ENTRE NOUS: ESSAIS SUR LE PENSER-À-L'AUTRE 2246443512


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ENTRE NOUS: ESSAIS SUR LE PENSER-À-L'AUTRE
 2246443512

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Du même auteur LA TH�ORIE DE L'INTUITION DANs LA PH�NOM�NOLOGIE DE HussERL, 1 930, Vrin, 1 963.

EMMANUEL LEVINAS

/

DE L'EXISTENCE À L'EXISTANT, 1947, Vrin, 1 973. LE TEMPS ET L'AUTRE, 1 948, Fata Morgana, 1 979. EN D�COUVRANT L'EXISTENCE AVEC HusSERL ET HEIDEGGER, Vrin,

1 949.

ToTALIT� ET INFINI. EssAI SUR L'EXT�RIORIT�, Nijhoff, La Haye,

1 96 1 .

DIFFICILE LIBERT�. EssAIS SUR LE JUDAÏSME, Albin Michel, 1963, édition revue et augmentée, 1 976. QUATRE LECTURES TALMUDIQUES, Éditions de Minuit, 1968. HUMANISME DE L'AUTRE HOMME, Fata Morgana, 1 973. AUTREMENT QU'�TRE, ou AU-DELÀ DE L'ESSENCE, Nijhoff, La Haye,

ENTRE NOUS ESSAIS SUR LE PENSER-À-L'AUTRE

1 974.

NoMS PROPRES, Fata Morgana, 1 975. SuR MAuRICE BLANCHOT, Fata Morgana, 1 975. Du SACR� AU SAINT, CINQ NOUVELLES LECTURES TALMUDIQUES, Éditions de Minuit, 1 977. L'AU-DELÀ DU VERSET, Éditions de Minuit, 1 982. DE DIEu QUI VIENT À L'ID�E, Vrin, 1982. DE L'�VASION, 1 935. Fata Morgana, 1 982. ÉTHIQUE ET INFINI, Fayard, 1982. TRANSCENDANCE ET INTELLIGIBILIT�, Labor et Fides, Genève, 1984. HoRs SUJET, Fata Morgana, 1987.

BERNARD GRASSET PARIS

A

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Editions Grasset & Fasquelle,

1991.

Jean Halpen·n

Avant-pr opos

Le lecteur trouvera en annexe les références bibliographiques des chapitres.

Les études réunies dans le présent volume sont disposées selon l'ordre chronologique de leur parution dans diverses publications de philosophie. Celle qui, remontant à 195 1, s'intitule « L'Ontologie est-elle fondamentale ? » indique le débat général des études qui la suivent. La rationalité du psychisme humain y est recherchée dans la relation inter­ subjective, dans le rapport de l'un à l'autre, dans la transcen­ dance du '' pour-l'autre , qui instaurent le « sujet éthique ,, qui instaurent l'entre-nous. Il n'y a certes pas urgence de remonter à l'éthique pour élaborer, tout neuf, quelque code où s'inscriraient d'emblée les structures et les règles de la bonne conduite des personnes, du domaine public et de la paix entre nations, quelque fondamentales que puissent ainsi appa­ raître les valeurs éthiques impliquées dans ces chapitres. On voudra, avant tout, essayer de voir ici l'éthique par rapport à la rationalité du savoir immanente à l'être, laquelle est primordiale dans la tradition philosophique de l'Occident, même si l'éthique pouvait - excédant, en fin de compte, les formes et les déterminations de l'onto­ logie et sans renier pour autant la paix du Raisonnable accéder à un autre dessein de l'intelligibilité et à un autre mode d'aimer la sagesse. Et peut-être même - mais nous n'irons pas jusque-là - au mode qui figure aux Psaumes 111, 10. Je partirai de l'être au sens verbal de ce mot : non pas des « étants >> - choses, corps animés, individus humains - ni de la nature qui les embrasse tous, d'une façon ou d'une autre dans sa totalité. Je partirai de l'être au sens verbal du mot, où l'être est suggéré et entendu en quelque façon comme un processus d'être ou événement d'être ou aventure d'être. Aventure remarquable ! L'événement d'être est dans un souci d'être, il 9

Entre nous

Avant-propos

ne serait qu'ainsi dans son élan « essentiellement » fini et tout entier absorbé par ce souci d'être. Il n'y va, en quelque façon, dans l'événement d'être que de cet être même. � tre en tant qu'être, c'est dès l'abord se préoccuper d'être, comme s'il fallait ici déjà quelque détente, ou quelque '' cal­ mant » pour rester - en étant - sans se soucier d'être. �tre, déjà insistance d'être comme si un « instinct de conserva­ tion » coïncidant avec son déroulement, le préservant et le maintenant dans son aventure d'être, était son sens. La ten­ sion de l'être sur lui-même, intrigue où se noue le pronom réfléchi se. Insistance d'avant toute lumière et décision, secret d'une sauvagerie excluant délibération et calcul, vio­ lence en guise d'étants qui s'affirment « sans égards » les uns pour les autres dans le souci d'être. Origine de toute violence, diverse selon les divers modes d'être : vie des vivants, existence des humains, réa­ lité des choses. Vie des vivants dans la lutte pour la vie ; histoire naturelle des humains dans le sang et les larmes des guerres entre personnes, nations et classes ; matière des choses, dure matière ; solidité ; le fermé-sur-soi jusque dans les confinements intra-atomiques dont parlent les physiciens. Et voici que surgit, dans la vie vécue par l'humain et c'est là que, à proprement parler, l'humain commence, pure éventualité, mais d'emblée éventualité pure et sainte -, du se-vouer-à-l'autre. Dans l'économie générale de l'être et de sa tension sur soi, une préoccupation de l'autre jusqu'au sacrifice, jusqu'à la possibilité de mourir pour lui ; une responsabilité pour autrui. Autrement qu'êtré! C'est cette rupture de l'indifférence - de l'indif­ férence fût-elle statistiquement dominante -, la possibilité de l'un-pour-l'autre, qui est l'événement éthique. Dans l'existence humaine interrompant et dépassant son effort d'être - son conatus essendi spinoziste - la vocation d'un exister-pour-autrui plus fort que la menace de la mort : l'aventure existentielle du prochain importe au moi avant la sienne, posant le moi d'emblée comme responsable de l'être d'autrui, responsable c'est-à-dire comme unique et élu, comme un je qui n'est plus n'importe quel individu du genre humain. Tout se passe comme si le surgisse-

ment de l'humain dans l'économie de l'être renversait le sens et l'intrigue et le rang philosophique de l'ontologie: l'en-soi de l'être persistant-à-être se dépasse dans la gra­ tuité du hors-de-soi-pour-l'autre, dans le sacrifice ou la possibilité du sacrifice, dans la perspective de la sainteté.

10

L 'ONTOLOGIE EST-ELLE FONDAMENTALE?

J.

PRIMAT DE L 'ONTOLOGIE

Le primat de l'ontologie parmi les disciplines de la connaissance ne repose-t-il pas sur l'une des plus lumineuses évidences ? Toute connaissance des rapports qui rattachent ou opposent les êtres les uns aux autres n'implique-t-elle pas déjà la compréhension du fait que ces êtres et ces rapports existent ? Articuler la signification de ce fait - reprendre le problème de l'ontologie - implicitement résolu par chacun, fût-ce sous forme d'oubli - c'est, semble-t-il, édifier un savoir fondamental sans lequel toute connaissance philo­ sophique, scientifique ou vulgaire demeure naïve. La dignité des recherches ontologiques contemporaines tient au caractère impérieux et originel de cette évidence. En s'appuyant à elle, les penseurs s'élevèrent d'emblée au­ dessus des « illuminations » des cénacles littéraires pour res­ pirer à nouveau l'air des grands dialogues de Platon et de la métaphysique aristotélicienne. Mettre en question cette évidence fondamentale est une téméraire entreprise. Mais aborder la philosophie par cette mise en question, c'est, du moins, remonter à sa source, par­ delà la littérature et ses pathétiques problèmes.

2.

L 'ONTOLOGIE CONTEMPORAINE

La reprise de l'ontologie par la philosophie contempo­ raine a ceci de particulier que la connaissance de l'être en général - ou l'ontologie fondamentale - suppose une situa­ tion de fait pour l'esprit qui connaît. Une raison affranchie des contingences temporelles - âme coéternelle aux Idées c'est l'image que se fait d'elle-même une raison qui s'ignore 13

L 'ontologie est-elle fondamentale ?

Entre nous ou s'oublie, une raison naïve. L'ontologie, dite authentique, coïncide avec la facticité de l'existence temporelle. Comprendre l'être en tant qu'être - c'est exister ici-bas. Non pas que l' ici- bas, par les épreuves qu'il impose, élève et puri­ fie l'âme et la rende à même d'acquérir une réceptivité à l'égard de l'être. Non pas que l'ici-bas ouvre une histoire dont le progrès seul rendrait pensable l'idée de l'etre. L'ici­ bas ne tient son privilège ontologique ni de l'asc� qu'il comporte, ni de la civilisation qu'il suscite. Déjà dans ses soucis temporels s'épelle la compréhension de l'être. L'onto­ logie ne s'accomplit pas dans le triomphe de l'homme sur sa condition, mais dans la tension même où cette condition s'assume. Cette possibilité de concevoir la contingence et la facti­ cité, non pas comme des faits offerts à l'intellection, mais comme l'acte de l'intellection - cette possibilité de montrer dans la brutalité du fait et des contenus donnés la transitivité du comprendre et une « intention signifiante » - possibilité découverte par Husserl, mais rattachée par Heidegger à l'intellection de l'être en général - constitue la grande nou­ veauté de l'ontologie contemporaine. Dès lors, la compré­ hension de l'être ne suppose pas seulement une attitude théorétique, mais tout le comportement humain. Tout l'homme est ontologie. Son œuvre scientifique, sa vie affec­ tive, la satisfaction de ses besoins et son travail, sa vie sociale et sa mort articulent, avec une rigueur qui réserve à chacun de ces moments une fonction déterminée, la compréhension de l'être ou la vérité. Notre civilisation tout entière découle de cette compréhension - celle-ci fût-elle oubli de l'être. Ce n'est P.as parce qu'il y a l'homme qu'il y a vérité. C'est parce que l'être en général se trouve inséparable de son apérité­ parce qu'il y a vérité, ou, si l'on veut, parce que l'être est intelligible qu'il y a humanité. Le retour aux thèmes originels de la philosophie - et c'est par là encore que l'œuvre de Heidegger demeure frappante - ne procède pas d'une pieuse décision de retourner enfin à je ne sais quelle philosophia perennis, mais d'une attention radicale prêtée aux préoccupations pressantes de l'actualité. La question abstraite de la signification de l'être en tant qu'être et les questions de l'heure présente se rejoignent spontanément.

L'identification de la compréhension de l'être avec la plé­ nitude de l'existence concrète risque d'abord de noyer l'ontologie dans l'existence. Cette philosophie de l'existence que Heidegger refuse pour son compte n'est que la contre­ partie - mais inévitable - de sa conception de l'ontologie. L'existence historique qui intéresse le philosophe dans la mesure où elle est ontologie intéresse les hommes et la litté­ rat:ure parce qu'elle est dramatique. Quand philosophie et vie se confondent, on ne sait plus si on se penche sur la phi­ losophie parce qu'elle est vie, ou si on tient à la vie parce qu'elle est philosophie. L'apport essentiel de la nouvelle ontologie peut apparaître dans son opposition à l'intellectua­ lisme classique. Comprendre l'outil - ce n'est pas le voir, c'est savoir le manier ; comprendre notre situation dans le réel - ce n'est pas la définir, mais se trouver dans une dispo­ sition affective ; comprendre l'être - c'est exister. Tout cela indique, semble-t-il, une rupture avec la structure théoré­ tique de la pensée occidentale. Penser ce n'est plus contem­ pler, mais s'engager, être englobé dans ce qu'on pense, être embarqué - événement dramatique de l'être-dans-le-monde. La comédie commence avec le plus simple de nos gestes. Ils comportent tous une maladresse inévitable. En tendant la main pour approcher une chaise, j'ai plissé la manche de mon veston, j'ai rayé le parquet, j'ai laissé tomber la cendre de ma cigarette. En faisant ce que j'ai voulu faire, j'ai fait mille choses que je n'avais pas voulues. L'acte n'a pas été pur, j'ai laissé des traces. En essuyant ces traces, j'en ai laissé d'autres. Sherlock Holmes appliquera sa science à cette gros­ sièreté irréductible de chacune de mes initiatives, et, par là, la comédie pourra tourner au tragique. Lorsque la mala­ dresse de l'acte se retourne contre le but poursuivi, nous sommes en pleine tragédie. Laïos, pour déjouer les prédic­ tions funestes, entreprendra ce qui est exactement néces­ saire pour qu'elles s'accomplissent. Œdipe, en réussissant, travaille à son malheur. Comme le gibier qui sur la plaine recouverte de neige fuit en ligne droite le bruit des chas­ seurs et laisse précisément ainsi les traces qui feront sa perte. Nous sommes ainsi responsables au-delà de nos inten­ tions. Impossible au regard qui dirige l'acte d'éviter l'action

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15

J.

L'AMBIGUlTE DE L'ONTOLOOIE CONTEMPORAINE

Entre nous

L'ontologie est-elle fondamentale?

par mégarde. Nous avons un doigt pris dans l'engrenage, les choses se retournent contre nous. C'est dire que notre conscience et notre maîtrise de la réalité par la conscience n'épuisent pas notre relation avec elle, que nous y sommes présents par toute l'épaisseur de notre être. Que la conscience de la réalité ne coïncide pas avec notre habita­ tion dans le monde - voilà ce qui dans la philosophie de Heidegger a produit une forte impression dans le monde lit­ téraire. Mais aussitôt la philosophie 'de l'existence s'efface devant l'ontologie. Ce fait d'être embarqué, cet événement dans lequel je me trouve engagé, lié que je suis avec ce qui devait être mon objet par des liens qui ne se réduisent pas à des pensées, cette existence s'interprète comme compréhension. Dès lors le caractère transitif du verbe connaître s'attache au verbe exister 1 • La première phrase de la Métaphysique d'Aristote : « Tous les hommes aspirent par nature à la connaissance », demeure vraie pour une philosophie qu'à la légère on a crue méprisante pour l'intellect. L'ontologie ne vient pas seulement couronner nos rapports pratiques avec l'être, comme la contemplation des essences, dans le livre X de l'Éthique à Nicomaque, couronne les vertus. L'ontologie est l'essence de toute relation avec les êtres et même de toute relation dans l'être. Le fait que l'étant est « ouvert » n'appar­ tient-il pas au fait même de son être ? Notre existence concrète s'interprète en fonction de son entrée dans l' « ouvert » de l'être en général. Nous existons dans un cir­ cuit d'intelligence avec le réel - l'intelligence est l'événe­ ment même que l'existence articule. Toute incompréhen­ sion n'est qu'un mode déficient de la compréhension. Il se trouve ainsi que l'analyse de l'existence et de ce qu'on appelle son ecceité (Da) n'est que la description de l'essence de la vérité, de la condition de l'intelligibilité même de l'être.

1. Cf. nos remarques à ce sujet dans Esquisse pour une histoire Jean Wahl, Éditions de l'Arche, pp. 95-96.

«l'existentialisme»,

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de

4.

AUTRUI COMME INTERLOCUTEUR

Ce n'est pas en faveur d'un divorce entre philosophie et raison qu'on peut tenir un langage sensé. Mais on est en droit de se demander si la raison, posée comme possibilité d'un tel langage, le précède nécessairement, si le langage n'est pas fondé dans une relation antérieure à la compréhen­ sion et qui constitue la raison. C'est à caractériser très géné­ ralement cette relation, irréductible à la compréhension même telle que par-delà l'intellectualisme classique l'avait ftxée Heidegger - que s'essaient les pages qui suivent. La compréhension repose pour Heidegger en dernier lieu sur l'ouverture de l'être. Alors que l'idéalisme berkeleyen apercevait dans l'être une référence à la pensée à cause des contenus qualitatifs de l'être, Heidegger aperçoit dans le fait, en quelque manière formel, que l'étant est - dans son œuvre d'être - dans son indépendance même - son intelligi­ bilité. Cela n'implique pas une dépendance préalable par rapport à une pensée subjective, mais comme une vacance attendant son titulaire, qui est ouverte par le fait même que l'étant est. Heidegger décrit ainsi, dans sa structure la plus formelle, les articulations de la vision où le rapport du sujet avec l'objet est subordonné au rapport de l'objet avec la lumière - qui, elle, n'est pas objet. L'intelligence de l'étant consiste dès lors à aller au-delà de l'étant - dans l'ouvert pré­ cisément - et à l'apercevoir à l'horizon de l'être. C'est dire que la compréhension, chez Heidegger, rejoint la grande tra­ dition de la philosophie occidentale : comprendre l'être par­ ticulier, c'est déjà se placer au-delà du particulier comprendre c'est se rapporter au particulier qui seul existe, par la connaissance qui est toujours connaissance de l'uni­ versel. A la vénérable tradition que Heidegger continue, on ne peut opposer des préférences personnelles. A la thèse fonda­ mentale selon laquelle toute relation avec un étant parti­ culier suppose l'intimité ou l'oubli de l'être, on ne peut pré­ férer une relation avec l'étant comme condition de l'ontologie. On en est, semble-t-il, réduit, dès qu'on s'engage dans la réflexion, et précisément pour les raisons mêmes qui depuis Platon assujettissent la sensation du particulier à la 17

Entre nous

L'ontologie est-elle fondamentale?

connaissance de l'universel, à assujettir les rapports entre étants aux structures de l'être, la métaphysique à l'ontologie, l'existentiel à l'existential. Comment, d'ailleurs, le rapport avec l'étant peut-il être, au départ, autre chose que sa compréhension comme étant - le fait de librement le laisser­ être en tant qu'étant ? Sauf pour autrui. Notre rapport avec lui consiste certaine­ ment à vouloir le comprendre, mais ce rapport déborde la compréhension. Non seulement parce que la connaissance d'autrui exige, en dehors de la curiosité, aussi de la sympa­ thie ou de l'amour, manières d'être distinctes de la contem­ plation impassible. Mais parce que, dans notre rapport avec autrui, celui-ci ne nous affecte pas à partir d'un concept. Il est étant et compte comme tel. Ici le partisan de l'ontologie objectera: prononcer étant, n'est-ce pas déjà insinuer que l'étant nous concerne à partir d'une révélation de l'être et que, par conséquent, placé dans l'ouverture sur l'être, il est d'ores et déjà établi au sein de la compréhension ? Que signifie, en effet, l'indépendance de l'étant, sinon sa référence à l'ontologie ? Se rapporter à l'étant en tant qu'étant signifie, pour Heidegger, laisser-être l'étant, le comprendre comme indépendant de la perception qui le découvre et saisit. Par cette compréhension précisé­ ment il se donne comme étant et non seulement comme objet. L'être-avec-autrui - le Miteinandersein - repose ainsi pour Heidegger sur la relation ontologique. Nous répondrons: dans notre relation avec autrui, s'agit-il de le laisser-être ? L'indépendance d'autrui ne s'accomplit­ elle pas dans son rôle d'interpellé ? Celui à qui on parle est-ii, au préalable, compris dans son être ? Nullement. Autrui n'est pas objet de compréhension d'abord et inter­ locuteur ensuite. Les deux relations se confondent. Autre­ ment dit, de la compréhension d'autrui est inséparable son invocation. Comprendre une personne, c'est déjà lui parler. Poser l'existence d'autrui en la laissant être, c'est déjà avoir accepté cette existence, avoir tenu compte d'elle. « Avoir accepté », « avoir tenu compte », ne revient pas à une compréhension, à un laisser-être. La parole dessine une relation originale. Il s'agit d'apercevoir la fonction du langage non pas comme

subordonnée à la conscience qu'on prend de la présence d'autrui ou de son voisinage ou de la communauté avec lui, mais comme condition de cette « prise de conscience », Certes, il nous faut encore expliquer pourquoi l'événe­ ment du langage ne se situe plus sur le plan de la compré­ hension. Pourquoi, en effet, ne pas élargir la notion de la compréhension, selon le procédé rendu familier par la phé­ noménologie ? Pourquoi ne pas présenter l'invocation d'autrui comme la caractéristique propre de sa compréhen­ sion ? Cela nous semble impossible. Le maniement des objets usuels s'interprète, par exemple, comme leur compréhen­ sion. Mais l'élargissement de la notion de connaissance se justifie, dans cet exemple, par le dépassement des objets connus. Il s'accomplit, malgré tout ce qu'il peut y avoir d'engagement préthéorétique dans le maniement des « ustensiles ». Au sein du maniement l'étant est dépassé dans le mouvement même qui le saisit, et on reconnaît dans cet « au-delà '' nécessaire à la présence « auprès de >> l'itinéraire même de la compréhension. Ce dépassement ne tient pas seulement à l'apparition préalable du « monde » chaque fois que nous touchons à du maniable, comme le veut Heideg­ ger. Il se dessine aussi dans la possession et dans la consomma­ tion de l'objet. Rien de tel lorsqu'il s'agit de ma relation avec autrui. Là aussi, si l'on veut, je comprends l'être en autrui, au-delà de sa particularité d'étant ; la personne avec laquelle je suis en rapport je l'appelle être, mais en l'appelant être j'en appelle à elle. Je ne pense pas seulement qu'elle est, je lui parle. Elle est mon associé au sein de la relation qui devait seulement me la rendre présente. Je lui ai parlé, c'est-à-dire j'ai négligé l'être universel qu'elle incarne pour m'en tenir à l'étant particulier qu'elle est. Ici la formule « avant d'être en relation avec un être, il faut que je l'aie compris comme être » perd son application stricte: en comprenant l'être, je lui dis simultanément ma compréhension. L'homme est le seul être que je ne peux rencontrer sans lui exprimer cette rencontre même. La rencontre se dis­ tingue de la connaissance précisément par là. Il y a dans toute attitude à l'égard de l'humain un salut - fût-ce comme refus de saluer. La perception ne se projette pas ici vers

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Entre nous

L'ontologie est-elle fondamentale ?

l'horizon - champ de ma liberté, de mon pouvoir, de ma propriété - pour se saisir, sur ce fond familier, de l'individu. Elle se rapporte à l'individu pur, à l'étant comme tel. Et cela signifie précisément, si on veut le dire en termes de « compréhension », que ma compréhension de l'étant comme tel est déjà l'expression que je lui offre de cette compréhension. Cette impossibilité d'aborder autrui sans lui parler signifie qu'ici la pensée est inséparable de l'expression. Mais l'expression ne consiste pas à transvaser en quelque manière une pensée relative à autrui, dans l'esprit d'autrui. Cela, on le sait non pas depuis Heidegger, mais depuis Socrate. L'expression ne consiste pas non plus à articuler la compré­ hension que d'ores et déjà j'ai en partage avec autrui. Elle consiste, avant toute participation à un contenu commun par la compréhension, à instituer la socialité par une rela­ tion irréductible, par conséquent, à la compréhension. La relation avec autrui n'est donc pas ontologie. Ce lien avec autrui qui ne se réduit pas à la représentation d'autrui, mais à son invocation, et où l'invocation n'est pas précédée d'une compréhension, nous l'appelons religion. L'essence du discours est prière. Ce qui distingue la pensée visant un objet d'un lien avec une personne, c'est que dans celui-ci s'arti­ cule un vocatif : ce qui est nommé est, en même temps, ce qui est appelé. En choisissant le terme religion - sans avoir prononcé le mot Dieu ni le mot sacré - nous avons pensé d'abord au sens que lui donne Auguste Comte au début de sa Politique Posi­ tive. Aucune théologie, aucune mystique ne se dissimule derrière l'analyse que nous venons de donner de la ren­ contre d'autrui et dont il nous a importé de souligner la structure formelle : l'objet de la rencontre est à la fois donné à nous et en société avec nous, sans que cet événement de socialité puisse se réduire à une propriété quelconque se révélant dans le donné, sans que la connaissance puisse prendre le pas sur la socialité. Si le mot religion doit cepen­ dant annoncer que la relation avec des hommes, irréductible à la compréhension, s'éloigne par là même de l'exercice du pouvoir, mais dans les visages humains rejoint l'Infini - nous accepterons cette résonance éthique du mot et tous ces échos kantiens.

La « religion » reste le rapport avec l'étant en tant qu'étant. Elle ne consiste pas à le concevoir comme étant, acte où l'étant est déjà assimilé, même si cette assimilation aboutit à le dégager comme étant, à le laisser-être. Elle ne consiste pas non plus à établir je ne sais quelle appartenance, ni à se heurter à l'irrationnel dans l'effort de comprendre l'étant. Le rationnel se réduit-il au pouvoir sur l'objet ? La raison est-elle domination où la résistance de l'étant comme tel est surmontée non pas dans un appel à cette résistance même, mais comme par une ruse de chasseur qui attrape ce que l'étant comporte de fort et d'irréductible à partir de ses faiblesses, de ses renoncements à sa particularité, à partir de sa place à l'horizon de l'être universel ? Intelligence comme ruse, Intelligence de la lutte et de la violence, faite pour les choses - est-elle à même de constituer un ordre humain ? On nous a paradoxalement habitués à chercher dans la lutte la manifestation même de l'esprit et sa réalité. Mais l'ordre de la raison ne se constitue-t-il pas plutôt dans une situation où « on parle ,,, où la résistance de l'étant en tant qu'étant n'est pas brisée, mais pacifiée ? Le souci de la philosophie contemporaine de libérer l'homme des catégories adaptées uniquement aux choses ne doit donc pas se contenter d'opposer au statique, à l'inerte, au déterminé des choses- le dynamisme, la durée, la trans­ cendance ou la liberté- comme l'essence de l'homme. Il ne s'agit pas tant d'opposer une essence à une autre, dire ce qu'est la nature humaine. Il s'agit avant tout de lui trouver la place d'où l'homme cesse de nous concerner à partir de l'horizon de l'être, c'est-à-dire de s'offrir à nos pouvoirs. L'étant comme tel (et non pas comme incarnation de l'être universel) ne peut être que dans une relation où on l'invoque. L'étant c'est l'homme et c'est en tant que pro­ chain que l'homme est accessible. En tant que visage.

La compréhension, en se rapportant à l'étant dans l'ouver­ ture de l'être, lui trouve une signification à partir de l'être. Dans ce sens, elle ne l'invoque pas, mais le nomme seule­ ment. Et ainsi elle accomplit à son égard une violence et une

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5.

LA SIGNIFICATION ETHIQUE D'AUTRUI

Entre nous

L'ontologie est-elle fondamentale ?

négation. Négation partielle qui est violence. Et cette par­ tiellité se décrit dans le fait que l'étant, sans disparaître, se trouve en mon pouvoir. La négation partielle qu'est la vio­ lence nie l'indépendance de l'étant : il est à moi. La posses­ sion est le mode selon lequel un étant, tout en existant, est partiellement nié. Il ne s'agit pas seulement du fait que l'étant est instrument et outil - c'est-à-dire moyen ; il est aussi fin - consommable, il est nourriture et, dans la jouis­ sance, s'offre, se donne, est à moi. La vision mesure certes mon pouvoir sur l'objet, mais eile est déjà jouissance. La ren­ contre d'autrui consiste dans le fait que malgré l'étendue de ma domination sur lui et de sa soumission, je ne le possède pas. Il n'entre pas entièrement dans l'ouverture de l'être où je me tiens déjà comme dans le champ de ma liberté. Ce n'est pas à partir de l'être en général qu'il vient à ma ren­ contre. Tout ce qui de lui me vient à partir de l'être en géné­ ral s'offre certes à ma compréhension et à ma possession. Je le comprends à partir de son histoire, de son milieu, de ses habitudes. Ce qui en lui échappe à la compréhension, c'est lui, l'étant. Je ne peux le nier partiellement, dans la vio­ lence, en le saisissant à partir de l'être en général et en le possédant. Autrui est le seul étant dont la négation ne peut s'annoncer que totale : un meurtre. Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. Je peux vouloir. Et cependant ce pouvoir est tout le contraire du pouvoir. Le triomphe de ce pouvoir est sa défaite comme pouvoir. Au moment même où mon pouvoir de tuer se réalise, autrui m'a échappé. Je peux certes en tuant atteindre un but, je peux tuer comme je chasse ou comme j'abats des arbres ou des animaux - mais c'est qu'alors j'ai saisi autrui dans l'ouverture de l'être en général, comme élément du monde où je me tiens, je l'ai aperçu à l'horizon. Je ne l'ai pas regardé en face, je n'ai pas rencontré son visage. La tentation de la négation totale mesurant l'infini de cette tentative et son impossibilité - c'est la pré­ sence du visage. Être en relation avec autrui face à face c'est ne pas pouvoir tuer. C'est aussi la situation du discours. Si les choses sont seulement choses, c'est que le rapport avec elles s'institue comme compréhension : étant's, elles se laissent surprendre à partir de l'être, à partir d'une totalité

qui leur prête une signification. L'immédiat n'est pas objet de compréhension. Une donnée immédiate de la conscience se contredit dans les termes. Se donner, c'est s'exposer à la ruse de l'intelligence, être saisi par la médiation du concept, de la lumière de l'être en général, par un détour, par « la bande » ; se donner, c'est signifier à partir de ce qu'on n'est pas. La relation avec le visage, événement de la collectivité la parole - est une relation avec l'étant lui-même, en tant que pur étant. Que la relation avec l'étant soit invocation d'un visage et déjà parole, un rapport avec une profondeur plutôt qu'avec un horizon - une trouée de l'horizon - que mon prochain soit l'étant par excellence, tout cela peut paraître assez sur..: prenant quand on s'en tient à la conception d'un étant, par lui-même insignifiant, silhouette à l'horizon lumineux, n'acquérant une signification que par cette présence à l'horizon. Le visage sigmfie autrement. En lui l'infinie résis­ tance de l'étant à notre pouvoir s'affirme précisément contre la volonté meurtrière qu'elle défie, parce que toute nue - et la nudité du visage n'est pas une figure de style - elle signi­ fie par elle-même. On ne peut même pas dire que le visage soit une ouverture ; ce serait le rendre relatif à une plénitude environnante. Les choses peuvent-elles prendre un visage ? L'art n'est-il pas une activité qui prête des visages aux choses ? La façade d'une maison, n'est-ce pas une maison qui nous regarde ? L'analyse jusqu'ici menée ne suffit pas à la réponse. Nous nous demandons toutefois si l'allure impersonnelle du rythme ne se substitue pas dans l'art, fascinante et magique, à la socialité, au visage, à la parole. A la compréhension, à la signification saisies à partir de l'horizon, nous opposons la signifiance du visage. Les brèves indications par lesquelles nous avons introduit cette notion pourront-elles laisser entrevoir son rôle dans la compréhen­ sion elle-même et toutes ses conditions qui dessinent une sphère de relations à peine soupçonnées ? Ce que nous en entrevoyons nous semble cependant suggéré par la philo­ sophie pratique de Kant dont nous nous sentons parti­ culièrement près. En quoi la vision du visage n'est plus vision, mais audition et parole, comment la rencontre du visage - c'est-à-dire la

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Entre nous conscience morale - peut être décrite comme condition de la conscience tout court et du dévoilement, comment la conscience s'affirme comme une impossibilité d'assassiner, quelles sont les conditions de l'apparition du visage, c'est­ à-dire de la tentation et de l'impossibilité du meurtre, com­ ment je peux m'apparaître à moi-même comme visage, dans quelle mesure enfin la relation avec autrui ou la collectivité est notre rapport, irréductible à la compréhension, avec l'infini ? - voilà les thèmes qui découlent de cette première contestation du primat de l'ontologie. La recherche philo­ sophique ne saurait en tout cas se contenter de la réflexion sur soi ou sur l'existence. La réflexion ne nous livre que le récit d'une aventure personnelle, d'une âme privée, retour­ nant à elle-même sans cesse, même quand elle semble se fuir. L'humain ne s'offre qu'à une relation qui n'est pas un pouvoir.

LE MOI ET LA TOTALIT�

J.

LE PROBLPME: LE MOI DANS LA TOTALITE OU L'INNOCENCE

Un être particulier ne peut se prendre pour une totalité que s'il manque de pensée. Non point qu'il se trompe ou qu'il pense mal ou follement - il ne pense pas. Nous consta­ tons, certes, la liberté ou la violence des individus. A nous, êtres pensants, qui connaissons la totalité, qui situons par rapport à elle tout être particulier et qui cherchons un sens à la spontanéité de la violence, cette liberté semble attester des individus qui confondent leur particularité avec la totalité. Dans les individus, cette confusion n'est pas pensée, mais vie. Le vivant dans la totalité existe comme totalité, comme s'il occupait le centre de l'être et en était la source, comme s'il tirait tout de l'ici et du maintenant, où cependant il est placé ou créé. Pour lui, les forces qui le traversent sont d'ores et déjà assumées - il les éprouve comme déjà intégrées dans ses besoins et dans sa jouissance. Ce que le pensant aperçoit comme extériorité invitant au travail et à l'appro­ priation, le vivant l'éprouve comme sa substance, comme cosubstantiel à lui, comme essentiellement immédiat, comme élément et milieu. Ce comportement - au sens phi­ losophique du terme, cynique - du vivant, nous le retrouvons dans l'homme ; par abstraction, certes, puisque la pensée a déjà transfiguré la vie dans l'homme concret. Il se présente comme rapport avec la nourriture - dans ce sens très général où toute jouissance jouit de quelque chose, d'un « quelque chose » privé de son indépendance. L'être assumé par le vivant, l'assimilable - ce sont les nourritures. Le pur vivant ignore ainsi le monde extérieur. Non point d'une ignorance qui borde le connu, mais d'une ignorance absolue, par absence de pensée. Les sens ne lui apportent rien ; ou ne lui apportent que sensations. Il est ses sensa25

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tions : la « statue est odeur de rose ». La sensibilité comme conscience même du vivant, n'est pas une pensée seulement confuse, elle n'est pas pensée du tout. Là réside la grande vérité des philosophies sensualistes contre la critique qu'en firent les husserliens ; la sensation n'est pas sensation d'un senti. Et c'est peut-être la raison pour laquelle Husserl lui­ même resta fidèle à ce souvenir du sensualisme en conser­ vant opiniâtrement, au sein de l'analyse intentionnelle, la notion de « donnée hylétique ». Là réside aussi la vérité éter­ nelle de la thèse cartésienne sur le caractère purement utili­ taire de la sensibilité, sur la relativité radicale de la donnée sensible au sujet. L'utile, c'est l'être senti, assumé par la vie. La confusion et l'obscurité de la sensibilité s'opposent préci­ sément à la clarté où s'ouvre un horizon. L'aventure du vivant dans l'être se dit en lui - si toutefois le terme « dire » peut avoir un sens ici - en termes d'intimité. Comme la tem­ pête de neige qui menace de précipiter dans l'abîme la cabane de Charlot, dans la Ruée vers l'Or, se réduit pour Charlot enfermé dans cette cabane sans ouverture sur le monde, à des soucis d'équilibre intérieur. Si, étendu sur le plancher, déjà physicien, il étudie en tâtonnant les lois élé­ mentaires de ces balancements désordonnés et rejoint le monde, c'est que précisément il pense. Le vivant n'est donc pas sans conscience, mais il a une conscience sans problèmes, c'est-à-dire sans extériorité, monde intérieur dont il occupe le centre, conscience qui ne se soucie pas de se situer par rapport à une extériorité, qui ne se saisit pas comme partie d'un tout (car elle précède tout saisir), conscience sans conscience à laquelle correspond le terme' (qui ne dissimule pas moins de contradictions) d'inconscient ou d'instinct. L'intériorité qui, pour le pen­ sant, s'oppose à l'extériorité, se joue dans le vivant comme absence d'extériorité. L'identité du vivant à travers son his­ toire n'a rien de mystérieux : le vivant est essentiellement le Même, le Même déterminant tout Autre, sans que l'Autre détermine jamais le Même. S'il le déterminait - si l'extério­ rité heurtait le vivant -, il tuerait l'être instinctif. Le vivant vit sous le signe de : la liberté ou la mort. La pensée commence précisément lorsque la conscience devient conscience de sa particularité, c'est-à-dire conçoit

l'extériorité par-delà sa nature de vivant, qui l'enferme ; lorsqu'elle devient conscience de soi en même temps que conscience de l'extériorité dépassant sa nature, lorsqu'elle devient métaphysique. La pensée établit un rapport avec une extériorité non assumée. Comme pensant, l'homme est celui pour qui le monde extérieur existe. Dès lors, sa vie dite biologique, sa vie strictement intérieure, s'illumine de pen­ sée. L'objet du besoin, désormais objet extérieur, dépasse l'utilité. Le désir reconnaît le désirable dans un monde exo­ tique. La formule de Bergson, « instinct éclairé par l'intel­ ligence » (quoi qu'il en soit de la théorie bergsonienne de la raison), indique une transformation que la conscience de soi apporte à la conscience biologique, aveugle sur l'extériorité. Cette existence centrale, accueillant toute extériorité en fonction de son intériorité, mais capable de penser une exté­ riorité comme étrangère au système intérieur, capable de se représenter une extériorité encore non assumée, rendrait possible une vie de travail. La pensée ne jaillit pas du travail et de la volonté, la pensée n'équivaut pas à un travail sus­ pendu, à une volonté neutralisée - le travail et la volonté reposent sur la pensée. La position de l'homme, animal rai­ sonnable, dans l'être, s'accomplit comme volonté et travail. Animal raisonnable ne peut signifier animal chevauché par une raison : l'interpénétration des termes dessine une struc­ ture originale. Le système intérieur de l'instinct peut se heurter à l'exté­ riorité comme à un obstacle totalement inassimilable qui fait chavirer le système dans la mort. La mort, dans ce sens, serait une transcendance radicale. Mais l'extériorité ne peut avoir de signification pour l'instinct, puisque son entrée dans ce système signifie la disparition de la conscience vitale elle-même. Le rapport de l'instinct avec l'extériorité n'est pas un savoir, mais une mort. Par la mort, l'être vivant entre dans la totalité, mais ne pense plus rien. Pensant, l'être qui se situe dans la totalité, ne s'y absorbe pas. Il existe par rap­ port à une totalité, mais demeure ici, séparé de la totalité, moi. Comment s'accomplit, dès lors, cette simultanéité d'une position dans la totalité et d'une réserve à son égard ou sépa­ ration ? Que signifie le rapport avec une extériorité qui reste

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inassumée dans ce rapport ? Tel est le problème du moi et de la totalité que nous posons. C'est le problème même de l'innocence. Il n'est pas résolu par la simple affirmation de la séparation entre êtres libres - puisque l'innocence comporte un rapport entre êtres et l'engagement dans une totalité. L'innocence n'est pas un état intérieur souverain. Pour que l'extériorité puisse se présenter à moi, il faut que, extériorité, elle déborde les du moi. Les philosophes de l'Einjühlung savaient, au moins, que « l'expérience » d'autrui ne s'obtient pas par simple l'intention est commune, l'intentum de cette intention est absolument particulier. Le moi se connaît, certes, comme reflété par toute la réalité objective qu'il a constituée ou à laquelle il a collaboré ; il se connaît donc à partir d'une réalité conceptuelle. Mais si cette réalité conceptuelle épuisait son être, l'homme vivant ne différerait pas de l'homme mort. La généralisation, c'est la mort. Elle fait entrer le moi et le dissout dans la généralité de son œuvre. La singularité irremplaçable du moi tient à sa vie.

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LE MOI COMME S/NGULARIT�

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La totalité où le moi détaché du dialogue amoureux se trouve engagé ne peut donc être interprétée comme ordre universel où l'ipséité des êtres s'absorbe ou se consume ou se sublime (presque au sens que la physique prête à ce terme) à leur poste social. Ni simple addition d'individus appartenant à l'extension d'un concept, ni configuration de moments constituant ou réalisant la compréhension du concept homme, la totalité ne se réduit pas à un règne de fins. Com­ ment, en effet, des raisons pourraient-elles constituer un règne ? Comment leur multiplicité, même serait-elle pos­ sible ? Comment parler de leur égalité ou de leur inégalité, là où ne convient que le mot identité ? La totalité, dans la mesure où elle implique multiplicité ne s'institue pas entre raisons, mais entre êtres substantiels, susceptibles d'entrete­ nir des rapports. Que peut être ce rapport, puisque aucun lien conceptuel ne préexiste à cette multiplicité ? Et que peut y signifier injustice ou justice lorsque les individus, comme les différents sens de l'être chez Aristote, ne comportent pas l'unité d'un concept et que l'étalon de la jus­ tice ne peut point s'obtenir par simple comparaison d'indivi­ dus ? La totalité repose sur un rapport entre individus autre que le respect d'une raison. Il nous faut précisément le déga­ ger. Le statut ontologique du moi comme tiers le laisse entrevoir.

Entre la conception où le moi atteint autrui dans le pur respect (reposant sur la sympathie et l'amour), mais détaché du tfers, et celle qui nous transforme en singularisation du concept homme, individu dans l'extension de ce concept soumis à la législation d'une raison impersonnelle - s'offre une troisième voie pour comprendre la totalité comme tota­ lité de moi's à la fois sans unité conceptuelle et en rapport. Cette totalité exige qu'un être libre puisse avoir prise sur un autre être libre. Si la violation d'un être libre par un autre est injustice, la totalité ne peut se constituer que par l'injustice. Mais l'injustice ne saurait s'accomplir dans la société amoureuse où le pardon l'annule. Il n'y a d'injustice vraie - c'est-à-dire d'impardonnable - qu'à l'égard du tiers.

Le tiers est l'être libre à qui je peux faire tort en forçant sa liberté. La totalité se constitue grâce à autrui comme tiers. Mais l'injustice comporte un paradoxe métaphysique : elle ne peut viser qu'un être libre qui, comme tel, ne donne point prise à la violence. Quel sens peut donc avoir la liberté pour que le tiers, l'injustice et la totalité soient possibles ? La liberté se présente à une première analyse sous l'aspect d'une volonté soustraite à toute influence. Dans le courage, en acceptant la mort, la volonté trouve son indépendance totale. Celui qui a accepté la mort se refuse jusqu'au bout à une volonté étrangère. Sauf si autrui veut cette mort même. L'acceptation de la mort ne permet donc pas de résister à coup sûr à la volonté meurtrière d'autrui. Le désaccord absolu avec une volonté étrangère n'exclut pas l'accomplissement de ses desseins. Le refus de l'autre, le vouloir décidé à la mort interrompant toute rela­ tion avec l'extérieur, ne peut empêcher que son œuvre ne s'inscrive dans cette comptabilité étrangère que la volonté défie et reconnaît par son suprême courage. La volonté, même dans le cas extrême où elle se résout à la mort, s'ins­ crit ainsi dans les desseins d'une volonté étrangère. La volonté, par son résultat, se trouve à la merci d'une volonté étrangère. La volonté ne tient donc pas toute la signification de son propre vouloir. Sujet libre de ce vouloir, elle existe comme jouet d'un destin qui la dépasse. Elle comporte, par son œuvre, une signification imprévisible que lui prêtent les autres en situant l'œuvre détachée de son auteur dans un contexte nouveau. Le destin ne précède pas cette décision, mais lui est postérieur : le destin, c'est l'histoire. La volonté entre dans l'histoire parce qu'elle existe en se séparant d'elle­ même : tout en voulant pour elle-même, elle se trouve aussi avoir voulu pour les autres. Aliénation qui ne doit rien à l'histoire, qui institue l'histoire, aliénation ontologique. Elle est à la fois la première injustice. Grâce à cette injustice, les personnes forment autour des œuvres que l'on se dispute la totalité. Exister en produisant des œuvres dont la volonté productrice s'absente constitue précisément le statut d'un étant qui ne tient pas, si l'on peut dire, en mains toute la signification de son être. En tant que volonté productrice

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LE STATUT DU TIERS ET L 'ECONOMIE

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d'œuvres, la liberté sans être limitée dans son vouloir entre dans une histoire qui se joue d'elle. La limitation de la volonté n'est pas ici intérieure (la volonté en l'homme est infinie comme en Dieu), n'est pas dans le vouloir de la volonté, mais dans sa situation. Dans cette situation où une liberté sans rien abdiquer reçoit cependant un sens qui lui reste étranger, on peut reconnaître la créature. La multi­ plicité des moi's n'est pas le hasard, mais la structure de la créature. La possibilité de l'injustice est l'unique possibilité de la limitation de la liberté et condition de la totalité. L'injustice manifeste de cette histoire réside dans la possi­ bilité de priver la volonté de son œuvre. Dans chacun de ses produits, sans mourir tout à fait, sans entrer complaisam­ ment dans l'histoire qu'en conteront les historiens, c'est­ à-dire les survivants, elle se sépare de son œuvre et se fait méconnaître par ses contemporains. Toute œuvre est dans ce sens un acte manqué. Par là, l'œuvre diffère de l'expres­ sion où autrui se présente personnellement. L'œuvre pré­ sente son auteur en l'absence de l'auteur. Elle ne le présente pas seulement comme son effet, mais comme sa possession. Il faut tenir compte de l'ouvrier pour s'emparer de l'œuvre, la lui arracher ou acheter. Par l'acier et l'or, choses d'entre les choses, j'ai donc pouvoir sur la liberté d'autrui, tout en reconnaissant cette liberté qui, cependant, comme liberté exclut toute passivité, où le pouvoir d'autrui pourrait s'accrocher. La volonté productrice d'œuvres est une liberté qui se trahit. Par la trahison, la société - totalité de libertés, à la fois maintenues dans leur singularité et engagées dans une totalité - est possible. Le rapport du moi avec une tota­ lité ' est donc essentiellement économique. La « morale ter­ restre » se méfie à juste titre de toute relation entre êtres qui n'ait pas été au préalable relation économique. La relation entre libertés est basée en dernier ressort sur l'ambiguïté de la volonté à la fois être et avoir : être qui se possède, exté­ rieur à sa possession, mais enlisé en elle et se trahissant par elle. C'est dire que la structure ontologique du tiers se dessine comme corps : à la fois le « je peux » de la volonté - corps propre - et sa vulnérabilité - corps physiologique. La simul­ tanéité de ces deux moments - le virement du « je peux » en

chose - constitue le mode d'existence du tiers. Son existence est santé et maladie. Elle se révèle concrètement dans la souffrance, incapable de se surmonter de l'intérieur, inflé­ chie de l'intérieur vers la médication extérieure. L'empirie du médecin apporte, depuis les premières méditations des sages grecs, un démenti à l'autarcie de la volonté. Devant le médecin, elle se dépouille de son « pour-soi » dans une étrange confession de chose pure, et retourne à l'immédiat de la nature. L'injustice ne se réduit pas à l'offense de la volonté atteinte dans sa dignité. La volonté, cela se mal­ traite, se violente, se force - jusqu'à lui faire oublier son pour-soi, jusqu'à lui faire ressentir comme penchant la force qui la plie. On peut tout faire de l'homme. La volonté essen­ tiellement violable ne s'émancipe qu'en construisant un monde où elle supprime les occasions de trahir. Mais la violence de l'acier laisse échapper la volonté qu'elle cherche à dominer. La vraie violence conserve la liberté qu'elle force. Son instrument est l'or, la violence c'est la corruption. Sans recourir encore à la justice, la voie de la violence pacifique, de l'exploitation, de la mort lente se substitue à la passion de la guerre. Le tiers saisissable à partir de son œuvre - à la fois présent et absent -, sa présence à la troisième personne marque exactement la simultanéité de cette présence et de cette absence. Il est livré à mon pouvoir en tant qu'extérieur à ma prise. Il est accessible dans l'injustice. Et c'est pourquoi l'injustice - à la fois reconnaissance et méconnaissance - est possible par l'or qui force et tente, instrument de la ruse. L'injustice par laquelle le moi vit dans une totalité est tou­ jours économique.

Mais si la totalité commence dans l'injustice (qui n'ignore pas la liberté d'autrui, mais, dans la transaction économique, amène cette liberté à la trahison), l'injustice n'est pas ipso facto sue comme injustice. Il existe, dans la sphère même de l'histoire, un plan d'injustice innocente où le mal se fait avec naïveté. Pour entendre crier justice dans la plainte qui crie misère - ou si l'on veut, pour entendre la voix de la

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DISCOURS ET ÉTHIQUE

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conscience - il ne suffit pas, il ne s'agit pas d'être en relation avec une liberté et de l'apercevoir en autrui, puisque nous la reconnaissons déjà dans la transaction elle-même. Cette liberté m'est présentée déjà quand j'achète ou exploite. Pour que je sache mon injustice - pour que j'entrevoie la possibi­ lité de la justice - il faut une situation nouvelle : il faut que quelqu'un me demande des comptes. La justice ne résulte pas du jeu normal de l'injustice. Elle vient du dehors, « par la porte » d'au-dessus de la mêlé.e , elle apparaît comme un principe extérieur à l'histoire. Jusque dans les théories de la justice qui se forgent dans les luttes sociales et où les idées morales semblent traduire les besoins d'une société ou d'une classe, on en appelle cependant aussi à une conscience morale idéale, à une justice idéale où on cherche une ultime justification et le droit d'ériger ces besoins, tout relatifs, en accès à l'absolu. Expression des rapports objectifs de la société, ces idées doivent aussi satisfaire une conscience vivante qui juge ces rapports objectifs. Le monde humain est un monde où l'on peut juger l'histoire. Pas un monde néces­ sairement raisonnable, mais où l'on peut juger. L'inhumain, c'est être jugé, sans qu'il y ait personne qui juge. Affirmer l'homme comme un pouvoir de juger l'histoire, c'est affirmer le rationalisme. Il commence par dénoncer la pensée simplement poétique qui pense sans savoir ce qu'elle pense, qui pense comme on rêve. Il commence par la réflexion sur soi, pour situer la pensée poétique par rapport à un absolu. Mais la réflexion ne permet pas de s'arrêter puisque la position du sujet réfléchissant est aussi poétique que ceJle du penseur pensant les objets, puisque toute pen­ sée est poétique, pur faire, sans lien avec le principe, sans commencement. La mise en question de la position du pen­ seur annonce une psychanalyse. La psychanalyse est, dans son essence philosophique, l'aboutissement du rationalisme : elle exige, pour la réflexion, ce que la réflexion exigeait pour la pensée naïvement pensante. L'aboutissement non philosophique de la psychanalyse réside dans une prédilec­ tion pour quelques fables fondamentales, mais élémentaires - libido, sadisme ou masochisme, complexe d'Œdipe, répul­ sion à l'égard de l'origine, agressivité - qui, d'une façon incompréhensible, seraient seules sans équivoque, seules à

ne pas traduire (ou masquer ou symboliser) une réalité plus profonde qu'elles, termes de l'intelligibilité psychologique. Qu'on les ait ramassées parmi les déchets des civilisations les plus diverses en les appelant mythes n'ajoute rien à leur valeur d'idées éclairantes, et témoigne tout au plus d'un retour aux mythologies, d'autant plus étonnant que quarante siècles de monothéisme n'ont eu d'autre but que de libérer l'humanité de leur obsession. L'effet pétrifiant des mythes doit tout de même être distingué de l'apaisement qu'ils sont censés donner à l'intelligence. Si la connaissance de soi repose sur des conditions, aucune connaissance même réfléchie, même psychanaly­ tique n'a de commencement. On pourrait, certes, invoquer le caractère inconditionné de cette vérité formelle même, selon la classique réfutation du scepticisme. Mais, en réalité, cette réfutation ne tire sa force que de l'existence du langage, c'est-à-dire de l'inter­ locuteur, dont la présence est précisément invoquée par la parole. Certes, les paroles sont menteuses, produit de l'his­ toire, de la société, de l'inconscient, elles dissimulent les mensonges à tous et au menteur lui-même - et on est irré­ médiablement trompé quand, dans une pensée exprimée, on ne cherche pas les arrière-pensées, quand on prend à la lettre ce qui nous est dit - mais on ne se retrouve dans toute cette fantasmagorie, on n'inaugure l'œuvre même de la cri­ tique qu'à partir d'un point fixe. Ce ne peut être une vérité incontestable quelconque, pas un énoncé « certain » toujours livré à la psychanalyse, mais l'absolu d'un interlocuteur, d'un être, et non pas d'une vérité portant sur des êtres. Il n'est pas affirmé comme une vérité, mais cru. Foi ou confiance, qui ne signifie pas ici une deuxième source de connaissances, mais que tout énoncé théorétique suppose. La foi n'est pas la connaissance d'une vérité susceptible de doute ou de certitude ; en dehors de ces modalités, elle est le face-à-face avec un substantiel interlocuteur - origine de soi, déjà dominant les puissances qui le constituent et l'agitent, un toi, surgissant inévitablement, solide et nouménal, der­ rière l'homme connu dans ce bout de peau absolument décent qu'est le visage, se fermant sur le chaos nocturne, s'ouvrant sur ce qu'il peut assumer et dont il peut répondre.

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Le langage, dans sa fonction d'expression, s'adresse à autrui et l'invoque. Certes, il ne consiste pas à l'invoquer comme représenté et pensé, mais c'est précisément pourquoi l'écart entre le même et l'autre, où le langage se tient, ne se réduit pas à un rapport entre concepts, l'un limitant l'autre, mais décrit la transcendance où l'autre ne pèse pas sur le même, l'oblige seulement, le rend responsable, c'est-à-dire parlant. La relation du langage ne se réduit pas à celle qui rattache à la pensée un objet qui lui est donné. Le langage ne peut englober autrui : autrui, dont nous utilisons en ce moment même le concept, n'est pas invoqué comme concept, mais comme personne. Dans la parole, nous ne pensons pas seulement à l'interlocuteur, mais parlons à lui, nous lui disons le concept même que nous pouvons avoir de lui comme « interlocuteur en général >>. Celui à qui je parle se tient derrière le concept que je lui communique. L'absence de plan commun - la transcendance - caractérise la parole ; le contenu communiqué est, certes, commun, ou, plus exactement, il le devient par le langage. L'invocation est antérieure à la communauté. Elle est un rapport avec un être qui, dans un certain sens, n'est pas par rapport à moi ­ ou si l'on veut, qui n'est en rapport avec moi qu'autant qu'il est entièrement par rapport à soi. Être qui se place par-delà tout attribut, lequel aurait précisément pour effet de le qua­ lifier, c'est-à-dire de le réduire à ce qui lui est commun avec d'autres êtres, d'en faire un concept. C'est cette présence pour moi d'un être identique à soi que nous appelons pré­ sence du visage. Le visage, c'est l'identité même d'un être. Il s'y II).anifeste à partir de lui-même, sans concept. La pré­ sence sensible de ce chaste bout de peau avec front, nez, yeux, bouche, n'est pas signe permettant de remonter vers le signifié, ni un masque qui le dissimule. La présence sen­ sible, ici, se désensibilise pour laisser percer directement celui qui ne se réfère qu'à soi, l'identique. Comme inter­ locuteur, il se pose en face de moi ; et, à proprement parler, l'interlocuteur seul peut se poser en face, sans que « en face » signifie hostilité ou amitié. Le visage comme la désen­ sibilisation, comme dématérialisation de la donnée sensible, achève le mouvement encore embarrassé dans les figures des monstres mythologiques où le corps, ou le demi-corps ani-

mal, laisse percer l'expression évanescente sur le visage d'une tête humaine qu'ils portent. La particularité d'autrui dans le langage loin d'en représenter l'animalité ou le résidu d'une animalité constitue l'humanisation totale de l'Autre. L'interlocuteur ne fait pas toujours face. Le langage pur se dégage d'une relation où autrui joue le rôle de tiers. Le parler immédiat est ruse. Nous regardons et épions l'inter­ locuteur parler et répondre. Il a, d'ailleurs ainsi, un statut irréductible que la parole adressée à lui reconnaît dans son originalité. Elle traite la liberté d'autrui par la tendresse et par la diplomatie et l'éloquence et la propagande, menace et flatte une liberté pour en faire la complice de menées qui doivent aboutir à sa propre abdication. Cette parole est encore un mode de violence, si toutefois violence signifie emprise sur une liberté et non pas seulement sur un être inerte à l'égard de qui la liberté demeure aussi dégagée que l'âme exilée de Platon reste étrangère à son corps. Le méde­ cin qui reçoit la confession du malade surprend la liberté retournant à son existence de chose et parle du corps qui se manifeste dans le visage à ce visage défiguré. Le psychana­ lyste saisit la personne dans la maladie même et accède à autrui comme à un tiers : l'interlocuteur est celui-là même que l'on gagne en parlant, puisque la pleine confiance que l'on sollicite est une pleine trahison, puisque toute parole du médecin est ici industrie et ruse. Le juge parlant à l'accusé ne parle pas encore. L'accusé a, certes, droit à la parole. Mais c'est une parole avant la parole : l'accusé parle pour acquérir seulement droit à la vraie parole. On l'écoute, mais on le regarde parler. Il est accusé, c'est-à-dire déjà sous une catégorie. Il n'est pas interlocuteur dans la réciprocité. Pour dominer la totalité et s'élever à la conscience de la justice, il faut sortir du discours équivoque de la psychana­ lyse, inévitable tant que la pensée fait partie du système qu'elle doit embrasser. Cet embrassement lui-même se dis­ sout en relations qui constituent le système ; de sorte que le sens d'une vérité n'est pas dans l'intention réalisée de la pen­ sée, mais dans l'événement ontologique dont cette vérité elle-même n'est qu'un épiphénomène. Ce n'est pas par la psychanalyse ramenant aux mythes que je peux dominer la totalité dont je fais partie - mais en rencontrant un être qui

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n'est pas dans le système, un être transcendant. Si aucune vérité proférée ne saurait sans duperie s'imposer comme vérité première, ttinterlocuteur comme être et la relation avec ttêtre de rinterlocuteur, c'est-à-dire le langage, nous place au-dessus de la totalité et nous rend à même de recher­ cher sinon de découvrir la duperie même des vérités profé­ rées. La transcendance, c'est ce qui nous fait face. Le visage rompt le système. Vontologie de ttêtre et de la vérité ne sau­ rait ignorer cette structure du face-à-face, c'est-à-dire de la foi. La condition de la vérité de la proposition ne réside pas dans le dévoilement d'un étant ou de l'être de ttétant, mais dans ttexpression de rinterlocuteur à qui je dis et l'étant qu'il est et ttêtre de son étant. Il faut se trouver placé en face de ttidentique. L'interlocuteur apparaît comme sans histoire en dehors du système. Je ne peux lui faire ni tort ni droit, il demeure transcendant dans rexpression. Libre dans ce sens très précis, en quoi m'affecte-t-il ? Je le reconnais, c'est-à-dire je crois en lui. Mais si cette reconnaissance était ma soumission à lui, cette soumission enlèverait à ma reconnaissance toute valeur : la reconnais­ sance par la soumission annulerait ma dignité par laquelle vaut la reconnaissance. Le visage qui me regarde m'affirme. Mais, face à face, je ne peux davantage nier autrui : la gloire nouménale d'autrui rend seulement possible le face-à-face. Le face-à-face est ainsi une impossibilité de nier, une néga­ tion de la négation. La double articulation de cette formule signifie concrètement : le « tu ne commettras pas de meuJ;tre » s'inscrit sur le visage et constitue son altérité même. La parole est donc une relation entre libertés qui ne se limitent pas ni ne se nient, mais s'affirment réciproque­ ment. Elles sont transcendantes l'une par rapport à l'autre. Ni hostiles, ni amicales, toute inimitié, toute affection alté­ rerait déjà le pur vis-à-vis de ttinterlocuteur. Le terme de respect peut être repris ici ; pourvu qu'on souligne que la réciprocité de ce respect n'est pas une relation indifférente, comme une contemplation sereine, et qu'elle n'est pas raboutissement, mais la condition de ttéthique. Elle est langage, c'est-à-dire responsabilité. Le respect rattache tthomme juste à son associé dans la justice avant de le ratta-

cher à tthomme qui réclame justice. Le face-à-face du lan­ gage admet, en effet, une analyse phénoménologique plus radicale. Respecter ne peut signifier s'assujettir et cependant autrui me commande. Je suis commandé, c'est-à-dire reconnu comme capable d'une œuvre. Respecter, ce n'est pas s'incli­ ner devant la loi, mais devant un être qui me commande une œuvre. Mais pour que ce commandement ne comporte aucune humiliation - qui m'enlèverait la possibilité même de respecter -, le commandement que je reçois doit être aussi le commandement de commander celui qui me commande. Il consiste à commander à un être de me commander. Cette référence d'un commandement à un commandement, c'est le fait de dire Nous, de constituer un parti. Par cette référence d'un commandement à l'autre, Nous n'est pas le pluriel de Je. Mais le respect ainsi décrit n'est pas l'aboutissement de la justice, puisque tthomme commandé est en dehors de la jus­ tice et de ttinjustice. Le respecté n'est pas celui à qui on rend justice, mais avec qui on la rend. Le respect est une relation entre égaux. La justice suppose cette égalité originelle. Vamour, essentiellement, s'établit entre inégaux, vit d'iné­ galité. L'interlocuteur devant lequel s'inaugure la récipro­ cité n'est pas ttindividu empirique avec son histoire indivi­ duelle ; prolongeant un passé, une famille, de petites et de grandes misères, sollicitant pitié et attendrissement. Comme ra vu Saint-Exupéry, dans Vol de Nuit, tout le relâchement, toute la féminité du monde filtre à travers les visages « sym­ pathiques » dès que se suspend la relation de responsabilité mutuelle. Nous voulions décrire le rapport d'homme à homme. La justice ne le constitue pas, c'est lui qui rend la justice possible. La justice se rend à la Totalité. Nous sommes nous, parce que commandant d'identité à identité, nous sommes dégagés de la totalité et de tthistoire. Mais nous sommes nous en tant que nous nous commandons pour une œuvre par laquelle précisément nous nous reconnaissons. S'en dégager tout en y accomplissant une œuvre, ce n'est pas se poser contre la totalité, mais pour elle, c'est-à-dire à son service. Servir la totalité, c'est lutter pour la justice. La totalité est constituée par la violence et la corrup-

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tion. L'œuvre consiste à introduire l'égalité dans un monde livré au jeu et aux luttes mortelles des libertés. La justice ne peut avoir d'autre objet que l'égalité économique. Elle ne naît pas du jeu même de l'injustice - elle vient du dehors. Mais c'est illusion ou hypocrisie que de supposer que nais­ sant en dehors des rapports économiques, elle puisse se maintenir en dehors, dans le règne du pur respect.

1 . Cf. cependant la très remarquable analyse qu'en donne Paul Claudel dans le Figaro littéraire du 10 mars 195 1.

concept, l'équation de ce qui n'a pas de quantité. Milieu ambigu où, à la fois, les personnes s'intègrent à l'ordre des marchandises, mais où elles demeurent personnes, puisque l'ordre des marchandises (qui n'équivaut pas à l'ordre de la nature) suppose les personnes qui, par conséquent, demeurent inaliénables dans la transaction même où elles se vendent. Même simple objet de la transaction, l'esclave accorde tacitement son consentement aux maîtres qui l'achètent ou le vendent. L'argent ne marque donc pas la réification pure et simple de l'homme. C'est un élément où le personnel se maintient tout en se quantifiant - et là réside précisément l'originalité de l'argent et, en quelque façon, sa dignité de catégorie phi­ losophique. Il n'est pas une forme simplement contingente que revêt le rapport entre personnes. Pouvoir universel d'acquisition et non pas chose dont on jouit, il crée des rela­ tions qui durent au-delà de la satisfaction des besoins par les produits échangés. Il est le propre des hommes capables de laisser attendre leurs besoins et désirs. Ce qui est possédé dans l'argent, ce n'est pas l'objet, mais la possession d'objets. Possession de la possession, l'argent suppose des hommes disposant de temps, présents dans un monde qui dure au­ delà des contacts instantanés, hommes qui se font crédit, qui forment une société. Mais la quantification de l'homme - telle que l'ambiguïté de l'argent la rend possible - annonce une nouvelle justice. Si la différence radicale entre les hommes (celle qui ne tient pas aux différences de caractère ou de position sociale, mais à leur identité personnelle, irréductible au concept, à leur ipséité même comme on le dit aujourd'hui) n'était pas sur­ montée par l'égalité quantitative de l'économie mesurable par l'argent, la violence humaine ne saurait se réparer que par la vengeance ou le pardon. Une telle réparation ne met pas fin à la violence : le mal engendre le mal et le pardon à l'infini l'encourage. Ainsi marche l'histoire. Mais la justice interrompt cette histoire. Nous avons insisté précisément sur cette interruption de l'histoire où se constitue le Nous. L'argent laisse entrevoir une justice de rachat se substituant au cercle infernal ou vicieux de la vengeance ou du pardon. Nous ne pouvons atténuer la condamnation qui, depuis le

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6.

L 'ARGENT

Les rapports entre le moi et la totalité ne coïncident pas avec ceux qu'une étude de logique formelle établirait entre la partie et le tout ou entre l'individu et son concept. Le moi entre dans un tout sans tirer son identité de sa place dans ce tout, sans coïncider avec sa situation, sa fortune ou son œuvre par lesquelles il s'agrège cependant à l'ordre univer­ sel. Des structures bien différentes - dont nous avons dégagé quelques-unes au cours de cette étude - se substituent dès lors à celles d'une « ontologie formelle » au sens husserlien. Elles ne se greffent pas simplement sur ces dernières. Dans l'économie - élément où une volonté peut avoir prise sur une autre sans la détruire comme volonté - s'opère la totalisation d'êtres absolument singuliers dont il n'y a point concepts et qui, de par leur singularité même, se refusent à l'addition. Dans la transaction s'accomplit l'action d'une liberté sur l'autre. L'argent, dont la signification méta­ physique n'a peut-être pas encore été mesurée 1 (malgré l'abondance d'études économiques et sociologiques qui lui furent consacrées), corrompant la volonté par la puissance qu'il lui offre, est le moyen terme par excellence. Il main­ tient à la fois les individus en dehors de la totalité, puisqu'ils en disposent ; et il les englobe dans la totalité, puisque dans le commerce et la transaction l'homme lui-même est vendu ou acheté : l'argent est toujours à un degré quelconque salaire. Contre-valeur d'un produit il agit sur la volonté qu'il flatte et s'empare de la personne. Il est ainsi l'élément abs­ trait où s'accomplit la généralisation de ce qui n'a pas de

Entre nous verset 6 du chapitre II d'Amos jusqu'au Manifeste Commu­ niste, pèse sur l'argent précisément à cause de son pouvoir d'acheter l'homme. Mais la justice qui doit en sauver ne peut cependant renier la forme supérieure de l'économie - c'est­ à-dire de la totalité humaine - où apparaît la qu anti fi c ati on de l'homme, la commune mesure entre hommes dont l'argent - quelle qu'en soit la forme empirique - fournit la catégorie. Il est certes bien choquant de voir dans la qualifi­ cation de l'homme une des conditions essentielles de la jus­ tice. Mais conçoit-on une justice sans quantité et sans répa­ ration ?

LSVY-BRUHL ET LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

Les idées bien connues - admises ou contestées - de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive n'ont-elles pas mar­ qué l'orientation de la philosophie contemporaine ? Nous posons cette question non pas au sujet de la sociolo­ gie ou de la psychologie, auxquelles les recherches de Lévy­ Bruhl apportent une hypothèse et des tables de faits, et dont nous n'avons pas l'intention d'examiner la valeur. Nous la posons au sujet de la philosophie proprement dite. Lévy-Bruhl lui-même a fait le plus grand cas du problème scientifique auquel son œuvre répond. Son hypothèse ren­ drait compte d'un plus grand nombre de faits 1 que l'hypo­ thèse implicite de la psychologie classique sur l'unité de l'esprit humain. Il serait allé au-delà de la psychologie de « l'homme blanc, adulte et bien portant ». Mais une philo­ sophie préside à ces recherches. Celle que Lévy-Bruhl pro­ fesse expressément se rattache à l'empirisme, tout proche du positivisme, mais à un empirisme intellectualiste. Une œuvre qui tient par tant de fibres aux XVIIIe et XIXe siècles ne reconnaît pas de dignité supérieure à celle de l'intellect, que la science - fût-ce comme lecture fidèle des faits - manifeste précisément. A la juridiction de la science se soumettent les concepts fondamentaux de toute pensée : métaphysique ou primitive. La mentalité primitive est incomparablement inférieure - c'est-à-dire ne peut que servir d'objet et de thème - à la mentalité qui s'en est affranchie. Celle-ci seule possède la merveilleuse efficacité qui s'attachait au XVIIIe siècle aux « lum i ère s » , Cet empirisme intellectualiste de Lévy-Bruhl ne va pas sans une philosophie de l'être - moins explicite sans doute ­ qui le sous-tend. Il s'agit d'un être structuré comme Nature 1. J'ai pu rendre compte d'un certain nombre de faits, inexpliqués jusqu'à présent. . . � La Mentalitéprimitive, Retz, 1976, Avant-propos, p. m. «

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et corrélatif d'une connaissance, seul accès authentique à la réalité, accès a priori et comme dominant l'expérience. L'existence d'une mentalité primitive met en cause la raison législatrice du monde et plus ancienne que lui. L'unité de l'esprit et du sujet indiquerait un idéal vers lequel tend l'his­ toire ; elle ne serait en aucune façon son point de départ - dit Lévy-Bruhl, dès la fin des Fonctions mentales dans les sociétés primitives. Si à travers les cinq volumes qui suivent, et jusqu'aux Car­ nets 1 , l'unité de l'esprit humain s'impose progressivement et le terme de prélogique s'efface, si une pensée, insensible à la contradiction formelle, se révèle simplement insensible aux incompatibilités de faits 2 et si la différence entre mentalité primitive et mentalité moderne sépare deux profondeurs de l'âme plutôt que deux âmes - Lévy-Bruhl n'en a pas moins l'impression d'abandonner, au cours de cette évolution, quelque chose d'essentiel à sa thèse. D'où les accents émou­ vants des Carnets ( « la pente où je me trouve en ce moment ... 3 » ) . Le problème de l'unité ou de la diversité de la pensée et la solution positiviste qu'il lui donnait lui impor­ taient donc beaucoup. On peut y être moins sensible de nos jours. On peut même penser que la force et la nouveauté des travaux de Lévy­ Bruhl ne souffrent nullement de l'abandon du prélogique. Car le trait le plus frappant de cet intellectualisme n'a pas été seulement dans une critique empiriste du rationalisme, mais dans une opposition à l'intellectualisme même. Celle-ci demeure. Une investigation qui emprunte sa méthode aux sciences de la nature pour étudier des faits etnnographiques, aboutit précisément à des notions qui font éclater les catégories constitutives de la réalité naturelle. Cette explosion des catégories rompt avec la représentation qui fondait toute la vie psychologique et avec la substance qui supportait l'être. Les analyses de Lévy-Bruhl ne décrivent pas une expérience coulée dans les catégories qui, d'Aristote à Kant - et malgré les nuances - prétendaient

conditionner l'expérience, mais où rentrent aussi, avec un peu d'inconséquence, la magie et le miracle. Lévy-Bruhl met précisément en question la prétendue nécessité de ces catégories pour la possibilité de l'expérience. Il décrit une expérience qui se joue de la causalité, de la substance, de la réciprocité - comme de l'espace et comme du temps -, de ces conditions de « tout objet possible ». Le problème même des catégories se trouve ainsi posé. On sait son rôle dans la spéculation des contemporains. Par là, les travaux de Lévy­ Bruhl, malgré leur armature conceptuelle, héritage des xvn{ ·et XIXe siècles, débordent la psychologie ou la psycho­ :sociologie et s'attaquent à l'ossature du naturalisme intellec1tualiste. Il ne s'agit pas, bien entendu, de revenir aux . croyances mêmes des primitifs, mais il s'agit de faire ressor­ tir des structures d'esprit qui rendent possibles de telles croyances et, en fin de compte, des modes d'être - une onto­ logie -, qui rendent possibles de telles structures. Familières depuis 1910 au public intellectuel du monde, reprises et développées en 1921 et, depuis lors, approfondies en quatre nouveaux volumes, les notions fondamentales de Lévy­ Bruhl, faisant écho - on le voit mieux maintenant - sur tant de points à l'anti-intellectualisme bergsonien, ont certaine­ ment préparé ou encouragé quelques démarches caractéris­ tiques de la pensée contemporaine, à l'avance (ou après coup) amorti le choc de leurs paradoxes. Elles ont marqué dans une large mesure la formation de leurs concepts fonda­ mentaux. C'est la facture de ces concepts, plutôt que le sys­ tème qu'ils servent, que nous allons considérer en nous basant surtout sur les premiers volumes et sur les Carnets où l'œuvre tout entière est méditée.

J.

RUINE DE LA REPIŒSENTAT/ON

1. Carnets, de Lucien L�VY-BRUHL, Paris, Presses Universitaires de France, 1949. 2. Ibid., p. 164-166 et passim. 3. Ibid., p. 72.

La représentation assurait, à la tradition philosophique, le contact même avec le réel. Husserl, dans les Études logiques, au début du siècle, tout en préparant la ruine de la représen­ tation, soutient encore la thèse d'après laquelle tout fait psy­ chologique est représentation ou fondé sur une représenta­ tion.

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Lévy-Bruhl

Par représentation, il faut entendre l'attitude théorétique, contemplative, un savoir, fût-il d'origine expérimentale, reposât-il sur des sensations. La sensation a précisément tou­ jours été prise pour un atome de représentation. Le corré­ latif de la représentation est un être posé, solide, indif­ férent au spectacle qu'il offre, doué d'une nature, et par conséquent éternel, même s'il change, car la formule de son changement est immuable ; les relations qui relient de tels êtres, des configurations de tels êtres, se donnent aussi à la représentation. Avant d'agir, avant de sentir, il faut se repré­ senter l'être sur lequel l'action portera, ou qui suscite le sen­ timent. L'affectivité par elle-même n'embrasse que des états intérieurs. Elle ne nous révèle rien du monde. Les philo­ sophes n'ignoraient pas l'influence qu'exerçaient les senti­ ments et les passions sur notre vie intellectuelle, ni les réper­ cussions de la pensée sur notre affectivité. Il existe une logique des sentiments et une charge émotive dans les idées. Mais l'émotion et la représentation demeurent séparées. Des vérités peuvent se manifester dans un pressentiment - mais le pressentiment n'est alors qu'une représentation confuse. La philosophie de nos jours ne reconnaît plus ce privilège de la représentation. L'intuition bergsonienne, par exemple, n'est pas un savoir sur la durée, pas même un savoir qui dure lui-même et où la coïncidence avec la durée serait encore comme une limite de la représentation approchant son objet. L'intuition n'est plus à aucun titre représentation, mais durée : la durée ne dessine pas une dimension formelle où s'écoule l'être, mais est à la fois être et expérience de l'être. L'être s'actualise en efforts créateurs où coïncident son être et sa présence pour l'âme. De même dans le mouvement phénoménologique, à l'intentionnalité du sentiment dont parlaient encore Husserl et Scheler - et où le sentiment conservait la structure d'une noésis, bien que son corrélatif fût valeur - se substitue un sentiment sans appui dans la représentation. Le caractère saisissant du sentiment n'est plus interprété comme un retentissement d'un savoir sur une affectivité enfermée en elle-même, mais comme le contact de l'être, plus direct que la sensation. Précisément, ce qui passait pour le plus aveugle et le plus sourd en nous va le plus loin. C'est que l'exister même de l'être ne se

déroule pas comme subsistance tranquille de la substance, mais comme emprise et possession, comme un champ de forces où l'existence humaine se tient, où elle est engagée, à laquelle, pourrions-nous déjà dire en termes de Lévy-Bruhl, elle participe. Le saisissement du sentiment est la mesure exacte d'un tel événement. La représentation n'en retient que les formes figées et superficielles. De sorte que dans la philosophie contemporaine la réalité objective se trouve à la surface d'une réalité plus profonde dont elle n'est ni signe ni phénomène (comme elle le fut encore dans la distinction classique entre objet et être). Signe et phénomène n'ont certes pas la dignité du signifié ou du noumène ; la structure de représenté leur est cependant commune. La réalité pro­ fonde déploie son exister dans des dimensions que ne peut définir aucune catégorie de la représentation, mais auquel, contrairement au formalisme kantien, nous accédons direc­ tement, quoique par des modes de notre existence distincts de la théorie. Dès le début des Fonctions mentales dans les sociétés infé­ rieures, Lévy-Bruhl décrit une représentation à laquelle les éléments émotionnels ne sont pas seulement mélangés, mais qu'ils orientent de nouvelle façon. « Il nous est très difficile de réaliser par un effort d'imagination des états plus complexes où les éléments émotionnels et moteurs sont des parties intégrantes des représentations. Il nous semble que ces états ne sont pas vraiment des représentations. Et, en effet, pour conserver ce terme, il faut en modifier le sens. Il faut entendre par cette forme de l'activité mentale, chez les primitifs, non pas un élément intellectuel ou cognitif pur ou presque pur, mais un phénomène plus complexe où ce qui, pour nous, est proprement " représentation " se trouve encore confondu avec d'autres éléments de caractère émo­ tionnel ou moteur, coloré, pénétré par eux, et impliquant, par conséquent, une autre attitude à l'égard des objets repré­ sentés ... L'objet n'en est pas simplement saisi par l'esprit sous forme d'idées ou d'images ; selon les cas, la crainte, l'espoir, l'horreur religieuse, le besoin et le désir ardent de se fondre dans une essence commune, l'appel passionné à une puissance protectrice sont l'âme de ces représentations et les rendent à la fois chères, redoutables et proprement sacrées à

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ceux qui y sont initiés... Jamais cet objet ... n'apparaîtra sous la forme d'une image incolore et indifférente 1 • » L'émotion qui, selon la psychologie classique, nous enferme en nous-même, acquiert par là une certaine trans­ cendance. Dans ce prolongement, dans cette « intentionna­ lité » de l'émotion, comme on dirait aujourd'hui, réside l'ori­ ginalité de cette notion. Lévy-Bruhl ne se borne pas à insister sur l'intensité émotionnelle des représentations pri­ mitives : bientôt il décrira par elle une catégorie de l'être, celle du surnaturel et du mystique. L'émotion ne suit pas la représentation de l'objet, elle la précède. Avant que la perception ne distingue les propriétés de l'objet, une synthèse proprement émotionnelle organise le monde. « ... Les synthèses y paraissent primitives et ... presque toujours indécomposées et indécomposables ... Les représentations collectives ne s'y présentent pas isolément. Elles n'y sont pas analysées pour être ensuite disposées dans un ordre logique. Elles sont toujours engagées dans des pré­ perceptions, des pré-occupations et des pré-conceptions, des pré-liaisons, on pourrait presque dire des pré-raisonnements et c'est ainsi que cette mentalité, parce qu'elle est mystique, est aussi pré-logique 2• » Laissons de côté la notion du prélogique qui, dès le début - on le voit ici - repose sur le mystique. L'expérience mys­ tique ne se définit pas négativement. Elle n'a pas > . Cette équivoque « désubstantialise >> la substance. La confusion du visible et de l'invisible ne se réduit, en effet, ni au rapport de causalité ni au symbolisme (rapport de signe à signifié) qui, pour une mentalité non primitive, rattachent le surnaturel au naturel. Si la participation ouvre une dimen­ sion menant vers le surnaturel, ce surnaturel n'est pas une simple réplique, au superlatif, de ce monde, ou une sublima­ tion des objets, structurée comme eux et séparée seulement par l'abîme purement formel de transcendance ; sa supra­ naturalité est directement accessible à l'expérience émo­ tionnelle, à une « expérience-croyance >> comme le dira plus tard Lévy-Bruhl 6• Il est d'emblée redouté, espéré, respecté, déjà mettant en cause notre sécurité 7, « possibilité per­ manente de maléfice 8 >> , expérience de ce qui est aux anti­ podes de la Nature et du monde. D'où la fluidité de cet anti­ univers. Les choses se transforment les unes dans les autres

1. La Mentalité primitive, op. cit., 2. Ibid., p. 2 1 . 3. Carnets, op. cit. , p. 22. 4. La Mentalité primitive, op. cit.,

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p.

19.

p. 86.

1. La Mentalité primitive, op. cit., p. 350. D'ailleurs, le fait d'instru­ ments bien faits ne requiert pas la représentation, mais simplement une intuition manuelle (la Mentalité primitive, p. 5 1 8) que Lévy-Bruhl admet indépendante de la représentation. 2. Ibid., p. 14 et passim, dans les six ouvrages consacrés à la mentalité primitive. 3. Carnets, op. cit. , p. 64. 4. Ibid., p. 92. S. Ibid., p. 1 34. 6. Ibid. , p. 25 1 . 7 . Ibid., p . 6 8 et 75. 8. La Mentalité primitive, op. cit., p. 52.

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parce que leurs formes comptent peu à côté des puissances sans nom qui les commandent. Le sentir par lequel Lévy-Bruhl caractérise la participa­ tion n'est pas simplement un rapport immédiat et encore incertain avec une forme. Le sentir n'est pas un penser estro­ pié ni un raccourci - il va dans une autre dimension. Il est une façon de subir une puissance. La réalité mystique est donnée dans le sentiment « d'une existence présente quoique le plus souvent invisible et imperceptible aux sens, et agissante. C'est une donné� ultime. .. 1 » , Aucune image contemplée ne fait écran entre cette puissance et l'homme : � Au moment même où il perçoit ce qui est donné à ses sens, le primitif se représente la force mystique qui se manifeste ainsi 2• » Le sentir n'est pas une forme vide de connaissance, mais un envoûtement, une exposition à la menace diffuse de la sorcellerie, présence dans un climat, dans la nuit de l'être qui guette et effraie, et non point présence en face de choses.

dans un monde représenté signifiait aussi un dégagement, une distance, un délai, une liberté, une possession de soi malgré l'histoire - l'être-dans-le-monde, c'est le fait accompli par excellence. L'être qui s'annonce est d'ores et déjà l'être qui vous a traversé de part en part. Et, à la fois, cette détermination et cette influence ne sont pas causalité puisque le moi qui en est saisi se décide, s'engage, s'assume. Structure d'un avenir déjà senti dans le présent, mais laissant encore prétexte à décision. Lévy-Bruhl l'aura aperçue dans la participation et l'aura développée dans les analyses des présages où le signe est cause, la prédiction, production 1 et où, à la fois, la puissance qui s'annonce et détermine est aussi implorée 2• « ... Le champ d'action des puissances mystiques constitue comme une catégorie du réel qui domine celles du temps et de l'espace, où les faits se rangent nécessairement pour nous 3. ,. Comme dans le langage des philosophes de l'existence où l'on est son avenir au lieu de se le représenter - les primitifs qui observent les résultats d'une pratique divinatoire � se sentent personnellement en jeu », le côté qui les concerne dans l'épreuve « n'est pas seulement à eux, il est eux­ mêmes 4 ». Mais, si l'existence se substitue au sujet, l'idée de l'être prend une nouvelle signification. Les formes substantielles conféraient seules diversité et actualité à un exister qui, sans elles, restait incolore et neutre. Dégagé de ces formes, l'exis­ ter nu se manifeste désormais non pas comme un terme très général et vide, mais comme déploiement, comme effica­ cité, influence, emprise et transitivité. C'est bien le sens que l'être prend dans le bergsonisme où ni l'être ni le temps dont il est le déroulement ne sont plus formels, mais où, dans la durée, fusionnent totalement forme et contenu - les conte­ nus étant comme les modalités mêmes de la forme. C'est aussi le sens que l'être prend dans l'ontologie contempo­ raine. Il perd l'univocité qu'il tirait de son orientation, dans l'analogie de l'être, vers le terme de substance. Les existants

J.

L'EXISTENCE

La destruction de la substance (ou, plus exactement, de la « substantivité » des êtres) - corrélative de la ruine de la représentation - a marqué, dans la philosophie moderne, la fin d'une certaine notion d'extériorité ; de cette extériorité, déjà toute proche du sujet, qui rendait possible la philo­ sophie idéaliste. La première expérience de l'être étant située au niveau de l'émotion, l'être extérieur se trouve dépouillé de la forme qui assurait à la pensée une familiarité avec -lui. Le sujet se trouve ainsi devant une extériorité à laquelle il est livré, car elle est absolument étrangère, c'est­ à-dire imprévisible et, par là, singulière. Le caractère unique, sans genre, des situations et des instants, leur nue existence, est ainsi le grand thème des modernes. De son côté, le moi, ainsi livré à l'être, est jeté hors de chez soi, dans les lieux d'un éternel exil, perd sa maîtrise sur soi, est débordé par son être même. Il est en proie à des événements qui l'ont d'ores et déjà déterminé. Alors que l'engagement 1. Gamets, op. cit. , p.

2.

34.

La Mentalité primitive, op. cit., p.

62

48 et

passim.

1. La Mentalité primitive, op. cit., p. Ibid., p. 219. Ibid., p. 225. Ibid., p. 218.

2. 3. 4.

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143.

Entre nous ne diffèrent plus par leurs qualités ou par leur nature, mais par leur mode d'exister. Dans la mentalité primitive apparaissent et le sujet comme existant et le verbe être comme actif et transitif. Le monde au primitif n'est jamais donné, mais est comme une sphère anonyme qui ressemble beaucoup à l'anonymat angoissant de l'existence encore non assumée par un sujet. L'être de la mentalité primitive n'est pas général. « Cha­ cune de ces participations est sentie qualitativement ... , cha­ cune d'entre elles est particulière 1• , Le temps - forme pure est inconnu des primitifs 2, les instants ont chacun un poten­ tiel différent, contrairement à l'homogénéité du temps­ forme. Ce potentiel tient à l'être même qui remplit l'instant, à la puissance de cet être nu. L'efficacité de l'événement réside dans son effectivité, dans sa facticité, dirait-on aujourd'hui. Il agit comme un précédent. Le passé dès lors a un format spécial, il est mystique en tant que passé ; il agit encore de par le fait qu'il fut. Et inversement, le fait d'être n'est pas une notion vide, s'effectuant identique dans des paysages indifférents. Ce paysage et tout ce qui le remplit est l'étoffe de cet exister et comme son exercice même : « Vivre, pour un individu donné, c'est être engagé actuellement dans un réseau complexe de participations mystiques avec les autres membres, vivants ou morts, de son groupe social, avec les groupes animaux et végétaux nés du même sol, avec la terre même, etc. 3 , Le blanc qui sauve un primitif mourant compromet sa vie, « au sens indigène et mystique du mot 4 » . Vivre, être, a plusieurs sens vécus et sentis. « Leur expé­ rience . . . n'est pas homogène et sur un plan unique, comme nous l'imaginons 5• » « ... Sa " réalité " n'est pas univoque 6• » 1 . Carnets, op. cit. , p. 75. 2. Cf., sur ce point et sur le rapprochement entre le temps des primitifs et la durée bergsonienne, ainsi que sur ce que, en langage moderne, on appellerait espace vécu »1 la Mentalité primitive, op. cit., p. 90-93, 231 et sq.; et passim. Comme chez Heidegger, l'espace de la perception et ses propriétés concrètes prennent le pas sur l'espace d'Euclide et sur ses pro­ priétés géométriques (la Mentalité primitive, p. 232. Cf. aussi, conclusion, p. 520). 3. La Mentalité primitive, op. cit., p. 500. 4. Ibid. S. Carnets, op. cit. , p. 55. 6. Ibid., p. 81. «

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Lévy-Bruhl

4.

L'ID11E DE MENTALITJ1

« Nous ne sommes pas sur le plan des représentations, même les plus élémentaires, mais sur un autre, situé dans les profondeurs de l'être, où les phénomènes qui se produisent sont psychiques sans doute, mais essentiellement affectifs, encore que virtuellement la possibilité de représentations n'en soit pas exclue : en quoi ils sont proprement humains 1• » Le monde des primitifs n'est pas une représentation déformée de l'univers. Il n'est pas représentation du tout, bien que l'émotion qui le révèle soit « intentionnalité », Mais, si Lévy­ Bruhl tient de moins en moins à démontrer que la pensée occidentale résulte d'un concours de circonstances qui aurait pu produire une pensée autre, il met néanmoins en cause, même en abandonnant le terme de prélogique, le pri­ vilège de la pensée théorétique. Ce privilège ne tient en réa­ lité ni à la certitude du cogito ni aux lois inébranlables de la logique, mais à l'indépendance que la représentation, comme telle, garde à l'endroit de toute histoire, semblable à Minerve, sortie tout armée de la tête de Jupiter. Le relati­ visme de la vérité chez les empiristes qui découvrent la variation des habitudes mentales à travers les âges de l'homme et de l'humanité ne diminue encore en rien l'absolu de l'attitude cognitive déjà tout entière dans la sen­ sation, renseignement élémentaire, lumière qui révèle à l'âme sa patrie dans le monde des idées. Lévy-Bruhl détruit cet absolu précisément en montrant que la représentation n'est pas le geste originel de l'âme humaine, mais un choix, que la mens, prétendument souveraine, repose sur une men­ talité. Le terme de mentalité est nouveau, il désigne une idée moderne. On pensait naguère que la raison peut succomber à des causes extérieures et on rattachait à ces causes, exté­ rieures à l'esprit, la captivité des esprits insensibles à la rai­ son. Mais une bonne méthode pouvait mettre en valeur le bon sens si merveilleusement partagé entre les hommes. La raison détient la clef de la méthode, elle peut d'elle-même se libérer, car elle est d'ores et déjà elle-même. La notion de mentalité consiste à affirmer que l'esprit humain ne dépend 1. Carnets, op. cit. ,

p. 108. Souligné par nous.

65

Entre nous

Lévy-Bruhl

pas seulement d'une situation extérieure - climat, race, ins­ titution, et même habitudes mentales contractées qui vien­ draient fausser la lumière naturelle - mais qu' en lui-même il est dépendance, qu'il émerge d'une ambivalente possibilité de se tourner vers les relations conceptuelles ou de demeu­ rer dans les rapports de participation, qu'antérieurement à la représentation il est engagé d'une façon saisissante dans l'être, qu'il s'y on'ente, qu'il est cette orientation avant de choisir le savoir, lequel est mode de cette orientation. Le mouvement vers l'objet repose sur un mouvement plus pro­ fond qui, dans la mentalité du primitif, est plus visible que dans la nôtre 1• Et ainsi s'ouvre une perspective sur ce nou­ veau type d'événements qui se jouent au-dessous de la repré­ sentation, mais qui demeurent cependant en rapport avec l'être. C'est, en particulier, la perspective qu'entrevirent des phi­ losophies de l'existence. Leur apport aura été de découvrir un événement et un problème dans la relation en apparence tautologique qui relie l'homme qui est à son être. Contre la psychologie classique, où l'existence était innocemment pos­ sédée par l'existant, et où conflit et lutte ne se jouaient qu'avec des êtres et par l'entremise de représentations - la philosophie de l'existence aperçoit comme drame l'engage­ ment « pré-représentatif » dans l'être, où exister devient à la fois un verbe transitif comme « prendre » ou > dans les mœurs. Nous en avons parlé dans le premier paragraphe de cette étude. Figures de sens propre­ ment éthiques, distinctes de celles que le moi et l'autre prennent dans ce qu'on appelle l'état de Nature ou l'état civil. C'est dans la perspective interhumaine de ma respon­ sabilité pour l'autre homme, sans souci de réciprocité, c'est dans mon appel à son secours gratuit, c'est dans l'asymétrie de la relation de l'un à l' a u tre que nous avons essayé d'analy­ ser le phénomène de la douleur inutile.

4.

L 'ORDRE INTERHUMAIN

Envisager la souffrance dans une perspective inter­ humaine que nous venons d'essayer - sensée en moi, inutile en autrui - ne consiste pas à adopter sur elle un point de vue relatif, mais à la restituer aux dimensions de sens, hors des­ quelles sa concrétude immanente et sauvage de mal dans une conscience n'est qu'une abstraction. La penser dans une perspective interhumaine ne revient pas à l'apercevoir dans la coexistence d'une multiplicité de consciences, ou dans un déterminisme social, accompagnée d'un simple savoir que les hommes en société peuvent avoir de leur voisinage ou de

1. Nous disions plus haut que la théodicée au sens large du terme est justifiée par une certaine lecture de la Bible. Il est évident qu'une autre lecture en est possible et que, dans un certain sens, rien de l'expérience spirituelle de l'histoire humaine n'est étranger aux :Ë critures. Nous pen­ sons ici en paniculier au livre de Job où s'atteste, à la fois, la fidélité de Job à Dieu (chapitre II, verset 10) et à l'éthique (chapitre xxvii, versets 5 et 6) malgré ses souffrances sans raison, et son opposition à la théodicée de ses amis. Il la refuse jusqu'au bout et, dans les derniers chapitres du texte (chapitre XLII, verset 7), est préféré à ceux qui, se dépêchant au secours du Ciel, innocentaient Dieu devant la souffrance du juste. C'est à peu près la lecture que fait Kant de ce livre dans son très extraordinaire opuscule de 1 791 « Ueber das Mislingen aller philosophischen Versuche in der Theo­ dicee », où il démontre la faiblesse théorétique des arguments en faveur de la théodicée. Voici la conclusion de sa façon d'interpréter ce que « ce vieux livre saint exprime allégoriquement ,. : " Dans cet état d'esprit Job aura prouvé qu'il ne fondait pas sa moralité sur la foi, mais la foi sur la moralité ; en ce cas la foi, quelque faible qu'elle puisse être, est cependant seule d'une pure et authentique espèce, de l'espèce qui fonde non pas une religion des faveurs sollicitées, mais d'une vie bien conduite ,, (welche eine Religion nicht der Gunstbewerbung, sondern des guten Lebenswandels gran­ det).

118

PHILOSOPHIE, jUSTICE ET AMOUR

- « Le Visage d'Autrui serait le commencement même de la philosophie. » Voulez-vous dire que la philosophie ne commence pas avec et dans l'expérience de la finitude mais plutôt dans celle de l'Infini comme appel de justice ? La philo­ sophie commence-t-elle avant elle-même, dans un vécu anté­ rieur au discours philosophique ? - Emmanuel Levinas. - Je voulais dire par là surtout que

l'ordre du sens, qui me semble premier, est précisément celui qui nous vient de la relation interhumaine et que, dès lors, le Visage, avec tout ce que l'analyse peut révéler de sa signification, est le commencement de l'intelligibilité. Bien entendu, toute la perspective de l'éthique se dessine ici aus­ sitôt ; mais on ne peut pas dire que c'est déjà de la philo­ sophie. La philosophie est un discours théorétique, j'ai pensé que la théorétique suppose davantage. C'est dans la mesure où je n'ai pas seulement à répondre au Visage de l'autre homme, mais où à côté de lui j'aborde le tiers, que la néces­ sité même de l'attitude théorétique surgit. La rencontre d'Autrui est d'emblée ma responsabilité pour lui. La respon­ sabilité pour le prochain qui est, sans doute, le nom sévère de ce qu'on appelle l'amour du prochain, amour sans Éros, charité, amour où le moment éthique domine le moment passionnel, amour sans concupiscence. Je n'aime pas beau­ coup le mot amour qui est usé et frelaté. Parlons d'une prise sur soi du destin d'autrui. C'est cela la « vision » du Visage, et cela s'applique au premier venu. S'il était mon seul inter­ locuteur je n'aurais eu que des obligations ! Mais je ne vis pas dans un monde où il n'y a qu'un seul « premier venu » ; il y a toujours dans le monde un tiers : il est aussi mon autre, mon prochain. Dès lors, il m'importe de savoir qui d'entre les deux passe avant : l'un n'est-il pas persécuteur de l'autre ? Les hommes, les incomparables, ne doivent-ils pas être comparés ? A la prise sur soi du destin de l'autre est donc 121

Entre nous

Philosophie, Justice et A mour

antérieure ici la justice. Je dois porter jugement là où je devais d'abord prendre des responsabilités. Là est la nais­ sance du théorétique, là naît le souci de la justice qui est le fondement du théorétique. Mais c'est toujours à partir du Visage, à partir de la responsabilité pour autrui, qu'apparaît la justice, qui comporte jugement et comparaison, comparai­ son de ce qui est en principe incomparable, car chaque être est unique ; tout autrui est unique. Dans cette nécessité de s'occuper de la justice apparaît cette idée d'équité, sur laquelle l'idée d'objectivité est fondée. Il y a à un certain moment nécessité d'une - visage de l'autre homme obligeant le moi, lequel d'emblée - sans délibération - répond d'autrui. D'emblée, c'est-à-dire répond « gratuite­ ment », sans se soucier de réciprocité. Gratuité du pour l'autre, réponse de responsabilité qui sommeille déjà dans la salutation, dans le bonjour, dans l' au revoir. Langage anté­ rieur aux énoncés des propositions communiquant ren­ seignements et récits. Pour l'autre répondant du prochain, dans la proximité du prochain ; responsabilité que signifie ou que commande - précisément le visage dans son altérité et son autorité ineffaçables et inassumables du jaire face. (A qui face est faite ? D'où vient l'autorité ? Questions à ne pas

perdre de vue !) Mais le pour-l'autre dans l'approche du visage - pour-l'autre plus ancien que la conscience de. . . pré­ cède dans son obéissance, tout saisir et reste préalable à l'intentionnalité du moi-sujet dans son être-au-monde, se présente et se donne un monde synthétisé et synchrone. Le pour-l'autre se lève dans le moi ; commandement entendu par lui dans son obéissance même, comme si l'obéissance était son accession même à l'écoute de la prescription, comme si le moi obéissait avant d'avoir entendu, comme si l'intrigue de l'altérité se nouait avant le savoir. Mais voici que la simplicité de cette obéissance première est troublée par le troisième homme surgissant à côté de l'autre ; le tiers, lui aussi, est un prochain et incombe, lui aussi, à la responsabilité du moi. Voici, à partir de ce tiers, la proximité d'une pluralité humaine. Lequel, dans cette plu­ ralité, passe avant les autres ? Voici l'heure et le lieu de nais­ sance de la question : d'une demande de justice ! Voici l'obli­ gation de comparer les autres, uniques et incomparables ; voici l'heure du savoir et, dès lors, de l'objectivité par-delà ­ ou en deçà - de la nudité du visage ; voici l'heure de la conscience et de l'intentionnalité. Objectivité issue de la jus­ tice et fondée sur la justice et, ainsi, exigée par le pour l'autre qui, dans l'altérité du visage, commande le moi. Appel à la re-présentation qui ne cesse pas de recouvrir la nudité du visage et de lui donner contenu et contenance dans un monde. Objectivité de la justice - et en cela rigoureuse offusquant l'altérité du visage qui originellement signifie ou commande - en dehors du contexte du monde et qui ne cesse pas, dans son énigme ou ambiguïté, de s'arracher et de faire exception aux formes plastiques de la présence et de l'objectivité qu'il appelle cependant en en appelant à la jus­ tice. Extériorité extra-ordinaire du visage. Extra-ordinaire, car l'ordre est justice : extra-ordinaire ou absolue au sens étymo­ logique de cet adjectif en tant que toujours séparable de toute relation et synthèse, s'arrachant à la justice même où cette extériorité entre. L'absolu - mot abusif - ne saurait probablement prendre concrètement place et sens que dans la phénoménologie - ou dans la rupture de la phénoménolo­ gie - qu'appelle le visage d'autrui.

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2.

ALTli.RITli. ET DIACHRONIE

Entre nous

Diachronie et représentation

Visage d'autrui qui sous toutes les formes particulières de l'expression où autrui, déjà dans la peau d'un personnage, joue un rôle - est tout autant expression pure, extradition sans défense, ni couverture : droiture extrême, précisément, de l'en face de. . . qui dans cette nudité est l'exposition à la mort : nudité, dénuement, passivité et vulnérabilité pure. Visage comme la mortalité même de l'autre homme. Mais, à travers cette mortalité, aussi, assignation et obliga­ tion qui concernent le moi - qui « me concernent » -, un « faire face » de l'autorité, ·comme si la mort invisible à laquelle s'expose le visage de l'autre homme était, pour le Moi qui l'approche, son affaire le mettant en cause avant sa culpabilité ou son innocence ou, du moins, dans sa culpabi­ lité intentionnelle. Le Moi comme otage de l'autre homme appelé précisément à répondre de cette mort. Responsabilité pour autrui dans le moi, indépendamment de tout engage­ ment jamais pris par ce moi et de tout ce qui aurait jamais été accessible à son initiative et à sa liberté ; indépendam­ ment de tout ce qui, en autrui, aurait pu « regarder ,, ce moi. Mais voici que, à travers le visage d'autrui - à travers sa mor­ talité -, tout ce qui, en autrui, ne me regarde pas « me regarde '' · Responsabilité pour autrui : visage comme me signifiant le « tu ne tueras point » et, par conséquent, aussi : « tu es responsable de la vie de cet autre absolument autre ,,, responsabilité pour l'unique. Pour l'unique, c'est-à-dire pour l'aimé, l'amour étant la condition de la possibilité même de l'unique. La condition - ou l'in-condition - d'otage s'accuse dans le Moi approchant le prochain. Mais aussi son élection, l'unicité de çelui qui ne se laisse pas remplacer. Il n'est plus l' « indi­ vidu dans un genre ,, appelé Moi, pas « un cas particulier » du « Moi en général ». Il est le Moi qui parle à la première personne, comme celui que fait parler Dostoïevski et qui dit : " Je suis le plus coupable de tous » ; dans l'obligation de chacun pour chacun, le plus obligé, l'unique. Celui dont l'obligation à l'égard d'autrui est aussi infinie ; celui qui, sans s'interroger sur la réciprocité, sans poser de questions sur autrui à l'approche de son visage, n'est jamais quitte envers le prochain. « Relation » ainsi a-symétrique de moi à l'autre, sans cor­ rélation noématique d'aucune présence thématisable. Éveil

à l'autre homme, qui n'est pas un savoir : précisément approche de l'autre homme - le premier venu dans sa proxi­ mité de prochain - irréductible à la connaissance, dût-elle

1. Mais quel embarras du langage ou quelle ambiguïté dans le moi ! Voilà que nous parlons du moi comme d'un concept alors que dans chaque moi la première personne » est unicité et non pas individuation d'un genre. Le moi, si on peut dire, est moi, non pas là où on parle de lui, mais là où il parle à la première personne : moi s'évadant du concept mal­ gré le pouvoir que le concept reprend sur lui dès qu'on parle de cette éva­ sion, de cette unicité, de cette élection.

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-

l'appeler devant la pluralité des autres, à travers la justice exigée. Pensée qui n'est pas une adéquation à l'autre lequel n'est plus à ma mesure de moi, réfractaire précisément dans son unicité à toute mesure, mais une non-in-différence à l'autre, l'amour rompant l'équilibre de l'âme égale. Mise en question en moi de la position naturelle du sujet, de la persé­ vérance du moi - de sa persévérance de bonne conscience dans son être, mise en question de son conatus essendi, de son insistance d'étant. Voilà l'indiscrète - ou l' « injuste ,, - pré­ sence dont il est peut-être déjà question dans la « Proposition d'Anaximandre ,,, telle que Heidegger l'interprète dans Holzwege : mise en question de cette retrouvée. Le conatus essendi naturel d'un moi souverain est mis en question par la mort ou la morta­ lité d'autrui, dans la vigilance éthique où la souveraineté du Moi peut se reconnaître > et sa - sans recourir à la mémoire, sans le retour des > ; passé qui n'est pas fait de re-présentations. Passé signifiant à partir d'une responsabilité irrécusable qui incombe au moi, qui précisément lui est signifié comme un commandement et sans, pour autant, renvoyer à un engagement qu'il aurait eu à prendre dans quelque présent oublié. Passé dans la signifi-

cation d'une obligation invétérée et plus ancienne que tout engagement ; passé prenant tout son sens dans l'impératif qui, en guise de visage d'autrui, commande le moi. Impéra­ tif catégorique : sans égards - si on peut dire - pour une quelconque décision librement prise qui > la res­ ponsabilité ; sans égards pour un quelconque alibi. Passé immémorial, signifié sans jamais avoir été présent, signifié à partir de la responsabilité > du genre humain ; mais aussi pour dire comment la référence au visage d'autrui préserve l'éthique de cet État. La multiplicité humaine ne permet pas au Moi disons ne me permet pas - d'oublier le tiers qui m'arrache à la proximité de l'autre : à la responsabilité antérieure à tout jugement, à la responsabilité préjudi­ cielle pour le prochain, dans son immédiateté, d'unique et d'incomparable, à la socialité originelle. Le tiers, autre que le prochain, est aussi mon prochain. Et il est aussi le prochain du prochain. Que font-ils - les uniques qu'ont-ils déjà fait l'un à l'autre ? Ce serait, pour moi,

-





Entre nous manquer à ma responsabilité de moi - à ma responsabi­ lité préjudicielle à l'égard de l'un et de l'autre, mes pro­ chains - que d'ignorer, à cause de cette responsabilité antérieure à tout jugement, de la proximité, les torts de l'un à l'égard de l'autre. Il ne s'agit pas, ici, de tenir compte d'éventuels préjudices, dont j'aurais eu à souffrir de l'un ou de l'autre, et à démentir mon dés-intér­ essement ; il s'agit de ne pas ignorer la souffrance d'autrui qui incombe à ma responsabilité. C'est l'heure de la justice. L'amour du prochain et son droit originel d'unique et d'incomparable dont j'ai à répondre, en viennent, eux-mêmes, à en appeler à la Rai­ son capable de comparer les incomparables, à une sagesse de l'amour. Une mesure se superpose à l' « extravagante ,, générosité du « pour l'autre ,,, à son infini. Ici, le droit de l'unique, le droit originel de l'homme postule le juge­ ment et, dès lors, l'objectivité, l'objectivation, la thématisa­ tion, la synthèse. Il y faut des institutions qui arbitrent et une autorité politique qui la soutienne. La justice exige et fonde l' :Ëtat. Il y a là, certes, la réduction indispensable de l'unicité humaine à la particularité d'un individu du genre humain, à la condition de citoyen. Dérivation. Bien que sa motivation impérative soit inscrite dans le droit même de l'autre homme, unique et incomparable. Mais, la justice elle-même ne saurait faire oublier l'origine du droit et l'unicité d'autrui que recouvrent désormais la particularité et la généralité de l'humain. Elle ne saurait abandonner cette unicité à l'histoire politique qui se trouve engagée dans le déterminisme des pouvoirs, des raisons d'État, des tentations et des facilités totalitaires. Elle attend les voix qui rappellent aux jugements des juges et des hommes d' État, le visage humain dissimulé sous les identités de citoyens. Ce serait peut-être cela les « voix prophé­ tiques ». Anachronisme qui fait sourire ! Mais les voix prophétiques signifient probablement la possibilité d'imprévisibles bontés que peut encore le Moi dans son unicité précédant tout genre ou libéré de tout genre. Elles s'entendent parfois dans les cris qui montent des interstices du politique et qui, indé­ pendamment des instances officielles, défendent les « droits

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De l'Unicité de l'homme » ; parfois dans les chants des poètes ; parfois simplement dans la presse et sur la place publique des États libéraux où la liberté de l'expression a rang de première liberté et où la justice est toujours révision de la justice et �mente d'une justice meilleure.

« MouRIR POUR

...

»

Mesdames et Messieurs, Monsieur le Directeur Merci de ce que vous avez dit. Mon propos, prolongeant votre discours, ne répondra sans doute pas assez à ce que, très généreusement confiant, vous semblez attendre du mien. Vous y trouverez tout de même l'écho d'une crise plus profonde et plus ancienne que celle que comporte le récit d'un conflit entre une admiration de jeunesse - encore aujourd'hui irrésistible - inspirée par une intelligence philo­ sophique d'entre les plus grandes et les très peu nombreuses et l'abomination irréversible attachée au national-socialisme auquel l'homme génial avait pu d'une façon ou d'une autre - peu importe laquelle ! - prendre part. Crise plus profonde et plus ancienne. Ce recueillement du Sein - de l'aventure d'être - en pensée, en interrogation sur l'être et son sens, ce recueillement en pensée, en guise de l'être-là humain, en guise du Da-sein, décrit avec tant de génie, nous laissa-t-il sans ambigurtés ? L'aventure d'être est-elle, comme être-là ­ comme Da-sein - appartenance inaliénable à elle-même, être en propre - Eigentlichkeit, authenticité que rien n'altère - ni soutien, ni aide, ni influence - conquérante, mais dédai­ gnant l'échange où une volonté s'attend au consentement de l'étranger - virilité d'un libre pouvoir-être, telle une volonté de race et d'épée ? Ou, au contraire, être, ce verbe ne signi­ fierait-il pas, dans l'être-là, non-indifférence, obsession par l'autre, recherche et vœux de paix ? D'une paix qui ne serait pas le silence du laisser-faire où se complaît la liberté de l'acte artiste et où le beau fait silence, garde silence et le pro­ tège - d'une paix où se cherchent les yeux de l'autre où son regard éveille responsabilité ? Paix où l'homme occidental, autant que dans l'indépendance, autant que dans l'acte artis­ tique, n'a pas cessé de se vouloir et de se reconnaître. Le souvenir des valeurs éthiques - peut-être " engourdi » dans les " Écritures » qu'on dénonce " désuètes » - ne sollicite-t-il

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Entre nous pas l'humanité jusque dans sa modernité, à partir des « belles lettres » que ce souvenir anime et qui sont entre toutes les mains ? Questions qui restent. Mais je ne saurais oublier l'année où, il y a près d'un demi-siècle, j'étais étudiant à Fribourg et où au dernier semestre du professorat de Husserl succédait l'enseignement heideggerien, où 1933 n'était pas encore pensable et où je vécus sous l'impression d'assister au Juge­ ment dernier de l'Histoire de la philosophie en présence de Husserl et de Heidegger, la: mémoire traversée par les accords parfaits du bergsonisme enseignés par mes maîtres de Strasbourg en contrepoint de tout ce qui leur était vrai ou de ce qui pouvait s'ajouter à leurs évidences sans les compro­ mettre. Le bergsonisme n'était-il pas à sa façon une mise à part du sens verbal du mot être dans le concret de la durée précisément, où le temps n'est plus pure forme, héritage de la philosophie transcendantale, mais où la signification ultime la plus profonde de sa non-stabilité diachronique consiste à s'éveiller dans la représentation de tous les étants, de toutes ces choses solides et étendues et stables issues de l'acte technique et qui, d'emblée, viennent sous-la-main zuhanden ; diachronie à éveiller aussi dans ces idées et ces concepts figés, éternels dans la science ; diachronie qui dans la durée des « Deux sources de la morale et de la religion » se révélera amour du prochain ? Quoi qu'il en soit, la certi­ tude de l'importance philosophique primordiale de ces dis­ cours prestigieux de la phénoménologie et de ces lumières bergsoniennes ne m'a jamais quitté. Malgré toute l'horreur qui vint un jour s'associer au nom de Heidegger - et que rien 'n'arrivera à dissiper - rien n'a pu défaire dans mon esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est impres­ criptible, au même titre que les quelques autres livres éter­ nels de l'histoire de la philosophie - fussent-ils en désaccord entre eux. Rien n'a pu faire oublier que ses pages auront notamment cherché - sous les sentiers brouillés au cours des âges par les marches et les démarches, les allées et venues des professeurs et des étudiants - les originelles voies et intentions de la philosophie et des philosophes, pensée de l'Occident ouverte à tous les hommes.

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«

Mourir pour. . .

»

Vous connaissez certainement les positions de Sein und Zeit et je ne vais pas en résumer l'enchaînement aujourd'hui. Je n'en relèverai que les points relatifs à l'ambi­ guïté ou à la crise évoquée au début de mon propos. Œuvre et discours d'ontologie, projet qui n'est point une entreprise du savoir qui se serait produite et se serait manifestée à l'occasion d'une possibilité quelconque tentant le fameux « esprit curieux » de l'homme, ni une ambition d'étreindre l'univers, la totalité des choses et des vivants, des relations et des idées, de tout ce qui est. Mais ontologie - la primordiale raison dans l'intelligence du sens verbal du mot être. Vous le connaissez - le verbe le mieux entendu et le moins définis­ sable des verbes. Sens verbal du mot être qui désigne l'être comme événement ou comme aventure ou comme une geste. Intelligible - qui se loge comme chez soi sous la forme grammaticale du verbe, sans signifier, à proprement parler, ni acte, ni mouvement, ni histoire, ni événement, ni aven­ ture ; mais sans pour autant se confondre avec la stabilité ponctuelle d'une éternité, immobile et déjà tout différent de son « secret intelligible » qu'il perd sous la lumière qui éclaire les substantifs et les étants. Sa compréhension d'après Sein und Zeit ne revient pas à une opération logique. Ici, comprendre le sens appartiendrait déjà à l'événement même de l'être dont le sens se cherche, à l'aventure, à la « geste » d'être nouée en exister, en être-là ou en intrigue humaine, son essentielle modalité. En guise d'un souci d'être, en guise d'un être-là, en guise d'un être-au-monde, en guise d'un être-avec-les-autres, en guise d'aller-à-la-mort, il y va dans « l'événement » d'être de cet être même. Sans aucun recours ni réduction à un « sujet objectivant », à un sujet transcendantal, l'être se devance et se recueille en pensée à sa façon, en guise de souci d'être, propre à son « événement » d'être. Nœuds inéluctables de « l'événement » d'être lui-même, déjà connu comme pensée, déjà recueilli comme question posée sur le sens de l'être ­ sans délégation ni ajournement du questionnement à un acte de pensée différent de l'être ou ultérieur ; être-là, être­ homme, c'est déjà la position de cette question, le persister-à-

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Entre nous

« Mourir pour

...

être ou le se soucier d'être. Intelligence de l'être qui ne serait plus objectivation de quiddité, ni représentation de substantifs qualifiés par des adjectifs et répondant à la ques­ tion : « qu'est-ce que c'est ? » La compréhension de « l'évé­ nement » d'être se pense sous des modalités adverbiales qui s'entendent précisément dans « exister », « être-là », « être­ au-monde », « être-avec-les-autres », « être-pour-la-mort » modalités de l'être, ses « comment ». Adverbes étranges de l'existence que Heidegger appelle « existentiaux », Il ne fau­ drait pas la réduire à des objectivations encore obscures de quelque donnée intérieure. L'être-là - le Da-sein de l'homme ne signifie pas une propriété ou une conjonction des propriétés d'une réalité présente ayant tel ou tel autre aspect, l'essence de l'homme ici entrevue est un mode d'être, une existence. Le théorétique perd le privilège qu'il tient dans l'intelligibilité du systématique. Sans qu'il ait eu à le céder à une axiologie ! L'objectivation elle-même et la science devraient être possibles, et se montrer à leur rang existentiel, mais ne seraient plus fondement. L'intelligibilité ontologique se révèle fondamentale de toute rationalité. L'homme n'y joue pas le rôle de subjectivité transcendan­ tale. Il se dit à partir de son être-là et de son être-au-monde, modalité du véritable ou de l'événement d'être. L'attention de la philosophie n'est plus attirée par l'homme de l'huma­ nisme, par une excellence ou une dignité qu'en tant qu'étant il tiendrait de quelque tradition ou doctrine non­ philosophique, ou d'une partialité de l'homme pour « tout ce qui est humain » ou de l'évidence privilégiée que comporte la réflexion sur soi dans la recherche des vérités certaines et où l'homme se pose déjà en sujet de l'idéalisme transcendantal. C'est en tant qu'être-là dans son souci d'être, que la phénoménologie heideggerienne amène au cœur de l'ontologie cette articulation essentielle de l'événement d'être, qui est aussi intelligence de cet événement, pensée au sens fort du terme à côté de la science se prolongeant en tech­ niques qui l'absorbent et qui pervertiraient l'homme. -

»

dans ce sens verbal du mot être pouvait passer pour logique­ ment vide, la découverte de l' « événement » que signifie ce vide et, en fin de compte, de la temporalité et de l'historicité qui, selon la « phénoménologique construction » de Sein und Zeit, se pensent à partir de lui (thème dont nous ne parle­ rons pas aujourd'hui), la virtuosité triomphale de l'analyse existentiale de Heidegger, la suspension de la quiddité dans l'essence de l'homme pour concevoir cette essence comme existence, comme modalité adverbiale de l'événement d'être, la nouvelle fonction à laquelle l'humain se trouve appelé dans le sensé du sens - tout cela, nouvelle approche du sensé, me semble de première importance, même si, comme nous allons le montrer - et c'est le thème principal de mon intervention ce soir placée sous le titre de « Mourir pour ... » - l'humain permet ici à un au-delà-de-l'être de prendre sens ! C'est vous dire avec quelle humilité intellectuelle je réflé­ chis à quelques thèmes de Sein und Zeit dans les questions qu'ils me posent : la pensée - modalité de l'événement d'être ou interrogation sur le sens de cet événement - est-elle fer­ mée à toute axiologie primordiale qui serait philosophie pre­ mière ? L'ontologie est-elle fondamentale même là où l'homme s'entend comme être-là - à la fois et être et étant ­ et où la façon dont sa substance prend les façons d'un verbe, est bien différente de la confusion matérialiste de la subs­ tance corporelle avec le jeu physique des causes et des effets ? La fermeté de cette primordiale ontologie n'a-t-elle pas déjà traversé des alternatives axiologiques et choisi entre valeurs et respecté l'authentique et dédaigné le quotidien qui pourtant en procède ? Même si, au préalable, la chute le Verfallen - s'exposait comme existential.

La distinction radicale entre l'étant et l'être au sens verbal du mot, qui domine Sein und Zeit, l'audace et la puissance spéculatives de Heidegger recherchant le logos de ce qui

L'alternative entre l'identique dans son authenticité, dans son en propre ou son mien inaltérable de l'humain, dans son Eigentlichkeit, indépendance et liberté, et l'être comme dévouement humain à l'autre, à autrui, dans une responsabi­ lité qui est aussi une élection, principe d'identification et appel à un moi, au non-interchangeable, à l'unique - j'y ai insisté dès le début de mon propos, avant mon essai de retra-

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Entre nous cer devant vous quelques mouvements caractéristiques de la phénoménologie et de l'ontologie de Sein und Zeit. Dans l'interrogation sur le sens de l'être, telle que l'enseigne l'ana­ lyse de ce livre, dès ses premiers paragraphes, s'installe la recherche de l'authenticité où l'événement d'être se tient. Eigentlichkeit à laquelle tout le sensé remonte. Importance primordiale attachée à l'être en propre. L'Ei'gentlichkeit est le véritable de l'être ou de la pensée qui de l'événement d'être est le recueillement et l'articulation. Événement ou aven­ ture ou advenir de l'être en souci d'être - de l'être où il va d'être. C'est comme une plénitude du mien - une « mien­ neté >> ou une Jemeini'gkeit, selon l'expression heidegge­ rienne, dont l'originelle concrétude implique un je et un tu. Authenticité à laquelle renvoie toute aliénation, avons-nous dit, que cette authenticité subit. Mais d'où vient cette aliéna­ tion ? Dois-je vous rappeler les premières pages de Sein und Zeit où le souci d'être, interprété d'une façon existentiale, se for­ mule être-au-monde, être auprès des choses ; lesquelles, avant de se montrer dans la « neutralité >> d'objets à connaître ou comme choses qui ne sont rien que choses - comme Vor­ handenheit - choses à percevoir, ou choses de pure présence à se représenter - s'offrent, d'après Heidegger, en en appe­ lant, originellement, au savoir-faire d'une main qui déjà sai­ sit telle chose comme marteau, telle autre comme matière à travailler ou comme aliments à porter à la bouche ? � tre à la portée d'une main - Zu-handenheit - serait ici non point simple propriété du réel, mais son comment, sa manière d'être. , Mais, dès lors, les autres hommes sont d'ores et déjà signifiés dans ce travail impliqué dans les choses, qui sont d'ores et déjà des « affaires >> ou nos « affaires ,,, et dans un monde d'ores et déjà commun. �tre-au-monde signifie ainsi être auprès des choses ayant un sens et dont la signifiance cohérente à partir du souci d'être, constitue précisément le monde. Et être-au-monde est ainsi, dans Sein und Zeit, aussi­ tôt être avec les autres. Être-avec-les-autres appartient selon Heidegger à l'existential de l'être-là, de l'être-au-monde.

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Mourir pour . . .

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d'existence - toujours distinct de celui des choses, rien que choses, et des choses s'offrant à la main - est le mode de l'être-là humain, partageant le même monde, compris préci­ sément à partir du travail et autour de l'ordre instrumental de ces choses du monde et où, ainsi, « ils sont ce qu'ils font », Mais le souci-d'être de l'être-là humain porte aussi le souci pour l'autre homme, la sollicitude de l'un pour l'autre. Elle ne vient pas s'ajouter à l'être-là, mais est une articulation constitutive de ce Dasein. Souci pour l'autre homme, sollici­ tude pour son manger, pour son boire, son se vêtir, pour sa santé, son s'abriter. Souci qui ne se démentit pas par la soli­ tude de fait du solitaire, ni par l'indifférence que peut ins­ pirer le prochain, solitude et indifférence qui, modes défi­ cients du pour-l'autre, le confirment, tout comme l'oisiveté ou le chômage, modes déficients de l'existence entendue à partir du travail, confirment cette signifiance à partir du tra­ vail. L'être-là où il y va toujours d'être, serait donc, dans son authenticité même, être-pour-l' autre. Le là de l'être-là est monde qui n'est pas le point d'un espace géométrique, mais la concrétude d'un lieu peuplé où les uns sont avec les autres et pour les autres. Et réciproquement. L'existential du Mitei­ nandersein est un être-ensemble avec les autres dans une réciprocité de la relation. Suis-je allé trop vite - lors de l'ouverture de mon intervention - en affirmant comme alternative à la sévérité de l'authentique, la paix de l'amour du prochain ?

La phénoménologie du § 26 de Sein und Zeit dégage les modalités de cet être-avec. Il s'agit des autres dont le mode

Et cependant, c'est précisément dans ce rapport aux autres comme Miteinandersein, signifié par l'être-au-monde, que l'être-là humain, dans son authenticité, se met à se confondre avec l'être de tous les autres et à se comprendre à partir de l'anonymat impersonnel du On, à se perdre dans la médiocrité du quotidien ou à tomber sous la dictature du On, selon l'expression heideggerienne. Le On, « Monsieur tout le Monde ,,, le personnage impersonnel, le voici, législa­ teur des mœurs, des modes et des opinions, des goûts et des valeurs. Subtile présence du On jusque dans sa propre dénonciation, suspect dans les unanimités des décisions.

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Entre nous « Le On décharge ainsi à chaque fois l'être-là humain en sa quotidienne té. Mais il y a plus encore : avec cette décharge d'être le On complaît au Dasein, [à l'être-là] pour autant qu'il ; a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et c'est précisément parce que le On complaît ainsi constamment au Dasein - [à l'être-là], qu'il maintient et consolide la domination têtue » (Sein und Zeit, pp. 1 27-1 28 ; trad. Martineau, p. 108) 1 • Dès lors, le retour à l'authentique n'est plus recherché dans un recours, hors le On, à' l'identité substantive et subs­ tantielle du moi, ni à travers la médiation de quelconques rapports qui iraient aux autres, mais, par une autre voie que l'avec et le pour - le mit-einander et la FUr-sorge - et que comporte précisément l'être-au-mo nde. Dans le projet phi­ losophique de Heidegger, en effet, la relation à autrui est conditionnée par l'être-au-monde et, ainsi, par l'ontologie, par l'entendement de l' « être de l'étant >> dont l'être-au­ monde est fondement existential. L'Eigentlichkeit - la sortie du On � se reconquiert de par un bouleversement, intérieur à l'existence quotidienne du On, de par une détermination résolue et libre prise par l'être-là qui est ainsi être-pour-la­ mort, anticipant, dans le courage de l'angoisse, la mort. Dans le courage de l'angoisse, non point dans la peur et les déro­ bades du quotidien ! Authenticité par excellence ! « Avec la mort, l'être-là humain se précède lui-même en son pouvoir­ être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde ... Tandis qu'il se précède comme cette possibilité de lui­ même ' il est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette précédence tous les rapports à d' autres Dasein sont pour lui dissous. >> Authenticité du pouvoir-être le plus propre et dissolution de tout rapport avec autrui ! Et Heidegger de continuer : « Cette possibilité la plus propre, absolue, est en même temps la possibilité extrême. En tant que pouvoir-être, le Dasein ne peut jamais dépasser la possi­ bilité de la mort. La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité de l'être-là, du Dasein. >> « En avant de soi », « précédence ,, ( Vorstand), >

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Mourir pour...

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qui sera qualifiée d'insigne (ausgezeichnete). Terminologie expressive - elle aurait convenu à l'ouverture de la « trans­ cendance >> par l'altérité d'un unique sans genre, vers le dehors absolu. Rapport par la mort impossible - Elle ne décrit que le moment structural du souci ouvert à lui-même >. Le souci > ou « mourir pour un autre >> où s'expriment certaines questions que me semble poser son œuvre considérable. Voici l'onto­ logie à travers l'être-là soucieux d'être et voici l'être-au­ monde gardant une priorité et un privilège d'Eigentlichkeit par rapport à la sollicitude pour autrui. Sollicitude certes assurée, mais conditionnée par l'être-au-monde ; approche d'autrui certes, mais à partir des occupations et travaux dans le monde, sans rencontrer de visages, sans que la mort d'autrui signifie à l'être-là, au survivant, plus que des comportements et des émotions funéraires et des souvenirs. Je n'aurai pas la naïve prétention, après avoir exposé quel­ ques positions et aspects - toujours remarquables - de Sein und Zeit et après avoir rappelé des points qui m'ont toujours préoccupé dans ces positions, de proposer une « doctrine meilleure >>. Ambition qui serait insensée ! Mais vous savez peut-être aussi que des recherches personnelles et, notam­ ment, la méditation de Sein und Zeit, m'ont amené à des pensées qui n'ont jamais perdu de vue ce livre primordial, tout en m'éloignant de sa thèse sur la priorité fondamentale de l'ontologie. Je ne vais pas substituer ces pensées à la pré­ sentation des idées heideggeriennes qui sont le thème prin­ cipal de ce soir, mais je vais vous dire en terminant ce qui m'importe. Très brièvement.

1 . Nous citons d'après la traduction Martineau. Pour Dasein, nous gar­ derons parfois la traduction " être-là

« Mourir pour >>, « mourir pour l'autre >>. J'ai pensé aussi, à un certain moment, à appeler mon propos « mourir ensemble ». En effet, malgré la séparation que signifie la mort communément et malgré les textes de Sein und Zeit cités plus haut où la mort dans l'anticipation (Vorweg) libre et courageusement angoissé, sans partage, ni association, mais où > ne lui apparaît que comme « simple sacrifice >> et sans que la > puisse en vérité dégager autrui de mourir et sans mettre en question la vérité du >. L'éthique du sacrifice n'arrive pas à secouer la rigueur de l'être et de l'ontologie de l'authentique.

Entre nous par laquelle l'être-là humain est élu et unique, est précisé­ ment sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C'est là que se passe le souci de sa mort où le « mourir pour lui » et « de sa mort » a la priorité par rapport à la mort « authen­ tique ''· Non pas une vie post-mortem, mais la démesure du sacrifice, la sainteté dans la charité et la miséricorde. Ce futur de la mort dans le présent de l'amour est probablement l'un des secrets originels de la temporalité elle-même et au­ delà de toute métaphore.

DROITS DE L ' HoMME ET BONNE VOLONTE

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La découverte des droits qui sous le titre de droits de l'homme s'attachent à la condition même d'être homme, indépendamment de qualités telles que rang social, force physique, intellectuelle et morale, vertu et talents, par les­ quels les hommes diffèrent les uns des autres, et l'élévation de ces droits au rang de principes fondamentaux de la légis­ lation et de l'ordre social, marquent certainement un moment essentiel de la conscience occidentale. Même si les impératifs bibliques : « tu ne tueras point >> et « tu aimeras l'étranger >>, attendaient, depuis des millénaires, l'entrée des droits, attachés à l'humanité de l'homme, dans le discours juridique primordial de notre civilisation. L'homme en tant qu'homme aurait droit à une place exceptionnelle dans l'être et, par là même, extérieur au déterminisme des phéno­ mènes ; il serait le droit à une indépendance ou à la liberté de chacun reconnue par chacun. Droit à une p'osition pré­ munie contre l'ordre immédiat des nécessités inscrites dans les lois naturelles qui commandent les choses, les vivants et les pensants d'une Nature laquelle, en un sens aussi cepen­ dant, concerne et englobe les humains. Place excep­ tionnelle, droit au vouloir libre, garanti et protégé dans les lois désormais instituées par l'homme. Droit se révélant dans l'obligation - incombant pourtant aux hommes libres eux­ mêmes - d'épargner à l'homme une dépendance où il ne serait que pur moyen d'une finalité dont il ne serait aucunement la fin. Obligation d'épargner à l'homme les contraintes et les humiliations de la misère, de l'errance et même de la douleur et de la torture que comportent encore les enchaînements des phénomènes naturels - physiques et

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Entre nous

Droits de l'Homme et Bonne Volonté

psychologiques - la violence et la cruauté des intentions méchantes des vivants. L'essence formelle des droits de l'homme aperçue à partir de la place exceptionnelle de l'homme dans le déterminisme du réel ' ouvrant droit à une volonté libre, reçoit ainsi une . caractéristique concrète et un contenu. Il n'est pas tOUJOUrs aisé, dans la défense des droits de l'homme - et c'est un pro­ blème important, mais pratique - d'établir pour ces droits concrets un ordre d'urgence. Il peut varier en fonction des situations de fait dans chaque pays. D'où en tout cas une œuvre considérable - et déjà révolu­ tionnaire dans les bouleversements inévitables - en faveur des droits de l'homme. Œuvre que rend possible la science des temps modernes, science de la nature des choses, des hommes et des collectivités. Œuvre qu'encourage l'accès aux procédés techniques qu'ouvre la science. Mise au point d'un ordre humain de la liberté par l'élimination de bien des obstacles matériels du contingent et des structures sociales qui embarrassent et faussent l'application et l'exercice des droits de l'homme. Droits qui ne sauraient pas peut-être faire disparaître les rigueurs ultimes de l'Inhumain dans l'être qui, de par la fermeté indépassable des coutures conso­ lidant ses tissus - matériels, physiologiques, psychologiques et sociaux - contrarie toujours et limite la libre volonté de l'homme. De l'homme qui peut aussi s'obstiner à exister dans le renoncement à l'obtention et à la préservation de difficiles droits. Comme si leur liberté était elle-même limite à liberté, comme si la liberté était elle-même nécessité d'obligation. Que , signifie le devoir être de ce droit ?

réduire à une nécessité obtenue par induction à partir de l'extension de l'intérêt que soulève le droit de l'homme et du consentement général que cette extension suppose. L' « énergie normative » du droit de l'homme ne nous ramène-t-elle pas à la rigueur du raisonnable ? En quoi et sous quel mode, en effet, la volonté libre ou autonome que revendique le droit de l'homme pourrait-elle s'imposer à une autre volonté libre sans que cette imposition implique un effet, une violence par cette volonté subie ? A moins que la décision d'une volonté libre ne se conforme à une maxime d'action qui se laisse universaliser sans se contredire et que, révélant ainsi la raison qui habite une volonté libre, cette volonté ne se fasse respecter par toutes les autres volon­ tés, libres de par leur rationalité. Volonté que Kant aura appelée raison pratique. A moins que le « sentiment intellec­ tuel » du respect ne dessine ici le respect comme modalité du sens véritable de la situation. « Sentiment intellectuel » qui précisément, comme intellectuel, ne procéderait plus de la sensibilité, entendue comme source d'hétéronomie par Kant et qui, au lieu d'une blessure infligée par une volonté à la liberté de l'autre volonté, atteste la plénitude de la paix dans la raison. La volonté qui obéit à l'ordre d'une volonté libre serait encore une volonté libre comme une raison qui se rend à la raison. L'impératif catégorique serait le principe ultime du droit de l'homme. III

Même si la possibilité de la concrétude et de l'expansion des droits de l'homme liée au progrès scientifique de la modernité nous semble expliquer le caractère relativement récent de son actualité et dont l'origine profonde paraît acquise nous l'avons dit, au plus tôt de notre destinée occi­ dentale: la question de la justification ou du devoir être même de ce droit reste ouverte. La réponse ne peut pas se

Est-il cependant certain que la volonté libre se prête tout entière à la notion kantienne de la raison pratique-hauteur de la pensée universelle appelée aussi bonne volonté ? S'y laisse-t-elle enfermer sans résistance ? Le respect porté à l'universalité formelle apaise-t-il la part incoercible de la spontanéité qui n'est pas aussitôt réductible aux facilités des élans passionnés et sensibles ? Incoercible spontanéité qui laisse toujours encore distinguer entre le rationalisme rigou­ reux de l'intelligence et les risques d'une volonté raison­ nable. Mais cette incoercible spontanéité du vouloir ne serait-elle pas la bonté elle-même qui, sensibilité par excel­ lence, serait aussi, de l'infinie universalité de la raison que

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Entre

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requien l'impératif catégorique, l'originel et généreux pro­ jet ? :Ëlan généreux plutôt que, dans sa sainte imprudence, le pathologique dénoncé par Kant, qui disqualifie toute libené ! Bonté, venu enfantine ; mais déjà charité et miséricorde et responsabilité pour autrui et déjà possibilité du sacrifice où l'humanité de l'homme éclate rompant l'économie générale du réel et tranchant sur la persévérance des étants s'obsti­ nant dans leur être : pour une condition où autrui passe avant soi-même. Dés-inter-essement de la bonté : autrui dans sa demande qui est un ordre, autrui comme visage, autrui qui