Essais 2, 1935-1940
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BIBLIOTHÈQUE MÉDIATIONS

WALTER BENJAMIN

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ESSAIS /1 II ;' 1935�1940 TRADUITS DE L'ALLEMAND PAR _t,M!,\URICE DE GANDILLAC

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BIBLIOTHÈQUE MÉDIATIONS

publiée sous la direction de Jean-Louis Ferrier

© (Schriften) 1955, (Illuminationen) 1961, (Ange/us Novus), 1966. by Suhrkamp verlag, Frankfurt a/Main. Et pour la traduction française : © by Éditions Denoël, 1971-1983. 19, rue de l'Université, Paris 7e_ ISBN 2-282-30241-9

Problème de sociologie du langage

Lorsqu'on traite la sociologie du langage comme un domaine-frontière, on n'envisage d'abord qu'une région com­ mune aux sciences qu'évoque ce terme, la linguistique et la sociologie. Mais si l'on considère le problème de plus près, on constate qu'il fait intervenir toute une série d'autres discipli­ nes. Pour ne mentionner ici que des questions qui finalement ont occupé les chercheurs de façon particulière et qui sont, en conséquence, l'objet de la présente étude, l'influence de la communauté linguistique sur le langage des individus appar­ tient, comme problème central, à la psychologie de l'enfance; comme on le verra, sans les matériaux fournis par la psycholo­ gie animale, il n'est guère question de pouvoir faire avancer la question toujours pendante des rapports entre le langage et la pensée; c'est à l'ethnologie qu'on doit les discussions récentes sur le langage de la main et le langage des sons; et enfin, avec la théorie de l'aphasie, de laquelle Bergson avait déjà tenté de tirer des conclusions d'une grande portée, la psychopathologie a éclairé des questions importantes pour la sociologie du langage. De la façon la moins forcée et qui saute le plus aux yeux les problèmes cardinaux de la linguistique, tout comme ceux de la sociologie, se rejoignent dans une interrogation sur l'origine du langage. Et, sans préjudice des multiples réserves métho-

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dologiques qu'on a pu faire valoir contre elles, nombre de leurs recherches les plus importantes convergent en ce point. A tout le moins cette problématique se révéla comme le point de fuite vers lequel se dirigent d'elles-mêmes les théories les plus diverses. Un mot d'abord sur les réserves. Nous les empruntons au livre standard d'Henri Delacroix le Langage et la pensée, sorte d'encyclopédie de la psychologie générale du langage : « On sait l'obscurité des origines. [...] L'histoire du langage n'atteint pas les origines, puisque le langage est la condition de l'histoire. La linguistique n'a jamais affaire qu'à des langues très évoluées, qui ont derrière elles un passé considérable, dont nous ne savons rien. L'origine du langage ne se confond pas avec l'origine des langues. Les langues les plus anciennement connues, les langues" mères ", n'ont rien de primitif. Elles nous renseignent seulement sur les transfor­ mations que subit le langage; elles ne nous indiquent pas comment il s'est créé. [...] « La seule base que nous ayons, c'est l'analyse des condi­ tions de possibilité du langage, des lois d'évolution des langues, les observations sur le développement du langage. [ ... ] Il faut donc ajourner le problème 1• » A ces prudentes remarques l'auteur joint un bref résumé des constructions par lesquelles les chercheurs ont tenté, depuis toujours, de surmonter cette faille du non-connu. Malgré le caractère primitif sous lequel elle se présente, qui l'a exposée depuis longtemps à la critique scientifique, la plus populaire de ces constructions nous livre accès aux questions centrales que nous avons ici à nous poser : D'après Herder, « l'homme s'est inventé lui-même un langage à partir de sons empruntés à la nature vivante ». Ici Herder ne fait que reprendre des théories du xvrf siècle, époque dont il fut le premier à pressentir l'importance historique, et dont les spéculations sur la langue originelle et sur l'origine de toutes les langues ont été étudiées dans un 1. Le langage et la pensée. Paris 1930, p. 128-129.

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ouvrage remarquable de Hankamer 1• Il suffit de feuilleter Gryphius et les autres Silésiens, Harsdoerffer, Rist et leurs disciples de Nuremberg, pour constater la résonance que trouva à cette époque l'aspect purement phonétique du langage. Depuis lors d'ailleurs pour toute réflexion moins critique la théorie onomatopéique de l'origine du langage a toujours été la plus évidente. En revanche la critique scientifi­ que s'est attachée à limiter de façon essentielle l'importance du facteur onomatopéique, sans avoir réussi pour autant à dire d'aucune manière le dernier mot sur le problème de l'origine en général. Karl Bühler a récemment consacré une étude spéciale à cette question. Rappelant que pour Herder et quelques autres le langage autrefois servait à peindre 2, Bühler a pris cette affirmation pour objet de son travail et s'est efforcé de dégager les circonstances qui ont posé un solide verrou devant les modifications occasionnelles des langues au niveau onomato­ péique. Bien qu'il renvoie en passant à des faits d'histoire linguistique et prenne à son compte l'affirmation de Lazarus Geiger selon laquelle le langage ne peut être entraîné « que dans des couches assez tardives à une certaine tendance à s'approcher des objets en les décrivant 3 », la démonstration de Bühler reste avant tout de caractère systématique. Il ne songe pas à nier les possibilités onomatopéiques de la voix humaine. Il les souligne au contraire au plus haut point concevable, mais finalement la liste de ces possibilités lui apparaît comme une liste d' « occasions perdues ». A l'en

1. Paul Hankamer, Die Sprache, ihr Begriff, ihre Deutung im sechzehnten und siebzehnten Jahrhundert (« Le langage, ses origines et son interprétation aux

xv1• et xvn• siècles •) Bonn, 1924. 2. Karl Bühler, « L'onomatopée et la fonction du langage • (in Psychologie du langage, Paris 1933, p. 103); cf. aussi Sprachtheorie (« Théorie du langage •J, Iena 1934, p. 195-216. 3. Lazarus Geiger, Ursprung und Entwicklung der menschlichen Sprache und Vemunft [« Origine et développement du langage et de la raison chez l'homme •), Stuttgart 1868, tome I, p. 168.

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croire l'activité onomatopéique du langage historique est exclue de toute action portant sur la totalité du mot. Elle ne peut se manifester qu'en quelques endroits à l'intérieur du mot. C'est, dit-il, le cas aujourd'hui, et ce fut toujours le cas : « Pensons à gauche la voie qui conduit à la domination du principe onomatopéique, à droite celle qui mène à la représen­ tation symbolique. Personne ne conteste que dans toutes les langues connues, même celle des Pygmées actuels, les élé­ ments onomatopéiques sont seulement tolérés. Il est donc tout à fait invraisemblable qu'on ait suivi pendant quelque temps la voie de gauche pour changer ensuite de direction, et cela de telle manière que - comme le témoignage de toutes les langues connues imposerait de l'admettre - les traces de la première tendance auraient été complètement effa­ cées 1• » Ainsi Bühler rejoint le point de vue que Collet a exprimé dans une image frappante : « Les onomatopées n'expliquent aucun langage ; tout au plus indiquent-elles la sensibilité, le goOt d'une race ou d'un peuple [... ] Elles font partie d'un idiome organisé comme font partie d'un arbre des lanternes vénitiennes, des serpentins, accrochés à ses branches un jour de fête publique 2. » Plus stimulantes que les réflexions prudentes de Bühler, les recherches de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive ont introduit dans le débat scientifique certaines variantes à la théorie onomatopéique. Il a souligné le caractère drastique du langage primitif, ses affinités avec le dessin (sur les origines de cette affinité, on reviendra plus loin) : « Le besoin de décrire peut chercher à se satisfaire au moyen de ce que les explora­ teurs allemands appellent des Lautbilder, c'est-à-dire des sortes de dessins ou de reproductions de ce qu'on veut exprimer, obtenus au moyen de la voix. Chez les tribus Ewe, dit M. Westermann, la langue est extraordinairement riche en 1. Bühler, L'Onomaropée. p. 114. 2. Charles Collet, Le Mystère du langage, Paris 1929. p. 115.

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moyens de rendre immédiatement, par des sons, une impres­ sion reçue. Cette richesse provient d'une tendance à peu près irrésistible à imiter tout ce que l'on entend, tout ce que l'on voit et généralement tout ce que l'on perçoit[...], en première ligne les mouvements. Mais il y a aussi de ces imitations ou reproductions vocales, de ces Lautbilder, pour les sons, pour les odeurs, pour les goûts, pour les impressions tactiles. [...] Ce ne sont pas à proprement parler des onomatopées. Ce sont plutôt des gestes vocaux descriptifs 1. » Dans cette perspective, seule la conception des langages primitifs comme gestes vocaux descriptifs permettrait de comprendre les qualités magiques que l'auteur attribue au sens des primitifs, et dont la description constitue le centre de sa théorie. Ces vues se sont répandues bien au-delà des frontières françaises et l'on en trouve aussi des traces en Allemagne. Qu'il nous suffise ici d'évoquer la philosophie du langage de Ernst Cassirer 2 • Dans sa tentative pour lier les concepts linguistiques primitifs à des concepts mythiques plutôt qu'à des concepts logiques, l'influence de Lévy-Bruhl est indéniable : « Ce qui distingue, écrit-il, les concepts mythiques et linguisti­ ques des concepts logiques, ce qui permet d'en faire un genre autonome, c'est d'abord que, dans les uns comme dans les autres, on aperçoit une seule et même orientation de la saisie mentale, orientation contraire à celle de notre pensée théori­ que. [...] Au lieu d'un élargissement de l'intuition, ce qui domine ici est bien plutôt son extrême restriction; au lieu de l'extension qu'elle acquiert peu à peu à travers des cercles toujours nouveaux de l'être, la tendance à la concentration; au lieu de son élargissement extensif, son resserrement intensif. La réunion de toutes les forces en un seul point est la

1. Lucien Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les·-sociétés inférieures, Paris 1918, p. 183 sq. 2. Ernst Cassirer, Philosophe der symbolischen Formen, ( • Philosophie des formes symboliques ») trois vol., Berlin 1923-1929.

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condition première de toute pensée mythique et de toutes figures mythiques 1• » S'appuyant sur cette même concentration, Lévy-Bruhl attri­ bue aux langues des primitifs une tendance particulière au concret : « Tout était représenté par des images-concepts; [ ... ] il s'ensuit que le vocabulaire de ces langues" primitives " doit être d'une richesse dont les nôtres ne nous donnent qu'une très lointaine idée 2• » C'est à ces mêmes complexes, où s'enracine le langage magique des primitifs, que s'est à son tour intéressé Cassirer : « On a défini, écrit-il, la conception mythique comme " com­ plexe ", afin de la distinguer, par ce signe caractéristique, de notre manière analytico-théorique de considérer les choses. Preuss, qui a inventé cette expression, fait allusion notamment au fait que, dans la mythologie des Corindiens, [...] les intuitions du ciel nocturne et du ciel diurne, comme un tout, ont nécessairement précédé celle du Soleil, de la Lune et des planètes 3• » Allant plus loin dans la même direction, Lévy-Bruhl déclare que, dans le monde des primitifs, « il n'y a pas de perception qui ne soit enveloppée dans un complexus mystique, pas de phénomène qui soit simplement un phénomène, pas de signe qui ne soit qu'un signe. Comment un mot pourrait-il être simplement un mot? Toute forme d'un objet, toute image plastique, tout dessin a des vertus mystiques; l'expression verbale, qui est un dessin oral, en a donc nécessairement aussi. Et cette puissance n'appartient pas seulement aux noms propres, mais à tous les termes, quels qu'ils soient 4 ». Pour contester les thèses de Lévy-Bruhl, on avait le choix entre deux points de départ. Contre la distinction qu'il prétend

1. Ernst Cassirer, Sprache und Mythos(« Langage et Mythe») Leipzig 1929, p. 28-29. 2. Lucien Lévy-Bruhl, op. cit., p. 192. 3. Ernst Cassirer, op. cit., p. 10-12. 4. Lucien Lévy-Bruhl, op. cit., p. 199.

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établir entre mentalité supérieure et mentalité primitive, on pouvait soumettre à critique le concept dépassé de mentalité supérieure, qui présente les traits d'un concept positiviste. Mais on pouvait également mettre en question les caractères particuliers qu'il attribue à la mentalité primitive. Dans sa Psychologie et Culture primitive, Bartlett a choisi la première voie 1 ; dans sa Raison primitive, Leroy a préféré la seconde. Dès l'abord son livre présente l'intérêt de pratiquer la méthode inductive avec la plus grande précision, sans faire sienne pour autant cette manière positiviste de penser qui fournit à Lévy-Bruhl son étalon le plus évident pour juger les phénomènes. Sa critique porte d'abord sur les oscillations qui apparaissent au cours de la recherche ethnologique en ce qui concerne la définition des équivalents linguistiques d'une mentalité « primitive » : « Naguère encore, le mot "primi­ tif " évoquait la silhouette et les mœurs d'un vague pithécan­ thrope, plus occupé de sa pâture que de "participations mystiques ". A ce sauvage, dont la langue devait être proche des onomatopées du gibbon, on n'accordait que des moyens d'expression limités et l'on trouvait dans cette indigence supposée de son vocabulaire une des marques de l'esprit "primitif ". « Aujourd'hui, les langues des non-civilisés sont, on le sait, aussi riches par l'abondance des vocables que par la variété des formes; et c'est cette richesse même qui, à son tour, est devenue le signe et comme la tare de l'état "primitif " 2• » Au demeurant, dans ce contexte de la théorie du langage, il s'agit moins pour Leroy d'attaquer les faits rapportés par Lévy-Bruhl, que l'interprétation qu'en donne cet auteur. Ainsi, à propos de la tentative pour attribuer à une mentalité primitive la responsabilité du caractère concret si frappant dans le langage primitif, Leroy écrit : « Si le Lapon a des mots spéciaux pour désigner un renne de un, de deux, de trois, de 1. F. C. Bartlett, Psychology and Primitive Culture, Cambridge 1923. 2. Olivier Leroy, La Raison primitive, Paris 1927, p. 94.

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cinq, de six, de sept ans, s'il a vingt mots pour la glace, onze pour le froid, quarante et un pour les diverses sortes de neige, vingt-six verbes pour exprimer le gel et le dégel, cette variété n'est pas le résultat d'un effort voulu, mais de la nécessité vitale de forger un outillage verbal adapté aux nécessités d'une civilisation arctique. C'est parce que, réellement, pour son action, une neige dure, une neige friable, une neige fondante sont des phénomènes distincts, que le Lapon les distingue dans son langage 1• » Leroy ne se lasse pas de souligner le caractère contestable d'une comparaison entre de simples mœurs, de simples modes de représentation, de simples rites et, d'autre part, ceux qui leur correspondent chez les peuples civilisés; il insiste sur la recherche nécessaire des relations particulières de la structure économique, du monde ambiant, de la situation sociale dans le cadre desquels bien des traits qui, au premier regard, semblent s'opposer à une conduite rationnelle, se révèlent comme correspondant à des buts. Insistance d'autant plus justifiée que l'effort pour découvrir, d'entrée de jeu, dans des phénomènes linguistiques fort divergents, les symptômes d'un comporte­ ment prélogique risque de cacher au chercheur des conduites plus simples mais non moins significatives. A ce propos, Leroy cite, contre Lévy-Bruhl, ce que dit Bally 2 du langage particu­ lier dont usent entre elles les femmes cafres; est-il sûr que leur cas soit si différent de celui d'un huissier français qui, à la maison, parle comme tout le monde, mais qui, pour rédiger un procès-verbal, use d'un charabia incompréhensible à beau­ coup de ses compatriotes ? L'important ouvrage de Leroy est purement critique. On l'a déjà noté, sa protestation vise en fin de compte le positivisme dont le « mysticisme sociologique » de l'école durkheimienne ne lui semble que l'inévitable corrélatif. Cette attitude est particulièrement sensible dans le chapitre sur la « sarcelle1.

Ibid.,

p. 100.

2. Charles Bally, Le Langage et la vie, Paris 1926, p. 90.

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rie » ; à l'interprétation psychologique de certaines représen­ tations magiques chez les primitifs, Leroy oppose une réflexion aussi simple que surprenante. Il réclame des assuran­ ces quant au degré de réalité ou d'évidence que possèdent, pour la communauté qui croit aux sorciers, les objets de cette croyance. Pour cette communauté - mais non pas seulement peut-être pour elle. L'auteur invoque le témoignage de certains Européens quant à certaines réalités magiques. A bon droit il le tient ici pour concluant. Car même si ce témoignage repose sur des perceptions déformées, ou altérées par la suggestion, le conditionnement primitif d'une telle croyance n'en serait pas moins réfuté. Ainsi, bien que Leroy soit très loin d'esquisser une théorie personnelle, en plus d'un passage apparaît son effort pour conserver d'abord les faits ethnologi­ ques ouverts face à toute interprétation, y compris l'interpré­ tation romantique qui a eu la faveur de certains théologiens, et selon laquelle les prétendus « primitifs » ne sont qu'une espèce déchue de l'être humain originel dans sa perfection, ou - pour parler plus prudemment - un descendant dévoyé d'époques de haute civilisation. Cependant on ne peut admettre qu'avec la critique acérée et souvent bien fondée de Leroy les doctrines de Lévy-Bruhl aient disparu sans laisser de traces de la scène des débats. D'aucun de leurs objets la sociologie ne peut, méthodologi­ quement parlant, se détacher; à chacun d'eux sont intéressées une série de disciplines. Et à celui dont on a parlé plus haut, concernant la magie verbale, la psychopathologie n'est pas l'une des moins intéressées. Et, en réalité, il est indéniable que la conception de Lévy-Bruhl - de là vient la grande considé­ ration dont elle a joui - est très étroitement liée aux problématiques scientifiques de ce domaine. La doctrine de la magie verbale ne saurait chez lui se séparer de son principe général, selon lequel les primitifs n'auraient qu'une conscience limitée de l'identité. Or de quelque façon qu'on explique ce fait, les psychoses présentent souvent des limitations de la conscience de l'identité. Lorsque Lévy-Bruhl parle d'une cérémonie dans laquelle les ressortissants d'une même tribu

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sacrifient en même temps un même oiseau - un oiseau qui est expressément défini comme le même en divers lieux -, il y a là une sorte de conviction qui ne se trouve, à l'état isolé, ni dans le rêve ni dans la psychose. Pour ces hommes, entre deux objets ou situations différents, l'identité est possible - non l'égalité ou la ressemblance. Dans cette affirmation une réserve reste assurément incluse. Comme la psychose exige de nous une explication psychologique, la mentalité primitive n'exige-t-elle pas aussi (et simultanément peut-être, par là même aussi, la psychose) une explication historique? Lévy­ Bruhl ne l'a aucunement tentée. Et plus encore que sa confrontation entre cette attitude d'esprit primitive et une attitude d'esprit historique, dont Leroy refuse la légitimité, ce qui pourrait apparaître contestable chez Lévy-Bruhl est l'ab­ sence de médiation entre les deux. Le plus mauvais service que lui ait rendu l'école de Frazer est de lui avoir fermé la dimension historique. Dans cette controverse, le point le plus important est le problème du langage gestuel. Son véhicule essentiel est la main; d'après Lévy-Bruhl le langage de la main est le plus ancien que nous rencontrions. A cet égard Leroy est beaucoup plus réservé. Non seulement il voit dans le langage gestuel une forme d'expression moins pittoresque que conventionnelle, mais son extension même n'est pour lui qu'une conséquence de circonstances secondaires, comme la nécessité de se faire comprendre à de grandes distances, au-delà de la portée de la voix, ou bien, à la chasse, en présence du gibier, celle de s'entendre sans bruit avec un partenaire. Leroy insiste sur le fait que le langage gestuel ne se rencontre point partout et ne peut servir par conséquent de chaînon dans une chaîne de mouvements expressifs antérieurs qui conduiraient au lan­ gage. En face des exposés de Lévy-Bruhl, qui semble de mainte manière aller trop loin, Leroy a la partie belle. Il n'en est pas tout à fait de même si l'on présente avec Marr l'exégèse plus simple et plus sobre que voici : « En fait l'homme primitif, qui ne possédait aucun langage articulé, était heureux lorsqu'il réussissait, d'une manière ou d'une autre, à désigner

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ou à montrer un objet, et à cet effet il disposait d'un instrument particulier adapté à ce but, la main, cette main qui distingue tellement l'homme des autres animaux [... ] La main, ou les mains furent la langue des hommes. Des mouvements de la main, un jeu de gestes et, en certains cas, des mouvements du corps épuisaient les moyens de la création linguistique 1 . » De là Marr tire une interprétation qui aux éléments imaginaires de la théorie de Lévy-Bruhl veut substituer des éléments constructifs. En effet, pour lui, il est « totalement impensable que la main, avant que des outils l'aient remplacée comme producteurs de biens matériels, ait pu être remplacée comme productrice d'une valeur spirituelle, le langage, et que déjà un langage articulé ait pu prendre la place du langage des mains. Le fondement · de la création du langage sonore ne pouvait se trouver que dans un quelconque processus de travail productif. Sans définir plus précisément l'espèce de ce travail, on peut déjà défendre, de façon tout à fait générale, le principe que la naissance du langage articulé lui-même fut impossible avant le passage de l'humanité au travail productif avec l'aide d'instruments artificiels 2 ». Les écrits de Marr ont tenté d'introduire en linguistique une série d'idées en grande partie dépaysantes. Comme ces idées, d'une part, sont d'une trop grande portée pour qu'on puisse les négliger, mais d'autre part semblent trop contestables pour que leur discussion soit à sa place ici, il suffira ici de citer l'esquisse qu'en donne Vendryès : « Cette théorie est née dans le Caucase, dont M. Marr connaît les langues mieux que nul homme au monde. Il a essayé de les classer, d'en déterminer la parenté. Et poursuivant ce travail en dehors du Caucase, il a cru reconnaître que ces langues présentaient des affinités frappantes avec le basque; et il a conclu de ce fait que les

1. Nikolaus Marr, « Uber die Entstehung der Sprache » (« Sur l'origine du langage » ), in Unter dem Banner des Marxismus, Tome 1, p. 587-588. 2. Ibid., p. 593.

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langues du Caucase et le basque, confinés dans des régions montagneuses peu accessibles aux invasions, représentaient aujourd'hui les restes isolés d'une grande famille linguistique qui occupait l'Europe avant l'arrivée des Indo-Européens. Il a proposé de donner à cette famille le nom de Japhétique. [... ] De temps immémorial, les masses ethniques parlant ces langues auraient formé une chaîne continue de tribus parentes depuis les Pyrénées jusqu'aux [... ] régions les plus lointaines de l'Asie. Sur ce vaste domaine, les langues japhétiques auraient précédé tout parler indo-européen [... ]. On voit immédiatement l'intérêt d'une pareille hypothèse 1 • » La théorie de Marr ne dissimule aucunement ses attaches avec le matérialisme dialectique. Décisive à cet égard est sa tentative pour éliminer de la linguistique toute référence aux concepts de race et même de peuple, au profit d'une histoire de langage fondée sur les mouvements de classes. Selon lui les langues indo-européennes ne sont point celles d'une certaine race, mais représentent plutôt « l'état historique d'une seule et unique langue préhistorique[ ... ] . Partout où est née la langue indo-européenne, son porteur fut toujours une classe détermi­ née et dominante [. ..] et avec elle, avec une classe dominante de cette sorte s'est répandue, selon toute apparence, non une langue indo-européenne concrète et achevée, ou une langue originaire commune, qui n'a jamais existé, mais une nouvelle formation typologique du langage, qui représente le passage des langues préhistoriques, japhétiques, aux langues histori­ ques, indo-européennes 2 » . Ainsi ce qui apparaît comme essentiel dans la vie du langage est la liaison de son devenir avec certains groupements sociaux, économiques, qui sont à la base des groupements d'Etats et de tribus. Il devient impossible de parler de langues communes à tout un peuple dans le passé. Il faut au contraire observer des langues typologiquement diverses dans un seul et 1. Jules Vendryès, • Chroniques 2. Marr. op. cit., p. 593.

»,

in Revue celtique, tome XLI,

p.

291 sq.

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même ensemble national : « Bref, on sort de la science et de tout terrain réel lorsqu'on envisage telle ou telle langue d'une civilisation prétendue nationale comme s'il s'agissait de la langue maternelle employée par toute la masse de la popula­ tion; la langue nationale comme phénomène indépendant des Etats et des classes est d'entrée de jeu une fiction 1 • » La linguistique courante, Marr ne cesse de le redire, est peu idoine à explorer les problèmes sociologiques que recèlent les langages des couches opprimées de la population. En fait il est remarquable de constater combien la linguistique, même la plus récente, s'est rarement intéressée à l'étude de l'argot, fût­ ce dans une perspective purement philosophique. On a prêté peu d'attention à un ouvrage qui, voici une vingtaine d'années, avait ouvert la voie en ce sens. Nous voulons parler du Génie de l 'argot, d'Alfredo Niceforo. Méthodologiquement, l'idée de base du livre est la distinction entre l'argot et la langue familière du petit peuple; et le noyau sociologique de l'ou­ vrage consiste justement dans la caractérisation de cette langue : « La langue familière du peuple est, en un certain sens, un caractère de classe dont s'enorgueillit le groupe à qui cette langue est propre; elle est en même temps l'une des armes dont use le peuple opprimé pour attaquer la classe dominante qu'il veut remplacer. « Justement, plus que sous d'autres rapports, dans l'expres­ sion que trouve ici la haine, toute la force de défi rassemblée dans la langue du peuple se fait valoir. Victor Hugo disait de Tacite que sa langue est du vitriol. Mais dans une seule phrase du langage parlé par le petit peuple ne trouve-t-on pas plus de vitriol et · de poison que dans toute la prose de Tacite 2 ? » La langue familière du petit peuple apparaît donc chez Niceforo comme un caractère de classe et comme une arme dans la lutte des classes : « Du point de vue méthodologique, son caractère dominant est à chercher, d'une part, dans l_e 1 , Ibid. , p. 583. 2. Alfredo Niceforo, Le Génie de l 'argot, Paris 1912, p. 74.

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déplacement des images et des mots vers l'expressivité maté­ rielle, d'autre part dans la tendance à frayer des transitions d'une idée à l'autre, d'un mot à l'autre 1 • » Dès 1909 Raoul de la Grasserie 2 signalait la tendance populaire à préférer, pour l'expression de l'abstrait, les images tirées du monde humain , animal, végétal, voire des choses inanimées. Le progrès de Niceforo est d'avoir reconnu la fonction de l'argot (en prenant le mot dans son sens le plus large) comme instrument de la lutte des classes. La linguistique moderne a trouvé un accès plus médiatisé à la sociologie dans l'école dite « mots et choses » introduite par Rudolf Meringer, avec la revue Worter und Sachen qui paraît maintenant depuis seize ans. Les chercheurs groupés autour de Meringer usent d'une méthode qui se distingue par une attention particulière portée aux choses que désignent les mots. L'intérêt technologique passe ici souvent au premier plan. Cette école nous a donné des études linguistiques sur la culture des sols et la préparation du pain, sur le filage et le tissage, sur l'attelage et l'élevage du bétail, - pour ne mentionner ici que les processus économiques les plus primi­ tifs 3 • Si le point de vue adopté concerne moins d'abord la communauté linguistique que ses moyens de . production, le passage de ces moyens à cette communauté paraît cependant

1 . Ibid. , p. 90. 2. Raoul de la Grasserie, Des Parlers des différentes classes sociales. 3. Walther Gering, « Die Terminologie der Hanf - und Flachskultur in der franko-provenzalischen Mundarten », ( « La Terminologie de la culture du chanvre et du lin dans les dialectes franco-provençaux » ), Wiirter und Sachen, app. 1, Heidelberg 1913. Max Lohss, « Beitrage aus dem landwirtschaftlichen Wortschatz Württem- . bergs » ( « Contributions tirées du vocabulaire agricole du Wurtemberg » ), ibid. , app. 2, 1921. Gustav Huber, « Les appellations du traîneau et de ses parties dans les dialectes de la Suisse romande », ibid. , app. 3, 1919. Max Leopold Wagner, « Das landliche Leben Sardiniens im Spiegel der Sprache » (« La vie campagnarde en Sardaigne dans le miroir du langage »), ibid. , app. 4, 1921.

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inévitable. En conclusion Gering écrit dans son étude : « Mots et choses vont ensemble. [ . . . ) Par la médiation des forces de travail qui changent, le mot peut aussi poursuivre sa route séparé de la chose. [ . . . ] Ces forces de travail qui changent sont en partie, et furent déjà autrefois, un facteur si important dans la vie économique de tous les pays qu'avec elles une quantité d'expressions techniques devaient nécessairement passer de pays en pays. Toutes les études consacrées à la terminologie professionnelle de l'agriculture devront examiner de près cette influence ( . . . ] . « Avec les travailleurs, non seulement des mots d e leur pays émigrent à l'étranger, mais avec eux des expression étrangères reviennent dans leur pays 1 • » Les objets et les problèmes que des travaux de ce genre étudient sous leur aspect historique, la recherche les rencontre aussi sous leur forme actuelle. Non pas seulement par les moyens de la science, mais, de façon plus décisive, par ceux de la praxis. Au premier rang figurent ici les efforts de normalisa­ tion entrepris par les techniciens, particulièrement intéressés à éliminer toute équivoque dans leur vocabulaire. En 1900 l'Association des ingénieurs allemands entreprit la rédaction d'un vaste dictionnaire technologique. En trois ans l'on rassembla plus de trois millions et demi de fiches. Mais « en 1907, la direction calcula qu'il faudrait quarante ans, au même rythme de travail, pour achever le dictionnaire. On arrêta l'entreprise, après y avoir englouti un demi-million 2 ». On avait constaté que pour un dictionnaire technologique il fallait prendre pour base les matières elles-mêmes, dans un ordre systématique ; l'ordre alphabétique est insuffisant pour un objet de ce genre . Il faut signaler en outre que ces problèmes nouveaux, qui se situent aux frontières de la linguistique, ont trouvé leur place dans la plus récente esquisse de cette science. Dans son étude sur le Langage dans la structure de la 1. Gering, op. cit., p. 91 sq. 2. E. Wüster, Internationale Sprachnormung in der Technik, Berlin 1931.

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totale 1 ,

civilisation Leo Weisgerber - actuel éditeur de Worter und Sachen - s'est intéressé de façon détaillée aux corréla­ tions entre le langage et la civilisation matérielle. D'autre part les efforts des techniciens pour normaliser leur vocabulaire correspondent à la plus sérieuse tentative de constitution d'un langage international, idée dont l'arbre généalogique remonte à plusieurs siècles. Cet arbre, à son tour, surtout dans ses branches logistiques, représente un objet qui mériterait, de la part du sociologue aussi, une étude spéciale. Avec la « Société pour une philosophie empirique », le Cercle de Vienne à donné de nouvelles impulsions à la logistique. A ce sujet Carnap vient de nous fournir d'importants renseignements 2 • Le sociologue qui examine dans son ensem­ ble l'apport de la logistique sera aussitôt frappé de voir qu'elle s'intéresse exclusivement aux fonctions représentatives des signes. « Lorsque nous disons, écrit Carnap, que la syntaxe logique traite le langage comme un calcul, cela ne signifie pas que le langage ne serait rien d'autre qu'un calcul. Cela signifie simplement que la syntaxe se limite au traitement de l'aspect calculable, c'est-à-dire formel, du langage. Un langage propre­ ment dit présente, en outre, d'autres aspects 3 • » La logistique considère comme un calcul la forme représen­ tative du langage. Ce qui la caractérise en propre est le fait que, malgré tout, elle a la prétention de porter à bon droit son nom de logistique : « Selon la conception usuelle syntaxe et logique [... ] seraient au fond d'espèce toute différente [ ... ] Au contraire des règles de la syntaxe celles de la logique ne seraient pas formelles. Contrairement à cette conception on soutiendra ici le point de vue que la logique, elle aussi, doit traiter les propositions de façon formelle. Nous verrons que les 1. Leo Weisgerber, « Die Sprache im Aufbau der Gesemtkültur », Worter und Sachen, app. 4, 1921. 2. Rudolf Carnap, « Logische Syntax der Sprache », in Schriften zur wissen­ schaftlichen Weltauffassung, édités par Philipp Frank et Moritz Schlick, vol. 8, Vienne 1934. 3. Ibid., p. 5.

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propriétés logiques des propositions... ne dépendent que de la structure syntaxique de ces propositions [... ] Entre les règles syntaxiques au sens étroit et les règles d'inférence logique il n'est pas d'autre différence qu'entre règles formelles et règles de transformation; mais les unes et les autres usent exclusive­ ment de déterminations syntaxiques 1• » De toute manière la chaîne démonstrative ici annoncée ne choisit pas ses termes dans le langage verbal. Carnap travaille bien plutôt sa « syntaxe logique » au moyen de langages dits de coordination, parmi lesquels deux jouent un rôle central : le premier - le « langage » de l'arithmétique élémentaire ne faisant place qu'à des signes logiques; le second - le « langage » des mathématiques classiques - admettant aussi des signes descriptifs. La représentation de ces deux calculs forme la base d'une « syntaxe de n'importe quel langage » , laquelle coïncide avec la logique universelle de la science. Dans les réflexions concernant cette logique, on considère la traductibilité en langage formel, par conséquent en proposi­ tions syntaxiques, comme le « critère » qui sépare les proposi­ tions authentiquement scientifico-logiques, d'une part, bien entendu, des propositions-comptes rendus de la science empi­ rique, mais, d'autre part aussi, de toutes les autres « proposi­ tions philosophiques » - qu'on peut appeler métaphysiques : « Les propositions de la logique scientifique [ ... ] sont formu­ lées comme des propositions syntaxiques; mais par là n'est ouvert aucun domaine nouveau. Car les propositions de la syntaxe sont, soit des propositions de l'arithmétique, soit des propositions de la physique, qui ne peuvent être nommées propositions syntaxiques que parce qu'on les réfère à des formations linguistiques. Une pure syntaxe descriptive n'est rien d'autre qu'une mathématique et une physique du langage 2 • » A la division, ainsi définie, de la philosophie en logique scientifique et en métaphysique, appartient, pour la complé­ ter, cette autre détermination posée par les logisticiens : « Les 1 . Ibid. , p. 1 sq. 2. Ibid. , p. 210

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prétendues propositions de la métaphysique [...] sont de pseudo-propositions ; elles n'ont aucun contenu théoré­ tique 1 . » Les logisticiens n'ont pas été les premiers à débattre de la syntaxe logique des langages ; avant eux Husserl avait fait un premier essai, puis, en même temps qu'eux, un second essai pour éclairer ces problèmes 2 . Ce que Husserl appelle « gram­ maire pure » , Bühler le nomme « sématologie » dans un ouvrage fondamental qui de plusieurs façons se rattache à Husserl. Le programme de cette sématologie exige « qu'on s'occupe des axiomes qui [...] doivent être obtenus par réduction [...] à partir de l'état des recherches linguistiques qui ont obtenu des résultats. D. Hilbert nomme ce procédé pensée axiomatique et le réclame [...] pour toutes les sciences 3 » . Si l'intérêt axiomatique de Bühler renvoie en fin de compte à Husserl, au début de son livre il cite, comme maîtres d'œuvre des « recherches linguistiques qui ont obtenu des résultats » , Hermann Paul et Ferdinand de Saussure. Au premier il emprunte l'idée de l'appui que pourrait prendre même le plus important des empiriques sur un fondement de la linguistique plus proche des faits que celui auquel a pu aboutir Paul ; son essai pour réduire ce fondement à la physique et à la psychologie appartient à une époque dépassée. La référence à Saussure vise moins sa distinction fondamentale entre linguis­ tique de la parole et linguistique de la langue que sa « plainte méthodologique » : « Il sait que la linguistique constitue le noyau d'une sématologie universelle. [...] Mais de cette idée libératrice il n'est pas en mesure de tirer la force suffisante pour [...] expliquer que les data qui se trouvent au départ de la linguistique ne sont ni physiques, ni physiologiques, ni psycho­ logiques, mais exclusivement linguistiques 4 • » 1 . Ibid., p. 204. 2. Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, tome Il, Halle 1901. Méditations cartésiennes, Paris 1931. 3. Bühler, Sprachtheorie, p. 20. 4. Ibid., p. 9.

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Pour mettre en lumière ces faits, Bühler construit un « modèle instrumental du langage » , avec lequel, contre l'individualisme et le psychologisme des derniers siècles, il retrouve la conception objective du langage qu'avaient fondée Platon et Aristote, et qui répond largement aux intérêts de la sociologie. Au modèle instrumental du langage il assigne les trois fonctions originaires d'information, de déclenchement et de représentation. Ces termes se trouvent dans son travail de 1918 sur la proposition 1 • Dans sa nouvelle Théorie du langage, il y substitue ceux d'expression, d'appel et de représentation. L'œuvre est centrée sur l'examen du troisième facteur : « Voilà une génération, Wundt situait le langage articulé des hommes parmi tout ce qui permet aux animaux et aux hommes de s'exprimer. [ . . . ] Quiconque a pu arriver à comprendre qu'expression et représentation correspondent à des structures différentes se voit [ . . . ] assigner la tâche d'entreprendre un second examen comparatif pour situer le langage parmi tout ce qui est appelé comme lui à jouer un rôle de représentation 2 • » Avant de considérer le concept fondamental auquel cette recherche conduit Bühler, demandons-nous ce que signifie, dans son modèle instrumental, le concept de déclenchement ou d'appel. Bühler se rattache ici à Brugmann 3, qui s'était donné comme tâche de mettre en valeur, analogues aux genres d'action qu'on peut distinguer dans le verbe, les genres de monstration dont la diversité s'exprime dans les pronoms démonstratifs. En suivant cette indication, Bühler assigne à la fonction de déclenchement, d'appel ou de signal un domaine

1. Bühler, « Kritische Musterung der neueren Theorien des Satzes », ( « Exa­ men critique des théories modernes de la proposition » ), Indogermanisches Jahrbuch, édité par Streitberg, 1918. 2. Bühler, Sprachtheorie, p. 150. 3. Karl Brugmann, « Die Demonstrativpronomina der indogermanischen Sprachen », ( « Les Pronoms démonstratifs des langues ioda-germaniques » ), Abhandlur,gen der siichsischen Gesellschaft der Wissenschaften, XXII, Dresde 1904.

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propre qu'il appelle le champ de monstration. De quelle manière il en définit le centre par les marques de I' « ici » , du « maintenant » et du « moi » , comment il suit la marche du langage depuis l'objet réel de l'indication jusqu'à la « deixis 1 du fantasme » - c'est ce qu'on ne peut ici résumer. Conten­ tons-nous de noter que « l'index, instrument naturel de la demonstratio ad oculos 2 , est remplacé par d'autres moyens de démonstration [ . . . ) Cependant l'aide que lui et ses équivalents peuvent fournir ne saurait jamais être entièrement éli­ minée 3 . » D'autre part il y a lieu cependant d'en limiter la portée : « Ici et là, écrit Bühler, on rencontre un mythe moderne sur l'origine du langage, qui [ . . . ) prend le thème des termes démonstratifs sur un mode tel [ . . . ) qu'ils apparaissent pure­ ment et simplement comme les termes originaires du langage humain. [ . . . ] Or il faut souligner que deixis et dénomination sont des classes verbales. nettement distinctes ; et que, par exemple, en indo-germanique, on n'est pas fondé à admettre que l'une dérive de l'autre. [ . . . ) Les termes démonstratifs et les termes dénominatifs doivent être séparés, et aucune spécula­ tion sur les origines ne permet de supprimer cette distinc­ tion 4 • » Comme celle des termes démonstratifs, la théorie bühlé­ rienne des termes dénominatifs est une théorie du champ : « Les termes dénominatifs fonctionnent comme des symboles et reçoivent leur signification spécifique [ . . . ) dans un contexte systématique. Dans ce livre on expose une théorie du double champ 5 • » La moindre importance du livre n'est pas la fécondité particulière que révèlent pour la recherche histori­ que les catégories présentées dans un intérêt méthodologique. C'est le plus grand processus de l'histoire du langage qui 1. 2. 3. 4.

« Monstration ». « Action de mettre sous les yeux. » Bühler, Sprachtheorie, p. 80. Ibid. , p. 86 sq. 5. Ibid. , p. 81.

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trouve sa perspective dans ces champs : « Dans le grand processus du développement du langage humain on peut se représenter comme l'élément premier le classement systémati­ que des appels monstratifs. Mais alors se manifesta un jour le besoin d'y inclure une relation aux objets absents, ce qui a signifié la libération de l'expression par rapport à ses liens avec la situation . [ . . . ] Ainsi l'expression linguistique commence à échapper au champ monstratif de la demonstratio ad oculos 1 • » Mais exactement dans la mesure où « des expressions linguistiques se libèrent, selon leur contenu représentatif, des éléments de la situation linguistique concrète , soumettent les signes linguistiques à un ordre nouveau, ils reçoivent leurs valeurs de champ dans le champ des symboles 2 » . L'émancipation de l a description linguistique par rapport à toute situation linguistique donnée, telle est la perspective qu'adopte l'auteur pour tâcher d'aboutir à une vue unitaire sur l'origine du langage. Il rompt avec la réserve ostentatoire qui, à l'égard de ce problème, domine l'école française (qu'on songe , par exemple , à Delacroix) . On attend avec intérêt ce « mythe » moderne sur l'origine du langage qu'il annonce pour un très proche avenir à partir des connaissances appor­ tées par sa théorie linguistique. Si les recherches que nous venons d'évoquer s'inscrivent, de près ou de loin, dans le cadre d'une science progressiste de la société , il va de soi que , dans les circonstances actuelles, des tendances rétrogrades essayent aussi de se faire valoir. Est-ce simple hasard si , en sociologie du langage, .elles tentent rarement leur chance ? Nous n'en déciderons pas ici, mais il n'est guère niable qu'il existe des affinités électives entre certaines disciplines scientifiques et certaines attitudes politi­ ques. Parmi les mathématiciens les fanatiques du racisme constituent une rareté . Et, à l'autre pôle de l'univers scientifi­ que , l'attitude conservatrice , comme telle si fréquente , semble 1.

Ibid.,

2. Ibid.,

p. 379. p. 372.

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le plus souvent accouplée à ce détachement distingué dont la dignité humaine a marqué de façon si frappante les frères Grimm. Même un ouvrage comme celui de Schmidt-Rohr, le Langage comme formateur des peuples 1 , n'a pu échapper entièrement à cette tradition, encore qu'il soit aussi proche que possible des modes de pensée nationalistes. L'auteur a divisé son œuvre en deux sections, la première intitulée « L'être », la seconde « Le devoir-être ». N'empêche que l'attitude de la seconde, dont l'exigence se résume dans cette phrase : « Le peuple » - c'est-à-dire le donné naturel « doit devenir nation » - c'est-à-dire unité de culture fondée sur la langue, - influe de la manière la plus persistante sur celle de la première. Et cela sous la forme de cet irrationalisme qui est de règle dans la littérature d'orientation nationaliste. L'auteur est pénétré d'une philosophie volontariste du lan­ gage, où interviennent comme sauveurs le libre arbitre et le destin, avant même que la connaissance, à partir de l'étude historique de la vie du langage, se soit préparée aux tâches d'une véritable philosophie du langage. L'analyse comparative du vocabulaire des diverses langues fournit une base trop étroite aux thèmes universels que s'est assignés l'auteur. C'est pourquoi il ne réussit pas à pousser ses vues d'ensemble jusqu'à ce niveau de réalité concrète que nous trouvons dans les meilleurs travaux que présentent les archives de Worter und Sachen. Pour caractériser les limites de son savoir, non seulement dans le domaine de la sociologie, mais aussi dans celui de la théorie du langage, pour constater que Schmidt­ Rohr a sans doute appris quelque chose de Humboldt, mais qu'il n'a rien appris de Herder, il suffit de citer cette phrase de lui : « Dans le corps, dans le peuple, se réalise une vie plus haute que dans la cellule individuelle. C'est pourquoi, en fait, l'humanité n'est que la somme de tous les peuples, si l'on Veut celle de tous les hommes, mais non au sens d'une totalité. L'humanité n'est essentiellement qu'un concept linguistique, un concept linguistique qui a sa signification pour l'économie 1. Georg Schmidt-Rohr, Die Sprache ais Bildnerin der Vôlker, Iena 1932.

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de la pensée, un concept linguistique qui permet de sa1s1r l'ensemble des hommes et leur caractère propre, et de le distinguer du règne animal, de l'animalité . » Des spéculations à mailles aussi lâches perdent beaucoup de leur portée dès qu'on étudie spécialement des domaines étroitement définis. Un auteur comme Schmidt-Rohr se classe beaucoup moins dans le peloton de tête des chercheurs contemporains que Kôhler ou Bühler avec leurs travaux spécialisés sur le langage des chimpanzés. Car ces études servent, de façon sans doute indirecte, mais décisive , à résoudre les problèmes capitaux de la linguistique. Aussi bien l'ancienne question de l'origine du langage que la question nouvelle de son rapport à la pensée. C'est le mérite spécial de Wygotski d'avoir présenté le résultat de ces recherches sur les chimpanzés dans leur signification quant aux principes de base de la linguistique. On peut les rattacher immédiatement à la théorie de Marr suivant laquelle la maîtrise des instruments précède nécessairement celle du langage. _Comme la première n'est pas possible sans pensée, il doit donc y avoir une sorte de pensée antérieure au langage. En fait cette pensée a été récemment appréciée de maintes façons ; Bühler l'a appelée pensée instrumentale. La pensée instrumentale est indépen­ dante du langage . Elle se manifeste chez les chimpanzés sous une forme relativement développée - dont on trouve le détail chez Kôhler 1 . « La présence d'un intellect analogue à celui de l'homme là où manque en même temps un langage tant soit peu analogue à celui de l'homme, et l'indépendance des opérations intellectuelles [ . . . ] par rapport à leur langage 2 » voilà la plus importante assertion que tire Kôhler de ses chimpanzés. Si la ligne de l'intelligence la plus primitive - la pensée instrumentale - va ainsi des plus simples moyens 1. Wilhelm Kôhler, lntelligenzprUfungen an Menschenaffen ( « Expériences sur l'intelligence des singes supérieurs » ), Berlin 1921. 2. L. S. Wygotski, « Die genetischen Wurzeln des Denkens und der Sprache » ( « Les Racines génétiques de la pensée et du langage » ), Unter dem 8anner des Marxismus, 111, p. 454.

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improvisés d'information jusqu'à la production de l'outil, lequel, selon Marr, libère la main pour les tâches linguistiques, à cette étude de l'intellect correspond d'autre part une étude du pouvoir d'expression gestuel ou acoustique, mais qui, en tant que pré-linguistique, reste entièrement au niveau du comportement réactif. Justement l'indépendance des plus anciennes pulsions « linguistiques » par rapport à l'intelli­ gence conduit d'ailleurs à dépasser le domaine du langage des chimpanzés pour considérer le domaine plus vaste du langage des animaux en général. On ne peut guère douter que la fonction émotivo-réactive du langage, celle dont il s'agit essentiellement ici, « appartienne aux formes biologiquement les plus anciennes du commandement et soit génétiquement apparentée aux signaux optiques et sonores des chefs dans les hordes animales 1 ». Le résultat de ces réflexions est la fixation du point géométrique où le langage trouve son origine à l'intersection d'une coordination intelligente et d'une coordi­ nation gestuelle (manuelle ou sonore). La question de l'origine du langage a son correspondant ontogénétique dans le domaine du langage enfantin. Ce dernier peut d'ailleurs éclairer les problèmes phylogénétiques, et Delacroix l'a utilisé en ce sens dans son travail intitulé Au Seuil du langage. Le spécialiste anglais des chimpanzés, Yerkes, estimait que, si le chimpanzé, outre son degré d'intelligence, était doué d'un instinct audio-moteur d'imita­ tion comme celui que nous connaissons aux perroquets, il pourrait parler. Delacroix s'élève contre cette interprétation en se référant à la psychologie du langage enfantin : « L'en­ fant n'apprend à parler que parce qu'il vit dans un univers linguistique et parce qu'il entend parler à chaque instant. L'acquisition du langage suppose une stimulation étendue et constante. Elle a pour condition la société humaine. Du reste, à cette condition l'enfant correspond dans une large mesure. Il n'apprend pas seulement la langue qu'on lui parle, mais tout autant celle qu'on parle en sa présence. [... ] Il apprend en 1.

Ibid. ,

p. 465.

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société et il apprend seul. Ces conditions manquent dans l'expérience de Yerkes. [...] Et, si son animal, qui vit parfois dans un entourage humain, contrairement à l'enfant reste indifférent aux sons que les hommes font entendre en sa présence, et s'il ne fait point l'apprentissage du langage seul et silencieusement, il faut bien que cela ait ses raisons. » Bref : « Le sens de l'ouïe est, chez l'homme, un sens intellectuel et social, fondé sur le sens purement physique. Le plus vaste domaine auquel se réfère le sens de l'ouïe est représenté chez l'homme par le monde des rapports sociaux. » A quoi l'auteur ajoute cette remarque pleine d'enseigne­ ments : « C'est pourquoi le sens de l'ouïe est particulièrement exposé aux effets du délire de relation 1• » Par conséquent, la réaction audiomotrice, qui est à la base de l'acquisition du langage chez l'homme, est fondamentalement différente de ce qu'elle est chez les perroquets. Elle est socialement orientée et vise avant tout à ce que le locuteur soit compris 2 • A ce projet d'être compris Humboldt liait déjà l'aptitude à articuler des sons. Grâce aux travaux de Piaget 3 la compréhension du langage des enfants a progressé, depuis quelques années, d'une manière décisive. Les recherches prudentes et prolongées qu'il a entreprises sur la psychologie linguistique des enfants ont apporté d'importants résultats pour éclairer une série de questions controversées. On ne peut que faire allusion en passant aux développements de Weisgerber, dans son étude ci­ dessus mentionnée, où il exploite les enquêtes de Piaget contre la mythologie du langage défendue par Cassirer 4 • Dans le contexte actuel, il faut surtout considérer ce que dit Piaget quant au caractère égocentrique du langage enfantin. Ce 1. Henri Delacroix, « Au seuil du langage » , in Psychologie du langage, Paris 1933, p. 14-15. 2. Ibid., p. 16. 3. Jean Piaget, le Langage et la Pensée chez l 'enfant. Le Jugement et le Raisonnement chez l 'enfant, Neuchâtel 1923. 4. Weisgerber, op. cit., p. 32.

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langage se meut sur deux voies différentes. Il existe d'un côté comme langage socialisé, de l'autre comme langage égocentri­ que. Ce dernier n'est langage proprement dit que pour le sujet qui parle; il ne possède aucune fonction communicatrice. Les expériences de Piaget montrent que, dans sa littéralité sténo­ graphique, il reste incompréhensible tant qu'on ignore les circonstances qui lui ont donné naissance. Mais cette fonction égocentrique ne doit pas être envisagée · sans une relation étroite avec le processus de la pensée. C'est ce qu'indique le fait significatif qu'on la constate le plus souvent lorsqu'un comportement est troublé, lorsque des obstacles s'opposent à l'exécution d'une tâche. Wygotski qui, de son côté, a entrepris des expériences analogues à celles de Piaget, tire de ce fait d'importantes conclusions : « Nos recherches, dit-il, nous ont montré qu'en cas de difficulté le coefficient du langage égocentrique atteint presque le double du coefficient normal de Piaget. Chaque fois qu'ils rencontraient une difficulté, nos enfants ont montré une augmentation du langage égocentri• que. (... ) C'est pourquoi nous tenons pour acquis que, lorsqu'une occupation se déroule uniment et qu'ensuite elle devient difficile ou qu'elle est interrompue, c'est là un important facteur de production du langage égocentrique.[. . . ) La pensée n'entre en action que lorsque se trouve interrompue une activité qui se déroulait jusqu'alors sans trouble 1• » En d'autres termes, le langage égocentrique tient dans l'enfance la place exacte qui est réservée plus tard au processus de la pensée proprement dite. Il est le précurseur, disons même le précepteur, de la pensée : « L'enfant apprend la syntaxe du langage avant celle de la pensée. Les recherches de Piaget ont montré indubitablement que le développement grammatical de l'enfant précède son développeme n t logique 2 • » Ces constatations imposent de corriger quelque peu les 1. Wygotski, op. cit., p. 612. Ibid., p. 614.

2.

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premières tentatives behavioristes pour résoudre le problème « langage et pensée » . S'efforçant de construire une théorie de la pensée dans le cadre de leur doctrine du comportement, les behavioristes se sont attaqués, comme on pouvait s'y attendre , au fait même de parler, mais sans y apporter jusqu'ici des résultats vraiment nouveaux ; pour l'essentiel ils se sont contentés d'adopter les théories contestées de Lazarus Geiger, de Max Müller et de quelques autres, qui tendent à faire de la pensée un « discours intérieur » - un discours consistant dans une minime innervation de l'appareil articulatoire, qu'on ne pourrait saisir que difficilement et avec l'aide d'instruments de mesure particulièrement précis. A partir de la théorie selon laquelle la pensée n'est objectivement qu'un parler intérieur, Watson est passé à l'idée de chercher un intermédiaire entre langage et pensée. Cet intermédiaire, il le voit dans un « chuchotement ». Wygotski a montré au contraire que tout ce que nous savons du chuchotement des enfants interdit d'admettre qu'il « représente un processus de passage entre langage extérieur et langage intérieur 1 » . On voit en quel sens il faut corriger la théorie behavioriste à partir des recherches sur le langage égocentrique des enfants. Indiquons d'un mot que Bühler a récemment engagé avec le behaviorisme une discussion pleine d'enseignements 2 . En s'appuyant sur l'étude de Tolman, Comportement intentionnel chez les animaux et chez les hommes 3 , il conclut qu'à l'origine du langage, à côté du stimulus, on doit faire au signal une place décisive. Ainsi la réflexion improvisée sur les phénomènes phonéti­ ques ne mène pas Watson bien loin. En revanche, on peut tirer de cette réflexion des conclusions d'une grande portée si on les entreprend de façon méthodique. Tel fut le cas de Richard Paget. Ce chercheur part d'une définition du fangagé au premier abord très surprenante. Il le considère comme une 1. Ibid., p. 609. 2. Bühler, Sprachtheorie, p. 38. 3. E. C. Tolman, Purposive Behavior in Animais and Men, New York 1932.

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gesticulation des instruments linguistiques. Ce qui est ici premier, c'est le geste, non le son. Et le geste n'est pas altéré lorsque se renforce le son. Dans la plupart des langues européennes comme dans les langues indiennes, on peut tout dire sur le ton du chuchotement sans cesser d'être compris : « Pour que ce qui est dit soit compris, il n'est aucunement nécessaire qu'intervienne le mécanisme du larynx, ni le choc de l'air sur les caisses de résonance du palais, de la bouche ou du nez, comme c'est le cas lorsqu'on parle à haute voix 1 • » Selon Paget l'élément phonétique est fondé sur un élément mimico-gestuel. Que par cette intuition il se situe au centre même de la recherche actuelle, c'est ce que montre l'œuvre du jésuite Marcel Jousse, qui aboutit, de son côté, à des résultats analogues : « Ce son caractéristique 2 n'est pas nécessairement une onomatopée, comme on l'a beaucoup trop répété. D'abord le son vient parfaire la signification de tel ou tel geste mimique. Mais il n'est qu'un accompagnement, un adjuvant audible d'une mimique visible totalement expressive par elle­ même. « Peu à peu chaque geste caractéristique est doublé d'un son. Comme ce geste laryngo-buccal sonore, tout en étant beaucoup moins expressif, se révèle moins dispendieux et réclame moins d'énergie que le geste corporel ou même manuel, il arrive peu à peu à prédominer. [... ] « Cependant les phases d'un geste propositionnel manuel, en se transposant dans les phases correspondantes d'un geste propositionnel laryngo-buccal, peuvent garder longtemps intact le sens concret de l'original. « De là l'importance psychologique immense qu'il y a à rechercher le sens premier de ce qu'on a appelé jusqu'alors les

1. Richard Paget, Nature et Origine du langage humain, Paris 1925, p. 3. 2. Ce « son caractéristique de l'être et de l'action » dont « l'homme spontané 0 [ . . . ) ne peut guère se défendre d accompagner de temps à autre » le « geste • correspondant « à une tendance impérieuse à mimer » .

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racines. Ces racines seraient tout simplement les transpositions sonores des antiques gestes mimiques spontanés 1 . » A cet égard, les expériences en cours qu'organise Bühler sur le comportement linguistique de trois enfants promettent d'apporter d'importants résultats ; elles lui ont déjà permis d'affirmer que « la tô-deixis 2 de Brugmann est effectivement assumée par des dentales 3 » . A quoi l'on peut comparer ce que dit Paget : « Le sourire inaudible est devenu un " baba " proféré ou chuchoté, le geste de manger est dev_enu un" mnya mnya " perceptible (chuchoté), le geste d'avaler de petites quantités de liquide est devenu l'ancêtre de notre mot actuel " soupe " ! Finalement intervint l'importante découverte que les gutturales hurlantes ou grognantes pouvaient s'associer au mouvement de la bouche, et, lié à un son guttural, le langage chuchoté est devenu de dix à vingt fois plus perceptible et plus compréhensible 4 • » Ainsi, selon Paget, l'articulation comme geste de l'appareil linguistique se rattache à l'ensemble de la mimique du corps. Son élément phonétique est le porteur d'une communication dont le substrat originaire était une gesticulation expressive. Avec les interprétations de Paget et de Jousse, à la vieille théorie onomatopéique, qu'on peut caractériser comme mimé­ tique au sens étroit, s'oppose une théorie mimétique en un sens beaucoup plus large. C'est un grand arc que la théorie du langage tend depuis les spéculations métaphysiques de Platon jusqu'aux témoignages des Modernes : « En quoi consiste donc la véritable nature du langage parlé? La réponse, pressentie par Platon, (...) annoncée par l'abbé Sabatier de Castre, formulée par le docteur J. Rae, d'Honolulu, en 1862, reprise en 1895 par Alfred Russel Wallace (...) et acceptée

1. Frédéric Lefèvre, Marcel Jousse, une nouvelle psychologie du langage (Collect1on « Les Cahiers d'Occident » , 1, 10, p. 77). (Paris 1926). 2. « Monstration vers quelque chose » . 3. Bühler, Sprachtheone, p. 219. 4. Pagel, op. cil., p. 12 sq.

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finalement par l'auteur du présent travail, est que le langage parlé n'est qu'une forme d'un instinct animal fondamental : l'instinct d'un mouvement expressif mimétique par le moyen du corps 1. » A quoi s'ajoute une parole de Mallarmé, qui peut servir de motif à L 'Ame et la Danse de Valéry : « • • • La danseuse n 'est pas une femme [qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu'elle n 'est pas une femme], mais une métaphore résumant l'un des aspects élémentaires de notre forme : glaive, coupe, fleur, etc. [et qu'elle ne danse pas, suggérant par le prodige de raccourcis ou d'élans, avec une écriture corporelle, ce qu'il faudrait de paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil de scribe ] 2. » Avec une intuition qui voit ainsi, dans un seul et même pouvoir mimétique, les racines de l'expression parlée et de l'expression dansée, on franchit le seuil d'une physiognomonie linguistique qui, en portée et en dignité scientifique, dépasse de loin les essais primitifs des onomatopéistes. Qu'il suffise ici de rappeler l'ouvrage grâce auquel ces problèmes ont reçu jusqu'à présent leur forme la plus avancée, les Questiom fondamentales de la physiognomonie linguistique, de Heinz Werner 3 • L'auteur y montre que les moyens d'expression du langage sont aussi inépuisables que sa faculté de représenta• tion. C'est dans la même direction qu'a travaillé Rudolf Leonhard 4 • Cette phonétique physiognomonique ouvre égale• ment des aperçus sur l'avenir du développement linguistique « C'est un fait remarquable, et qui indique avec quelle extraordinaire lenteur se produit l'évolution humaine, que 1. Richard Pagel, « L'Evolution du langage », in Psychologie du langagè, Paris 1933, p. 93. 2. « Ballets », in Crayonné au thétitre, Divagations, p. 173. - Nous avom rétabli le texte complet de Mallarmé, et ses italiques, en mettant entre crocheU les parties qui ne figurent pas dans la traduction donnée par Benjamin. 3 . Heinz Werner, Grundfragen der Sprachphysiognomonik, Leipzig 1932. 4. Rudolf Leonhard, Das Wort ( « Le Mot » ), Berlin-Charlottenburg.

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l'homme civilisé n'ait pas encore renoncé à utiliser les mouve­ ments de la tête et des mains comme moyens d'expression de sa pensée. [... ] Quand apprendrons-nous à jouer de cet admirable instrument qu'est la voix avec tant d'art et de raison que nous puissions disposer d'une série de sons ayant la même richesse et la même perfection? Il est certain que nous n'avons pas encore fait cet apprentissage. [... ] Toutes les productions de la littérature et de l'éloquence ne sont encore que des formes élégantes, ingénieuses, d'éléments linguistiques for­ mels ou phonétiques qui, de leur côté, sont tout à fait sauvages et sans culture, tels qu'ils se sont formés aussi de façon naturelle sans aucune action consciente de l'humanité 1 • » Cet aperçu sur des lointains où la sociologie du langage aidera à mieux comprendre, non seulement le langage mais aussi ses changements, peut servir de conclusion à ce tour d'horizon. Au demeurant l'on sait qu'avec des tentatives comme celle de Paget la sociologie du langage rejoint d'an­ ciennes et importantes tendances. Depuis toujours les efforts de perfectionnement technique du langage se sont concrétisés dans des projets de langue universelle. En Allemagne, Leibniz est le plus célèbre de leurs représentants ; en Angleterre ces projets remontent à Bacon. Ce qui caractérise Paget, c'est l'étendue de la perspective dans laquelle il envisage le développement de toutes les énergies linguistiques. Si d'autres ont négligé, au-delà de la fonction sémantique du langage, son caractère immanent d'expression, ses forces physiognomoni­ ques, aux yeux de Paget, ce caractère et ces forces, non moins que cette fonction, semblent dignes et capables d'un dévelop­ pement ultérieur. Il remet ainsi en honneur cette ancienne vérité dont, tout récemment, Goldstein, le premier, a su donner une formulation d'autant plus frappante qu'il l'a rencontrée, par le détour d'une recherche inductive, dans son domaine tout à fait spécialisé. Le langage d'une patiente atteinte d'aphasie est à ses yeux le modèle le plus instructif d'un langage non instrumental : « On ne saurait, dit-il, 1. Paget, Nature et Origine, p. 14 sq .

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trouver meilleur exemple pour montrer combien il est faux de considérer le langage comme un instrument. Ce que nous avons vu est l'apparition du langage dans des cas où il n'a encore que valeur d'instrument. Même chez l'homme normal, il arrive que le langage ne soit utilisé que comme instrument. [... ] Mais cette fonction instrumentale suppose que dans son principe le langage représente quelque chose de tout à fait différent, comme il a représenté quelque chose de tout à fait différent pour le malade autrefois, avant sa maladie. [ ... ) Dès que l'homme use du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n'est plus un instrument, n'est plus un moyen; il est une manifestation, une révélation de notre essence la plus intime et du lien psycholo­ gique qui nous lie à nous-même et à nos semblables 1 • » Explicitement ou tacitement, cette vue des choses est au départ de toute sociologie du langage.

1. Kurt Goldstein, c L'analyse de l'aphasie et )'étude de i·ess�nce du fangage "• in Psychologie du lailgage, Paris 1933, p. 495-496.

Paris, capitale du x1xe siècle

Les eaux sont bleues et les plantes roses ; le soir est doux à contempler ; • on se promène. Les grandes dames se promènent ; derrière elles vont et viennent de petites da"'ès. NGUYEN-TRONG-HIEP

Paris capitale de la France (1897).

1 . Fourier ou les passages. De ces palais les colonnes magiques A l'amateur montrent de toutes part& Dans les objets qu 'étalent leurs portiques Que l'industrie est rivale des arts. Nouveaux Tableaux de Paris (1828).

Les passages parisiens se sont multipliés oans les quinze ans qui ont suivi 1822. La première condition de leur apparition est la haute conjoncture du commerce des tissus. On com­ mence à voir les magasins de nouveautés, les premiers établissements où - s'entreposent sur place de plus grandes quantités de marchandises. C'est l'époque où Balzac écrivait : « Le grand poème de l'étalage chante ses strophes de couleur depuis la Madeleine jusqu'à la porte Saint-Denis. » Les passages sont un centre pour le commerce de luxe. Dans leur�

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vitrines l'art se met au service du marchand. Les contempo­ rains ne se lassent pas de les admirer. Longtemps encore ils seront un point d'attraction pour les étrangers. Un « Guide illustré de Paris » déclare : « Ces passages, nouvelle invention du luxe industriel, sont des galeries vitrées, revêtues de marbre, à travers des blocs entiers de maisons, dont les propriétaires se sont unis pour ces spéculations. Des deux côtés de ces galeries, éclairées par en haut, se succèdent les plus élégantes boutiques, en sorte qu'un pareil passage est une ville, voire un monde en miniature. » Les passages sont le premier endroit où l'on vient admirer l'éclairage au gaz. La naissance des passages est liée aussi aux débuts de l'architecture du fer. L'Empir"' - ait dans cette technique une contribution au renouveau·ID.'tl1itectural entendu dans le sens de la Grèce antique. Le théoricien Bôtticher traduit l'opinion commune en disant que « pour les formes du nouveau système le principe formel du mode hellénique » devrait entrer en vigueur. L'Empire est le style du terrorisme révolutionnaire pour lequel l'Etat est à lui-même son propre but. Pas plus que Napoléon ne reconnut la nature fonction­ nelle de l'Etat comme instrument de domination de la classe bourgeoise, les constructeurs de son époque ne reconnurent la nature fonctionnelle du fer, grâce auquel le-principe construc­ tif établit sa souveraineté en architecture. Ces constructeurs copient la poutrelle sur la colonne pompéienne ; leurs usines ressemblent à des maisons d'habitation, comme plus tard les premières gares auront figure de chalets. « La construction assume le rôle de la subconscience. » Néanmoins commence à s'imposer le concept d'ingénieur, issu des guerres révolution­ naires, et c'est le début des combats entre constructeur et décorateur, entre l'Ecole Polytechnique et l'Ecole des Beaux­ Arts. Avec le fer, pour la première fois dans l'histoire de l'architecture, intervient un matériau artificiel. Il est sous­ jacent à une évolution dont le rythme va s'accélérer au cours du siècle. Il reçoit une impulsion décisive lorsqu'il s'avère que la locomotive, dont les premiers essais datent des années qui

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précèdent 1830, ne peut circuler que sur des rails de fer. Le rail est le premier élément en fer susceptible d'être monté, le précurseur de la poutrelle. On refuse le fer pour les maisons d'habitation, mais on l'applique aux passages, aux galeries d'exposition, aux gares - aux édifices qui servent à des buts transitoires. En même temps s'étend le domaine d'application du verre dans l'architecture. Néanmoins les conditions sociales requises pour son emploi plus vaste ne se réaliseront qu'un siècle plus tard. Pour l 'Architecture du ve"e, de Scheerbart (1914), il appartient encore à l'utopie. Chaque époque rêve la suivante. MICHELET, Avenir ! Avenir !

A la forme d'un nouveau moyen de production, primitive­ ment encore dominé par l'ancien (Marx), correspondent, dans la conscience collective, des images où s'interpénètrent le nouveau et l'ancien. Ces images sont des images de souhait et, en elles, le collectif cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l'inachèvement du produit social aussi bien que l'absence d'un ordre social dans la production. D'autre part, intervient dans ces images de souhait l'aspiration insistante à prendre ses distances par rapport à ce qui est vieilli - c'est-à­ dire ici le passé le plus récent. Ces tendances renvoient l'imagination, sous l'impulsion du neuf, au plus ancien passé. Dans le rêve où chaque époque se représente en images l'époque suivante, celle-ci apparaît mélangée d'éléments venus de l'histoire primitive, c'est-à-dire d'une société sans classes. Déposées dans l'inconscient collectif, les expériences de cette société, en liaison réciproque avec le neuf, donnent naissance à l'utopie, dont on retrouve la trace en mille figures de la vie, depuis les édifices durables jusqu'aux modes passagères. Ces rapports sont décelables dans l'utopie fouriériste, dont l'impulsion première vient de l'apparition des machines. Mais cet aspect ne s'exprime pas directement dans les exposés de

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Fourier ;. ils partent du caractère immoral de l'activité com­ merciale et de la fausse morale qui est mise au service de cette activité. Le phalanstère doit ramener l'homme à des rapports où la moralité est superflue. Son organisation, d'une extrême complexité, apparaît comme une machinerie. Les engrenages de passions, la coopération compliquée des passions mécanis­ tes avec la passion cabaliste sont des constructions obtenues par analogie avec la structure de la machine, au moyen de matériaux psychologiques. Cette machinerie humaine produit le pays de Cocagne, le très vieux symbole du désir auquel l'utopie fouriériste donne une nouvelle vie. Dans les passages Fourier a vu le modèle architectural du phalanstère. Caractéristique est la transformation réaction­ naire qu'il leur fait subir ; alors qu'ils servaient à des fins originairement sociales, ils deviennent chez lui des lieux -d'habitation. Avec le phalanstère le passage devient ville. Dans le monde rigoureux des formes qui caractérise l'Empire, Fourier introduit l'idylle colorée du Biedermeier 1 • Atténué, son rayonnement durera jusqu'au temps de Zola. Dans son Travail Zola reprend les idées de Fourier comme, dans Thérese Raquin, il dit adieu aux passagt:s. - Contre Carl Grün, Marx s'est posé en défenseur de Fourier et il a mis en lumière sa « vision gigantesque de l'homme ». Il s'est égale­ ment intéressé à l'humour de Fourier. En fait Jean Paul, dans son Levana, a la même affinité avec le pédagogue Fourier que Scheerbart, dans son Architecture du. ve"e, avec l'utopiste Fourier. 2. Daguerre ou les panoramas. Soleil, prends garde à toi ! . A. J. WIERTZ, Œuvres littéraires (Paris 1870).

De même que l'architecture, avec la construction en fer, a commencé d'échapper à l'art, la peinture, de son côté, avec les . 1 . Equivalent. approximatif du style •Louis-Philippe,

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panoramas, connut le même sort. Le zénith dans la prépara­ tion des panoramas coïncide avec l'apparition des passages. Par des trucs techniques l'on s'était infatigablement évertué à faire des panoramas de parfaites imitations de la nature. On s'efforçait de représenter le changement des paysages selon les heures du jour, le lever de la lune, le bruissement des cascades. David conseille à ses élèves de dessiner dans les panoramas d'après nature. En utilisant de la sorte l'illusion pour représenter ces changements naturels, au-delà de la photographie, les panoramas annoncent le film et le film sonore. Avec les panoramas s'est développée toute une littérature panoramique, à laquelle appartiennent le Livre des Cent-et-un, les Français peints par eux-mêmes, le Diable à Paris, la Grande Ville. Dans ces livres se prépare le travail littéraire collectif auquel, après 1830, Girardin allait assurer une place dans le feuilleton. Ils sont faits d'une série d'esquisses, dont le revêtement anecdotique correspond aux figures pla&_tiques situées au premier plan des panoramas, leur fond informatif étant l'équivalent des arrière-plans peints. Même du point de vue social cette littérature est panoramique. C'est la dernière fois que l'ouvrier y apparaît, hors de sa classe, comme toile de fond d'une idylle. Les panoramas annoncent une évolution de l'art vers ,la technique mais traduisent en même temps un sentiment nouveau de la vie. Le citadin, dont la supériorité politique sur le campagnard s'exprime de bien des manières au cours du siècle, tente d'incorporer la campagne à la vie; Dans les panoramas la ville s'élargit en paysage, comme elle fera plus tard, plus subtilement, pour le flâneur. Daguerre est élève de Prévost, peintre de panoramas dont l'établissement est installé dans le passage des Panoramas. Description des panoramas de Prévost et de Daguerre 1 • En 1839 un incendie détruit le panorama de Daguerre. La même année il fait connaître l'invention du daguerréotype. 1 . Ce texte de 1935 reste, on le voit, une ébauche ; il devait être, dans la pensée de l'auteur, très largement développé.

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Arago présente la photographie dans un discours à la Chambre. Il annonce la place qu'elle prendra dans l'histoire de la technique. Il en prophétise les applications scientifiques. Les artistes, au contraire, commencent à débattre de sa valeur artistique. La photographie entraîne la ruine de l'importante corporation des miniaturistes. Pour des raisons qui ne sont pas seulement économiques. Sur le plan artistique, la photogra­ phie, à ses débuts, l'emportait sur la miniature. Pour cette raison technique que le long temps de pose exige du modèle le plus haut degré de concentration. Et pour cette raison d'ordre social que les premiers photographes appartenaient à l'avant­ garde, de laquelle venait aussi la plus grande partie de leur clientèle. Ce qui caractérise l'avance de Nadar sur ses confrè­ res est d'avoir entrepris de fixer sur plaques le système parisien de canaux. Pour la première fois l'objectif se voit ainsi assigner un rôle de découverte. Son importance augmente d'autant plus que, par rapport à la nouvelle réalité technique et sociale, on aperçoit mieux le caractère subjectif de l'information picturale et graphique. L'Exposition universelle de 1855 consacre pour la première fois un stand spécial à la photographie. La même année Wiertz publie le grand article où il attribue à la photographie la mission d'éclairer philosophiquement la peinture. Ses propres tableaux montrent qu'il entendait cet éclairement dans un sens politique. On peut le considérer comme le premier qui ait, sinon prévu, du moins réclamé le montage comme usage de la photographie à des fins d'agitation. A mesure que se dévelop­ pent les moyens de communication, la peinture perd de son importance au niveau informatif. En réaction contre la photo­ graphie, elle commence par souligner les éléments colorés de l'image. En passant de l'impressionnisme au cubisme, elle va ensuite se créer un domaine nouveau où la photographie est, au début, incapable de la suivre. De son côté, depuis le milieu du siècle, la photographie étend considérablement l'économie de marchandises en jetant sur le marché une masse immense de figures, de paysages, d'événements, ou démunis de toute valeur informative, ou n'ayant d'autre rôle que d'illustrer

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l'information. Pour augmenter le changement, elle renouvelle ses objects en modifiant ses techniques de prise de vue selon les modes successives, ce qui va déterminer toute son histoire à venir. 3. Grandville ou les Expositions universelles. Oui, quand le monde entier, de Paris jusqu'en Chine, 0 divin Saint-Simon, sera dans ta doctrine, L 'dge d 'or doit renaître avec tout son éclat, Les fleuves rouleront du thé, du chocolat ; Les moutons tout rôtis rouleront dans la plaine, Et les brochets au bleu nageront dans la Seine ; Les épinards viendront au monde fricassés, Avec des crolltons frits tout autour concassés. Les arbres produiront des pommes en compotes Et l 'on moissonnera des carricks et des bottes ; Il neigera du vin, il pleuvra des poulets, Et du ciel les canards tomberont aux navets. LAUGLÉ ET VANDERBUSCH,

Louis et le Saint-Simonien (1832).

Pour la marchandise fétiche, les Expositions universelles sont des lieux de pèlerinage. Taine écrit en 1855 : « L'Europe s'est déplacée pour voir des marchandises. » Avant les Exposi­ tions universelles on a connu des Expositions industrielles nationales. La première s'est tenue en 1798 sur le Champ-de­ Mars. Ses promoteurs souhaitaient « amuser les classes labo­ rieuses » et qu'elle devînt pour elles « une fête de l'émancipa� tion » . On songeait surtout à la clientèle ouvrière. Les cadres n'étaient pas encore constitués pour une industrie du divertis­ sement ; ce qui en tenait lieu était la fête populaire. Chaptal inaugura cette exposition par un discours sur l'industrie. Les saint-simoniens, qui font des plans pour industrialiser la Terre, accueillent l'idée d'Expositions universelles. Chevalier, la première autorité dans ce domaine, est un disciple d'Enfan­ tin et c'est lui qui édite le journal saint-simonien Le Globe. Les saint-simoniens ont prévu le développement de l'industrie

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mondiale, mais non la lutte des classes. Ils ont contribué aux entreprises industrielles et commerciales du milieu du siècle, mais n'ont rien fait pour répondre aux questions qui concer­ nent le prolétariat. Les Expositions universelles transfigurent la valeur d'échange des marchandises. Elles créent un cadre où la valeur d'usage passe au second plan. Elles inaugurent une fantasmagorie à laquelle l'homme se livre pour se laisser distraire. L'industrie du divertissement l'y aide en l'élevant au niveau de marchandise. Elle le livre à ses manipulations en lui permettant de jouir de son aliénation par rapport à lui-même et aux autres. - L'intronisation de la marchandise et l'éclat divertissant dont elle s'entoure, voilà le thème secret de l'art de Grandville. A quoi correspond la faille entre ce qu'il a d'utopique et ce qu'il a de cynique. La subtilité avec laquelle il représente des objets morts correspond à ce que Marx appelle les .« lubies théologiques » de la marchandise. Elles se mani­ festent clairement dans la « spécialité » - une caractéristique de la marchandise qui, à cette époque, apparaît dans l'indus­ trie de luxe; sous le crayon de Grandville toute la nature se transforme en spécialités. Il les présente dans le même esprit où la réclame - encore un mot qui naît alors - commence à présenter ses articles. Il aboutit au délire. Mode : Madame la Mort ! Madame la Mort ! LEOPARDI,

Dialogue entre la Mode et la Mort.

Les Expositions universelles construisent l'univers des mar­ chandises. Les imaginations de Grandville transfèrent à l'uni­ vers le caractère de marchandise. Elles le modernisent. L'anneau de Saturne devient un balcon de fonte sur lequel, le soir, les Saturniens prennent l'air. De cette utopie graphique les livres du naturaliste fouriériste Toussenal fournissent le pendant littéraire. - La mode prescrit le rituel selon lequel la marchandise fétiche réclame d'être honorée ; Granville étend la prétention de cette idole tout aussi bien aux objets d'usage

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quotidien qu'au cosmos lui-même. En les poussant tous deux à l'extrême, il en découvre la nature. Elle est en conflit avec l'organique. Elle accouple le corps vivant au monde inorgani­ que. Sur le vivant elle perçoit les droits du cadavre. Son nerf vital est le fétichisme sous-jacent du sex-appeal de l'inorgani­ que. Le culte de la marchandise le met à son service. Pour )'Exposition universelle de 1867, Victor Hugo adresse un Manifeste « aux peuples d'Europe ». Plus anciennement, et de façon moins équivoque, les intérêts de ces peuples avaient été représentés par la délégation des travailleurs français, la première à l'Exposition de Londres en 1851, la deuxième, composée de 750 délégués, à celle de 1852, et qui contribua indirectement à la fondation par Man,c de l'Associa­ tion internationale des travailleurs. - C'est pendant l'Exposi­ tion universelle de 1867 que la fantasmagorie de la civilisation capitaliste atteint à son développement le plus rayonnant. L'Empire est au sommet de sa puissance. Paris s'affirme comme la capitale du luxe et des modes. Offenbach impose son rythme à la vie parisienne. L'opérette est l'ironique utopie d'une durable domination de la capitale . . 4. Louis-Philippe ou l'intérieur. Une tête, sur la table de nuit, repose Comme une renoncule. BAUDELAIRE, Un martyre.

Sous Louis-Philippe l'homme privé accède à la tribune de l'histoire. L'extension de l'appareil démocratique par · un nouveau droit de vote coïncide avec la corruption parlemen­ taire organisée par Guizot. Protégée par elle, la classe dominante fait l'histoire en faisant ses affaires. Elle favorise la construction des chemins de fer pour augmenter son capital d'actions. Elle salue le règne de Louis-Philippe comiàl: celui de l'homme d'affaires privé. Avec la Révolution de Juillet la bourgeoisie a réalisé ses fins dl! 89 (Marx). ·

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Pour la première fois le domaine vital de l'homme privé s'oppose aux lieux de son travail. Il se situe dans son intérieur, et le comptoir en est le complément. A son comptoir l'homme privé tient compte du réel ; à son intérieur il demande de l'entretenir dans ses illusions. Nécessité d'autant plus pres­ sante qu'il ne lui vient point à l'idée d'élargir jusqu'au niveau social sa réflexion d'homme d'affaires. Pour donner figure à son ambiance privée il refoule société et affaires. Ainsi naissent les fantasmagories de l'intérieur. Pour l'homme privé cet intérieur représente l'univers. Il y rassemble le lointain et le passé. Son salon est une loge au théâtre du monde. Excursus sur le modern style. Avec lui s'accomplit, au tournant du siècle, le choc qui bouleverse l'intérieur. En tout cas, par son idéologie, il semble entraîner l'achèvement de l'intérieur. La transfiguration de l'âme solitaire apparaît comme sa fin. L'individualisme est sa théorie. Chez Vander­ velde la maison se présente comme l'expression de la person­ nalité. L'ornementation est à cette maison ce que la signature est au tableau. Mais la véritable signification du modern style ne s'exprime pas dans cette idéologie. Pour l'art assiégé par la technique dans sa tour d'ivoire il représente l'ultime tentative de sortie. Il mobilise toutes les réserves de l'intériorité. Elles trouvent leur expression dans le langage médiumnique des lignes, dans la fleur comme symbole de la nature végétale dans sa nudité, par opposition à un monde ambiant muni des armes de la technique. Il s'intéresse aux éléments nouveaux de l'architecture du fer, aux formes des poutrelles. Par le moyen de l'ornementation il tâche de récupérer ces formes au profit de l'art. Le béton lui fournit de nouvelles perspectives architecturales de mise en forme plastique. A cette époque le bureau devient le vrai centre de gravité du domaine vital. L'homme déréalisé se crée un port d'attache à domicile. Le bilan du modern style, c'est l' « architecte Solness » qui l'établit. - En s'appuyant sur son intérieur pour tâcher de relever le défi de la technique, l'individu court à sa perte.

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Je crois... à mon ame : la Chose. LÉON DEUBEL,

Œuvres (Paris 1929).

L'intérieur est le lieu de refuge de l'art. Le collectionneur est le véritable occupant de l'intérieur. Il transfigure les objets pour en faire sa chose. Sa tâche est celle de Sisyphe : en possédant les choses il doit les dépouiller de leur caractère de marchandises. Mais, au lieu de la valeur d'usage, il ne leur prête que la valeur d'amour. Le collectionneur se rêve non seulement dans un monde lointain ou passé, mais en même temps dans un monde meilleur, où certes, pas moins que dans celui de tous les jours, les hommes ne sont dén\unis de ce qu'ils utilisent, mais où les choses sont dispensées de la corvée d'être utiles. L'intérieur est non seulement l'univers, mais aussi l'étui de l'homme privé. Habiter signifie laisser des traces. Dans l'intérieur l'accent est mis sur elles. On imagine en masse des housses et des taies, des gaines et des étuis, où les objets d'usage quotidien impriment leur trace. Elles aussi, les traces de l'habitant s'impriment sur son intérieur. De là naît le roman policier qui est à l'afffit de ces traces. La « philosophie du mobilier » autant que ses nouvelles policières révèlent en Poe le premier physionomiste de l'intérieur. Les criminels des premiers romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais des hommes privés appartenant à la bour­ geoisie. 5. Baudelaire ou les rues de Paris. Tout pour moi devient alligorie BAUDELAIRE, Le Cygne.

Nourri de mélancolie, le génie de Baudelaire est un génie allégorique. Avec Baudelaire, pour la première fois, Paris devient objet de poésie lyrique. Cette poésie n'est pas un art régional, mais plutôt le regard de l'allégoriste qui touche la

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ville, le regard du dépaysé. C'est le regard du flâneur dont la forme de vie enveloppe encore d'un éclat réconciliateur celle du citadin de la grande ville, bientôt destinée à ne plus connaître aucune consolation. Le flâneur se tient encore sur le seuil de la grande ville, comme sur le seuil de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l'a encore subjugué. Ni dans l'une ni dans l'autre il n'est à l'aise. Il se cherche un asile dans la foule. Chez Engels et chez Poe l'on trouve les premières contributions à une physiognomonie de la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville habitée fait un signe de l'œil au flâneur, comme une fantasmagorie. Dans la foule la ville est tantôt paysage, tantôt boutique. Les deux constituent ensuite le magasin, par lequel la flânerie même devient utilisable pour l'échange des marchandises. Le magasin est le dernier tour du flâneur. Dans la personne du flâneur l'intelligence va au marché. A ce qu'elle s'imagine, pour le voir; en vérité, déjà pour y trouver un acheteur. A ce stade intermédiaire, où elle a encore des mécènes mais déjà commence à prendre l'habitude du marché, elle se présente comme bohème. Au caractère indécis de sa situation économique correspond le caractère indécis de sa fonction politique. Laquelle apparaît de la façon la plus frappante chez les comploteurs professionnels, qui très sou­ vent appartiennent à la bohème. Leur champ d'action est au début l'armée, ensuite la petite-bourgeoisie, occasionnelle­ ment le prolétariat. Cependant cette couche sociale trouve ses adversaires parmi les véritables chefs du prolétariat. Le Manifeste communiste met fin à son existence politique. La poésie baudelairienne tire sa force du pathos de révolte propre à cette couche. Il se range du côté des asociaux. Il ne connaît de réussite sexuelle qu'avec une prostituée. Facilis descensus Arverni. VIRGILE, Enéide.

Ce qui est unique en son genre dans la poésie de Baudelaire tient à ce que, chez lui, l'image de la femme et celle de la mort

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s'unissent intimement dans une troisième image, celle de Paris. Le Paris de ses poèmes est une ville qui a sombré, plus sous-marine que souterraine. En eux s'expriment bien les éléments chtoniques de la ville - sa formation topographique, le vieux lit abandonné de la Seine. Le décisif cependant chez Baudelaire est, dans le « mortel idyllique » de la ville, un substrat social, un substrat moderne. Le moderne est un accent capital de sa poésie. En le présentant comme spleen, il porte un coup mortel à l'idéal. Mais justement l'histoire morderne cite toujours l'histoire des origines. Ici grâce à l'ambiguïté qui caractérise les rapports et les événements sociaux de cette époque. L'ambiguïté est l'image visible de la dialectique, la loi de la dialectique au repos. Ce repos est utopie, et l'image dialectique, par conséquent, une image de rêve. Pareille image situe la marchandise dans sa pure et simple réalité, comme fétiche. C'est l'image que donnent les passages, tout aussi bien maisons qu'étoiles. L'image que donne aussi la prostituée, tout à la fois cliente et marchandise. Le voyage pour connaître ma géographie. Note d'un égaré (Paris 1907).

Le dernier poème des Fleurs du mal : Le Voyage. « 0 mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre. » Le dernier voyage du flâneur : la mort. Son but : le nouveau. « Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau. » Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d'usage de la marchandise. C'est l'origine du faux-semblant qui appartient de façon inaliénable aux images produites par l'inconscient collectif. La quintessence de la fausse conscience dont la mode se fait l'infatigable agent. Comme un miroir dans un autre, ce faux­ semblant du nouveau se reflète dans celui du toujours-pareil. Le produit de cette réflexion est la fantasmagorie de cette « histoire de la civilisation » où la bourgeoisie goûte les délices de sa fausse conscience. L'art, qui commence à douter de sa tâche et cesse d'être « inséparable de l'utilité » (Baudelaire),

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ne peut éviter de faire du nouveau sa plus haute valeur. Pour lui l' arbiter novarum rerum 1 devient le snob. Le snob est à l'art ce que le dandy est à la mode. - Au xvme siècle l'allégorie était devenue le canon des images dialectiques ; au x1x•, la nouveauté joue le même rôle. A côté des magasins de nouveautés interviennent les journaux. La presse organise le marché des valeurs spirituelles, ce qui, d'entrée de jeu, en provoque la hausse. Les non-conformistes protestent contre la livraison de l'art au marché. Ils se groupent sous la bannière de « l'art pour l'art ». De ce mot d'ordre naît la conception de l'œuvre d'art totale, qui tente de calfater l'art face à l'invasion de la technique. Les rites d'initiation par lesquels se célèbre ce culte sont le pendant de la distraction qui transfigure la marchandise. Ici et là, on fait abstraction de l'existence sociale de l'homme. Baudelaire succombe à la séduction de Wagner. 6. Haussmann ou les barricades. J'ai le culte du Beau, du Bien, des grandes choses, De la belle nature inspirant le grand art, Qu'il enchante l'oreille ou charme le regard ; J'ai l 'amour du printemps en fleurs : femmes et roses. BARON HAUSSMANN, Confession d'un lion devenu vieux. La floraison des décorations, Le charme du paysage, de l'architecture Et tout effet scénique reposent Seulement sur la loi de la perspective. FRANZ BÔHLE, Catéchisme théatral.

L'idéal de l'urbanisme haussmannien : des vues perspecti­ ves à travers de longues percées. Cet idéal correspond à la tendance qui se retrouve à travers tout le x1x• siècle ; ennoblir des nécessités techniques par des finalités artistiques. C'est transposées dans le tracé des avenues que devaient trouver 1. « L'arbitre du nouveau. ,.

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leur apothéose les institutions où s'affirme, séculier et spiri­ tuel, le règne de la bourgeoisie. Avant de les inaugurer comme des monuments commémoratifs. - L'activité d'Haussmann s'adapte à l'idéalisme napoléonien. Lequel favorise le capital financier. Paris vit les plus belles heures de la spéculation. De la société féodale le jeu de la Bourse hérite les formes du jeu de hasard. Aux fantasmagories de l'espace, auxquelles se livre le flâneur, correspondent les fantasmagories du temps, aux­ quelles s'accroche le joueur. Du temps le jeu fait un alcool. Lafargue y voit une imitation, sous forme réduite, des mystères de la conjoncture. Les expropriations d'Haussmann donnent vie à une trompeuse spéculation. Inspirés par l'oppo­ sition bourgeoise et orléaniste, les arrêts de la Cour de cassation augmentent le risque financier de l'opération haus­ smannienne. Haussmann tente d'étayer sa dictature et soumet Paris à un régime d'exception. Dans un discours devant le Corps législatif, en 1864, il exprime sa haine contre la population déracinée de la grande ville. Cette population que ses entreprises mêmes ne cessent d'accroître. L'enchérisse­ ment des loyers refoule le prolétariat dans les faubourgs. Ainsi les quartiers de Paris perdent leur physionomie propre. Naît la ceinture rouge. Haussmann s'est lui-même qualifié d' « artiste démolisseur » . II se sentait la vocation de son œuvre, et il y insiste dans ses Mémoires. Cependant elle fait de Paris, pour ses propres habitants, une ville étrangère. Ils ne s'y sentent plus chez eux. Ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville. De cette conscience naît l'œuvre monumentale de Maxime du Camp, Paris. Les Jéré­ miades d 'un haussmannisé lui donnent la forme d'une lamen­ tation biblique. Le vrai but des travaux d'Haussmann était la protection de la ville contre la guerre civile. II voulait rendre à jamais impossible l'érection de barricades à Paris. C'est dans la même intention que Louis-Philippe avait déjà introduit le pavé de bois; les barricades avaient pourtant joué un rôle dans la Révolution de Février. Engels s'est intéressé à la technique des barricades. De deux façons Haussmann entend les empê-

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cher. La largeur des boulevards doit en interdire la construc­ tion, et de nouvelles percées doivent raccourcir la distance entre les casernes et les quartiers ouvriers. Les contemporains baptisent l'entreprise un « embellissement stratégique ». Fais voir, en déjouant la ruse, 0 République, à ces pervers Ta grande face de Méduse Au milieu de rouges éclairs. Chanson d'ouvriers vers 1850.

Avec la Commune la barricade reparaît, plus forte et mieux assurée que jamais. Elle court à travers les Grands Boule­ vards, atteint souvent la hauteur du premier étage et couvre de vraies tranchées. De même que le Manifeste communiste termine la période des comploteurs professionnels, la Com­ mune met fin à la fantasmagorie qui pèse sur la liberté du prolétariat. Elle détruit l'illusion que la révolution proléta­ rienne, main dans la main avec la bourgeoisie, aurait pour tâche d'achever l'œuvre de 89. Ce faux-semblant domine toute la période de 1831 à 1871, de l'insurrection lyonnaise à la Commune. La bourgeoisie n'a jamais partagé cette erreur. Sa lutte contre les droits sociaux du prolétariat commence dès la Révolution et coïncide avec le mouvement philanthropique qui la dissimule et connaît sous Napoléon III son plus significatif développement. A ce mouvement appartient l'œu­ vre monumentale qui en indique l'orientation, les Ouvriers européens, de Le Play. A côté de la lutte cachée que représente la philanthropie, la bourgeoisie n'a jamais interrompu la lutte ouverte de classe. Dès 1831 on la discerne dans cette phrase du Journal des Débats : « Tout fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur parmi ses esclaves. » Si c'est la malédiction des anciennes révoltes ouvrières de n'avoir aucune théorie révolutionnaire pour leur montrer le chemin, c'est d'autre part aussi la condition de la force immédiate et de l'enthousiasme avec lequel on entreprend la mise en place d'une société nouvelle. Cet enthousiasme, qui atteint son sommet avec la

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Commune , attire parfois dans le camp des travailleurs les meilleurs éléments de la bourgeoisie, mais finalement c'est à ses pires éléments qu'elle le livre . Rimbaud et Courbet prennent parti pour la Commune. L'incendie de Paris cou­ ronne dignement l'œuvre destructrice d'Haussmann. Mon bon père avait été à Paris. Lettres de Paris ( 1842) .

KARL GUTZKOW,

Balzac a parlé le premier des ruines de la bourgeoisie. Mais le surréalisme est le premier à les avoir considérées d'un regard libre . Le développement des forces productives avait ruiné les symboles optatifs du siècle précédent bien avant que tombassent les monuments qui les représentaient. Au xrx• siècle l'évolution a émancipé du joug de l'art les forces structurantes, comme au xvr• siècle les sciences s'étaient libérées de la philosophie. L'architecture montre la voie en devenant construction d'ingénieur. Vient ensuite la photogra­ phie comme reproduction de la nature . La création imagina­ tive se prépare, comme graphique publicitaire , à devenir pratique . Dans le feuilleton la littérature se soumet au montage. Tous ces produits ont dessein de se présenter sur le marché à titre de marchandises. Mais ils hésitent encore sur le seuil. De cette époque datent passages et intérieurs, halls d'exposition et panoramas. Ce sont les reliques d'un monde rêvé. L'utilisation au réveil des éléments oniriques est le pont• aux-ânes de la pensée dialectique. C'est pourquoi la pensée dialectique est l'organe du réveil historique. Chaque époque ne rêve pas seulement de la prochaine, mais en rêvant elle s'efforce de s'éveiller. Elle porte en elle sa propre fin et comme Hegel déjà l'a -reconnu - elle développe cette fin par les voies de la ruse. Avec l'écoulement de l'économie mar­ chande nous commençons à reconnaître, avant même qu'ils tombent, que les monuments de la bourgeoisie sont des ruines.

Le narrateur

Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov 1 •

I Tout familier que nous est son nom, il s'en faut de beaucoup que le narrateur, dans son activité vivante, nous soit vraiment présent. Il est pour nous une réalité lointaine et qui s'éloigne de plus en plus. Qualifier Leskov de narrateur, c'est moins le rapprocher de nous qu'augmenter au contraire sa distance. Vu de loin, le narrateur se présente sous quelques grands traits simples. Ou, pour mieux dire, ces traits se détachent comme peut le faire, sur un rocher qu'on considère à la bonne distance et sous l'angle convenable, une tête d'homme ou un corps d'animal. Ce qui nous prescrit ici et la distance et l'angle, c'est une expérience à peu près quotidienne. Elle nous apprend que l'art de raconter est en voie de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des personnes qui sachent narrer une histoire. Et s'il advient qu'en société quelqu'un émette le vœu d'écouter un récit, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir dans l'assistance. Il semble que nous ayons perdu une 1. Nicolas Leskov est né en 1831 dans le gouvernement d'Oriol et mort en 1895 à Saint-Pétersbourg. Ses intérêts et ses sympathies pour le monde paysan !'apparentent à Tolstoï, son orientation religieuse le rapproche de Dostoïevsky. Mais les écrits où il exprime ses principes et ses théories se sont révélés la partie la plus caduque de son œuvre. L'importance de Leskov tient à ses récits, qui datent de la seconde période de sa vie littéraire.

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faculté que nous pouvions croire inaliénable, que nous consi­ dérions comme la moins menacée : celle d'échanger des expériences. L'une des raisons de cette perte est évidente : la cote de l'expérience a baissé; et il apparaît bien qu'elle tend à zéro. II suffit, chaque matin, de jeter un coup d'œil sur un journal pour constater que, depuis la veille, le cours de l'expérience est descendu encore plus bas, que non seulement l'image du monde extérieur, mais même celle du monde moral, ont subi des transformations qu'on n'aurait jamais crues possibles. Avec la Guerre mondiale, on a vu s'amorcer une évolution, processus qui, depuis lors, n'a pas cessé de s'accélérer. N'avions-nous pas constaté, après l'Armistice, que les combat­ tants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d'expérience communicable? Ce qu'on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n'avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche. Rien d'étonnant à cela. Jamais on n'avait vu expériences aussi foncièrement convaincues de mensonge, - les expériences stratégiques par la guerre de tranchées, les expériences économiques par l'inflation, les expériences physiques par le blocus, les expériences morales par les gouvernants. Une génération qui avait encore connu, pour aller à l'école, les tramways à chevaux, se trouvait en plein air, dans un paysage où tout avait changé, sauf les nuages, et, au-dessous d'eux, dans un champ de forces d'explosions et de courants destruc­ teurs, le tout petit corps fragile de l'homme. II Une expérience transmise de bouche en bouche, - c'est à cette source qu'ont puisé tous les narrateurs. De tous les écrivains qui ont recueilli des histoires, les plus grands sont ceux dont le récit est le moins infidèle à la tradition orale des conteurs anonymes. Au reste, il faut distinguer, parmi ces conteurs mêmes, deux groupes entre lesquels les interférences

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ne manquent pas. Le visage du narrateur ne prend toute sa consistance que s'il est à la fois le représentant vivant de l'un et de l'autre. Le proverbe dit : « Quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu 1 • » C'est supposer que le narrateur est un homme qui revient de très loin. Mais on écoute avec autant de plaisir celui qui, gagnant honnêtement son pain, est resté au pays et qui connaît histoires et traditions du cru. Si l'on remonte, pour définir ces deux catégories de narrateurs, à leurs prototypes archaïques, on pourra dire que le laboureur sédentaire représente la première, le navigateuF- marchand la seconde. En fait, les deux milieux ont produit leurs deux lignées de conteurs. Et chacune d'elles a conservé, au cours des siècles, ses caractères propres. Parmi les conteurs alle­ mands modernes Hebei et Gotthelf se rattachent à un groupe, Sealsfield et Gerstacker à l'autre. Il ne s'agit au reste, comme on l'a dit déjà, que de deux types fondamentaux. On ne peut saisir dans toute son extension historique le vrai domaine de la narration si l'on ne tient pas compte de la très intime inter­ pénétration qui s'est opérée entre ces deux types primitifs. Interpénétration à laquelle le Moyen Age a singulièrement contribué, grâce à sa structure corporative. Les maîtres sédentaires et les compagnons ambulants travaillaient côte à côte dans les mêmes boutiques, et chaque maître avait voyagé comme compagnon, avant de se fixer, dans son pays d'origine ou ailleurs. Si les paysans et les marins excellèrent les premiers dans l'art du récit, c'est au milieu artisanal que cet art doit son perfectionnement. Il put ainsi concilier le message venu des pays lointains - tel que le rapporte chez lui l'homme qui a beaucoup voyagé - et le message du passé - tel que le sédentaire aime à le recueillir 2 • 1. En allemand : « Qui fait un voyage a quelque chose à raconter. • 2. Dans le texte du Mercure de France, l"auteur ajoute : « C'est ainsi que se constitue ce personnage du narrateur qui, comme l"a si bien dit Jean Cassou, donne son ton au récit et rend compte de son caractère réel, - ce personnage auprès de qui le lecteur aime à se réfugier comme auprès d'un frère, pour retrouver la mesure, l'échelle des sentiments et des événements naturels • à l'homme. •

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III Leskov est aussi à l'aise dans les espaces lointains que dans les temps reculés. Fidèle de l'Eglise orthodoxe, il s'intéressait vivement aux problèmes religieux. Il n'en était pas moins l'adversaire déclaré de la bureaucratie cléricale. Comme il n'appréciait pas davantage l'administration laïque, il n e conserva jamais longtemps aucun poste officiel. L e métier qui fut sans doute le plus favorable à son activité littéraire est le poste, qu'il occupa quelque temps, de représentant pour la Russie d'une grande firme anglaise. A ce titre il eut l'occasion de voyager à travers tout le pays et ces voyages, tout en enrichissant son expérience du monde, lui permirent de mieux connaître l'état de la Russie. Il fut de la sorte en contact avec les sectes campagnardes et de cette rencontre ses récits portent plus d'une trace. Les légendes du terroir lui ont fourni des armes dans sa lutte contre la bureaucratie cléricale. On trouve sous sa plume toute une série de narrations en forme de légende; elles ont pour centre un personnage de juste, rarement un ascète, en général un homme simple et laborieux, qui semble devenir un saint le plus naturellement du monde. Leskov ignore l'exaltation mystique. Bien qu'il lui arrive de rapporter des événements miraculeux, même en matière de piété il préfère le terrain solide du naturel. Son idéal est l'homme qui a les pieds sur la terre, sans y prendre toutefois de trop fortes attaches. Son attitude est analogue en ce qui concerne les affaires du monde. Elle explique qu'il ne se soit mis à écrire qu'assez tard, à vingt-neuf ans, après ses tournées commerciales. Le premier texte imprimé qui porte sa signa­ ture est intitulé : Pourquoi les livres sont chers à Kiev. Une série d'opuscules sur la classe ouvrière, sur l'alcoolisme, sur les médecins de police, sur le chômage chez les commerçants, précèdent son œuvre de conteur.

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IV Le sens pratique est un trait caractéristique chez beaucoup de conteurs-nés. On le rencontre, par exemple, avec moins de continuité, chez un Gotthelf, qui donnait des consultations d'économie rurale à ses paysans; il se trouve chez un Nodier, qui s'est intéressé aux dangers de l'éclairage par le gaz, et un Hebei, qui, dans son Ecrin, dispense à ses lecteurs de menus enseignements scientifiques, appartient, lui aussi, à la même famille. C'est là un fait révélateur quant à la nature même de tout véritable récit. Explicite ou implicite, il présente toujours un aspect utilitaire. Cet aspect se traduit parfois par une moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle de vie, - en tout cas le narrateur est un homme de bon conseil. Si la formule aujourd'hui paraît vieillie, c'est que l'expérience devient de moins en moins communicable. Aussi nous ne savons plus nous conseiller nous-même ni conseiller autrui. Conseiller, c'est moins répondre à une question que présenter une suggestion concernant la suite d'une histoire (en train de se passer). Pour recevoir cette suggestion, il faudrait d'abord être capable de raconter cette histoire. (Sans compter qu'un homme ne peut profiter d'un bon conseil que s'il est capable de décrire la situation où il se trouve.) Tissé dans l'étoffe même de la vie, le conseil est une sagesse. Si l'art narratif tend à se perdre, c'est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt lui aussi. Mais le processus ne date pas d'aujourd'hui. Et rien ne serait plus fou que de le considérer comme un simple « phénomène de décadence >>, à plus forte raison comme un fait spécifiquement « moderne ». Il s'agit bien plutôt d'une manifestation parallèle à l'évolution histori­ que des forces productives; c'est cette évolution qui, au cours des siècles et de façon tout à fait progressive, a éliminé le récit du domaine de la parole vivante et rend en même temps sensible, en ce qui disparaît, une beauté nouvelle.

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V Le premier signe avant-coureur d'un processus, qui devait aboutir au déclin de la narration, fut l'apparition du roman au début des Temps modernes. Ce qui distingue le roman du récit (et de l'épopée au sens étroit), c'est qu'il est inséparable du livre. Le roman n'a pu se développer qu'avec l'invention de l'imprimerie. La tradition orale - domaine de l'épopée - est d'une tout autre nature que ce qui fait l'étoffe même du roman. Le caractère propre du roman, en face de toutes les autres formes de prose - contes, légendes, voire nouvelles est de ne dépendre aucunement de la tradition orale et de ne rien lui apporter. Mais c'est par là surtout qu'il s'oppose au récit. Le narrateur emprunte la matière de sa narration, soit à son expérience propre, soit à celle qui lui a été transmise. Et ce qu'il narre devient expérience pour qui l'écoute. Le romancier se tient à l'écart. Le lieu de naissance du roman est l'individu solitaire, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui est en lui le plus essentiel, car il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Ecrire un roman, c'est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure. Au cœur même de la vie en ce qu'elle a de plus riche, par la description de cette richesse, le roman révèle la situation d'un homme qui ne reçoit ni ne donne aucun conseil. Le premier grand roman, Don Quichotte, révèle dès l'abord comment la grandeur d'âme, la hardiesse, la générosité d'un des plus nobles héros, le Quichotte lui-même, sont entièrement privées de conseil et ne possèdent plus la moindre trace de sagesse. S'il est advenu une fois ou l'autre, au cours des siècles, comme ce fut le constant dessein de Gœthe en écrivant les Années d'apprentis­ sage de Wilhelm Meister, qu'un romancier voulût se présenter en même temps comme maître de sagesse, ces tentatives aboutissent toujours à modifier la forme même du roman. En intégrant la vie d'une société dans l'histoire d'une personne, un roman de cette sorte ne justifie les ordres qui le détermi� nent que de la façon la plus fragile qui se puisse concevoir. Sa

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légitimation gauchit sa réalisation. Dans le roman éducatif l'inaccessible devient événement. VI Les rythmes qui gouvernent l'évolution des formes épiques doivent être considérés comme analogues à ceux qui, au cours de centaines de milliers d'années, régissent les grands boule­ versements géologiques. Il n'est presque aucllne forme de communication inter-humaine qui ait mis si longtemps à se constituer, si longtemps aussi à se perdre. Les débuts du roman remontent à l'Antiquité, mais il a fallu attendre plusieurs siècles que l'ascension de la bourgeoisie lui fournît les éléments qu'exigeait son essor. Dès que ces éléments furent en place, la narration commença sa lente régression vers le domaine de l'archaïsme; elle eut beau s'approprier de maintes manières les nouveaux contenus correspondant à l'évolution sociale, jamais ils ne jouèrent pour elle un rôle décisif. D'un autre côté, avec les progrès de la presse devenue l'un des instruments essentiels du grand capitalisme à l'époque où la bourgeoisie eut achevé d'imposer sa puissance - on a vu s'élever au premier rang une forme de communica­ tion qui, si lointaines qu'en pussent être les origines, n'avait jamais agi jusqu'alors de façon déterminante sur les formes épiques. Or elle le fait aujourd'hui. Et l'on voit bien que, tout aussi étrangère à la narration, elle est pour elle beaucoup plus dangereuse que le roman, que par ailleurs elle met en crise. Cette nouvelle manière de communiquer est l'information. Le fondateur du Figaro, Villemessant, a défini l'information dans une formule célèbre : « Pour mes lecteurs, disait-il volontiers, un feu de cheminée au Quartier latin est plus intéressant qu'une révolution à Madrid. » Formule saisissante, qui montre bien que dorénavant ce qui trouve . le plus d'audience n'est point la nouvelle venue de loin, mais l'infor­ mation sur les réalités les plus proches. La nouvelle venue de loin - de pays étrangers ou d'une tradition éloignée dans le

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temps - disposait d'une autorité qui la rendait valable en l'absence même de tout contrôle. L'information prétend à une possibilité rapide de vérification. Ce qu'on lui demande avant tout est de se présenter de façon « compréhensible en soi et pour soi ». Souvent elle n'est pas plus exacte que ne l'étaient les nouvelles transmises aux siècles passés. Mais alors que ces nouvelles prenaient dans bien des cas un aspect merveilleux, l'information doit apparaître comme plausible. C'est ce qui la rend inconciliable avec l'esprit de la narration. Si l'art de conter est devenu chose rare, cela tient avant tout aux progrès de l'information. Chaque matin, on nous renseigne sur tout ce qui s'est passé à la surface du globe. Et cependant nous sommes pauvres en histoires surprenantes. Cela tient à ce qu'aucun événement n'arrive plus jusqu'à nous sans être accompagné d'explica­ tions. Autrement dit, à peu près rien de ce qui advient ne profite à la narration, presque tout sert à l'information. Pour une bonne part, l'art du narrateur tient à ce que l'histoire qu'il nous rapporte se passe de toute explication. A cet égard on peut considérer Leskov comme un maître du genre (qu'on songe à des récits comme La Fraude et L 'Aigle blanc). L'extraordinaire, le merveilleux, est conté au lecteur avec la plus grande précision, mais l'événement ne lui est pas imposé dans ses connexions logiques. C'est à lui d'interpréter la chose comme il l'entend. Le récit acquiert de la sorte un champ d'oscillation qui manque à l'information. VII Leskov s'est mis à l'école des Anciens. Le premier narrateur grec fut Hérodote. Au livre troisième, chapitre XIV, de ses Histoires, nous lisons une histoire qui est bien instructive. Il s'agit de Psamménite : « Lorsque le roi d'Egypte Psamménite eut été vaincu et fait prisonnier par le roi des Perses Cambyse, ce dernier résolut d'humilier le captif. H donna l'ordre de le placer sur le chemin que devait suivre le cortège triomphal des

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Perses. Et, de plus, il fit en sorte que le prisonnier pftt voir passer sa fille allant à la fontaine avec une cruche 1 • Alors que tous les Egyptiens, à ce spectacle, se plaignaient et se lamentaient, Psamménite seul ne disait mot et restait immo­ bile; et, voyant peu après son fils qu'on emmenait au supplice avec le cortège, il ne bougea pas davantage. Mais lorsqu'il reconnut ensuite, dans les rangs des prisonniers, un de ses serviteurs, un vieillard misérable, alors il se frappa la tête avec les poings et présenta tous les signes de la plus profonde désolation 2 • » Cette histoire nous montre clairement ce qu'est une authen­ tique narration. L'information n'a de valeur qu'au temps de sa nouveauté. C'est alors seulement qu'elle est vivante, qu'elle se livre tout entière sans prendre le temps de s'expliquer. Il en va autrement de la narration : elle ne se livre pas. Elle conserve ses forces recueillies en elle-même et reste encore longtemps capable de s'expliciter. C'est ainsi que Montaigne, revenant sur le cas de ce roi égyptien, s'est demandé : Pourquoi pleure­ t-il à la vue de son serviteur? Montaigne répond : « Ce ne fut qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de patience 3 • » Mais on pourrait 1. Travail spécifiquement servile chez les Egyptiens. 2. Benjamin cite ici, comme s'il s'agissait du texte même des Histoires, un résumé approximatif et écourté qui semble de seconde main. Chez Hérodote, le « misérable serviteur » est un ancien courtisan réduit à la mendicité par les malheurs du temps, et l'historien nous Je présente, non point dans Je cortège des prisonniers, mais • demandant l'aumône aux soldats ». Ce n'est là cependant qu'un détail. Le plus grave est que ce récit, tel que le rapporte Benjamin, reste sans conclusion et il faut, à ses yeux, qu'il en soit bien ainsi. Mais, comme on va Je voir, ce n'est aucunement le cas. 3. Montaigne, ayant rappelé l'attitude de Psamménite, la rapproche de celle de Charles de Guise lorsqu'il apprit au concile de Trente la mort successive de ses deux frères : « Ayant soutenu ces deux charges d'une constance exemplaire, comme, quelques jours après, un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident et, quittant sa résolution, s'abandonna au deuil et au regret > (Essais, l, 2 : De la tristesse). C'est pour éclairer la conduite du cardinal français que Montaigne recourt à l'explication • psychologique » citée par Benjamin. 11 connait trop bien Hérodote pour l'appliquer à Psamménite, puisque l'historien

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dire aussi bien : « Le destin de personnages royaux n'émeut pas le roi , car c'est son propre destin » , - ou : « Bien des choses nous touchent au théâtre qui ne nous émeuvent pas dans la vie ; pour le roi le serviteur n'est qu'un comédien » , ou encore : « Une grande douleur se contient et n'éclate qu'au moment d'une détente . La vue du serviteur a servi de détente . » Hérodote ne fournit aucune explication . Il rapporte les faits de la façon la plus sèche 1 . C'est pourquoi, après des millénaires, cette histoire de l'ancienne Egypte est encore capable de nous surprendre et de nous donner à réfléchir. Elle ressemble à ces grains de blé qui , malgré un séjour de tant de siècles dans les chambres fortes des Pyramides, conservent aujourd'hui encore toute leur puissance de germination .

grec lui-même rapporte en termes exprès la réponse de !'Egyptien au Perse qui l'interroge : « Surpris de sa conduite, Cambyse envoya un messager et fit poser cette question : Ton maitre Cambyse te demande ceci, 6 Psamménite : Pourquoi donc, à la vue de ta fille subissant un traitement injurieux, et de ton fils conduit au supplice, n 'as-tu poussé ni cris ni gémissements, et pourquoi as-tu fait cet honneur à ce mendiant dont une enqu2te a prouvé qu'il ne t 'était pas apparenté ? Telle fut la question posée et voici ce que répondit Psamménite : Fils de Cyrus, les maux de ma maison étaient trop grands pour 2tre déplorés ; mais l 'infortune d 'un compa­ gnon tombé d 'une grande richesse dans l 'indigence, alors qu'il était au seuil de la viei/lesse, mérite bien des larmes. Quand cette réponse eut été rapportée au roi et à ses conseillers, ils jugèrent, dit-on, que c'était une sage réponse. » (trad. Legrand, légèrement modifiée. Les Belles-Lettres, Paris 1939, p. 48). Cette « sage réponse », Montaigne la condense à son tour de façon plus « sentencieuse » encore : « ... Cambises, s'enquerant à Psammenitus pourquoy, ne s'estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy d'un de ses amis : C'est, répondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par les larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. » 1. On concédera difficilement que le récit d'Hérodote soit « sec » et, moins encore, qu'il ne « fournisse aucune explication ». Ce qui justifie cependant - en un sens - les observations de Benjamin est qu'en définitive la « sage réponse » d'un souverain « avisé » se réduit à une simple « maxime ., ( « Les grandes douleurs sont toujours muettes »). Elle ressemble .peu aux « explications » que. pourrait donner aujourd'hui tel disciple de Freud ou de Marx.

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VIII Rien ne permet mieux à un récit de se graver durablement dans la mémoire que cette sobre concision qui le soustrait à l'analyse psychologique. Et, dans la mesure même où il paraît plus naturel que le narrateur ne s'embarrasse d'aucune nuance psychologique, ce qu'il raconte s'impose davantage à la mémoire des auditeurs, s'adapte plus sûrement à leur propre expérience, et finalement ces auditeurs auront eux-mêmes, tôt ou tard, plus de plaisir à le raconter à leur tour. Ce processus d'assimilation, se déroulant dans les profondeurs, exige un état de détente qui devient de plus en plus rare. Si le sommeil est le moment le plus parfait de la détente corporelle, sur le plan spirituel l'ennui joue un rôle analogue. Il est l'oiseau de rêve qui couve l'œuf de l'expérience. Au moindre bruit dans le feuillage, l'oiseau s'envole. Dans les villes, il ne trouve plus aucun endroit pour faire son nid - faute d'activités qui se lient intimement à l'ennui; à la campagne même, ses occasions de nicher sont de moins en moins fréquentes. Ainsi se perd le don de prêter l'oreille, et de ceux qui prêtent l'oreille la commu­ nauté disparaît. On ne raconte jamais d'histoires que pour qu'elles soient répétées, et l'on cesse de narrer dès que les récits ne se conservent plus. S'ils ne se conservent plus, c'est qu'on a cessé, en les écoutant, de filer et de tisser. Plus l'auditeur s'oublie lui-même, plus les mots qu'il entend s'inscrivent profondément en lui. Lorsque le rythme du travail se rend maître de lui, il prête l'oreille aux histoires de telle façon que de lui-même le don lui advient de les répéter. Ainsi se tisse le filet où repose le don narratif. Ainsi voyons-nous aujourd'hui se défaire de toutes parts ce réseau qui s'était constitué, il y a plusieurs millénaires, dans les plus anciennes formes d'artisanat.

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IX Telle qu'elle a si longtemps prospéré chez les artisans - paysans, marins et ensuite citadins -, la narration est elle­ même une forme pour ainsi dire artisanale de la communica­ tion. Elle ne vise point à transmettre le pur « en-soi » de la chose, comme une information ou un compte rendu. Elle fait pénétrer la chose dans la vie même du narrateur et c'est à cette vie qu'ensuite elle l'emprunte. Elle imprime sur le récit la marque du narrateur, comme le potier laisse sur le vase d'argile la trace de ses mains. Celui qui raconte une histoire incline toujours à rapporter d'abord les circonstances qui lui ont permis d'apprendre ce qu'il va répéter, quand il ne la présente pas tout simplement comme une aventure qu'il a lui­ même vécue. Au début de La Fraude, Leskov décrit un voyage en chemin de fer et il place son récit dans la bouche d'un compagnon de wagon. Ailleurs il évoque l'enterrement de Dostoïevsky, et c'est là, nous dit-il, qu'il a fait connaissance avec l'héroïne de son conte : A propos de la Sonate à Kreutzer. C'est dans un cèrcle de lecture qu'il a appris les faits rapportés dans ses Hommes intéressants. La présence du narrateur se marque ainsi de maintes façons dans le récit lui-même : s'il n'a pas en personne vécu les événements, du moins il les tient directement de ceux qui en furent les héros. Cet art de narrer - sous son aspect artisanal -, Leskov lui­ même au demeurant l'a bien considéré comme tel : « Ecrire, déclare-t-il dans une lettre, n'est pas pour moi un art libéral, mais un métier manuel. » Il n'est donc pas surprenant qu'il se soit senti en communion avec les artisans, alors que la technique industrielle lui restait parfaitement étrangère. Tol­ stoï qui, sur ce point, ne pouvait que sympathiser avec lui, indique en passant ce ressort essentiel du talent narratif de Leskov lorsqu'il le définit comme le premier écrivain « qui ait dénoncé les inconvénients du progrès économique. Il est surprenant, ajoutait-il, qu'on lise tant Dostoïevsky [ ... ] . Je ne comprends pas, en revanche, qu'on ne lise guère Leskov. C'est

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un auteur qui dit la vérité. » Dans une histoire malicieuse et pétulante , La Puce d 'acier, qui tient à la fois de la légende et de la farce, Leskov a glorifié l'artisanat de son pays en décrivant les orfèvres de Tula. Leur chef-d'œuvre, une puce en acier, présenté à Pierre le Grand convainc le tzar que les Russes n'ont rien à envier aux Anglais. C'est sans doute Valéry qui a décrit de la façon la plus significative l'image spirituelle de cet univers artisanal auquel appartient le narrateur. Parlant, dans Les Broderies de Marie Monnier, des choses achevées qu'on trouve dans la nature, perles sans défaut, vins parfaits et m0ris, créatures réellement accomplies, il les décrit comme les précieux produits d'une longue suite de causes pareilles à elles-mêmes. Mais cette accumulation de telles causes n'aurait d'autre limite que la perfection même : « L'homme jadis imitait cette patience. Enluminures, ivoires profondément refouillés; pierres dures parfaitement polies et nettement gravées; laques et peintures obtenues par la superposition d'une quantité de couches minces et translucides [ . . . ] , - toutes ces productions d'une industrie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L'homme d'aujourd'hui ne cultive point ce qui ne peut point s'abréger 1 • » De fait, il a même réussi à abréger la narration. Nous avons assisté à la naissance du short story, qui s'est arraché à la tradition orale et ne permet plus cette lente superposition de couches minces et transparentes, où l'on peut voir l'image la plus exacte de la façon dont naît la parfaite narration, à travers une série de versions successives. X Valéry conclut ainsi ses réflexions : « On dirait que l'affai­ blissement dans les esprits de l'idée d'éternité coïncide avec le 1. Pléiade, I, p. 1244.

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dégoût croissant des longues tâches. » Depuis toujours la pensée de l'éternité a trouvé dans la mort sa principale source. Si cette pensée s'affaiblit, c'est, on peut le présumer, que la mort a pris elle-même un autre visage. Cette modification se confond avec celle qui a rendu l'expérience moins communica­ ble, à mesure que déclinait l'art de la narration. Au cours des derniers siècles, on peut constater combien, dans la conscience commune, l'idée de la mort a perdu de son omniprésence et de sa force suggestive. A ses dernières étapes, le processus s'est accéléré. Au x1x• siècle, la société bourgeoise, avec ses institutions hygiéniques et sociales, privées et publiques, a obtenu un résultat accessoire, qui était peut-être inconsciemment son but principal : permettre aux hommes de ne plus assister à la mort de leurs congénères. La mort représentait jadis, dans la vie de l'individu, un acte public, de valeur hautement exemplaire (qu'on songe à ces tableaux du Moyen Age, où le lit de mort est devenu un véritable trône, vers lequel afflue tout un peuple, à travers les portes grandes ouvertes de la maison mortuaire !). A mesure qu'avancent les Temps modernes la mort échappe de plus en plus à l'attention des vivants. Jadis il n'y avait guère de maison ni de pièce où quelqu'un ne fllt mort. (Le Moyen Age percevait aussi, dans l'ordre de l'espace, ce qui signifie, dans l'ordre du temps, l'inscription du cadran solaire d'lbiza : Ultima multis 1 .) Aujourd'hui les bourgeois vivent dans des lieux où personne n'est mort, froids habitants de l'éternité, qui, l'heure venue, iront mourir en maison de santé ou en clinique. Or, c'est surtout chez le mourant qu'on voit prendre forme de réalité transmissible, non seulement le savoir ou la sagesse d'un homme, mais surtout le contenu même de sa vie, c'est-à-dire la matière dont sont faites les histoires. De même qu'au moment de la mort il voit défiler intérieurement une série d'images - faites de vues prises sur sa propre personne dans les instants où, sans le savoir, il s'est lui-même rencon­ tré - ainsi, d'un seul coup, dans ses gestes et ses regards, c'est 1. « La dernière pour beaucoup. >

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l'inoubliable qui surgit et qui confère, à tout ce qui concerne cet homme, l'autorité dont se revêt pour les vivants, à l'heure de la mort, jusqu'au plus pauvre diable. La narration repose sur cette autorité. XI La mort est la sanction de tout ce que peut rapporter le narrateur. A la mort il a emprunté son autorité. En d'autres termes : c'est à l'histoire de la nature que renvoient ses histoires. Telle est la vérité qu'exprime, sous une forme exemplaire, l'incomparable Jean-Pierre Hebei dans un de ses plus beaux récits. Il figure dans !'Ecrin de l 'ami des foyers rhénans et s'intitule Revoir inespéré. L'auteur raconte, pour commencer, les fiançailles d'un jeune apprenti qui travaille dans les mines de Falun. La veille du mariage, il trouve, au fond de sa galerie, la mort du mineur. Sa fiancée reste fidèle au disparu et elle vit assez longtemps pour que, petite vieille très âgée, elle puisse reconnaître un jour son fiancé dans un cadavre exhumé de la galerie abandonnée et que le vitriol ferreux a protégé de la décomposition. Après cette rencontre inespérée, elle mourra à son tour . Or , lorsqu'il a fallu qu'au cours de son récit Hebei rendît sensible à ses lecteurs le long écoulement des années, voici comme il a procédé : « Cepen­ dant, la ville de Lisbonne fut détruite par un tremblement de terre et la Guerre de Sept ans se termina, l'empereur Fran­ çois 1°' mourut, les jésuites furent expulsés et la Pologne parta­ gée, et fimpératrice Marie-Thérèse mourut, et Struensee fut exé­ cuté. L'Amérique devint libre, et les forces unies de la France et de l'Espagne ne purent forcer Gibraltar. Les Turcs enfermè­ rent le général Stein dans la grotte des Vétérans, en Hongrie, et l'empereur Joseph mourut à son tour. Le roi Gustave de Suède prit la Finlande aux Russes et la Révolution française commença, et la longue guerre, et l'empereur Léopold II mourut, lui aussi. Napoléon soumit la Prusse, et les Anglais bombardèrent Copenhague, et les laboureurs semèrent et

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moissonnèrent. Le meunier moulut, et les forgerons battirent, et les mineurs, dans leurs chantiers souterrains, creusèrent des galeries à la recherche de filons métallifères. Mais lorsque les mineurs de Falun, en 1809 ... » Jamais aucun narrateur n'a plus profondément inséré son récit dans l'histoire de la nature que Hebei ne réussit à le faire par cette chronologie. Il suffit de la lire attentivement : on y voit reparaître la mort aussi régulièrement que l'homme à la faux dans les cortèges qui défilent à midi sur les horloges de cathédrales. XII Chaque fois qu'on veut étudier une certaine forme épique, il faut tenir compte de la relation qui lie cette forme à l'historiographie. Disons plus : il faut même se demander si l'historiographie ne représentait pas, entre toutes les formes épiques, la seule qui ne fasse aucune place à la création. L'histoire écrite serait alors aux formes épiques ce que la lumière blanche est aux couleurs du spectre. Quoi qu'il en soit, parmi toutes les formes d'épopée il n'en est aucune qui, plus que la chronique, se présente indubitablement dans la lumière pure, achromatique, de l'histoire écrite. Et, sur la large raie spectrale de la chronique, on saisit, comme les nuances d'une seule et même couleur, l'étagement de tous les modes possibles de narration . Le chroniqueur est le narrateur de l'histoire. Rappelons-nous le passage de Hebei qu'on a cité plus haut; le ton en est celui d'une chronique et l'on peut mesurer facilement, sur cet exemple, la différence . entre l'historien, qui écrit l'histoire, et le chroniqueur, qui la raconte. L'historien est tenu d'expliquer de façon ou d'autre les événements qu'il rencontre; en aucun cas il ne peut se contenter de les représenter comme de simples échantillons de ce qui advient dans le monde. Mais c'est ainsi justement que procèdent les chroniqueurs, surtout au Moyen Age, où la chronique prend sa forme classique, préparant l'historiogra-

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phie moderne. En subordonnant le récit des événements aux insondables desseins de la providence divine, ils se sont déchargés dès l'abord du souci de démontrer et d'expliquer. Ils se contentent de pratiquer une exégèse, dont le rôle n'est aucunement de situer des événements dans une chaîne rigou­ reuse, mais de décrire la manière dont ils prennent place dans le cours insondable des choses. Que le cours des choses soit lié à l'histoire du salut ou dépende de causes naturelles, peu importe. Sous le visage du narrateur, c'est bien le chroniqueur qui se 'retrouve, trans­ formé et pour ainsi dire sécularisé. Leskov est un de ceux dont l'œuvre fournit, à cet égard, le plus clair témoignage. On y trouve tout à la fois le chroniqueur qui se réfère à l'histoire sainte et le conteur qui considère l'histoire profane; pour beaucoup de ses récits, on aurait peine à discerner s'ils se détachent sur la trame dorée d'une vision religieuse de l'histoire ou sur la trame bariolée d'une vision profane de cette même histoire. Qu'on songe, par exemple, au conte intitulé L 'Alexandrite qui replace le lecteur « en ces temps anciens, où les pierres, dans les entrailles de la terre, et les planètes, au haut des cieux, se souciaient encore de la destinée humaine, et non point aujourd'hui, où, dans le ciel comme sous la terre, tout est devenu indifférent au sort des humains, où aucune voix, d'où qu'elle vienne, ne leur parle plus ni ne répond plus à leurs désirs. Les planètes autrefois inconnues ne jouent plus aucun rôle dans les horoscopes, et l'on a découvert aussi une foule de pierres, toutes mesurées et pesées, dont on connaît exacte­ ment le poids spécifique et la densité, mais qui ne nous annoncent plus rien et ne nous sont d'aucune utilité. Le temps n'est plus où elles conversaient avec les hommes ». Il est visible qu'on ne saurait guère définir de façon univoque le cours des choses tel que l'illustre ce récit de Leskov. Dépend-il d'une histoire sacrée ou d'un déterminisme naturel? Ce qui est sûr, c'est qu'à titre même de « cours des choses », il échappe à toute catégorie proprement historique. Leskov nous dit que sont révolus les temps où l'homme se

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croyait en résonance avec la nature. Ces temps, Schiller les appelait ceux de la poésie naïve. Le narrateur leur reste fidèle et son regard demeure fixé sur cette horloge sur laquelle défilent les créatures, la Mort, selon les cas, prenant la tête du cortège ou traînant misérablement à la queue. XIII On n'a généralement pas tenu assez compte de ce que la relation naïve de l'auditeur au narrateur est dominée par son intérêt à retenir l'histoire qu'on lui raconte. Pour l'auditeur sans parti pris, l'essentiel est de pouvoir redire fidèlement ce qu'il a entendu. La mémoire est de toutes les facultés celle qui convient le mieux à l'épopée. Sans une mémoire capable de tout embrasser, elle ne pourrait, ni s'approprier le cours même des choses ni s'accommoder de leur disparition et se soumettre en paix au pouvoir de la mort. Rien de surprenant si, aux yeux d'un simple homme du peuple, tel que Leskov un jour l'a mis en scène, le tzar, qui est le maître du monde et autour de qui gravite toute l'histoire, doit posséder une mémoire univer­ selle : « Notre empereur, dit-il, et toute sa famille ont, en effet, une mémoire tout à fait prodigieuse. » Mnémosyne, « celle qui rappelle » , était pour les Grecs la muse de l'épopée. Son nom même nous ramène à une croisée_ de chemins d'une importance décisive pour l'histoire du monde. Si, en effet, ce que rapporte la mémoire - l'historio­ graphie - représente l'indifférenciation créatrice par rapport aux diverses formes épiques (comme la grande prose par rapport aux diverses mesures du vers), celle de ces formes qui est la plus ancienne, l'épopée proprement dite, contient, grâce à une sorte d'indistinction, tout à la fois le récit et le roman. Lorsque, plus tard, le roman commence à surgir de l'épopée, on pourra constater qu'en lui la muse épique - c'est-à-dire le souvenir - prend un tout autre visage que dans la narration. Le « souvenir » fonde cette chaîne de traditions qui trans­ met les événements passés de génération en génération. Il

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représente , au sens le plus large , ce qui manifeste au sein de l'épopée la présence d'une muse . Il embrasse en lui-même toutes les manifestations épiques de cette muse . Parmi ces manifestations il faut placer au premier rang celle qui inspire le narrateur. C'est elle qui tisse le réseau que forment ensemble finalement toutes les histoires. Chacune se lie à toutes les autres, comme ont toujours aimé à le montrer les grands conteurs , surtout les Orientaux. En chacun d'eux vit une Schéhérazade pour qui chaque épisode d'une histoire évoque tout aussitôt une autre histoire . Telle est bien la « mémoire » épique, la Muse de la narration . Tout différent est l'autre visage de Mnémosyne. Dans l'épopée primitive , la muse de la narration et celle du roman restent encore indistinctes . Mais il arrive que cette dernière s'y fasse déjà sentir. C'est singulière­ ment le cas dans ces invocations solennelles aux muses qui ouvrent les poèmes homériques. Elles annoncent la mémoire éternisante du romancier, par opposition à la brève mémoire du narrateur. La première se voue à un seul héros, à un seul voyage, à une seule guerre ; l'autre concerne des faits multi­ ples et dispersés. En d'autres termes, c'est la « mémorialisa­ tion » , qui , en tant que muse du roman , marche aux côtés de la mémoire , c'est-à-dire de la muse de la narration , depuis que la mort de l'épopée a rompu dans le souvenir l'unité de leur origine.

XIV Comme l'a noté Pascal , personne ne meurt si pauvre qu'il ne laisse après lui quelque héritage . Il laisse aussi des souvenirs, mais qui ne trouvent pas toujours de légataire . Le romancier recueille la succession , ce qui ne va pas, le plus souvent, sans une certaine mélancolie . Arnold Benett déclare , dans un de ses romans, à propos d'une personne qui vient de mourir, qu'en réalité elle n'avait jamais vécu . C'est le cas de la plupart des héritages qui échoient au romancier. Georg Lukacs est le critique qui a le mieux vu cet aspect des choses, quand il

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appelle le roman « la forme du dépaysement transcendantal ». Aussi bien, le roman est, pour lui, la seule forme littéraire qui saisisse le temps dans la série de ses principes constitutifs. Il écrit, dans sa Théorie du roman : « Pour que le temps devienne constitutif, il faut que le lien soit dénoué avec la patrie transcendantale. Dans le roman seul il y a séparation entre sens et vie, par conséquent entre essence et temporalité; on pourrait presque dire que, dans sa structure interne, le roman tout entier n'est qu'une lutte contre la puissance du temps[ . .. ) . Et c'est de cette lutte que surgissent les expérien­ ces vécues qui appartiennent, par droit de naissance, à la littérature épique : l'espérance et le souvenir [ . . . ). Dans le roman seul [ . ..] apparaît un souvenir créateur, qui atteint son objet et le métamorphose [ . . . ) . Le sujet ne peut « dépasser » la dualité de l'intérieur et de l'extérieur que s'il saisit [ . . . ] l'unité de sa vie entière, dans le courant vital qui condense les souvenirs de son passé [ . . . ) . L'intuition de cette unité [ . . . ) devient le pressentiment divinatoire du sens même de sa vie, inaccessible et par là même inexprimable. » Le « sens » d'une vie, voilà bien , en effet, ce qui est au centre de tout vrai roman. Mais la quête de ce sens n'est que l'expression préliminaire de l'embarras qu'éprouve le lecteur lorsqu'on le plonge dans le récit de cette vie. « Sens de la vie » , « morale de l'histoire » , - ces deux mots d'ordre, qui opposent roman et narration, permettent de définir, dans leur parfaite distinction, les statuts historiques de ces deux formes d'art . Le plus ancien modèle de roman est Don Quichotte, il se pourrait que le plus récent fût l 'Education sentimentale. Aux dernières lignes de son roman, Flaubert montre que le sens de la vie bourgeoise, à l'époque où s'annonce son déclin, s'est déposé comme la lie au fond du verre. Frédéric et Deslauriers évoquent leur amitié de jeunesse. Ils se rappellent une petite aventure : en cachette, le cœur battant, ils sont entrés une fois dans la maison close de leur ville natale, sans y rien faire d'autre que d'offrir à la tenancière un bouquet de fleurs cueilli dans le jardin : « On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n'était pas oubliée trois ans après. Ils se la

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contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l'autre, et, quand ils eurent fini : " C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric. - Oui, peut-être bien ! C'est ce que nous avons eu de meilleur ! ", dit Deslauriers. » Cette constatation fournit au roman la fin qui l'achève avec plus de rigueur qu'aucune narration. Est-il effectivement un seul récit, au terme duquel on ne soit en droit de demander : « Et ensuite ? » Le roman, au contraire, ne peut espérer faire un seul pas au-delà de cette limite où, inscrivant au bas d'une page le mot finis, il invite le lectetir à réfléchir sur le sens d'une vie. XV Qui écoute une histoire forme société avec qui la raconte ; qui la lit participe, lui aussi, à cette société. Le lecteur de roman est solitaire. Il l'est plus que tout autre lecteur. (Car, même quand on lit un poème, on est tenté de le lire à haute voix pour un auditeur éventuel.) Dans cette solitude, le lecteur de roman s'empare de la matière qui lui est offerte plus avidement que personne. Il veut se l'approprier tout entière et en quelque sorte l'engloutir. A l'égard de cette matière, il est comme le feu qui anéantit et qui dévore les bûches de la cheminée. La tension interne du roman ressemble à l'appel d'air qui avive la flamme et la fait jouer dans l'âtre. C'est d'une matière sèche que se nourrit l'intérêt brûlant du lecteur. - Qu'est-ce à dire ? « Un homme qui meurt à trente­ cinq ans, écrit Maurice Heimann, est, à chaque moment de sa vie, un homme qui meurt à trente-cinq ans. » Rien de plus contestable que cette pensée. Mais pour une seule raison : parce que Heimann se trompe de temps. Ce qu'il veut signifier, c'est que, pour la « mémorabilisation », l'homme qui est mort à trente-cinq ans, à chaque point de sa vie, apparaîtra comme celui qui devait mourir à trente-cinq ans. Sur le plan de la vie réelle, la formule n'a pas de sens; dans l'ordre du souvenir, on ne peut rien y objecter. Elle définit mieux

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qu'aucune autre ce qu'est, en son essence, le personnage de roman. Seule, en effet, sa mort révèle le « sens » de sa vie. Or, le lecteur cherche, en effet, des hommes qui soient en mesure de le renseigner sur le sens de leur vie. Il faut donc que, de manière ou d'autre, il soit d'avance assuré de vivre avec eux l'expérience de leur mort. A défaut, il se contentera de la fin du roman. Mais ce n'est qu'un pis-aller. Comment savoir que la mort déjà attend ces personnages, et une certaine mort en un certain lieu? Tout au long de l'intrigue, cette question brûlante nourrit l'intérêt du lecteur. Ainsi la signification du roman ne tient pas à ce qu'il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d'un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin. Ce qui attache le lecteur au roman est l'espérance de réchauffer sa vie transie à la flamme d'une mort dont il lit le récit. XVI « De tous les écrivains, écrit Gorki, Leskov est celui qui pousse dans le peuple ses racines les plus profondes, et le plus parfaitement vierge de toute influence étrangère. » Il n'est aucun grand narrateur qui ne s'enracine dans le peuple et surtout dans les milieux artisanaux. Mais, de même que ces milieux englobent, à tous les divers stades de leur développe­ ment économique et technique, le monde des paysans, celui des marins et celui des citadins, les notions dans lesquelles se dépose pour nous le trésor de leur expérience comportent, elles aussi, toute une série de degrés. (Pour ne rien dire de la part, nullement négligeable, que prend le monde des négo­ ciants à l'art de la narration, bien moins en le nourrissant d'une matière instructive qu'en ourdissant les ruses propres à captiver l'attention de l'auditeur. Dans le cycle des Mille et une nuits, ils ont laissé une trace profonde.) Bref, sans préjudice du rôle élémentaire que joue la narration dans le patrimoine

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de l'humanité, son apport se présente sous les formes concep­ tuelles les plus variées. Ce qu'il convient chez Leskov d'inter­ préter dans une perspective religieuse va prendre tout naturel­ lement, chez Hebei, le visage didactique cher à l'époque des Lumières, pour s'insérer ensuite, chez Poe, dans une tradition hermétique, et pour trouver refuge enfin , avec Kipling, chez les marins et les soldats coloniaux de l'Empire britannique. Mais l'élément commun à tous les grands conteurs est la facilité avec laquelle ils montent et descendent les degrés de leur expérience, comme ceux d'une tchelle. Une échelle qui, ici, s'enfonce dans les entrailles de la terre et se perd dans les nuages, car telle est bien l'image que présente une expérience collective pour laquelle la mort elle-même - le choc le plus profond de toute expérience individuelle - ne représente en rien un scandale ni une limite. « Et s'ils ne sont pas morts, ils vivent aujourd'hui encore » , dit le conte de fées. Ce conte, qui, encore aujourd'hui, reste le premier conseiller de l'enfance, parce qu'il fut jadis le premier conseiller de l'humanité, se survit de façon mystérieuse à travers l'art de la narration. La première narration authenti­ que est celle du conte de fées, - et elle reste telle. Là où il était malaisé de trouver un bon conseil, le conte féerique a su le donner; là où la détresse était la plus grande, c'est lui qui fut le mieux en mesure de porter secours à l'homme. Cette détresse est celle du mythe. Le conte de fées nous montre les premières dispositions prises par l'homme pour dissiper le cauchemar mythiqùe. Grâce au personnage du naïf, il nous apprend comment l'humanité se protège du mythe en « faisant la bête » ; grâce au personnage du frère cadet, il nous indique que les chances de l'homme grandissent à mesure qu'on s'éloigne des temps originaires du mythe; grâce au personnage qui partit pour des expéditions périlleuses, il nous enseigne que les choses qui nous effrayent peuvent livrer leur secret; grâce à la figure du sage, il nous montre que les questions que pose le mythe sont aussi simples que celles du sphinx; grâce aux visages d'animaux qui, dans la féerie, viennent en aide aux enfants, il nous révèle que la Nature ne se sait pas seulement

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obligée à l'égard du mythe, mais bien plus volontiers rassem­ blée autour de l'homme. L'enseignement que le conte de fées livre depuis toujours aux hommes, celui qu'il continue de dispenser aux enfants, c'est que le plus opportun, pour qui veut faire face aux violences de l'univers mythique, est de combiner la ruse et l'insolence. (Ainsi le conte dialectise le courage entre les pôles de la ruse et de l'insolence 1 . ) Son charme libérateur ne met pas la Nature en jeu sur un mode mythique, il la présente plutôt comme complice de l'homme libéré. Cette complicité, l'adulte ne la perçoit que de façon intermittente, dans ses instants de bonheur; l'enfant la ren­ contre d'entrée de jeu, et elle fait son bonheur. XVII Peu de narrateurs ont eu, au même point que Leskov, une profonde affinité avec l'esprit des contes de fées. Il s'agit chez lui d'une tendance que favorisaient certaines croyances de l'Eglise orthodoxe. On sait quelle place y ont conservée telles spéculations origénistes, rejetées par l'Eglise catholique, concernant I' « apocatastase », c'est-à-dire le salut final de toutes les âmes. Origène a exercé sur Leskov une très forte influence. Le conteur russe projetait même de traduire dans sa langue le De principiis. En liaison avec les croyances populai­ res de son pays, il a bien moins considéré la résurrection comme une transfiguration que - dans un esprit tout proche de celui de la féerie - comme un désensorcellement. Le Pèlerin enchanté repose sur une interprétation origéniste de ce genre. Comme dans beaucoup d'autres récits de Leskov, on y trouve une sorte d'alliage de conte et de légende, assez analogue à celui dont parle Ernst Bloch dans un texte où il adopte, à sa manière, notre propre distinction entre le mythe et le conte de fées : « Cet alliage de conte et de légende 1 . L'auteur joue ici avec les mots Mut et übermut, auxquels il adjoint le terme msolite d' Untermut, comme équivalent de List.

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comporte une part de mythe, mais au sens impropre du terme ; cet élément mythique n'agit que sous forme d'ensorcellement statique et qui n'est jamais extérieur à l'homme. Mythiques en ce sens sont certaines figures légendaires, de type taoïste, surtout les plus archaïques, par exemple le couple Philémon­ Baucis, féeriquement ravi et reposant toujours dans le sein même de la nature. A un degré bien moindre, on trouve certainement des traits du même genre chez Gotthelf; il lui arrive parfois de supprimer, dans la lcfgende, le caractère local de l'envotîtement, de sauver ainsi la lumière de la vie, la lumière propre à la vie humaine, celle qui brtîle paisiblement au-dedans comme au-dehors. » « Féeriquement ravis », tels sont bien ces personnages qui défilent en tête dans le cortège des créatures leskoviennes : les justes. Pavline, Figura, l'artiste capillaire, le montreur d'ours, la sentinelle secourable, - tous ces êtres qui incarnent la sagesse, la bonté, la consolation du monde - se pressent autour du narrateur. Il est incontestable qu'ils correspondent tous à l'imago de sa mère. Leskov écrit : « Elle était d'une telle bonté d'âme qu'elle ne pouvait causer la moindre peine aux hommes, ni même aux animaux. Elle ne mangeait ni viande ni poisson, tant elle avait pitié des créatures vivantes. Mon père lui en faisait parfois reproche. Mais elle répondait : " J'ai élevé moi-même ces petites bêtes, elles sont comme mes propres enfants. Vous ne voulez pourtant pas que je dévore mes propres enfants ! " Même chez les voisins, elle s'abstenait de toute nourriture carnée : " J'ai vu ces bêtes vivre, disait­ elle, elles sont mes amies ; je ne peux pas manger mes amies ! " » Le juste est le porte-parole de la créature, et, en même temps, sa plus haute incarnation. Il présente chez Leskov des traits maternels qui vont parfois jusqu'au niveau du mythe (menaçant par là même, il est vrai, la pureté du conte féerique). Bien caractéristique à cet égard est le héros de Kotin le nourrisseur et Platonidà, le paysan Pisonski, qui est herma­ phrodite. Pendant douze ans, sa mère l'a élevé comme une fille. En même temps que son élément masculin, on voit mtîrir

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en lui son aspect féminin, et ce double sexe « devient le symbole de l'Homme-Dieu ». Leskov voit là le plus haut point où puisse atteindre la créature et aussi en même temps comme un pont entre la terre et le monde supra-terrestre. Car ces figures d'hommes, dont la force est liée à la terre, ces figures d'hommes maternels, qui s'imposent toujours à l'imagination de Leskov, ont été arra­ chées, en pleine force virile, à l'esclavage de l'instinct sexuel. Ce n'est pas, cependant, qu'elles incarnent un idéal ascétique : leur continence est si peu privation qu'elle devient l'antipode élémentaire de la fureur déchaînée telle que l'a décrite le narrateur dans le personnage de « Lady Macbeth de Minsk ». Si la distance entre Pavline et cette femme de marchand mesure la dimension horizontale du monde créé, dans la hiérarchie de ses créatures Leskov en a sondé tout autant la dimension verticale. XVIII La hiérarchie des créatures, qui culmine dans la figure du juste, descend par de multiples paliers jusqu'aux abîmes de l'inanimé. A cet égard, il faut tenir compte d'une circonstance particulière. Pour Leskov, le monde des créatures s'exprime moins par la voix humaine que par ce qu'on pourrait appeler, d'après le titre même d'un de ses récits les plus significatifs : La Voix de la nature. Ce récit met en scène un petit employé, Philippe Philippo­ vitch, qui remue ciel et terre pour obtenir de loger chez lui un maréchal en tournée dans sa bourgade. Il obtient satisfaction. D'abord surpris par l'insistance de l'employé, son hôte s'avise ensuite qu'il a dû déjà le rencontrer quelque part. Mais de qui s'agit-il? Il ne réussit pas à s'en souvenir. L'étonnant est que, pour sa part, son logeur ne semble pas disposé à se f�ire reconnaître. Jour après jour il élude les questions de l'illustre personnage en affirmant qu'un moment viendra bien où il entendra la « voix de la Nature ». Les choses traînent en

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longueur jusqu'à ce que, enfin, à la veille de son départ et publiquement prié de le faire, le maréchal autorise son hôte à laisser entendre cette « voix de la Nature » . La femme de l'employé sort de la pièce : « Elle revint avec un grand cor de chasse en cuivre poli et le tendit à son époux. Il prit le cor, l'approcha de ses lèvres et fut au même instant comme métamorphosé. A peine eut-il gonflé ses joues et tiré de l'instrument un son tonitruant que le maréchal s'écriait : " Assez ! J'y suis maintenant, mOJ1. vieux, je te reconnais. Tu es ce musicien du régiment de chasseurs, que j'ai envoyé, en récompense de ses bons et loyaux services, pour surveiller un commis d'intendance qui était un vrai fripon. - Parfaitement exact, Votre Altesse, répondit le maître de maison. Je ne voulais pas vous le rappeler moi-même, car je tenais à faire parler la voix de la Nature. " » Par la façon même dont il dissimule le sens profond de l'histoire sous des dehors puérils, on peut se faire une idée de l'humour grandiose propre à Leskov. Cet humour apparaît dans le même récit sous une forme encore plus discrète. Nous avons vu que le petit employé avait été délégué, « en récompense de ses bons et loyaux services, pour surveiller un commis d'intendance qui était un vrai filou » . C'est ce que rappelle le maréchal à la fin de l'histoire, dans la scène de reconnaissance. Mais, dès le début du récit, Leskov nous avait dit : « Les habitants de la localité connais­ saient tous cet homme et savaient que son rang était modeste, car il n'était ni fonctionnaire ni militaire, mais simple surveil­ lant à l'humble service d'intendance ; c'est là que, tenant compagnie aux rats, il se nourrissait des biscuits et des semelles de bottes de J'Etat, ce qui lui avait permis, à la longue, de se mettre sous la dent une jolie maisonnette de bois. » On voit percer ici la sympathie traditionnelle des narrateurs pour les fripouilles et les coquins. Toute la littérature des fabliaux en porte témoignage, mais ce trait se retrouve dans les formes supérieures du genre. Parmi les personnages de Hebei, les plus sympathiques à l'auteur appartiennent à cette classe.

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Ce qui ne l'empêche aucunement de confier au juste Je premier rôle sur la scène du monde. Mais, comme personne n·est proprement à la hauteur de ce rôle, Hebei le fait passer d'un acteur à un autre. Tantôt, c'est le chemineau, tantôt Je colporteur juif, une autre fois l'idiot du village, qui montent tour à tour sur les planches. Les comédiens ne constituent point une troupe fixe et Je spectacle qu'ils présentent est une improvisation morale. Hebei pratique la casuistique . Il n'est intransigeant sur aucun principe mais n'en rejette non plus aucun, car ils peuvent tous devenir, une fois ou l'autre, les instruments du juste. L'attitude de Leskov est assez analogue. Dans le récit intitulé A propos de la Sonate à Kreutzer, il écrit : « Je me rends bien compte qu'à la base de mes idées on trouverait plutôt une conception pratique de la vie qu'une philosophie abstraite ou une morale élevée, mais j'ai pris l'habitude de penser comme je fais. » A vrai dire. les catastrophes morales qui se produisent dans l'univers de Leskov, comparées aux incidents moraux que présente celui de Hebei, ressemblent au vaste courant de la Volga à côté du petit ruisseau bruyant et bondissant qui fait tourner l'aube du moulin. Dans plusieurs de ses récits histori­ ques les passions jouent un rôle aussi destructeur que la colère d'Achille ou la haine de Hagen. On s'étonne de constater combien pour lui le monde peut s'assombrir et avec quelle majesté le mal peut imposer sa souveraineté. Leskov - c'est là un des rares points où l'on pourrait dire qu'il rencontre Dostoïevsky - a certainement connu parfois la tentation de prendre Je contrepied de la morale. Les personnages élémen­ taires qui figurent dans ses Récits de l'ancien temps vont jusqu'au bout d'une passion que rien ne saurait arrêter. Mais cette extrémité est justement le point où volontiers se révèle aux mystiques la soudaine métamorphose de la pire abjection en sainteté.

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XIX A mesure que Leskov descend plus bas dans la hiérarchie des créatures, sa conception des choses s'apparente plus évidemment à celle des mystiques. Au reste, on pourrait le montrer, il y a maintes raisons de penser que ce trait correspond au caractère spécifique de tous les narrateurs. Sans doute il en est peu, cependant, qui aient,osé s'aventurer dans les profondeurs du monde inanimé et, quand on lit la littérature narrative moderne, on trouve rarement des pages où la voix du narrateur anonyme - celui qui parlait avant qu'on sOt écrire - se fasse entendre de façon si perceptible que dans L 'Alexandrite de Leskov. Il s'agit d'une pierre, le pyrope. Parmi les créatures, celles du règne minéral occupent la place la plus humble ; mais, pour le narrateur, elles se rattachent immédiatement à celles du règne le plus noble. Il lui est donné, en effet, dans cette pierre semi-précieuse qu'on appelle le pyrope, de découvrir la préfiguration naturelle, sur le plan de la nature pétrifiée et inanimée, de l'univers historique où il vit lui-même : celui d'Alexandre III. Le narrateur - ou plutôt l'homme auquel il prête son propre savoir - est un tailleur de pierres, nommé Wenzel, qui a porté son art jusqu'à la plus haute perfection concevable. On peut le rapprocher de l'orfèvre de Tula et dire que, pour Leskov, l'artisan est admis à pénétrer en ce que le monde créé recèle de plus intime. Il est l'incarnation du saint. Or, on nous dit de ce tailleur de pierres : « Il me pressa brusquement la main ; j'avais au doigt la bague ornée d'une alexandrite ; on sait qu'à la lumière artificielle cette pierre paraît rouge. Il s'écria : " (... ) Regarde, la voici, la pierre prophétique russe ! 0 fille rusée de la Sibérie ! Tu as toujours été verte comme l'espé­ rance et c'est le soir seulement que tu t'es couverte de sang. Depuis l'origine du monde, il en fut ainsi, mais cette pierre s'est longtemps cachée ; elle est demeurée longtemps au sein de la Terre, et elle n'a consenti à se laisser découvrir que le jour où fut proclamée la majorité du tzar Alexandre, lorsqu'un

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grand sorcier vient en Sibérie, un magicien... - Quelle sottise ! dis-je en l'interrompant, ce n'est pas iln sorcier qui a découvert cette pierre, c'est un savant, du nom de Nordensk­ joeld. - Non , je vous le répète, s'écria Wenzel d'une voix forte, c'est un sorcier. Regardez-la donc, cette pierre ! Elle porte en elle un matin vert et un soir sanglant... Tel est le destin du tzar, du noble tzar Alexandre. " Ce disant, le vieux Wenzel se retourna vers le mur et, prenant sa tête entre les coudes[... ) , il éclata en sanglots. » Pour éclairer le sens de cette importante histoire, on trouverait difficilement un meilleur commentaire que ces quelques lignes de Valéry : « L'observation de l'artiste peut atteindre une profondeur presque mystique. Les objets éclai­ rés perdent leurs noms : ombres et clartés forment des systèmes et des problèmes tout particuliers, qui ne relèvent d'aucune science, qui ne se rapportent à aucune pratique, mais qui reçoivent toute leur existence et toute leur valeur de certains accords singuliers entre l'âme, l'œil et la main de quelqu'un, né pour les surprendre en soi-même et se les produire 1• » Ces phrases mettent en étroite connexion l'âme, l'œil et la main. Par leur interaction, ces trois réalités définissent une pratique. Mais cette pratique ne nous est plus coutumière. Le rôle de la main dans la production est devenu plus modeste, et la place qu'elle occupait dans la narration est maintenant déserte. (La narration, par son côté sensible, n'est aucune­ ment l'œuvre de la seule voix. Dans la vraie narration, la main intervient; grâce aux gestes que lui a enseignés le travail, elle appuie les paroles de maintes manières différentes.) Ces anciens « accords entre l'âme, l'œil et la main » , qu'évoque Valéry, sont d'ordre artisanal, et nous les rencontrons partout où l'art de conter reste en faveur. On peut même se demander si le rapport qui lie le narrateur à sa matière - la vie humaine 1. Benjamin renvoie ici par erreur aux Broderies de Marie Monnier. Ces lignes appartiennent aux Pièces sur l'art, Pléiade Il, p. 1318-1319.

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- n'est pas lui-même artisanal, si son rôle n'est pas justement d'élaborer de façon solide, utile et irremplaçable, le matériau des expériences : celle du narrateur et celle des autres hommes. De cette sorte de mise en œuvre, c'est peut-être le proverbe qui donne la meilleure idée. On pourrait comparer les dictons aux ruines qui subsistent sur l'emplacement d'an­ ciennes histoires, et cette morale qui, en eux, s'enroule autour d'un geste, au lierre qui s'accroche le long de la muraille. Ainsi défini, le narrateur est' un maître et un sage. Il sait donner un bon conseil, non point, comme le proverbe, dans tel ou tel cas déterminé, mais, comme le sage, en un grand nombre de circonstances. Car il a les moyens de se référer à toute une vie. (Une vie d'ailleurs qui n'inclut pas seulement son expérience propre, mais pour une bonne part aussi, celle d'autres personnes. Ce qu'il sait par ouï-dire, le narrateur l'assimile de la manière la plus intime.) Son talent naturel est de pouvoir narrer sa vie ; sa dignité est de la pouvoir conter tout entière. Le narrateur, c'est l'homme qui serait capable de laisser entièrement consumer la mèche de sa vie à la douce flamme de ses récits. De là vient l'atmosphère incomparable où baigne Leskov aussi bien que Hauff et Poe, aussi bien que Stevenson. Sous le visage du narrateur, le juste se trouve confronté à lui-même.

L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique

Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent, nous assurent des changements prochains et très profonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut plus être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleusement la notion même de l'art . PAUL VALÉRY, « La Conquête de l'ubiquité » , Pièces sur l'art, [Paris 1934, p. 103- 104. Pléiade, 1, p. 1284] .

AVANT-PROPOS Lorsque Marx entreprit J'analyse du mode de production capitaliste, ce mode de production était à ses débuts. Marx orienta ses entreprises de telle sorte qu'elles reçurent valeur de pronostic. Il remonta aux rapports fondamentaux de la production capitaliste et les représenta de telle façon qu'ils révélèrent ce qu'on pouvait encore, dans l'avenir, attendre du capitalisme. La conclusion fut qu'on pouvait attendre, non seulement une exploitation renforcée des prolétaires, mais

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finalement aussi l'instauration d e conditions qui rendent possible sa propre suppression . L a transformation d e l a suprastructure , beaucoup plus lente que celle de l'infrastructure , a demandé plus d'un demi-siècle pour faire valoir dans tous les domaines culturels le change­ ment des conditions de production. Sous quelle forme s'est fait ce changement , on ne le constate qu'aujourd'hui . A partir de ces constatations on doit émettre quelques exigences ayant valeur de pronostics. Mais à ces exigences correspondent moins des thèses sur l'art prolétarien après la prise du pouvoir, pour ne rien dire de la société sans classes, que des thèses sur les tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la production . Leur dialectique n'est pas moins perceptible dans la superstructure que dans l'économie . C'est pourquoi il serait faux de sous-estimer la valeur combative de pareilles thèses. Elles laissent de côté une série de concepts tradition­ nels - comme création et génie , valeur d'éternité et mys­ tère -, concepts dont l'application incontrôlée (et pour l'instant difficile à contrôler) conduit à l'élaboration des données de fait dans un sens fasciste. Les concepts que , par la suite, nous introduisons comme des nouveautés dans la théorie de l'art se distinguent des concepts plus courants en ce qu'ils sont complètement inutilisables pour les buts du fascisme. En revanche ils sont utilisables pour formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l'art.

I Par principe même , l'œuvre d'art a toujours été susceptible de reproduction. Ce que des hommes avaient fait, toujours d'autres le pouvaient refaire . On a vu de tout temps des élèves copier des œuvres d'art à titre d'exercice , des maîtres les reproduire pour en assurer la diffusion , des faussaires les imiter pour en tirer un profit matériel . La reproduction technique de l'œuvre d'art est cependant un phénomène tout à fait nouveau, qui est né et s'est développé au cours de

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l'histoire, par bonds successifs, séparés par de longs interval­ les, mais à un rythme de plus en plus rapide. Les Grecs ne connaissaient que deux procédés techniques de reproduction : la fonte et l'empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies furent les seules œuvres d'art qu'ils pussent repro­ duire en série. Les autres ne COl'QJ)Ortaient qu'un seul exem­ plaire et ne se prêtaient à aucune technique de reproduction. Avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à reproduire le dessin, bien longtemps avant que l'imprimerie permît la multiplication de l'écriture. On connaît les immenses transformations introduites dans la littérature par l'imprime­ rie, c'est-à-dire par la reproduction technique de l'écriture. Quelle qu'en soit l'importance exceptionnelle, cette décou­ verte n'est qu'un aspect particulier du phénomène général que nous envisageons ici au niveau de l'histoire mondiale. Le Moyen Age lui-même devait ajouter au bois le cuivre et l'eau­ forte, le début du XIXe siècle la lithographie. Avec la lithographie, les techniques de reproduction avaient fait un progrès décisif. Ce proéédé, beaucoup plus fidèle, qui confie le dessin à la pierre au lieu de l'entailler dans le bois ou de le graver sur le cuivre, permit pour la première fois à l'art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà) , mais sous des formes chaque jour nouvelles. Ainsi le dessin put illustrer désormais l'actualité quotidienne. Il devint par là même l'intime collabo­ rateur de l'imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d'an­ nées s'étaient-elles écoulées depuis cette découverte que la photographie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la première fois, en ce qui concerne la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques essentielles, lesquelles dorénavant furent réservées à l'œil fixé sur l'objectif. Mais, comme l'œil saisit plus vite que la main ne dessine, la reproduction des images put se faire désormais à un rythme si accéléré qu'elle parvint à suivre la cadence même des paroles. Le photographe, grâce à des appareils rotatifs, fixe les images, en studio, aussi vite que l'acteur prononce les mots. Si la lithographie contenait virtuel-

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lement le journal illustré, la photographie contenait virtuelle­ ment le cinéma parlant, que la photo contient en germe. A la fin du siècle dernier on s·attaqua au problème que posait la reproduction des sons. Tous ces efforts convergents permet­ taient de prévoir une situation que Valéry caractérise ainsi : « Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin, dans nos demeures. répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles et auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signe 1 . » Avec le xxe siècle, les techniques de reproduction ont atteint à un tel niveau qu'elles vont être en mesure désormais, non seulement de s'appliquer à toutes les œuvres d'art du passé et d'en modifier, de façon très profonde, les modes d'influence, mais de s'imposer elles-mêmes comme des formes originales d'art. A cet égard rien n'est plus révélateur que la manière dont deux de ses manifestations différentes - la reproduction de l'œuvre d'art et l'art du cinéma - ont réagi sur les formes artistiques traditÎonnelles. II A la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : !'ici et le maintenant de l'œuvre d'art, - l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. C'est à cette présence unique pourtant, et à elle seule, que se trouve liée toute son histoire. En parlant d'histoire, nous songeons aussi bien aux altérations matérielles qu'elle a pu subir qu'à la succession de ses possesseurs 2 • La trace des altérations matérielles n'est 1. « Conquête de !"ubiquité ». Pitces sur l 'art. Paris 1934, p. 105, Pléiade, 1, p. 1284-1285. 2. Bien entendu, !"histoire d'une œuvre d'art ne se limite pas à ces deux éléments : celle de la Joconde, par exemple, doit tenir compte aussi de la façon dont on ra copiée au xvn•. au xvm• et au x1x• siècles, et à la quantité même de ces copies.

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décelable que grâce à des analyses physico-chimiques, impos­ sibles sur une reproduction; pour déterminer les mains successives entre lesquelles l'œuvre d'art est passée, il faut suivre toute une tradition à partir du lieu même où l'œuvre fut créée. L'ici et le maintenant de l'Qriginal constituent ce qu'on appelle son authenticité . Pour établir l'authenticité d'un bronze, il faut parfois recourir à des analyses chimiques de sa patine ; pour démontrer l'authenticité d'un manuscrit médié­ val, il faut parfois établir qu'il provient réellement d'un dépôt d'archives du xve siècle. La notion même d'authenticité n'a aucun sens pour une reproduction, technique ou non techni­ que 1 • Mais, en face de la reproduction faite de main d'homme, et considérée par principe comme un faux, l'original conserve sa pleine autorité; il n'en va pas de même en ce qui concerne la reproduction technique. Et cela pour deux raisons. D'une part , la reproduction technique est plus indépendante de l'original . Dans le cas de la photographie, elle peut faire ressortir des aspects de l'original qui échappent à l'œil et ne sont saisissables que par un objectif librement déplaçable pour obtenir divers angles de vue; grâce à des procédés comme l'agrandissement ou le ralenti, on peut atteindr_e à des réalités qu'ignore toute vision naturelle. D'autre part, la technique peut trasporter la reproduction dans des situations où l'origi­ nal lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l'œuvre du spectateur ou de l'auditeur. La cathédrale quitte

1 . C-est précisément parce que l'authenticité échappe à toute reproduction que le développement intensif de certains procédés techniques de reproduction a permis d'établir des différenciations et des degrés dans l'authenticité elle-même. A cet égard le commerce d'art a joué un rôle important. Avec la découverte de la gravure sur bois, on peut dire que l'authenticité des œuvres était attaquée à sa racine, avant même d'avoir atteint à une floraison qui devait l'enrichir. En réalité, à l"époque où elle fut faite, une Vierge du Moyen Age n"était pas encore « authentique • ; elle l'est devenue au cours des siècles suivants, et surtout peut­ être au x1x•.

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son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d'un amateur ; le mélomane peut écouter à domicile le chœur exécuté dans une salle de concerts ou en plein air. Il se peut que les conditions nouvelles ainsi créées par les techniques de reproduction laissent par ailleurs intact le contenu même de l'œuvre d'art, elles dévaluent de toute manière son ici et son maintenant. Il en va de même sans doute pour autre chose aussi que l'œuvre d'art, et par exemple pour le paysage représenté sur la pellicule cinématographi­ que ; mais, quand il s'agit de l'œuvre d'art, cette dévaluation le touche au point le plus sensible, là où il est vulnérable comme ne le sont point les objets naturels : dans son authenticité. Ce qui fait l'authenticité d'une chose est tout ce qu'elle contient d'originairement transmissible, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Comme ce témoignage même repose sur cette durée, dans le cas de la reproduction, où le premier élément échappe aux hommes, le second - le témoignage historique de la chose - se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais• ce qui est ainsi ébranlé , c'est l'autorité de la chose 1 • On pourrait résumer tous ces manques en recourant à la notion d'aura et dire : au temps des techniques de reproduc­ tion, ce qui est atteint dans l'œuvre d'art, c'est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l'art. On pourrait dire, de façon générale, que les techniques de reproduction détachent l'objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elles substituent un phénomène de masse à un événement qui ne s'est produit qu'une fois. En permettant à l'objet reproduit de s'offrir à la vision ou à l'audition dans n'importe quelle 1. La plus lamentable représentation de Faust dans un théâtre de province est déjà supérieure à un film sur le même sujet, en ceci du moins qu'elle rivalise idéalement avec la présentation originale de Weimar. Toute la substance traditionnelle que nous suggère le jeu des acteurs (le fait, par exemple, que Méphisto renvoie à Merck, l'ami de jeunesse de Goethe) se vide à l'écran de toute valeur.

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circonstance, elles lui confèrent une actualité. Ces deux processus aboutissent à un considérable ébranlement de la réalité transmise, - à un ébranlement de la tradition, qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement l'huma­ nité et de son actuelle rénovation. Ils sont en étroite corréla­ tion avec les mouvements de m'àsse qui se produisent aujour­ d'hui. Leur agent le plus efficace est le film. Même considérée sous sa forme la plus positive, et précisément sous cette forme, on ne peut saisir la signification sociale du cinéma si l'on néglige son aspect destructif, son aspect cathartique : la liquidation de l'élément traditionnel dans l'héritage culturel. Ce phénomène est particulièrement sensible dans les grands films historiques, et lorsque Abel Gance s'écriait avec enthou­ siasme en 1927 : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma. [...) Toutes les légendes, toutes la mytholo­ gie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes [...] attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer 1 », il nous invitait, sans le vouloir, à une liquidation générale. III Au cours des grandes périodes historiques, avec tout le mode d'existence des communautés humaines, on voit égale­ ment se transformer leur façon de sentir et de percevoir. La forme organique que prend la sensibilité humaine - le milieu dans lequel elle se réalise - ne dépend pas seulement de la nature, mais aussi de l'histoire. A l'époque des grandes Invasions, chez les artistes du Bas-Empire, chez les auteurs de la Genèse de Vienne, on ne trouve pas seulement un art différent de celui des Anciens, mais une autre manière de 1. Abel Gance : « Le temps de l'image est venu » (L'art cinématographique, Il, Paris 1927, p. 94-96) .

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percevoir. Les savants de l'école viennoise, Riegel et Wieck­ hoff, en s'opposant à tout le poids de la tradition classique qui avait mis cet art aux oubliettes, ont eu les premiers l'idée d'en tirer des inférences quant au mode de perception propre au temps où il était en honneur. Quelle que fût la portée de leur découverte, elle se trouva réduite parce que ces chercheurs se contentèrent de mettre en lumière les caractéristiques formel­ les propres à la perception du Bas-Empire. Ils ne tentèrent pas - et ne pouvaient peut-être pas même espérer - de montrer les transformations sociales dont ces changements du mode perceptif n'étaient que l'expression. Nous sommes mieux placés qu'eux aujourd'hui pour le comprendre. Et, s'il est vrai que les changements auxquels nous assistons, dans le milieu où se fait la perception, peuvent s'entendre comme un déclin de l'aura, nous sommes en mesure d'indiquer les causes sociales qui ont entraîné ce déclin. C'est aux objets historiques que nous appliquions plus haut cette notion d'aura, mais, pour mieux l'éclairer, il faut envisager l'aura d'un objet naturel. On pourrait la définir comme l'unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être. Reposant l'été, à l'heure de midi, suivre à l'horizon la ligne d'une ch-aine de montagnes ou une branche qui jette son ombre sur celui qui repose, - c'est respirer l'aura de ces montagnes ou de cette branche. Cette description permet d'apercevoir aisément les conditionnements sociaux auxquels est d0 le déclin actuel de l'aura. Il tient à deux circonstances, corrélatives l'une et l'autre à l'importance croissante des masses dans la vie actuelle. En effet, rendre les choses spatialement et humainement « plus proches » de soi 1 , 1. Que les choses deviennent « humainement plus proches » des masses. cela peut signifier qu'on ne tient plus compte de leur fonction sociale. Rien ne garantit qu'un portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre chirurgien prenant son petit déjeuner ou vivant dans le cercle familial, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu'un peintre du xvl° siècle qui, comme le Rembrandt de la Leçon d'anatomie, présentait au public de son temps des médecins dans l'exercice même de leur art.

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c'est chez les masses d'aujourd'hui une disposition exactement aussi passionnée que leur tendance à maîtriser l'unicité de tout donné en accueillant la reproduction de ce donné. De jour en jour le besoin s'impose davantage de posséder de l'objet la plus grande proximité possible, dans l'image et surtout dans la reproduction. Et il est incontdtable que, telles que la fournis­ sent le journal illustré et l'hebdomadaire d'actualités, la reproduction se distingue de l'image. En celle-ci unicité et durée sont aussi étroitement imbriquées que le sont en celle-là fugacité et possible répétition. Dépouiller l'objet de son voile, en détruire l'aura, c'est bien ce qui caractérise une perception devenue assez apte à « sentir ce qui est identique dans le monde » pour être capable de saisir aussi, par la reproduction, ce qui n'advient qu'une fois 1 . Ainsi se révèle, dans le domaine intuitif, quelque chose d'analogue à ce qu'on remarque dans le domaine théorique avec l'importance croissante de la statisti­ que. L'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d'immense portée, tant pour la pensée que pour l'intuition. IV L'unicité de l'œuvre d'art est identique à son intégration dans cet ensemble de rapports qu'on nomme tradition. Sans doute cette tradition elle-même est une réalité très vivante, extrêmement changeante. Une statue antique de Vénus appar­ tenait, par exemple, à un autre complexe traditionnel chez les Grecs, qui en faisaient l'objet d'un culte, et chez les clercs du Moyen Age, qui y voyaient une malfaisante idole. Mais il restait entre ces deux perspectives opposées un élément commun : Grecs et Médiévaux considéraient cette Vénus en ce qu'elle avait d'unique, ils sentaient son aura. A l'origine, le J . Passage emprunté presque littéralement à la Petite histoire de la photogra­ phie. voir supra.

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culte exprime l'incorporation de l'œuvre d'art dans un ensem­ ble de relations traditionnelles. On sait que les plus anciennes œuvres d'art naquirent au service d'un rituel, magique d'abord, puis religieux. Or, c'est un fait d'importance décisive que l'œuvre d'art ne peut que perdre son aura dès qu'il ne reste plus en elle aucune trace de sa fonction rituelle 1 . En d'autres termes, la valeur d'unicité propre à l'œuvre d'art « authentique » se fonde sur ce rituel qui fut à l'origine le support de son ancienne valeur d'utilité. Quel que puisse être le nombre des intermédiaires, cette liaison fondamentale est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, à travers le culte voué à la beauté, même sous ses formes les plus profanes 2 • Né au temps de la Renaissance, ce culte de la beauté, prédominant au cours de trois siècles, garde aujour­ d'hui, en dépit du premier ébranlement grave qu'il a subi depuis lors, la marque reconnaissable de cette origine. Quand apparut la première technique de reproduction vraiment révolutionnaire - la photographie, contemporaine elle-même des débuts du socialisme -, les artistes pressentirent l'approl. En définissant l'aura comme « l'unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être », nous avons simplement transposé dans les catégories de l'espace et du temps la formule qui désigne la valeur culturelle de l'œuvre d'art. Lointain s'oppose à proche. Ce qui est essentiellement lointain est l'inapprocha­ ble. En fait, la qualité principale d'une image servant au culte est d'être inapprochable. Par nature même, elle est toujours « lointaine, - si proche qu'elle puisse être » . On peut s'approcher de sa réalité matérielle, mais sans porter atteinte au caractère lointain qu'elle conserve une fois apparue. 2. A mesure que se sécularise la valeur culturelle de l'image, on se représente de façon plus indéterminée le substrat de ce qui fait d'elle une réalité qui n'est donnée qu'une seule fois. De plus en plus, à l'unicité des phénomènes régnants dans l'image culturelle, le spectateur tend à substituer l'unicité empirique de l'artiste ou de son activité créatrice. Sans doute la substitution n'est jamais intégrale ; la notion d'authenticité ne cesse jamais de renvoyer à quelque chose de plus qu'une simple garantie d'origine (l'exemple le plus significatif étant ici celui du collectionneur qui ressemble toujours un peu à un adorateur de fétiches et qui, par la possession même de l'œuvre d'art, participe à son pouvoir cultuel). Malgré tout, le rôle que joue le concept d'authenticité dans le domaine de l'art est ambigu ; avec la sécularisation de l'art, l'authenticité devient le substitut de la valeur cultuelle.

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che d'une crise, que personne, cent ans plus tard, ne peut plus nier. Ils réagirent en professant « l'art pour l'art », c'est-à-dire une théologie de l'art. Cette doctrine conduisit directement à une théologie négative : on finit, en effet, par concevoir un art « pur » , qui refuse, non seulement de jouer aucun rôle essentiel, mais même de se soumettre aux conditions qu'im­ pose toujours un projet objectif. (En littérature Mallarmé fut le premier à occuper cette position.) Pour étudier l'œuvre d'art au temps des techniques qui en permettent la reproduction, il faut tenir le plus gand compte de cet ensemble de relations. Elles mettent en lumière un fait véritablement décisif et que nous voyons apparaître ici pour la première fois dans l'histoire du monde : l'émancipation de l'œuvre d'art par rapport à l'existence parasitaire que lui imposait son rôle rituel. On reproduit · de plus en plus des œuvres d'art qui ont été faites justement pour être reprodui­ tes 1 • De la plaque photographique, par exemple, on peut tirer un grand nombre d'épreuves ; il serait absurde de demander 1. A la différence de ce qui se passe en littérature ou en peinture, la technique de reproduction n'est pas, pour le film, une simple condition extérieure qui en permettrait la diffusion massive ; sa technique de production fonde directement sa technique de reproduction. Elle ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive du film, elle l'exige. Les frais de production sont si élevés que, si l'individu peut encore, par exemple, se payer un tableau, il est exclu qu'il achète un film. Des calculs ont montré qu'en 1927 l'amortissement d'un grand film exigeait qu'il fOt présenté à neuf millions de spectateurs. Au début, il est vrai, l'invention du parlant a diminué provisoirement la diffusion des films en raison de la frontière linguistique, dans le temps même où le fascisme insistait sur les intérêts nationaux. Cette récession, vite atténuée par l'usage de la post-synchronisation, doit moins nous retenir que son rapport avec le fascisme. Les deux phénomènes sont simultanés parce qu'ils sont liés à la crise économique. Les mêmes perturbations, qui, en gros, ont conduit à chercher les moyens de sauvegarder par la force le statut de la propriété, ont hâté chez les capitalistes du cinéma la mise au point du parlant. Cette découverte leur apportait un soulagement passager en contribuant à rendre aux masses le goOt du cinéma, mais surtout en liant aux capitaux de cette industrie de nouveaux capitaux venus de l'industrie électrique. Ainsi, vu du dehors, le parlant a favorisé des intérêts nàtionaux, mais, vu de l'intérieur, il a provoqué une plus grande internationalisation des intérêts.

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laquelle est authentique. Mais, dès lors que le critère d'authenticité n'est plus applicable à la production artistique, toute la fonction de l'art se trouve bouleversée. Au lieu de reposer sur le rituel, elle se fonde désormais sur une autre forme de praxis : la politique. V La réception des œuvres d'art se fait avec divers accents, et deux d'entre eux, dans leur polarité, se détachent des autres. L'un porte sur la valeur cultuelle de l'œuvre, l'autre sur sa valeur d'exposition 1 • La production artistique débute par des 1. L'esthétique idéaliste ne peut faire droit à cette polarité, car son concept de la beauté ne l'admet par principe qu'indivisée (et l'exclut donc comme divisée). Hegel pourtant a entrevu le problème, autant que le lui permettait son idéalisme. Il écrit, dans ses Leçons sur la philosophie de l 'histoire : « On avait déjà de longue date des images. La piété les exigeait depuis longtemps comme objets de dévotion, mais elle n'avait aucun besoin d'images belles. L'image belle contient aussi un élément extérieur, mais c'est en tant qu'elle est belle que son esprit parle aux hommes ; or, élans la dévotion, il faut essentiellement qu'il y ait un rapport à une chose, car, par elle-même, elle n'est qu·engourdissement de l'âme [ . . . ). Le bel art [ . . . ) est né dans l'église même [ . . . ) encore que l'art soit sorti du principe de l'art. ,. Un passage des Leçons sur l'esthétique indique également que Hegel pressentait l'existence d'un problème : • Nous ne sommes plus, écrit­ il, au temps où l'on rendait un culte divin aux œuvres d'art, oil l'on pouvait leur adresser ·des prières ; l'impression qu'elles nous font est plus réservée, et ce qu'elles émeuvent en nous réclame encore une pierre de touche d'un ordre supérieur. • Le passage du premier mode au second conditionne en général tout le processus historique de l'accueil fait aux œuvres d'art. Faute d'y prendre garde, on se condamne, par principe, à osciller, pour chaque œuvre particulière, entre ces deux modes opposés. Depuis les travaux de Hubert Grimm, on sait, par exemple, que la Vierge de Saint-Sixte fut peinte à l'origine pour des fins d'exposition, Grimm s'était interrogé sur la fonction du liteau de bois qui sert d'appui, au premier plan du tableau, à deux figures d'anges ; il s'était demandé ce qui avait bien pu conduire un peintre comme Raphaël à faire reposer le ciel sur deux portants. Son enquête lui montra que cette Vierge avait été commandée pour la mise en bière solennelle du pape. Cette cérémonie se déroula dans une chapelle latérale de Saint-Pierre. Le tableau était installé au

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images qui servent au culte. On peut admettre que la présence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles soient vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instrument magique. On l'expose sans doute aux regards des autres hommes, mais il est destiné avant tout à des esprits. Plus tard, c'est précisément cette valeur cultuelle, comme telle, qui pousse à garder l'œuvre d'art au secret; certaines statues de dieux ne sont accessibles qu'au prêtre dans la cella. Certaines Vierges restent couvertes presque toute l'année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles lorsqu'on les regarde du sol. A mesure que les œuvres d'art s'émancipent de leur usage rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là; il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. Le tableau est plus exposa­ ble que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé. Et s'il se peut qu'en principe une messe fût aussi exposable qu'une symphonie, la symphonie cependant est apparue en un temps où l'on pouvait prévoir qu'elle deviendrait plus exposable que la messe. Les diverses techniques de reproduction ont renforcé ce caractère dans de telles proportions que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit aux origines, le déplace­ ment quantitatif entre les deux formes de valeur propres à fond de la chapelle, qui formait une sorte de niche. Raphaël a représenté la Vierge sort�nt pour ainsi dire de cette niche, délimitée par des portants verts, pour s'avancer, sur les nuages, vers le cercueil pontifical. Destiné aux funérailles du pape, le tableau de Raphaël avait avant tout une valeur d'exposition. Un peu plus tard on l'accrocha au-dessus du maître-autel de l'église des moines noirs à Plaisance. La raison de cet exil est que le rituel romain interdit d'honorer sur un maître-autel des images qui ont été exposées au cours de funérailles. Cette prescription enlevait une partie de sa valeur marchande à l'œuvre de Raphaël. Pour la vendre cependant à son prix, la Curie décida de tolérer tacitement que les acquéreurs pussent l'exposer sur un maître-autel. Comme on ne désirait pas ébruiter la chose, on envoya le tableau chez des Frères, dans une ville de province éloignée.

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l'œuvre d'art est devenu un changement qualitatif, qui affecte sa nature même. Originairement la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d'art, qui ne devait être, jusqu'à un certain point, reconnue comme telle que plus tard, de même aujour­ d'hui la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience - la fonction artistique - apparût par la suite comme accessoire 1 • Il est sûr que, dès à présent, la photographie et, plus encore, Je cinéma témoignent très clairement en ce sens. VI Avec la photographie la valeur d'exposition commence à repousser au second plan, dans tous les ordres, la valeur de culte. Cette dernière pourtant ne cède pas sans résistance. Son ultime retranchement est Je visage humain. Ce n'est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans Je culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l'image trouve son dernier refuge. Dans l'expression fugitive d'un visage d'homme, les anciennes photographies font place à l'aura, une dernière fois. C'est ce qui leur donne cette mélancolique beauté; qu'on ne peut comparer à rien d'autre. Mais dès que l'homme est absent de la photographie, la valeur 1. A un autre niveau, Brecht présente des considérations analogues : « Dès que l'œuvre d'art devient marchandise, on ne peut plus lui appliquer la notion d'œuvre d'art ; aussi devons-nous alors, avec prudence et précaution, mais sans crainte, renoncer à la notion d'œuvre d'art, si nous voulons conserver sa fonction à la chose même que nous entendons désigner. C'est une phase qu'il faut traverser, et cela sans arrière-pensée ; ce détour n'est pas gratuit, il aboutit à une transformation fondamentale de l'objet et qui efface à tel point son passé que, si la nouvelle notion doit retrouver son usage - et pourquoi ne le retrouverait-elle pas ? -, elle n'évoquera plus aucun des souvenirs liés à son ancienne signification. »

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d'exposition l'emporte décidément sur la valeur cultuelle. L'exceptionnelle importance des clichés pris par Atget, au XIXe siècle, dans les rues vides de Paris, tient justement à ce qu'il a fixé localement cette évolution. On a dit à juste titre qu'il avait photographié ces rues comme on photographie un théâtre du crime. Le théâtre du crime est, lui aussi, désert. Le cliché qu'on en prend n'a d'autre but que de déceler des indices. Pour l'évolution historique, ceux qu'a laissés Atget sont de véritables pièces à conviction. Aussi ont-ils une secrète signification politique. Ils exigent déjà qu'on les accueille en un certain sens. Ils ne se prêtent plus guère à une considéra­ tion détachée. Ils inquiètent celui qui les regarde; pour les atteindre, le spectateur devine qu'il lui faut suivre une certaine voie. Dans le même temps, les journaux illustrés commencent à se présenter à lui comme des indicateurs d'itinéraire. Vrais ou faux, peu importe. Avec ce genre de photo, la légende est devenue pour la première fois nécessaire. Et les légendes ont évidemment un tout autre caractère que le titre d'un tableau. Les directions que le texte des journaux illustrés impose à ceux qui regardent les images vont se faire bientôt plus précises encore et plus impératives avec le film, où l'on ne peut saisir, semble-t-il, aucune image isolée sans considérer la succession de toutes celles qui précèdent. VII La polémique qui s'éleva, au cours du x1x• siècle, entre les peintres et les photographes, quant à la valeur respective de leurs œuvres, nous donne aujourd'hui l'impression de répon­ dre à un faux problème et de reposer sur une confusion. Loin d'en contester l'importance, cette circonstance ne fait pourtant que la souligner. Cette polémique traduisait en fait un bouleversement, de signification historique, à l'échelle du monde, et ni l'un ni l'autre des deux groupes d'adversaires n'en avait pris conscience. Affranchi de ses bases cultuelles par les techniques de reproduction, l'art désormais ne pouvait plus

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soutenir ses dehors d'indépendance. Mais le siècle qui assistait à cette évolution fut incapable d'apercevoir le changement fonctionnel qu'elle entraînait pour l'art. Cette conséquence échappa même longtemps au xxe siècle, qui vit cependant naître et se développer le cinéma. On s'était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art, mais on ne s'était pas demandé d'abord si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l'art; les théoriciens du cinéma devaient succomber à la même erreur. Mais les problèmes que la photographie avait posés à l'esthétique traditionnelle n'étaient que jeux d'enfant au regard de ceux qu'allait soulever le film. D'où cette violence aveugle qui caractérise les premiers théoriciens du cinéma. Abel Gance, par exemple, compare le film à l'écriture hiéroglyphique : « Nous voilà, écrit-il, par un prodigieux retour en arrière, revenus sur le plan d'expression des Egyptiens. [... ] Le langage des images n'est pas encore au point parce que nous ne sommes pas encore faits pour elles. Il n'y a pas encore assez de respect, de culte, pour ce qu'elles expriment 1 . » Séverin-Mars écrit : « Quel art eut un rêve plus hautain [. .. ], plus poétique à la fois et plus réel ? Considéré ainsi, le cinématographe deviendrait un moyen d'expression tout à fait exceptionnel, et dans son atmosphère ne devraient se mouvoir que des personnages de la pensée la plus supérieure, aux moments les plus parfaits et les plus mystérieux de leur course 2 • » Alexandre Arnoux, de son côté, au terme d'une fantaisie sur le cinéma muet, ne craint pas de conclure : « En somme, tous les termes hasardeux que nous venons d'employer ne définissent-ils pas la prière 3? » Il est très significatif que le désir de conférer au cinéma la dignité d'un art contraigne ces

1. Abel Gance, /oc. cit. , p. 100-101. 2. Séverin-Mars, cité par Abel Gance, /oc. cit. , p. 100. 3. Alexandre Arnoux, Cinéma, Paris 1929, p. 28.

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théoriciens à y introduire, par leurs interprétations mêmes, avec une témérité sans égale, des éléments de caractère cultuel. Et pourtant, à l'époque même où ils publiaient leurs spéculations, on pouvait déjà voir sur les écrans des œuvres comme L 'Opinion publique et La Ruée vers l 'or. Ce qui n'empêchait ni Abel Gance de hasarder la comparaison avec les hiéroglyphes, ni Séverin-Mars de parler du cinéma sur le ton qui convient aux peintures de Fra Angelico ! Il est caractéristique qu'aujourd'hui encore des auteurs particulière­ ment réactionnaires tentent d'interpréter le cinéma dans une perspective du même genre et qu'ils continuent à lui attribuer, sinon une valeur exactement sacrée, du moins un sens surnaturel. A propos de l'adaptation cinématographique du Songe d 'une nuit d 'été par Max Reinhardt, Franz Werfel affirme que seule, à n'en pas douter, la stérile copie du monde extérieur, avec ses rues, ses intérieurs, ses gares, ses restau­ rants, ses autos et ses plages, a empêché le cinéma d'accéder jusqu'ici au niveau de l'art : « Le film n'a pas encore saisi son véritable sens, ses possibilités véritables. [...] Elles consistent dans le pouvoir qu'il possède en propre d'exprimer par des moyens naturels, et avec une incomparable puissance de persuassion, le féerique, le merveilleux, le surnaturel 1 • » VIII En définitive, c'est l'acteur en personne qui, au théâtre, présente devant le public sa propre performance artistique ; celle de l'acteur de cinéma réclame la méditation de tout un mécanisme. Il en résulte deux conséquences. L'ensemble d'appareils qui transmet au public la performance de l'artiste n'est pas tenu de la respecter intégralement. Sous la direction du cameraman, à mesure que s'exécute le film, des appareils prennent position vis-à-vis de cette performance. Ces prises de 1 . Franz Werfel : c Ein Sommernachtstraum •• Neues Wiener Journal, nov. 1935 .

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position successives constituent les matérieux avec lesquels, ensuite, le cutter opérera le montage définitif du film. Il contient un certain nombre d'éléments mobiles que la caméra doit reconnaître comme tels, sans parler des dispositifs spé­ ciaux comme les gros plans. La performance de l'interprète se trouve ainsi soumise à une série de tests optiques. Telle est la première des deux conséquences qu'entraîne la nécessaire médiation des appareils entre la performance de l'acteur et le public. L'autre tient à ce que l'interprète de film, ne présen­ tant pas lui-même ses performances, n'a pas, comme l'acteur de théâtre, la possibilité d'adapter son jeu, en cours de représentation, aux réactions des spectateurs. Le public se trouve, ainsi, dans la situation d'un expert dont le jugement n'est troublé par aucun contact personnel avec l'interprète. Il ne pénètre intropathiquement en lui qu'en pénétrant intro­ pathiquement dans l'appareil. Il prend donc la même attitude que cet appareil : il fait passer un test 1 • Ce n'est pas là une attitude à laquelle on puisse soumettre des valeurs cultuelles. IX Au cinéma, l'important est moins que l'interprète présente au public un autre personnage que lui-même; c'est bien plutôt 1. « Le film [ . .. ] fournit (ou pourrait fournir), jusque dans le détail, d'utiles conclusions sur les conduites humaines [... ) Du caractère d'un homme on ne peut déduire aucun de ses motifs d'action, la vie intérieure des personnes n'est jamais l'essentiel, et elle est rarement le résultat le plus important de leur conduite » (Brecht, Versuche, « Der Dreigroschenoperprozess » ). En élargis­ sant le champ soumis aux tests, le rôle des appareils dans la présentation des films joue un rôle' analogue à celui que joue, pour l'individu, l'ensemble de circonstances économiques qui 9nt augmenté de façon extraordinaire les domaines où il peut être testé. Ainsi voit-on les épreuves d'orientation professionnelle prendre de plus en plus d'importance. Elles consistent en un certain nombre de découpages opérés dans les performances de l'individu. Prise de vue cinématographique, épreuve d'orientation professionnelle, l'une et l'autre se déroulent devant un aréopage de techniciens. Le directeur du montage se trouve, dans son studio, exactement dans la même situation que le contrôleur de tests, lors de l'examen d'orientation professionnelle.

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qu'il se présente lui-même à l'appareil. Pirandello fut l'un des premiers à sentir cette modification qu'impose à l'interprète l'épreuve du test. Le fait qu'elles se limitent à souligner l'aspect négatif de la chose n'enlève guère de leur valeur aux remarques qu'on peut lire dans son roman : On tourne. Moins encore le fait qu'il ne s'agisse là que du film muet. Car le parlant, à cet égard, n'apporte aucun changement fondamen­ tal : « Les acteurs de cinéma, écrit Pirandello, se sentent comme en exil. En exil non seulement de la scène, mais encore d'eux-mêmes. Ils remarquent confusément, avec une sensa­ tion de dépit, d'indéfinissable vide et même de faillite, que leur corps est presque subtilisé, supprimé, privé de sa réalité, de sa vie, de sa voix, du bruit qu'il produit en se remuant, pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l'écran et disparaît en silence [ ... ]. La petite machine jouera devant le public avec leurs ombres, et eux, ils doivent se contenter de jouer devant elle 1 • » Il y a là une situation qu'on peut caractériser ainsi : pour la première fois - et c'est l'œuvre du cinéma - l'homme doit agir, avec toute sa personne vivante assurément, et cependant privé d'aura. Car son aura dépend de son ici et de son maintenant. Elle ne souffre aucune reproduction. Au théâtre, l'aura de Macbeth est inséparable de l'aura de l'acteur qui joue ce rôle, telle que la sent le public vivant. La prise de vue en studio a ceci de particulier qu'elle substitue l'appareil au public. L'aura des interprètes ne peut que disparaître - et, avec elle, celle des personnages qu'ils représentent Que précisément un dramaturge comme Pirandello, par son analyse du cinéma, touche sans le vouloir à ce qui est fondamental dans la crise actuelle du théâtre, on ne doit pas en être surpris. A l'œuvre entièrement conçue du point de vue des techniques de reproduction, disons mieux : à celle qui comme le film - est née de ces techniques mêmes, rien ne s'oppose plus radicalement que le théâtre. La chose est 1. Luigi Pirandello, On tourne, cité par Uon Pierre-Quint, « Signification du cinéma • (L'A rt cinématographique, Il, Paris 1927, p. 14-15).

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confirmée par toute étude sérieuse du problème. Depuis longtemps, de bons connaisseurs admettent que, comme l'écrivait Arnheim en 1932, au cinéma « c'est presque toujours en jouant le moins qu'on obtient le plus d'effet. [...] Le dernier progrès consiste à réduire l'acteur à un accessoire, qu'on choisit caractéristique[...] et qu'on situe à la bonne place 1 ». A cette circonstance une autre se lie de la façon la plus étroite : si le comédien de théâtre entre dans la peau du personnage qu'il représente, il est fort rare que l'interprète de film puisse prendre la même attitude. Il ne joue pas un rôle de façon suivie, mais dans une série de séquences isolées. Indépendamment des circonstances accidentelles - location de studio, occupations des acteurs qui ne les rendent disponi­ bles qu'à certains moments, problèmes de décors, etc. , - les 1. Rudolf Arnheim : Der Film ais Kunst (Le film comme art), Berlin 1932, p. 176-177. Dans cette perspective, telles particularités apparemment secondai­ res qui distinguent la mise en scène cinématographique de la pratique scénique, deviennent plus intéressantes, entre autres la tentative de certains metteurs en scène, comme Dreyer dans sa Jeanne d'Arc, pour supprimer le maquillage des acteurs. Dreyer a mis des mois pour rassembler les quarante interprètes qui devaient représenter les juges au procès d'inquisition. Sa quête ressemblait à la recherche d'accessoires difficiles à se procurer. Dreyer fit les plus grands efforts pour éviter qu'il y efit entre ces interprètes la moindre ressemblance d'âge, de stature, de physionomie. Lorsque l'acte\\r devient accessoire de scène, il n'est pas rare qu'en revanche les accessoires eux-mêmes jouent le rôle d'acteurs. Il n'est pas insolite en tout cas que le film ait à leur confier un rôle. Au lieu d'invoquer des exemples quelconques empruntés à la grande masse de ceux qui se présentent, tenons-nous à un seul, particulièrement démonstratif. La pré­ sence sur scène d'une horloge en état de marche sera toujours gênante. Il n'y a pas de place au théâtre pour son rôle, qui est de mesurer le temps. Même dans une pièce réaliste, le temps astronomique serait en discordance avec le temps scénique. Dans ces conditions il est de la plus haute importance pour le cinéma de pouvoir disposer, à l'occasion, d'une horloge pour mesurer le temps vrai. C'est là un des traits qui indiquent le mieux que, dans une circonstance déterminée, chaque accessoire peut jouer un rôle décisif. Nous sommes ici tout près de l'affirmation de Poudovkine selon laquelle « le jeu de l'acteur lié à un objet et dépendant de lui ( . . . ] constitue toujours un des plus puissants ressorts dont dispose le cinéma ». Le film est donc le premier moyen artistique qui soit en mesure de montrer la réciprocité d'action entre la matière et l'homme. A ce titre il peut servir très efficacement à une pensée matérialiste.

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nécessités élémentaires de la technique opératoire dissocient d'elles-mêmes le jeu de l'interprète en une rhapsodie d'épiso­ des, dont il faut ensuite opérer le montage. Nous pensons surtout à l'éclairage, dont l'installation force le producteur, pour représenter une action qui se déroulera sur l'écran de façon continue et rapide, à morceler des prises de vue qui peuvent durer chacune parfois de très longues heures. Sans parler de certains montages dont le cas est plus frappant ; si un acteur doit sauter par une fenêtre, on le fait sauter en studio grâce à un échafaudage, mais la fuite qui succède à ce saut ne sera tournée peut-être, en extérieur, que plusieurs semaines plus tard. On trouverait facilement des exemples encore plus paradoxaux. Il arrive, par exemple, que d'après le scénario, un interprète doive tressaillir en entendant frapper à la porte ei que le metteur en scène ne soit pas satisfait de la façon dont est jouée cette scène ; il profitera alors de la présence occasion­ nelle de l'acteur sur le plateau et, sans le prévenir, fera tirer un coup de feu dans son dos ; la caméra ayant enregistré son mouvement de frayeur, il n'y aura plus qu'à introduire dans le montage du film l'image obtenue par surprise. Rien ne montre mieux que l'art a quitté le domaine de la « belle apparence » , hors duquel o n a cru si longtemps qu'il était destiné à dépérir. X Comme le notait Pirandello, l'interprète de film se sent étranger devant l'image de lui-même que lui présente la caméra. Ce sentiment ressemble, d'entrée de jeu, à celui qu'éprouve tout homme quand il se regarde dans la glace. Mais désormais son image dans le miroir se sépare de lui, elle est devenue transportable. Et où la transporte-t-on ? Devant le public 1 • C'est là un fait dont l'acteur de cinéma reste 1 . On peut constater, sur le plan de la politique, un changement analogue dans le monde d'exposition, et qui de la même façon dépend des techniques de reproduction. La cnse actuelle des démocraties bourgeoises implique une crise

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continûment conscient. Devant l'appareil enregistreur, i l sait qu'en dernier ressort c'est au public qu'il a affaire. Ce marché, sur lequel il ne vend pas seulement sa force de travail, mais sa peau et ses cheveux, son cœur et ses reins, - au moment où il accomplit pour lui un travail déterminé, il ne peut pas plus se le représenter que ne peut le faire un quelconque produit fabriqué en usine. C'est là sans doute une des causes de cette oppression qui le saisit devant l'appareil, de cette forme nouvelle d'angoisse que signalait Pirandello. A mesure qu'il restreint le rôle de l'aura, le cinéma construit artificiellement, hors du studio, la « personnalité » de l'acteur : le culte de la vedette, que favorise le capitalisme des producteurs de films, protège cette magie de la personnalité, qui, depuis longtemps déjà, se réduit au charme faisandé de sa valeur marchande. Aussi longtemps que le capitalisme mènera le jeu, le seul service qu'on doive attendre du cinéma en faveur de la Révolution est qu'il permette une critique révolutionnaire des anciennes conceptions de l'art. Nous ne contestons point pour autant que, dans certains cas particuliers, il puisse aller plus loin encore et favoriser une critique révolutionnaire des rapports sociaux, voire du statut même de la propriété. Ce n'est là pourtant ni l'objet principal de notre étude ni l'apport

des conditions qui déterminent la présentation même des gouvernants. Les démocraties présentent les gouvernants de façon directe, en chair et en os, devant les députés. Le Parlement est leur public. Avec le progrès des appareils, qui permet de faire entendre à un nombre indéfini d'auditeurs le discours de l'orateur au moment même où il parle, et de diffuser peu après son image devant un nombre indéfini de spectateurs, l'essentiel devient la présentation de l'homme politique devant l'appareil même. Cette nouvelle technique vide les parlements comme elle vide les théâtres. Radio et cinéma ne modifient pas seulement la fonction de l'acteur professionnel, mais de la même façon celle de quiconque, comme c'est le cas du gouvernant, se présente lui-même devant le micro et la caméra. Compte tenu de la différence des buts poursuivis, l'interprète de film et l'homme d'Etat subissent à cet égard des transformations parallèles. Elles aboutissent, dans certaines conditions sociales déterminées, à les rapprocher du public. D'où une nouvelle sélection, une sélection devant l'appareil ; ceux qui en sortent vainqueurs sont la vedette et le dictateur.

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essentiel de la production cinématographique en Europe occidentale. La technique du cinéma ressemble à celle du sport, en ce sens que tous les spectateurs sont, dans les deux cas, des demi­ connaisseurs. Pour s'en convaincre, il suffit d'avoir entendu un jour un groupe de jeunes livreurs de journaux qui, appuyés sur leur vélo, commentent les résultats d'une course cycliste. Ce n'est pas sans raison que les éditeurs de journaux organisent des épreuves réservées à leurs jeunes employés. Ces courses provoquent un grand intérêt chez ceux qui y participent. Car le vainqueur a une chance de quitter la livraison des journaux pour l'état de coureur professionnel. De la même façon, grâce aux actualités filmées, n'importe quel passant a sa chance de passer sur l'écran. Il se peut même qu'il figure dans une véritable œuvre d'art, - qu'on songe, par exemple, aux Trois Chants sur Lénine de Vertoff ou au Borinage d'Ivens 1 • Il n'est personne aujourd'hui qui ne puisse prétendre à être filmé. Pour mieux comprendre cette prétention, il faut considérer la situation présente des écrivains. Pendant des siècles, un petit nombre d'écrivains se trou­ vaient confrontés à plusieurs milliers de lecteurs. A la fin du siècle dernier la situation changea. Avec l'extension de la presse, qui n'a cessé de mettre à la disposition du public de nouveaux organes, politiques, religieux, scientifiques, profes­ sionnels, régionaux, on vit un nombre croissant de lecteurs passer - d'abord de façon occasionnelle - du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un « Courrier des lecteurs » , et il n'existe guère aujourd'hui d'Européen, quel que soit son métier, qui ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou une autre étude du même genre. Entre l'auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en 1. Il semble que l'auteur ici attribue au metteur en scène hollandais Ivens un des films belges d'Henri Starck.

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moins fondamentale. Elle n'est plus que fonctionnelle et peut varier selon les circonstances. A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. Avec la spécialisation croissante du travail, chaque individu a dû devenir, tant bien que mal, un expert dans sa matière, - s'agît-il d'une matière de peu d'importance - et cette qualification lui confère une certaine autorité . En U.R.S.S. le travail lui-même est admis à prendre la parole. Et sa représentation verbale constitue une partie du pouvoir requis par son exercice même. La compétence litté­ raire ne repose plus sur une formation spécialisée, mais sur une multiplicité de techniques, et elle devient de la sorte un bien commun 1 •

1. Le caractère privilégié des techniques correspondantes se trouve ainsi ruiné. Aldous Huxley écrit : • Les progrès techniques [ . . . ] ont conduit à la vulgarisation. [ . . . ] Les techniques de reproduction et l"usage des rotatives dan·s les imprimeries de presse ont permis une multiplication de l'écrit et de l'image qui dépasse toute prévision. L'instruction obligatoire et l'augmentation relative des niveaux de vie ont créé un très vaste public, qui peut lire et se procurer de la lecture et des images. Pour satisfaire à cette demande, il a fallu constituer une industrie importante . Mais le don artistique est une chose rare ; il en résulte [ . . . ] qu'en tout temps et partout la plus grande partie de la production artistique fut de faible valeur. Mais aujourd'hui le pourcentage des déchets dans l'ensemble de la production artistique est plus grand qu'il n'a jamais été. [ . . . ] Il s'agit là d'un simple problème anthmétique. Au cours du siècle dernier la population de l'Europe occidentale a plus que doublé. Mais, autant qu'on puisse l'estimer, le matériel de l e c t u r e e t d ' i m a g e s a a u g m e n t é au m i n i m u m d e 1 à 10, peut-être de 1 à 50 ou à 100. Si l'on admet qu'une population de x millions d'habitants comporte un nombre n de personnes artistiquement douées, les talents seront de 2 n pour une population de 2 x millions. Or on peut résumer ainsi la situation. Là où. il y a cent ans, on publiait une page imprimée de texte ou d'images, on en publie aujourd'hui vingt, sinon cent. Là où, d'autre part, il existait un talent artistique, il en existe aujourd'hui deux. J'admets qu'à la suite de l'instruction obligato1re un grand nombre de talents virtuels, qui autrefois n'auraient jamais pu développer leurs dons. peuvent aujourd'hui s'exprimer. Supposons, par conséquent, [ . . . ] qu'aujourd'hui il y ait trois, ou même quatre talents pour un seul al!trefois. Il n'en reste pas moins hors de doute que la consommation de textes et d'images a dépassé la production naturelle d'écri­ vains et de dessinateurs doués. Il en va de même dans le domaine des sons. Le bien-être, le gramophone et la radio ont créé un public dont la consommation en biens écoutables est hors de proportion avec l'accroissement de la population et.

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Tout cela vaut sans réserves pour le cinéma, où des déplacements de perspective, qui avaient exigé des siècles dans le domaine littéraire, se sont accomplis en dix ans. Car, dans la pratique cinématographique - surtout en Russie l'évolution est déjà partiellement réalisée. Plusieurs des inter­ prètes des films soviétiques ne sont pas des acteurs au sens où nous entendons ce mot , mais des gens qui jouent leur propre rôle, surtout dans leur activité professionnelle. En Europe occidentale l'exploitation capitaliste de l'industrie cinémato­ graphique refuse de satisfaire les prétentions de l'homme contemporain à voir son image reproduite. Dans ces condi­ tions, les producteurs de films ont intérêt à stimuler l'attention des masses par des représentations illusoires et des spécula­ tions équivoques. XI L'enregistrement d'un film, surtout d'un film parlant, four­ nit un spectacle qu'on n'aurait jamais pu imaginer autrefois. Il représente un ensemble d'activités qu'il est impossible d'envi­ sager dans aucune perspective sans que s'imposent au regard toutes sortes d'éléments étrangers, comme tels, au déroule­ ment de l'action : appareils de prise de vue, éclairages, état­ major d'assistants, etc. (Pour que le spectateur pût en faire abstraction, il faudrait que son œil se confondît avec l'objectif de la caméra.) Cette circonstance - plus que toute autre rend superficielles et sans importance toutes les analogies qu'on pourrait relever entre le tournage d'une scène en studio et son exécution au théâtre. Par principe même, le théâtre connaît l'emplacement où il suffit tout simplement de se situer par conséquent, avec le nombre des musiciens de talent. Ainsi, dans tous les arts, aussi bien en chiffres absolus qu'en valeurs relatives, la production des déchets est plus forte qu'autrefois ; et il en sera ainsi tant que les gens continueront à consommer, hors de toute proportion, textes, images et disques. • Il est clair que le point de vue ici exprimé n'a rien de progressiste.

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pour que le spectacle fasse illusion. Rien de tel n'existe dans un studio de cinéma. Le film ne peut faire illusion qu'au second degré, une fois qu'on a procédé au montage des séquences. En d'autres termes : l'appareil, au studio, a pénétré si profondément dans la réalité elle-même que, pour lui rendre sa pureté, pour la dépouiller de ce corps étranger que constitue en elle cet appareil, il faut recourir à un ensemble de procédés particuliers : variation des angles de prise de vue, montage réunissant plusieurs suites d'images du même type. Dépouillée de ce qu'y ajoute l'appareil, la réalité est devenue ici la plus artificielle de toutes et, au pays de la technique, la saisie immédiate de la réalité comme telle est désormais une fleur bleue. Le caractère du cinéma, qui s'oppose si nettement à celui du théâtre, conduit à des conclusions encore plus fécondes si on le compare à celui de la peinture. Il faut ici nous demander quel est le rapport entre l'opérateur et le peintre. Pour répondre, qu'on nous permette de recourir à une comparaison éclai­ rante, tirée de l'idée même d'opération telle qu'on l'emploie en chirurgie. Dans le monde opératoire, le chirurgien et le mage occupent les deux pôles. L'attitude du mage, qui guérit un malade par l'imposition des mains, diffère de celle du chirurgien qui pratique sur lui une intervention. Le mage conserve exactement la distance naturelle entre lui et le patient ; ou, pour mieux dire, s'il ne la diminue que très peu par l'imposition des mains, - il l'augmente beaucoup - par son autorité. Le chirurgien, au _contraire, la diminue considé­ rablement - parce qu'il intervint à l'intérieur du malade, mais il ne l'augmente que peu - grâce à la prudence avec laquelle sa main se meut parmi les organes du patient. Bref : à la différence du mage ( dont il reste quelque trace chez le médecin), le chirurgien , à l'instant décisif, renonce à s'installer en face du malade dans une relation d'homme à homme ; c'est plutôt opérativement qu'il pénètre en lui. Entre le peintre et le cameraman nous retrouvons le même rapport qu'entre le mage et le chirurgien. L'un observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même, le cameraman

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pénètre en profondeur dans la trame même du donné • Les images qu'ils obtiennent l'un et l'autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale, celle du camera­ man se morcelle en un grand nombre de parties, dont chacune obéit à ses lois propres. Pour l'homme d'aujourd'hui l'image du réel que fournit le cinéma est infiniment plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil - ce qui est bien l'exigence légitime de toute œuvre d'art, - elle n'y réussit justement que parce qu'elle use d'appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel. XII La possibilité technique de reproduire l'œuvre d'art modifie l'attitude de la masse à l'égard de l'art. Très rétrograde vis-à­ vis, par exemple, d'un Picasso, elle devient extrêmement progressiste à l'égard, par exemple, d'un Chaplin. Le carac­ tère d'un comportement progressiste tient à ce que le plaisir du spectacle et l'expérience vécue correspondante s'y lient, de façon directe et intime, à l'attitude du connaisseur. Cette liaison a une importance sociale. A mesure que diminue la signification sociale d'un art, on assiste dans le public à un

1. Les hardiesses du cameraman sont effectivement comparables à celles du chirurgien. Caractérisant les tours de main dont la technique appartient spécifiquement à l'ordre du geste, Luc Durtain parle de ceux qu'exigent en chirurgie certaines interventions difficiles. Il prend pour exemple un certain cas tiré de l'oto-rhino-laryngologie, celui qu'on appelle procédé perspectif endo­ nasal. Il renvoie également aux véritables acrobaties qu'impose au chirurgien du larynx le fait qu'il lui faille user d'un miroir où l'image se présente pour lui à l'envers. Il signale aussi le travail de précision de la chirurgie des oreilles, qui est comparable à celui d'un horloger. Le chirurgien doit exercer ses muscles jusqu'à un extrême degré de précision acrobatique, lorsqu'il lui faut réparer ou sauver le corps humain. Qu'on songe seulement, nous rappelle Durtain, à l'opération de la cataracte, où l'acier de l'instrument doit lutter avec des tissus presque fluides, ou encore aux importantes interventions dans la région inguinale (laparotomie).

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divorce croissant entre l'esprit critique et la conduite de jouissance. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conven­ tionnel ; ce qui est véritablement nouveau , on le critique avec aversion. Au cinéma le public ne sépare pas la critique de la jouissance. L'élément décisif est ici que , plus que nulle part ailleurs, les réactions individuelles, dont l'ensemble constitue la réaction massive du public, y sont déterminées, dès le départ, par l'immédiate virtualité de leur caractère collectif. En même temps qu'elles se manifestent, ces réactions se contrôlent mutuellement. Ici encore, le contraste avec la peinture est fort significatif. Les tableaux n'ont jamais pré­ tendu à être contemplés que par un seul spectateur ou par un petit nombre. Le fait qu'à partir du XIXe siècle un public important soit admis à les regarder ensemble correspond à un premier symptôme de cette crise, qui n'a pas été seulement provoquée par l'invention de la photographie, mais, d'une manière relativement indépendante de cette découverte, par la prétention de l'œuvre d'art à s'adresser aux masses. Or, justement, il est contraire à l'essence de la peinture de fournir matière à une réception collective simultanée, comme ce fut le cas, depuis toujours, pour l'architecture, et, pendant un certain temps, pour la poésie épique, comme c'est le cas aujourd'hui pour le cinéma. Encore qu'on ne puisse guère en tirer aucune conclusion quant au rôle social de la peinture, il est certain qu'il y a là un très sérieux inconvénient dès lors que, par suite de circonstances particulières et d'une façon qui contredit jusqu'à un certain point à sa nature, elle est directement confrontée aux masses. Dans les églises et les cloîtres du Moyen Age, dans les cours princières jusqu'à la fin du xvm• siècle environ, l'accueil fait aux peintures n'avait rien de simultané ; elles ne se transmettaient qu'à travers un grand nombre d'intermédiaires hiérarchisés. Le changement inter­ venu à cet égard traduit le conflit particulier dans lequel la peinture s'est trouvée engagée par les techniques de la reproduction appliquées à l'image. On a pu tenter de la présenter aux masses dans des musées et des expositions, les masses ne pouvaient elles-mêmes ni organiser ni contrôler leur

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propre accueil • C'est pourquoi justement ce même public qui, en présence d'un film burlesque, réagit de façon progres­ siste, devait accueillir le surréalisme dans un esprit réaction­ naire. XIII Ce qui caractérise le cinéma n'est pas seulement la manière dont l'homme se présente à l'appareil, c'est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l'entoure. Un regard sur la psychologie de la performance nous a montré que l'appareil peut jouer un rôle de test. Un regard sur la psychanalyse nous en fournira une autre illustration. En fait, le cinéma a enrichi notre attention par des méthodes que vient éclairer l'analyse freudienne. Il y a cinquante ans, on ne prêtait guère attention à un lapsus échappé au cours d'une conversation. Que ce lapsus pût ouvrir d'un seul coup de profondes perspectives sur une conversation qui semblait se dérouler de la façon la plus normale, on ne voyait là, peut­ être, qu'une simple anomalie. Mais, depuis la Psychopatholo­ gie de la vie quotidienne, les choses ont bien changé. En même temps qu'elle les isolait, la méthode de Freud a permis l'analyse de réalités qui jusqu'alors se perdaient, sans qu'on y prît garde, dans le vaste flot du perçu. En élargissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l'ordre visuel mais également dans l'ordre auditif, le cinéma a eu pour conséquence un approfondissement de l'aperception. Que ses 1. Cette façon de considérer les choses peut sembler grossière. Mais, comme le montre l'exemple du grand théoricien Léonard de Vinci, des considérations grossières peuvent être fort bien enrôlées au service de leur temps. Comparant musique et peinture, Léonard écrit : « La supériorité de la peinture sur la musique tient à ce que, dès le moment où elle est appelée à vivre, il n'y a plus de raison pour qu'elle meure, comme c'est le cas, au contraire, de la pauvre musique. [ . . . ) La musique s'évapore dès qu'elle est jouée ; pérennisée par l'usage du vernis, la peinture subsiste. »

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performances pussent être analysées d e façon beaucoup plus exacte et dans un bien plus grand nombre de perspectives que celles qu'offrent la peinture ou le théâtre , ce n'est là que l'envers de cette situation. Par rapport à la peinture, la supériorité du cinéma tient à ce qu'il permet de mieux analyser le contenu des films et qu'il fournit ainsi de la réalité un inventaire incomparablement plus précis. Par rapport au théâtre , cette supériorité dans l'analyse tient à ce qu'il peut isoler un plus grand nombre d'éléments constituants. Ce fait - et de là vient son importance capitale - tend à favoriser la mutuelle compénétration de l'art et de la science . En réalité , lorsqu'on considère un comportement parfaitement ajusté au sein d'une situation_ déterminée (comme le muscle dans le corps) , on ne peut plus guère savoir si sa cohésion tient surtout à sa valeur artistique ou à l'exploitation scientifique qu'on peut en faire . Grâce au cinéma - et c'est là une de ses fonctions révolutionnaires - on pourra reconnaître dorénavant l'iden­ tité entre l'exploitation artistique de la photographie et son exploitation scientifique , le plus souvent divergentes jus­ qu'ici 1 • En procédant à l'inventaire des réalités par le moyen de ses gros plans, en soulignant des détails cachés dans des accessoi­ res familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l'objectif, si le cinéma, d'une part, nous fait mieux voir les nécessités qui règnent sur notre vie, il aboutit , d'autre part, à ouvrir un champ d'action immense et que nous ne 1. A cet égard la peinture de la Renaissance nous fournit une analogie fort instructive. Là aussi, nous trouvons un art dont l'incomparable essor et l'importance reposent, pour une grande part, sur le fait qu'il intègre un grand nombre de sciences nouvelles, ou du moins de données nouvelles empruntées à ces sciences. Il revendique l'anatomie et la perspective, les mathématiques, la météorologie, et la théorie des couleurs. Comme l'a fait observer Valéry, rien n'est plus loin de nous que cette étonnante prétention d'un Léonard, qui voyait dans la peinture le but suprême et la plus haute démonstration du savoir, car il était convaincu qu'elle exigeait la science universelle, et lui-même ne reculait pas devant une analyse théorique, dont la profondeur et la précision nous déconcertent aujourd'hui.

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soupçonnions pas. Nos cafés et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, il fit sauter cet univers concentrationnaire, si bien que maintenant, abandonnés au milieu de leurs débris projetés au loin, nous entreprenons d'aventureux voyages. Grâce au gros plan, c'est l'espace qui s'élargit; grâce au ralenti, c'est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Pas plus que l'agrandissement n'a pour seul rôle de rendre plus clair ce qui « sans cela » serait resté confus - grâce à lui, bien plutôt, nous voyons en effet apparaître de nouvelles structures de la matière -, pas davantage le ralenti ne met simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d'autres formes, parfaitement incon­ nues, « qui ne représentent aucunement des ralentissements de mouvements rapides et font plutôt l'effet de mouvements exactement glissants, aériens, supra-terrestres 1 » . Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à la caméra est tout autre que celle qui s'adresse aux yeux. Autre surtout parce que, à l'espace où l'homme agit avec conscience, elle substitue un espace où son action est inconsciente. S'il est banal d'analyser, au moins globalement, la façon de marcher des hommes, on ne sait rien assurément de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se joue réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C'est dans ce domaine que pénètre la caméra, avec tous ses moyens auxiliaires, ses plongées et ses remontées, ses coupures et ses isolements, ses extensions de champ et ses accélérations, ses agrandissements et ses réduc­ tions. Pour la première fois, elle nous ouvre l'expérience de l'inconscient instinctif. 1. Rudolf Amheim, loc. cit., p. 138.

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XIV Depuis toujours, l'une des tâches essentielles de l'art fut de susciter une demande , en un temps qui n'était pas mûr pour qu'elle pût recevoir pleine satisfaction 1 • L'histoire de chaque forme d'art comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être librement obtenus qu'après modification du niveau technique , c'est-à-dire par une nouvelle forme d'art. C'est pourquoi les extravagances et 1. Selon le mot d'André Breton, l'œuvre d'art n'a de valeur que dans la mesure où elle frémit des rénexes de l'avenir. En fait, toute forme d'art achevée se trouve au croisement de trois lignes évolutives. En premier lieu, la technique prépare laborieusement l'apparition d'une forme d'art déterminée. Avant le cinéma, on a connu ces collections de photos qui, sous la pression du pouce, se succédaient rapidement devant les yeux et qui donnaient l'image d'un match de boxe ou de tennis ; on vendait dans les bazars des jouets automatiques où le déroulement des images était provoqué par la rotation d'une manivelle. - En second lieu, les formes d'art traditionnelles, à certains stades de leur développe­ ment, travaillent péniblement à produire les effets qui, plus tard, sont obtenus sans contrainte par la nouvelle forme d'art. Avant que le film fOt en faveur, les dadaïstes, par leurs manifestations, cherchaient à introduire dans le public un mouvement que Chaplin, par la suite, devait provoquer d'une façon plus naturelle. - En troisième lieu, des transformations, souvent peu apparentes, de la société entraînent dans le mode de réception un changement qui favorise la nouvelle forme d'art. Avant que le cinéma eOt commencé à former son public, un public se rassemblait déjà au Panorama impérial pour a.:cueillir. des images (qui avaient déjà cessé d'être immobiles). Ce public se trouvait devant un paravent où étaient installés des stéréoscopes, chaque stéréoscope étant orienté vers l'un des spectateurs. Devant ces appareils apparaissaient automatiquement des images successives qui s'arrêtaient un instant et laissaient aussitôt place à la suivante. C'est encore avec des moyens analogues ·qu'Edison révélait à un petit groupe de spectateurs la première bande filmée (avant qu'on eOt découvert l'écran et la projection) ; le public regardait avec stupeur un appareil dans lequel se déroulaient les images. - Au demeurant le spectacle présenté au Panorama impérial traduisait d'une façon particulièrement claire une dialectique du développement. Peu de temps avant que le cinéma permît une version collective des images animées, grâce à ce système de stéréoscope, bien vite démodé, ce qui a dominé une fois encore fut la vision individuelle, avec la même force que la contemplation de l'image divine par le prêtre dans la cella.

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les outrances qui se manifestent aux époques de prétendue décadence naissent en réalité de ce qui constitue au cœur de l'art le centre de forces le plus riche. Tout récemment encore on a vu les dadaïstes se complaire à ces manifestations barbares. Nous comprenons aujourd'hui seulement à quoi tendait cet effort : le dadaïsme cherchait à produire, par les moyens de la peinture (ou de la littérature), les mêmes effets que le public demande maintenant au cinéma. Chaque fois qu'apparaît une demande foncièrement nou­ velle, frayant la voie à l'avenir, elle dépasse son propos. Ce fùt si vrai dans le cas des dadaïstes qu'ils sacrifièrent, au profit d'intentions - dont ils n'étaient évidemment pas conscients sous la forme où nous les décrivons ici, - des valeurs commerciales qui ont pris depuis lors tant d'importance pour le cinéma. Les dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l'utilisation marchande de leurs œuvres qu'au fait qu'on ne pOt en faire des objets de contemplation. Un de leurs moyens les plus usuels pour atteindre à ce but fut l'avilissement systémati­ que de la matière même de leurs œuvres. Leurs poèmes sont des « salades de mots », ils contiennent des obscénités et tout ce qu'on peut imaginer comme détritus verbaux. De même leurs tableaux, sur lesquels ils collaient des boutons ou des tickets. Ils aboutirent de la sorte à priver radicalement de toute aura des productions auxquelles ils infligeaient le stigmate de la reproduction. Devant un tableau de Arp ou un poème de Stramm, on n'a pas, comme devant une toile de Derain ou un poème de Rilke, le loisir de se recueillir et de porter un jugement. Pour une bourgeoisie dégénérée, la rentrée en soi-même était devenue une école de comporte­ ment asocial; avec le dadaïme, la diversion devint un exercice de comportement social 1 . Effectivement ses manifestations 1. L'archétype théologique de cette rentrée en soi est la conscience du seul à seul avec Dieu. Aux grandes époques de la bourgeoisie, cette conscience a rendu l'homme assez fort pour secouer la tutelle de l'Eglise ; au temps de sa décadence, la même conscience devait favoriser chez l'individu une secrète tendance à priver la communauté des forces qu'il met en œuvre dans sa relation privée avec son Dieu.

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produisirent une très violente diversion en faisant de l'œuvre d'art un objet de scandale. Leur but était avant tout de choquer l'opinion publique. De spectacle attrayant pour l'œil ou de sonorité séduisante pour l'oreille, l'œuvre d'art, avec le dadaïsme, se fit choc. Elle heurta le spectateur ou l'auditeur. Elle acquit un pouvoir traumatisant. Et elle favorisa de la sorte le goût du cinéma, qui possède, lui aussi, un caractère de diversion en raison des chocs provoqués chez le spectateur par les changements de lieux et de décors. Qu'on songe à toute la différence qui sépare l'écran, sur lequel se déroule le film, et la toile, sur laquelle se fixe le tableau ! La peinture invite à la contemplation; en sa présence, on s'abandonne à ses associa­ tions d'idées. Rien de tel au cinéma; à peine l'œil saisit-il une image que déjà elle a cédé la place à une autre; jamais le regard ne réussit à se fixer. Duhamel, qui, tout en détestant le cinéma et sans rien comprendre à sa signification, a bien aperçu plusieurs traits de sa structure, souligne ce caractère lorsqu'il écrit : « Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pen­ sées 1 • » Effectivement la succession des images interdit toute association dans l'esprit du spectateur. C'est de là que vient leur influence traumatisante; comme tout ce qui choque, le film ne peut être saisi que grâce à un effort plus soutenu d'attention 2 • Par sa technique, le cinéma a délivré l'effet de choc physique de la gangue morale où le dadaïsme l'avait en quelque sorte enfermé 3• 1. Duhamel, Scènes de la vie future, Paris 1930, p. 52. 2. Le cinéma est la forme d'art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse promise à l'homme d'aujourd'hui. Le besoin de s'offrir à des effets de choc est une adaptation de l'homme aux périls qui le menacent. Le cinéma correspond à des modifications profondes de l'appareil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd'hui, à l'échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l'échelle de l'histoire, n'importe quel citoyen d'un Etat contemporain. 3. Si le cinéma s'éclaire à la lumière du dadaïsme, il s'éclaire également de façon substantielle à la lumière du cubisme et du futurisme. Ces deux mouvements apparaissent comme des tentatives insuffisantes de l'art pour tenir

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XV La masse est une matrice d'où sort à l'heure actuelle tout un ensemble d'attitudes nouvelles à l'égard de l'œuvre d'art. La quantité est devenue qualité. L'accroissement massif du nom­ bre des participants a transformé leur mode de participation. Que cette participation apparaisse d'abord sous une forme décriée ne doit point tromper l'observateur. Nombreux pour­ tant sont ceux qui, n'ayant point dépassé cet aspect superficiel des choses, l'ont dénoncé avec passion. Les critiques de Duhamel sont les plus radicales. Ce qu'il retient du cinéma est ce mode de participation qu'éveille le film chez les spectateurs. Duhamel écrit : « C'est un divertissement d'ilotes, un passe­ temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis [ . . . ], un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun pro­ blème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune èspérance, sinon celle, ridi­ cule, d'être un jour " star " à Los Angeles 1 • » On le voit bien, nous retrouvons, en fin de compte, la vieille plainte : les masses cherchent le divertissement, mais l'art exige le recueillement. C'est un lieu commun. Mais il reste à se demander s'il offre une bonne perspective pour comprendre le cinéma. - Il faut y regarder de plus près. Pour traduire l'opposition entre le divertissement et le recueillement, on compte, à leur façon, de l'intrusion des appareils dans la réalité. A la différence du cinéma, elles n'ont pas utilisé ces appareils pour donner du réel une représentation artistique : elles ont plutôt allié en quelque sorte la représenta­ tion du réel à celle de l'appareillage. Ainsi s'explique le rôle prépondérant que jouent, dans le cubisme, le pressentiment d'une construction de cet appareillage, reposant sur un effet d'optique, et dans le futurisme, le pressentiment des effets de cet appareillage, tels que le cinéma les mettra en valeur grâce au déroulement rapide de la pellicule. 1. Duhamel, /oc. cit. , p. 58.

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pourrait dire ceci : celui qui se recueille devant une œuvre d'art se plonge en elle, il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte qu'il se perdit dans le paysage qu'il venait de peindre; au contraire, dans le cas du divertissement, c'est l'œuvre d'art qui pénètre dans la masse. Rien de plus significatif à cet égard qu'un édifice. De tout temps l'architec­ ture nous a présenté des modèles d'une œuvre d'art qui n'est accueillie que dans le divertissement et de façon collec­ tive. Les lois de cet accueil sont les plus riches en enseigne­ ments. Depuis la préhistoire, les hommes sont des bâtisseurs. Maintes formes d'art sont nées et ont ensuite disparu. La tragédie apparaît avec les Grecs pour mourir avec eux et ne reparaître de longs siècles plus tard que sous la forme de « règles ». Le poème épique, qui date du temps où les peuples étaient jeunes, a disparu en Europe à la fin de la Renaissance. Le tableau est né au Moyen Age et rien ne garantit qu'il doive durer indéfiniment. Mais le besoin qu'ont les hommes de se loger est permanent. L'architecture n'a jamais chômé. L'his­ toire en est plus longue que celle de n'importe quel autre art et l'on ne doit pas en perdre de vue le mode d'action quand on veut rendre compte de la relation qui lie les masses à l'œuvre d'art. Il y a deux manières d'accueillir un édifice : on peut l'utiliser, ou on peut le regarder. En termes plus précis, l'accueil peut être tactile ou visuel. On méconnaît du tout au tout le sens de cet accueil si l'on n'.envisage que l'attitude recueillie qu'adoptent, par exemple, la plupart des voyageurs lorsqu'ils visitent des monuments célèbres. Dans l'ordre tactile, il n'existe, en effet, aucun correspondant à ce qu'est la contemplation dans le domaine visuel. L'accueil tactile se fait moins par voie d'attention que par voie d'accoutumance. En ce qui concerne l'architecture, cette accoutumance détermine également, dans une large mesure, l'accueil visuel. Ce dernier consiste beaucoup moins, d'entrée de jeu, dans un effort d'attention que dans une prise de conscience accessoire. Mais, en certaines circonstances, cette sorte d'accueil a pris force de règle. Des tâches qui s'imposent, en effet, aux organes

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réceptifs de l'homme lors des grands tournants de l'histoire, on ne s'acquitte aucunement par voie visuelle, c'est-à-dire sur le mode de la contemplation. Pour en venir à bout, peu à peu, il faut recourir à l'accueil tactile, à l'accoutumance. Or qui se divertit se peut également accoutumer; disons plus : il est clair qu'il ne peut accomplir certaines tâches, à l'état de distraction, que si elles lui sont devenues habituelles. Par cette sorte de divertissement qu'il a pour but de nous procurer, l'art nous confirme, en sous-main, que notre mode d'aperception est capable aujourd'hui de répondre à des tâches nouvelles. Et comme, au demeurant, l'individu garde la tentation de refuser ces tâches, l'art s'attaquera à celles qui sont les plus difficiles et les plus importantes, dès lors qu'il pourra mobiliser les masses. C'est ce qu'il fait maintenant grâce au cinéma. Cette forme d'accueil par la voie du divertissement, de plus en plus sensible aüjourd'hui dans tous les domaines de l'art, et symptôme elle-même d'importantes modifications quant aux modes d'aperception, a trouvé dans le cinéma son meilleur terrain d'expérience. Par son effet de choc, le film correspond à cette forme d'accueil. S'il rejette à l'arrière-plan la valeur culturelle de l'art, ce n'est pas seule­ ment parce qu'il transforme chaque spectateur en expert, mais parce que l'attitude de cet expert n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public des salles obscures est bien un examina­ teur, mais un examinateur qui se distrait.

EPILOGUE La prolétaristion croissante de l'homme contemporain et l'importance grandissante des masses sont deux aspects du même processus historique. Le fascisme voudrait organiser les masses sans toucher au régime de la propriété, que ces masses tendent cependant à rejeter. Il croit se tirer d'affaire en permettant aux masses, non certes de faire valoir leurs droits,

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mais de s'exprimer • Les masses ont le droit d'exiger une transformation du régime de la propriété; le fascisme veut leur permettre de s'exprimer tout en conservant ce régime. Le résultat est qu'il tend tout naturellement à une esthétisation de la vie politique. A cette violence qui est faite aux masses, lorsqu'on leur impose le culte d'un chef, correspond la violence que subit un appareillage, lorsqu'on le met lui-même au service de cette religion. Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre. La guerre, et la guerre seule, permet de fournir un but aux plus grands mouvements de masse sans toucher cependant au statut de la propriété. Voilà comment les choses peuvent se traduire en langage politique. En langage technique, on les formulera ainsi : seule la guerre permet de mobiliser tous les moyens techniques du temps présent sans rien changer au régime de la propriété. Il va de soi que le fascisme, dans sa glorification de la guerre, n'use pas de ces arguments. Il est cependant fort instructif de jeter un coup d'œil sur les textes qui servent à cette glorification. Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre d'Ethiopie, nous lisons, en effet : « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l'idée que la guerre serait antiesthétique. 1. Il faut souligner ici - par référence surtout aux actualités filmées, dont la valeur de propagande ne saurait être sous-estimée - une circonstance technique d'une importance particulière. A la reproduction en masse correspond, en effet, une reproduction des masses. Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin, c'est-à-dire en toutes ces occasions où intervient aujourd'hui l'appareil de prises de vue, la masse peut se voir elle­ même face à face. Ce processus, dont il est inutile de souligner la portée, est très étroitement lié au développement des techniques de reproduction et d'enregis­ trement. En règle générale, l'appareil saisit mieux les mouvements de masse que ne peut le faire l'œil humain. Des cadres de centaines de milliers d'hommes ne sont bien saisis qu'à vol d'oiseau. Et si le regard humain peut les atteindre aussi bien que l'appareil, il ne peut agrandir, comme fait l'appareil, l'image qui s'offre à lui. En d'autres termes, les mouvements de masses, y compris la guerre, représentent une forme de comportement humain qui correspond tout particu­ lièrement à la technique des appareils.

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[... ] C'est pourquoi [ ... ] nous affirmons ceci : la guerre est belle, parce que, grâce aux masques à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes et aux petits chars d'assaut, elle fonde la souveraineté de l'homme sur la machine subju­ guée. La guerre est belle, parce qu'elle réalise pour la première fois le rêve d'un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu'elle enrichit un pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu'elle rassemble, pour en faire une sympho­ nie, la fusillade, les canonnades, les suspensions de tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, parce qu'elle crée de nouvelles architectures, comme celle des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométri­ ques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d'autres encore [... ]. Ecrivains et artistes futuristes, [... ]rappelez-vous ces principes fondamentaux d'une esthéti­ que de guerre, pour que soit ainsi éclairé [... ] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! » Ce manifeste a l'avantage de bien dire ce qu'il veut. Sa façon de poser le problème mérite d'être reprise par le dialecticien. Voici comment se présente à lui l'esthétique de la guerre d'aujourd'hui : lorsque l'usage naturel des forces productives est paralysé par le régime de la propriété, l'accroissement des moyens techniques, des rythmes, des sources d'énergie, tend à un usage contre nature. Il le trouve dans la guerre, qui, par les destructions qu'elle entraîne, démontre que la société n'était pas assez mûre pour faire de la technique son organe, que la technique n'était pas assez élaborée pour dominer les forces sociales élémentaires. La guerre impérialiste, avec ses caractè­ res atroces, a pour facteur déterminant le décalage entre l'existence de puissants moyens de production et l'insuffisance de leur usage à des fins productives (autrement dit, le chômage et le manque de débouchés). La guerre impérialiste est une récolte de la technique qui réclame sous forme de « matériel humain » ce que la société lui a arraché comme matière naturelle. Au lieu de canaliser les rivières, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées; au lieu d'user de ses avions

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pour ensemencer la terre, elle répand ses bombes incendiaires sur les villes, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d'en finir avec l'aura. Fiat ars, pereat mundus 1 , tel est le mot d'ordre du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satisfaction artistique d'une perception sensible modifiée par la technique. C'est là évidemment la parfaite réalisation de l'art pour l'art. Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; elle s'est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser l'art.

1. c Que l'art s'effectue, même si le monde doit périr. ,.

André Gide et ses nouveaux adversaires

Un mot de Renan, que cite Gide 1, donne à réfléchir : L'on ne peut penser librement que si l'on est bien convaincu que ce que l'on écrit ne tire pas à conséquence. » Si ce mot est juste, l'auteur des Nouvelles Pages de Journal n'est pas plus en mesure de penser librement que son adversaire Thierry Maulnier 2 . Tous deux savent clairement que ce qu'ils écrivent tire à conséquence, et c'est pour cela qu'ils écrivent. Si nous portons aux deux le même intérêt, notre justification est moins dans l'importance du cadet que dans le ton résolu sur lequel il défend sa position face à un Gide et contre lui. Dès le moment où Gide fait du communisme son affaire personnelle, il ne peut que se heurter au fascisme. D'autres déjà s'en étaient pris à lui. Depuis le fameux article de L 'Ermitage où, en 1897, il attaquait le Barrès des Déraci­ nés, récemment entré au service du nationalisme 3 , on avait «

1 . Journal, 19 juillet 1932, Pléiade, p. 1 138. 2. Mythes socialistes, Paris 1936. 3. Gide a le droit aujourd'hui de renvoyer à cet article. Dans le volume du Journal auquel on vient de se référer, il écrit : « Barrès aussi ne s'est-il pas fait l'apologiste de certaine justice opportune que prône Hitler aujourd'hui ? Et n'était-il pas aisé de prévoir que ces belles théories, dès qu'autrui s'en emparerait, risqueraient de se retourner contre nous ? » (Journal, 23 juillet 1934, p. 1209.)

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attentivement épié son itinéraire. Plus tard l'évolution reli­ gieuse de ce protestant avait été suivie par plusieurs écrivains, et par nul d'entre eux avec plus de soin que par son ami , le critique catholique Charles Du Bos. Que le Corydon de Gide, qui présente la pédérastie selon ses conditionnements et ses analogies biologiques, ait pu déchaîner une tempête, on le conçoit sans peine. Ainsi Gide était habitué à rencontrer une opposition lorsque, dans le premier volume de son Journal, en 1931, il décrivit son cheminement vers le communisme. Les écrivains bourgeois réagirent avec beaucoup de gloses et de polémiques. Sous la plume de François Mauriac, L 'Echo de Paris (proche des « Croix de Feu ») revint trois fois sur ce volume, et ce fait seul montre l'écho qu'il rencontra. Le débat s'étendit trop, et devint trop amer, pour conserver toujours une certaine dignité. Son sommet fut la réunion de l'Union pour la Vérité, où Gide put s'exprimer devant un groupe d'écrivains importants et répondre à leurs questions 1 . La querelle n'était pas apaisée que parurent les Nouvelles Pages de Journal.

Dans la mesure où Gide lui-même orientait la discussion, elle a porté de plusieurs manières autour de la question de savoir jusqu'à quel point, avec cette nouvelle attitude, il restait fidèle à lui-même, ou s'il s'agit d'une rupture avec l'univers de pensée de son âge d'homme. Gide a pu invoquer - il n'y manque pas au premier tome de son Journal - la passion avec laquelle il s'est toujours attaché à la défense de l'individu, c'est-à-dire à une cause dont il reconnaît aujourd'hui dans le communisme le défenseur qualifié. Le volume du Journal récemment paru contient de multiples notes où l'on discerne dans l'évolution de Gide une continuité cachée, mais non moins importante. Gide touche à cette continuité lorsqu'il évoque I' « apologie de la misère » (p. 167) qui traverse toute son œuvre. Elle a trouvé ses expressions les plus variées, 1. Le compte rendu de ce débat a paru sous le titre : André Gide et notre

temps, Paris 1935.

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depuis le Retour de l 'enfant prodigue jusqu'aux récentes Nouvelles Nourritures, où nous lisons : « Pour moi j'ai pris en aversion toute possession exclusive ; c'est de don qu'est fait mon bonheur, et la mort ne me retirera des mains pas grand­ chose. Ce dont elle me privera le plus c'est des biens épars, naturels, échappant à la prise et communs à tous ; d'eux surtout je me suis soûlé. Quant au reste, je préfère le repas d'auberge à la table la mieux servie, le jardin public au plus beau parc enclos de murs, le livre que je ne crains pas d'emmener en promenade à l'édition la plus rare, et, si je devais être seul à pouvoir contempler une œuvre d'art, plus elle serait belle et plus l'emporterait sur la joie la tristesse 1 . » Pour cette apologie de la misère Gide a trouvé les formes les plus diverses. Fondamentalement elles coïncident toutes avec le déploiement de cette misère dont le jeune Marx (l'auteur de la Sainte-Famille) considérait que le devoir de la société était de la mettre à nu; elles apparaissent toutes à Gide comme des variétés du besoin que l'homme a de l'homme. Si Gide, dans toute son œuvre, s'est tourné vers maintes formes de faiblesse, si, dans son étude sur Dostoïevski, qui est à beaucoup d'égards un portrait de l'auteur par lui-même, il réserve une place centrale à la faiblesse comme « insatisfaction de la chair » , « inquiétude », « anomalie » , la seule à laquelle il revienne toujours et qui mérite un extrême intérêt est la faiblesse de l'homme pour l'homme. Parfois Gide se plaît lui-même à dévoiler de telles faiblesses. Mais ce qui l'y détermine n'est point faiblesse, c'est plutôt calcul. Il se livre à cet incognito, parce que cet incognito pourra lui apprendre quelque chose du monde et de l'homme : « Le désistement de Tolstoï en tant qu'artiste s'explique aussi par le déclin de ses facultés créatrices. S'il eût porté en lui quelque nouvelle Anna Karénine, on peut croire qu'il se fût moins occupé des Doukhobors et qu'il eût moins médit de l'art. Mais il sentait sa carrière littéraire achevée : sa pensée 1. Les Nouvelles Nourritures, Paris, 1935, p. 61.

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n'était plus gonflée du flux poétique: ( . . . ] Si les questions sociales occupent aujourd'hui ma pensée, c'est aussi que le démon créateur s'en retire. Ces questions n'occupent sa place que l'autre ne l'ait déjà cédée. Pourquoi chercher à se surfaire ? Refuser de constater en moi ce qui m'apparaît en Tolstoï : une indéniable diminution ? (Nouvelle Revue Fran­ çaise, mai 1935) 1• » Nous ne voulons pas ici nous opposer à l'auteur. Ni lui demander si les forces créatrices ne connaissent pas de passagers assoupissements (Gide le dit lui-même dans ses Nouvelles Pages), si elles peuvent agir hors de tout démonisme (les Nouvelles Nourritures le montrent) , si elles ne se heurtent pas à des limites historiques ( les Faux-Monnayeurs le laissent entendre en ce qui concerne le roman) . Nous laissons Gide, sous son incognito, marcher à une instructive rencontre. La rencontre avec Maulnier, qui, dans L 'Action française, cite et commente ainsi les lignes de Gide qu'on vient de lire : « Nul éloge, nul blâme n'ajoute rien à ces lignes singulières. Il n'est guère d'exemple, croyons-nous, qu'un créateur ait consenti un aveu semblable, et ce qu'un diagnostic à ce point impitoyable demande de lucidité, d'humilité et de courage devant soi­ même mérite, croyons-nous, d'être considéré avec respect. « Mais nous ne saurions nous borner à respecter. Cette sincérité tragique est riche d'enseignements que l'on n'a pas le droit de taire 2• » Par ces phrases Maulnier introduit une vaste critique de Gide. Une critique qui jette beaucoup de lumière sur la position fasciste et surtout sur la conception fasciste de la culture. Livrer la « culture » au communisme et avoir trahi, telle est l'accusation qu'élève Maulnier contre la dernière œuvre de Gide. La formation du concept de culture paraît appartenir à un stade ancien du fascisme. Du moins ce fut le cas en Allema1. Journal, 19 juillet 1932, p. 1139. 2. Mythes socialistes, p. 203.

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gne. La critique révolutionnaire allemande d'avant 1930 est impardonnable de n'avoir pas prêté aux idéologies d'un Gottfried Benn ou d'un Arnolt Bronnen toute l'attention qu'elles méritaient. De même que ces auteurs doivent être considérés comme les précurseurs du fascisme allemand, sans le Front Populaire Maulnier compterait aujourd'hui déjà parmi ceux d'un fascisme français 1 . En tous les cas il sera vite oublié. Car, à mesure que le fascisme se renforce, il a moins besoin justement d'intellectuels qualifiés dans le domaine spécial de Maulnier. C'est à des esprits subalternes qu'il offre le plus de débouchés. Il cherche des hommes de peine pour le ministère de la Propagande. C'est pourquoi l'on a donné congé à Benn et à Bronnen. La réaction que représente Maulnier est spécifique ; elle se distingue de la réaction catholique d'un Claudel, de la réaction bourgeoise d'un Bordeaux, de la réaction mondaine d'un Morand, de la réaction philistine d'un Bedel. Elle trouve surtout ses adeptes dans la jeune génération 2 • Dans la génération précédente, des fascistes décidés comme Léon Daudet ou Louis Bertrand 3 sont des cas isolés. Si Maulnier est fasciste, c'est parce qu'il comprend que la position des privilégiés ne peut plus se maintenir que par la violence. Présenter la somme de leurs privilèges comme « la culture » , c'est là qu'il voit sa tâche particulière. Il va de soi que pour lui une culture qui ne se fonde pas sur des privilèges est inconcevable. Et le leitmotiv de ses articles consiste à démon­ trer que le destin de la culture occidentale est lié indissoluble­ ment à la classe dominante. 1 . En fait Maulnier, dans son livre de 1936, reprochait au fascisme et au nazisme de méconnaître la vraie leçon de Nietzsche. Il voyait (p. 56) le « passage de la démocratie individualiste, parlementaire et libérale, à un collectivisme autoritaire, religieux, total et dévorant ». 2. Cf . le Socialisme fasciste, de Drieu La Rochelle. 3. Bien plutôt qu'à ces traditionalistes, la qualification s'appliquerait aux Jeunes maurrassiens qui, après le 5 février 1934, reprochaient sa passivité à la vieille garde de l'Action française et dont un Brasillach devait être Je plus brillant leader.

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Maulnier n'est pas un politicien. Il s'adresse aux intellec­ tuels, non aux masses. La convention qui règne parmi les intellectuels interdit (en France encore) l'appel à la violence nue. Lorsque Maulnier appelle à la violence nue, il est forcé à une particulière prudence. A vrai dire il ne peut que préparer les voies à un appel de ce genre. Il le fait assez habilement, proclamant qu' « il faut unir la réalité intérieure et la réalité extérieure par une synthèse active alors même que la synthèse dialectique reste impossible » (p. 19). · Il s'explique avec un peu plus de clarté lorsqu'il reproche à « la civilisation capita­ liste » (contre laquelle le fascisme mène toujours un simulacre de combat) de ne pas donner aux hommes « la force de résoudre, ou même d'accepter comme insolubles, les problè­ mes essentiels de leur destinée matérielle et spirituelle » (p. 8). Contraint aujourd'hui à ne fournir aucun argument contre les privilégiés, !'écrivain, surtout le théoricien, se trouve dans des difficultés inhabituelles. Maulnier a le courage de s'en débarrasser sans autre forme de procès. Elles sont en partie d'ordre moral. Le fondé de pouvoir du fascisme a déjà beaucoup obtenu en rejetant les critères moraux. Pour ce faire il ne se montre pas exigeant dans le choix des moyens. C'est une rude affaire, où il ne faut pas prendre de gants. L'auteur met le paquet : « La civilisation (... ] est la création et la discipline des artifices, des faux-semblants nécessaires à tout rapport humain, le système des conventions salutaires, l'arti­ fice vital dans toute sa grandeur et sa nécessité. La civilisation, c'est le mensonge. (... ] Celui qui ne peut admettre que cet effort antinaturel de la civilisation contre la spontanéité des instincts, que ce magnifique mensonge de la civilisation est la condition même de tout progrès humain et de toute gran­ deur humaine, celui-là prend parti contre la civilisation elle­ même. Entre la civilisation et la sincérité, il faut choisir (p. 210). » Ainsi parle Maulnier dans l'article contre Gide qui figure dans son volume d'essais. Ces formules brillent de l'éclat charbonneux qui caractérise depuis longtemps les paradoxes

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d'un Oscar Wilde, et l'on pourrait facilement remonter la filière jusqu'à son « déclin du mensonge » . Ce faisant, on reconnaîtrait d'abord combien peuvent être différents les fruits que donne la semence d'une même vie . Cet homme qui voit les fascistes récupérer son esthétisme, la partie la plus faisandée de son œuvre , est le même qui, lorsqu'il s'opposait avec mépris à la société dont il avait été le perpétuel amuseur, donnait au jeune Gide un modèle qui allait détermi­ ner sa vie à venir 1 • En second lieu on se rendrait compte de tout ce que doit l'idéologie fasciste à la décadence et à l'esthétisme , et de la raison pour laquelle elle trouve , en France aussi bien qu'en Allemagne ou en Italie, des pionniers parmi les artistes d'avant-garde. Quelle peut être la destinée de l'art dans une civilisation qui repose sur le mensonge ? Dans son domaine limité , elle en exprimera les contradictions non résolues - et insolubles tant que durera le régime capitaliste de la propriété . Dans l'art fasciste , de la même façon que dans l'économie fasciste ou dans l'Etat fasciste , la contradiction oppose la praxis et la théorie . La théorie fasciste de l'art porte les traits du pur esthétisme ; l'art n'est qu'un des masques derrière lesquels, selon la formule de Maulnier, on ne trouve rien d'autre que « la nature animale de l'homme », I' « animal humain de Lucrèce , nu et totalement dépouillé » (p. 209) . Cet art est réservé à ceux qui savent, « à l'élite , qui a l'usufruit de toute la civilisation , auprès de laquelle elle représente » , comme le dit Maulnier de façon éclairante, « le parasite , l'héritier et la fleur inutile » (p. 211) . En théorie c'est ainsi que sont les choses. La praxis fasciste présente une autre image. L'art fasciste est un art de propagande. Ses consommateurs ne sont pas ceux qui savent, ce sont au contraire les dupes. Ils ne sont pas en ce moment le petit nombre , mais la multitude, ou du moins les très nombreux. Il va de soi , par conséquent, que les caractéris-

1. L'Appel d Wilde, de 1901, témoigne de l'importance qu'a eue Wilde pour Gide.

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tiques de cet art sont toutes différentes de celles d'un esthétisme décadent. Jamais l'art décadent ne s'est intéressé à la construction de monuments. C'est au fascisme qu'il était réservé d'unir la théorie décadente de l'art à une praxis monumentale. Rien de plus instructif que cette rencontre d'éléments en eux-mêmes contradictoires. Le caractère monumental de l'art fasciste est lié à son caractère de mouvement de masses. Mais d'une façon qui il'a rien d'immédiat. Tout art de masses n'est pas pour autant monumental ; ne le sont ni les récits de Hebei pour calendriers paysans ni les opérettes de Lehar. Si l'art fasciste est monu­ mental - et jusque dans son style littéraire -, ce fait a une signification particulière. L'art fasciste est un art de propagande. Il est donc exécuté pour des masses. Il faut, en outre, que la propagande fasciste pénètre toute la vie sociale. Aussi bien l'art fasciste n'est pas seulement exécuté pour des masses, mais aussi par des masses. C'est pourquoi l'on serait tenté de croire que la masse, dans cet art, ait à faire avec elle-même, qu'elle s'y accorde avec elle­ même, qu'elle y soit maîtresse de maison, maîtresse dans ses théâtres et ses stades, maîtresse dans ses studios de cinéma et ses maisons d'édition. Chacun sait qu'il en va tout autrement. En ces lieux ce qui règne est bien plutôt I' « élite ». Et elle ne souhaite pas que pour la masse l'art aille de soi. Car cet art serait alors un art prolétarien, un art de classe par lequel la vérité du travail salarié et de l'exploitation se verrait rendre justice, c'est-à-dire serait sur la voie de sa suppression. Mais ce serait au détriment de l'élite. Le fascisme est intéressé à limiter le caractère fonctionnel de l'art de manière qu'il n'ait à craindre de sa part aucune action modificatrice sur la situation de classe du prolétariat - lequel constitue la majeure partie des cadres atteints par cet art, et une moindre partie de ceux qui l'exécutent. C'est à cette politique de l'art que s�rt la « mise en forme monumentale ». Et cela de deux manières. D'abord en flattant l'ordre pacifique de l'économie établie, en le représentant sous ses « traits éternels », c'est-à-dire comme immuable. Le Troisième Reich

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prétend durer des millénaires. - Ensuite, en soumettant exécutants et usagers à un charme sous l'effet duquel ils ne peuvent que s'apparaître à eux-mêmes comme monumentaux, c'est-à-dire incapables d'actions réfléchies et autonomes 1 • Ainsi l'art augmente les forces de suggestion de son effet, au détriment des forces intellectuelles et éclairantes. L'éternisa­ tion des rapports existants s'accomplit dans l'art fasciste en frappant de paralysie les exécutants et les usagers qui pour­ raient changer ces rapports. Le fascisme enseigne que l'atti­ tude à laquelle les contraint ce charme permet seule aux masses de s'exprimer. Le matériel avec lequel le fascisme élève ces monuments, qu'il prétend d'airain, est avant tout ce qu'on appelle le matériel humain. Dans ces monuments l'élite perpétue sa domination. Et c'est grâce à eux que le matériel humain trouve sa structuration. Aux yeux des seigneurs fascistes, dont le regard, nous l'avons vu, porte sur des millénaires, la différence disparaît entre les esclaves qui, bloc à bloc, construisirent les Pyramides, et les masses de prolétaires qui, sur les places et les champs de manœuvre, devant le Führer forment eux-mêmes des blocs. C'est pourquoi l'on comprend bien Maulnier lorsqu'il rapproche, comme représentants de l'élite , les « constructeurs » et les « soldats » (et certes mieux encore Gide lorsqu'il définit les nouveaux édifices romains comme du « journalisme architectural » , Nouvelles Pages, p . 85) . On l'a déjà indiqué, l'esthétisme de Maulnier n'est pas un point de vue improvisé, que le fascisme n'adopterait que pour débattre de questions concernant l'histoire de l'art. Le fas­ cisme est conduit à cette position partout où il désire préciser son examen sans se commettre pour autant avec le réel. Un examen de ce genre, qui élimine la valeur fonctionnelle de l'art, se recommande dans tous les domaines, chaque fois 1. Ce charme n'est pas exercé seulement par la stylisation fasciste des arts de masse (qu'on compare, à cet égard, les défilés allemands aux défilés russes), mais par les diverses « communautés • et les divers « fronts • qui leur servent de cadre.

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qu'on a intérêt à laisser de côté le caractère fonctionnel d'un phénomène. Et cela est vrai au plus haut point - on le voit clairement chez Maulnier - lorsqu'il s'agit de la technique. Il est facile d'en comprendre la raison. Le développement des forces productives, parmi lesquelles, à côté du prolétariat, figure la technique, a provoqué la crise qui rend urgente la socialisation des moyens de production. Cette crise est donc en grande partie fonction de la technique. Celui qui a dessein de la résoudre sans tenir compte des faits, par la violence, en conservant les privilèges, a grand intérêt à rendre aussi méconnaissable que possible le caractère fonctionnel de la technique. A cet effet deux voies sont possibles. Elles vont dans des directions opposées, mais sont déterminées par des idées voisines, d'ordre esthétique. C'est la première que suit Geor­ ges Duhamel 1 • Elle conduit à négliger délibérément le rôle de la machine dans le processus de la production, et à en lier la critique aux divers inconvénients qu'entraîne pour l'homme privé l'usage de machines étrangères ou lui appartenant en propre. Duhamel aboutit à un jugement réservé sur l'automo­ bile, à un refus décidé du cinéma, à la proposition, mi­ humoristique, mi-sérieuse, que l'Etat pendant cinq ans inter­ dise toute invention. Le prolétaire s'insurge contre l'entrepre­ neur, le petit-bourgeois s'en prend à la machine. Au nom de l'art, Duhamel s'attaque à la machine. Bien entendu, pour le fascisme, les choses sont un peu différentes. L'esprit grand­ bourgeois de ses mandants a laissé sa trace chez les intellec­ tuels qui se mettent à sa disposition. Tel fut le cas de Marinetti. Dès le début il avait flairé d'instinct qu'une considération « futuriste » de la machine servait l'impéria­ lisme. Il commença comme bruitiste, proclama que la plus importante activité de la machine est le bruit (c'est-à-dire son activité improductive) . Il termina comme membre de l'Acadé­ mie royale, un membre qui avouait avoir trouvé dans la 1. Georges Duhamel,

Sc�nes de la vie future et L'Humaniste et !'Automate.

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guerre d'Ethiopie la réalisation de ses rêves futuristes de jeunesse 1 • Sans s'en rendre clairement compte, Maulnier suit son exemple lorsqu'il objecte au « nouvel humanisme » de Gorki que ce qui fait la valeur principale des découvertes techniques et scientifiques est moins leur « résultat » et leur « éventuel rendement » que leur « valeur poétique » (p. 77). « Marinetti, écrit Maulnier, se grisait de hauteur, de mouve­ ment, d'acier, de précision, de fracas, de vitesse, c'est-à-dire de tout ce qui dans la machine peut être contemplé et valoir en soi, de tout ce qui la fait être non outil. [... ] Il se bornait à tirer parti de sa réalité inutilisable, c'est-à-dire de sa réalité esthétique (p. 84). » Maulnier tient cette attitude pour si bien fondée qu'il n'hésite pas à citer comme une curiosité les phrases par lesquelles Maïakovsky s'en prend à la conception marinettiste de la machine. Maïakovsky parle le langage du bon sens : « Non pas chanter le machinisme, mais le dompter dans l'intérêt de l'humanité. Non se perdre dans la contemplation esthétique de l'acier, des gratte-ciel, mais organiser les loge­ ments. [... ] Non pas chercher le fracas, mais organiser les silencieux. [... ] Nous, poètes, nous avons besoin de parler dans les voitures (p. 83-84). » La position de Mâiakovsky, digne de respect parce que réservée et sobre, ne saurait se concilier avec la tentative de prêter à la technique un aspect « monumental » . Elle apporte un témoignage concluant contre l'affirmation de Maulnier selon laquelle le collectivisme des Russes aurait institué « le règne spirituel de l'ingénieur » (p. 79). C'est une erreur technocratique d'interprétation. Elle falsifie la formation polytechnicienne du citoyen soviétique en la présentant comme un front du travail technocratiquement orienté. Et c'est aussi en un autre sens une erreur d'interprétation technocratique car elle révèle le technocrate. Cependant personne plus que Maulnier ne se défendra de penser en technocrate. Ce serait pour lui s'interdire de penser 1. Cf. le Manifeste de Marinetti sur la guerre d'Ethiopie.

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en artiste. Et, à première vue, sa définition de l'art lui donnerait raison ( « La mission même de l'art est de faire inutilisables les objets et les êtres » , p. 86). Mais regardons-y de plus près. Parmi tous les arts il en est un qui répond de façon particulièrement exacte à la définition de Maulnier. C'est l'art de la guerre. Il incarne l'idée fasciste de l'art, tant par l'apport monumental du matériel humain que par l'utilisa­ tion de toute la technique entièrement privée de ses buts ordinaires. Cet aspect poétique de la technique, que le fasciste oppose à son aspect prosaïque (celui dont, à ses yeux, les Russes font beaucoup trop de cas), c'est en réalité son aspect meurtrier. Ainsi prend toute sa valeur la phrase de la page 213 : « Tout ce qui est primitif, spontané, innocent, est par là même haïssable. » Cette phrase se trouve dans la dernière partie de l'essai, là où Maulnier règle son compte à Gide. La capacité de provoquer des réactions si révélatrices ne mérite-t-elle pas notre gratitude? Gide n'a-t-il pas incarné le personnage idéal que présente le Journal du 28 mars 1935, celui de « l'inquisi­ teur » 1 • Effectivement il s'est fait le porte-parole de ceux qui plus que tout inquiètent !'écrivain fasciste. Ceux-là sont les masses, celles qui lisent. Au Congrès des Ecrivains de 1935 , Jean-Richard Bloch déclarait aux représen­ tant de l'Union soviétique : « Par vos efforts gigantesques en faveur de l'enseignement de tous les ordres, par la suppression de toute barrière entre les niveaux de culture [...] , par la régression étonnamment rapide de l'analphabétisme [...] , par l'appel immédiat au don d'invention littéraire de tous, même les enfants [... ], par tout cela vous faites à !'écrivain le plus merveilleux cadeau qu'il ait pu rêver : un public de 170 mil­ lions de lecteurs. » Pour !'écrivain fasciste, c'est un tonneau des Danaïdes. L'élite au secours de laquelle s'empresse Maulnier tient pour impensable une jouissance artistique qu'un monopole de la culture ne protège de toutes parts contre les éléments pertur1. Pléiade, p. 1224.

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bateurs. Déjà la simple abolition du monopole de la culture serait pour Maulnier suffisamment angoissante. Et voici que Gorki lui déclare que justement l'art a pour mission de travailler à cette abolition. Il lui dit que dans la littérature soviétique il n'existe aucune différence de principe entre un livre de vulgarisation scientifique et un ouvrage artistiquement précieux. Et devant cette proposition, depuis longtemps démontrée par les plus modernes vulgarisateurs de la littéra­ ture occidentale, un Franck, un De Greif, un Eddington, un Neurath, Maulnier ne trouve rien de mieux que de l'inclure dans sa description de la « barbarie » au service de laquelle il accuse Gorki de se placer (p. 78). Là encore Maulnier ne démord pas, si peu que ce soit, de son idée que la culture serait la somme des privilèges. Mais dans son exposé c'est sans doute la culture qui fait triste figure. Et de cette situation il lui faut bien s'accommoder lorsqu'il cherche à confronter la culture impérialiste avec celle de la Russie soviétique. Il ne peut rien changer au fait que l'état de consomption où se . trouve la première contraste singulière­ ment avec le caractère productif de la seconde. L'habitude que nous avons en général, dans les débats sur la culture, de mettre l'accent sur la « création » a surtout pour tâche de nous faire oublier que le produit obtenu sur un mode « créatif » sert fort peu, pour sa part, au processus de la production et tombe exclusivement dans le domaine de la consommation. L'impé­ rialisme a provoqué un état de choses dans lequel le poème qu'on célèbre comme « divin » partage de plein droit cette louange avec l'entremets. A aucun prix Maulnier ne peut renoncer à la « création » . « L'homme , écrit-il, fabrique pour utiliser, mais il crée pour créer, et pour créer seulement » (p. 86). A quel point cette coupure entre créer et fabriquer, sur laquelle repose l'esthéti­ que de la création, est mensongère et non dialectique, c'est ce que montre la formation polytechnicienne des Soviets. Tout aussi bien que cette formation peut conduire l'ouvrier à un travail créateur dans le cadre d'un plan de production qu'il embrasse du regard, d'une communauté de production qui est

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le support de sa vie, d'un mode de production qu'il peut améliorer, d'autre part, grâce aux tâches précises qu'elle lui propose, c'est-à-dire grâce au public déterminé qu'elle lui garantit, elle incite !'écrivain à une production qui, grâce à la manière dont le producteur peut rendre compte de _sa procé­ dure, peut prétendre à l'honorable nom de fabrication. Et justement !'écrivain devrait se rappeler que le mot « texte » de « textum » , tissé - fut autrefois un nom honorable de cette sorte. Ayant sous les yeux cette formation polytechnicienne de l'homme en train de se constituer, il ne se laisse pas troubler par le porte-parole de l'élite qui vient lui raconter que « les moments trop courts que l'homme peut distraire d'une vie qu'il doit, comme aux temps primitifs, consacrer presque entière à sa propre sauvegarde matérielle [... ]sont considérés par la société collectiviste comme autant de désertions (p. 80) ». A qui la faute si ces moments étaient « trop courts » ? A l'élite. Qui a intérêt à rendre le travail lui-même digne de l'homme? Le prolétariat. Dans son travail de construction il peut bel et bien renoncer à ce que Maulnier nomme « les privilèges de la vie intérieure » (p. 5), mais non jamais à qui sent et décrit ces privilèges comme le fait Gide à la date du 8 mars 1935 : « Je sens aujourd'hui gravement, péniblement, cette infériorité de n'avoir jamais eu à gagner mon pain, de n'avoir jamais travaillé dans la gêne. Mais j'ai toujours eu un si grand amour du travail que cela n'eût sans doute pas entamé mon bonheur. Aussi n'est-ce pas là ce que je veux dire. Mais un temps viendra où cela sera considéré comme un manque. Il y a là quelque chose à quoi la plus riche imagination ne peut suppléer, une certaine sorte d'instruction profonde que rien, par la suite, ne pourra jamais remplacer. Un temps vient où le bourgeois se sentira en état d'infériorité devant un simple travailleur. Ce temps est déjà venu pour certains (Nouvelles Pages, p. 164) 1 • » 1. Pléiade, p. 1221.

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Plus encore que l'existence à l'Est d'un public de 170 mil­ lions de lecteurs, ce qui inquiète Maulnier est que vivent en France des écrivains qui pensent à ce public. André Gide consacre son dernier livre aux jeunes lecteurs de l'Union soviétique, et en voici le premier paragraphe : « Toi qui viendras lorsque je n'entendrai plus les bruits de la terre et que mes lèvres ne boiront plus sa rosée - toi qui, plus tard, peut­ être me liras - c'est pour toi que j'écris; car tu ne t'étonnes peut-être pas assez de vivre; tu n'admires pas comme il faudrait ce miracle étourdissant qu'est ta vie. Il me semble parfois que c'est avec ma soif que tu vas boire, et que ce qui te penche sur cet autre être que tu caresses, c'est déjà mon propre désir (Nouvelles Nourritures, p. 9). »

Sur quelques thèmes baudelairiens

I Baudelaire a escompté des lecteurs à qui la lecture de la poésie lyrique offre des difficultés. C'est à eux que s'adresse le poème introductif des Fleurs du mal. De leur force de volonté, de leur puissance de concentration, on ne peut faire grand cas ; ils préfèrent les jouissances sensibles ; ils se confient au spleen, qui donne le coup de grâce à l'intérêt et à la réceptivité. Il est surprenant de rencontrer un poète lyrique qui se contente d'un tel public, le plus ingrat de tous. Il y a une explication facile : Baudelaire voulait être compris. Il dédie son livre à des êtres qui lui ressemblent. Le poème introductif se termine par l'apostrophe : Hypocrite lecteur, - mon semblable, mon frère ! 1 Mais on comprendra mieux de quoi il s'agit si l'on renverse la formule et qu'on dise : Baudelaire a écrit un livre qui, d'entrée de jeu, avait peu de chance de toucher immédiate­ ment le public. Il comptait sur ce type de lecteurs que définit le poème introductif. Or, il s'est trouvé que ce calcul correspon­ dait à une vision à longue portée. Les Fleurs du mal ont trouvé 1. Œuvres, Pléiade, I, p. 18 (Benjamin renvoie naturellement à la première édition Le Dantec, en deux volumes, Paris, 1931-1932).

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plus tard les lecteurs pour lesquels elles étaient écrites. Qu'il en soit bien ainsi , qu'en d'autres termes l'accueil fait aux poèmes lyriques rencontre des conditions de moins en moins favorables, c'est ce qu'indiquent, entre autres, trois séries de faits. D'abord , le poète lyrique ne s'identifie plus avec le poète en soi . Il n'est plus, comme il l'était encore au temps de Lamartine, « celui qui chante » ; il est devenu un genre de poète parmi d'autres (Verlaine est un bon témoin de cette spécialisation ; quant à Rimbaud , ce fut déjà un ésotériste, qui d'office écartait le public de son œuvre) . Deuxième fait : depuis Baudelaire la poésie lyrique n'a plus connu aucun succès de masse . (Le lyrisme de Hugo éveillait encore en son temps de puissants échos. En Allemagne le Buch der Lieder 1 marque la limite) . Une troisième circonstance dépend des deux premières : le public est devenu de plus en plus réticent à l'égard des poèmes lyriques que lui transmet le passé . On peut dire que la période dont nous parlons ici commence à peu près au milieu du XIXe siècle . Depuis ce temps la réputation des Fleurs du mal n'a cessé de s'étendre . Ce livre , qui avait compté avec les lecteurs les moins disposés et qui, au début, n'en avait guère rencontré de disposés, est devenu en quelques décennies un ouvrage classique , l'un de ceux aussi qui connurent le plus grand nombre de réimpressions. Si les circonstances sont devenues plus défavorables au succès de la poésie lyrique , on est tenté de croire que c'est parce que cette poésie ne conserve qu'exceptionnellement le contact avec l'expérience du lecteur. Il se pourrait qu'il en fût bien ainsi, puisque cette expérience même s'est transformée dans sa structure. Sur ce point on sera sans doute d'accord, mais où commence la difficulté, c'est lorsqu'il s'agit de caractériser cette transformation. On se heurte, en effet, à une situation singulière . Depuis la fin du siècle dernier, nous avons connu toute une série de tentatives pour ressaisir la « vérita­ ble » expérience, par opposition à celle qui se dépose, comme 1. De Henri Heine.

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un précipité, dans l'existence normalisée et dénaturée des masses soumises à la civilisation. On a coutume de situer ces critiques dans le cadre d'une philosophie vitaliste. Conceptuel­ lement elles ne sont point parties de l'existence sociale de l'homme, c'est plutôt la littérature qu'elles ont invoquée, plus encore la nature et finalement surtout la mythologie. Le livre de Dilthey, [ 'Expérience vécue et la littérature, est l'un des plus anciens dans une série qui conduit à Klages et à Jung, lequel s'est compromis avec le fascisme. C'est à un niveau bien supérieur qu'il faut situer Matière et mémoire, de Bergson, où les liens avec la recherche scientifique restent beaucoup plus étroits. Cet ouvrage est d'orientation biologique. Le titre même indique que l'auteur considère la structure de la mémoire comme un élément décisif pour une description philosophique de l'expérience. Effectivement l'expérience appartient à l'ordre de la tradition, dans la vie collective comme dans la vie privée. Elle se constitue moins de données isolées, rigoureusement fixées par la mémoire, que de data accumulés, souvent inconscients, qui se rassemblent en elle. Assurément le propos de Bergson n'est aucunement de définir en un sens historique le caractère spécifique de la mémoire. Il rejette, au contraire, toute détermination historique de l'expé­ rience. Il évite particulièrement de toucher de trop près à l'expérience même d'où est sortie son œuvre, ou plutôt contre laquelle elle a fait valoir son témoignage. Je veux dire : l'expérience inhospitalière et aveuglante, propre à l'époque de la grande industrie. Mais si son œil se ferme à celle-là, il s'ouvre à une autre expérience, qui la complète comme sa copie pour ainsi dire spontanée. La philosophie de Bergson est une tentative pour détailler et pour consolider cette copie. Par là même, elle renvoie immédiatement à l'expérience qui s'offre à Baudelaire, sans déguisement, dans la figure de son lecteur.

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II Matière et mémoire définit l'essence de l'expérience dans la durée de telle manière que le lecteur est forcé de se dire : seul !'écrivain sera le sujet adéquat d'une expérience comme celle­ là. En fait, c'est bien un écrivain qui mit à l'épreuve la théorie bergsonienne de l'expérience. On peut considérer A la recherche du temps perdu comme l'essai d'une synthèse por­ tant, dans les conditions sociales actuelles, sur l'expérience telle que l'entendait Bergson. Car il faut de moins en moins escompter qu'elle se puisse instaurer par des voies naturelles. C'est là, au demeurant, une question dont Proust, dans son œuvre, ne refuse pas de débattre. Il introduit ainsi un élément nouveau, qui contient une critique implicite de Bergson. Ce dernier ne manque pas de souligner l'opposition que la mémoire fait ressortir entre vie active et vie contemplative. Mais il suggère que l'adoption d'une attitude contemplative, permettant l'actualisation du courant vital, serait affaire de libre choix. D'entrée de jeu, par la terminologie qu'il adopte, Proust indique bien que tel n'est pas son avis. Ce qui était, chez Bergson, mémoire pure, devient chez lui mémoire involontaire. D'emblée, en face de cette mémoire involon­ taire, il situe la mémoire volontaire, qui dépend de l'intelli­ gence. L'opposition apparaît dès les premières pages de son volumineux ouvrage. Proust constate qu'il ne lui est resté, de longues années durant, que de pauvres souvenirs de cette petite ville de Combray 1 où s'est écoulée une partie de son enfance. Avant que le goût de la madeleine, sur lequel il reviendra souvent ensuite, l'eût ramené un certain après-midi aux temps anciens, il s'était contenté de ce que pouvait lui fournir une mémoire réduite aux éléments que rappelle un effort d'attention. A cette mémoire volontaire, par consé1 . Préfigurant une décision récente de la municipalité d'Illiers, Benjamin identifie ici totalement le narrateur de la Recherche avec l'auteur lui-même.

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quent, dont il déclare que « les renseignements qu'elle donne sur le passé n'évoquent rien de lui » , ajoutant : « Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. » Aussi Proust n'hésite pas à résumer sa pensée en écrivant que ce passé « est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel [...] que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas 1 » . Selon Proust, c'est pur hasard si l'individu reçoit une image de lui-même, s'il peut se rendre maître de son expérience. Cet appel au hasard n'a rien qui aille de soi. Les événements de notre vie intérieure ne possèdent point par nature ce caractère inéluctablement privé. Ils ne )'acquièrent que dans la mesure où les chances diminuent de voir les événements extérieurs s'assimiler à notre expérience. Le journal représente un des nombreux indices d'un tel amoindrissement. Si la presse avait eu pour dessein de permettre au lecteur d'incorporer à sa propre expérience les informations qu'elle lui fournit, elle serait loin de compte. Mais c'est tout le contraire qu'elle veut, et qu'elle obtient. Son propos est de présenter les événements de telle sorte qu'ils ne puissent pénétrer dans le domaine où ils concerneraient l'expérience du lecteur. Les principes de l'information journalistique (nouveauté, brièveté, clarté et surtout absence de toute corrélation entre les nouvelles prises une à une) contribuent à cet effet, exactement comme la mise en pages et le jargon journalistique. (Karl Kraus ne s'est pas lassé de démontrer à quel point ce jargon paralyse chez le lecteur le pouvoir de représentation.) La cloison étanche ainsi dressée entre l'information et l'expérience tient également à ce que l'information ne pénètre pas davantage dans le domaine de la « tradition » . Les journaux sont tirés à multiples exemplaires; ils ne fournissent guère à leurs lecteurs d'histoi­ res qu'ils puissent ensuite raconter aux autres. - Du point de 1. Marcel Proust, Du côtl de chez Swann, Paris 1919, I, p. 46.

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vue historique, il y a concurrence entre les diverses formes de communication. Lorsque l'information se substitue à l'an­ cienne relation, lorsqu'elle-même cède la place à la sensation, ce double processus reflète une dégradation croissante de l'expérience. Toutes ces formes, chacune à leur manière, se détachent du récit, qui est une des formes les plus anciennes de communication. A la différence de l'information, le récit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l'événement, il l'incorpore dans la vie même de celui qui raconte, pour le communiquer, comme sa propre expérience, à celui qui écoute. Ainsi le narrateur y laisse sa trace, comme la main du potier sur le vase d'argile. Les huit tomes de l'œuvre proustienne donnent une idée de tout ce qu'il a fallu mettre en jeu pour restaurer, dans son actualité présente, le visage du narrateur. Proust a mené l'entreprise avec une logique grandiose. Dès le début il se heurtait à une tâche élémentaire : raconter sa propre enfance. Il en mesura toute la difficulté en attribuant au pur hasard le simple fait qu'une telle narration fût possible. C'est à ce propos qu'il élabora la notion de mémoire involontaire. Cette notion garde la marque des circonstances mêmes qui l'ont suscitée. Elle appartient à l'inventaire de la personne privée dans les multiples aspects de son isolement. Là où domine l'expérience au sens strict, on assiste à la conjonction, au sein de la mémoire, entre des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif. Les cérémonies du culte, ses festivités - absentes assurément de l'univers proustien - ont permis, entre ces deux éléments de la mémoire, une fusion toujours renouvelée. Elles ont provoqué l'évocation de cer­ tains temps déterminés et ont permis qu'elle se reproduisît tout au long d'une vie. C'est ainsi que la mémoire volontaire et la mémoire involontaire cessèrent de s'exclure mutuellement. III Lorsqu'on cherche à déterminer de façon plus concrète ce qui, dans la « mémoire de l'intelligence » telle que la conçoit

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Proust, paraît un sous-produit de la théorie bergsonienne, on est renvoyé à Freud. Dans son essai paru en 1921, Par-delà le principe de plaisir, Freud établit une corrélation entre la mémoire (entendue comme mémoire involontaire) et la conscience. L'auteur présente cette corrélation à titre d'hy­ pothèse. Les réflexions que nous allons y rattacher ne se proposent point de la démontrer. Elles n'ont pour objet que d'en éprouver la fécondité, à propos de certains faits fort éloignés de ceux auxquels songeait Freud en présentant sa conception. Mais tels de ses disciples pourraient bien avoir rencontré de pareilles teneurs chosales. Les arguments par lesquels Reik développe sa théorie de la mémoire rejoignent en partie la distinction proustienne entre l'évocation sponta­ née et l'évocation volontaire. Pour lui, en effet, « la mémoire a pour fonction de protéger les impressions . Le souvenir tend à les décomposer. La mémoire est essentiellement conserva­ trice, le souvenir est destructeur 1 » . Ces développements se fondent sur le principe de Freud selon lequel « la conscience se substitue à une trace de souvenir 2 >>. Son caractère propre, par conséquent, « tiendrait à cette particularité que le proces­ sus d'excitation ne produit pas en elle, comme il fait dans tous les autres systèmes psychiques, une modification durable de ses éléments, mais se perd pour ainsi dire en fumée dans le phénomène de la prise de conscience 3 » . La formule fondamentale, où s'exprime l'hypothèse freu­ dienne, est l' « incompatibilité, dans un seul et même système, entre prise de conscience et dépôt d'une trace mémorielle 4 » . Les résidus de souvenir sont au contraire « souvent les plus

1. Theodor Reik, Der übe"aschte Psychologue, ( « Le Psychologue surpris » ), Leyde, 1935, p. 132. 2. Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips, 3• éd., Vienne, 1923, p. 31. Les notions de souvenir (Erinnerung} et de mémoire ( Gediichtnis) ne présentent, dans cet ouvrage, aucune différence de sens qui concerne de façon essentielle la relation ici envisagée. 3. Freud, /oc. cil., p. 31-32. 4. Ibid., p. 31.

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intenses et les plus durables lorsque le processus qui les a déposés n'est jamais parvenu lui-même jusqu'au seuil de la conscience 1 ». Ce qui, en langage proustien, signifie ceci : ne peut devenir élément constituant de mémoire involontaire que ce qui n'a pas été expressément et consciemment « vécu » par le sujet. Thésauriser, à partir des processus d'excitation, « des traces de durée comme fondements de la mémoire » , ce serait là pour Freud un rôle réservé à « d'autres systèmes » , qu'il faut considérer comme différents de la conscience �. Pour lui, la conscience, comme telle, ne contiendrait aucune trace mémorielle. Sa fonction serait tout autre, et d'importance. Son rôle serait de protéger les sensations : « Pour l'organisme vivant, il est presque plus important de protéger les sensations que de les recevoir. L'organisme dispose d'un certain stock d'énergie et il doit tendre avant tout à protéger les formes particulières de transmutation énergétique qui se réalisent en lui contre l'influence égalisante, et par conséquent destruc­ trice, des énergies trop intenses qui s'exercent à l'extérieur 3. » La menace de ces énergies se fait sentir par des chocs. A mesure qu'ils sont plus fréquemment enregistrés par la conscience, on peut moins escompter une influence traumati­ sante de ces chocs. La théorie psychanalytique tente d'expli­ quer l'essence du choc traumatisant par « la rupture de la protection sensorielle » . L'effroi, dans cette perspective, résulterait d'un « manque de préparation à la crainte 4 » .

1 . Ibid., p . 30. 2. De ces autres systèmes, il est maintes fois question chez Proust. Pour les figurer, il recourt avec une particulière prédilection aux membres du corps, et il ne se lasse point d'évoquer les images mémorielles qui se trouvent déposées en eux, montrant comment, sans obéir à aucun signe de la conscience, ces images s'imposent immédiatement à elle dès qu'une cuisse, un bras ou une omoplate retrouvent involontairement, chez le dormeur, la position qu'ils eurent autre­ fois. La mémoire involontaire des membres est un des thèmes favoris de Proust

(q.

Swann,

I, p. 11).

3. Freud, /oc. cit., p. 34-35. 4. Ibid. , p. 41.

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L'occasion des recherches freudiennes a été un rêve typique dans les névroses consécutives à des accidents. II reproduit la catastrophe qui est à l'origine de la névrose. Des rêves de ce genre signifient, selon Freud, « un effort pour reconquérir la maîtrise des stimuli, maîtrise dont la perte a causé la névrose traumatique 1 ». Il semble que Valéry ait songé à quelque chose d'analogue. Et la coïncidence vaut d'être notée, car Valéry est de ceux qui se sont intéressés à la modalité fonctionnelle particulière que prennent les mécanismes psy­ chologiques dans les conditions présentes d'existence. (On pourrait d'ailleurs rapprocher cet intérêt du caractère même de son œuvre poétique, qui est restée purement lyrique. II est par là le seul auteur qui se rattache directement à Baudelaire.) Valéry écrit en effet : « Les impressions ou sensations de l'homme, prises telles quelles [ ... ] , sont de l'ordre d'une surprise, - d 'une insuffisance de l'humain. (... ] Le souvenir est [... ] un fait élémentaire qui tend à nous donner le temps d'organisation qui nous a manqué d'abord 2 • » Le choc est atténué par un entraînement du sujet dans la maîtrise des stimuli; en cas de nécessité, cet entraînement peu( faire intervenir le rêve tout aussi bien que le souvenir. Mais, en règle générale, il appartient, selon Freud, à la conscience éveillée, laquelle aurait son siège dans une couche corticale du cerveau « traversée par les stimuli 3 » en sorte qu'elle présente à leur réception les conditions les plus favorables. Par la conscience du choc ainsi reçu, cette parade donnerait à l'événement correspondant le caractère d'une expérience vécue au sens propre. Elle l'incorporerait directe­ ment dans la série des souvenirs conscients, elle le stériliserait pour l'expérience poétique. On est en droit de se demander comment la poésie lyrique pourrait se fonder sur une expérience dont la norme est 1. Ibid., p. 43. 2. Valéry, Analecta, XCVI, Paris, 1935, p. 264-265, (Pléiade, II, p. 741). 3. Freud, /oc. cil., p. 32.

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devenue une expérience vécue de choc. D'une poésie de ce genre, on attendrait nécessairement un haut degré de conscience; elle devrait évoquer la représentation d'un plan, que son élaboration même aurait mis en œuvre. Ce trait convient parfaitement à la poésie de Baudelaire. C'est lui qui le lie, parmi ses devanciers, à Poe; parmi ses successeurs, à Valéry. Les réflexions que nous avons empruntées à Proust et à Valéry, pour les appliquer à Baudelaire, se complètent providentiellement. Proust est l'auteur d'un essai sur Baude­ laire, mais certaines de ses réflexions de romancier vont bien plus loin encore. En écrivant sa Situation de Baudelaire, Valéry a fourni l'introduction classique aux Fleurs du mal. C'est là que nous lisons : « Le problème de Baudelaire pouvait donc - devait donc - se poser ainsi : être un grand poète, mais n 'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d'Etat 1 • » Il est un peu dépaysant de voir invoquer la raison d'Etat à propos d'un poète. Mais la formule s'applique à une réalité bien remarquable : l'émancipation du poète par rapport aux expériences vécues. La création poétique de Baudelaire est ordonnée à une tâche. C'est celle que lui ont suggérée les places vides où il a installé ses poèmes. Son œuvre ne saurait être simplement définie, à la manière de toute autre, comme une œuvre historique, mais c'est ainsi qu'elle s'est voulue et entendue. IV A mesure que l'élément de choc se fait davantage sentir dans les impressions singulières, il faut que la conscience se défende de façon plus continue contre l'excitation; mieux elle y réussit et moins les impressions particulières pénètrent dans 1.

Introduction à l'édition Crès des Fleurs du mal,

p. X.

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l'expérience, mais plus important aussi devient, par là même, le rôle de l'expérience vécue. Finalement on pourrait dire que la défense contre le choc a pour résultat spécifique d'assigner à l'événement - au détriment de l'intégrité même de ses contenus - une situation temporelle précise dans la conscience. Ce serait la plus haute performance de la réflexion. Elle ferait de l'événement une expérience vécue. En cas d'échec, on verrait s'installer l'agréable ou (le plus souvent) la désagréable frayeur qui, selon Freud, sanctionne le défaut de protection contre le choc. Baudelaire a traduit cette situation dans une image éblouissante. Il parle d'un duel où l'artiste, avant d'être vaincu, pousse un cri 1 • Ce duel est le processus même de la création littéraire. Ainsi Baudelaire a situé l'expérience du choc au cœur de son travail d'artiste. D'une grande importance est ce témoignage de l'écrivain sur lui-même. Beaucoup de contemporains le corroborent. Il n'est pas rare que Baudelaire s'abandonne à l'effroi, voire qu'il le provoque. Vallès rapporte ses gestes excentriques 2 • S'ap­ puyant sur un portrait de Nargeot, Pontmartin affirme que son visage était confisqué. Clade! 3 insiste sur le ton tranchant dont il usait dans la conversation. Gautier parle des brusques interruptions dont il aimait couper la lecture des vers 4 • Nadar décrit sa démarche abrupte 5 • La psychiatrie connaît des types traumatophiles. Aux chocs, d'où qu'ils vinssent, Baudelaire a su opposer la parade de son être spirituel et physique. Cette défense contre le choc prend figure de combat. Pour décrire son ami Constantin Guys, il va le saisir au moment où Paris dort et il le montre « penché sur la table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu'il attachait tout à l'heure sur les choses, s'escrimant avec son 1. Cité par Ernest Raynaud, Charles Baudelaire, Paris, 1922, p. 317-318. 2. Cité par André Billy, Ecrivains de combat. Paris, 1931, p. 192. 3. L'édition Adorno porte ici Claudel (coquille des Schriften, conservée dans

llluminationen).

4. q. Eugène Marsan, Les Cannes de M. Paul Bourget, Paris, 1923, p. 239. S. q. Firmin Maillard, La Cité des intellectuels, p. 362.

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crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l'eau de son verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s'il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même 1 » . C'est aux prises avec un combat fantastique du même genre que Baudelaire s'est peint lui-même dans la première strophe du Soleil, le seul passage de toutes les Fleurs du mal qui le montre en plein travail de création : Le long du viéux faubourg, où pendent aux masures Les persiennes, abri des secrètes luxures, Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, Je vais m 'exercer seul à ma fanstaque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés 2• L'expérience du choc est de celles qui furent déterminantes pour la facture de Baudelaire. Selon Gide, c'est dans les intermittences de l'image et de l'idée, du mot et de la chose, que la stimulation créatrice trouvait chez lui sa véritable place 3 • Rivière a indiqué ces heurts souterrains qui ébranlent les vers de Baudelaire. Il semble parfois que le mot s'écroule sur lui-même. Rivière souligne quelques-uns de ces termes chancelants 4 Et qui sait si ces fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur 5 ,

1. 2. 3. 4.

Baudelaire, Il, p. 334. Baudelaire, I, p. 96. André Gide, Baudelaire et M. Faguet (Morceaux choisis, p. 128). Jacques Rivière, Etudes, p. 14. S. Baudelaire, I, p. 29.

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ou encore :

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures 1 • Il faut y ajouter le célèbre début du poème :

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse 2. Pour accueillir ces mystérieuses régulations ailleurs que dans ses vers, Baudelaire composa son Spleen de Paris, ses poèmes en prose. Dédiant le recueil au rédacteur en chef de La Presse, Arsène Houssaye, il écrivait : « Quel est celui de nous qui n'a pas, en ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubre­ sauts de la conscience ? « C'est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c'est au croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant 3• » Ce texte appelle une double constatation. D'une part, il nous renseigne sur la corrélation interne, chez Baudelaire, entre l'image du choc et le contact avec les masses qui habitent les grandes villes. Il nous apprend, d'autre part, ce que signifient proprement ces grandes masses. Il ne peut être question d'une classe , d'une collectivité, qu'elle qu'en soit la structure. Il s'agit simplement de la foule amorphe des passants, du public de la rue 4 • Cette foule, dont Baudelaire

l. Ibid. , p. 31. 2. Ibid., p. 1 13. 3. Ibid. , p. 405-406.

4. Prêter une âme à cette foule, tel est le vrai rôle du flâneur. Ses rencontres avec elle sont l'expérience vécue dont il ne se lasse point de jouir. Dans l'œuvre baudelairienne on ne peut méconnaître certains reflets de cette illusion. Elle est loin d'ailleurs d'avoir épuisé son rôle. L'unanimisme de Jules Romains est un de ses produits tardifs, qui fut très admiré.

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n'oublie jamais la présence, n'a servi de modèle à aucune de ses œuvres. Mais elle a laissé sa marque secrète sur toute sa création, et c'est elle qu'on aperçoit aussi en filigrane dans le fragment cité plus haut. Elle éclaire également l'image de l'escrimeur ; les coups qu'il assène sont destinés à lui frayer la voie parmi la foule . Sans doute est-ce à travers des faubourgs vides que s'avance le poète du Soleil. Mais la secrète constella­ tion (en qui la beauté de la forme devient jusqu'en son fond translucide) doit s'entendre ainsi : en luttant contre la foule spirituelle des mots, des fragments, des débuts de vers, le poète, à travers les rues désertées, gagne à la pointe de l'épée son butin poétique. V

La foule - aucun objet ne s'est présenté aux littérateurs du x1x• siècle chargé de plus de missions. Parmi les larges couches sociales qui prenaient l'habitude de la lecture, elle commença à se constituer en public. Elle entreprit de distri­ buer des mandats ; comme les donateurs dans les tableaux du Moyen Age, elle exigea de retrouver son visage dans les romans qu'elle lisait. Le plus grand auteur à succès du siècle a répondu à ce besoin, ma par une nécessité intérieure. La foule, pour lui, signifiait une clientèle, presque au sens antique du terme, la masse de son public. Hugo fut le premier à l'introduire jusque dans le titre de plusieurs de ses œuvres : les Misérables, les Travailleurs de la mer. Il fut le seul, en France, à prétendre rivaliser avec le roman-feuilleton. On sait qu'Eu­ gène Sue était le maître du genre - un genre qui fut une véritable révolution pour les petites gens. En 1850, les Parisiens avaient élu le romancier populaire, à une grosse majorité, pour les représenter au Parlement. Ce n'est point 1. Dans La Sainte-Famille, consacrée, on le sait, pour une bonne pan, à réfuter l'exégèse néo-hégélienne du roman qu'avait proposée Zychlinski.

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simple hasard si les Mystères de Paris allaient fournir à Marx une occasion de prendre nettement position 1 • De bonne heure, en effet, Marx s'assigna pour tâche de faire surgir de cette masse amorphe - qu'un socialisme à nobles intentions s'efforçait d'amadouer - celle d'un prolétariat d'airain. C'est pourquoi, si timide soit-elle, la description de cette masse, telle que la présente Engels dans son ouvrage de jeunesse, correspond bien à l'un des thèmes marxistes. Dans la Situation des classes laborieuses en Anglete"e, Engels écrit : « Quelle étrange chose qu'une ville comme Londres, où l'on peut errer pendant des heures sans découvrir même le commencement d'une fin, sans trouver le moindre signe qui indique le voisinage de la campagne ! Cette prodigieuse centralisation, ce rassemblement en un seul point de trois millions et demi d'hommes a centuplé la force de ces trois millions et demi. [... ) Mais on ne découvre qu'ensuite [... )le sacrifice que cela a pu coQter. Après avoir battu quelques jours le pavé des grandes rues [... ), on s'aperçoit alors pour la première fois que les Londoniens ont dQ sacrifier la meilleure part de leur humanité pour réaliser tous les miracles de civilisation dont leur cité est toute bruissante, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées improductives et ont été empêchées dans leur développement [... ). Par elle-même la cohue des rues a quelque chose d'antipathique, quelque chose de révoltant pour la nature humaine. Ces centaines de milliers d'individus, appartenant à toutes les classes, à toutes les conditions, qui s'y pressent et s'y coudoient, ne sont-ce pas tous des hommes cependant, avec les mêmes qualités et les mêmes aptitudes, avec le même intérêt aussi à devenir heureux? [... ] Et pourtant ils courent côte à côte comme s'ils n'avaient rien de commun, rien à faire ensemble; et le seul point sur lequel ils s'accordent tacitement est que chacun, sur le trottoir où il marche, tient sa droite pour que les deux courants qui coulent en sens inverse n'arrêtent point leur double flux; et personne n'a même l'idée que l'autre mérite un simple regard. Le resserrement de ces individus en un si petit espace fait ressortir de façon · plus déplaisante et plus scandaleuse l'indifférence

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brutale, l'impassible isolement de chacun d'eux dans son intérêt privé 1 • » Entre cette description et celles qu'on peut lire chez les petits-maîtres français, un Gozlan , un Delvau ou un Lurine, le contraste est significatif. Il manque à Engels ce savoir-faire, cette nonchalance du flâneur, à qui le feuilletoniste enseigna l'art de se laisser conduire par la foule. Pour lui , la foule a quelque chose de bouleversant. Elle provoque en lui une réaction d'ordre moral. Mais aussi une réaction de caractère esthétique ; il se sent mal à l'aise devant le rythme de ces passants qui marchent en sens inverse les uns des autres sans jamais se rencontrer. Le charme de son tableau tient au ton grand-paternel qui nuance la rigueur de l'esprit critique. L'auteur arrive d'une Allemagne encore provinciale , où il n'a sans doute jamais éprouvé la tentation de se perdre dans un flot humain. Peu avant sa mort, venu à Paris pour la première fois, Hegel écrivait à sa femme : « Quand je marche dans la rue , les gens regardent droit devant eux, comme à Berlin - Ils sont vêtus de la même façon , présentent à peu près les mêmes visages, le même regard, mais ils forment une masse plus nombreuse 2 • » Pour un Parisien, rien n'était plus naturel que de se frayer la voie à travers cette masse . Si soucieux fOt-il de garder ses distances, il ne pouvait, comme Engels, la considérer du dehors. Dans le cas de Baudelaire, elle lui était si peu étrangère qu'on suit à la trace , à travers toute son œuvre , la façon dont elle le prend au siège , dont elle l'attire , dont il se défend contre elle . La masse , pour Baudelaire , est une réalité si intérieure qu'on ne doit pas s'attendre qu'il la dépeigne . Ce que chacun de nous a de plus essentiel , il est bien rare qu'il le traduise sous forme descriptive. Comme le dit justement Desjardins 3 , 1. Friedrich Engels, Die Lage der arbeitenden Klassen in England ( « La situation des classes laborieuses, en Angleterre » ), Leipzig, 1848, p. 36-37. 2. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Werke, XIX, 2, Leipzig, 1887, p. 257. 3. Paul Desjardins, « Charles Baudelaire », Revue bleue, janvier 1887, p. 23.

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Baudelaire « est plus préoccupé d'enfoncer l'image dans le souvenir que de l'orner et de la peindre ». Ni dans les Fleur& du mal ni dans Spleen de Paris, on ne trouvera l'équivalent de ces tableaux urbains que peignait Hugo de main de maître. Baudelaire ne décrit ni la population ni la ville. C'est ce qui lui permet d'évoquer l'une à travers l'autre. Sa foule est toujours celle de la grande ville. Son Paris est toujours surpeuplé. Sur ce point il est très supérieur à Barbier, qui, usant du mode descriptif, est forcé de séparer les masses de leur habitat 1 • Dans les Tableaux parisiens, on peut déceler, presque partout, la présence mystérieuse de la foule. Lorsque Baudelaire prend comme thème le crépuscule du matin, il évoque quelque chose 1. Le poème de Barbier intitulé Londres est bien significatif de sa manière. Ayant décrit la ville en vingt-quatre vers, il ajoute gauchement ces quatre vers de conclusion : Enfin, dans un amas de choses, sombre, immense, Un peuple noir, vivant-et mourant en silence, Des ltres par milliers, suivant l'instinct fatal, Et courant après l'or par le bien et le mal. (Iambes et poèmes, Paris, 1841 , p. 183-194). Les « poèmes à thèse » de Barbier - surtout le cycle londonien - ont exercé sur Baudelaire une influence plus profonde qu'il ne l'a lui-même reconnu. C'est ainsi qu'il écrit, à la fin du Crépuscule du soir : . . . ils finissent Leur destinée et vont vers le gouffre commun. L 'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d "un Ne viendra plus chercher la soupe parfumée Au coin du feu, le soir, auprès d'une élme aimée.

(I, p. 109) Comparons ces vers avec les trois derniers des Mineurs de Newcastle : Et plus d 'un qui rivait dans le fond de son ame Aux douceurs du logis, à l "œil bleu de sa femme, Trouve au ventre du gouffre un éternel tombeau. (Barbier, loc. cit. , p. 240-241). Il a suffi à Baudelaire d'un petit nombre de retouches magistrales pour faire de ce qui n'était que le « lot du mineur » la fin banale du citadin des grandes villes.

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de ce « silencieux grouillement » que pressent Hugo dans le Paris nocturne. A peine son regard a-t-il rencontré un atlas anatomique sur les quais poussiéreux de la Seine, déjà sur ces planches la masse des morts s'est imperceptiblement substi­ tuée aux images qui représentent des squelettes isolés. Une foule compacte s'avance, comme pour une danse macabre. Ce qui fait l'héroïsme des femmes ratatinées, suivies tout aussitôt par Je cycle des petites vieilles, c'est qu'elles se détachent de la grande masse, d'un pas que rien ne peut retenir, avec des pensées qui ne savent plus rien du présent. La foule était le voile mouvant; c'est à travers lui que Baudelaire a vu Paris 1 • Cette masse donne tout son sens à l'une des pièces les plus célèbres des Fleurs du mal. Dans Je sonnet A une passante, aucune formule, aucun mot ne fait mention explicite de la foule. Et c'est elle pourtant qui meut tout le poème, comme Je vent pousse Je voilier La rue assourdissante autour de lui hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d 'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l 'ourlet, Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel limpide où germe l 'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair. . . puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m 'a fait soudainement renaître, Ne te ve"ai-je plus que dans l 'éternité ? Ailleurs, bien loin d 'ici ! Trop tard ! Jamais peut-2tre ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, 0 toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais 2 ! 1. La fantasmagorie par laquelle il trompe son attente, cette Venise qui par endroits semble prête, dans son rêve, à détrôner Paris, n'occupe qu'une place secondaire dans le recueil. 2. Baudelaire, 1, p. 106.

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Sous son voile de veuve, rendue plus mystérieuse par le mouvement même qui, sans mot dire, l'entraîne dans la mêlée, une inconnue croise le regard du poète; bien loin que, pour cette apparition, qui fascine l'habitant de la grande ville, la foule ne soit qu'un antagoniste, un élément adverse, c'est elle, au contraire, qui la présente au poète. Le ravissement du citadin est moins l'amour du premier regard que celui du dernier. C'est un adieu à tout jamais, qui coïncide dans le poème avec l'instant de la tromperie. Le sonnet nous présente l'image du choc, que dis-je? celle de la catastrophe. Et cependant, par le saisissement même qu'elle provoque chez lui, elle a touché le poète en ce qu'il a de plus intime. Ce qui le laisse « crispé comme un extravagant » n'est point cette béatitude promise à ceux qu'Eros a pénétrés jusqu'aux fibres de l'être; cela ressemble plutôt au trouble sexuel qui peut envahir le solitaire. C'est peu dire que d'affirmer avec Thibaudet que « ces vers ne pourraient absolument naître ni être sentis dans une vie de village ou de petite ville » , qu' « ils ne peuvent éclore que dans le milieu d'une grande capitale où les hommes vivent ensemble, l'un à l'autre étrangers, et l'un près de l'autre voyageurs 1 » . En réalité, ils font apparaître les stigmates dont l'amour est marqué dans la vie des grandes villes. C'est de cette manière que Proust a lu le sonnet; ainsi, plus tard, à cette lointaine image de la femme en deuil qui lui apparaît un jour sous les traits d'Albertine il appliquera cette suggestive définition « la Parisienne » : « Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues 2 • » 1. Albert Thibaude!, Intérieurs, Paris, 1924, p. 22. [Citation complétée par le traducteur.) 2. Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, 1924, I, p. 138.

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C'est ainsi qu'apparaît, chez Proust encore, l'objet d'une de ces amours que seuls connaissent les habitants des grandes cités, telle que Baudelaire l'a ravie au poème, et dont il sera souvent permis de dire que l'accomplissement lui en a été moins refusé qu'épargné 1 • VI Parmi les textes plus anciens, où figure le thème de la foule, on peut considérer comme classique une nouvelle de Poe, qu'a traduite Baudelaire. Elle révèle quelques traits remarquables, qui renvoient eux-mêmes à des instances sociales assez fortes et assez secrètes pour qu'on ait le droit de les compter parmi les facteurs capables d'exercer sur la production artistique, par de multiples moyens, une influence aussi profonde que subtile. Intitulé L 'Homme des foules, le récit se situe à Londres, et le narrateur est quelqu'un qui, relevant d'une longue maladie, retrouve la cohue de la ville. « Sur la fin d'un soir d'au­ tomne » , il s'est assis « devant la grande fenêtre cintrée » d'un important café londonien. Il observe « la société mêlée du salon » , il regarde aussi les petites annonces d'une gazette ; mais son regard s'attache surtout à la foule qui défile devant les vitres du café : « Cette rue est une des principales artères de la ville, et elle avait été pleine de monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule s'accrut de minute en minute; et, quand tous les réverbères furent allumés, deux courants de population s'écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m'étais jamais senti dans une situation 1. Dans un de ses poèmes anciens, Stefan George a repris le thème de l'amour voué à une passante. Mais il en a supprimé l'essentiel : la foule qui entraine la femme dans son flot. Aussi ne reste+il qu'une touchante élégie. Comme il lui faut l'avouer à la dame de son cœur, les yeux du poète furent « humides de nostalgie - jusqu'à l'instant où ils se plongèrent avec confiance, dans les tiens » (Hymnen, Pilge,fahrten Algabal, Berlin, 1922, p. 23). Baudelaire ne laisse aucun doute sur ce point : pour sa part, il a regardé la passante droit dans les yeux.

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semblable à celle où je me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait d'une délicieuse émotion toute nouvelle. A la longue, je ne fis plus aucune attention aux choses qui se passaient dans l'hôtel, et je m'absorbai dans la contemplation de la scène du dehors 1 . » Pour important qu'il soit, le récit qui suit repose sur ce prélude ; il faut considérer le cadre de l'événement. Sous la plume de Poe, la foule londonienne apparaît aussi sombre et incohérente que la lumière du gaz qui éclaire ses allées et venues. Cela ne vaut pas seulement pour la canaille, qui, à mesure qu'avance la nuit, se glisse hors de « sa tanière 2 » . Voici comment l'auteur décrit la « classe des premiers commis de maisons solides » : « Ils avaient tous la tête légèrement chauve, et l'oreille droite, accoutumée dès longtemps à tenir la plume, avait contracté un singulier tic d'écartement. J'observai qu'ils ôtaient ou remettaient toujours leurs chapeaux avec les deux mains, et qu'ils portaient des montres avec de courtes chaînes d'or, d'un modèle solide et ancien 3 • » Plus surprenante encore est la description de la manière dont se déplace cette foule : « Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu'à se frayer un chemin à travers la foule ; ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme d'impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D'autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux­ mêmes et gesticulaient, comme s'ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. 1. Edgar Poe, Nouvelles Histoires extraordinaires, in Œuvres compMtes de Charles Baudelaire, éd. Gautier-Le Dantec, tome X, Paris 1928, p. 96. 2. Ibid. , p. 101. 3. Ibid. , p. 98.

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Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait · et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S'ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion 1 . » On pourrait croire que Poe parle ici d'individus misérables, plus ou moins pris de boisson. Il précise en réalité que « c'étaient indubitablement des gentilshommes, des mar­ chands, des attorneys, des fournisseurs, des agioteurs [... ] , hommes de loisir et hommes activement engagés dans les affaires personnelles, et les conduisant sous leur propre responsabilité 2 ».

1. Ibid., p. 96-97. - On trouve, dans Un jour de pluie, des notations du même genre. Bien que signé d'un autre nom, c'est bien à Baudelaire qu'il faut attribuer ce poème (cf. Charles Baudelaire, Vers retrouvés, éd. Mouquet, Paris, 1929). Le dernier vers, qui donne à toute la pièce un caractère étonnamment sombre, a son exact correspondant dans L 'Homme des foules : « Les rayons des becs de gaz, écrit Poe, faibles d'abord quand ils luttaient avec le jour mourant, avaient maintenant pris le dessus et jetaient sur toutes choses une lumière étincelante et agitée. Tout était noir, mais éclatant - comme cette ébène à laquelle on a comparé le style de Tertullien • (/oc. cit. ,p. 101). La rencontre est d'autant plus étonnante que ces vers furent écrits au plus tard en 1843 - à un moment, par conséquent, où Baudelaire ne connaissait pas encore Poe :

Chacun, nous coudoyant sur le trottoir glissant, Egoïste et brutal, passe et nous éclabousse, Ou, pour courir plus vite, en s 'éloignant nous pousse. Partout, fange, déluge, obscurité du ciel. Noir tableau qu 'ellt rêvé le noir Ezéchiel. (1, p. 211). 2. Ibid., p. 97. Les gens d'affaires ont pour Poe quelque chose de démocrati� que. On peut songer à Marx· qui attribue « le mouvement fébrilement juvénile de la production matérielle » dans les Etats au fait qu'ils n'avaient eu « ni le temps ni l'occasion de conjurer le vieux monde des esprits » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, éd. Rjazanov, Vienne-Berlin, p. 30). On trouverait peut-être une réminiscence du texte dé Poe dans le passage du Crtpuscu/e du soir où il évoque ces « démons malsains » qui, à l'heure du soir,

S'éveillent lourdement comme des gens d'affaires.

(1, p. 118).

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Il ne faut pas interpréter la description de Poe dans un sens réaliste. Elle met en œuvre une imagination volontairement déformante, qui fait de ce texte tout autre chose que ce qu'on a coutume de louer comme modèle de réalisme socialiste. Barbier, par exemple, qui est un des écrivains auxquels peut­ être cette notion pourrait le plus justement s'appliquer, présente les choses de façon beaucoup moins dépaysante. Aussi bien s'assigne-t-il un objet plus transparent : la masse des opprimés. Il ne peut être question que Poe procède ainsi, c'est aux « gens » en général qu'il a affaire. Dans le spectacle que lui présentent ces gens, il soupçonne, comme Engels, quelque chose de menaçant. Or précisément cette foule des grandes villes a joué, dans le cas de Baudelaire, un rôle déterminant. S'il a cédé à cette violence qui l'entraînait vers elle, qui faisait de lui, en tant que flâneur, l'un de ses membres, jamais pourtant il n'a cessé de sentir le caractère inhumain de cette foule. A peine s'est-il fait son complice qu'il se sépare d'elle. Après un long moment d'abandon, sàns crier gare, le voici qui, d'un seul coup, la rejette avec mépris dans le néant. Encore qu'il ne la confesse qu'avec réserve, cette ambivalence s'impose. C'est là sans doute ce qui fait le charme, difficilement analysable, de son Crépuscule du soir. VII Cet « homme des foules », sur la trace duquel le narrateur de Poe parcourt de long en large le Londres nocturne, - il a plu à Baudelaire de l'assimiler au type du flâneur 1 • Sur ce terrain, nous ne pourrons le suivre. L'homme des foules n'est pas un flâneur. Chez lui la nonchalance s'est faite manie. Il correspond plutôt à cet être que deviendrait le flâneur pour peu qu'on le coupât de son univers. S'il s'agissait de Londres, ce serait un Londres bien différent de celui que décrit Poe. En 1. II, p. 328.

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comparaison, le Paris de Baudelaire garde des traits du bon vieux temps. Là où des ponts devaient plus tard enjamber la Seine, on se servait encore de bacs. L'année même où mourut Baudelaire, un entrepreneur pouvait encore songer à mettre en circulation, pour la commodité des Parisiens, cinq cents chaises à porteur. En ce temps-là, il régnait encore une grande animation dans les passages , et le flâneur y échappait au spectacle de ces véhicules qui n'admettent point la concur­ rence du piéton 1 • II y avait déjà le passant qui s'enfonce dans la foule, mais on rencontrait encore le flâneur, qui cherche les espaces libres et ne veut pas se passer de vie privée. La plupart des citadins doivent vaquer à leurs affaires; s'il arrive au simple particulier de pouvoir flâner, c'est seulement, par principe même, parce qu'il est déjà, comme homme privé, hors cadres. Là où la vie privée donne le ton, il n'y a pas plus de place pour le flâneur qu'au milieu de la circulation fiévreuse de la City. Londres a son homme des foules. Dans le Berlin d'avant 48, on en trouvait peut-être l'exact opposé, avec la figure populaire du commissionnaire Nante; le flâneur pari­ sien serait à mi-chemin entre les deux 2 • Le regard qu'un homme privé jette sur la foule, tel est le sujet d'une courte nouvelle en prose, la dernière qu'ait écrite E . T. A. Hoffmann. Elle est intitulée La Fen2tre d 'angle du cousin. Antérieure de quinze ans à celle de Poe, elle repré­ sente l'une des plus anciennes tentatives pour décrire une rue de grande ville. Les différences entre les deux textes méritent

1. Le piéton s'entendait à manifester sa nonchalance, en certaines circonstan­ ces, sous une forme provocatrice. En 1840, il fut quelque temps de bon ton de faire promener des tortues dans les passages. Le flâneur se plaisait à suivre le rythme de leur marche. S'il avait eu raison, le progrès aurait dO avancer au même pas. En fait, ce n'est pas lui qui eut le dernier mot : Taylor a imposé son slogan : « Sus à la flânerie ! » 2. Sous la forme du brftleur de verre, l'homme privé se révèle le déplorable rejeton du citoyen. Nante n'a pas d'occasion de se mettre en quête. li se dirige dans cette rue, dont il va de soi qu'elle ne le mène nulle part, aussi familièrement que le petit-bourgeois entre ses quatre murs.

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d'être notées. Le héros de Poe observe à travers les vitres d'un café; le cousin est installé chez lui. L'observateur de Poe subit une attirance qui le jette finalement dans le tourbillon de la foule; le cousin de Hoffmann est paralysé devant sa fenêtre de coin; il ne pourrait pas suivre le courant, même s'il en sentait les traces sur sa propre personne. Il se situe plutôt au-dessus de la foule, comme le suggère le fait qu'il habite un immeuble à étages. C'est d'en haut qu'il procède à l'investigation systématique de la foule; la scène se passe un jour de marché hebdomadaire, et cette foule s'y sent comme chez elle. Grâce à sa lorgnette de théâtre, le cousip détaille des scènes de genre. Son attitude intérieure correspond parfaitement à l'usage de cet instrument. De son aveu même, il entend initier son visiteur à la contemplation des « principes artistiques 1 » . Sa disposition d'esprit est celle d'un homme qui se complaît dans les tableaux vivants tels que les aime le bourgeois de la Restauration. Il en fait l'exégèse sous forme de maximes édifiantes 2 • On peut admettre que la tentative traduite dans ce

1. Ernest Theodor Amadeus Hoffmann, Ausgewahlte Schriften, XIV, Stuttgart, 1939, p. 205. On doit noter comment il vient à cet aveu. Son visiteur croit que le cousin n'observe ce qui se passe dans la rue que parce qu'il aime le jeu changeant des couleurs. Il soupçonne cependant qu'à la fin un tel spectacle doit être lassant. De façon analogue, et guère plus tard, Gogol écrit, à l'occasion d'un marché annuel en Ukraine : « Il y avait tant de monde en mouvement qu'on était tout étourdi. » Au spectacle quotidien d'une foule en mouvement, peut-être il a fallu d'abord que l'œil s'accoutumât. On pourrait supposer - mais c'est une simple hypothèse - que seulement après avoir opéré ce travail d'accommodation l'œil accueillit avec plaisir toute occasion de confirmer ses nouveaux pouvoirs. En ce cas, le procédé des peintres impressionnistes, qui recueillent l'image dans le tumulte des taches colorées, refléterait simplement des expériences devenues coutumières à l'œil du citadin de grandes villes. On illustrerait cette hypothèse par l'exemple de la « Cathédrale de Chartres » de Monet, qui ressemble à une fourmilière de pierres. 2. Dans ce texte, Hoffmann consacre quelques-unes de ses réflexions morales à l'aveugle qui se tient la tête levée en direction du ciel. Baudelaire, qui connaissait la nouvelle, reprend, à la fin des Aveugles, la réflexion de Hoffmann, avec une variante qui en dénonce le caractère faussement édifiant : Que cherchaieni-ils au ciel, tous ces aveugles ? (I, p. 106).

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texte correspondait déjà à un état de choses en voie de disparition. Mais il est clair que, située à Berlin, elle ne pouvait pleinement réussir. Si Hoffmann avait habité Paris ou Londres, s'il avait voulu décrire la foule comme telle, la vue d'un marché ne lui aurait pas suffi, il n'aurait pas mis des femmes au centre de son tableau, il aurait peut-être saisi au passage quelques-uns des thèmes que suggère à Poe le spectacle d'une foule en mouvement à la lueur des réverbères. Au demeurant, il n'aurait même pas eu besoin de ces thèmes pour souligner le caractère inconfortable que d'autres observa­ teurs ont décelé dans la grande ville. C'est ce qu'indique, entre autres, une réflexion de Heine. En 1838, un de ses amis écrit à Varnhagen : « Au printemps il souffrait fort des yeux. La dernière fois, je suivis avec lui une partie des boulevards. L'éclat, la vie de ces avenues, uniques en leur genre, provo­ quait mon admiration sans bornes. Mais, cette fois, Heine insistait au contraire avec force sur tout ce qu'ont de sinistre ces métropoles mondiales 1 • » VIII Chez ceux qui la virent pour la première fois, la foule des grandes villes n'éveilla qu'angoisse, répugnance et horreur. Aux yeux de Poe, elle a quelque chose de barbare. Elle ne se soumet à la discipline qu'en cas de besoin précis. Plus tard James Ensor ne se lasse point de confronter en elle discipline et sauvagerie. Il lui plaît tout particulièrement d'introduire des troupes militaires dans ses bandes carnavalesques. Rencontre vraiment prophétique, qui annonce les Etats totalitaires où la police s'alliera aux dévaliseurs. Valéry, qui est un observateur pénétrant des syndromes propres à la « civilisation », en définit fort bien l'un des éléments : « Le civilisé des villes immenses revient à l'état sauvage, c'est-à-dire isolé, parce que 1. Heinrich Heine, GespriJche [« Conversations »], éd. Hugo Bieger, Berlin, 1926, p. 163.

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le mécanisme social lui permet d'oublier la nécessité de la communauté et de perdre le sentiment du lien entre les individus, autrefois réveillés incessamment par le besoin. Tout perfectionnement du mécanisme social rend inutiles des actes, des manières de sentir, des aptitudes à la vie commune 1 . » Le confort isole. Il rend, d'autre part, ceux qui en bénéfi­ cient plus proches du mécanisme. Avec l'invention des allu­ mettes, vers le milieu du dernier siècle, a commencé toute une série de découvertes qui ont pour caractère commun de déclencher un mécanisme complexe à partir d'un seul mouve­ ment rapide de la main. Dans beaucoup de domaines le développement continue. C'est ce qui apparaît, par exemple, avec le téléphone. Dans les anciens appareils il fallait tourner une manivelle, il suffit aujourd'hui de décrocher l'écouteur. Parmi les innombrables gestes, tels que mise en place, introduction, pression, etc., le déclic instantané du photogra­ phe est un de ceux qui ont eu le plus de conséquences. Une pression du doigt suffit à conserver l'événement pour un temps illimité. L'appareil confère à l'instant une sorte de choc posthume. A des expériences tactiles de ce genre se sont ajoutées des expériences optiques, comme celles qu'entraîne la partie publicitaire d'un journal, mais aussi la circulation dans une grande ville. Le déplacement de l'individu s'y trouve conditionné par une série de chocs et de heurts. Aux carre­ fours dangereux, les innervations se succèdent aussi vite que les étincelles d'une batterie. Baudelaire parle de l'homme qui s'immerge dans la foule comme dans un réservoir d'énergie électrique. Un peu plus loin, décrivant l'expérience du choc, il parle d'un « kaléidoscope doué de conscience 2 ». Si les regards que les passants décrits par Poe jetaient de tous côtés semblaient encore immotivés, il faut bien que l'homme d'aujourd'hui regarde autour de lui pour s'orienter parmi les signaux de la circulation. Ainsi a-t-on vu la technique provoL · Paul Valéry, Cahier B 1910, Paris . 1930, p. 88-89 (Pléiade, II, p. 588). 2. Il , p. 133 (article de 1859, publié dans Le Figaro).

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quer dans le sensorium humain un travail complexe d'entraî­ nement. L'heure était mOre pour le cinéma, qui correspond à un nouveau besoin pressant de stimuli. Avec lui la perception traumatisante a pris valeur de principe formel. Le processus qui détermine, sur la chaîne d'usine, le rythme de la produc­ tion, est à la base même du mode de réception propre aux spectateurs de cinéma. Marx souligne à bon droit le caractère fluide que prend pour l'artisan la connexion entre les éléments de son travail. Chez l'ouvrier d'usine, grâce au travail à la chaîne, cette connexion s'est, au contraire, durcie et réifiée. Si la parcelle de travail accède au rayon d'action de l'ouvrier, c'est indépendamment de son vouloir. Et c'est aussi arbitrairement qu'elle lui échappe : « Ce qui est commun, écrit Marx, à toute produc­ tion capitaliste, c'est que, au lieu d'ajuster les conditions du travail au travailleur lui-même, elle ajuste le travailleur aux conditions du travail, mais seulement avec le machinisme ce renversement devient une réalité technique évidente 1 • » Dans leur fréquentation de la machine, les travailleurs apprennent à coordonner « leurs propres mouvements au mouvement uniforme d'un mécanisme automatique 2 ». La formule éclaire très exactement les uniformités absurdes que Poe prête à la foule londonienne. Uniformités de vêtement et de conduite, mais uniformités aussi de mimique. L'allusion au « sourire distrait et exagéré » est fort suggestive. Il s'agit sans doute de ce sourire devenu aujourd'hui usuel dans la pratique du keep smiling et qui y joue le rôle d'un amortisseur mimique. Dans le texte même que nous citions plus haut, Marx écrit : « Tout travail à la machine exige du travailleur un précoce dressage 3• » Ne confondons surtout pas dressage et exercice. Au temps de l'artisanat, l'exercice jouait seul un rôle détermi­ nant : à l'époque des manufactures, il a pu conserver une 1. Karl Marx, Das Kapital, éd. Korsch, Berlin, p. 404. 2. Ibid., p. 402. 3. Ibid., p. 402.

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fonction. C'est grâce à lui, dit Marx, que « chaque branche de la production trouve, par expérience, la forme technique qui lui convient » , forme qu'elle perfectionne lentement, avant de la cristalliser d'un seul coup, « dès qu'elle atteint un certain niveau de maturation 1 ». Mais, en même temps, cette même manufacture donne naissance, « dans chaque métier dont elle s'empare, à une classe de travailleurs dits non qualifiés, classe qui était rigoureusement exclue de l'entreprise artisanale. Si elle enveloppe jusqu'à la virtuosité la spécialisation parfaite­ ment simplifiée, au détriment de la capacité globale de travail, elle commence par là même à faire de l'absence de toute qualification une véritable spécialité. A côté de la hiérarchie, apparaît la simple distinction entre travailleurs qualifiés et travailleurs non qualifiés 2 » . Par l e dressage qu'opère l a machine, l e travailleur non qualifié subit une profonde perte de dignité. Son travail devient imperméable à l'expérience. Chez lui, l'exercice a perdu tous ses droits 3 . Ce que les parcs d'attractions présen­ tent avec leurs voitures tamponneuses et autres amusements du même acabit n'est qu'un échantillon du dressage auquel on soumet à l'usine l'ouvrier sans qualification (un échantillon qui a dû, pendant certaines périodes, lui tenir lieu de programme complet; car, avec le chômage, on a vu prospérer cet art de l'excentricité auquel l'homme du peuple pouvait s'exercer dans les parcs d'attractions). Le texte de Poe met en lumière le vrai rapport qui lie sauvagerie et discipline. Les passants qu'il décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés à des mécanismes automatiques, ne pourraient plus avoir eux­ mêmes que des gestes d'automates. Leur conduite n'est qu'une série de réactions à des chocs : « Quand on les 1. Ibid. , p. 323. 2. Ibid. , p. 336-337. 3. A mesure que diminue le temps de formation du travailleur industriel, on assiste à un allongement du temps de formation du soldat. Sans doute la préparation de la société à la guerre totale exige-t-elle que l'exercice passe de la praxis de la production à la praxis de la destruction.

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heurtait, dit Poe , ils saluaient bien bas ceux qui les avaient heurtés. » IX A cette expérience vécue du choc, telle que la vit le passant au milieu de la foule , correspond celle du travailleur aux prises avec la machine. On ne peut en conclure pour autant que Poe ait eu · lui-même la moindre idée des modes de travail industriels. Baudelaire, en tout cas, est resté fort loin d'une telle idée. Mais il fut captivé par un processus à travers lequel on peut, comme dans un miroir, étudier de plus près, chez l'oisif, l'ensemble de réflexes mécaniques que la machine met en jeu chez le travailleur. Ce processus est celui des jeux de hasard. Le rapprochement peut sembler paradoxal. Est-il, en effet, opposition apparemment plus manifeste qu'entre travail et hasard ? Alain écrit, dans un texte éclairant : « La notion de jeu ( . . . ] consiste en ce que la partie suivante ne dépend pas de la précédente ( . . . ] Le jeu nie énergiquement toute situation acquise , tout antécédent , tout avantage rappelant des services passés , et c'est en quoi il se distingue du travail. Le jeu rejette ( . . . ] ce lourd passé qui est l'apanage du travail 1 . » Alain songe à un travail hautement différencié (qui, comme celui de l'esprit, pourrait conserver certains traits du labeur artisanal) ; la plupart des ouvriers d'usine , singulièrement les travailleurs non qualifiés, ne connaissent rien de tel. Il est bien sûr qu'ils ignorent la saveur de l'aventure, le mirage qui fascine le joueur. Mais ils ne connaissent que trop bien la vanité, le vide, l'inachèvement, tout ce qui est précisément le lot du salarié industriel. Les gestes que provoque chez lui le processus automatique du travail se retrouvent dans le jeu, qui ne requiert que le rapide mouvement de la main pour déposer une mise sur un tapis ou pour jeter une carte. Ce qui est 1.

Alain, les Idées et les Ages, Paris, 1927,

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« saccade » dans le mouvement de la machine s;appelle « coup » dans le jeu de hasard. Si le geste du travailleur qui actionne la machine est sans lien avec le précédent, c'est justement parce qu'il n'en est rien de plus que la stricte répétition. Chaque mouvement est aussi séparé de celui qui l'a précédé qu'un coup de hasard d'un autre coup. Aussi bien, la corvée du salarié est-elle, à sa manière, l'équivalent de celle du joueur. Les deux sont aussi vides de contenu. Il existe une lithographie de Senefelder, qui représente un cercle de jeux. Aucun des personnages qu'on peut y voir ne se livre réellement au jeu, de la façon dont on l'entend commu­ nément. Chacun est possédé par son émotion : l'un se laisse aller à une joie débordante; l'autre est plein de méfiance pour son partenaire ; un troisième est en proie à un sinistre désespoir; celui-ci est envahi par la fièvre du combat; celui-là se prépare au suicide. Mais, à travers ces différentes attitudes, on peut découvrir quelque chose de secrètement commun : l'artiste a bien montré comment ces personnages sont tous esclaves, corps et âme, du mécanisme auquel se livrent les joueurs; si fortes que puissent être leurs émotions privées, ils ne peuvent plus agir que par voie de réflexes. Ils ressemblent aux passants de Poe. Ils vivent leur existence comme des automates, semblables à ces personnages fictifs dont parle Bergson, qui ont complètement liquidé leur mémoire. Il ne semble pas que Baudelaire se soit lui-même adonné au jeu, encore qu'il ait parlé avec sympathie, voire avec respect, des êtres qui succombent à cette passion 1 • Le thème qu'il présente dans la pièce nocturne Le Jeu devait servir, dans sa pensée, à la définition du monde moderne. La description du jeu n'est qu'un aspect du thème général. Dans la figure du joueur, Baudelaire voyait la forme typiquement moderne de ce que fut autrefois l'escrimeur, un personnage héroïque parmi d'autres. Bôme a adopté le point de vue de Baudelaire lorsqu'il écrivit : « Si l'on épargnait toutes les forces et toutes l . Cf. I, 456, et aussi II, 630.

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les passions [ . . . ] qui se gaspillent annuellement en Europe autour des tables de jeu [ . . . ] , on aurait de quoi constituer un peuple romain et une histoire romaine. Mais c'est justement parce que tout homme est né romain que la société bourgeoise cherche à le déromaniser, et c'est à cette fin qu'on a introduit les jeux de hasard et de société, les romans, les opéras italiens et les journaux élégants 1 • » Dans la bourgeoisie le jeu de hasard ne s'est acclimaté qu'au x1x• siècle ; au xvm•, il était encore l'apanage de la noblesse. Répandu par les armées de Napoléon, il est devenu ce « spectacle de la vie élégante et des milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains d'une grande ville » , - un spectacle que Baudelaire considère comme les formes modernes de la « beauté » et de l' « héroïsme 2 ». Si l'on envisage le hasard moins dans son sens technique que d'un point de vue psychologique, la conception de Baudelaire devient plus significative encore. Il est clair que le joueur veut gagner. Mais son aspiration au gain n'est pas un souhait au sens propre du terme. Peut-être s'agit-il au fond d'une avidité, peut-être d'une sombre résolution. Quoi qu'il en soit, le joueur est dans une telle disposition d'esprit que l'expérience ne peut plus guère lui servir 3 • Or, le souhait appartient à l'ordre de l'expérience. « Ce que l'on souhaite dans sa

1. Ludwig Bôme, Gesamme/te Schriften, Hambourg-Francfort, 1862, III, p. 38-39. 2. Il, p. 135. 3. Le jeu prive de tout pouvoir les ordres de l'expérience. C'est peut-être parce qu'ils en ont l'obscur sentiment que les joueurs recourent de façon fréquente à ce qu'on a appelé « un appel plébéien à l'expérience ». Le joueur dit « mon numéro » comme le viveur dit « mon type ». A la fin du second Empire, cette façon de voir était fort à la mode. « Sur le boulevard, il était courant de tout ramener à la chance » (Gaston Rageot, « Qu'est-ce qu'un événement ? » Le Temps, 16 avril 1939) . Pareille attitude entraîne le goOt du pari. Elle est un moyen de donner aux événements une valeur de choc, de les soustraire aux connexions tirées de l'expérience. Pour la bourgeoisie même les événements politiques ont pris facilement aussi la forme de coups de chance à une table de jeu.

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jeunesse, écrit Goethe, on le possède dans sa vieillesse. » Plus tôt dans la vie on souhaite quelque chose, plus on a de chance de le réaliser. A mesure qu'un souhait s'étend dans les lointains du temps, on peut davantage espérer qu'il sera exaucé. Or, ce qui fait escorte aux lointains du temps, c'est l'expérience, qui les remplit et les articule. Aussi le souhait qui se réalise est le couronnement de l'expérience. Dans la symbolique populaire, les lointains de l'espace peuvent rem­ placer ceux du temps; c'est pourquoi l'étoile filante qui tombe dans les lointains de l'espace est devenue le symbole même du vœu exaucé. La bille d'ivoire, qui roule vers la case la plus proche, la carte du dessus, qui est la plus proche du paquet, sont à l'extrême opposé de l'étoile filante. Le temps contenu dans cet instant où brille pour un homme l'éclat de l'astéroïde appartient à ces réalités que Joubert a définies avec sa coutumière rigueur. Pour lui, l'éternité contient un temps aussi, mais non pas un temps terrestre, mondain, un temps plutôt qui ne détruit pas et qui achève 1 • Il est l'antithèse du temps infernal, du temps où se déroule l'existence de ceux qui entreprennent sans rien achever. Le discrédit des jeux de hasard tient à ce que le joueur met lui-même la main à l'ouvrage. (Un incorrigible client de loterie sera beaucoup moins mal vu que le joueur au sens étroit du terme.) L'idée régulatrice du jeu (comme celle du travail salarié) est l'éternel recommencement à partir de zéro. Aussi faut-il entendre de la façon la plus littérale ce texte de Baudelaire où apparaît l'aiguille des secondes, comme le partenaire du joueur : Souviens-toi que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tricher à tout coup ! C'est la loi 2 • Ailleurs Satan lui-même se substitue à la seconde 3 • C'est à son domaine aussi, n'en doutons pas, qu'appartient cet « antre 1. Joubert, Pensées, Paris 1882, II, p. 162. 2. I, p. 94. 3. I, p. 455.

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taciturne » , où Le Jeu relègue ceux qui succombent à cette passion Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant. Moi-même, dans un coin de l 'antre taciturne, Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, Enviant de ces gens la passion tenace 1 • Le poète ne joue pas en personne. Il est assis dans un coin, aussi malheureux que les joueurs . Il est, comme eux, un homme trompé dans son expérience, un moderne. Il se contente d'écarter le stupéfiant qui sert aux joueurs pour étouffer en eux cette conscience qui les a livrés à la course des secondes 2 : Et mon cœur s'effraya d 'envier maint pauvre homme Courant avec ferveur à l 'abîme béant, Et qui, saoul de son sang, préférerait en somme La douleur à la mort et l 'enfer au néant 3.

I . 1, p. I I0. 2. L'enivrement dont il s'agit ici est temporellement spécifié, comme l'est la souffrance qu'il doit alléger. Le temps est l'étoffe où sont tissées les fanta�mago­ ries du jeu. Gourdon écrit : « J'affirme que la passion du jeu est la plus noble de toutes, car elle enveloppe toutes les autres. Une série de coups heureux me donne plus de plaisir que n'en peut éprouver pendant des années un homme qui ne joue pas. ( ... ] Vous croyez que je ne vois, dans'l'or qui m'échoit, que le gain ? C'est une erreur. J'y vois la jouissance qu'il me procure, et je la savoure. Elle arrive trop vite pour que je m'en lasse, elle _est trop variée pour m'ennuyer. Je vis cent vies en une seule. Si je voyage, c'est à la façon de l'étincelle électrique. [ .. . ] Si je suis avare, si je conserve mes billets de banque pour le jo:u, c'est que je connais trop bien la valeur du temps pour en disposer à la façon des autres. Un certain plaisir que je me procurerais me priverait de mille autres plaisirs. (.. . ] C'est eux que j'ai dans l'esprit et je n'en veux point d'autres • (Les Faucheurs de nuit, Pari_s 1860, p. 14-15). On trouve des remarques du même genre dans les belles pages du Jardin d 'Epicure où Anatole Franeè parle du jeu. 3. I, p. I I 0.

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D'après ces derniers vers, la passion du jeu aurait l'impa­ tience pour substrat. C'est un sentiment que Baudelaire pouvait trouver en lui à son état le plus pur. Les emportements du poète avaient cette force expressive que Giotto prête à son Iracundia de Padoue. X Si l'on en croit Bergson, l'intuition présente de la durée arrache l'âme humaine à l'obsession du temps. Proust partage cette croyance et c'est à elle qu'il emprunte les exercices auxquels il s'est livré, tout au long de sa vie, pour remettre en lumière un passé saturé de toutes les réminiscences dont l'avait imprégné un séjour dans l'inconscient. Proust était un incom­ parable lecteurs des Fleurs du mal ; il y devinait à l'œuvre une entreprise du même genre que la sienne. Effectivement, quiconque est familier avec Baudelaire retrouve en lui l'expé­ rience proustienne. Proust fait observer que le temps baudelai­ rien se dissocie étrangement, qu'il n'est fait en réalité que d'un petit nombre de jours, mais de jours qui comptent. De là l'usage si fréquent d'expressions comme « lorsqu'un soir . . . » et d'autres analogues 1 • Ces jours qui comptent appartiennent au temps que définissait Joubert : celui qui achève. Ce sont les jours mémorables. Ils ne sont marqués par aucune expérience vécue. Ils ne se lient pas les uns aux autres, mais se détachent plutôt du temps. Ce qui en constitue le contenu, Baudelaire le fixe dans la notion de « correspondances », immédiatement contiguë à celle de « beauté moderne » . Laissant de côté toute la littérature érudite sur les « corres­ pondances » (idée commune à tous les mystiques, et que Baudelaire avait rencontrée chez Fourier}, Proust ne s'arrête pas non plus aux variations artistiques qu'on a bâties sur cette 1. q. Marcel Proust, « A propos de Baudelaire » , Nouvelle Revue française, XVI, juin 1921, p. 652.

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réalité de fait et auxquelles les synesthésies devaient fournir un contenu. L'essentiel est que les correspondances contiennent une conception de l'expérience qui fasse place à des éléments cultuels. II fallut que Baudelaire s'appropriât ces ' éléments pour pouvoir pleinement mesurer ce que signifie en réalité la catastrophe dont il était lui-même, en tant qu'homme moderne, le témoin. A ce prix seulement il pouvait reconna1tre l'exigence qu'il avait assumée dans les Fleurs du mal et qui était entièrement consacrée à cet écroulement. On a beaucoup spéculé sur l'architecture secrète de ce livre. S'il en existe une, il se pourrait bien que les poèmes du début fussent consacrés à un passé irrécupérable. C'est à ce groupe qu'appartiennent deux sonnets où le même thème se retrouve. Le premier, intitulé Correspondances, débute ainsi : La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forets de symboles Qui l 'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent 1 •

Pour définir ce que Baudelaire entend par « correspondan­ ces », on pourrait parler d'une expérience qui tente de s'établir sans crises. Elle n'est possible que dans le domaine cultuel. Si elle en sort, elle se présente alors comme « le beau ». Dans le beau, la valeur de culte se manifeste comme valeur d'art 1 • 1. I, p. 23. 2. On peut définir le beau de deux manières : dans sa relation avec l'histoire et dans sa relation avec la nature. Dans les deux cas, il faut faire intervenir le faux-semblant, l'aporétique. (En ce qui concerne le premier point de vue, on se tiendra à une simple allusion. Dans son existence historique, le beau est un appel

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Les « correspondances » sont les données du mémorable. Non les données de l'histoire, mais celles de la préhistoire. Ce qui fait la grandeur et l'importance des jours de fête, c'est de permettre la rencontre avec une « vie antérieure » . Tel est bien le sens que veut donner Baudelaire à la pièce qu'il intitule au rassemblement autour de ceux qui l'ont autrefois admiré. Etre saisi par la beauté, c'est, comme le disaient les Romains de la mort, ad plures ire(*). Le faux-semblant consiste, ici, en ce qu'on ne peut jamais trouver dans l'œuvre même la réalité à laquelle renvoie l'admiration. L'admiration récolte ce que les générations antérieures ont admiré dans l'œuvre. Une formule de Goethe indique bien où réside, à cet égard, le dernier mot de la sagesse : « Ce qui a eu, dit-il, une influence considérable, échappe à tout jugement. ») En ce qui concerne son rapport avec la Nature, on peut dire que le beau est ce qui , « par essence même, ne demeure semblable à soi qu'à condition d'être voilé » (cf. Neue Deutsche Beitriige, édités par Hugo von Hofmannsthal, Munich, 1925, Il, 2, p. 161). Les correspondances renseignent sur ce qu'on doit entendre ici par voilement. En usant d'une ellipse assurément hardie, on pourrait dire qu'il s'agit de ce qui « reproduit» l'œuvre d'art. Les correspondances représentent l'existence en face de laquelle l'objet d'art se découvre comme une réalité à reproduire fidèlement, et par là même intégralement aporétique. Si l'on voulait traduire en mots cette aporie, il faudrait finalement définir le beau comme l'objet d'expérience dans l'ordre du ressembler. La définition s'accorderait bien avec ce qu'écrit Valéry : « Le beau exige peut-être l'imiiation servile de ce qui est indéfinissable dans les choses» (Autres Rhumbs, Paris, 1943, p. 167). Si Proust revient si volontiers sur cet objet (qui lui apparatt comme le temps retrouvé), on ne peut pas dire qu'il commette une indiscrétion ; c'est au contraire un des aspects déconcertants de son entreprise que la notion d'œuvre d'art comme copie, la notion du beau, bref ce que l'art a de simplement hermétique, se retrouve toujours au centre de ses intarissables réflexions. Il parle de l'origine et des intentions de son œuvre avec la volullilité et la bienséance qu'on attendrait plutôt d'un amateur distingué. De cette attitude on peut trouver le pendant chez Bergson. Les lignes suivantes, où le philosophe renvoie allusivement à une réalité que ne laisserait pas atteindre, à elle seule, l'intuition actuelle d'un courant de devenir ininterrompu, ont un accent qui rappelle Proust : « La spéculation pure ne sera pas seule à bénéficier de cette vision de l'universel devenir. Nous pourrons la faire pénétrer dans notre vie de tous les jours et, par elle, obtenir de la philosophie des satisfactions analogues à celles de l'art, mais plus fréquentes, plus continues, plus accessibles aussi au commun des mortels » (La Pensée et le Mouvant, Paris 1934, p. 198). Bergson aperçoit de façon lointaine ce que Valéry saisit, d'un regard goethéen, comme I' « ici » où l'inaccessible devient événement. (*) « Aller vers plusieurs >.

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ainsi. Les images de grottes, de nuages et de houles, qu'évo­ que le début, montent de la chaude moiteur des larmes, qui sont les larmes de la nostalgie. Dans son étude sur Marceline Desbordes-Valmore, Baudelaire écrit : « Ainsi la pensée du poète, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l'avenir; mais des ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la tempéra­ ture trop chaude pour n'y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil, sent monter à ses yeux les pleurs de l'hystérie, hysterical tears 1 • » On ne trouve pas ici de correspondances simultanées, comme les cultiveront plus tard les symbolistes. A travers celles qu'a décrites Baudelaire, c'est le passé qui murmure, et leur expérience canonique a sa place elle-même dans une vie antérieure : Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu.. . 2 • Alors que la volonté proustienne de restaurer le passé reste dans les limites de l'existence humaine, si celle de Baudelaire sort de ce cadre, on peut y voir le signe que, chez lui, les puissances adverses se sont fait sentir plus tôt et plus fort. Et ses plus grandes réussites se produisent à l'instant où, subju, gué par ces puissances, il paraît abdiquer. Recueillement fait ressortir sur un ciel bas les allégories de l'ancien temps : . . . Vois se pencher les défuntes Années Sur les balcons du ciel, en robes surannées 3• 1. Il, p. 536. 2. 1, p. 30. 3 . I, p. 192.

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Dans ces vers Baudelaire se contente d'honorer, sous la figure du « suranné » , l'immémorial qui s'est refusé à lui. Lorsque Proust, au dernier volume de son œuvre, revient à l'expérience où l'a plongé la saveur d'une madeleine - à ces années qui apparaissent « sur les balcons du ciel » , il pense avoir ajouté, comme des sœurs, celles qu'ils a vécues à Combray : « Chez Baudelaire, [...] ces réminiscences, plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C'est le poète lui-même qui, avec plus de choix et de paresse, recherche volontaire­ ment, dans l'odeur d'une femme, par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront l'azur du ciel immense et rond et un port rempli de flammes et de mâts 1 • » Ces formules sont une épigraphe avouée à l'œuvre même de Proust. Cette dernière s'apparente à celle de Baudelaire, qui a rassemblé les jours mémorables pour en faire une année spirituelle. Mais les Heurs du mal ne seraient point ce qù'elles sont si c'était là leur seule réussite. Leur caractère irremplaçable vient plutôt de ce qu'elles consacrent à l'inefficacité de cette consolation, à la faillite de cette ferveur, à l'échec de cette entreprise, des poèmes qui ne le cèdent en rien à ceux où Baudelaire célèbre le festival des « correspondances » . Spleen et Idéal forme le premier cycle des Fleurs du mal. Si l'idéal donne au poète le pouvoir de remémoration, le spleen déchaîne sur lui l'essaim des secondes, comme le 'diable la vermine. Dans un des poèmes placés sous le signe du spleen , Le Goat du néant, on lit Le Printemps adorable a perdu son odeur ! 2 Ce vers traduit une situation extrême avec une extrême discrétion, et c'est ce qui lui donne un caractère incomparable. 1. Marcel Proust, le Temps retrouvt, Paris, 1927, Il, p. 82-83. 2. I, p. 89.

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Le mot « perdu » exprime l'effondrement intérieur d'une expérience naguère familière. L'odorat est le refuge inaccessi­ ble de la mémoire involontaire. L'image olfactive se lie malaisément à l'image visuelle; parmi les impressions senso­ rielles, elle ne s'associera qu'à l'odeur de même espèce. Si, plus que tout autre souvenir, la reconnaissance d'une odeur est consolante, c'est sans doute parce qu'elle assoupit profondé­ ment la conscience du temps écoulé. En évoquant une autre odeur, l'odeur présente abolit des années. Et c'est pourquoi le vers de Baudelaire traduit un insondable désespoir. Pour l'être qui ne peut plus avoir d'expérience, il n'est aucune consola­ tion. Mais cette impuissance même est essentielle à la colère. L'homme irrité « ne veut rien entendre » ; son prototype, Timon, se déchaîne contre tout le monde; il ne sait plus distinguer entre l'ami sOr et l'ennemi mortel. Barbey d'Aure­ villy a fort bien vu cet aspect de Baudelaire; il le compare à un « Timon d'Athènes » qui « aurait eu le génie d' Archilo­ que 1 ». Le déchaînement de la colère scande ce battement des secondes qui accable le mélancolique. Immédiatement après le vers qu'on a cité, le poète écrit : Et le Temps m 'engloutit minute par minute, Comme la neige immense son corps pris de roideur 2 • Pour l'être en proie au spleen, le temps s'est réifié ; les minutes engloutissent l'homme comme des flocons. Ce temps est hors de l'Histoire, comme la mémoire involontaire. Le spleen pourtant aiguise la perception du temps de façon surnaturelle; à chaque seconde la conscience peut saisir au vol le choc qu'il provoque en elle 3 . 1. Barbey d'Aurevilly, Dix-neuvième siècle : Les Œuvres et les Hommes, III ; Les Poètes, Paris 1862, p. 381. 2. I, p. 89. 3. Dans son dialogue mythique entre Monos et Una, Poe a comme transposé sur le plan de la durée ce déroulement vide du temps qui accable le spleenétique, et il semble que ce soit pour lui une béatitude que d'avoir échappé aux frayeurs

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La mesure du temps suppose la division de la durée en parties homogènes; elle ne peut renoncer cependant à y laisser subsister des fragments hétérogènes, de valeur supérieure. En attribuant en quelque sorte aux jours fériés un rôle commémo­ ratif, le calendrier a su lier la reconnaissance d'une qualité à la mesure d'une quantité. Qui n'a plus d'expérience se sent exclu de ce calendrier. Tel est le sentiment qu'éprouvent le diman­ che les habitants des grandes villes; Baudelaire l'a noté avant la lettre dans un des poèmes intitulés Spleen : Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits e"ants et sans patrie Qui se mettent à geindre opinititrement 1 • Comme les hommes, les cloches qui, autrefois, annonçaient les jours de fête sont exclues, elles aussi, du calendrier. Elles ressemblent aux pauvres âmes, qui s'agitent beaucoup mais n'ont pas d'histoire. Si Baudelaire, dans Spleen et dans La Vie antérieure, tient en main les fragments disjoints d'une vérita­ ble expérience historique, Bergson, dans l'image qu'il se fait de la durée, restera beaucoup plus étranger à l'Histoire : « Le

que provoquait ce déroulement. C'est un sixième sens dont est doté le mort et qui doit conférer au déroulement vide du temps une harmonie que le tic-tac du balancier n'aura pas grand-peine à détruire : « Il me semblait que dans mon cerveau était né ce quelque chose dont aucuns mots ne peuvent traduire à une intelligence purement humaine une conception, même confuse. Permets-moi de définir cela : vibration du pendule mental. C'était la personnification morale de l'idée humaine abstraite du Temps. C'est par l'absolue égalisation de ce mouvement - ou de quelque autre analogue - que les cycles des globes célestes ont été réglés. C'est ainsi que je mesurai les irrégularités de la pendule de la cheminée et des montres des personnes présentes. Leurs tic-tac rempl'ssaient mes oreilles de leurs sonorités. Les plus légères déviations de la mesure juste ( . . . ) m'affectaient exactement comme, parmi les vivants, les violations de la vérité abstraite affectaient mon sens moral » (Poe, /oc. cit. , p. 315). 1. I, p. 88.

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métaphysicien Bergson, a-t-on dit, supprime la mort 1 . » Parce qu'elle ne fait aucune place à la mort, la durée bergsonienne se coupe de tout ordre historique (et préhistorique). L'idée d'action se trouve, par là même, éliminée. Ce « bon sens » . dont se glorifie l' « homme d'action » , lui a servi de parrain 2• Une fois la mort exclue, la durée n'a que la mauvaise infinité d'un pur ornement. Elle ne peut accueillir aucune tradition 3 • Elle résume tous les « vécus » qui se parent des plumes de l'expérience. Le spleen, bien au contraire, révèle le « vécu » dans toute sa nudité. Le mélancolique s'effraie de voir retourner la terre au simple état de nature. Aucun souffle de préhistoire ne l'enveloppe plus. Aucune aura. Ainsi surgit, dans le poème qu'on a déjà cité, le « goOt du néant » Je contemple d 'en haut le globe en sa rondeur Et je n'y cherche plus l 'abri d'une cahute 4 • XI Si l'on entend par aura d'un objet offert à l'intuition l'ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire, tendent à se grouper autour de lui; l'aura correspond, en cette sorte d'objet, à l'expérience qu'accumule l'exercice dans les objets d'usage. Les conduites fondées sur l'appareil photogra­ phique et sur les inventions du même genre, introduites plus tard, élargissent le champ de la mémoire volontaire ; elles

1. Max Horkheimer, Zu Bergsons Metaphysik der Zeit ( « Pour la Métaphysi­ que bergsonienne du temps » ), in Zeitschrift /Ur Sozialforschung, Ill, 1934, p. 332. 2. q. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, 1933, p. 166-167. 3. Chez Proust, le déclin de l'expérience s'annonce par le triomphe ininter­ rompu du but final. Rien n'est plus adroit que la manière incidente, rien n'est plus loyal que sa manière constante de rappeler à son lecteur que la délivrance est son affaire privée. 4. I, p. 89.

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permettent, en toute occasion, de conserver l'événement en images visuelles et sonores. C'est pourquoi elles sont aujour­ d'hui des acquisitions essentielles pour une société qui fait de moins en moins de place à l'exercice. Le daguerréotype paraissait à Baudelaire un « artifice indigne » destiné à 1 « frapper » le public, à « le surprendre » , à le « stupéfier » • C'est dire que, sans comprendre tout à fait la relation qu'on vient d'indiquer, il l'a du moins sentie. Comme son effort tendait toujours à réserver sa place à l'homme moderne et tout d'abord, en matière d'art, à la lui assigner, il a dO tenir compte de la photographie. Si elle lui paraît souvent menaçante, il en accuse surtout les « progrès, mal appliqués 2 » . Et il convient, au demeurant, que ces progrès furent favorisés par « la sottise » de la grande masse : « Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d'elle et approprié à sa nature [... ) Un Dieu vengeur a exaucé les vues de cette multitude. Daguerre fut son messie 3 • » Malgré tout, Baudelaire cherche une voie plus conciliante. Il admet que la photographie « enrichisse rapidement l'album du voyageur », qu'elle « rende à ses yeux la . précision qui manquerait à sa mémoire », mais à condition qu'elle respecte « le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire » , qu'elle s'arrête au seuil de l'art, de « tout ce qui ne vaut que par ce que l'homme y ajoute de son âme 4 » . Ce compromis passerait difficilement pour un jugement de Salomon. Cette constante disponibilité, qui caractérise le souvenir volontaire, et que favorisent les techniques de reproduction, restreint le champ de l'imagination. On pourrait la définir comme le pouvoir de créer des souhaits d'un certain genre, ceux dont la réalisation exige « quelque chose de beau » . A quelles conditions serait lié un tel exaucement, c'est, une fois de plus, Valéry qui va

1 . Il, p. 222.

2. Ibid., p. 224. 3. Ibid., p.223. 4. Il, p. 224.

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nous le préciser : « On peut surprendre ici le germe même de la production de l'œuvre d'art. Nous la connaissons elle-même à ce caractère qu'aucune "idée " qu'elle puisse éveiller en nous, aucun acte qu'elle nous suggère, ne la termine ni ne l'épuise : on a beau respirer une fleur qui s'accorde avec l'odorat, on ne peut en finir avec ce parfum dont la jouissance ranime le besoin ; et il n'est de souvenir, ni de pensée, ni d'action, qui annule son effet et nous libère exactement de son pouvoir. Voilà ce que poursuit celui qui veut faire œuvre d 'art 1 • » Dans cette perspective, ce qu'une peinture offre au regard serait une réalité dont aucun œil ne se rassasie ; ce qui exaucerait le vœu même auquel elle répond à l'origine, c'est ce dont ce même vœu ne cesse de se nourrir. On voit clairement la différence entre la photographie et la peinture, ce qui interdit de leur assigner le même principe structurel ; en face du tableau, jamais le regard ne se rassasie, la photo corres­ pond plutôt à l'aliment qui apaise la faim, à la boisson qui étanche la soif. Ainsi définie, la crise liée à la reproduction des œuvres d'art n'est qu'un aspect d'une crise plus générale, qui concerne la conception elle-même. Ce qui rend insatiable le plaisir qu'on prend aux belles choses, c'est l'image d'un monde antérieur, celui que Baudelaire présente comme voilé par les larmes de la nostalgie. Si le poète rêve qu'en des temps révolus telle femme fut sa sœur ou son épouse, - cet aveu est le tribut que le beau, en tant quel, peut exiger. Dans quelque mesure que l'art vise le beau et si simplement même qu'il le « rende » , c'est du fond même des temps (comme Faust évoque Hélène) qu'il le doit faire surgir 2. Rien de tel dans les reproductions techniques (le 1. Paul Valéry, Avant-propos au Tome XVI de !'Encyclopédie française (Arts et littératures dans la société contemporaine, I, p. 5-6) . 2. L'instant d'une pareille réussite est lui-même à son tour de ceux qui ne connaissent aucun recommencement. Toute l'œuvre de Proust est bâtie là­ dessus : chacune des situations où le narrateur sent passer le souffle du temps perdu devient, par là même, incomparable et se détache sur la suite des jours.

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beau n'y trouve aucune place). Lorsque Proust constate l'insuffisance, le manque de profondeur des images vénitien­ nes que lui fournit la mémoire volontaire, c'est le mot d' « instantané » qui lui vient aussitôt à l'idée, et ce seul mot suffit à lui rendre Venise « ennuyeuse comme une exposition de photographie 1 ». Si l'on admet que les images surgies de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu'elles possèdent une aura, il est clair que, dans le phénomène qu'on peut appeler « le déclin de l'aura », la photographie aura joué un rôle décisif. Ce qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire mortel, dans le daguerréotype, c'est qu'il forçait à regarder {longuement d'ailleurs) un appareil qui recevait l'image de l'homme sans lui rendre son regard. Car il n'est point de regard qui n'attende une réponse de l'être auquel il s'adresse. Que cette attente soit comblée (par une pensée, par un effort volontaire d'attention, tout aussi bien que par un regard au sens étroit du terme), l'expérience de l'aura connaît alors sa plénitude. Quand Novalis écrit que « la perceptibilité est attention 2 », il songe à celle de l'aura. L'expérience de l'aura repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l'inanimé - ou la nature - et l'homme, d'une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu'on est - ou qu'on se croit - regardé, on lève les yeux. Sentir l'aura d'une chose, c'est lui conférer le pouvoir de lever les yeux 3 • Les trouvailles de la mémoire involontaire correspondent à un tel pouvoir. (Elles ne se produisent d'ailleurs qu'une seule fois ; dès qu'elles prétendent s'assimiler un souvenir, il s'échappe

1. Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, VIII : Le Temps retrouvé, Paris 1927, I, p. 236. 2. Novalis, Schriften, éd. Heilborn, Berlin. 1901, p. 293. 3. C'est là une des sources de la poésie. Quand un homme, un animal ou un être inanimé, investi de ce pouvoir par le poète, lève les yeux, c'est pour regarder au loin ; ainsi éveillé, le regard de la nature rêve et entraîne le poète dans sa rêverie. Les mots eux-mêmes peuvent avoir leur aura. Karl Kraus déclare : « Plus on regarde le mot de près, plus il voit loin » (Pro domo et mundo, Munich, 1912, p. 164).

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tout aussitôt ; ainsi elles confirment une conception de l'aura qui voit en elle « l'unique apparition d'une réalité loin­ taine 1 » . Cette définition a le mérite d'éclairer le caractère cultuel de l'aura. Le lointain par essence est inapprochable ; pour l'image qui sert au culte , il est, en effet, capital qu'on ne puisse l'approcher.) Faut-il souligner le rôle important que joue cette notion chez Proust ? On remarquera, au demeurant, qu'il touche parfois de très près à des thèmes tout proches de l'aura : « Certains esprits, écrit-il, qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent. . . [ Oui certes, le pouvoir de répondre à leur regard .q . . . que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l'amour et la contemplation de tant d'adorateurs pendant des siècles. » Mais, dans sa conclusion la pensée de Proust faiblit : « Cette chimère deviendrait vraie s'ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité 2 • » Définissant comme auratique la percep­ tion du rêve, Valéry propose une idée analogue, mais qui va plus loin, parce que l'orientation en est objective : « Lorsque je dis : Je vois telle chose, ce n'est pas une équation que je note entre je et la chose [ . . . ] 3 . Mais, dans le rêve, il y a équation. Les choses que je vois me voient autant que je les vois 4. » Précisément, par nature même, la perception onirique ressemble à ces temples, dont le poète écrit : L 'homme y passe. à travers des forêts de symboles, Qui l 'observent avec des regards familiers.

1 . Cf. W. Benjamin, L 'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, p. 43 [ Vide supra) . 2. Le Temps retrouvé, Il, 33. 3. Benjamin supprime ici les mots « c'est une égalité », qui n'allaient pas peut-être tout à fait dans le sens de sa démonstration. 4. Paul Valéry, A11alecta, Paris, 1935, p. 193-194.

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Dans la mesure même où Baudelaire en avait mieux conscience , le déclin de l'aura s'est inscrit dans son œuvre lyrique de façon plus trompeuse, - sous la forme d'un chiffre, qui se présente presque chaque fois que les Fleurs du mal décrivent le regard d'un œil humain. (11 va de soi que ce chiffre ne correspond chez l'auteur à aucun dessein délibéré .) Ce qu'on attend d'un regard humain , jamais on ne le rencontre chez Baudelaire. Il décrit des yeux qui ont perdu , pour ainsi dire, le pouvoir de regarder. Et ils sont doués cependant d'une faculté d'excitation , qui pourvoit pour une grande part - pour la plus grande peut-être - aux besoins de ses instincts. C'est la magie d'un tel regard qui dissocie chez Baudelaire la sexualité de l'érotisme. Si l'on peut considérer comme la description classique de cet amour que sature l'expérience de l'aura ces vers de la Bienheureuse Nostalgie :

Aucun lointain ne t 'alourdit Tu viens envolé et ravi, à cet amour peu de vers, dans toute la poésie lyrique, s'opposent plus radicalement que ceux de Baudelaire

Je t 'adore à l 'égal de la voate nocturne, 0 vase de tristesse, ô grande taciturne, Et t 'aime d 'autant plus, belle, que tu me fuis, Et que tu me parais, ornement de mes nuits, Plus ironiquement accumuler les lieues Qui séparent mes bras des immensités bleues 1 • Les yeux devraient d'autant mieux fasciner que plus pro­ fonde est l'absence du contemplateur, cette absence même dont ils sont devenus maîtres. Dans des yeux qui jouent le rôle de miroirs, rien ne· comble l'absence. Et c'est pourquoi précisément ils ne savent rien des lointains. Baudelaire a lié leur fixité à .une rime ingénieuse : 1 . 1, p. 40:

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Plonge tes yeux dans les yeux fixes Des satyresses ou des nixes 1 Satyresses et nixes n'appartiennent plus à la famille humaine. Elles sont séparées. Il est remarquable que, dans Correspon­ dances, Baudelaire ait qualifié de « familiers » des regards si mal à l'aise dans les lointains. Cet homme, qui n'a fondé aucune famille, entend le terme dans un sens plein de promesses et de renoncements. Il est lui-même voué à des yeux sans regard et c'est sans illusion qu'il se soumet à leur empire : Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, Usent insolemment d 'un pouvoir emprunté 2 • Dans un de ses plus anciens articles, il écrivait : « La bêtise est souvent l'ornement de la beauté ; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des étangs tropicaux 3 • » Si des yeux comme ceux-là ont une vie, c'est celle du fauve, qui, tout en guettant sa proie, veille à son propre salut. (Du même genre est le regard de la putain, épiant tout à la fois le client et l'agent des mœurs.) Dans les nombreuses planches que Constantin Guys consacre aux prostituées, Baudelaire a pu retrouver ce type de physiono­ mie, correspondant à un certain mode de vie : « Elle porte le regard à l'horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente, et aussi, parfois, même fixité d'attention 4 • » Que l'œil du citadin des grandes villes soit surchargé de besognes qui ne visent qu'à sa sécurité, la chose est claire. Simmel indique un autre aspect - moins connu -

1. I, p. 190. 2. I, p. 40. 3. Il, p. 622. 4. II, p. 359.

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du même phénomène : « Celui qui voit sans entendre est beaucoup plus confus, beaucoup plus perplexe, plus inquiet que celui qui entend sans voir. II doit y avoir ici un facteur significatif pour la sociologie de la grande ville. Les rapports des hommes, dans les grandes villes (...], sont caractérisés par une prépondérance marquée de l'activité de la vue sur celle de l'ouïe. Et cela (...] avant tout à cause des moyens de communication publics. Avant le développement qu'ont pris les omnibus, les chemins de fer, les tramways au x1xe siècle, les gens n'avaient pas l'occasion de pouvoir ou de devoir se regarder réciproquement pendant des minutes ou des heures sans se parler 1 • » Le regard sécurisant échappe au rêve qui se perd dans les lointains. II peut même, en fin de compte, trouver une sorte de plaisir à dévaloriser le rêve. C'est ce que pourraient bien signifier les lignes surprenantes qu'on lit dans Le Salon de 1859. Après avoir fait la revue des paysagistes, Baudelaire conclut par cet aveu : « Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie énorme et brutale sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve, artistement exprimés et tragiquement concentrés, mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai, tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de mentir 2• » On voudrait attacher moins d� prix à l'utile illusion qu'à la tragique concentration. Baudelaire insiste sur la magie des lointains ; il jauge précisément le paysage à l'étalon des peintures de boutiques foraines. Désirerait-il voir disparaître l'enchantement des lointains, comme il arrive nécessairement lorsque le spectateur s'approche trop de la perspective? C'est bien le thème qu'on trouve dans un des plus beaux vers des F/,eurs du mal : 1. George Simmel, Mélanges de philosophie relativiste, Paris, 1912, p. 26-ZT 2. II, p. 273.

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Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon Ainsi qu 'une sylphide au fond de la coulisse 1 • XII

Les Fleurs du mal sont la dernière œuvre lyrique qui ait exercé une influence européenne; aucune de celles qui sont venues ensuite n'a dépassé le cadre d'un domaine linguistique plus ou moins limité. Il faut ajouter que Baudelaire a presque entièrement concentré sa puissance créatrice dans cet unique livre. Et on ne doit pas oublier finalement que plusieurs des thèmes qu'on a ici considérés mettent en question jusqu'à la possibilité d'une poésie lyrique. Ces trois circonstances situent Baudelaire historiquement. Elles montrent que le poète ne se laissait pas détourner de sa voie, ni de la conscience qu'il avait d'une tâche à remplir. Cela va si loin qu'il s'est lui-même assigné comme fin de « créer un poncif 2 ». C'était là, à ses yeux, la condition de tout lyrisme à venir. Et il faisait peu de cas des poètes qui ne se montraient pas à la hauteur de cette exigence : « Buvez-vous, leur demandait-il, des bouillons d'ambroisie? Mangez-vous des côtelettes de Paros? Combien prête-t-on sur une lyre au mont-de-piété 3? » Le poète nimbé d'une auréole lui semble une vieillerie. Il l'a fait figurer dans une pièce de prose intitulée Perte d 'auréole. Cette pièce n'a été connue que tardivement. Dans le premier tri des œuvres posthumes, on l'avait exclue, comme « impropre à la publica­ tion ». Les critiques jusqu'ici ne s'y sont guère référés : « Eh ! quoi ! vous ici, mon cher? Vous, dans un mauvais lieu ! Vous, le buveur de quintessence ! Vous, le mangeur d'ambroisie ! En vérité il y a là de quoi surprendre.

1 . I, p. 94. 2. q. Jules Lemaître, les Contemporains, IV, Paris, 1889, également Baudelaire, Il, p. 133. 3. li , p. 422.

p.

32. Cf.

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- Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l'heure, comme je traversais le boulevard , en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce choc mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis maintenant, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule comme les simples mortels. Et me voici, tout sembla­ ble à vous, comme vous voyez ! - Vous devriez au moins faire afficher cette auréole et la faire réclamer par le commissaire. - Ma foi non ! Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu. D'ailleurs la dignité m'ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouis­ sance ! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! 1 » Même motif dans les Journaux intimes. Mais cette fois-ci le poète « a le temps de ramasser » son auréole. « Un instant après » pourtant « l'idée malheureuse » se glisse dans son esprit que « c'était un mauvais présage » et elle ne lui laisse « aucun repos de la journée » 2 • Ces textes ne sont pas d'un flâneur. Ils suggèrent cette même impression que Baudelaire, sans aucun apprêt, confie en passant à une simple phrase : « Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules 3 , je suis comme un homme lassé dont l'œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que

1. I, p. 483-484 (Spleen de Paris, XLVI). 2. Il, p. 364 (Essais et Notes, Fusées, XVII). Il se pourrait qu'à la source de cette notation il y eOt eu un choc pathologique. En ce cas son application à l'œuvre baudelairienne n'en serait que plus significative. 3. Souligné par Benjamin.

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désaliusement et amertume, et, devant lui, qu'un orage où rien de neuf n'est contenu, ni enseignement ni douleur 1 . » Avoir pour lot de se laisser « coudoyer par les foules » , de toutes les expériences qui ont fait de sa vie ce qu'elle fut, telle est bien celle qu'il met en avant comme un véritable critère, comme une réalité irremplaçable. Il a perdu l'illusion d'une foule ayant en elle-même son mouvement et son âme, et dont se toquait le flâneur. Pour s'endurcir contre la bassesse de la véritable foule, le poète envisage le jour où les femmes perdues, les parias, seront en mesure aussi de dire leur mot en faveur d'une vie ordonnée, de condamner le libertinage et de ne plus songer qu'à l'argent. Trahi par ses derniers alliés, il se retourne contre la foule ; il le fait avec l'impuissante colère de celui qui se bat contre la pluie ou le vent. Tel est le vécu même que Baudelaire a prétendu élever au rang de véritable expérience. Il a décrit le prix que l'homme moderne doit payer pour sa sensation : l'effondrement de l'aura dans l'expérience vécue du choc. La connivence de Baudelaire avec cet effon­ drement lui a coOté cher. Mais c'est la loi de sa poésie, de cette poésie qui brille au ciel du Second Empire comme « une constellation sans atmosphère 2 » .

1. Il, p. 641. 2. Friedrich Nietzsche, Unzeitgemiisse Betrachtungen. l : Von Nutzen und Nachteil der Historie ( « Considérations inactuelles. I. De l'utilité et de !"inconvénient de l"histoire » ) , Leipzig, 1893, p. 164.

Thèses sur la philosophie de l'histoire

I On connaît la légende de l'automate capable de répondre, dans une partie d'échecs, à chaque coup de son partenaire et de s'assurer le succès de la partie. Une poupée en costume turc, narghilé à la bouche, est assise devant l'échiquier qui repose sur une vaste table. Un système de miroirs crée l'illusion que le regard puisse traverser cette table de part en part. En vérité un nain bossu s'y est tapi, maître dans l'art des échecs et qui, par des ficelles, dirige la main de la poupée. On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. La poupée appelée « matérialisme historique » gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd'hui, on le sait, petite et laide et qui, au demeurant, n'ose plus se montrer. II « L'un des traits les plus surprenants de l'âme humaine à côté de tant d'égoïsme dans le détail, est que le présent, en général, soit sans envie quant à son avenir. » Cette réflexion de Lotze conduit à penser que notre image du bonheur est marquée tout entière par le temps où nous a maintenant

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relégués le cours de notre propre existence. Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l'air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous avions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit l'image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l'image du passé que !'Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons. III Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour !'Histoire. Certes ce n'est qu'à l'humanité délivrée qu'appartient pleinement son passé. C'est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu'elle a vécus devient une citation à l'ordre du jour - et ce jour est justement le dernier. IV Occupez-vous d 'abord de vous nourrir et de vous vêtir, ensuite vous éche"a de lui-même le royaume de Dieu. HEGEL, 1807.

La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l'école de Marx, est une lutte pour les choses brutes

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et matérielles, sans lesquelles il n'est rien de raffiné ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel se présente tout autrement que comme un butin qui échoit au vainqueur; ici, c'est comme confiance, comme courage, comme humour, comme ruse, comme inébranlable fermeté, qu'ils vivent et agissent rétrospectivement dans le lointain du temps. Les remet en question chaque nouvelle victoire des dominants. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d'héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l'Histoire. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut que s'entendre à discerner ce plus imperceptible de tous les changements. V Le vrai visage de l'histoire s'éloigne au galop. On ne retient le passé que comme une image qui, à l'instant où elle se laisse reconnaître, jette une lueur qui jamais ne se reverra. « La vérité ne nous échappera pas », - ce mot de Gottfried Keller caractérise avec exactitude, dans l'image de l'histoire que se font les historicistes, le point où le matérialisme historique, à travers cette image, opère sa percée. Irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s'est pas reconnu visé. (La joyeuse nouvelle qu'apporte en haletant l'historiographe du passé sort d'une bouche qui, à l'instant peut-être où elle s'ouvre, déjà parle dans le vide.) VI Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître -< tel qu'il a été effectivement », mais bien plutôt devenir maître d'un souvenir tel qu'il brille à l'instant d'un péril. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une

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image du passé telle qu'elle s'impose, sans qu'il le sache, au sujet historique à l'instant du péril. Le péril menace tout aussi bien l'existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instru­ ments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d'arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s'emparer d'elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur; il vient comme vainqueur de l'Antéchrist. Le don d'attiser pour le passé la flamme de l'espérance n'échoit qu'à l'historiographe parfaitement convaincu que devant l'ennemi, s'il vainc, même les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n'a pas cessé de vaincre. VII Rappelle-roi les ténlbres et le grand froid Dans cette vallée résonnant de désolation. BRECHT, L 'opéra de quat'sous.

A l'historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d'oublier tout ce qui s'est passé ensuite. Mieux vaut ne pas qualifier une méthode que le matérialisme historique a battue en brèche. C'est la méthode de l'intropathie. Elle est née de la paresse du cœur, de l' acedia I qui désespère de maîtriser la véritable image histori­ que, celle qui brille de façon fugitive. Les théologiens du Moyen Age considéraient l' acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui la connaissait bien, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage. » La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu'on se demande avec qui proprement l'historiographe l. L'acedia est une tristesse qui rend muet (cf. saint Thomas, Summa Theologica, 1• ne, qu. 35, art. 8). Lorsqu'elle aboutit à « fuir » et à « détester » le « bien divin » , on la définit comme un péché mortel (ibid., ne ne, qu. 35, art. 3).

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historiciste entre en intropathie. La réponse est inéluctable : avec le vainqueur. Or quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Entrer en intropathie avec le vainqueur bénéficie toujours, par conséquent, à quiconque domine. Pour qui professe le matérialisme historique, c'est assez dire. Tous ceux qui jusqu'ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d'aujourd'hui marchent sur les corps des vaincus d'aujourd'hui. A ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l'usage, appartient aussi le butin. Ce qu'on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d'un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu'on songe à leur origine, comment ne pas frémir d'effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l'anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C'est pourquoi, autant qu'il le peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d'eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l'histoire à rebrousse-poil. VIII La tradition des opprimés nous enseigne que l' « état d'exception » dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l'Histoire qui corresponde à cet état. Dès lors nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d'exception ; et ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. La chance du fascisme n'est pas finalement que ses adversaires, au nom du progrès, le rencontrent comme une norme historique. - Il n'est aucunement philosophique de s'étonner que soient « encore » possible au xxe siècle les événements que nous vivons. Pareil étonnement n'a pas de place au début d'un savoir, à moins que ce savoir ne soit de

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reconnaître comme intenable la conception de !'Histoire d'où naît une telle surprise. IX A l"essor est prête mon aile, j'aimerais revenir en a"itre, car je resterais aussi temps vivant si j'avais moins de bonheur. GERSHOM SCHOLEM, Salut de l'ange.

Il existe un tableau de Klee qui s'intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. X Les objets que la règle claustrale assignait à la méditation des moines avaient pour tâche de leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Nos réflexions actuelles procèdent d'une détermination analogue. A cet instant où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, où ces politiciens aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions arracher l'enfant

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politique du monde aux filets dans lesquels ils l'avaient enfermé. Le point de départ de notre réflexion est que l'attachement de ces politiciens au mythe du progrès, leur confiance dans la « masse » qui leur servait de « base » , et finalement leur asservissement à un incontrôlable appareil ne furent que trois aspects d'une même réalité. Nous voudrions suggérer comme il coûte cher à nos habitudes de pensée d'aboutir à une vision de l'histoire qui refuse toute complicité avec celle à laquelle s'accrochent encore ces politiciens.

XI Dès l'origine vice secret de la social-démocratie, le confor­ misme n'affecte pas sa seule tactique politique, mais aussi bien ses vues économiques. Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier aUemand que la conviction de nager dans le sens du courant. Il tint le développement technique pour la pente du courant, le sens où il croyait nager. De là il n'y avait qu'un pas à franchir pour s'imaginer que le travail industriel représentait une performance politique. Avec les ouvriers allemands, sous une forme sécularisée, la vieille éthique protestante de l'ouvrage célébrait sa résurrection. Le pro­ gramme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme « la source de toute richesse et de toute culture ». A quoi Marx, pressentant le pire, objectait que l'homme ne possède que sa force de travail, qu'il ne peut être que « l'esclave d'autres hommes [... ) qui se sont faits propriétaires ». Cependant la confusion se répand de plus en plus et bientôt Josef Dietzgen annonce : « Le travail est le Messie du monde moderne. Dans [... ] l'amélioration [...) du travail [... ) réside la richesse, qui peut maintenant apporter ce que n'a réussi jusqu'à présent aucun rédempteur. » Cette conception du travail, caractéristique d'un marxisme vulgaire, ne s'attarde guère à la question de savoir comment les produits de ce travail servent aux travailleurs eux-mêmes aussi long-

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temps qu'ils ne peuvent en disposer. Il ne veut envisager que les progrès de la maîtrise sur la nature , non les régressions de la société. Il préfigure déjà les traits de cette technocratie qu'on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une notion de la nature qui rompt de façon sinistre avec celle des utopies socialistes d'avant 48. Tel qu'on le conçoit à présent, le travail vise à l'exploitation de la nature, exploitation qu'avec une naïve suffisance l'on oppose à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui l'effet du travail social bien ordonné devrait être que quatre Lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se retire des pôles, que l'eau de mer cesse d'être salée et que les bêtes fauves se mettent au service de l'homme. Tout cela illustre un travail qui , bien loin d'exploiter la nature, est en mesure de faire naître d'elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. A l'idée corrompue du travail correspond l'idée complé­ mentaire d'une nature qui, selon la formule de Dietzgen, « est là gratis » .

XII Nous avons besoin de l'histoire, mais nous en avons besoin autrement que n'en a besoin l'oisif blasé dans le jardin du savoir. NIETZSCHE,

De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire.

Le sujet du savoir historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même . Chez Marx elle se présente comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations vaincues, mène à son terme l'œuvre de libération. Cette conscience , qui pour un temps bref reprit vigueur dans le spartakisme , aux yeux de la social-démocratie fut toujours incongrue. En trois décennies elle a réussi à presque effacer le nom d'un Blanqui, dont la voix d'airain

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avait ébranlé le XIXe siècle. Il lui plut d'attribuer à la classe ouvrière le rôle de libératrice pour les générations à venir. Ce faisant elle énerva ses meilleures forces. A cette école la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et la volonté de sacrifice. Car l'une et l'autre s'alimentent à l'image des ancêtres asservis, non point à l'idéal des petits-enfants libérés. XIII Tous les jours notre cause devient plus claire et tous les jours le peuple devient plus sage. JOSEF DIETZGEN,

La Religion de la social-démocratie.

Dans sa théorie, et plus encore dans sa praxis, la social­ démocratie s'est déterminée selon une conception du progrès qui ne s'attachait pas au réel mais émettait une prétention dogmatique. Tel que l'imaginait la cervelle des sociaux­ démocrates, le progrès était, primo, un progrès de l'humanité même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissan­ ces). Il était, secundo, un progrès illimité (correspondant au caractère infiniment perfectible de l'humanité). Tertio, on le tenait pour essentiellement continu (pour automatique et suivant une ligne droite ou une spirale). Chacun de ces caractères prête à discussion et pourrait être critiqué. Mais, se veut-elle rigoureuse, la critique doit remonter au-delà de tous ces caractères et s'orienter vers ce qui leur est commun. L'idée d'un progrès de l'espèce humaine à travers l'histoire est inséparable de celle de sa marche à travers un temps homo­ gène et vide. La critique qui vise l'idée d'une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s'attaque à l'idée de progrès en général.

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XIV KARL KRAUS,

L 'origine est la fin. Paroles en vers, 1.

L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui qui est plein d' « à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d' « à-présent », surgi du continu de l'histoire. La Révolution française s'entendait comme une Rome recommencée. Elle citait l'ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d'autrefois. C'est en parcou­ rant la brousse de l'autrefois que la mode flaire le fumet de l'actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s'effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l'a conçue Marx. XV La conscience de faire éclater le continu de l'histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l'instant de leur action. La grande Révolution introduisit un nouveau calen­ drier. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et c'est au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de fête, lesquels sont des jours de commémoration. Ainsi les calendriers ne comptent pas le temps comme des horloges. Ils sont les monuments d'une conscience de l'histoire dont la moindre trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans. La Révolution de Juillet a comporté encore un incident où cette conscience a pu faire valoir son droit. Au soir du premier jour de combat, il s'avéra qu'en plusieurs endroits de Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré

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sur les horloges murales. Un témoin oculaire, qui doit peut­ être sa divination à la rime, écrivit alors : Qui le croirait ? On dit qu 'irrités contre l'heure De nouveaux Josués, au pied de chaque tour, Tiraient sur les cadrans pour arriter le jour. XVI Celui qui professe le matérialisme historique ne saurait renoncer à l'idée d'un présent qui n'est point passage, mais qui se tient immobile sur le seuil du temps. Cette idée définit justement le présent dans lequel, pour sa propre personne, il écrit l'histoire. L'historiciste pose l'image « éternelle » du ,passé, le théoricien du matérialisme historique fait de ce passé une expérience unique en son genre. Il laisse à d'autres de s'épuiser dans le bordel de l'historicisme avec la putain « Il était une fois ». Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire sauter le contenu de l'histoire. XVII L'historicisme culmine de plein droit dans l'Histoire univer­ selle. Par sa méthode l'historiographie matérialiste se détache de cette histoire plus clairement peut-être que de toute autre. L'historicisme manque d'armature théorique. Son procédé est additif; il utilise la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide. Au contraire l'historiographie matérialiste repose sur un principe constructif. A la pensée n'appartient pas seulement le mouvement des idées, mais tout aussi bien leur repos. Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade. Le tenant du matérialisme historique ne s'approche d'un objet historique que là où cet objet se présente à lui comme une monade. Dans cette

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PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

structure il reconnaît le signe d'un arrêt messianique du devenir, autrement dit d'une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il perçoit cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l'histoire une époque déterminée ; il fait sortir ainsi de l'époque une vie déterminée, de l'œuvre de vie une œuvre déterminée. Sa méthode a pour résultat que dans l'œuvre l'œuvre de vie, dans l'œuvre de vie l'époque et dans l'époque le cours entier de l'histoire, sont conservés et supprimés. Le fruit nourricier de ce qui est historiquement saisi contient en lui le temps comme la semence précieuse, mais indiscernable au goOt. XVIII « Par rapport à l'histoire de la vie organique sur la Terre, écrit un biologiste contemporain, les misérables cinquante années de l'homo sapiens représentent quelque chose comme deux secondes à la fin d'un jour de vingt-quatre heures. A cette échelle, toute l'histoire de l'humanité civilisée remplirait un cinquième de la dernière seconde de la dernière heure. » L'à-présent qui, comme modèle du messianique, résume dans un immense abrégé l'histoire de toute l'humanité coïncide rigoureusement avec la figure que constitue dans l'univers l'histoire de l'humanité. A L'historicisme se contente d'établir un lien causal entre les divers moments de l'histoire. Mais aucune réalité de fait n'est jamais, d'entrée de jeu, à titre de cause, un fait déjà historique. Elle l'est devenue, à titre posthume, grâce à des événements qui peuvent être séparés d'elle par des millénai­ res. L'historien qui part de là cesse d'égrener la suite des événements comme un chapelet. Il saisit la constellation dans laquelle son époque est entrée avec une époque antérieure

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parfaitement déterminée. Il fonde ainsi un concept du présent comme l' « à-présent » dans lequel ont pénétré des échardes du messianique. B Certes les devins qui l'interrogeaient pour savoir ce qu'il recélait en son sein ne faisaient l'expérience d'un temps ni homogène ni vide . Qui envisage ainsi les choses pourra peut­ être concevoir de quelle manière dans la commémoration le temps passé fut objet d'expérience : de la manière justement qu'on a dite. On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l'avenir. La Thora et la prière s'enseignent au contraire dans la commémoration. Pour eux la commémoration désenchantait l'avenir auquel ont succombé ceux qui cherchent instruction chez les devins. Mais pour les juifs l'avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Walter Benjamin est né le 15 juillet 1892 à Berlin, place de Magdebourg. Son père, Emil Benjamin, d'abord banquier, puis antiquaire et marchand d'objets d'art, était, par sa mère Brünella, apparenté à la famille Heine et à la famille hollan­ daise Van Buren, qui avait fourni un amiral aux Provinces­ Unies et, au x1x• siècle, un président aux Etats-Unis. Sa mère, Paula, née Schônfliess, était la fille d'un grand marchand juif, établi d'abord à Landsberg, en Westphalie, puis à Berlin. Dans cette famille on trouve des archéologues, des mathémati­ ciens et des juristes. L'atmosphère dans laquelle grandit l'enfant sensible, Benja­ min lui-même l'a fait revivre dans les petits tableaux intitulés Enfance berlinoise au x1x" siècle. Il avait un frère et une sœur plus jeunes, Georg et Dora. Aucun des deux ne vit plus. Georg, médecin dans le nord de Berlin, a péri dans un camp de concentration allemand. Benjamin fréquenta d'abord le gymnase Friedrich-Wilhelm, à Berlin. Pour des raisons de santé on l'envoya à treize ans dans un établissement scolaire installé à la campagne, à Haubinda, en Thuringe; il y connut Gustav Wynecken, fondateur plus tard de l'Ecole libre de Wikersdorf et qui exerça sur lui une grande influence. Retourné à Berlin, il prend une part active au « Mouvement de jeunesse », radica­ lement antibourgeois, et collabore à l'organe du mouvement,

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NOTICE BIOGRAPHIQUE

Le Commencement (der Anfang) , où il publie ses premiers essais sous le pseudonyme d'Ardor. Ayant obtenu son abitur 1 en 1912, il suit d'abord des cours à l'université de Berlin, puis, en 1913, à celle de Fribourg. Le même été, son père, qui avait passé sa jeunesse à Paris, l'envoie dans la capitale française. Ce sera pour lui une expérience inoubliable. A Fribourg, où il étudie la philosophie, mais avec un intérêt très vaste et très intense pour la littérature, il fait la connaissance du jeune poète C.F. Heinle, qui le suit à Berlin lorsqu'il y retourne pour poursuivre ses études. Tous deux jouent un rôle dans le groupement des « Libres Etudiants », qui cherche à réunir tous ceux qui ne font partie d'aucune « corporation » . Pour le semestre d'été de l'année 1914, Benjamin est élu président de ce groupement. Une partie du discours qu'il prononce à son entrée en fonctions se retrouve dans l'essai, intitulé la Vie des étudiants, publié par Kurt Hiller dans le premier volume annuel du But (Ziel-Jahrbuch) 2 • La déclaration de guerre trouble gravement Benjamin, ses amis et ses camarades. Ils se séparent de Wynecken, qui approuve la guerre pour des motifs pseudo-idéalistes. Prévoyant les atrocités à venir, Heinle et son amie Rika Seligsohn se suicident ensemble. Sur le corps du poète, on trouve ses derniers vers : De pommes à l 'écume pourpre Le jaune feuillage Porta le fruit Partout. Pendant des années, Benjamin a rassemblé les fragments laissés par son ami et leur a consacré ses soins. Il a cherché sans succès à éditer ses œuvres posthumes, qu'on peut considérer maintenant comme perdues. Ont disparu égale­ ment, semble-t-il, les Sonnets que Benjamin avait dédiés au souvenir des deux amants. A l'automne et pendant l'hiver 1. Equivalent du baccalauréat français. 2. En réalité dans le « Nouveau Mercure », Munich 1915.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

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1914-1915 il rédige son étude sur Hôlderlin. Il rompt de premières fiançailles après avoir rencontré Dora Sophie Pol­ lak, née Kellner, qu'il épousera plus tard. C'est pour elle qu'il décide en octobre 1915 de poursuivre ses études à Munich. Auparavant, en mai 1915, il a fait la connaissance de Gershom Scholem, aujourd'hui professeur de mystique juive à l'univer­ sité de Jérusalem. Leur amitié ne sera interrompue que par la mort de Benjamin. Dans l'atmosphère éclairée et libérale de Berlin, ce dernier avait perdu presque tout contact avec le judaïsme ; grâce à Scholem, qui milite dans le mouvement sioniste, il s'initie à un monde qui a une longue et riche histoire, et une grande tension spirituelle ; cette influence sera décisive pour lui. Dans les thèmes de ses premiers essais philosophiques, il n'est pas difficile de discerner tous les fruits qu'il a pu tirer de sa confrontation avec le judaïsme, soit qu'il l'approuve, soit qu'il entre en discussion avec lui. En aoOt 1914, Benjamin avait voulu s'engager, mais on l'avait refusé comme physiquement inapte. Réformé au début de 1917, il épouse en avril de la même année Dora Pollak et s'installe avec elle en Suisse pour travailler à l'université de Berne. Parmi ses rencontres et ses amitiés importantes, avant et après cette date, il faudrait citer : à Berlin, Ernst Schoen, le frère et la sœur Alfred et Jula Cohn ; à Munich, Felix Nœggerath ; enfin, à Berne même, Ernst Bloch, aujourd'hui professeur de philosophie à l'université de Leipzig 1 • A Berne, sous la direction du philosophe Richard Herbertz, il passe en juillet 1919 son doctorat avec une étude sur Le Concept de critique d 'art dans le romantisme allemand et il obtient la mention cum summa laude 2 • Son fils unique, Stefan, est né le 1 1 avril 1918. Herbertz souhaitait que Benjamin soutînt une thèse d'habilitation 3 , mais au printemps 1920 la catastrophe 1 . Maintenant à l'université de Tübingen. 2. Equivalent de notre mention « très honorable » . 3. L a dissertation d e doctorat est, dans les universités d e langue allemande, un mémoire assez court et qui ne donne point accès au titre de professeur. La thèse d'habilitation est plus proche du doctorat d'Etat français.

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NOTICE BIOGRAPHIQUE

monétaire qui s'est abattue sur l'Allemagne force Benjamin et les siens à regagner leur patrie. La maison paternelle de la rue Delbrück, à Berlin-Grunewald, leur fournit un refuge qu'ils n'acceptent point sans quelque scrupule; c'est là pourtant que, sauf quelques interruptions et de nombreux voyages, Benja­ min, pour l'essentiel, vivra et travaillera entre 1920 et 1930. A côté de très hauts moments de bonheur, ces années n'allèrent pas sans soucis, sans inquiétudes, sans incidents, ces épreuves étant liées aux tristes circonstances de l'après-guerre. Différends avec sa famille, difficultés matrimoniales croissan­ tes, déceptions dans ses relations avec les hommes, - tout cela, que cet être prédestiné à une certaine solitude supportait plus malaisément que n'eussent fait des natures foncièrement sociables, contribuait à lui rendre très douloureux le contact avec le monde, mais arrivait en même temps chez lui cette faculté de désirer et cette volonté résolue d'espérer qui correspondent à l'autre face de son tempérament. La rencon­ tre, pendant l'été de 1921, de l'éditeur Richard Weisbach, à Heidelberg, lui rendit courage; c'est Weisbach qui édita sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, et qui encouragea son dessein de fonder une nouvelle revue sous le signe de l'Ange nouveau. A une exposition munichoise des œuvres de Paul Klee, Benjamin avait acquis le dessin intitulé « Angelus Novus » ; il ne cessera toute sa vie de méditer sur cette image qui sera le mémorial de sa vocation spirituelle. Le projet de revue échoua définitivement en septembre 1922, alors que le premier numéro était déjà composé. L'inflation força l'éditeur à se dédire. A partir de 1921, Benjamin entre en relations plus intimes avec Florens Christian Rang, qu'il connaît depuis 1916 par ses amis Gutkind. C'est Rang qui, pendant l'été 1922, communi­ que à Hugo von Hoffmannsthal l'étude de Benjamin sur les Affinités électives. Hoffmannsthal juge l'essai « tout simple­ ment incomparable » et l'accepte aussitôt pour sa revue, les Neue Deutsche Beitriige. L'approbation d'un tel juge, la publication de son manuscrit, sa rencontre et sa correspon­ dance avec le poète apportent au jeune écrivain une consola-

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tion tout au long de ces années 1923-1925, où il souhaite présenter devant l'université de Francfort, comme thèse d'habilitation, son important travail sur Les Origines de la tragédie allemande. Mais cet essai, qui soumet à un examen de caractère philosophique tout le domaine secret de la littérature baroque allemande, est refusé par les professeurs, et Benja­ min se voit ainsi fermé l'accès à une carrière universitaire. Il lui faut désormais gagner sa vie et se faire un nom comme libre « littérateur », comme critique, comme essayiste, comme traducteur. La Frankfurter Zeitung et la Literarische Welt (que dirige Willy Haas) ont eu le grand mérite de l'avoir accueilli dès le début parmi leurs principaux collaborateurs et de lui avoir souvent permis de satisfaire son goût, toujours vif, des voyages. C'est ainsi qu'il put visiter l'Espagne, l'Italie, la Norvège, et retourner plusieurs fois à Paris. A Capri, pendant l'été 1924, il fait la connaissance d'une Lettonne, Asja Lacis, qui dirige un théâtre à Moscou. Sous son influence, il s'efforce de prendre « une vue vigoureuse de l'actualité d'un communisme radical ». Il s'intéresse au livre de Lukàcs, Histoire et Conscience de classe, et fait profession de marxisme. Chargé par les éditeurs de )'Encyclopédie russe de rédiger l'article sur Goethe, il en donne successivement deux versions. Pendant l'hiver 1926-1927, il se rendra lui­ même à Moscou, d'où il reviendra avec des sentiments au moins mitigés. Dès l'année précédente, en collaboration avec son ami Franz Hesse), il a commencé sa traduction de Proust. Il ne cessera jamais de s'occuper de cet auteur, dont il a reconnu aussitôt l'importance historique et avec lequel il se sentait de grandes affinités. C'est également Hesse) qui, avec les surréa­ listes, l'a beaucoup encouragé à poursuivre l'ensemble d'étu­ des intitulées Passages de Paris, d'où devait naître le projet d'une grande œuvre : Paris, capitale du x1x" siècle. A Francfort, il avait fait la connaissance de Max Horkhei­ mer et de Theodor W. Adorno, qui l'ont toujours tenu en grande estime et sont restés ses amis. Devenu un peu avant 1930 le directeur du Frankfurter Sender, Ernst Schoen a le

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NOTICE BIOGRAPHIQUE

mérite d'avoir associé Benjamin à ce travail de diffusion et de communication intellectuelle . Mais il faut souligner l'impor­ tance de sa rencontre avec Bertolt Brecht ; les commentaires de Benjamin sur son œuvre font autorité . Il faut aussi savoir gré à l'éditeur Ernst Rowohlt d'avoir osé publier en 1928 deux ouvrages d'apparence quelque peu insolite , la Voie à sens unique et les Origines de la tragédie allemande. Ils furent accueillis avec estime mais n'eurent naturellement aucun succès matériel. La mort de ses parents, son divorce en 1930, accablent un homme déjà fort affecté par les événements politiques et qui, sans vouloir jouer les prophètes, sait que la victoire menaçante du fascisme allemand signifie une seconde guerre mondiale, avec ses incalculables conséquences. Les tentatives de son ami Gershom Scholem pour lui procurer une chaire à l'université de Jérusalem échouent pour des raisons extérieures et inté­ rieures. Il semble qu'au cours de cette année 1930, les inhibitions de Benjamin en face du milieu universitaire aient plutôt augmenté que diminué . Le triomphe de Hitler en 1933 n'est pas une surprise pour lui. Boycotté comme juif et comme écrivain indésirable, il réussit quelque temps à publier encore sous les pseudonymes de Detlef Holz et de C. Conrad. Finalement il lui faut se résoudre à l'émigration ; il s'installe à Paris, où il s'était toujours senti à l'aise et en sûreté. Néanmoins les premières années d'exil furent pénibles. L' « Institut de recherches sociales » , de Francfort, transporté à Paris, l'admet parmi ses membres permanents à la fin de 1935 et lui assure les bases matérielles de sa vie. C'est dans la revue éditée par l'Institut qu'il publie les textes les plus importants de cette époque. En 1936, la maison suisse d'édition Vita Nova fait paraître son recueil de lettres intitulé Hommes allemands. Les commentai­ res qui accompagnent chacune de ces lettres signifient la séparation avec une Allemagne définitivement perdue. Lors­ que T. W. Adorno et sa femme quittent l'Europe pour s'installer aux Etats-Unis, Benjamin refuse résolument de les imiter. Depuis la fin de 1938, on savait la guerre inévitable,

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mais Benjamin pensait qu'il y avait « en Europe des positions à défendre ». Quanq sa famille quitta San Remo - où il allait souvent la voir - pour s'établir à Londres, il tenta plusieurs fois de la rejoindre, mais ne put jamais obtenir son visa d'entrée en Angleterre. A la déclaration de guerre, il est interné trois mois à Paris 1 • En 1940, Horkheimer réussit à lui procurer un visa d'émigration aux Etats-Unis. Après l'effon­ drement de la France, il ne reste plus de passage possible que par l'Espagne . Benjamin se joint à un groupe de réfugiés qui tentent de franchir les Pyrénées. A la frontière, l'alcade fait un essai de chantage sur la petite troupe de fugitifs. Benjamin prit au sérieux la menace de Je livrer à la Gestapo. Dans la nuit du 26 septembre, il s'empoisonna. Au matin, il vivait encore ; mais il refusa avec la plus extrême énergie qu'on recourOt à un lavage d'estomac. Sa mort eut pour effet qu'on laissa passer les fugitifs ; on peut dire que d'une certaine manière son sacrifice les a sauvés. Sa tombe se trouve à Port-Bou. FRIEDRICH PODKUS

1. En réalité à Nevers, au « camp de travailleurs volontaires » .

RÉFÉRENCES

« Problème de sociologie du langage », Zeitschrift für Sozia/fors­ chung, 4, 1935, p. 248-268. « Paris, capitale du Xlx" siècle "· Mai 1935. Première publication en 1955, Schriften, l, p. 406-422. « Le narrateur » , Orient und Okzident, 1936. Version française anonyme et incomplète, Mercure de France, juillet 1952. « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », première version française, sensiblement abrégée, de Pierre Klossowski, Zeis­ chrift für Zozia/forschung, V, p. 40-66, Paris, 1936. Texte allemand complet, Schriften, l, p. 366-405. « André Gide et ses nouveaux adversaires Wort, 1, 1936.

»,

Lettre de Paris, Das

« Sur quelques thèmes baudelairiens », Zeitschrift für Sozia/fors­ chung VIII, 1, 2, Paris, 1939. Le texte paru dans Schriften a été mutilé par l'éditeur allemand d'une partie de ses notes et de toutes ses références.

« Thèses sur la philosophie de l'histoire », écrites au début de 1940, encore sous le choc du pacte germano-soviétique (lettre privée de G. Scholem, 11 novembre 1970) - Neue Rundschau, Heft 3, 1950.

TABLE

Problème de sociologie du langage . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5

Paris, capitale du x1x• siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

37

Le narrateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

55

L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique . .

B7

André Gide et ses nouveaux adversaires . . . . . . . . . . . .

127

Sur quelques thèmes baudelairiens . . . . . . ; . . . . . . . . . . .

143

Thèses sur la philosophie de l'histoire . . . . . . . . . . . . . . .

195

Notice biographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

209

Références . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

BIBLIOTHÈQUE MÉDIATIONS 1. Platon 2. Le Corbusier

La République Manière de penser l'urbanisme

3. Max Planck

(illustré)

9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18.

Lénine V. Gordon Childe Élie Faure Auguste Piccard Pierre Boulez Aristote Arnold Toynbee Pierre Francastel Nietzsche Niels Bohr

19. 20. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28.

Paul Klee P. Lecomte du Nouy Jean Jaurès Malthus Roger Caillois Alain Hegel Jean Piaget Jean Charbonneaux

L'image du monde dans la physique moderne La théorie du roman Réflexes conditionnels et inhibitions La civilisation de la Renaissance en Italie I (illustré) La civilisation de la Renaissance en Italie II ( illustré) L'État et la révolution La naissance de la civilisation Fonction du cinéma Au seuil du cosmos Penser la musique aujourd'hui La politique Le monde et l'Occident Art et technique (illustré) La naissance de la tragédie Physique atomique et connaissance humaine Théorie de l'art moderne (illustré) Entre savoir et croire L'esprit du socialisme Essai sur le principe de population Instincts et société Propos de littérature Propédeutique philosophique Six études de psychologie La sculpture grecque archaïque

29. 30. 31. 32. 33. 34.

Jean Charbonneaux Serge Lifar Sébastien Charléty Jean E. Charon Kant Edgar Morin

La sculpture grecque classique (ill.) La danse Histoire du saint.simonisme De la physique à l'homme La philosophie �e l'histoire Le cinéma ou l'homme imaginaire

4. Georg Lukâcs 5. Ivan Pavlov 7. Jacob Burckhardt 8. Jacob Burckhardt

(illustré)

35. Fernand Léger 36. Keyserling 37. Jacob von Uexküll 38. Le Corbusier 39. C. G. Jung 41. Élie Faure 42. Bernard Groethuysen 43. Gaston Bachelard 44. André Andrieux et Jean Lignon 45. D'Alembert 46. 47. 49. 50. 51. 52.

Lucien Goldmann Jean Fourastié Jean Rostand Alfred Sauvy Georges Gurvitch Georges Friedmann

53. Pierre Francastel 54. Pierre Francastel 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. 63. 65. 66. 67. 68. 69.

Claude Lévi-Strauss Edouard Pignon Staline Michel Leiris Jean Piaget Herbert Marcuse Alain Touraine Kandinsky P.-H. Chombart de Lauwe C. G. Jung Jean Duvignaud Jean-François Revel Nietzsche Colette Audry

Fonctions de la peinture (illustré) Analyse spectrale de l'Europe Mondes animaux et monde humain (illustré) Quand les cathédrales étaient blanches (illustré) Essai d'exploration de l'inconscient Les constructeurs Philosophie de la Révolution fran­ çaise L'intuition de l'instant L'ouvrier d'aujourd'hui Discours préliminaire de !'Encyclopédie Sciences humaines et philosophie Idées majeures L'aventure avant la naissance Malthus et les deux Marx Études sur les classes sociales Sept études sur l'homme et la tech­ nique Histoire de la peinture française I (illustré) Histoire de la peinture française Il (illustré) Race et histoire La quête de la réalité Le communisme et la Russie Cinq études d'ethnologie Psychologie et . pédagogie Philosophie et révolution La société post-industrielle Du spirituel dans l'art (illustré) Pour une sociologie des aspirations Présent et avenir Spectacle et société Sur Proust Le crépuscule des idoles Léon Blum ou la politique du juste

70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77.

Le Corbusier Herbert Marcuse Nicolas Schôffer Jean Piaget Pierre Francastel Jean Fourastié Jean Paulhan Herbert Marcuse

78. 79. 80. 81. 82; 83. 84.

Nietzsche Alan Watts Georges Rouault Léon Trotsky André Martinet Igor Strawinsky Lucien Goldmann

85. Jean Beaufret 86. 87. 88. 89. 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97. 98. 99. 100. 101 . 102. 103. 104. 105. 106. 107.

Henri Lefebvre Lanza del Vasto Salvador Dali Luigi Pirandello Benjamin Lee Whorf Nicolas Schôffer Georg Lukacs Jean Baudrillard Léon Blum Jean Piaget Soldatus Paul Tillich Kandinsky André Breton Jean Piaget Alan Watts Jean Fourastié Serge Doubrovsky Victor Vasarely Marc Paillet Nietzsche Nietzsche

Sur les 4 routes (illustré) Vers la libération Le nouvel esprit artistique ( illustré) Psychologie et épistémologie Études de sociologie de l'art Essais de morale prospective La peinture cubiste (illustré) Pour une théorie critique de la société Ecce homo Amour et connaissance Sur l'art et sur la vie (illustré) Nos tâches politiques Langue et fonction Chroniques de ma vie La création culturelle dans la société moderne Introduction aux philosophies de l'existence Vers le cybernanthrope Technique de la non-violence Oui (illustré) Écrits sur le théâtre et la littérature Linguistique et anthropologie La ville cybernétique (illustré) La pensée de Unine Le système des objets Le socialisme démocratique Problèmes de psychologie génétique Le manège Théologie de la culture Point - Ligne - Plan ( ilJustré) Position politique du surréalisme Où va l'éducation Matière à réflexion Les 40 000 heures Pourquoi la nouvelle critique Notes brutes (illustré) Marx contre Marx Humain, trop humain T. I Humain, trop humain T. II

108. 109. 1 10. 111. 1 12. 113. 1 14.

Le Corbusier Erich Fromm Alvin Toffler Bakounine Lucien Goldmann Bertrand Russell Lanza del Vasto

1 15 . Alan Watts 1 16. Armand, Lattès, Lesourne 1 17. Pierre Francastel 1 18. Pierre Kaufmann 1 19. Nicolas Schôffer 120. Alfred Sauvy 121 . Annie Goldmann 122. Jean Cazeneuve 123. Walter Benjamin 124. Thomas Narcejac 126. 127. 128. 129.

Jean-Louis Ferrier Nietzsche Nietzsche Maud Mannoni

130. 131. 132. 133. 134.

François de Closets Serge Mallet René Zazzo Maria Montessori Colloque Francastel

135. 136. 137. 138. 139. 140. 141. 142. 143. 144.

Jacques Derrida Béatrice Didier Schwebel et Raph Abraham Moles Leszek Kolakowski Gaston Bouthoul Tery McLuhan Jean-Paul Aron Hugo Friedrich Abraham Moles

Le modulor (illustré) La crise de la psychanalyse Le choc du futur Le socialisme libertaire Lukâcs et Heidegger Le monde qui pourrait être Principes et préceptes du retour à l'évidence Le livre de la sagesse Une nouvelle industrie : la matière grise L'impressionnisme (illustré) Psychanalyse et théorie de la culture La nouvelle charte de la ville (ill.) Le socialisme en liberté Cinéma et société moderne L'homme téléspectateur L'homme, le langage et la culture Une machine à lire : le roman policier La forme et le sens Opinions et sentences mêlées Le voyageur et son ombre Le premier rendez-vous avec le psychanalyste Le bonheur en plus Le pouvoir ouvrier Psychologie et marxisme L'enfant La sociologie de l'art et sa vocation interdisciplinaire (ill.) L'archéologie du frivole Sade Piaget à l'école Micropsychologie et vie quotidienne La philosophie positiviste Essais de polémologie Pieds nus sur la terre sacrée (illustré) Le mangeur du XIXe siècle Structures de la poésie moderne Psychologie du Kitsch (ill.)

145. 146. 147. 148. 149. 150.

Alexandrian Georges Perec René Dubos Marc Ferro Marshall McLuhan Lanza del Vasto

151. Lanza del Vasto 152. 153. 154. 155. 156. 157. 158. 159. 160. 161 . 162. 163.

Marc Paillet Jean Piaget Gustav-René Hoeke Conrad Stein Gérard Bonnot François Châtelet Alan Watts Collectif Goldmann Jean-Marie Benoist Jean-Louis Ferrier Jean-Louis Ferrier Jean-Louis Ferrier

166. Jean-Louis Ferrier 167. Jürgen Habermas 168. André Velter et M.-José Lamothe 169. André Velter et M.-José Lamothe 170. Émile Lehouck 171 . Jean-Paul Dollé 172. Pierre Mabille 173. David Victoroff 174. Kandinsky 175. D. Cohn-Bendit 176. Alan Watts 177. Siegfried Giedion 178. Siegfried Giedion 179. Siegfried Giedion 180. François de Closets 181 . François de Closets

Création récréation (illustré) Espèces d'espaces Choisir d'être humain Cinéma et histoire (illustré) D'œil à oreille Les quatre fléaux 1. Le diable dans le jeu Les quatre fléaux 2. La roue des révolutions Le journalisme Mes idées Labyrinthe de l'art fantastique (ill.) La mort d'Œdipe La vie, c'est autre chose Questions, objections Être Dieu Le structuralisme génétique Pavane pour une Europe défunte Picasso/Guernica (illustré) Holbein/Les Ambassadeurs (illustré) · Courbet/Un enterrement à Ornans (ill.) Dali/Léda/atomica (ill.) La technique et la science comme « idéologie » Le livre de l'outil I (illustré) Le livre de l'outil II (illustré) Vie de Charles Fourier Haine de la pensée Thérèse de Lisieux La publicité et l'image (il/.) Cours du Bauhaus Le grand bazar L'envers du néant (illustré) Espace, temps, architecture, I {ill.) Espace, temps, architecture, II (ill.) Espace, temps, architecture, III (ill.) En danger de progrès La France et ses mensonges

182. Judith Schlanger 183. Lucien Goldmann 184. 185. 186. 187. 188. 189. 190. 191. 192. 193. 195. 196. 197. 198. 199. 200. 201 . 202. 203. 204. 205. 206. 207. 208. 209. 210. 211. 212. 213. 214. 215. 216. 217. 218. 220. 221 .

Georges Friedmann Catherine Valabrègue Norbert Bensaïd Pierre Cabanne Pierre Cabanne Pierre Cabanne Pierre Cabanne Stéphane Lupasco Pascal Bouchard Carlo G. Argan Salvador Dali Salvador Dali Günther Schiwy David Robinson David Robinson Marcel Gromaire Jean-Marie Benoist Jacques Derrida Jacques Derrida André Velter et M.-José Lamothe Siegfried Giedion Benoîte Groult Gilbert Durand Henry James Jean Baudrillard Alexis Lecaye La Mettrie Jean-François Kahn Youssef Ishaghpour Madeleine Hours Alan Watts Alvin Toffler Maurice Pradines Roger Caillois

L'enjeu et le débat Épistémologie et philosophie politique Ces merveilleux instruments Sémiotique de l'espace (ill.) Le droit de vivre autrement La consultation Le siècle de Picasso, 1 (ill.) Le siècle de Picasso, 2 (ill.) Le siècle de Picasso, 3 (ill.) Le siècle de Picasso, 4 (ill.) L'univers psychique Romanciers à treize ans W. Gropius et le Bauhaus (ill.) Oui 1 (ill. ) Oui 2 (ill.) Les nouveaux philosophes Panorama du cinéma mondial 1 (ill.) Panorama du cinéma mondial 2 (ill.) Peinture 1921-1939 (ill.) La révolution structurale Glas 1 Glas 2 Les outils du corps ( ill.) Architecture et vie collective (ill.) Le féminisme au masculin L'âme tigrée La création littéraire Sur l'aménagement du temps De la séduction Les pirates du paradis L'homme-machine Complot contre la démocratie D'une image à l'autre (ill.) Les secrets des chefs-d'œuvre (ill.) Face à Dieu La 3e vague. La fonction perceptive Chroniques de Babel

223. 224. 225. 226. 227.

Frank L. Wright Frank L. Wright Jean Baudrillard Pierre Francastel

Essais sur les formes et leur signification L'avenir de l'architecture, 1. (ill.) L'avenir de l'architecture, 2. (ill.) A l'ombre des majorités silencieuses L'image, la vision et l'imagination

228. 229. 230. 231 . 232. 233. 234. 235. 236. 237. 238. 239. 240. 241 .

Lanza del Vasto Lanza del Vasto Lanza del Vasto Bernard-Henri Lévy Siegfried Giedion Siegfried Giedion Siegfried Giedion Bernard-Henri Lévy Philippe Sollers Alain Finkielkraut Elie Faure René Zazzo Walter Benjamin Walter Benjamin

Approches de la vie intérieure Commentaire de l'Évangile L'arche avait pour voilure une vigne Questions de principe La mécanisation au pouvoir, 1. (ill.) La mécanisation au pouvoir, 2. (ill.) La mécanisation au pouvoir, 3. (ill.) Le testament de Dieu Vision à New York La réprobation d'Israël Napoléon Où en est la psychologie de l'enfant ? Essais 1922-1934, 1 . Essais 1935-1940, 2.

(il];)

IMP. BUSSIÈRE À SAINT-AMAND-MONTROND. (IX-1983) ÉDIT. 1618. - IMP. 1390. - SEPTEMBRE 1983.

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