprit et le corps n’interagissent pas l’un sur l’autre. Ce refus est motivé par son occasionnalisme : ni l’âme ni le corps ne sont cause des mouvements que l’on constate en eux. Seul Dieu est cause du mouvement dans le monde. Nous reviendrons plus amplement sur ce point. Nonobstant, Geulincx envisage la possibilité de l’exercice et de la répétition ou, selon ses termes, de la rumination du moment « où l’éclat lumineux et clair de la Vérité et de la Raison nous a frappés »50. Il s’agit de s’habituer à embrasser la Raison. On peut constater à la fois la proximité apparente et l’éloignement réel d’avec les thèses cartésiennes ; car là où Descartes aurait indiqué un contenu en stipulant ce que la Raison doit embrasser (une vérité éthique), Geulincx ne désigne que le pur mouvement d’adhésion à la Raison elle-même, de façon formelle. Ce que doit être la Diligence. On 47 Les esprits animaux sont les parties les plus subtiles du sang. Ils sont produits par la chaleur du cœur et conduits jusqu’au cerveau. Leur propriété principale réside dans leur très grande mobilité, liée à leur extrême petitesse. C’est ainsi « qu’à mesure qu’il en entre quelquesuns dans les cavités du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut être mû ». Cf. Les Passions de l’âme, 1ère partie, art. 10. 48 Ibid. art. 27. 49 Ibid. Titre de l’art. 44. 50 Première Partie, chapitre 2, section 1, &1 (la Diligence).
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comprend dès lors que, pour Geulincx, la répétition ou l’exercice ne s’identifie pas exactement à l’habitude vertueuse cartésienne. Chez Descartes, l’habitude de la vertu est fondée sur la répétition de la saisie, par la raison, d’une vérité éthique singulière. Chez Geulincx, l’habitude ne concerne pas la Vertu, mais la première de ses propriétés, la Diligence, laquelle ne se rapporte à « aucune circonstance extérieure particulière »51, et, par suite, doit être distinguée des « vertus particulières qui se rapportent toujours à une circonstance extérieure »52. Il n’existe pas d’habitude à la vertu car la vertu n’a pas de contenu singulier, pas d’objet (fût-ce le sujet lui-même comme chez Descartes dans la générosité). On ne s’habitue pas à aimer la Raison : une seule fois suffit pour se convertir au bien. En revanche, on peut affiner notre écoute de la Raison par des exercices généraux, non éthiques, comme la résolution de problèmes mathématiques. Il ne s’agit aucunement, comme chez Descartes, d’adopter, par un effort et une action de l’esprit sur les corps, des contrehabitudes. Quoi qu’il en soit de cette thèse, on doit ici en envisager les conséquences éthiques de son refus d’une action réciproque de l’âme et du corps : si l’âme n’agit pas, s’il lui est donc impossible de produire des habitudes de vie vertueuse, cela ne signifie pas qu’elle est sans pouvoir. 2/ C’est notre seconde remarque. En quoi consiste le pouvoir de l’esprit, dès lors qu’il lui est reconnu la puissance de la conversion au bien ? Ce pouvoir de l’esprit s’établit sur la base de l’humilité, dont la première partie concerne l’Observation de soi (« Inspectio sui ») : « Cette observation de soi chez la personne diligente consiste en une enquête sur sa nature, sa condition et son origine »53. Cette inspection de soi, qui ramène à l’essentiel, prend l’allure d’un décompte : il s’agit de démêler ce qui nous appartient en propre et de nous défaire de nos illusions. C’est en ce sens que l’humilité s’assortit à la justice qui nous enjoint de retrancher tout égard pour soi-même en interdisant débordements et manques54. Que faut-il donc commencer par retrancher de notre pouvoir ? Tout d’abord, l’illusion de posséder le Monde ou ne serait-ce qu’une partie seulement, attendu que nos sens ne nous en donnent qu’un infime échantillon. Mais bien qu’infime, cette partie du monde condense toute la 51 52 53 54
Ibid. Ibid. note 50. Section II, § 2. Ibid.
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diversité sensible : tout y est, le ciel, la terre et leurs habitants dans la variété de leur bigarrure. Ce monde compose un tableau que je contemple en spectateur passif, étant incapable de le créer. Je suis au monde, l’ayant « juste trouvé là »55, mais il n’est pas le mien. De même, la seconde illusion dont il faut se défaire concerne ce corps que je dis m’appartenir, mais sur lequel je n’ai aucun moyen d’agir, étant donné la portée que Geulincx accorde à son axiome selon lequel « ce dont tu ignores le processus de création, tu ne le crées pas »56. C’est selon lui un argument majeur fondé sur notre ignorance du mode de production des mouvements de nos membres et de ceux qui circulent dans le monde. On trouve chez Spinoza un raisonnement qui semble s’apparenter à celui de Geulincx. Dans la Lettre à Schuller, il combat le préjugé qui nous fait nous croire libres. Nous sommes semblables à cette pierre qui, dévalant la pente et ignorant les causes physiques qui sont à l’origine de son mouvement, croit « qu’elle est très libre et qu’elle persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut »57. Mais le sens de l’argumentation spinoziste est tout autre que celui de l’occasionnalisme geulincxien. Il ne s’agit pas seulement pour Spinoza d’affirmer que notre esprit n’agit pas sur notre corps, mais, plus radicalement de reconnaître au corps une puissance en propre, comparable à celle de l’esprit. Là où Geulincx écrit « Je ne crée pas, Moi, ce dont j’ignore le processus de création »58, Spinoza établit que « nous ne savons pas ce que peut le corps »59. Là où Geulincx pense une impuissance radicale, Spinoza désigne une puissance singulière de production, avec ses lois propres60. Là où Spinoza constate l’état provisoirement imparfait de nos connaissances en physiologie, Geulincx affirme que « ni science ni conscience ne nous a permis 55
Ibid. Ibid. L’idée selon laquelle une cause, pour être efficace, doit connaître les modalités de son action, idée que l’on retrouve chez Malebranche, manifeste, selon Maine de Biran, l’erreur fondamentale de l’occasionnalisme, à savoir celle de la prévalence de la connaissance objective sur l’aperception immédiate du moi, dont il fait le premier des ses principes. Cf. Maine de Biran, op. cit. p. 321. 57 Baruch Spinoza, Lettre à Schuller (1674), trad. C. Appuhn, Œuvres, tome 4, GarnierFlammarion, 1996, pp. 303-305. 58 Ibid. 59 Spinoza, Éthique, 60 Dans une remarque à son texte, Geulincx approche cette notion de l’autonomie des lois physiologiques et celle du corps conçu comme automate. Voir deuxième partie de la note 132. 56
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d’établir que le mouvement se transmet du cerveau à nos membres par le biais des nerfs »61. La seule source de notre savoir en ce domaine est l’expérience, c’est-à-dire que nos connaissances sont a posteriori et, par suite, « l’expérience n’est pas une connaissance qui contribuerait à la réalisation de l’œuvre »62. Pour saisir la différence doctrinale entre les conceptions de Spinoza et de Geulincx, il faut donner une expression positive à l’axiome du « quod nescis » : non plus selon le lien entre l’impuissance et l’ignorance, mais à l’aune de l’exacte coïncidence entre la capacité de penser et la capacité d’agir qu’il instaure. En mesurant ma capacité d’agir à celle de ma connaissance, je saisis tout à la fois mon impuissance radicale et l’infinie puissance de Dieu. Cette égalité du je pense et du je peux ne produit donc pas les mêmes effets selon qu’elle s’applique à l’homme ou à Dieu. Ainsi, je ne suis l’auteur d’aucun mouvement, ni en moi ni à l’extérieur de moi. De quoi suis-je donc l’agent ? De tout ce qui se crée à l’intérieur de moi63 et qui relève donc de la volition et de la spéculation : « Moi seules la cognition et la volition me définissent ». J’ai pourtant le sentiment de commander à mes pieds ou à mes mains. En fait, ma volonté ne fait qu’accompagner ce mouvement. C’est ici que la question du rapport entre l’âme et le corps intervient dans les termes posés par Descartes, qui sont sans doute, en partie, à l’origine de l’occasionnalisme de Geulincx64. L’action réciproque de l’âme et du corps est un fait institué par Dieu ; c’est donc lui, en dernier ressort, qui a fait en sorte que l’âme commande le mouvement du corps et qu’elle en pâtisse. Dieu a ainsi instauré un rapport réglé et constant entre ces deux substances. Cependant, il est indéniable que pour Descartes l’âme et le corps interagissent véritablement l’un sur l’autre. Quelle que soit la difficulté à le concevoir, Descartes maintient un rapport de causalité efficiente entre eux, car, en définitive, c’est un fait qui relève du vécu et non pas de la connaissance. C’est précisément devant cette causalité efficiente de l’âme et du corps que les cartésiens tels que Malebranche, Leibniz et Spinoza vont 61
Geulincx, Ibid. Ibid. 63 On trouve chez Luther une opposition entre l’intérieur et l’extérieur ou encore entre l’homme nouveau et le vieil homme, mais cette problématique, héritée de saint Augustin, est indexée à la question du péché et de la grâce. 64 Sur un état des lieux de la question de l’occasionnalisme chez Descartes, cf. Vincent Carraud, Causa sive ratio. La Raison de la cause, de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002, pp. 345-356. 62
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reculer, en mettant en œuvre une solution originale. En ce qui concerne Geulincx, et dès avant Malebranche, l’explication passe par l’occasionnalisme. Nous y reviendrons. En effet, si nous ne sommes pas à l’origine du mouvement (dans le monde et dans notre corps), il n’en demeure pas moins que nous sommes les instruments de l’action divine. Mais un instrument à la portée très restreinte : « Nous faisons peut-être bouger quelque chose sur la terre, peut-être à sa surface, un petit peu dans la mer – ce que pourtant l’on ne doit pas à proprement appeler faire bouger. Donc, de même que le rôle d’auteurs du mouvement nous est totalement dénié, de même le rôle d’utilisateurs du mouvement nous laisse une marge de manœuvre on ne peut plus étroite »65. L’homme se définit bien plutôt comme le spectateur du monde, ce qui pourrait s’entendre en un sens stoïcien. Mais Geulincx va plus loin en établissant que nos yeux n’y sont pour rien dans cette contemplation : c’est à Dieu qu’il faut rapporter leur contribution à la vision. Dès lors, le texte trouve des accents augustiniens pour décrire notre condition d’être humain, n’ayant choisi ni de naître ni de mourir, impuissant à agir à l’extérieur de soi, jeté dans le monde sans lui appartenir. Geulincx, dans sa description du changement incessant qui anime le monde, rejoint le goût de l’époque baroque, hantée par l’inconstance des choses66, goût influencé précisément par les nombreuses rééditions des ouvrages de l’évêque d’Hippone. Cependant, là encore, il nous faut insister sur l’absence de dimension religieuse : notre condition humaine s’impose à titre de fait et nul n’est besoin de la rattacher à une faute originelle. En définitive, Geulincx s’éloigne radicalement de l’augustinisme en ceci qu’il écrit une Éthique, là où saint Augustin récuse à l’homme la possibilité d’établir une morale par la seule raison67. Envisageant la possibilité que l’un de nos ancêtres qui a péché, « peut-être le premier homme », et qu’il a fait « dévaler cette hérédité malheureuse jusqu’à moi et tous ses autres descendants », Geulincx précise bien qu’il ne la cite qu’à titre d’hypothèse « puisque aucune raison naturelle ne réussit à en apporter la preuve »68. Comme il le dit très clairement :
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Geulincx, Ibid. Cf. Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, Corti, 1953 ; Anthologie de la poésie baroque française, Paris, Armand Colin, 1961, 2 vol. Également, Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Armand Colin, 1970, Albin Michel, 1995, pp. 20-39. 67 Cf. saint Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, 41. 68 Cf. p. 98. 66
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toute méditation sur le péché originel est « hors sujet »69, c’est-à-dire hors l’éthique. Car si tout vacille, si tout fluctue sans cesse sans que je puisse agir sur ce flux, qui, dès lors qu’il ne peut s’écouler de moi vers les choses, se retourne alors contre moi et me défigure, si tout « n’est qu’une branloire pérenne », selon la belle formule de Montaigne70, rien ne nous appartient que le vouloir, mais encore faut-il se persuader que ce vouloir « ne va pas jusqu’à toucher le corps ». Dès lors, ce vouloir se concentrant sur lui-même, se retournant sur la nature véritable de l’homme qui est d’être un esprit, sans pouvoir s’épancher à l’extérieur, s’exerce sur la raison, car vouloir et connaître sont une seule et même chose : il nous faut vouloir ce que commande la raison. C’est là le lieu d’épanouissement de notre liberté puisque notre volonté se libère de l’enchaînement des causes mondaines, créé et régulé par un autre que moi. Est-ce à dire que notre volonté ne va pas jusqu’à s’engager dans cette chaîne de causalité et ne produit, à strictement parler, aucun effet dans le monde ? L’éthique de Geulincx n’est-elle qu’une morale de l’intention ?71 C’est le sens de notre troisième remarque. 3/ La décision sans l’acte suffit-elle ? L’aspect formaliste de l’action vertueuse selon Geulincx pourrait trouver un écho dans la tradition luthérienne qui prêche la thèse de la justification par la foi seule. Comme dit Luther, « nous disons qu’il n’est besoin que d’une seule chose pour la vie, justice et liberté chrétienne, c’est de la sainte et sacrée parole de Dieu »72. Ainsi l’âme est-elle « justifiée par la seule foi sans aucune 69
Ibid. p. 100. Cf. Michel de Montaigne, Essais, III, II, « Du repentir », Paris, PUF, 2004, p. 44 : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse […]. La constance n’est autre qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble chancelant, d’une ivresse naturelle ». On pourrait attribuer à l’affirmation de Geulincx selon laquelle « Je suis paralysé, en pleine ignorance, sans avoir rien d’autre à dire que je ne sais pas » une résonance montaignienne. Cependant, pour Geulincx, cette ignorance ne concerne que la façon dont je suis né et ne s’étend ni à la question de mon existence en tant qu’esprit ni à celle de l’existence de Dieu. 71 Cf. « Il est vrai, Philarète, que dans les actions extérieures il y a souvent peu de distance entre les gens honnêtes et déshonnêtes ; c’est dans leur sentiment intérieur qu’il y a une énorme distance », p. 93 ; et « Aussi répondra-t-on que les hommes de bien diffèrent des gens déshonnêtes par l’intention, et non pas tant par les actions extérieures […] », note 260. On trouve une préoccupation semblable chez saint Augustin qui privilégie le sentiment intérieur. 72 Luther, La Liberté chrétienne, p. 30. 70
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œuvre. Car si elle pouvait être justifiée par quelque autre chose, elle n’aurait à faire de la parole ni conséquemment de la foi »73. Chez ces deux penseurs, on trouve une méditation commune sur l’impuissance de l’homme. Cependant, chez Luther, celle-ci est corrélée au péché originel et à la nécessité de la grâce, tandis que l’on ne trouve chez Geulincx aucune mention ni du péché ni de la grâce. La position de Geulincx est nettement métaphysique et éthique : l’œuvre et sa réalisation demeurent hors de notre portée car nous n’en sommes pas les auteurs. On retrouve là la maxime selon laquelle là où nous ne sommes pas auteurs, il ne faut pas vouloir. Selon Geulincx, être l’auteur d’une action suppose que nous connaissions son mode de production. Or, nous ne pouvons jamais atteindre à la certitude en ce domaine. Fort de ce principe métaphysique, l’éthique établit dès lors des obligations qui légifèrent pour l’intention seule. Le succès de notre action échappe à sa juridiction. Ce n’est donc pas au motif religieux (luthérien) selon lequel on ne peut présumer être justifié par les œuvres si bonnes soient-elles, qu’il faut les exclure de notre pratique de la vie vertueuse. C’est plus fortement encore parce que l’homme n’agit jamais véritablement. La conception métaphysique de l’occasionnalisme se substitue ainsi à la théorie luthérienne de la justification par la foi et à celle du péché74. Néanmoins, le parallèle avec la doctrine luthérienne peut être mené concernant la conséquence qui semble découler d’une telle éthique de l’intention et qui paraît conduire tout un chacun à l’oisiveté. Les positions respectives de Luther et de Geulincx sont différentes, mais elles ne divergent ni ne se rencontrent. On trouve chez Luther des appels réitérés à l’attention à accorder à la conservation de son propre corps et aux services que tout chrétien doit accomplir à l’égard des autres membres de la communauté. De même, l’impuissance de l’homme selon Geulincx ne le prive pas de toute action : si Dieu seul est l’acteur véritable qui commande à mon corps d’agir, je dois vouloir cette action divine aussi complètement qu’il est en mon pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de seconder l’action divine ou d’intervenir à titre de cause seconde (comme il apparaît dans la physique de Descartes) mais de vouloir pleinement que l’action divine s’accomplisse, sans restriction, d’un vouloir entier, comme il a été établi au point précédent. 73
Ibid. p. 32. Luther insiste sur l’impuissance de l’homme, « Car lui seul qui commande (Dieu). C’est aussi lui seul qui accomplit le commandement » (Ibid. p. 37) mais cette impuissance découle, selon lui, du péché originel. 74
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Qu’en est-il donc de l’occasionnalisme geulincxien ? L’occasionnalisme de Geulincx Sujet impuissant, retiré en soi, sans action aucune sur le monde, accumulant cette énergie qui ne se déploie pas, sujet coupé du monde, forclos : tel est l’homme de Geulincx. Et pourtant, sujet clivé, avons-nous dit, toujours déjà ouvert à l’extérieur, recevant de lui un flux qu’il ne maîtrise pas, dont il n’est pas l’auteur, pas plus que le monde, du reste. Le seul auteur, le seul autorisé à dicter la loi, c’est Dieu. Il détient toute l’efficience et, ce faisant, il est ineffable car « quand on pousse l’investigation jusqu’au bout, on finit toujours par buter sur de l’ineffable »75. Les voies par lesquelles il diffuse le mouvement et fait en sorte que les corps s’impriment sur la surface de nos organes sensoriels ou que notre volonté agisse sur nos membres demeurent parfaitement contingentes et échappent ainsi à notre connaissance. Nous sommes les instruments de la volonté divine, mais un instrument qui ne lui est pas proportionné ; de l’homme à Dieu la distance est infinie et Dieu est ineffable puisque le théorème de Geulincx établit l’impossibilité de comprendre le rapport d’une cause infinie à ses effets finis. Et, néanmoins, il nous semble percevoir les corps extérieurs et agir sur eux. Nous disons voir l’ « azur immense, l’air, la mer, la terre, ainsi que leurs habitants – astres, nuages, animaux, plantes, fossiles »76. Mais toutes ces choses n’existent pas telles que nous les voyons car la physique cartésienne, qui réduit toute substance corporelle à ses dimensions et à son mouvement, nous a appris que les qualités telles que les couleurs, les sons, les odeurs, etc. se réduisaient en définitive à un agencement de signes arbitraires77. L’arbitraire du décret divin est radical, tant pour Descartes que pour Geulincx ; l’image du prince qui édicte les lois selon la gratuité de sa volonté ou celle du maître qui donne ses ordres, sans exiger qu’on les comprenne, mobilise la même conception d’un Dieu absolument libre dans ses décrets78. 75
Ibid. p. 58. p. 56. 77 Cf. Descartes, Règle XII, A.T. X, 413. 78 On trouve, néanmoins, une exception à cet arbitraire des décrets divins, celle qui concerne les vérités mathématiques. On se souvient que Descartes va jusqu’à étendre la libre création des vérités au domaine des mathématiques, suscitant par là même l’incompréhension de cette thèse qui constitue un hapax dans l’histoire des doctrines au XVIIe siècle. Geulincx, quant à lui, adopte, sur ce point une attitude plus en retrait : les vérités mathématiques dépendent de 76
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Or, c’est précisément dans le registre de la sensation que Descartes adopte le vocabulaire de l’occasion : l’objet perçu « donne occasion » ou « moyen » à l’esprit de se rapporter à l’idée correspondante, située en lui. La correspondance entre l’impression sensorielle et l’idée présente en lui est instituée par la nature, c’est-à-dire par Dieu qui a créé notre nature de telle sorte que tels mouvements (pression des corps matériels sur la surface de nos organes sensoriels) excitent en l’âme telles perceptions (ou sentiments). On trouve donc, chez Descartes, une interprétation sémiotique de la sensation qui apporte de l’eau au moulin (hollandais) de l’occasionnalisme79. La sensation est, en définitive, une opération de l’âme et non du corps80. Cependant, cette interprétation doit être complétée par un versant plus mécaniste dont témoignent les explications physiologiques de la vision, par exemple. C’est proprement l’action d’un objet sur la surface réceptrice de la rétine qui provoque la vision81. Descartes admet, malgré le dualisme, une action réciproque des substances entre elles. Geulincx la refuse. Malebranche aussi. La proximité des thèses occasionnalistes entre ces deux auteurs est troublante et l’on trouve même dans Les Méditations Chrétiennes une formulation du théorème de Geulincx : « Peut-on faire, peut-on même vouloir ce que l’on ne sait point faire ? » s’interroge Malebranche82. Néanmoins, leurs divergences sont patentes. Malebranche veut confisquer toute l’efficience au profit de Dieu. Tout se fait par le concours de Dieu. En revanche, chez Geulincx, la puissance se concentre dans la connaissance, de sorte que, par le cogito, le sujet affirme à l’entendement divin et par suite s’accordent à sa nature. En revanche, ce qui demeure libre et arbitraire, c’est la décision de Dieu de nous les faire connaître. 79 Dioptrique, VI (début) ; Le Monde, A.T. XI, 3-6. J. Yolton interprète ainsi le visible comme un champ de signes, « Perceptual cogniton with Descartes » in Studia Cartesiania, 1981/2, pp. 62-83. 80 Cf. Sixièmes Réponses, A.T. IX, 236 ; F.A. II, 878, où Descartes distingue les trois degrés de la sensation : 1/– les objets extérieurs causent immédiatement un mouvement des particules de l’organe corporel, mouvement qui entraîne à son tour une modification de figure et de situation de cet organe. 2/– Il en résulte immédiatement en l’esprit, de ce qu’il est uni au corps, des sentiments qui proviennent ainsi de l’union « et pour ainsi dire du mélange de l’esprit avec le corps ». 3/– L’esprit porte un jugement « à l’occasion des impressions, ou mouvements, qui se font dans les organes de nos sens ». 81 Cf. Le Discours Cinquième de la Dioptrique et le Traité de l’Homme, Discours Cinquième, A.T., VI. 82 Nicolas Malebranche, Méditations Chrétiennes, VI, 11.
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la fois sa capacité de penser et son attachement à Dieu. On retrouve cette portée conceptuelle de l’axiome geulincxien qui, s’établissant sur une univocité entre Dieu et sa créature, aboutit à la reconnaissance de l’infinie distance de Dieu et de son ineffabilité. C’est précisément parce que Dieu est incompréhensible que le sentiment de ma dépendance à son égard, et à tous égards, est grand puisque si je pouvais le connaître, je pourrais le créer et qu’il serait dès lors parfaitement inutile. Geulincx reste sur ce point fidèle à la position cartésienne telle qu’elle s’exprime dans sa théorie de la libre création des vérités éternelles : de Dieu à l’homme, la distance est infranchissable et je suis le sujet d’un monarque qui édicte les décrets qu’il souhaite. Mais, contrairement à Descartes qui fonde sur l’infinité de la volonté humaine une doctrine de la liberté absolue, Geulincx mesure notre liberté à notre capacité d’action et celle-ci à notre faculté de connaissance de telle sorte que la volonté se définit toujours comme volonté d’obéissance. C’est ce qu’établit sa longue liste des obligations. Une exposition rapide des thèses de ces auteurs ne fait pas droit à leur originalité. S’il est indéniable que Descartes a établi les termes de ce qu’il est convenu d’appeler le problème de l’union de l’âme et du corps, il est tout aussi patent que les cartésiens ne se contentent pas de lui apporter une solution nouvelle (ce que le texte de Leibniz sur les deux horloges laisse entendre en listant les diverses solutions possibles). Ils en modifient les termes euxmêmes en les inscrivant dans une constellation conceptuelle distincte de celle de Descartes. C’est le cas de Geulincx. En effet, lorsqu’il reçoit de Descartes le principe de l’hétérogénéité des substances et qu’il s’appuie sur elle pour dénier toute efficacité réelle de l’une sur l’autre, il ne tire pas là seulement un effet que Descartes n’a pas produit ; il interprète tout différemment de lui ce principe de l’hétérogénéité des substances : là où Descartes insiste sur l’incompatibilité de leur attribut principal, Geulincx s’appuie à son tour sur cette incompatibilité pour en conclure l’impossibilité pour le corps étendu d’agir sur l’esprit, dès lors que toute action est identifiée au pouvoir de penser. Ainsi, si le corps et l’âme ne peuvent agir l’un sur l’autre, ce n’est pas seulement parce que l’un est étendu et l’autre spirituelle – le raisonnement doit être poursuivi, selon Geulincx –, c’est parce qu’étant étendu le corps ne peut pas penser et, par suite, ne peut pas agir. Ce n’est donc pas, comme le laisse entendre Leibniz, parce que l’étendue ne peut agir sur l’esprit qu’il faut conclure l’impossibilité d’un lien causal entre les substances ; c’est bien plutôt le contraire chez Geulincx : c’est parce que le corps ne peut être cause de rien
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puisqu’il ne pense pas que l’on doit nier qu’il puisse agir sur l’esprit. C’est là une impossibilité de droit. Or, cela modifie l’économie générale de l’argument car, en retour, si l’âme ne peut agir sur le corps, ce n’est pas seulement parce qu’elle est spirituelle ; c’est parce que sa capacité de penser est limitée : nous n’avons pas d’idée claire et distincte de la façon dont l’âme pourrait modifier ne serait-ce que la détermination du mouvement des esprits animaux83 et l’expérience elle-même vient, en quelque sorte, après la bataille. Mais c’est là une incapacité de fait84. Qu’est-ce qui est ainsi modifié au regard de la doctrine cartésienne ? Il semble que Geulincx établisse une hiérarchie entre les substances que l’on ne trouve pas explicitement chez Descartes ni chez Malebranche85. Par conséquent, le corps chez Geulincx est non seulement destitué de toute efficacité, mais également de tout intérêt au regard de la connaissance de soi. Tandis que chez Malebranche, mon corps, en ceci comparable aux autres corps physiques et à mon esprit qu’aucun n’agit véritablement, peut servir de guide pour fonder les principes d’une étude psychologique, celle-ci requiert, pour Geulincx, que toute comparaison entre l’esprit et le corps soit bannie. De ce que mon esprit vaut mieux que mon corps, je ne peux m’appuyer sur une étude des effets physiques de la puissance divine pour en inférer, sur le même modèle, une étude de ces effets psychologiques. Alors qu’on trouve chez Malebranche une telle mise en parallèle86. Rien de tel chez Geulincx où toute la philosophie est entée sur ce principe des principes, le « quod nescis ». C’est un principe dont on tire tout d’abord des effets négatifs : retirer au sujet la capacité d’action et celle de compréhension, ou, du moins, les articuler de sorte à donner à entendre un nouveau sens à l’impératif socratique que Geulincx interprète comme Inspection de soi, à rebours de la Philautie grecque. Se connaître, c’est connaître les limites de la pensée et de l’action, et se défaire ainsi de l’illusion d’une 83 On se rappelle en effet que Descartes lui-même nie que la volonté ait un pouvoir efficient direct sur le mouvement des esprits animaux. Il lui accorde néanmoins le pouvoir d’en modifier la détermination. Ce qui revient au même pour Geulincx car, dans les deux cas, il faut bien reconnaître notre incapacité à comprendre une telle action de l’âme sur le corps. 84 Cf. Alain de Lattre, L’Occasionalisme d’Arnold Geulincx, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 399. 85 Alain de Lattre la rattache au principe augustinien selon lequel le supérieur seul peut agir sur l’inférieur. Cf. op. cit. p. 395. 86 Cf. Martial Guéroult, Étendue et psychologie chez Malebranche, Paris, Belles Lettres, 1939.
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possible maîtrise de soi. C’est, en retour, ne se reconnaître qu’un seul maître afin de déployer dans une série d’obligations toutes les conséquences éthiques de cet axiome, devenu « Ubi nihil vales, ibi nihil velis ». D’où la déduction logique des obligations qui, à partir de l’aberration d’opposer une quelconque résistance à l’appel de Dieu (1ère obligation), se conclut par le devoir d’humilité (7ème obligation) dans un même mouvement de mise à disposition à l’égard de Dieu. Il nous faut donc reprendre, à nouveaux frais, la question de la liberté en nous plaçant sous la focale de l’occasionnalisme. De mon impuissance à agir sur le monde et à pâtir de lui que conclure sinon à ma dépendance ontologique radicale à l’égard de Dieu ? Quel espace ménager à la liberté humaine ? Car c’est encore trop peu que de dire que l’homme est spectateur du monde. En effet, « Le Monde lui-même ne peut pas s’offrir en spectacle à moi. Seul Dieu m’offre ce spectacle »87. Faut-il donc concevoir les événements mondains comme des « miracles de Dieu » et l’homme comme « son plus grand miracle »88 ? Dieu interviendrait dès lors à la fois sur les phénomènes naturels et sur la capacité humaine de les percevoir pour les accorder sans cesse, sans que l’on puisse envisager un quelconque rapport de causalité entre eux. Je ne perçois pas le monde car il est de luimême proprement invisible : une image se forme dans mon esprit à l’occasion d’une mise en branle de tous les organes en jeu dans la vision. Mais cette occasion, c’est Dieu qui la fait naître, me donnant à voir à chaque instant, renouvelant ainsi le miracle originel de la création. Ce miracle originel, c’est celui de la correspondance entre les mouvements de l’esprit (volonté) et ceux du corps. Dieu « a coordonné ces choses totalement étrangères l’une à l’autre […] de telle sorte qu’au moment où ma volonté le veut, le mouvement est là tel qu’elle le veut, et que réciproquement ma volonté veut le mouvement au moment où il est là, sans aucune causalité ni influence de l’un sur l’autre »89. L’occasionnalisme geulincxien s’oppose ainsi très clairement au modèle causal cartésien. Cet écart doctrinal s’expose dans une image empruntée à la doxa cartésienne, celle des deux horloges « correctement réglées l’une sur l’autre et sur le parcours du soleil en une journée »90 qui sonnent exactement la même heure, sans que l’une n’agisse sur l’autre, 87 88 89 90
Ibid. p. 63. Ibid. Ibid. p. 55. Ibid.
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mais simplement parce qu’elles ont été fabriquées par le même artisan suprême. La distorsion occasionaliste de cette image cartésienne est très importante. Descartes la convoque pour justifier, in fine, l’ensemble de son système de philosophie naturelle. Les deux horloges désignent, d’une part, le monde réel tel qu’il va selon les décrets divins et, d’autre part, le système déductif de la pensée scientifique91. L’horloge est également convoquée par Descartes pour désigner le corps, mais elle n’apparaît ni dans les textes qui traitent de l’union ni dans ceux qui examinent le fonctionnement de l’esprit humain. Geulincx et, à sa suite, Malebranche et Leibniz, lui infligent donc une certaine altération conceptuelle qui n’est pas négligeable. Tout se passe comme si cette image avait si fortement marqué les esprits qu’elle est susceptible de valoir comme lieu commun sans réelle communauté de pensée. Car Malebranche et Leibniz lui font dire également autre chose. On connaît la critique que lui adresse Leibniz92, après avoir réfuté la possibilité et la nécessité de l’interprétation cartésienne en termes de causalité ou d’influence réciproque. L’union cartésienne est en effet inutile dès lors que l’on estime, avec Leibniz, que chaque substance individuelle enveloppe 91
L’image de deux horloges apparaît chez Descartes lorsqu’il justifie sa démarche déductive et propose de concevoir sa physique comme une hypothèse, conforme à la fois à la raison et aux expériences. On a alors une « certitude plus que morale » que « toutes les choses de ce monde sont telles qu’il a été ici démontré qu’elles peuvent être » mais sans pouvoir aller jusqu’à affirmer qu’elles le sont réellement puisque « Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de ces moyens il a voulu employer à les faire ». Il est en ceci comparable, mais avec une habileté et une technique infiniment supérieures, à un horloger industrieux qui « peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n’y ait aucune différence en ce qui paraît à l’extérieur, qui n’aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues ». Voir Principes de la Philosophie, IV, 204, A.T. IX, 322. L’image est également utilisée par Malebranche dans la Recherche de la Vérité et semble constituer un lieu cartésien commun. Néanmoins, ni Geulincx ni Malebranche ne l’emprunte sans lui imprimer un tour singulier qui s’éloigne de la signification cartésienne. 92 La question de savoir si Leibniz a emprunté ou non à Geulincx cette image des deux horloges a été débattue. Voir A. de Lattre, op. cit. pp. 553-567. Il semble que Leibniz ait pu avoir connaissance du texte de l’Éthique, lors de son voyage en Hollande en 1676 où il rencontre Spinoza qui lui-même a pu le lire. L’image des deux horloges apparaît dans quatre textes de Leibniz : une lettre à Basnage de Beauval de 1695 ; une lettre à Bayle de 1698 ; Les Considérations sur les principes vitaux et sur les natures plastiques de 1705 et Le Système nouveau de la nature et de la communication des substances de 1703.
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à titre d’essence l’ensemble de ses états passés et à venir93 et que Dieu a veillé au moment de leur création à accorder ces deux séries d’événements. Mais l’occasionnalisme doit également être rejeté puisqu’il n’est pas besoin de supposer une intervention incessante et extraordinaire de Dieu sur sa création, tel un Deus ex machina qui produirait à chaque mouvement du corps une pensée dans l’âme et réciproquement. « Ainsi il ne reste que mon hypothèse, c’est-à-dire que la voie de l’harmonie préétablie par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d’une manière si parfaite, et réglée avec tant d’exactitude, qu’en ne suivant que ses propres lois, qu’elle a reçues avec son être, elle s’accorde pourtant avec l’autre tout comme s’il y avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au-delà de son concours général »94. L’opposition de Leibniz à l’occasionnalisme porte donc principalement sur l’économie de l’intervention divine dans le monde et, plus particulièrement, dans l’union : il n’est pas raisonnable de « recourir simplement à l’opération extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et particulière »95. Car, implicitement, cela revient à distinguer la volonté et l’entendement divin et à concevoir un Dieu capricieux, revenant sur ses décrets généraux et ordinaires pour instituer de nouveaux rapports, en contrevenant à la logique antérieure. La volonté de Dieu est soumise à son entendement, de sorte que la concomitance entre les monades et l’harmonie préétablie entre les substances spirituelle et corporelle ont été mises en place au moment de la création, une bonne fois pour toutes, selon la logique finaliste du meilleur des mondes. La perfection de la création interdit donc toute intervention ultérieure qui serait comme une retouche à un ouvrage si parfait. Or, c’est ce que prône l’occasionnalisme en doublant, pour ainsi dire, le concours ordinaire du monde, d’un autre ordre, extraordinaire et miraculeux, intervenant au niveau des substances singulières et non plus, sur le plan de l’économie générale du tout.
93 La théorie de l’harmonie préétablie est liée à sa conception de la substance en termes de notion individuelle complète qui « enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver […] », dans Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibniz, précédés d’une introduction par A. Foucher de Careil, Paris, A. Durand, 1857, p. 280. 94 Cf. C.-I. Gerhart, Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, vol. IV, p. 501. 95 Cf. Leibniz, Discours de métaphysique, XXXIII.
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Mais est-ce bien là ce que prétend l’occasionnalisme de Geulincx ? La critique de Leibniz ne s’adresse-t-elle pas plutôt à la doctrine malebranchiste ? Geulincx évoque bien l’aspect miraculeux de l’union de l’âme et du corps, comme nous l’avons vu, mais cela ne renvoie pas au caractère extraordinaire de l’intervention de Dieu. Bien au contraire, le réglage des deux horloges l’une sur l’autre, selon la plus grande exactitude, s’est effectué au moment de leur production et, ainsi, leur accord est un effet ordinaire de cette création extraordinaire. Car – et sur ce point la critique de Leibniz porte en partie sur la conception de Geulincx – au regard de l’homme, cette union est parfaitement contingente ; elle relève de la décision et donc du « bon plaisir de Dieu »96. La volonté divine, étant parfaitement libre, ne se soumet à aucun diktat, pas même celui de son propre entendement. Geulincx se situe ici dans le droit-fil de la conception cartésienne de la libre création par Dieu des vérités éternelles. Et, de même que le Dieu de Descartes n’est pas un souverain capricieux, susceptible de changer ses décrets, mais tenu par la perfection de ses décisions, de même le Dieu de Geulincx n’intervient pas dans le monde, à tout instant, mais sur le mode de la création continuée, chère à Descartes. Les lois de Dieu, une fois instituées en toute liberté, sont immuables. Geulincx utilise l’exemple de l’institution du langage qu’il trouve chez Descartes lui-même97 pour indiquer le caractère arbitraire de cette institution : « Aussi, que le commandement de ma volonté fasse trembler ma langue dans ma bouche quand je dis « terre » ou qu’il fasse trembler la terre elle-même, c’est exactement de la même importance, c’est en soi le même miracle ». Et la note précise le ressort de ce miracle : « Rien d’étonnant : la terre et son mouvement n’ont pas moins de relation avec le commandement de ma volonté que n’en ont mon corps et son mouvement. Donc le fait que ma langue bouge au moment où je le veux ne renvoie pas à moi – même chose pour la terre – mais doit être rapporté à un autre ; autrement dit rapporté à celui qui a fabriqué ces deux horloges – celle de ma volonté et celle du monde – ; à celui qui de là a voulu, arrangé et établi qu’à chaque sonnerie de l’horloge de ma volonté, l’horloge de ma langue sonnerait aussi, mais pas l’horloge de la terre »98.
96 C’est ce que Geulincx dit à propos de la vision : « Donc les yeux contribuent à la vision par le décret, la décision et le bon plaisir de Dieu », Ibid. p. 57. 97 Cf. Descartes, Le Monde ou Traité de la Lumière, A.T. XI, 4. 98 Geulincx, p. 62 et note 169.
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Ainsi, à rebours de ce que prétend Leibniz, la thèse de la création continuée dispense-t-elle Dieu d’avoir à intervenir dans les événements mondains. Dire que l’homme est un miracle permanent, c’est tout aussi bien affirmer le caractère ordinaire de sa condition. Il semble donc que la critique leibnizienne de l’occasionnalisme ne concerne pas la conception geulincxienne. Ce qui revient à dire que Geulincx est, de tous les occasionalistes, celui qui est le plus proche de la doctrine cartésienne, en cela qu’il conserve la thèse majeure de l’infinité de la volonté divine, refusée par les autres grands cartésiens. Le Dieu de Geulincx, comme celui de Descartes, est un Dieu libre et fainéant. En revanche, qu’en est-il la critique leibnizienne de l’occasionnalisme à l’égard de la doctrine de Malebranche ? Car il est fort à parier qu’au XVIIe siècle, le terme même d’occasionnalisme renvoie plus à l’auteur de la Recherche de la Vérité99 qu’à celui, méconnu, de l’Éthique ? Contrairement à Geulincx qui situe l’action de Dieu au principe de la création, et lui accorde une liberté absolue, Malebranche refuse l’idée selon laquelle la volonté divine pourrait être arbitraire : « Une Providence fondée sur une volonté absolue est bien moins digne de l’être infiniment parfait ; elle porte bien moins le caractère des attributs divins que celle qui est réglée par les trésors inépuisables de la sagesse et de la prescience »100. Ainsi Dieu a-t-il prévu, voulu et produit l’ensemble des effets de sa création selon un mouvement continu et il n’est aucune créature dont l’être ne se soutienne actuellement sans le concours efficace de Dieu. Or, contrairement à l’accusation leibnizienne, ce concours est général et ordinaire : Dieu n’agit que par des lois générales et ne peut donc être assimilé à un « horloger appliqué à une montre qui s’arrêterait à tout moment sans son secours »101. Néanmoins, Malebranche utilise la notion de cause occasionnelle pour conférer aux créatures un rôle subalterne, mais nécessaire, à l’efficace de l’action divine dans le monde : « Dieu a voulu que nous fussions libres non seulement parce que cette qualité est nécessaire pour mériter le ciel pour lequel nous sommes faits, mais encore parce qu’il voulait faire éclater la sagesse de sa Providence et sa qualité de scrutateur des cœurs, en se servant aussi heureusement des causes libres que des causes néces-
99 Ainsi qu’à La Forge et Cordemoy. L’expression de « cause occasionnelle » apparaît pour la première fois chez La Forge dans son Traité de l’Esprit de l’Homme, publié en 1665 100 Cf. Malebranche, Entretiens Métaphysiques, XI, 5. 101 Cf. Entretiens Métaphysiques, VIII, 8.
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saires pour l’exécution de ses desseins »102. C’est sans doute cette position qui a motivé chez Leibniz le reproche d’un Deus ex machina. Ainsi, il semble que la critique leibnizienne concerne davantage la philosophie de Malebranche que celle de Geulincx, même si un examen plus attentif permettrait d’en limiter également la portée sur la doctrine malebranchiste elle-même103. Quoi qu’il en soit, cette polémique témoigne de l’imbrication des thèses occasionalistes avec celles qui concernent la liberté, celle de Dieu et celle de l’homme. La pomme de discorde entre Malebranche et Leibniz réside précisément dans la question de la liberté, liée à celle de l’individualité des substances : en refusant d’accorder à l’esprit et au corps une puissance d’action, c’est le statut même de substance que Malebranche met à mal. Sur ce point, il s’oppose à Cordemoy qui maintient, quant à lui, le caractère indivisible et individuel de toute substance et, par suite, reconnaît à l’esprit une certaine activité et une liberté réelle104. Quelle est la position de Geulincx sur ce point ? Elle semble, dans un premier temps, conforme à l’esprit et à la lettre cartésienne : nous sommes assurés de notre liberté par un sentiment très vif de pouvoir résister aux volontés de Dieu. C’est ainsi que « Sur un navire qui file vers l’ouest, rien n’empêche le passager de marcher vers l’est. Ainsi, même si le monde est porté par la volonté de Dieu, charrié par elle dans un élan irrésistible, rien ne nous empêche pour notre part de refuser cette volonté, au terme d’une réflexion libre et pleinement nôtre »105. Mais cela ne signifie pas, comme chez Descartes, que notre volonté soit infinie. Cela indique notre responsa102
Cf. Entretiens, XII, 10. La position de Malebranche est complexe. Elle distingue les miracles impossibles, des miracles possibles et de ceux qui sont obligatoires pour rétablir la perfection de la Création, dénaturée par les effets délétères de l’action divine par les voies générales. Cf. Le Traité de la Nature et de la Grâce. 104 Cf. Géraud Cordemoy, Six Discours sur la distinction et l’union de l’âme et du corps, Discours V, selon lequel l’esprit manifeste une réelle capacité d’action en produisant les idées naturelles. En revanche, il dénie toute activité au corps. Concernant l’influence de Cordemoy sur l’évolution de la pensée leibnizienne de la substance, voir Véronique Le Ru, La Crise de la substance et de la causalité, Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste, CNRS éditions, Paris, 2003, pp. 157-166. Malebranche s’oppose également à Louis de La Forge qui, sans entrer dans une réflexion métaphysique sur la substance, confère néanmoins aux esprits et aux corps le statut de causes (occasionnelles, éloignées ou encore équivoques). Cf. Traité de l’Esprit de l’Homme, op. cit. chap. X, p. 175 et chap. XIII, p. 213. 105 Éthique, p. 15, note 35. 103
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bilité morale : ce ne sont ni Dieu ni les passions qui nous obligent à abandonner la Raison. Les passions sont ainsi considérées comme « indifférentes du point de vue de la morale »106. Il nous faut donc agir « indépendamment de la Raison » en ne la jugeant « digne d’aucun égard »107. Soit que nous y succombions, soit que nous y résistions, c’est toujours la même puissance qui s’exerce, celle de notre volonté. De même que nous nous trompons lorsque nous attribuons à l’objet extérieur les propriétés qui se manifestent en nous lors de la sensation, de même nous commettons un acte d’impiété en attribuant aux passions, et donc, en définitive, à Dieu lui-même en tant qu’il est cause de tout, un pouvoir que nous sommes seuls à posséder. Est-ce à dire que Geulincx revienne sur ses thèses occasionalistes ? Certes non, car c’est le propre de l’occasionnalisme de poser l’existence de causes qui secondent la causalité générale de Dieu. Sans se livrer à une théodicée en règle, Geulincx ménage ici une liberté humaine susceptible de dégager, en retour, une exemption de la responsabilité divine dans l’existence du mal. Aussi se rendent-ils coupables ceux-là mêmes qui prétendent vouloir éradiquer les passions parce qu’elles sont mauvaises. En effet, ils « confondent ce dont seul Dieu Ouvrier Suprême est l’auteur (à savoir nos passions et nos représentations elles-mêmes) avec ce dont nous sommes les ignobles et criminels auteurs (autrement dit les petites inclinations que nous ajoutons à ces passions et représentations) ; et ainsi Dieu est toujours implicitement reconnu comme l’auteur du péché »108. Le cadre cartésien a bougé en quelque sorte : là où Descartes attribue à la volonté une infinité qui excède les capacités cognitives limitées de l’entendement et qui se manifeste dans cette liberté de refus d’adhésion au vrai et au bien (où Sartre voit l’essence de la liberté humaine), Geulincx reprend le vocabulaire augustinien pour établir une faculté qui tient à la fois de l’entendement et de la volonté, celle du cœur. Nous sommes responsables, non pas de vouloir sans savoir, mais de refuser d’écouter la voix de la Raison par un effet de « ramollissement du cœur »109. Le cœur désigne chez saint Augustin « une force intérieure, un dynamisme complexe de l’âme, qui agit avec une plus ou moins grande intensité et selon une orientation déterminée dont dépend la
106 107 108 109
Ibid. p. 157. Ibid. p. 159. Ibid. p. 162, note 352. Ibid. p. 163.
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qualité morale de l’homme, sa félicité ou sa misère »110. Le cœur, c’est en l’homme sa part la plus agissante qui le conduit vers Dieu. On trouve chez Geulincx des expressions proches de celles de saint Augustin à ceci près que la Raison s’est substituée à Dieu, conformément à la définition de la Vertu : « Je mets tout mon cœur à vouloir faire seulement ce que la Raison ordonne »111. Il ne s’agit pas seulement de dire que la volonté doit se conformer aux décrets de l’entendement. Avec la notion de cœur apparaît un redoublement de la volonté elle-même qui décide de suivre les ordres de la Raison. Le cœur, c’est la volonté qui veut « avec force »112 la volonté divine. Est-ce à dire qu’il soit possible de ne pas la vouloir ? Certes non, mais on peut la vouloir mollement. C’est là toute la question de l’occasionnalisme liée à celle de notre liberté qui est contenue et Geulincx n’ignore pas les difficultés qu’elles enveloppent : « il y a un problème ; il faut le traiter oui, mais, je le vois, en finesse »113. Il a bien conscience d’aborder là à des terres éloignées de son axiome : « L’élément introduit ici dépasse ce qui peut être déduit du principe Éthique Là où tu n’as aucune influence etc. ; car nous ne devons pas en tout nous contenter d’adopter un comportement purement négatif, […] ; il nous incombe aussi d’y mettre du nôtre et d’apporter notre coopération […] »114. Nous sommes libres car nous pouvons vouloir coopérer avec Dieu plutôt que de subir ses volontés passivement. Le cœur permet à Geulincx de maintenir à la fois la doctrine occasionaliste, selon laquelle seul Dieu agit dans le monde, et la responsabilité morale de l’homme : je ne suis pas libre de n’être pas entièrement dans la dépendance à l’égard de Dieu, mais je suis libre d’y consentir ou non. C’est ainsi que le cœur « trouve sa perfection dans la résolution de faire seulement ce
110 Cf. Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, A. Colin, 1970 ; Albin Michel, 1995, p. 121. L’auteur montre l’évolution de la pensée de saint Augustin sur ce thème du cœur : l’empruntant à la Bible, saint Augustin laisse de côté sa dimension physiologique pour se concentrer sur son sens strictement religieux et métaphorique : « Je n’ignore pas que quand nous nous entendons exhorter à aimer Dieu de tout notre cœur, cela ne concerne pas cette petite partie de notre chair qui est cachée sous nos côtes, mais ce dynamisme d’où naissent les pensées. Il porte à bon droit ce nom, car, de même que le mouvement ne cesse pas dans le cœur,[…], de même, sans repos, notre pensée s’agite toujours », saint Augustin, De anima et ejus origine, IV, 6, n. 7 ; cité par P. Sellier, op. cit. p. 124. 111 Ibid. p. 121. 112 Ibid. p. 86. 113 Ibid. pp. 85-86. 114 Ibid. p. 86, note 243.
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qu’ordonne la Raison »115. Tel est l’accomplissement de la vie vertueuse de l’homme libre, c’est-à-dire chrétien. On est là proche du vocabulaire cartésien mais très éloigné de son esprit : la raison suffit à Descartes, aidée d’une volonté infinie ; Geulincx l’ordonne à une visée théologique, le cœur de sa raison. Solange Gonzalez
115
Ibid. p. 129.
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NOTE SUR LA TRADUCTION
Le présent ouvrage n’est pas un travail d’édition. Le texte proposé ciaprès est la traduction du texte établi par J. P. N. Land en 1893, qui fait depuis autorité. Afin de faciliter la consultation du texte latin, auquel le lecteur pourrait éventuellement souhaiter se reporter, nous avons indiqué dans notre texte, entre crochets, la pagination de l’édition Land (cf. références bibliographiques). Les références au texte faites dans les notes de Geulincx renvoient à cette pagination. Le texte de Geulincx présente par lui-même une accumulation de différentes couches : le texte principal est assorti de notes (chiffres arabes), ellesmêmes parfois précisées par une annotation supplémentaire (chiffres romains avec parenthèse). Afin de préserver la continuité de ce feuilletage, nous fournissons ce système d’annotation original directement sous le texte, et avons choisi de rejeter nos propres notes en fin de texte. Elles sont réparties en notes sur le texte de Geulincx d’une part (chiffres romains) et notes sur les notes de Geulincx d’autre part (lettres minuscules). Afin de faciliter la lecture pour le lecteur français, nous avons choisi de traduire en français les citations de poésie latine qui parsèment le texte.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Opera Binder Rezende Walther
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Arnoldi Geulincx Antverpiensis, Opera philosophica, recognovit J. P. N. Land, sumptibus providerunt sortis spinozanæ curatores, Hagæ Comitum : M. Nijhoff, 1891-1893. BINDER Wilhelm, Novus thesaurus adagiorum latinorum, Stuttgart, Fischhaber, 1861. REZENDE Arthur Phrases e curiosidades latinas, 4a, ed. Rio de Janeiro : (s.n.) 1952. WALTHER Hans, Lateinische Sprichwörter und Sentenzen des Mittelalters und der frühen Neuzeit in alphabetischer Andordnung, aus dem Nachlass von Hans Walther, herausgegeben von Paul Gerhard Schmidt, Göttingen, Van Den Hoeck & Ruprecht, 1986.
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ÉPÎTRE DÉDICATOIRE
Aux doyens de l’Université de Leyde Très nobles, très puissants Seigneurs, Il y a déjà deux ans que j’ai choisi la cité des lettres dont vous êtes magistrats comme terrain pour jeter sous vos auspices les fondations d’un édifice nouveau pour l’antique sagesse. Dans cette perspective, j’ai fait paraître à votre intention deux livres de logique ; l’un devait fournir les pilotis et les moellons pour stabiliser et niveler la base, l’autre le mortier et le ciment grâce auxquels, mutuellement consolidés, ces matériaux devaient être bien liés et soudés. Ils ont accompli avec zèle et exactitude la tâche que je leur avais assignée : ils ont appliqué des coups de masse, ont bétonné le sol après l’avoir revêtu d’une assise de pierres, et ont assuré la cohérence des pierres et des poutres en les reliant de manière continue. Voilà jetées les fondations de l’encyclopédie. Or cependant, alors que je laissais ces fondations à elles-mêmes afin de tester si elles allaient se fissurer quelque part, trahir un défaut, ou si elles allaient rester solides et faire un bon support (et assurément, quoi qu’en dise l’envie, elles n’ont jusque-là révélé aucun vice ; elles promettent de porter pour l’éternité ce qui sera édifié sur elles, aussi imposant et majestueux que ce soit), je préparais, ajustais et dégrossissais des matériaux qui seraient vraisemblablement utiles pour l’érection du bâtiment : des colonnes, du bois de charpente, des planches. Finalement las d’un labeur ininterrompu, je décidai de le laisser de côté et de le remettre un peu. Je me portai vers une tâche plus agréable : je me suis mis à confectionner le couronnement du futur édifice. Lui que j’avais déjà esquissé auparavant et même envoyé à l’imprimerie, voilà que je passe mes journées à le peindre, à le façonner, à le ciseler. Ce couronnement, c’est l’étude De la vertu et de ses propriétés premièresi ; dans le sanc-
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PRÉFACE AU LECTEUR
tuaire de la sagesse, elle occupe le sommet. Car l’éthique est une voûte dans ce sanctuaire ; qu’est la politique ? C’est un arc dans cette voûte. Ceux qui suspendent le bonheur de l’État à un autre ciel qu’à celui de la vertu (je veux dire au plafond de ce temple) se trompent du tout au tout. Le lustre des desseins qu’on a accroché à l’adresse humaine brille souvent quelques instants ; les enfants s’étonnent, les invités ne tarissent pas d’éloges ; mais bientôt il tombe aux pieds de ses admirateurs après les avoir maculés de sa suie et assommés de son poids, et se brise pour s’éteindre dans un nuage de fumée âcre. C’est l’expérience, maîtresse des sots, qui hier comme aujourd’hui l’enseigne de sa trop mordante férule. Donc l’éthique est le plafond et le toit du temple. De même que la logique fournit une fondation solide et bien aplanie ; la mathématique et la métaphysique des colonnes résistantes, des murs bien charpentés ; la physique un pavement et toute une architecture intérieure réalisés avec goût et harmonie. Mais en aucun cas ce temple n’est en bon état d’entretien sans l’éthique. Voire sans l’éthique, ce n’est pas un temple mais un bassin de pluie ; il n’est pas propre au culte ni au sacrifice. Bien vite il est maculé par la moisissure qui corrompt ses stucs, souillé par les nids de striges et de chouettes, infesté par les bêtes sauvages qui en font leur repaire, sali par les immondices de serpents et de vers ; funeste, maudit, il est peu à peu rongé par les gouttes de pluie, menace de s’effondrer sur les voyageurs, et enfin s’écroule, plus misérablement que la pire gargote d’inculture et d’ignorance. Comme l’éthique est le toit du temple de la philosophie, le traité qui traite au plus près de la vertu elle-même est le point culminant et le couronnement du toit lui-même. Ce couronnement, où figure désormais vos noms, se signalant désormais par vos marques distinctives, désormais tout équipé et fin prêt, ce couronnement je vous l’offre et et le soumets pour que vous le regardiez et l’examiniez de près, dans la mesure où il est digne de respect. Si vous estimez qu’un changement doit être apporté à la facture (car il n’y en a aucun dans la matière ; j’y engage ma foi : elle est de part en part inébranlable et de bon aloi) ordonnez, c’est votre droit (car vous êtes mes Maîtres) ; il m’appartiendra d’exécuter vos ordres. Mais si quelque part vous êtes d’avis qu’il faut orner d’une feuille d’or les pampres et les grappes de notre sculpture, je le ferai assurément, pour que votre munificence rehausse l’éclat de mon art, et que mon art fasse resplendir éternellement votre munificence. Adieu. Accordez vos faveurs aux hommes de bien et de talent. Ainsi, que Dieu
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vous accorde ses faveurs, à vous, à votre république des lettres, et à l’intérêt général. S’ils ont votre faveur, vous aurez la sienne. Je reste, de vos très nobles et très puissantes Seigneuries, le très obéissant serviteur, Arnold Geulincx. Fait à Leyde le 27 juillet 1665.
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AMI LECTEURii [6] Voici un petit livre sur Les vertus cardinales1. Si j’ai pris le mot dans l’usage commun (ainsi qu’il convient), j’ai emprunté la chose à la Nature (tel est le premier devoir du philosophe). En effet, ma liste des vertus cardinales ne correspond pas à l’usage commun ; communément, on dénombre prudence, justice, courage et tempérance, et moi : diligence, obéissance, justice et humilité. L’exclusion de la prudence va de soi (nombreux sont ceux qui l’ont vu avant moi) ; elle est un fruit de la vertu, un instrument de la vertu, non une vertu. Nous sommes d’accord sur la justice ; c’est donc seulement sur courage et tempérance qu’il y a débat. Mais l’exercice de la vertu peut s’en passer, peut-être pas des deux simultanément, mais du moins de l’une ou 1 Sont cardinales les vertus dont le concours est nécessaire à tout exercice de la vertu ; si bien qu’aucun acte dont l’exécution est bonne et conforme à la Raison ne peut avoir été privé de l’une d’elles. Ce sont les quatre suivantes : diligence (ou écoute attentive de la Raison), obéissance (ou exécution des ordres de la Raison), justice (ou adéquation à l’exigence de la Raison), et enfin humilité (ou indifférence à soi-même). Nécessairement en effet, si l’exécution d’un acte est bonne et réglée sur la Raison, nous écoutons attentivement les ordres de la Raison (car sinon, nous ferions une bonne action par hasard ; or bien faire par hasard c’est mal faire absolument, comme le prochain traité sur la prudence le montrera) ; nous exécutons les ordres de la Raison (car si nous agissons non sur l’ordre de la Raison mais sous la pression de quelque passion, notre acte ne pourra être bon) ; nous mettons notre acte en adéquation avec la Raison, à savoir que nous n’en faisons ni plus ni moins que ce que la Raison prescrit (car si nous en faisons plus ou moins, nous ne suivrons pas exactement la prescription) ; et enfin, nous ne sommes en rien conduit par le souci de nous-mêmes (car si nous nous soucions de nous, nous ne suivrons pas les ordres de la Raison, mais ceux de la philautie, ou amour de soi-même).
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l’autre ; de fait, il n’y a pas de place pour la tempérance dans l’adversité, et pas de place pour le courage dans la prospérité (et je refuse d’écouter ceux qui mettent au compte du courage de résister aux tentations dans la prospérité, et au compte de la tempérance de tenir la bride à leur peur dans l’adversité. Ils travaillent de proche en proche, et ne distinguent pas assez le sens propre du sens figuré ; car ce « résister » vaut seulement pour « ne pas se laisser attirer », ce qui relève de la seule tempérance ; et ce « tenir la bride » vaut seulement pour « ne pas céder à la terreur », ce qui relève du seul courage). En revanche, il n’est pas d’exercice de la vertu sans les quatre vertus que je considère pour ma part comme cardinales. En effet, pour qu’une action soit légitime, il faut écouter la Raison (diligence), exécuter ce que dit la Raison (obéissance), et l’exécuter en n’en faisant ni trop ni pas assez (justice), ce qui implique de ne pas le faire pour soi-même (humilité). Ces propriétés sont donc inséparables de l’exercice de la vertu ; et pour que l’exécution de tout acte de notre part soit bonne, il est nécessaire que nous nous y montrions à la fois diligents, obéissants, justes, et humbles. De même que les choses dont je parle proviennent de la Nature (comme je le disais), de même [7] c’est aussi conformément à la Nature que je les reçois et que je les traite. Je n’y mêle rien qui prenne sa source dans les eaux sacrées ; tout vient de la Raison, jusqu’au plus petit ruisseau. C’est pourquoi, au cours de ce travail, une chose m’a souvent étonné – étonnement aujourd’hui intact2 : avec tout leur talent, toute leur volonté, tout leur zèle et leur appli2 Les Anciens ont donné leur place à trois vertus cardinales, les païens aussi. De fait, l’enseignement de Platon, d’Aristote, et des autres, prescrit ouvertement d’être attentif à la Raison, d’accomplir ce qu’elle ordonne, et de s’en tenir à ces ordres (ce qui recouvre diligence, obéissance et justice). Qui l’ignore ? Mais ils sont restés dans une profonde ignorance de la quatrième des vertus cardinales, la vertu maîtresse : l’humilité. Cette ignorance explique qu’ils aient toujours placé l’éthique dans son ensemble et tout type de réflexion morale, dans la perspective d’une utilité, que ce soit l’utilité personnelle, l’utilité de l’État (quand quelque trait d’une sagesse supérieure semble les avoir touchés), ou même de la société humaine. Parmi les premiers se range Épicure, parmi les seconds, de toute évidence, Aristote et Platon ; ils se sont en cela lourdement trompés. En effet, puisque la Raison que la vertu nous fait aimer est une sorte de loi qui nous concerne de près et s’étend sur l’intégralité du genre humain, sa raison d’être implique qu’il n’y ait pas profit là où elle se manifeste telle qu’elle est, et qu’elle n’opère pas en vue de notre utilité et de notre commodité (car dans ce cas, elle serait un privilège plutôt qu’une loi). Mieux, si la Raison, en tant que loi à nous prescrite, visait notre commodité, notre profit et notre intérêt, nous serions en mesure d’y renoncer ; car la lumière naturelle montre avec la plus grande clarté qu’est intègre toute personne qui renonce à un droit établi en sa faveur. Par conséquent, elle ne serait pas une loi ; car une loi à laquelle tu ne
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cation, nos gentils (qui ont travaillé non certes à partir des mêmes sources sacrées que nous mais à partir de la même Raison) ont fait totalement fausse route ; et ce en terrain si dégagé, s’écartant d’une voie si droite, de la voie royale, alors même qu’ils possédaient ce divin oracle qu’ils se renvoyaient comme une antienne : Connais-toi toi-même. S’ils avaient suivi ce fil en droite ligne, ils auraient dû non seulement parcourir facilement ces chemins, mais même venir à bout d’un labyrinthe inextricable, en cas de besoin. Ils en ont tous été détournés par la philautie. Je ne fais ici aucune exception, pas même pour le grand Platon, qui le mériterait (je l’avoue) si une exception devait être faite parmi eux. Pour tous, toutes voiles et toutes rames dehors, cap sur la vie heureuse, leurs efforts concernent le bonheur personnel, et se nourrissent du désir du bonheur personnel ; et de là viennent leurs larmes. Seuls les chrétiens trouvent ici dans leurs textes sacrés quelque sagesse ; ils sont les seuls, mais parmi eux, qu’ils sont rares ! L’école des philosophes éthiques, avec ses païens dont elle professe les leçons, est en plein délire ; les maîtres et les orateurs auxquels le peuple a affaire la plupart du temps sont pourtant ceux que cette école a formés. Même les chrétiens qui ont ici de la sagesse (comme je l’ai dit), la tiennent de leurs textes sacrés. Personne, que je sache, n’a ici agi en philosophe, et n’a touché à ces sujets armé de la seule et unique pointe de la Raison naturelle (car c’est ce que j’appelle philosopher). Alors quoi ? De tous ces auteurs, aussi bien les gentils que les chrétiens, me voici donc moi le plus subtil ? Je n’ai pas la puérilité d’avoir une telle opinion de moi. Mais l’usage du microscope (admirable invention de notre temps et de notre pays flamand, un vrai miracle) s’est offert à ceux qui observent les atomes. Les plus petits détails, qui échappaient tout à fait à un regard attentif, grossissent grâce à l’apport de cet instrument, jusqu’à atteindre une taille adéquate à l’observation ; de sorte qu’il est désormais facile de voir en eux des caractéristiques qui n’auraient jamais été vues autrement, la diversité des parties, la diversité des couleurs, les recoins, les replis, les reliefs. Mais, et n’est-ce pas encore plus étonnant, les utilisateurs du microscope, après s’en être servi et l’avoir mis un instant de dois pas obéir, dont tu peux si bon te semble congédier le message, ce n’est pas une loi mais une parodie de loi, cela va de soi. Reste que nous ne pouvons, ni comme individus, ni comme partie de tout le genre humain, refuser les lois souveraines que Dieu et la Raison nous ont imposées ; elles n’ont donc pas été établies en notre faveur ; bien plus, elles l’ont été pour nous arracher à notre corps défendant Humilité et Indifférence à nous-même. Cf. sur la question notre traduction flamande en marge du développement sur l’humilité.
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côté, commencent à remarquer et à repérer à l’œil nu des choses qu’ils n’auraient jamais vues s’ils ne les avaient vues d’abord avec l’aide de cet instrument ; [8] ils osent scruter à l’œil nu les cavités de ces petits objets insignifiants qu’auparavant ils n’étaient allés inspecter qu’à travers l’appareillage d’une lentille d’observation. Et cet usage s’offre à moi aussi. La parole de Dieu me fait office de tube flamand. Ce que j’ai vu grâce à son secours, et que sans lui je n’aurais pas vu, je le vois encore dans une certaine mesure quand je l’ai mis de côté ; mieux, je continue d’avoir par la suite, sans le tube, une vision de certaines choses aussi claire et aussi parfaite que si son usage m’en avait instruit. Je n’accorde pas à mes yeux plus de confiance qu’aux yeux perçants et pénétrants des gentils ; ils avaient certes une vision plus floue, mais ils ne disposaient pas de mon appareil à scruter. Quant aux chrétiens (peu nombreux) qui ont vu que ces idées étaient dans leurs textes sacrés, je les exhorte à les reconnaître avec moi, identiques, dans ce livre. C’est utile ; tel est l’enseignement que nous recevons des utilisateurs de microscope. Pour terminer, Lecteur, sois de ces lignes un fréquent lecteur. Et ce que tu lis dans mon petit livre, relis-le dans ton esprit. Sois-en certain : c’est inscrit là aussi.
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PREMIER TRAITÉ DE LA VERTU ET DE SES PROPRIÉTÉS PREMIÈRES, COMMUNÉMENT APPELÉES CARDINALES
CHAPITRE I DE LA VERTU EN GÉNÉRAL
L’éthique concerne la vertu. La vertu est l’amour exclusif de la droite Raison. § 1. Amour [9] 1. Le terme amour peut être pris en plusieurs sens1 ; premièrement il désigne une certaine affection, ou passion, qui attendrit l’âme humaine et en prend doucement possession. En outre, cette passion, qu’en maints endroits on appelle amour est, seule et unique dans ce cas, toute douceur pour l’âme humaine en tant qu’elle est humaine et attachée au corps2. Car certes, l’âme 1
On n’a pas besoin de dire ce qu’est l’amour ; notre conscience et notre expérience intime nous en donne une connaissance complète. Quand il nous arrive d’aimer, nous ne pouvons assurément ignorer ce qu’est aimer. Ce mécanisme vaut en général pour tout ce qui touche à nos pensées, à notre intellect, à nos sens, ainsi qu’à notre volonté et aux affections de notre esprit ; notre conscience, comme je l’ai dit, nous donne de tout cela une connaissance complète, et aucune définition ne peut en rendre compte. Pourtant, il y a souvent une ambiguïté dans le mot malgré la plus grande clarté dans la chose ; et alors, un travail de distinction et de discussion est nécessaire sur la signification du mot lui-même. C’est le cas ici, car cette amphibologie qui touche le mot amour est dans l’éthique la cause de grandes erreurs. De là surtout on persuada le commun (qui n’entend pas par amour autre chose qu’une certaine affection) que la vertu consistait tout entière dans une sorte d’affection tendre et douce à l’égard de Dieu et de la Raison (que partout ils appellent dévotion). D’autres furent persuadés que la vertu se rapporte à une espèce de concupiscence, comme il apparaîtra dans la suite. 2 Ce qui, au passage, fait apparaître toute la misère de ces gens dont l’ordinaire est d’envier les autres, de les détester, ou de les haïr de quelque manière ; car ils congédient ce qui est le plus agréable dans la vie, aimer. Et rien de plus facile que d’être capable d’aimer tout le monde, quelle que soit la personnalité des gens, même si au premier abord nous n’approuvons pas les
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humaine, en tant qu’âme, peut être le siège d’un plaisir plus élevé (consistant dans la pleine approbation de ses actions dictée par leur accord avec la règle suprême) ; pourtant, en tant qu’elle est jointe au corps, et que sa nature la conduit alternativement à exercer une action sur lui puis à recevoir comme passivement ses effets, elle ne connaît pas d’autre douceur que la passion. À tel point que la joie, les plaisirs, l’agrément, la gaieté, la réjouissance, la jubilation, et toutes choses semblables, ne sont que des mots différents pour cet amour. Dès lors, ce qu’il y a de douceur dans le désir, l’espoir, la confiance3, etc., ce qui fait du bien à l’esprit et l’apaise, est amour ; ce qui en revanche lui est à charge et l’afflige n’a pas pour cause l’amour, mais une autre [10] affection, qui en eux s’enchevêtre et se mêle à l’amour. Cela étant, la plupart des gens4 estiment que ce plaisir de l’âme considérée à part et s’arrachant au corps vices de certains. Il y en a qui mettent en avant des antipathies, à savoir des divergences ou des répulsions naturelles, comme dit le poète : Je ne t’aime pas, Volusius, et ne peux dire pourquoi ; Tout ce que je peux dire : je ne t’aime pas.a Mais soyons clairs, ces représentations, si ténues, ne doivent pas être tolérées ; ce sont seulement des songes, des fantômes de l’imagination ; et il est facile de s’y opposer par la puissance de la Raison bonne et la résistance de l’habitude. La ligne de conduite du sage ne doit pas différer de celle qu’autrefois Aristote se donnait : être ϕιλάνθρωπονb, à savoir aimer les gens, ne se détourner de personne et bien traiter tout le monde. 3 Le désir n’est rien d’autre que l’amour d’une chose absente ; aussi inclut-il dans sa définition tant la douceur (amour) qu’une quelconque affliction, ou amertume (douleur conçue en raison de l’absence de la chose aimée). L’espoir n’est rien d’autre que l’amour pour un bien futur, dont nous pouvons être frustrés ; c’est pourquoi il fait quant à lui entrer dans sa définition la douceur (c’est-à-dire l’amour passion) et l’amertume (c’est-à-dire la crainte d’être frustré de ce bien). La confiance n’est rien d’autre qu’un grand espoir, ou beaucoup d’amour avec un peu de crainte. Cependant ces définitions que nous donnons n’ont pas pour but d’indiquer la nature des choses (la conscience nous en donne une connaissance complète comme nous l’avons noté précédemment), mais d’indiquer, puisqu’elles nous font en partie du bien et en partie du mal (nous le sentons en nous avec la plus grande clarté), que l’aide qu’elles nous apportent est en proportion de la part d’amour en elles, alors que les obstacles et les tourments sont en proportion de la part, en elles, de quelque autre affection. 4 D’où il apparaît que les gens, la plupart du temps, agissent en fonction d’eux-mêmes, et se privent de véritable humilité (car elle consiste dans une indifférence à soi-même, comme il a été noté dans la préface). Bien plus, il apparaît que s’ils rapportent tout à eux-mêmes, c’est pour autant qu’ils sont des êtres humains, à savoir des êtres attachés à un corps. Car s’ils s’observaient eux-mêmes séparément de leur corps et de l’humaine condition, ils feraient très grand cas de ce plaisir qui consiste dans l’approbation sans réserve de leurs actions, qui a été mentionnée dans ces lignes ; mais ils sont sans cesse à la recherche de quelque plaisir plus grossier, sensible, et relié au mouvement du corps ; c’est le cas de l’amour passion, qui ne
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(plaisir consistant, nous l’avons dit, dans l’approbation sans réserve de ses actions, dictée par leur conformité avec la loi divine) est si frugal, si maigre et inconsistant qu’à leurs yeux il mérite de justesse le nom de plaisir, ou pas même de justesse. En outre, si ce plaisir tout spirituel est stérile et n’engendre pas cet autre plaisir5 corporel et sensible (l’amour passion) que les autres voies habituelles engendrent souvent, ils se plaignent de mener une vie de deuil et d’affliction, de pourrir sur place et, tout en obéissant à Dieu et à la Raison, de s’en voir cependant refuser la récompense et la consolation. 2. Ainsi, on comprend bien ce qu’est l’amour passion. Pourtant, on ne doit pas accepter ce type d’amour pour définir la vertu6. En effet, bien que cet amour soit le compagnon inséparable de la vertu (car les hommes de bien sont comblés de plaisirs et de joies intérieures parfois indicibles), il n’est cependant pas la vertu même ; il n’est qu’une sorte de récompense accidentelle de la vertu, qui en est à la fois la conséquence immédiate et la suppression immédiate. Donc cet amour qui constitue la vertu est bien autre chose ; c’est
s’éprouve pas sans un mouvement et un ébranlement de notre corps, particulièrement le cœur. D’où cette conclusion claire comme le jour : ils passent leur temps à se barrer à euxmêmes, comme par un fait exprès, l’accès à la vraie humilité. 5 Lorsque nous approuvons du fond du cœur une de nos actions, que la voix de notre conscience nous dit qu’elle est en accord avec la droite Raison ou loi de Dieu, il s’ensuit ordinairement une sorte de plaisir, ou amour passion, d’une indicible douceur ; cette passion apporte à l’homme de bien un tel apaisement qu’il méprise tout ce qu’on appelle communément des malheurs : les dommages, le déshonneur, les misères de la prison, les tortures, mille morts : il peut même les subir sans paraître rien ressentir. Mais parfois cette belle approbation morale est chassée par le simple contentement physique, qui réside uniquement dans quelque passion ; en effet, cette belle passion est sous la dépendance de notre état physique ; ainsi, il arrive souvent qu’elle ait une raison d’être sur le plan moral, mais qu’à cause d’une mauvaise disposition, elle ne produise pas d’effet sur le plan proprement physique ; et qu’inversement elle n’ait aucune raison d’être sur le plan moral, mais produise pourtant un effet à cause d’une bonne disposition proprement physique. De sorte que nous nous sentons parfois joyeux, sans que cette joie même ait aucune raison d’être qui la soutienne. 6 L’amour passion, ou amour affectif, est extérieur à la morale, n’est dans ce registre ni bon ni mauvais, et ne ressortit pas au vice ; en revanche il est une chose indifférente ici, ou ‘αδιάφορα, de même que la vue, l’ouïe, et les choses de cet ordre appartiennent certes à la Nature, mais pas à la morale. En effet, nos sens et nos passions sont exactement sur le même plan et ne diffèrent entre eux que par la relation entretenue avec l’extérieur (car d’habitude nous assignons aux sens le rôle de recevoir ce qui se présente à nous, pas aux passions). Cela apparaîtra plus bas au traité IV, où il s’agit expressément des passions.
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la ferme résolution7 d’accomplir ce qui doit être accompli selon le décret de la droite Raison. En raison de l’opération en jeu dans cet amour, il peut être appelé amour effectif, de même que cet autre amour dont nous venons de traiter peut être appelé amour affectif. Et la ferme résolution d’accomplir ce qui doit être accompli selon le décret de la Raison n’est pas le seul aspect de l’amour effectif ; il faut de manière générale entendre sous ce terme toute ferme résolution d’agir8. Voire la ferme résolution de poursuivre une injustice subie et d’en tirer vengeance est de l’amour ; non certes à l’égard de celui dont tu as décidé de tirer vengeance et d’obtenir la punition, mais à l’égard de toi-même, que cet acte de vengeance entend apaiser, calmer, assouvir et délecter. Donc toute sorte de douceur qui envahit l’âme humaine relève de l’amour affectif ; et toute ferme résolution relève de l’amour effectif. 7
Toute la définition et la nature de la vertu est contenue dans cette simple formule : la vertu est la résolution d’accomplir ce qu’ordonne la Raison. Que cette résolution soit associée à de la douceur (amour passion) ou qu’elle en soit dépourvue, cela n’a rien à voir avec la nature de la vertu ; est un homme de bien celui qui persiste dans cette résolution, même s’il est privé de tout le bien-être en quoi consiste l’amour passion. Et il peut en être privé, comme nous le notions un peu plus haut, en raison d’une disposition physique peu apte à percevoir cette douceur et cet agrément en quoi consiste l’amour passion ; c’est pourquoi il est fréquent que des personnes grabataires, agonisantes, tout en étant des gens de bien, très fermement ancrés dans leur résolution d’obéir à Dieu et d’aller à lui qui les rappelle d’entre les vivants, n’éprouvent pas ce bien-être et cette félicité intérieure qui d’habitude les apaisaient lorsqu’ils étaient en bonne santé ; sans que cela, en vérité, jette aucune ombre sur leur honnêteté. 8 Il faut pourtant examiner qui le terme désigne ; en effet, il n’est pas dit que nous aimons n’importe quelle personne impliquée dans notre ferme résolution. Donc, une ferme résolution est dite amour eu égard à sa fin-adresse (l’exposé sur la fin-résultat et la fin-adresse se trouvera plus bas au traité 3). C’est pourquoi, si quelqu’un a pris la ferme résolution de tuer un ennemi, on dira que cette résolution exprime de l’amour non pour son ennemi mais pour lui-même (qui ici est la fin-adresse) ; et de la même manière, si quelqu’un a pris la ferme résolution de suivre scrupuleusement la loi de Dieu afin d’en obtenir la béatitude éternelle, cette résolution est certes de l’amour (comme elle l’est toujours et ailleurs), mais de l’amour pour sa propre personne, puisque c’est lui-même, auteur de cette ferme résolution, qui devient dans ce cas la fin-adresse. Si quelqu’un prenait la ferme résolution de suivre scrupuleusement la loi de Dieu, ou d’accomplir ce que la Raison ordonne, purement parce que la Raison l’ordonne, en s’y tenant, et sans étendre au-delà son intention, celui-là aime la Raison et la loi de Dieu, ainsi que Dieu lui-même, à sa propre mesure ; non que Dieu, sa loi, ou la Raison soient ici fin-adresse à proprement parler (en effet, nos bonnes actions ne la touchent ni ne lui rapportent en rien, et les mauvaises ne la privent de rien), mais ils sont fin-adresse de l’obéissance, ce qui ici suffit à considérer qu’ils sont objets d’amour, puisque aucun autre amour subordonné n’est susceptible de se porter sur eux ; ce qui apparaîtra de manière plus développée plus bas au traité III.
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3. Certes l’amour affectif est plus courant, il est plus fameux parmi le commun [11] et c’est lui qu’on comprend sous le mot amour ; mais dans une acception plus propre9 et plus conforme à la Nature, c’est l’amour effectif que le mot amour signifie. Même, il semble que la seule raison pour laquelle l’Amour affectif est appelé amour est que l’amour affectif va souvent de pair avec l’amour effectif. Autrement, comment comprenons-nous qu’une personne, dont nous connaissons certes les bonnes dispositions à notre égard, nous voue un amour extrême, si son affection ne produit pas d’effet10, si cette personne ne se précipite pas pour nous aider dès que possible, si elle ne fait pour nous complaire aucun geste, aucun effort ? Ou alors nous ne faisons pas grand cas de son amour. L’argument est limpide : quand amour désigne l’amour effectif, cette acception est plus propre et plus conforme à la Nature que quand il désigne l’amour affectif. 4. En comprenant par le mot amour à peu près l’amour affectif, ou cette passion11 précise que nous avons dégagée au paragraphe 1, le commun impu9
Un médicament et une personne sont dits sains ; l’utilisation du terme sain est certes propre pour une personne, mais impropre pour un médicament, qui est dit sain par une sorte d’analogie, bien sûr parce qu’il est cause de la santé. De la même façon aussi, une passion donnée (bien sûr cette passion douce, tendre, agréable) et la ferme résolution de poursuivre une fin donnée sont toutes deux désignées par amour ; mais si cette désignation est propre pour résolution, c’est pour passion une métonymie du même genre, parce qu’elle est souvent la cause de l’amour (à proprement parler) qui alimente la résolution. En effet, les gens commencent ordinairement par éprouver des sentiments passionnés, ou amour affectif, pour ensuite aimer d’un amour effectif, rechercher des faveurs et les obtenir ; ainsi, l’amour affectif engendre souvent l’amour effectif, comme on pourra le voir un peu plus bas au paragraphe 5. 10 Certaines personnes très délicates sont facilement affectées à l’égard d’autrui par un sentiment caressant, peuvent même être saisies par de la compassion, mais quand la situation l’exige, ne portent pas secours ; chez eux, l’amour affectif est stérile, et ne produit pas d’amour effectif. Ces gens ne méritent aucune estime ; en effet, ils portent en eux un germe du véritable amour, mais aucun fruit ; or l’amour affectif, comme tout germe, n’a pas d’autre utilité que d’engendrer l’amour effectif ; pour le reste, il est par lui-même tout à fait inutile. Il faut donc se tenir à distance de ces gens, quand nous avons besoin d’aide et de soutien, et les compter au nombre des femmes et des enfants, dont les larmes d’attendrissement nous sont une gêne plus qu’une aide lorsque nous sommes en difficulté. 11 Bien sûr, le commun sait par un instinct naturel (idée on ne peut plus vraie, et sur laquelle pourtant les écoles se sont indignement trompées, comme il apparaîtra au § 3 de ce chapitre) que la vertu est amour ; mais en réduisant le sens du mot amour à un sentiment, ou passion, (car le commun se livre tout entier aux sentiments qui lui sont propres), il rapporte aussi la vertu au sentiment ou passion ; nommément, à la dévotion, pour parler comme ces
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te du même coup à cette passion tout ce qu’il compte comme vertu, et assimile alors le fait d’être honnête et celui d’être emporté vers Dieu et la Raison par quelque tendre affection ; mais quand ils se voient tout d’un coup privés des plaisirs que cette affection procure (car il est naturel que cela se produise12), ils connaissent l’angoisse et l’affliction tout comme s’ils avaient alors essuyé la perte sûre et définitive de la vertu. Ces accès d’angoisse et d’inquiétude n’ont d’autre issue que l’apprentissage de la véritable humilité13, et la décision inébranlable, dans l’exécution ou l’abandon d’une entreprise, de ne jamais viser l’agrément ou la consolation personnelle, mais de toujours se fonder sur l’examen de la Raison. Et le comble du dérèglement est de vouloir se débarrasser directement14 de ces inquiétudes ; ce qui sera mieux établi par les arguments que je donnerai plus bas au chapitre 2, où je traiterai expressément de l’humilité.
gens, c’est-à-dire à ce tendre sentiment dont ils sont affectés comme une caresse à l’égard de Dieu et de la Loi, ou Raison. 12 Assurément l’amour affectif, comme nous l’avons noté précédemment, dépend de la constitution du corps ; il peut donc facilement arriver qu’en raison d’un état du corps moins favorable à la conception du susdit amour, cet amour et ses plaisirs ne s’y manifestent pas, même si sa cause est présente dans l’âme. Il peut facilement arriver, je l’affirme, qu’il y ait honnêteté sans dévotion, pour peu que le corps ne soit pas favorablement affecté pour la dévotion. 13 En effet, s’ils sont vraiment humbles, ils recouvreront facilement cette récompense de l’humilité qu’est une paisible sécurité, une conscience apaisée, tranquille, libre de toutes les passions et des troubles – il en sera question plus bas dans la préface du traité V. Bien plus, s’ils sont vraiment humbles, ils ne désireront pas la récompense ; il leur suffira d’obéir à la loi divine, comme on verra aussi plus bas dans le traité sur l’aide apportée par l’humilité, particulièrement au § 4. Mais du fait même de désirer non la paix mais la loi de Dieu, du fait même, dis-je, ils trouvent, au sein de leurs troubles et de leurs angoisses, la paix de la conscience et la tranquillité la plus assurée qui soit. 14 Ce n’est guère étonnant ; qu’est-ce en effet qui pousse à s’en débarrasser, sinon la philautie, ou amour de soi-même, pour se libérer bien sûr de ces tourments et mener de nouveau une existence pleine de sécurité et de douceur ? Une telle résolution est à mille lieues de celle en quoi consiste la nature de la vertu, et qui ne se fixe pas d’autre prescription que la loi de Dieu, son devoir et son obligation. C’est pourquoi on n’obtiendra même pas la sécurité d’avant ; car on la perd en la cherchant, et elle est de ces choses qui se font d’elles-mêmes, et ne se rencontrent que dans un mouvement spontané (voir là-dessus le traité sur le soutien de l’humilité, § 4). Donc tu t’empêtreras dans des angoisses et des inquiétudes chaque jour croissantes, à moins que ce désir de ta propre tranquillité ne soit écrasé, enseveli presque, sous des désirs et des péchés nouveaux – tel est, dans toute son horreur, le salaire de la philautie.
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5. Le plus souvent, ces deux amours (affectif et effectif ) vont provisoirement de pair ; souvent l’amour affectif engendre l’amour effectif, souvent c’est l’inverse. Il est fréquent que, dans les relations sociales, ce soit l’amour affectif qui engendre l’amour effectif. D’abord, en effet, quand on a de l’ambition, qu’on guette quelque bienfait, on cherche les bonnes grâces de ceux sur la faveur desquels on compte pour l’obtenir, et on s’efforce de se gagner leur affection par des caresses et des flatteries, des services rendus, des cadeaux et, si rien d’autre n’y fait, [12] par des prières. Si on se gagne cet amour affectif15, on est suffisamment assuré qu’en naîtra l’amour effectif, ou résolution d’accorder des bienfaits et de là, les bienfaits mêmes qu’on guette. À l’inverse, l’amour effectif engendre souvent aussi l’amour affectif. Ce qui se produit dans les relations les plus élevées16 ; comme quand un philosophe au cœur sincère et prudent, Socrate avec Platon par exemple, entreprend de former un disciple à la sagesse. En effet, Socrate conduisit d’abord son esprit à combler Platon de bienfaits, à lui donner une bonne éducation, et à en faire un être humain semblable à lui-même, c’est-à-dire un homme de bien (bienfait le plus élevé qu’on puisse viser) ; de cette résolution naît en Socrate une tendre affection envers Platon, ou cette sorte de douceur dans l’esprit qui, lorsqu’elle nous porte vers autrui, est communément appelée amour. L’exercice de la vertu a le même résultat. En effet, les gens vertueux n’éprouvent pas d’abord à l’égard de Dieu et de la Raison des affections tendres et douces, qui pousseraient ensuite leur esprit à obéir à Dieu et à la Raison (ce déroulement est en effet illégitime, et n’est pas dénué de vice, comme il apparaîtra plus loin, 15
Bien sûr, d’habitude, les gens agissent en fonction de leurs passions, et leurs paroles et leurs actes suivent la manière dont ils sont affectés. Or c’est procéder tout à l’envers (et même, cette propension de l’âme à adapter son action à ses passions, dont nous avons tous une perception si parfaite en nous-même, est à l’origine de tout péché, comme on verra plus bas au traité IV) ; en effet, il convient de faire passer nos actions avant nos passions aussi bien que nos affections quelle que soit leur visée, de les mesurer à l’aune du juste et du bien, et de les considérer comme un devoir qui nous incombe, comme la part – et pas la plus mince – de l’humaine condition à nous imposée par Dieu ; si elles nous affectent agréablement, d’en remercier Dieu (comme on verra plus bas au traité II, où il sera question de la piété) ; sinon, de supporter avec constance ce qu’il y a à supporter, quelles que soient les circonstances. Ce qui apparaîtra plus clairement plus bas au traité IV. 16 La grandeur de l’être humain, c’est de ne pas se laisser dépasser par les passions, c’està-dire de ne jamais leur donner le droit d’ordonner ou d’interdire aucune de nos actions, mais de laisser tout ce droit, dans son intégralité, à la Raison. C’est elle en effet qui voit, elle qui peut être le guide de nos actions ; les passions quant à elles, sont toutes aveugles.
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quand nous traiterons des passions) ; à l’inverse ils ont d’abord la ferme volonté d’obéir à Dieu et à la Raison ; et c’est alors naturellement que la plupart du temps abonde en eux une certaine douceur à l’égard de Dieu et de la Raison17, et ce genre de tendresse de l’esprit que le commun appelle généralement amour et, spécifiquement dans ce domaine, dévotion. 6. En outre, l’Amour effectif est à son tour double, amour de bienveillance et amour de concupiscence. L’amour de bienveillance est la ferme résolution d’être bienfaiteur pour autrui. Et cet amour ne constitue pas encore la vertu ; en effet, la vertu est l’amour de la Raison, mais nous ne pouvons ni faire du bien ni faire du mal à la Raison ; nos bonnes actions ne la touchent ni ne lui rapportent en rien ; les mauvaises ne lui enlèvent rien. En effet, la Raison est en nous l’image de la divinité ; aussi, en tant qu’image (et devant être aimée à ce seul titre), n’est-elle pas plus sujette que Dieu lui-même à bons ou mauvais traitements de notre part18. Dès lors, si tu te conduis avec mesure, avec courage, tu obéis certes à la Raison, mais ce bénéfice, ce succès est pour luimême, non pour la Raison. Si en revanche [13] tu agis avec emportement et lâcheté, tu fais ta propre honte en n’écoutant pas la Raison ; quant à la Raison elle-même, tes turpitudes ne peuvent la souiller19. De même on attribue au 17
Attention : il n’est pas immanquable que ce genre de greffe fasse toujours éclore d’abondance ce genre de fleur délicate ; souvent en effet, l’état de santé du corps y fait obstacle, ainsi que ses autres affections, qui le rendent impropre à cette tendre affection ; comme nous l’avons déjà plusieurs fois signalé. 18 D’où l’impossibilité d’un amour de bienveillance ou bienfaisance adressé à Dieu qui soit exempt d’infamie et de crime. En effet, puisqu’il est plus honorable d’avoir le rôle de patron que celui de client, de celui qui accorde le bienfait que de celui qui en a le plaisir et le profit, il nous est impossible de vouloir imposer à Dieu quelque bienfait de notre cru sans par là même nous porter aux nues, sans finalement, dans cette affaire, nous placer au-dessus de lui, sans vouloir être plus digne que lui-même (ce qui sera mieux établi plus bas au traité III, où il sera question de la fin de la bienfaisance). Il faut donc avec la plus grande précaution équilibrer cet emballement ; il fait, contre l’ordre des choses, une réputation de piété à nombre de personnes qui, se fixant comme objectif d’acquérir à Dieu de la gloire et de l’honneur dans le monde, pensent ainsi gratifier Dieu de quelque bienfait. La limite supérieure de notre amour, de notre devoir et de notre soumission envers Dieu est notre obéissance à sa loi ; et même quels que soient nos actes pour tout le reste, nous sommes ses serviteurs, bon gré mal gré (comme on peut le voir ici § 2 num.1). 19 Bien qu’on ne puisse parler d’un amour de bienveillance de notre part à l’égard de Dieu et de la Raison, comme nous l’avons déjà montré, on peut cependant parler d’un certain amour d’approbation, d’accord et d’acceptation ; par exemple en approuvant l’essence de Dieu et ses attributs, nous allons jusqu’à approuver aussi la loi elle-même et la Raison qu’il nous a inculquées. Mais cet amour ne vise pas formellement la vertu ; la vertu en effet vise un
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miroir louange quand le reflet qu’il offre des choses est véridique, blâme quand il est faux et déformé ; mais les choses mêmes qui sont représentées, nul ne pense devoir les louer ou les blâmer.20 devoir et une action donnée, qui nous ont été imposés par la loi de Dieu ; et quant à elle, la vertu est un amour qui précède l’objet ; alors que l’approbation est un amour qui succède à l’objet approuvé. La vertu nous fait aimer ce qui doit être fait ; l’approbation nous fait aimer ce qui a été fait. On peut cependant parler (disais-je), d’un certain amour d’approbation. À la réflexion, il semble qu’il faille reprendre ce que nous disions ici de l’amour d’approbation adressé à Dieu. En effet, il ne semble pas qu’on puisse parler d’un amour de cette sorte de notre part vis-à-vis de lui. En effet, l’objet approuvé est rapporté à un critère, à une règle, à une mesure ; et l’approbation ne peut avoir lieu avant vérification de son adéquation au critère, à la règle, à la mesure qui est la sienne. Ainsi par exemple confrontons- nous à une règle la rectitude de lignes tracées à main levée ; nous confrontons une peinture à l’original pour voir si c’est une bonne imitation ; nous confrontons chaque chose à une idée, et selon qu’elle est en défaut par rapport à elle, ou en accord avec elle, nous lui donnons approbation ou désapprobation. Rien de semblable n’a lieu d’être quand il s’agit de Dieu ; celui qui constitue la règle suprême ellemême ne peut être rapporté à aucune règle, et lui-même ne dépend pas de l’idée de lui qu’il nous a communiquée (comme le reste), c’est au contraire de lui que dépend cette idée. Il n’y a donc pas de repère auquel nous puissions rapporter Dieu, auquel nous puissions comparer sa nature et son essence pour être légitimement capables d’accorder notre approbation en la matière. Par suite, ceux qui donnent leur approbation, s’ils s’examinent eux-mêmes à fond, verront que la plupart du temps ils comparent Dieu à un objet selon eux agréable, beau et éminent, et l’approuvent dans la mesure où leur estimation le fait correspondre à cet objet qu’ils ont forgé ; approbation dans laquelle il y a sans nul doute péché. Là est la source de tant de dieux prodigieux chez les poètes païens, les superstitieux et les illuminés, qui comparent, font correspondre à Dieu n’importe quel fruit de leur cerveau, et en tant que tel l’approuvent. Ainsi, il ne nous reste que l’obéissance, que l’amour de son service comme légitime moyen de nous élever vers Dieu selon nos faibles forces, et comme perpétuel devoir. 20 Assurément, nos actions sont comme un miroir de la Raison et de la loi de Dieu. Si elles reflètent bien la Raison, et comportent en elles ce qu’elle prescrit, elles sont bonnes et louables ; si en revanche elles corrompent l’éclat de la Raison qui se réverbère en elles, elles sont mauvaises et blâmables. Toutes choses qui n’atteignent en rien la Raison elle-même ou loi de Dieu, et dont elle ne retire, en elle-même, ni plus de beauté ni plus de laideur. C’est évident : un objet représenté dans un miroir reste inchangé, que le miroir, bon, le représente correctement, ou que le miroir, mauvais, distorde et altère le reflet de l’objet (le miroir n’altère pas l’image de l’objet représenté dans l’objet proprement dit, mais en lui-même, à savoir dans le miroir ; c’est pourquoi toute cette dégradation et cette difformité concerne le miroir luimême, et non l’objet représenté) ; de même, on dit parfois que nous enfreignons, que nous foulons aux pieds, que nous détournons la loi de Dieu, etc., mais c’est en nous-même, et non dans la loi proprement dite, si bien que toute la difformité réside en nous, et que rien n’en touche la loi elle-même.
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7. L’amour de concupiscence n’est rien d’autre que la ferme résolution d’obtenir quelque chose ; tel est l’amour que les êtres humains portent aux richesses, aux honneurs, aux plaisirs, etc., qu’ils s’appliquent à obtenir pour eux-mêmes ; ce n’est donc rien d’autre qu’amour de soi, ou philautie. Cet amour est à cent lieues de ce qui fait la vertu. C’est en effet l’aliment du péché, ou plutôt c’est le péché même, comme il apparaîtra mieux plus loin21 quand on traitera du péché. De fait, celui qui a attaché son regard à la Raison doit se retirer le plus loin possible de sa propre raison22. Sur la voie de la vertu, ces raisons particulières vont dans des sens contraires ; qui suit son chemin pavé de louanges tourne le dos à celles-ci, ouvre les bras à celle-là. Et il est un critère très sûr pour discerner ces personnes malhonnêtes sous leur belle apparence, si habiles à feindre la vertu ; c’est ce mot anodin, qu’ils ont souvent à la bouche et toujours à l’esprit : mien. En effet, qui se soucie de sa personne et travaille pour son propre intérêt a du fait même un comportement tout à fait criminel23, même s’il fait de magnifiques discours sur la vertu, voire se livre sur ce sujet à des débats savants et avertis. 21 À savoir au traité VI, où il sera question de l’antipathie, ou différence naturelle qui sépare les gens de bien et les méchants. 22 La racine de l’éthique est l’humilité, le fait de s’éloigner de soi-même, de n’être tenu par aucun souci ou considération de soi-même ; la fin et le fruit de l’éthique est la loi et l’obligation qui nous est faite d’être en quelque sorte tenus par l’étreinte de la Raison et de Dieu. En effet, on ne peut accéder au fruit de l’éthique, à savoir à Dieu et sa loi, sans avoir auparavant pour ainsi dire pris congé de soi-même. La loi en effet, et toute obligation qu’elle crée, est telle que ceux qui s’y soumettent n’ont jamais en vue de récompense (comme nous l’avons remarqué dans la préface de cet ouvrage ; d’autres éléments sur ce sujet seront avancés plus loin). Aussi les récompenses de la vertu et les punitions du péché n’ont-elles pas de lien direct avec l’éthique. L’éthique fixe un palier qu’on doit avoir franchi pour voir apparaître clairement quels actes nous devons accomplir ou écarter ; elle n’en considère pas les conséquences comme étant de son ressort. Pourtant, l’homme de bien sait qu’il y a là des récompenses pour lui, et il comprend fort bien (comme nous-mêmes le comprenons) que Dieu cesserait d’être plutôt que de ne pas couronner la vertu des siens ; il n’en reste pas moins qu’aucun n’accomplit ni n’écarte un acte à cause des récompenses qu’il en obtient ; la loi divine lui suffit. 23 Non pas comme s’il s’était livré à tous les crimes et à tous les manquements ; mais parce qu’il comporte en lui-même le germe de tout crime, et qu’il s’abstient de commettre des forfaits par le seul effet de la bonne fortune ou du hasard. Ce qui certes ne lui vaut pas d’éloge, mais est à mettre au compte d’une bonne fortune qui l’a favorisé (comme on a coutume de dire) ; car pour ce qui est de sa personne, il lui aurait été aussi facile de se précipiter dans quelque atroce méfait que de faire, au passage, un insignifiant petit mensonge. Il est en effet bien loin de la Raison ; il a rompu le fil d’Ariane ; c’est une bonne fortune, s’il
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8. Tels sont les trois amours désormais tombés sous notre plume (l’amour affectif, et les deux amours effectifs, à savoir l’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence). Ces trois amours sont déjà rabâchés dans les écoles ; mais, comme nous l’avons vu, ils sont extérieurs à ce qui fait la vertu, ils ne touchent pas à sa nature ou essence. Reste un quatrième amour qui, pour autant que je sache, n’est pas assez connu dans les écoles ; il touche pourtant aussi à l’amour effectif, et peut être appelé amour d’obéissance. Et ce n’est rien d’autre que la ferme résolution d’exécuter un ordre donné par autrui. Et c’est finalement cet amour qui constitue la vertu24. En effet la Raison, [14] que évite de tomber sur le Minotaure et dans ses mâchoires ; qu’il ne s’attribue pas à lui-même ce hasard heureux. 24 Par vertu, nous signifions donc aimer la Raison, la loi de Dieu, et d’une certaine manière Dieu lui-même ; en effet ces objets sont la fin de la résolution qui constitue la vertu ; et ce n’est certes pas la fin de la bienveillance, ni de l’approbation, comme nous l’avons remarqué auparavant en 6, mais la fin de l’obéissance. Dans une certaine mesure, nous pouvons aussi dans les relations entre les personnes éprouver pour quelqu’un un amour d’obéissance, sans aucun amour de bienveillance ; c’est le cas souvent lorsque nous voulons obéir à un magistrat, alors même nous ne lui voulons ni bien ni mal mais voulons seulement, dans notre propre intérêt, obtenir une récompense ou éviter une punition. Ainsi, nous pourrions donc également éprouver pour la Raison un amour d’obéissance, sans être conduits par aucun amour de bienveillance envers elle. Mais quand nous éprouvons pour un magistrat un tel amour d’obéissance, nous éprouvons alors pour nous-mêmes un amour de concupiscence ; ce qui ne peut se produire de la même manière à l’égard de la Raison. En effet, quand nous éprouvons pour la Raison un amour d’obéissance, il est alors impossible que nous éprouvions pour nousmêmes un amour de concupiscence, car la loi suprême de la Vertu est de renoncer à soi-même, de ne pas s’aimer soi-même. Argument du § 1. L’amour est double : l’amour électif et l’amour effectif. L’amour électif est à son tour double : sensible, ou corporel (amour passion, c’est-à-dire amour affectif), et spirituel (sorte d’approbation ; et le plus haut point de l’approbation que nous accordons à nos propres actions, c’est de reconnaître leur accord avec la Raison ou règle suprême). On donne partout beaucoup de prix à cet amour corporel, alors qu’on n’accorde presque aucune valeur au spirituel ; en effet, les êtres humains sont menés par leurs sens. Ce sujet est presque traité en num. 1. Ni l’un ni l’autre (c’est-à-dire ni l’amour électif ni l’amour affectif) ne constitue la vertu ; car il peut y avoir vertu avec et sans le premier ; quant au second, il ne peut certes y avoir vertu en son absence, mais elle existe avant lui. Sujet traité en num. 2. L’amour effectif est une ferme résolution ; il tient cette désignation de sa fin-adresse. Il naît souvent de l’amour affectif (ce qui est de l’ordre du vice, et ressortit à l’intempérance),
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nous aimons par la vertu, nous ne pouvons l’aimer autrement que dans la ferme résolution d’accomplir exclusivement ce qu’elle aura ordonné. § 2 . Raison 1. Ce qu’est la Raison, cela ne doit, voire ne peut même être dit (consulte si tu veux notre logique, et particulièrement par. 4, sect. 1, chap. 6 et Ibid. chap. 13 num. 4i). Ce qu’est la Raison, dis-je, nous le savons tous parfaitement25, nous qui considérons qu’être rationnel26 est une qualité insigne. Et peu importe que dans d’innombrables situations la Raison soit ignorée, obscure, confuse ; car il suffit enfin qu’en certaines circonstances on en ait une vision exacte27, pour pouvoir dire qu’elle n’est pas ignorée. Ainsi, le fils connaît et parfois le fait naître (ce qui se produit souvent dans l’exercice de la vertu) ; parfois l’un existe sans l’autre, et vice versa. Sujet traité en num. 5. L’amour effectif est soit amour de bienveillance (là, il ne contribue pas à la vertu, vu notre incapacité à faire du bien ou du mal à la Raison), soit amour de concupiscence (et là il contribue encore moins à la vertu, puisque cet amour est destiné à nous-même, et non à la Raison), soit amour d’obéissance (et là, enfin, il constitue la vertu ; car pour la Raison, on ne peut parler d’un autre type d’amour). Sujets traité en num. 6, 7 et 8. On intercale également ici des remarques sur une erreur commune. En effet, le commun, tout dévoué à ses sens, place la vertu dans l’amour affectif, ou dans une passion donnée, et connaît de ce fait de grandes angoisses quand cette passion lui fait défaut. Sujet traité en num. 3 et 4. 25 Et de ce fait on n’est pas tenu de dire ce qu’elle est ; car dire ce qu’elle est, c’est le faire apparaître clairement ; or on n’est pas tenu de faire apparaître plus clairement ce qui fait déjà l’objet d’une connaissance claire et suffisante. 26 Si la Raison nous apparaît avec une telle clarté, c’est parce qu’elle est une part de nousmêmes que nous promenons continuellement avec nous et que nous examinons à volonté ; tout comme, pour la même cause, on a dit au début du § 1. qu’il n’était pas nécessaire de dire ce qu’est l’amour. En effet, c’est la même cause qui explique les deux cas, et en se servant de définitions logiques pour éclairer le genre d’objets en question, les écoles n’ont rien fait d’autre que de sembler vouloir tout exprès les rendre obscurs à elles-mêmes et aux autres. 27 Tout le monde a ici une vision assez exacte de la Raison éthique : ne porte pas ta volonté où tu n’as rien à gagner, ou il ne faut rien faire en vain ; c’est un exemple de Raison éthique, voire le plus haut principe de l’éthique, dont il est facile de déduire une par une toutes les obligations qui remplissent chaque page de l’éthique, et qui seront traitées plus loin. En effet, s’il ne faut rien faire en vain, il ne faut donc pas résister à l’appel de Dieu qui nous délivre de l’humaine condition, ou qui nous voue à la mort (première obligation). S’il ne faut rien faire en vain, il ne faut pas résister à l’ordre de Dieu qui nous prescrit de vivre jusqu’à un point donné, et nous retient jusqu’à un point donné dans l’humaine condition (deuxième obligation). Et s’il en est ainsi, il faut rechercher ce qui permet de vivre (troisième obligation) ;
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son père, même s’il ne le connaît pas en le voyant s’approcher de loin, ou dans le noir, ou au sein d’une foule compacte et grouillante, ou dissimulé sous un costume d’étranger ou de femme28. Mais il n’y a pas lieu ici de discuter plus amplement ces questions, et on peut, comme je l’ai dit, se reporter à ma logique. Venons-en donc au fait. 2. La vertu est amour de la Raison, et aussi (mais moins proprement) amour de Dieu en lui-même29. En effet, quelles que soient les actions que et ainsi, il faut exercer un métier, etc. Par conséquent, puisque la raison nous est si manifeste dans toutes ces obligations, nous ne devons pas dire dans l’absolu que la raison nous est obscure, bien que d’aventure dans d’autres situations, y compris morales, elle nous soit obscure ; par exemple, si d’aventure nous nous trouvons en haut d’une tour en flammes, faut-il sauter ou rester sur place ? Là, certes, la raison est obscure, pour tous ceux qui ne sont pas versés dans l’éthique (car l’absence de vue d’un aveugle doit être attribuée à sa cécité, et non à l’éclat du soleil) ; mais cela n’implique pas que la raison est obscure ; car quand un objet est manifeste ici, dissimulé et obscur là, il est manifeste dans l’absolu, et obscur seulement de manière relative. 28 Dans tous ces cas, on dit que le fils de la famille connaît son père dans l’absolu, mais seulement ne le reconnaît pas. Il y a en effet une grande différence entre connaître et reconnaître ; car nous connaissons bien des choses que momentanément nous ne reconnaissons pas ; et ce fils connaît certes son père, mais ne le reconnaît pas ainsi dissimulé. De la même manière, les novices en éthique connaissent la Raison, mais ne la reconnaissent pas dans ces circonstances particulières, comme celles-ci : quand une tour est la proie des flammes, et qu’on est bloqué en son sommet, est-il permis de sauter, ou doit-on rester sur place ? En effet dans ces circonstances et dans d’autres similaires, la raison est pour ces gens comme dissimulée ou voilée ; or quand sous l’effet de la bonne éthique le voile est levé, non seulement ils connaissent, mais encore ils reconnaissent la raison qui était là, cachée sous ce voile. Cependant, l’écart entre connaissance et amour se déploie dans toute sa splendeur ; car un objet qu’on connaît ici sans le connaître là, on le connaît dans l’absolu ; mais un objet qu’on aime ici sans l’aimer là, on ne l’aime pas dans l’absolu ; aussi, celui qui pour donner son amitié suit cette petite ritournelle : Tant que durera le succès, tu compteras beaucoup d’amis, Si le temps se couvre, tu seras seuld, on comprend bien qu’il ne la donne pas à un ami, mais à la fortune de son ami. De manière semblable, quand on aime la Raison ici (par exemple pour épargner une dépense) sans l’aimer là (par exemple pour faire une dépense), on n’aime pas la Raison dans l’absolu, mais tout au plus une certaine modalité circonstancielle de la raison. Ce qui en outre fait incidemment apparaître la vérité de ce paradoxe des stoïciens : Avoir une vertu, c’est les avoir toutes ; à savoir qu’il n’est pas donné d’aimer la Raison ici sans l’aimer là, mais que ne pas l’aimer quelque part, c’est ne l’aimer nulle part. 29 Ici s’explique pourquoi nous préférons définir la vertu comme amour de la Raison plutôt que comme amour de Dieu. Certes, les chrétiens répètent dans leurs églises que la vertu est l’amour de Dieu, et ils disent vrai : de fait, d’une certaine manière, la vertu est plus amour
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nous décidons ou pas d’accomplir, nous obéissons nécessairement à Dieu ; car sinon, comment Dieu serait-il bienheureux (ce qu’il est nécessairement), si quiconque avait la force de résister à sa volonté ? s’il se produisait un événement que lui-même ne veut pas voir se produire ? En effet, être malheureux n’est rien d’autre qu’être dans une situation contraire à ses intentions ; et chacun de nous est malheureux, lorsqu’il se produit un événement ou qu’il existe un état de fait différent de ce que nous voulons. Donc la résolution d’obéir à Dieu en lui-même et indépendamment de la Raison30 est pour l’être humain aussi imbécile que la résolution de s’employer à faire que toute montagne ait sa vallée, ou que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits. Vouloir obéir à cette volonté de Dieu absolue, vraie et inflexible, c’est accomplir un acte déjà accompli31 ; tu obéiras bon gré mal gré, comme toute de Dieu que de sa loi. En effet, celui qui aime la consigne du prince (autrement dit, veut lui obéir), l’aime plus pour avoir été conçue par l’esprit du prince que pour avoir été gravée sur des tablettes ; de même, si tous les gens de bien respectent la loi de Dieu ou Raison et, par leur obéissance, choisissent de l’honorer, elle le tient plus du fait d’avoir été conçue par Dieu, que du fait d’avoir découlé de lui et d’avoir été gravée dans notre esprit et sur une tablette. Et pourtant cette loi, ou raison, ou décret, qui nous soumet à une obligation conforme à l’esprit divin, est réellement Dieu. Donc de ce point de vue, si pieux, les chrétiens disent à bon droit que la vertu est plus l’amour de Dieu que de sa loi ; mais dans l’absolu, en toute acribie, c’est-à-dire pour parler avec l’exactitude précise de l’école et de la philosophie, nous devons dire que la vertu, par cet amour d’obéissance dans lequel se résout sa nature, ne parvient pas jusqu’à Dieu ; elle s’épuise en deçà, avant de l’atteindre lui qui est trop élevé et sublime pour être atteint par notre amour, et trouve sa place et sa limite dans la loi qu’il édicte, ou Raison ; ce dont les explications exposées dans le présent texte fournissent les preuves les plus incontestables. 30 Nous obéissons à Dieu d’une manière et d’un point de vue donnés, qui sont les nôtres ; par exemple, de ce point de vue, qui nous le fait considérer comme notre législateur, le point de vue qui conçoit en lui cette Raison qu’il nous dicte et grave en nous ; et la résolution de lui obéir dans ce sens n’est pas vaine, elle n’est pas mauvaise ; elle contient en elle toute la nature de la vertu (comme nous l’avons déjà suffisamment remarqué il y a peu). Mais la résolution d’obéir à Dieu en lui-même, tel qu’il est dans l’absolu en lui-même, et à l’exclusion de ce genre de point de vue quel qu’il soit, c’est imbécile, vain et ridicule, voire, puisque nous discutons avec rigueur, impie ; en effet, elle suppose clairement un Dieu avide de notre aide, un Dieu auquel nous sommes capables de prodiguer des bienfaits, autrement dit un Dieu, dans un domaine donné, inférieur à nous. En effet on veut faire ce que lui veut, et on se croit capable de faire ce que lui ne veut pas ; qu’est-ce d’autre, que se persuader qu’on est capable de lui rendre de bons ou de mauvais services ? 31 Voici la vérité – le reste n’est qu’expression imagée. On assimile ceux qui accomplissent un acte déjà accompli à ceux qui agissent en vain, pour cette raison qu’accomplir ce qui est d’ores et déjà accompli, c’est agir en vain, et que la cessation de la fin entraîne la cessation des
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chose obéit, nécessairement. (ce n’est pas ici le lieu de dire comment cela n’implique en rien que Dieu soit l’auteur du péché32, et aussi comment c’est moyens (selon l’axiome des écoles) ; or ici, vouloir dans l’absolu obéir à Dieu c’est, dans toute la réalité propre de la chose et sans aucun discours figuré ni allégorique, vouloir accomplir ce qui est déjà accompli. En effet, c’est Dieu, la nature, qui accomplit l’acte, acte accompli en vertu d’une impérieuse nécessité qui fait toute chose soumise à la volonté divine ; aussi, quand tu veux lui soumettre quelque chose, qu’est-ce d’autre que vouloir accomplir ce qui est déjà accompli ? qu’est-ce d’autre que vouloir veiller à ce qu’une circonférence ait sa surface – surface qu’elle aurait de toutes façons, qu’on le veuille ou non ? 32 Même si Dieu veut ces actes, qui ne se perpètrent pas sans péché ou crime de notre part, lui-même cependant n’est pas pour autant l’auteur du péché ; il est l’auteur de la nature. En effet, il ne veut pas ces actes en tant qu’ils sont criminels, ou qu’ils s’écartent de la règle qu’il a prescrite, mais en tant qu’ils sont choses naturelles, qui à ce stade ne comportent rien de mal. Par exemple une aune (je parle de cet instrument que les marchands utilisent pour mesurer l’étoffe) a bien une longueur – indispensable pour qu’elle mérite son nom d’aune ; sa largeur et son épaisseur (car il ne peut se faire qu’un objet long ne soit en même temps large et épais, comme nous le démontrons dans la métaphysiquee) n’importent pas dans l’absolu ; pour une aune, destinée à mesurer l’étoffe, seule la longueur importe (de fait, quel intérêt présente la largeur ou l’épaisseur de cet instrument pour la mesure de l’étoffe ?). Il en va donc de même pour Dieu : dans la mesure où il nous prescrit une raison et un ordre pour mener nos actions, voire où il constitue lui-même cette raison et cet ordre, une profonde répulsion le fait reculer devant les actes comprenant un péché quelconque et un écart par rapport à la règle, la norme suprême qui nous a été prescrite ; mais dans l’absolu, et en tant que c’est lui l’auteur de la nature, il veut ces actes (et de fait ils ne se produiraient pas sans qu’il le veuille) ; ainsi, sous cet angle, il n’y a dans ces actes rien de mal. Reste que ces comparaisons ne nous permettent jamais de montrer absolument cet alliage indicible. En effet, tout alliage véritable suppose le mélange des deux éléments dans toute leur extension. Or il s’agit ici de faire l’alliage de la puissance de Dieu et de la bonté de Dieu ; puissance par laquelle il produit toutes choses, à savoir toute la réalité, de sorte que rien ne se fait en dehors de sa volonté, et encore moins contre elle ; bonté par laquelle il ne désire pas le péché mais le frappe légitimement, ce péché qui est en nous, de malédiction et de punition. Mais autant nous saisissons très clairement chacun des deux éléments de l’alliage (je veux dire bonté, et puissance divine), autant nous sommes incapables de faire le mélange ; et tel est le problème sans issue que nous, êtres d’intellect fini, rencontrons face à tout alliage de ce genre. Ce prurit de l’intelligence humaine qui la pousse à effectuer des alliages qui dépassent ses capacités relève de l’impiété, et non des moindres. Car il tend clairement à nous faire penser qu’au fond, Dieu est compréhensible pour nous (c’est-à-dire, que nous sommes ses égaux) et, une fois tout l’alliage dévoilé à notre intellect, à supprimer son ineffabilité (qui consiste entièrement à nous rendre bien conscients que nous percevons le travail de l’intellect tout en ignorant son fonctionnement). Et une fois l’ineffabilité supprimée, on ôte à Dieu son adorabilité (l’ineffabilité étant sa cause nécessaire, comme on le démontre clairement plus bas au traité II, où il s’agira de piété et de religion), et c’est enfin toute religion et tout culte divin
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compatible33 avec la liberté de nos actions). [15] Rien n’est plus limpide à penser, plus clair que cette vérité, tant qu’on l’examine en dehors des objections et des sophismes qu’on a coutume de lui opposer dans les écoles : les volontés de Dieu s’imposent nécessairement à tous, voire à tout34. En réalité, la loi que Dieu a édictée pour nous, à savoir la Raison, peu lui obéissent – on les qualifie de bons, certains la refusent – ce sont les méchants. 3. La vertu est de plus l’amour de la Raison droite. Car aimer une Raison pervertie n’est pas le fait de la vertu. Dans les choses naturelles et physiques, ce sont les préjugés et les raisonnements captieux qui pervertissent la Raison ;
qui s’écroulent. Renonçons donc à tout ce prurit de l’alliage, et contentons-nous de la perception claire et distincte de chacun de ses éléments pris séparément, telle qu’elle se produit dans telle ou telle situation. Car nous comprenons très clairement que rien ne se produit sans la volonté expresse de Dieu (c’est un des éléments), et que, à rebours, il condamne nos péchés et les punit lourdement (c’est l’autre élément). 33 Sur un navire qui file vers l’ouest, rien n’empêche le passager de marcher vers l’est. Ainsi, même si le monde est porté par la volonté de Dieu, charrié par elle dans un élan irrésistible, rien ne nous empêche pour notre part de refuser cette volonté, au terme d’une réflexion libre et pleinement nôtre. Ces comparaisons et d’autres semblables nous ont comme familiarisés avec notre objet (c’est le bénéfice des comparaisons, elles n’ont pas d’autre utilité ni d’autre résultat) et nous en avons finalement acquis une connaissance tout à fait suffisante, car il doit plus la difficulté de sa saisie à l’incompétence de nos pensées qu’à sa propre nature. 34 Vaine est donc la résolution de s’appliquer de son propre chef à lui obéir ; vain est notre amour d’obéissance, qui s’adresse à lui en tant que tel. Cette vanité pourtant n’affecte pas l’amour d’approbationI), qui est très différent de l’amour d’obéissance ; car l’approbation prend en compte l’accord entre l’effet et la volonté divine en tant que fait établi ; l’obéissance prend en compte le même accord, en tant que fait à établir et objectif que nous devons atteindre. La tempête en est un exemple ; cet effet est en accord avec la volonté divine (il n’y aurait pas de tempête sans que Dieu l’ait voulue) ; j’approuve cet accord ; il donc est d’ores et déjà établi. Mais voici que le temps est au beau fixe ; stupidité peut-être ou emballement, quelqu’un pense qu’il y va de la gloire de Dieu qu’une tempête éclate ; alors il l’appelle et s’applique par tous autres moyens, le fat, à la faire éclater. Ici, l’accord entre tempête et volonté divine est appréhendé par une pensée, et recherché avec amour (un amour certes déréglé) qui en font un fait à établir, non un fait déjà établi. C’est pourquoi l’amour dont nous parlons concerne l’obéissance. I) Nous pourrions remplacer ici « approbation » par « assentiment ». Nous le donnons aux propositions qui énoncent de source divine les attributs de Dieu, et que nous tenons pour vraies ; mais il semble difficile de ramener cet assentiment à de l’amour ; car l’assentiment ne relève pas de l’alternative morale bon/mauvais (suite nécessaire de l’amour), mais seulement de l’alternative vrai/faux.
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dans les choses morales et éthiques35, cette perversion a les mêmes causes, auxquelles s’ajoutent les désirs et les passions. Aussi est-il manifeste que la Raison pervertie n’est pas la Raison ; en effet, de même que de l’or impur n’est pas de l’or, mais de l’or mêlé des métaux vils, de même la Raison pervertie n’est pas la Raison, mais la Raison mêlée de préjugés, de raisonnements captieux, de désirs et d’affections. Dès lors il n’était pas nécessaire, dans la définition, d’ajouter ce terme droite, parce qu’il est sous-entendu quand on dit Raison ; tout comme pur est sous-entendu quand on dit or. 4. J’ai dit également que la vertu est amour exclusif36 de la Raison. Car la vertu n’admet que la Raison, qu’elle juge seule digne de sa protection et de 35
Les choses morales et éthiques supposent les choses naturelles et physiques : notre information sur la condition humaine relève de la physique ; sans cette connaissance de soi, aucune décision bonne ni vraie ne peut être prise en matière de morale, car l’ensemble de l’éthique et toutes les obligations découlent de l’examen de soi. D’où il s’ensuit que l’éthique, en comparaison de toutes les autres sciences, est grandement exposée aux erreurs. D’un côté elle a affaire à ses égouts internes, qui dégorgent sur elle des flots d’erreur (à savoir nos désirs et nos impulsions : la plupart du temps, les discours des gens suivent leurs affections, et ils présentent comme un devoir à accomplir les actes auxquels ils se sentent enclins) ; de l’autre, elle a affaire aux égouts de l’extérieur, source non moins dangereuse d’éléments contagieux (préjugés, ignorance des phénomènes physiques et de la condition humaine). Presque toutes les autres sciences quant à elles n’ont affaire qu’à la pollution de leurs propres égouts. 36 L’amour exclusif de la Raison est amour de la Raison uniquement et seulement. Assurément, les notions aussi bien d’amour que de raison permettent de démontrer que la Vertu doit être un amour exclusif pour la Raison. La notion d’amour, parce que tu ne peux véritablement aimer qu’un seul objet ; car être aimé à proprement parler n’est rien d’autre qu’être la fin-adresse d’un amour ; celui-ci est soit unique, soit multiple ; s’il est unique, nous avons alors le cas recherché, et on aime un objet seulement ; s’il est multiple, cette multiplicité est alors constituée soit d’objets séparés, soit d’un ensemble. Si c’est un ensemble, il forme avec toutes ses parties une fin-adresse unique. Si ce sont des objets séparés, ils sont alors situés dans une hiérarchie, dont seul le sommet est à proprement parler la fin-adresse, et est aimé à proprement parler (ce que le traité III sur la fin établira plus amplement). Donc, puisque la vertu est amour de la raison, et qu’on ne peut aimer qu’un objet à la fois, il est nécessaire que cet amour soit celui de la Raison seule. La notion de raison impose la même démonstration ; en effet, si par impossible l’amour pouvait concerner deux objets en même temps, il ne pourrait encore s’agir de la Raison et de quelque chose d’autre. La Raison, du fait de sa nature spécifique et de sa condition essentielle ne permet pas d’amour concurrent ; quand on l’aime, elle exige un amour sans partage. Car dès les prémices de l’amour qu’on lui porte, la Raison bannit l’amour que l’amant se porte à lui-même ; elle lui montre très clairement (l’examen de nous-mêmes nous l’apprendra, pp. 21, 30 et suiv.) que ni sa naissance, ni sa vie, ni sa mort ne le dote d’aucun pouvoir, d’aucune valeur ; elle montre aussi très clairement que dans le néant de sa valeur, il n’a rien à vouloir, rien à tenter (peut-on donner recomman-
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son étreinte ; elle exclut la considération de tout autre objet. Aussi quand on exerce une activité en ménageant à la fois la Raison et l’intérêt personnel – donc le plaisir ou l’honneur, cet exercice est mauvais et n’est pas tributaire de la Raison ; parce que rien n’est tributaire de la Raison sans être totalement et intégralement tributaire de la Raison. Parmi les préceptes de la Raison figure celui-ci : Il faut tout mépriser, sauf Dieu et la Raison ; dès lors on ne peut aimer la Raison qu’en aimant elle seule. Cet adjectif exclusif est donc également sous-entendu, et on peut désormais définir la vertu en abrégé comme amour de la Raison. Car la notion de Raison indique assez que cet amour doit être amour d’obéissance, qu’il doit être unique, et qu’il a pour objet la droite Raison, et non une Raison pervertie.
dation plus claire ?). Par conséquent, s’il aime la Raison qui lui fait cette recommandation, autrement dit s’il veut lui obéir, il délaisse nécessairement toute préoccupation et tout zèle touchant à sa personne, c’est-à-dire qu’il abdique tout amour de lui-même. On le voit alors, la Raison ne se laisse pas aimer en même temps que celui qui l’aime ; elle se laisserait d’autant moins aimer en compagnie d’un troisième objet d’amour. À quoi il faut ajouter (cela deviendra absolument limpide à partir de la suite), qu’il y a seulement deux amours, c’est-à-dire l’amour de Dieu (de la Raison) et mon amour pour moi. Excluant mon amour pour moi, l’amour de Dieu exclut alors tout autre amour. Argument du § 2. Ce qu’est la Raison est assez connu pour avoir été établi ailleurs. Sujet traité en num. 1. La vertu est amour de la Raison plutôt que de Dieu ; en effet notre amour – amour d’obéissance (seul concerné dans ce propos) – est superflu à l’endroit de Dieu lui-même, auquel on obéit bon gré mal gré. L’amour d’approbation n’est pourtant pas hors sujet, comme on le voit dans les notes. Sujet traité en num. 2 On élimine de la définition de la vertu les deux adjectifs exclusive et droite qui figuraient en tête du § 1, et qui s’attachent l’une au nom, l’autre au complément du nom. En effet ces adjectifs sont sous-entendus : il ne peut y avoir d’amour pour la Raison qui ne soit exclusif, ce qu’on prouve à partir des notions d’amour et de Raison ; voir les notes. Sujet traité en num. 4. De même l’adjectif droite est redondant, car la droite Raison et la Raison sont la même chose. Car le vrai, ou droit, est une propriété de l’être (comme disent les écoles) dans toute son extension et sans restriction. Sujet traité en num. 3.
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§ 3. Disposition acquiseiii [16] 1. Les péripatéticiens et les écoles veulent faire de la vertu une habileté à bien agir, obtenue par l’exercice habituel d’actions bonnes37 : ils arrivent après la bataille38, car la vertu existe avant cette vertu qui est la leuriv. De fait, qu’est-ce qui rend honnêtes ces actions ? Rien d’autre évidemment que la vertu39. Donc la vertu est antérieure aux actions honnêtes ; à plus forte raison sera-t-elle donc antérieure à l’aptitude émanant de la pratique fréquente des bonnes actions. De plus, cette facilité à bien agir acquise par la multiplication des bonnes actions est plus réussite, et plutôt récompense de la vertu, que vertu. De plus, c’est une chose purement naturelle qui, se développant d’un mouvement nécessaire à partir de son propre germe, n’a aucune relation avec le domaine moral.
37 La disposition acquise, ou aptitude, signifie deux choses, habitude et facilité ; celle-ci comme effet, celle-là comme cause; si bien que la disposition acquise n’est qu’une facilité engendrée par l’habitude. L’habitude seule néanmoins ne constitue pas une disposition acquise; car l’habitude qui n’engendre pas une facilité n’est pas une disposition acquise, de même qu’une pierre lancée six cents fois en l’air n’acquiert pas la disposition acquise d’aller vers le haut, car ce mouvement habituel vers le haut n’engendre dans la pierre aucune facilité à s’élever. Et même, la facilité ne suffit pas à elle seule pour conduire à la disposition acquise ; car s’il est facile pour une sphère de tourner et virer sur une surface plane, on ne reconnaît pour autant à la sphère aucune disposition acquise, parce que cette facilité dépend non de l’habitude, mais de la nature de la forme donnée. 38 Donc, puisque seuls ces deux éléments se trouvent dans la disposition acquise (je veux dire l’habitude et la facilité), il est évident qu’aucun d’eux ne concerne ce qui fait la vertu ; car la facilité d’une action n’en fait pas une action bonne, pas plus que son caractère coutumier, cela va de soi. Et on n’a pas besoin d’autre argument pour retrancher la disposition acquise de ce qui fait la vertu. 39 En effet, si elles ne proviennent pas de la vertu (à savoir de la résolution de faire ce qu’ordonne la Raison, ou loi divine), elles adviennent donc par une absence de résolution, ou par une résolution différente. Dans le premier cas, ce sont des actions non pas morales, mais naturelles, comme celles que nous faisons souvent inconsciemment ou sans y prendre garde (par exemple celle de mordiller nos ongles ou notre plume quand nous sommes plongés dans une réflexion exigeante) ; actions qui ne sont par conséquent ni bonnes ni mauvaises du point de vue moral. Si elles sont produites par une résolution autre que celle d’obéir à la loi de Dieu et à la Raison, elles ne sont pas encore honnêtes, et restent entachées de vice ; car tout ce qui se produit sans avoir une fin droite est péché, du fait même de cette fin qui n’est pas droite. Si bien qu’il n’est pas besoin d’une fin mauvaise pour mener au péché : l’absence de fin bonne suffit.
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2. Pour eux, la vertu doit résider dans la disposition acquise parce que les gens honnêtes ont encore ce titre quand ils dorment ou laissent leur esprit vagabonder loin de ce qu’ils font : l’argument est rance, et nous a des relents d’école. On doit aux questions morales40 un traitement conforme à la moralité, non ces finasseries. Tenez : une personne riche est désignée comme telle même quand, à l’occasion d’un voyage à l’étranger, elle laisse ses biens dans son pays ; car une fois de retour, elle en use selon son gré et à son heure ; ainsi, une personne honnête est encore désignée comme honnête alors qu’elle sommeille ou somnole, parce qu’en cas de nécessité elle se ressaisira de sa résolution, qui seule fait d’elle une personne bonne. Et même si elle est accoutumée à se ressaisir de sa résolution, ce n’est pourtant pas cette accoutumance à la résolution qui fait d’elle une personne bonne, mais la résolution elle-même. De même la neige, qui a certes l’habitude d’être blanche41, est désignée comme blanche non en raison de cette habitude d’être blanche mais de la blancheur 40 Voici ma réponse à l’argument péripatéticien qui vient d’être mis en avant (à savoir qu’il faut situer la vertu dans la disposition acquise parce que les gens honnêtes ont encore ce titre pendant leur sommeil, la disposition acquise pouvant être en eux sans bien souvent y être en acte) : il peut y avoir dénomination, même à partir d’une cause formelle absente. La cause formelle dans les dénominations, c’est la source de la dénomination. Par exemple la cause formelle du blanc est la blancheur, car c’est de la blancheur que vient le titre de blancs donné à certains objets. Il peut donc arriver qu’un objet dénué d’une telle cause reçoive aussi ce titre. Par exemple le fait d’avoir exercé un mandat consulaire confère le titre de consul, conformément à l’adage flamand : consul un jour, consul toujours. Ainsi le titre de riche peut se fonder sur des richesses qu’on n’a pas sur soi, comme on le dira dans le texte ; de même encore le titre d’honnête pourra se fonder sur l’honnêteté (à savoir sur la résolution de faire ce qu’ordonne la Raison), même quand le sommeil ou quelque autre distraction des pensées suspend cette résolution qu’est l’honnêteté. Et d’ailleurs, l’objection suivante règle la question du nom : on n’en déduit jamais aucun argument solide, dans la mesure où les noms et leur signification dépendent entièrement d’une décision arbitraire des êtres humains, et n’ont rien à voir avec la nature de la chose nommée. 41 Autre exemple : nous avons coutume aujourd’hui de dire un mur blanc parce qu’habituellement on blanchit à la chaux les murs intérieurs d’une maison, pour rendre nos pièces lumineuses et faciliter le nettoyage des poussières et saletés qui s’y collent. On dit donc que ces murs sont blancs parce qu’ils ont coutume de l’être ; il n’en est pas moins vrai qu’ils ne tirent pas cette désignation de cette coutume, ou habitude (bien que cette dernière soit requise pour la dénomination « blanc »), mais de la blancheur qui leur est attachée ; aussi l’habitude est-elle une condition de cette dénomination (car si les murs de nos maisons étaient indifféremment revêtus de n’importe quelle couleur, on ne les diraient pas plus blancs que peints d’une autre couleur), mais la cause formelle de cette dénomination est la blancheur. Car c’est à partir et à cause d’elle qu’on les dit blancs.
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elle-même ; même si l’une se trouve être requise, c’est l’autre qui la fait dire blanche absolument – alors qu’autrement, si elle était indifféremment blanche et non blanche, on ne la désignerait pas plus comme blanche que comme non blanche. Ainsi, même si une certaine habitude des bonnes résolutions et des bonnes actions se trouvait requise42 pour être distingué comme personne bonne, cette habitude et cette disposition acquise ne suffisent pourtant pas à faire l’homme de bien ; ainsi, cette habitude, ou cette disposition acquise, n’est pas la vertu elle-même. 3. Mais même s’il se trouve que nul ne jouit parmi nous du nom de personne honnête43 [17] sans avoir l’habitude de bien agir, il est néanmoins possible dans l’absolu qu’à partir d’un moment donné, quelqu’un qui ne l’a aucunement été jusque-là soit bon tout d’un coup ; ce serait le cas s’il tournait soudain vers la Raison son esprit auparavant détourné d’elle, et qu’il avait 42 De la même manière, l’habitude de bien agir est certes une condition de la dénomination qui distingue une personne comme honnête ; mais de là il ne s’ensuit nullement que cette habitude soit aussi la cause formelle de la dénomination – qu’elle constitue l’honnêteté même. Ce qui suffit à ruiner l’argument des Péripatéticiens ; car il y a une nette distinction entre la cause formelle et la condition d’une dénomination. L’exemple déjà mentionné tout à l’heure pourrait encore confirmer la preuve, ainsi qu’une foule d’autres semblables si besoin était. Ainsi, quand je suis à Leyde, le fait que je ne sois pas à La Haye est une condition de ma présence à Leyde, mais ce n’en est pas la cause formelle ; en effet, ce n’est pas cette absence qui me fait déclarer présent à La Haye (bien que cette absence soit un présupposé de ma présence à La Haye), mais bien ma présence à La Haye. Pour finir, quand bien même (chose impossible) l’habitude serait la cause formelle de la dénomination qui fait dire une personne honnête, que dire de la facilité ? Car disposition acquise signifie non seulement habitude, mais aussi facilité, comme nous l’avons noté au début de ce paragraphe ; sous quel angle peut-on assimiler facilité d’agir et honnêteté, alors que pour tant d’honnêtes gens le devoir de vertu est un combat qu’ils mènent à la sueur de leur front, courbés sous une difficulté extrême ? 43 Voici en outre la réfutation d’un point que nous avions concédé par pure complaisance, à savoir que l’habitude de bien agir, bien que n’en étant pas cause formelle, est pourtant la condition de la dénomination qui nous fait dire honnêtes. On montre qu’elle n’en est pas même une condition ; en effet on peut être honnête dans l’absolu en l’absence d’une telle condition, à savoir sans habitude de bien agir. C’est le cas lorsqu’à partir d’un moment donné on forme dans son esprit la résolution solide d’agir selon les ordres exclusifs de la Raison. Car même si on n’a pas encore acquis l’apparence extérieure de la personne honnête, on l’est néanmoins, et cette qualification correspond dans l’absolu. Les chrétiens le confirment aussi dans leurs sacrements, eux qui n’hésitent pas à déclarer que quelqu’un qui se consume jusqu’à la mort dans cette résolution jouira de la félicité éternelle même s’il s’est auparavant rendu coupable des plus grands crimes.
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alors la certitude non de céder à ses passions44 mais de se plier à la seule Raison. Mais comme nul n’est bon sinon par vertu, cette disposition acquise à bien agir n’est alors pas non plus la vertu, elle que nul ne peut posséder tout d’un coup puisqu’elle s’acquiert seulement par l’usage et l’exercice. Et tous les porte-parole de toutes les églises du Christ, tous le répètent dans les discours dont ils nourrissent le commun : les bonnes actions ne doivent pas être accomplies parce qu’on en a la capacité ou l’habitude45, mais pour l’amour de Dieu ou – ils préfèrent ce vocabulaire – par charité. En quoi ils témoignent amplement qu’ils ne placent pas la vertu dans la disposition acquise et l’habitude ; car si la vertu était l’habitude, toute action procédant de cette habitude serait honnête. 4. Reste qu’il y a chez celui qui est subitement devenu disciple de la vertu quelque chose qui ressemble à un usage, à une habitude et une facilité46. 44 Nos actions volontaires sont dictées soit par la passion soit par la Raison. En d’autres termes, c’est la Raison qui nous incite à l’action, ou la passion. Ainsi quand c’est la passion, nous péchons, quand c’est la Raison, nous agissons honnêtement et bien. Ces points seront éclaircis au traité IV, où il s’agira des passions. 45 Ce qui vient de là vient de la passion. Car la routine, ou amour du familier et crainte de la nouveauté, est une passion constamment à l’œuvre chez la plupart des gens du commun, comme nous le démontrons excellemment plus bas au traité IV sur la vie du commun. Donc toute action qui procède de la vertu des péripatéticiens est en vérité un péché, puisque agir sous l’influence de la passion est pécher, comme l’église du Christ le remarque assez justement. Dès lors le peuple des fidèles y est souvent exhorté à ne pas pratiquer la piété chrétienne par habitude, comme le dit notre texte. 46 Certes, on a jusqu’ici assez démontré que la vertu ne réside pas dans la disposition acquise, démonstration indestructible consolidée par des arguments on ne peut plus clairs, simples et évidents pour qui que ce soit. Pourtant le lecteur pourrait s’étonner : mais quelle raison a poussé les péripatéticiens à penser que la vertu devait être placée dans la disposition acquise ? Je réponds que ce problème est résolu au num. 2, de la façon suivante : ils ont été fourvoyés par la dénomination « honnête » et, étreignant un nuage à la place de Junonf, ont pris toute condition de cette dénomination pour une cause formelle. Mais si on veut dissiper plus finement leur erreur, on ira voir au num. 4, où elle est anéantie : ils n’ont pas fait une distinction suffisante entre facilité et amour et, adoptant l’opinion commune, ont estimé que tout acte accompli avec amour l’était avec facilité (en quoi ils se trompent grandement, comme il est assez démontré au num. 4). I) I) Alors, voici les marches qu’ils ont semble-t-il dévalées en tombant dans l’erreur : d’abord ils ont vus les gens honnêtes se comporter avec amour – avec une résolution généreuse et ferme (car la vertu est cet amour et cette résolution) ; ensuite, à cause de la ressemblance qui les rapproche (c’est la cause la plus puissante, peut-être l’unique cause de nos erreurs, ainsi que nous l’avons démontré à propos de la première partie de Descartes), ils ont confondu
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De fait, fort de son amour (car la vertu est une sorte d’amour, comme le fait apparaître le § 1), il écrase de son mépris les difficultés qui viennent faire obstacle à la Raison. Or le dédain pour les difficultés ressemble à la facilité ; et le commun croit que surmonter les obstacles avec grandeur d’âme, c’est les surmonter avec facilité. Mais le sage distingue nettement habitude et amour. L’habitude a la peau dure, elle est insensible aux revers ; l’amour est tendre et les revers le touchent au vif, mais il les pulvérise victorieusement. C’est pourquoi l’habileté est peut-être plus efficace, mais l’amour est bien plus noble.
amour et facilité ; confusion qui leur a fait considérer l’action des gens de bien comme facile et la vertu comme facilité ; enfin, constatant que la facilité (celle du corps et des sens) s’acquiert le plus souvent par la répétition fréquente des actions, il ne leur restait, une fois fourvoyés dans cette erreur, que la solution de placer la vertu dans la disposition acquise. Argument du § 3. La vertu ne doit pas être placée dans la disposition acquise. Premièrement parce que la vertu précède les actions honnêtes, et que la disposition acquise leur succède ; deuxièmement parce que la vertu concerne les mœurs et la disposition acquise la nature. Sujet traité en num. 1. Troisièmement, parce que la vertu peut s’acquérir d’un coup, alors que la disposition acquise s’acquiert progressivement et par des actes répétés. Quatrièmement (c’est l’argument d’autorité), parce que tous les chrétiens en décident ainsi dans leurs églises. Sujet traité en num. 3. On objecte : les gens de bien le sont aussi pendant leur sommeil, bien que se trouve en eux non pas la résolution dans laquelle nous plaçons la vertu mais seulement la disposition acquise à bien agir. Je réponds que la résolution de bien agir se trouve en eux, du moins sur le plan moral, ce qui suffit pour la dénomination. Deuxième objection : cette disposition acquise est requise pour qu’on accorde la dénomination d’honnête. Ma réponse : l’assertion est fausse, comme il apparaît en num. 3 ; et si elle est vraie, il s’ensuit au bout du compte que la disposition acquise est une condition de cette dénomination, et non sa cause formelle. Sujet traité en num. 2. Enfin une distinction est établie entre amour et disposition acquise, dont la confusion semble avoir été la racine de l’erreur des péripatéticiens. Sujet traité en num. 4.
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CHAPITRE II DES VERTUS CARDINALES
Les vertus cardinales sont les propriétés de la vertu, qui découlent d’elle de manière directe et immédiate47 et ne se rapportent48 à aucune circonstance extérieure particulière. Il y en a quatre : diligence, obéissance, justice, humilité. 47 Sont par là même exclues les récompenses essentiellement inhérentes à la vertu que sont la sagesse, la culture, la liberté, la satiété, voire le bonheur lui-même (qui seront l’objet d’un traitement spécifique plus bas, en partie dans ce traité, en partie dans celui consacré à la récompense de la vertu). En effet, ces récompenses n’émanent pas de la nature de la vertu directement, mais par l’intermédiaire d’autres propriétés supérieures à elles par nature. Ainsi la sagesse et la culture découlent de la vertu par l’intermédiaire de la diligence ; la liberté par l’intermédiaire de l’obéissance ; la satiété par l’intermédiaire de la justice ; le bonheur et l’élévation par l’intermédiaire de l’humilité. Il faut donc que les vertus cardinales découlent de la nature de la vertu non ainsi, par une médiation, mais directement. Dès lors, la diligence est une conséquence directe de la vertu ou amour de la Raison (si tu aimes la Raison, il s’ensuit aussitôt que tu lui prêteras l’oreille – en quoi consiste la diligence), mais pas la sagesse. Car cette dernière n’est qu’une conséquence indirecte de la nature de la vertu, selon le schéma suivant : si tu aimes la Raison, il s’ensuit que tu prêteras l’oreille à la Raison ; et si tu lui prêtes l’oreille, tu percevras ce qu’elle dit – en quoi consiste finalement la sagesse. De même, l’obéissance est une conséquence directe de la nature de la vertu (si tu aimes la Raison, il s’ensuit directement que tu feras ce qu’elle ordonne – en quoi consiste l’obéissance). Quant à la liberté, elle n’en est pas, comme ici, une conséquence directe, mais seulement indirecte, selon le schéma suivant : si tu aimes la Raison, tu feras exclusivement ce qu’elle ordonne ; et si tu fais cela exclusivement, tu feras toujours ce que tu veux, toujours ce qui te fait envie – en quoi consiste finalement la liberté. Le même raisonnement peut être fait sur le couple justice – satiété, de même que sur le couple humilité – élévation (ou bonheur, ou béatitude). Mais tout cela sera développé au fur et à mesure quand on en sera à parler de chacune des vertus cardinales. 48 Sont par là même exclues les vertus particulières, qui se rapportent toujours à une circonstance extérieure ; ainsi la tempérance, qui se rapporte spécialement aux situations de réussite ; le courage, qui se rapporte spécialement aux situations d’échec ; la piété et la religion, qui se rapporte spécialement à Dieu ; l’équité et la justice, qui se rapportent spécialement aux
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PREMIER TRAITE. DE LA VERTU
SECTION I § 1 . Diligence [18] 1. La diligence est assurément la première à naître de la vertu49, ou amour de la Raison. La nature de la Raison résidant entièrement50 dans le fait d’édicter, de prescrire, de suggérer, il est clair qu’on ne peut bien l’aimer51 sans l’écouter attentivement, sans dresser vers elle l’oreille de son esprit, et sans tendre de tout son être vers cet impératif. Et la diligence réside à mon relations avec les autres. Je m’étendrai plus amplement là-dessus au traité II, consacré aux vertus particulières. 49 La Raison a les quatre attributs suivants. Elle est premièrement un impératif, deuxièmement une loi, troisièmement une règle, quatrièmement une contrainte qui nous est imposée. Donc la vertu (qui n’est rien d’autre que l’amour de la Raison), embrasse le λόγος – auteur d’impératif par l’écoute attentive ou diligence ; le λόγος – loi par l’obéissance ; le λόγος – règle et mesure de nos actions par la justice ; et enfin le λόγος – contrainte et devoir pesant sur nous à travers l’humilité. De ces quatre attributs de la Raison, l’impératif est le premier, de par sa plus grande latitude et sa plus grande généralité. C’est en effet l’impératif qui donne à la Raison son extension, qui va du physique au moral, du théorique au pratique (car telle est l’ampleur de la dictature exercée par la Raison). Quant à la règle, la loi et la contrainte, elles ne relient à proprement parler la Raison qu’à l’éthique et au domaine moral. D’où l’on voit que la diligence est la première des vertus cardinales, puisque c’est la Raison en tant que telle et dans toute son amplitude qu’elle embrasse. Alors que les autres (obéissance, justice et humilité) n’embrassent la Raison que par un de ses aspects, c’est-à-dire le secteur moral. 50 On explique dans cet ouvrage pourquoi la diligence naît de la vertu. Ce n’est certes pas parce qu’elle naît d’abord et avant les autres – cause que nous venons déjà d’invoquer dans les notes. L’impératif doit sa place de premier attribut de la Raison au fait d’avoir l’extension la plus large, et de s’attacher à la raison quel que soit son domaine d’exercice, aussi bien théorique que pratique ; alors que les autres attributs s’attachent seulement à l’exercice pratique de la Raison. Donc dans sa première étreinte avec son λόγος la Raison le prend en tant qu’auteur d’impératif ; et de cette étreinte naît la diligence, qui est par conséquent la fille aînée de cette union. 51 Qui déclarerait aimer le chant et l’harmonie de la musique et se boucherait les oreilles ou ferait du bruit pendant un concert paraîtrait avoir voulu se moquer, et passerait pour n’avoir pas été sincère (pas moyen en effet pour un concert de nous ravir ou de nous plaire sans s’emparer de nos oreilles). Ainsi, affirmer qu’on aime la raison (en quoi consiste la vertu) et en même temps ne prêter aucune attention quand elle émet un impératif et fait une suggestion dans notre for intérieur, laisser son esprit vagabonder ou le brouhaha de ses passions couvrir l’impératif, c’est tomber facilement sous l’accusation de beau mensonge. Car la nature de la Raison réside précisément dans ce genre d’impératif qu’on ne peut mépriser sans du même coup mépriser la Raison et lui dénier tout amour.
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sens dans cette tension de l’esprit vers la Raison, cette écoute qui mobilise en profondeur. Elle est par conséquent un mouvement continu et pénétrant de l’esprit qui se dégage du monde extérieur pour plonger en lui-même, dans ses recoins, afin de consulter, en cas de besoin, l’oracle sacré la Raison. 2. La diligence (c’est évident d’après la définition) a deux parties, l’aversion et la conversionv. Je veux dire aversion de l’esprit à l’égard des objets extérieurs et sensibles52 (car leur intervention peut troubler l’esprit et brouiller son écoute), et conversion de l’esprit en lui-même. C’est là et non ailleurs qu’il saisit sur le vif la parole et l’enseignement de la Raison53. Tout éclat de la Raison, frappant depuis l’extérieur nos oreilles et nos yeux par la voix ou la plume des sages, n’est perçu qu’à l’intérieur, dans les profondeurs de l’esprit ; bien plus, toute opinion apportée de l’extérieur – sauf si nous la négligeons au profit d’autre chose – nous la retenons pour la faire examiner54 par 52 Et même à l’égard des objets intérieurs et non sensibles c’est-à-dire à l’égard, en nous, des pensées de logique, de physique, et des autres pensées touchant les sciences tant spéculatives qu’appliquées ; car la conversion à ces pensées peut aussi troubler l’esprit dans son écoute de la Raison en tant que loi et règle de nos actions. Non que l’esprit d’une personne diligente se détourne continuellement de ses sens et des pensées qui viennent d’être recensées (il est souvent tenu par la prescription de la raison et la loi d’obéissance d’être disponible pour elles et de s’y consacrer) ; mais par une sorte d’anticipation et avant d’avoir appris aux sources de la Raison ce qu’elle demande, l’homme de bien doit s’arracher tout entier à des pensées semblables afin d’être disponible pour la seule Raison (je veux dire à la raison qui ordonne et interdit) et grâce à cette disponibilité, de percevoir clairement ce qu’elle veut. 53 Nous avons une très claire conscience que la Raison est en nous, dans notre esprit, depuis toujours, et nous sommes incapables de nous souvenir du moment où elle nous est advenue ; ce que montrent très clairement les principes de la Raison qu’on appelle partout notions communes et idées. Même si parfois nous découvrons qu’un enseignement les a éveillées en nous, nous découvrons en même temps très clairement qu’il ne les a pas introduites en nous mais nous a seulement engagés à remarquer un acquis déjà présent ; expérience que nous faisons avec tant de clarté que Platon en tira autrefois la conclusion qu’il n’y a pas d’instruction, que notre impression de recevoir un enseignement nouveau est seulement la réminiscence d’un fait ancien et le rappel d’un savoir antérieurg. Ce n’est pas ici le lieu de discuter si la conclusion de Platon est légitime ou non ; ceci en tous cas évident : tous les êtres humains ont parfaitement compris pour l’avoir découvert en eux-mêmes que la Raison est une faculté profondément ancrée au fond de leur esprit, qui ne leur est jamais advenue mais a coexisté avec eux aussi longtemps qu’ils ont coexisté avec leur esprit, c’est-à-dire avec eux-mêmes. 54 C’est pourquoi rien n’est plus vil que d’être la voix de son maître, à savoir d’accepter une opinion parce qu’un autre cherche à nous la vendre sous le couvert de son autorité et nous l’impose de force. C’est paresseux, stupide, et manifestement contraire aux qualités natives de la diligence, voire contraire aux qualités natives de l’esprit des êtres humains tant
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cette raison intérieure vivante en nous ; nous la mettons en contact avec cette pierre de touche afin de juger, d’après ce frottement, si elle doit être reçue ou rejetée. Rien n’est assez grand, sublime, saint, pour être dispensé de cet examen. Et même si certains objets excédaient la portée de la Raison et ne devaient pas passer au contrôle de son trébuchet, comment le savons-nous ? En tous cas pas sans la Raison chargée de l’attester. Jusqu’ici donc elle était encore bien présente pour effectuer cet examen. 3. Ce qui constituera un soutien pour la diligence, [19] c’est de retourner, de répéter, de ruminer dans notre esprit55 les fois où l’éclat lumineux et clair de la vérité et de la Raison nous a frappés. En cultivant régulièrement cette habitude d’embrasser la Raison, nous finirons par pouvoir la suivre également là où la force de notre intelligence et notre capacité de connaître semblent se dérober. De même que tes familiers et tes domestiques, te côtoyant tous les jours, te reconnaissent facilement au premier coup d’œil même sous un éclairage incertain ou en habit de voyage – alors que tes voisins prennent plus de temps pour le faire, et que tes relations occasionnelles le font à grand mal ou pas du tout, de même celui qui s’habitue à la Raison en un endroit (chose très facile là où elle est assez accessible et visible), la découvre ensuite et la met à nu56 là aussi où elle semblait le plus sûrement camouflée et tapie au fond du puits de Démocrite. Mais celui qui fait bon marché de la Raison qu’il n’a pas été corrompu et flétri. En effet, la nature les a disposés de telle sorte que, si naïfs soient-ils, ils comparent les opinions entendues d’autrui avec l’opinion propre qu’ils portent dans leur esprit ; ils approuveront ces opinions extérieures reçues d’autrui si elles concordent avec leur opinion interne, et la rejetteront dans le cas contraire. 55 Aucun moyen n’est plus efficace pour s’instruire et apprendre que de répéter encore et toujours ce que nous savons bien ; car la répétition de ce que nous savons est toujours un tremplin vers la connaissance de ce que nous ne savons pas, comme l’établissent tous les jours tous ceux qui ne se fatiguent pas, en répétant, de recuire leur chou. Chaque répétition du savoir acquis leur fera sentir quelque apprentissage nouveau se glisser en eux par un effet merveilleux et quasi divin ; de sorte que la dixième répétition dévoile et ouvre des portes que la neuvième n’avait pas révélées, voire que la centième met en avant des aspects que toutes les précédentes avaient laissés dans l’ombre. Aussi ces gens finissent-ils par surpasser tous leurs pairs, voire les autres que distinguent leur érudition et leur profonde sagesse. Ce dicton de la diligence est remarquable : que ton apprentissage soit non copieux, mais studieux. Studieux, ton savoir sera copieux ; copieux, ce sera la confusion et ton savoir sera nul. 56 La seule chose qui cache la Raison à nos yeux, c’est le voile de nos préjugés et de nos désirs ; elle est pour sa part nue et transparente. Dès lors, qui a l’habitude de la fréquenter là où elle est tant soit peu dégagée de nos préjugés et de nos désirs n’aura pas de mal à la reconnaître aussi là où elle semble le plus étroitement enveloppée par eux. Car il la connaît, et il
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et la méprise57 quand elle s’expose à découvert n’en aura jamais le fruit là où elle reste dissimulée et se vend chèrement ; car autant les êtres humains font bon marché de la Raison accessible parce que ses biens s’offrent facilement, autant la Raison dissimulée et impénétrable fait bon marché des êtres humains. Et là où elle se vend chèrement, elle s’abandonne de très bonne grâce à celui qui ne l’a pas dédaignée en faisant d’elle bon marché58. Aussi la fruste adolescence que nous avons décidé de former au moule de la vertu vraie et pure ne peut-elle recevoir de nous meilleur conseil que de s’adonner tout au long de cet âge – partoutvi réputé peu propre à l’éthique59 – aux sciences dans lesquelles prévalent la Raison et la démonstration, à savoir la géométrie,
connaît son voile ; aussi le lui enlève-t-il facilement et la regarde-t-il d’un œil direct et affranchi ; la véritable sagesse consiste dans ce face-à-face. 57 On notera avec intérêt que les sciences qui ont le plus assidûment cultivé des vérités on ne peut plus manifestes et restées telles jusqu’à présent, au point d’être la risée du commun et d’être taxées de folie (c’est le cas de la géométrie et de l’arithmétique, qui portent toujours au front, bien en évidence, leurs notions communes, leurs postulats et définitions, et les martèlent à leurs disciples), se sont maintenues au fil des siècles tout à fait pures et intactes, et qu’elles sont demeurées exemptes non seulement d’erreurs mais aussi de conjectures, d’opinions et de soupçons, quand toutes les autres sciences, moins précises, se sont précipitées dans des erreurs infinies et dans des opinions, conjectures, futilités, songes jusqu’à présent aussi multiples que possible. Ce qui s’observe surtout dans la logique et la métaphysique, qui partout fourmillent d’afféteries, alors qu’elles sont par nature des sciences vraies et pleines de clarté, non moins que les mathématiques. 58 Cette histoire mythique (qui fait de la Raison une amante et de nous ses prétendants) est bien adaptée : la raison dissimulée et impénétrable dans les arts et les sciences n’est pas à la portée de qui n’en est pas passé d’abord par un premier apprentissage. D’où bien les larmes ; d’où la multitude de ceux qui trop tard pleurent au spectacle de leur peine et de leur effort perdus ; ils pleurent de s’être consacrés aux sciences plus élevées avant d’aborder les plus élémentaires, et d’avoir voulu (comme dit le proverbe flamand), voler avant d’avoir des ailes. Il est donc légitime de représenter la Raison comme une belle jeune fille qui refuse de s’unir sur la couche de la sagesse avec celui qu’elle voit mépriser en elle les commencements. 59 Cette sentence d’Aristote est fort en usage : l’adolescent est un auditeur inadéquat de l’éthiqueh. Et ce, dit-il, parce qu’il est un trop fidèle serviteur de ses passions. À tel point que les vérités de l’éthique, cachées et impénétrables pour les adolescents (entendre : les adolescents qui le sont par l’état d’esprit plus que par l’âge ; car il se trouve dit-il des octogénaires enfants). Mais peu à peu, avec l’âge, l’esprit humain s’abstrait habituellement du corps et de ses sens, et obtient une sorte d’émancipation qui ne peut se produire que sous le règne de la Raison, comme il apparaîtra au § suivant qui traite du fruit de l’obéissance.
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l’arithmétique et quelques autres60. Mais tu pourras trouver mon avis sur chacune d’elles dans mes Saturnalesvii (vol. I pag. 41 seq.). 4. Le fruit de la diligence est la sagesse61. La sagesse n’est rien d’autre qu’une droite perception des propos droits tenus par la Raison ; ce qui découle assurément d’une écoute empressée de la Raison62. Car comment sauras-tu ce que dit la Raison, à moins d’écouter quand elle parle ? Si tu écoutes, tu es 60 Nous avons noté (note 52) que la diligence se détournait non seulement des choses sensibles, mais aussi des pensées de géométrie, arithmétique et autres ; aussi me taxe-t-on peut-être d’incohérence quand je place ici l’étude de ces sciences parmi les soutiens les plus solides de la diligence. Mais il n’y a pas de contradiction : quand elle s’occupe de sa tâche et se plonge dans l’écoute de l’impératif de la Raison lui prescrivant quoi faire, la diligence relègue à bon droit loin d’elle toutes les autres pensées ; mais au préalable et avant de s’armer en vue de cette tâche, elle s’occupe à bon droit de pensées à contenu géométrique ou arithmétique ; car en elles reluit avec clarté la même raison que la diligence tente de comprendre dans l’éthique, où elle est d’habitude bien plus obscure, surtout à cause de nos désirs. Les sciences mathématiques sont dégagées de tous nos désirs (les désirs n’ont pas de place dans les spéculations), et les sciences spéculatives particulièrement ont cette prérogative de n’être en rien, ou du moins très peu, infestées par les préjugés de nos sens – pareille affirmation étant impossible pour la métaphysique, la physique et la logique. Celles-ci sont extraordinairement sujettes aux attaques de nos préjugés ; et presque tout ce que ces sciences ont de théorèmes est victime des interférences de la sensibilité, voire de son antagonisme et de son rejet. C’est ce que nous voyons d’un côté dans la logique, de l’autre dans la physique et la métaphysique. Les mathématiques sont donc la discipline de loin la plus utile pour les adolescents, qu’il faut prendre par la main pour les mener à la Raison. 61 « Sagesse » vient de « savourer », du fait que ce sens (le goût) nous permet l’examen intime d’un corps ; car la vue et les autres sens ne s’attachent qu’à l’écorce et ne saisissent que la surface des choses concernées, alors que le goût s’infiltre et pénètre dans l’intérieur du corps qui s’offre à lui plus intimement. D’où le fait aussi que ce sens perçoive les choses différemment des autres sens ; par exemple l’esprit-de-vin, froid selon le toucher, nous le découvrons chaud au goût ; et les pilules dorées des médecins, douces selon la vue, sont au rapport du goût âpres et amères. De même la sagesse, qui naît d’une écoute approfondie de la Raison, s’infiltre dans l’objet et le pénètre, et souvent émet sur lui un jugement bien différent de celui que porte le sens commun ou l’entendement dont on rebat les oreilles dans les écoles. 62 La diligence est un continuel effort pour saisir la Raison, la sagesse en est la saisie : la personne diligente s’efforce de saisir la raison, le sage la saisit. Mais en nous efforçant de saisir, nous finissons aussi par saisir ; autrement dit, la diligence rejoint finalement la sagesse. Mais, diras-tu, la saisie fait parfois faux bond à qui s’y efforce ; et je dis (il faut bien l’avouer) que la diligence est parfois frustrée de sagesse… mais seulement pour un temps. Dans ce cas, qu’elle s’arme alors de patience ; on possède d’habitude plus sûrement cette sagesse qui s’est longtemps joué de la diligence ; on a la meilleure prise sur son savoir propre quand on y a beaucoup travaillé, et il faut beaucoup de labeur pour détenir son propre savoir. Il s’y trouve
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déjà diligent ; il te sera également facile de percevoir ce qu’elle dit, et ainsi tu seras sage. Dans le domaine éthique ou moral, la sagesse change de nom et est appelée [20] prudence63. Car être sage dans les choses qui conduisent à la vertu, c’est être prudent ; mais la sagesse garde simplement son nom dans les choses physiques et naturelles, où on l’appelle seulement sagesse. On peut cependant, pour plus de distinction, l’appeler sagesse spéculative. 5. Mais une difficulté se présente, Philarète64 : dans quelle diligence cette sagesse spéculative a-t-elle sa source65 ? Là n’est pas la vraie difficulté ; car il te sera facile de répondre que la sagesse spéculative a sa source dans la diligence ou écoute de la Raison, pour autant que la Raison touche aussi les choses naturelles. Mais d’où vient cette diligence ? et de quel amour de la Raison ? Là est la vraie difficulté. En effet, la filiation entre cette diligence et l’amour en outre de l’agrément : les labeurs ont de l’agrément une fois accomplis – surtout avec fruit. 63 Les écoles font cette distinction entre la prudence et l’éthique : faisant abstraction du particulier (c’est un point commun à toutes les sciences), l’éthique contemple plutôt l’universel et le général, alors que la prudence touche aux circonstances particulières des mœurs et actions humaines. Pour le moment, nous prenons la prudence dans un sens très large, qui englobe aussi la discipline éthique. 64 Philarète, dans ce traité, est un personnage imaginaire, amoureux de la vertu (comme le dit son nom) mais animé d’un zèle brouillon, c’est-à-dire peu disposé à la prudence ; il est pareil à des novices de l’éthique, encore adolescents et, comme Aristote le dit bien, peu adéquats à ce domaine. Son caractère se révèle surtout en obl.* 6 n° 3 et 4, et au chapitre 2, section 2 §13 note 2 ; il doit donc souvent être corrigé et éduqué, voire châtié pour être ramené à la vraie règle de la vertu, dont l’éloignent souvent les errances de son zèle imprudent. Pour le châtiment, voir obl. 2 § 5 et un peu avant. * obl. = obligation (voir plus loin dans le texte au chapitre Humilité). 65 Je réponds : elle a une source directe dans la diligence d’obéissance, c’est-à-dire la diligence qui nous fait écouter la Raison dans la physique du fait que la Raison dans l’éthique prescrit que là aussi nous l’écoutions. Et elle a une source indirecte dans la diligence pure qui naît, avant l’obéissance, de l’amour de la Raison, ou vertu. Car premièrement nous aimons la Raison (ce qui concerne la vertu) ; ensuite nous sommes amenés à écouter ce qu’elle veut (ce qui concerne la diligence) ; troisièmement nous percevons ce qu’elle veut (ce qui concerne la sagesse) ; et assurément, parmi toutes ses volontés, il arrive que nous percevions aussi celle-ci : elle veut que nous l’écoutions non seulement dans l’éthique, où elle s’emploie à ordonner et interdire, mais aussi dans la physique, où elle s’emploie à faire connaître ; elle veut donc que nous l’écoutions, selon l’ordre donné par la Raison. Et cette écoute d’obéissance est une sorte de diligence, en tant qu’elle participe à la fois de la nature de la diligence (du fait qu’elle écoute la Raison) et de la nature de l’obéissance (du fait qu’elle exécute l’ordre de la Raison). Cette diligence d’obéissance est dès lors postérieure à celle que nous avons appelée pure, et c’est elle qui engendre la sagesse physique.
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d’obéissance à l’égard de la Raison n’est pas évidente ; car l’amour n’a pas lieu d’être dans les objets de pure spéculation, telles que les choses physiques. Pas même dans l’amour affectif à l’égard de la Raison, parce que ce qui vient de cet amour est péché66 et relève de l’intempérance, comme nous le montrerons ailleurs. Mais dans quel sens rattacher la sagesse speculative au péché, elle dont la sœur (la prudence) est l’authentique rejeton de la vertu ? – le digne prolongement67 de Jupiterviii. Mais cette diligence dans cette dimension théorique ne peut pas non plus être procréée par quelque autre amour – effectif – à l’égard de la Raison (par exemple la bienveillance, ou la concupiscence) ; parce que (nous l’avons vu au chapitre 1 § 1 n° 6 et 7) on ne peut parler de ce genre d’amour à propos 66 Tout ce qui vient de la passion est péché ; il nous convient donc d’agir sous la conduite non de la passion mais de la raison, quel que soit notre but. Mais il faut distinguer entre agir avec passion et agir sous l’effet de la passion. Agir avec passion c’est accompagner son acte d’une passion sans qu’elle fournisse la cause de l’acte ; cela ne doit pas être considéré comme vice – voire, en tant qu’humaines, aucune de nos actions n’est produite sans être accompagnée de quelque passion ; et généralement, plus notre corps est sain et vigoureux, plus sont vivaces les passions dont nos actions sont irriguées, comme imprégnées et pénétrées. Alors qu’agir sous l’effet de la passion, c’est agir de telle sorte que la passion cause l’action ; et cela ressortit toujours au vice (comme nous l’avons déjà noté et prouvé au chap. 1 § 1, et le prouverons plus amplement au traité IV). Par exemple, un père châtie son fils avec colère quand il le fait mû par la seule raison et qu’une certaine colère accompagne l’action, mais que ce qu’il fait ou non pendant le châtiment ne doit rien à cette colère ; c’est alors un bon père – même s’il châtie avec colère, il ne le fait pas sous l’effet de la colère. Mais un père frappe son fils parce qu’il est en colère contre lui, c’est-à-dire de sorte que la colère entre en ligne de compte dans le pourquoi de cette volée : il est méchant, quand bien même il aurait une très juste raison de frapper, voire de frapper comme il le fait, tant et plus et de toutes les façons possible. En effet, quand bien même dans ce cas il se ferait disculper par des gens ignorants de la disposition interne de son esprit, en vérité il pèche, en personne dont l’action est guidée non par la Raison (qui assurément lui donne des ordres justes) mais par la passion. Ces matières apparaîtront mieux au traité IV, où il est question des passions. Dès lors, quand l’amour passion nous ordonne de faire quelque chose, non ne pouvons pas ne pas pécher en exécutant ses ordres ; quand en revanche il s’entremêle au cours de nos actions, aucun mal à cela. Il peut les accompagner, non les devancer. 67 La sagesse spéculative et la prudence ne sont cependant pas sœurs à proprement parler, mais plutôt cousines germaines, ou filles de deux sœurs. Car la prudence naît de la diligence dans sa dimension morale, et la sagesse spéculative ou théorique naît de la diligence d’obéissance. Comme cette dernière n’est rien d’autre qu’une sorte d’obéissance (qui nous fait obéir à la Raison que nous devons, sur son ordre même, écouter dans sa dimension physique), il apparaît que prudence et sagesse spéculative sont les filles de deux sœurs, l’une de l’obéissance, l’autre de la diligence ; car il apparaîtra que celles-ci sont sœurs au § suivant.
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de la Raison. Ainsi, tout bien pesé, je dis que cette diligence qui engendre la sagesse spéculative est produite naturellement par la vertu, à savoir par l’amour d’obéissance à l’égard de la Raison. C’est pourquoi les personnes honnêtes (les seules à être sages68) écoutent la Raison dans la physique pour la connaître mieux (conclusion à tirer de ce qu’on vient tout juste de dire au n° 3) et pour répondre mieux et plus vite à son impératif dans l’éthique. Être amené à la spéculation par quelque autre amour (en d’autres termes, un amour susceptible d’être appâté par la douceur de la spéculation), c’est une forme de vanité et d’intempérance, [21] qui engendre non pas la ferme et authentique sagesse69, mais une espèce de sagesse éminemment illégitime et inconsistante, grouillante d’opinions, de soupçons, de délires, de songes, d’erreurs et de futiles finasseries. Mais ces matières apparaîtront avec plus de clarté quand nous traiterons de le récompense de la vertu. Dès lors, bien que l’amour qui aiguillonne notre obéissance à la Raison dans le domaine théorique ne puisse servir à l’aimer dans ce domaine-là, l’amour qui aiguillonne notre obéissance dans un autre domaine (le domaine pratique et moral) peut le faire. C’est la même Raison qui nous fait connaître les choses physiques et nous soumet à l’injonction de l’éthique70. 68
Rien d’étonnant à cela : chez eux seuls l’écoute de la Raison n’est pas troublée par les passions ; chez tous les autres, une écoute correcte et appropriée est empêchée par les passions auxquelles ils ont coutume de s’abandonner, abandon dont elles se nourrissent, comme l’huile nourrit le feu (sujet plus largement traité au traité IV). Ainsi, parce que l’écoute chez ces derniers est mauvaise, leur saisie de la Raison l’est aussi (saisie pourtant qui constitue, elle et elle seule, la sagesse). Les premiers en revanche, dont l’écoute est appropriée, ont également une saisie appropriée de la raison. Eux seuls par conséquent la saisissent non seulement dans la morale, mais aussi dans tout ce qu’ils se proposent comme objet de contemplation. Ce sujet sera mieux éclairci là où l’on traite de la récompense de la vertu. 69 Ce qui fait la sagesse, comme on l’a souligné, consiste intégralement dans la perception de la raison ; il faut donc s’efforcer de saisir la raison, c’est-à-dire l’écouter, en quoi consiste la nature de la diligence. Qui s’efforce de saisir la raison sous la conduite d’une passion trahit du fait même la raison (puisque cela revient à pécher, c’est-à-dire abandonner la raison) ; c’est donc en vain qu’il cherche à saisir ce dont son effort de saisie l’éloigne constamment. Qui s’efforce ainsi de saisir ne saisit jamais ; qui recherche la raison sous la conduite de la passion ne la trouve jamais, car la passion détourne toujours de la raison. 70 C’est la même chose pour l’impératif : la Raison prescrit et propose pareillement dans la physique (ou domaine théorique) et dans la morale (ou domaine éthique). Elle n’est pourtant pas exactement la même : dans l’éthique, la raison est aussi une loi (elle ne s’arrête pas à l’énoncé d’une simple prescription, mais énonce quoi faire, quoi écarter, et nous impose une contrainte, une obligation et un devoir), d’une façon qui ne concerne pas la physique.
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§ 2 . Obéissance 1. L’autre propriété de la vertu est l’obéissance. Quand l’amour de la Raison t’aura amené à la diligence, que la diligence aura fait de toi un auditeur de la Raison et qu’en l’écoutant tu auras appris ce qu’elle prescrit (c’est le propre de la sagesse et de la prudence), il te restera, incité par cet amour de la Raison, à exécuter ses prescriptions (c’est la fonction de l’obéissance) et, si toutefois tu as une réticence à aimer la Raison, à comprendre néanmoins ce qu’elle veut sans le réaliser dans les faits comme la situation l’exige. Même si la vertu qui produit l’obéissance est postérieure à la diligence, voire postérieure à la prudence, elle en est pourtant une cause directe71 (quiconque obéit Argument du § 1. La diligence est écoute de la Raison. Sujet traité en num. 1. Elle a deux parties : l’aversion des choses externes (car elles font obstacle à l’écoute) et la conversion en soi-même (car c’est là que siège la Raison à écouter) ; nous avons ainsi l’habitude de procéder selon la nature et de convoquer tout ce que nous présente le monde extérieur pour lui faire subir l’examen de notre Raison. Sujet traité en num. 2. Ce qui constitue un soutien pour la diligence est la familiarité avec la Raison. Il y a principalement deux moyens d’entrer dans cette familiarité : le premier est la répétition fréquente des choses que nous savons et où la Raison est manifeste ; le second est la pratique des sciences qui s’épanouissent le plus par la Raison et la démonstration – ce que sont les mathématiques. Sujet traité en num. 3 La prudence est le fruit de la diligence : les diligents s’efforcent de saisir la Raison en l’écoutant ; les prudents, pour s’y être longtemps efforcés, finissent par la saisir. Car il est naturel et tout à fait dans l’ordre des choses qu’un effort répété pour saisir soit finalement couronné par la saisie. Sujet traité en num. 4. Quant à la sagesse spéculative, très voisine de la prudence, elle apparaît à la fin comme son accomplissement. En effet la prudence voit la Raison ordonner qu’on l’écoute dans la physique ; et quand elle obéit à cet ordre, cette observance ou obéissance engendre la sagesse théorique ou spéculative. Sujet traité en num. 5. 71 C’est pourquoi, si un homme de bien exécute ce que dicte la Raison, ce n’est ni parce qu’il l’a écoutée (l’obéissance trouve alors son origine dans la diligence, et non directement dans la vertu ou amour de la Raison), ni parce qu’il a perçu ce qu’elle dit (l’obéissance trouve alors son origine directe dans la prudence) ; c’est parce qu’il aime la Raison. Le seul motif qui le pousse à faire ce qu’ordonne la raison, c’est qu’il l’aime. Dès lors l’obéissance suppose la diligence et la prudence (car il faut savoir ce qu’ordonne la raison avant que cet ordre s’accomplisse ; savoir impossible sans écoute de la raison), sans toutefois y trouver son origine ; elles ne poussent pas à obéir et sont des conditions et non des causes de l’obéissance. En effet, la seule cause de l’obéissance est l’amour. Aussi obéit-on à la raison parce qu’on l’aime ; seul l’amour de la raison (à savoir la vertu) enfante l’obéissance. Mais une comparai-
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comme il faut est poussé par la vertu, ou amour de la Raison, à exécuter les prescriptions de la Raison) ; il en va de même pour la prudence, qui trouve assurément son origine dans la vertu, origine indirecte cependant, c’est-à-dire par l’intermédaire de la diligence. Si bien que la diligence et l’obéissance sont filles de la vertu, l’une aînée, l’autre cadette ; et la sagesse et la prudence sont ses petites-filles, parce que leur origine directe est la diligence, et non la vertu. 2. L’obéissance a deux parties : faire et écarterix ; écarter ce qu’interdit la Raison, faire ce qu’elle ordonne. Dans la physique, la Raison a un rôle unique et simple : faire connaître ; dans la morale elle en a deux72 : prescrire et interdire. L’obéissance dans la physique n’a aucun caractère particulier : même si nous voyons ce que la Raison y fait connaître, [22] cette vision ne relève cependant pas de l’obéissance ; ou alors, si tu vois et remarques ce que la Raison y fait connaître parce que la Raison ordonne de le voir et de le
son éclairera peut-être le propos. Pour te réchauffer, tu dois quitter cette place et t’approcher du feu ; ces deux éléments sont des conditions pour que tu te réchauffes, aucun n’en est une cause – cause que sera la chaleur du feu dont tu t’approches. Ainsi, écouter et percevoir les ordres de la raison sont des conditions de l’obéissance, mais la cause de cette chaleur, de cette obéissance, c’est l’amour de la raison, qui incite à obéir I). I) Si tu avais écouté et perçu ce que dit la raison mais sans l’aimer, tu ne ferais pas ce qu’elle dit ; c’est pourquoi, quand tu obéis dans les règles, il n’y a que l’amour pour t’inciter à cette obéissance. 72 L’éthique est le lieu propre de la Raison, pour ainsi dire sa maison de famille, où elle fait valoir ses multiples prérogatives. Dans la physique, la Raison se contente de faire connaître (à savoir d’énoncer) ; dans l’éthique, ou la morale, la Raison énonce également (ce qui relève de la diligence), mais en outre elle prescrit et interdit (ce qui regarde l’obéissance), impose des règles (ce qui concerne la justice), ainsi que des contraintes et des obligations (ce dont s’occupe l’humilité). Tu vois ainsi que la Raison ne s’attache à la physique que passagèrement, comme en voyage ; alors qu’elle donne sa pleine mesure et pour ainsi dire s’épanouit pleinement dans l’éthique, que l’on peut dès lors à bon droit appeler sa maison. Certes dans les sciences appliquées, extérieures au domaine des mœurs (comme la logique, la peinture, et tous les autres arts libéraux et manuels) la Raison a aussi une certaine façon d’ordonner et d’interdire, d’imposer des règles, et des contraintes (par exemple elle prescrit la bonne façon de faire un syllogisme, interdit tel autre procédé ; elle transmet par conséquent des règles, et impose une contrainte à qui dispute ou argumente). Elle n’y interdit et prescrit cependant pas absolument, mais généralement sous condition, par exemple à condition que tu aies tel ou tel projet (mettons de faire un syllogisme) ; alors que dans la morale la Raison prescrit et interdit absolument, sans aucune condition en jeu.
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remarquer, ce n’est pas la physique qui est concernée mais la morale73. Dès lors, l’obéissance n’a lieu d’être que dans la morale ; c’est elle par conséquent qui conforme ce qu’on écarte à l’interdiction de la Raison et ce qu’on accomplit à sa recommandation. Et il faut accomplir à point nommé ce qu’elle ordonne, mais s’abstenir en toutes circonstances de faire ce qu’elle interdit74. Par exemple, la Raison ordonne de manger, de boire, d’entretenir le corps ; il faut dès lors le faire à point nommé, autrement dit à l’endroit, à l’heure et à la manière que prescrit la Raison ; mais la Raison interdit de se tuer, donc il ne faut le faire en aucune circonstance. 3. Ce qui constituera un soutien pour l’obéissance75, c’est de détourner progressivement notre esprit des actions dont la seule raison d’être, nous le 73 C’est ce parce que qui rend l’affaire éthique et morale ; voir ce qu’énonce la Raison, si on l’a sous les yeux, ce n’est pas un acte moral, l’obéissance n’est pas concernée ; mais le voir parce que la raison l’ordonne, ou parce que la passion y pousse – c’est-à-dire voir soit par sens du devoir soit par caprice – c’est alors un acte moral. Et si c’est par sens du devoir (c’est-à-dire parce que la raison l’ordonne), l’acte est honnête et relève de l’obéissance ; mais si c’est par caprice (c’est-à-dire parce que la passion l’ordonne), alors l’acte est condamnable, et relève de l’auto-asservissement. Certes, à chaque fois que dans la physique nous voyons et remarquons ce que la raison énonce, nous le faisons soit par sens du devoir soit par caprice ; mais cette latitude – agir par sens du devoir ou par caprice – ne relève pas de la physique (dont le travail s’en tient au fait de* voir ce que la Raison fait connaître) ; ce choix excède la physique et s’insinue dans l’éthique. D’où la justesse de notre propos : dans la physique il n’y a pas d’obéissance, pas de servitude ; car seule l’éthique fait d’elles des devoirs. * « au fait de » : en grec dans le texte 74 C’est l’origine de la distinction rabâchée dans les écoles entre prescription positive et négative. La positive oblige circonstanciellement (comme ils disent), la négative oblige toujours. Ainsi honore ton père est une prescription positive, et n’oblige donc pas toujours (car il ne doit pas être honoré toujours, mais quand la situation s’y prête) ; et tu ne tueras point est un précepte négatif, il faut y veiller toujours, c’est-à-dire que tu ne tueras ni dans telle ni dans telle circonstance, ni jamais. C’est pourquoi les prescriptions négatives ont un sens construit par conjonction avec ni (comme si tu disais : ne le fais ni là, ni là, et ainsi de suite pour tous les instants qui restent) alors que les prescriptions positives ont un sens construit par disjonction avec ou bien (comme si tu disais : ou bien tu le fais là, ou bien tu le fais là, etc.). Ils montrent parfois que les prescriptions positives sont toujours aussi liées à une prescription négative ; par exemple honore est lié à n’offense pas, ne traite pas injustement, qui obligent toujours ; même si les parents ne doivent pas être honorés toujours, ils ne doivent cependant jamais être offensés ni outragés. 75 Le meilleur chemin pour parvenir à la véritable obéissance est de s’éloigner de cette obéissance affectée et masquée dont usent les gens. Car elle ressemble par l’apparence et la figure à l’obéissance véritable, et en séduit beaucoup par cette ressemblance ; voire, la ressemblance est telle que beaucoup (parmi lesquels, au milieu de toute la racaille politique, on
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savons bien, réside dans les institutions humaines, les mœurs et l’habitude ; ou, plutôt que de nous en défendre avec trop d’empressement, d’accomplir une action (car il arrive que la Raison nous le prescrive76), non parce que c’est en usage, reçu par l’habitude ou confirmé par un accord et une autorité unanimes, mais seulement parce que Dieu l’ordonne et que la Raison l’exige77. trouve aussi quelques fins philosophes) ne connaissent pas d’autre obéissance que celle dont usent les princes et les magistrats. 76 La loi humaine (il en va de même de l’usage et de l’habitude, car ils ont force de loi) ne peut jamais nous obliger par elle-même ; pourtant il faut quelquefois exécuter des ordres donnés par des êtres humains, non parce qu’ils en sont les auteurs, mais de temps en temps parce que Dieu nous a ordonné, dans une situation déterminée, de suivre leur usage (ainsi faut-il souvent exécuter les ordres des parents et des magistrats), et de temps en temps parce que nous n’avons pas d’autre solution pour obéir à la loi divine, c’est-à-dire à la Raison, que d’exécuter les ordres donnés par un être humain. Il arrive ainsi que nous exécutions les ordres de brigands. Par exemple s’ils t’ont attaqué dans la forêt et t’ordonnent de leur remettre ton argent, ton vêtement et ton épée ; voire, s’ils t’ordonnent un acte même infâme, à condition qu’il ne heurte pas de front la loi de Dieu (par exemple de manger de l’excrément animal ou humain), il faudra t’exécuter, non pour te mettre aux ordres d’un brigand, mais parce qu’ici c’est le seul moyen d’observer la loi divine concernant la conservation de la vie, dont on parlera plus bas en obl. 2. D’où il apparaît que les gens de bien exécutent souvent nombre d’ordres donnés par des méchants, et qu’ils ne les exécutent jamais en vertu de leurs auteurs, mais parce qu’une fois leur ordre donné, c’est l’obligation divine qui refait son entrée. 77 Car seul Dieu, à savoir la Raison, peut être fin-adresse de l’obéissance (je dis : la finadresse ultime, la seule à être proprement une fin-adresse ) ; jamais aucun être humain ne peut être jugé digne de cet honneur. Un être humain peut parfois être une fin-adresse secondaire, et il en est ainsi quand on se soumet à ses parents ou à un magistrat civil, selon les règles et sous l’empire de la Raison ; certes, dans ce cas, ils sont fins-adresse de l’obéissance. On leur obéit, sur l’ordre de Dieu qui veut qu’on se soumette ; cependant notre obéissance va surtout à Dieu, en tant que fin ultime de l’obéissance ; nous obéissons aux êtres humains parce qu’il faut obéir à Dieu qui nous ordonne de le faire. Et souvent nous accomplissons un acte ordonné par quelqu’un sans nous soumettre aucunement à lui, pas même en tant que fin secondaire de notre obéissance. Comme quand nous faisons dans la forêt ce que les brigands ordonnent sous la menace de leur poignard si nous résistons ; dans ce cas nous obéissons simplement à Dieu (si bien que là nous sommes honnêtes) qui nous ordonne de conserver notre vie, mais notre obéissance ne s’adresse en aucun cas aux brigands ; ce qui apparaîtra mieux plus bas en num. 4 I). I) Les gens de bien n’accordent leur soumission absolue qu’à Dieu seul ; mais une forme d’obéissance presque absolue et parfaite est due à certaines personnes quand elles sont subordonnées à Dieu – de telle sorte que nous nous soumettons à eux parce que Dieu nous l’a ordonné. Dans cette catégorie se trouvent les parents, auxquels (comme leur nom l’indique) qui faut se soumettre ; après eux viennent les bons magistrats et les maîtres. L’obéissance qu’on leur doit est dite directe ; car ils sont situés pour ainsi dire sur la ligne droite que suit
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Du reste, les impératifs de la Raison sont facilement assombris, obscurcis et confondus avec ce qui a été établi par l’usage et les lois humaines78. D’où la plainte de ce philosophe du commun (Aristote, liv. I Ethiq. Chap. 3.) : la définition de l’honnête et du juste – domaine de réflexion de l’Éthique – suscite un tel désaccord et donne lieu à tant d’erreurs qu’elle semble déterminée seulement par la loi humaine, et non par la naturex. Alors cet auteur superficiel qui s’est un peu partout appuyé sur les définitions généralement admises, qui s’est un peu partout conformé à l’intelligence commune, rencontre ici une difficulté ; et il est normal qu’il soit à la peine dans une science qui est particulièrement relevée et dont les objets sont à mille lieues de l’intelligence et du jugement des non-connaisseurs79. Mais il confirme que loin de vouloir la volonté d’un homme de bien qui tend vers Dieu en tant que fin-adresse ultime de son obéissance ; et ce même s’ils ne sont pas situés à l’extrémité ultime de la ligne, et que par conséquent la volonté ne vise pas à proprement parler cette extrémité. De la même façon, celui qui se rend à La Haye par Leyde ne se rend pas à proprement parler chez Ten Deyl [cod. MS. Ten Deelen], ni dans la forêt, mais à La Haye, et il passe néanmoins par ces points au cours de son voyage. Il y a dès lors un troisième mode de soumission indirecte, le plus imparfait de tous, selon lequel on se soumet à quelqu’un qui ne figure pas sur la ligne droite suivie par notre volonté pour tendre vers Dieu ; telle est notre obéissance aux bandits dans la forêt. 78 Rien d’étonnant à cela : la Raison est une loi, et les lois humaines ont la même teneur, elles ont la même apparence extérieure que la vraie loi divine ; c’est pourquoi celui qui ne s’est pas accoutumé à les distinguer se trompe facilement par la suite, prend le semblable pour l’identique et les confond. Cette erreur (car toute erreur en entraîne une cascade d’autres) le conduit facilement à penser ensuite qu’il n’y a de loi qu’humaine, à ne prêter attention qu’à l’habitude et aux mœurs humaines. Aristote penche du côté de cette opinion comme il apparaît dans les citations faites ici et dans bien d’autres. Beaucoup de nos vauriens d’aujourd’hui (on les appelle communément politiques, mais à tort) non seulement penchent de ce côté, mais s’y engouffrent de tout leur corps ; c’est l’effet produit en eux par l’ignorance de la vraie philosophie (d’où il ne s’ensuit jamais que du mauvais). 79 Cela vaut surtout dans l’humilité et dans ce qui la concerne. Car rien ne peut plus mal sonner aux oreilles du communI) que cette vraie et pieuse formule, fondement de l’éthique : Ne fais rien pour ton propre compte ; considère la raison comme ne devant en rien contribuer à ton bonheur et à ta béatitude. Certes, on persuade le commun qu’il doit faire tout ce qu’il fait pour lui-même et pour son propre bonheur. De fait, les gens apparemment les moins honnêtes visent dans tous leurs actes le gain, l’avantage et le plaisir qu’ils en tirent ; et les gens apparemment les plus honnêtes visent dans tous les leurs à obtenir la béatitude éternelle qui les attend après cette vie. Personne ne s’en tient à son devoir, à son obligation ; personne ne trouve suffisant, pour agir, que Dieu l’ait ainsi prescrit. I) Sur le sujet de l’humilité, ce ne sont pas les préjugés de leur entendement qui les mettent en grande difficulté (car quoi de plus clair ? La loi ne favorise personne, et surtout pas celui
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soumettre ces objets à une démonstration et de pousser leur examen avec précision, il se contente de les traiter en gros et en passant80. Et il soutient – ce qui, de nouveau, en fait un auteur commun – que le même traitement est également légitime pour les autres sujets afférents à l’éthique81 : Ce sera bien assez, dit-il au même endroit, [23] si, par nos paroles portant sur et fondées sur de tels objets, nous parvenons à une esquisse rudimentaire du vrai ; et ce sera bien assez si, ayant engagé une discussion portant sur et fondée sur la plupart des cas, nous parvenons à des conclusions valables aussi dans la plupart des cas. Et elles doivent recevoir le même accueil et la même approbation quels que soient les arguments de l’interlocuteur ; car c’est le fait d’une personne bien éduquée que d’aspirer sur chaque sujet à autant de finesse82 que l’objet lui-même en qui, sur le point de s’y soumettre, en est dissuadé par la considération de son propre intérêt), mais ce sont leurs désirs qui les mettent dans cette situation, car ils les incitent toujours à tout faire en vue d’eux-mêmes. Tant qu’ils ne les auront pas surmontés, leur jugement ne les conduira pas à comprendre, mais (comme on dit) à être affectés, c’est-à-dire à désirer. 80 Ce qu’il n’aurait pas tort de faire, si son présupposé était vrai, à savoir que l’éthique ne dépend pas tant de la Nature et de la Raison que du libre-arbitre humain ; car s’il en est ainsi elle n’en mérite pas plus ; même si ce domaine du pur arbitraire a lui aussi bénéficié d’efforts plus que suffisants de la part de beaucoup ; d’où la juste plainte de Cicéron, ou plutôt sa vive protestation : Quoi ? On disputera dans les hautes sphères pour savoir si l’enfant d’une servante doit être inclus dans le revenu ; et ce qui fait l’essentiel de la vie (il pointe du doigt nos questions de morale), on le néglige ? Liv. 2. Des Dev. vers le débuti. 81 Cet auteur superficiel et commun fait tous ces déballages dans ses rudimentaires traités sur l’éthique pour éviter l’apparition un jour d’un auteur plus subtil, capable de réfuter cette éthique grossière et rudimentaire (dans laquelle on trouve de quoi étayer et refonder sa vie à peu de frais), et de nettoyer ces écuries d’Augias où Aristote lui-même avec sa troupe philosophique de gentils se vautre et, comme nous voyons ici, se vautrait jusqu’à présent avec complaisance et en toute impunité ; c’est pourquoi il détourne les plus doués de l’étude de l’éthique, les persuadant qu’elle ne convient pas à leur palais, que pour la mener à bien il faut non de la finesse mais une intelligence grossière et lourde ; que cette tâche n’en demande pas plus et est à la portée du premier venu. 82 Il indique que l’éthique ne recèle pas de bien grandes finesses et que par conséquent on peut se contenter de la traiter en gros. Mais c’est ô combien faux ! L’infinité d’erreurs dans lesquelles il s’est fourré lui et son éthique par ce traitement grossier le montre assez. Tout d’abord, lui et tous les autres gentils se trompent d’entrée sur l’humilité ; elle qu’il aurait pu sans effort apprendre à connaître s’il avait mené son examen de l’éthique avec un peu plus de finesse. Tant il est facile de voir qu’une personne sur le point d’embrasser la raison en tant que loi (car elle est la loi de Dieu) doit s’éloigner d’elle-même. Alors qu’une loi, et une loi de cette sorte, impose toujours une contrainte et un devoir, qu’elle ne travaille pas à favoriser celui auquel elle s’applique, admettons que souvent un devoir accompli favorise en retour celui qui s’en est acquitté selon les règles.
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recèle dans sa naturexi. Il a ainsi ouvert une voie royale aux vices du commun que partout, dans les pages suivantes de l’ouvrage, il recommande comme des vertus auprès de ses lecteurs83. Mais toutes les personnes pieuses ont réagi, déclarant que ces objets, on ne doit pas les esquisser d’une main légère, mais creuser à fond, de toute notre âme, pour les déterrer et les amasser ; qu’il faut s’y atteler jour et nuit ; qu’il faut une grande perspicacité et une grande finesse, ne serait-ce que pour être capables de distinguer les éléments constitutifs la Raison ; discernement sans lequel nul ne fut jamais homme de bien. 4. Le fruit de l’obéissance est la liberté84. Car celui qui est au service de la Raison n’est au service de personne ; de ce fait même il est au contraire on 83
Ainsi la gloire, à savoir l’appétit de se gagner honneurs et distinctions, qu’il rapporte à la vertu de magnificence ou de magnanimité ; de même la colère et la tendance à agir sous l’effet de la colère, qu’il recommande fortement à la guerre et dans les affaires pleines d’obstacles et de difficultés ; et généralement, l’action issue de la passion (qui est le péché des péchés). Car il ne connaît d’autre vertu que celle dont l’action procède des passions mais réglées, c’est-à-dire ramenées à une certaine mesure ; comme nous le verrons encore plus bas au traité IV. 84 La liberté première, fondamentale et essentielle, consiste à faire ce que tu veux. On trouve cette liberté dans toute action morale, qu’elle concerne le vice ou la vertu ; et les actions faites sans cette liberté concernent la nature, non les mœurs. La liberté accidentelle consiste à faire ce que tu as décidé ; et nombreuses sont nos actions faites sans cette liberté-là ; ainsi celles que souvent, sous l’emprise de l’habitude ou d’une passion violente, nous exécutons avant même d’avoir bien décidé ce que nous allons faire. Ces libertés ne se posent pas en revenu et récompense de la vertu, mais en exercice. Il y a dès lors une autre liberté, la troisième, universellement convoitée, et d’où la liberté tient son nom : c’est de faire selon son bon plaisir ou, pour parler plus honnêtement (« plaisir » a une résonance malheureuse, dans la mesure où il évoque à l’auditeur la débauche, pas seulement la libertéj), agir selon son idée. Par exemple, ce n’est pas cette liberté qu’exerce le marchand en jetant ses marchandises par-dessus bord à l’arrivée de la tempête. Il peut bien en l’occurrence faire ce qu’il veut, voire ce qu’il a décidé (et, jusque-là, être libre quant aux deux premiers modes de liberté), il ne fait cependant pas ce qui lui plaît mais agit en totale contradiction avec son idée, et se garderait bien d’agir ainsi s’il n’y était contraint. C’est cette dernière liberté qui, toujours et partout, fait l’homme de bien tout à fait libre – l’homme de bien et lui seul ; il ne fait jamais rien contre son idée, rien qu’il doive regretter, du moins s’il est attentif à l’action dans son entier et compte tenu de toutes ses circonstances. J’ajoute ce point pour la raison suivante : à ne prendre en compte qu’une partie de l’action, il paraîtra souvent agir contre son idée. Par exemple, il a cédé ses biens et sa fortune à un brigand ou à un tyran qui les exigeaient ; ou il a fortuitement tué son père, sous l’empire irrésistible d’une ignorance qui le lui a fait prendre pour un ennemi ; dans ces cas, l’homme de bien paraîtra avoir agi contre son idée (il n’aurait pas cédé ses biens au tyran s’il avait pu rester sauf sans le faire ; et il n’aurait pas tué son père s’il l’avait reconnu). Mais c’est seulement une apparence ; et il en va également ainsi quand il n’applique
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ne peut plus libre ; il fait ce qu’il veut, ne fait pas ce qu’il ne veut pas, et fait ou non dans la mesure où il l’a décidé, sans être même d’un cheveu en-deça ou au-delà ce sa décision (ce qui est le plus haut degré de la liberté). En effet, quand un homme de bien, docile à la Raison, exécute toujours exclusivement ses prescriptions et manifeste une volonté infaillible de le faire, et qu’il ne fait en aucun cas ce qu’elle prohibe ni n’a en aucun cas l’intention de le faire, il est évident qu’à la fois il fait toujours ce qu’il veut et ne fait jamais ce qu’il ne veut pas. Et dans l’hypothèse où d’aventure il serait vendu et contraint à une désastreuse servitude, même alors il serait libre, même alors il agirait selon sa volonté et seulement selon elle85. Son maître lui ordonne-t-il d’être son son esprit qu’à une partie de son action. Il peut en revanche considérer son action de manière globale (estimer avoir cédé ses biens au tyran parce qu’il était lié par l’obligation et la loi de Dieu sur la nécessité de protéger sa vie, et avoir tué son père parce qu’il devait tuer un ennemi de la patrie et voyait dans son père cet ennemi), et dès lors il ne peut la renier : il a en effet accompli l’impératif de la Raison. Pour sa part, il ne veut rien qui soit en désaccord avec cet impératif ; aussi ne regrette-t-il pas, et ne peut-il en aucun cas regretter cette action d’avoir, dans des circonstances données ou sous la pression de la nécessité, cédé ses biens ou tué son père dans l’aveuglement d’une irrésistible ignorance. Dans ce cadre-là, ces actes ne sont pas contraires à la Raison, et cette personne ne les a accomplis que dans ce cadre-là. 85 C’est-à-dire selon son bon plaisir, ou selon son idée. D’ailleurs, les méchants aussi font ce qu’ils veulent ; voire ils font ce qu’ils ont décidé, ou agissent de manière délibérée ; ce qui de fait se produit dans presque toute action morale, bonne ou mauvaise. Pourtant, soyons ici modérés dans l’usage de la formule selon son bon plaisir, parce qu’elle sonne assez mal et, dans l’usage courant, renvoie plus à la débauche qu’à la liberté, comme nous l’avons déjà noté plus haut. Aussi les méchants, quoique libres au titre des deux premières libertés, ne jouissent-ils cependant jamais de cette troisième et n’agissent-ils jamais selon leur idée ; jamais ils n’agissent sans devoir le regretter ; ils agissent toujours comme le marchand qui jette contre son gré ses marchandises par-dessus bord. Et bien que pour le commun, ils semblent toujours faire ce qui leur plaît, il y a nécessairement beaucoup de situations, ici ou là, dans lesquelles ils font contre leur gré des choses qui leur déplaisent. Car leurs efforts et leurs peines peuvent être frustrés du succès escompté ; voire ils sont toujours et nécessairement frustrés I). Frustration qu’on vit toujours contre son gré ; les gens de bien quant à eux ne peuvent jamais être frustrés, comme on le démontre ici dans le texte. I) Les méchants agissent pour eux-mêmes (et le péché n’est rien d’autre qu’une action hors la loi ; ceux qui agissent conformément à la loi n’agissent jamais pour eux-mêmes, or agir pour soi-même est le seul motif qu’ont les hors-la-loi pour agir) ; dès lors, comme les méchants font tout pour eux-mêmes, toute leur action tend naturellement et fatalement à se retourner contre eux, ou tend à les précipiter au fin fond de la ruine et du malheur, tout comme la projection d’huile sur un feu tend naturellement non à l’éteindre mais à l’activer (nous en ferons la démonstration évidente plus bas, là où on traite de la punition du péché). Dès lors, comme ils agissent toujours pour leur profit et que leur action, loin de toujours leur profiter,
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portefaix ? il sera donc son portefaix ; de pousser la charrue ? il la poussera ; de mener paître les troupeaux ? de passer le balai ? de tisser ? d’exécuter enfin ces dures et basses besognes qui sont le lot de la servitude ? il le fera : il le fera non parce que son maître l’ordonne86, mais parce que lui-même le veut87. Car la Raison, étant donné la situation, décrète de le faire ; et quant à lui, tout ce qu’il veut, c’est prendre parti pour ce décret. Aussi recevoir les injonctions d’un maître [24] et se rendre à ces injonctions ne fait pas de lui un serviteur. En effet, si ton voisin, à chaque fois qu’il te voit sortir de chez toi, t’enjoint de sortir ; si à chaque fois qu’il te voit entrer, il t’enjoint d’entrer ; et si à chaque fois qu’il te voit prêt à partir en voyage, il t’ordonne de te préparer au plus vite ; réfléchis : tu riras peut-être aux inepties de cette personne vraiment désœuvrée, et pour le reste, tu ne penseras pas être à ses ordres, même si finalement tu fais ce qu’elle a ordonné ; de fait tes allées et venues et tes départs résultent non les ordres de ton voisin mais de tes décisions. Il en va de même pour l’homme de bien : il agit en serviteur et fera ce qu’on lui commande leur fait toujours le plus grand tort, il est de la plus claire évidence qu’ils sont toujours et en tous cas frustrés du succès escompté, et qu’ils agissent toujours en se faisant la plus grande violence, jamais selon leur idée, jamais selon leur bon plaisir, toujours à leur grand mécontentement. De même, celui qui pour éteindre un feu y jette de l’huile en la prenant pour de l’eau agit contre son gré ; il n’agit ni selon son bon plaisir, ni selon son avis, mais à son grand mécontentement ; et ce en raison du désaccord entre la nature de l’action et l’orientation de l’esprit lancé à poursuite d’un but différent – on comprend ainsi que même les méchants, quand ils agissent pour leur propre compte, agissent pourtant toujours contre leur gré, et toujours contre leur idée. 86 Être au service de quelqu’un n’est rien d’autre que faire quelque chose parce que cette personne l’ordonne ; en revanche, être au service de quelqu’un n’est pas faire ce qu’elle ordonne. En effet, à moins de le faire en même temps parce qu’elle l’ordonne, tu n’es pas à son service ; l’exemple qui suivra bientôt le montre avec la plus grande évidence. Aussi l’homme de bien fait-il souvent ce que telle personne lui ordonne, mais il ne le fait jamais parce qu’elle le lui ordonne ; il n’est donc jamais au service de telle personne, mais de la Raison et de Dieu ; car il fait ce qu’ils ordonnent, et il le fait simplement parce qu’ils l’ordonnent. 87 Mais pas en toute rigueur ; car en dernière instance, la volonté de l’homme de bien est une fin-adresse secondaire ; aussi l’homme de bien n’agit-il pas parce que lui-même le veut, mais parce que Dieu le veut, à savoir parce que la Raison (qui est volonté de Dieu en quelque sorte, et loi de Dieu assurément) le prescrit. D’où il apparaît que la liberté de l’homme de bien ne peut jamais l’exempter de servitude ; car il est au service de Dieu et de la Raison, et sa liberté réside tout entière dans cette servitude dans la mesure où on ne peut parler de liberté absolue et dénuée de toute servitude que pour Dieu. Jusque-là donc, l’homme de bien fait ce qu’il veut, parce qu’il veut seulement ce qu’ordonne la Raison, contre laquelle il ne fait rien à moins de le vouloir ; car personne ne peut agir contre la Raison sans le vouloir.
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non parce que son maître le commande mais parce lui-même en a décidé ainsi88. Dès lors, si son maître lui commande de tuer un compagnon de servitude89, de se livrer à la rapine, de tendre des embuscades, d’être à sa disposition pour commettre la violence et l’infamie, il ne le fera pas, parce qu’il ne le veut pas. Et il ne le veut pas parce que la Raison l’interdit ; il ne le fera pas, dis-je, même si son maître le menace, en cas de refus, du fouet, des étrivières, de la potence, de la mort. Ce qui montre clairement que la volonté de son maître ne l’aurait pas fait changer d’avis, mais la sienne propre90. Aussi est-il 88 Tu diras : il y a une grande différence entre ton voisin et le maître de l’homme de bien ; car le pouvoir de ton voisin ne fournit en aucune façon de cause à ton action ; mais le pouvoir du maître est une cause, ou du moins une condition pour tout ce que l’homme de bien exécute en tant que son serviteur ; car il n’exécuterait pas ces actions si son maître ne les commandait pas. À quoi je réponds que c’est vrai, et qu’on a raison de dire toute comparaison est boiteuse. La valeur de la comparaison faite ici, sa vertu et sa force sont seulement de montrer que dans une situation donnée, ni le pouvoir du voisin ni le pouvoir du maître n’est en aucun cas la vraie cause de l’action, à savoir la fin de l’obéissance. Ce n’est le cas dans aucune des deux situations présentées, parce ni l’ordre de ton voisin ne te fait sortir de chez toi (tu fais seulement ce qu’il ordonne, non parce qu’il l’ordonne), ni le commandement du maître ne fait de l’homme de bien un portefaix, mais l’ordre de la Raison (elle, le cas échéant, qui nous ordonne de rester parmi les vivants jusqu’à ce que Dieu nous rappelle). Il fait donc encore ce que son maître ordonne, non parce que le maître l’ordonne. 89 On ne doit jamais effectuer des actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire impossibles à effectuer en toute droiture ; car le commandement du maître et la mise en danger de sa propre vie ne peuvent ôter la malice intrinsèque et essentielle de ces actes. Donc placé dans cette situation, l’homme de bien verra qu’il est libéré de notre obligation de rester ici-bas et qu’il est sous le coup d’une autre, celle de se soumettre sans délai à Dieu qui nous rappelle de ce monde ; et il ne sera pas plus tourmenté ou troublé qu’un honnête serviteur qu’on interrompt dans l’exécution d’une tâche imposée par son maître pour lui ordonner de faire autre chose. Puisque la justification de l’acte réside tout entière en ceci : Dieu ordonne, la Raison exige, qu’il ait donné tel ou tel ordre, peu importe à celui pour qui la justification de l’acte est tout entière dans le fait qu’il ait ordonné. 90 Tu diras : les méchants aussi font ce qu’ils veulent, et parce qu’ils le veulent. À quoi je réponds que si tu prends les mots au premier degré, c’est vrai ; c’est en effet requis par le caractère moral de l’action ; mais les méchants ne font pas ce qu’ils veulent dans le sens où ils ne feraient jamais rien contre leur gré ni rien contre leur idée. En effet si une personne méchante était vendue, contrainte à la servitude exactement dans les mêmes conditions que l’homme de bien dans le présent texte, il est certain qu’elle ferait bien des choses contre son gré : car elle ne recherche rien d’autre que les avantages, les plaisirs, etc. Son existence même, elle aspire aussi à la faire durer car la vie est douce et la mort redoutable ; mais nombreuses sont les choses contraires à ses aspirations qu’elle sera contrainte de faire et d’endurer dans cette servitude ; l’homme de bien en revanche, dépourvu de ce genre d’aspirations, désireux
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on ne peut plus libre dans cette servitude, en personne qui ne fait jamais rien dont elle n’ait eu l’intention : L’homme de bien, le sage osera dire : Penthée, Guide de Thèbes, quelle indignité me forceras-tu À supporter et à endurer ? Je ravirai tes biens (troupeaux, terres, Meubles, argenterie). Prends-les, tu en as le pouvoir. Menottes aux mains, Entraves aux pieds, je te tiendrai sous mon impitoyable garde. de vivre seulement parce que Dieu l’a ordonné et, quant au reste, attentif uniquement au commandement de Dieu, lui ne fait rien contre son idée – dans la mesure où la Raison a autant de force ici, dans la servitude, qu’ailleurs dans la liberté. En effet, dans l’une et l’autre condition (je veux dire fortune favorable et fortune adverse) la Raison est notre guide, pareillement efficace dans l’une et dans l’autre. Dès lors un homme de bien, qui ne recherche que la Raison et ne trouve sa joie qu’en elle se réjouit autant de l’adversité que de la réussite, et rien ne peut y être en opposition avec son idée. Les méchants en revanche, étant dans la quête continuelle de leur propre commodité, se perdent continuellement dans cette quête, et toute action de leur part les conduit naturellement à la ruine totale et au désespoir. D’où il s’ensuit donc qu’ils n’agissent jamais d’après leur idée ; car celui que son action frustre en permanence du succès escompté agit en totale contradiction avec son idée. Ce propos, qui vient ici avant l’heure et demande encore à mûrir, se révèlera mieux quand nous parlerons de la punition du péché au traité V. Argument du § 2. L’obéissance est l’exécution des ordres de la Raison. Elle naît de la vertu – ou amour de la Raison – en tant que la Raison est une loi ; en effet, qui aime la vertu comme loi doit lui obéir. Sujet traité en num. 1. De même que la loi a deux parties, ordonner et prohiber, l’obéissance a deux parties, faire et écarter. Sujet traité en num. 2. Ce qui constitue un soutien pour l’obéissance, c’est de se garder avec la plus grande attention de l’obéissance des êtres humains. Certes, nous devons parfois faire ce qu’ordonnent les êtres humains, jamais parce les êtres humains l’ordonnent. On cite ici Aristote, qui hésite et se plaint de ne pouvoir suffisamment distinguer entre obéissance à la Raison et obéissance à des êtres humains ; c’est pourquoi il soutient que l’éthique ne doit être traitée qu’en passant, en objet qui n’en mérite pas plus, en objet changeant, calqué sur les opinions des êtres humains, voire identique à elles. Sujet traité en num. 3. Le fruit de l’obéissance est la liberté – à savoir ne rien faire contre son gré ; une liberté détenue exclusivement, toujours et partout par qui obéit exclusivement à la Raison. On ne peut en effet penser aucune situation à laquelle on puisse être amené contre son gré, puisque dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans tout état et toute condition, la Raison joue son rôle exactement de la même manière ; celui qui par conséquent la considère exclusivement et doit à elle exclusivement de tenir debout et de tomber, ne peut jamais être contraint contre son gré à exécuter un acte qui irait contre son idée. Sujet traité en num. 4.
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Dieu lui-même, dès que je le voudrai, me délivrera. Il veut dire, Je crois : Je mourrai. La mort est la dernière ligne au bout de la carrière.xii § 3 . Justice 1. La troisième fille de la vertu est la justice, qui est résection de ce qu’il y a de trop ou de trop peu dans les actions que fournit l’obéissance. Elle naît même directement de la vertu, à cause précisément du mot unique qu’on trouve dans la définition de la vertu91 ; en effet, aimer la Raison uniquement, c’est faire ou écarter ce que la Raison décrète de faire ou d’écarter, ni plus ni moins. La justice voit le jour après l’obéissance ; car la justice [25] suppose une action, dont elle retranche (c’est sa fonction) à parts égales l’excès et le défaut ; et l’obéissance donne lieu à cette action. Mais il est vrai aussi qu’aucune action n’émane de l’obéissance sans avoir déjà été auparavant élaguée et amendée par la justice, car aucun acte d’obéissance ne peut comporter plus ou moins que ce que prescrit la Raison ; et ce point de vue92 semble faire passer la justice devant l’obéissance. Mais ainsi font les sœurs93 : elles font exprès de cacher leur ordre de naissance, qui est parfaitement établi ; et celle 91
Dans la mesure où ce mot n’est pas nécessaire dans la définition de la vertu (comme c’est démontré au chap. 1. § 2. num. 3. et 4.), on rend suffisamment compte de la justice, tant par le nom (amour) que par son complément (Raison). En effet un amour véritable ne peut être qu’exclusif, et même si on peut aimer plusieurs objets, la nature de la Raison en tout cas fait qu’elle n’autorise pas d’amour concurrent ; la démonstration en a été faite plus haut dans les notes. 92 Selon le point de vue, la justice à la fois précède et suit l’obéissance. Elle la précède dans la mesure où il ne peut y avoir d’acte d’obéissance authentique dans lequel la justice n’aurait pas de rôle à jouer ; de fait, aucun acte d’obéissance ne peut comporter plus ou moins que ce que la raison ordonne. Mais elle suit l’obéissance dans la mesure où la justice suppose quelque chose dont elle écarte le plus et le moins, le trop et le trop peu ; l’acte d’obéissance est une chose brute et inachevée. Donc en un mot : la justice suit l’obéissance en tant que cette dernière est inachevée et la précède en tant qu’elle est accomplie et parfaite. 93 Ce que nous notions quelques lignes plus haut suffit presque à faire apparaître la représentation de cette fable où les vertus cardinales sont vues comme des sœurs : conçues par le même père – la Raison, enfantées par la même mère – la vertu qui, mélange de la raison et de l’amour (la vertu étant amour de la raison), conçoit et nous expose en pleine lumière sa noble progéniture, je veux parler de la diligence, de l’obéissance, de la justice et de l’humilité. Dès lors la fable les représente à juste titre comme des sœurs, et c’est vraiment comme des sœurs qu’elles font pour ainsi dire exprès de nous dissimuler leur ordre de naissance et nous empêchent de savoir qui est l’aînée et qui est la cadette, nous faisant selon le point de vue prendre l’une pour plus vieille que l’autre et inversement ; c’est ce que nous venons de noter à propos
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qu’au premier abord tu avais saluée comme l’aînée, un nouveau coup d’œil te feras dire que c’est la cadette. La diligence elle-même, qui semblait manifestement précéder l’obéissance par son âge, semblera, après un examen diligent, n’être qu’une sorte d’obéissance ; en effet quand nous prêtons l’oreille à la Raison (cela relève de la diligence), nous écoutons et obéissons aussi à la Raison (cela relève de l’obéissance). Car la Raison ordonne de prêter l’oreille ; dès lors si nous prêtons l’oreille nous obéissons, et la diligence n’est rien d’autre que l’obéissance94. Ainsi ces douces déesses95 aiment-elles à se jouer de nous ; mais nous, simples mortels, nous nous abstiendrons de porter sur ces créatures divines un regard trop indiscret et insistant ; qu’il suffise de les avoir saluées dans l’ordre que notre naïve pudeur et notre révérence nous dictaient quand nous les regardions en passant. D’ailleurs, notre salut était dans les règles ; car si nous devons nous fier à ce témoignage imprécis de nos yeux (et nous le devons ici faute de mieux), nous jugerons que la diligence est l’aînée, que l’obéissance vient après elle, et qu’après elles s’est avancée la justice, issue de la vertu. 2. La justice a deux parties : la pureté et la perfection. La pureté retranche le trop, comme le bras droit de la justice tenant un glaive ; la perfection supplée le trop peuxiii, comme sa main gauche munie d’une balance. Le trop est appelé vice par excès ; le trop peu est appelé vice par défaut. Soit dès lors le nom d’une vertu ; si on y adjoint le mot trop, cette expression désignera alors un vice d’excès (ainsi être trop généreux, soit prodigue, est un vice d’excès par rapport à la générosité) ; si en revanche on y adjoint les mots trop peu, [26] l’expression désignera alors un vice de défaut (ainsi être trop peu généreux, soit avare, est un vice de défaut par rapport à la générosité). C’est pourquoi la de l’obéissance et de la justice et qui sera bientôt développé dans le texte à propos des autres vertus. 94 La différence de point de vue sur elles donne lieu à cette ambiguïté dans la fable. Car si tu vois la raison ou λόγος seulement en tant qu’auteur d’impératif (point de vue selon lequel la diligence est conçue par la vertu), la diligence précède l’obéissance ; mais si tu vois le λόγος non seulement comme auteur d’impératif mais comme émetteur d’ordres et d’interdictions (point de vue selon lequel la vertu conçoit l’obéissance), alors la diligence, et tout ce qui relève de la vertu, ne peut pas exister sans l’obéissance. 95 Déesses, parce qu’elles nous relient et nous rattachent à Dieu aussi étroitement qu’on peut l’être ; de là nous vient toute béatitude et tout bonheur ; de là aussi vient que nous soyons comme des dieux en petit, pour peu que par leur entremise nous nous laissions relier à Dieu ; véritablement douces par conséquent, elles qui apportent ce bienfait. De là la justesse du dicton : Rien n’est plus beau que le vrai bien selon Dieu.
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débauche quant à elle ne s’oppose pas par excès à la chasteté96, comme le pense à tort la troupe des philosophes éthiques, mais par défaut. En effet, celui qui a consacré sa vie à la débauche n’est pas trop mais trop peu chaste ; en revanche cette frigidité97, qui selon eux s’oppose par défaut à la chasteté, s’oppose à elle par excès ; en effet, celui qui ne veille pas à sa reproduction alors que la Raison l’a ordonné n’est pas trop peu mais trop chaste. Notons bien cependant que les mots trop peu et trop sont des termes altérants98, pour parler comme les logiciens ; de fait, être soit trop soit trop peu chaste par rapport à une juste proportion, c’est n’être chaste en aucun cas. Et de par cette différence de points de vue, le même vice peut être à la fois par défaut et par excès99. 96
Ce que révèle suffisamment le nom qu’a la débauche en flamand [Onkuysheyt]. L’école éthique a semble-t-il considéré généralement que relèvent de l’excès les vices qui semblaient recéler plus d’activité ; et que relèvent du défaut ceux dans lesquels elle voyait plus de mollesse, de lâcheté, et comme d’immobilité. Ainsi, ils qualifient de vices d’excès l’orgueil, la luxure, la prodigalité, la témérité, toutes manifestations où est supposée une activité ; en revanche, ils qualifient de vices de défaut la frigidité, l’avarice, la couardise, parce qu’il ne semble pas en elles se manifester la moindre activité. Mais pour commencer cette apparence est fausse ; il est en effet certain que les avares sont plus actifs que les prodigues, les craintifs plus que les téméraires – les derniers pour conserver leur vie, les premiers leur fortune. Leur deuxième erreur est aussi de penser qu’il y a moins d’activité dans l’immobilité que dans le mouvement (idée dont la fausseté a été démontrée dans la philosophie naturelle) ; ce dont ils semblent pourtant s’être persuadés quand ils ramènent à un excès tous les vices dans lesquels ils pensaient trouver plus de mouvement et qui donnaient l’impression d’une plus grande agilité. Dès lors les vices sont dits d’excès, et de défaut, non de manière absolue comme ils le soutiennent, mais de manière relative et eu égard successivement à tel ou tel devoir imposé par la vertu. C’est pourquoi le même vice est en même temps d’excès et de défaut, selon qu’on le compare aux différents devoirs imposés par la vertu ; ainsi l’avarice est un défaut comparée au devoir de générosité, mais elle est un excès comparée au devoir de frugalité ; ce que tu verras dans le texte. 98 Altérant se dit en logique d’un mot qui, juxtaposé à un nom, le détourne de son sens propre en lui donnant une signification autre et pour ainsi dire contraire ; ainsi faux altère or, car de l’or faux n’est plus de l’or mais du laiton ou une matière de ce genre. Les mots plus et moins ont toujours cette propriété, très facile à voir quand on les adjoint à des noms de nombres ; ainsi plus que quatre n’est plus quatre mais au minimum cinq ; de même aussi moins que quatre n’est plus quatre, mais au plus trois. Et cette propriété des nombres se retrouve partout ailleurs ; en effet les essences sont semblables aux nombres : leur ajouter ou leur enlever quelque chose les fait changer de nature, et elles ne correspondent plus à leur appellation, comme les philosophes le répètent partout. 99 Le tableau suivant montre que le raisonnement peut être multiplié indéfiniment ; si l’on prend deux vertus, ou mieux, deux devoirs imposés par la vertu, qui s’opposent en quelque façon, et qu’on juxtapose à chacun d’eux son défaut et son excès (comme dans le tableau 97
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Ainsi quand il s’agit de donner et de faire preuve de générosité, la prodigalité relève de l’excès (car le prodigue est trop généreux) ; d’autre part quand il s’agit de regarder à la dépense et de faire preuve de frugalité, la prodigalité est en défaut (car le prodigue est trop peu frugal, moins économe qu’il ne
Défaut
Excès
Excès
Défaut
Défaut
Excès
COUARDISE
SUPERSTITION
BOUFFONNERIE
Défaut
Défaut
Excès
IMPIETE
Excès
Défaut
Défaut
Excès
GRAVITE
Excès
GENEROSITE
AVARICE
PIETE VIRILE
RELIGION
Défaut
ORGUEIL MODESTIE
Excès
FRUGALITE
GENEROSITE
PRODIGALITE
MAGNANIMITE
ci-dessous), il apparaîtra toujours que le vice qui est l’excès de l’un sera le défaut de l’autre, et inversement.
RUSTRERIE
Par exemple, à la place de générosité / frugalité dans un tableau et magnanimité / modestie dans l’autre, on peut mettre religion et piété virile (aucun autre mot ne me vient à l’esprit), à savoir la vertu de se défier quand il le faut des menus détails et des broutilles dont tel ou telle se font scrupules. Sur chacun des deux côtés, qu’on place pour former un carré impiété et superstition. Tu ne tarderas pas à voir que l’impiété est un défaut de religion et un excès de piété virile ; et qu’inversement la superstition est un excès de religion et un défaut de piété virile. Souvent ce tableau aura lieu d’être même lorsqu’on ne dispose pas des mots adéquats ; ce qui certes ne doit pas nous arrêter, parce que les choses ne dépendent pas des mots et que faute de mots pour nommer les choses découvertes, on en inventera : les honnêtes gens ont toujours autorisé cette pratique. On s’autorisait, et on s’autorisera toujours, À proposer un nom marqué au sceau du temps présentk. Sur le même principe tu auras le tableau suivant : enjouement et gravité figurent aussi l’un en face de l’autre, et sur les côtés également face à face bouffonnerie et rustrerie. La bouffonnerie est excès d’enjouement et défaut de gravité ; la rustrerie est excès de gravité et défaut d’enjouement.
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convient) ; en revanche l’avarice, qui est défaut de générosité, est aussi excès de frugalité et d’économie. De la même manière l’orgueil est excès de magnanimité et défaut de modestie ; quant à la lâcheté, elle est inversement excès de modestie et défaut de magnanimité. Nos remarques sur ces quelques cas valent pour la plupart des autres, sinon pour tous. Et bien qu’elles semblent faites d’un point de vue logique, elles sont pourtant d’un usage spécifique dans le domaine propre de la prudence100, comme nous le verrons le moment venu. 3. Ce qui constituera un soutien pour la justice, c’est de peser sérieusement les choses dans notre esprit et de voir que, si le discours partout tenu sur elles comporte la moindre omission ou exagération, il ne correspond pas à la réalité101. Le vulgaire jongle avec les mots, et ne craint pas de les appliquer à des objets auxquels ils ne correspondent pas ; dans sa bouche, être presque, c’est être ; être à peine, c’est n’être pas. On tolèrerait cet usage vicié des noms 100 Rien d’étonnant quand il s’agit de contenir le Diable (on en parlera plus bas au traité IV., à propos des ennemis de la vertu), qui nous aiguillonne en nous disant : continue, puisque tu as commencél ; à quoi la vertu oppose ce bouclier : rien de tropm. En effet, il est facile, à l’instigation du Diable, de quitter la voie moyenne de la vertu pour verser dans l’excès ; et la générosité qu’on a décidé d’embrasser se dégrade facilement en prodigalité ; la frugalité en avarice ; la magnanimité en orgueil, la modestie en couardise, la religion en superstition ; la piété virile en impiété, l’enjouement en futilité ; la gravité en esprit chagrin et grossier, etc. L’excès est toujours dangereux, alors que le défaut ne l’est pas tant ; car la générosité qu’on a décidé d’embrasser ne se dégrade pas si facilement en avarice, ni la frugalité en prodigalité, ni la magnanimité en couardise, etc., parce que le travail de suggestion fait par le Diable n’utilise pas cette arme-là. 101 Les métaphysiciens attribuent communément trois propriétés à l’être : unicité, vérité, perfection ; mais il faut lui en associer une quatrième, la pureté. Chaque chose en effet est uniquement ce qu’elle est (par exemple une vague est une vague unique, bien que composée de nombreuses gouttes), de même aussi chaque chose est vraiment ce qu’elle est (une vague est vraiment une vague), et parfaitement ce qu’elle est (car une vague imparfaite, une table imparfaite, une maison imparfaite ne coïncident pas avec leur être exactement mais partiellement) ; de la même façon, chaque chose est purement ce qu’elle est : car une chose impure est non la chose, mais la chose plus un autre ingrédient mêlé à elle. Ainsi de l’or impur n’est pas de l’or, mais de l’or plus des impuretés ; du vin impur n’est pas du vin, mais du vin plus du dépôt ou quelque autre ingrédient mêlé à lui, et ainsi de suite pour le reste. D’où il s’ensuit clairement que la justice en pleine possession ses deux composantes (je veux dire pureté et perfection, dont on traite au num. 2) se trouve dans chaque chose, et que par conséquent elle se trouve nécessairement dans le devoir imposé par la vertu ; de telle sorte qu’un devoir imposé par la vertu qui ne serait pas parfait ou pur ne doit en aucun cas être compté au nombre des devoirs.
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s’il ne rejaillissait sur les choses elles-mêmes et ne créait l’habitude de les estimer à partir de leurs noms102. Mais ceux qui ont arraché leur esprit à la vulgarité pour le faire passer dans le camp de la philosophie [27] saisissent facilement que les essences des choses sont comme des nombres : l’adjonction ou la soustraction d’une unité (dans un nombre en effet, qu’y a-t-il de plus petit qu’une unité ?) les fait immédiatement changer de nature et se dégrader en un autre nombre ; de fait si on ajoute une unité à un ensemble ternaire, il n’est plus ternaire mais quaternaire ; si on en enlève une, il n’est plus ternaire, mais binaire. Pareillement dès lors, celui qui se donne la moindre marge et fait plus ou moins que ce que dit la Raison, ne fait pas ce que dit la Raison mais fait autre chose ; il est rebelle à Dieu et à la Raison, il est dans le péché. Il avait presque obéi, je le reconnais ; mais presque obéir n’est pas obéir ; son action était à peine mauvaise, je l’avoue, mais c’était pourtant une mauvaise action ; en quoi importe-t-il que son écart ne l’ait pas entraîné loin de la
102 Mauvaise habitude extrêmement répandue et plus que fréquente. La flatterie revêt certains crimes de belles appellations ; le meurtre et la rapine reçoivent le nom de vertu guerrière ; l’avarice et la cupidité s’avancent sous le nom de frugalité, jusqu’à l’impiété même qui aime être qualifiée de piété virile, de solide piété ; et ainsi de suite. Le flatteur attribue au vice qui relève de l’excès le nom de la vertu dont il est l’excès. Et inversement l’envieI) et la malveillance le poussent à associer aux plus belles vertus les noms des vices les plus abjects ; la piété et la religion des gens honnêtes est appelée superstition ; leur piété virile est flétrie par la marque de l’impiété ; la frugalité est appelée avarice ; et l’être malveillant et le calomniateur vont jusqu’à imposer à toutes les vertus le nom du vice qui relève de l’excès. Ce qui en passant te montre que dans le jugement superficiel du commun, la vertu a plus d’affinité avec son excès qu’avec son défaut. Et on ne s’arrête pas là : vu l’extrême discordance entre les choses et les noms que la flatterie ou l’envie leur ont donnés, on en arrive insensiblement à assimiler les choses à ce qu’indiquent leurs noms ; c’est pourquoi par la suite les gens fuient la vertu très injustement cachée sous le masque du vice et poursuivent le vice très injustement revêtu des dépouilles de la vertu. I) Deux fléaux très pernicieux pour l’État, la calomnie et la flatterie, ont pour effet de chasser entièrement l’éthique de l’esprit des gens en induisant une confusion entre vertu et vice ; de fait, le flatteur met des noms de vertus sur les vices, le calomniateur met des noms de vices sur les vertus. Ce qui incite alors les gens incultes, croyant fuir le vice, à fuir la vertu qu’ils ont entendu flétrir d’un nom si injurieux, et à rechercher au lieu de la vertu le vice qu’ils ont entendu encenser d’un nom si prestigieux. Si bien qu’une fois rendue inexistante ou incertaine la différence entre vertu et vice, l’État va à sa perte, lui dont le salut repose entièrement sur les bons citoyens, eux-mêmes mis dans l’impossibilité d’être bons s’il n’y a pas de choix entre vertu et vice.
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Raison103 ? En ceci que le crime est dans l’écart. Quelqu’un se tient au bord d’un gouffre ; il vacille, il fait un pas en avant ; en quoi importe-t-il qu’il n’ait pas fait un grand pas en avant ? Le simple fait d’avoir fait un pas signifie pour lui une chute terrible, et le trépas. Le naufrage en vue de la terre ferme, voire dans les eaux mêmes du port, est encore un naufrage, non moins total qu’en pleine mer, où – il n’y a rien, que la mer et le cielxiv. Si nous avons mûri cette idée, si nous l’avons tournée et retournée dans notre esprit, nous nous employerons autant qu’il est en nous à éliminer de nos actions défauts et excès, mêmes petits ; et ainsi nous serons justes, autant qu’il est donné aux mortels de l’être. 4. Le fruit de la justice est la satiété104. En effet, puisque la justice retranche des actions aussi bien ce qui dépasse que ce qui manque, elle les ramène au point où elles sont suffisamment, à savoir au point où elles agissent en suffisance. De fait, le suffisamment résulte de ce que le trop peu et le trop sont retranchés. Donc seule la personne juste peut agir en suffisance, tous les autres font ou trop peu ou trop. Le commun n’a certes aucun mal à reconnaître le vice de défaut, et à comprendre que faire moins qu’assez n’est pas bien faire ;
103 Je ne voudrais pas ici donner à penser que je mets tous les péchés sur un pied d’égalité (à l’instar des vertus, qui sont sur un pied d’égalité comme nous le montrerons au traité II). De fait, la vertu quant à elle ne comporte pas de plus et de moins, elle qui tient le plus haut degré (de même que la rectitude ne comporte pas de plus et de moins, du fait que tout ce qui est simplement droit doit être tout à fait droit) ; mais dans le péché, parce qu’il est déviation de la vertu, on reconnaît du plus et du moins. Car le bien se dit de la chose tout entière, le mal de défauts ponctuels (selon l’habile formule des philosophesn) ; les défauts peuvent donc être multiples, et former par conséquent une accumulation plus ou moins grande, alors que le bien ne peut être qu’un et entier. Maintenant, quant au sens des termes plus et moins (car ils renvoient à des opérations mentales ignorées du vulgaire), je le donne dans ma métaphysique, en particulier dans la métaphysique des péripatéticiens, sujet trop éloigné de celui qui nous occupeo. 104 La satiété, qui ressort de l’action conjointe de la pureté et de la perfection, à savoir de la résection du trop et du trop peu, cette satiété, dis-je, est le fruit et la récompense essentiellement inhérents à la justice, inséparables d’elle. En effet une fois retranché le trop et soustrait le trop peu et l’incomplet, le résultat est nécessairement cet assez plus sublime et divin que toute chose imaginable ; en effet rien n’est jamais meilleur que ce qui est suffisant. Outre cette satiété essentiellement inhérente à la justice, il y en a une accidentelle, que la langue du pays a coutume d’appeler contentementp, une passion relevant de l’amour affectif, de loin la plus douce entre toutes.
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mais il a plus de mal à voir le vice d’excès105. De fait, s’il est bon d’agir en suffisance, il peut sembler encore préférable d’agir plus qu’en suffisance. D’où le comportement suivant : à un festin où l’on a invité des proches et des relations qu’on espère profitables, on s’enquiert dès la présentation du dernier plat, [28] en hôte serviable et bienveillant : le repas était frugal, il était trop parcimonieux, on leur en servirait un plus somptueux quand le marché serait mieux fourni. Et les invités de répondre en chœur que les plats étaient suffisants, voire plus que suffisants106. Néanmoins il y a dans l’excès (dans le « plus que suffisant »), une part de juste mesure (de « suffisant »), et j’affirme que par là il n’est pas mauvais ; mais il y a dans l’excès une part qui est au-delà de la juste mesure (l’« au-delà du suffisant ») ; et cette part ne peut être qu’en vain ; car l’au-delà du suffisant est nécessairement en vain (puisque le suffisant suffit). Et le en vain est universellement reconnu comme mauvais. Mais pareillement il y a dans le défaut (ou le moins que suffisant) un début de juste mesure (ou de suffisant), et par là il n’est pas mauvais107 ; il est cependant 105
Séduit qu’il est par la ruse du Diable. Car le Diable pousse toujours à l’excès, qu’il cherche à nous vendre sous le nom de vertu comme on le note ici dans le texte sous la rubrique des grandes vertus (sujet traité plus bas au traité IV). 106 Fréquente, cette approbation donnée par le commun est ridicule ; car en réalité, ils critiquent et décrient celui auquel ils croient faire plaisir. Car plus que suffisamment, c’est donc mal, et donc stupidement. Dans le plus que suffisamment se trouve nécessairement mêlé du en vain (comme nous le démontrerons sous peu dans le texte) et agir en vain est agir stupidement et improprement. Aussi font-ils en réalité un ridicule imbécile de celui qu’ils flattent en le qualifiant de généreux, ou de modeste, ou de magnanime. On ne doit cependant pas blâmer trop sévèrement ceux qui, au hasard de la vie courante, nous lancent ce genre de compliment et diraient, comme un éloge, que nous sommes trop généreux ou que les plats servis étaient plus que suffisants. Car ce n’est pas toujours l’effet d’une mauvaise intention ou d’un zèle flagorneur : souvent cela signifie seulement que nous sommes bien magnanimes et généreux, et plus que les gens ainsi nommés par flatterie, qui parfois ne sont pas assez magnanimes ou généreux. La règle d’or dans l’interprétation des mots, c’est de s’accorder à l’état d’esprit de celui qui parle, comme nous le disons dans notre logiqueq. 107 On pourrait penser que le défaut est pire que l’excès, du fait que l’excès comporte du bon – la juste mesure, ou le suffisant – (car l’excès est suffisamment et au-delà), alors que rien de bon n’apparaît dans le défaut. Mais tout bien pesé, l’excès et le défaut sont sur le même plan. En chacun d’eux il y a du bon, et du mauvais. En chacun d’eux le début est bon et la fin mauvaise. En effet le défaut tend au suffisamment (ce qui est bon) et n’y tend pas jusqu’au bout (ce qui est mauvais) ; l’excès tend jusqu’au assez (ce qui est bon), mais loin de s’arrêter là on tend au-delà (ce qui est mauvais). Mais parce que le défaut semble pouvoir exister en l’absence de toute tendance vers le juste milieu ou le suffisamment, il s’est ensuivi que le commun a montré du doigt le défaut plus que l’excès ; et que, en effet, il considère défaut et
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mauvais que ce début ne soit pas mené à terme, que le complément reste absent, qu’on ne mette pas la dernière main à l’ouvrage. SECTION II Parce que sur l’humilité il y a un peu plus à dire, nous avons décidé de distribuer ce chapitre en deux parties. C’est la vertu cardinale suprême ; et quand il s’agit encore de la diligence, de l’obéissance, de la justice, la vertu est imparfaite ; l’humilité boucle la boucle ; aucune vertu ne peut être ajoutée au-delà d’elle.
vice comme synonymes, sans penser de même pour excès et vice. Or il n’en est pas ainsi, et le défaut n’est jamais si grave qu’il ne contienne du bon, ou tendance au juste milieu. De même en effet que rien n’est si faux qu’il ne contienne nécessairement du vrai, et que rien n’est si courbe qu’il ne contienne du droit, de même rien n’est si mauvais qu’il ne contienne du bon. Et s’il ne contenait rien de bon, il ne contiendrait rien (rien, dis-je, dans l’ordre de la nature pour parler du mal naturel, et rien dans l’ordre des mœurs, pour parler du mal moral). Mais la suite nous donnera peut-être l’occasion de discuter et d’éclaircir ces points. Argument du § 3. La justice est un ajustement à la raison. Elle naît aussi de la vertu ou amour de la Raison en tant que règle et mesure de nos actions. Car personne n’aime la mesure et la règle sans y ajuster ce qu’il faut mesurer et régler. Sujet traité en num. 1. Cet ajustement a deux parties : retrancher ce qui est en surplus au-delà de la mesure (on peut l’appeler pureté) et suppléer ce qui manque pour atteindre la pleine mesure (perfection). Par ces deux parties, qui sont ses deux mains, la justice révèle deux vices, je veux parler de l’excès et du défaut. Le premier est écarté et tenu à distance par la pureté – sa main droite tenant le glaive –, et le second par la perfection – sa main gauche munie de la balance. Sujet traité en num. 2. Ce qui consolide la justice est un examen sérieux des choses dans leur essence, qui consiste en nombre et mesure ; si bien que toute chose change de nature si on lui ajoute ou retire la moindre parcelle. Donc les actions ne seront pas honnêtes (c’est-à-dire conformes à l’impératif de la raison) s’il se trouve en elles ne serait-ce qu’un tout petit peu plus ou moins que ce que la Raison énonce. Sujet traité en num. 3. Le fruit essentiellement inhérent à la justice est cette satiété produite par le refus de ce qui déborde comme de ce qui manque ; son fruit accidentel est cette satiété qui réside dans la passion, et couramment nommée contentement. Appendice : le peuple reconnaît plus le vice dans le défaut que dans l’excès ; l’excès pourtant n’est pas moins mauvais, dans la mesure où il contient du en vain, universellement reconnu comme mauvais. Sujet traité en num. 4.
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§ 1. Humilité [28] 1. L’humilité est mépris de soi par amour de Dieu et de la Raison ; mépris, dis-je, non positif mais négatif. Il n’est pas requis, pour l’humilité, de se mépriser soi-même positivement109, de se déshonorer, de se frapper, ou de se faire subir tout autre mauvais traitement ; actes qui en soi ne relèvent nullement de l’humilité, mais de la démence pure, car la Raison en soi ne nous enjoint rien de tel. Et je souligne en soi, parce qu’il peut arriver que quelquefois nous soyons tenus pour une raison précise de nous livrer à l’un d’entre eux ; en cas de maladie par exemple, il faut parfois inciser, cautériser, amputer des parties du corps, et même La partie blessée sans remède L’épée doit la retrancher, pour que la partie saine ne soit pas emportée.xv Ainsi peux-tu également avoir des raisons particulières de ne pas cacher quelque crime commis par toi et de t’exposer à l’animosité, à la haine, au mépris ; mais ce ne sont pas ces actes, dictés par une raison singulière et ponctuelle, que nous recommandons quand nous parlons de manière géné108
108 Cette partie de phrase est ajoutée par sécurité, non par nécessité. Il suffit en effet à l’humilité d’être mépris de soi : le mépris de soi ne pourra jamais avoir d’autre source que l’amour pour Dieu et pour la Raison ; tous ceux qui sont poussés à avoir l’air de se mépriser, à se désintéresser d’eux-mêmes et à se rejeter sans être ébranlés par cet amour ne le font que par souci d’eux-mêmes et de leurs intérêts. Donc ceux qui dilapident la fortune familiale, qui se soûlent, qui sont indifférents à leurs affaires et à celles de leurs proches, qui ronflent toute la journée, sont ceux-là qui travaillent le plus à leur propre avantage ; c’est pour eux-mêmes et à cause du désagrément représenté par les efforts et les problèmes qu’ils sont indolents, et c’est pour leur agrément et leur bon plaisir qu’ils flattent leurs penchants et anéantissent les facultés qu’ils ont. Allons plus loin : ceux que le désespoir pousse à avilir leur âme, le font essentiellement pour eux-mêmes, autrement dit pour échapper à la pauvreté, au déshonneur, à la torture, et à toutes les choses du même genre qu’on appelle généralement malheurs. Finalement, quelle que soit la résolution qui fait agir les gens, il est nécessaire qu’ils agissent soit parce que la Raison l’ordonne soit parce qu’ils en ont envie (de fait, si tu n’agis pas parce que la Raison l’ordonne, c’est donc parce que cela te plaît, que tu en as envie, que cela t’a semblé bon, que tu en as décidé ainsi). S’ils agissent ainsi pour eux-mêmes et pour leur intérêt, par conséquent ils ne sont pas humbles, ils ne se méprisent pas eux-mêmes, mais ont en tout des égards pour eux-mêmes ; si c’est le cas, leur attachement à la seule Raison a exactement la même valeur que leur mépris pour eux-mêmes. Il ne peut donc y avoir de vrai mépris de soi sans amour pour Dieu et la Raison. 109 Mépriser positivement, c’est viser le mépris lui-même, avoir précisément à l’esprit l’intention d’être méprisé et déconsidéré. Intention qui est à cent lieues de l’homme de bien ; ce dernier se méprise seulement négativement, autrement dit il n’a aucun souci de lui-même. Ce qui ne peut se produire sans qu’il ait le plus grand souci de la Raison, comme nous venons déjà de le démontrer.
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rale et globale. Est donc requis pour l’humilité le mépris négatif de soimême110, par lequel on refuse de se mettre en peine pour soi-même, de se soucier de soi et, par amour de la Raison, de se prendre en compte. L’idée n’est pas d’interdire à l’être humain de bien de se procurer ce qui fait la commodité du corps et l’agrément de l’âme ; l’idée est de lui permettre de se les procurer non pour lui-même, par considération pour lui-même, mais uniquement par considération pour la Raison qui parfois ordonne de restaurer son corps et de se détendre l’âme111. Or comment se livrer à ces actes visant la commodité et les plaisirs, et en même temps exclure toute considération pour la commodité et les plaisirs et faire comme si nous avions le pouvoir et le devoir de l’effacer de notre âme ? On ne s’attend guère à ce que je soutienne cette idée surprenante – ce dont je m’acquitterai plus à mon aise ci-dessous. 110
Quant à l’intention, l’homme de bien n’a aucun souci de lui-même, il ne se met pas en peine pour lui-même ; mais quant à l’effet, il se soucie uniquement de lui, il se met essentiellement en peine pour lui-même. Car tout ce qu’il fait tend naturellement et nécessairement à lui procurer le plus grand bonheur et la plus grande béatitude (comme il apparaîtra plus bas à propos de la récompense de la vertu, c’est-à-dire au traité V). Les méchants sont dans la situation inverse ; quant à l’intention, ils se soucient uniquement d’eux-mêmes, ils se mettent perpétuellement en peine pour eux-mêmes (comme nos notes sur le début de ce § peuvent le montrer), mais pour ce qui est de l’effet ou du résultat, ils se désintéressent totalement d’eux-mêmes et se vouent la haine la plus farouche : de fait leurs actes tendent naturellement à les ruiner, à leur faire toucher, pitoyablement désespérés, le fond du malheur – comme nous le démontrerons avec la plus claire évidence au traité V, qui concerne aussi le châtiment du péché. 111 La Raison l’ordonne en procédant par un certain nombre de degrés, que nous parcourrons sous peu quand il sera question des obligations ; contentons-nous d’en donner un aperçu en passant. Donc la Raison ordonne que nous restions parmi les vivants jusqu’à notre libération (nous avons été envoyés ici-bas et avons également reçu l’ordre d’y rester en attendant un ordre contraire) ; si nous devons rester ici-bas, nous devons nous nourrir ; si nous devons nous nourrir, nous devons aussi travailler ; si nous devons travailler, nous devons avoir un corps en mesure d’accomplir ces travaux ; et dès lors, il faut donc accorder au corps du repos et du bienêtre, et à l’âme des plaisirs réparateurs. L’homme de bien est toujours en train de monter et de descendre le long de cette échelle : il recherche le bien-être pour être en mesure d’accomplir ses travaux ; il veut être en mesure d’accomplir ses travaux pour travailler ; il veut travailler pour avoir de quoi se nourrir ; il veut se nourrir pour vivre ; il veut vivre parce que Dieu le lui a ordonné, non parce que cela lui plaît, non parce que la vie lui est si douce (formule dont le proverbe a fait une banalité) ; et l’homme de bien s’arrête sur ce dernier degré – il lui suffit que Dieu ait ordonné. D’où il apparaît très clairement que s’il recherche parfois son bien-être et ses plaisirs, il ne le fait jamais pour lui-même ou pour son intérêt propre mais parce que Dieu l’oblige constamment à cette recherche et le tient par cette belle chaîne dont les maillons harmonieux (comme nous avons vu) assure la cohérence ininterrompue.
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2. L’humilité tire également son origine de la vertu112, et ce directement . Car l’amour de Dieu et de la Raison (qui est la vertu même) produit dans celui qui aime l’effet suivant : il se délaisse, se retire loin de lui-même, cesse de se prendre en compte ; effet qui est le seul à constituer la vraie et authentique humilité114. Donc l’humilité est fille de la vertu ; mais pour autant que je puisse en juger par son apparence, elle est venue au jour après les autres sœurs, c’est la benjamine115 ; de fait les aînées, que nous avons déjà saluées, se consacrent tout entières à la seule Raison116, dont l’amour a permis 113
112 Les notes sur le § 3 de la précédente section, num. 1 sur la justice permettent de comprendre facilement comment l’humilité est fille de la Vertu et du λόγος ou Raison (celui-ci étant son père, celle-là étant sa mère). 113 En effet, l’humilité est fille du λόγος et de la vertu, non sa petite-fille ; car rien ne s’interpose entre elle et ses parents, c’est-à-dire qu’il n’y aucune autre génération intermédiaire. Car l’antériorité de la diligence, de l’obéissance et de la justice, ainsi que de leurs fruits et quasi filles, ne leur donne pourtant en rien le rang de mère au regard l’humilité, autrement dit elles n’ont pas le rang de cause mais tout au plus de condition. En effet si l’homme de bien se désintéresse de lui-même, c’est pour avoir attentivement écouté la Raison, ou l’avoir perçue, ou lui avoir obéi, ou avoir été juste ; mais toute l’impulsion qui le conduit à se désintéresser de lui-même est constituée par l’amour de la Raison ou vertu ; et son seul motif pour se désintéresser complètement de lui-même, c’est qu’il aime la Raison ou loi de Dieu. 114 L’humilité est le fait d’embrasser une obligation et une contrainte que la Raison nous impose. Certes la Raison en elle-même est un impératif (puisque ainsi la vertu aime le λόγος et engendre aussi la diligence) ; la Raison, en elle-même mais en ayant pourtant égard à nos actes, est aussi une loi (la vertu, au contact de l’amour, engendre l’obéissance à son λόγος); la raison est encore mesure de nos mœurs et de nos actions (puisque ainsi, par une étreinte avec son λόγος la vertu lui donne cet enfant, la justice) ; enfin la Raison produit en nous un certain effet, une obligation et une contrainte, ainsi qu’un devoir par elle imposé. Quand la vertu prend cette charge sur ses épaules, elle engendre l’humilité ; il est en effet impossible qu’elle accepte la contrainte qui pèse sur elle tout en restant attentive à elle-même, puisque la contrainte – dimension par laquelle la vertu ne vise pas l’aimable ou l’amabilité – ne cherche pas à favoriser celui auquel elle est imposée. 115 L’explication de cette fable, ou représentation mythique, est la suivante : les précédentes vertus cardinales ont été enfantées à l’issue d’une étreinte de la Raison telle qu’en ellemême ; alors que l’humilité est engendrée à l’issue d’une étreinte de la Raison en tant que relative à nous qu’elle soumet à la contrainte et au devoir. Or ce qui existe en soi est antérieur à ce qui existe dans un ordre de dépendance. Donc la première étreinte est antérieure à l’autre, et ses productions sont antérieures à celles de l’autre. 116 Voici une autre explication du même fait : les autres vertus se consacrent directement à un objet (autrement dit, elles opèrent « à propos de » quelque chose) ; l’humilité porte sur son sujet (autrement dit elle opère « à l’intérieur de » quelque chose). De fait la diligence est écoute attentive de la Raison, l’obéissance exécution de la Raison, la justice ajuste-
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leur conception ; la diligence l’écoute, l’obéissance s’y soumet, la justice retranche les obstacles à cette soumission ; l’humilité enfin, une fois les obstacles retranchés, se rejette encore elle-même, pour que l’obéissance ne soit pas retardée si peu que ce soit dans l’accomplissement de son devoir. Mais voici que je me retrouve en désaccord avec moi-même : pendant que je parle, mon regard s’appesantit sur l’humilité et la compare à ses sœurs ; [30] à présent elle ne me paraît pas être la dernière née, mais la première117, et semble par sa naissance passer devant la diligence elle-même. Car l’écoute attentive où nous avons placée la diligence exige un silence profond ; pour prétendre se montrer un auditeur honnête de la Raison, il est nécessaire de fermer ses oreilles non seulement aux autres, mais aussi à soi-même ; de fait, comment être un auditeur approprié de la Raison si l’on continue de bavarder avec soimême, que ce soit entre ses dents ou à haute voix ? Celui qui prêtera comme il convient l’oreille à la Raison doit donc auparavant s’être rejeté totalement (à savoir être humble) ; et voilà comment l’humilité précède la diligence. Mais de nouveau ma vue se trouble118; désormais l’humilité me semble être non la sœur de la justice, comme naguère, mais la justice même. Car se délaisser, écarter et retrancher tout égard pour soi-même, n’est-ce pas brandir l’épée de la justice, qui annule débordements et manques ? L’un après l’autre les objets de ma pensée me font trébucher et se jouent de moi ; à présent, l’humilité me semble s’identifier à l’obéissance. En effet, quelle attitude la Raison prescritment à la Raison (et voilà : elles toutes se consacrent à la Raison, qui est l’objet de la vertu, c’est-à-dire l’objet que l’amour constitutif de la vertu nous fait embrasser. L’humilité pour sa part est détachement de soi. Et voilà : elle porte sur la vertu, sur le personnage qu’elle constitue. Dès lors, l’objet étant antérieur au sujet (comme la construction même de ces mots le fait valoir), il est également nécessaire que les autres vertus soient antérieures à l’humilité. 117 Un autre point de vue se signale, selon lequel l’humilité est antérieure à la diligence : à moins d’être humble on ne peut correctement prêter l’oreille à l’impératif de la raison. De fait, comment écouter ce que dit la Raison en continuant de s’écouter soi-même – à savoir d’écouter ce qui concerne son propre bien-être et ses propres plaisirs ? D’où on infère légitimement qu’une diligence parfaite et accomplie présuppose l’humilité, ou détachement de soi. Notre dicton on peut être deux à chanter, non deux à parler vaut également ici ; nous ne pouvons entendre à la fois notre voix et celle de la Raison, il faut donc que l’un des orateurs cède la place ; et nous devons être totalement disponibles à la Raison si nous voulons entendre ce qu’elle dit. 118 Tout le développement de ce num. 2 est parallèle à celui dont il a été question au § sur la justice numer.1, où des considérations similaires ont été interposées sur l’antériorité et la postériorité des vertus concernées.
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elle si fortement ? Voire que prescrit-elle d’autre, sinon de ne pas tenir compte de soi-même ? Quand l’humilité s’y plie, nous devons dire qu’elle n’est autre qu’obéissance. Pour finir, rien ne m’empêche maintenant de prendre l’humilité pour la diligence elle-même. De fait, en renonçant à s’écouter, on n’écoute plus rien que la Raison ; et ne pas s’écouter est humilité, mais écouter la Raison est diligence. Mais en voilà assez : cette Pandorexvi toujours en pleine métamorphose nous a plus qu’assez rendu volage119. § 2 . Observation de soi 1. L’humilité a deux parties : l’observation de soi et le dédain de soi. Quant à la première, c’est ce refrain tant rabâché par les Anciens, Connais-toi toi-même, qui jadis fut inscrit au fronton du temple d’Apollon. Or cette inscription semble une sorte de salut du Dieu aux humains, à la place de « Portetoi bien » qui les exhorte à bien se porter ; comme s’il n’était pas correct de dire 119 Ce n’est pas une véritable légèreté, ni une vanité volage, qui nous a tourmenté dans ce num. 2 ; c’est au contraire un examen en quelque sorte zélé, et charmant (de ce charme propre aux fables), d’une chose tout à fait sérieuse, qui nous a permis de voir le lien étroit qui relie entre elles les vertus cardinales, si bien que tu ne peux jamais avoir l’une sans l’autre ; voire que n’importe laquelle est, d’un certain point de vue, antérieure à n’importe quelle autre. Même si en effet au premier et au plus simple abord, l’ordre des vertus est celui que notre livre indique, d’autres points de vue qui prônent un autre ordre des vertus sont également vrais et exacts. On a par conséquent raison de les considérer comme des sœurs qui, se serrant les unes les autres dans l’étroit embrassement de la bienveillance, se plaisent à se céder l’avantage ; aussi s’en faut-il de beaucoup que l’une prenne mal la préférence donnée à une autre, au point même qu’elle ne semble avoir de plus cher désir ; une fable qui, tout du long, exhale une sorte de charme doux et noble. Nous avons déjà suffisamment signalé le caractère mythologique de cette représentation.
Argument du § 1. L’humilité est détachement de soi, non positif mais (comme le disent ces mots), négatif. Il vaut donc mieux parler de détachement de soi et de désintérêt pour soi que de mépris de soi, parce que ce dernier terme a une connotation positive, si on ne prend pas bien garde, alors que les premiers ont une connotation négative. Sujet traité en num. 1. L’humilité naît de la Vertu ; en effet il ne peut se faire qu’on se désintéresse de soi sans avoir été amené à ce désintérêt par l’amour de la Raison ou de la loi divine. L’appendice contient une discussion sur la priorité, ou plutôt un débat non tranché, par lequel on dispute diversement de laquelle parmi les vertus cardinales est antérieure et laquelle est postérieure. Ce débat se fonde sur le fait que de points de vue différents elles sont toutes antérieures et postérieures les unes aux autres. Sujet traité en num. 2.
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« Porte-toi bien », et qu’il fût convenable de s’exhorter mutuellement non à bien se porter mais à être tempérantxvii. Ce commentaire divin est de Platon dans le Charmide ; et je suis frappé [31] d’étonnement par ces mots : comme s’il n’était pas correct de dire « Porte-toi bien », et qu’il fût convenable de s’exhorter mutuellement non à bien se porter mais à être tempérant (à savoir être humble, comme disent les chrétiens). Je crains qu’il ne parle en connaissance de cause et non par hasard. Il pointe le doigt sur la fontaine d’humilité ; il touche la chose du bout du doigt, mais seulement du bout du doigt. 2. Cette observation de soi-même chez la personne diligente consiste en une enquête sur sa nature, sa condition et son origine120. Pour m’y livrer dans les règles, je commence par réfléchir et par me dire : le spectacle qui s’offre à moi est aussi multiple que varié. Je vois ce magnifique éclat du soleil, qui m’assure le cycle des jours et des nuits, de l’hiver et de l’été, de la chaleur et du froid ; je vois parfois la Lune perçant à travers les ténèbres de la nuit et une infinité de lueurs plus petites rehaussant la région qui s’étend au dessus. Je vois les nuages, souvent blancs, quelquefois noirs, de temps en temps irisés vers le soir et l’aurore de toute une palette de couleurs ; ensuite j’entends souvent le terrifiant fracas du tonnerre ; alors je tremble en regardant les éclairs et le trident de la foudre ; puis viennent les brumes, l’orage, et les chutes de neige ; et bientôt cet immense espace vide, déserté par les fulgurations et les nuées, d’un azur si charmant. Je sens l’air qui m’entoure, poussé vers moi par les vents, et je l’entends alternativement inspiré et expiré par ma bouche et mon nez, d’un mouvement doux quand je respire, dense et violent quand je pousse un soupir ou suis hors d’haleine. Je distingue aussi la mer près de moi, houleuse, agitée, poussant à heures fixes vers les rivages son flux et son reflux. Je vois les lacs, les sources et les fleuves. Je vois la terre, féconde et fertile d’une innombrable descendance d’arbres, de plantes, de pierres et de métaux, et à sa surface, tant dans les eaux que dans les airs, une infinité de genres volant, nageant, marchant, rampant. Ce spectacle, je dis que c’est le
120 Dans cette observation, il faut d’abord faire en sorte d’exclure ce qui ne nous appartient pas ; car autrement, notre observation ne porterait pas purement sur nous, mais aussi sur d’autres éléments, c’est-à-dire des éléments relevant de quelqu’un d’autre. Par cette exclusion nous serons finalement conduits à voir que rien ne nous appartient sinon connaître et vouloir ; que ce qui est au-delà (comme le monde et ses parties, nos corps et leurs mouvements) relève d’un autre, qu’ils ne sont en rien de notre juridiction, en un mot qu’ils ne nous appartiennent pas, comme il apparaîtra suffisamment dans la suite du texte.
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monde121 – ou une partie122. Mais ce spectacle, je suis très clairement conscient de n’en avoir rien créé123, et d’être incapable d’en rien créer – de l’avoir juste trouvé là tout fait. 3. Il existe enfin un corps, qui est relié à moi [32] plus étroitement, à ce titre en fait que je perçois les autres corps déjà mentionnés par son entremise et qu’autrement je ne serais pas en mesure de les percevoir (en effet, impossible de voir sans les yeux, d’entendre sans les oreilles que j’ai là). Parce que ce corps est ainsi relié à moi, j’ai coutume de l’appeler mon corps124. Je recon121 Évidemment le monde dans son entier est ici décrit ; mais je précise qu’il est décrit pour autant qu’il frappe notre sensibilité (ce qu’est le monde en soi est un autre sujet, que nous abordons expressément dans la physique). Aussi la division du monde, en tant qu’il affecte notre sensibilité, en zones et en habitants de ces zones est-elle appropriée. La première zone est l’azur immense, déployant sa large voûte au-dessus de nos têtes ; et les habitants de cette zone sont les étoiles, parmi lesquelles se distinguent le Soleil et la Lune. La deuxième zone est le ciel, placé entre l’azur et nos corps ; ses habitants sont les nuages, leurs mirages comme l’arc-en-ciel et le parhélie, et les autres couleurs à l’approche de l’aurore et du soir ; ainsi que les autres phénomènes célestes comme la foudre, les éclairs, le tonnerre etc. La troisième zone est la mer, et ses habitants sont les poissons, ou espèces qui nagent. La quatrième zone est la terre, répartie en deux régions : la région supérieure, dont les habitants sont les arbres et les animaux, à savoir les espèces fixées dans la terre et les espèces qui marchent, rampent à sa surface et volètent au-dessus d’elle ; et la région inférieure, dont les habitants sont les métaux, les pierres, et une infinité d’autres minéraux. 122 En effet, je ne sais pas sur quelle amplitude s’étend cette région ; autant l’azur immense se perd vers le haut, autant la terre et la mer se répandent à l’horizon ; aussi ne suis-je pas sûr de voir le monde, pas plus que d’en voir au moins une partie. Je comprends sans mal que bien des choses me dépassent vers le haut et vers le bas, et sont par conséquent hors d’atteinte pour ma sensibilité et ma pensée. Raison pour laquelle, pour éviter de me tromper moi-même au cours de l’observation à laquelle je me soumets ici, j’ajoute donc cette petite clause par précaution : je vois le monde ou une partie. 123 Il n’y a là aucune difficulté ; personne n’est assez fou pour se prévaloir d’y avoir œuvré en quelque chose ; et si on avait l’extrême stupidité de s’en prévaloir, on le ferait certes en parole, non en pensée. Car Dieu a créé en nous une conscience trop explicite et claire de ce fait pour la laisser détruire ou obscurcir par la stupidité dont nous pouvons faire preuve ; nous sommes tous unanimes pour le dire : ce spectacle, nous ne l’avons pas créé, nous l’avons trouvé tout fait, nous le laisserons après nous. 124 Le corps qui est mien se définit donc ainsi : c’est ce qui me donne l’occasion de percevoir les autres corps de ce monde et sans l’entremise de quoi je ne percevrais pas les autres corps de ce monde. Si en effet je n’avais pas d’yeux, je ne verrais pas non plus ces autres corps, propos à tenir aussi pour les oreilles et les autres outils que sont mes sens. Reste que mon corps est une partie de ce monde, habitant de la quatrième zone, et trouve sa place parmi les espèces qui marchent ; moi en revanche, je ne suis pas une partie de ce monde en tant que j’échappe
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nais très clairement que ce corps non plus je ne l’ai pas créé125, que je suis incapable de rien créer de pareil ; car même si d’aventure j’avais engendré un corps comme celui-là, ou si j’en avais ne serait-ce que la capacité, l’engendrer (au sens le plus exact du terme) n’est pas le créer ; pas plus à strictement parler qu’ensemencer un champ n’est créer le grain et les fleurs que produit ce champ126. 4. À présent, mon corps est assurément animé de mouvements variés suivant ce que je décide (ma langue s’agite de-ci de-là dans ma bouche quand je veux parler, mes bras se déplient quand je veux nager, mes pieds se lèvent quand je veux avancer). Mais ce n’est pas moi qui crée le mouvement127: car je à toute sensibilité, que je peux n’être ni vu, ni entendu, ni touché de la main. Toutes ces données se tiennent dans mon corps, rien n’en filtre jusqu’à moi ; moi, je suis extérieur à toute espèce, sans couleur, sans forme, sans dimension ; je ne suis ni long ni large, car tout cela relève de mon corps. Moi, seules la cognition et la volition me définissent. Tous ces points apparaîtront mieux avec ce que mon observation de moi-même mettra en lumière. 125 Il n’y a pas là non plus de difficulté : et personne n’est assez idiot pour s’attribuer ce mérite ; tous avouent sans détour que, si le hasard leur a donné ou peut leur donner l’occasion d’engendrer un corps humain, ils n’ont pas mis la main à la génération ou fabrication de ce corps. 126 Il faut par conséquent condamner cette expression bouffonne, courante dans notre langue, selon laquelle celui qui par hasard a produit une progéniture a « fait » un enfant ou des enfants. Cette façon de dire est bouffonne, dis-je, et (je l’avoue) on n’en use habituellement que pour se moquer. Reste qu’il faut l’éviter ; la formulation a par elle-même une résonance impie, et elle attribue parfois à des vauriens ce qui est le propre de Dieu. Puisque l’être humain qui engendre ignore la manière dont un corps humain est produit, et même l’infinité de ses parties (que les anatomistes en sont encore à découvrir jour après jour dans leur diversité), on ne peut sans la plus grande impudence, je ne dis pas se prévaloir de la construction et de la fabrication d’un tel corps, mais ne serait-ce qu’user de cette formulation et de ce tour de langage, qui fait dire qu’en ayant besogné à enfanter, on a fait des enfants. Que dire encore de ceci : celui qui parle de la sorte se présente en artisan non seulement du corps humain (affirmation de la plus haute impiété), mais de l’être humain dans sa totalité, si bien qu’il se prévaut de la fabrication de l’âme humaine. Cette formule est donc indigne, et ceux qui ont l’habitude de l’utiliser n’en saisissent pas assez l’indignité ; il est pourtant dangereux de mal parler, même sans mal penser ; car on glisse insensiblement de paroles impropres à des pensées impropres, comme nous l’avons déjà indiqué au § sur la justice, num. 3 en annotation à la phrase : on tolèrerait cet usage vicié des noms… [note 102]. 127 Ce que nous avons rejeté comme étant étranger à nous aux num. 2 et 3, à savoir la construction du monde et de ses parties, ainsi que notre corps (que lui aussi nous avons il y a peu indiqué dans les notes être une partie de ce monde), cela ne fait aucune difficulté ; et chacun accepte sans mal que lui soit déniée cette action si étrangère à lui, il le sait bien. Mais voici que tombe un voile épais, obstacle à toute notre observation : c’est que nous entrepre-
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ne sais pas de quelle manière il s’accomplit ; et comment aurais-je le front de dire que je crée ce dont j’ignore processus de création ?128 En effet, je ne sais nons malgré tout, par tous les moyens licites et illicites, d’agripper et de revendiquer le mouvement, je veux dire celui de notre corps et de nos membres. Nous avons tellement l’habitude de nous l’attribuer qu’en aucune façon on ne nous voit douter qu’il soit créé par nous ; aussi nous rions-nous de qui est d’un autre avis ; jusqu’à ce que la vraie philosophie rende ridicule à nos yeux non pas celui qui est de cet avis, mais nous-mêmes qui avons été entraînés et trompés par cette sotte persuasion. C’est ainsi ; nous nous mêlons volontiers (par je ne sais quel orgueil inné) des œuvres de Dieu. De même que lui crée le monde par le mouvement (ce que nous démontrons de manière très évidente dans la physique), nous voulons être ses émules en prétendant avoir nous aussi la capacité de nous mouvoir nous-même, en tous cas ce corpuscule qui est le nôtre. 128 C’est tout à fait évident, et d’une clarté qui passe l’imagination ; je ne crée pas, Moi, ce dont j’ignore le processus de créationI). Et ici, pas besoin d’arguments, mais de sa conscience. En attendant, parce que les êtres humains, leurrés par leurs sens, se tournent rarement vers leur conscience, il y a des arguments qui doivent être utilisés pour les en détourner, par une sorte de voie indirecte. Voici donc ce que je dis : rien n’empêche de penser que tu crées ou as créé l’un quelconque des objets qui sont ou ont été créés, si tu voulais te prévaloir d’être l’artisan de l’un d’entre eux dont tu ne connais pas le processus de création. Si toi, qui ignores comment le mouvement se crée dans tes membres, tu soutiens néanmoins que tu l’as créé, tu pourrais dire que tu as créé l’Iliade d’Homère, les murs de Sémiramis ou les pyramides et, selon la même métaphore, tu diras que tu fais avancer le soleil, et que tu nous crées le cycle des jours et des nuits, de l’hiver et de l’été ; de fait, pourquoi sais-tu que tu ne les crées pas, pourquoi es-tu bien conscient de ne pas les avoir créés, si ce n’est parce que tu ignores leur processus de création ? Car c’est le premier argument, notre argument-clé pour convaincre que nous n’avons pas créé : je ne comprends pas, je ne connais pas le processus de création. Et tu ignores pareillement de quelle manière le mouvement s’accomplit dans tes membres ; tu es bien conscient, quand tu veux, que cela ne relève pas de toi mais d’un autre. Or rien n’est susceptible de rendre obscur l’axiome proposé, pour peu que notre effort ne soit pas entaché de quelque préjugé dont notre enfance nous a imprégnés, et que les écoles philosophiques ont soutenu et confirmé. Ainsi estimonsnous que les choses de la nature créent tout en ignorant la nature et le processus de cette création ; par exemple le soleil rayonne, c’est-à-dire (selon notre explication) produit de la lumière ; le feu chauffe, c’est-à-dire (selon la même explication) fait de la chaleur ; les corps pesants tombent, c’est-à-dire produisent leur chute et leur mouvement vers le bas ; ils ignorent cependant la nature et le processus de leur création. Mais voici un effet remarquable de notre stupidité : nous acceptons facilement de nous voir dénier toute maîtrise sur ce dont nous ignorons le processus de création (à part le mouvement de nos membres, qui est un cas particulier), et bizarrement nous n’usions pas du même argument pour ces objets dénués d’intelligence. C’est pourquoi ceux qui ont été initiés à la vraie philosophie savent de science certaine que ce n’est ni le soleil, ni le feu, ni les corps pesants qui créent la lumière, la chaleur, la chute ; mais que le moteur les produit directement et immédiatement en imprimant à telles ou telles parties de la matière un mouvement qui les oppose, qu’il constitue ces corps (soleil, feu, pierre, etc.) grâce à ce mouve-
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pas de quelle manière, le long de quels nerfs ou autres voies le mouvement se ment d’opposition, sans intervention extérieure, et qu’il produit ces effets très divers sur notre sensibilité en utilisant comme des instruments à son service aussi bien le mouvement que les parties de matières auxquelles il l’a imprimé. Car même si nous voyons très clairement qu’on n’est pas acteur si on ignore la nature et le processus de l’action, nous comprenons aussi très clairement que tout en ignorant la nature propre et le processus de l’action, on peut être un instrument de son artisan. On est alors frappé d’étonnement devant l’impudence (pour parler par euphémisme) de l’école péripatéticienne : elle a donné à ces choses naturelles le statut de causes efficientes, alors qu’il suffisait, pour sauver les phénomènes ou apparences de la nature (ce qui est le devoir du philosophe), de les compter comme des instruments ; mais sans doute ont-ils fait pour ainsi dire exprès, de laisser ces mensonges rendre Dieu obscur pour eux, lui qui immédiatement surgit à la lumière cet axiome, ce dont tu ignores le processus de création, tu ne le crées pas. I) Certains ont objecté contre l’axiome énoncé qu’il existe bien des choses dont nous ignorons le processus de création ; par exemple, nous ignorons comment le fer est attiré par l’aimant, et il est cependant attiré. Cette objection est risible ; nous ne disons pas cela n’existe pas parce que tu n’en connais pas le processus de création, mais tu ne crées pas ce dont tu ignores le processus de création ; d’où il s’ensuit effectivement que nous ne créons pas le mouvement du fer vers l’aimant, non que ce mouvement n’existe pas. – D’autres nous ont objecté : Si j’ignore le processus de création, je ne crée pas ; donc si je connais le processus de création, alors je crée. C’est parfaitement risible ; un bon physicien par exemple peut savoir comment se créent certains effets naturels que cependant la nature crée, non lui-même ; un bon peintre peut savoir comment on crée tel tableau que cependant quelque autre a peint, non lui-même. Voici une autre objection, non moins inepte que la précédente, qui recèle manifestement ce que les logiciens appellent le piège de l’antécédent ; elle consiste à faire le raisonnement suivant : s’il n’y a pas mouvement, il n’y a pas course, donc s’il y a mouvement, il y a course ; alors qu’il fallait raisonner ainsi (comme le démontrent les logiciens) : s’il n’y a pas mouvement, il n’y a pas course, donc s’il y a course, il y a mouvement ; et pareillement : si j’ignore le processus de création, je ne crée pas, donc si je crée, je connais le processus de création. – D’autres ont objecté que nous en ignorons beaucoup sur le mode de nos actions ; il y a dans la moindre chose accomplie une infinité de modes, une infinité de points de vue, des états et des configurations, par lesquels elle peut être rapportée à quelque chose ; une infinité de façons d’être relative à quelque chose. Mais cette objection (même si contrairement aux précédentes elle ne porte pas sur le raisonnement), ne triomphe pas plus qu’elles ; on n’a en effet aucun mal à répondre ceci : parce que nous ne connaissons pas sous tous ses aspects ce que nous créons, nous ne l’accomplissons pas non plus dans tous ses aspects ; dans ce qui est accompli par nous, nous nous contentons de créer ce que nous en connaissons, pas plus. Prenons l’exemple de quelqu’un qui fait un syllogisme sans savoir que c’est une forme de raisonnement ; ne connaissant pas ce mode, il le néglige par conséquent dans son action, et le mode se rencontre dans l’effet produit mais n’y a pas été placé par cette personne ; de fait, qui place ce qu’il ne connaît pas ? Et d’ailleurs, quand il nous arrive dans la vie courante de dire quelque chose d’offensant sans avoir cependant connaissance de ce mode, [lacune ?] nous comprenons tous que les entrepreneurs des architectes, même s’ils construisent des parties du bâtiment, n’en assurent
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transmet de mon cerveau dans mes articulations129 ; je sais pas comment il parvient au cerveau130, ni même s’il y parvient. Ou alors, admettons que j’en pourtant pas à proprement parler la réalisation, parce qu’ils ignorent le mode du bâtiment (qui est dans l’esprit et dans l’idée de l’architecte), etc. 129 Ni science ni conscience ne nous a permis d’établir que le mouvement se transmet du cerveau à nos membres par le biais des nerfs ; mais la simple expérience nous a l’indiqué, plus spécialement celle des apoplectiques et des paralytiques. En effet chez les apoplectiques, ou tous ceux dont le cerveau souffre de cette grave affection qui consiste en un blocage du canal reliant ses cavités aux nerfs, nous voyons que le mouvement est complètement enrayé, alors que la respiration du moins subsiste parce que son fonctionnement interne dépend de la vitalité du cœur. De même, chez les paralytiques, ou ceux qui ne peuvent remuer un membre – disons la main –, les médecins ont remarqué un blocage – un nerf bouché ou comprimé – sur le parcours qui permettait aux influx d’avoir accès à ce membre depuis le cerveau. Et mes dires sont établis par l’expérience, par aucune autre source ; mais l’expérience est nécessairement postérieure à l’œuvre expérimentée sur laquelle elle porte et suppose que cette dernière soit déjà accomplie, si bien qu’il lui est impossible d’influer sur elle en la réglant. Par conséquent, l’expérience n’est pas une connaissance qui contribuerait à la réalisation de l’œuvre ; elle sert tout au plus à réaliser une œuvre semblable par imitation. Donc, comme nous ne pouvons avoir qu’une expérience – et encore bien mince – du mode par lequel le mouvement est déployé dans notre corps (c’est-à-dire par glissement du cerveau aux nerfs, des nerfs à nos articulations et muscles), cette connaissance ne peut faire de nous des acteurs du mouvement ; autrement dit, il ne suffit pas de détenir cette connaissance pour avoir la capacité d’être auteur du mouvement. 130 Les physiciens et les anatomistes enseignent que le mouvement part de notre cœur pour monter au cerveau par la carotide. En effet, le foyer de chaleur qui se trouve dans le cœur remue le sang du cœur et le porte pour ainsi dire à ébullition ; les parties du sang les plus denses et plus aptes au mouvement, divisées en parcelles minuscules et soumises à un mouvement très rapide sortent de leurs vaisseaux et glissent dans le cerveau pour être là aussi remuées en tous sens à l’intérieur des cavités du cerveau, on les appelle les esprits. Ces esprits, véhiculés par les nerfs qui ouvrent tous sur le cerveau, communiquent le mouvement à nos articulations qui tiennent l’autre extrémité de ces nerfs. Mais quelle que soit cette science (nous n’avons assurément aucun mal à voir qu’elle n’a rien d’éminent, et diffère à peine d’opinions et de suppositions), elle est entièrement puisée dans l’expérience, voire y puise tout ce qu’elle est ; or l’expérience, comme nous venons de l’indiquer dans les notes, est une science qui appartient non à l’auteur d’une œuvre, mais à son observateur. [Partie manquante dans le manuscrit MS :] Et jusqu’ici, je n’ai rien appris sur le mouvement de mon corps et le mode de ce mouvement ; ou, si j’ai appris quelque chose, je l’ai appris non a priori, comme on dit, mais a posteriori ; la science qui règle ce mouvement est postérieure au mouvement lui-même, et n’est que la conscience et la perception du fait qu’un mouvement se produit. Pour continuer, si je voulais user de ma connaissance comme d’un gouvernail pour orienter le mouvement dans mon corps, bien loin de m’y aider, elle ne ferait que m’entraver. Admettons qu’il me prenne la curiosité de savoir combien de mouvements se produisent dans mon corps, quand je veux ne serait-ce que prononcer la moindre parole ; ou mieux, que je me
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aie acquis une certaine connaissance grâce aux raisons des physiciens et aux expérimentations des anatomistes ; j’ai néanmoins la nette sensation que cette connaissance ne règle pas le mouvement de mes membres et qu’ils bougeaient aussi vite voire plus vite déjà auparavant, quand ces matières me dépassaient complètement131. En outre, quand je me trouve recru de fatigue, ou plutôt quand ma main ou mon pied s’engourdissent insensiblement, je me dispose au mouvement tout comme je le fais souvent en étant en pleine possession de mes moyens et j’y mets du mien pareillement132 ; pourtant aucun mouvement ne s’ensuit. Pour cette raison évidente que ce n’est pas moi qui le crée, y compris au moment où un organe bouge dans mon corps sur ma décision133. mette devant les yeux grâce à la dissection tous ces nerfs, tendons, muscles qui doivent transporter les esprits animaux tant dans la langue, les lèvres, les joues que dans le ventre, la poitrine, la gorge, et faire entrer l’air dans la poitrine puis l’en faire sortir en la gonflant et en la dégonflant – ou bouger de toute autre manière –, et tout cela pour que ma langue balbutie une malheureuse petite parole ; il se passera un an avant que j’aie fait l’inventaire de tous les instruments qui me seraient nécessaires pour ce travail minutieux. Quand donc finirai-je par attaquer le travail lui-même, travail pour lequel assurément je me sais peu expert ?] 131 Comme nous l’avons vu, l’expérience ne fait qu’établir (et jusqu’à présent, elle le fait certes trop peu), comment et à partir d’où le mouvement est transmis dans notre corps. Or cette expérience ne nous aide pas à effectuer le mouvement de nos membres ; elle le suppose et lui est postérieure, comme nous venons de l’indiquer ; assurément, si nous voulons ensuite utiliser cette science de notre cru, quelle qu’elle soit, pour régler le mouvement de notre corps, bien loin de nous aider, elle nous gênera et nous rendra tout à fait gourds et maladroits pour accomplir le mouvement – points dont la traduction flamande a développé certains aspects plus amplement. 132 Prenons l’exemple de quelqu’un qui se couche un soir en pleine forme ; la nuit, pendant son sommeil, un rhume lui tombe sur le nerf du bras et le lui paralyse ; le matin, dès son réveil, ignorant de la situation, il se dispose à s’habiller et veut, comme il en a l’habitude, attraper sa chemise. Sa main, à sa grande stupéfaction, ne s’avance pas vers la chemise comme elle en avait l’habitude auparavant, mais reste inerte sur le lit, et ne peut bouger d’un endroit à un autre sans l’aide de l’autre main. Ce paralytique a la très claire sensation et la nette conscience, en voulant tendre la main vers la chemise, d’avoir fait exactement le même geste qu’il avait à d’autres moments l’habitude de faire quand il tendait la main vers la chemise ; et alors, il voit clairement que ce geste de la main ou mouvement n’est jamais parti de lui, mais d’un autre qui accomplissait le mouvement de par sa propre volonté. 133 Argument que nous avons déjà effleuré il y a peu, le second qui nous dénie le rôle d’auteurs du mouvement. Le premier argument était que nous ignorons le mode de création du mouvement dans nos membres, et que par conséquent nous ne le créons pas ; maintenant, l’autre argument est que le mouvement est déterminé et délimité indépendamment de nous quant au temps et à l’espace. Quant au temps d’une part, comme on le démontre chez ce paralytique dont nous venons de parler (cette personne perd la mobilité de son bras pendant un certain temps, et ce indépendamment d’elle-même, voire contre sa volonté) ; quant à
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5. Si je ne crée pas le mouvement dans mon propre corps, raison de moins pour moi de le créer en dehors de mon corps ; et encore moins de créer ce que, abondant dans le sens du vulgaire, je déclare créer avec autant d’assurance – [33] une inscription, un tableau, un pain, une brique, un banc, une table, une chaussure, un vêtement134. La création de ces objets suppose en effet un mouvement ; et comme je ne le crée pas moi-même, rien ne justifie ma conviction d’avoir créé les objets mentionnés. 6. Finalement, je vois qu’il me faut en arriver à simplement avouer que je ne crée rien à l’extérieur de moi ; que tout ce que je crée reste confiné à l’espace d’autre part, comme on le dira au num. 7. On y mènera en effet à terme cet argument ici amorcé. Donc la première règle de la raison, qui nous dénie la création du mouvement est : Ce dont tu ignores le processus de création, ne dis pas que tu le crées. La seconde : Ce qui est déterminé par la décision d’autrui, sache que cela n’est pas de ta juridiction. Le mouvement fait parfois défaut alors que nous le voulons (comme dans la paralysie), et il est parfois présent alors que nous ne le voulons pas (comme dans les convulsions des épileptiques). Donc le mouvement existe et cesse à l’instigation d’un autre que moi. 134 Autrement dit je ne le crée pas. Depuis longtemps déjà, les plus sages des scolastiques avouent simplement que nous ne faisons rien à l’extérieur de nous, sinon associer et dissocier. Le peintre a fait un tableau ; qu’a-t-il fait d’autre que d’associer entre elles certaines poudres (appelées couleurs) auparavant séparées, et de les appliquer sur une toile après les avoir frottées d’huile et les avoir recueillies sur un pinceau ? Le sculpteur a fait une statue ; mais ce n’est rien d’autre que tailler un tronc pour le débarrasser de certaines de ses parties, qu’il fallait tailler et retrancher pour que paraisse Mercure qui, comme on dit, était dans ce morceau de bois. Et il en va ainsi de tout ce que réalise l’art humain, vêtements, maisons, navires, etc. C’est extérieurement que nous apportons un mouvement à ces objets – si ce n’est aucunement ; nos précédents propos montrent que nous n’apportons pas le mouvement ; donc nous n’apportons rien à la création de ces objets, ils sont à part entière les ouvrages de quelqu’un d’autre. Mais on dira peut-être : s’il en est ainsi, pourquoi certains sont-ils peintres, et d’autres incompétents en peinture ? Pourquoi certains sont-ils architectes, armateurs, et les autres non (car selon nous, personne ne crée ni tableaux, ni maisons, ni navires – ou autres choses du même genre) ? La réponse est facile. Certains ont en tête tel ou tel ouvrage d’art, c’est-à-dire les modèles de certains ouvrages, et ils ont la volonté que ces mouvements nécessaires à la construction desdits ouvrages se produisent ; les mouvements qu’ils voulaient se produisent avec succès. C’est pourquoi ils sont et sont dits artisans, et se voient attribuer en vertu de leur compétence artisanale certains ouvrages dont ils sont, de ce point de vue, les auteurs – même si cependant ils ne mettent pas véritablement la main à l’ouvrage lui-même (disons le tableau ou la statue). Les autres n’ont pas en tête de tels modèles, ces sortes d’images, et ils ignorent les mouvements qu’exige la présentation au grand jour de ces modèles ; eux par conséquent ne sont pas gratifiés du titre d’artisan. Donc les uns sont artisans, les autres non – même si ni les uns ni les autres n’assurent la production dans ce monde d’un objet extérieur à euxmêmes ; comme nous l’avons déjà démontré.
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l’intérieur de moi ; qu’aucune de mes actions ne se propage à un corps (le mien ou un autre) ni à quoi que ce soit. Et ce quand bien même il y aurait quelqu’un qui, à mon insu et de son propre chef, veut que mon action atteigne un corps (le mien ou quelque autre), et par cette volonté le lui ferait atteindre – mon rôle là-dedans étant inexistant, et l’action étant effective non de mon fait mais du sien. En attendant, j’accomplis bien cette action pour atteindre un objet135 ; et pourtant mon effort se joue de moi au moment même où je m’y livre autant qu’il est en moi – autant que j’avais l’habitude de le faire les autres fois où mon action se frayait une voie à l’extérieur de moi. 7. Par conséquent, c’est quelqu’un d’autre qui anime mon action quand elle se diffuse à l’extérieur de moi136 et qui lui confère le poids effectif seul capable de lui donner force – poids qu’elle ne pouvait recevoir de moi. C’est également lui qui a posé les limites au-delà desquelles il a décidé que sa portée s’épuise137. De fait, c’est parfois le commandement de ma
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Tu en trouves un exemple au num. 4 vers la fin, où il est question du paralytique. Il agit pour que son action tende vers un objet (il veut que sa main bouge, par exemple attrape la chemise qu’il va revêtir), et pourtant son effort se joue de lui, bien qu’il s’y livre pour autant qu’il est en lui de faire advenir le mouvement, et il s’y livre autant qu’il avait l’habitude de le faire les autres fois où le mouvement dans sa main réussissait à se produire de par sa volonté. 136 Mon action ne se diffuse pas à proprement parler hors de moi ; elle réside toujours entièrement en moi et y est cantonnée. Mais parce que Dieu, au-delà de toute explication, a associé à mon action (par exemple la volonté de parler, de me battre) certains mouvements soit de ma langue, soit de mes mains ou de mes pieds dans ce petit corps qui est le mien, il s’ensuit que l’action de ma volonté, quand ces mouvements la suivent ou l’accompagnent, paraît tendre à l’extérieur de moi et se répandre dans mon corps et ses membres (langue, mains, pieds) ; ce n’est pourtant pas par elle qu’elle est répandue ; de fait l’action qui est reçue dans le corps n’est pas la mienne, mais celle du moteur ; ainsi qu’on le note bien au num. 6 : mon rôle là-dedans étant inexistant, et l’action étant effective non de mon fait mais du sien ; et plus bas au num. 14, art. 3 et 4 : que mon action se diffuse quelquefois à l’extérieur de moi de par la puissance divine et que dans cette mesure ce n’est pas mon action mais celle de Dieu. 137 On arrive ici à l’autre partie du deuxième argument que nous évoquions dans les notes vers la fin du numer. 4. Nous disions qu’il y a deux aspects de la limitation du mouvement ; et de même que nous examinions alors la limitation du mouvement quant au temps (en effet le mouvement accompagne parfois notre volonté, parfois non, comme nous l’avons vu alors), nous l’examinons ici quant à l’espace. Le mouvement qui d’une façon ou d’une autre nous est donné se cantonne à un espace restreint ; nous ne faisons rien bouger dans le ciel, ni dans l’air, sauf dans cette couche sphérique épaisse et moite qui enveloppe la terre autour de nous ; nous faisons peut-être bouger quelque chose sur la terre, peut-être à sa surface, un petit peu dans la mer – ce que pourtant on ne doit pas à proprement parler appeler faire bouger. Donc,
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volonté138 (ici, l’action est à l’intérieur de moi) qui fait bouger ma main (ici, l’action est à l’extérieur de moi et déjà transmise à mon corps, non certes par moi, mais par celui qui en a le pouvoir) pour simultanément produire le mouvement de pierres enserrées par la pince de mes doigts et la formation par ce biais d’une sorte d’amas, que j’appelle une maison ou une tour dont je m’attribue de surcroît la construction. Pourtant, ce n’est pas ainsi, selon le commandement de ma volonté139, que les astres se déplaceront vers le haut et vers le bas, ni qu’il y aura des nuages prêts à faire de la pluie
de même que le rôle d’auteur du mouvement nous est totalement dénié, de même le rôle d’utilisateur du mouvement nous laisse un une marge de manœuvre on ne peut plus étroite. 138 Le propos n’est certes pas vrai en toute rigueur. Je n’ai donc rien ici sous mon commandement, et le mouvement dans mes membres ne suit pas ma volonté mais l’accompagne. La raison pour laquelle ces pieds bougent, dis-je, n’est pas que je veux marcher, mais qu’un autre le veut quand je le veux. De même, si le bébé au fond d’un berceau veut que ce dernier se balance, souvent il se balance, non par sa volonté à lui, mais par celle de sa mère ou de sa nourrice assise à côté de lui, qui peut (c’est une façon de parler) et veut lui procurer ce balancement quand lui le veut aussi. Va voir ci-dessous au § 5 note 2. De plus, ma volonté ne fait pas bouger le moteur pour qu’il fasse bouger mes membres ; mais celui qui a mis le mouvement dans la matière et lui a assigné des lois est aussi celui qui a formé ma volonté ; et il a coordonné ces choses totalement étrangères l’une à l’autre (le mouvement de la matière et la décision de ma volonté) de telle sorte qu’au moment où ma volonté le veut, le mouvement est là tel qu’elle le veut, et que réciproquement ma volonté veut le mouvement au moment où il est là, sans aucune causalité ni influence de l’un sur l’autre. Il en va de même pour deux horloges correctement réglées l’une sur l’autre et sur le parcours du soleil en une journée : quand l’une sonne et nous dit l’heure, l’autre sonne pareillement et nous donne exactement la même heure ; et ce sans aucune causalité qui ferait de l’une la cause dans l’autre de cet effet, mais en vertu, purement et simplement, de la relation constituée par la similitude de technique et d’habileté artisanales mises en œuvre dans leur construction. C’est ainsi par exemple que le mouvement de la langue accompagne notre volonté de parler, et que la volonté accompagne ce mouvement ; elle est sans relation avec lui, ni lui avec elle, mais l’un et l’autre sont en relation avec ce même artisan suprême qui, au-delà de toute explication, les a enchaînés et coordonnés. 139 Quel jugement il faut porter sur ce commandement, nous en avons déjà assez dit dans les notes ci-dessus, comme il se doit. Mais de quelque façon qu’on le prenne, rien ne bouge assurément en fonction de la décision de ma volonté, sinon en vertu d’une relation déterminée avec mon corps. De fait la pierre, qui est distincte de mon corps, ne fera pas mouvement dans telle ou telle direction selon ma volonté ; et ni la balle ni la flèche, désormais détachées de la main ou de l’arc, ne se dirigent ailleurs que là où elles ont été lancées, quand bien même le frappeur ou le lanceur veut les faire changer de destination à force de cris et de contorsions (comportement ridicule fréquent chez les joueurs).
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sur mes récoltes ou à se retirer pour ne pas faire de l’ombre à mon bain de soleil, que la mer changera le cours habituel de ses marées. 8. Je suis donc un spectateur impuissant de cette machine140. Il n’y a rien en elle que je façonne ou refaçonne ; et je n’en construis ni n’en détruis rien ; c’est à part entière l’ouvrage d’un autre. [34] 9. Mais il faut rechercher quelle espèce de spectateur je suis de cette scène141. Quand je vois cet azur immense, l’air, la mer, la terre, ainsi que leurs habitants – astres, nuages, animaux, plantes, fossiles142 – je suis absolument
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Il faut le souligner fermement, pour éviter que les êtres humains ne s’accoutument à se mêler des ouvrages de Dieu, ou à s’attribuer le rôle d’auteurs dans quelque ouvrage dont Dieu est l’auteur. En effet il convient à Dieu seul de créer le monde et toutes ses parties. Même si, selon les écoles, les objets qu’elles disent créés par l’art sont aussi créés par nous – ainsi les maisons, les tours, les statues –, ils peuvent bien avoir été pour une part combinés par une technique reposant sur un modèle et la volonté d’un artisan : ils ne laissent pourtant pas d’être des parties du monde. Par conséquent, étant véritablement des parties du monde, ils ne relèvent de personne sinon de celui qui crée le monde. Quant à la volonté et au modèle utilisé par l’artisan – et à toute autre chose qui pourrait avoir l’air de participer à la production de ces objets créés par art – tout est immanent à cet artisan lui-même. Et rien ne peut en sortir pour devenir ouvrage à l’extérieur de lui, à moins d’en être pour ainsi dire extrait par la main divine. Dans la mesure où ils sont ainsi extraits, ces objets ne relèvent pas de l’artisan mais de Dieu, auteur du monde. 141 Tout maniement des choses de ce monde nous a été enlevé ; seule nous reste la spéculation, dont nous verrons dans la suite comment elle doit elle aussi être circoncise pour devenir nôtre. La condition humaine a donc deux aspects : être tantôt actif dans ce monde, tantôt passif. Ce qu’il en est du premier aspect a été dit dans les pages précédentes, et nous nous en sommes pratiquement acquitté. En effet, tout ce qui nous reste c’est vouloir, qui ne relève pas du monde mais de nous – c’est-à-dire dans la mesure où toute action reste à l’intérieur de nous et où, quand elle en est parfois extraite par la vertu divine, ce n’est pas notre action mais l’action de celui qui extrait. Passons à l’autre aspect, qu’il faut désormais traiter : il consiste entièrement dans la passion ; sous cet aspect, nous sommes passifs devant les objets du monde et ils agissent par conséquent sur nous. Nous verrons que cette action des objets du monde reste également en eux et ne peut en aucun cas parvenir à nous atteindre ; que leurs mouvements, s’ils sont certes parfois déviés sur nous, ne relèvent pas pour autant de ces objets mais de celui qui attire les mouvements vers nous. Donc celui qui parfois extrait notre action et la déverse sur les objets du monde est aussi celui qui attire sur nous l’action de ces objets ; reste que nous n’agissons pas sur ces choses, ni elles sur nous. Notre action est cantonnée en nous, et la leur en elles ; celui qui extrait de nous et attire sur nous ces actions est véritablement celui qui agit sur nous et sur elles. 142 C’est une récapitulation rapide de ce que nous disions au num. 2. Les quatre zones du monde et les habitants de chacune sont rapidement passés en revue ; il fallait en parler à ce
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persuadé que toutes ces choses existent telles que je les vois143. Mais même si c’était le cas, de quoi est-il besoin pour que je les voie ? Évidemment d’avoir des yeux144. Mais qu’est-ce donc, avoir des yeux ? Avoir des muqueuses, de fines membranes, des tissus ayant, au sein d’humeurs données, une tension, un placement et une conformation donnés. Mais ni ces humeurs ni ces tissus ne voient145 ; moi pourtant je vois. Ce que je suis moi est donc à mille lieues de ce que sont ces choses146. Moi, dis-je, je vois par leur truchement ; et pourtant quelle contribution elles apportent à la vision, je ne le vois pas, je n’en ai
moment-là pour y distinguer ce que nous pouvons toucher par notre action, et comment ; il faut à présent en reparler pour y distinguer ce qui nous atteint par son action, et comment. 143 Évidemment, elles n’existent pas telles que je les vois, et elles ne peuvent exister telles que je les vois (on le démontre suffisamment dans la vraie physique et la métaphysique r). Autrement dit, les choses situées à l’extérieur de nous ont seulement extension et mouvement. Moi pourtant, j’y vois des couleurs et de la lumière, des sons, et d’autres apparences et images du même genre, à l’infini ; et je me persuade inconsidérément que les choses que je vois existent telles que je les vois. Mais soit, disons qu’elles sont telles que je les vois ; de quoi estil besoin pour que je les voie ? … etc. – la suite est dans le texte. 144 Ce propos sur les yeux doit être appliqué aux oreilles, au nez, et aux autres organes des sens. Mais on a raison de faire une mention spéciale pour les yeux, car c’est principalement par ce biais que nous vivons dans le monde ; et c’est par nos yeux que nous prenons possession à distance des parties du monde les plus nombreuses, dont nous ne saurions même rien si nous étions dépourvus de ce sens qui réside dans nos yeux. D’où aussi le fait que les aveugles de naissance habitent une partie de ce monde réduite si on la compare avec l’immense étendue déployée au-dessus de nous, que nous parcourons tous les jours justement grâce à ces yeux et que les aveugles ne peuvent découvrir. Et quand nous leur faisons des descriptions détaillées du soleil, de la lune, des étoiles, de cet azur immense, des nuages, de leurs silhouettes et de leurs couleurs, ce n’est qu’une vaine ritournelle ; et de fait, elle n’a pas plus de sens pour eux que sisymbre, citronnelle, sinape et autres termes pareillement vains dont le cuisinier ridicule chez Plaute se vante d’assaisonner ses platss. 145 Tu peux ajouter : ni cette conformation. Car ce n’est rien d’autre qu’un certain agencement par lequel les tissus et les humeurs se collent et s’attachent les uns aux autres. Et un agencement ne voit pas, pas plus que des humeurs ou des tissus ; c’est d’une telle évidence, c’est un savoir intime tellement établi pour nous, que rien ne peut être pensé avec plus de clarté. 146 Le plus grand fruit de cette observation de soi-même est de faire une distinction correcte entre soi-même et son corps ; il est facile d’en déduire le reste. Tout péché, toute impiété et tout athéisme trouve à coup sûr son origine dans une connaissance confuse de l’esprit et du corps. Présentons cette distinction rapidement et aussi clairement que possible : les tissus, les humeurs, et leur conformation (à savoir l’œil lui-même) ne voient pas ; c’est moi qui vois ; eux et moi ne sommes donc pas la même chose.
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aucune idée147. Du fait que les yeux (c’est-à-dire ces tissus et humeurs) reçoivent une image (c’est-à-dire une sorte d’impact) de la part des objets, il peut certes se faire que les yeux reflètent cette image comme un miroir, ou la fassent passer à l’intérieur dans une partie donnée du cerveau pour l’y imprimer comme dans une cire ; mais cela ne suffit pas à faire la vision, parce que la vision n’est ni la réflexion d’une image par un miroir ni l’impression d’un signe dans de la cire ; en revanche la vision, au bout du compte, c’est l’application par une personne ici présente de ses yeux, la perception et la connaissance par ses yeux de l’image et du signe. Par conséquent, si les yeux n’apportent pas d’autre contribution à la vision (et que peut être cette autre contribution ?), de nouveau il me faut d’autres yeux pour voir l’image reflétée par mes yeux ou imprimée dans mon cerveau ; yeux qui soulèvent de nouveau la même question, ou plutôt le même grief. Par conséquent les yeux ne contribuent en rien à la vision ? Ils y contribuent grandement ; mon expérience et ma conscience intime me montrent sans équivoque que mes yeux participent à la vision. Alors en quoi ? En ceci seulement : leur contribution à la vision n’est due ni à leur nature, ni à leur énergie, ni à leur pouvoir propres (comme on dit qu’un objet long tient de sa nature, de son énergie et de son pouvoir propres la propriété d’être découpable et divisible en parties). Mais toute leur capacité d’apporter ici leur concours et de contribuer à la vision, les yeux la tiennent non d’eux-mêmes, non de moi, mais d’une autre source. 10. Après avoir bien pesé toutes ces questions, je comprends nettement [35] qu’il me faut en arriver à reconnaître que, tout comme mon action ne parvient pas à toucher les choses de ce monde, de même les actions de ces choses n’arrivent pas jusqu’à moi. Là de nouveau, c’est l’énergie et le travail d’un autre qui se fait sentir à moi, une énergie et un travail impossibles à expliquer. Certes, je comprends très bien que ni les objets ni les yeux n’ont 147
Je ne vois pas, dis-je, quelle contribution ils apportent en eux-mêmes ; mais je vois très clairement que par eux-mêmes et en leur nom propre ils n’apportent aucune contribution à la vision. De fait les tissus, les humeurs et leur agencement quel qu’il soit ne peuvent pas plus pour la vision qu’un bâton ou une pierre, à parler de ce qu’ils font par eux-mêmes. Par ailleurs il est tout à fait certain que les yeux font quelque chose pour la vision ; c’est tout à fait connu par la conscience intime, comme il est exposé plus bas dans le même paragraphe. Donc les yeux contribuent à la vision par le décret, la décision et le bon plaisir de Dieu. De même, ce n’est pas parce que l’or sert à acheter et à se procurer quantité de choses touchant à notre subsistance et à notre plaisir qu’il le tient de lui-même, d’un pouvoir et d’une force propre ; au contraire, il tient en l’occurrence toute son influence des règles, des décrets et de la coutume des êtres humains.
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en propre l’énergie pour me faire voir ; je comprends également très bien que par conséquent cet effet est ménagé par quelque autre (que, faute de pouvoir lui donner un autre nom, nous appellerons puissance divine) ; pourtant, par quel procédé il le ménage, je ne le comprends pas, et je comprends mon incapacité à jamais le comprendre. Et je serais le dernier des imbéciles si, parce que son procédé de fabrication m’est inconnu148, je voulais nier la chose ellemême149 – chose que cette enquête m’a permis de connaître à fond et de part 148 Il se produit assez souvent que nous sachions très bien qu’une chose existe tout en ignorant complètement de quelle manière elle existe ; c’est la dimension d’ineffabilité. En effet on qualifie d’ineffable non pas un objet impossible pour nous à penser ou à formuler (il serait en effet inexistant : car l’inexistant et l’impensable sont la même chose, comme on l’a assez indiqué dans toutes les écoles philosophiques), mais ce dont notre raison ne nous permet pas de penser ou de comprendre quel procédé le fait exister ou pourrait le faire exister. Et c’est de cette manière que Dieu est ineffable, non seulement en lui-même, mais dans toutes ses opérations. Ainsi moi qui suis un être humain, je suis son œuvre ; je sais que cette œuvre existe, il n’y a même rien que je sache mieux que l’existence de cette œuvre ; et pourtant par quel procédé il m’a fait être humain, m’a lié à ce corps de telle sorte que j’agisse sur lui et que je subisse son action comme on l’a déjà démontré un peu plus haut – ce procédé, je ne le comprends pas, et je me contente de comprendre mon incapacité à jamais le comprendre. De la même manière, Dieu est ineffable dans la création du monde, comme nous le démontrons dans la métaphysiquet. En effet, nous comprenons bien qu’il y a du mouvement dans la matière (or la constitution du monde se fait par un mouvement), et nous en avons pour ainsi dire conscience ; mais l’entendement humain ne peut saisir comment il a introduit le mouvement. Même chose pour le reste des œuvres de Dieu : quand on pousse l’investigation jusqu’au bout, on finit toujours par buter sur de l’ineffable. C’est donc faire preuve de la dernière imbécillité, comme on le dit à juste titre ici dans le texte, que de nier la chose parce que tu ne saisis pas son procédé de fabrication. Et voilà qui porte un coup à ces sceptiques, ces douteurs extravagants et insensés, qui ont soutenu qu’il n’y a pas de mouvement, voire à l’occasion qu’ils ne sont pas affectés par leur corps, parce qu’ils ignorent le procédé qui produit le mouvement et fait qu’ils sont affectés. Esprits jadis assez nombreux, et aujourd’hui encore en nombre non négligeable ; tous des impies, qui véritablement suppriment le premier et le plus grand des attributs reconnus par les êtres humains à la divinité, à savoir l’ineffabilité, en pensant qu’ils ne doivent rien admettre sinon ce qu’ils peuvent énoncer – et éloquemment –, non seulement quant à la substance, mais aussi quant au mode. On s’étendra davantage sur leur cas au traité II, où il est question de piété et de religion. 149 À savoir que je suis un être humain, agissant comme tel sur ce corps et subissant comme tel son action en retour. Ces phénomènes, dis-je, je ne dois pas les nier, même si je ne comprends pas le procédé qui les fait exister ; même si, dis-je, je ne comprends pas le procédé qui permet à Dieu de répandre le flux de mon action à l’extérieur de moi dans le corps et de faire sortir du corps le flux de son action ou plutôt de son mouvement pour transvaser ce flux en moi ; je sais que ces phénomènes existent (nous l’avons vu très clairement ci-dessus), je ne
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en part. Autant nier l’attraction du fer vers l’aimant parce qu’on ne comprend pas par quel procédé il est attiré ; ou, pour parler de moi, nier que je vois parce que (comme j’ai déjà vu que c’est le cas) je ne sais pas comment je vois. 11. Et ainsi, je connais désormais la condition qui est la mienne150. Je suis de ce monde un contemplateur nu ; je suis sur cette scène un spectateur, non un acteur ; et pourtant le monde que je regarde ne peut pas porter jusqu’à moi l’image qui me permet de le regarder ; il la pousse vers mon corps, et il s’en tient là151 ; ce qui au-delà prend en charge son mouvement à l’intérieur de moi et dans mon esprit, c’est la Volonté divine. 12. Je connais ma condition ; reste à chercher comment j’en suis arrivé là. Je suis paralysé, en pleine ignorance, sans avoir rien d’autre à dire que je ne sais pas. Je ne sais pas par quel procédé je me trouve dans cette condition (aveu que, mon enquête à peine commencée, la vérité m’a contraint à faire) ; loin s’en faut que je sache152 comment j’en suis venu à ladite condition. Je sais pertinemment que je n’ai pas fait intervenir le jugement de ma volonté, que
sais pas comment ils se produisent. Ils excèdent la portée de tout esprit créé ; seul celui les a fait les comprend. 150 Ici commence le troisième volet de l’observation, celui qui renferme notre arrivée dans la condition humaine, que nous avons coutume d’appeler notre naissance, c’est-à-dire le point de départ de notre arrivée sur cette terre, le point de départ de notre union avec le corps, d’où découla que par la suite nous ferions usage de ce corps, soit en agissant sur lui soit en subissant son action. Cependant, ce troisième volet commence à proprement parler au paragraphe 12. Le présent paragraphe établit un bilan rapide des deux premiers volets de notre observation de nous-même, à savoir de l’action exercée sur le corps et de l’action subie par le corps. 151 Rien d’étonnant à cela : cette image – c’est le propre des choses corporelles – ne peut être qu’un impact (comme nous le démontrons dans la physique, et plus encore dans la métaphysiqueu), puisque rien ne peut exister ni être pensé dans une chose corporelle sinon l’extension et le mouvement. Donc cet impact affecte seulement le corps ; il ne correspond à rien en moi qui suis un esprit, ce n’est pas sa juridiction ni son lieu d’exercice (reporte-toi pour plus de détail sur la question à la première partie de notre Métaphysique, l’Autologie, qui recoupe largement ce sujetv). 152 J’ignore les modalités présentes de ma condition ; mon ignorance est donc encore plus grande concernant son passé ; de fait, à considérer les choses équitablement, le présent est pour nous très clair, le passé plus obscur (il arrive peut-être qu’il nous soit parfaitement connu, mais il est sujet à l’oubli), l’avenir très obscur. Tel est le fonctionnement graduel de l’entendement humain que nous remarquons tous en nous-mêmes – et notre conscience l’atteste. Donc, dès lors que nous ignorons le procédé par lequel nous sommes aujourd’hui assujettis à la condition humaine, nous savons bien moins encore comment nous l’avons été au début.
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je ne suis pas venu sur cette terre en vertu d’une décision de ma part153 ; de fait, celui qui a accompli cet acte si étonnant de me placer sur cette terre ne m’a pas, à un moment donné, demandé si j’avais envie d’y être. J’étais dans l’ignorance quand Dieu m’y a amené – sans parler même d’être consentant. 13. Et tout comme j’ai été jeté sur cette terre154, je vois que je peux aussi bien y être arraché maintenant ou à un autre moment, voire à l’instant
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Tu diras : peut-être que j’ai fait intervenir le jugement de ma volonté et que je suis venu sur cette terre en en ayant envie ; mais j’ai oublié, je ne me souviens plus guère de l’avoir un jour fait en toute conscience et de mon plein gré, tout comme j’ai oublié bien des choses semblables que j’ai faites jadis en toute connaissance de cause et de mon plein gré. Voilà qui ressemble à l’image des Anciens qui nous ont conté tant d’histoires sur le fleuve Léthé, à commencer par le fait que les personnes à naître qui en avaient bu oubliaient aussitôt tous les actes accomplis avant leur naissance ; et tous ceux à qui il était donné de revenir sur cette terre respirer notre air recevaient l’ordre d’y boire. Je réponds : écarte ces histoires, ainsi que les conjectures qu’en ont tirées des gens souvent cultivés mais portés par un excès d’enfantillage – pour rester modéré. Ce qui est certain pour commencer, c’est que je ne peux me libérer de la condition humaine en vertu d’une pure et simple décision de ma volonté. Et en effet je ne me séparerai pas de mon corps, quand bien même je voudrais m’en séparer ; je suis conscient au plus profond de moi de ne pouvoir le faire. Lis bien ces phrases, ainsi que les indications sur le sujet qui suivent au §. 5. num. 2. de cet ouvrage. D’où il suit que, tout comme ma volonté ne me permet pas de me libérer de ce corps, ce n’est pas non plus ma volonté qui m’a permis de m’engager dans cette condition. Mais peut-être y a-t-il encore quelque chose qui te gêne, et te fera répliquer : peut-être suis-je venu à cette condition par ma volonté, peut-être y ai-je été jeté de mon plein gré ; mais je dois y rester bon gré mal gré, et ma pure et simple volonté ne me permet pas de m’en dégager ; de même que les poissons entrent certes de leur plein gré dans le bocal mais une fois entrés, ne peuvent en aucun cas sortir. Je réponds que je ne sens pas la difficulté au moment où ma volonté ne me permet pas de me libérer de ce corps, comme si j’étais devant un obstacle ou prisonnier de liens et d’entraves ; mais quand tous les obstacles sont levés et tous les liens défaits, je sens avec la plus grande clarté que l’issue tant désirée ne s’offre pas, et qu’une force supérieure me maintient très solidement dans ce corps, que moi je le veuille ou non ; donc cette même force qui à présent me retient m’y a aussi jeté jadis. 154 Ici commence la quatrième partie de l’observation de nous-mêmes, qui tourne autour de la mort – notre sortie de la condition humaine. Nous aurons ainsi achevé les quatre parties de l’observation de nous-même que nous avons entreprise. Cette condition qui est la nôtre comporte deux parties constitutives, à savoir l’action agie et l’action subie ; et la naissance et la mort – entrée dans la condition humaine et sortie hors d’elle – s’octroient les deux parties restantes.
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même155 ; et y être arraché [36] de nouveau ignorant de tout156 et non consentant, et – surcroît d’indignité – rétif. En effet, par je ne sais quel tour de ma servilité, je préfère les ordres de mon maître157 au respect de ses ordres. Lui, en m’envoyant sur cette terre, m’a en même temps ordonné d’y rester jusqu’à 155
Il y a une chose dont nous avons la conscience la plus aiguë : même si nous ne pouvons pas en sortir en vertu d’une décision de notre part (comme nous l’avons noté il y a peu), nous pouvons cependant en être arrachés, dès à présent et en ce moment précis où nous disons ou écoutons ces mots ; nous nous efforçons pourtant la plupart du temps d’enfouir cette conscience sous le spectacle des choses sensibles extérieures à nous. Et il est étonnant de voir que les êtres humains veulent ainsi, par n’importe quel moyen, éloigner non seulement la mort, mais jusqu’à sa conscience, et faire comme s’ils lui échappaient et l’évitaient. Instinct ô combien fâcheux qui s’étale au grand jour dans la formule je vois que je peux en être arraché maintenant ou à un autre moment. De fait, pourquoi les gens aiment-ils à parler en ces termes ? Pourquoi forgent-ils l’inutile disjonction maintenant ou à un autre moment ? Ils n’indiquent en tout cas rien d’autre que leur volonté d’éloigner d’eux la mort non seulement dans la réalité (chose guère étonnante), mais aussi dans la pensée même. N’était-il donc pas suffisant de dire je vois que je peux en être arraché maintenant ? Pourquoi ajouter ou à un autre moment, formule futile et veule ? Il est par conséquent légitime de biffer cette formule et de condamner la suite – voire à l’instant même – qui l’amplifie. 156 Ignorant non de la chose, mais du procédé ; en effet, je ne suis pas ignorant de la condition humaine (en tant que c’est la situation dont je fais l’expérience la plus évidente en étant un être humain), mais je suis dans la plus profonde ignorance du procédé par lequel je suis dans cette condition. Ainsi, je ne suis pas non plus ignorant de la mort, et bien moins encore le serai-je au moment de mourir ; mais le procédé par lequel je serai détaché de mon corps, je l’ignore autant que celui par lequel je suis attaché à lui. 157 À la manière des domestiques et serviteurs indignes, qui se préoccupent plus de la tâche ordonnée par leur maître que de l’ordre même donné par lui ; c’est pourquoi, interrompus par le maître qui leur donne un autre ordre, ils murmurent, protestent, et contrevenant même à l’avis du maître, persistent si possible dans ce qui leur avait été initialement imposé, témoignant par là leur indifférence pour l’ordre du maître. Si en effet cet ordre avait été leur motif d’entreprendre et de persister, il devrait aussi être leur motif de s’arrêter quand le maître les interrompt et leur donne un autre ordre. Ils sont donc conduits par une sorte d’indolence, par un entêtement dans l’action, et par l’instinct diabolique de s’obstiner dans ce qu’on a entrepris à un moment donné (c’est en effet un instinct du Diable, comme nous le démontrerons assez clairement au traité IV. sur le Diable). Ces domestiques et serviteurs sont par conséquent indignes, justes sujets de répulsion et de haine pour leurs maîtres qui essuient de leur part un mépris non déguisé. C’est pourtant le comportement que chacun adopte quand Dieu ordonne de quitter le corps et y engage par le biais des maladies et de l’affaiblissement du corps : nous résistons, nous refusons d’obéir, et nous préférons nous entêter à persister dans la tâche qu’il nous a imposée à un moment plutôt que de lui prêter l’oreille quand il nous interrompt et nous donne un autre ordre. Ainsi pactisons-nous avec le Diable et nous éloignons-nous de Dieu aussi loin qu’il se peut faire.
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ce qu’il me rappelle158 : moi, créature déchue159, je préfère rester que de revenir sur son appel. Ou plus véritablement, j’ai mauvaise conscience160 : moi qui aurait dû savoir et porter profondément gravée dans mon âme l’impuissance où je suis sur cette terre, je me suis comporté comme si j’étais toutpuissant ; autant qu’il m’était possible, j’ai tout mis sur le même plan, j’ai semé le trouble et la confusion161. Mais comme je ne pouvais rien faire passer dans les choses situées à l’extérieur de moi162, j’ai recueilli en moi toute cette masse d’indignité et de troubles. C’est pourquoi, vil serviteur, je crains de revenir163, voire je me dérobe si possible ; autant dire qu’ainsi, j’accumule les crimes. 158
Poser cette exigence, c’est assurément dire (aussi vrai que Dieu ne peut parler autrement par la voie de la Raison) : reste jusqu’à nouvel ordre. Dans le cas où le maître ordonne au serviteur de monter la garde à la porte, le serviteur n’est pas dégagé de ce devoir tant qu’il n’est pas rappelé par le maître ; de la même manière, du fait que nous avons été placés sur cette terre, nous avons aussi l’ordre d’y rester tant que celui qui nous y a placés ne nous rappelle pas et ne nous dégage pas de ce devoir. 159 Il y a dans ce mot comme une malédiction. Et je la mérite quand je surprends en moi cette très indigne servilité que nous avons déjà mentionnée déjà il y a peu dans les notes pour commenter les mots Je préfère ses ordres [157]. Ici donc nous tirons de notre observation de nous-mêmes cette leçon que nous sommes encore sous le coup du péché, voire sous la coupe du Diable ; c’est lui en effet qui nous aiguillonne et nous martèle constamment : persiste, puisque tu as entrepris (nous verrons au traité 4 que c’est la marque du Diable), alors qu’il faut persister non parce que tu as commencé mais parce que la Raison l’ordonne ; et parfois elle martèle le plus impérativement de s’arrêter au moment même où tu faisais les meilleurs débuts. Mais ces questions et d’autres du même ordre seront plus amplement abordées au traité IV. 160 Peut-être du fait même de surprendre en moi cette indigne servilité dont nous avons déjà parlé dans les notes. 161 Pour un aperçu de ce dérèglement de l’âme humaine, qui confond et bouleverse tout, et se soumettrait Dieu lui-même s’il pouvait l’obtenir, vois le § 10 n. 2. de cette section. 162 Le mouvement nous étant dénié, toute action sur les choses extérieures nous est déniée, par conséquent nous ne pouvons avoir aucune action sur les choses situées à l’extérieur de nous. Donc, quels que soient nos troubles, ils restent en nous, ne troublent et ne défigurent que nous. 163 Par un instinct presque naturel, nous savons qu’une fois acquittés totalement du devoir de la condition humaine, nous devons rendre compte de nos faits et gestes dans l’exercice de ce devoir avant d’avoir, sur l’ordre de Dieu, à nous consacrer à quelque autre devoir. Nous sommes donc pris d’une juste crainte quand nous sommes rappelés par les maladies et la mort imminente à la nécessité du retour, nous qui voyons le bilan de nos faits et gestes nous être si peu favorable ; nous sommes, dis-je, pris et secoués d’une juste crainte. Mais le crime le plus indigne est que nous faisons plus grand cas de notre crainte que de Dieu qui nous ordonne
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14. Voici l’ensemble des leçons tirées de cette observation de moimême164 ; leçons qui plus est si limpides, que les preuves des mathématiciens165 ne sont pas à même d’aspirer à la certitude et à l’évidence qu’elles ont pour moi, et pour ceux qui m’ont accompagné dans cette mûre réflexion : 1. Dans notre monde, je ne peux avoir aucune action à l’extérieur de moi. 2. Toute action de ma part, en tant qu’elle est mienne, reste à l’intérieur de moi. 3. C’est par une force divine que parfois elle est diffusée à l’extérieur de moi. 4. Mais dans cette mesure, ce n’est pas mon action, mais celle de Dieu. 5. Elle est diffusée, quand il semble bon à Dieu et pour autant qu’il lui semble bon, selon les lois très librement établies par lui et totalement dépendantes de sa décision166. Aussi, que le commandement de ma volonté fasse trembler ma de revenir, plus que de son commandement et de sa loi. Aussi – c’est ce que notifie la première obligation – ne devons-nous pas nous laisser détourner du retour par la conscience d’une mauvaise action sur cette terre quand Dieu nous ordonne de nous en retourner. Car la loi de Dieu doit prévaloir pour nous sur notre salut ; autrement nous nous préférons nousmêmes à Dieu, sommet de la philautie et de tout péché. 164 Ainsi que de l’être humain ; en effet, je ne me suis pas ici observé autrement que comme un être humain, à savoir un esprit dans un corps, agissant sur un corps, et subissant en retour son action. Agissant, dis-je, comme je l’ai montré, pour éviter tout malentendu. L’observation de moi-même en tant que je suis un esprit indépendant du corps n’a pas lieu d’être ici, mais relève plutôt de la métaphysique où nous avons examiné cette observation dans la première partie intitulée Autologiew ; ici nous nous observons méthodiquement pour ce qui est des mœurs et des préceptes de la condition humaine qui embrassent largement nos vertus et écartent les vices. 165 Les démonstrations mathématiques ont le privilège de concerner les choses soumises à l’imagination et aux sens, et particulièrement les figures. C’est pourquoi l’entendement humain, qui est absolument enchaîné aux sens, perçoit mieux, s’attache et s’applique plus facilement aux démonstrations mathématiques. Mais si on met ce privilège au second plan (pour l’intellect correctement disposé, il ne doit assurément être d’aucune importance), il ressort avec la plus grande certitude que les démonstrations découvertes au cours de notre observation de nous-mêmes sont bien plus puissantes que les démonstrations mathématiques. En effet, leurs objets nous sont très bien connus de par leur nature propre, puisqu’il s’agit de nous-mêmes et de nos pensées, qui par elles-mêmes nous sont nécessairement très claires et ne sont qu’accidentellement rendues obscures par certains de nos préjugés ; voile facilement arraché par une observation de soi-même sérieuse, pénétrante et assidue, et la pratique du monologue. 166 En effet, cette diffusion de mon action sur les choses corporelles est, du début à la fin, un phénomène par nature indéterminé, flottant, contingent, car deux cas de figure sont à chaque fois possibles : l’action peut être ou ne pas être diffusée à l’extérieur de moi, comme on l’a assez démontré dans les paragraphes précédents ; et diffusée vers l’endroit visé, elle peut aller au-delà et en deçà. Or avant d’être ménagés et de prendre place dans l’ordre des choses,
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langue dans ma bouche quand je dis « terre » ou qu’il fasse trembler la terre elle-même, c’est exactement de la même importance, c’est en soi le même miracle167 ; il importe seulement qu’il plaise à Dieu que cela se produise à tel moment et non à tel autre. 6. Je suis seulement spectateur de ce monde168. 7. Le Monde lui-même ne peut pas s’offrir en spectacle à moi.169 8. Seul Dieu m’offre ce spectacle. 9. Et ce par un procédé ineffable, incompréhensible ; c’est pourquoi parmi les stupéfiants miracles de Dieu, dont il m’estime dans ce monde digne d’être le spectateur, je suis, moi, à la fois son spectateur170 et son plus grand miracle. 10. Je peux être enlevé [37] à ce spectacle171, je peux les phénomènes de ce genre ont besoin d’un juge pour les déterminer, et pour décider s’ils auront lieu plutôt que non, et plutôt en deçà qu’au-delà, etc. Tous les phénomènes de ce genre dépendent donc nécessairement de la décision de Dieu. 167 Rien d’étonnant : la terre et son mouvement n’ont pas moins de relation avec le commandement de ma volonté que n’en ont mon corps et son mouvement. Donc le fait que ma langue bouge au moment où je le veux ne renvoie pas à moi – même chose pour la terre – mais doit être rapporté à un autre ; autrement dit rapporté à celui qui a fabriqué ces deux horloges – celle de ma volonté et celle du monde – ; à celui qui de là a voulu, arrangé et établi qu’à chaque sonnerie de l’horloge de ma volonté, l’horloge de ma langue sonnerait aussi, mais pas l’horloge de la terre. Vois nos développements antérieurs dans les notes sur la comparaison de l’horloge. 168 Jusque-là, on a seulement récapitulé la première partie de l’observation, celle qui renferme l’action que j’exerce sur le corps. Et en vérité, à philosopher correctement, cette partie nous est retirée et est redonnée à Dieu à qui elle est due ; la seule chose qui nous soit conservée pour ce qui est de cette partie est le vouloir, mais notre vouloir ne va pas jusqu’à toucher le corps. Vient maintenant l’autre partie, qui renferme l’action subie. 169 De lui-même, le monde à proprement parler est invisible ; car il ne pousse rien vers mon corps sinon le mouvement. Et le mouvement des corps entre eux (admettons qu’il ait lieu entre eux et le mien) n’est de lui-même et de par sa propre puissance aucunement réglé pour susciter en moi, qui suis un esprit, la pensée sous une forme ou une autre. Pour une argumentation plus développée là-dessus, vois le chapitre Autologie dans notre Métaphysique. 170 C’est indigne de voir ces philosophes païens et toutes les écoles pleines de déférence pour eux ramener partout l’être humain au rang des choses naturelles, et en faire le compagnon du mouton et du bœuf ; la précédente observation nous a pourtant montré avec la plus grande clarté que l’être humain a très peu à voir avec l’ordre naturel, avec ce monde, les parties de ce monde, mais que sa condition doit absolument être rapportée à l’ordre du miracle. 171 Ajoute, ou plutôt mets à la place : je suis venu à ce spectacle dans l’inconscience, dans l’ignorance, non consentant – pour que la troisième partie de l’observation (qui embrasse ma naissance) ne semble pas avoir été omise. Dans ce dixième article commence la quatrième partie de la condition humaine, à savoir la mort, ou sortie de cette condition.
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être arraché à ce monde, voire à l’instant-même. Et pour moi être dans ce monde n’est rien d’autre qu’être spectateur de ce monde (rôle qui est mien, mais que je dois à Dieu) et faire bouger certaines de ses parties, à savoir certains éléments de ce corps (rôle qui appartient à Dieu seul172, qui m’est seulement prêté et dont je suis comptable parce qu’il y va de ma volonté). 11. Je 172 La condition humaine, comme nous l’avons souvent dit, a deux parties, l’action agie et l’action subie. L’action agie trouve son point de départ en nous, elle est en nous à son origine, voire elle est nôtre ; mais elle trouve son point d’arrivée dans le corps, elle est à la fin à l’extérieur de nous, et loin d’être nôtre, elle est à Dieu. Quant à l’action subie par nous (en tant qu’action des choses sur nous), elle trouve son point de départ dans les choses situées à l’extérieur de nous, et n’est pas nôtre à son origine ; mais elle trouve son point d’arrivée en nous, elle est à la fin en nous, et est nôtre.
Argument du § 2. La condition humaine peut se diviser en quatre parties : premièrement l’action agie, par laquelle nous faisons bouger notre corps, et certains autres par son intermédiaire ; deuxièmement l’action subie, par laquelle nous recevons une image des parties de ce monde quand nous en prenons possession par la vision, l’audition et les autres sens ; la troisième partie pour ainsi dire est notre naissance, ou première arrivée dans cet état et cette condition, la quatrième partie est la mort, qui est notre sortie de cette condition. En observant ces éléments, nous apprenons que la condition humaine dans son ensemble ne nous dote d’aucune capacité, d’aucune influence, d’aucun droit sur elle ; qu’elle relève en totalité du pouvoir de quelqu’un d’autre. De fait, pour ce qui est de la première partie : nous n’avons pas l’influence capable de produire un quelconque corps de ce monde ; la conscience suffit à nous le faire parfaitement connaître, et aucune personne saine d’esprit ne le nierait. Sujet traité en num. 2. et 3. Et nous ne faisons pas même bouger notre propre corps ; en effet, nous ignorons comment il bouge et, si nous le savons, ce savoir ne contribue en rien à le faire bouger. Sujet traité en num. 4. Nous faisons encore moins bouger les autres corps. Sujet traité en num. 5. D’où il s’ensuit que nous de produisons rien à l’extérieur de nous ; car toute production à l’extérieur de nous devrait se faire par l’intermédiaire du mouvement. Sujet traité en num. 6. Néanmoins, un mouvement suit souvent le commandement de notre volonté ou lui est conjoint ; mais c’est quelqu’un d’autre qui organise cette conjonction ainsi que ses limites. Sujet traité en num. 7. Pour ce qui est de la deuxième partie : les choses situées à l’extérieur de moi ne peuvent graver leur image en moi ; moi non plus, je ne peux par moi-même attraper cette image. De fait, les choses tout au plus frappent ou affectent mon corps ; ce phénomène cependant, pour autant qu’il se produit, ne contribue par soi-même en rien à les faire percevoir. Sujet traité en num. 8 et 9. D’où aussi le fait qu’il doit y avoir quelqu’un d’autre qui emploie sa puissance à envoyer vers moi l’image du monde, de même qu’à envoyer mon action vers les particules de ce
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crains cet arrachement au monde, qu’on appelle mort. 12. Soit parce que je suis habitué aux choses corporelles et qu’il est difficile d’y être enlevé, soit parce que j’ai mauvaise conscience, je sais que le bilan des comptes que j’ai à rendre ne m’est pas favorable. § 3 . Dédainxviii de soi173 L’autre partie de l’humilité est le dédain de soi. Elle vient compléter l’humilité, dans la mesure où l’observation n’est qu’une première approche et monde ; les deux phénomènes ayant lieu selon un procédé ineffable. Et j’échoue dans mes tentatives pour le comprendre. Sujet traité en num. 10 et 11. Pour ce qui est de la troisième partie : je suis ignorant de la manière dont je suis venu sur cette terre ; tant s’en faut que j’y sois venu consentant, tant s’en faut que j’y sois venu par ma propre puissance. Sujet traité en num. 12. Pour ce qui est de la quatrième partie : j’y suis pareillement non consentant, mais j’y suis rétif de surcroît ; où je reconnais mon indignité et ma bêtise, moi qui suis rétif à subir ce que je dois subir, et veux avoir de l’influence où je sais n’en avoir aucune. Sujet traité en num. 13 Le num. 14 propose une brève récapitulation de ces points en 12 articles. 173 Nous avons vu au précédent § que nous n’avons aucune influence sur ce qui relève de la condition humaine ; nous voyons que nous n’avons aucune influence, dis-je, parce que nous avons vu avec la plus grande clarté que nous ignorons complètement le mode d’existence de cette condition et de tous ses aspects. De là se fait jour le premier axiome de l’éthique (car le contenu du § précédent regarde tout entier la physique ou la métaphysique, il est théorique et non pratique ; sa déduction a seulement été adaptée à l’éthique) : Là où tu n’as aucune influence I), ne cherche pas non plus à exercer ta volonté, ou bien – c’est la même chose – il ne faut rien faire gratuitement, ne rien faire en vain. Impossible d’inventer principe plus clair dans le domaine pratique ; impossible de vouloir s’y refuser sans être un parfait idiot ; et nous avons partout coutume d’appeler idiots les gens que nous voyons réaliser ou tenter des entreprises dans lesquelles ils pouvaient sans problème prévoir qu’ils échoueraient. C’est par conséquent faire preuve du véritable dédain de soi que de ne rien vouloir qui concerne notre condition, de la laisser en totalité à celui qui la tient en son pouvoir ; c’est bâtir la vertu sur le fondement inébranlable de l’humilité. I) Note que cet axiome contient les deux parties de l’humilité, je veux dire observation et dédain. Là où tu n’as aucune influence : cela renvoie à l’observation de soi-mêmes (en effet, nous apprenons avec une clarté extrême en nous observant nous-mêmes que sur l’ensemble de notre condition humaine et dans chacun de ses aspects nous n’avons strictement aucune influence, en d’autres termes que là-dessus, nous n’avons aucun pouvoir de faire que les choses soient comme elles sont, qu’elles soient autres qu’elles ne sont, ou qu’elles ne soient pas). Ne cherche pas non plus à exercer ta volonté ; cela renvoie à l’autre partie de l’humilité, à savoir l’abandon de soi pour ce qui est de la condition humaine, et l’abdication de soi devant la puissance de sa main, dans laquelle nous sommes de toutes façons, bon gré mal gré.
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un début. Il nous faut pourtant, de la matière qu’est celle-ci, faire émerger la forme qu’est celle-là ; elle gît en son sein. Ce dédain est un abandon de moimême, qui consiste en ceci : tout entier, m’en remettre, me communiquer et me donner à Dieu auquel – je l’ai vu – j’appartiens tout entier (tout entier, que ce soit en venant sur cette terre, en y agissant, ou en en repartant) ; ne faire aucun cas de moi-même, me défaire de tout soin et de tout zèle attaché à ma personne ; moi qui n’ai aucun droit sur quoi que ce soit, pas même sur ma propre personne, ne pas même désirer d’avoir ce droit ; m’y appliquer non parce que j’en ai envie, mais parce que Dieu l’ordonne ; y travailler non par souci de mon bonheur, de ma béatitude ou de mon soulagement, mais par l’obligation qui m’incombe. § 4 . Première Obligation 1. Par conséquent, en suivant cette proposition si évidemment déduite de mon observation de moi-même, si moralement bonne, si légitimement fondée, je vois d’abord que j’ai cette première obligation174 : Quand Dieu me rappelle d’entre les vivants et m’ordonne de revenir, ne pas atermoyer en m’y refusant, mais être prêt, et voler vers lui d’un élan vif et rapide ; ne pas me donner un délai après l’autre (l’acte tardif vient après un long refus), et ne pas même me laisser détourner de revenir par la conscience d’une mauvaise action sur cette terre175 [38] (car le serviteur que retarde la conscience de son 174
La première obligation et le premier aspect du dédain de nous-mêmes correspond au dernier de l’observation de nous-même, si bien que le dédain commence où finit l’observation : la dernière partie de l’observation tournait autour de notre mort ; la première partie du dédain tourne autour de cette même mort. On la propose même à juste titre comme premier objet du dédain, celui qui fait le plus difficulté ; en effet, pour ce qui est des autres parties de la condition humaine, nous sommes seulement ignorants et non consentants ; pour ce qui est de cette partie-là, nous sommes le plus souvent rétifs. 175 Prétexte le plus couramment utilisé, celui dont on masque en général son crime et sa désobéissance : je ne refuserais certes pas de mourir, si j’étais en paix avec ma conscience ; prétexte par lequel on semble encore dans une certaine mesure se mettre en peine de ses obligations, mais à y regarder de près, c’est un pur prétexte, et sous le prétexte se trouve le crime de l’âme qui se refuse à la loi divine. Il ne faudra assurément pas qu’on prenne du retard sous ce prétexte. Si en effet le serviteur a commis un délit contre le maître et que le maître l’appelle à lui, que le serviteur, vif et prompt, se présente sans délai ; qu’il réfute également ceux qui allaient protestant contre la juste colère du maître et leur rétorque que l’appel du maître suffit, qu’il veut obéir à son commandement même s’il encourt des coups mérités. Et de fait, si le maître se trouve apercevoir par la fenêtre, venant à lui, un serviteur ainsi disposé, pourquoi ne lui pardonnera-t-il pas son délit et ne le rétablira-t-il pas dans ses bonnes grâces ? Si un
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forfait le redouble en n’étant pas immédiatement présent à l’appel de son maître). Que dire encore du fait que cette tergiversation s’oppose diamétralement à l’abandon qui, suivant la loi de l’humilité que je me suis maintenant rendue si claire et si indubitable grâce à la lumière de la nature, me fait renoncer à moi-même, me rejeter, et me fait un devoir me désavouer ? En effet, comment puis-je renoncer à moi et me communiquer tout entier à Dieu, moi qui jusqu’à présent ne suis préoccupé que de mon sort et refuse d’obéir pour éviter les coups alors que je les mérite tant176 ? 2. Et il est assurément vrai que ma tergiversation est sans objet, qu’on ne peut imposer aucun retard au commandement de Dieu177. De fait, quand Dieu me rappellera, je serai présent bon gré mal gré ; mais je suis, moi, un être assez fou, assez vain, pour me complaire sur un sujet si sérieux dans la frivolité et dans une résistance inutile. C’est pourquoi maintenant je reviens à moi-même, et voici à quoi je m’en tiens : Quand Dieu me fera venir de cette maître humain face à une telle situation est généralement bien disposé, pourvu qu’il ait du cœur et une âme bien née, que penserons-nous quand le maître est Dieu, lui qui est à proprement parler notre seul véritable maître ? Nous commettons de graves délits contre sa loi, et de bien des façons. Voici qu’il nous appelle à lui et nous ordonne de sortir de notre corps pour revenir, nous ordonne de mourir ; ne soyons pas retardés par la conscience de nos crimes ; soyons d’autant plus prompts à venir et à obéir à sa loi que nous lui avons auparavant désobéi. De fait, si nous lui avons désobéi, c’est à coup sûr maintenant qu’il faut obéir ; car après cet appel, aucune occasion ultérieure d’obéir ne s’offrira, à savoir aucune dans une condition semblable, c’est-à-dire humaine. 176 L’homme de bien ne prend aucun retard quand il est rappelé par son Dieu ; il ne considère pas important pour lui de savoir s’il recevra des coups ou non ; il sait que cela ne relève pas de lui mais de son maître, et là où il n’a aucune influence, il n’exerce pas non plus sa volonté. En effet, il appartient à Dieu de châtier et de récompenser, non à nous ; à nous il appartient, quoi qu’il puisse faire par la suite, d’estimer ce qui est juste et bon. Si nos actes n’y ont pas été conformes, nous sommes manifestement sortis de la seconde partie de l’humilité, et nous sommes tombés dans le souci de nous-même, dans la philautie. 177 Cette tergiversation recèle un grand crime, et je ne sais s’il n’est pas plus grand que le meurtre de soi-même. En effet, lequel de ces deux serviteurs a commis le délit le plus grave, celui qui vient sans avoir été appelé, ou celui qui, appelé, ne vient pas ? Tu diras peut-être que le second a péché plus gravement, et semble-t-il pas sans raison. Assurément, les chrétiens maudissent à bon droit le premier crime, et les magistrats de leur culte couvrent publiquement d’infamie les cadavres de ceux qui se sont eux-mêmes tués ; mais ils semblent sous-estimer le premier crime, celui de tergiversation devant la mort, et le désir d’une vie plus longue. Il est pourtant commun, et nous sommes la plupart du temps rétifs à mourir ; mais ce n’en est pas moins un crime ; de fait, le grand nombre des pécheurs n’allège pas les péché mais, s’il a ici une influence, il l’alourdit plutôt.
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terre, rien ne me retardera ; je viendrai aussitôt, je viendrai de tout mon cœur, plein d’élan, volontaire ; je volerai jusqu’à lui. Je ne me laisserai pourtant pas emporter, comme tant de gens enragés et violents, sur l’aile des incommodités de la vie ou des malheurs de la destinée humaine178. Je me contenterai de venir, parce que Dieu m’appellera ; il suffira qu’il m’appelle ; cet appel me pressera plus puissamment que toutes les rames et les voiles. D’horribles craintes viendrontelles m’assaillir179 ? Des supplices viendront-ils me torturer ? Des combats viendront-ils me harceler ? Je les supporterai ; il n’est aucun acte sur cette terre que j’accomplirai – pour autant qu’il soit permis à l’être humain –, aucun dis-je, que j’accomplirai ou refuserai d’accomplir à cause d’eux. Je me redonnerai tout entier à Dieu, auquel je me dois. Qu’il prenne pour moi la décision qui lui semblera bonne. Il fera au mieux, quoi qu’il fasse. § 5 . Deuxième Obligation 1. Mon autre obligation est : Ne pas m’en aller sans avoir été rappelé, ne pas déserter ma position et mon poste dans la vie sans en avoir reçu l’ordre du Commandant suprême. Cette obligation qui m’incombe découle clairement, 178 Lis cela comme une résolution, non comme une vantardise ; je me propose avec fermeté, et je me mets profondément dans l’âme de ne pas rejeter l’existence à cause de l’incommodité de la vie et des malheurs de la destinée humaine ; mais Dieu sait ce que je vais en réalité faire ou ne pas faire. 179 On indique ici que pour obéir à cette obligation, un jugement ferme et la résolution tenace de venir quand Dieu appelle sont suffisants ; qu’on n’exige pas l’envie et l’aisance généralement ressenties quand nos passions conspirent avec notre jugement et que tous deux penchent dans le même sens, penchant que nos résolutions suivent à coup sûr. Car ici les passions sont pour l’essentiel refusées ; les afflictions elles-mêmes ne sont d’aucun secours pour notre jugement si celui-ci a établi avec suffisamment de fermeté d’obéir à Dieu, aussi difficile et funeste que cela paraisse.
Argument du § 4. L’axiome où je n’ai aucune influence, je n’exerce pas ma volonté embrasse les deux aspects de l’humilité : je n’ai aucune influence renvoie à l’observation de soi, je n’exerce pas ma volonté renvoie au dédain de soi. Or je n’ai aucune influence sur ce qui concerne la mort, à savoir pour ce qui est de la sortie hors de ce monde ; je ne peux la reporter ou la remettre au lendemain (il n’est rien que ma conscience me montre avec plus d’évidence, rien que l’expérience des autres mourant chaque jour me montre avec plus de certitude) ; par conséquent, je ne veux rien dans ce domaine. Je ne peux reporter la mort, pas même à cause de la conscience de mes péchés ; car ce ne serait rien d’autre qu’ajouter aux péchés en question cet autre péché (qui réside dans l’oubli de cette obligation).
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tout comme la précédente, de l’abandon180 de moi-même qui me fait un devoir de m’abandonner moi-même, y compris quand il s’agit de sortir de ce monde. Car je dois remettre à Dieu l’exécution de cette sortie, dans la mesure où elle relève tout entière de la juridiction divine ; c’est péché de vouloir m’approprier quelque droit sur elle. Et si je persiste sur cette terre [39] à vouloir m’arroger quelque chose, je fais preuve encore de ma nature mauvaise et impie en m’emparant de ce qui est non à moi, mais à Dieu ; et j’échoue à tenter ce que je ne peux réussir ; nain ridicule181 qui essaie d’arracher la massue des mains de cet Hercule. En effet, autant il est nécessaire de venir quand Dieu appelle, autant il est nécessaire de rester quand il n’appelle pas ; personne ne s’interpose, personne ne fait obstacle à sa volonté, cette affaire est en totalité son domaine réservé. 180
Assurément elle en découle ainsi, et le plus clairement qui soit. De fait, ici non plus je n’ai aucun pouvoir, aucune influence ; de ce fait, si là où je n’ai aucune influence, je n’exerce pas non plus ma volonté (comme il convient), selon toute nécessité je ne ferai aucune tentative visant ma mort, je ne porterai pas la main sur moi, je ne me ferai pas violence. Mais les gens ne voient pas du même coup la conséquence de cette obligation tout comme, à l’inverse, ils voient facilement la conséquence de la précédente. En effet, même s’ils comprennent assez qu’ils ne peuvent différer la mort, ils ne voient pourtant pas du même coup qu’ils ne peuvent pas la hâter ; cette incompréhension est due à leur conviction de pouvoir faire bouger des corps. De là en effet ils pensent pouvoir se donner la mort de leur propre main, jusqu’à pouvoir à volonté mourir plus vite qu’ils ne seraient morts autrement. Mais l’observation de la condition humaine montre très clairement que les êtres humains ne font bouger ni leurs corps ni les autres corps. Et par voie de conséquence, autant il nous est impossible de prolonger la vie, de reporter la mort, autant il nous est également impossible de trancher le cours de la vie et d’avancer la mort. 181 Nain que je suis, et plus faible encore que tout nain au monde. Dieu est un Hercule ; il porte la massue, ou plutôt les clefs de la vie et de la mort. J’essaie de lui arracher des mains la clef de la vie quand, à l’agonie, je veux vivre plus longtemps – et je pèche contre la première obligation qui m’incombe. J’essaie de lui arracher des mains la clef de la mort quand, au désespoir, je veux hâter la mort – et je pèche contre la seconde obligation qui m’incombe ici. Dans les deux cas je suis fou et ridicule ; dans les deux cas je veux quelque chose et je n’ai aucune influence ; je ne peux pas prolonger la vie, je n’ai là-dessus aucune influence. Je comprends assez bien que je ne peux hâter la mort, je n’ai là-dessus aucune influence ; ce qui me dépassait tant que je pensais que je me faisais bouger. Je pensais en effet que je pouvais saisir un poignard, que je pouvais me transpercer la poitrine. Mais quand je me suis observé sincèrement, j’ai alors compris très clairement que c’est faux. Comme je ne peux pas me faire bouger, la solution restante est que je me tue par ma seule volonté, si je peux me tuer de quelque manière ; mais ma conscience me fait connaître mon impossibilité de quitter ce corps par ma seule volonté de manière si assurée qu’on ne peut rien dire ou inventer de plus clair.
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2. Et même si une sorte de persuasion idiote et puérile182 me conduisait d’habitude à penser que je peux mourir quand je le voulais, il n’en va pourtant pas ainsi, et mon observation de moi-même m’a très clairement enseigné que c’était faux. Tout d’abord en effet je ne quitterai pas mon corps de par ma pure et simple volonté de le quitter183 ; j’ai intimement conscience de ne pouvoir le faire. Reste par conséquent184, si je voulais être sûr de quitter mon 182 Lamentable conviction, et pépinière de tout ce qui est lamentable dans cette vie ; car jusqu’à présent les gens ne comprennent pas que la vie relève de cette obligation qui nous incombe ; ils pensent au contraire qu’elle a été donnée comme une sorte d’usufruitx (terme d’usage très fréquent, par lequel pitoyablement ils se laissent tromper et trompent aussi les autres) sur les avantages et les plaisirs. Aussi tous leurs actes sont-ils par la suite inspirés par la douceur de la vie et l’horreur de la mort. De fait les activités initialement propres à un juste devoir (par exemple restaurer son corps, reposer son âme, apprendre un métier, rechercher de quoi assurer sa subsistance, etc.) tournent au péché dans cette mauvaise perspective. S’ils percevaient suffisamment qu’ils ne peuvent trancher le cours de cette vie, pas plus qu’ils ne peuvent se la donner à eux-mêmes, ils verraient assez que toute cette vie relève de l’obligation ; et que dans cette vie, dans chacune de ses parties (la naissance, la mort par laquelle il faut tôt ou tard en passer ou en finir) ce principe éthique doit valoir : Je n’ai aucune influence, je n’exerce pas ma volonté ; je laisse tout à Dieu dont c’est le dû. 183 Puisque je ne peux avoir aucune action à l’extérieur de moi, ce que révèle l’observation de soi, et que toute mon action, qui est à l’intérieur de moi, se résume à connaître ou vouloir, il est pareillement certain et très évident qu’aucune de ces deux activités n’a de puissance capable de me délier de mon corps. Ni ma connaissance de la mort ni ma volonté de mourir, si on s’en tient là, ne me feront mourir (ce que l’ajout de la formule si on s’en tient là fait très bien connaître). Mais les gens ne voient pas qu’on s’en tient toujours là ; au point que la suppression purement verbale de cette formule n’empêcherait pas sa puissance et son pouvoir de se maintenir nécessairement. Une fois ma volonté exercée, on s’en tient nécessairement là, et toute mon action culmine en elle. S’il arrive que parfois, une fois ma volonté exercée, il s’ensuit un mouvement dans mon corps, cela ne vient pas de moi ; cela ne doit pas être mis au compte de mon action, mais de celle de Dieu, comme notre observation de nous-mêmes l’a très clairement révélé. 184 Tu diras peut-être : cette solution n’est pas la seule restante ; je peux en effet me tuer par simple abstinence, à savoir en m’affamant et en m’infligeant une privation de nourriture. Je réponds : cela non plus ne se fait pas sans mouvement ; l’extinction de la petite flamme, ou foyer du cœur, interviendra au moins ; or elle ne peut s’éteindre sans mouvement. C’est pourquoi la loi ordinaire de Dieu (que l’expérience nous enseigne) veut que nous restions dans ce corps tant que celui-ci, selon un fonctionnement réglé, puise sa force dans le cœur ou fabrique des esprits, dans le cerveau où ces esprits se dirigent et les nerfs à travers lesquels ils circulent ; or cette conformation ne peut être rompue sans mouvement ; c’est pourquoi nous ne sommes jamais libérés de ce corps sans mouvement, c’est-à-dire pour autant qu’on soit sous cette loi ordinaire de Dieu. Par ailleurs, il est absolument certain que Dieu peut changer la situation, pour peu qu’il le veuille ; il peut libérer l’un d’entre nous et l’enlever à cette vie,
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corps, que je dois lui faire violence, après l’avoir souillé, le lacérer, l’étrangler. Mais je ne ferai pas subir à mon corps un tel traitement de coups et de blessures sans qu’il bouge ; or je ne peux produire du mouvement en lui (mon observation honnête de moi-même me l’a montré tant et plus). En l’occurrence, je peux seulement le vouloir ; et, quand je le veux, Dieu m’octroie souvent le mouvement que je veux ; non parce que je le veux, mais parce que lui veut que le mouvement se fasse alors que je le veux. De la même façon, si un bébé veut que le berceau qui l’abrite se balance, souvent il se balance ; non parce que lui le veut mais parce que sa mère ou sa nourrice, assise à côté de lui et capable de procurer ce balancement185, veut le procurer alors que lui le veut aussi. Si par conséquent j’envisageais de me porter une atteinte grave, si je décidais de me transpercer la poitrine avec un poignard, ou de me briser le cou avec un nœud coulant, ce n’est pas moi qui accomplirais le mouvement exigé pour exécuter ces actions. Dieu l’accomplira peut-être, et de ce fait m’expulsera de cette terre ; non parce que j’ai décidé de la quitter, mais parce que lui l’a décidé alors que je le décidais186. Moi cependant, être impie, sans tous ses organes étant intacts et bien alimentés par les esprits et par tout le nécessaire. Mais quoi qu’il en soit, il reste toujours incontestable que nous ne pouvons pas être libérés de ce corps par notre propre puissance, pas plus que nous n’avons été liés à lui par notre propre puissance. 185 Elle ne peut assurément pas le procurer ; mais j’ai parlé du point de vue de l’être humain, en d’autres termes ces mots adoptent la perspective commune, licence que nous prenions aussi dans cette comparaison. Le commun des mortels et la majorité estiment en effet qu’ils font bouger leur corps, et que la mère et la nourrice balancent le berceau qui abrite le bébé ; mais ils savent du moins qu’il ne se balance pas par la puissance du bébé, même s’ils pensent – en quoi ils font grandement erreur – qu’il se balance par la puissance de la mère ou de la nourrice. En attendant, notre comparaison montre excellemment sur quel fondement sans valeur et sans poids s’appuie ce préjugé du commun qui leur donne la conviction de se bouger eux-mêmes ; cette conviction n’a en effet aucun motif sinon leur conscience qu’un mouvement s’ensuit dès qu’ils exercent leur volonté, ou conformément à elle – ou pour mieux dire, qu’il s’ensuit souvent et plus que souvent. Mais dès lors, que le même argument permette à notre bébé de dire qu’il fait bouger son berceau, lui qui obtient qu’il bouge quand il le veut (parce que, c’est la condition pour l’obtenir, il est éperdument aimé). 186 Non pas dans le sens où moi, par ma volonté, je porterais Dieu à octroyer le mouvement que moi je désire (comme un enfant pousse sa mère à balancer son berceau), mais parce que Dieu dans son ineffable sagesse a su établir les lois du mouvement de telle sorte qu’un mouvement totalement indépendant de ma volonté et de mon pouvoir concorde avec ma volonté libre ; reporte-toi à ce que nous avons indiqué ci-dessus dans les notes à propos de la comparaison des deux horloges. Par conséquent, d’une part la comparaison du bébé et de sa mère est boiteuse, d’autre part celle de moi et de Dieu l’est aussi ; et assurément elle est boiteuse
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attendre que l’autorité de Dieu soit intervenue, je quitte cette terre suivant mon propre jugement et ma propre [40] résolution ; moi, être impie qui – de mon point de vue187 – m’en vais sans avoir été appelé ; j’ai voulu m’en aller, dis-je, avant de comprendre que j’étais appelé. 3. Désormais je saisis complètement cette obligation qui m’incombe, je l’embrasse, je l’accueille en moi ; en moi-même je prends la décision suivante : Sur l’ordre de Dieu je resterai sur cette terre ; sans son ordre je ne la quitterai pas. Qu’à moi seul s’attachent la haine, les malveillances et les calomnies de tous, qu’ils reçoivent tous mes bienfaits comme des affronts, que leurs imprécations me vouent au malheur et me maudissent188 ; qu’à moi seul soient réservés l’exil, la misère, le veuvage, la solitude, la prison ; que la rage et la fureur des tyrans me par plus d’un aspect. De fait nous avons repéré un autre aspect au cours de nos précédentes annotations (Dieu accomplit le mouvement, la mère non ; le bébé pousse sa mère à accomplir le mouvement, moi je ne pousse pas Dieu). Mais la puissance et la force de la comparaison réside entièrement en ceci : tout comme, lorsque le bébé exerce sa volonté, le mouvement ou balancement du berceau se produit sans que le mouvement vienne du bébé, pareillement lorsque j’exerce ma volonté, le mouvement se produit souvent sans que j’agisse jamais. 187 Toute la nature du péché, c’est, dis-je, ce mode, cet état de choses (comme disent les écoles) : de mon point de vue, je résiste à la volonté divine. Loin de nous en effet la capacité de résister à sa volonté dans l’absolu. Ainsi de notre point de vue, nous venons sans être appelés lorsque nous nous tuons, mais pour parler dans l’absolu, même alors nous venons parce que Dieu veut que nous venions ; de la même manière de notre point de vue, nous refusons de venir alors que nous sommes appelés quand, à l’agonie, nous voulons encore vivre, même si s’offre alors un salut inespéré ; mais si, dans l’absolu, nous ne venons pas, c’est parce que Dieu ne veut pas que nous venions. Et ainsi la raison de tout péché culmine en ceci : de mon point de vue, j’agis différemment de ce que Dieu veut ; pourtant, je n’agis pas différemment dans l’absolu. De même que le caractère mauvais de notre nain ne se situe pas dans le fait d’arracher sa massue des mains d’Hercule ou d’employer un moyen pour atteindre ce but, mais dans le fait de vouloir de son point de vue l’arracher ou trouver un moyen de le faire ; par conséquent, même si Hercule laissait tomber sa massue, on comprend pourtant encore l’inefficacité de ce nain, sa bêtise et sa folie. 188 C’est le premier point de notre résolution : je ne hâterai pas la mort à cause de la haine que me portent les autres gens. Sénèque n’est pas de cet avis ; selon lui, la haine et les affronts des gens sont parfois assez grands pour autoriser à porter la main contre soi. Lettre 70 : C’est pourquoi, dit-il, je trouve d’une très grande lâcheté le mot de ce Rhodien qui, jeté dans une cage par un tyran et nourri comme un animal sauvage, répondit à qui lui conseillait de se priver de nourriture : tous les espoirs sont permis à l’être humain tant qu’il est en vie. Pour que ce soit vrai, il ne faut pas acheter la vie à n’importe quel prix, etc.y. Plaise à Dieu que moi, je préfère penser « la fortune a tous les pouvoirs sur celui qui est en vie », plutôt que « la fortune n’a aucun pouvoir sur celui qui sait mourir ».
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menacent de supplices raffinés et qu’elles m’infligent mille morts189 ; que mon corps soit laissé en pâture à la faim, à la gale, à la consomption190 ; que mon âme soit étranglée par la crainte, la douleur, le dégoût et la conscience de mes crimes191 ; que mon esprit soit gagné par l’oubli, la léthargie, l’hébétude, la stupidité. Je reste cependant assuré de ne pas hâter ma mort, de ne pas me la donner
189 C’est le deuxième point de notre résolution : je ne hâterai pas la mort, même si une mort certaine et cruelle me menace. À quoi Sénèque s’oppose dans la même lettre : C’est pourquoi, quand une puissance extérieure enjoint de mourir, on ne saurait trancher en général si la mort doit être devancée ou attendue. En effet, de nombreux éléments peuvent faire pencher la balance d’un côté comme de l’autre. Si se présentent d’une part une mort dans la souffrance, d’autre part une autre simple et aisée, pourquoi donc ne faudrait-il pas se diriger vers la seconde ? Et plus bas : J’attendrais les peines cruelles infligées par la maladie ou par l’être humain, alors que je pourrais passer au travers des souffrances et écarter l’adversité ?z 190 C’est le troisième point de notre résolution : je ne hâterai pas la mort à cause de la maladie ou de la douleur physique. À quoi de nouveau s’oppose Sénèque vers la fin de la Lettre 58 : Je ne fuirai pas la maladie, dit-il, tant qu’elle est guérissable et n’entame pas mon courage ; je ne porterai pas la main sur moi à cause de la douleur ; mourir ainsi, c’est être vaincu. Pourtant, si je sais que je devrai l’endurer à perpétuité, je m’en irai ; non à cause de la maladie, mais parce qu’elle me serait un fardeau pour tout ce qui donne des raisons de vivreaa. 191 Quatrième point de notre résolution : même si mon esprit et mon âme souffrent, je ne hâterai pourtant pas ma mort. À quoi de nouveau s’oppose Sénèque dans la même lettre : Aussi donnerons-nous notre avis sur la question de savoir s’il faut rejeter avec condescendance les derniers temps de la vieillesse et, sans attendre la fin, la faire advenir de sa propre main. C’est presque de la crainte que d’attendre son destin avec indolence ; comme c’est outre mesure s’être adonné au vin, que de mettre l’amphore à sec et la vider jusqu’à la liebb. Et un peu plus bas : Mais si mon corps m’est inutile pour remplir ses offices, ne faut-il pas en faire sortir l’âme qui y peine ? Et peut-être faut-il le faire un peu avant d’y être contraint, pour éviter d’en être incapable au moment où il le faut. Et comme il y a plus de danger à mal vivre qu’à mourir tôt, c’est folie de ne pas payer le prix d’un court moment pour compenser le hasard d’un enjeu considérablecc. Et un peu plus bas : Je ne renoncerai pas à la vieillesse si elle me conserve à moi-même dans mon intégrité ; mais si elle commence à ébranler mon esprit, à le mettre en pièces, si elle me laisse non la vie mais l’existence, je sauterai hors de cette bâtisse pourrissante et croulantedd. La cause de cette très funeste erreur est qu’il n’a pas suffisamment reconnu que la vie relève d’un devoir et d’une obligation ; et il a estimé (ce qui est aussi une conviction du vulgaire) que la vie relève d’un profit et d’un usufruit (terminologie utilisée assez souvent par Cicéron sur le sujetee) qui nous est accordé temporairement pour notre bien-être et notre bien. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il ait pensé pouvoir renoncer à ce bienfait quand il lui était à charge. Mais les lignes précédentes, tout comme celles qui vont venir par la suite, montrent très clairement que la vie ne nous a pas été accordée comme un usufruit (qui relèverait du bien-être de celui qui a reçu cet usufruit ou cette richesse commune) mais imposée comme une obligation, qui renvoie pour l’obligé non à son bien-être mais à une contrainte et un devoir.
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de ma main192, mais de l’attendre avec sérénité ; en effet, Dieu m’ordonne de survivre à ces malheurs. S’il ne me l’ordonnait pas, il m’en extirperait ; il faut
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On dira peut-être : même si notre vie relève d’une obligation, et non d’un usufruit ou d’un profit pour nous, cette obligation n’est pourtant pas stricte au point que nous soyons tenus de conserver la vie face à des épreuves aussi considérables que celles que nous venons de mentionner dans le texte. Nous sommes aussi obligés de sauver la vie d’un parent ; mais dans le cas où ma vie et celle de mon père sont également en péril et sont confrontées à un extrême danger (pense à une situation où nous sommes tous deux condamnés à la noyade), si je ne peux sauver la vie de mon père sans mourir (par exemple en lui tendant une planche au milieu du naufrage) il me sera permis d’abandonner mon père et de veiller à ma propre vie en gardant pour moi la planche que j’ai saisie. Aussi cette obligation de sauver la vie de mon père s’éteint-elle là, et je ne suis pas obligé de la sauver en m’infligeant une si grande épreuve, dès lors que le sacrifice d’une vie est sûr et certain ; donc l’obligation de protéger ma propre vie peut pareillement s’éteindre si je me trouve au sein d’épreuves si nombreuses et si grandes. Je réponds : il semble que ce soit à peu près l’avis de Sénèque ; mais note, toi, que l’obligation à notre endroit ne peut jamais s’éteindre, sinon par le biais d’une obligation supérieure, comme l’est dans le cas évoqué l’obligation de sauver sa propre vie au milieu des épreuves, qui est supérieure et met fin à l’obligation de sauver la vie d’un père, qui est inférieure. Mais quelle obligation met fin à celle de sauver sa propre vie au milieu des épreuves, que le texte présente ? Assurément, on ne peut penser ici aucune obligation susceptible de mettre fin à celle de sauver sa propre vie, sinon celle d’assurer son propre bien-être et de se défendre contre les moments de chagrin, d’abattement et d’angoisse ; cependant l’obligation d’assurer son propre bien-être est ridicule, et le caractère embrouillé de cette deuxième situation est manifeste : l’obligation ne se rapporte pas au bien-être de celui qui est obligé, mais (comme son nom l’indique) à une obligation et à une contrainte. En tous cas si, par impossible, une obligation telle que celle-ci pouvait se rapporter au bien-être de l’obligé et le favoriser, l’obligé pourrait sur sa propre décision renoncer à son obligation (de même que nous renonçons quand nous le voulons à un verdict favorable à notre intérêt) ; ce qui est complètement absurde et ridicule. Car on s’accorde immédiatement sur l’idée que l’obligataire remette une obligation ; mais que l’obligé remette l’obligation qui lui incombe, ce n’est rien d’autre que faillir et pécher. En attendant, beaucoup (au nombre desquels tu peux à bon droit compter Sénèque) ont été trompés par cet argument que l’objection émousse, et ont pensé qu’au milieu des épreuves, les deux étaient possibles – conserver sa vie et y renoncer. Par exemple, quand un tyran menace d’une mort infligée avec force raffinements de cruauté, ils avaient la conviction qu’il était assurément permis de hâter la mort (et que cela relevait de l’indulgence de la nature et de Dieu), et qu’il était permis même d’espérer la mort qu’un tyran entend nous infliger avec force supplices (ce qui relèverait de la patience et de la grandeur d’âme). En effet, ils considèrent l’obligation qui nous oblige à rester sur cette terre parmi les infortunes et les épreuves, comme si l’obligé pouvait renoncer à elle. C’est pourquoi ils retombent toujours dans la même Scylla ; et leur erreur est entièrement fondée sur l’idée que la vie nous est donnée pour en tirer un usufruit et un bénéfice, non une obligation, et que l’obligé peut y renoncer selon son bon plaisir, c’est-à-dire sans intervention d’une obligation supérieure.
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se plier à ce que lui désire, non moi qui préférerais les ébats aux tourments193. Mais en vérité, admettons que la faveur et les flatteries des gens194 m’enjôlent, que tous me fassent une cour zélée de visage et de cœur, que tous m’applaudissent, me félicitent, me récompensent, me portent aux nues pour mes bonnes paroles et mes bonnes actions ; admettons en outre que je regorge de richesses, que mon antichambre soit fréquentée tous les jours par une foule compacte de clients, que je cultive des relations constantes avec des amis195, des parents, des familiers, avec l’épouse la plus exquise et la plus chaste, les enfants les plus chers ; admettons que mon corps soit solide196, élégant, vigoureux, parfait dans tous ses organes ; que mon âme197 soit noble, insouciante, soutenue bien droit par la conscience de mes faits et gestes, joyeuse ; que mon esprit soit pénétrant, averti, sage, toujours repu et rempli198 de raisons, dignes sujets d’enquête et de discussion – admettons que 193
Le propre de l’homme de bien est de prendre les malheurs comme des mises à l’épreuve ; croyance qu’il n’a pas seulement par rapport à Dieu, à savoir que ce dernier le met à l’épreuve en l’accablant du poids des chagrins et des revers ; il n’a en outre aucun mal à s’en persuader par rapport à ceux qui lui sont supérieurs, à l’homme d’État auquel il est subordonné. C’est pourquoi, même s’il subit souvent de leur part un traitement indigne et malveillant, il préfère pourtant se persuader qu’il est mis à l’épreuve, qu’on teste son zèle et sa constance, plutôt que de croire qu’il est victime de vexations sérieuses ; ruse assurément innocente et pleine de noblesse, qui lui permet de rendre ces gens conformes au rôle qu’il leur a donné ; il fait d’eux qui étaient ses ennemis des arbitres et des scrutateurs de sa vertu ; et ainsi trouve-t-il en eux un témoignage occasionnel, quand celui du peuple est invariable, de son innocence et de sa vertu. 194 Ici commence l’autre partie de ma résolution. En effet, la première partie de la résolution était : les maux ne me feront pas dépouiller cette vie ; la seconde partie de la résolution : les biens et la prospérité ne me feront pas rester dans cette vie ; à quoi s’ajoute plus bas la troisième partie, à savoir seule la loi de Dieu me fera partir, rester. Par conséquent le contraire du premier point de la première partie est présenté dans ces lignes ; ici les affronts et la haine des gens, là leur faveur. 195 C’est le contraire du deuxième point de la première partie, à savoir : la sécurité ici, là la prison et la mort imminentes. 196 C’est le contraire du troisième point de la première partie, à savoir ici la santé, là la maladie et la souffrance. 197 C’est le contraire du quatrième point, à savoir ici l’âme et l’esprit dans leur intégrité, là brisés et mis en pièces. 198 C’est le propre de la raison que de repaître et de rassasier l’esprit ; aussi l’esprit n’estil pas satisfait tant que la raison lui reste cachée ; et à peine s’est-elle fait jour, dans toute sa rectitude que l’esprit est du même coup satisfait, qu’il est du même coup rempli et ne désire rien au-delà. En effet l’esprit humain a l’habitude d’avancer comme pas à pas : il commence par ne pas même comprendre le sens de la proposition que propose le professeur ; ainsi, dans l’assertion logique de la contradiction du conséquent s’ensuit la contradiction de l’antécédent,
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je sois sous le charme199 de ces agréments, dans leur douce étreinte : pourtant, aucun de ces agréments ne me retiendra, aucun de ces agréments ne me sera une raison de rester sur cette terre. Je resterai parmi eux, mais non pour eux. Je resterai non à cause d’eux mais à cause de la loi que Dieu m’a édictée ; elle seule me contraindra et me liera, elle seule obtiendra de moi que je veuille rester sur cette terre. 4. Mais il y a cette deuxième obligation, d’une très grande importance200 dans l’éthique ; [41] et les philosophes qui ne l’ont pas suffisamment comle novice ne voit rien, ni la vérité de la chose signifiée ni le sens ou la portée de la signification. Aussi le professeur inculque-t-il d’abord au novice la signification de la proposition et lui explique-t-il la signification des mots ; ainsi est fait le premier pas, qui fait passer de la plus profonde ignorance à la science, celle du moins de la signification et du sens ; premier pas qui comporte le doute. De fait, alors que le novice perçoit déjà le sens de cette assertion, mais aussi bien le sens de cette autre les grains de sable de la mer sont en nombre pair, il doute et se fige dans une complète incertitude. Aussi trouve-t-il du secours dans l’autorité du professeur, lui qu’il voit à la fois expert en matière de logique et bienveillant, à la fois difficile à tromper et en aucune façon désireux de tromper; et ici est fait le second pas, on est passé du douteux au vraisemblable ou probable. Le professeur vient alors au secours du novice en illustrant le principe proposé par des exemples comme ceux-ci : on peut conclure Je pense, donc je suis, et pareillement Je ne suis pas, donc je ne pense pas ; de même on peut conclure Je cours, donc je bouge, et pareillement Je ne bouge pas, donc je ne cours pas ; et il fournit quantité d’autres exemples du même ordre ; et ici le troisième pas est accompli ; et désormais le novice a été amené de la vraisemblance à la certitude. Mais il y a encore de l’obscurité à ce stade et le novice n’a pas l’esprit en repos ; et maintenant qu’il sait avec certitude qu’il en est ainsi, il cherche pourquoi il en est ainsi, il cherche la raison ; et à peine le professeur l’a-t-il communiquée que le quatrième pas est accompli ; le novice est alors porté de la certitude à l’évidence, il trouve alors le repos, il est alors satisfait et ne cherche rien au-delà de cette raison. Vois dans nos écrits logiquesff. 199 Ici commence la troisième partie de notre résolution, dont l’ensemble se résume ainsi : la prospérité ne me poussera pas vouloir allonger ma vie ni les revers à vouloir l’abréger ; mais que ce soit dans les revers ou dans la prospérité, je vivrai jusqu’à ce que Dieu me libère. 200 Parce que cette seconde obligation est le fondement de toutes les suivantes, particulièrement jusqu’à la sixième incluse. En effet il faut rechercher de quoi assurer sa subsistance (troisième obligation) pour vivre (deuxième obligation) ; il faut choisir un genre de vie (quatrième obligation) pour pouvoir disposer de ces moyens ; il faut beaucoup de travail et d’endurance pour être à la hauteur du genre de vie que nous avons adopté (cinquième obligation) ; parmi tout le reste il faut, pour la même raison, se détendre l’âme de temps en temps (sixième obligation). Tu vois l’enchaînement continu qui relie sans interruption la deuxième obligation aux suivantes ; de telle sorte que si l’une est ébranlée, les autres s’effondrent nécessairement, entraînées dans le même mouvement de ruine ; si en effet on supprime l’obligation de préserver sa vie, on supprimera aussi l’obligation de rechercher de quoi assurer sa subsistance,
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prise (à savoir certains stoïciens, et Sénèque pour le nommer) se sont égarés loin de la porte et ont entièrement ignoré la voie de la vertu; et à la place de la vertu ils ont même introduit une sorte de bon vouloir monstrueux, la pure philautie, le péché par excellence. De fait, si on veut garder intacte sa liberté de quitter cette terre, pourquoi entretenir sa vie ? Pourquoi apprendre tel métier, ou embrasser un mode de vie capable d’entretenir la vie, sinon par plaisir ? En effet on a alors plaisir à rester parmi les vivants ; et pour cette raison on pourvoit à sa subsistance, à son bien-être, à ses plaisirs ; quand on n’aura plus de plaisir à rester plus longtemps parmi les vivants, on s’en ira ; et ainsi tout ce qu’on fera et tout ce qu’on écartera, ce sera par plaisir : qu’est-ce là sinon l’expression effrénée d’un bon vouloir, un continuel attachement à soi, un suprême dédain de la Raison ? 5. Et assurément Sénèque semble, au-delà du reste, avoir pour seul but et seul objectif de faire sonner la trompette en l’honneur d’une telle licence, farouche et débridée, et d’en faire notre guide frayant la voie au pas monstrueux et immodéré de ses mots, de ses idées et de ses exemples (où l’âme trouve plus de satisfaction201, mais l’esprit pas assez). Lui-même dans la Lettre 70xix, quand on lui objectait : Tu trouveras aussi des professeurs de sagesse qui refusent le droit d’attenter à sa vie, et pensent impie de devenir le meurtrier de soi-même, n’avait d’autre réponse que : tenir de tels propos c’est se fermer la voie de la liberté202, il devait dire la voie de la licence et du bon vouloir à l’état et l’obligation de choisir un certain genre de vie (on le choisit pour qu’il procure de quoi assurer la subsistance), et l’obligation d’être endurant et travailleur (il faut être endurant et travailleur pour que notre genre de vie nous rapporte, et nous fournisse notre subsistance) et l’obligation de se détendre l’âme (il faut la détendre pour nous appliquer à l’endurance et au travail). C’est la ruine de toute obligation, remplacée en nous par le pur et simple bon vouloir ; car désormais nous n’agirons que selon notre bon plaisir, non en effet parce que nous sommes obligés ; aussi agirons-nous si c’est notre bon plaisir, et laisserons-nous tomber dans le cas contraire. 201 Il est étonnant de voir la violence, la bestialité et la monstruosité que met Sénèque à marteler cette idée qu’il défend en de multiples endroits ; de voir quels éloges il ne réserve pas à Caton et à certains autres qui, ayant négligé le commandement de Dieu et conduits par des affects personnels, ont porté contre eux une main criminelle ; vois son livre sur la providence, et les Lettres 58, 70, etc. Et il n’est pas moins étonnant de voir le peu de poids des raisons qu’il invoque pour étayer son idée, comme il apparaîtra dans la suite. 202 Il témoigne par ces mots qu’il ne veut pas chercher l’obligation (dont, même plongé dans le trouble de ses affects, il voyait la contradiction avec son idée, comme à travers un nuage) ; mais livré tout entier à la liberté (une liberté assurément fausse et vide), il ne cherche que la dissolution et l’éclatement de tout devoir et de toute obligation.
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brut ; mais il ne sait pas, lui, ce qu’est la liberté. Elle est le fruit de l’obéissance, non de la bestialité ; vois s’il te plaît, Lecteur, la liberté saine et vraie dans ce chapitre sect. 1. § 2. num. 4. Il est utile pour comprendre cette matière d’ajouter ici les propos tenus dans son livre sur la providence au chapitre 6xx. Après y avoir représenté, entre autres choses, un Dieu avouant que les gens de bien sont pareils à lui, voire pour certains supérieurs203, il finit même par lui faire faire cette péroraison204 : Avant tout, j’ai pris garde que vous ne fussiez pas retenus malgré vous ; la sortie est accessible ; si vous ne voulez pas combattre, la fuite est permise. Et parmi toutes les nécessités que je vous ai imposées, il n’y a rien que j’aie plus facilité que la mort. J’ai placé le souffle vital en position favorable ; il est inhalé205. Juste un peu d’attention, et [42] vous verrez combien la voie qui mène à la liberté est courte et dégagée. Les délais que j’ai imposés à votre sortie ne sont pas aussi longs que pour entrer ; la fortune aurait autrement exercé sur vous une grande domination, si l’être humain mettait aussi longtemps à mourir qu’à naître. Que tout temps, que tout lieu vous enseigne combien il est 203
C’est un principe des stoïciens, source naturelle de répulsion pour tout cœur bien constitué, de mettre l’homme de bien au même niveau que Dieu, voire pour beaucoup, audessus de luigg. Par exemple, de dire que Dieu est nécessairement bon, à la différence de l’être humain ; que Dieu est bon sans avoir à endurer des maux alors que l’être humain les vainc et les surmonte ; et ainsi de suite. 204 Voici le résumé de ce discours : Dieu ayant accordé des issues si multiples, si faciles pour se retirer de cette vie, sans qu’aucun lieu ni aucun temps y soient impropres, il ne semble pas avoir voulu que l’homme de bien écrasé par les tribulations et les angoisses soit retenu sur cette terre ; tout comme un gardien de prison, en ôtant ses entraves et en refermant derrière lui sa cellule, semble faire du captif un être libre pour lui permettre de sortir dehors. C’est pourquoi si la situation devient trop pesante pour l’homme de bien (soumis par exemple aux affronts les plus acharnés de la part des gens, à la perspective de mourir dans un cruel supplice, à des maladies incurables, à des douleurs intolérables, à la démence, et aux défaillances de son corps), il sera honorable pour lui de sortir de cette prison du corps qui n’est faite que d’ouvertures et nous invite à sortir. Car les stoïciens ne pensaient pas qu’il fût permis de se donner la mort pour n’importe quelle raison ; ils y mettaient au contraire comme condition les causes que je viens de rappeler entre parenthèses, et que nous relevions ci-dessus au num. 3. de ce § dans les notes sur Sénèque. 205 Tu inhales le souffle vital en respirant ; aussi as-tu seulement besoin de renoncer au fait même d’inhaler, à savoir de cesser de respirer, par exemple en plaquant ta main sur ta bouche et en serrant bien tes narines, ou bien en glissant dans ta gorge un ruban ou une éponge ; genre d’exemple que rapporte aussi Sénèque dans la Lettre 70, à propos d’un homme qui, alors qu’il était mené aux lions, feignit d’avoir auparavant à se libérer les intestins, attrapa une éponge posée à côté des latrines pour la toilette des parties honteuses, se l’enfonça dans la gorge et évita d’avoir à attendre le spectacle.
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facile de renoncer à la nature et de lui renvoyer ce qu’elle vous donne206 etc. Le souffle vital ne se cache pas bien profond, il ne faut pas même un fer pour l’arracher ni de pénétrante blessure qui fouille le fond des entrailles207 ; la mort est à proximité. Je n’ai pas désigné à ces coups un endroit précis. Partout la voie est libre. Cela même qu’on appelle mourir, ce moment où l’âme quitte le corps passe avec une vitesse trop grande pour être ressentie. Qu’un nœud leur ait broyé la gorge208, que l’eau leur ait coupé le souffle, que la dureté du sol sur lequel ils se précipitaient leur ait fracassé la tête, que l’ingestion de matières brûlantes ait interdit le retour de leur respiration, c’est rapide dans tous les cas. Quoi, avezvous honte ? passez-vous si longtemps à craindre ce qui advient si vite209 ? 206
L’expression est ambigueii : de fait « ce qu’elle nous donne » désigne à la fois une grâce, une faveur, et un devoir, une obligation. Sénèque semble la prendre dans le premier sens ; comme il l’indique, nous pouvons renoncer à la grâce que nous a faite la nature en nous donnant la vie quand elle nous devient inutile et ne nous est plus une grâce mais une contrainte, de la même manière que nous reversons avec les intérêts une somme que nous nous trouvons avoir reçue en prêt, soit que notre fierté, soit qu’un bénéfice à venir, soit que quelque autre cause nous l’ait rendue pesante ou inutile. 207 Il est étonnant de voir avec quelle fougue il s’emporte ici, avec quelle fougue il redouble de mots pleins de sauvagerie partout où il le peut. On croirait entendre un soldat, ou plutôt un bandit bondissant au milieu de dépouilles ensanglantées, non un philosophe. 208 Il se lance encore et encore dans ses fureurs habituelles, et fait retentir contre la loi de Dieu la sonnerie abominable de cette trompette sanglante. 209 A ces raisons ou vociférations de Sénèque, nous répondons premièrement : Il nous est non pas facile de sortir de ce corps mais, pour rester dans les limites de notre puissance et de notre efficacité, tout à fait impossible (comme il apparaît aussi dans les lignes ci-dessus, complétées plus bas au num. 6) ; deuxièmement : même s’il était facile de sortir de ce corps et, selon une conviction commune, de porter la main sur soi (parce que le mouvement nécessaire pour faire disparaître un être humain n’est généralement pas refusé à notre volonté), aucun argument ne peut pourtant en être tiré pour soutenir le criminel principe de Sénèque. Car les actes doués de ce genre de facilité sont souvent les crimes les plus graves. C’est pourquoi on ne peut conclure : Dieu a octroyé que ce soit facile, donc il a octroyé que ce soit honorable ; autrement dit c’est facile, donc il faut le faire ; on ne peut tirer ces conclusions, dis-je, comme il est de soi-même plus que manifeste. Et il semble même que plus un crime est grave, plus Dieu nous l’a rendu facile à perpétrer. Car n’est-il pas plus facile de tuer ton père dont tu partages la vie et qui fait confiance à son fils, qu’un ennemi qui se garde de toi, surveille jusqu’au moindre de tes mouvements voire fourbit ses armes, et s’est préparé à repousser la violence par la violence ? N’est-il pas également plus facile de tuer un bon prince qui déambule parmi ses concitoyens comme parmi des frères, sans protection et sans garde, qu’un tyran entouré d’un essaim de bandits ? Et pour aller plus loin dans ce sens, la plupart du temps, le crime est aussi d’autant plus facile qu’il est plus grave à commettre contre les autres ou à se permettre contre soi. Quant aux raisons qui selon eux fondent la décision de ceux qui veulent
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6. Voilà ce qu’il dit. Réfléchissons-y bien. Que vous ne soyez pas retenus malgré vous. Les gens de bien sont certes retenus sur cette terre ; mais ils ne sont pas retenus malgré eux. Ils y sont attachés par la loi de Dieu210 ; loi qu’ils aiment de toute la force de leur esprit, de toute leur âme, et ils mettent toute leur énergie à lui obéir ; aucun accident ne peut être assez terrible, aucune menace ne peut être assez affreuse et abominable pour les amener à expulser leur âme ; que serait-ce d’autre en effet que violer cette loi ? Je dirai en un mot : ils sont retenus, mais en toute liberté211. Si vous ne voulez pas combattre,
se tuer, elles sont insensées ; car n’importe quelle motivation sera suffisante, si une seule l’est ; et l’amant qui endure de le rejet de sa maîtresse ne sera pas moins fondé à porter la main sur lui ou à se laisser mourir de faim, que ce Rhodien dont parle Sénèque dans la Lettre 70. En effet l’amant dans sa bêtise est souvent aussi sensible à ce bête affront que le Rhodien dans sa cage l’est à celui qu’il essuie de la part de Lysimaque. Et assurément on ne doit considérer comme négligeable aucune motivation poussant à rejeter la vie, qui est habituellement ce que l’être humain a de plus cher ; donc à supposer qu’elle semble souvent mince aux autres, elle ne l’est assurément pas pour celui qu’elle conduit à s’ôter la vie. Qu’importe donc la nature et l’importance en soi de la motivation ? Elle est toujours considérable, toujours pressante pour celui qu’elle a été capable d’inciter à se défaire de la vie. Et les motivations n’auront jamais d’autre importance que relative à des personnes données, et aux jugements et convictions pour lesquels ils ont un faible. Qu’en est-il en effet ? Toi qui a été dépouillé de toutes ressources et de toutes richesses, qui as subi une pluie d’affronts, tu y vois une motivation de poids, propre à te donner le droit d’expulser ton âme ? Tu trouveras des gens pour rire dans ces infortunes, pour faire le bouffon, Le voyageur aux poches vides chantera face au bandit jj. Reste par conséquent que Sénèque confesse franchement ce qu’il en est ; à savoir que l’acte de toute personne qui se tue est légitime quelle que soit sa motivation ; que le bon vouloir est le seul critère pour partir quand il plaît et rester dans le cas contraire. De fait, les raisons qu’il feint d’imposer pour partir sont un pur prétexte, et l’argument s’effondre de lui-même si on peut vivre quand il plaît et mourir dans le cas contraire ; ce que Sénèque dit presque en toutes lettres dans la Lettre 70 : Cela te convient ? Vis. Cela ne te convient pas ? Tu peux retourner d’où tu es venukk. 210 Non les entraves du corps, dont ils se dégageraient facilement (comme tu as vu que nous l’avons accordé à Sénèque) ; toute la difficulté est donc pour eux de se dégager de la loi divine dont ils n’ont pas la volonté de se dégager parce qu’ils n’en ont pas la possibilité. Et ainsi s’écroule toute l’argumentation construite sur la facilité de rompre ces entraves. 211 Autrement dit être retenu, ou attaché, et être libre et affranchi ne sont pas des états contradictoires dans l’homme de bien, dans la mesure où il sait n’être pas libre autrement que par la servitude qui le met au service de Dieu et de sa loi. Vois ce que nous avons indiqué dans les notes sur le fruit de l’obéissance.
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la fuite est permise. Remarquable général212, qui exhorte ainsi ses troupes ! quel lâche bien plutôt, quel plaisantin ! Tel est le Dieu que tu te forges, ô Sénèque ! Ce général en effet, qu’est-il d’autre que plaisanterie ? Je vous ai, frères d’armes, entraînés pour le combat ; je vous ai menés jusqu’en première ligne ; mais quand elle sera en vue, fuyez ! Il serait ô combien préférable de dire : Battez-vous en soldats ! Tenez bon, tenez bon, et ne vous rendez pas tant que je n’aurai pas donné le signal de la retraite213. Au contraire, le Dieu de Sénèque : De toutes les nécessités que je vous ai imposées, il n’y a rien que j’aie plus facilité que la mort. Ainsi est-on persuadé, si du moins on n’a pas correctement examiné le sujet, qu’on meurt quand on veut ; mais nous avons vu il y a peu combien c’est une erreur. Accordons pourtant [43] que cet acte, audelà de nos forces et sans commune mesure avec elles, est facile. Assurément Dieu n’a pas l’habitude de refuser à notre volonté l’exécution des mouvements adéquats pour faire disparaître un être humain ; et c’est pour cette raison que nous pouvons dire : il est facile de se tuer soi-même. C’est facile ; mais faut-il le faire214 ? Bien des choses sont à la fois très faciles et criminelles ; et ainsi fuir quand l’ennemi attaque est pour le soldat aussi facile que hon-
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Sénèque aurait assurément trouvé dans le gardien de prison un personnage plus adapté pour représenter Dieu que celui du général. Celui-là aurait en effet eu meilleure grâce à dire : j’ai déverrouillé votre prison, j’ai ouvert toutes les fenêtres et les soupiraux, j’ai desserré vos entraves ; s’il ne vous plaît pas de rester ici, vous pouvez quitter cet endroit ; mais en faisant parler Dieu comme un général c’est une bouffonnerie, et comme il ne peut pas rendre Dieu ridicule, c’est assurément lui-même qu’il ridiculise ; ce qui suit immédiatement dans le texte le montre assez. Il a pourtant eu honte de faire jouer à Dieu un personnage si bas ; mais s’il ne lui avait pas fait jouer, sa dissertation n’aurait eu aucun relief. La métaphore qui le montre en général n’a aucune valeur ; celle qui le montre gardien de prison aurait quelque vraisemblance, hormis le fait qu’elle ferait jouer à Dieu un personnage indigne. 213 Si Sénèque avait filé correctement cette métaphore du général, il aurait été pris par la nécessité d’approuver totalement notre idée, comme les éléments qui vont bientôt être ajoutés dans le texte le montrent assez. C’est pourquoi Sénèque ici pèche non seulement contre la vérité mais gravement aussi contre sa pratique rhétorique, qui prescrit, une fois qu’on l’a adoptée, d’adapter autant que possible une métaphore à tout le propos ; et puisqu’il a mis en scène le général, qu’il parle en général, non en gardien de prison. 214 De fait les mœurs, l’éthique ne se règlent pas sur la facilité ou la difficulté mais sur des prescriptions et de l’interdiction ; ce n’est pas la difficulté mais l’interdiction qui fait le péché ; et ce n’est pas la facilité mais la prescription qui fait l’action honnête ; et même la plupart du temps, les crimes les plus graves sont les plus faciles à perpétrer, comme nous l’avons indiqué ci-dessus dans les notes.
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teux215 ; tu n’oseras pas, ô Sénèque, désavouer Rome sur ce point ! Les délais que j’ai imposés à votre sortie ne sont pas aussi longs que pour entrer. C’est faux ; nous entrons en un instant, nous sortons en un instant ; et comment pourraitil en être autrement pour nous qui, n’étant pas constitués de parties, sommes incapables d’être partiellement présents et partiellement absents, mais sommes nécessairement tout à fait présents ou tout à fait absents ? Si notre corps a des parties, qui chacune de son côté lui permet habituellement de grandir et de se perfectionner pour peu à peu s’adapter à nos usages, nous-mêmes n’en avons aucune216. Prenons l’exemple de quelqu’un qui lit ce texte, s’écoute le lire, et pendant cette lecture évalue les raisons que nous y produisons, tout en ayant une douleur aux pieds ou une autre affection ; il a une perception très claire et une conscience aiguë que ce n’est pas une personne différente qui voit, qui écoute, qui souffre, et qui raisonne, mais qu’il est une seule et même personne qui voit par ses yeux, entend par ses oreilles, souffre par ses pieds, philosophe par son esprit. D’ailleurs il ne trouve jamais en luimême217 de parties, mais tout au plus dans son corps. Façon de traiter ces matières en passant et en surface, car je les discuterai plus largement ailleurs, notamment dans la métaphysique (j’ai ici profité du fait que cet aspect des 215
Poursuivons notre exposé selon Sénèque en insistant sur la métaphore qu’il a commencée ; dans sa mise en scène Dieu est un général et nous ses soldats. Or il est honteux qu’un général rende la fuite honorable à ses soldats, et que les soldats prennent la fuite, terrifiés face à l’attaque de leur ennemi. Cette métaphore devait présenter tout le contraire : le général devait appeler à la résistance et le soldat résister sans trembler à l’ennemi ; et à ce point il aurait fallu que nous représentions Dieu nous appelant à ne pas interrompre notre vie à cause des malheurs de la destinée humaine, et nous-même, déterminés avec persévérance à ne pas céder sur notre résolution. 216 Nous sommes évidemment bien autre chose que ces corps. Nous pensons, ces corps qui sont les nôtres ne pensent pas – même s’ils nous fournissent l’occasion de diverses pensées. Quant à savoir comment ils la fournissent, c’est ineffable ; il est établi qu’ils ne la fournissent pas par leur propre puissance, mais par celle d’un autre. Vois Sur l’observation de soi, numer. 9. 217 Foin donc de ce mensonge de l’école, qui nous gratifie de trois âmes, végétative, sensitive, rationnelle. La végétative assurément ne nous concerne pas ; nous nous nourrissons, nous croissons et nous engendrons sans aucune connaissance ni conscience de ces opérations. Quant à l’âme sensitive et rationnelle, nous nous y identifions aussi longtemps que nous sommes dans ce corps ; et elles ne sont pas deux en nous comme deux éléments mais comme un élément simple, puisque nous sentons très clairement que c’est en nous une seule et même personne qui à la fois sent et raisonne ; or qui dit objet identique, dit par là même absence de parties.
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choses n’est semble-t-il pas sans rapport avec la connaissance de soi)xxi. Que tout temps, que tout lieu vous enseigne combien il est facile de renoncer à la nature etc. C’est du même ordre que les arguments précédents. Toutes ces raisons enseignent que c’est facile ; aucune, qu’il faut le faire. Mais allons ; quand la vie m’est devenue si dure et que j’ai la certitude d’en être dépouillé, n’est-il pas préférable que je dépouille de la sienne celui qui me la rend si amère ? Car il y a souvent un responsable. Et, si la misère me rend la vie accablante, pourquoi choisir de rejeter une vie accablante plutôt que de la prolonger grâce à la fortune d’autrui en me livrant au pillage et au vol ? [44] S’il fallait éprouver tant d’ardeur pour cette vaine facilité, pour cette vaine liberté, Sénèque, je sentirais plus de facilité et plus de liberté à agir ainsi ; je serais assez pressé de venir à cette liberté que tu prônes, puisqu’il ne me serait pas permis de jouir davantage de celle dont je dispose moi. Passez-vous si longtemps à craindre ce qui advient si vite ? Cette rapidité est rachetée par des supplices éternels, et l’impiété n’est jamais rachetée218. Ce sont presque les mêmes thè218
Car c’est certain, celui qui meurt dans un état d’aversion à Dieu et à sa loi, pour parler de la chose en elle-même, doit demeurer pour l’éternité dans cette aversion dans la mesure où il ne peut s’en échapper par aucune voie naturelle. Car notre corps et nos sens, qui sont notre unique échappatoire, seront alors absents. Cet état d’aversion est un supplice ininterrompu et un perpétuel désarroi, puisque l’esprit comprend de quoi il se détourne sans comprendre à quoi il se convertit ; car il ne pouvait l’atteindre que par la médiation du corps et de ses sens, qui lui font désormais défaut. Argument du § 5. La deuxième obligation est de ne pas quitter cette vie à moins que Dieu ne nous ait rappelés. En effet, je ne dois pas exercer ma volonté là où je n’ai aucune influence ; or je n’ai aucune influence sur ma sortie de cette vie, donc je ne dois pas non plus la vouloir. Sujet traité en num. 1. Or j’avais l’habitude de penser que j’avais là une certaine influence ; mais comme je ne peux pas me libérer de ce corps par ma seule volonté, qu’il faut en outre y appliquer du mouvement – ce qui n’est pas de ma juridiction – je comprends très bien que je faisais erreur. Sujet traité en num. 2. Je me propose donc cette ferme résolution : aucun chagrin ne sera assez grand pour me conduire à vouloir me défaire de la vie ; aucun bonheur ne sera assez grand pour me convaincre de vouloir retenir la vie. Mais cette décision sera du seul ressort de la loi de Dieu. Cette obligation est presque le fondement des autres ; l’ébranler, c’est ruiner toute l’éthique. C’est rapporter tout devoir au bon plaisir ; c’est en effet vivre parce que cela nous plaît, manger pour vivre, travailler pour manger, etc. ; donc tout de a à z est entraîné par le bon plaisir. Sujet traité en num. 4.
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ses qu’il défend avec emportement dans les Lettres 58, 70 et ailleurs. Il s’efforce non de prouver ce qu’il dit, mais de donner un choc au lecteur et pour ainsi dire de le bourrer de coups de poing. Le plus souvent il souligne partout les issues sont nombreuses, elles sont faciles, et c’est à peu près tout en fait de raison. Qu’importe ? Il n’est pas permis de partir ; Dieu l’interdit ; je l’ai assez démontré plus haut ; et il est impossible de ne pas sentir ce qu’on démontre ici, pour peu qu’on y consacre attention et mûre réflexion. § 6 . Troisième Obligation 1. Ma troisième obligation découle étroitement de la deuxième219 ; cette obligation quant à elle me fait l’injonction de restaurer mon corps220, de manSénèque fait grand vacarme pour s’y opposer, et parce qu’il est facile de quitter cette vie, il veut que ce soit honorable, surtout si le malheur nous presse de partir. Sujet traité en num. 5 Mais pour commencer, c’est non pas facile mais impossible pour nous. Et même si, cédant à quelque façon de parler commune, nous accordons que c’est facile, cela ne prouve pas pour autant qu’il faille le faire : bien des choses sont faciles sans qu’on doive pourtant les faire en aucun cas. On démontre au passage la simplicité de l’esprit humain et l’absence en nous de parties, dans la mesure où nous sommes très clairement conscients que toutes les opérations qui se font conjointement en nous renvoient à quelque chose d’unique et d’identique ; ce qui est identique est simple par là même. Sujet traité en num. 6. 219 Car la première obligation est d’une certaine façon stérile, et ne donne pas naissance à d’autres obligations, du moins pas à des obligations susceptibles de concerner la condition humaine : en effet la condition humaine vient à terme du fait même qu’on satisfait à la première obligation. La première obligation ordonne d’obéir à l’appel de Dieu, et, quand il nous rappelle d’entre les vivants, de revenir à lui ; l’ayant fait, nous aurons du même coup délaissé notre état d’êtres humains ; et quoi que puisse alors nous imposer l’obligation (car nous n’échapperons jamais à ces obligations, nous qui sommes par essence des serviteurs de Dieu et ses sujets, comme il est démontré dans ce traité sect. 2. § 12. num. 3.) il faudra s’y soumettre avec un égal courage. Mais nous le verrons alors ; pour le moment, nous sommes par le biais de la Raison naturelle de piètres exécutants de ces obligations, quelle que soit la nature qui se révèlera la leur. 220 Car ses forces se tarissent continuellement et, si tu ne les refais pas, elles défaillent ; et tu pèches du même coup contre la deuxième obligation, qui ordonne de demeurer sur cette terre. Quant à cette troisième obligation, elle ne semble faire aucune difficulté quand elle s’applique à des personnes saines et vigoureuses ; elle comporte en effet un agrément conjoint, habituellement éprouvé lors de cette restauration (quand on chasse la faim, la soif, la tendance à s’assoupir, et autres sensations du même genre en mangeant, en buvant, en dormant). C’est pourquoi les gens ont l’habitude de se livrer avec une ardeur excessive aux prescriptions cette obligation, et qu’ils ont l’habitude d’éclater de rire quand on les leur présente sous le nom d’obligation I) ; en d’autres termes, ils sentent passablement bien leur propension et leur
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ger, de boire, de dormir ; et le tout avec modération221 : je dois attendre la application à engraisser leur corps. Mais qu’ils sachent qu’en se consacrant ainsi à une prescription de cette obligation, ils ne se consacrent pas à l’obligation elle-même, et que s’ils exécutent ce que Dieu commande, ils négligent cependant le commandement lui-même ; car ce n’est pas la puissance du commandement mais leur désir qui les entraîne à accomplir ce que le commandement contient. I) Ils pensent qu’il y a une obligation à cause de l’effort qu’elle prescrit ; si bien que l’effet serait le même, de quelque manière que cet effort soit fourni. Aussi quand ils comprennent que l’effort de manger, de boire, de se détendre l’âme etc., contenu dans l’obligation, doit prévaloir même en l’absence d’obligation (ils y sont en effet suffisamment poussés par un désir naturel) ils ne peuvent s’empêcher de considérer cette obligation comme tardive et inutile. Et presque tous ont été victimes du préjugé que l’obligation devrait ressembler à leurs désirs, et ils rapportent le plus souvent l’obligation au désir de celui qui nous l’a imposée, à savoir Dieu ; et peu importe pour la satisfaction des désirs comment on se procure ce qu’ils incitaient à se procurer. De même que, si l’assoiffé a de la boisson en abondance, l’avare des richesses, etc., la manière, juste ou injuste, dont cela s’est produit n’est pas du ressort de la soif ni de l’avarice elles-mêmes. Il y a certes des assoiffés et des avares qui refuseraient d’étancher leur soif ou leur avarice au prix d’un grand crime ; mais c’est du ressort de leurs autres désirs, la soif ou l’avarice elles-mêmes ne sont pas en jeu, elles qui visent seulement la boisson ou les richesses. Donc les gens se mettent à penser, au sujet de l’obligation (en ayant précisément l’idée extravagante de la rapporter à un désir de Dieu), que le résultat suffit et que s’il fallait y parvenir par d’autres voies, l’obligation qui ordonne de le faire est inutile. Mais pas du tout, car Dieu et la Raison n’ont pas besoin de nos résultats ; et même ils ne nous enjoignent à proprement d’en obtenir aucun ; car tout comme le résultat lui-même est extérieur à notre pouvoir, il est extérieur à l’obligation ; le résultat relève d’un effet qui n’est jamais l’objet d’une prescription. Dieu se contente par conséquent de notre intention et de notre résolution. Mais il demande et prescrit également que l’accomplissement d’un résultat apparemment pointé du doigt par l’obligation soit réputé tout à fait insuffisant s’il n’est pas dicté par la résolution d’obéir à la loi divine. Donc le résultat n’apporte rien ; tu peux ne pas en obtenir et te conduire en homme de bien (ce qui arrive quand ta résolution d’agir conformément au contenu d’une obligation est frustrée de sa réussite) ; tu peux en obtenir et te conduire en vaurien (ce qui arrive quand tu fournis l’effort sans intention de suivre la loi divine). Ces obligations n’ordonnent donc pas simplement de fournir cet effort, mais aussi d’avoir la résolution de le faire parce que Dieu l’a ordonné. 221 Les médecins prescrivent cette modération, quand ils traitent de régime. Hippocrate recommande de sortir de table en conservant une faim résiduelle ; de la même manière il faut aussi arrêter de boire en conservant une soif résiduelle, et arrêter de dormir ou sortir du lit en conservant un sommeil résiduel. En effet nous sentons bien par la suite que nous n’avions pas besoin d’un repas, d’une absorption de boisson, ou d’un sommeil plus longs puisque nous n’avons alors, après avoir laissé passer un court laps de temps, ni plus faim ni plus envie de dormir. Car c’est tant que la faim, la soif, le sommeil ne sont pas résiduels mais offrent encore le meilleur d’eux-mêmes qu’il est encore temps de manger, boire et dormir.
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faim, la soif et le sommeil, ne pas les solliciter ni les anticiper par amour des jouissances ; et quand ils auront pris possession de moi, en venir à bout avec ce qui est à portée de main. Car ce que la Nature a destiné à allonger le fil de la vie est aussi ce qui a vite fait de le rompre si on en fait un usage intempestif ou immodéré ; et on a raison de dire La gloutonnerie a fait plus de morts que le glaivexxii. L’obligation a également en vue d’éviter ce qui met notoirement la vie en péril, de tirer parti de ce qui guérit, ainsi que d’implorer le secours d’autrui, de mendier222, si je me trouve victime d’un naufrage, des voleurs, de la maladie, de la misère et d’autres pareils accidents de la vie. Si je ne veux pas employer toute ma persévérance à exécuter ces prescriptions, et de semblables vers lesquelles ces obligations pointent le doigt, je me tue moimême, ce qui est diamétralement opposé à la deuxième obligation. 2. Tel est aussi l’objet de l’obligation d’engendrer223. Tout comme Dieu m’a ordonné de demeurer en tant qu’individu sur cette terre, il a aussi ordonné au genre humain d’y demeurer ; et tout comme je dois manger pour demeurer quant à moi sur cette terre, [45] certains doivent engendrer pour que le 222 Bien des gens ayant pour le commun une réputation d’honorabilité et d’honnêteté font erreur à ce sujet ; quand la vie les a mis échec et mat, ils se refusent pourtant à mendier, répétant qu’ils sont trop honorables et que la honte et la pudeur les empêchent de révéler leur condition à ceux qui pourraient leur faire l’aumône ou les aider. Ce n’est pas de l’honorabilité, mais de la bassesse (quel que soit le vêtement dont ils l’habillent) qui se soulève contre le commandement de Dieu et fait passer un prestige social avant la loi divine ; en effet Dieu a ordonné de vivre, et en particulier de manger ; et quand il n’est pas permis de l’obtenir par le travail et l’étude, il faut le faire par le porte-à-porte. Dure obligation pour ceux qui se mesurent seulement à l’aune de l’apparence extérieure et des comportements humains ; elle est pourtant parfois un passage obligé pour ceux qui considèrent la loi de Dieu comme plus puissante qu’eux. 223 Ou plutôt l’objet de l’obligation d’engendrer n’est pas celui-là, c’est la politique. En effet l’éthique a deux parties, monarchique et politique ; nous sommes ici dans la monarchique, et elle enseigne comment l’être humain doit se comporter même abstraction faite des autres (vois notre traduction flamande pour ce même num. 5). La politique quant à elle enseigne comment l’être humain doit se comporter avec les autres. L’une de ses parties est l’économique, et c’est à elle qu’à proprement parler s’attache l’obligation d’engendrer. En attendant, l’obligation d’engendrer est dans un rapport d’analogie très forte avec cette troisième obligation (l’une et l’autre a pour objet une sorte de restauration et d’alimentation ; reste que manger – objet de cette troisième obligation – c’est se nourrir et se restaurer, alors qu’engendrer c’est nourrir et restaurer le genre humain ; et tout comme par la nutrition proprement dite nous remplaçons par une autre une partie défaillante, de même par l’engendrement nous remplaçons par un autre un être humain qui a été emporté par la mort) ; aussi n’était-il pas si mal à propos d’insérer quelque considération sur l’engendrement.
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genre humain y demeure. Manger, c’est se nourrir et restaurer son corps ; engendrer c’est nourrir son espèce et la prolonger. Et tout comme nous devons non seulement nourrir notre corps afin qu’il survive mais aussi le développer afin qu’il soit assez fort pour assurer les fonctions auxquelles la nature l’a destiné, il nous incombe non seulement d’établir l’existence du genre humain par l’engendrement mais aussi de le multiplier. On exempte le plus souvent de cette obligation les gens que leur honnêteté et leur savoir remarquables rend habiles à former les autres à la vertu. Dans le corps, une abstinence mesurée de nourriture et de boisson permet d’assimiler et de réduire les humeurs viciées ; elles sont alors soit bonifiées soit, dominées par des humeurs de meilleure qualité, consignées là où elle ne peuvent créer au corps ni embarras ni danger ; de la même façon, cette espèce d’abstinence du genre humain permet à cet immense corps dispersé sur tout le globe d’être perfectionné par ses membres les plus éminents pour atteindre la sagesse et la vertu, et de devenir globalement comme plus beau, sain et vigoureux. Tous les autres – ceux qui n’ont pas une telle fortune à faire enregistrer, dont la moralité et le savoir n’ont pas autant de prix, ceux qu’on doit le plus souvent compter parmi le bas peuple – doivent se consacrer à l’engendrement et à l’éducation d’une progéniture : la plus grande partie du globe attend encore ses habitants. Je n’entends pourtant pas imposer l’engendrement à l’ensemble des uns ni l’interdire à l’ensemble des autres. Mais je ne peux ni ne dois tout dévoiler ici. Ma position est la suivante : ceux qui vivent en célibataires au nom de leur bien-être, de leur bon vouloir, de leur honorabilité, de l’admiration des foules contreviennent au commandement de Dieu. 3. Mais en tout cas224, une précaution s’impose pour m’éviter ici de buter contre un obstacle, de me trouver fourvoyé. Je dois bien prendre garde, dis-je, pendant que je me consacre à cette troisième obligation, à ne pas oublier les premières225 qui lui servent de fondement ; à ne pas meubler et charger le dernier étage au point de faire plier ceux d’en-dessous et, l’un pesant sur les autres, de provoquer l’effondrement et l’écroulement sur elle-même de toute la structure. Et pour commencer je dois me souvenir (ce qui est la fondation 224 Ces propos suivent en droite ligne le num. 1, mais tout le num. 2. s’intercale entre eux comme une longue parenthèse ; d’où ce mais en tout cas, bien approprié après une digression pour signaler que nous revenons sur la voie dont nous nous étions écartés. 225 C’est-à-dire à ne pas m’appliquer à la restauration du corps au point d’oublier que je m’y applique pour vivre, et que je vis parce que Dieu m’a ordonné de vivre. Bref, il faut manger pour vivre et non vivre pour manger.
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de cet édifice226) [46] que je me suis complètement abandonné, que je me suis tout entier remis entre les mains de Dieu. D’où il découle que je dois suivre cette troisième obligation assidûment et scrupuleusement ; mais sans y mettre une inquiétude, une anxiété, une préoccupation que finalement je susciterais et alimenterais moi-même 227. Si elle venait à m’affecter228 (car je suis un être humain) je serai capable, en restant dans mon rôle sans me soucier du reste, de la négliger et de n’en faire aucun cas. Car je le sais, avoir démontré qu’il ne faut avoir aucune crainte ne me fera pas parvenir à ne pas l’éprouver ; 226 L’édifice de la vertu s’appuie sur l’humilité ou abandon de soi-même sur lequel il est construit. En mangeant, je ne mange donc pas pour moi (car je me suis abandonné), il faut par conséquent que je mange pour vivre ; et pourtant je n’en resterai pas là non plus, de peur de me trouver de nouveau en possession de moi-même, moi qui avais été si chanceux de m’en déposséder. Par conséquent je vivrai parce que Dieu l’a ordonné, et ainsi je me passerai toujours sous silence, et mettrai toutes les forces de mon âme et de mon esprit à tendre vers Dieu. 227 Ce serait en effet un argument pour soutenir que je suis cette obligation pour mon propre intérêt. Admettons que mon alimentation soit pour moi un sujet d’inquiétude ; dans ce cas ce n’est pas l’obligation – ou loi de Dieu – ordonnant de s’alimenter, qui cause l’alimentation, mais la recherche d’une vie douce ou quelque autre motivation de ce genre que je fais mienne de mon propre chef. Si l’obligation qui m’incombe était la cause de mon alimentation, je ne devrais ressentir aucune angoisse au cas où les moyens de m’alimenter ne seraient pas disponibles ; car selon l’adage courant, à l’impossible nul n’est tenu. Aussi devraisje penser que cette obligation s’éteint et qu’à sa place en surgit une autre, à savoir celle de mourir ; peu importe à celui qui a l’obligation pour seul guide (et elle doit être notre seul guide si nous voulons être gens de bien) de savoir s’il s’applique à telle ou telle obligation. Tout comme le bon serviteur, à qui on a à un moment donné l’ordre de faire le lit, ne se sent pas concerné si on l’interrompt pour lui faire exécuter un autre ordre, par exemple d’aller déposer un message quelque part ; la volonté et les ordres de son maître sont pour le bon serviteur une motivation suffisante. 228 Les passions ne sont pas en notre pouvoir (comme on le démontrera plus bas dans le traité spécialement consacré aux passions) ; c’est pourquoi l’inquiétude, l’anxiété, la crainte, et les passions semblables qui habituellement secouent l’être humain quand menacent la misère et d’autres périls qui nous rapprochent de la mort, regardent l’ordre de la nature, sont extérieures à la morale, et ne doivent être assignées ni à la vertu ni au vice ; mais c’est du vice à part entière que de faire ou d’écarter quelque chose à cause de ces passions (c’est-à-dire, de les convoquer et de les entretenir comme causes). Quand par conséquent les passions entrent en jeu, nous devons agir – ce qui est dit dans le texte – en restant dans notre rôle, exécuter ce que la Raison ordonne ; ne pas nous soucier des autres, tenir ces passions pour nulles dans la résolution de l’âme, à savoir prendre garde avec diligence de ne trouver en elles aucun motif d’agir ou de ne pas agir et au contraire de réserver à la Raison l’intégralité complète de ce droit et de ce pouvoir.
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j’ai ici une force de conviction limitée – souvent tenue en échec. Mais pourquoi ici serais-je anxieux et inquiet ? Quel serait l’objet de mon inquiétude ? Dieu ? Plaisanterie. Moi ? J’ai depuis longtemps déjà donné congé à ce moi, je ne le trouve nulle part. Les miens229 ? Encore moins : où il n’y a pas de moi, il n’y a pas de mien. L’approvisionnement est difficile ? Ce n’est pas un sujet de crainte. La nourriture n’est pas en quantité suffisante ? Ou elle l’est certes, mais elle n’apporte rien à un corps qui dépérit ? Le temps lui est compté ; car déjà l’appel de Dieu se fait entendre, et alors que s’éteint cette obligation à laquelle je m’étais appliqué jusque-là, il en reste une autre à laquelle il faut complaire : venir quand Dieu m’y invite et m’appelle. J’ai jusque-là mangé pour vivre ; et j’ai voulu vivre parce que Dieu avait ordonné que je le veuille ; désormais comme je ne peux pas plus longtemps lui exprimer mon obéissance en mangeant, en vivant (parce qu’il ne veut pas que je la lui exprime plus longtemps de cette manière), il me reste à faire ce qu’il m’ordonne maintenant. Il me rappelle maintenant d’entre les vivants, il m’appelle à lui ; je viendrai par conséquent, et il n’y aura désormais rien d’autre pour moi : venir. Je ne me tourmente pas pour savoir comment il me recevra, moi qui ne me tourmente pas pour moi230. Est-ce qu’il me refondra aussitôt dans un autre corps231 ? Est-ce qu’il me gardera auprès de lui sans la dépouille de mon 229 Bien des gens de haute piété prennent ce prétexte pour leur désobéissance. Quant à moi, disent-ils, j’attendrais volontiers ; quant à moi, j’obéirais volontiers à l’appel de Dieu ; je ne suis pas en peine pour moi ; mais ma femme, qui sera veuve ? Mes enfants, qui seront orphelins ? Mais ce discours – qu’ils ne sont pas en peine pour eux-mêmes – a l’éclat du mensonge. Car chacun d’eux est en peine pour les siens ; et des siens suppose un soi ; c’est pourquoi ils sont surtout en peine pour eux-mêmes, et comme je l’ai dit, cet argument sert seulement de prétexte. En effet, pourquoi ne sont-ils pas en peine pour la veuve et les protégés d’autrui ? Si ce n’est qu’ils ne trouvent pas ici le soi auquel ils vouaient ailleurs leur vénération et leur amour. 230 On mesure ici le second prétexte de ces gens de haute piété, de ces gens inquiets, à savoir : moi je viendrais volontiers à Dieu qui m’appelle hors de cette vie ; mais mes péchés y font obstacle, et je voudrais vraiment auparavant les laver par la pénitence. Où de nouveau résonnent une philautie manifeste et une tergiversation face à la loi divine ; si en effet tu avais abandonné ta personne (comme tu le devais), pourquoi es-tu inquiet de l’accueil qui te sera fait ? 231 L’opinion de Pythagore selon laquelle, quand nous mourons, nous sommes transfusés dans un autre corps, est de loin la plus vraisemblable parmi les opinions philosophiques, mais c’est seulement une opinion et une supposition ; il n’y a pas de science en cette matière où règne un silence profond de la Raison ; et seule la révélation de Dieu dans la Parole écrite peut ici nous dire quelque chose. Mais en tant qu’opinion, elle est elle aussi indigne du philosophe;
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corps232 ? Est-ce que, dans ma déchéance, il me recevra233 ? Est-ce que, dans sa bonté, il me pardonnera234 ? Est-ce qu’il conjuguera les deux d’une manière ineffable235 (car bien des leçons tirées de mon observation de moi236 témoignent de son ineffable sagesse cachée au fond de moi), et satisfera en même temps sa piété et sa justice ? Je peux en deviner quelque chose si je cherche avec soin ; pourtant je reporte autant que possible cette recherche, j’affecte de ne pas savoir. Je fais passer d’abord le soin de mes obligations, je suis tout à mon devoir, entièrement occupé, [47] et je n’ai plus de place pour autre chose. Je chercherai d’abord à savoir ce que mon maître m’a enjoint ; ensuite, si le devoir laisse subsister quelque loisir, je l’utiliserai à examiner ces questions ; ou plutôt, je me résoudrai à les examiner quand j’aurai découvert que car estimer (à savoir opiner, concevoir et nourrir des opinions) n’est pas le fait du sage (pas le fait du sage, c’est-à-dire de l’amoureux de la sagesse qu’est le philosophe), comme le dit un proverbe en usagell. Donc même si ce genre d’opinions, de suppositions, de rêveries se trouvait être vrai le philosophe, dans l’impossibilité où nous sommes malgré tout d’avoir une certitude sur cette vérité, doit les rejeter et les laisser au commun, qui trouve une délectation toute particulière à leur démangeaison. 232 Comme pensent généralement les chrétiens ; du moins que pendant un certain temps, nous demeurerons, auprès de Dieu, dépouillés de notre corps, jusqu’à ce que nous le revêtions à nouveau dans la résurrection ; tels sont nos dogmes sacrés. 233 On mesure la démence de ces faibles humains plongés dans l’abjection et la misère qui, obnubilés par leurs crimes, sans aucun égard pour la raison divine, sont parfois menés à leur perte par le désespoir, ajoutant à leur crime le crime ultime, le crime le plus grave. 234 On signale l’aveuglement de ces imbéciles qui, misant tout sur la bonté et la miséricorde de Dieu, désavouent sa justice. 235 C’est l’avis des chrétiens : de par notre déchéance, il nous accueillera en Christ en déposant sur lui nos péchés (en effet il est l’agneau, qui porte les péchés du monde) et de par sa bonté, il nous pardonne en n’exigeant pas plus longtemps de nous le paiement d’une rançon qui a déjà été versée. 236 L’observation de moi-même m’a appris que l’ensemble de ma condition d’être humain – naissance, vie, mort – est un témoignage de l’ineffable sagesse de Dieu. Nous savons que cela est ; nous ne savons pas, ou plutôt nous savons que nous devons ne pas savoir comment cela est. Nous avons raison de dire ineffable (évidence qui ressortira plus bas du traité 2, où l’on parle de la piété), ce dont nous savons que cela est tout en ne sachant pas comment, et en sachant seulement que nous ne pouvons pas le savoir. D’où l’on tire par conséquent un bon motif pour douter : Dieu est ineffable quand il m’attache à un corps ; comment savoir si en me punissant et en me pardonnant il ne conjugue pas aussi ineffablement sa justice et sa miséricorde ? Les chrétiens tirent assurément de leurs dogmes sacrés de quoi attester qu’il les conjugue ainsi ; qu’il me punit certes en Christ, mais qu’il me pardonne à cause du Christ ; et il se peut même que j’arrive à savoir quelque chose, à condition d’être assidu dans ma quête.
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telle est la volonté de mon maître ; en tout cas, elles semblaient jusque-là être du ressort de mon maître et n’avoir pour le reste aucun intérêt pour moi. Par conséquent, fièrement campé (comme il se doit) sur mes obligations (car elles seules m’appartiennent) je ne peux même en pensée m’imaginer donner prise à la crainte et à l’inquiétude ; où que je me tourne, tout m’ordonne d’être sans souci237, tout m’ordonne d’avoir bon courage. 4. Maintenant, dépêchons-nous de traiter la quatrième obligation. Cependant Philarète, arrête-toi d’abord un instant ; laisse-moi t’ôter un scrupule éventuellement susceptible de te tourmenter et de te poindre par la suite. Ma résolution est de mettre toute mon application et toute ma vigilance à faire en sorte que rien ne te retarde sur cette voie royale vers la vertu. J’ai entièrement fondé la deuxième obligation (tu t’en souviens), sur le fait que nous ne pouvons pas quitter cette terre de notre propre chef, que nous ne mourons pas quand nous voulons, que nous n’avons là aucune influence ; et surtout que, quand on est sans influence, on doit également s’abstenir de toute entreprise ; que toute affaire en l’occurrence doit être remise entre les mains de Dieu, qui seul a le pouvoir, qui seul est maître de la vie et de la mort. Or pour s’acquitter du manger238, du boire, et des autres tâches qui relèvent de la troisième obli237
Car où que je me tourne, je ne sors pas du cadre des obligations qui m’incombent ; et tant que j’évolue dans ce cadre, il n’y a aucune place pour l’inquiétude. En effet quand je me tiens dans ce cadre, tout ce qui peut m’arriver est la naissance d’une nouvelle obligation à la place d’une autre qui s’éteint ; et qu’y a-t-il là de mauvais ? Une obligation n’est ni meilleure ni pire qu’une autre, pour qui cherche seulement l’obligation ; et c’est tels que nous devons tous être, si nous voulons être gens de bien. 238 L’objection soulevée ici se situe dans le fondement que nous avons posé pour l’éthique : là où tu n’as aucune influence, ne cherche pas à exercer ta volonté ; c’était assez pour assurer la solidité des deux précédentes obligations. Mais cette troisième obligation ne semble pas trouver dans ce fondement un soutien suffisant ; car ce fondement n’est efficace que pour un comportement négatif (ce qui semblait suffire pour les deux obligations précédentes ; cellesci en effet se limitent à des préceptes négatifs, comme viens quand Dieu appelle, à savoir ne reçois pas la dissolution de la nature comme une chose insupportable, ne t’y oppose pas ; le conseil est bon parce qu’ici tu n’as aucune influence ; de même la seconde obligation : reste jusqu’à ce que tu sois rappelé, à savoir, ne tente rien qui vise la dissolution de la nature ou de ta condition humaine ; le conseil est bon parce que ici tu n’as aucune influence) ; maintenant, cette troisième obligation est pleinement positive : bois, mange, etc., et nous ne pouvons pas y satisfaire par un comportement purement négatif ; car si tu laisses les choses se faire, tu resteras sans boire et sans manger, de même d’ailleurs que ce n’est pas en laissant les choses se faire que tu obtiendras de quitter cette terre ou d’y rester. Car à moins de vouloir manger et boire, la réfection de notre corps n’a pas lieu ; il nous est donc ici fait une injonction supplémentaire, dont nous ne pouvons nous acquitter par un simple laisser-faire. Je réponds : C’est vrai ;
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gation, nous n’avons guère plus d’influence. En effet il faut y appliquer du mouvement, ce qui n’est pas de notre juridiction : nous ne pouvons en imprimer à aucun corps, ni l’en supprimer – ce qui est à la fois supposé par la deuxième obligation et abondamment enseigné par l’observation de nous-mêmes. Comment pouvons-nous donc, Philarète, ne pas rompre cette troisième obligation ? Nous n’avons aucune influence sur le manger et le boire ? Ne cherchons pas à y interposer notre action239. Que notre main n’aille pas s’égarer vers la nourriture ; quand elle est déjà lourde de son butin, ne la rappelons pas à notre bouche ; ne refermons pas nos dents sur les morceaux glissés entre elles ; ce qui est ici exigé de nous, c’est de nous mettre au service de Dieu, de donner notre adhésion, de donner notre approbation, même d’apporter notre coopération. En effet, dès lors que la Raison nous a mis en face de la seconde obligation et fait voir que nous ne pouvons lui obéir à moins de nous mettre nous-mêmes à contribution (car nous ne resterons pas sur cette terre, à moins de manger, et nous ne mangerons pas à moins de vouloir manger), nous comprenons que cette contribution nous incombe ; contribution qui certes n’a pas de part active dans notre maintien sur cette terre en elle-même, mais seulement de par le décret et la décision de celui veut que nous le servions par ce biais. Car notre volonté de manger n’entraîne pas automatiquement le mouvement précis qui fait l’action de manger ; et quand bien même il s’ensuivrait, il n’entraîne pas automatiquement la réfection de notre corps ; et quand bien même qu’elle s’ensuivrait, elle n’entraîne pas nécessairement la perpétuation de notre séjour sur cette terre. Dieu veut donc que nous le voulions (manger et boire) et il veut, quand nous le voulons, fournir ce mouvement appelé manducation ; à partir d’elle il déclenche la réfection de nos forces et de là aussi, finalement, la perpétuation de notre séjour sur cette terre. C’est le fondement ultime de l’éthique : suivre Dieu, être au service de Dieu ; car il faut finalement en venir là, comme nous l’avons vu ; et nous ne pouvons nous acquitter de cette tâche morale dans toute son ampleur par un comportement purement négatif. Nous sommes essentiellement serviteurs de Dieu, nous le démontrerons plus bas là où nous traiterons du soutien de l’humilité). 239 En effet notre axiome là où tu n’as aucune influence, ne cherche pas à exercer ta volonté semble d’une rigueur militaire. Mais nous répondons que Dieu veut parfois que notre volonté ait une certaine influence là où elle n’en avait aucune par elle-même ; mais y compris dans cette circonstance nous devons vouloir. Par exemple, dans le cas présent, notre volonté n’a par elle-même aucune influence sur l’acte de manger ; elle en a par décret divin (car Dieu n’a pas décidé de nous nourrir, à moins que nous ne voulions manger ; c’est ainsi qu’il faut le vouloir). Il en va ainsi de l’or : il n’est pas intrinsèquement propre à acheter le nécessaire ; aussi doit-il, par lui-même, être rejeté comme chose inutile et pesante ; puis l’autorité établie par les êtres humains vint s’y ajouter : on donna un prix à l’or ; aussi ne faut-il plus désormais le rejeter, et a-t-il désormais l’influence d’acheter du pain. Il en va de même de notre volonté : elle doit par elle-même être rejetée, elle n’a aucune influence sur l’acte de manger ; c’est par l’autorité de Dieu, qui lui donne poids et influence, qu’elle doit être mise en jeu, même pour manger.
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ce que les dents ont mâché, que notre langue ne l’envoie pas dans la gorge. C’est vrai, nous avons entendu parler de gens, du temps de nos pères, qui saisis par une sorte de démence grimpaient sur les arbres et les toits, demeuraient sur place jour et nuit, et s’interdisaient de travailler à la réfection de leur corps, attestant qu’ils laissaient entièrement cette tâche entre les mains de Dieu : [48] qu’il les nourrisse, s’il le voulait ; dans le cas contraire, qu’il les enlève au monde des vivants. Les imbéciles240 ! Les malheureux ! Je ne dois pas aller plus loin : il y a un problème ; il faut le traiter oui, mais, je le vois, en finesse. En nous dictant la deuxième obligation – l’ordre de rester sur cette terre – Dieu nous a en même temps ordonné d’y donner notre adhésion241, d’y trouver le repos, de l’approuver et d’y contribuer autant qu’il est en nous. Et il nous a dès lors ordonné de vouloir (quelle autre contribution pouvonsnous apporter ?) les mouvements qu’il a voulus nécessaires pour nourrir et refaire le corps. Nous apprenons par l’expérience242 qu’il en est ainsi. Nous voyons en effet que ces mouvements ne se produisent pas à moins que nous 240
On adopte ici une façon de parler populaire : c’est le sentiment et la perception du peuple qui voit dans ces gens des imbéciles complets. Les gens du peuple pensent qu’il faut manger quelle que soit la manière, car seules les motivent la douceur de la vie, l’incommodité de la faim et de la soif et semblables passions qui les affectent ; et ils estiment tout à fait ridicule de vouloir aller contre ces pensées qui sont les leurs. Pourtant ces mêmes gens, ici qualifiés d’imbéciles, on les crédite peu après d’une secrète finesse ; en effet la conséquence est bientôt là : le problème doit être réglé en finesse. Donc ces gens sont stupides selon le peuple ; selon la philosophie cependant, ils font erreur certes, mais avec perspicacité ; et l’erreur ne tient pas à un défaut (comme pense le peuple), mais à un excès : il provient d’une adhésion trop acharnée au principe éthique là où tu n’as aucune influence, ne cherche pas à exercer ta volonté. 241 L’élément introduit ici dépasse ce qui peut être déduit du principe éthique là où tu n’as aucune influence etc. ; car nous ne devons pas en tout nous contenter d’adopter un comportement purement négatif, comme nous l’avons indiqué plus haut dans les notes ; il nous incombe aussi d’y mettre du nôtre et d’apporter notre coopération, de la manière dont nous l’avons dit ici. 242 Et même par notre conscience. Car nous sommes conscients que les mouvements nécessaires pour manger ne se produiront pas à moins que nous ne les voulions avec force ; et que s’ils ne se produisent pas, etc. – comme il est dit dans le texte. Argument du § 6. La troisième obligation concerne la réfection du corps. Elle tire son origine de la seconde ; de fait, si tu ne refais pas tes forces, elles se défont ; et la seconde obligation l’interdit. Sujet traité en num. 1.
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ne les voulions avec force ; et que quand ils ne se produisent pas, nous quittons notre corps et ne restons pas ici-bas comme nous y sommes tenus. Par conséquent cette Raison, qui a fondé la deuxième obligation, ne peut renverser la troisième, que la deuxième entraîne nécessairement avec elle. Sachons-le bien en tout cas : cette troisième obligation – l’étage supérieur – a été construite sur la deuxième – l’étage inférieur ; or l’étage supérieur ne peut être directement superposé aux fondations de ce bâtiment ; si tu voulais l’édifier directement sur elles, j’avoue qu’il s’écroulerait. Voilà ce que je dirai en bref, Philarète. Où nous voyons que nous ne pouvons rien, nous devons également nous abstenir de toute entreprise ; nous devons (comme disent les écoles) adopter un comportement purement négatif, sauf quand il se trouve que Dieu veut notre accord et notre coopération. Qu’il le veuille dans la réfection de notre corps, l’expérience nous l’enseigne, comme on l’a dit. § 7. Quatrième Obligation 1. La quatrième Obligation est fondée directement sur la troisième ; elle m’ordonne d’apprendre un métier, d’embrasser un style de vie et une situation ; et, l’ayant embrassé, de me consacrer avec diligence à cette situation et à cet office ; et de ne pas les repousser à la moindre occasion de changement – sans pour autant243, si j’ai fait un mauvais choix, m’y accrocher comme si j’amalgaUn détour pour aborder l’obligation d’engendrer, parce qu’elle présente une analogie avec la troisième obligation. Sujet traité en num. 2. L’inquiétude est proscrite dans l’accomplissement de cette obligation ; car l’inquiétude n’a pas sa place en qui cherche seulement à accomplir son devoir et ses obligations. En effet, s’il ne peut remplir une obligation, cette obligation s’éteint du fait même, et cette extinction en fait surgir une autre ; et l’une comme l’autre obligation est de la même manière bienvenue pour celui qui recherche seulement l’obligation en tant que telle. Sujet traité en num. 3. Une difficulté, fondée sur le principe éthique là où tu n’as aucune influence etc., est soulevée contre la troisième obligation : il semble que nous n’ayons aucune influence non plus sur la réfection de notre corps. On répond : s’en tenir à ce principe éthique là où tu n’as aucune influence etc. ne suffit pas ; il faut de surcroît donner son adhésion à Dieu, et apporter sa contribution là où il l’ordonne. Sujet traité en num. 4. 243 Il faut se garder au plus haut point de ces deux attitudes contraires : ne pas rejeter à la légère une situation une fois qu’on l’a adoptée, et ne pas non plus s’y accrocher avec trop de persévérance. Car ceux qui ne respectent pas cette règle, et surtout ceux qui pèchent contre son premier volet, sont généralement sans ressources, dans un dénuement total : ils traînent avec eux l’immense tristesse qui naît généralement de la démesure. Aussi arrive-t-il souvent que des gens de grande culture et de grand talent soient sans ressources, malheureux, tristes et affligés. En effet, bien que doués d’une intelligence souple et vive, source de compétences
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mais mon mode de vie et la vie même. Car à moins de les conserver, je ne disposerai pas des moyens de me nourrir et de me protéger des intempéries (ce qui est le cœur de la troisième obligation). [49] 2. Il faut se mettre en quête d’un mode de vie capable d’assurer au corps un toit en bon état. Rechercher plus – du plaisir, du prestige –, c’est se rechercher soi-même, rechercher un fardeau, plus lourd que l’Etna, dont l’humilité nous avait donné la chance de nous débarrasser et de nous priver. Par conséquent, que la condition permette juste d’assurer la subsistance, que la subsistance permette juste de prolonger la vie, que la vie enfin soit juste aussi longue que Dieu l’a donnée. Et de la sorte, il faut toujours bien se garder244 qu’un étage du dessus, plus large et plus ample que celui d’en dessous, ne vienne le détériorer, le faire fissurer et le réduire en poussière, entraînant aussi dans sa ruine les étages inférieurs et jusqu’aux fondations de la vertu. 3. En vérité, non seulement la sphère d’activité à choisir doit être adaptée à moi, mais je dois également être adapté à elle et être à sa hauteur245 ; et je ne dois pas risquer, emporté comme par une tempête par mon insouciance et mon irréflexion vers telle condition, de m’y aggriper ainsi qu’à un rocher.
nombreuses et diverses, ils sont facilement en proie au dégoût de leur condition actuelle et de tout espoir futur. Mais on doit y opposer le rempart de sa volonté ; une fois mis par Dieu dans une condition donnée, on doit l’accepter et se mettre devant les yeux notre adage flamand : douze métiers, treize malheurs (twaelf ambachten, dertien ongelucken). Car on a le plus souvent intérêt, dans cette matière, à se montrer persévérant et à s’accrocher à sa condition, plutôt que de flotter de l’une à l’autre. 244 On aperçoit dans toutes ces obligations une certaine justice qui s’écarte avec la plus grande défiance à la fois de ce qui est trop et de ce qui n’est pas assez. Aussi, parce qu’il faut vivre à cause de la loi de Dieu, nous devons dès lors vouloir vivre autant que Dieu nous l’a ordonné ; ni plus (comme ceux qui pèchent contre la première obligation, et refusent de revenir à l’appel de Dieu), ni moins (comme ceux qui pèchent contre la seconde, et en se tuant, anticipent l’appel autant qu’il est en leur pouvoir). Il en va ainsi dans les autres domaines : parce qu’il faut manger pour vivre, la justice intervient de nouveau et ordonne de manger ni plus ni moins qu’il n’est suffisant pour vivre ; de même parce qu’il faut rechercher une condition pour avoir à manger, la justice ordonne de viser une condition ni supérieure ni inférieure à ce qui est requis. En faire plus ou moins, c’est agir par caprice ; car ce plus et ce moins tombent en dehors de l’obligation, et relèvent bien plutôt d’un caprice de la part de leur auteur – l’obligé – qui fait plus ou moins parce que tel est son bon plaisir, mais non parce que la loi l’ordonne. 245 L’autre volet de la justice à respecter dans ces obligations s’ouvre ici : dans le num. 2, c’était ne pas être dans le trop ; et dans ce num. 3, c’est ne pas être dans le pas assez.
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Ai-je le corps robuste, l’intelligence émoussée, l’âme faible246 ? Je gagnerai mon pain parmi les portefaix et les ouvriers. Ai-je le corps et l’intelligence faibles, l’âme gaie et joyeuse ? Je me ferai aubergiste. Ai-je le corps et l’âme défaillants, et une intelligence de quelque valeur ? Je serai tailleur ou maître d’école. Ai-je l’esprit sublime et pénétrant ? Je philosopherai, et j’instruirai les autres dans la voie de la sagesse et de la vertu. Ai-je de plus l’âme noble, ferme, inébranlable ? Je me tournerai vers une carrière politique. Parmi ces sphères d’activité, je n’en privilégierai aucune par rapport à une autre ; la plus belle pour moi sera celle dont je me saisirai sous la conduite de la Raison ou celle, en tout état de cause, que Dieu me donnera ; de toutes mes fibres je serai tendu vers le but de m’y illustrer. 4. Et je me livrerai à toutes ses activités avec application certes, mais en toute sérénité247 ; en me souvenant bien qu’à chaque fois que j’agis ou non, ce n’est pas pour m’occuper de moi mais pour obéir à Dieu248. Ai-je essuyé 246 Dans le choix d’une condition de vie, il faut surtout prendre en considération la robustesse du corps, l’intelligence et l’âme; car ce sont les critères pour juger à quelle condition nous convenons le mieux, comme il apparaît par les exemples qui sont soumis ici. 247 En général, l’inquiétude survient surtout dans l’accomplissement de cette obligation ; en effet, on s’inquiète surtout d’avoir à acquérir les moyens d’assurer sa subsistance (moyens tous soumis à cette obligation, qui prescrit à la fois d’élire un genre de vie et de s’y adonner avec diligence). Par ailleurs, les autres obligations suscitent aussi de l’inquiétude, mais le plus souvent par accident ; c’est le cas des gens qui vont quitter cette terre : ils sont inquiets tantôt pour les proches qu’ils y laissent, tantôt pour eux-mêmes parce qu’ils savent qu’une autre vie les attend quand ils auront dépouillé leur corps, et parce qu’ils comprennent qu’ils recevront automatiquement un juste châtiment pour leurs mauvaises actions ici-bas. L’inquiétude suscitée par la seconde obligation est à proprement parler inexistante ; car elle propose une fin que les gens se sont généralement déjà fixée ; et aucune inquiétude à proprement parler ne s’attache à cette fin ; elle s’attache seulement aux moyens mis en œuvre pour y parvenir. De même, aucune inquiétude ne s’attache généralement à la troisième obligation ; car nous ne sommes généralement pas inquiets de devoir manger (ce qui relève de la troisième obligation), mais plutôt de devoir nous procurer en suffisance de quoi manger (ce qui concerne à proprement parler cette quatrième obligation). Note également que l’inquiétude est double : il y a l’inquiétude-de-faire-que et l’inquiétude-d’éviter-que. Par l’inquiétude-de-faire-que, nous sommes inquiets de devoir mettre en œuvre des moyens pour obtenir quelque chose (telle est l’inquiétude qui s’attache à cette obligation d’avoir en suffisance de quoi vivre) ; l’inquiétude-d’éviter-que est celle qui s’attache à la première obligation, quand nous sommes inquiets et d’éviter à nos proches d’être malheureux à notre départ de cette terre, et à nous-mêmes de recevoir des coups mérités en abordant l’autre monde. 248 Ce rappel élimine toute inquiétude ; il est en effet impossible de vouloir obéir à Dieu et d’être quand même inquiet (comprends : sur le plan de ce que le cœur veut ; car sur le plan
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un échec ? Et le poste, que seule la Raison me poussait à briguer, est allé à mon concurrent ? Eh bien quoi ? Dieu m’a ordonné de poser ma candidature, non d’obtenir le poste ; et je voulais obéir à Dieu en voulant le briguer ; je ne voulais rien d’autre. La sphère d’activité que je recherchais m’est certes échue, mais les actions [50] que j’entreprends et les avis que je rends dans son administration ne parviennent pas au résultat que je m’étais résolu d’atteindre ? Qu’importe ? Dieu ne m’a pas imposé un résultat, mais une résolution; il a voulu que cette dernière soit dans ma juridiction, et a soustrait le premier tant au domaine de mon obligation qu’à celui de mon pouvoir. Donc si tu veux obéir à Dieu et si (comme tu dois) c’est cela seul que tu veux, où trouves-tu, mon âme, un motif d’angoisse ? § 8. Cinquième Obligation 1. La cinquième obligation est construite directement sur la quatrième249. Elle prescrit d’en faire beaucoup, d’en supporter beaucoup, que ce soit pour conserver de manière durable et équilibrée le cours de ma vie organisé une fois pour toutes, ou même parfois pour en changer et prendre une autre direction des passions, nous pouvons être inquiets même dans ce cas). En effet l’impossibilité de m’acquitter d’une obligation divine n’a rien de mal, elle ne nuit, n’importe à quiconque ; il n’y a qu’une conséquence : à l’expiration de cette obligation, il faut s’acquitter d’une autre obligation, dont il est aussi estimable et honnête de s’acquitter que de la précédente. Argument du § 7. Cette obligation comporte les quatre points suivants : 1. Le choix d’une condition de vie ; 2. Son exercice ; 3. Son maintien ; 4. Son changement. Quant au choix, il faut respecter la justice, afin de ne pas viser une condition supérieure ou inférieure à ce qui suffit pour assurer la subsistance (car cette obligation tient entièrement sa raison d’être de la troisième obligation) ; et tel est le premier aspect de la justice, qui consiste dans l’adaptation de la condition à la troisième obligation ; l’autre aspect consiste dans l’adaptation de la condition à la personne qui la vise, afin que soit choisie une condition qui convient à son intelligence, à son âme et à son corps. Quant à l’exercice, par lequel nous devons exercer notre vocation, il est d’ordinaire renvoyé à la cinquième obligation. Quant à la permanence et au changement, on se contente d’un rapide conseil : qu’on n’en change pas, autant que faire se peut. Appendice sur le devoir d’éviter l’inquiétude qui surtout intervient dans le choix de la condition : la loi se satisfait de notre résolution si on ne recherche que la loi, on n’a aucune raison d’être angoissé, puisque la résolution est toujours là, n’a jamais à être cherchée loin. 249 La cinquième obligation n’a rien d’obscur.
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le cas échéant. En économisant mon sommeil, en me refusant le divertissement, en suant et en souffrant, en endurant les peines, en surmontant mes fatigues avant de faire le moindre progrès dans l’art ou la discipline, quelle qu’elle soit, à laquelle j’ai consacré mon nom. Et si mon idée est d’atteindre au faîte de la sagesse, pour l’utilité du plus grand nombre ? Plus dures seront mes épreuves – ou plutôt, non pas dures désormais : terribles. La censure des autres me frappera de son fouet, leur envie viendra me ronger, jusqu’à leur inertie qui m’enfoncera ou m’écrasera. Et si la Raison me conduit à entreprendre une carrière politique ? Les concurrents, les diffamateurs, les flatteurs, les intrigues, l’échec, l’agitation, les veilles, l’incompétence et la violence de la foule ingrate : voilà tout ce qu’on a organisé et préparé à mon intention. La Raison m’envoie en pleine campagne, ou me dépêche dans les tavernes, parmi les prolétaires et les gagne-petit ? Tous les jours mon labeur et ma servitude me mettront à la torture, les problèmes d’argent me prendront à la gorge, je serai objet de mépris, les autres me laisseront en dépôt leur morgue et leur dérision. Si enfin la prescription de la Raison me fait déserter ma condition et l’abandonner pour une autre ? Je dois désormais faire des choses dont je n’ai ni l’habitude ni l’expérience ; parmi toutes ces nouveautés toutes fraîches, certaines m’embarrasseront par leur caractère inattendu, d’autres m’abattront par leur soudaineté ; je serai en butte à bien des remarques, les uns critiqueront en moi un débutant vieux et mal dégrossi, les autres riront. Voilà donc tout ce qu’il faudra supporter et digérer ; Dieu l’a imposé, lui à qui nous avons fait totalement don de nous-mêmes.
Argument du § 8. En faire beaucoup, en supporter beaucoup ; car autrement je ne peux exercer ma condition de vie de manière à ce qu’elle rapporte et contribue à ma subsistance. Il y a quatre positions dont l’exercice se paie par des difficultés à subir. Premièrement la condition de savant (où il faut étudier, où il faut surmonter mille fatigues, subir l’envie et les censures) ; deuxièmement la condition de magistrat (où c’est les veilles, les soucis et, pour tout paiement, l’ingratitude et la violence du peuple) ; troisièmement la condition basse et humble (où c’est le mépris, la pauvreté, et tous les jours un dur labeur) ; quatrièmement le changement de condition (où l’inexpérience et le manque d’habitude vous plongent dans la confusion et l’effroi, accablent l’esprit de mille tourments). Il faut donc fortifier son âme pour affronter toutes ces difficultés.
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[51] § 9. Sixième Obligation 1. Un complément à la cinquième obligation comporte la loi suivante : relâcher souvent son âme, pour éviter qu’elle ne soit brisée par une continuelle tension250. Il faut souvent lui accorder des faveurs, la laisser se promener, vagabonder ; il faut lui octroyer divertissements, jeux, histoires et plaisanteries entre amis, il faut banqueter, boire, danser et (je risque le mot) faire le fou – mais (comme dit quelqu’unxxiii) à point nommé251. L’âme, face à ses amusements, se replie immédiatement vers l’intérieur pour pouvoir ensuite, après avoir rassemblé ses forces et comme pris son élan, repasser du côté des choses sérieuses en un bond d’autant plus puissant et plus long. La tension de l’arc est plus forte si nous le retendons après l’avoir laissé détendu. Socrate ne rougissait pas de jouer avec des enfants ; Caton offrait le relâchement du vin à son âme exténuée par le soin des affaires publiques ; et Scipion prêtait aux rythmes de la danse son corps de général triomphant. Voilà des exemples de bon aloi, que Sénèque développe ensuite à la fin du livre précitéxxiv. Je n’aime pas qu’on pose ce couronnement final sur une maison mal charpentée (la tranquillité de l’âme), reposant sur une mauvaise fondation (la philautie) ; crois-moi, elle ne tient pas. Pour notre part, nous posons ce couronnement sur une demeu250
Ce que nous avons dit auparavant sur la troisième obligation, à savoir qu’elle est ridicule aux yeux de ceux qui ignorent la vraie nature de l’éthique, est d’autant plus valable pour cette sixième obligation ; car ils se tiennent à peine de rire en nous voyant ajouter cette obligation au nombre des autres ; ils savent qu’ils s’acquittent spontanément de cette obligation – ou plutôt des éléments qu’elle contient – non seulement assez, mais même bien plus qu’assez. Cependant, ces gens ignorent complètement la nature de l’éthique ; car ils ne savent pas que souvent, ce à quoi nous sommes obligés est aussi ce sur quoi nous nous jetons par instinct et sous la conduite aveugle de nos passions ; et qu’il y a une grande différence entre se consacrer à une obligation et se consacrer aux éléments qu’elle contient. Ainsi, c’est une chose de restaurer son âme par le divertissement, les jeux, etc. parce que Dieu l’a ordonné, et de le faire ni plus ni moins qu’il ne l’a ordonné ; mais c’en est une tout autre de se divertir et de jouer parce que c’est agréable, parce qu’on en a eu envie ; la première est le fait de l’honnête homme, la seconde de l’enfant et du fou. 251 Car à moins de le faire à point nommé et en temps utile, il arrivera insensiblement que tous les obstacles à notre devoir supprimés par le divertissement seront pour nous autant voire plus de marques infamantes qui feront obstacle à l’exécution correcte de notre devoir (dans la mesure où cette exécution exige souvent une certaine réputation et la faveur du peuple) et à l’acquisition de notre subsistance. À vrai dire, cette infamie peut nous valoir autant d’affliction que la détente de l’âme peut nous valoir d’agrément et d’énergie.
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re qui n’est pas faite de vice, sur une demeure dont le toit est en bon état, dont la fondation est Dieu. Tu veux te détendre252 pour te débarrasser de ce qui te troublait, et t’en débarrasser pour que rien ne nuise à ta tranquillité, ou plutôt ta liberté, unique objet, et si chèrement payé, de ton amour éperdu ; arrêtons-nous là. Quant à nous, nous voulons nous détendre253 pour être bientôt en mesure de nous mettre en tension, et nous voulons être à la hauteur de notre devoir, pour disposer des moyens de nous nourrir ; nous voulons nous nourrir pour vivre ; nous voulons vivre parce que Dieu l’a voulu ; nous n’aurons pas la volonté de vivre plus longtemps, en faisant précisément cet apprentissage de ne pas le vouloir. Certes, le fait de nous mettre dans ces situations va dans le sens de notre liberté ; mais nous ne le faisons pas pour aller dans le sens de notre liberté. Nous serons libres si nous agissons de la sorte ; non si nous agissons de la sorte pour être libres. Car agir de la sorte pour être libres nous rendra non pas libres mais esclaves de nous-mêmes, nous nous réduirons nous-mêmes en esclavage – ce qui est le plus dur et le plus lamentable des esclavages. Quelle résolution devons-nous donc prendre, où devons-nous porter notre regard, diriger notre course ? Obéir à Dieu ; c’est notre fin, et cela suffit. [52] 2. Mais en vérité, ce que je soulignais auparavant – que toute cette construction doit être élevée bien verticalement –, je le souligne maintenant encore et encore254. Un étage supérieur qui dépasse peut ôter à toute la demeure de vertu son harmonie et l’exposer à la ruine ; ne sera-t-il pas dès lors d’autant plus disgrâcieux et inconvenant qu’un couronnement, destiné à faire la beauté de la maison, devienne un fardeau par sa largeur excessive et folle255, 252
Ces mots s’adressent à Sénèque. Ceux-là sont destinés à celui qui est homme de bien, et qui est de notre avis. 254 C’est encore ici l’importance de la justice qu’on souligne – de ne faire ni plus ni moins que ne l’exige la fin vers laquelle tend cette obligation. Il faut donc récréer notre âme, pour être en mesure d’être à la hauteur de notre devoir ; il faut par conséquent la récréer ni plus ni moins qu’il n’est nécessaire à une exécution convenable de notre devoir ; si on le fait ou plus, ou moins, notre raison de le faire ne sera pas le devoir et l’obligation, mais notre caprice. 255 Il est correct de comparer cette obligation au couronnement d’un bâtiment, dans la mesure où les précédentes étaient d’une certaine manière les étages de cette demeure de vertu. Car cette sixième obligation est la dernière de celles qui sont fondées sur la seconde obligation. Elle est avec cette dernière dans une relation tout à fait accidentelle ; elle n’est pas, de par sa nature ou en son nom propre, une conséquence logique des précédentes obligations (de même que le couronnement d’une maison est là plus pour la beauté que par nécessité) ; car elle a 253
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et menace de faire écrouler sous sa masse pesante et pour ainsi dire ingrate la maison qui devait être son soubassement ? Donc quand nous sommes entre amis (car c’est de manière générale le cas de figure que nous envisageons), il faut faire les fous juste ce qu’il faut pour être sages ; donner à notre âme juste le relâchement dont elle a besoin pour se tendre de plus belle ; s’offrir juste assez de bon temps pour être capable de passer outre l’engourdissement, l’abattement, et tout ce qui entrave dans l’accomplissement de son devoir. Porter sa quête au-delà, c’est derechef être en quête de soi-même, et se précipiter du haut de l’édifice de vertu ; mouvement d’autant plus périlleux que notre ascension nous y avait fait monter plus haut256. 3. Mais Philarète m’observe depuis un bon moment ; il semble vouloir m’interpeller257. Quelle différence, dit-il, y a-t-il alors entre gens honnêtes et déshonnêtes, si les uns comme les autres s’offrent du bon temps ? Si c’est de la même manière qu’ils s’amusent, s’abandonnent à leurs transports, font bombance ? Je croyais que le propre des gens déshonnêtes est de s’offrir du bon temps ; seulement lieu d’être quand le problème ne peut être réglé autrement. Si en effet, dans l’exécution de son devoir, on ne supporte pas d’être retardé par l’abattement, l’engourdissement et semblables affections de l’âme, ou si on les supportait certes, mais en ayant par nature une forte tendance à passer outre, à les négliger, et pour ainsi dire à les fouler aux pieds ; si, dis-je, on est dans un tel état d’esprit, on n’a pas besoin de la sixième obligation, on n’est pas tenu de récréer son âme en tant que personne par nature dotée d’une solidité et d’une constance suffisantes. Les premières obligations sont de manière plus nécessaire et pour ainsi dire en leur nom propre des conséquences logiques les unes des autres : selon toute nécessité, il faut manger s’il faut vivre, il faut rechercher une condition s’il faut manger, et il faut en supporter beaucoup s’il faut se maintenir dans cette condition. Mais il ne relève pas de la même nécessité de penser que s’il faut en supporter beaucoup il faut souvent récréer son âme : il pourrait se faire que la personne en question soit pour d’autres raisons suffisamment solide et résistante pour supporter les revers, et ne soit pas en manque d’un réconfort qui est seulement dû aux faibles et aux impuissants. Et ce que nous touchons du doigt par la présente réflexion fait souvent comprendre aux hommes de bien leur réticence, au premier abord et avant un examen rigoureux, à approuver cette obligation. 256 Nouvelle allusion à une comparaison souvent déjà posée, qui fait de cette sixième obligation le couronnement de la demeure de vertu ; car il faut être monté haut et s’être avancé loin sur le chemin de la vertu pour arriver à toucher du doigt cette obligation ; nous ne la rencontrons qu’après nous être déjà dégagés de toutes les autres et en avoir pour ainsi dire franchi les paliers. Si par conséquent on chute sur cette obligation, cette chute est vraiment périlleuse, car on tombe de haut. 257 L’objection repose sur l’idée que cette sixième obligation semble supprimer la distinction entre les bons et les méchants, à savoir qu’il nous serait ainsi impossible de reconnaître les premiers.
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mais que le propre des gens honnêtes est de se le refuser. Il est vrai, Philarète, que dans les actions extérieures il y a souvent258 peu de distance entre les gens honnêtes et déshonnêtes ; c’est dans leur sentiment intérieur qu’il y a une énorme distance. Les gens déshonnêtes s’offrent du bon temps de façon délibérée ; les gens honnêtes le font de façon motivée ; les gens déshonnêtes, parce que cela leur plaît ; les gens honnêtes, parce que Dieu l’ordonne. Et ton sentiment était bon259, Philarète, quand tu disais que le propre des gens honnêtes est de se refuser à prendre du bon temps. Je veux graver en toi ce mot inattendu et admirable : c’est justement quand il s’offre du bon temps que l’homme de bien s’en refuse le plus ; car il s’offre du bon temps non parce qu’il aime le faire (il aurait plutôt cette activité en haine) mais parce qu’il doit le faire. Eh bien, en allant chez le médecin pour avaler un remède, on ne le fait pas pour avaler le remède mais pour être en bonne santé ; de même, quand à l’amorce de la tempête le marchand qui se trouve faire voile vers l’Inde jette ses marchandises à la mer, il ne le fait pas pour les jeter, [53] mais pour assurer son salut ; de la même manière, de l’homme de bien qui s’offre du bon temps seulement pour obéir à Dieu (autrement il ne le ferait pas), on doit dire non qu’il s’offre du bon temps mais qu’il obéit à Dieu et qu’il se refuse le bon temps (comme le dit notre adage avec élégance et vérité). 4. Mais voilà Philarète260 qui me presse et même se plaint à moi : Ces propos sont habiles, fins, et plus adaptés à l’école qu’à la vie. Mais dis-moi, cama258
Il est facile de répondre à cette objection excessivement légère et digne du peuple, qu’on trouve pourtant dans la bouche du plus grand nombre. Aussi répondra-t-on que les hommes de bien diffèrent des gens déshonnêtes par l’intention, et non pas tant par les actions extérieures, comme l’indique ce petit vers certes dénué d’esprit, mais vrai : Quelles que soient les actions humaines, c’est l’intention qui les juge mm. 259 Dans les actions, on conseille de prêter attention à la fin ultime ; car c’est elle qui donne la couleur morale de l’action ou de l’effet produit ; et Aristote a raison de dire : qui vole pour disposer de la femme d’autrui n’est pas voleur mais adultère. De même, celui qui récrée son âme pour obéir à Dieu (comment nous pouvons obéir à Dieu en agissant de la sorte, cela apparaît suffisamment à partir de l’enchaînement continu de ces obligations), on doit dire qu’il aime non sa récréation mais la loi divine ; en un mot, on ne doit pas dire qu’il se récrée mais, à proprement parler, qu’il obéit à Dieu. De même quand un marchand jette à la mer sa marchandise, on ne doit pas tant parler de son acte que de son salut qu’il assure. 260 Alors que la première objection portait surtout sur le fait qu’une fois posée la sixième obligation, il n’y a pas de différence entre les bons et les méchants (objection à laquelle on a répondu qu’il y a une différence formelle, ou quant à l’intention, qui est comme la forme de l’acte moral, même s’il n’y a souvent pas beaucoup de différence matérielle ; et une différence matérielle quant aux actions et opérations externes particulièrement, qui sont comme
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rade, désormais, n’importe qui sera bon ? Car quand on se met à prendre soin de sa petite personne, quand on dansera et fera le fou, tu fourniras l’excuse que c’est le précepte de Dieu (tu disais bien qu’il vient de Dieu). Quel adepte de ton enseignement fera le départ entre gens honnêtes et déshonnêtes que tu tiens dans une telle proximité et une telle confusion ? Sages paroles, Philarète, sages paroles ! Simuler la vertu ne change pas des personnes méchantes en gens de bien ; au contraire, la simulation et la poudre aux yeux les rend pires encore. Elles couvrent leurs parties de plaisir et leurs débauches sous le voile des lois divines, mais que sert-il de les couvrir ? Sous le voile, il y a le crime. Mais admettons que nous soyons incapables de les reconnaître ainsi masqués261 ! Que nous importe ? Nous comprenons facilement si nous-mêmes portons un masque ; c’est cela qui nous importe. En vérité, Philarète262, si nous recommandions un plan de vie tout austère, rigide, se complaisant dans l’absence de tout relâchement (ce qui est criminel), penses-tu que tu serais alors mieux en mesure de faire le départ entre les gens honnêtes et les déshonnêtes ? Tu t’abuses ; ils rencontrent ici un meilleur succès dans la simulation et la dissimulation ; le visage sombre, le sourcil froncé, les yeux énergiques, la censure dégainée contre tout ce qui excelle, tant de vauriens parés de ces masques sont hier et aujourd’hui criants de vérité en jouant cette déplaisante comédie. Allumés peut-être par ce même vin, les gens honnêtes brillent à travers leur costume ; car on a raison de dire : La vérité est dans le vinxxv, et qu’est-ce ici qui se révèle sinon l’homme de bien, qui ne laisse jamais de se révéler ? Lui seul la matière de l’acte moral lui-même), cette autre objection tend surtout à montrer qu’une fois posée cette sixième obligation, est supprimée la distinction qui nous rend capable de faire nous-mêmes le départ entre les bons et les méchants. À cette seconde objection on fera une réponse en trois temps. Premièrement, peu importe que nous ne puissions faire le départ entre les bons et les méchants ; deuxièmement, après suppression de cette sixième obligation, la discrimination entre les bons et les méchants nous sera également difficile ; troisièmement enfin cette sixième obligation ne nous empêche pas de faire dans une certaine mesure le départ entre les bons et les méchants parce ce qu’ils ont beau accomplir le même acte, les uns et les autres ne l’accomplissent cependant pas de la même manière. 261 Voilà où commence la première partie de la réponse ; à savoir que cela n’a aucun intérêt de pouvoir reconnaître les bons et les méchants ; nous devons nous satisfaire d’être bons nous-mêmes. De là vient que la plupart du temps, les personnes si soucieuses de savoir si leurs partenaires sont bons ou méchants ne sont elles-mêmes pas bonnes du tout ; il est facile de faire ton devoir sans cette information. 262 Voilà la deuxième partie de la réponse ; à savoir qu’une fois supprimée la sixième obligation, le tri entre les bons et les méchants ne sera pas moins difficile ; du fait que d’habitude ces derniers s’entendent très bien à feindre l’austérité et la haine de la récréation.
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conserve ce πρέπον et cet éclat, sans subir aucun préjudice même offert en spectacle à ses ennemis (ce que jadis Sénèque a dit de Scipion en train de se trémousser). Mieux, on peut facilement, si besoin est, distinguer263 et faire le départ entre bons et méchants y compris dans ces intermittences de l’âme et ces amusements. Car bien que là bons et méchants accomplissent le même acte, c’est pourtant d’une manière différente que les uns et les autres l’accomplissent ; les bons décidés à ne pas l’accomplir à moins d’en avoir reçu l’ordre, les méchants décidés à le faire [54] même s’ils en avaient l’interdiction ; les bons comme ils feraient autre chose, les méchants bien concentrés sur cet acte ; les bons en visiteurs pressés d’arriver ailleurs, les méchants, en gens du cru destinés à y rester ; les bons reçoivent le plaisir, les méchants le guettent. Tu crois qu’on peut dissimuler toutes ces attitudes, Philarète ? Qu’aucune fuite vers les yeux, le visage, les mains, tous les mouvements du corps ne les trahit ? 5. Et telles sont les lois qui me guident quand je quitte cette terre et quand j’y séjourne, qui me prescrivent la règle du vivre et du mourir. Car mon départ, ou mort, relève directement des deux premières lois (1. Quand je suis appelé, ne pas partir à contrecœur ; 2. À moins d’être appelé, ne partir à aucun prix). Mon séjour, ou vie, relève des trois ou quatre lois restantes (3. Restaurer ses forces physiques ; 4. Adopter un style de vie ; 5. Être sur cette terre courageux, travailleur ; 6. En faisant tout le reste, souvent relâcher son âme). § 10. Septième Obligation 1. Reste à rechercher264 s’il découle encore de l’humilité une loi qui porte sur mon arrivée dans ce monde, à savoir sur ma naissance (en effet pour 263 Voilà la troisième partie de la réponse ; à savoir que nous pouvons faire le départ entre les bons et les méchants ; car même s’ils effectuent le même acte, ils l’effectuent pourtant de manière différente.
Argument du § 9. L’argument de la sixième obligation figure dans le texte au num. 5. Tantôt ici, tantôt dans la cinquième, au paragraphe précédent, est introduite une division entre les obligations : certaines portent sur la mort (telles les deux premières obligations), certaines sur la vie (telles la troisième, la quatrième, la cinquième et la sixième), certaines sur la naissance (telle la septième) ; en effet, toute obligation humaine porte sur le fait de venir sur cette terre, d’y être, de la quitter ; bref, sur un mouvement pour aller, rester, partir. 264
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moi, naître n’est pas être produit à la lumière, mais être lié à un corps, et entrer dans ce monde dans lequel j’étais déjà quand j’étais enfermé dans le ventre de ma mère265). N’y a-t-il donc pas une loi de l’humilité qui porte sur ma naissance ? Bien sûr qu’il y en a une266. La voici : je dois considérer cette naissance comme un bien ; je ne dois jamais la prendre en haine ; je ne dois pas m’en plaindre. Je ne dois pas un jour en arriver au point de folie et d’impuissance qui me ferait regretter d’être né. Je ne dois pas maudire ceux qui ont engendré mon corps ; et bien moins celui (je ne peux y penser sans horreur) qui m’a envoyé dans ce corps et, en m’associant si admirablement à lui, a fait qu’il soit mien267. Je ne dois pas m’associer au jugement de ces insensés (ils peuvent bien sembler sages aux yeux du peuple, parce que leur folie diffère de la sienne par son éclat), à savoir : La meilleure solution est de ne pas naître ; et ce qui s’en rapproche le plus est d’aller à la mort au plus vite. Bien plutôt, la meilleure solution est 265 Ne va pas t’aventurer à penser que ce qu’on appelle l’embryon, dès lors qu’il est déjà formé dans le ventre de la mère et a été doté des organes-clé, comme le cerveau et le cœur (ce qui se produit à peu près au quatorzième jour après la conception, ou union charnelle des parents) serait une sorte d’automate qui se contente de vivre à l’instar d’une bête ou d’une plante, se meut sans conscience et sans connaissance. La plupart des présupposés que nous y avons puisés dès les premiers instants de notre insertion dans le ventre de la mère montrent que l’embryon est pourvu de connaissance et qu’il est un être humain véritable, consistant en une âme rationnelle et un corps. Il serait long de faire ici la liste des présupposés que nous avons puisés dans le ventre de la mère ; et cet enseignement peut être rapporté à la métaphysique, ou encore à l’observation de soi-même ; c’est pourquoi nous en viendrons à l’évoquer, en son lieuI). I) Nous avons déjà traité ce sujet au début de notre livre sur la métaphysique des péripatéticiens, et aussi dans les notes que nous avons apposées aux principes du très noble Descartesnn. 266 La loi qui porte sur la naissance est postérieure à la naissance ; car une loi préexistant à la naissance (si elle a existé, il faut désormais laisser la chose en suspens) ne concerne pas la condition humaine ; et aussi pour ce qu’il en a été de nous avant la naissance – notre mise dans un corps – la Raison nous en laisse voir trop peu de choses, ou plutôt rien du tout. En quoi cette obligation se distingue de l’obligation concernant la mort, car elle est tout entière antérieure à la mort, dans la mesure où avec la mort, notre condition humaine vient à expiration. 267 Cette loi, ou septième obligation, se fonde clairement sur le fondement de l’éthique : où tu n’as aucune influence, ne cherche pas à exercer ta volonté ; par conséquent, comme nous n’avons absolument aucun pouvoir sur ce qui concerne la naissance – notre union avec le corps –, ainsi que notre observation de nous-même au num. 22oo le faisait apparaître, il est stupide et fou d’exprimer en ce qui la concerne une volonté ou un choix différent de ce qui s’est produit.
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d’être né, et c’est la meilleure pour cette raison [55] que le Meilleur en a voulu ainsi. Peu importe que j’aille à la mort plus tôt ou plus tard ; le meilleur moment sera celui qu’a voulu cet Être meilleur. 2. Bien sûr, je flotte ici-bas sur un immence océan de misères268 ; je suis ballotté d’un malheur à un autre, et souvent l’un me fait retomber dans l’autre269. De fait si, pris dans les heurts entre corps qui se produisent continuellement dans ce monde, mon corps subit quelque blessure (ce qui se produit facilement), et s’il subit soit l’attraction de l’éther qui entoure la terre (quand je dis que je tombe), soit une dissolution de son tissu par un frottement de particules et une corrosion des corps (quand je dis que je suis brûlé), il est nécessaire que j’éprouve de la souffrance. Et si la partie blessée est associée à un sens ou à un mouvement, le sens ou le mouvement, ou leur usage correct me fait immédiatement défaut ; blessé à l’œil, je suis aveugle ou aveuglé ; blessé à la langue, je suis bègue ou muet. Mais si c’est la flamme continuellement allumée dans mon cœur qui court le risque de s’éteindre (ce qui encore une fois est facile si on la prive d’aliment ou d’air), me voilà en proie à la maladie, je suis à l’agonie, je rends l’âme, je suis frappé par une crainte terrible, je défaille sous le coup d’une incroyable affliction, je suis oppressé et broyé par une insupportable angoisse. Mais voici des malheurs plus funestes270 : c’est quand mon esprit succombe sous l’ignorance, mon âme 268 Il y a une objection contre cette obligation ; à savoir que nous semblons à bon droit nous plaindre de notre naissance – arrivée dans ce monde –, puisque ce qui nous est arrivé depuis ce moment, c’est d’être exposés à une infinité de malheurs. 269 Ces malheurs concernent soit le corps soit l’âme ; les malheurs du corps relèvent de la capacité de notre corps à être si facilement blessé. Car ce monde n’est pas autre chose d’un corps en mouvement, comme nous l’avons démontré dans la physiquepp ; notre corps est une partie de ce monde, et n’est jamais à l’abri des chocs provoqués par le mouvement de celui-ci ; de ces chocs viennent les blessures ; des blessures, la douleur, et souvent la défaillance d’un organe – l’œil par exemple, l’oreille, etc. ; de même cette collision provoque facilement pour la flamme du cœur un défaut d’aliment ou d’air, qui entraîne nécessairement l’extinction de cette flamme ; une fois cette flamme éteinte, nous nous détachons de notre corps – nous mourons (vois notre Physique, à propos du microcosme, dernière partieqq). Mais quand la mort est imminente et que nous le sentons, alors des angoisses presque ineffables nous oppressent, comme tous les agonisants (à savoir, ceux que la maladie travaille) le savent bien. 270 La suite porte sur les malheurs de l’âme, qui sont de deux genres ; ils consistent en effet en ignorance de l’intellect et méchanceté de la volonté. L’ignorance de l’intellect provient du fait que nous ne prenons pas la connaissance de nous-mêmes comme point de départ de notre activité philosophique ; car c’est de là qu’il fallait tirer toute vraie connaissance comme d’une source ; quant à la déficience de la volonté, qui est refus d’obéir à un esprit un tant soit peu sain, sa cause a quelque chose de plus obscur ; mais elle semble surtout provenir du fait
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sous la méchanceté. L’ignorance de l’esprit : alors qu’il aurait dû être instruit et avait toute facilité pour le faire, il s’est désintéressé de toute recherche ; il a préféré courir le gibier d’autrui, superflu et sans intérêt pour moi ; et me voilà aussi ignorant de ma propre vie que de celle des autres. Ma propre vie, je ne me mets pas en quête de la connaître ; quoi d’étonnant à ce que je n’en sache rien ? Mais c’était pour moi le seul moyen de reconnaître la vie des autres, et comment reconnaîtrais-je ce qui est à autrui, moi qui ne reconnais pas encore ce qui appartient à moi et à ma vie ? La méchanceté de l’âme : mue par l’amour d’elle-même, elle se jette voracement sur tout avec une insatiable cupidité, elle soumet tout à son pouvoir, elle étend sur tout son emprise ; et quand elle veut mettre Dieu à son propre service271, elle appelle cela piété. Les lois divines que l’esprit avait découvertes en revenant un peu à lui-même et en recouvrant tant soit peu de sa santé, qu’il avait même embrassées et avait si saintement accueillies en lui, il ne les respecte pas. Alors qu’il leur a juré fidélité, il ose pourtant y contrevenir sans arrêt ; il n’est pas même un jour où il agisse selon elles. Cette incapacité de mon âme à être ferme dans sa résolution, [56] cette légèreté, cette mauvaise foi, des expériences quotidiennes272 me la font connaître tant et plus ; et l’engagement dont je parlais, malgré tout son sérieux, ne la fera pas revenir dans le droit chemin. Elle n’y reviendra pas tant que je m’attarderai sur cette terre ; les jeux sont faits ; que nous sommes ainsi tiraillés par nos sens dans des directions différentes ; c’est en effet à partir de là que l’impératif de l’esprit est pour ainsi dire effacé et aboli, et que l’âme lui consacre une attention insuffisante. Mais nous nous expliquerons plus clairement à ce propos quand nous parlerons des passions. Vois sur ce sujet les notes sur Descartes, surtout sur la part 1 § 71rr. 271 Ordinairement, rien n’est plus fréquent que de prier Dieu pour son propre profit ; mais qu’est-ce d’autre que vouloir mettre Dieu à son service ? Il faut assurément solliciter Dieu – nous le verrons au traité 4, consacré à la piété – de mettre à notre disposition les facultés qui nous permettent de nous nourrir ou de vivre ; mais il ne faut pas nous en tenir là ; ce n’est pas vraiment de nous nourrir ou de vivre qu’il faut le solliciter, mais, en nous nourrissant et en vivant, de faire ce qu’il ordonne, lui qui a ordonné que nous vivions, que nous restions sur cette terre jusqu’à ce qu’il nous délivre. Et ainsi il n’est jamais permis de solliciter de Dieu, si ce n’est de satisfaire à nos obligations, imposées par lui. Le sujet sera éclairci au traité 2. 272 À savoir ceci : ma conscience m’indique que mon âme n’est pas fidèle à la résolution qu’elle a prise si souvent de servir Dieu, et de satisfaire à ses obligations. En effet, tout ce qui est connu par la conscience l’est de la même manière, et de fait, l’est au plus haut degré, à savoir très bien. Certes il y a un ordre dans les données manifestes pour la conscience ; mais il n’y a pas de plus grande clarté dans l’une que dans l’autre. Vois notre métaphysique, première partiess.
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tous ses brillants mensonges qui m’ont jusqu’ici tant trompé rendent trop inconsistante la bonne foi de mon esprit, qu’il persiste à interposer. 3. Pourquoi ces malheurs si nombreux et si grands conspirent-ils à me frapper273 ? Est-ce qu’un péché contre Dieu commis ailleurs m’a ici précipité dans un corps comme dans un cachot pour y subir un châtiment mérité ? Et, entre autres celui, bien pénible, d’avoir oublié le crime que j’expie274 ? Car c’est une consolation quand on reçoit des coups de savoir pourquoi on les reçoit. Est-ce l’un de mes pères ou de mes ancêtres275 qui a péché, peut-être le premier homme ? Et il a fait dévaler cette hérédité malheureuse jusqu’à moi et tous ses autres descendants, que je vois peiner dans le même gouffre ? Car je crois bien avoir appris par expérience276 qu’elle se répand des parents sur les enfants et se transmet comme de la main à la main. Mais ce ne sont des malheurs que pour les geignards et les entichés d’eux-mêmes, et non pour les humbles, qui se sont entièrement dévoués à Dieu277. De fait, ni même la 273 On a parlé de nos malheurs ; enquêtons à présent sur leurs causes. On en propose trois : premièrement celle de Platon, deuxièmement des chrétiens, et troisièmement celle d’un auteur anonyme, qu’on pourrait attribuer à l’auteur même de ce livre. Mais on les propose à titre d’hypothèses, parce qu’il n’est pas du ressort de l’éthique d’enquêter sur ces causes, elle dont le devoir est de ne pas exercer sa volonté là où elle n’a aucune influence, et de considérer comme juste et bon ce qu’elle ne peut éviter. 274 C’est la cause qu’allègue Platon : nous avons commis un péché ailleurs, dit-il, et nous subissons ici un châtiment, et surtout celui de ne pas connaître le péché que nous expionstt. 275 C’est l’avis des chrétiens, dont nous ne discutons certes pas la véracité ; mais nous devons cependant ici, dans l’éthique, le proposer à titre d’hypothèse, puisque aucune raison naturelle ne réussit à en apporter la preuve. 276 C’est le privilège de l’avis des chrétiens ; l’expérience vote en leur faveur, et nous expérimentons en effet que les vices des parents suivent aussi leur cours chez les enfants ; ainsi, que si le père est un ivrogne, il a un fils pareillement esclave de la boisson : S’il plaît au vieillard de se ruiner aux dés, son héritier Qui porte la bulle joue lui aussi et secoue ses munitions dans le petit cornet : Ainsi l’ordonne la natureuu. Rien de semblable ne favorise la thèse de Platon, pour lequel nous avons péché chacun pour son propre compte avant d’être jetés dans la prison de nos corps pour y recevoir notre châtiment. 277 Voici la troisième réponse, qui certes n’allègue pas la cause qu’appelle la question mais ruine la question elle-même. En effet, l’objet de la recherche était : d’où viennent ces malheurs ? Je réponds que ce ne sont pas des malheurs, et ainsi la question est ruinée et détruite. La raison de cette réponse est qu’un malheur n’est pas autre chose qu’un événement contraire à la disposition de l’âme ; mais alors, qui a renoncé à soi-même (comme l’humilité d’ordonne) ne trouvera dans tout ce qu’on a mentionné plus haut aucun événement qui paraîtra
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perversité de l’âme ni la transgression de la loi divine ne doivent être rapportées au malheur ou au vice pour ceux qui, leur refusant constamment leur approbation et leur accord, ne les ont jamais faites leurs et s’en sont au contraire débarrassés en soumettant leur âme à la pénitence et au vrai renoncement aussitôt et à chaque fois qu’ils étaient leur proie278 ; pour ceux qui, alors, ont mis entre elles et eux toute la distance possible au prix de tout l’effort dont ils étaient capables et avec la détermination de ne pas faillir par ailleurs. Je ne me livre pour l’instant à aucune enquête279 : les éléments que j’ai évoqués280 m’étaient venus en tête comme des évidences courantes. Je ne me livre pour l’instant à aucune enquête parce que je ne pourrais pour le moment traire contraire à la disposition de son âme. Quand je dis contraire à sa disposition, je ne nie pas que cela puisse être contraire à la sensibilité et aux passions ; mais ne va pas penser qu’un événement contraire à la sensibilité et aux passions constitue un malheur ; il est certain que nous ne plaçons au rang de malheur que les manifestations contraires à l’avis de l’âme ; d’où le fait qu’une fatigue ou des douleurs nous sont souvent plus délicieuses qu’importunes, tant qu’elles ne sont pas contraires à la disposition de l’âme, quoi qu’il en soit de leur opposition à la sensibilité et aux passions. 278 Ainsi, rien d’étonnant à ce que nous effacions les autres malheurs et les déclarions étrangers à l’homme de bien, ou à l’homme humble. Mais il y a ici selon toute apparence une grande difficulté à déclarer que la déficience de la volonté, que nous avons classée parmi les malheurs, n’est pas une forme de détresse qu’il endure. Pourtant, vérification faite, cette perversité ne doit pas pour l’homme de bien être considérée comme un malheur : de fait, il n’approuve jamais cette mauvaise inclination de son âme ; il la désapprouve toujours, et s’il arrive qu’elle le pousse à tomber dans le péché, il se reprend aussitôt et fait tout son possible pour la chasser loin de lui en soumettant son âme à la pénitence et au vrai renoncement. Par conséquent, tout comme l’erreur de voir brisé le bâton en partie plongé sous l’eau et en partie à l’air libre est certes imputable aux enfants, dont l’esprit acquiesce à cette erreur, mais pas aux adultes dont la Raison la redresse, de même la perversité de l’âme est imputable à celui qui y acquiesce et l’approuve, mais pas à celui qui la redresse et l’abjure. 279 D’où la vraie réponse à la question posée en premier lieu, réponse ferme et assurée, alors que les trois précédentes n’étaient que douteuses. Cependant cette réponse va jusqu’à effacer la question elle-même, tout comme la troisième des précédentes ; mais cette dernière détruisait la question en montrant la fausseté de ce qu’elle semblait supposer (en s’interrogeant sur leur source, la question supposait l’existence de malheurs pour l’homme de bien; or la troisième réponse niait l’existence de malheurs pour l’homme de bien) ; quant à la présente réponse, elle détruit la question au motif qu’elle pèche contre l’éthique. En effet notre recherche ne doit pas excéder ce qui se déduit des principes de l’humilité, et particulièrement du dédain de soimême ; pourtant ce dédain n’implique-t-il pas une enquête sur la source de certains malheurs en nous ? Car cette recherche a l’air de viser leur suppression ; c’est en réalité une recherche de soi-même, d’un objet dont le dédain avait causé la perte et la disparition. 280 À savoir les trois réponses précédentes, qui sont douteuses.
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cette enquête des mammelles de l’humilité281. L’humilité ordonne non une quête sur ce sujet, mais le souci du bien sous toutes ses formes. Ma naissance est un bien, ou si l’on veut c’est un état de fait ; parce que Dieu a voulu ma naissance, et c’est un état de fait. Quelle que soit son origine, je ne m’attarde pas sur cet état de fait ; je me contente de donner mon assentiment à sa volonté, et parce qu’il a voulu ma naissance, il est bon que cette naissance ait eu lieu en quelque façon. Donc ces matières ne doivent pas [57] être objet d’enquête282 ? Je dis que ce n’est pas l’endroit pour les soumettre à enquête283. Ni ailleurs non plus284 ? Je m’en occuperai ailleurs ; ici, c’est hors sujet. 4. Et tels sont les propos qu’on a tenus285 sur ces obligations par lesquelles je me suis totalement lié, au nom de Dieu, lien que je contracte à nouveau ; à nouveau je me donne totalement à lui, je le dis ; moi qui ai été précipité sur cette terre (j’approuve qu’il l’ait fait)286 ; moi qui la quitte (je veux partir287 quand il le dira, je refuse de le faire tant qu’il ne le dira pas) ; moi qui ai sur cette terre une activité (je veux vivre288 parce qu’il l’a ordonné, je veux tra-
281 L’humilité est avant tout féconde en produisant le dédain de soi, l’oubli et l’abandon de soi, voie d’un abandon total à Dieu, sans aucun souci de notre intérêt. Sa fécondité n’entraîne pas jusqu’à enquêter sur les causes de nos malheurs ; peu importe qu’on ait des malheurs (c’est généralement le cas) ou pas (ce fut le cas des sages et de certains Philosophes), et si on en a, qu’ils soient dus à telle ou telle cause ; l’homme humble ne se considère en rien concerné par cette question. Sachant bien que ces malheurs relèvent de sa condition, il supporte et endure tout ce que le vulgaire vit comme une rude épreuve, et il estime juste et bon tout ce qui peut lui arriver. 282 Autrement dit, ne faut-il pas enquêter à un moment donné pour savoir d’où proviennent ces malheurs qui s’abattent sur nous ? 283 À savoir dans l’éthique, où nous nous contentons de déduire ce que la lumière naturelle de la Raison nous offre. 284 Autrement dit, ne faut-il pas enquêter ailleurs (par exemple dans le cadre de la théologie et de la religion chrétienne) pour connaître l’origine de ces malheurs ? 285 C’est une récapitulation rapide de toutes les obligations et des propositions qu’il nous a été nécessaire de recenser en traitant de ces obligations. 286 On pointe du doigt la septième obligation. C’est pourquoi je me donne à Dieu en naissant, du fait même que je donne mon accord et que j’acquiesce à ma naissance, et que je n’ai rien à y redire. 287 On pointe du doigt la première obligation ; à savoir je me donne à Dieu en mourant, du fait même que j’acquiesce à la mort, que je ne la refuse pas. 288 On touche à la seconde obligation ; à savoir que je me donne à Dieu en vivant, parce que j’acquiesce à mon séjour sur terre et que je ne le refuse pas, en attendant qu’il m’en libère.
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vailler289 pour manger). S’il y avait autre chose, comme une obligation supplémentaire qui m’incomberait, je lui ferais aussi bon accueil qu’à ces obligations qui sont les miennes, et je serais tout aussi prompt à l’exécuter. Par ailleurs si je me laisse imposer une loi sans savoir si elle est imposée par Dieu290, sur simple présomption qu’elle est imposée par lui, c’est qu’on m’y aura fait croire, ou que ce sera une invention de mon irréflexion, de mon caprice ; j’obéirai non à Dieu (à qui seul je devais obéissance), mais à mes opinions, à ma légèreté291, à ma folie ; ma vénération n’ira pas à Dieu mais (comme on dit) à une pierre du tombeau ; je rendrai un culte à moi-même, à ce qu’il y a de plus honteux en moi ; je donnerai mon respect à mes mensonges, à mes balivernes, ou je prendrai plaisir à gratter et à irriter ce prurit que d’autres ont frotté sur moi pour mon plus grand tort. Mon maître ne sussure pas, il ne murmure pas à mon oreille au point que je doive être dans l’embarras ou le doute sur l’objet et l’auteur de la demande. Ce qu’il veut me voir faire, il le clame sur le ton d’un maître. C’est assez pour que j’entende, sauf quand j’ai le malheur de couvrir moi-même ses paroles en laissant claquer les castagnettes et les crécelles de mes désirs. Il n’est pas ignorant de ma langue, il ne traite pas avec moi, en son absence, par le biais d’un interprète, d’un inter289
On touche aux troisième, quatrième, cinquième et sixième obligations. Car toutes concernent le travail nécessaire pour gagner sa vie et rester sur cette terre. 290 On ajoute ici une raison du second appendice. À savoir que si j’adopte une obligation que la Raison ne rend pas évidente, ce n’est par conséquent pas à une obligation que j’obéirai, mais à ma crédulité et à ma légèreté ; car ce à quoi nous ne sommes pas tenus par la Raison, nous n’y sommes dans l’absolu pas tenus. Vois nos Saturnales [vol. I, p. 48]vv, et ailleurs. Si par conséquent il existe une obligation certes véritable, que j’adopte mais sans voir par le biais de la Raison que c’est une obligation véritable et qu’elle m’incombe – du fait même cette obligation ne s’appliquera pas à moi. De là, en obéissant, je n’obéis pas à proprement parler à elle, mais à ma légèreté et à l’opinion qui me l’a fait l’adopter. S’il arrive à un rêveur de s’emparer d’une pomme d’or qu’on lui offre en plein sommeil, il ne s’en empare pas véritablement, mais de sa vaine apparence et d’un songe ; de même tant que ce qui nous conduit à saisir une obligation est non la Raison mais notre opinion, notre crédulité et notre confiance en autrui, ce n’est pas à l’obligation elle-même que nous nous appliquons, mais à nos opinions et à notre crédulité. 291 Voici un autre argument du second appendice. De fait le premier argument était : si j’adopte une obligation que la Raison n’impose pas, je m’applique non à la Raison, non à Dieu, non à l’obligation, mais à ma folie et à mon opinion. Le second argument était (c’est celui que nous fournissons ici) : nul besoin d’opinions, de présomptions, de la crédulité et de la confiance que nous accordons aux autres pour aller à la chasse et à la pêche de nos obligations puisque toutes les obligations nous sont explicitées assez clairement et manifestement par Dieu à travers la Raison naturelle.
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médiaire. Si parfois il décide de m’avertir de mon devoir à travers des tiers292, il les munit d’un signe de reconnaissance indubitable (la Raison), de sorte que même alors c’est lui-même qui me parle, plus qu’eux (et en effet, il n’estime pas cela indigne de sa majesté). Il est inutile et dément le serviteur qui, une fois son fardeau déposé, entreprend d’exécuter les ordres que son maître lui aurait donnés dans ses rêves de la nuit ; ou qui en plein jour sur la place publique danse et cherche des noises parce qu’aux dires d’un plaisantin, telle aurait été la volonté son maître. Car si le maître était accessible, si de plus il avait commandé de n’écouter personne sans son ordre exprès, dans ce cas, c’est même un vaurien et un gibier de potence que ce serviteur. [58] § 11. Soutien de l’humilité 1. Le plus grand soutien de l’humilité sera que, si nous imprimons à notre âme une conduite ferme, les actes que nous accomplissons ou non n’auront rien à voir avec notre bonheur, tout avec notre obligation. Ainsi, contenons notre âme, et tenons-la en bride ; ainsi, tenons-lui les rênes pour la maintenir sur la piste de ses obligations, pour l’empêcher de sauter les barrières et de se déporter sur la voie des désirs, des vœux qu’elle forme pour obtenir gloire et bonheur. Abandonnons ces signes de mauvais augure, vers lesquels le troupeau unanime du genre humain se rue en si grande pompe, tout encombré par des paquets d’études et de délibérations. On cherche jour et nuit le bonheur ; c’est le Palladiumxxvi qu’ils s’arrachent ; ils se lancent dans cette expédition, et leurs vœux comme leurs efforts les font avancer à grands pas certes, mais à pas hasardeux. Et ils n’ont pas honte d’accomplir cet infâme service militaire, qui est plutôt un esclavage ; chacun de son propre chef, et sans avoir été recruté, des hommes de tout rang et de toute condition se font enrôler dans cette caserne, le commun aussi bien que les philosophes. Tout le monde veut sa solde, tous ont ces mots à la bouche : Pourvu que l’entreprise
292 Pour que de ce point et des précédents propos on ne tire pas la conclusion que Dieu n’utilise pas le biais des autres hommes pour nous enjoindre de faire notre devoir, il vaut la peine d’ajouter ici qu’assurément il nous y enjoint très souvent par le biais des autres ; il le fait donc, à chaque fois qu’il met dans la bouche des grands hommes qui nous prodiguent conseils et leçons le raisonnement propre à nous faire comprendre que la loi qu’ils nous exhortent à respecter vient de lui.
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soit heureuse et favorisée par le sort. C’est par ces mots qu’ils jurent293 ; mais nous, abjurons-les. Jamais le bonheur ne fut conquis sous la bannière de ce serment ; voire, il n’y a pas d’autre cause au malheur et à la misère des hommes que leur volonté unanime d’être heureux et comblés par la béatitude294. Le bonheur est une ombre ; il te fuit quand tu le suis ; il te suit quand tu le fuis. Mais il faut prendre garde, même quand tu le fuis, qu’il ne te suive pas ; si en effet, instruit du caractère propre du bonheur, tu le fuis pour qu’il te suive, il ne te suivra pas ; car fuir ainsi le bonheur n’est pas le fuir, mais le suivre. Nul n’a jamais obtenu le bonheur par un acte pour l’obtenir ; pas même celui qui emploie la ruse en fuyant cette Amazone pour l’inviter à le suivre, à la manière des Parthes, afin que la fuite lui permette de capturer sa proie, ou d’être capturé par elle – issue qu’il pense peut-être plus douce. L’esprit véritablement humble, soumis, voire submergé, l’esprit tenu par ses obligations dans les liens de la loi divine, englouti en elles au-delà des pieds susceptibles de le conduire au bonheur, au-delà des mains susceptibles de le lui faire saisir, [59] au-delà de la poitrine susceptible de le lui faire respirer, au-delà de la bouche susceptible de l’appeler, au-delà des yeux susceptibles de viser cette cible, au-delà du cerveau susceptible, aussi bien pendant le sommeil, de penser aux moyens de l’obtenir ; l’esprit dis-je, si profondément plongé, enveloppé, enfoncé dans les eaux de ses obligations, est seul capable du bonheur ; il est heureux de se cacher et il est heureux d’être trouvé par ce bonheur dont il avait mis tant
293 Toute conversation tenue par les hommes, leurs formules, leurs proverbes colportent partout ce désir de s’acquérir la béatitude et le bonheur ; tu entendras toujours, pour inaugurer une affaire d’importance : pourvu que l’entreprise soit heureuse et favorisée par le sort, et pourvu que l’entreprise tourne bien. Vois là aussi leurs salutations pour se donner mutuellement le bonjour – aujourd’hui c’est bonne journée, heureuse nuit, etc., pour souhaiter à ceux qu’ils aiment ce qu’ils savent eux-mêmes convoiter le plus, à savoir le bonheur. Mais il aurait plutôt fallu dire : connais-toi toi-même, et en conséquence renonce à toi-même, et embrasse les obligations qui découlent de ce choix. Salutation dont Platon reconnut jadis, comme à travers un brouillard, qu’elle est la seule bonne et correcte. Vois sur la question le § sur l’observation de soi. 294 Assurément, aucune solidité dans le plaisir ou la béatitude ne peut être obtenue, à moins de satisfaire à nos obligations – à moins de ne pas exercer notre volonté puisque nous n’avons aucune influence ; car c’est folie, et par conséquent misère portée à son comble, que de se ruer contre cet état de fait (cela se comprend de soi-même). Si donc on se soucie de soi-même, à savoir si on prend son propre bonheur comme point de référence, on manque nécessairement à ses obligations, en tant qu’elles dérivent toutes de l’abandon et du détachement de soi-même. Fondement que détruit entièrement celui qui se soucie de son bonheur, car un tel homme se soucie au plus haut point de lui-même.
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d’empressement à se cacher ; lui seul est heureux dans sa fuite et a le bonheur de tomber sur ce qu’il fuyait. 2. Mais je ne veux pas dire par là que selon moi l’homme de bien devrait chasser son bonheur à coups de poing et de bâton et que, à moins de s’en éloigner, il faut le fouler aux pieds et le détruire295. C’est monstrueux, brutal, et même impie. Dieu t’offre le prix de la victoire ; et c’est l’accueil que tu lui fais ? Tu es le pire des criminels ; et donc indigne de ce prix qui est la marque de la seule vertu. Je veux dire ceci : on ne doit pas guetter le bonheur, ni s’empresser de le prendre en chasse, et il ne faut pas non plus faire exprès de s’abstenir de cette chasse296, à savoir décider de faire autre chose pour être surpris par le bonheur qui tombe dans nos filets. En effet, ce sont seulement des artifices de chasse, et s’abstenir ainsi de la chasse, ce n’est pas autre chose que de chasser en rusé connaisseur. Donc fuir le bonheur, ce que je disais avant, est pour moi comme ne pas être aux aguets. Je vais un moment user du style de l’école, au cas où on jugerait plus compréhensible ce qui est écrit dans ce style ; je vais pendant ce temps m’avancer en rampant (ces sujets sacrés ne suivent pas une marche différente), pour après me redresser. Nous devons adopter un comportement purement négatif vis-à-vis de notre bonheur ; autrement dit, nous ne devons rien faire ou écarter dans le but d’obtenir le bonheur, mais nous devons faire ce que Dieu nous ordonne, purement et simplement parce qu’il l’ordonne, 295
C’est étonnant de voir le nombre de ceux qui se sont égarés ici, emportés par une sorte d’excès de zèle. En effet, l’idée que nous ne devions rien faire pour viser notre commodité et nos plaisirs (ce que la Raison démontre facilement à quelqu’un d’un tant soit peu attentif), ils l’ont comprise dans le sens que nous devrions fuir nos plaisirs et notre commodité et positivement les écarter. C’est pourquoi ils se sont sans raison prescrit des jeûnes, et des flagellations, et autres semblables punitions inventées par une piété intempestive et superstitieuse. Mais ce n’est pas du tout le conseil que donne la droite et saine Raison, elle qui se contente d’un mépris négatif de notre part ; reporte-toi à ce que nous avons dit à la sect. 2. §1, 2, 3 sur l’humilité. C’est pourquoi – conclusion suivante – il ne faut pas aller chercher le bonheur, mais ne pas non plus le repousser ; nous devons ici avoir un comportement négatif, et seulement nous appliquer à nos obligations ; nous devons rester neutres face à la commodité, aux plaisirs, aux consolations ; s’ils sont là, en rendre grâce à Dieu (comme nous le verrons au deuxième traité) ; s’ils ne sont pas là, ne pas les réclamer. 296 On critique de nouveau ces rusés chasseurs de plaisirs, évoqués au chapitre sur l’observation de soi, § 2, n. 12, eux qui fuient le plaisir pour obtenir un plaisir d’autant plus grand. En effet un plaisir différé, et devançant l’attente par surprise, est généralement plus grand ; mieux, les palais délicats, sur ce point, ne prisent aucun plaisir qui n’ait été ménagé avec application et raffinement ; Il est à charge, le plaisir qu’on a payé d’une douleurww.
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et écarter ce que Dieu interdit, purement et simplement parce qu’il l’interdit, un point c’est tout. Si bien que toute action faite par nous et toute action écartée par nous est motivée à sa source par l’obéissance, et jamais par la concupiscence. Bien sûr nous pouvons aussi adopter vis-à-vis de notre bonheur un comportement spéculatif, et non pas pratique ; autrement dit, nous pouvons par le biais de l’intellect voir et prévoir ce que le bonheur nous donnera en partage si nous accomplissons les unes ou les autres ; mais nous ne pouvons accomplir les unes ou les autres dans la perspective d’obtenir la béatitude. En effet, c’est expressément contraire [60] au fondement de l’humilité, ou encore à la deuxième partie de l’humilité, dont nous avons parlé, par laquelle nous nous ordonnons à nous-mêmes à la fois de renoncer à tout ce qui est nôtre et de remettre à Dieu la totalité et l’intégralité du solde. Si quelqu’un pense que Dieu ordonne dans les Écritures que nous agissions en vue de notre béatitude éternelle, il agira en vue de sa Béatitude éternelle pour cette pure et simple raison (c’est ainsi que lui le comprend) que Dieu le commande ; en effet agir ainsi en vue de sa propre béatitude n’est pas à proprement parler agir en vue d’elle, mais en vue du commandement de Dieu qui la soustend297. Tout comme le serviteur, en recevant de son maître (ou du moins pensant sincèrement recevoir de lui) l’ordre de se mettre à la disposition d’un voisin ; tout comme, dis-je, ce serviteur en se mettant à disposition ne sert pas ce voisin, mais son maître – parce que ce serviteur a pour toute motivation la volonté de son maître, et non une quelconque utilité ou commodité du voisin ; de la même manière aussi, la motivation de cet homme dont je viens de parler, n’est pas sa béatitude, mais la volonté de Dieu. Si bien que dans l’absolu il faut dire qu’il agit pour Dieu, et non pour lui-même ou sa propre béatitude. Qu’il veille cependant à mettre du sérieux dans cette pensée et, sans se payer de mots, à agir du fond du cœur ; car ici, on est facilement trompé par sa propre concupiscence.
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D’où il apparaît à quel point est impossible de supposer que Dieu nous a commandé d’agir en vue de la béatitude éternelle, la supposition se détruisant d’elle-même. Car si Dieu avait fait ce commandement impossible, il n’en aurait fait aucun ; de fait, automatiquement, l’action commencée par nous sur le commandement de Dieu pour obtenir la béatitude n’aurait pas été à proprement parler destinée à obtenir la béatitude, mais à exécuter le commandement de Dieu ; en effet c’est la fin ultime qui donne la couleur morale de l’action, pas sa fin intermédiaire ; d’où l’idée que l’action susdite s’attache non au bonheur mais à la loi divine. Il nous arrive de pouvoir renoncer à un droit établi en notre faveur (supposition que font toutes les lois, et que la Raison elle-même rend très manifeste à tout un chacun) ; si en conséquence une loi sur notre bonheur avait été édictée, nous ne pècherions pas en renonçant à cette loi ; mais ce n’est une loi, mais un fantôme de loi qu’il n’y a aucun péché à violer.
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3. Pourtant il semble que personne ne doive penser à son propre bonheur, se consacrer exprès à cette réflexion, à part celui qui trônerait sur toute chose, ou qui se ferait fort de pouvoir se hisser sur ce trône298. (Quelqu’un ose s’attaquer au sujet ? Je laisse de côté Briaréexxvii et les fables ; j’ai l’impression de voir à travers la brume un tyran se dresser sur ses ergots et échaffauder ici de grandes idées. Pauvre idiot ! Caboche plus vide que toutes les courges ! Mais que sert-il de s’indigner ! Tu n’en es même pas digne. Va donc à Anticyre, tout de suite à Anticyrexxviii : dirige-toi, dis-je, vers le Connais-toi toi-même pour trouver la santé.) Mais il est juste que tous les autres, en tant qu’ils sont sous l’autorité et le pouvoir d’autrui, travaillent d’abord à l’obligation qui leur incombe, consultent les oracles de la Raison et, après avoir appris ce qu’ils doivent faire, [61] qu’ils y défèrent. Quand ils y auront déféré, alors le bonheur les rattrapera véritablement, tout le bonheur dont ils seront capables, même s’ils n’en ont pas pris l’initiative299. Ces choses sont on ne peut plus 298 On démontre à partir de l’essence de Dieu qu’il ne nous est pas permis d’agir pour notre bonheur ; car c’est seulement à celui est supérieur par nature qu’il est permis de viser son propre bonheur et d’y tendre ; en effet, il n’a pas d’au-delà où tendre, mais retourne nécessairement son mouvement vers lui-même, et rapporte tout à lui ; quant à tous les autres êtres qui, de même que lui est essentiellement supérieur, sont quant à eux essentiellement inférieurs et soumis, ils ont en dehors d’eux un au-delà où tendre, à savoir cet être suprême, que l’on s’efforce pas à pas d’atteindre par l’obéissance. En effet, c’est certain, celui qui est serviteur, en tant qu’il est serviteur, ne peut pas se consacrer à lui-même ; dès lors le devoir de servir nous incombe toujours, à nous qui essentiellement sommes serviteurs de Dieu ; or servir exclut totalement d’avoir considération ou égard pour la commodité de celui qui sert, et induit d’avoir considération et égard seulement pour celui que l’on sert. En effet se soucier de ses propres intérêts, mener ses propres affaires, pourvoir à ses propres besoins – quel service est-ce là ? Va voir ce qui a sur ce sujet été mis en note de la traduction flamande, où j’ai indiqué qu’il y a trois manières de démontrer qu’il ne nous est pas permis de pourvoir à notre bonheur ; la première fondée sur la définition de la vertu, la deuxième fondée aussi sur la définition de l’essence de notre être, la troisième fondée également sur la définition de l’essence de Dieu. 299 Assurément, le bonheur chez l’homme de bien n’a pas pour fin l’opérateur mais l’œuvre, qu’il accomplit de par sa propre nature – et il aboutit au bonheur maximal ; pourtant, il ne le fait pas pour être heureux mais pour servir Dieu (dont il est par essence le serviteur). Mais il apparaîtra au traité 3 qu’il y a une grande différence entre ces fins. Ce passage du chapitre 7 de La Vie heureuse de Sénèque est fameux : ainsi des fleurs poussent ça et là dans le champ labouré pour la moisson – ce brin d’herbe, bien qu’il charme nos yeux, n’a pourtant pas motivé une si grande entreprise ; il est un surplus, le semeur avait un autre dessein ; ainsi le plaisir n’est pas la récompense ni la cause de la vertu, mais vient par surcroît ; et ce n’est pas son charme qui appelle l’approbation, mais son approbation qui fait son charme (IX, 2)xx.
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évidentes pour qui ne craint pas d’y tourner et d’y arrêter un moment son esprit. Dès lors, quelle est la cause de cette démence – ou plutôt de cette impuissance – certes commune et très répandue mais non moins perverse, qui d’abord pousse les hommes à penser de leur bonheur qu’il faut se pencher sur lui, et à lui accorder leur regard ; mais qui ensuite les pousse à décider de faire investigations et réflexions sur ce qui va les porter et les conduire au but qu’ils visent ? En effet de là vient que, même s’ils ont eu pendant un temps le bonheur de trouver à la fois où réside le bonheur et les choses à faire pour l’obtenir, ils ont pourtant le malheur de s’égarer parce que tel ne devait pas être leur dessein. Mais quelle est au bout du compte la cause de ce dérèglement300 ? J’en ai une idée301. L’homme est tout entier répandu hors de lui, confondu avec son corps, écartelé, dispersé ; il a du mal à se rassembler, il a du mal à se rappeler en lui-même afin de voir sa situation, de se voir en dessous de Dieu, et en dessous Dieu de telle sorte qu’on ne pourrait imaginer quoi que ce soit dans une telle situation de soumission et de dépendance. Tant que l’homme vit ainsi étranger à lui-même, et qu’il se répand dans ses sens qui lui offrent en quelque sorte le moyen de tendre vers l’extérieur, il ne peut certes rencontrer aucun obstacle qui soit au-dessus du genre humain ou au même niveau que lui ; manifestement le genre humain l’emporte sur tout ce qui est à la portée de la sensibilité, mais pour cet être errant, tous les autres objets, qui échappent à la sensibilité, restent silencieux, muets, et sans ordre. C’est 300
Cette question mérite considération. En effet, puisqu’il est de la plus grande évidence, et qu’il est très facile à comprendre pour les personnes un tant soit peu attentives, qu’il ne nous est pas permis de travailler à notre bonheur, d’où vient par conséquent que tous indistinctement travaillent à leur bonheur, et que loin de se livrer à cette activité dans l’ombre ou en cachette, ils disent haut et fort agir de la sorte et recommandent à autrui de le faire sans relâche ? La réponse à la question posée est la suivante : les hommes, poussés par une secrète et fallacieuse conviction, pensent que le genre humain est leur Dieu ; même s’ils mettent beaucoup d’éloquence à la nier en paroles, cette conviction les affecte cependant en euxmêmes et dans leur esprit au point de paraître chez eux une idée fixe. 301 La raison est que le genre humain a une supériorité pour ce qui est de la sensibilité, que les hommes sont tout dévoués à leurs sens, et négligent le reste ; alors une fois posée cette conviction, que le genre humain est supérieur (c’est-à-dire qu’il est Dieu), ils n’ont pas de mal à se persuader qu’ils peuvent, eux, être supérieurs ; en effet, il peut facilement se faire, pensentils, qu’ils surpassent les autres hommes, notamment par l’autorité et le pouvoir. Désormais, une fois posée cette deuxième conviction qu’ils ont de pouvoir être supérieurs, la conséquence est qu’ils s’égarent facilement à penser qu’ils doivent d’abord et avant toute chose mépriser leur bonheur ; car c’est vraiment le propre de l’être supérieur – de lui seul – que de mépriser son bonheur, alors qu’à tous les autres il incombe de se soucier des obligations.
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un philtre302 ; et la folie dont je parle est due à ce philtre. Il croit déjà pouvoir penser sommet et bonheur ; il trouve le genre humain supérieur ; dès lors lui-même, pour peu qu’il dépasse ses congénères, sera supérieur. Voilà pourquoi il en fera céder certains par la contrainte (il fera des guerres et des procès) ; il en fera céder certains par la persuasion (il fera intervenir les flatteries et les présents). Il en fera tomber certains de l’échelle pour éviter qu’ils ne le freinent dans son ascension vers le sommet ; il en prendra certains dans les filets de ses ruses ; il s’en attachera certains par une bonne action ; il multipliera sous nos yeux semblables pièces de théâtre, tant tragédies que comédies. Et il ne se débarrassera pas de ces emportements, il ne retrouvera pas ses esprits tant qu’il n’aura pas mangé et ruminé notre éllébore, dont le divin Mélampos [62] a semé notre champ. Médicament infect pour ceux qui n’ont pas l’habitude et n’y sont pas accoutumés, je l’avoue, et que les ignorants accusent même de faire venir la folie et non de la chasser303 ; la puissance du mouvement qu’elle produit est telle, qu’elle purge le cerveau de toute la bile noire304 qu’elle y trouve, aussi incrustée soit-elle. Mais l’usage la rend très agréable, et plus douce que tout lotus ; tous ceux qui l’ont goûtée régulièrement s’en rassasient305, et ils l’utilisent non plus comme un médicament, mais comme un aliment, ils s’en nourrissent assez souvent de manière quotidienne ; et cette alimentation leur fertilise et leur fortifie l’âme au-delà de toute expression. Ce champ occupe quelques parcelles dans la circonscription de notre livre, 302
Ces convictions simples et bien ancrées, qui font penser à l’homme que le genre humain est supérieur et que lui-même peut au sein de ce genre humain occuper la première place, c’est un breuvage d’amour ; ce breuvage d’amour, quand on a ainsi vidé la coupe, donne ensuite naissance à de nombreux emportements, qui viennent après dans le texte. 303 Alors que l’observation de nous-mêmes nous apprend à distinguer ce qui est à nous et ce qui est à Dieu ; à savoir entre autres que ce n’est pas nous qui faisons le mouvement de nos membres, que l’œil en lui-même n’apporte rien à la vision, que le monde ne peut se déployer devant nous comme un spectacle, que tout cela se produit par la puissance ineffable d’un autre ; alors que, dis-je, cette observation et d’autres semblables nous rendent très clairvoyants sur nous-mêmes, le commun l’appelle folie, et pense que la pratique de cette observation le mène tout droit non à la sagesse mais à la frénésie et à la folie déclarée. 304 Presque tous les médecins d’hier et d’aujourd’hui ont situé la folie dans la bile noire. De là l’assimilation fréquente entre bile noire et folie. 305 Il en est tout à fait ainsi ; et une personne habituée à une observation assez fréquente d’elle-même, conformément à la formule prescrite dans ce livre, ne trouve l’assouvissement que dans la répétition, dans une observation de soi régulière, qu’elle pratique avec la joie extrême provenant du bénéfice très assuré que l’on tire de la sagesse et de la force d’âme – bénéfice dont elle s’aperçoit qu’il augmente continuellement en le percevant.
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ou (parce que prises séparément, elles sont petites) quelques pages, à savoir des pages 31-32 à 37. Eh bien reviens, Philarète306, à cet heureux champ que tu as déjà parcouru une fois ; et lis, afin de te pourvoir abondamment en vivres, aussi bien en nourriture saine et riche qu’en médicament bienfaisant. Moi entre-temps, je quitterai cette colline307 que l’envie de voir à distance ce fameux champ m’avait fait escalader ; je me remettrai dans le chemin qui est le mien et dont je m’étais écarté, et je poursuivrai ma route ; toi, quand tu le jugeras bon, tu me suivras. Salut308. 4. Il ne faut pas aller chercher le bonheur, mais pas non plus le repousser ; il faut l’attendre, mais non le poursuivre ; il n’est pas permis de chercher à l’attraper, il est permis de le saisir là où il s’est offert par surcroît ; on doit en user quand Dieu l’a déposé devant nous ; il convient d’accepter celui qu’il nous a envoyé. L’accepter dis-je, l’âme pleine de gratitude309 et consciente de recevoir le bienfait d’une puissance divine bien disposée310. Ce sont les chas306 Philarète est ici considéré comme un compagnon et un disciple de l’auteur, pour qui ce livre est comme un voyage à travers une contrée étrangère ; contrée dans laquelle il y a une circonscription principale, qui comprend le § sur l’observation de soi-même. Et l’auteur conseille à Philarète de revenir de nouveau à ce champ qu’il a déjà parcouru une fois, autrement dit, de s’observer lui-même de manière fréquente et répétée. 307 En effet l’auteur a quelque peu dérivé de son propos, et il a ici entassé quelques éléments qui touchaient à l’observation de soi ; et c’est pourquoi il utilise pour parler de ce tas l’image d’une colline, qu’il aurait escaladée pour voir comme de loin ce champ, autrement dit l’observation de soi-même. 308 On revient ici au propos. En effet le propos était de présenter le soutien que peut apporter l’humilité, qui était la suivante : il ne faut rien faire pour obtenir le bonheur ; idée à laquelle il était bon d’ajouter la mise en garde de ne rien faire non plus pour éluder notre bonheur. Ces deux points sont repris brièvement au début du num. 4, ensuite on passe au reste. 309 On doit faire à Dieu une seule et unique demande : de satisfaire à nos obligations ; on doit lui rendre grâces pour deux raisons : parce que nous avons satisfait en partie à nos obligations, et parce qu’il nous a accordé une part de bonheur. Il n’est pas permis de faire de demande à Dieu pour obtenir ce dernier point, mais seulement de lui rendre grâces quand il l’a accordé. Tous ces éléments sont exposés au traité qui suit directement, où il s’agit de piété envers Dieu. C’est pourquoi on introduit ici une obligation (à savoir de rendre grâces à Dieu) dont aucune mention n’est jusqu’à présent intervenue ; la raison de cette obligation apparaîtra quand nous parlerons de la piété. 310 C’est ici le bon endroit pour proposer une définition du bonheur. Puisqu’en effet beaucoup de choses en ont été dites précédemment sur le bonheur, il vaut la peine de savoir en quoi il consiste fondamentalement. Il consiste en de chastes voluptés, issues de notre conscience d’avoir satisfait à nos obligations, et notamment d’avoir renoncé à nous-même, d’avoir fait passé tout ce qui nous concerne entre les mains de Dieu. Les autres voluptés,
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tes voluptés d’un esprit voué à Dieu, d’un esprit qui a juré de respecter la loi de Dieu, et qui s’est complètement abjuré lui-même ; de chastes voluptés (en effet, que faire sinon réitérer le mot ? – car la chose est au-delà de toute expression), voluptés douces, pures, nobles. Nul ne connaît ces joies à part celui qui les éprouve ; car tous ceux qui les éprouvent le font intérieurement311. Qu’il est heureux, celui que ces joies consolent, celui dont elles rendent la vie agréable, pacifiée, apaisée ! Qu’il est heureux, celui qui accueille en lui ces joies, sans dès lors se faire à lui-même un meilleur accueil qu’à la joie ! Si cependant je pourchasse la vertu312 pour être inondé de ces joies, alors je ne pourchasse pas la vertu, mais ses joies313 ; alors je ne suis pas à l’écoute de la Raison, mais de moi ; alors je ne veux pas obéir à Dieu, [63] mais que Dieu m’obéisse. C’est pourquoi je n’atteindrai pas non plus ces joies que je pourchassais ; car ce sont des joies, non de séduisants appâts ; ce sont de dignes honneurs, non des afféteries ; et ces récompenses résultent de l’amour de Dieu, non de mon amour de moi-même. Je préférais314 me réjouir plutôt qu’obéir (je voulais obéir pour pouvoir me réjouir) ; par conséquent je m’aimais plus moi-même que je n’aimais Dieu ; en quoi ai-je le droit, et même plutôt le front, d’exiger de lui une récompense ? En fait si je suis privé de ces joies alors que j’ai bien comme celles du sexe, et celles qu’on tire de la nourriture et de la boisson, comportent toujours une part de tristesse, voire plus de tristesse que de douceur, et laissent derrière elles un insupportable regret, semblable à la mauvaise démangeaison dont le grattage procure une part d’agrément et de chatouillement mais une part à coup sûr bien plus grande de malheur et de souffrance. Qui voudrait d’une mauvaise démangeaison parce qu’il y a du plaisir à la gratter ? Il a raison, celui qui répond : moi, je n’achète pas le regret à si grand prix. 311 On évoque la différence entre ces joies véritables, qui s’accompagnent généralement d’un très profond silence, et les fausses, ou joies charnelles, où l’on se déchaîne, pousse des cris et cavale en tous sens, et qui sont pleines de confusion et de désordre. 312 Mise en garde qui vient à point ; en effet, quand nous faisons ainsi l’éloge de ces voluptés, il faut veiller scrupuleusement à ne pas se mettre à en faire le but de nos actions. Obstacle de taille pour certains imprudents qui, ayant bien réfléchi à l’ampleur des récompenses réservées à la vertu, s’attachent plus à elles qu’à la vertu même et à la loi divine ; le résultat étant que ces récompenses leur échappent en même temps. 313 A savoir que la fin ultime donne la couleur morale de l’action ; dès lors, celui qui sert la loi divine pour s’en trouver bien ne consacre pas son zèle à la loi divine mais à lui-même ; tout comme celui qui vole pour disposer de la femme d’autrui n’est pas voleur mais adultère, ainsi que l’indique un passage déjà cité d’Aristote. 314 Ces propos visent le caractère de presque tous les hommes ; en effet, presque tous pourchassent la vertu pour obtenir le plaisir et la commodité, Épicure déjà le note avec justesse ; mais il fait franchement erreur en disant qu’il faut agir de la sorte parce que les hommes le font couramment.
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agi (pour autant que je sache), je n’ai pas de quoi avoir le cœur serré, aucune raison non plus d’être triste ou de me plaindre. En effet il se pose nécessairement l’alternative suivante315 : soit j’ai cultivé la vertu pour obtenir les joies qui d’ordinaire l’accompagnent soit, ayant placé ces joies au second plan, j’ai fait ce que j’ai fait par égard pour la loi divine. Dans ce dernier cas, pourquoi souffrir de ne pas avoir atteint ce que je n’avais pas recherché ? Dans le premier, je ne subis aucune frustration ; en effet je n’ai rien fait qui puisse contribuer à atteindre ce que j’appelais de mes vœux. Je voulais me réjouir, aussi ai-je cultivé la vertu ; mais la vertu ainsi cultivée n’aide pas à saisir ces fleurs sauvages que sont les plaisirs, alors que ma vanité brûlait de l’utiliser à les cueillir. Personne ne s’indigne si le peuple n’accorde pas les plus hauts honneurs politiques et le commandement militaire à celui qui se gratte la tête (car se gratter la tête n’est d’aucune efficacité pour obtenir les honneurs et le commandement). Et la vertu n’est en rien plus efficace pour obtenir un plaisir sûr, si elle est cultivée316 pour susciter le plaisir de celui qui la cultive. Depuis longtemps déjà, les chasseurs plus rusés à l’afffût des plaisirs317 ne 315 Voici le dilemme : ou bien j’ai agi à cause de la loi de Dieu, ou bien à cause de mes joies ; si c’est à cause de la loi de Dieu, il n’y a pas de quoi se plaindre si je n’ai pas des joies que je n’ai jamais voulues ; si c’est à cause les joies elles-mêmes, pas de quoi se plaindre non plus parce que je n’ai rien fait qui vaille d’obtenir ces joies. En effet, ces joies sont propres à la vertu ; quant à moi, je n’ai pas pratiqué la vertu en agissant à cause de ces joies. Cette exhortation est dès lors tout à fait opérante, et pleine d’une sorte de mâle consolation : tu te plains d’avoir été privé d’un plaisir spirituel ? Tu n’as aucune raison de te plaindre ; en effet, ou bien tu as bien agi pour réaliser la loi de Dieu, ou bien tu t’es mis en quête de ton plaisir ; dans le second cas, tu n’as pas mérité le plaisir ; dans le premier, pourquoi te plains-tu de ne pas être en possession, d’être en manque de ce que tu ne cherchais pas ? Nombreuses sont les autres consolations ; elles sont bien souvent risquées et lâches. Car il y a un risque que notre consolation ne pousse et n’entraîne à la chute celui qui déjà vacille et glisse sur la pente de ses plaisirs et de la facilité (tel est assurément celui qui se plaint d’avoir été privé de plaisirs spirituels). 316 Car la vertu cultivée à cette fin n’est pas vertu, mais amour de soi ; il n’est dès lors pas étonnant qu’elle ne contribue pas à ces plaisirs, qui sont propres à la vertu. 317 Cela tient aussi à la nature du plaisir. On ôte en effet au plaisir le meilleur de sa sève en faisant quelque chose pour l’obtenir ; alors qu’il donne le meilleur de son agrément en tombant par hasard à son insu sur une personne absorbée par autre chose. Dès lors, rien d’étonnant à ce que ces joies ne s’offrent pas avec autant de pureté et autant de sève à ceux qui cultivent la vertu pour le plaisir et les joies spirituelles qu’à ceux qui, ayant placé ces joies au second plan, n’ayant pas défléchi vers elles le mouvement de leur esprit, font exactement ce qu’il faut faire, et se consacrent à la loi divine pour elle-même ; en effet c’est comme s’ils n’étaient pas sur leurs gardes, occupés à regarder ailleurs quand ces plaisirs spirituels s’insi-
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prisent pas le plaisir ménagé avec application et raffinement. Mais alors que tous ceux qui chassent ici sont bredouilles, eux sont d’autant plus ridicules dans leur déception qu’ils sont expérimentés pour guetter le gibier318. Comment dès lors pourrions-nous nous ménager du plaisir, si ni l’application ni la négligence ne nous est permise pour nous le ménager ? Recouvre, détruis d’une belle et grande rature l’ensemble de cette question ; tout entière, c’est une faute de copie. Va m’enfouir ton âme dans ses obligations, qu’il ne dépasse pas même un ongle à utiliser pour accrocher et tirer jusqu’à elle sa commodité, ses plaisirs, ses consolations, ou toute autre chose qu’elle aurait l’habitude de rapporter à elle-même et qui lui semble constituer son bonheur. [64] § 12. Fruit de l’humilité 1. L’humilité porte son fruit319 dans une boîte320 ; mais n’importe ! Ceux qui, trop avides et imprudents, ont eu la mauvaise idée de vouloir que cette boîte s’ouvre à eux se sont infligés toutes sortes de désastres, de maladies mentales et mêmes physiques321. Quelle drogue recèle donc la boîte de Pandore, assez puisnuent en eux, d’autant plus charmants qu’ils étaient plus inattendus et moins recherchés. Ceux qui cultivent la vertu pour le bonheur qu’elle donne ont donc désormais deux raisons de ne pas l’obtenir. La première raison se déduit de la nature de la vertu ; car la vertu cultivée pour le bonheur n’est pas vertu, et par conséquent ne s’entoure pas de cet essaim de récompenses qui sont essentielles à la vertu. L’autre raison se tire de la nature du bonheur ; car le meilleur de sa sève manque au bonheur auquel manque ce côté inattendu, non recherché, et d’ailleurs, ce n’est pas le vrai bonheur. 318 Nous avons déjà dit un mot dans ce § au num. 2 sur ces chasseurs de plaisirs, dont la plus grande ruse est de chasser ces plaisirs en les fuyant. Plus nous mettons de ruse à poursuivre, plus notre frustration sera triste et amère pour nous, et ridicule pour les autres. Dès lors ceux qui poursuivent leur bonheur en droite ligne en sont certes frustrés ; mais ceux qui le poursuivent en faisant des détours sont dans le même bateau et sont frustrés de leur bonheur ; et cette frustration les expose en outre à être plus amers quant à eux, et à être la risée d’autrui. 319 Le fruit de l’humilité est la sublimité ; s’envelopper dans le mépris de soi-même, c’est obtenir le maximum d’estime, d’honneur et de considération ; le fruit du détachement visà-vis de son propre bonheur, c’est d’obtenir de la part de Dieu le maximum de soin et d’application à l’endroit de notre bonheur, à savoir d’obtenir qu’il octroie ce bonheur. 320 C’est une allusion à la boîte de Pandore, car l’humilité est ici comparée à Pandore. 321 Autrement dit, quand des gens trop curieux font des fouilles pour trouver les récompenses de la vertu, et notamment de l’humilité, ils sont victimes d’aspirations et d’affections qui les poussent vers ces récompenses, et ils se mettent désormais à pourchasser la vertu non
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sante pour se répandre instantanément dans les airs, partout où c’est possible, en une émanation si infecte et si pestilentielle ? La plus haute sublimité – et elle t’est accessible322 –, le plus haut bonheur – il est possible d’être élevé jusqu’à lui –, n’est-ce pas là des drogues ? Ce sont des drogues dis-je323, si tu les recherches ; mais ils sont tels qu’en eux-mêmes si tu es patient et si, bien entouré par les barreaux de tes obligations, tu laisses entièrement à Dieu le soin de ton élévation aussi bien que de ton humiliation, de ton bonheur aussi bien que de ton malheur. Dans ton humilité, tu t’es abandonné324 au Très-Haut ; c’est lui qui te possède (et en effet tu ne peux plus désormais être possédé par personne d’autre325) ; que tu es sublime ! En t’abandonnant, tu a commencé à aimer celui qui est toutpuissant ; lui t’aime en retour (de fait, sa noblesse ne lui laisse pas d’autre possi-
pour elle, mais pour eux-mêmes ; or c’est manquer totalement à la vertu, et déchoir dans l’amour de soi le plus funeste, en un mot, donner en plein dans le péché, et même aller tête baissée vers tous les désastres et malheurs que le péché entraîne nécessairement avec lui. 322 C’est la réponse à la question précédente ; à savoir que le fruit de l’humilité est pour les hommes une drogue très puissante, puisqu’un regard sur lui les rend désireux de le rechercher et de cultiver la vertu pour s’emparer de lui. 323 Le fruit de l’humilité n’est pas une drogue en soi, mais seulement par accident ; car intrinsèquement, ce fruit est à lui seul tout notre bonheur, mais par accident il devient pour nous une drogue quand nous le recherchons et le convoitons, comme la démonstration en a déjà très souvent été faite dans ce livre. 324 Nous avons dit ce qu’est le fruit de l’humilité ; on fait ici en peu de lignes la démonstration on ne peut plus vigoureuse et efficace que c’est vraiment là le fruit de l’humilité. 325 En effet, qui a renoncé à lui-même, et n’est pas possédé par lui-même, ne peut plus désormais être possédé par personne, sinon par Dieu. Celui qui s’est quitté lui-même n’a de fait nulle part où aller, sinon vers la Raison, ou vers la loi de Dieu ; tant qu’il ne parvient pas jusqu’à elle, il colle encore à lui-même, il se soucie encore de ses intérêts, il se met encore en peine de lui-même. Car celui qui n’agit pas en vertu d’un ordre de la Raison n’a pas d’autre raison d’agir que son caprice ; de fait il n’y a pas de milieu entre ces deux motifs, et toutes nos actions intentionnelles (cela seul ressortit à la morale) sont dictées soit par un ordre de la Raison soit par notre caprice ; mais ce n’est pas le quoi de l’action mais son pourquoi qui ressortit à la vertu ou au vice. Par conséquent, si tu agis à la fois par caprice et en vertu d’un ordre de la Raison, et non purement en vertu d’un ordre de la Raison, tu commets automatiquement un péché ; voire, si ton caprice est d’obéir à la Raison, et que tu obéis par caprice, de nouveau tu commets un péché, et ton action relève non de la vertu mais du caprice. Par conséquent faire le moindre mouvement pour se quitter soi-même, c’est aller vers Dieu et être en Dieu ; celui qui est humble, c’est-à-dire, qui a renoncé à lui-même, ou s’est quitté lui-même, est donc nécessairement déjà allé vers Dieu, au point qu’il a pour ainsi dire rejoint le Très-Haut dans sa hauteur.
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bilité envers toi326) ; comme tu es heureux ! Tu l’aimes d’un amour d’obéissance (c’est ta seule possibilité327) ; lui t’aime en retour d’un amour de bienveillance et de bienfaisance (car lui aussi n’a envers toi que cette possibilité328). Tu aimes à la mesure de ce que tu es, petitement (car tu es homme) ; lui t’aime en retour à la mesure de ce qu’il est, c’est-à-dire sans mesure (parce qu’il est Dieu). C’était juste des remarques faites en passant à propos de notre sujet, le fruit de l’humilité 329 ; nous leur donnerons l’approfondissement que mérite ce thème quand nous traiterons de la récompense de la vertu. Attention : je n’ai pas affirmé d’abord les humbles aiment Dieu, et ensuite Dieu les paie de retour ; je ne l’ai pas affirmé, dis-je, et cela devrait suffire. Mais les calomniateurs ont tant d’influence auprès des ignorants (qui sont leurs esclaves) que souvent on ne s’en tire pas indemne quand on n’affirme pas sans dire en même temps qu’on n’affirme pas ; ainsi ce genre d’hommes se réjouit-il de la servitude des autres hommes. 2. Mais voici pour toi, sur notre théâtre, une péripétie inattendue à la tribune des Dieux330 ! L’humilité a coupé la langue à la diligence331, arraché 326
Car il faut être la lie de l’humanité pour ne pas payer de retour celui qui vous témoigne visiblement un amour sincère ; ainsi, ce signe distinctif ne doit pas être une marque d’opprobre pour la divinité qui est de loin la chose la plus noble du monde. D’où l’on déduit nécessairement cet argument : si tu aimes Dieu, tu seras payé de retour. 327 À savoir que les autres amours n’ont pas de place en Dieu et dans sa loi, comme tu le vois au § 1 de ce livre, num. 6 et 7 ; on en dira encore quelques mots par la suite, quand nous parlerons de la fin et des moyens. 328 À savoir que l’amour passion ne lui correspond pas, pas plus que la sensibilité, puisqu’il est incorporel ; mais l’amour d’obéissance à mon égard peut encore moins être en lui : il ne pourrait en aucun cas m’obéir, en tant qu’il est essentiellement mon maître. 329 Il a été démontré que l’homme de bien, c’est-à-dire l’homme humble, est aimé par Dieu d’un amour de bienveillance si grand qu’y compris Dieu lui-même ne pourrait en concevoir de plus grand envers lui. D’où il s’ensuit avec la plus grande évidence qu’on ne peut imaginer plus grande béatitude que celle de cet homme, après celle de Dieu. 330 C’est un éloge de l’humilité énoncé sous forme de poésie ou de fable ; il est assurément très facile de comprendre l’interprétation mythologique et l’explication de cette fable quand on a eu l’occasion de feuilleter ce modeste traité. 331 En effet, dès que l’humilité (c’est-à-dire le détachement de soi-même) s’est jointe à la diligence (ou écoute attentive de la raison), immédiatement la diligence est comme frappée de mutisme, et se fait tout entière écoute. De fait, qui ne se soucie pas de lui-même ne fixe pas de loi au monde mais se contente d’entendre et d’écouter attentivement la loi que Dieu a écrite pour lui. En effet, les hommes recèlent une sorte de secrète faiblesse qui les incline à élaborer sur le monde des discours qu’ils ne tiennent pas de ce dernier ; en cela, une sorte de faiblesse dissimulée, qu’eux-mêmes ne s’efforcent guère de comprendre, les pousse à briguer le trône de Dieu, à tenter d’usurper ce qui est le propre de Dieu. Car il appartient à Dieu seul
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les yeux à l’obéissance332, préparé pour la justice je ne sais quelle mixture333 de fixer au monde des lois sans les tenir de ce dernier ; il n’est pas de notre ressort de fixer des lois au monde, mais seulement de lire les lois écrites pour lui. Par exemple un corps (ou objet étendu) est du même coup divisible (ou non susceptible d’être pénétré ou dupliqué) ; c’est une conséquence nécessaire, ainsi que nombre d’autres lois semblables que démontrent les physiciens et les métaphysiciens. Dieu a fixé pour lui ces lois, que d’une certaine manière il a tracées du doigt à son intention ; il est par conséquent de notre ressort certes d’aller les découvrir, de les lire, de leur prêter une oreille attentive. Mais fixer à un corps une loi (par exemple faire qu’il ait une limite, et que son extension ait des bornes données) sans l’avoir trouvée inscrite en lui, sans que le corps lui-même nous en ait donné l’indication, cela n’est pas de notre ressort ; et briguer un pouvoir semblable c’est, chaque fois, comme briguer une sorte de divinité. Le même phénomène a lieu dans le domaine éthique, ainsi quand nous décidons pour nous d’une obligation, que la Raison n’a pas établie. Vois la page 57. Donc l’humilité procure une situation dans laquelle la diligence ne prend jamais la parole, où elle reste totalement muette et pour ainsi dire avale sa langue ; une situation où elle ne fait jamais valoir son point de vue, où au contraire elle prête une oreille attentive et accorde l’attention la plus fine à ce que dit Dieu, où elle met le plus grand empressement à prendre bonne note de ces lois qu’elle voit gravées dans le monde par Dieu, et ne fait jamais intervenir son point de vue. 332 En effet, dès que l’humilité (ou détachement de soi-même) s’est jointe à l’obéissance (ou exécution de la Raison), l’obéissance limite désormais son champ de vision et ne s’autorise, au contraire, qu’à marcher comme une aveugle sous la conduite de la Raison ; elle n’est conduite par aucun égard pour elle-même, ne prend pas en compte son avantage, mais se contente d’exécuter les conseils prodigués par la Raison, ayant congédié toute autre considération. Mais l’aveuglement de l’obéissance se révèle le plus face aux récompenses de la vertu, qu’elle prend l’initiative de ne pas poursuivre, de ne pas viser, et face aux châtiments du péché, qu’elle prend l’initiative de ne pas fuir, de ne pas prendre en compte ; en revanche elle se contente de poursuivre la vertu elle-même, la loi de Dieu (ou Raison). Aussi a-t-on raison de la dire aveugle, elle qui ne voit rien là où tous les hommes pensent qu’il leur faut avoir de si bons yeux. L’homme de bien (ou obéissant) connaît certes les récompenses qui lui sont réservées s’il agit bien, et les châtiments qui lui seraient réservés autrement ; mais cette perspective n’entre pas dans son obéissance ; il adopte vis-à-vis de cette idée une attitude purement spéculative, et non pratique ; il ne la fait pas entrer dans son intention mais bien ancré dans sa considération, lui ordonne de s’arrêter dehors. Vois au § 12 du num. 2 : la plupart des hommes reconnaissent l’obéissance aveugle comme par un instinct naturel, mais certains d’entre eux en ont fait une application tout à fait pervertie, en voulant la mettre au service d’intérêts particuliers et lui faire suivre aveuglément leurs manœuvres ; ils illustrent très bien le proverbe : un aveugle conduisant un aveugle fait tomber l’un et l’autre dans le trouyy. Mais bien qu’elle soit certes aveugle en elle-même, la vraie obéissance suit la sagesse et la prudence, filles de la diligence, dotées elles des meilleurs yeux ; d’où l’absence, pour elle, de tout risque de chute. 333 Quand l’humilité (ou détachement de soi-même) s’ajoute à la justice, le résultat est qu’elle se fige entièrement, et ne penche plus jamais ni vers le plus ni vers le moins. En effet,
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[65] car elle est devenue totalement raide, et n’offre nulle part de souplesse. C’est une bonne chose que mon Philarète se trouve dans le champ de Mélampos334 ; je recevrais des coups335 si en descendant des gradins il me rencontrait, à cette tragédie. Mais ô Spectateurs, ces déesses sont belles, même ainsi ; ou plutôt, c’est seulement ainsi qu’elles sont belles336. Regardez : comme elles sont gracieuses ! Comme elles sont éclatantes ! Comme cette prestance leur sied bien ! Seule de la grâce s’exhale des blessures qui marquent pour ces sœurs l’accueil fait à leur sœur ; des blessures ? – mais n’est-ce pas plutôt des ornements ? Celle-là est privée de langue, et comme elle est paisible dans son mutisme ! Comme elle est apaisée ! Quelle distinction dans son silence ! Avec quelle distinction elle élude le vacarme de notre foule ! Quelle gentillesse chez cette aveugle ! Et de la voir ainsi conduite par ce vénérable vieillard (est-ce son père337 ? Il semble bien), quel pieux spectacle ! Et celle-là toute dressée, n’estelle pas pleine de vigueur ? Le front sublime, le corps tendu, n’est-elle pas tout qui n’est conduit par aucun souci de soi ne fera ni plus ni moins que ce que dit la Raison ; de fait ce plus et ce moins viennent toujours de l’amour de soi ; quand la Raison ordonne d’accomplir un acte, pas plus, pas moins, c’est nécessairement au nom d’un caprice personnel que tu en ferais plus ou moins. Et voilà en pleine lumière l’amour de soi, le souci de soi, ennemis de l’humilité. 334 Autrement dit, qu’il se trouve encore à présent en pleine observation de soi, et occupé par cette activité. On comprend en effet, quand on parle de ce champ, qu’il s’agit de l’observation ; Philarète était déjà parti en direction de ce champ au § 12 num. 3, et on imagine qu’il n’en est pas encore revenu. 335 En effet notre Philarète est pour la vertu un amant jaloux, mais d’une jalousie qui manque souvent prudence (cas très fréquent chez les jaloux) ; c’est visible dans les objections qu’il fait contre la sixième obligation, au num. 3 et 4 § 9, où il assume la mission de la Vertu avec trop d’acharnement et pas assez de prudence. 336 Autrement dit, diligence, obéissance, et justice (ici présentes au titre de déesses) ne sont pas en possession de leur essence complète, et ne sont pas conformes à leur réputation, si l’humilité ne s’y est ajoutée. En effet diligence sans humilité dira son point de vue ; or ce n’est pas le fait de la diligence, mais de la vanité. Obéissance sans humilité se prendra en compte elle-même ainsi que son intérêt ; or ce n’est pas le fait de l’obéissance, mais de l’asservissement à soi. Justice sans humilité penchera tantôt vers le plus, tantôt vers le moins, au gré de ce qu’exigeront le caprice ou le calcul des avantages personnels ; or ce n’est pas le fait la justice, mais de la fluctuation et du déséquilibre le plus instable. 337 Autrement dit, obéissance est conduite par la Raison, ou λόγος; or celui-ci est le père de l’obéissance, et la vertu est sa mère. En effet, la vertu est amour de la Raison ; la prenant dans son étreinte, cet amour féconde la Raison et procrée les vertus cardinales. C’est pourquoi la Raison représente analogiquement le père dans l’allégorie des vertus cardinales.
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entière noble et pleine de grandeur ? Regardez ; que voyez-vous, sinon les trois Grâces ? J’entends je ne sais quel tapage. C’est peut-être le frère de notre Philarète338 qui est peut-être à la porte en colère contre moi ; il se plaint avec mauvaise humeur que je me fasse édile339 en me passant du suffrage populaire ; que j’aie présenté sur la scène des déesses – et même sans masque, comme font d’autres, mais telles qu’en elles-mêmes ; que je leur aie fabriqué des gardiens, des danseuses. Je n’ai accompli aucune fabrication ni représentation ; je les ai laissées être ce qu’elles sont ; elles se sont tenues dans leur sanctuaire, à la tribune des dieux qui est la leur ; d’où il leur a semblé bon de nous donner le spectacle que vous venez de voir. Et les déesses ne se livrent pas à des mises en scène impies340, mais s’adonnent à une tâche sacrée. Moi, 338
Philarète lui-même était absent, mais parmi les spectateurs en voici un qui lui ressemble, qui de ce fait est appelé son frère. Amant pareillement jaloux mais trop peu prudent de la vertu, il estime qu’on outrepasse la bienséance à composer une fable sur les vertus comme celle qui est présentée ici. 339 En effet il revenait autrefois aux édiles de donner des jeux et de présenter des spectacles pour le peuple. 340 Ici l’auteur répond à l’objection que le frère de Philarète avait faite ; à savoir qu’il ne faut pas tant prêter attention à la fable proposée ici, qu’à l’interprétation mythologique et à l’explication de cette fable. Cependant l’auteur ne fournit pas cette interprétation mythologique à sa place, la sachant assez présente à l’esprit de ses lecteurs même peu assidus. Argument du § 12 Accompagné d’un résumé de tout le livre [à savoir du traité I]. Le sujet de ce livre est l’humilité, même si ce n’est pas ce qu’indique le titre, et ce pour deux bonnes raisons. Et pour qui entend parler des vertus cardinales, l’humilité en tant que telle est nécessairement le thème principal. Or il y a quatre façons (pas plus semble-t-il) de prouver que nous devons être humbles, ou sans souci ni considération de nous-mêmes ou de notre bonheur. Dans un premier temps, deux preuves sont tirées de la définition de la vertu. En effet, puisque la vertu est l’amour de la Raison, il a été démontré que l’amour ne peut se porter sur deux objets, et par conséquent que l’amour de la Raison n’admet pas l’amour de nous-mêmes. La deuxième est que la Raison, dans la mesure où elle est loi, ne peut être aimée si nous nous aimons ; en effet la loi, en tant que loi, ne vise pas le bien de celui pour qui elle a été établie, mais l’obligation. Voilà par conséquent deux preuves. La troisième se dégage de la définition et de l’essence de ce que nous sommes ; définition contenue dans l’observation de nous-mêmes, d’où il a été conclu que notre influence est nulle, et que par conséquent notre volonté doit aussi être nulle – autrement dit, que nous devons rejeter tout souci de soi. La quatrième preuve est tirée de l’essence de Dieu ; en effet, il est essentiellement le maître, lui seul peut se pencher sur son propre bonheur ; nous, nous devons servir ; vois les notes (note 2) apportées au § 12.
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je suis le guide : je te dévoilerai ces mystères ; mais seulement à la condition (car autrement ce serait sacrilège) que tu aies été initié.
Autre résumé du livre. Je veux faire ce qu’ordonne la Raison (je suis honnête) ; en conséquence, je suis à l’écoute de ce que dit la Raison (je suis diligent) ; autre conséquence, je fais ce que dit la Raison (je suis obéissant) ; conséquence supplémentaire, je me contente de faire cela (je suis juste) ; et dernière conséquence, je ne suis conduit par aucun souci de moi (je suis humble). En étant à l’écoute de la Raison, je me détourne des choses extérieures, je fais une conversion en moimême (référence aux parties de la diligence). En faisant ce que dit la Raison, à la fois j’accomplis ce qu’elle ordonne et j’écarte ce qu’elle interdit (référence aux parties de l’obéissance). En me limitant à cette action, je ne fais pas plus, pas moins (renvoi aux parties de la justice, dont l’une est appelée pureté, l’autre perfection). Pour être détaché de moi-même, je m’observe moi-même, et parce que ce faisant je vois que je n’ai aucun pouvoir, je n’exerce pas non plus ma volonté (mention des parties de l’humilité, dont l’une est appelée observation de soi, l’autre dédain). Pour percevoir correctement la Raison, je m’engage dans une relation familière avec elle ; je me consacre à elle, quand elle est à ma portée, je répète ce que je sais bien faire (c’est pour moi le soutien de la diligence dont je fais preuve). Pour agir parce que la Raison l’ordonne, je me déshabitue d’agir parce que les hommes l’ordonnent (c’est pour moi le soutien de l’obéissance dont je fais preuve). Pour agir dans les limites de cet ordre, j’examine la nature, et je grave très profond en moi l’idée qu’aucun être auquel on reconnaît l’existence ne comporte si peu que ce soit un manque ou un surplus (et ma trouvaille, c’est en quelque sorte le soutien de la justice). Pour être détaché de moi, je décide de ne pas me mettre en peine pour la récompense de la vertu et le châtiment du péché, et de m’en remettre à la loi de Dieu pour entreprendre ou écarter une action (et ma trouvaille, c’est en quelque sorte le soutien de l’humilité). Quand je suis à l’écoute de la Raison, je finis même par percevoir ce qu’elle dit, et j’ai la connaissance (c’est la récompense de la diligence dont je fais preuve). Quand je fais ce qu’ordonne la Raison, je suis libéré, et je ne suis plus le serviteur de personne (c’est la récompense de l’obéissance dont je fais preuve). Quand je fais seulement ce qu’ordonne la Raison, j’en fais assez, et je suis assouvi (c’est la récompense de la justice dont je fais preuve). Quand, détaché de moi-même, je renonce à moi, Dieu lui-même me reçoit (c’est la récompense de l’humilité dont je fais preuve).
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TRAITÉ II DES VERTUS COMMUNÉMENT DITES PARTICULIÈRES
PRÉAMBULE
[66] La vertu est une et unique. Donc quand nous disons qu’il y a plusieurs vertus nous ne nous plaçons pas du point de vue qui considère la vertu elle-même, intrinsèquement et de manière abstraite, mais nous descendons mentalement au niveau des devoirs de la vertu, qui sont des effets vers lesquels fait pencher la vertu. En effet, la vertu étant la résolution de faire ce qu’ordonne la Raison (comme le premier traité le fait apparaître), elle fait dès lors toujours pencher vers un acte donné, qu’on appelle son devoir. Ces devoirs sont très divers ; en effet la vertu fait souvent pencher à faire une dépense, et rapportée à ce devoir, elle est appelée générosité ; souvent c’est à épargner une dépense, et elle en tire l’appellation de frugalité ; souvent c’est à parler, plaisanter, et elle tire de ce devoir l’appellation d’enjouement et de politesse ; souvent c’est à prendre des décisions dans le sérieux et la gravité, et elle tire de celui-ci l’appellation de gravité et d’austérité ; tantôt la vertu connaît le succès, et elle adopte l’allure de la tempérance, tantôt des revers, et on l’appelle courage. En fonction du moment et de l’indéfinie variété des circonstances, elle adopte et pour ainsi dire revêt pour correspondre à leur diversité divers noms qu’elle endosse comme autant de parures ; pourtant elle-même dans toutes ces circonstances est une et toujours la même. Les vertus cardinales sont pour leur part inséparables de ce devoir auquel la vertu donne forme, en effet elles se trouvent nécessairement prises dans tout exercice d’un tel devoir ; quant aux particulières, elles sont séparables, et on peut rencontrer un devoir de vertu où telle ou telle vertu particulière ne se retrouve pas ; tout comme aucune frugalité ne brille dans le devoir de générosité, la libéralité ne se laisse pas remarquer dans le devoir de frugalité et l’austérité n’est pas tenue de se manifester dans le devoir d’enjouement. Donc les vertus cardinales sont en quelque sorte des propriétés de la vertu quand elle se déploie en devoir et en action, [67] propriétés qu’elle ne peut par
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conséquent jamais perdre à chaque fois qu’elle s’acquitte de quelque devoir ou charge qui est sien ; alors que la vertu particulière est accidentelle dans le déploiement de la vertu en devoir, et peut par conséquent être facilement séparée et disjointe de ce déploiement de la vertu ; toutes ces idées seront mieux mises en lumière dans les toutes prochaines lignes. Il y a deux aspects de la chose : les vertus cardinales sont la vertu qui aboutit à son déploiement en un devoir quelconque ; les vertus particulières, elles, sont la vertu qui se déploie de manière déterminée dans tel ou tel devoir ; par exemple la générosité est la vertu qui se déploie dans les dépenses, la frugalité est la vertu qui s’abstient de dépenser. Pourtant on considère parfois que ces vertus particulières précèdent le devoir, non dans la mesure où elles se déploient, mais où elles seraient disposées à le faire si l’occasion y portait. Et dans le même sens on peut qualifier de généreux des gens qui ne font encore aucune dépense (et auraient l’intention d’en faire si l’occasion y portait, s’il y avait matière ou moisson à la clé, s’il y avait de quoi donner et à qui), et de frugaux les gens qui font d’ores et déjà de grandes dépenses (et auraient l’intention de ne pas le faire si la situation se présentait différemment). Et selon ce raisonnement, toutes les vertus particulières concourent à faire l’homme de bien ; et il est à la fois courageux et tempérant, en même temps enjoué et austère, et aussi bien généreux que frugal, etc. Mais selon le premier raisonnement l’homme de bien possède souvent une vertu particulière (par exemple dans l’accomplissement d’un devoir donné attaché à la vertu) tout en étant privé de certaines autres (autrement dit celles dont il ne remplit pas encore les devoirs). La seconde acception est meilleure et plus exacte ; en effet c’est manquer d’exactitude de priver d’une vertu l’homme qui n’exécute pas le devoir attaché à cette vertu faute de la matière ou des outils indispensables ; tout comme nous ne pensons pas que la perte de ses outils ou de sa matière première fasse perdre son art à un artiste ; on continue de considérer comme tel un peintre privé de pinceau, de toile et de couleurs. Il en va de même pour l’homme de bien, et il est généreux même quand il n’a rien à donner ni à qui le donner. Ce deuxième traité a donc trois parties ; mais si tu veux que quatre paragraphes constituent eux aussi une partie, il y en aura quatre : Partie I. Des Vertus particulières en général, contenu des quatre premiers §. Partie II. Des Vertus particulières à notre égard, à savoir la tempérance et le courage. Partie III. Des Vertus particulières à l’égard de Dieu, à savoir la piété et la religion. Partie IV. Des Vertus particulières à l’égard de tout autre homme (le prochain, pour les chrétiens), à savoir la justice et l’équité.
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PARTIE I DES VERTUS PARTICULIÈRES EN GÉNÉRAL
§ 1. Le devoir de vertu [68] 1. Le devoir de vertu est l’objet de l’obéissance (ou cet acte et cette action) vers lequel la vertu incline. En effet, la vertu est résolution d’agir ; l’exécution qui découle de cette résolution est l’obéissance ; l’acte lui-même, nous l’appelons devoir. Certains autres l’ont pris dans un autre sens ? Cela ne doit pas nous arrêter. Poser une définition donne le droit de dire ce qu’on signifie par l’usage d’un nom quel qu’il soit, même s’il se trouve que d’autres ont voulu lui donner d’autres significations. Cette définition du devoir fait apparaître que la vertu elle-même compte aussi parmi les devoirs de vertu ; car c’est la résolution de faire ce qu’ordonne la Raison qui nous fait accomplir ladite résolution de faire ce qu’ordonne la Raison ; et tout comme l’agrément qui nous retient dans un objet comporte lui-même un agrément propre, de même la résolution qui nous pousse à former une résolution et une décision est pour nous par elle-même une résolution. C’est pourquoi il faut se garder avec la plus grande vigilance de nous figurer qu’avant cette résolution, où la vertu réside, il existerait des charmes et comme des aiguillons utilisés par la Raison pour nous attirer et nous inviter à prendre la résolution de décider de faire ce qu’ordonne la Raison ; car c’est ruiner toute la vertu et plonger dans l’amour de soi, que nous avons fait tant d’effort pour chasser et repousser au premier traité. En effet charmes et invites de toute sorte ne peuvent engendrer autre chose que l’amour passion ; tout ce qui sort de cet amour est péché et relève de l’intempérance, comme nous le verrons bientôt au § sur la tempérance. Donc si la vertu présuppose ces charmes et invites dont userait la Raison pour nous inviter à lui obéir, la vertu elle-même touchera nécessairement au caprice et
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à l’intempérance, autrement dit la vertu ne sera pas vertu mais vice, ce qui est tout à fait absurde. Par conséquent la résolution d’obéir à la Raison est première, et d’une certaine manière naît d’elle-même ; elle est en elle-même la vertu tout entière, et elle est aussi un devoir de vertu particulier. Ces propos font en outre facilement la lumière sur l’existence d’un certain devoir de vertu interne, dont on s’acquitte dans l’esprit ou dans l’âme ; et d’un autre externe, qui se réalise hors de l’esprit, dans le corps et le monde. En effet, même si nous n’avons aucun pouvoir sur le monde extérieur (ce que nous avons appris au traité I par l’observation de nous-mêmes), pourtant la vertu nous ordonne souvent de faire tout notre possible [69] (c’est-à-dire d’exercer efficacement notre volonté) pour agir sur le monde extérieur ; comme il apparaît dans l’obligation de manger, etc., sur laquelle tu peux te reporter au traité I. De ces propos, on tire encore facilement la conclusion que parfois le devoir de vertu reçoit sa forme de la vertu, mais que parfois il est sans forme, et comme vide de vertu ; ainsi, par exemple, l’acte de donner sans compter et de faire de grandes dépenses réalise le devoir de générosité ; il ne reçoit cependant pas toujours sa forme de la générosité mais souvent de la prodigalité (car les hommes prodigues eux aussi offrent sans compter et font de grosses dépenses), souvent, oui, de l’avarice (car souvent les avares donnent, afin qu’on leur donne plus), souvent de la vanité et de l’ostentation, ou de quelque autre vice. Le devoir sans forme et vide de vertu reçoit souvent sa forme des qualités natives (ou caractère), souvent du hasard (ou fortune), souvent (et c’est le plus fréquent) de quelque vice. Ainsi, nombreux sont ceux qui se tiennent éloignés de l’injustice et de la cruauté en raison de leur nature tendre, douce et encline à la compassion (ici le devoir est dénué de vertu et jusque-là sans forme, mais il reçoit sa forme des qualités natives et du penchant naturel). Certains sont généreux par un tour de la fortune, en ayant transmis à leurs héritiers ce qu’ils devaient laisser à leur mort (ici la fortune accomplit le devoir de vertu). Quant au vice, à la manière dont il assume parfois le rôle de la vertu, nous en avons déjà parlé. Au devoir, nous opposons le déchoir (qu’on nous permette de l’appeler ainsi). C’est l’acte et l’œuvre vers laquelle le péché incline. Et il apparaît facilement que souvent on trouve la vertu dans le déchoir et le péché dans le devoir ; dans le premier cas par ignorance (comme quand dans une juste guerre un fils tue son père enrôlé sous le même drapeau, son compagnon d’armes, en le prenant pour un ennemi) ; dans le second cas par simulation, méchanceté et perversité (comme quand on donne avec largesse pour couvrir son avarice).
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§ 2. La vertu est indivisible Indivisible est ce qui ne peut être divisé en parties. Donc pour nous, la vertu est dite indivisible, parce qu’une vertu ne peut exister sans une autre ; au contraire, toutes sont nécessairement là où l’une d’elles se trouve, et aucune où elle n’est pas. Ce qui assurément est très clairement établi pour les vertus cardinales dans le précédent traité, où nous avons démontré que la vertu, à chaque fois qu’elle tend vers son devoir, est nécessairement accompagnée des quatre suivantes : la diligence, l’obéissance, la justice, et l’humilité. Pour les vertus particulières, ce n’est pas aussi lumineux ; et il y a plus : on a l’air de soutenir cette position on ne peut plus fausse des stoïciens, que nous ramassons dans la formule l’une des vertus particulières ne peut exister sans les autres. En effet, quoi de plus absurde aux yeux du commun ? L’homme enjoué [70] et plaisant doit aussi être chaste, pieux et religieux ? Et l’homme sérieux et austère ne peut-il pas être avare et ignoble ? Il en va pourtant ainsi, et seul le commun est aveuglé par le préjugé, dont il est totalement victime en confondant la vertu et le devoir de vertu, qui sont pourtant des choses dont la différence est suffisamment révélée par le § précédent où nous avons montré non seulement qu’ils sont différents (ce qui suffit à les distinguer), mais que chacun pouvait être disjoint et séparé de l’autre ; de fait, on rencontre souvent le devoir de vertu sans la vertu, et la vertu sans le devoir, voire accompagnée du déchoir – ce qui a été suffisamment démontré dans le même passage. Donc le commun s’émeut de cette question : pourquoi le spectacle courant d’un déserteur du devoir de chasteté remplissant le devoir de politesse lui fait-il considérer comme poli l’homme sans chasteté ? Loin de nier le fait, nous le déclarons plus éclatant que le soleil de midi ; mais qu’il s’ensuive par conséquent que la politesse ait été disjointe de la chasteté, nous le nions énergiquement. De fait l’homme qui, dans une situation donnée, remplit le devoir de politesse sans remplir du même coup celui de chasteté n’est pas plus poli que chaste ; et le devoir de politesse chez cet homme est sans forme et vide de cette politesse qui est la vraie vertu. En effet, pourquoi remplit-il le rôle de l’homme poli ? Est-ce à l’invitation de la Raison ? Pas le moins du monde ; car la Raison invite aussi, et invite à part égale, à remplir le rôle de l’homme chaste ; par conséquent, s’il est mû par la Raison, rien n’explique qu’il adopte un rôle et pas l’autre. Ce n’est donc pas la Raison qui le pousse à ce devoir de politesse, mais son caprice ; il aura été poli parce que tel aura été son bon
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plaisir, mais non parce que la Raison l’aura ordonné ; car celle-ci ordonnait aussi d’être chaste, ce que lui a refusé. Ainsi, de deux recommandations de même importance faites par un ami, si je ne consacrais mes efforts qu’à une seule et négligeais l’autre, ce n’est pas la recommandation de mon ami qui expliquerait mes efforts, mais un choix et une décision de ma part ; de même, de deux devoirs que nous a prescrits la Raison, si nous exécutons seulement l’un et négligeons l’autre, ce n’est pas la Raison qui prend cette exécution à son compte, mais notre caprice et notre bon plaisir. Aussi n’y a-t-il dans cette exécution aucune vertu, ou amour de la Raison, mais du caprice, ou philautie. C’est pourquoi l’explication générale du fait qu’aucune vertu ne puisse être disjointe d’une autre vertu est la suivante : nous sommes convaincus par le plus certain des arguments que cette vertu qui serait disjointe d’une autre serait non vertu mais caprice, résultat clairement établi par nos dires précédents. Et nous nous déferons facilement du préjugé, dont auparavant nous étions victimes avec le commun, une fois appliquée la bonne distinction entre la vertu [71] et son devoir, distinction assurément très claire à percevoir pour tout un chacun ; mais les hommes (comme la plupart du temps dans d’autres domaines) sont ici plus victimes de l’inattention que de l’ignorance. § 3. La vertu est équitable À savoir que toutes les vertus sont égales entre elles ; aucune n’est plus grande ou plus petite qu’une autre ; alors (disent-ils) ce ne serait pas le propre d’une plus grande vertu de veiller sur son père que sur son esclave ; de protéger de la servitude l’État qu’un seul citoyen ? Mais ici de nouveau ils font erreur à cause de la même confusion, que nous avons précédemment mise au jour ; autrement dit ils confondent le devoir de vertu avec la vertu. Nous disons donc que c’est un plus grand devoir de veiller sur son père que sur son esclave etc. ; que ce soit une plus grande vertu, nous le nions tout à fait ; les premiers devoirs sont plus grands que les seconds, parce qu’ils sont plus pressants ; et, dans une situation donnée où il faudrait en négliger un, il faudrait plutôt négliger le second que le premier. De même que si, après un naufrage mettant en même temps notre père et notre esclave aux prises avec les flots et la mort, il était possible de n’en sauver qu’un seul en l’arrachant à la noyade, qui hésiterait à sauver son père et à abandonner son esclave ? Mais même si certains devoirs de vertu sont plus grands et plus pressants que d’autres, une vertu n’est cependant pas plus grande qu’une autre ; car s’il
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en était ainsi, une vertu mineure ne serait pas une vertu, mais un vice. Il nous incombe en effet de faire tout notre possible (personne ne le nie, à part celui qui se détourne manifestement de la lumière naturelle) ; donc si nous faisons moins, nous serons dans le vice. La chose est manifeste ; admettons que notre père soit en danger, ainsi que notre esclave (comme nous l’avons déjà posé) ; si sauver notre père est une grande vertu et sauver l’esclave une vertu mineure, cette dernière vertu sera un très authentique crime. De fait sauver son esclave dans cette situation, abandonner son père, personne n’y verra autre chose qu’un acte criminel et abominable ; mais il est tout à fait contradictoire d’admettre que la vertu devient parfois vice. Ce serait comme si tu admettais que parfois la lumière est obscurité, que la chaleur est froid, et finalement toute affirmation que nous avons coutume de qualifier d’absurde. Mais que le devoir de vertu reçoive parfois sa forme du vice, voire qu’il en soit ainsi assez souvent, cela ne doit pas pas nous sembler étonnant, nous qui avons déjà été parfaitement renseignés là-dessus au § 1. Par conséquent, même dans l’exemple ci-dessus, lorsque tu sauves ton père et abandonnes ton esclave, tu n’embrasses pas une grande vertu pour négliger une vertu mineure : tout simplement tu embrasses la vertu et négliges le crime. Mais si en revanche tu libères ton esclave et abandonnes ton père, tu auras certes accompli le devoir d’une vertu mineure, mais c’est un devoir sans forme, vide de vertu, et plein de crime. [72] Et assurément il ne peut rien y avoir de douteux concernant l’égalité des vertus, si on y réfléchit bien, aucune contribution à la vertu qui soit de l’ordre de la fortune. En effet si une vertu était plus grande qu’une autre, il dépendrait nécessairement de la fortune que je donne le meilleur de moi-même ou un peu moins. Car j’ai l’occasion de sauver mon esclave, et pas mon père (celui-ci n’encourt aucun danger), tu as pour ta part l’occasion de sauver ton père, de libérer l’État, ce qu’il ne m’est pas permis de faire à moi, simple particulier ; donc tu seras, toi, meilleur que moi de par la situation et une fortune favorable ; tu ne seras donc pas meilleur par le biais de la vertu ; tu ne seras donc pas meilleur non plus (en effet la vertu est la seule à pouvoir rendre bon et meilleur – et quel que soit ici le degré ; la fortune n’a ici aucune influence). Tu vois donc toute l’absurdité de ce qui s’ensuit ; à savoir que tu seras meilleur que moi, mais pas par ta vertu ; et même tu seras à la fois meilleur et pas meilleur. Mais une conviction a cours, la plus pernicieuse qui soit : le commun est convaincu que certaines vertus sont grandes, d’autres moindres. C’est en
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effet leur point de départ pour mettre la vertu au nombre des biens de la fortune ; une fois cette conviction bien ancrée, alors toute la vertu est anéantie, et les mieux servis par la fortune se mettent à être plus honnêtes à nos yeux. C’est ruiner entièrement ce qui fait la vertu. Par conséquent, qu’un homme de bien libère sa patrie ou reste chez lui à se montrer poli et plaisant envers ses amis, il est également homme de bien ; le premier devoir est certes plus grand que le second, la vertu n’est pas elle aussi plus grande, dans la mesure où toute son essence et sa nature se résout en ce seul point : je mets tout mon cœur à vouloir faire seulement ce que la Raison ordonne. § 4. La vertu est unique Ce § embrasse les deux précédents ; de fait, si la vertu est une et simple, il est nécessaire qu’elle soit aussi indivisible ; car ce qui est un et simple ne peut être divisé. Elle pourrait cependant être indivisible sans être simple ; ce serait le cas si toutes ses parties (les vertus particulières) étaient imbriquées si étroitement qu’elles ne pourraient être disjointes ni détachées les unes des autres ; ce qui semble avoir été aussi l’avis des stoïciens, dont on connaît le propos : toutes les vertus sont liées comme les maillons d’une chaîne, on ne peut acquérir l’une sans l’autre ; qui en a atteint une ne sera pas non plus dépourvu des autres. Donc nous n’en disons pas plus en disant que la vertu est une. De la même manière, l’unité de la vertu entraîne aussi son égalité (car le plus haut point de l’égalité est d’être un et identique à soi) ; mais à l’inverse son égalité ne fait pas son unité. [73] L’unité de la vertu est suffisamment manifeste quand on a correctement distingué la vertu de ses devoirs. Une fois que la pensée a mentalement établi une séparation entre la vertu et tous ses devoirs, un élément un et simple apparaît, impossible à décomposer, à savoir la résolution de faire ce qu’ordonne la Raison. En effet, même si cette résolution tend vers les devoirs les plus divers (car elle incline successivement à donner et à garder, tantôt à parler, tantôt à se taire, à se conduire tantôt avec enjouement et bonne humeur, tantôt avec gravité et austérité), c’est pourtant le même élément unique qu’elle considère en eux tous, à savoir l’exécution de la Raison. Quelle que soit la diversité des objets matériels (pour parler comme les écoles) de cette résolution, l’objet de la forme est cependant un et simple, ou encore la cause motrice est une et simple – à savoir que soit fait ce qu’exige la Raison. Les actes ne tiennent pas leur diversité de l’objet matériel, mais de l’objet formel. Ainsi, c’est le même amour qui pousse un père à châtier et à consoler son fils ; en effet, même s’il y a une grande différence entre châtier et conso-
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ler, ce ne sont pourtant que des objets, alors que la motivation qui fait agir le père est une et identique, et que c’est bien un amour un et identique qui brille dans les deux devoirs. La même chose s’applique facilement à l’amour qui constitue la vertu. Donc, alors que la vertu est seulement une, nous avons cependant coutume de parler de la vertu au pluriel ; mais à ce moment-là nous dirigeons notre esprit vers les devoirs de vertu, et vers les circonstances diverses dans lesquelles la vertu peut se découvrir. Et pour regrouper toutes ces vertus particulières dans une catégorie générale, nous pouvons avoir trois points de vue sur la vertu : 1. en tant que rapportée aux devoirs qui nous concernent (et de ce point de vue, nous découvrons la tempérance et le courage) ; 2. en tant que rapportée aux devoirs qui concernent Dieu (et de ce point de vue nous tombons sur la piété et la religion) ; et 3. en tant que rapportée aux devoirs qui concernent les autres hommes. Et de ce point de vue, on trouve une multitude de noms pour la vertu, autrement dit les vertus particulières, comme la générosité et la sobriété, la noblesse et la modestie ; l’enjouement et la gravité ; la clémence (justice particulière qui brille dans les contrats, dans l’attribution de récompenses, et dans la punition des coupables), et beaucoup d’autres semblables dont il serait trop long de faire la liste ici. Il est cependant opportun de les rassembler sous les noms de justice et d’équité, comme il apparaîtra suffisamment plus bas quand ce sera le sujet. Par justice, il convient de comprendre non la vertu cardinale, mais la vertu particulière, ce sera évident plus bas. [74] Et toutes ces vertus particulières ne sont rien d’autre qu’une seule et même vertu découverte dans des circonstances diverses ; de fait, la même résolution est nommée tempérance dans une situation favorable et courage dans une situation défavorable, générosité dans le don et frugalité dans la réserve, piété et religion dans les affaires divines, équité et de justice dans les affaires de la cité, et ainsi de suite. Ce qui te donne un autre éclairage sur ce que nous disions dans le traité I, où nous avons parlé de la disposition acquise : la vertu tout entière peut être en notre possession en une seule fois, nous n’avons pas besoin d’une longue journée, pas besoin de Zéphyrs nombreux ni de nombreuses hirondelles pour obtenir la vertu ; elle peut être en notre possession tout de suite, en cet instant, c’est-à-dire dans la mesure où elle consiste dans ce seul impératif : faire ce qu’ordonne la Raison.
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§ 5. La tempérance La tempérance est la vertu telle qu’on la saisit dans une situation favorable ; en effet quand, se dégageant dans une situation favorable, la vertu s’avance pour révéler son devoir, entourée de ses quatre propriétés (appelées communément vertus cardinales, et inséparables d’elle), elle adopte la conduite constitutive de la tempérance, du fait même et sans qu’aucun autre élément entre en jeu. Car, dans une situation favorable, alors que tout coule de source (comme on a coutume de dire), avoir la résolution ferme et énergique de ne faire que ce qu’ordonne la Raison ; être ancré dans cette résolution de toujours prêter une oreille diligente à ce que commande la Raison, de l’exécuter quand on l’a saisi et de n’exécuter que ce commandement – tout souci et égard pour soi-même congédiés –, on comprend que cette conduite soit celle de l’homme le plus tempérant qui soit. Cela fait très clairement apparaître qu’il est vain de forger en plus de ces quatre vertus cardinales quelque nouvelle vertu (comme celle qu’on a coutume de forger dans les écoles), la tempérance, qui aurait pour devoir spécifique de disposer d’une situation favorable ; en effet, les propos précédents nous le font voir le plus clairement du monde : si la vertu, accompagnée seulement des quatre vertus cardinales susdites (qui ne peuvent jamais l’abandonner), est placée dans une situation favorable, elle adopte du fait même, à la perfection et sans aucun apport extérieur, la conduite constitutive de la tempérance – et ce principalement à cause de l’humilité dont elle est proche ; si bien qu’on n’aurait même pas tort de définir la tempérance comme humilité dans une situation favorable ; tout comme le courage lui aussi n’est rien d’autre que l’humilité dans une situation défavorable. Donc ceux qui intro-
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duisent ces vertus particulières et établissent une distinction entre elles multiplient les êtres sans nécessité. [75] Une situation favorable, c’est celle qui procure l’agrément et les plaisirs ; pour s’en souvenir, on peut les ranger en classes. La première classe touche au corps ; et les situations favorables de ce genre apportent un plaisir corporel. Parmi elles on trouve d’abord la santé et le bon fonctionnement du corps, suivis par la robustesse, la beauté, la vitalité de tous les sens et, pour le mouvement et l’exercice, par l’agilité et la mobilité des membres ; toutes choses qui sans aucun doute ont coutume de nous apporter un grand plaisir ; qui plus est, il est à peine possible, tant que nous vivons ici dans notre corps en tant qu’êtres humains, d’avoir sans elles un véritable plaisir qui ne soit pas mêlé de tristesse. Pourtant, ne va pas penser que l’homme de bien ne puisse atteindre le bonheur en leur absence ; se réjouir, ou être inondé par les voluptés, n’est pas la même chose que connaître la béatitude. Connaître la béatitude, c’est tout voir arriver selon ses vœux, ne rien faire ni ne rien subir qui diffère de notre volonté ; ce qui peut arriver même si la douleur peut-être, ou quelque passion – la crainte, l’ennui, etc. – viennent troubler le plaisir (qui, par ailleurs, est d’habitude la conséquence du bonheur). (On en dit davantage sur ce sujet là où on traite de la récompense de la vertu, et nommément du bonheur lui-même.) La deuxième classe touche au plaisir animal. On y compte la nourriture et le sexe (situations qui nous correspondent en tant qu’animaux) ; à quoi sont également réductibles les situations qui en quelque façon oscillent entre cette classe et celle qui vient juste après, à savoir le parfum, la musique, et les spectacles (le divertissement) ; en effet, alors que les deux premières renvoient au goût et au toucher, les deux secondes touchent aux autres sens. La troisième classe contient ce qui touche au plaisir humain. Elle s’illustre principalement dans le prestige et le pouvoir. Le prestige consiste dans les honneurs, les charges et les fonctions publiques, l’estime d’autrui et la réputation, le respect, les courbettes et autres parades. Le pouvoir quant à lui consiste surtout dans les richesses, la reconnaissance, le nombre des amis, et la faveur du peuple. La quatrième classe contient ce qui contribue au plaisir spirituel ; on y trouve la vertu et la sagesse. Les actions honnêtes, les devoirs et l’exercice des vertus visent également à la vertu ; les études, les arts et les sciences se ramènent à la sagesse.
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Telles sont les quatre classes de situations favorables en soi ; en effet, c’est en soi et comme par une puissance propre qu’elles ont coutume de nous inspirer beaucoup d’agrément et de plaisir, surtout celles qui sont comprises dans les dernières classes. [76] De fait, les plaisirs spirituels sont préférables aux plaisirs humains, les plaisirs humains aux plaisirs animaux, les plaisirs animaux aux plaisirs corporels, comme chacun de nous le sait d’après sa conscience et son expérience. Mais il y a aussi certaines situations qui sont favorables par accident ; elles apportent du plaisir non par leur puissance propre, mais par l’habitude et la persuasion. En effet, même si c’est souvent plus pénible que plaisant, on aime finalement à faire ce dont on a l’habitude. Ainsi ceux qui, faisant voile vers l’Inde, ont quelquefois traversé les plus grands dangers, la tempête, et les accès de terreur, au prix du plus violent malaise, veulent y retourner encore et encore. De la même manière, la persuasion peut nous rendre une chose plaisante ; ce qui se produit fréquemment dans le domaine de la nourriture, où nous voyons par exemple cette jeune fille, amenée devant Alexandre le Grand, se délecter en mangeant des araignéesxxix. Donc, même pris dans le flot de ces situations favorables – de toutes ou d’une bonne partie d’entre elles –, le propre de l’homme tempérant est de s’en tenir à la Raison, de ne faire ni écarter aucune action à cause du plaisir qu’elle lui apporte, mais de mesurer tout ses devoirs à l’aune de la Raison. Les péripatéticiens disent que le propre de la tempérance est de tenir le plaisir en bride ; mais il apparaîtra à quel point ils se trompent quand nous parlerons des passions. Le propre de l’homme tempérant, c’est de seulement de se comporter négativement vis-à-vis du plaisir, et de ne pas choisir en fonction de lui entre faire et écarter quoi que ce soit. § 6. L’intempérance et l’inertie Les vertus, et surtout les vertus particulières, tiennent le milieu entre deux vices extrêmes, dont l’un s’écarte du milieu de la vertu par excès et l’autre par défaut, comme nous l’avons montré au traité I. La tempérance s’oppose dans l’excès à l’inertie et dans le défaut à l’intempérance ; les éthiques communes peuvent bien inverser ces données ; mais elles sont dans l’erreur, comme tu peux le voir dans le passage cité. L’intempérance est la poursuite du plaisir ; l’inertie est l’évitement du plaisir. Or le propre de la tempérance est de ne poursuivre ni éviter le plaisir,
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et au contraire de n’être mû que par le devoir et la Raison. L’inertie est donc une tempérance excessive (cette dernière méprise négativement le plaisir et la première, positivement) ; l’intempérant est trop peu tempérant (il recherche le plaisir que le tempérant méprise). Il y a tout d’abord deux espèces d’intempérance, la cupidité et l’intempérance au sens strict. La cupidité poursuit le plaisir quand il est absent ; l’intempérance en jouit quand il est présent, et se voue tout entière à lui. [Note]1 De même, en fonction [77] de la diversité des situations favorables, l’intempérance porte plusieurs noms ; celle qui relève de la robustesse, du bon fonctionnement et autres choses semblables qui nous correspondent en tant qu’êtres végétatifs, est appelée stupidité (ainsi, Tacite dit d’Agrippa qu’il est stupidement orgueilleux de sa robustesse physiquexxx) ; celle qui relève de la nourriture et du sexe est dite intempérance brute et bestiale (c’est presque la seule que reconnaissent les écoles ; de fait, elles jugent honnêtes presque tous les autres plaisirs ; mais le plaisir n’est ni honnête ni infâme ; faire de lui, de quelque genre qu’il soit, la cause d’une action est toujours infâme) ; celle qui relève de la musique, du divertissement, du parfum, peut être dite intempérance animale ; souvent, elle est aussi dite humaine et le commun ne voit en 1
Les riches, et ceux qui semblent communément réussir (à savoir, qui sont inondés par le succès) sont souvent travaillés par cette seconde intempérance ; les pauvres, et ceux qui sont aux prises avec l’épreuve sont souvent travaillés par la première. Ce qui fait apparaître que l’intempérance peut également avoir cours dans l’épreuve, et certes qu’elle a coutume d’être alors à son maximum – sous la forme d’une aspiration et d’un désir sans limite à l’endroit du succès ; et que dès lors la tempérance aussi peut y fleurir en quelque façon. En effet, les gens de bien manifestent surtout leur tempérance dans l’épreuve en n’aspirant pas au succès (ils ne le fuient pas non plus ; loin d’eux cette tempérance tout à fait perverse que manifestent quelques uns), mais en se contentant de s’attacher à leur obligation et en s’en satisfaisant. Mais alors une difficulté surgit devant toi : quelle serait donc la définition de la vertu dans le succès ? – puisque nous concédons déjà qu’il peut y avoir une tempérance dans l’épreuve, et aussi parce que nous disions expressément tout à l’heure dans le préambule du traité I : de fait, il n’y a pas de place pour la tempérance dans l’échec ni pour le courage dans le succès. La réponse n’est pas si difficile qu’il n’y paraît de prime abord ; de fait la vertu existe aussi dans le succès, quand par hasard elle s’applique à lui en esprit et en pensée (même s’il se trouvait qu’en fait le succès ne lui faisait pas les yeux doux, autrement dit si elle ne possédait pas ce succès) ; mais alors la vertu adopte l’allure de la tempérance en ne désirant rien du succès dont par hasard l’idée lui vient à l’esprit. En outre, la honte qu’il y a à jouir du succès mérite plus le nom d’intempérance que celle qu’il y a, dans l’épreuve, à le désirer et à le rechercher ; et ainsi, la tempérance aussi a plus l’air d’une vertu existant dans le succès sans en jouir que d’une vertu établie dans l’épreuve et méprisant le succès.
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elle rien d’infâme ; et cette intempérance ne lui fait jamais honte, comme le remarque justement Épicure (qui en profite pour y chercher un appui pour sa secte). Quant à l’intempérance qui tourne autour du pouvoir et du prestige, elle est légitimement qualifiée d’humaine ; sous le second aspect elle peut aussi être appelée ambition, et sous le premier elle peut aussi être qualifiée d’avarice – ce terme étant pris dans un sens général. L’intempérance qui regarde les sciences et la connaissance des choses est dite curiosité ; celle qui regarde la vertu et son exercice, vanité. L’inertie est d’ordinaire répartie en quatre classes. L’une est le plus haut point de l’inertie, ou inertie hypercynique (du nom de ceux qui, loin de rechercher le plaisir, appelent même à eux gratuitement la souffrance et les douleurs – certaines de mes notes à propos de l’humilité au traité I portent sur eux). Toute proche, et d’un degré inférieur, vient l’inertie cynique (les cyniques haïssent au même point l’agrément et les choses agréables – la rhétorique, la poésie, la musique, la peinture – et bannissent toutes les activités du même genre, susceptibles de contribuer au plaisir). Donc cette inertie n’appelle certes pas la douleur, mais hait le plaisir et tout ce qui le sert. Elle est suivie de l’inertie stoïque (ceux-ci ne haïssent pas les choses agréables, ils admettent même qu’il faut parfois les accueillir quand ce qui fait le devoir l’exige, mais ils écartent le plaisir lui-même et l’agrément). Cette inertie accepte donc les choses agréables, mais exclut l’agrément lui-même. En quatrième lieu se trouve l’inertie péripatétique (ceux-ci ne haïssent ni les choses agréables ni l’agrément, ils les recherchent plutôt ; mais ils pensent qu’une partie de ce plaisir, susceptible de dépasser les bornes et d’apparaître comme trop grand, doit être retranchée). [Note]2 Donc cette inertie, de toutes la moindre, accepte les choses agréables et l’agrément ; elle se contente de le brider et de l’élaguer. L’homme tempérant au contraire [78] ne recherche pas la douleur, ne congédie les choses agréables ni ne supprime tout ou partie de l’agrément ; toutes ces subtilités mises à part et considérées comme nulles, il fait seulement ce qu’ordonne la Raison.
2 Donc les péripatéticiens sont partiellement amputés et les stoïciens complètement. Les stoïciens sont partisans de l’élimination (ou sacrifice) du plaisir et de toutes les passions en général ; les péripatéticiens veulent que l’un comme les autres soit circoncis et mutilés – ce qu’ils appellent modérer les passions, c’est-à-dire leur ôter une certaine partie.
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§ 7. Le courage Le courage est la vertu dans une situation défavorable. Sont défavorables les situations qui apportent de la douleur ; par « douleur », on entend aussi la crainte, la tristesse, et généralement toute affection préjudiciable pour nous. Les situations défavorables sont divisées en autant de classes que les situations favorables. Dès lors, la maladie et le manque de force, et la pauvreté, la disgrâce, l’ignorance, l’erreur ou fourvoiement, les péchés, une conscience troublée, etc. comptent parmi les situations défavorables. Toutes choses aisées à comprendre d’après ce qui a été dit des situations favorables ; en effet, la même science vaut pour un objet et pour son opposé, si bien qu’en connaissant l’un, on connaît semble-t-il suffisamment l’autre. Le courage se divise en résistance et courage au sens strict. La résistance est la vertu face à une situation défavorable qui pèse sur nous ; le courage, face à une situation défavorable qui nous menace. En effet, quand une situation défavorable menace, elle excite la crainte, l’effroi et le désespoir ; quand elle est présente et pèse sur nous, elle inspire la tristesse, l’affliction et la détresse. À savoir qu’elle inspire la détresse quand elle est contraire à nos vœux, comme il arrive la plupart du temps aux méchants. En effet, généralement, ils supportent mal les situations défavorables, veulent qu’elles s’éloignent d’eux, et c’est dans cette lutte de la volonté que réside la détresse ; de fait, ce n’est rien d’autre qu’une lutte entre la situation existante et la volonté qui ne veut pas qu’elle existe. Or les situations défavorables n’inspirent pas la détresse aux gens de bien ; car leur volonté ne lutte jamais contre la situation, c’est-à-dire contre Dieu ; ils ne refusent jamais que ce qui est soit ; c’est pourquoi les situations défavorables leur inspirent certes souvent de la douleur, de la crainte, de la lassitude, et autres semblables sensations et passions, mais jamais de la détresse. De fait pour eux, ces sensations et passions ne peuvent tenir lieu de détresse, car ils n’usent jamais de leur volonté pour lutter contre elles, ne refusent jamais qu’elles existent ; ils refusent seulement de pécher ; leur seule volonté est d’obéir à la loi divine ; ils placent ce qui dépasse ces limites parmi les biens indifférents et ne les veulent pas. Mais il faut noter que si ces sensations et passions sont communément considérées comme source de détresse, c’est qu’habituellement le commun les supporte mal et que sa volonté s’arcboute contre elles ; si tu cesses d’avoir cette attitude, tu ne trouveras plus rien en elles qui relève de la détresse (on s’étendra sur le sujet plus bas, quand on
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traitera de la récompense [79] de la vertu, et particulièrement du bonheur). Par conséquent le courage regarde la crainte et la tristesse, non pour brider l’une (comme les péripatéticiens) ou chasser l’autre (comme veulent les stoïciens), mais pour se comporter négativement vis-à-vis d’elles et ne rien faire ou écarter en ayant égard à elles. Est donc courageux l’homme qui, face à une situation défavorable (la prison, la pauvreté, l’exil, la solitude, le deuil, la disgrâce, voire le péché et le bouleversement de la conscience), fait seulement ce qu’ordonne la Raison, ne prête l’oreille qu’à elle, n’obéit qu’à elle, n’est guidé par aucun souci, zèle ou préoccupation personnels. Mais il ne cesse pas d’être courageux parce que, pressé par le danger et menacé par une situation défavorable (pense à un naufrage, ou la peine capitale), il pâlit, frissonne et tremble de tous ses membres (comme le commun en est persuadé à tort, ainsi que les stoïciens, qui sont sur ce sujet des philosophes extrêmement communs) ; car trembler de peur et être terrifié n’est ni un bien, ni un mal dans l’ordre de la morale ; le mal existe seulement, d’une certaine manière, dans l’ordre de la nature, parce qu’il nous fait souffrir. Mais si la peur nous pousse à entreprendre ou fuir une action, ou à nous lamenter, ou à négliger notre devoir d’une autre manière, c’est véritablement infâme, déshonorant et signe de mollesse, dans la mesure où ces actions ne relèvent pas de la passion mais de l’action et de notre assentiment. Mais ce n’est pas non plus faire preuve de courage que de n’éprouver aucune angoisse, aucune crainte, et de rester ferme sous la menace d’une situation défavorable ou, en sa présence, de ne pas se laisser abattre, de n’éprouver aucune tristesse, de ne pas pleurer ; en effet, ces manifestations peuvent avoir une autre source que la vertu, comme un caractère bien trempé, ou l’habitude des malheurs qui endurcit face à la fortune et aux coups du sort ; leur source pourra être l’ostentation, la vanité, l’amour de la gloire, et la peur du déshonneur. Cet étalage extérieur n’a rien à voir avec le courage ; celui-ci se concentre dans le cœur, il trouve sa perfection dans la résolution de faire seulement ce qu’ordonne la Raison. Pour le reste, les situations tristes arrachent parfois des larmes aux hommes de bien, parfois non ; face à une situation redoutable ils pâlissent parfois, parfois non ; qu’ils pâlissent ou ne pâlissent pas, que leurs larmes coulent ou ne coulent pas, ils pensent que c’est sans intérêt pour eux ; leur seul souci, le seul objectif pour lequel ils se démènent, c’est de ne commettre, de ne se permettre aucun acte interdit par la Raison. Disons la même chose en matière de tempérance ; à savoir que l’homme de bien ne cesse pas d’être tempérant même si son cœur saute dans sa poitrine,
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qu’il exulte de joie, et que tout son visage et son discours respirent une bonne humeur et un entrain extraordinaires ; et ce n’est pas non plus être tempérant que de [80] retenir sa joie, de réprimer sa bonne humeur et pour ainsi dire l’étrangler ; cette attitude peut aussi avoir pour source, comme on l’a dit pour le courage, les vains désirs du cœur. § 8. La frénésie et la mollesse La frénésie réside dans l’excès, la mollesse dans le défaut, là-dessus les écoles sont d’accord avec moi. La frénésie poursuit d’une certaine manière la douleur, la mollesse la fuit ; le courage tient le milieu, il ne la fuit ni ne la poursuit, mais se soucie de la Raison et s’applique à elle seule ; il ne tient aucun compte de la douleur – c’est-à-dire, pour la part qui ressortit à son intention, car pour celle qui ressortit aux sensations et passions, nous avons vu au § précédent comment un homme courageux est susceptible d’être pressé par elles. Certes, personne ne semble rechercher la douleur en tant que telle ; de fait, loin de la poursuivre, les bons ont un comportement négatif vis-à-vis d’elle et les méchants la fuient ; mais il semble que nous poursuivions aussi la douleur quand nous nous précipitons sans raison sur les choses auxquelles elle est attachée. Pourtant, puisqu’en la matière la crainte est également comprise sous le terme de douleur (comme nous en avons fait état au § précédent), il semble que la crainte elle-même et le danger en fassent sauter de joie certains ; en effet, les jeunes gens plein de hardiesse et d’ardeur guerrière surtout trouvent dans la crainte quelque chose qui pour ainsi dire leur chatouille l’esprit et l’affecte d’une manière étonnante qui semble souvent agréable à certains ; mais cet agrément ne semble pas tant provenir de la crainte ellemême que de l’espoir qui lui est associé. Un phénomène semblable a également lieu dans la douleur au sens strict et dans la tristesse ; en effet certaines personnes qui se répandent en gémissements et en larmes n’acceptent aucune consolation et semblent trouver de l’agrément à leur tristesse même. On peut tirer de ces propos une division de la frénésie, à savoir chez celui qui embrasse la douleur elle-même (et elle peut être appelée frénésie au sens strict ou, pour être savant, on l’appellera folie) et chez celui qui est porté sans raison vers les situations douloureuses, sans aucune affection à l’égard de la douleur elle-même (et elle peut être appelée irréflexion ou inconscience). Une autre division encore de la frénésie se fonde sur la comparaison avec le courage au sens strict et avec la résistance. De fait la frénésie qui réside dans
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l’excès de résistance, et qui poursuit soit la tristesse même – si cela se peut –, soit les situations tristes, est appelée barbarie ; comme sont barbares ceux qui se mutilent ou se tuent, et autres tristes situations où on se met soi-même. Quant à la frénésie qui est en excès par rapport au courage au sens strict, et qui se réjouit soit du danger même et de la crainte, soit des situations [81] dangereuses, douteuses et redoutables, elle est appelée témérité ; d’où on dit téméraires ceux qui sans raison prennent la mer par gros temps, ou se tiennent debout au sommet d’une tour, ou s’interposent dans des bagarres et altercations d’ivrognes, et éprouvent une sorte d’exultation face aux dangers ou sont portés vers eux par l’ostentation et la vanité. La mollesse pour sa part peut être divisée à peu près de la même façon. Celle qui est en défaut par rapport à la résistance est appelée inconsistance ; comme on doit qualifier de mous et d’inconsistants ceux qui, victimes d’un coup du sort, manquent à la prescription de la Raison, ne remplissent pas le rôle qui leur est assigné et font exprès d’éclater en larmes, plaintes et gémissements. La mollesse qui est quant à elle en défaut par rapport au courage au sens strict est appelée timidité, pusillanimité, lâcheté et couardise ; ainsi sont couards et timides ceux qui, transpercés de peur, abandonnent leur poste et ne prêtent pas l’oreille au conseil de la Raison mais à celui de la crainte, et obéissent à cette dernière. Mais il faut prendre bonne note que tous ces vices relèvent de l’intempérance quand ils sont visibles non seulement sur le front et, comme on a coutume de dire, à fleur de peau, mais aussi à l’intérieur et en profondeur ; ce qui est tellement vrai que même l’inertie, qui semble être à mille lieues de l’intempérance, à y bien regarder ne semble pas pouvoir être rapportée à autre chose qu’à elle. En effet, quand les hommes dévient du droit sentier de la Raison, c’est toujours portés par la séduction de quelque agrément ou plaisir ; or être poussé par le plaisir, c’est cela être intempérant. Donc ceux qui se torturent eux-mêmes, se mutilent, voire se tuent, sont toujours entraînés à le faire par quelque plaisir, et cet auteur a raison de dire : Chacun prend pour guide son propre plaisirxxxi
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PARTIE III Des vertus particulières concernant Dieu
§ 9. La piété La piété est la vertu dans les affaires divines. La vertu dans nos affaires, ou dans les situations qui nous sont favorables ou défavorables, c’est la tempérance ou courage (comme nous avons vu). Mais s’il faut un terme général pour la désigner, on ne pourra l’appeler autrement qu’humilité ; et pour la distinguer cependant de l’humilité qui trône parmi les vertus cardinales, on l’appellera humilité particulière [82] ou bien, si l’on veut, humilité ouverte. En effet, nulle part l’humilité, ou détachement de soi, ne brille autant et n’attire autant les regards que dans le courage et la tempérance. De fait, on se convainc très clairement que celui qui tient en égal mépris les situations favorables et défavorables – ce qui est le devoir de la personne courageuse et tempérante – n’est conduit par aucun souci, préoccupation ou zèle dirigé vers sa propre personne. Par conséquent, tout comme cette humilité particulière et évidente tourne autour des affaires humaines, la piété tourne autour des affaires divines ; de même, tout comme l’humilité a deux parties, s’observer et se dédaigner, la piété aussi a deux parties, à savoir observer Dieu et admirer Dieu, ou le vénérer. L’observation de Dieu dépend de l’observation de nous-mêmes ; et il faut toujours commencer par ce qui est descendu du ciel (comme dit le poètexxxii) : Connais-toi toi-même. Dans notre observation de nous-mêmes au traité I, nous disons premièrement que nous ne sommes pas arrivés à la condition humaine par notre décision, notre choix ou notre avis, que nous n’avons pas été précipités sur cette terre par notre propre puissance, mais (loin d’en avoir la volonté ou le pouvoir) à notre insu ; d’où il s’ensuit que ce n’est pas nous, hommes, qui l’avons fait mais quelqu’un d’autre, qui de ce fait est véritablement notre père
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ou le père des hommes, et avec lequel nos parents n’ont qu’une grossière relation d’analogie et de ressemblance, qui explique qu’on les appelle aussi père et mère. Vois notre Métaphysiquexxxiii. Deuxièmement nous avons vu que notre condition humaine comporte deux parties, à savoir l’action, par laquelle nous agissons sur un corps quand nous avons l’air de mouvoir localement certaines de ses parties, et la passion, par laquelle nous subissons et recevons quelque chose d’un corps, c’est-à-dire quand nous subissons et recevons dans l’ordre du corps les perceptions très diverses que nous rapportons à la sensibilité et aux passions. Dans chacune de ces deux parties, nous découvrons que notre condition est ineffable, que nous ne pouvons aucunement comprendre ni le mode selon lequel le corps se meut conformément à notre volonté, ni celui selon lequel nous sommes mus par les mouvements des corps existant hors de nous (et surtout par ceux du corps que nous disons être le nôtre) et sommes pour ainsi dire baignés par les perceptions les plus diverses. Cette ineffabilité trouve parfaitement et ultimement sa place dans la cause de l’humaine condition, à savoir dans celui dont nous voyons bientôt qu’il est notre père. Il y a donc un père des hommes ; et il est ineffable, et préside à des œuvres telles que quand il nous crée nous les hommes, [83] nous ne pouvons en comprendre le mode (ou la manière dont il y préside), mais pouvons seulement comprendre que nous ne pouvons en aucun cas comprendre ce mode ; en quoi réside la parfaite et complète nature de l’ineffabilité. En effet, est ineffable ce dont on comprend l’existence, mais dont le mode d’existence et de production ne peut être compris par l’esprit humain ; car ce qui est qualifié d’ineffable doit être compris et atteint par la pensée (autrement, ce ne serait rien ; de fait, non intelligible ou non pensable et rien sont identiques), mais son mode d’existence, ou de production, nous reste caché et échappe à notre compréhension ; qu’il en soit ainsi, notre conscience elle-même et notre expérience intime nous contraignent à l’avouer, dans la mesure où nous savons que nous sommes des hommes, où nous savons très clairement que nous agissons d’une certaine manière sur les corps et subissons leur action, où nous en sommes conscients mais restons dans une profonde ignorance de la manière. Consulte à ce titre la troisième partie de notre Métaphysique – la Théologiexxxiv. Simultanément, par l’observation de notre condition, il nous est aussi facile d’apprendre ce qu’est le monde dans lequel nous avons été envoyés par notre père, à savoir un corps en mouvement ; et que lui, notre père, en est le moteur. Et qu’il a fait deux mondes : l’un en dehors de nous (dont l’essence
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s’accomplit également dans les mouvements extrêmement vifs, divers et ordonnés des diverses parties de son extension) ; l’autre à l’intérieur de nous, bien plus beau et plus subtil, qui regroupe dans leur très grande et tout à fait merveilleuse diversité les images et les apparences produites par la lumière et l’infinité des couleurs, des goûts, des odeurs, des sons etc. Enfin nous avons vu que c’est aussi notre père qui à notre naissance nous a liés à un corps et nous en délivre à notre mort ; où il nous entraînera, ce qu’il fera de nous à la fin, nous l’ignorons complètement ; le mode selon lequel cela se fait nous est, de nouveau, inintelligible et ici, de nouveau, notre père est ineffable. C’est ainsi qu’il y a un père, notre père, créateur du monde, maître du trépas, ineffable dans toutes ces œuvres. § 10. L’adoration Nous prenons ici adoration au sens général de n’importe quel culte divin, que les chrétiens aussi appellent latrie ; son obligation naît de l’observation de Dieu. En effet, tout comme après l’observation de nous-mêmes surgit bientôt l’obligation de nous délaisser nous-mêmes, ainsi après l’observation de Dieu surgit l’obligation inverse de s’attacher à lui ; un attachement qui prend généralement [84] ces quatre formes : ce qu’on appelle spécifiquement l’adoration, la dévotion, les prières et l’action de grâces. La source naturelle de l’adoration est pour nous le spectacle de quelqu’un qui maîtrise et accomplit des actes remarquables et bons, résultats d’un tel talent qu’il est à peine – et encore ! – à notre portée de saisir leur mode de production. Ainsi les barbares adorent nos mathématiciens quand ils prédisent les éclipses ou leur montrent des horloges ou des automates réalisés selon les lois de la statique. D’où le fait qu’entrent dans l’adoration premièrement la louange, parce que l’œuvre est remarquable ; deuxièmement l’émerveillement et une inertie stupéfaite quand ils ne comprennent pas le plan et le mode selon lequel l’œuvre a été construite ; troisièmement la reconnaissance du mérite, par laquelle ces artisans sont déclarés plus méritants à cause de leur plus grand savoir – en quoi se marque le prestige ; quatrièmement une profonde soumission, par laquelle ils se disent bien inférieurs à ces artisans, à cause de leur plus grande ignorance. D’où il apparaît clairement qu’il faut témoigner la plus grande adoration à Dieu. Car les œuvres qu’il a accomplies tant en nous qu’en créant les deux parties du monde sont tout à fait excellentes et remarquables (et c’est pourquoi ce Dieu est digne de la plus haute louange), et nous ignorons totalement
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leur mode de production. Et même, nous comprenons que nous n’avons en aucun cas la capacité de le connaître ; phénomène qui n’a pas lieu chez les barbares dont nous venons de parler (et c’est pourquoi Dieu est merveilleux et stupéfiant au-delà de toute mesure). Et sa sagesse brille au plus haut point dans ces créations, voire une sagesse incroyable (on doit donc lui reconnaître le plus grand mérite), et notre ignorance ne nous est pas moins manifeste (et c’est pourquoi il faut témoigner à Dieu notre soumission, d’une profondeur qui passe l’imagination). Et voilà les quatre formes dans lesquelles semble se résumer l’adoration que nous devons à Dieu. La dévotion pour sa part est la servitude vis-à-vis de Dieu, par laquelle nous ne voulons servir que lui seul ; et après avoir abjuré notre propre personne, c’est à lui seul que nous prêtons serment. D’où le fait qu’elle est pour ainsi dire le point d’arrivée (comme disent les écoles) de l’humilité ; en effet, l’humilité nous fait nous éloigner de nous-mêmes, la dévotion nous fait aller vers Dieu. Et note qu’ici la Dévotion est prise dans un autre sens que l’acception commune. Ceux-là, c’est-à-dire le commun, y voient la tendre affection dont sont baignés les gens de bien quand ils se consacrent aux affaires divines – ce dont nous avons parlé vers le début du traité I. Les prières constituent la troisième partie de la latrie ; l’obligation de s’y livrer naît de la reconnaissance des autres obligations qui nous sont imposées, et en même temps d’une certaine impuissance de notre part ; et d’un autre côté, de la puissance et de la bonté divines, qui nous font voir qu’il peut et même veut [85] nous permettre d’être dans une certaine mesure à la hauteur de nos obligations. D’où le fait qu’on ne doit en aucun cas faire d’autre demande à Dieu que celle de suivre les obligations auxquelles lui-même nous a soumis par le biais de la Raison (ou de sa loi) ; car il n’est pas permis de réclamer ce qu’il n’est pas permis de vouloir. Or il ne nous est pas permis de réclamer ou de vouloir un bien tel quel, ou limité à ce qu’il est sans renvoyer à autre chose (comme on l’a assez souvent démontré au traité I) ; il ne nous est par conséquent pas permis de réclamer ces biens à Dieu. En tout cas cette remarquable petite prière que les chrétiens appellent prière dominicale ne propose d’autre bien à réclamer que ce qui touche à nos obligations ; c’est évident par soi-même, et nous en ferions une démonstration plus détaillée à toute personne qui aurait un doute, si le sujet relevait de nos affaires. L’action de grâces enfin comporte et reconnaît deux causes ; il faut rendre grâces à Dieu pour des obligations remplies (cause que reconnaissent aussi les prières, mais avec cette différence que les premières se rapportent à des
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obligations à remplir, les secondes à des obligations remplies) ; et parce que Dieu a été généreux avec nous, voire nous a accordé des biens infinis, plaisants, agréables – que nous avons précédemment appelés situations favorables – il faut en rendre grâces (et cette cause ne correspond pas aux prières ; en effet il ne faut pas demander à Dieu qu’il nous octroie des situations favorables en tant que telles). Ce sont donc les quatre parties de la latrie ; les premières naissent de l’observation de Dieu en tant qu’il est notre auteur ; la troisième en tant que notre législateur ; et la quatrième enfin en tant que notre rétributeur, quand nous avons respecté sa loi. Et tout comme la partie principale de l’humilité n’est pas de s’observer mais de se dédaigner, la partie principale de la piété n’est pas l’observation de Dieu mais son culte, et il est la seule raison pour laquelle on exige la piété. § 11. L’impiété et la superstition Le vice opposé à la piété peut être qualifié par le terme générique d’impiété, tout comme le vice opposé à la tempérance, que ce soit en excès ou en défaut, peut simplement être appelé intempérance. Ce sont en effet des noms génériques, et quant à l’extension de leur sens, ils recouvrent à part égale l’excès et le défaut ; mais l’usage les associe plutôt au défaut, du fait que le peuple reconnaît plutôt le vice dans le défaut que dans l’excès, comme nous l’avons dit au traité I, num. 4, à propos de la justice. L’impiété a deux parties ; l’une ne reconnaît pas Dieu correctement, l’autre ne l’honore pas correctement. Et pour ce qui touche à la première [86] partie, elle semble de nouveau être divisée en quatre éléments, à savoir l’emballement, l’idolâtrie, l’athéisme et l’hérésie. L’emballement attribue à Dieu ce qui ne lui convient pas ; ce qui arrive le plus souvent par l’effet d’un zèle imprudent, aussi avons-nous donné à ce vice le nom générique d’emballement ; c’est le cas de ceux qui ont prêté à Dieu un corps et une figure humaine, comme Épicure chez les philosophes, et tout le peuple chez les gentils. Le vice qui s’y oppose directement est l’hérésie, qui enlève et retire à Dieu ce qui lui revient ; comme quand on retire à Dieu le soin et le gouvernement des affaires humaines, la providence – ce que fit le même Épicure. L’idolâtrie, c’est quand on attribue à quelque créature ce qui est le propre de Dieu. L’athéisme enfin, c’est quand on supprime Dieu lui-même et qu’on rap-
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porte ses attributs à quelque nature brute ; c’est le cas de ceux pour qui notre univers a été créé sans l’intervention d’une intelligence et d’une sensibilité, par une nécessité naturelle que nous ne savons pas démontrer ; de la même façon que la nécessité qui rend les angles du triangle égaux à deux droits est, pensent-ils, une nécessité brute et ne dépendant d’aucun intellect. Mais nous avons assez montré l’étendue de leur erreur, de leur incompétence et de leur stupidité dans la troisième partie de notre Métaphysiquexxxv, que nous avons appelée théologie, et il est encore facile de la montrer ici à partir de ce que nous avons noté sur l’observation de Dieu. Ces quatre vices consistent en une erreur qui vient de l’intellect mais qui peut être vaincue et, dès lors, fait entrer le péché dans la volonté. Car les vices ne sont pas imputables à qui, en la matière, commet une erreur par l’effet d’une ignorance insurmontable. De la même façon, qui forme sur Dieu un jugement faux en se laissant guider non par l’erreur mais par son caprice est certes impie ; son impiété cependant ne concerne pas le type qui s’oppose à la théologie, mais un autre type, celui de la théolâtrie. Reste que les poètes qui prêtent aux dieux rixes, bagarres et blessures, ainsi que des envies criminelles sont dans le péché. Le second type d’impiété concerne un culte de la divinité contrefait et perverti, ou inexistant ; et il a vite fait de naître des précédents vices. Car ceux qui souffrent d’emballement auront vite fait de vénérer et d’adorer Dieu pour des choses pour lesquelles il ne doit être adoré ni honoré ; celui qui prête la divinité à une idole a vite fait de devenir idolâtre, et il admire et vénère une créature à la place de Dieu. Quant à l’athée, il n’honorera pas Dieu, dans la mesure où il n’en reconnaît aucun, ou bien le confond avec une nature brute et dénuée d’intelligence. [87] L’hérétique pour sa part, qui retire à Dieu ce qui lui est propre, rendra de la même façon à Dieu un culte défectueux et amputé. Puisque la théolâtrie comporte quatre parties, chacune a aussi son vice opposé. Car à l’adoration s’oppose le mépris de Dieu, le blasphème, la moquerie et l’outrage, et semblables débordements criminels et effrayants du cœur humain ; ce faisant on ne loue pas Dieu, on le critique ; on ne l’admire pas, on méconnaît ses œuvres comme choses ordinaires, basses et avilies par l’accoutumance, sans leur accorder sa considération ; et jamais on ne pense que Dieu est digne d’honneur et qu’on est soi-même inférieur à lui. À la dévotion s’oppose l’abjuration de Dieu qui, bien qu’elle trouve aussi sa place dans tout vice si on en donne une autre interprétation (en effet la
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philautie exclut Dieu, situe l’homme par rapport à lui-même et le rend dévot de lui-même) est pourtant un péché par lequel ce phénomène se produit formellement – et c’est à proprement parler le sujet ici. Aux prières s’oppose leur oubli, et leur usage perverti, quand nous ne prions pas Dieu pour pouvoir être à la hauteur de nos obligations, mais que nous voulons obtenir ce résultat par nous-mêmes, ou quand notre bonheur et ce qui semble le constituer est l’objet de nos demandes à Dieu. De la même manière, à l’action de grâces s’oppose l’oubli, quand nous ne l’accomplissons pas, et le mauvais usage, quand par exemple nous rendons grâces à Dieu pour des forfaits – par exemple la vengeance exercée sur un ennemi, l’occasion de se livrer à l’ignominie, l’inceste et les actes criminels, de même que l’impunité publique et autres choses semblables. § 12. La religion La religion est la partie de la piété qui enveloppe dans la révélation divine ce qu’elle ne peut atteindre par la Raison humaine. C’est par conséquent le point culminant de la piété et le plus haut sommet de la morale (en effet, la vertu ne peut aller plus haut qu’au point où elle s’élève en quelque façon au-dessus de son guide, à savoir la Raison, et se répand tout entière en Dieu) ; il est cependant entouré de précipices dangereux et effrayants ; si bien qu’on a raison de dire : mieux vaut pour les hommes n’avoir aucune religion que la religion grossière du plus grand nombre. La religion prend appui sur le jugement que nous avons formé sur Dieu et son ineffabilité. En effet, une fois que son observation nous a donné une vision claire de toutes les créations par lui accomplies autour nous dont notre pensée et notre Raison ne peuvent saisir le mode d’existence, nous nous persuadons facilement et nous comprenons que l’ineffabilité de bien d’autres choses est possible, des choses qui peuvent être éminentes, [88] dont cependant la nature propre et aussi le mode d’existence nous restent cachés. Des choses dont il peut pourtant nous accorder une certaine connaissance – sinon de toutes, de certaines, qui nous touchent de plus près ; connaissance qui nous permet de saisir non pas par la Raison, mais simplement par son témoignage et son autorité, soit les choses elles-mêmes soit le mode d’existence des choses qu’il nous aura révélées. Mais vu que cette démarche est très dangereuse (ainsi que nous l’avons dit) et sujette à une infinité d’illusions, d’impostures et de tromperies (quel n’est pas le nombre de ceux qui recherchent la religion d’euxmêmes ! Quel n’est pas le nombre de ceux qui disent avoir reçu de Dieu leurs
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propres fabrications ! Combien de fois n’est-ce pas l’entêtement qui prévaut ici, et l’attachement à ce qu’on a une fois admis !), il faut poser certaines règles, capables d’escorter en toute sécurité la piété vers la religion et de lui faire embrasser non seulement ce qu’elle perçoit par la Raison naturelle, mais aussi ce qui est uniquement constitué par la révélation divine. Et la première règle est à coup sûr de considérer que ce qui est reçu sous le couvert du témoignage et de l’autorité divine ne comporte rien d’indigne de Dieu, de sa puissance, de sa sagesse, et de tous ses autres attributs. Dès lors s’effacent les songes et les fantômes des brachmanes, des turcs ou mahométans, et de tous les autres gentils et idolâtres ; ils sont pleins d’idioties manifestes, d’histoires de vieilles folles et souvent d’ignobles abominations. La deuxième règle est que ce qui se présente pour être reçu sous le couvert de l’autorité divine a quelque rapport avec nous, voire le plus grand rapport. En effet, Dieu n’est pas susceptible de vouloir que nous soyons occupés par des futilités, ou que nous nous consacrions à ce qui est sans intérêt pour nous. Aussi les mondes innombrables et les intermondes jadis introduits par Démocrite, suivi d’Épicure, n’ont-ils aucune consistance rationnelle et sont-ils donc encore moins fondés à s’immiscer sous le couvert du témoignage divin ; car ils n’ont rien à voir avec nous. Et il nous suffit de savoir que la puissance de Dieu est sans limite et qu’il peut accomplir plus de choses que nous ne pouvons en penser ; quant à savoir s’il déploie sa puissance ailleurs sur d’autres hommes et dans d’autres systèmes, pour créer, diriger et gouverner des mondes, cela, comme je l’ai dit, ne nous importe pas. La troisième règle est que ce témoignage divin, auquel on a, d’après la tradition, adjoint des propos, des signes et des miracles qui ne peuvent venir que de Dieu, est considéré comme valable ; autrement n’importe qui cherchera à nous vendre ses songes et nous les imposera sous couvert de révélation et d’autorité divine. Par conséquent, si Dieu reconnaît pour siennes les choses que ces gens lui attribuent, aucun doute qu’il produira un indice et des arguments irréfutables pour montrer qu’elles émanent de lui. [89] La quatrième règle est que nous entendons Dieu à l’intérieur de notre esprit et dans notre conscience avec la plus grande évidence, comme s’il nous parlait et nous disait que ces choses sont siennes, qu’elles proviennent de lui, qu’il est leur instigateur, même si c’est hors de portée pour notre Raison. Et cette règle est la plus puissante, elle suffit même à elle seule ; mais elle est sujette à une infinité de tours, de tromperies, d’accès mélancoliques et de fausses persuasions, qu’on doit retrancher avec le plus grand soin en recourant
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à des prières déployées en toute humilité vers Dieu, mais surtout en menant une vie pure et simple, car le meilleur culte de Dieu est un cœur bon, comme dit l’oracle qui semble être non de Sénèque, mais de Dieu lui-mêmexxxvi. Si nous sommes correctement instruits par ces règles, nous trouvons toute pavée la route vers la vraie religion, qui est la fin suprême de l’éthique et de toute la vie humaine. La religion a aussi (comme la piété en général) sa théologie et sa théolatrie ; dans la théologie, on examine ce que Dieu a révélé ; dans la théolatrie, on expose les instructions qu’il a établies pour son culte. La religion a aussi des vices qui sont ses opposés, l’impiété et la superstition, qui sont ici d’autant plus détestables, que la simple piété offerte à Dieu suffit à rendre la religion plus grande et plus éclatante.
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PARTIE IV Des vertus particulières concernant autrui
§ 13. La justice et l’équité Quand la vertu concerne les autres hommes, elle peut être désignée par le terme générique d’équité, du fait que nous devons traiter tous ces autres équitablement par rapport à nous. Si bien qu’il y a trois vertus particulières – ou trois grands genres de vertus particulières : l’humilité (c’est-à-dire sa version particulière), la piété et l’équité ; l’équité a encore deux parties, à savoir observer autrui (les chrétiens l’appellent ordinairement le prochain) et le respecter, ou le traiter au même niveau que soi-même. Pour ce qui est de l’observation du prochain, nous voyons facilement que la nature l’a mis dans les mêmes conditions que nous ; que de la même façon, ignorant de tout, il a été amené sur cette terre, en est arraché, y agit dans une complète dépendance ce ce que décide un autre, qu’on appelle Dieu ; que dès lors il a les mêmes obligations que nous. Et il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur son observation : [90] cette matière se comprend suffisamment à partir de nos propos sur l’observation de nous-mêmes. L’autre partie de l’équité – d’où elle tient son nom – est la principale : accorder à notre prochain la même dignité qu’à nous. D’où s’ensuit directement l’obligation de lui fournir appui et assistance. Mais tout comme il ne nous est permis d’agir que dans le cadre de nos obligations, il n’est permis d’apporter à notre prochain que l’aide susceptible de contribuer à ses obligations. Toute assistance de notre part destinée lui porter secours doit toujours avoir pour but qu’il satisfasse à ses obligations ; il est ici tout à fait honteux et servile de lui flatter l’oreille, de servir son caprice et ses amusements, de contribuer à sa réputation et à son enrichisssement, voire à sa consolation, si l’on s’en tient là – si l’on en reste à ce stade. En effet, il est correct d’accomplir ces actes s’ils
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TRAITE II. DES VERTUS COMMUNEMENT DITES PARTICULIÈRES
se rapportent à ses obligations. Donc l’équité nous ordonne, parce que le prochain doit vivre et rester sur cette terre jusqu’à ce qu’il soit rappelé par Dieu (tout comme nous), de le soutenir dans l’acquittement de cette obligation, de le sauver s’il tombe à l’eau, de le soigner s’il tombe malade, de l’approvisionner s’il ne lui reste plus de quoi vivre, de le conseiller sur le métier à prendre, de le guider, de l’aider, etc. Si d’aventure un accident se produit, nous empêchant de satisfaire à notre obligation, ou lui à la sienne, nous devons plutôt nous consacrer à notre obligation qu’à la sienne ; par exemple si nous tombons tous deux à l’eau, et que j’ai juste assez de force pour m’en tirer, il faut l’abandonner, non parce que charité bien ordonnée commence par soi-même, comme dit le commun, ou parce que je dois m’aimer plus moi-même et me préférer moi-même à autrui (ce qui est idiot et mène manifestement à la philautie, soit au péché), mais parce que mes obligations m’engagent plus fortement à les exécuter qu’à promouvoir l’exécution d’obligations contractées par d’autres hommes – fait qui s’impose de lui-même et que l’exemple des lois humaines fait aisément comprendre. En effet, quand une injonction est faite à plusieurs personnes, nous sommes plus tenus chacun pour notre part d’exécuter cette injonction que d’aider notre compagnon dans son exécution. Cette équité générale se divise en équité au sens strict et justice. La justice (c’est-à-dire la justice particulière, non la justice cardinale, matière du traité I) attribue au prochain ce qui en droit strict lui est dû, c’est-à-dire mis à part tout avantage et toute partialité. C’est ainsi qu’il faut payer leur salaire aux ouvriers, sa marchandise à l’acheteur et son prix au vendeur ; il faut tenir [91] les contrats et les promesses non par pure et simple équité, mais par justice, dans laquelle aucune partialité pour le prochain n’est enveloppée ; c’est en revanche le propre de l’équité et non de la justice d’aller au-delà de la somme initialement offerte pour payer le zèle et la diligence mis par quelqu’un à s’acquitter de l’ouvrage convenu par contrat. Parce qu’ici se révèlent une partialité et un avantage accordé au prochain, nuls toutefois rapportés à la loi de Dieu ; en effet c’est elle qui en strict droit donnait l’appréciation cet ouvrage. Sous le terme de justice commutative et distributive, sous le terme d’équité sont comprises la libéralité, la clémence, l’affabilité, et ainsi de suite à l’infini presque toutes les autres vertus, dont ce n’est pas le lieu de parler ici – leur traitement relève de la politique. Les vices opposés à l’équité sont l’iniquité dans le défaut et l’amour éperdu dans l’excès, ce qui se comprend facilement à partir de ce qui a été dit.
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TRAITÉ III DE LA FIN ET DU BIEN
PRÉAMBULE
[92] C’est la fin que nous aimons à proprement parler, que nous voulons à proprement parler ; mais bien que, dit-on, nous aimions et voulions les moyens à cause de la fin, nous ne les aimons pourtant ni ne les voulons dans l’absolu. Dès lors, celui qui étudie pour être savant est amant non de l’étude et des nuits de veille, mais du savoir ; et s’il veut être savant pour être utile à l’État, il est amant non du savoir mais de l’État ; et s’il veut encore être utile à l’État pour obtenir à son service des honneurs et des gratifications, ou des ressources et des richesses, ou des amis et de la faveur, il est désormais plutôt amant de ce qu’il vise à obtenir que de ce qu’il met en œuvre pour cette obtention. Et ainsi, c’est toujours la fin qui donne à nos actes leur couleur et leur nom ; c’est elle à proprement parler qui suscite notre appétit et notre amour. Quant aux moyens, nous ne les aimons pas ; souvent même, nous les avons par eux-mêmes en aversion, et nous ne nous en saisissons et n’en usons qu’à cause de la fin qu’ils servent. Tout le monde aime la santé et déteste le remède en soi et en son nom propre, bien qu’on le désire à cause de la santé. Ce traité tiendra lieu de commentaire pour ceux qui ont précédé et qui suivent, tant l’examen de la fin et des moyens est nécessaire dans le domaine éthique. À la fin est adjointe le bien – mieux, ils coïncident, comme nous le verrons plus bas. § 1. Fin de l’œuvre et fin de l’opérateur La fin de l’œuvre est ce à quoi quelque chose sert et contribue de par sa propre nature ; comme le savoir par rapport à l’étude, car l’étude est par sa propre nature capable de procurer le savoir. La fin de l’opérateur est ce à cause de quoi on œuvre ; comme quand on étudie diligemment pour parvenir à un savoir, il peut se faire que la fin de l’opérateur soit le savoir lui-même.
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
[93] Donc cet exemple te fait voir également que la fin de l’œuvre et celle de l’opérateur peuvent être identiques ; mais ces fins peuvent aussi être complètement différentes. Comme quand on verse de l’huile sur un feu en pensant que c’est de l’eau, la fin de l’opérateur est l’extinction du feu (en effet ce que vise l’opérateur par cette action qu’il entreprend, c’est d’éteindre le feu). Avec aussi le passage du traité I sur la récompense de la vertu, il apparaît assez que pour la vertu, le bonheur est la fin de l’œuvre (la vertu est de par sa nature propre capable – et elle est la seule – d’apporter la vertu), mais n’est pas la fin de l’opérateur (l’homme de bien n’œuvre pas à cause du bonheur, mais à cause de son obligation). Donc une fois introduite cette distinction, nombre d’embarras sont balayés pour laisser place à la solide façon de voir dont nous avons fait part ici ; et la mise en œuvre de cette distinction permet de résoudre aisément les objections tirées des écritures saintes par des lecteurs incompétents. Parmi ces fins, la fin de l’œuvre semble avoir la précellence ; elle est en effet établie par la nature ou Dieu ; la fin de l’opérateur en revanche est établie par nous. D’où le fait que les choses ne sont jamais privées d’une fin de l’œuvre (à avoir la fin ultime, et cela seul à proprement parler est la fin) mais qu’elles sont souvent privées d’une fin de l’opérateur ; comme quand on étudie pour obtenir le savoir ou la gloire, nous sommes souvent privés du savoir aussi bien que de la gloire. Et l’ultime fin de l’œuvre pour toutes choses est Dieu ; en effet, tout existe et se produit pour son avantage (comme nous le verrons plus bas). Nulle chose n’est privée de cette fin ; il est en effet impossible que rien se produise sans tourner à son avantage, sa gloire et sa satisfaction. § 2. Fin-résultat et fin-adressexxxvii La fin-résultat est ce que la mise en œuvre des moyens cherche à obtenir ; la fin-adresse est la personne à l’avantage de qui on applique les moyens. Par exemple, quand on étudie diligemment, la fin-résultat est le savoir, la fin-adresse est celuilà même qui étudie ; car il se livre à l’étude pour son propre avantage, et pour se procurer le savoir. Certes cette distinction trouve sa place tantôt dans la fin de l’œuvre, tantôt dans la fin de l’opérateur ; par exemple quand un vieillard est avare et grapille partout des richesses, la fin-adresse de l’opérateur est le vieillard lui-même, qui s’emploie par ses actes sordides à accumuler des richesses pour son propre compte ; mais la fin-adresse de l’œuvre sont ses héritiers, car l’avarice de ce vieillard tourne à leur profit. De la même façon, la fin-résultat de l’œuvre [94] et de l’opérateur peuvent être différentes, comme il apparaît au § 1. dans l’exemple de celui qui verse de l’huile sur un feu, pensant que c’est de
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FIN-RÉSULTAT ET FIN-ADRESSE
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l’eau. De la même façon, pour le pécheur, la fin-adresse de l’opérateur est le pécheur lui-même ; de fait il perpètre le crime pour son propre profit et il pèche dans son propre avantage ; en revanche, il n’est en aucun cas la finadresse de l’œuvre, puisque de par sa nature propre cette œuvre tend non à son avantage mais à sa perte. Quelle est donc la fin-adresse de cette œuvre ? Je réponds que c’est Dieu, dans l’avantage duquel en dernier ressort, que le pécheur le veuille ou non, le crime qu’il a eu la grande scélératesse de perpétrer tend par sa propre nature. Parmi ces fins, la fin-adresse a la précellence, car on ne recherche la finrésultat qu’à cause de la fin-adresse, à tel point que la fin-résultat a en quelque sorte une fonction de moyen par rapport à la fin-adresse. De fait, quand la volonté s’est tendue à travers le moyen vers la fin-résultat, elle ne s’en tient pas là (aussi n’est-ce pas là à proprement parler la fin et le terme du mouvement de la volonté) ; mais s’étant emparée de la fin-résultat, elle en use pour tendre au-delà vers la fin-adresse, et s’en tient là – d’où le fait que c’est encore elle qui est une fin à proprement parler. Il apparaît dès lors combien sont infâmes ceux qui honorent Dieu pour eux-mêmes ; car c’est pervertir tout l’ordre des choses, faire un moyen de ce qui est essentiellement une fin (Dieu), et destiner à autre chose (à soi) la fin même qui doit être la destination de tout. Aussi Dieu est-il à la fois la fin de l’œuvre et la fin-adresse de toutes les choses créées. Car être une fin, c’est pour Dieu une propriété émanant nécessairement de son essence, propriété qui doit lui être attribuée dans sa modalité la plus parfaite ; or la fin de l’œuvre est déjà plus parfaite que la fin de l’opérateur (comme nous avons vu au § 1.), et la fin-adresse est plus parfaite que la fin-résultat – voire cette dernière n’est pas à proprement parler une fin, mais un moyen (comme nous étions en train de le voir). Cet ordre repose sur le fait que par un enchaînement nécessaire, toute chose quelle qu’elle soit suscite en Dieu joie, approbation, et satisfaction. Car toute chose quelle qu’elle soit a été créée par lui, et reçoit de lui les meilleures règles, issues de l’impératif dicté par le plus grand et le meilleur esprit (c’est-à-dire par Dieu lui-même) ; et toute chose quelle qu’elle soit est poussée, en fonction des conditions imposées par sa nature propre, à suivre ces règles ; Dieu voit donc dans chaque chose ce qui est sien, ce qui est le meilleur et le plus sage ; et luimême tire nécessairement de cette contemplation un état de satisfaction indescriptible. La fin-adresse de l’opérateur, c’est habituellement les hommes euxmêmes, les opérateurs eux-mêmes ; car dans nos actions ordinaires, nous rap-
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
portons tout à nous et faisons tout pour notre propre avantage. Même s’il semble souvent que nous reconnaissions un autre homme [95] comme finadresse, pourtant quand nous nous scrutons au vif, nous admettons facilement et avons bien conscience que quoi que nous ayons fait, c’était non pour l’avantage de cet homme mais pour le nôtre. Par exemple, quelqu’un est tombé à l’eau, et nous exposant au plus grand danger, nous sauvons cet homme promis à la noyade ; à consulter ici la surface et l’apparence extérieure, tu diras que cet homme promis à la noyade, que nous avons sauvé, était notre finadresse ; mais à y réfléchir en profondeur, ou plutôt, à sonder intimement nos pensées et notre cœur de sauveteurs, nous verrons facilement que nous avons affronté ce danger non dans l’avantage d’autrui mais dans le nôtre. Autrement dit, tant d’empressement de notre part était dû à la gloire, ou peut-être à l’appât du gain ou à la pitié (ce n’est en effet n’est pas moins agir pour soimême que quand on agit pour la gloire et l’appât du gain, puisque vouloir donner satisfaction à sa pitié n’est pas moins le propre de la philautie que de vouloir donner satisfaction n’importe quelle autre passion) ; ou peut-être à quelque conviction, opinion ou point de vue, dissimulé et à peine nommable ; or il est très rare que la Raison et la loi divine nous aiguillonnent et que là soit la seule cause de notre action. Ordinairement en effet nous sommes contentés et amadoués par l’éclat de l’honnêteté, qui reluit dans le devoir de vertu, sans nous soucier beaucoup de la vertu elle-même. De là, tu vois facilement que quand les parents ont l’air de faire des choses pour leurs enfants, et les gens les plus dévoués à leurs relations, d’agir pour leurs proches, ils le font la plupart du temps pour eux-mêmes ; et en réalité, agir pour soi-même n’est pas autre chose que vouloir donner satisfaction à ses passions. Ce qui montre également au grand jour que presque toutes nos actions sont malhonnêtes et pèchent contre le décret d’humilité. Or un homme de bien a pour fin-adresse de toutes ses actions non luimême (cela relève de la philautie et du péché), non Dieu (ce serait arriver après la bataille, et que nous le voulions ou non, Dieu est nécessairement la fin-adresse de toutes nos œuvres), mais la loi de Dieu, et ce selon des modalités qui seront développées au § suivant. § 3. Fin de bienfaisance et fin d’obéissance Cette distinction concerne la fin-adresse ; en effet tantôt nous voulons obtenir quelque chose pour quelqu’un, pour qu’il s’en trouve bien, et tantôt nous fournissons ce qu’il ordonne, c’est-à-dire mûs par ses ordres sans aucu-
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FIN DE BIENFAISANCE ET FIN D’OBÉISSANCE
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ne résolution de lui faire du bien. Dans le premier cas, la fin est de bienfaisance, dans le dernier, d’obéissance. [96] La fin de bienfaisance est à proprement parler une fin-adresse, et à proprement parler nous agissons pour l’avantage de cette fin, à proprement parler nous l’aimons ; mais la fin d’obéissance n’est pas aussi proprement une fin-adresse, ni la fin susceptible de faire dire de nous que nous lui témoignons diligence et amour, mais plutôt la fin que nous avantageons et favorisons en exécutant ses ordres. Ainsi le maître est certes une fin d’obeissance pour l’esclave, mais pas à proprement parler une fin-adresse ; car l’esclave n’exécute pas les ordres du maître pour l’avantage de son maître, mais pour son propre avantage, pour s’en trouver bien, ou ne pas s’en trouver mal. C’est également ainsi que les citoyens obéissent au magistrat, tout en sachant qu’il ne sera d’aucune utilité au magistrat qu’ils fassent ce qu’on leur a ordonné, ni d’aucun préjudice qu’ils fassent différemment ; ils savent en revanche qu’ils seront dignes de récompense s’ils observent la loi et de punition s’ils y contreviennent. Ce cas nous fait clairement voir que le magistrat est certes une finadresse d’obéissance, en aucun cas de bienfaisance, mais que ceux qui obéissent tiennent compte de cette fin. [Note]1 Parmi ces fins, en tant qu’elles sont fins de l’opérateur, la fin de bienfaisance a la précellence ; car elle est davantage une fin à proprement parler, et elle est davantage cause des œuvres des hommes ; de même que l’esclave dans l’exemple donné est plus que le maître la fin des actions qu’il fournit, de même il ressort clairement à bien examiner la chose que dans ce cas le service de l’esclave a pour cause lui-même plus que son maître, pour destinataire luimême plus que son maître. Mais si l’on considère la substance de ces fins, ou ces fins en elles-mêmes, qui sont dites fins soit de bienfaisance, soit d’obéissance, la fin d’obéissance a de loin plus d’éclat et de prestige que la fin de bienfaisance. Car la fin de 1
Aussi, parmi les hommes, les esclaves n’ont-ils pas coutume de servir leurs maîtres, ni les citoyens leurs magistrats (pour ce qui concerne l’intention, objet de ces deux pages) mais les hommes peuvent se contenter d’une servitude de ce genre, purement extérieure, dans la mesure où ils s’intéressent plus à l’acte qu’au dessein et le désirent plus que l’obligation. Mais force est de comprendre que rapporter semblable raisonnement à Dieu et à sa loi est la chose la plus imbécile du monde. C’est pourquoi vouloir obéir à Dieu pour t’en trouver bien n’est pas servir Dieu mais toi-même. Et cette servitude extérieure, dont les hommes pouvaient se contenter, Dieu ne peut s’en contenter ; au contraire, en tant que véritable maître, il exige en nous une servitude également véritable.
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
bienfaisance suppose une imperfection ; de fait, il est nécessaire d’avoir un manque pour pouvoir recevoir un bienfait, et puisque notre propos concerne autrui, il faut être inférieur à toi pour pouvoir être le destinataire de ton bienfait ; inférieur dis-je, dans ce cas précis et cette situation où il va recevoir un bienfait de toi ; car le rôle de patron est préférable à celui de client, et celui de pourvoyeur à celui de récepteur de bienfait. Ainsi, même si un prince est supérieur à un médecin politiquement, il est pourtant inférieur au médecin dans la mesure où il est soit souffrant, soit en tout cas en proie à des maladies, et dans la mesure où de ce fait il manque de l’assistance d’un médecin, et où il y a place en lui pour le remède qu’il attend de ce dernier – comme l’axiome précité le fait immédiatement connaître. Donc, celui qui veut accorder un bienfait ne le fait jamais sans en avertir son destinataire ; car sur cette affaire qui fait l’objet du bienfait, il se hausse toujours au moins un peu au-dessus de ce dernier. D’où même ce constat : certaines personnes de pouvoir et de haut rang supportent mal que nous leur consacrions nos efforts, fût-ce avec la plus grande courtoisie ; en effet, ils y voient la marque tacite de leur insuffisance, et [97] l’introduction d’une supériorité chez ceux qui promettent de leur apporter le bienfait. En quoi ils témoignent à coup sûr du dérèglement et de l’effronterie les plus insensés. En effet, nous les hommes sommes ainsi constitués qu’il nous arrive facilement de devoir laisser les autres entrer dans nos affaires, nous être utiles et nous porter assistance ; au point qu’en mille occasions la personne même la plus insignifiante peut venir en aide à n’importe qui d’autre, et s’en trouve même supérieure, plus grande et plus méritante, selon l’irréfutable l’axiome : Il est préférable d’avoir le rôle de celui qui accorde le bienfait que de celui qui le reçoit.xxxviii Du même coup, tu en conclueras combien va à contre-sens la piété de ces gens qui veulent accorder une gratification et un bienfait à Dieu même ; piété que le Christ lui-même critique dans ses textes sacrés par ces mots : Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous dis. Garde-toi, dit-il, de vouloir m’octroyer une grâce ou un bienfait ; que ton amour pour moi se résume et se consacre entièrement à faire ce que moi j’ordonne ; tu ne peux aller plus haut pour m’atteindre. Donc tu demandes à laquelle de ces deux fins Dieu a trait ? Voici ma réponse. Quand on comprend ces fins (je veux dire d’obéissance et de bienfaisance) comme fin de l’œuvre, Dieu est la fin de bienfaisance de toutes choses ; en effet tout, en naissant, en existant et en cessant d’être, a une tendance naturelle et hautement nécessaire à favoriser l’avantage et la satisfaction
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FIN ULTIME ET FIN SUBORDONNÉE
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de Dieu. Il est semblablement fin d’obéissance dans le même registre ; en effet, tout exécute le décret et le jugement de sa volonté ; et il est aussi impossible, s’il était permis de parler ainsi, de priver la volonté de Dieu de son effet qu’une montagne de sa vallée. Mais si ces fins sont rapportées à l’opérateur, Dieu ne peut, de par sa puissance morale, être une fin de bienfaisance qu’on met en avant à titre de chose permise ; autrement dit, il n’est pas permis de poser Dieu comme fin de bienfaisance ; ce que nous venons de dire le fait assez apparaître. De la même façon, il ne peut pas non plus à proprement parler être fin d’obéissance : car vouloir lui obéir – comme cela va de soi – c’est arriver après la bataille, et bon gré mal gré tu lui obéiras, ou feras ce qu’il veut dans l’absolu. Dieu est pourtant fin d’obéissance par accident et d’une certaine manière, à savoir grâce à sa loi et sa Raison, qu’il nous a inculquées. En effet, c’est à elles que nous obéissons quand nous sommes bons ; et quand nous sommes méchants, nous obéissons encore à Dieu lui-même, mais pas à sa loi ; vois le traité I, § 2. Reste que, la loi de Dieu venant de Dieu, en obéissant à sa loi nous semblons aussi d’une certaine manière lui obéir à lui, et faire preuve d’une obéissance supérieure à celle des méchants qui, tout en négligeant sa loi, font pourtant malgré eux exactement ce qu’il veut. [98] § 4. Fin ultime et fin subordonnée Est fin ultime celle qui n’est pas relative à une autre fin ; est fin subordonnée celle qui est relative à une fin qui la dépasse. Par exemple, quand on étudie afin de s’attirer l’honneur et de s’acquérir auprès d’autrui une réputation par le savoir et les connaissances, on a certes le savoir pour fin subordonnée de cette étude (elle est orientée vers une autre fin, à savoir l’honneur, dans la mesure où celui qui étudie ainsi ne le fait pas simplement afin d’être savant mais afin d’être estimé pour son savoir), mais l’honneur pour fin ultime ; car cet homme studieux (comme j’en fais la supposition – généralement vérifiée) n’assigne pas cette fin à une fin qui la dépasse. Parmi ces fins, la fin ultime est sans conteste la plus éminente ; voire, la fin subordonnée n’est pas une fin, mais un moyen ; comme, dans l’exemple cité, le savoir est pris comme moyen pour acquérir l’honneur. D’où il s’ensuit également que nous ne voulons absolument ni n’aimons absolument la fin subordonnée ; en effet la volonté et l’amour concernent à proprement parler la fin et s’y fixent, alors que les moyens ne retiennent pas la volonté mais se présentent comme le chemin que prend la volonté pour arriver à la fin ; aussi,
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
dans l’exemple cité, cet homme studieux n’aime-t-il pas les savoirs et les connaissances mais l’honneur. La distinction fin ultime / fin subordonnée s’applique aussi au couple fin de l’œuvre / fin de l’opérateur, ainsi qu’au couple fin-résultat / fin-adresse. Ainsi, les enfants sont pour les parents la fin-adresse de nombreuses actions, mais une fin subordonnée, car c’est leurs propres personnes qui sont la finadresse ultime, et c’est vers elles qu’ils retournent le bienfait qu’ils accordent à leurs enfants ; c’est en effet, à cause d’eux-mêmes qu’ils leur accordent le bienfait. Ainsi, l’homme de bien aussi peut être pour lui-même une fin-adresse, mais subordonnée ; car il peut se soucier des choses qui regardent sa commodité et ses plaisirs (vois le traité I, § sur l’humilité section 2. 1) ; cependant il ne se soucie d’elles qu’à cause d’une fin qui les dépasse – pour tout dire à cause de cette fin d’obéissance ultime qu’est Dieu et la Raison. De ces propos s’ensuit clairement que Dieu est absolument la fin ultime, et ce de la façon la plus éminente ; car il est fin de l’œuvre (plus éminente que la fin de l’opérateur), fin-adresse (plus éminente que la fin-résultat), fin de bienfaisance et d’obéissance de toutes choses. [Note]2 Et parmi toutes ces fins, il est encore fin ultime du fait que tout de part en part existe à cause de lui. Cependant Dieu n’est pas toujours fin ultime de l’opérateur ; en effet, même si notre action existe en soi à cause de Dieu, nous n’agissons pourtant pas toujours à cause de lui ou de sa [99] loi. Et même, ô douleur ! il est très rare que nous agissions ainsi, comme nos précédents propos le font assez apparaître. § 5. Le bien et le mal Le bien est ce que nous aimons ; le mal, ce dont nous nous détournons ; aussi bien et mal sont-ils des dénominations externes, et ne posent formellement rien dans la chose qu’elles désignent, tout comme « il me semble que » et « je sais par ouï-dire que » etc. sont des dénominations semblables. De là il apparaît aussi que les biens de l’un sont souvent des maux pour l’autre ; ce qui est évident dans le domaine des biens plaisants : les mets et boissons qui flattent le palais de l’un n’ont aucun effet sur le palais de l’autre. Et même, 2 D’où la justesse du propos des Anciens, qui disaient que Dieu est amour pour la nature, c’est-à-dire que Dieu est ce que toutes choses aiment par une nécessité naturelle et fatale (que par ailleurs certaines choses le veuillent aussi, ou non). De fait, toute action est telle, dans la nature, que spontanément elle tend d’un élan invincible à Sa satisfaction.
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LE BIEN ET LE MAL
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cela s’applique aussi aux biens honnêtes, et les choses honnêtes pour l’un sont souvent honteuses pour l’autre ; par exemple, il est permis à un juge de tuer un accusé, mais pas à un simple particulier, et ce qui serait honteux pour ce dernier est honnête pour le premier. Mais la difficulté est de savoir comment nous qualifions de bien ce que nous aimons, de mal ce dont nous nous détournons, alors que souvent les hommes aiment ce qui leur est nuisible et mauvais pour haïr ce qui leur est bon et approprié. On répond tout d’abord qu’il y a des amours différents ; mais ils se ramènent principalement à deux, à savoir l’amour de Dieu et l’amour de moi, ou vertu et philautie ; ce que nous aimons de vertu est honnête, ce que nous aimons de philautie est plaisant. Par conséquent, il arrive facilement que l’un des deux amours nous fasse aimer quelque chose qui, au regard de l’autre amour, ne le mérite nullement, voire est digne de la haine opposée à cet amour. Par exemple les tempérants trouvent que les intempérants aiment des choses nuisibles et mauvaises ; car ils ont en tête l’amour d’obéissance qui les fait tempérants et bons ; et ils voient que ce que les intempérants recherchent ne mérite pas un tel amour – et ne sont donc pas des biens – mais qu’ils méritent la haine et la détestation opposée à cet amour – et sont donc des maux, honteux et à rejeter. À quoi les intempérants répliquent que les hommes de bien aiment des choses mauvaises et nuisibles, parce qu’ils ont en tête leur amour, à savoir un amour de concupiscence, qui n’est pas à la mesure des actes accomplis par les gens de bien quand ces derniers, par égard pour la Raison, négligent l’honneur, mènent parfois leur fortune à la ruine et vont tête baissée dans des désastres et des épreuves physiques considérables. Mais ce qui est un bien honnête peut être un mal déplaisant, et ce qui est un bien plaisant peut être un mal honteux ; et dans ce sens on dit souvent que les hommes aiment ce qui est un mal. C’est certes un bien, parce qu’ils l’aiment ; mais c’est un mal, parce qu’il est non aimé mais plutôt rejeté par un autre genre d’amour. [100] Deuxièmement, y compris dans le même genre d’amour, on dit que les hommes aiment parfois ce qui est un mal et haïssent ce qui est un bien ; parce que, loin de l’aimer, ils détesteraient l’objet de leur amour s’ils le voyaient sous un autre angle. Comme les enfants aiment les pilules dorées et veulent manger ce qu’ils refuseraient et détesteraient s’ils en connaissaient l’amertume – ce qu’ils font aussi bien dès que ces aliments, une fois dans la bouche, commencent à diffuser leur amertume. Le même phénomène se produit facilement dans les choses honnêtes, sous l’effet d’une ignorance insur-
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
montable dont nous parlerons plus bas. Mais il faut noter dans tout cela qu’il n’y a aucune identité entre ce qui est aimé et le mal ; comme dans l’exemple cité les enfants aiment le brillant, et il est bon ou est un bien plaisant, mais ils ont en haine l’amertume, qu’ils ne voient pas, et qui est un mal déplaisant ; de telle sorte en fait qu’un bien ne peut pas être pris en haine ni un mal être aimé, quand nous parlons du même genre d’amour et de haine, du même objet qui est soit aimé soit pris en haine, qu’il soit bon ou mauvais. Une distinction en usage divise le bien en utile, plaisant, et honnête ; nous verrons plus bas si elle fait bien ou mal. § 6. Le bien utile Est utile le moyen du bien, c’est-à-dire ce qui est susceptible de servir et de contribuer à l’obtention du bien – ou de ce que nous aimons. Par exemple si le savoir est un bien (si nous l’aimons), l’étude sera utile, parce qu’elle sert et contribue naturellement à nous rendre savants ; de la même façon, si dans la tempête le salut est bon pour le marchand (comme il a coutume de l’être à coup sûr), il sera utile de jeter la marchandise à la mer ; cet acte en effet sert et contribue naturellement au salut, ou à faire que lui-même soit sauvé avec son navire. Ces éléments font clairement apparaître que le bien utile n’est pas le bien ; car il n’est pas aimé pour lui-même, et en son nom propre, mais on dit qu’il est aimé et recherché tout au plus par accident et à cause d’autre chose. C’est aussi pourquoi la fin-résultat n’est pas dans l’absolu un bien, mais tout au plus un bien utile ; en effet nous avons déjà montré précédemment qu’elle était seulement un moyen pour atteindre une fin-adresse. De là il s’ensuit également que ceux qui ont Dieu pour fin-résultat et leur propre personne pour fin-adresse (comme ceux qui font passer toutes leurs quêtes pour la recherche de Dieu même dont ils attendent une gratification éternelle) ne comptent pas Dieu parmi les choses bonnes ; en effet ils le rangent seulement dans les choses utiles ; or les choses utiles ne sont pas bonnes, comme nous l’avons montré, mais contribuent aux choses bonnes. [101] Tu demandes donc si l’utile et le moyen sont la même chose ; et si la fin et le bien sont la même chose. Je réponds à la première question ; je parlerai plus bas de la deuxième. Et je réponds par la négative. En effet, le moyen travaille aussi à ce que nous n’aimons pas ; si un mauvais régime est un moyen pour arriver à la maladie, le mauvais régime n’est pourtant pas qualifié d’utile dans l’absolu, mais plutôt d’inutile et de nuisible ; il faut donc
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LE BIEN PLAISANT
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plus pour faire l’utile que pour faire le moyen ; à savoir qu’il soit moyen du bien – ou à même de nous acquérir ce que nous aimons. Or parce que toute chose tend en dernière instance vers Dieu et tourne à son avantage et à son agrément, dès lors n’importe quelle chose est aussi utile dans cette mesure ; et ce mot tant râbaché par les écoles est vrai : Dieu et la nature n’ont rien fait en vain, rien fait d’inutile.xxxix Ces propos font aussi entendre quel type de moyen il faut recevoir dans la définition de l’utile. En effet, puisque le moyen se décline en autant de modes que la fin, et qu’il y a de ce fait une différence entre moyen de l’œuvre et moyen de l’opérateur (à savoir selon que la chose est assignée à une certaine fin par l’opérateur, ou y tend et y contribue par sa nature propre), on entend, dis-je, dans la définition le moyen de l’œuvre, et il ne suffit pas pour constituer l’utile qu’il soit moyen de l’opérateur. En effet, les opérateurs assignent souvent à une fin des moyens tout à fait inutiles, comme celui qui jette de l’huile sur le feu en pensant que c’est de l’eau ; ici le moyen est celui de l’opérateur, destiné à éteindre le feu, mais parce qu’il n’est pas le moyen de l’œuvre – d’où son inutilité –, il n’est pas appelé utile. § 7. Le bien plaisant Est bien plaisant ce que nous aimons d’un amour passion, comme la santé, la robustesse, etc., que nous avons appelées situations favorables au traité II précédent. D’où il apparaît que le caractère plaisant concerne aussi l’honnêteté, voire aussi l’utilité ; en effet beaucoup de choses nous sont plaisantes parce qu’elles sont honnêtes, beaucoup parce qu’elles sont utiles ; l’amour passion peut être associé à tout véritable amour (qui réside dans une résolution) et c’est même le cas la plupart du temps. Le bien plaisant ne requiert donc pas que nous l’enveloppions dans un véritable amour ; de fait, il y a aussi des gens qui sont inondés par la joie et les émotions plaisantes sans avoir aucune résolution de se procurer ces émotions plaisantes (tous les gens de bien sont dans ce cas). Pourtant, un véritable amour peut concerner le bien plaisant ; mais il est tout amour de concupiscence, qui te fait vouloir un bien pour ton compte ; et c’est ainsi qu’aiment tous les méchants. Par conséquent, parce que les gens de bien ne sont guidés par aucun véritable amour à l’égard du bien plaisant [102] (ils n’ont en effet aucune résolution de l’obtenir pour eux-mêmes), on dit alors légitimement qu’ils ne comptent pas les voluptés et les plaisirs, et de manière générale les situations
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TRAITE III. DE LA FIN ET DU BIEN
favorables, parmi les biens ; mais en tant que les méchants ont continuellement la résolution de se procurer des situations favorables, on dit alors légitimement qu’ils comptent les seuls plaisirs parmi les biens. § 8. Le bien honnête Est bien honnête ce que nous aimons parce que la Raison l’ordonne ; ce que nous aimons, dis-je, d’un amour d’obéissance. Et ainsi, ce n’est pas autre chose que d’être prêt à exécuter ce que la Raison ordonne. Ce qui fait également apparaître que le bien honnête est constitué par le biais d’un amour par lequel on aime non pas tant le bien même (dans la mesure où il est le seul à être fin-résultat) que la Raison (elle est en effet la fin-adresse de l’obéissance dans cet amour par lequel l’honnêteté est constituée). De sorte que l’homme probe n’aime pas les actions qu’il a accomplies par le décret de la Raison (les seules à être un bien honnête à proprement parler), mais la Raison qui commande ces actions. Or la Raison est la loi et l’image de Dieu dans nos esprits, et de ce fait l’homme de bien ne peut l’aimer à moins d’aimer Dieu lui-même en quelque façon. Tout comme celui qui aime par son obéissance la loi que le prince a édictée et promulguée, aime plus le décret conçu dans le cœur du prince que la loi qui a été gravée sur les tablettes ; ainsi l’homme [103] probe aime plus la Raison dans la mesure où elle est loi de Dieu, conçue par Dieu et émanant de lui, que dans la mesure où elle se trouve dans sa propre personne – où elle siège dans l’homme de bien lui-même ; cependant ce décret, dans la mesure où il est en Dieu, est dans la réalité Dieu lui-même, et sous ce mode, l’homme de bien obéit aussi à Dieu et pas seulement à la Raison. Ces propos font apparaître qu’il n’y a pour les hommes que deux objets d’amour : ils aiment soit eux-mêmes, soit Dieu. L’amour de Dieu renvoie au bien honnête, l’amour de soi au bien plaisant : quand nous aimons l’honnêteté, nous aimons Dieu en quelque façon, comme nous l’avons déjà vu, et en aimant un bien plaisant nous nous aimons nous-mêmes, comme nous l’avons vu au § précédent. Quant au bien utile, on ne lui porte pas d’amour, comme on le montre assez au § 6. Et ainsi, il y a seulement deux biens, nous et Dieu ; Dieu qui l’est véritablement, et par le biais d’un amour honnête, alors que nous le sommes faussement, et par le biais d’un amour déréglé, ou du moins pas par le biais d’un amour proprement dit ; toutes choses que nos propos font assez apparaître. Mais que faut-il dire de l’amour de bienveillance ? En effet, il semble ici qu’il peut exister une catégorie de bien adressé à quelqu’un, que l’on peut
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LE BIEN HONNÊTE
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appeler bien ami. Je réponds que cette objection permet au moins d’établir que les écoles, avec leurs trois genres de biens (à savoir l’utile, l’agréable et l’honnête), en ont oublié un quatrième, le bien ami. Il y a donc un bien ami, que nous aimons d’un amour de bienveillance. Mais à y regarder de près, un tel bien à proprement parler n’existe pas ; en effet, si tu avais la résolution d’accorder un bienfait à autrui (auquel cas cet autre peut être dit bien ami), tu conçois cette résolution soit sur la prescription de la Raison, soit en dehors de cette prescription. Si c’est le premier cas, alors ton amour ne tend pas à proprement parler vers celui que tu appelles ami, mais vers la Raison et Dieu (en effet il faut toujours porter son attention sur la fin ultime, la seule à laquelle l’amour donne le statut de bien). Mais si c’est l’autre cas, alors tu agis par caprice, et parce qu’il te plaît d’agir de la sorte ; et ainsi, celui que tu nommes ami n’est pas installé dans le statut de bien par le biais de ton amour, mais tu y installes ta propre personne par le biais de cet amour que tu éprouves ; et ton amour, qui semblait être de bienveillance est après examen approfondi tout entier de concupiscence. Ces propos font aussi apparaître toute la gravité du péché des méchants, ces hommes qui mettent leur propre personne à la place qui appartient à Dieu. Car lui seul est bon, et eux attribuent cette bonté non à lui mais à eux-mêmes, puisqu’ils s’aiment eux-mêmes et ne l’aiment pas lui ; en effet aimer c’est aussi considérer comme bon et l’amour, pour autant qu’il est en jeu, constitue le bien de sorte que le bien de chacun, c’est ce qu’il aime.
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TRAITÉ IV DES PASSIONS
PRÉAMBULE
[104] La condition humaine comporte deux parties : exercer une action sur un corps et en subir (ce dont nous avons fait la présentation dans notre Métaphysique et dont nous avons dit un peu plus dans la première partie de notre traité éthique sur l’observation de nous-mêmes). La seconde partie comprend les sensations et les affections, et ces dernières certes à meilleur droit – c’est même pourquoi tout le monde aujourd’hui leur donne spécifiquement le nom de passions. Mais il y a une petite différence entre sensation et passion. Première convergence entre elles : toutes deux désignent une perception de notre part, qui n’est pas autre chose qu’une certaine disposition par laquelle nous sommes disposés intérieurement et dans notre esprit – à savoir notre âme –, disposition dont la conscience, qui nous permet de la sentir intimement en nous, nous rend conscients et certains. Comme quand je vois, j’ai une disposition donnée ; quand j’aime, j’ai une autre disposition donnée, dispositions que je reconnais en moi avec la plus grande évidence par le biais de ma conscience. Deuxième convergence : toutes deux (je veux dire la sensation et l’affection) viennent à nous sur la base de notre corps, de sorte que si nous en étions dépourvus, nous comprenons clairement que nous serions aussi dépourvus de toutes ces dispositions. Mais voici la différence : nous avons coutume de rapporter la perception des sensations aux choses extérieures, en tant qu’elles en proviennent, et la plupart du temps avec cette idée que ces choses connaissent une affection et une disposition semblables à celles qu’elles apportent en nous (ainsi quand nous voyons la lumière, nous rapportons la perception – cette représentation-là – au soleil, au feu etc., avec l’idée que les propres objets sont imprégnés de cette représentation) ; quant à la perception qu’on trouve dans l’affection ou passion, ainsi que cette représentation-là, nous ne la rapportons pas aux choses placées en dehors de nous ni n’avons l’idée que ces
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dernières ont en elles une disposition semblable à la nôtre. Par exemple, en croisant par hasard le chemin d’un ennemi, il se peut que nous soyons envahis par la haine ou la crainte, mais nous n’avons pas l’idée [105] que lui-même a en lui une représentation semblable à celle qu’il nous a inspirée par sa présence fortuite. § 1. Les passions sont extérieures à la morale Les stoïciens jugeaient que toutes les passions sont moralement mauvaises ; les péripatéticiens ont soutenu que les passions modérées sont bonnes mais ont placé les immodérées au rang de vice. Les deux écoles se fourvoient complètement ; car s’il y avait là quelque chose de mauvais, il faudrait l’imputer non à nous mais à l’auteur de notre condition (Dieu) ; ce dont nous nous garderons. En effet, une bonne part de la condition humaine réside dans ces passions ; elles font presque l’essentiel de notre humanité, et si on les supprime – avec les sensations –, nous n’avons plus de raison de nous considérer comme des hommes. Donc du point de vue de la nature les passions sont tout à fait bonnes, même si certaines nous sont déplaisantes – nous font du mal (comme la douleur, la crainte, etc.) ; mais du point de vue moral, elles ne sont pour nous ni bonnes ni mauvaises, mais ont le même statut que le fait de voir, d’entendre, etc., qui ne servent à dire qu’une personne est honnête ou non. Mais tu diras : certaines passions sont honteuses, capricieuses, indécentes, criminelles, elles qui incitent les hommes à commettre des forfaits, des meurtres et d’épouvantables incestes. Je réponds : il est mauvais qu’ils cèdent à leur incitation, mais les passions elles-mêmes ne sont pas mauvaises en soi ; en effet elles se limitent à contenir une perception donnée, qui vient à nous sur la base du corps, suivant en nous son cours nécessaire dont la source est non pas tant le corps (chose brute, et par conséquent incapable d’avoir la véritable efficience de causer quoi que ce soit) que l’auteur du corps et de notre condition humaine. Quant au fait que nous suivions nos passions, c’est honteux ; parce que notre auteur n’a pas voulu que notre choix d’engager ou de négliger une action soit déterminé par leur mauvaise influence sur nous, mais nous a tout entiers assujettis à la Raison et a voulu que toutes nos entreprises soient engagées ou négligées sur sa prescription. Ainsi quand il nous a dotés de sensations, il n’a pourtant pas voulu que nous les utilisions dans la quête de la vérité, mais que nous utilisions les notions et idées qui nous sont innées ; ce qui, au passage, fait apparaître qu’il faut porter le même jugement
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L’ACTION SOUS L’EFFET DE LA PASSION
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sur ceux qui suivent la sensation dans la philosophie et sur ceux qui suivent leurs passions dans l’éthique. Note cependant que nous ne nous contentons pas de suivre souvent nos passions, mais que nous avons même une grande propension à les suivre ; c’est comme un ramollissement de notre part, qui nous fait prêter à la Raison (qui seule devrait nous motiver) une oreille inattentive, et nous fait continuellement osciller entre vouloir nous laisser guider sous sa conduite et lui donner des indications ; et nous [106] penchons toujours plus du côté où la passion nous tire. Propension, ramollissement et oscillation pleins d’une honte que, pour ne pas bien la distinguer des passions elles-mêmes, certains reportent sur leurs passions et sur Dieu leur auteur (car ç’en est la conséquence), alors qu’ils auraient dû se l’imputer à eux. Il y a donc dans le désir charnel par exemple (passion très violente, surtout chez les jeunes) une sensation – perception –, et jusque-là il n’y a rien de mal ; ensuite se fait sentir une certaine propension à rester dans cette passion – à exécuter par amusement d’autres actes où celle-ci semble comme nous pousser ; et tout cela est plein de honte et de péché. De là vient aussi que les personnes honnêtes et bien nées, émues par la conscience de certaines passions, rougissent et sont envahies par la gêne, non du fait de la sensation par laquelle elles font en elles l’expérience des passions, mais de la propension à abandonner la Raison et à suivre la passion qu’elles sentent en même temps s’éveiller à travers tout leur être. Car il y a dans cette propension et ce ramollissement (comme nous l’avons appelé) matière à un blâme qui n’est pas sans gravité, une infamie qui n’est pas sans gravité. Tu demandes d’où nous vient cette propension. Je réponds : du fait que nous soyons nés enfants ; c’est aussi l’origine du fait que nous avons donné notre adhésion aux sensations et aux passions avant de la donner aux raisonnements (comme nous le démontrerons peut-être ailleurs). Mais pourquoi sommes-nous nés enfants, et pas plutôt hommes, avec le plein usage de la Raison ? Là s’arrête la philosophie. Vois les notes plus développées que nous avons consacrées à Descartes, en particulier ses §§ qui portent sur l’origne de l’erreur, § 71 etc.xxxx § 2. L’action sous l’effet de la passion La vie du commun Ce que fait le commun, il le fait généralement sous l’effet de la passion ; car en fait, ils sont dans un premier temps contraints par la peur à la culture
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et à certaines règles de vie, sous l’autorité des parents, des précepteurs et des pédagogues. Quand ils ont pris l’habitude de ces règles de vie, souvent ils se mettent même souvent à les aimer, et y adhèrent par amour et attachement routinier (qui de nouveau sont des passions) ; et ils sont plus fortement encore englués et tourmentés par la peur de l’inhabituel, peur qui terrifie au plus haut point le commun dans son ensemble ; à tel point que nous en voyons un très grand nombre, quand ils sont forcés de changer de vie, échanger du même coup la vie contre la mort. Et c’est le premier – le plus bas – niveau du commun, qui est maintenu dans [107] le devoir par son amour et son attachement routinier pour l’habituel et par la peur et l’horreur de l’inhabituel ; ils sont comparables aux enfants, et constituent la plus grande partie du peuple. Il faut aussi noter que ce que le commun appelle conscience est une pure passion, à savoir un aiguillon et un instinct planté dans le cœur qui pousse à exécuter ce que la Raison ordonne. Lui obéir leur procure un léger apaisement, comme avec les autres passions (ils disent dans ce cas qu’ils ont la conscience tranquille) ; lui désobéir les met au supplice et les accable, (ils disent dans ce cas qu’ils ont la conscience troublée, ou qu’ils sont percés par les aiguillons de leur conscience) ; toutes choses qui s’appliquent également aux autres passions. Mais comme ces personnes sont dépourvues de véritable diligence et ne prêtent jamais assez l’oreille à la Raison, il a vite fait d’arriver que la plupart des situations dans lesquelles ils sont aiguillonnés par leur conscience sont pour eux pleines d’obscurité ; et ainsi ils ont vite fait d’établir un lien entre ces situations obscures et d’autres éléments obscurs qui ne sont pas dictées par la Raison. [Note]1 Par exemple, la Raison dicte de ne pas porter atteinte aux autres hommes : ils ont vite fait d’établir un lien obscur entre cet impératif de la Raison et l’interdiction de déplacer les ossements des hommes ensevelis, et considèrent comme un énorme sacrilège d’y contrevenir ; et on n’est pas sans tomber partout sur ce genre de cas dans les histoires des gentils. 1
Par exemple, quand ils apprennent de manière obscure et voient comme à travers un brouillard que l’homme doit renoncer à lui-même, ils relient alors cet impératif obscur à une idée obscure, mais en outre très perverse (car ce premier impératif, même s’il était obscur, était pourtant véridique), qui les persuade que l’homme doit se torturer lui-même, se traiter avec sévérité ; et de là vient l’erreur, commune à presque toutes les religions, des hommes qui s’acharnent sur eux-mêmes et sur leurs corps – erreur que Charron remarque dans sa Sagessezz. Lis ce qu’il en est des Turcs près du tombeau de Mahomet, certains s’arrachant les yeux, s’infligeant toutes sortes de mutilations et de blessures lamentables ; lis, chez d’autres peuples, une infinité de pratiques de ce genre, qui ne sont pas dictées par la Raison.
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L’ACTION CONTRE LA PASSION
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Donc ceux parmi le commun qui suivent cette conscience ne suivent sans aucun doute rien d’autre que leur passion ; reste qu’on les qualifie de religieux et de saints. Et voici le deuxième niveau du commun, et il est comme niché au cœur du premier ; en effet leur conscience frémit d’horreur tant que les actes sont inhabituels, de sorte que la peur de l’inhabituel est ici à son maximum. Ils ressemblent aux femmes, dans lesquelles cette affection aussi se révèle davantage. Le troisième niveau du commun comporte ceux qui ont fait une brèche dans cette peur de l’inhabituel par le biais d’une témérité et d’une irréflexion contraires ; ils vont même au devant des dangers, ils ne sont pas traversés par cette terreur des choses inhabituelles ; s’ils ont bien réussi dans cette voie, ils vaguent d’une condition à une autre et, ayant retourné la peur vers tout ce qui est sédentaire et durable, sont traités d’aventuriers. S’ils sont parvenus à terrasser la peur de l’inhabituel au point que leur irréfléxion et leur témérité vont jusqu’à les habituer à mépriser la mort, ils deviennent soldats ; et ceux qui sont honnêtes, du moins aux yeux du commun, s’ils sont avides de gloire tout en la méprisant, deviennent voleurs et bandits ; tel est le troisième niveau des hommes dans le commun. Enfin le quatrième niveau du commun comporte ceux qui équilibrent et brident une passion par une autre passion. Par exemple s’ils sont paralysés par la crainte, ils ont recours à la témérité pour se maintenir dans le devoir ; ou ils se laissent aiguillonner par la gloire [108] s’ils se sentent enclins aux plaisirs et aux caprices, ils utilisent la peur pour s’éloigner de la disgrâce. Ceuxlà ont communément une réputation de sages et de philosophes. Mais eux tous, quel que soit l’air qu’ils se donnent, mesuré et réglé (comme dans le premier niveau), pieux et religieux (comme dans le deuxième niveau), noble et fougueux (comme dans le troisième niveau), sage et circonspect (comme dans le quatrième niveau), tous sont des pécheurs ignobles et criminels, qui ne font rien sous l’effet de la Raison, mais tout sous l’effet de la passion. § 3. L’action contre la passion La vie philosophique Quand les philosophes s’aperçurent que le commun agit toujours sous l’effet de la passion, ils décidèrent d’emprunter le chemin contraire, et ils se sont efforcés d’agir contre leurs passions ; ce faisant, ils n’ont certes pas fait preuve de sagesse, mais d’une folie différente par son éclat de celle du peuple ;
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voire, leurs détours les ont fait comme tourner en rond, à l’instar du peuple que leur course semblait prendre à rebours ; comme il apparaîtra bientôt. Certains de ces philosophes ont entrepris d’éradiquer toutes leurs passions ; tels furent les cyniques et les stoïciens. Démarche manifestement dénuée de sens, parce que les passions ne peuvent être éradiquées, à moins de se débarrasser du corps tout entier et de déraciner la condition humaine ; ce qui n’est pas permis, comme on l’a démontré au traité I, obligation 2. Mais puisque notre maintien dans la condition humaine est une certitude, ils ne peuvent arracher les passions, dans la mesure où elles constituent une bonne part de cette condition. Finalement ces passions ne sont pas mauvaises ; elles sont certes indifférentes du point de vue de la morale, mais elles sont même bonnes du point de vue de la nature ; et c’est par la même juridiction que nous sommes tenus de les endurer et que nous avons ordre d’être hommes, vois le § 1. Il y a donc des philosophes d’un autre genre, un peu plus sages, qui ont décidé non d’éradiquer les passions – ce qui, nous l’avons démontré, n’a pas de sens, n’est pas possible ou pas permis – mais du moins d’écarter et, pendant un temps, de suspendre les actions auxquelles ils se sentaient poussés par l’élan d’une passion. Au nombre desquels Platon, qui disait à un esclave en train de pécher : Tu recevrais une volée si je n’étais en colèrexxxxi, indiquant son refus d’infliger une punition, pourtant juste et d’accord avec la Raison, à laquelle il se voyait excité par la colère et le désir de vengeance. Mais eux non plus ne font pas preuve de sagesse ; en effet si une action doit être écartée parce qu’une passion presse de l’accomplir, c’est souvent une opportunité [109] et une occasion de bien agir qui s’évanouit, avant que cette passion vienne en embuscade. Ensuite le propre de l’homme de bien n’est pas d’agir à cause des passions, mais pas non plus d’écarter une action à cause d’elles ; c’est d’agir purement et simplement à cause de la Raison, que pendant ce temps-là la passion s’accorde avec la Raison ou qu’elle s’y oppose. Parmi ceux-là s’intercalent une sorte de philosophes intermédiaires, qui ont décidé non certes que les passions doivent être éradiquées, mais qu’il faut seulement agir contre elles. Leur folie est moins grande que celle des cyniques et des stoïciens, plus grande que celle des platoniciens ; et ils sont à leur tour de deux genres. Certains ont décidé d’agir contre l’impulsion donnée par toutes leurs passions en général (à quoi ils donnent le nom générique de mortification) ; ainsi, dans le cas où un mets raffiné a été placé à côté d’un mets
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déplaisant, ils mangent plutôt le déplaisant ; si quelqu’un fait du vacarme, ils vont le flatter plutôt que le réprimander, et ainsi de suite avec leurs autres passions ; et ils s’exercent à cette façon de faire, eux-mêmes et leurs disciples, avec le plus grand sérieux. Les autres ont déclaré la guerre du moins à certaines passions ; certaines dis-je, qu’ils ont décidé de contrarier constamment, alors qu’ils donnent libre cours et pour ainsi dire lâchent la bride à certaines autres ; en particulier les passions qui relèvent de la nourriture et du sexe, ainsi que de la gloire et d’une certaine persévérance ou persistance dans les entreprises engagées, ils ont décidé, serment à la clé, de les contrarier avec la plus grande rigueur. Et parmi ces trois espèces de passions, ils appellent généralement la première la chair, la seconde le monde, la troisième le diable, et ils s’y opposent en jurant et en promettant de s’abstenir de ce qui relève du sexe, des dignités, des charges publiques, ainsi que de faire ce qui reçoit non leur propre approbation mais celle d’un autre. [Note]2 Et ainsi on recense de nouveau quatre niveaux de philosophes, à savoir les cyniques et les stoïciens, en deuxième lieu les platoniciens, et enfin deux niveaux de mortificateurs (ainsi se qualifient-ils). Les cyniques sont comparables au troisième niveau du commun, les platoniciens au quatrième, autrement dit aux sages ; les niveaux restants peuvent être ramenés aux autres avec lesquels ils sembleront avoir le plus de ressemblance. Et dans tous ces niveaux, ce n’est que honte et péché : tous ceux-là de nouveau agissent sous l’effet de la passion, quand bien même ils n’y prêteraient pas eux-mêmes une attention suffisante. Et on se trouve dans une situation semblable à celle de Platon s’adressant jadis à Diogène qui disait fouler aux pieds la fierté de Platon (et il foulait les tapis de Platon) : c’est une fierté plus grande qui te fait piétiner ma fiertéxxxxii ; ainsi, c’est aussi une passion plus grande qui fait agir ceux-là contre les passions. Tout cela, comme nous l’avons vu, va contre la Raison, et est donc un effet de la passion. De fait, à chaque fois que [110] nous agissons délibérément, c’est soit la Raison qui nous pousse, soit une passion, au moins
2 Observe que les péripatéticiens ne comptent pas parmi ce nombre ; car dans le domaine de l’éthique, ils méritent à peine le nom de philosophes, et sont seulement un peuple plus sage ; c’est pourquoi nous les avons placés au quatrième et dernier niveau dans le § précédent, où il s’agissait de la vie du commun. En effet ce sont, à proprement parler, des gens qui utilisent la passion pour équilibrer et modérer la passion et semblent ainsi s’acquitter de certains devoirs de vertu ; mais ce sont des devoirs sans forme, dans la mesure où ils s’en acquittent non par l’instinct de la Raison mais sous l’impulsion des passions et du caprice.
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TRAITE IV. DES PASSIONS
le caprice d’agir quand nous agissons parce que tel est notre bon plaisir ; ce qui, pour les hommes, doit être foulé aux pieds encore et encore. § 4. L’action indépendamment la passion La vie chrétienne Ceux qui sont véritablement honnêtes (comme sont les chrétiens qui ne le sont pas seulement de nom, mais sont en réalité ce qu’ils disent être) n’agissent ni sous l’effet de la passion (attitude qui manifeste impuissance et ramollissement), ni contre la passion (attitude qui manifeste folie et barbarie), mais indépendamment de la passion. En effet, ils la laissent d’une certaine façon de côté, et ne la jugent digne d’aucun égard ; eux ne se mettent pas en peine de savoir si la passion est absente ou présente ; ils font ce qu’ordonne la Raison, et c’est leur seul souci. C’est pourquoi, s’ils se mettent en colère, ce n’est pour eux ni une raison de donner des coups (ce qui est le fait du commun), ni de s’abstenir d’en donner (ce qui est surtout le fait des grands philosophes) ; ils ne disent pas avec le commun : tu recevras une volée, parce que je suis en colère ; ils ne disent pas non plus avec les philosophes : tu recevrais une volée si je n’étais en colère ; ils disent plutôt : tu recevras une volée parce que la Raison ordonne que tu en reçoives une de moi, que moi je sois en colère ou non pendant le temps où je te frappe ; ou ils disent : tu ne recevras pas de volée parce que la Raison l’interdit, que moi pendant ce temps-là j’aie pitié de toi ou non. Et il n’est personne qui ne comprenne facilement à quel point cette résolution respire la noblesse, à quel point sa saveur est en tous points celle de l’homme de bien. Reste qu’il apparaît dès lors que les gens de bien agissent souvent avec passion, mais jamais sous l’effet de la passion. La passion (dis-je) accompagne souvent leurs actions, mais elle n’en constitue jamais la cause ; à la Raison seule ils ont voulu que revienne le droit d’ordonner ou d’empêcher leurs actions. Il apparaît aussi que c’est une affaire délicate et périlleuse en cette matière de ne pas trébucher ou tomber. En effet, comme les passions sont naturellement associées à nos actions, celles qui devaient accompagner ont vite fait de précéder ; ceux qui s’étaient mis à châtier avec colère, de continuer à châtier sous l’effet de la colère ; celui qui se lance aussi dans une œuvre pieuse et bonne avec amusement, de l’achever sous l’effet de l’amusement ; et donc, à y regarder de près, il est connu que nous fonctionnons ainsi. Tu diras : les passions perturbent la diligence, ou écoute attentive de la Raison ; car ce petit vers bien connu est vrai :
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L'ACTION INDÉPENDAMMENT DE LA PASSION
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L’attention à plusieurs objets diminue en portant sur chacun.xxxxiii [111] Donc quand l’esprit écoute attentivement la Raison, il est grandement perturbé par l’intervention des sensations et des passions ; comme c’est clair pour qui s’adresse à un public et fait face à des hommes de genres divers ; en effet, il remarque qu’il est très difficile, ou presque impossible, dans ces circonstances-là, de débattre d’une démonstration mathématique et d’être attentif en chacun à ce que dicte la Raison. Donc les gens honnêtes doivent repousser, éradiquer et bannir leurs passions, pour pouvoir se consacrer à la première partie de la vertu, à savoir être diligent. Je réponds que les gens honnêtes éradiquent et rejettent suffisamment leurs passions, c’est-à-dire autant que l’exige la diligence, en ne leur accordant aucun égard et en ne leur permettant pas de constituer l’occasion ou la cause de leurs actions. [Note]3 Mais vouloir chasser les passions elles-mêmes, en soi, c’est vouloir se dépouiller de la condition humaine (ce qui est impie), ou viser l’impossible, c’est-à-dire vouloir être homme tout en voulant être dépourvu d’une partie de l’humanité (ce qui est insensé, comme on l’a assez démontré plus haut). À quoi s’ajoute aussi que les passions, quand nous luttons contre elles, prennent de l’ampleur et pour ainsi dire s’exaltent davantage ; c’est tellement manifeste dans la timidité et le désir qu’aucun faux-fuyant ne peut le cacher. Quand on se met à s’empourprer, la plupart du temps on s’empourpre d’autant plus et on est plus mal à l’aise en voulant résister de front au rougissement, de sorte qu’il vaut 3
Et comme les gens honnêtes ne sont pas attentifs à l’impératif des passions et à ce qu’elles suggèrent, elles finissent par se taire et s’évanouir ; de la même façon que quand on s’adresse à quelqu’un sans obtenir de réponse ou d’intention de réponse, même si on continue à l’interroger ; on finit alors par s’arrêter et se taire, las de parler dans l’oreille d’un sourd. De la même manière les passions, comme c’est une certaine cause mais pas le cœur des gens honnêtes qui les excite, finissent par s’arrêter faute d’aliment, si la cause fait défaut (ce qui est presque toujours le cas) et qu’elles ne reçoivent aucune pâture de la part de l’esprit attentif à la seule Raison. Ensuite, quand l’esprit humain tombe dans ce tourbillon des pensées touchant les sensations et les passions, et vu que ce tourbillon est un don de l’ineffable plan de Dieu, il doit supporter cette condition qui est la sienne avec égalité d’humeur, faire preuve de longanimité et de patience, écouter la Raison souvent et à maintes reprises, y travailler avec zèle et (comme disent les Écritures) à la sueur de son frontaaa, pour que cette concentration de tous les instants lui permette d’obtenir ce qu’il ne serait pas en mesure de saisir par une concentration ponctuelle. Et il doit se souvenir que sa concentration ne doit pas se mesurer au résultat réel, mais à la résolution et à l’intention de son cœur ; par exemple, si quelque chose de mauvais se dissimule dans l’objet, s’il y reste caché après un examen diligent et tel que l’autorisent la condition humaine et le tourbillon des pensées, cela ne peut lui être imputé. Vois plus de détails sur ce sujet dans les notes sur Descartes, §. 73, part. Ibbb.
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mieux détourner son esprit vers une autre pensée que d’engager le combat contre les passions au moment où elles nous troublent et empêchent l’écoute attentive de la Raison et l’exécution de nos devoirs ; cela revient à n’avoir pour elles aucun égard, à les banaliser et à n’accorder aucune importance à leur absence ou à leur présence pendant qu’on fait ce que nous avons en charge. Il en va donc ainsi quand nous pensons à des objets spirituels (par exemple à notre esprit, à Dieu, aux vérités éternelles) : on observe une sorte d’apparence, ou une certaine représentation et image, dont les personnes intelligentes savent assez qu’elle ne correspond pas aux objets spirituels qui sont observés en esprit ; aussi ne s’attachent-ils pas à cette représentation, parce qu’ils peuvent seulement empêcher une authentique pensée sur l’objet spirituel ; et ils ne luttent pas non plus pour la chasser parce qu’ils n’y parviendraient pas et rendraient plutôt par leur effort cette représentation plus vive et plus frappante ; en revanche ils se contentent de laisser faire, ils n’en tiennent pas compte, ils ne fondent aucune affirmation ni négation sur son examen, mais tirent chacune de leurs conclusions de leur idée et notion innée ; – voici comment les gens de bien sont disposés à propos de leurs passions. Ils ne s’efforcent pas de les éradiquer (ce serait vain, et cet effort d’éradication [112] ancrerait plus solidement les passions qu’ils voulaient éradiquer), ils ne se conforment pas non plus à ces passions ni ne les adoptent, ils ne se laissent pas détourner par elles (car ce serait honteux et ressortirait au vice et au péché) ; mais leur comportement vis-à-vis de leurs passions est semblable à leur comportement vis-à-vis d’eux-mêmes (à savoir un comportement purement négatif ) : quand il leur faut agir, ils n’ont pour elles aucun égard, ne s’en occupent pas, ne se mettent pas en peine pour elles ; qu’elles soient présentes ou absentes, ils s’en moquent. § 5. Des ennemis de la vertu Les ennemis de la vertus ne sont pas nos passions (comme elles en ont, au-delà de leur propre mérite, la réputation auprès du commun – auquel s’ajoutent ici les stoïciens), mais nos inclinations, penchants et propension à accomplir ou à écarter une action à cause des passions ; et en ayant l’incompétence de confondre ces propensions avec les passions elles-mêmes, on ruine par imprudence toute l’éthique, voire j’oserais dire toute la piété. [Note]4 4 A savoir qu’ils confondent ce dont seul Dieu Ouvrier Suprême est l’auteur (à savoir nos passions et nos représentations elles-mêmes) avec ce dont nous sommes les ignobles et criminels auteurs (autrement dit les petites inclinations que nous ajoutons à ces passions et repré-
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Donc, tout comme on doit retrancher de la sensation ce penchant qui nous entraîne à appliquer sa représentation aux objets extérieurs occasionnant cette représentation (ce que nous avons démontré ailleurs), il faut aussi que nous ôtions des passions notre inclination, qui nous donne le sentiment d’être inclinés de la sorte et de recevoir l’impulsion pour ainsi dire tyrannique d’accomplir ou d’écarter une action pour le compte des passions, ou à cause des passions elles-mêmes. Et ceux qui font la première erreur ruinent à coup sûr toute l’éthique, comme nous l’avons dit. Ainsi ces derniers, qui font l’autre erreur que nous venons de mentionner, ruinent quant à eux toute la physique ; ce dont ceux qui ont cultivé la véritable physique (que Descartes a restaurée) peuvent suffisamment faire l’épreuve. Mais chacun a les penchants de ses propres passions : certains sont colériques, c’est-à-dire portés à tirer vengeance ; certains sont sensuels, c’est-à-dire portés à agir pour satisfaire leur sensualité ou passion sexuelle ; d’autres sont peureux, c’est-à-dire enclins à fuir ou à abandonner leur poste, et autres choses semblables qu’on accomplit à cause de la peur ; et ainsi de suite. Or ils se disent excités à tirer vengeance par la colère, poussés à la débauche par la sensualité, à la fuite par la peur ; mais ils se trompent complètement. En effet, ils sont incités à telle ou telle action non par leurs passions mais par une tendance en eux qui les porte à agir sous l’effet des passions. Aussi n’y a-t-il pas une tendance à obéir aux passions différente chez chacun, mais une tendance semblable et identique chez presque tous ; le corps [113] en revanche a une prédisposition différente à telles ou telles passions. Ainsi certains ont un penchant pour le sexe, d’autres non pour le sexe mais pour la vengeance ; la tendance – à agir pour les passions – est la même dans les uns comme dans les autres ; mais chez un homme voué au sexe le corps a une autre prédisposition, celle qui a pour effet de lui mettre facilement en tête la passion sexuelle. C’est pourquoi on dit que les uns et les autres s’adonnent à des vices différents selon la diversité des régions, de l’âge, de la condition, des pratiques, etc., parce que le corps de chacun s’est adapté à des passions différentes dans les différentes régions, aux différents âges, etc. ; et le penchant de l’esprit qui
sentations) ; et ainsi Dieu est toujours implicitement reconnu comme l’auteur du péché. Et tant que le moindre germe de cette conviction des plus viles occupe le cœur des hommes, il est impossible qu’ils conçoivent jamais la vraie piété ; mais il est nécessaire qu’ils aient seulement en horreur et en haine un Dieu dans lequel ils ne peuvent voir que l’auteur du péché et le vengeur impitoyable de ce qu’il leur a infligé.
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s’y ajoute ainsi que la propension à agir pour les passions produit comme résultat extérieur des vices sans cesse différents. Il n’y a donc aucune souillure dans ces passions, comme nous l’avons déjà dit au traité I, mais toute la honte consiste dans le ramollissement du cœur, ou dans cette tendance à agir sous l’effet de la passion. En effet le cœur, uni au corps comme par une sorte de mariage, montre par cette tendance propre à lui seul qu’il est pour ainsi dire un homme à la botte des femmes, et ce mot du poète lui correspond bien : Cet homme devint, ô honte, la femme de sa femme.xxxxiv En effet les passions viennent à nous sur la base de notre corps ; être porté à agir à cause d’elles, c’est vouloir agir à cause du corps, et pour ainsi dire lui donner son accord et le flatter. Ce penchant suppose sans aucun doute quelque péché, que les chrétiens ont appelé originel. Là-dessus, va les consulter euxmêmes, pour que nous ne sortions pas du domaine de notre philosophie. § 6. De la chair La chair est le penchant au bien agréable sans considération d’autrui. Aussi la chair n’est-elle pas ici le penchant au sexe (définition de ce terme donnée par d’autres, et même fréquemment), mais de manière générique le penchant au bien agréable en tant que tel, sans égard pour le jugement que les autres portent sur nous ; et il y a, outre le sexe, de nombreux biens agréables, que nous avons auparavant appelés situations favorables. Vois le traité II. où il est question de la tempérance. Mais quand on se trouve dans ces situations favorables, seul l’honneur tient compte des autres et du jugement que les autres portent sur nous, aussi doit-il être exclu de l’examen de la chair. Donc ce qui est charnel c’est, mises à part les situations favorables, d’aspirer à l’agrément qu’elles comportent ; y compris par l’étude des lettres et de la philosophie, voire la pratique des vertus et des devoirs. Ce qui met facilement en lumière que ceux qui ont entrepris de donner aux lettres, à la philosophie et à la culture [114] humaniste le soin de polir une jeunesse grossière, qui cependant ne la préparent qu’à peine à l’austère impératif de la Raison et la retiennent grâce à des petites histoires et aux voluptés des muses, ne sont pas loin d’être des proxénètes. Au nombre desquels (même si cela semble peut-être un peu dur, c’est pourtant vrai) il faut aussi compter ceux qui tentent d’utiliser cet amour de passion, qu’ils appellent dévotion (vois le traité I, § 1.), pour attirer le peuple chrétien vers le culte divin, et l’y maintenir de manière durable et fixe.
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Remarque néanmoins qu’il n’est pas charnel d’accepter les agréments qui nous sont naturellement inspirés pendant que nous nous consacrons à des situations agréables sur la prescription de la Raison ; mais il est charnel de chercher à s’en saisir, de les prendre en chasse, et de se consacrer aux situations mentionnées à cause de leur agrément ; sujet que tu trouveras plus largement développé au traité II. où on parle de l’intempérance et de l’inertie. Ce qui nous fait facilement voir que la chair s’est abattue sur tout le genre humain ; mais elle contamine surtout la jeunesse, et le premier âge de la vie. En effet, les jeunes n’ont pas coutume de se laisser conduire vers l’étude des lettres, et encore moins vers la philosophie et le choix d’une règle de vie sans l’appât de quelque plaisir ; plaisir dont ils sont encore plus étroitement enserrés par l’action de leurs maîtres et de leurs précepteurs qui, non sans connaître leur caractère naturel, leur donnent des flatteries, des caresses poétiques et des fables séduisantes pour les nourrir, ou plutôt pour les piéger ; et comme s’ils avaient accompli une grande chose et avaient bien mérité de l’État et de la société humaine en prostituant une jeunesse confiée à leurs soins, en la piégeant et en l’abandonnant entièrement à la chair, ils s’en glorifient et pensent être dignes des plus hautes récompenses. § 7. Du monde Le monde est en quête de cette récréation conçue à partir du jugement des autres hommes sur nous et nos actions. Comme ce jugement (en tant qu’il dépend entièrement de la décision des autres) est pour nous très facile à obtenir si nous avons été complaisants avec eux, dès lors les mondains sont souvent serviables et généreux et méritent bien de leurs concitoyens et de l’État, mais dans tout ce comportement ils ne cherchent rien d’autre qu’eux-mêmes, à savoir la gloire, l’estime, le prestige, le haut rang, la pompe et semblables quolifichets, inventions et chimères de l’imagination qu’on a peine à exprimer en mots. Mais les mondains, ou ceux qui le furent un jour, comprennent facilement ce que nous voulons voir formulé ici. Donc la chair tient compte seulement de soi-même, et n’a de considération que pour elle, [115] alors que le monde ne lève certes pas bien haut l’œil de l’esprit, mais balaie et diffuse cependant dans un rayon plus large. Le monde, dis-je, fait principalement la même chose que la chair ; il ne regarde que lui-même, tient compte des autres par accident, les subordonne à lui, désire obtenir d’eux de mériter la gloire qui lui permettra une délicieuse récréation. Et on a vite fait de descendre la pente qui va de la chair au monde ;
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car il est naturel que se produise la chose suivante : le genre et la règle de vie que tu avais adoptés purement et simplement parce que là était ton bon plaisir, ton caprice, et ton amusement (ou, pour parler dans les langues nationales d’aujourd’hui, à cause de ton pur et simple contentement) sont ceux auxquels tu adhères par la suite, une fois que l’usage et la longueur du temps ont dissipé le piquant de toute récréation de ce genre ; et tu adhères encore à cette règle de vie pour ne pas qu’on dise que tu l’avais mal choisie, que tu es changeant et inconstant, et pour faire approuver par les autres ta règle de vie et les convaincre de bien te traiter. Mais c’est avoir désormais dévalé la pente qui va de la chair au monde. En effet la marque distinctive de la plupart des mondains, c’est que quand ils sentent qu’ils sont malheureux et que les autres, en particulier les gens de bien et les personnes perspicaces, le comprennent aussi, ils s’efforcent cependant avec assiduité de nous persuader et de nous donner à croire qu’ils sont heureux. Marchant bien droits et bombant le torse, ils veulent attester que leur corps est en bonne forme, qu’ils ont fait pour lui une bonne provision de forces vitales (nos principaux instruments dans l’accomplissement des devoirs de cette vie) ; par des vêtements et atours de prix, par l’étalage des richesses et de la puissance, ils veulent attester cette capacité ininterrompue à veiller sur leur corps, alors que par ailleurs leurs forces vitales sont flottantes et vont librement s’évanouir hors de leur corps. C’est aussi ce que vise le luxe, par lequel ils veulent attester qu’ils ont pour l’alimenter des ressources inépuisables ; par le faste et le dédain vis-à-vis des autres ils veulent attester qu’ils n’ont pas besoin de leurs bienfaits, qu’ils ne sont pas en attente de leur aide et de leur assistance. Le sourcil levé, l’œil et le front menaçants, ils veulent attester qu’ils sont sûrs d’eux, que loin d’avoir peur ils sont pour les autres un motif de crainte ; et ainsi par toute leur attitude physique, leur physionomie, leur discours et leurs gestes, ils se donnent l’apparence mensongère du bonheur. Mais ce sont encore des mondains simples et rustiques ; ils y en a assurément qui sont bien plus rusés dans la chasse à l’estime de soi et plus heureux dans sa capture – si, plutôt que bonheur, on ne doit pas appeler cela servitude et détresse. La pente qui mène de la chair au monde est glissante, mais le retour du monde à la chair n’est pas aussi facile. En effet, il est rare d’habitude que les mondains agissent purement et simplement à cause de leur propre agrément, ou qu’ils persévèrent dans une action entreprise à cause de l’estime des autres purement et simplement [116] par agrément et pour leur propre avantage. Aussi Platon ordonna-t-il jadis de s’éloigner aux passants qui regardaient Dio-
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gène se rouler dans la boue et la neige et s’efforçaient de l’en détourner, sous l’effet de la commisération ou de quelque affection semblable manifestée par le peuple ; il gageait que Diogène ne tarderait pas à s’arrêter de son propre chef pour peu qu’ils s’éloignentxxxxv. Et aujourd’hui, nombreux sont ceux qui sont libérés de la chair (du sexe, de la nourriture, de la recherche des plaisirs) par l’intermédiaire du monde (des devoirs, des charges publiques, du rang) – si c’était être libéré que de changer de maître, voire de se soumettre à une tyrannie plus misérable. Ces éléments font facilement conclure que le monde a plus de vigueur chez les jeunes et les hommes ; et qu’il ne fait pas de victimes aussi nombreuses que la chair, mais de plus remarquables. Le monde possède la fleur du genre humain (pense aux romains jadis, et encore aujourd’hui à quelques héros qui leur ressemblent) ; y compris, ce qui est digne de la plus grande commisération, ces hommes qui auraient été les meilleurs si seulement ils n’avaient pas été mondains, s’ils avaient fait par égard pour la seule Raison ce qu’ils ont fait pour être auréolés par le peuple. Et Cicéron, champion de la gloire – ou du monde – n’hésite pas à affirmer : Ce sont les meilleurs qui se laissent le plus conduire par la gloirexlvi ; mais il se trompe, et ce n’est pas être bon, mais vain. Ils ont reçu (c’est la vérité qui parle) leur récompensexlvii (une gloriole accordée par le peuple). Misérable récompense ! § 8. Du diable Le diable – dans son rapport à l’éthique (ce qu’en disent les Écritures, va le lire là-bas et accorde-lui pieusement ta foi) – est le penchant à persister dans une certaine façon d’agir, purement et simplement parce qu’on a commencé à agir ainsi. Autrement dit, quand ce n’est plus l’agrément (ce qui était le propre de la chair), plus la gloire ou l’estime (ce qui était le propre du monde) qui te retiennent dans une façon d’agir qui fut un jour déterminée et établie, mais la pure et simple persévérance ; quand tu continues seulement parce que tu as commencé, même si l’ennui, le déshonneur, des dommages, la pauvreté, des maladies peuvent s’ensuivre. Et on a vite fait de descendre la pente qui va du monde au diable. En effet, nous le voyons très souvent, ceux qui ont adopté une règle de vie austère et repoussante pour courir après la gloriole et l’estime, sont pourtant incapables de s’arrêter quand cette fanfaronnade prend fin, que plus aucun honneur n’est décerné, que leurs actions bizarres et raffinées ne sont plus payées en retour par l’admiration du peuple mais par la dérision et le mépris ; au contraire, ils continuent à cheminer sur
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cette voie raboteuse et pleine d’aspérités parce qu’ils l’empruntent depuis déjà longtemps ; non certes qu’ils pensent honteux de battre en retraite (tant que leur motivation est ainsi honteuse [117] et déshonorante, ils sont encore dans le monde), mais, comme je l’ai dit, parce qu’ils ont commencé et ne peuvent s’arrêter dans une démarche qu’ils ont commencée. Pour la plus grande part, le diable possède les vieillards. En effet ceux-ci s’aggrippent le plus souvent au genre de vie auquel ils se sont accrochés pendant leur jeunesse sous l’instigation de la chair ou du monde ; non parce qu’ils s’en font un plaisir ou un devoir, mais parce que c’est habituel, parce qu’ils sont depuis longtemps accoutumés à agir ainsi et qu’il est difficile de briser la coutume, cette seconde nature. Et ainsi la chair contamine et possède le plus souvent les jeunes, le monde les hommes faits, le diable les vieillards. Parfois cependant cet ordre est dérangé, et on retrouve quelquefois le monde et la chair chez les vieillards, et le diable chez les jeunes ; voire un seul et même homme peut en une petite heure de temps dévaler ces trois degrés de tyrannie et devenir successivement la proie de la chair, du monde, et du diable. C’est tellement manifeste dans les plaisirs cardinaux que sont le sexe et la nourriture (ainsi qualifiés par antonomase) qu’on peut presque le toucher du doigt. Par exemple, certains commencent à boire parce que la compagnie est agréable et que le vin est doux (nous parlons ici de la chair) ; mais une fois que l’assouvissement a supprimé cet agrément, ils n’arrêtent pourtant pas de boire, parce qu’il est considéré comme inconvenant de quitter la compagnie avant tout le monde et qu’en revanche c’est un motif de gloire de pouvoir absorber beaucoup et de surclasser les autres par la boisson (tu vois qu’il s’agit ici du monde) ; enfin quand cette attache est elle aussi rompue, alors que désormais il n’y a plus d’agrément mais de l’ennui, plus de gloire mais le déshonneur de l’ébriété, les vomissements, la nausée, – ils en deviennent pour leur hôte et ses domestiques un motif d’affliction et pour l’assistance un motif accablant de moquerie et de mépris –, ils continuent pourtant de boire jusqu’à plus soif, tant il est difficile d’arrêter ce qu’ils ont commencé (nous parlons ici du diable). D’où une première évidence : parmi les ennemis de la vertu, le diable est le plus odieux, le plus effroyable, source d’affliction, de répugnance et de désespoir ; car il est presque dénué de tout agrément consistant (celui-ci ne vient que de la vertu) ou emprunté et apparent (parce que celui-là est issu de la chair et du monde, stades déjà dépassés chez la personne vouée au diable). Reste qu’il y a dans le diable encore quelque plaisir, mais effroyable, détestable, et
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odieux. En effet, quand la Raison ne te dicte pas de persister dans ce que tu as commencé, quand par conséquent tu persistes purement et simplement parce que tu as commencé, il faut que tu sois porté par quelque caprice, et parce que tel est ton bon plaisir et ton caprice, pour persister dans l’action que tu as commencée. Ce qui te fait également voir au passage que la chair se retrouve aussi en quelque façon dans les autres ennemis de la vertu, et qu’il y a seulement deux genres d’hommes : l’un charnel, agissant par agrément et [118] par caprice, parce que tel est son bon plaisir ; l’autre spirituel, agissant sous l’effet de l’esprit, de la pensée et de la Raison, et jamais parce que tel est son caprice ou son bon plaisir, mais parce qu’il convient d’agir ainsi et qu’il le faut. Deuxième évidence : pour ce qui est de sa nature, le diable est sempiternel. En effet la personne vouée au diable veut persister parce qu’elle a commencé ; mais elle n’y met jamais fin, pour autant qu’il est en elle. Elle aura toujours commencé ; aussi est-il nécessaire qu’elle persévère toujours, parce qu’elle jugera qu’il lui faut persévérer pour cette pure et simple raison qu’elle a commencé. Là cependant s’impose la remarquable différence entre le diable et les deux autres ennemis de la vertu. Les agréments et les pompes respectivement considérés par la chair et le monde se contentent d’être fluctuants et transitoires, et laissent après s’être évanouis un regret poignant ; et d’ailleurs ils permettent à l’homme de revenir à lui-même quand ils lui rendent pour ainsi dire sa liberté et le délivrent de leur servitude ; ce qui ne s’applique pas au diable qui impose, autant qu’il est en lui, une servitude perpétuelle. Troisième évidence : le diable est infesté de ruse et de machination, alors que tous les autres ennemis de la vertu nous déclarent une guerre pour ainsi dire ouverte. Car les Philarète – ou amants de la vertu –, le diable les détourne de la vertu en leur faisant valoir l’apparence d’une avancée et d’une plus grande progression dans la vertu ; en effet il persuade qu’il faut toujours continuer, comme s’il martelait sans cesse ces paroles : Fais en sorte d’aller toujours du bon pied dont tu as commencéxlviii. Et ainsi, quand les Philarète s’éloignent du défaut pour gagner le milieu où est la vertu, il les excite à aller plus loin et les pousse vers l’excès en leur faisant valoir l’apparence d’un plus grand bien ; et il fait en sorte qu’ils correspondent à ce mot du poète : En se gardant des vices, les sots se précipitent dans les vices contrairesxlix. Ce que la chair et le monde n’essaient jamais de faire. Certes, eux aussi attirent insidieusement les Philarète, et quand ils croisent leur chemin les détournent alors de la voie royale de la vertu ; voire même ils les assaillent
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parfois de face – adversaires du coup moins redoutables parce qu’ils menacent frontalement et attaquent ouvertement ; mais attaqués par le flanc ou pris de face, ces hommes ne doivent pas être retenus par l’obstacle, surtout quand ils se sont engagés assez loin sur la voie de la vertu. En effet, jamais la chair et le monde ne s’imposent sous l’apparence de la vertu ; ils savent et avouent au grand jour leur incompatibilité avec la vertu que le diable, comme nous avons vu, dissimule souvent avec ruse, lui qui se pose mensongèrement en adepte et en partisan de la vertu. Contre cette fourberie et cette séduction du diable, un remède est à notre disposition, [119] apporté par l’oracle de la Raison : Rien de trop !l Il nous exhorte, quelle que soit la partie et la matière de vertu visée par notre inclination, à nous abstenir avec vigilance du vice qui dans cette matière porte vers l’excès. Par exemple, tu as décidé de te montrer généreux ? Rien de trop, garde-toi de devenir prodigue. Tu as décidé de te montrer frugal ? Rien de trop, garde-toi de devenir avare. Tu as décidé d’agir avec noblesse ? Rien de trop, garde-toi de ne pas verser dans l’orgueil. Avec modestie ? De nouveau rien de trop, garde-toi de la veulerie et de la lâcheté. Et ainsi toujours (car on ne répète jamais assez ce qu’on n’apprend jamais assez), rien de trop. Et il est remarquable que l’oracle ne dit pas : Rien de moins (même s’il y a autant de vice dans le défaut que dans l’excès), mais dit : Rien de trop ; parce que l’excès nous met sous la menace d’un danger plus grand, que la tentation et la séduction exercées par le diable sont plus grandes de ce côté. En effet, quand on décide de se consacrer à une vertu donnée, on tourne désormais en quelque façon le dos au défaut qui lui est en quelque façon opposé, et on va de ce défaut au milieu où est la vertu ; aussi faut-il bien veiller à rester dans le milieu, à ne pas dépasser le milieu pour continuer vers l’excès, sous la pression du diable qui nous dicte de continuer parce qu’on a commencé. Ainsi par exemple, si on décide de se montrer généreux, c’est que du fait même on est dès lors suffisamment engagé dans le divorce d’avec l’avarice, qu’on lui tourne le dos et que, poursuivant au-delà, on va d’abord au devant de la générosité, comme installée à mi-parcours ; et s’il l’embrasse, s’il s’attache à elle, Philarète se comporte bien et se montre honnête ; mais s’il avance un peu plus (dérapage très facile sous l’effet de la fourberie du diable qui répète continue, continue…), il tombe dans l’excès, à savoir la prodigalité. Et ainsi traitera-t-on la matière des autres vertus et les devoirs. Donc Philarète oppose le bouclier de la Raison à ces ruses et tromperies du diable ; en se souvenant qu’elle ne dit pas : Continue parce que tu as com-
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mencé, mais encore et encore : Arrête même si tu as commencé – voire, même si tu as fait le meilleur commencement, arrête ; ou continue, mais parce que Dieu l’ordonne et non parce que tu as commencé. Qu’il inscrive sur son bouclier cet oracle : Rien de trop. Ce que nous ajouterons nous aussi en cette fin de traité. Rien de trop.
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TRAITÉ V DE LA RÉCOMPENSE DE LA VERTU
PRÉAMBULE
[120] La récompense de la vertu est fin de l’œuvre de la vertu elle-même, une chose à laquelle la vertu est intrinsèquement susceptible de servir et de contribuer ; mais elle n’est pas fin de l’opérateur. En effet, les gens de bien n’agissent pas en raison des récompenses qu’ils attendent, et leur motivation pour obéir à la loi divine n’est pas qu’en le faisant ils s’en trouveront bien ; toutes choses que les propos tenus antérieurement montrent assez. Les conditions requises pour la récompense de la vertu sont les suivantes : La première : elle doit être une propriété de la vertu ; car la vertu ellemême, et ce qui concourt à son essence soit en la constituant soit en l’effectuant, ne sont pas légitimement comptés parmi les récompenses de la vertu. En effet, bien que ce mot du poète soit tout à fait vrai : La vertu est pour elle-même le plus beau salaire du monde, il ne vaut pas pour la vertu en tant qu’elle est vertu, mais en tant qu’elle est une sorte de propriété d’elle-même ; selon quelles modalités c’est vrai, on le démontrera plus bas en traitant des récompenses de la vertu. De la même façon, cette condition exclut les récompenses accidentelles de la vertu (comme être honoré et aimé des hommes, les diriger et les enseigner, être comblé de richesses, etc.), qui ne sont pas de vraies récompenses de la vertu, comme il apparaîtra assez plus bas ; en revanche c’est une récompense et même une propriété de la vertu que d’être digne d’elles, de les mériter. La deuxième condition est que notre point de référence ne soit pas le devoir, mais qu’il y ait un point dépassant pour ainsi dire le devoir. En effet, ces propriétés de la vertu, qui se réfèrent au devoir (comme la diligence, l’obéissance, et les autres vertus cardinales), ne sont pas légitimement placées parmi les récompenses : elles visent la lutte sans aller jusqu’au prix de la vic-
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TRAITE V. DE LA RECOMPENSE DE LA VERTU
toire, l’œuvre sans aller jusqu’au salaire, le fardeau sans aller jusqu’à l’allègement et la récompense. [121] La troisième condition est que la récompense de la vertu soit un bien agréable pour l’opérateur lui-même. Aussi la gloire et l’honneur de Dieu en tant que tels, en tant qu’ils se réfèrent à Dieu lui-même et résident en cela, ne sont-ils pas des récompenses bien qu’ils soient des propriétés de la vertu, qu’ils dépassent le devoir même de vertu ; c’est-à-dire parce que, tels qu’ils se définissent, ils n’ont pas en vue l’opérateur sous l’angle de ce qui constitue un bien agréable pour lui. § 1. Première récompense de la vertu L’amitié avec Dieu L’amitié n’est rien d’autre qu’un amour mutuel. Mais c’est nécessairement un tel amour qui se tisse entre Dieu et l’homme de bien. En effet l’homme honnête aime Dieu, je veux dire en aimant la Raison et sa loi (traité III., § 8) ; il est donc nécessaire que Dieu l’aime en retour. En effet, il faudrait être rien moins que l’homme le plus vil et le plus infâme pour ne pas payer de retour celui dont on se voit aimé d’un amour sérieux et véritable ; ce caractère vil et infâme étant absent de l’esprit de Dieu et sans commune mesure avec lui, qui est la chose la plus noble du monde, et ne peut de ce fait être aimé sans rendre cet amour démultiplié à l’infini. Cependant, je ne dis pas que notre amour à l’égard de Dieu mérite que Dieu nous paie de retour ; je dis seulement que l’argument est tout à fait certain et infaillible : si nous aimons Dieu, lui aussi nous aimera ; par ailleurs, c’est tout à fait certain, Dieu aime d’abord l’homme de bien, et l’un des premiers effets de cet amour est l’amour réciproque de l’homme de bien qui aime Dieu en retour – amour que Dieu lui a inspiré et qui seul en fait un homme de bien. Bien que ce type d’amitié ou d’amour mutuel existe entre Dieu et l’homme de bien, l’amour porté de part et d’autre n’est cependant pas du même ordre. De fait, l’homme de bien porte à Dieu un amour d’obéissance ; un amour qui à coup sûr ne s’élève pas jusqu’à Dieu (il est trop sublime et trop haut pour en être atteint), mais trouve ses bornes et ses limites dans la loi de Dieu ou Raison (comme les propos tenus au traité III. § 8 et ailleurs le font assez apparaître). Quant à Dieu, il porte à l’homme de bien un amour de bienveillance par laquelle il entend être son bienfaiteur, le gratifier de biens agréables ; amour qui certes se dirige vers l’homme de bien et l’atteint vrai-
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ment, mais qui, loin de rester en lui, semble le traverser et se dirige au-delà vers Dieu lui-même, sa fin-adresse. En effet, Dieu subordonne tout à luimême, et fait tout pour lui-même ; et cette attitude est permise et honnête pour lui seul, alors qu’elle est pour nous [122] tous infâme et inconvenante, comme le traité I sur le soutien de l’humilité le fait assez apparaître. Tels sont les amours portés de part et d’autre, amour d’obéissance porté à Dieu par l’homme de bien, amour de bienveillance porté à l’homme de bien par Dieu – ce que fait suffisamment connaître la nature de l’amour et de ses aspects ; sujet auquel nous avons consacré un exposé au début du traité I chapitre I, et dans une certaine mesure au traité I vers la fin du paragraphe sur le fruit de l’humilité. § 2. Deuxième récompense de la vertu Le bonheur L’homme de bien aime Dieu (d’un amour proportionné, c’est-à-dire d’un amour d’obéissance) autant qu’il le peut ; il l’aime exclusivement, car l’amour ne peut tomber en même temps sur deux objets et, s’il le pouvait, l’amour de Dieu – ou loi de Dieu – ne souffre cependant pas un amour simultané à l’égard d’un autre objet ; toutes choses qui ont été démontrées au traité I chap. 1 § 1, 2 (consulte là aussi les notes). Or de là s’ensuit que Dieu aussi aime l’homme de bien (de nouveau d’un amour proportionné, c’est-à-dire ici, d’un amour de bienveillance) autant que Dieu le peut. En effet il est impossible, et tout à fait étranger à cette suprême noblesse, de permettre de se voir surpasser en amour, voire de permettre de se voir surpasser en proportion ; or Dieu serait surpassé par l’homme de bien en proprotion, si l’homme de bien de son côté pouvait porter à Dieu un amour tellement grand que Dieu ne pourrait le payer de retour ; ce cas de figure – qu’il ne se produise jamais ! – est comme nous l’avons dit, tout à fait étranger à l’être le plus noble du monde. Donc comme l’homme de bien est aimé de Dieu, c’est-àdire par le tout-puissant, d’un amour de bienveillance si grand qu’il passe l’entendement ou l’imagination, il est nécessaire que l’homme de bien soit très heureux, et qu’il ait tout ce que la vraie bienveillance peut octroyer et souhaiter à quelqu’un. En effet, il n’y a ici aucun obstacle ; celui qui veut du bien est tout-puissant ; du fait donc qu’il veut du bien, il fera du bien ; il a voulu du bien de manière illimitée, et autant que Dieu l’a pu ; il accordera par conséquent des bienfaits illimités, et autant que Dieu le pourra.
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Ce bonheur de l’homme de bien se démontre aussi à partir de la notion de bonheur : en effet est heureux celui à qui toutes choses arrivent selon ses vœux ; pourtant l’homme de bien n’a d’autre vœu – ou résolution – que de faire ce qu’ordonne la Raison (qui forme d’autres vœux, qui a, finalement, une autre résolution quelle qu’elle soit n’est pas homme de bien), et rien ne peut arriver à l’homme de bien qui soit contre ses vœux, comme nous l’avons un peu plus largement développé au traité I sur le fruit de l’obéissance. Ici [123] en effet il y a une correspondance nécessaire entre la liberté, qui constitue la moitié du bonheur, et l’homme de bien ; elle ne peut être séparée de lui tant qu’il est homme de bien, nous l’avons assez démontré. En effet le bonheur comporte deux parties, à savoir ne rien faire de contraire à ses vœux, ou ne rien faire contre son gré (partie en quoi consiste la liberté) et ne rien subir de contraire à ses vœux (en quoi consiste l’autre partie du bonheur, qui est en l’occurrence opposée à la liberté et peut être appelée bonheur à strictement parler). Donc quoi que fasse l’homme de bien, il le fait de bon gré puisqu’il ne fait de bon gré que ce que la Raison dicte de faire ; quoi qu’il subisse, il le subit de bon gré puisque la passion en tant que telle (et elle le concerne seulement à ce titre) ne contient rien de contraire à la Raison, et par suite rien de contraire à ses vœux. Et ces deux démonstrations sont si convaincantes que rien n’est susceptible de les obscurcir tant que nous gardons l’œil ouvert sur la puissance de la démonstration, tant que nous ne détournons pas notre attention de cette évidence. Pourtant, comme nous sommes tout à fait enclins à nous écarter, ou plutôt à nous retirer loin de cette démonstration pour en revenir aux préjugés de nos sens, la chose établie par démonstration a vite fait de commencer à nous paraître hautement paradoxale, voire souvent ridicule et idiote. De fait, nous voyons les hommes de bien aux prises avec nombre de situations désastreuses, connaître la pauvreté, et par dessus le marché être souvent victimes de la calomnie, subir les assauts répétés des maladies, de la sauvagerie et de la cruauté de leurs semblables, voire aussi se faire tuer de mille manières. Mais rappelons notre esprit aux précédentes démonstrations, et écartons-nous de ces préjugés de nos sens ; nous verrons clairement qu’au moment où elles s’abattent sur l’homme de bien, ces situations ne sont pas désastreuses. En effet, est-ce qu’elles lui sont envoyées par Dieu ? Il est en effet démontré avec une rigueur apodictique qu’en la matière les hommes n’ont aucune influence tant il est effectif que le mouvement est interdit à tous les hommes pour être donné à Dieu seul, à qui seul il est dû (vois le traité I sur l’observation de soi). Donc, est-ce qu’elles viennent
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de l’être le meilleur, et en même temps le plus amical et le plus bienveillant, et qui voudrait seulement le bien-être de l’homme de bien ? De même, est-ce qu’elles sont envoyées par un être tout-puissant, et auquel nul ne peut faire obstacle quand il a décidé d’accorder un bienfait ? Comment, par conséquent, peut-il se faire que ces situations soient mauvaises, qu’elles débouchent sur un désastre ? Est-ce que, par conséquent, l’homme de bien subit tout cela de bon gré ? Y a-t-il dans tout cela quelque chose de contraire ses vœux, auxquels rien ne peut être contraire sans être contraire à la Raison ? Par conséquent, il n’y a visiblement aucun argument pour nous empêcher de dire que l’homme est [124] très heureux, même une fois jeté dans le taureau de Phalarisli et plongé dans toutes ces misères que le commun met tant d’ardeur à ressasser et à détester. Mais il reste que l’homme de bien est dans l’affliction. Je réponds qu’il ne s’agit pas d’affliction, puisque ce n’est pas contraire à ses vœux – à savoir à sa résolution ; cependant, le langage commun parle d’affliction parce que la situation est telle qu’elle va à l’encontre des vœux formés par le vulgaire et qu’il la supporte à contrecœur, en y résistant. Tu répliqueras : la situation est tout au moins pénible pour les sens et vient ainsi perturber la plénitude et la perfection du bonheur. Je réponds. Admettons que ce soit une épreuve pénible et triste au cœur de l’homme de bien en tant qu’être sensible ; la sensibilité seule ne peut apporter la détresse puisque souvent ce qui nous fait plaisir, ce que nous désirons au plus haut point fait le désagrément de nos sens ; ainsi, nombreux sont ceux qui se délectent et exultent à faire des exercices, à effectuer des travaux, à pratiquer la lutte et à courir des dangers. C’est pourquoi seul le combat livré par le cœur, seuls les déplaisirs qu’il connaît peuvent faire la détresse et le malheur. Mais l’homme de bien préfèrerait être exempt de ces afflictions des sens, si c’était permis dans le respect la Raison et de la loi de Dieu. Je réponds. Il en va ainsi selon les stoïciens pour lesquels, de ce fait, ces situations communément considérées comme désastreuses ne sont certes pas mauvaises, mais du moins à rejeter, et les situations contraires (les bonnes) ne sont certes pas bonnes, mais à préférer. Mais ils sont totalement dans l’erreur, comme Cicéron lui-même le remarque assez finement dans son livre sur les finslii. Nous disons donc quant à nous que l’homme de bien ne repousse ni ne préfère rien, qu’il laisse ces choses en suspens, qu’il se soucie seulement de ce que dicte la Raison ; or ces épreuves étant envoyées par Dieu, la Raison dicte de les subir, de
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ne pas leur résister, de ne pas les contrarier, de ne pas sélectionner ou choisir l’une aux dépens de l’autre ; en effet aucun choix ne nous est laissé – il y a au contraire une tâche qui nous est prescrite jusque dans le plus petit détail et dont l’accomplissement est exigé avec la plus grande rigueur. § 3. Troisième récompense de la vertu La paix La paix consiste essentiellement dans le calme et le vide des passions, ou plutôt dans l’absence de cet aiguillon dont disposent les passions pour exciter et troubler le cœur, pour le presser dans bien des cas à agir et dans bien des cas aussi à ne pas agir en ayant égard à elles (aiguillon dont nous avons montré au traité précédent qu’il n’est rien d’autre qu’une certaine propension et un certain penchant de notre cœur à agir ou pas en fonction des passions). [125] Certes, le commun pense qu’il apaise les passions quand il agit à leur mode ; par exemple, qu’il apaise la tristesse s’il se répand en lamentations et en larmes ; la colère, s’il sévit et cogne ; la crainte, s’il abandonne son poste et prend la fuite. Ce qui est même vrai si nous portons notre attention sur cet instant précis où on obéit à la passion ; de fait, à l’instant où on pleure et se lamente, la douceur reflue ; à l’instant où on sévit et cogne, la colère se calme ; tout comme la crainte s’apaise quand on prend la fuite. Mais si nous portons également notre attention sur les instants suivants, nous verrons que la complaisance envers les passions les conduit toutes non à diminuer, à s’apaiser, mais à se déployer, à croître et s’exalter. Car celui qui pleure et se lamente souvent finit par fondre en larmes au moindre prétexte et à n’être que lamentations ; celui qui souvent cogne et rend coup pour coup finit par s’enflammer et entrer en fureur à la moindre occasion ; et ainsi de suite. Mais inversement celui qui n’obéit pas à ses passions, en tout cas s’il lutte contre elles, lui aussi les stimule et les exacerbe d’autant plus, et en conséquence les augmente et les fortifie (comme nous l’avons déjà suffisamment vu au précedent traité, sur la vie philosophique). Donc ces flammes (je parle des passions) réagissent à la complaisance comme à l’huile, à la résistance comme au courant d’air ; l’un comme l’autre les augmente et les nourrit. Il ne reste donc que les hommes de bien (ceux que nous avons décrits au traité précédent, sur la vie chrétienne), eux qui réussissent à surmonter leurs passions ; cependant ils ne veulent jamais les surmonter directement (que serait-ce d’autre en effet, que rechercher sa propre paix et sa propre tranquillité, que déroger ouvertement au fondement de l’humi-
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lité ?), mais prêtant l’oreille à la Raison, ils ne manifestent ni complaisance ni résistance face à leurs passions ; ils leur soustraient leur pâture (à savoir, la complaisance), les écartent des courants d’air ainsi que toute autre exacerbation (à savoir, ils ne résistent pas à leurs passions) ; quelle issue reste-t-il pour les passions, sinon de mourir en eux dans les plus brefs délais ? § 4. Quatrième récompense de la vertu La doctrine et le savoir Cet étouffement des passions fait naître dans l’homme de bien une sorte de paix profonde du cœur, et un silence complet. En effet ces passions sont comme des enfants insolents et bagarreurs, courant en tous sens et faisant du vacarme autour du musée de l’esprit, gênant le cœur dans son écoute de la Raison – où nous avons placé la nature de la diligence ; donc une fois qu’elles sont éteintes dans l’homme de bien, [126] il reste dans un profond silence ; sa concentration totale et sans entrave sur la Raison, et sa claire vision de ce qu’elle dit le rendent sage – ce dont nous avons parlé au traité I à propos du fruit de la diligence. Or la sagesse qui trouve son chemin jusqu’à la bouche est doctrine ; et chez l’homme de bien elle trouve facilement son chemin jusqu’à la bouche. Car ce que nous comprenons bien et que nous soumettons souvent à la pesée de notre cœur, nous réussissons facilement à en faire un exposé accessible à autrui, c’est on ne peut plus reconnu ; et le poète a sur la question ce mot admirable : Et les mots ne se font pas prier quand la matière est bien étudiée.liii Le savoir n’est rien d’autre que la sagesse introduite dans l’esprit des autres par le biais de la doctrine. En effet, notre disposition naturelle est telle qu’un sage peut utiliser la doctrine pour communiquer à autrui les fruits de sa médiation quotidienne et de son écoute acharnée de la Raison sur les vérités éternelles ; telle que de nouveau ces fruits, ainsi communiqués, sont bien plus facilement saisis par les autres et compris plus vite que s’ils avaient dû les récolter eux-mêmes, au prix de leur propre effort et leur propre application. Ainsi, dans les spéculations philosophiques, voire aussi dans la pratique des arts mécaniques, nous voyons qu’un petit nombre de mois ou d’années suffit au sage ou à l’artisan pour transmettre des résultats mis au jour et découverts au prix d’innombrables années de veille studieuse, et pour les transmettre de telle sorte qu’ils puissent constituer une discipline facilement saisie et comprise par d’autres (que de ce fait on appelle des disciples). Tant que la sagesse
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introduite par le savant dans le cœur d’autrui dépend encore de sa direction, et a besoin de recevoir ses encouragements, on parle encore seulement de savoir ; mais il finit aussi par se produire une doctrine chez les disciples, quand leur effort et leur application propres, leur considération et leur écoute propres de la Raison leur permettent désormais d’obtenir ces mêmes résultats qu’ils n’obtenaient pas auparavant sans le concours de l’enseignant ; et alors, en les ruminant et en les roulant dans leur cœur assez souvent, ils parviennent aussi, par la suite, à frayer pour leur sagesse un chemin vers leur bouche et à l’énoncer ; et alors à arriver au point où eux aussi sont aptes à faire des disciples. § 5. Cinquième récompense de la vertu La dignité La dignité englobe plusieurs récompenses. Car tout d’abord l’homme de bien, du fait même d’être bon, est aimable – ou digne de l’amour de tous les hommes. [127] Deuxièmement, parce qu’il est sage, il est royal – ou digne de la souveraineté et du pouvoir. Troisièmement, parce qu’il est savant, il est louable et admirable – ou digne de louange et d’admiration. Quatrièmement, parce que c’est non seulement un savant mais un enseignant, et de ce fait rend aux autres le meilleur des services, il est aussi glorieux – ou digne de gloire. Et d’abord il est aimable, tant d’un amour de bienveillance que, à sa façon, d’un amour d’obéissance, dans la mesure où par le biais de son savoir, il expose aux autres la loi de Dieu et la Raison. J’ai dit à sa façon, parce qu’à parler absolument, il n’est permis d’aimer personne de cet amour, à part la Raison et la loi de Dieu. Donc on obéit à l’homme de bien en tant que héraut qui publie la loi de Dieu mais sans légiférer, puisqu’il n’y a là rien qui soit de son ressort. Et il ne peut être homme de bien parmi ses semblables, celui qui voudrait lui-même légiférer, en son propre nom et de sa propre autorité ; au contraire, les gens de bien n’ont de cesse de publier et d’expliquer aux autres la loi de Dieu. Il est aussi aimable d’un amour d’affection, puisque l’homme de bien est chose supérieurement belle et douce, et en tous points rarissime ; et c’est pourquoi il arrache même aux personnes odieuses, inhumaines et barbares, voire à ses adversaires et contre leur gré (comme l’expérience l’a souvent enseigné) ce sentiment tendre et doux (en quoi consiste l’amour passion) ; parfois il le réclame aussi comme une sorte de droit qui lui revient.
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Il découle de la même source que l’homme de bien soit aussi honorable. En effet, l’honneur est seulement le témoignage, présenté par nous à autrui, de l’opinion que nous avons conçue de sa vertu ; de ce fait, l’honneur ne convient à personne plus proprement qu’aux gens honnêtes ; et par conséquent, c’est souvent la plus grande marque d’infamie et de flatterie que de le décerner aux autres (comme les riches, les puissants, etc.). De la même source provient aussi que l’homme de bien soit respectable – ou digne de respect. En effet, le respect consiste dans le fait de ne pas agir et parler à tort et à travers devant celui que nous disons respecter, mais au contraire de s’abstenir de nombreux actes semblables, du fait que nous ne les avons pas suffisamment mûris et qu’ils semblent peu compatibles avec les mœurs et le naturel d’autrui. Définition qui met en lumière que l’homme de bien est auprès de la plupart des mortels très digne de ce respect. Deuxièmement, parce que l’homme de bien est sage, il est dès lors très digne de la souveraineté ; en effet, personne n’est plus capable de gouverner les autres que celui qui a plus de sagesse qu’eux. Et de là est né le proverbe : Le sage est roi par natureliv, et il n’est nulle part où on ne ressasse ce mot divin de Platon : Bienheureux l’État où soit les philosophes gouvernent, soit les rois philosophentlv. [128] Troisièmement, parce que l’homme de bien est également savant, il mérite dès lors également la louange et l’admiration ; en effet, rien n’est plus généralement admiré et porté aux nues par les hommes qu’un discours expliquant avec clarté et précision les secrets de la nature et de la Raison. Quatrièmement, parce qu’il n’est pas seulement savant mais qu’il est aussi un enseignant et forme facilement des disciples, il est dès lors aussi digne de gloire. En effet, la gloire est un témoignage, exprimé en signes visibles et manifestes, que nous rendons à autrui pour une action menée à bien, et pour d’extraordinaires services et bienfaits à notre endroit. Aussi n’est-ce rien d’autre qu’une sorte de reconnaissance éclatante et remarquable, que sans aucun doute l’homme de bien mérite de la plus excellente façon ; car il rend à tous le meilleur des services en s’appliquant sans relâche, par l’exemple et à l’aide de son savoir, à les rendre semblables à lui, c’est-à-dire à en faire des gens de bien – bienfait qui passe l’imagination. Ces dignités (qui rendent l’homme de bien digne d’amour, d’honneur, de respect, de souveraineté, de louange, d’admiration, de gloire) ne se rattachent pas tant à une dignité, qu’à une nature : en effet, il est né pour être inondé de plaisirs au-delà de toute expression et de joies que l’esprit humain
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peut à peine comprendre. Autrement dit, à proprement parler, il n’est pas tant digne de ces joies (quoiqu’il en soit digne aussi) que bien né pour les vivre, et cette récompense a moins le parfum d’une dignité que celui d’une nature. L’homme de bien, dis-je, est né pour vivre ces joies ; parce que la vérité même les produit naturellement, et aussi parce que la considération des récompenses (nous en avons fait une liste partielle) par lesquelles l’homme de bien se voit distingué (et en effet, il est inévitable qu’à un moment il les voie et soit saisi par l’étonnement qu’elles suscitent) inspire naturellement ces joies. En effet souvent, l’homme de bien qui en use autrement succombe pourtant et est contraint d’une façon ou d’une autre, bon gré mal gré, de reconnaître ses récompenses ; et les ayant reconnues, il en conçoit une joie incroyable, et son cœur exulte. § 6. Sixième récompense de la vertu L’amitié des gens de bien C’est entre les gens de bien, et entre eux seuls, que réside l’amitié à proprement parler. En effet entre eux seuls existe une parfaite ressemblance (et la ressemblance est pourvoyeuse d’amitié), eux seuls veulent et refusent les mêmes choses ; en effet tous les gens de bien ne veulent rien d’autre qu’obéir à la Raison ; tous sont très semblables par les vœux et le dessein qu’ils forment, quels que soient leur sort, leur condition, leur genre, leur nationalité, leur sexe et leur âge. [129] En effet, on doit estimer que c’est la volonté (comme le traité III. l’a fait assez apparaître) qui détient la fin qu’elle-même s’est préalablement fixée ; et tous les gens de bien ont la même fin, même si parfois ils ne convergent pas sur les moyens. Ce qui du reste ne crée aucune discordance de volonté, puisque la volonté est dans la fin, non dans les moyens ; ainsi, nous le comprenons facilement, il y a convergence entre les gens qui s’efforcent de nous arracher la même chose, les uns par des menaces, les autres par des promesses ; en effet les moyens peuvent bien être très dissemblables (les menaces et les promesses), la fin est cependant la même pour les uns comme pour les autres. Ainsi donc les gens de bien, qui tendent vers la même fin par des moyens très dissemblables, sont eux-mêmes on ne peut plus semblables par l’accord de leurs volontés. Les méchants sont pour leur part très dissemblables ; en effet tous veulent des choses différentes, car chacun se veut lui-même. Et ils peuvent bien avoir souvent l’air de vouloir la même chose, ils ne produisent cet effet qu’aussi
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longtemps que nous orientons notre esprit et notre réflexion vers les moyens, qui sont souvent un terrain d’entente ; mais ce n’est pas une entente à proprement parler, puisque la volonté n’est pas liée aux moyens, mais se contente de les traverser et de les franchir pour aller s’ancrer dans la fin qu’elle s’est donnée. Par conséquent, lorsque nous orientons notre esprit vers la fin, qui est à proprement parler l’objet de la volonté et de l’adhésion, il apparaît très clairement que ces fins sont rien moins que diverses. Par exemple un groupe de personnes avares, de personnes à la fois avares et avides de gloire, sont d’accord pour construire et équiper un même navire – voire une flotte – afin de rallier l’Inde, parce que le navire – ou la flotte – est le moyen adapté aux fins diverses que chacun s’est préalablement fixée (l’un poursuit son avantage et son profit, l’autre enfin sa gloire). Par conséquent ils sont en désaccord sur les fins, alors qu’ils convergent sur les moyens ; chacun d’eux a égard à sa propre personne et fait ce qu’il fait pour son propre intérêt ; ils sont par conséquent en désaccord absolu : car être en accord ou en désacord sur les moyens est seulement être en accord ou en désaccord de manière relative ; en revanche c’est à partir de la fin que se détermine l’accord ou le désaccord absolu entre les cœurs. Par conséquent, les méchants sont par eux-mêmes très dissemblables (à savoir dans la fin) ; ils sont parfois semblables par accident (à savoir dans les moyens). En revanche, les gens de bien sont tous semblables par eux-mêmes ; ils sont souvent dissemblables, mais seulement par accident. En effet s’ils sont souvent en désaccord sur les moyens, ils convergent toujours sur la fin. L’un peut-être fait de la philosophie, un autre fait une carrière militaire, un autre fait du commerce, un autre cultive son champ ; l’un juge qu’il faut travailler, l’autre qu’il faut toujours faire la fête ; l’un pense qu’il faut manger, l’autre qu’il faut s’abstenir de nourriture ; tous cependant convergent en ceci qu’ils obéissent à Dieu et à la Raison. Voire souvent les gens de bien se contredisent, et ils ont l’air d’adopter des rôles et des partis opposés [130] du fait que l’un d’eux est aux prises avec une ignorance insurmontable, ou qu’ils sont aux prises avec une ambiguïté, ou que pour toute autre raison ils ne se comprennent pas, sans qu’aucun soit fautif ; même alors, c’est pourtant la même chose qu’avec la plus grande constance ils veulent et refusent, si ton regard porte sur la vœu et la résolution, sur le jugement de la volonté. Par conséquent, comme l’amitié radicale entre êtres humains n’est rien d’autre qu’un accord entre les cœurs (car vouloir et refuser la même chose, là est finalement l’amitié parfaite, dit Cicéronlvi), les gens de bien dans leur totalité, et eux seuls, sont nécessairement des amis. Mais bien que telle soit la racine de
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l’amitié, le surgeon cependant, qui naît de cette racine, est l’amour mutuel. Il existe aussi entre les gens de bien, et certes de manière essentielle, de sorte qu’il ne peut y avoir de gens de bien qui ne s’aiment pas entre eux. En effet l’un met tout son effort à vouloir ce que l’autre tient au plus haut degré pour un bien ; de fait l’homme honnête veut que l’obéissance à Dieu et à la Raison soit le but premier, il ne veut que cela ; mais c’est aussi le seul et unique bien suprême pour l’autre, lui qui ne désire rien d’autre que complaire à Dieu et à la Raison ; pour l’un comme l’autre par conséquent, c’est à cela seulement et uniquement que se résument leurs vœux. Donc les gens honnêtes se choisissent et se souhaitent mutuellement le souverain bien – ce qu’ils désirent le plus ardemment –, en formant les vœux mutuels les plus ardents ; or qu’est-ce d’autre, que mettre tout son effort à se vouloir mutuellement du bien, que nourrir l’amour mutuel le plus ardent ? En effet il faut remarquer que les gens de bien ne veulent pas seulement se fixer à eux-mêmes comme but l’obéissance à Dieu et à la Raison mais ils veulent que les autres le fassent aussi, autant qu’il leur incombe et qu’il leur est donné de le faire, et avec autant d’application et de perfection qu’eux-mêmes. Étant humbles en effet, ils ne se soucient pas d’euxmêmes et de leurs biens ; et c’est pourquoi leur souci et leur estime de la vertu elle-même (ce que les Anciens ont très profondément ignoré) n’est pas fonction du fait qu’elle est un bien pour ses détenteurs ; ce que nos propos répétés font suffisamment comprendre, en particulier ceux qui ont traité de l’intempérance concernant la dernière catégorie des situations favorables. Par conséquent, seuls les gens de bien veulent que l’obéissance à Dieu et à la Raison soit le but premier pour eux et pour les autres, autant qu’il est en eux et autant qu’il leur incombe de le faire. Il y a aussi un certain amour mutuel accidentel entre gens de bien seulement, qui consiste dans les récompenses accidentelles de la vertu que les gens honnêtes se décernent mutuellement ; et cette amitié, tout comme elle est accidentelle, est aussi une récompense accidentelle de la vertu, ce dont il faut désormais traiter. [131] § 7. Septième récompense de la vertu La récompense accidentelle Ce n’est rien d’autre que l’actualisation de cette dignité dont il a été question au § 5 ci-dessus. Et de même que cette dignité, accompagnement essentiel de la vertu, est multiple, de même l’actualisation accidentellement
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attachée à cette dignité est aussi multiple : être aimé, honoré, loué, respecté, gouverner ou être roi, rencontrer l’admiration et la faveur, et être fêté, et encore être inondé par des joies et des plaisirs au delà de toute expression. Ces faveurs dis-je, quand elles sont dévolues à l’homme de bien, sont les récompenses accidentelles de son honnêteté ; elles sont également séparables de la vertu, alors que les récompenses précitées lui sont nécessairement liées. Car si l’homme de bien est nécessairement aimable, maintes fois il est privé d’amour et en proie à la haine ; s’il est honorable, maintes fois il est privé d’honneur et en proie au mépris ; s’il est respectable, maintes fois il est objet non de respect mais de risée. Ainsi, maintes fois également il endure une cruelle servitude (pour autant qu’il y va de l’apparence extérieure), bien qu’il soit digne du pouvoir ; ainsi, il est aussi parfois tourné en ridicule parce que son savoir, qui le rend louable, passe pour stupidité et bêtise (ce qui semblet-il est arrivé autrefois à Démocrite) ; et il peut être digne de gloire, maintes fois pourtant il est aux prises avec la disgrâce, parce qu’on trouve à son enseignement un parfum d’impiété (ce qui semble-t-il est autrefois arrivé à Socrate). Enfin, même s’il est né pour éprouver de la joie, maintes fois pourtant il est dans l’affliction et affronte l’effroi, la tristesse, la lassitude, et autres semblables affections qui le touchent au cœur, parce qu’il est homme et ne peut dépouiller la sensibilité tant que, sur l’ordre de Dieu, il a un corps. À cela s’ajoute l’amitié accidentelle, dont nous avons touché quelques mots au § précédent ; celle-ci est également à ranger parmi les récompenses accidentelles de la vertu, et consiste dans l’honneur, la louange, le gouvernement, et toutes les autres mises en actes par lesquels les gens honnêtes se confèrent mutuellement des dignités. Car l’homme de bien étant honorable, c’est-à-dire digne de par la Raison d’être celui à qui on fait honneur, les gens de bien ne reconnaissent jamais cette qualité sans être du même coup prêts à l’honorer ; autrement ils agiraient contre la Raison, qui dicte qu’il est digne d’honneur, ou honorable. De la même manière, l’homme de bien étant digne du gouvernement, les gens de bien le lui accordent, et lui-même à son tour accorde sans effort le même bénéfice aux autres ; et rien n’est plus courant entre gens de bien que de se laisser très volontiers diriger les uns par les autres. L’homme de bien étant également louable pour son savoir, les gens de bien le loue, et même [132] se louent à tour de rôle, et sont à tour de rôle disciples et maîtres ; et il n’y a presque aucune marque d’honnêteté plus éclatante, que d’accepter de bonne grâce d’apprendre d’un autre ce que la Raison lui fait enseigner.
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Quand les gens de bien échangent ces récompenses, il se crée alors entre eux non seulement une certaine amitié essentielle et philosophique, mais aussi une amitié commune, facilement visible et repérable par le peuple. Mais cette amitié fait défaut à nombre de gens honnêtes, du fait qu’ils ne se connaissent pas suffisamment entre eux ; en effet, ils se font défaut les uns aux autres, mais parfois sont aussi en présence les uns des autres tout en ignorant leur mutuelle honnêteté. Parce que le cœur et l’intention de l’homme, dont dépend toute vertu, loin de se révéler spontanément, ne se laissent souvent saisir que de manière conjecturale à travers les moyens qu’ils appliquent de l’extérieur à la fin dont la réalisation est pour eux prioritaire. Mais ces moyens sont souvent très ambigus ; car il y a à coup sûr une énorme différence entre les gens honnêtes et les gens malhonnêtes du point de vue de l’intention et du vœu qu’ils forment ; mais du point de vue des actions extérieures, ils diffèrent souvent fort peu, comme on peut le voir au traité I, surtout à propos de la sixième obligation. Parfois, on gauchit les récompenses accidentelles de la vertu et on leur fait pour ainsi dire violence en les détournant au profit des gens malhonnêtes (de fait souvent ils sont honorés, assurent le gouvernement, etc.), eux pour qui cependant elles ne sont à proprement parler ni des récompenses ni des biens, parce qu’elles ne leur correspondent pas. Eux n’en sont pas dignes ; or de cette dignité et de cette correspondance dépend tout leur bien-fondé et tout leur agrément, et l’ensemble de ce qui en fait des récompenses ; en effet à quoi sert d’être honoré quand tu te sais indigne d’honneur ? Ce nest plus être honoré, mais plutôt être tourné en ridicule et moqué. Ou si les autres décernent cet honneur par ignorance, c’est-à-dire du fait qu’ils t’estiment honnête, dès lors l’honneur n’en revient pas à toi, mais au rôle qu’ils avaient pensé tenu par toi. § 8. Huitième récompense de la vertu La vertu elle-même Quand l’homme de bien, finalement parvenu à cet état de paix et de tranquillité, libre du trouble de ses passions, se consacre désormais tout entier à la Raison, il arrive au point où il acquiert la sagesse, le savoir, et des disciples ; cette contemplation acharnée et assidue de la Raison ou loi divine fait croître en lui l’amour pour la Raison. En effet la Raison est si belle et divine qu’elle n’a personne pour ennemi sinon les ignorantslvii (ce que l’adage commun attribue aux sciences et aux arts). Inversement, cet amour de la Raison est vertu
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(comme [133] la définition de la vertu le fait apparaître), et la vertu même est également à compter au nombre de ses propres récompenses – certainement sa récompense la plus belle et la plus grande –, et elle en est elle-même le salaire ; le poète aussi le voit quand il dit : La vertu est pour elle-même le plus beau salaire du mondelviii. C’est pourquoi le cercle qu’on parcourt de la vertu à la vertu est en tous points divin et éternel. Heureux qui a enclos sa propre personne et tous ses désirs à l’intérieur de ce cercle, et qui veut seulement être honnête pour le devenir de plus en plus. § 9. Le châtiment du péché Il n’y en a pas un, mais d’innombrables ; parcourons-les tous rapidement dans ce §. Donc, le péché n’étant rien d’autre qu’amour de soi, il s’ensuit d’abord chez les méchants une diligente écoute de leur commodité et de leurs plaisirs propres, et des moyens de se les procurer ; c’est la préoccupation pour le siècle (comme l’appelle les chrétiens), et elle répond à la diligence ; de fait, tout comme la diligence est la fille aînée de la vertu, la préoccupation est la fille aînée du péché. Elle est liée à une tristesse et à une anxiété considérables. La tristesse a son origine dans le manque si fort qu’ils ressentent à l’endroit du bien propre qu’ils aiment exclusivement et à si grands frais (à savoir, euxmêmes) ; l’anxiété pour sa part, dans la difficulté qu’ils ressentent à combler tous ces manques et dans la peine qu’ils auraient à combler leurs désirs. En effet ils apprennent par l’expérience et par leur sensibilité même (car ils ne sont pas très attentifs à la Raison) que plus ils possèdent, plus ils désirent ; et qu’ainsi ils sont toujours en manque, mendiants, quelle que soit la fortune à laquelle ils soient parvenus. De la préoccupation, pour ainsi dire un cep sauvage dans cette mauvaise vigne, naît l’habileté, la ruse, la malice (appelée prudence du siècle par les chrétiens), qui consiste dans la saisie et l’intelligence des moyens qui contribuent à sa commodité et à ses plaisirs. Après naît la servitude (répondant à l’obéissance, parmi les filles de la vertu), qui fait des méchants des serviteurs d’eux-mêmes, les faisant poursuivre tout ce dont leur malice leur a fait comprendre le rapport avec leur propre commodité. Mais à ce fruit très amer s’attache une infinité de fatigues et de détresses, de hontes et de servilités ; ces serviteurs d’eux-mêmes doivent se rabaisser face à elles ; car ils rencontrent çà et là dans cette servitude servile tant d’obstacles contraires à leur vœux. En effet, les moyens [134] qu’ils
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avaient habilement mis en œuvre pour leur commodité sont si souvent frustrés de leur résultat et de l’issue désirée ! Le navire avait reçu un équipement convenable, il avait été construit selon les règles, il a fait voile vers l’Inde – mais le voilà coulé par la tempête ou pris par des pirates. Le discours, la discussion avaient été construits au mieux pour susciter la gloire et la louange, ils avaient été composés avec le plus grand soin, élaborés avec le plus grand zèle ; mais une fois fini, les voilà accueillis non par des ovations, des applaudissements, mais par la dérision et la moquerie. Tous accidents qui ne peuvent jamais arriver à l’homme de bien, les propos tenus antérieurement le font suffisamment apparaître ; en effet, il ne veut qu’obéir à ses obligations, auxquelles il a on ne peut mieux obéi alors même que les moyens, qu’il lui paraissait bon d’assigner à la fin pour l’atteindre avec certitude, semblent totalement frustrés de leur issue. Après la servitude, ou avec elle, naît la petitesse (elle répond, parmi les filles de la vertu, à la justice). Cette petitesse fait agir les méchants dans la mesure exacte où leurs biens et leur personne sont visés ; par exemple ils accordent des bienfaits à autrui dans la stricte mesure où ils s’en voient rétribués, ou pour autant que c’est pour la gloire, pour la montre et semblables passions ; pas un cheveu de plus, même si souvent la Raison dicte de s’engager au-delà. Par exemple s’ils rencontrent une personne percée de coups au coin de leur rue, ils lui portent secours, demandent l’aide des voisins, font venir un médecin, etc. (car ils en espèrent de la gloire et s’ils n’agissent pas ainsi, en redoutent de l’infamie) ; mais s’ils sont frappés par le même spectacle à l’étranger, ils passeront leur chemin, sans rien faire pour remédier à la situation. Ou admettons que la pitié les conduise ici aussi à faire quelque chose ; si la personne affectée de la sorte est un ennemi ou un adversaire mortel, ils ne feront rien, ne lui porteront pas secours du fait qu’ici la commisération fait défaut et a succombé à la haine ; et ainsi, ils s’engagent toujours dans la mesure exacte où la considération de leur propre personne le permet, et pas audelà. De cette petitesse naît le délaissement, par lequel les méchants délaissent même les leurs et en sont à leur tour délaissés ; d’où la justesse à leur propos de ce vers : Tant que tu réussiras, tu compteras des amis en nombre ; Quand le temps se couvrira, il n’y en aura aucun.lix En effet, ils s’épaulent mutuellement, sont disponibles et s’assistent aussi longtemps que leur mutuel intérêt (c’est ainsi qu’ils l’appellent) l’exige ; mais
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une fois supprimée cette cause ils se dispersent et se délaissent les uns les autres, en proie aux plus grands malheurs et aux dernières angoisses. Mais tu diras : souvent les gens de bien aussi se délaissent les uns les autres, soit quand ils ne peuvent porter secours, soit aussi quand une ignorance insurmontable leur fait penser qu’ils ne doivent pas le faire. Je réponds. Les gens de bien ne se délaissent jamais à proprement parler, mais sont toujours étroitement unis tant par un accord moral qu’aussi par un amour [135] mutuel, comme le font suffisamment fait apparaître les propos que nous avons tenus sur l’amitié. Cependant les gens de bien délaissent parfois leurs semblables par accident, à savoir en rapport avec les devoirs extrêmes, et les récompenses accidentelles de la vertu ; mais c’est sans importance eu égard à ce lien qui est essentiel entre eux. Certes, il est vrai que c’est aussi par accident seulement que les méchants s’abandonnent les uns les autres ; mais c’est digne d’être remarqué, parce qu’aussi ils n’ont jamais été unis de manière essentielle. En effet, comme chacun d’entre eux n’aime que lui-même, ils ont toujours été et sont vis-à-vis les uns des autres dans le délaissement et l’abandon, sans aucune union ni accord moral ; ils ne s’entendent souvent que sur des moyens, entente que nous avons appelée relation accidentelle là où nous avons traité de l’amitié. Il n’est donc pas étonnant que les méchants soient à ce point heurtés et abattus quand ils voient cette relation accidentelle se dissoudre, parce qu’ils n’ont entre eux aucune autre relation, ni aucune amitié avec Dieu (en tant qu’elle est la récompense première et spécifique de la seule vertu) ; aussi, dans ce cas, voient-ils tout le monde pour ainsi dire d’un seul coup s’arracher à eux, se couper d’eux et les délaisser. Les gens de bien quant à eux ne s’affligent guère, même s’ils sont souvent délaissés accidentellement, y compris par leurs semblables ; en effet ils voient facilement qu’ils restent étroitement unis à leur Dieu, dont ils sont les amis intimes. Que même alors se maintient avec ceux-là mêmes qui semblent les délaisser la relation essentielle qui consiste dans un accord moral et une ressemblance supérieurs, et dans l’amour mutuel le plus fervent ; que cette relation ne peut être suppprimée, tant que les gens de bien sont gens de bien. Après la servitude, la petitesse et l’abandon, le péché donne naissance à son fils le plus honteux, l’orgueil, qui n’est pas autre chose que le mépris de la Raison ; si bien que le péché est, quant à l’ordre, déréglé et à l’envers. En effet, la vertu seule est ordonnée, commence avec l’amour le Dieu ou Raison, et finit et culmine dans le mépris de soi ; inversement le péché commence avec
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l’amour de soi, et finit et culmine dans le mépris de la Raison et de Dieu ; il est donc à juste titre appelé dérèglement. Enfin, parce que la Raison est sans cesse de plus en plus obscurcie par le voile de passions qui s’accroissent chaque jour, ils la méprisent et la négligent aussi sans cesse de plus en plus en l’ignorant, et de plus en plus régissent tout en fonction d’eux seuls et ne visent qu’eux-mêmes en toutes choses ; au point de faire aussi du péché son propre châtiment. Quant à l’indignité des gens malhonnêtes, elle se comprend facilement par analogie avec la dignité des gens honnêtes. Ils sont haïssables [136] ils sont serviles, voire ce sont des esclaves ; ils sont infames, ou dignes d’infamie ; ils sont méprisables ; ils sont nés pour être affligés par des angoisses inimaginables, la plus malheureuse des tristesses, le désespoir ; toutes choses que les précédents propos font comprendre assez et plus qu’assez. § 10. L’antipathie des méchants envers les gens de bien La vertu consiste en une intention, ou résolution du cœur. Chose à coup sûr bien ancrée en soi-même, sans rapport avec le regard des autres ; souvent pourtant, le visage et les yeux particulièrement la trahissent par je ne sais quelle douceur et honnêteté, et elle produit alors chez les gens malhonnêtes nombre de passions, que nous pouvons nommer dégoût, répugnance, morgue, mépris, et en un mot antipathie. Deuxièmement les gens malhonnêtes, confrontés à la diligence des gens honnêtes, surtout dans cette perspective de la distance de ces derniers vis-à-vis des choses sensibles, ne considèrent pas les gens honnêtes autrement que comme stupides, engourdis, insensibles ; et ce parce que ces derniers divorcent d’avec les choses sensibles dont ils sont eux tellement captifs, dont ils sont entièrement envahis et inondés. La prudence et la sagesse, que les gens honnêtes recherchent en vertu de leur diligence, les gens malhonnêtes n’y voient pas autre chose que de la stupidité, dans la mesure où elles ne donnent aux gens honnêtes aucune forme d’instruction relative à leur commodité et les rendent plutôt obtus et inadaptés quand il s’agit de s’occuper de leurs affaires. Pour eux, l’obéissance, par laquelle les gens honnêtes accomplissent ce qu’avait dicté la Raison, est un insupportable délire, et comme le plus haut point de la stupidité. En effet, ils vont dans une certaine mesure jusqu’à tolérer ceux qui ont une attitude spéculative dans leur rapport avec la vertu ; voire ils se comptent eux-mêmes dans leurs rangs (car la chose leur paraît glorieuse,
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et plaider pour un naturel pénétrant et subtil) ; mais le ramener à la pratique, à la conduite de la vie est selon eux une pure folie. Ce n’est pas cela qui va faire bouillir la marmite, disent-ils (phrase aujourd’hui fort en usage) ; il n’y a pas de feu à leur fourneau. Pour les gens malhonnêtes, la justice est une futilité, une misérable affaire de détails ; et alors que la justice donne satisfaction à Dieu et à la Raison, elle ne donne pas le moins du monde satisfaction aux gens malhonnêtes. L’humilité enfin est la seule chose qu’il leur arrive d’admirer chez les gens honnêtes ; là est la source de leur hypocrisie : et presque tous les gens malhonnêtes, qui cherchent à se vendre aux autres sous le masque de la vertu, commencent par simuler l’humilité. D’où le fait qu’auprès des gens malhonnêtes, les gens de bien sont dans une certaine mesure protégés par leur humilité ; car ils ne font pas obstacle à leurs rapines égoïstes, eux qui négligent leurs biens et [137] ne servent que Dieu et la Raison. Autre conséquence : les gens malhonnêtes, afin de se protéger de leurs tromperies, de leurs rapines et de leur violence mutuelles, font semblants d’être humbles, de n’accorder aucune importance à leur commodité, mais de se consacrer seulement à Dieu et à la Raison – dans l’espoir, de fait, d’échapper de cette manière à leurs filets mutuels (et ils ont souvent assez de vigilance pour y échapper). Reste que l’oubli de sa propre commodité conduit pourtant l’humble à obéir à Dieu et à la Raison qui souvent ordonnent d’aspirer à quelque dignité, aux richesses, etc. – objets en soi de la convoitise des méchants ; c’est pourquoi il se produit souvent que les gens de bien et les méchants soient compétiteurs et rivaux, ou qu’ils convoitent et briguent le même objet – certes avec la résolution la plus différente qui soit, mais pourtant le même objet. Alors les gens malhonnêtes conçoivent pour les gens honnêtes une haine mortelle ; car ils avaient pensé et s’étaient mis en tête que les gens honnêtes doivent se contenter de leur Dieu et de la Raison (et les gens de bien s’en contentent tout à fait, et cèderaient volontiers la place aux autres si Dieu ne leur donnait un ordre différent), qu’il ne faut leur donner aucun droit sur les choses de ce monde, qu’il faut les écarter des dignités et des charges publiques, leur interdire les richesses et les honneurs. D’où le fait que les gens malhonnêtes ont bien plus de mal à tolérer un compétiteur honnête que quelqu’un d’à peu près semblable à eux, c’est-à-dire de malhonnête. Quant aux récompenses de la vertu, leur visibilité crée une immense envie chez les gens malhonnêtes ; mais la plupart et les plus belles d’entre elles leur restent cachées ; à commencer par l’amitié qui se noue entre Dieu et l’homme
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honnête : ils lui réservent moqueries et sifflets, comme à un mensonge d’atrabilaires et d’extravagants. Néanmoins, il leur arrive de voir certains fruits extérieurs de cette amitié, et de voir les affaires des gens honnêtes suivre un cours qui les soustrait aux attaques et à l’influence de toutes leurs tromperies, de leurs tours et de leurs mauvais procédés, de leur violence et de leur pouvoir ; alors ils enragent et maudissent tantôt les gens de bien, tantôt souvent (propos effrayant) même le protecteur des gens de bien, Dieu. En effet rien n’est pour eux plus pénible à supporter et plus indigne que de voir les gens humbles, alors même qu’ils ne se comptent pour rien, agir aussi bien moralement et aussi favorablement à leur profit que s’ils avaient ce faisant pour seul objectif la meilleure gestion possible de leurs intérêts (ce qui ne fut assurément jamais leur cas). Aussi n’est-il pas rare qu’ils aient ce mot à la bouche : Aux imbéciles et aux chanceux, nul besoin de sagesselx ; autrement dit, ils comprennent complètement de travers, en les mettant au compte de la sagesse, la ruse et les tours dont ils usent pour parader et chercher à se vendre comme sages. Quant à la paix avec les passions, et à la tranquillité des gens de bien, [138] la chose leur semble assez belle et pleine de charme en tant qu’accessoire extérieur ; et c’est pourquoi ils jugent glorieux de l’avoir aussi. Et quand ils voient qu’ils en sont aussi dépourvus que possible, ils la contrefont avec un art consommé de la simulation et de l’hypocrisie ; d’où le fait que tu en voies certains singer à la perfection les hommes les plus patients et les plus modestes. Quant à la sagesse, nous en avons parlé ; les gens malhonnêtes la prennent pour de la stupidité. Mais quant au savoir, ils lui vouent une haine mortelle chez les gens de bien, en particulier quand ils se voient par eux dépeints avec tant de justesse, quand ils voient leurs couleurs dessiner si complètement les contours de leur dérèglement, et les décrire avec une précision tout à fait accomplie ; ce que la plupart du temps les gens honnêtes réussissent si bien à faire qu’ils semblent, à l’instar de quelque Dieu, repérer leurs pensées intimes, pénétrer et se frayer un chemin jusqu’aux misères que les gens malhonnêtes refoulent avec un art consommé de la simulation (comme tu peux en partie le voir là où nous avons parlé du monde). D’où le fait aussi que, quand les gens honnêtes utilisent leur savoir dans un propos général (car le savoir et la science concerne l’universel, non le singulier, comme toutes les écoles le rabâchent – et c’est vrai), ils développent tout leur sujet avec une telle vivacité et (selon la formule) le touchent si bien du doigt que des gens malhonnêtes venant par hasard à les entendre se pensent concernés individuellement et en
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personne ; ce dont ils sont tellement exaspérés que souvent ils complotent la mort de l’homme honnête. Genre de mort que les chrétiens ont appelé martyre, et qu’ils racontent avoir été réservé à nombre d’hommes en raison de leur savoir. Les gens malhonnêtes méprisent aussi la dignité de l’homme de bien, mais ils accordent du prix et tiennent absolument à revendiquer l’actualisation de cette dignité, ou récompenses accidentelles de la vertu. Ils ne veulent pas être honorables mais être honorés ; non être royaux mais être rois et tyrans ; non être louables mais loués ; enfin, ils ne veulent pas être dignes des plaisirs, ni être de ceux qui sont nés pour vivre dans les plaisirs, mais pourtant vivre dans les plaisirs. Ce qui montre avec la plus grande clarté qu’ils négligent complètement Dieu, l’Essence, la nature, la dignité ; mais qu’ils se contentent de s’attacher aux choses accidentelles et contingentes, de s’y absorber tout entiers ; là est leur vanité, comme les chrétiens ont raison de le remarquer. Et parce que ces récompenses accidentelles ne peuvent véritablement et dans leur pure nature être possédées sans vertu, dès lors tous les gens malhonnêtes sont dans une certaine mesure des hypocrites ; et tout comme ils n’ont que l’apparence de la vertu et non la vertu même, ils n’obtiennent aussi que l’ombre de telle ou telle récompense accidentelle, mais jamais la récompense même. En effet, l’honneur (afin qu’un exemple soit valable pour tous) qui est marqué aux gens malhonnêtes [139] est ou arraché par force ou forgé par flatterie ou décerné sous l’effet de l’ignorance ; qui ne voit qu’il n’y a aucun honneur à ces honneurs ? De fait l’honneur qui est décerné sous l’effet de l’ignorance peut certes être véritable (c’est-à-dire dans le cas où on juge des gens honnêtes), il ne reviendra cependant pas aux hommes mêmes mais au rôle qu’on estime tenu par eux, à savoir le rôle de l’homme de bien ; celui qui est forgé par flatterie est assurément forgé, et ne touche pas plus à l’honneur véritable que celui que décerne à un tyran de théâtre cette foule fictive de serviteurs et de grands hommes qu’on voit sur scène. Enfin, celui qui est arraché par force n’est pas plus valable que tout contrat arraché par la peur ; le droit même le rend nul, la lumière naturelle même. Et dans un autre contexte, nous comprenons tous très clairement qu’un témoignage que nous aurions fait à un brigand au coin d’un bois sous la menace d’un couteau est un témoignage nul et ne peut lui être d’aucune utilité à un autre endroit, même si à cet endroit-là il témoigne de mille manières qu’il est homme de bien. On comprend facilement qu’un raisonnement
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semblable vaut pour le gouvernement, le plaisir, et les autres récompenses accidentelles de la vertu lorsqu’elles semblent souvent être déviées et détournées au profit des méchants ; en effet, quand on les examine bien et qu’on ne les juge pas seulement sur leur air, nous verrons que ces récompenses, appliquées aux gens malhonnêtes, sont des mensonges ; que certes ils se prévalent de leur nom et de leur apparence extérieure auprès du petit peuple, mais qu’ils manquent de la chose même et de sa valeur.
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TRAITÉ VI DE LA PRUDENCE
PRÉAMBULE
[140] Nous avons déjà vu suffisamment en quoi consiste ce qui fait la vertu ; voyons maintenant un certain nombre de décrets établis à notre intention par la Raison, que nous aimons par vertu, et tirés d’elle aussi bien par nous parfois que par d’autres, à la faveur d’une écoute diligente ; telle est en effet la fonction de la prudence. Et cette partie ou ce traité constitue l’éthique dans le sens le plus propre ; de fait elle embrasse la pratique alors que les parties précédentes penchent en quelque façon du côté de la théorie et un peu du côté de la spéculation métaphysique. La prudence au sens large comprend sous son chef quatre parties, à savoir la prudence au sens strict (dont nous avons traité au traité I à propos de la diligence), la circonspection, la prévoyance et le discernement. Il nous reste donc ici à parler des trois derniers. § 1. La circonspectionlxi La prudence au sens strict regarde la Raison même, et perçoit son impératif ; la circonspection regarde l’action, elle la règle et la dispose selon toutes ses circonstances pour la mettre en toutes choses en accord avec l’impératif de la Raison ; ou encore la circonspection fait que l’action soit pareille à la Raison vue sous l’angle de la prudence. De même que le peintre regarde d’abord son modèle (par exemple l’homme qu’il a entrepris de peindre) et qu’après, par ce regard porté sur le modèle, il donne forme à une peinture ressemblante, ainsi la prudence au sens strict perçoit ce qu’énonce la Raison, et la circonspection utilise cette perception pour délimiter et régler l’action de sorte que l’obéissance produise une action absolument conforme à ce que la prudence avait perçu dans la recommandation de la Raison.
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TRAITE VI. DE LA PRUDENCE
[141] La circonspection touche donc surtout aux circonstances des actions, elle les soigne et les affine selon l’impératif de la Raison. De fait ce qui est licite et estimable dans certaines circonstances est illicite et honteux dans d’autres. Par exemple il est permis à un magistrat de tuer un homme accusé de crime capital, ce n’est pas permis à un simple particulier ; il est permis à un riche de donner une réception pour une foule d’amis, ce n’est pas le cas du pauvre ; il est permis ici de sortir de nuit sans lumière, ce n’est pas permis ailleurs, où un magistrat l’a empêché. Les circonstances, que la circonspection s’occupe de distinguer, sont contenues dans ce vers fort en usage : Qui ? Quoi ? Où ? A l’aide de quoi ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? 1. Qui ? Qui indique le rôle et la condition de l’agent ; par exemple, est-il magistrat ou simple particulier ; est-il riche ou pauvre ; est-il versé dans l’affaire à conclure ou novice ? Et le caractère estimable ou honteux de l’action varie beaucoup en fonction de cette condition. De fait, ce qui est permis au magistrat n’est souvent pas permis au simple particulier, et inversement ; ce qui est permis au riche n’est souvent pas permis au pauvre, et inversement. Par exemple le riche peut faire des dons, le pauvre ne peut pas ; le pauvre peut répondre à beaucoup d’invitations auxquelles le riche ne peut répondre sans honte ; et ainsi de suite. Voici la maxime pour cette circonstance, et comme une sorte d’oracle que la Raison laisse échapper ici : Connais-toi toi-même ; et aussi : Mesure-toi à ton aune propre. Oracle sage ô combien, à partir duquel avec l’aide de Dieu nous avons développé toute l’éthique, comme on peut voir au traité I à propos de l’observation de soi. Mais ici cet oracle doit être appliqué à des considérations plus familières et plus banales, par exemple est-ce que tu es en bonne ou en mauvaise santé, est-ce que tu es riche ou pauvre, savant ou inculte, du pays ou étranger, et autres choses de ce genre en fonction desquelles l’action morale varie beaucoup. Et la prudence voit dans le modèle qu’elle contemple toujours, à savoir la Raison, qu’il faut accomplir et écarter telle et telle action. 2. Quoi ? Ce mot désigne l’action à accomplir, voire l’ouvrage même qui est posé par l’action ; par exemple est-ce que tu vas te promener, ou rester à la maison pour travailler ?
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[142] Est-ce que tu vas donner une réception, et qui vas-tu recevoir ? Donneras-tu un livre, de l’argent ? etc. La maxime ici : Rien de trop ; on en a suffisamment parlé au traité IV., où il est question du diable. 3. Où ? Ce mot désigne le lieu et les genres de personnes qui environnent l’action ; à savoir est-ce que l’action est publique ou privée ? Se produit-elle auprès d’autres personnes, ou loin de tout témoin ? Entre gens savants et intelligents, ou au contraire entre gens idiots et grossiers ? Et il est très clairement établi que souvent une action licite auprès des uns, et louable, est illicite auprès des autres, et digne de critique. Ainsi par exemple, discuter des questions profondes et subtiles tirées de la métaphysique et de l’éthique auprès du peuple et des ignares, c’est une démarche dangereuse et non dénuée d’imperfection ; auprès des gens honnêtes en revanche et des sages c’est tout à fait permis, et très utile ; comme si tu disais que c’est un péché d’agir par miséricorde et compassion : cela rencontre un mauvais écho auprès du peuple, mais la chose ne fait aucune difficulté auprès de ceux qui sont bien versés dans la véritable éthique. Ceux-ci savent que tout ce qui doit être fait dans les règles doit l’être sous l’effet de la Raison, et que tout ce qui vient de la passion se fait dans de mauvaises conditions. La maxime ici : Dieu voit. Avertissement pour nous, en quelque lieu que nous soyons, d’avoir toujours sous les yeux de notre esprit Dieu qui nous observe. Jamais nous ne éloignerons du monde entier au point d’échapper Dieu ; jamais nous ne seront camouflés et dissimulés au point de n’être nus et à découvert pour ses yeux ; car rien ne reste caché à lui qui par son essence et sa nature est omniscient. Nous devons donc considérer comme une ineptie de penser que nous restons cachés pour peu que nous échappions aux yeux humains, exposés que nous sommes pendant ce temps aux yeux divins. En fait, il faut ici prendre garde avec vigilance, en voulant agir conformément à cette maxime, de ne pas agir sous l’effet de la crainte ou d’une affection semblable, c’est-à-dire de nous abstenir de pécher par crainte qu’il ne tire un jour vengeance de nos péchés ; il faut prendre garde, en l’ayant continuellement devant nos yeux, de nous souvenir de la loi qui a établie pour nous, et de lui obéir toujours. Il nous faut aussi veiller à ne pas permettre que la place de Dieu soit usurpée par des hommes, ou par un homme que dans la solitude nous aurions toujours devant les yeux, comme le voulait Épicure. Nous devons, dit-il, choisir un homme de bien, et l’avoir toujours sous les yeux,
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pour vivre comme s’il nous regardait et tout faire comme s’il le voyait. Sénèque dit dans les Lettres 11 et 25lxii : Fais toutes choses comme si Épicure te regardait. [143] Où il veut que les siens l’aient lui-même toujours sous leurs yeux quand ils sont seuls ; mais ce mauvais remplaçant de Dieu ruine toute discipline morale, dès lors que les hommes s’habituent à composer leur attitude sur le critère de l’estime, et jugent non selon la norme rigoureuse de la Raison mais selon la règle lesbiennelxiii de la vanité et de l’opinion. Le seul salut est dans la solitude que vient troubler cette fréquentation imaginaire introduite par Épicure et si passionnément par Sénèque dans les passages cités, à laquelle le défaut de notre nature nous incline plus qu’assez. C’est pourquoi l’homme de bien aura toujours Dieu devant les yeux, aucun homme et seulement Dieu, et ce pour s’habituer à obéir à la Raison non en tant qu’elle est sienne (pente glissante, et qui mène très sûrement à la philautie), mais en tant qu’elle est à Dieu, c’est-à-dire conçue par son esprit et établie par lui à notre intention pour faire office de loi. 4. À l’aide de quoi ? Ces mots désignent les moyens que nous appliquons à la fin. Et assurément les moyens, s’ils sont bons en soi, ne seront pas pour autant bons absolument, à moins que notre intention et notre fin soient bonnes en même temps ; en revanche, si les moyens sont mauvais, ils ne deviendront pas bons au motif que la fin est bonne. Par exemple, c’est un bien en soi de donner l’aumône à un pauvre, mais c’est un mal de donner l’aumône à un pauvre pour le suborner en vue d’accuser ou de tuer un innocent ; en revanche, c’est un bien de préserver sa vie, mais c’est un mal de tuer un innocent pour préserver ta vie (par exemple sur l’ordre d’un tyran qui te menace de te donner la mort à moins que tu ne tues un innocent) ; dès lors l’axiome éthique est le suivant : Un moyen mauvais souille la meilleure fin, et la meilleure fin ne purifie pas un moyen mauvaislxiv. La première partie de l’axiome s’éclaire dans le second exemple, et la seconde dans le premier ; ils peuvent aussi s’exprimer ainsi : Il ne faut pas accomplir des actes mauvais pour qu’ils aient des résultats bons ; et les actes dont l’accomplissement a des résultats mauvais ne sont pas bons. La maxime ici : Des plus petites choses adviennent les plus grandes. Avertissement pour nous de ne pas rejeter même les moyens insignifiants et presque sans importance, puisque c’est d’eux que dépendent les fins les plus éminentes. Par exemple, dépenser chaque jour une petite heure, voire un quart
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d’heure aux questions éthiques, et surtout à l’observation de soi, peut bien sembler léger et de peu d’importance ; c’est pourtant par là que nous atteignons la plus belle des fins, à savoir la vertu et la sagesse ; de la même façon, si tu te consacres un petit peu chaque jour à l’étude de la logique, bien que la démarche paraisse minuscule et insignifiante, [144] tu parviendras facilement à une très grande agilité intellectuelle et à la capacité d’acquérir d’autres sciences humaines quelles qu’elles soient. L’oracle est aussi valable quand il s’agit du mal ; car le mépris des péchés les plus légers a vite fait de conduire aux plus grands crimes ; comme c’est établi à propos de ce voleur d’Ésope qui, sur le point de recevoir le châtiment ultime, feignit de donner à sa mère un baiser en guise d’adieu, lui mordit le nez avec ce commentaire : Si tu m’avais châtié comme je l’avais mérité dès l’époque où, enfant, je chipais le livre de mon camarade, je n’en serais pas arrivé làlxv. Et c’est pourquoi il ne faut jamais commettre à la légère les actes dans lesquels ne serait-ce qu’un peu de malice se fait jour. C’est également ainsi qu’à partir d’erreurs logiques qui sont apparemment tout à fait légères et qui, apparemment, valent à peine l’effort pour les observer, les hommes tombent la tête la première dans les plus lourdes erreurs physiques et métaphysiques, les hérésies et les impiétés ; comme la mauvaise définition du corps le montre à elle seule, elle qui est à l’origine de la confusion des choses spirituelles et matérielles, confusion qui est le plus sûr fondement de toute impiété ; vois notre Métaph. partie 2lxvi. 5. Pourquoi ? Pourquoi dénote la fin que nous devons nous fixer avant tout ; cette fin est d’obéir à Dieu et à la Raison, comme le montrent à l’envi les propos tenus précédemment. La maxime est ici : Sois à ce que tu fais. On dit que nous accomplissons cet acte précis ou encore que nous sommes à ce que nous faisons quand nous effectuons exactement cela seul qu’exige la fin ; mais quand nous accomplissons un acte superflu et sans contribution à cette fin que nous nous sommes fixée avant tout, on dit alors que nous nous occupons d’autres choses. Par exemple le voyageur, tant qu’il se hâte et marche sans interruption vers sa destination, accomplit cet acte précis, est à ce qu’il fait ; quand en revanche, retenu par le charme des prés bordant la route, l’attrait de menus divertissements, les récits des passants croisés, il reste sur place et suspend le voyage entrepris, alors il fait autre chose.
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Donc l’oracle nous conseille de mesurer nos moyens d’après notre fin ; et de ne nous en occuper que dans l’exacte mesure où ils contribuent à l’obtention de la fin, pas en-deça, pas au-delà. Par exemple Dieu a ordonné de vivre ; tu veux lui obéir ? N’aie donc la volonté de vivre que dans la mesure où il l’a ordonné, pas plus, pas moins ; par conséquent, si l’adversité se présente, ne t’en va pas sans son ordre ; si la mort occupe le terrain, ne choisis pas de prolonger la vie. Parce que tu veux vivre, [145] tu veux aussi manger ? Alors mange et bois, pour autant seulement qu’il suffit à maintenir la vie. Parce que tu veux boire et manger, tu recherches un métier qui te procure de quoi boire et manger ? Alors recherches-en un juste assez important pour y suffire ; que l’ambition ne te contraigne pas à en rechercher un plus important, ni la lâcheté à en rechercher un moins important. Tu veux ranimer ton esprit, afin qu’il soit à la hauteur de son devoir ? Alors ranime-le autant qu’il est exigé pour qu’il soit à la hauteur ; ne te laisse pas disperser par la débauche, ne te laisse pas étrangler par une certaine sobriété vétilleuse et déréglée. C’est pourquoi l’oracle nous recommande une certaine justice, qui consiste dans l’adéquation proportionnée des moyens à la fin, afin qu’il n’y ait jamais dans les moyens ni plus ni moins que ce qu’exige la fin. En effet, les moyens recèlent souvent une aptitude à nous détourner de considérer la fin et à nous retenir pour les considérer eux ; dans cette mesure, ils dépouillent la fonction de moyens pour revêtir celle de fin et, ce faisant, suscitent en nous le péché, nous qui faussons l’ordre et transformons en fin ce qui aurait dû être moyen. Ainsi, quand nous choisissons de prolonger la vie alors que la mort est imminente, la loi de Dieu n’est plus pour nous fin d’obéissance, mais nous sommes à nous-mêmes fin de concupiscence ; autrement dit nous sommes finadresse, et notre vie est fin-résultat. De la même manière, quand nous nous complaisons dans la nourriture plus que ne l’exige le maintien de la vie, nous n’avons plus la vie pour fin subordonnée (comme ç’aurait dû être le cas) mais l’agrément pris à la nourriture comme fin ultime. Et si nous voulons un métier plus brillant qu’il n’est suffisant pour rendre la vie supportable, nous n’avons plus la nourriture pour fin subordonnée (comme ce devait être le cas), mais cette espèce de plaisir touchant au monde qu’on tire du statut social et de l’apparat pour fin ultime. Et si nous voulons nous réparer et refaire nos forces plus que ne l’exige la bonne récupération de nos organes, nous n’avons plus pour fin-résultat subordonnée de nous acquitter correctement de notre devoir, mais pour fin ultime ce plaisir en lui-même.
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6. Comment ? Comment signifie la modalité de l’action ; par exemple, l’action est-elle menée avec langueur ou avec ferveur, plaisamment ou sérieusement, de manière sévère ou avenante, avec dissimulation ou sincérité ? La maxime est ici : Avec sérieux et sincérité. On dit que nous faisons avec sérieux ce que nous faisons non pas plaisamment, ni avec langueur, mais avec zèle et enthousiasme, de manière délibérée. Toute action de l’homme de bien doit être sérieuse ; non qu’il lui soit interdit de plaisanter, de rire, de jouer etc. ; mais ces attitudes, quand elles sont rapportées à l’homme de bien, dépouillent pour ainsi dire leur nature propre, changent et cessent d’être ludiques, [146] deviennent sérieuses au plus haut point. Car plaisanter, rire, jouer dans l’état d’esprit qui est celui de l’homme de bien, et pour autant qu’il est décrit au traité I à propos de la 6ème obl., ce n’est plus plaisanter, jouer et rire, mais suivre la loi de Dieu avec autant de sérieux et d’enthousiasme que possible. L’action de l’homme de bien doit aussi être accomplie avec sincérité, c’està-dire sans aucune différence entre la présentation extérieure et la conception intérieure qu’il en a. En effet il n’a aucune Raison de dissimuler, puisque ce qu’il fait est excellent ; ni de s’appliquer à plaire aux hommes, mais seulement d’obéir à Dieu et à la Raison. Néanmoins, on a souvent ici besoin de discernement, et même si l’homme de bien ne dissimule rien, il cache cependant certaines choses et les refoule dans le silence ; même s’il n’est jamais d’accord avec la faiblesse d’autrui, souvent il se garde cependant de la critiquer, et ne s’oppose à elle ni en parole ni en acte. Situation qui fait penser aux imprudents que l’homme de bien agit avec artifice et dissimulation ; mais ces gens se trompent ; et c’est vraiment autre chose de cacher la vérité et de mentir ; de même, c’est autre chose de coopérer à la faiblesse de quelqu’un et de ne pas s’y opposer, comme il apparaîtra un peu plus bas, où on traite du discernement. 7. Quand ? Ce mot signifie le moment où l’action doit être effectuée. La maxime ici : Il faut délibérer longtemps, effectuer rapidement. Avertissement pour nous de n’agir qu’après une mûre délibération nous permettant de peser avec circonspection l’action et ses circonstances. Mais dans l’action elle-même, que nous effectuons après mûre délibération, ne faisons pas du sur-place, ne laissons pas le superflu l’interrompre, mais conduisons-la à terme d’un geste unique et continu, rapidement et consciencieusement ; ce dont les principes de notre éthique font assez apparaître la raison.
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§ 2. La prévoyance De la circonspection s’ensuit naturellement la prévoyance. En effet, quand nous observons avec diligence les circonstances de l’action à effectuer (ce qui est l’office de la circonspection), nous voyons facilement quelles peuvent en être les conséquences tant sur nous-mêmes que sur les autres (ce qui est la fonction de la prévoyance). Parmi les parties de la prévoyance la première est sans conteste de se garder du scandale. Le scandale n’est rien d’autre que l’occasion de pécher saisie dans l’action d’un autre ; comme si tu marquais ta désapprobation à quelqu’un, et que lui, alors poussé par autrui à la provocation et à l’emportement t’attaquait, en venait aux mains et aux armes ; ici l’action que tu as accomplie, par laquelle tu as marqué ta désapprobation, est scandale. [147] Le scandale se divise entre actif et passif (les théologiens appellent ce dernier scandale des faibles, le premier scandale des pharisiens). Le scandale actif est le scandale advenant par la faute de celui qui le cause ; ainsi une invitation, une exhortation, et une sommation poussant à boire et à vider la coupe, d’où s’ensuit l’ébriété d’autrui. Le scandale passif est le scandale sans faute commise par celui qui le cause, et seulement avec faute commise par celui qui en est affecté. Tel sera le cas de l’homme de bien qui, s’il a un comportement honnête avec tous, et surtout s’il est dissemblable de la plupart des hommes avec lesquels il traite, encourt leur haine et leur fureur. En effet, l’honnêteté de cet homme et son innocence est pour eux un scandale, ou occasion de pécher ; mais l’homme de bien ne leur a pas activement donné l’occasion qui les affecte passivement. Donc l’homme de bien doit se garder du scandale du premier genre. En effet il désire au plus haut point qu’on obéisse à Dieu et à la Raison, non seulement lui mais aussi les autres quels qu’ils soient ; aussi prévoit-il toujours avec la plus grande vigilance d’éviter que les autres hommes ne s’emparent de ses propres actions, certes honnêtes et bonnes, comme d’une occasion de pécher. Aussi écarte-t-il souvent certaines actions, que son intégrité le conduirait à accomplir dans d’autres circonstances, quand il voit qu’un scandale serait par là causé. Mais l’homme de bien ne doit pas se garder des scandales du second genre, dont la source est seulement la faiblesse de ceux qu’ils affectent ; il a au contraire raison de les négliger – c’est-à-dire qu’il sait qu’autrement, s’il veut se garder d’eux, il lui faut abandonner entièrement la Raison et la loi de Dieu.
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§ 3. Le discernement Le discernement est la partie la plus délicate de la prudence, qui concerne la nécessité de distinguer des choses qui, au premier abord et au jugement du commun, sont ou identiques ou tout à fait parentes, mais qui ont entre elles une très grande différence éthique, l’une d’elles étant un bien et l’autre un mal. Dans ce cas viennent d’abord à l’esprit le faire et le laisser faire ; choses que le commun considère souvent comme étant du même ordre et de même nature, alors que pourtant il y a une grande différence entre elles. Souvent en effet il est permis de laisser faire ce qu’il n’est permis à personne de faire. Par exemple si un tyran demande que le gouvernement lui livre un innocent, faute de quoi il menace de mort, il n’est pas permis au gouvernement d’obéir et de livrer un innocent (car c’est faire une mauvaise action, et collaborer avec le pouvoir du tyran) ; il est pourtant permis de laisser faire la capture de l’innocent par les sbires du tyran (car c’est seulement laisser faire la capture de l’innocent, parce qu’en causant un tel préjudice et un désastre pour les innocents, le gouvernement échappe à sa perte). [148] Mais pour te faire mieux comprendre ces exemples de discernement et d’autres semblables, observe que le même moyen sert parfois à deux fins ; parmi elles l’une est bonne, et il est en soi permis de la viser ; l’autre est mauvaise et il n’est en aucun cas permis de la poursuivre. Par exemple sauter du haut d’une tour en flammes sert à fuir cet incendie (et cette fuite est bonne ; il est même permis de la poursuivre et de la vouloir) et sert aussi à se donner la mort (et celle-ci est mauvaise ; il n’est pas permis de la poursuivre). Observe deuxièmement que le moyen, qui sert ainsi à deux fins, sert souvent à la fin bonne indépendamment de la fin mauvaise, ou est d’abord par nature utile à la fin bonne avant d’être utile à la fin mauvaise. Par exemple sauter du haut d’une tour dans l’exemple donné sert à fuir l’incendie avant de servir à la mort auto-infligée ; voire le fait de sauter contribue à cette fuite et est utile tout à fait indépendamment de la mort donnée à soi-même. Observe troisièmement qu’inversement, un tel moyen contribue parfois à la fin mauvaise avant de contribuer à la fin bonne, ou ne contribue pas à la fin bonne si ce n’est en rapport avec la fin mauvaise. Par exemple se percer la poitrine d’un couteau contribue à fuir l’incendie, et même à se donner la mort, mais contribue à cette dernière fin avant de contribuer à la première ; voire ce moyen ne contribue en rien à cette fuite si ce n’est en rapport avec la mort donnée à soi-même.
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Il n’est pas permis de prendre à son compte ce dernier genre de moyen ; car le prendre à son compte, c’est faire et positivement opérer un acte mauvais. Par exemple, se percer la poitrine d’un couteau dans l’exemple donné n’est pas seulement laisser faire sa mort, mais c’est positivement se tuer ; ce qui n’est permis en aucun cas. En effet, il n’est rien de si odieux et désastreux en ce monde qui doive pour nous dépasser en importance la loi de Dieu : Reste là jusqu’à ce que mon appel ne t’en sorte. Mais il est permis de prendre à son compte le moyen du second genre pour une raison sous-jacente juste et proportionnée ; en effet, ce n’est pas faire mais laisser faire ; et il est permis de laisser faire un acte mauvais, quand on peut prendre appui sur une juste raison pour ne pas l’empêcher. Ainsi par exemple, celui qui se jette du haut de la tour en flammes alors qu’elles commencent déjà à l’atteindre ne se tue pas mais fuit l’incendie ; et il laisse faire sa propre mort quand son poids le fait s’écraser au sol, en bas. Dès lors on résout facilement le problème suivant : un homme soumis à la question pour une fausse accusation de crime peut-il s’imputer à lui-même ce crime et confesser l’accusation afin de se libérer du tourment de la question ? Il est certain que ce n’est pas permis ; car ce moyen (la confession du crime) ne sert à une fin bonne (la libération de la torture) [149] qu’en rapport à une fin mauvaise (le dernier supplice), que le juge applique à l’accusé qui avoue, même innocent. De même, est-il permis à des troupes navales de mettre le feu à de la poudre pour empêcher leur navire de tomber aux mains de l’ennemi ? La plupart du temps, ce n’est pas permis ; en effet, bien que ce moyen serve à une fin bonne avant de servir à une fin mauvaise, c’est-à-dire à soustraire le navire du pouvoir des ennemis avant de servir à la mort des combattants, il n’arrive pourtant presque jamais qu’ici la raison soit assez grave et proportionnée ; car la plupart du temps ce n’est pas un événement si considérable de voir un navire et une poignée d’hommes tomber aux mains des ennemis. Autre facteur : malgré leur éventuelle cruauté, les ennemis sont pourtant hommes, et ne heurtent pas avec autant de brutalité et de nécessité que les pierres, le trottoir ou le sol écrasant l’homme qui saute du haut de la tour ; aussi peuton à juste titre espérer d’eux un salut. Deuxièmement, le discernement touche aussi aux matières qui tantôt tombent dans le domaine de la loi et sont interdites par la Raison, tantôt sont laissées en suspens. Par exemple il est illicite de voler ; pourtant il n’est pas illicite de prendre sous le coup d’une extrême nécessité, pour autant que le
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geste se contente d’alléger cette nécessité. Ainsi l’homme qui, victime d’une faim extrême, prendrait du pain à un boulanger pour satisfaire à cette nécessité, ne pèche pas et ne vole pas à proprement parler. Car voler est prendre la chose d’autrui ; or ici il ne prend pas la chose d’autrui mais une chose commune. Car la division des biens entre êtres humains n’a pas été établie avec une rigueur telle, et elle ne pouvait pas être établie par les humains avec une rigueur telle qu’ils ne puissent, dans un cas d’extrême nécessité, revenir sur leur jugement pour déclarer tous les biens communs ; et ce dans l’exacte proportion exigée pour faire face à cette nécessité. Pourtant quand la nécessité est semblable de part et d’autre, il ne sera pas permis de prendre ; en effet le discernement dicte qu’ici c’est la condition de propriétaire qui prévaut. Ainsi dans un naufrage général il n’est pas permis de déloger une personne aggrippée à sa planche afin de te sauver toi-même qui n’en as pas. § 4. L’ignorance Une certaine ignorance peut légitimement accompagner la prudence. En effet, quoique l’homme de bien soit sage (comme nous le démontrions il y a quelques temps), il ignore pourtant beaucoup ; par exemple la modalité selon laquelle Dieu a posé le monde, et lui-même dans le monde, et selon laquelle, dans l’autre sens, il l’en arrache selon son bon plaisir. Et afflue, ici et là, une foule de choses similaires qui dépassent les limites de l’intelligence humaine ; limites que l’homme de bien a saisies avec une précision remarquable, et qu’il décide de ne jamais transgresser par avidité intellectuelle [150] ou par désir de savoir. Car la tentative serait stupide, et ennemie autant qu’on peut l’être de la Raison, qui est l’unique objet de son amour. Donc l’homme de bien se maintient à l’intérieur de ces bornes dont Dieu l’a entouré ; et il a en permanence cet oracle ancré et planté dans le cœur : C’est une grande part de la sagesse que de vouloir d’un cœur égal ignorer certaines choses. En outre, puisque l’homme de bien est humain, bien des choses lui échappent nécessairement dans les circonstances et affaires particulières qui le touchent. C’est donc un être humain et il pense que rien d’humain ne lui est étrangerlxvii. La prudence exclut seulement l’ignorance qui ne souffre aucune compatibilité avec l’amour exclusif de la droite Raison, et que la diligence née de cet amour permettait de vaincre et de dépasser.
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Aussi l’ignorance se divise-t-elle en surmontable et insurmontable. L’ignorance surmontable est celle que nous aurions pu chasser si nous y avions appliqué la diligence qu’il se doit. La diligence qu’il se doit est celle qui naît de la vertu, ou amour de la Raison, et non d’ailleurs. La prudence n’admet pas cette ignorance. Par exemple un marchand à qui on offre un contrat inhabituel ne l’examine pas ; il voit le profit qu’il en tirera et honore ce contrat tel quel sans s’inquiéter davantage à son sujet ; parce qu’il ne l’examine pas, il ne sait pas qu’il est injuste. L’ignorance de ce marchand est surmontable et n’est pas compatible avec la Raison ; en effet si la Raison avait été son unique objet d’amour il aurait dû, confronté à ce cas où elle pouvait être lésée sur le plan juridique ou commercial, faire preuve d’une circonspection diligente pour éviter qu’elle soit lésée. Tout comme un fils de famille serait considéré comme n’aimant pas son père si, au cœur des ténèbres, il tirait son épée contre des hommes pleins de violence et d’injures alors qu’on pouvait conjecturer la présence éventuelle de son père au milieu d’eux. L’ignorance insurmontable est celle qui n’est pas chassée après qu’on a appliqué la diligence qu’il se doit. Ce n’est pas comme si l’homme de bien appliquait toujours sa diligence à repousser l’ignorance qui entoure son action ou telle circonstance de son action ; il peut en effet se produire qu’il ignore ignorer quelque chose de cette action. Par exemple si un homme (disons Séjus) a écrit à un ami (disons Cajus) pour lui demander de l’aide, mais que la négligence du courrier empêche la distribution de la lettre, Cajus sera dans une ignorance insurmontable, bien qu’il ait appliqué toute sa diligence à chasser cette ignorance. Il peut pourtant aussi se produire que l’homme de bien applique sa diligence à dépasser l’ignorance, et qu’elle reste pourtant insurmontable malgré la diligence appliquée ; comme [151] si Cajus soupçonnait que son ami Séjus avait besoin de lui, et que de ce fait il lui écrivait pour lui proposer son aide ; mais que Séjus refusait cette aide par pudeur, Cajus n’y prêtant pas attention et estimant de ce fait s’être bien comporté vis-à-vis de Séjus. Ici Cajus sera dans une ignorance insurmontable, même après avoir fait des efforts pour la bannir. Il semble donc que la différence entre ignorance surmontable et insurmontable réside dans le fait de savoir si, alors qu’un soupçon se présente sur l’honnêteté et la conformité à la Raison de l’action que nous avons décidé d’accomplir, nous pratiquons ou négligeons l’examen de cette circonstance qui éveille le soupçon. En effet si, alors que le soupçon se présente, nous nous hâtons de passer à l’action avant de l’avoir dissipé comme il se doit, l’ignorance qui subsistera en nous concernant l’honnêteté de cette
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action sera surmontable, et n’excusera pas le péché. Par exemple si un médecin, ayant prescrit une potion et soupçonnant entre-temps d’après certains signes l’incompétence du pharmacien ou de la personne censée préparer cette potion, poursuit néanmoins et laisse la chose en suspens, cette ignorance du médecin concernant l’incapacité du pharmacien sera considérée comme surmontable. Et ce médecin ne sera pas exempt de la souillure du meurtre si le remède mal préparé apporte la mort au malade ; voire, même avec un pharmacien intelligent et instruit de son devoir, le médecin qui a procédé de la sorte est cependant coupable de meurtre, parce que, pour autant qu’il est concerné, la survie du malade relève du seul hasard. Si en revanche aucun soupçon ne se présente sur l’honnêteté de l’action à accomplir, l’ignorance est insurmontable et excusera le péché. Par exemple, si le même médecin n’est pressé par aucun soupçon et n’a aucune raison de douter de la compétence du pharmacien, si celui-ci entre-temps est incompétent et fait un mauvais mélange pour la potion du malade, causant ainsi la mort de ce dernier, le médecin est alors indemne de la culpabilité du meurtre. Autre division de l’ignorance, celle entre ignorance du droit et du fait. L’ignorance du droit est celle qui nous fait ignorer une loi ; et cette ignorance est ignorance soit du droit naturel, soit du droit positif. Le droit positif est celui qui découle non pas de la seule Raison, mais de la raison placée dans telles ou telles circonstances ; par exemple dans un testament il faut fournir sept témoins, et autres formalités. Le droit naturel est celui qui découle de la seule Raison ; au point qu’il ne diffère pas de la Raison elle-même, tout comme les conclusions ne diffèrent pas en réalité des principes dont elles ont été déduites. Ainsi, c’est un droit [152] naturel ne pas quitter cette terre sans l’ordre de Dieu, etc. – ce qui relève des obligations dont nous avons fait la liste ailleurs. L’ignorance du fait est celle qui nous fait ignorer non pas certes la loi, mais ignorer cependant que notre acte est interdit par cette loi. Comme dans ce cas : si l’héritier d’un homme injuste use des biens d’autrui qui lui sont revenus par héritage, cet homme n’ignore certes pas qu’il ne faut pas voler, mais il peut facilement se produire qu’il ne sache pas que cette action de percevoir son héritage relève du vol ; il est de ce fait dans une ignorance du fait, non du droit. Certes, l’ignorance du fait est souvent insurmontable et excuse le péché, comme tu peux approximativement le voir dans l’exemple que je viens d’alléguer. Il est plus difficile de savoir si l’ignorance du droit naturel peut elle
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aussi être insurmontable et excuser le péché. Nombreux sont ceux qui le pensent, et ils apportent des exemples variés. En voici un : il arrivait à un employé d’hôpital de tourner d’un côté sur l’autre des malades déjà à l’agonie ; il répétait qu’il le faisait pour qu’ils soient plus rapidement libérés des angoisses et du combat contre la mort ; or qu’était-ce d’autre que tuer les malades ? Il semble pourtant que cet homme ait été dans une ignorance insurmontable et qu’il doive être excusé du péché. Mais il semble plus vrai encore, qu’aucune ignorance du droit naturel ne peut être insurmontable, qu’aucune ne peut excuser le péché. Pour revenir à l’exemple ci-dessus : il semble qu’il y ait dans ce cas une certaine ignorance du fait ; cet employé n’était pas dans l’ignorance du droit qui interdit de tuer, mais il pensait que son acte n’était pas interdit par ce droit ; en effet il pensait que cet acte commis par lui était non un assassinat, mais une accéléreration sûre et incontestable de la mort, et en particulier une diminution des souffrances et du combat de celui qui affronte la mort. Tout comme il ne semble pas qu’il faille accuser le prévenu qui, soumis à la peine de mort, jeûne pendant le temps qui lui reste afin que la mort, qui devait par exemple lui être infligée par pendaison, soit plus rapide et plus facile dans un corps affaibli par l’inanition. Le reste manque.
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NOTES SUR LE TEXTE DE GEULINCX
Cf. Disputationes Ethicæ de Virtute, Opera, III, p. 273-360. Adresse issue de l’édition de 1665 du texte De Virtute et Primis ejus proprietatibus, Quæ vulgo virtutes cardinales vocantur, tractatus ethicus primus, Leiden, Philips de Croy, 1665 ; c’est l’édition séparée du premier traité de l’Éthique. iii « Disposition acquise » traduit le latin « habitus », lui-même traditionnellement utilisé pour traduire le grec « ἕξις » employé par Aristote. Pour la définition aristotélicienne de la vertu visée plus bas, voir Éthique à Nicomaque, II, 1. iv La formule « arriver après la bataille » traduit le latin « actum agere », c’est-à-dire mot à mot : agir quelque chose qui a déjà été agi. Cf. Walther 34410 a : « acta agis » ; Térence, Phorm. 2, 3, 72 : « Actum, aiunt, ne agas. » (Walther 34415a4). v Je garde « conversion » pour sa connotation religieuse, et sa capacité à dépasser la détermination purement spatiale (intérieur / extérieur) au profit justement d’une transcendance, d’un autre plan. vi Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 8. vii Cf. Saturnales, in Opera, I, 41-42. viii Virgile, Églogue IV, 49. ix « Écarter » traduit « omittere » ; « omettre » garde le caractère délibéré, mais introduit une connotation psychologique d’évitement. « Ne pas faire » introduirait une symétrie qui n’existe pas dans le texte original, et surtout une dimension de négation qui n’y figure pas. x Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 b 14-16. xi Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094, 19-25. xii Horace, Épîtres, I,16, 73-79. i
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Le texte dit « minus » (« moins ») et non « parum » (« trop peu », « pas assez »), qui serait peut-être attendu. Ce choix se comprend si l’on considère « minus » comme le comparatif de « parum » et non comme le pendant de « plus ». xiv « Nihil nisi pontus et æther », cf. Ovide, Tristes, I, 2, 23 : « nihil est nisi pontus et ær ». xv Ovide, Métamorphoses, I, v 191. xvi Fabriquée avec de la terre par Héphaïstos, cette femme fut, selon la mythologie, parée de toutes les qualités par les dieux de l’Olympe. Elle figure ici comme l’incarnation d’une séduction dangereuse. xvii Platon, Charmide, 164 d–e. xviii « Dédain » traduit le latin « despectio » ; si ce terme a l’inconvénient de ne pas rendre la symétrie entre « inspectio » et « despectio », qui joue sur le même radical renvoyant au regard, il présente l’avantage de maintenir l’orientation donnée par le préfixe « de- », qui traduit l’idée d’un mouvement de distance, de prise de hauteur vis-à-vis de l’objet. xix Sénèque, Lettres à Lucilius, 70, 14. xx Sénèque, De la providence, chapitre 6, 7-9. xxi Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 149. xxii « Plures occidit gula quam gladius », cf. « Plures gula quam gladius perimit » Walther 39575. xxiii Horace, Odes, IV, 12, 28 « dulce est desipere in loco ». xxiv Sénèque, De la tranquillité de l’âme, chapitre 17, 4. xxv “In vino veritas”, cf. Walther 37486 c. xxvi Palladium : statue légendaire d’Athéna, jetée du haut de l’Olympe par Zeus lors de la fondation de Troie, d’où elle fut tirée par Énée fuyant l’incendie de la ville. xxvii Briarée est, avec Gygès et Cottos, l’un des Géants aux cent bras qui aidèrent Zeus à vaincre les Titans en projetant sur eux d’énormes rochers. Après la victoire de Zeus, ils devinrent gardiens du Tartare. xxviii Anticyre, ville de Phocide réputée pour la qualité de ses traitements à base d’ellébore pour soigner les affections mentales. L’ellébore noir fut également appelé Melampodion, du nom de Melampos, devin et médecin qui soigna la folie grâce à lui. Sur le lien entre Melampos et l’ellébore, voir aussi Pline l’Ancien, Histoires naturelles, XXV, 21, 1. Geulincx revient plus bas sur la référence à Melampos et évoque l’ellébore comme métaphore de l’observation de soi.
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Évocation d’un enseignement d’Aristote à Alexandre. Le Stagirite rappelle à son élève le danger qu’il avait couru lorsqu’une reine des Indes lui avait envoyé une très belle jeune femme nourrie de venin de serpent et ainsi capable de tuer par ses étreintes. Cf. De puella nutrita veneno, in Secretum secretorum Aristotelis ad Alexandrum magnum, cum ejusdem tractatu de animæimmortalitate nunc primum adjecto. Alexandri Magni ad Aristotelem epistola de admirabilibus Indiæ, Bibliothèque nationale de France, 1995, document numérisé, p. 37. xxx Tacite, Annales, I, 3 « robore corporis stolide ferocem ». xxxi Virgile, Églogues, II, 65. xxxii On trouve l’expression chez Virgile, à propos de la vision qu’Enée a de son père en Énéide V, 722. xxxiii Cf. Metaphysica vera, in Opera II p. 186-187 et 285-286. xxxiv Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 287-288. xxxv Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 186 sq. et 285. xxxvi « Optimus Dei cultus bonus animus est ». Cf. « Optimus (ergo) animus pulcherrimus dei cultus est », n° 28 des proverbes attribués à Sénèque par le Incerti auctoris liber, qui vulgo dicitur de moribus (Liber Senecæ ; Proverbia Senecæ ; Liber Senecæ de institutione morum). Voir aussi, pour la même formule, les Sententiae de Publius Syrus (Die Sprüche des Publius Syrus, Lateinisch und Deutsch, éd. H. Beckby, Münich, 1969). xxxvii « Fin-résultat » et « fin-adresse » traduisent respectivement « finis cujus » et « finis cui » ; je distingue par là une finalité définie par l’effet qu’elle vise, son objectif et une finalité définie par le destinataire de cette visée, sa cible. xxxviii « Potior est persona benefactoris quam ejus qui beneficium accipit ». Cf. « Beneficium accipere est libertatem vendere » dans les Sententiæ de Publius Syrus (Die Sprüche des Publius Syrus, Lateinisch und Deutsch, éd. H. Beckby, Munich, 1969). xxxix « Natura nihil facit frustra », cf. Walther 38501. xl Cf. Annotata latiora in principia philosophiæ Renati Descartes, in Opera III 411-420. xli Cf. Diogène Laërce, Vitæ philosophorum, III, 39. xlii Cf. Diogène Laërce, Vitæ philosophorum, VI, 26. xliii « Pluribus intentus minor est ad singula sensus » : cf. Walther 39577 a 4.
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« Uxori nupsit turpiter ille suæ » : cf. Martial, Épigrammes, VIII, 12, 2 : « Uxori nuber nolo meæ ». xlv Cf. Diogène Laërce, Vitæ philosophorum, VI, 41. xlvi « Optimus quisque maxime gloria ducitur », Cicéron, Pro Archia, chapitre 11. xlvii Matthieu 6, 2. xlviii Ovide, Les Tristes, I, 9, 66. xlix « Dum cavent stulti vitia, in contraria currunt » ; variation sur Horace (« Dum vitant… »), Satires, I, 2, 24. l « Ne quid nimis » : l’un des plus célèbres adages de l’Antiquité. Il figurait, en grec (μηδὲν ἄγαν) au fronton du temple de Delphes, à côté du non moins célèbre « connais-toi toi-même ». Cf. Walther 38578 a 4. li Phalaris, tyran d’Agrigente, connu pour avoir fait fabriquer un instrument de torture en forme de taureau, conçu pour brûler vives les victimes. lii Cicéron, Des Fins, IV 20 sq. liii Horace, Épître aux Pisons, 311. liv « Sapiens naturâ rex est ». Cf. « Rex dicitur, bene qui se regere noverit » Walther 41043 ; cf. Horace, Satires, II, 7, 83 sq : « Quisnam igitur liber ? sapiens, sibi qui imperiosus, quem neque pauperies neque mors neque vincula terrent… » ; cf. aussi Horace, Épîtres, I, 1, v59-60, « Rex eris si recte facies ». lv Platon, La République, 473 c – 473 d. lvi On trouve cette ligne chez Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 4 : « nam idem velle atque idem nolle, ea demum firma amicitia est. » Cf. aussi « Firma amicitia illa demum, velle nolle cui idem est » Walther 36965a. Pour une référence à Cicéron, voir par exemple De Amicitia, 20 : « Est enim amicitia nihil aliud nisi omnium divinarum humanarumque rerum cum benevolentia et caritate consensio. » lvii « Neminem (habet) inimicum nisi ignorantem »; variation sur le dicton latin « ignorantia scientiæ inimica », cf. Walther 37329. lviii « Ipsa sui merces rerum pulcherrima Virtus ». Cf. “Ipsa quidem sibimet pulcherrima merces”, Walther 37675 a 1 et « Ipsa sibi pretium virtus », Walther 37677 (dont on trouve l’écho chez Spinoza sous la forme « Beatitudo non est virtutis præmium sed ipsa virtus », Éthique V, prop. 42. lix Cf. Ovide, Les Tristes, I, 9, 5 ; cf. aussi Walther 36878 : « Felicitas multos habet amicos. »
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« Stolidis et felicibus nihil opus est sapientiæ » : dicton latin d’origine non-identifiée. lxi Cette notion vient compléter, après « in-spectio » et « de-spectio », la série des termes qui indiquent le mouvement (circulaire autour de soi cette fois-ci : « circum-spectio ») que doit accomplir le regard éthique. lxii Sénèque, Lettres à Lucilius, XI, 8 et XXV, 5. lxiii « Lesbia regula » : allusion à une règle de plomb utilisée par les Lesbiens, désignant de manière imagée une norme trop flexible. L’histoire est empruntée à Aristote (Éthique à Nicomaque, V, 10, 1137 ab), et la formule se retrouve chez Érasme (Adagia, 493). lxiv « Malum medium inquinat optimum finem, et optimum finem non expurgat malum medium » : adage scolastique d’origine non-identifée. lxv Ésope, Fables, LXXXI, D’un enfant et de sa mère. lxvi Cette partie 2 de la Metaphysica vera traite du corps en lui-même, et ne semble pas proposer de développement spécifique sur la confusion du spirituel et du matériel. L’interaction de l’âme et du corps est en revanche abordée dans la partie précédente, « De me ipso » (Sur moi-même), Opera, p. 150-152. lxvii Cf. Térence, Heautontimoroumenos, 77.
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Martial, Épigrammes, I, 32. Cf. semble-t-il Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 20 (où apparaît le terme « philanthrope »). c Le thème de l’antipathie apparaît en fait dans le dans le traité V et non VI. d Cf. Ovide, Les Tristes, I, 9, 5 ; cf. aussi Walther 36878 : « Felicitas multos habet amicos. » e Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 171-174. f Le mythe dit qu’Ixion fut puni pour s’être accouplé avec une image de Junon que Jupiter avait formée à partir d’un nuage. g Platon, Ménon. h Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1095 a. i Le passage se trouve en réalité dans Cicéron, Des Fins, I, IV, 11 j Geulincx note ici la ressemblance phonétique entre le verbe latin « lubere » (« faire selon son bon plaisir »), associé à l’idée de débauche, et le verbe « libere » (« faire comme bon nous semble »), associé à l’idée de liberté. k Horace, Épître aux Pisons, 58-59. l Injonction qui fait écho au dicton latin « perge porro et persevera : premium est in exitu », cf. Walther 39506 h. m L’un des plus célèbres adages de l’Antiquité. Il figurait, en grec (μηδὲν ἄγαν) au fronton du temple de Delphes, à côté du non moins célèbre « connaistoi toi-même ». Cf. Walther 38578 a 4. n « Bonum ex integra causa, malum ex singulis defectibus », variation sur le dicton latin « Bonum est ex integra causa ; malum ex quocumque defectu. » La formule renvoie à Saint Thomas, Summa theologica, Ia, IIae, q.18, a4, ad3 : « Non est actio bona, nisi omnes bonitates concurb
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rant ; quia quilibet singularis defectus causat malum ; bonum autem causatur ex integra causa. » La formule citée par Geulincx se rencontre chez Descartes dans la Lettre à Élisabeth de janvier 1646 (A.T. IV. p. 353-354). o Cf. Metaphysica ad mentem peripateticam, in Opera II, p. 219. p En français dans le texte. q Cf. Logica, in Opera I, 221 (“Suprema Regula Acceptionum est mentem loquentis”). r Cf. Metaphysica ad mentem peripateticam, in Opera II, 200-204 ; Physica vera, in Opera, p. 301-303 et 368-369 ; Annotata latiora in principia Renati Descartes, in Opera III, 405-418 ; Metaphysica vera, in Opera II, 140-146. s Plaute, Pseudolus, acte III, scène 2, 828-836. Je traduis librement « sisimandrum » (sorte d’épice, cf. Plaute « cicilendrum »), « sipolendrum »(sorte d’aromate, cf. Plaute, « cepolendrum ») et « sincaptis » (cf. Plaute « secaptis », introuvable, que je comprends comme « sinapi », moutarde) afin de maintenir l’allitération du texte latin cité ici pour son allure incantatoire. t Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 188-191, et 286-291. u Cf. Physica vera, in Opera, II, 368 sq, et ci-dessus. v Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 147-157 et 267-271. w Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 147-157, et 267-271. x En latin « usuram », c’est-à-dire « jouissance » au sens juridique du terme. y Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LXX, 6. z Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LXX, 11 et 15. aa Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LVIII, 36. bb Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LVIII, 32. cc Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LVIII, 34. dd Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LVIII, 35. ee Cf. Cicéron, Tusculanes, I, 77 et 93. ff Cf. Logica, in Opera I, 396 et 422 sq, sur la question “Pourquoi ?”. gg Cf. par exemple Diogène Laërce, Vitæ philosophorum, VII, 119. hh Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LXX, 20. ii Le terme employé dans le texte (« munus »), que nous traduisons par « ce qu’elle nous donne » signifie en latin à la fois « charge, devoir » et « cadeau ».
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Juvénal, Satires, 10, 22. Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, LXX, 15. ll « Putare non est sapientis », dicton latin d’origine non-identifiée. mm « Quidquid agunt homines, intentio judicat omnes », cf. Binder 2836 ; et pour la forme « Quidquid agant… », cf. Rezende 5495. nn Cf. Metaphysica ad mentem peripateticam, in Opera II, 200-204 et Annotata latiora in principia Renati Descartes, in Opera, III, p. 405-418. oo En fait § 12. pp Cf. Physica vera, in Opera II 428-439 et 440-446. qq Cf. Physica vera, in Opera II, 446. rr Cf. Annotata latiora in principia Renati Descartes, in Opera III, 411-418. ss Cf. Metaphysica vera, in Opera II, 149-150. tt Platon, Phédon et Phèdre. uu Juvénal, Satires, XIV 4-5 et 31. vv Cf. Saturnales, in Opera I, 58. ww Horace, Épîtres, I, 2, 55. xx Cf. Sénèque, La Vie heureuse, IX, 2. yy Matthieu, 15, 14 ; cf. « Cecus ceco dux », Walter 329. zz Charron, De la sagesse, éd. Barbara Negroni, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1986, p. 446-448. aaa Genèse, 3, 19 bbb Cf. Annotata latiora in principia Renati Descartes, in Opera III, 420-426. kk
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Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique S. Taussig, P. Lurbe (éd.) La question de l‘athéisme au 17e siecle 172 p., 2004, ISBN 978-2-503-51606-6, S. Taussig Europe. Comédie héroique attribuée à Richelieu 301 p., 2006, ISBN 978-2-503-51634-9, P. Bailhache Pierre Gassendi, Initiation à la théorie ou partie speculative de la musique 113 p., 2005, PB, ISBN 978-2-503-51885-5, S. Taussig Pierre Gassendi, Du principe efficient, c’est-à-dire des causes des choses. Syntagma philosophicum. Physique, Section I, Livre IV 243 p., 2006, PB, ISBN 978-2-503-52277-7, H. Bargy (éd.) Cyrano de Bergerac, Cyrano de Sannois 304 p., 2009, ISBN 978-2-503-52384-2, S. Taussig (éd.) Gassendi et la modernité 540 p., 2008, ISBN 978-2-503-52556-3, S. Taussig, A. Turner Mémoire de Gassendi. Vies et célébrations écrites avant 1700 613 p., 2009, ISBN 978-2-503-52385-9, S. Taussig (éd.) Pierre Gassendi, De la liberté, de la fortune, du destin et de la divination. Syntagma Philosophicum, Éthique, Livre III 169 p., 2008, ISBN 978-2-503-52759-8 S. Taussig Pierre Gassendi, Le principe matériel, c’est-à-dire la matière première des choses. Syntagma philosophicum, Physique, Section I, Livre III 218 p., 2009, ISBN 978-2-503-52994-3
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