Vues nouvelles sur le psychodrame psychanalytique 9782842542399

En instaurant un espace de jeu, le psychodrame permet l'accès à la figuration, étape nécessaire à la représentation

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French Pages 149 [148] Year 2013

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Table of contents :
LISTE DES AUTEURS
Sommaire
Préface
Histoire, indications et spécificité du psychodrame analytique
Le Jeu
Le meneur de jeu
Acteurs et techniques de jeu au psychodrame
Les doubles au psychodrame analytique
Le psychodrame psychanalytique chez l’enfant et l’adolescent
Le transfert au psychodrame
Les bases théoriques du psychodrame
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Vues nouvelles sur le psychodrame psychanalytique
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Vues nouvelles sur le psychodrame psychanalytique

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Collection Pluriels de la psyché La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, P.-H. Keller, H. Riazuelo, A. Sirota Comité de lecture G. Chaudoye, V. Estellon, L. Hounkpatin, N. de Kernier, H. Parat, G. Tarabout

Éditions EDK/Groupe EDP sciences 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 [email protected] www.edk.fr EDP Sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France www.edpsciences.org © Éditions EDK, Paris, 2013 ISBN : 978-2-8425-4182-8 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Sous la direction de Isaac SALEM

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LISTE DES AUTEURS Nadine Amar, Psychanalyste, membre titulaire de la Société Parisienne de Psychanalyse (SPP), formatrice à ETAP. Fabienne de Lanlay, Psychologue, pyschanalyste, membre adhérent à la SPP, formatrice à ETAP dans le service du professeur Golse, Hôpital Necker, Paris. Marc Hayat, Psychiatre, psychanalyste, médecin-chef du CTR à la SPASM, formateur à ETAP. Gabrielle Mitrani, Psychologue au Centre Mogador à la SPASM, formatrice à ETAP, thérapeute familiale. Roger Perron, Psychologue clinicien, psychanalyste, membre titulaire de la SPP et directeur de recherche honoraire au CNRS. Aleth Prudent, Psychologue, pyschanalyste, membre adhérent à la SPP, formatrice à ETAP. Isaac Salem, Psychiatre, psychanalyste, membre titulaire de la SPP, médecinchef du service ETAP à la SPAM et praticien hospitalier à l’hôpital Roger-Prévot. Philippe Valon, Psychiatre, psychanalyste, membre de l’Associaition psychanalytique de Paris (APF), formateur à ETAP.

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Sommaire Liste des auteurs............................................................................... 5 Roger Perron, Préface.......................................................................... 9 Isaac Salem, Histoire, indications et spécificité du psychodrame analytique.............................. 13 Nadine Amar, Le Jeu........................................................................ 33 Gabrielle Mitrani, Le meneur de jeu................................................ 41 Philippe Valon, Acteurs et techniques de jeu au psychodrame........... 59 Aleth Prudent, Les doubles au psychodrame analytique.................... 73 Fabienne de Lanlay, Le psychodrame psychanalytique chez l’enfant et l’adolescent.............................. 91 Marc Hayat, Le transfert au psychodrame ..................................... 113 Isaac Salem, Bases théoriques du psychodrame analytique.............. 121

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R. PERRON

Préface Etrange entreprise… Voici trois, quatre, cinq psychanalystes (parfois plus…) et voici un homme, une femme, un enfant qui souffrent et qui manquent de mots pour le dire  ; or voici que ces psychanalystes lui proposent de jouer. Ce n’est pas sérieux. On dit à cette triste fourmi toute ankylosée de son malheur, eh bien, soyons cigales, et chantons. Peut-être que cela fera revenir l’été. Ce n’est pas sérieux en effet, mais c’est pour cela qu’il s’agit de thérapeutique. Les psychanalystes qui proposent ainsi de jouer le font avec de bonnes raisons. Leur instrument de travail habituel, c’est la parole. Ils pensent comme ce petit garçon dont Freud a rapporté un bien joli mot : saisi d’une frayeur nocturne, cet enfant avait demandé qu’on lui parle, avec cette justification : « Il fait plus clair quand quelqu’un parle… ». Le psychanalyste est de cet avis : parlons, mais des deux protagonistes, c’est surtout le patient qui doit parler, se dire… Le rôle de l’analyste est surtout d’écouter, ou mieux, d’entendre ce qui ainsi se dit, d’entendre au-delà, ou en-deçà, comme on voudra, du sens premier des mots. Le langage est en effet d’une bienheureuse polysémie ; quand on parle, on dit toujours plus, et autre chose, que ce qu’on voudrait dire. Le psychanalyste écoute, entend, s’il le peut, d’autres sens possibles de ce qui est dit, et propose au patient d’y réfléchir : il y gagnera en liberté. Encore faut-il qu’il dispose assez de la parole. Il se peut que pour lui les mots se dérobent, que soit pauvre et rare ce qui les commande le mieux – les images, les représentations, les fantaisies, les fantasmes… Il se peut que précisément tout cela soit grippé, ne joue pas, au sens où on dit que jouent les pièces d’un mécanisme qui fonctionne bien. Faute de parler, ce patient agit, sans le recul et la liberté de choix qu’introduisent le langage et la pensée. Ce n’est pas sans risques, et d’abord celui de la plus monotone répétition. Voici donc le psychanalyste en mauvaise posture. C’est alors qu’il propose de retourner la situation, et de faire de la difficulté vertu. Nous ne pouvons guère parler. Vous préférez agir ? Eh bien, agissons… A une condition cependant : ce seront des actes simulés. Nous allons jouer, au sens du théâtre, mais aussi comme le font les enfants. « On 9

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dirait que… je suis la marchande, et toi la cliente… » « On dirait que… je suis la maîtresse… Oh mais tu n’as pas su faire ce problème, attends, je vais te punir sévère ! » Au psychodrame, c’est bien ainsi : « On dirait que… dans la scène que nous allons jouer, je suis votre père, et vous vous serez vous-même, et vous avez cinq ans… » Bien sûr on fait semblant. Je vais être ce père injuste qui crie et peut-être frappe, mais je ne crierai pas vraiment, je ne frapperai certainement pas, ce sera simplement suggéré, simulé. Car je suis/je ne suis pas votre père. Nous le savons tous les deux. Ainsi se trouve restitué quelque chose du miracle du langage, son ambivalence ou plutôt cette extraordinaire innovation du psychisme humain, la capacité de faire exister les choses deux fois, sur deux niveaux totalement différents, mais cependant en correspondance nécessaire  : celui du monde externe, de la perception et de l’action, et celui du monde interne, le monde intra-psychique, où les perceptions et les actes deviennent des représentations, des fantasmes, des désirs, des regrets, des espoirs et des souffrances, après, avant les actes, en marge des actes. Ce que le langage traduit par les niveaux différents, mais en correspondance nécessaire, du signifiant et du signifié. Les actions simulées qui se développent au psychodrame sont des signifiants qui appellent des signifiés. Ce que le psychanalyste propose ainsi, c’est donc de déployer, dans l’espace de la perception, des situations, des actions, des rapports entre personnes, qui reproduisent en fac-similé ce qui a été, ce qui aurait pu être, ce qui n’a pas pu être. Tout cela assez « en vrai », comme disent les enfants, pour que les échos affectifs en soient parfois très intenses, et assez «  pour de rire  » pour que ce soit tolérable. Cette dame qui m’accable de reproches en ignorant ma détresse, ou qui au contraire me dit son amour, c’est bien ma mère, celle que j’ai eue, celle que je n’ai pas eue, celle que j’ai cru avoir ou ne pas avoir, et mon émotion est vive à la trouver ou retrouver ainsi, mais je sais bien que cette dame, ce n’est pas ma mère, c’est une psychanalyste qui figure l’une des multiples incarnations possibles de ma mère, et c’est bien parce que je sais cela que je peux le tolérer. Et c’est parce que cette dame, au fil des séances, incarnera des aspects très différents mais possibles de ma mère que j’en viendrai à admettre que ma mère était – qu’elle est – bien plus et autre que ce que je croyais ; elle y gagnera en richesse, et du coup moi aussi. Certains patients objectent, lorsqu’on leur propose ainsi une nouvelle image de leur mère (ou père, ou quiconque est ainsi remis sur le métier) : « Ah mais non, elle n’est pas (n’était pas) du tout comme ça ! » Il faut alors, et parfois inlassablement, leur répondre : « Mais justement 10

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ici c’est ce qu’on veut… Ici, on joue à imaginer autre chose… » Il y faut parfois beaucoup de patience face à des « patients » obstinément accrochés à un « réel » qui leur paraît d’une évidence massive, un supposé réel dont précisément le poids les accable d’un malheur supposé inéluctable. Ce sont des patients qui disent : « Mais mon histoire à moi, c’est ainsi, c’était ainsi, on ne peut rien y changer, vous n’y pourrez rien… » Eh si, on peut y changer quelque chose ! On peut (dans une certaine mesure) changer le passé, en tous cas celui qui s’est construit «  dans la tête  » comme le signifiant d’un destin malheureux. C’est ce à quoi va aider tout le travail d’interprétation des psychanalystes engagés dans cette aventure. Une interprétation qui procède en trois temps. D’abord lors du choix de la scène qu’on va jouer, définie en concertation entre le patient et un analyste « meneur de jeu », c’est-àdire institué en pilote de ce curieux navire exploratoire ; ensuite lorsque les acteurs-thérapeutes choisissent de jouer de telle ou telle façon, mais d’une façon qui a déjà, toujours, valeur d’interprétation (par exemple, en jouant une mère affectueuse a contrario de la mère froide qui était attendue) ; enfin lors de la brève reprise de contact du patient avec un meneur de jeu qui, cette fois explicitement, suggère une ou des interprétations de ce qui vient de se produire. C’est ainsi que se dégagent des sens multiples là où semblait n’exister qu’un seul sens. Le réel est multiple, des possibilités se rouvrent, la vie peut être autre que ce qu’on croyait. L’exercice est difficile, et absolument déconseillé à qui se voudrait, sans la formation nécessaire, acteur-thérapeute d’un psychodrame psychanalytique. Cette formation suppose d’abord d’être passé par la première phase de cette aventure, à savoir une analyse personnelle. L’interprétation toujours en quête d’autres sens possibles, de sens latents derrière le sens manifeste, c’est l’instrument de travail du psychanalyste ; il n’en dispose vraiment que s’il s’est d’abord lui-même exposé au travail de l’interprétation, celle qui lui est suggérée et celle qu’il en vient à formuler lui-même ; que s’il s’est ainsi loyalement remis en cause, autant qu’il était nécessaire. Mais au psychanalyste qui se veut acteur-thérapeute de psychodrame psychanalytique, il faut de plus une formation spécifique. Car il va devoir s’engager et s’exposer dans le jeu sans disposer du recul de ce temps de réflexion et de silence provisoire qu’il pouvait toujours s’accorder dans le silence du cabinet, qu’il s’agisse d’une cure dite « de divan » ou d’un face-à-face « psychothérapique ». Ici, au psychodrame, pas de délai : sur la scène, en contact direct avec ce patient qui dit, exprime, 11

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vit quelque chose, je ne peux rester passif, je dois dire et faire quelque chose  ; mon inaction et mon silence eux-mêmes auraient valeur de réponse, de réaction, et même d’interprétation. Je n’ai guère le temps de réfléchir à ce que je vais dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, je ne suis guère guidé que par une ligne générale de l’interprétation, d’où germent mes paroles et mes actions. Comme elles le peuvent, comme je suis. Il faut bien que je me fasse confiance. Autrement dit l’acteur-thérapeute fait nécessairement confiance à son préconscient, et peut-être même à son inconscient. Il court ainsi le risque de rougir, aux yeux des collègues et à ses propres yeux, de ce qui se sera exprimé publiquement. Tout acteur-thérapeute débutant reconnaît à son émotion l’ampleur de ce risque  ; il en est qui jugent ne pas se sentir assez armés pour cet exercice et qui sagement y renoncent. Ceux qui persévèrent s’affermissent progressivement en « apprenant le métier », en apprenant les techniques de ce métier. Elles sont aujourd’hui nombreuses et précises. Les textes qui suivent, écrits par sept spécialistes émérites de l’exercice, en disent les principaux aspects. Ces textes suggéreront de plus, je l’espère, quelque chose d’essentiel : le plaisir de jouer qui anime un groupe bien rodé d’acteurs-thérapeutes, et, ce qui est plus important encore, qui gagne progressivement le patient lorsqu’il découvre que la vie, sa vie, ses proches et ses relations avec ses proches, et surtout lui-même, que tout cela est beaucoup plus riche que ce qu’il croyait. Qu’un horizon qui lui semblait bouché et noir se rouvre et s’éclaire. Oui, il fait plus clair quand on joue.

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I. SALEM

Histoire, indications et spécificité du psychodrame analytique Le psychodrame analytique est issu de la conjonction du psychodrame de Moreno et de la psychanalyse.

Psychodrame de Moreno Biographie de Moreno

Jacob Levy Moreno est né d’un père juif espagnol et d’une mère slave en 1889 ou 1892. Les avis divergent sur la date exacte de sa naissance. Il semble qu’il se soit rajeuni de trois ans lors de son arrivée aux Etats-Unis. Il fait des études de médecine et de philosophie à Vienne, enseigne à l’Université de New York de 1936 à 1968. Rapportant un souvenir d’enfance, il laisse entendre qu’il n’a jamais cessé de vouloir incarner le personnage du Créateur et qu’en le combinant avec celui du savant, il a pris conscience de son génie. De fait à quatre ans et demi, il propose un jour à des camarades un jeu où il aurait le rôle de Dieu. Ayant constitué une pyramide de chaises montant jusqu’au plafond symbolisant le ciel, il se retrouve trônant au sommet. Ses camarades représentant les anges chantent à ses pieds et lorsqu’il veut s’envoler, il fait une chute et se casse le bras. Pendant ses études, il aime se promener et jouer avec des enfants dans le parc d’Augarten à Vienne, leur raconter des contes et leur faire jouer des histoires. Il leur fait faire aussi de l’improvisation dramatique et de l’expression spontanée. C’est peut-être là que s’origine sa découverte du jeu de rôles et de la spontanéité créative. Il s’intéresse aussi à des groupes de prostituées et essaye de les aider à évoluer et à s’accepter. Se situant dans le même mouvement de pensée que Bergson et Peirce en philosophie, Jung et Jaspers en psychiatrie, il entre rapidement en conflit avec ses professeurs à la faculté de Vienne, et entre 13

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autres avec Freud qu’il rencontre en 1912 à la sortie d’un cours sur les rêves télépathiques. Moreno aurait dit à Freud : « Je commence là où vous vous arrêtez  ; vous rencontrez les autres dans le cadre artificiel de votre cabinet ; je les rencontre chez eux dans leur milieu habituel. Vous analysez leurs rêves, j’essaye de leur insuffler le courage de rêver encore. » Très tôt il a deux intuitions directrices, celle de la rencontre et celle de l’ici et maintenant. Dans les années 1920, il concentre ses efforts sur l’art dramatique. Son ambition est de réaliser un théâtre absolument spontané : le théâtre de l’impromptu. Lors de ses recherches sur le théâtre de la spontanéité, il découvre l’importance accordée au public ; c’est le prélude à l’exploration et à l’utilisation des phénomènes de groupe. Sa meilleure actrice est une certaine Barbara  ; Georges, poète et auteur dramatique, est un spectateur assidu. Une histoire amoureuse naît entre eux et un mariage s’en suit. Un jour, George confie à Moreno que sa femme, douce et angélique, se conduit en démon sauvage quand elle est seule avec lui. Moreno a l’idée de lui faire jouer des rôles de personnages cyniques et vulgaires. Après quelques jours, Georges lui apprend qu’elle a changé  : dès qu’elle commence ses crises de colère, elle en rit et pense aux scènes improvisées au théâtre. Moreno a une nouvelle idée : il fait jouer les époux ensemble et leur propose des scènes qui se rapprochent de leur vie quotidienne : ils jouent leur famille, leur enfance, leurs rêves, leurs projets d’avenir. En quelques mois, Barbara et Georges retrouvent l’harmonie. Moreno sent que ce qu’il vient de découvrir a un rapport avec la notion aristotélicienne de catharsis. En répétant volontairement dans un cadre bien déterminé ce qu’il a subi ou ce qui lui échappe, l’homme surmonte ses conflits : « Chaque vraie seconde fois est une libération de la première. » Grâce à l’improvisation dramatique, le passé est restitué au passé et cesse de déterminer l’individu auquel est rendue sa liberté créatrice. Avec le psychodrame thérapeutique disparaît l’artifice du théâtre, le terme « d’acteur » ne convient plus. Il y a en effet deux façons de jouer bien distinctes. D’un côté, le jeu d’un sujet humain, handicapé par ses problèmes qui vient les dramatiser spontanément ; de l’autre, les adjoints du « directeur-psychothérapeute » qui donnent au sujet la réplique : ce sont les personnages auxiliaires. Moreno aborde la scène dans sa matérialité. Le psychodrame thérapeutique s’achemine vers sa définition définitive (1946) : « Science qui explore la vérité par des méthodes dramatiques ». Moreno ne connaît 14

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pas cependant le succès escompté et émigre aux Etats-Unis en 1925. Des séances publiques de théâtre collectif impromptu ont lieu trois fois par semaine : un spectateur porte son problème sur scène, au lieu de le confier en secret dans un cabinet de consultations. En 1936, à Beacon, son rêve se réalise. Il fait construire un théâtre thérapeutique. La scène est faite de trois cercles concentriques, de hauteurs différentes. Le psychodrame déborde vite le cadre du traitement médical : il s’applique aux conflits matrimoniaux, ou encore à la sélection des cadres pour l’industrie et l’armée. Moreno invente le jeu de rôle et les premiers tests psychodramatiques. Son ambition prend des proportions mégalomaniaques. Il rêve d’apporter les bienfaits de la spontanéité dramatique à l’humanité entière. Zarka Toeman, qui deviendra sa deuxième femme, vient à Beacon en 1941. Elle y travaillera avec Moreno en tant qu’assistante. Ensemble, ils développeront le psychodrame familial (à la maison, en famille, pour résoudre les problèmes quotidiens avec les bébés et les enfants). En 1950, à Paris, où il rencontre Marie Bonaparte, il contribue lors du Premier Congrès mondial de psychiatrie à la création du Comité International de psychothérapie de groupe avec Foulkes, Hulse, Lebovici, Stokovis. En 1964 une fois encore à Paris lors du Premier Congrès international de psychodrame (Paris 1964), qui réunit plus de mille personnes, ont lieu les premiers échanges entre psychanalystes, psychodramatistes et spécialistes du corps. Grâce à Anne Ancelin Schützenberger, il rencontre Lacan. Les Maîtres dont il se réclame sont Jésus et Socrate. Il meurt le 14 mai 1974 à Beacon. Techniques psychodramatiques

Sur le plan thérapeutique, Moreno a utilisé plusieurs techniques. La présentation personnelle

Le sujet revit une situation qui fait partie de sa vie. Il peut venir jouer avec les partenaires réels, tels que son père, sa mère, sa femme … Le soliloque

Le sujet exprime à mi-voix les pensées et les sentiments qu’il éprouve secrètement envers son partenaire de jeu. Le soliloque matérialise la résistance que tout acteur professionnel éprouverait en son for intérieur s’il était privé de la pleine expression de son jeu. 15

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L’interversion des rôles

Le sujet rejoue la scène qu’il vient d’improviser, mais il échange les rôles avec son partenaire. En se mettant à la place d’autrui, il a l’occasion de comprendre les réactions de son entourage à son égard. La technique du miroir

Le sujet est représenté sur scène par un personnage auxiliaire qui montre comment les autres le voient. La technique du double

Un personnage auxiliaire représente, avec l’accord du sujet, un aspect de celui-ci. La présentation des rêves

Le sujet se met par autosuggestion dans un état hypnagogique et mime les actions et les personnages de son rêve. La présentation des hallucinations

Le malade mental soumet ses délires et ses hallucinations à l’épreuve de la scène. Un sujet peut être traité soit comme acteur, soit comme spectateur. Un petit nombre de sujets impliqués dans le même conflit peuvent être invités à jouer successivement. Ainsi, un grand nombre de sujets peuvent être traités ensemble. Les séances ne se déroulent pas nécessairement sur une scène. Moreno insiste en effet pour que le psychodrame jaillisse sur le lieu même des conflits, dans la famille, à l’école ou à l’usine. Son objectif est de préparer et de provoquer une rencontre. Il situe la place de la parole dans un ensemble plus vaste, celui de l’action. Comme Freud, il constate que seule la parole vivante et spontanée possède une efficacité thérapeutique ; il est plus enclin à penser que toute action vivante et spontanée doit aboutir au même résultat. A la différence des psychothérapies uniquement verbales, le psychodrame intègre à la parole les formes et les niveaux de communication préverbaux et infralinguistiques ; il permet de revivre l’expérience de l’acquisition du simulacre et de l’accès au symbole. Le sujet se sert d’attitudes corporelles, d’images mentales, pour parvenir à l’état de spontanéité. Le médium de la thérapie qu’est l’intersubjectivité (due à la présence de personnages auxiliaires) n’est pas nécessairement lié à une forme quelconque du dialogue : « Le médium peut être aussi simple et 16

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amorphe qu’une lumière immobile ou en mouvement, que la répétition d’un son simple ou complexe, qu’une poupée ou une marionnette, qu’une production de musique ou de danse, pour atteindre les formes les plus élaborées du psychodrame, par le moyen d’une équipe comprenant un directeur et des personnes auxiliaires. »1 Moreno écrit que « le psychodrame est une cure d’action par opposition à une cure de parole propre à la psychanalyse, ce n’est pas l’activité en elle-même qui produit le résultat »2. Le directeur a pour tâche de faire démarrer la séance, d’échauffer les sujets jusqu’au point où jailliront actes et paroles spontanés. Cette phase préliminaire est comme un combat car le patient se sent menacé dans sa personnalité, dans ses secrets. Le directeur prend des initiatives pour proposer une scène. Il ne joue pas. Il interrompt le jeu s’il s’affadit, le relance, le conclut. La règle qu’on s’efforce d’appliquer dans ce combat est la règle d’or du psychodrame : il faut introduire l’improvisation dramatique dans la phase où le sujet est spontané ! Le personnage auxiliaire a pour tâche d’alimenter cette phase. Il a trois sortes de rôles à tenir : celui d’une personne réelle de l’entourage du sujet, celui d’un personnage fictif imaginé par ce dernier, celui d’une partie de la personnalité du sujet. L’acteur doit se détacher de sa vie privée et s’identifier au sujet le plus complètement possible. Tantôt l’acteur scandalise le sujet et le trouble, tantôt il l’étonne et le réconforte. Quand les problèmes personnels de l’acteur rejoignent ceux du patient, c’est inconsciemment pour lui-même qu’il joue. La séance est alors reprise en ce sens : l’auxiliaire devient le patient et le patient lui sert de personnage auxiliaire. C’est en se soumettant au psychodrame qu’on devient psychodramatiste. Ce métier oblige à une catharsis presque continue. Théorie de la catharsis

La délivrance des conflits intérieurs par l’art dramatique répond à la notion de catharsis. Moreno n’est pas le premier à utiliser ce concept. Dès 1893, dans les Etudes sur l’Hystérie, Breuer et Freud avaient eu recours à cette théorie en traitant les hystériques par l’hypnose. L’originalité de Moreno est de dissocier catharsis et hypnose et de reproduire l’effet cathartique sur des sujets conscients. Le psychodrame morénien est une catharsis d’intégration où le sujet, en les jouant, prend possession des rôles 1.   Psychodrama I, New-York, Beacon House, 1946. 2.   Ibid.

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insoupçonnés qui vivaient en lui. La « purification » psychodramatique agit à quatre niveaux : elle est somatique, mentale, individuelle et collective. Jouer, c’est plus que jouer. Il faut, selon Moreno, s’engager jusqu’à s’y perdre dans l’action représentée. Le sujet ne risque rien, il est hors de la vie réelle. Ses propos et ses actes peuvent être d’autant plus vifs qu’ils sont sans conséquences pratiques. La fiction le met à l’abri. Moreno se démarque de la psychanalyse par son souci interventionniste et directif. « Alors que la conduite d’un sujet dans une véritable situation est irrévocable, chaque phase de leur jeu pourrait être corrigée par des critiques formulées par les partenaires, par l’enquêteur ou par le sujet luimême. Ainsi, le sujet pourrait apprendre à modifier les attitudes jugées insuffisantes au cours des premières scènes. »3 Moreno prend la figure d’un pédagogue traditionnel : il reprend, il corrige, il éduque. Il laisse rarement le sujet devant ses erreurs. Il lui arrive d’arrêter les séances de psychodrame quand on ne les joue pas comme il veut, de les faire recommencer plusieurs fois ; il explique, il commente, il conclut, il tire des leçons. Nous sommes loin de l’analyse des résistances au jeu tel que nous le pratiquons actuellement dans le psychodrame analytique. Moreno cède à la tentation de faire du psychodrame une rééducation. Il avait rompu avec Freud en ces termes : « Moi je pars d’où vous êtes arrivé ». En fait, il s’installe dans ce qui fut précisément le point de départ de Freud : la suggestion. Il utilise deux concepts empruntés à la théorie analytique pour fonder celle du psychodrame : le transfert et la résistance. Pour Moreno, ces deux mots désignent des processus entièrement différents de ceux que nous connaissons. Selon lui, dans le psychodrame, le transfert et la résistance proviennent non plus du patient mais du psychothérapeute. « L’acte de transfert » est celui par lequel le directeur du jeu en libérant le premier sa spontanéité, la réactive chez ceux qui vont jouer selon ses indications. Il s’agit de contagion des émotions. Quant à la résistance, elle n’est plus intra-individuelle comme dans l’analyse, elle est interpersonnelle : les personnages auxiliaires doivent connaître l’art de la susciter de façon opportune pour contrarier ce qu’il y a de névrotique dans la demande du patient. Dans son livre Le psychodrame analytique chez l’enfant 4, D. Anzieu mène une étude approfondie de la théorie analytique freudienne et du psychodrame morénien  : «  Alors que dans l’analyse et dans le psychodrame analytique, tout conduit le sujet à découvrir ses défenses et à les user 3.   J. L. Moreno, Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, PUF, 1959. 4.   D. Anzieu, Le psychodrame analytique chez l’enfant, Paris, PUF, 1956.

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dans le long travail de la perlaboration, Moreno ne lui en laisse pas le temps. Echauffer le sujet, libérer sa spontanéité, déclencher l’improvisation est une façon de dépasser les résistances. Moreno ne se sent pas à l’aise si les sujets lui résistent. Sa technique active est une technique de persuasion. Il ne laisse pas le transfert se déployer pleinement parce qu’il l’accepte mal. Il est passé maître dans l’art de faire surgir et d’entretenir la représentation du drame. Le psychodrame morénien vise plus la délivrance des affects et le changement des attitudes envers autrui que les remaniements économiques et topiques de l’appareil psychique. En ce sens, il est le prototype des psychothérapies actives et des méthodes de formation sous forme de psychothérapies brèves qui se sont développées depuis un demi-siècle sous son influence principalement ». Moreno et Freud

Tandis que Freud déchiffre le sens caché des rêves, des actes manqués, des symptômes, Moreno se passionne pour les prestiges et les sortilèges du théâtre. Il instaure un cadre très différent du cadre analytique en privilégiant la mobilisation et la décharge des affects. Les significations symboliques sous-jacentes de ce qu’expriment les patients retiennent peu son intérêt. Au lieu de laisser se développer le transfert afin de l’interpréter, il l’utilise pour activer le déclenchement de la spontanéité et de la catharsis. Il lui manque une théorie du simulacre et de la symbolisation. Il se sent le rival de Freud. La psychanalyse est une vengeance de la médiocrité, écrit-il, elle voit dans les génies des névrosés, elle réduit la créativité aux complexes. Freud est un anxieux, incapable de se laisser aller à jouer. Il craint d’être vu, d’être obligé de répondre, de s’engager dans une rencontre. Il se retranche hors du monde, ignore les grands mouvements collectifs qui entraînent les hommes  : la religion et la politique. L’exubérance naturelle de Moreno, son optimisme foncier, son appétit social, s’accommodent mal de l’attitude «  activement passive  » du psychanalyste. Il rapporte avec complaisance la déclaration d’un ami : « Je suis d’accord avec vous, Moreno, si je devais mourir, je préfèrerais mourir de diarrhée plutôt que de constipation. A mon avis, c’est la différence entre vous et Freud »5 La différence essentielle entre ces deux 5.   J. L. Moreno, Fondements de la sociométrie, Paris, PUF, 1953.

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créateurs réside plutôt dans la conception qu’ils se font de la psychothérapie. Pour Freud, arriver à reconnaître la nature de ses propres désirs et angoisses est essentiel pour le sujet. Pour Moreno, c’est aux autres qu’il faut se montrer tel que l’on est ; ainsi en retour tous les autres se montrent à nous tels qu’ils sont. L’individu souffre d’être isolé ou rejeté. La vérité conduit à l’intégration et à l’efficience sociale. Freud aime déchiffrer les significations symboliques et conçoit l’appareil psychique comme un appareil à rêver, à penser, à parler. Moreno, lui, attend tout de la fusion de l’imaginaire et du réel. Il est partisan de donner corps aux illusions. «  L’un poussé par son histoire familiale, développe des qualités aiguës d’observateur de la cellule vivante, des humains et de soi-même. Archéologue, il tente de reconstituer l’histoire d’une vie à partir des traces actuelles de son drame. L’autre, par ses expériences personnelles auprès d’enfants abandonnés à Vienne, de prostituées, représentant d’une psychiatrie en rupture avec la médecine officielle, acteur en conflit avec le théâtre traditionnel, mystique en dehors des religions établies, s’intéresse au problème du rejet social. Il s’identifie à Dieu, il est un utopiste qui rêve d’une république faite d’harmonie et de paix universelle, il fait preuve d’un optimiste sans limite sur les possibilités humaines. Voilà des traits liés à la survivance du désir infantile d’omnipotence et à l’idéalisation narcissique. Le psychodrame a un effet indéniable de restauration narcissique. Si Moreno avait entrepris une psychanalyse, il aurait pu guérir du syndrome de Dieu. Cependant le pouvoir cathartique de l’improvisation dramatique, la spécificité de certains phénomènes de groupes, l’interaction des rôles, la psychanalyse ne les lui aurait probablement pas enseignés. »6 Le psychodrame en France Premières expériences

En 1946, deux expériences nouvelles dans le domaine de la psychothérapie collective des enfants sont tentées en France  : l’une dans le service du Professeur Heuyer à l’Hôpital des Enfants-malades avec J. Moreau-Dreyfus et Serge Lebovici, l’autre au CMPP Claude Bernard avec Mireille Monod. 6.   D. Anzieu, opus cité.

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J. Moreau-Dreyfus et S. Lebovici relatent comment ils ont abouti à une nouvelle technique inspirée en partie des travaux de Slavson sur les groupes thérapeutiques d’enfants. Ils sont influencés par la technique de Madeleine Rambert qui consiste à faciliter l’expression de l’enfant en l’invitant à imaginer des scénarii que l’on joue avec lui à l’aide de marionnettes. Celles-ci, s’avérant difficilement utilisables en groupe et avec des enfants de plus de dix ans, sont abandonnées au profit de l’expression dramatique telle que la préconise Moreno. Les deux auteurs, psychanalystes l’un et l’autre, constatent que dans les groupes d’enfants qu’ils animent, ils représentent un substitut du couple parental et que la relation transférentielle ainsi induite constitue un des facteurs essentiels de la dynamique de la cure. Dans un article, M. Monod décrit une année d’expérience au CMPP Claude Bernard 7. Son bilan témoigne d’un effort de conformité à la pratique de Moreno qui l’a initiée au psychodrame. Mais des modifications de la technique initiale percent à travers cet article : limitation du nombre de personnages auxiliaires, liberté de plus en plus grande laissée aux enfants dans l’invention du scénario, liberté de s’écarter des événements de leur vie réelle. En même temps, le principe, capital pour Moreno, de l’observateur participant est reconnu ; c’est en s’engageant dans l’action même que celui-ci la comprendra mieux. Dans le service de l’hôpital des enfants malades, S. Lebovici, J. Moreau-Dreyfus, R. Diatkine et E. Kestemberg apportent un certain nombre de modifications : l’abandon de l’estrade – une scène sans public n’a pas de sens – ; la salle devient l’espace de jeu. Dans cet espace, nul ne peut rester extérieur au drame, le meneur de jeu est intégré à l’action au même titre que les personnes auxiliaires. Il n’est plus permis de sortir du jeu tant que durent les séances, les interprétations se font rares : « Il ne s’agit plus d’expliquer à l’enfant pourquoi son comportement est tel, il faut lui faire revivre les différentes situations qui ont noué le conflit. »8 En même temps, l’expérience française du psychodrame ainsi réformé s’étend aux adultes en cure libre à l’hôpital Henri Rousselle, grâce à R. Diatkine, Soccaras et E. Kestemberg, ainsi qu’aux psychotiques grâce à E. Kestemberg et à Pariente à Villejuif dans le service de Le Guillant. 7.   M. Moreau, Le psychodrame de Moreno sauvegarde, Fr, 2, n° 15-16. 8.   S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg, Applications de la psychanalyse à la psychothérapie de groupe et à la psychothérapie dramatique en France, Evolution psychiatrique, 1952, n° 3, pp. 397-412.

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A partir de 1954, S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg pratiquent le psychodrame à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, où a été transféré le service du Professeur Heuyer. A côté de ce psychodrame réformé par les psychanalystes, se maintient sans grand succès et sans publications la tradition du psychodrame orthodoxe avec une scène, un public, un directeur de jeu et de multiples personnages auxiliaires (Ridoux à l’Hôpital de Ville-Evrard et Pasche à Ste Anne dans le service du Pr Delay). En 1952, S. Lebovici, R. Diatkine et E. Kestemberg proposent de différencier le psychodrame analytique individuel du psychodrame collectif selon qu’il s’adresse à un seul ou à plusieurs sujets. Premiers travaux théorico-cliniques sur la psychothérapie collective des enfants par le psychodrame

S. Lebovici énonce plusieurs principes essentiels. Le jeu consiste à faire semblant, et le passage à l’acte doit être prohibé. Le même affect, intensément ressenti en même temps par tout le groupe, correspond à des problèmes liés à des moments différents de l’histoire de chacun  : c’est le phénomène de «  résonance  ». L’extériorisation d’une pulsion chez un sujet mobilise chez les autres leurs mécanismes de défense électifs : c’est l’interférence. Lors de sa communication du 2 février 1954 à la Société Française de Psychanalyse sur « Le psychodrame analytique. Introduction à sa théorie et à sa technique » (communication ronéotypée à la société française de psychanalyse), D. Anzieu oeuvre dans le sens suivant : « Envisager le jeu dramatique d’une part, et la situation de groupe d’autre part, comme une structure spécifique, irréductible au champ de la parole, qui constitue la relation analyste-patient dans la psychanalyse individuelle ; considérer cette structure spécifique, quelles qu’en soient les variantes, c’est-à-dire principalement avec ou sans public, comme proprement psychodramatique est due au génie propre de Moreno, et conserver par conséquent le mot de psychodrame ; faire se développer à l’intérieur de cette structure les relations interindividuelles intragroupe selon l’esprit analytique, et non selon la pédagogie de l’improvisation dramatique utilisée par Moreno (Stanislavski, Conty) ni selon les règles techniques de la psychanalyse individuelle classique, à la façon de Lebovici. » Dans sa thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres, soutenue en Sorbonne en 1956, D. Anzieu qui emprunte une idée à Cl. LéviStrauss, traite de « l’efficacité symbolique de l’improvisation dramatique 22

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pour l’investigation et la résolution des conflits psychiques »9. Il a recours à la distinction lacanienne du réel, du symbolique et de l’imaginaire pour essayer de cerner le ressort du psychodrame. A la différence de S. Lebovici, il insiste sur la dimension groupale, la communication symbolique et l’effet cathartique. De leur côté, S. Lebovici, R. Diatkine, E. et J. Kestemberg appliquent le psychodrame au traitement d’enfants plus gravement atteints, souvent psychotiques. Dans ce cas, l’enfant est pris seul en psychodrame. A l’instar de Moreno, le directeur du jeu ne joue pas. Il donne des directives aux psychodramatistes, et des interprétations à l’enfant : ces interprétations sont de nature explicitement psychanalytique. Un assez grand nombre de « Moi auxiliaires » (psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux) sont à la disposition de l’enfant pour représenter divers personnages intérieurs, diverses pulsions ou mécanismes de défense à l’oeuvre dans ses conflits psychiques.10 Entre 1950 et 1952 Anne Ancelin Schützenberger reçoit aux EtatsUnis un double entraînement au psychodrame : d’une part avec Moreno, dont elle devient la représentante en France, mais aussi d’autre part en training group, groupe de base ou de diagnostic, au NTL à Bethel, dans l’Etat du Maine, avec les élèves de Kurt Lewin. Elle développe le jeu de rôle dans le cadre de la formation professionnelle, puis elle inaugure une méthode de formation et sensibilisation psychologique des adultes, en groupes d’une dizaine de personnes, où les participants pratiquent le psychodrame « triadique » (S. Freud, K. Lewin, Moreno), incluant les trois disciplines du psychodrame morénien, de la sociométrie et de la dynamique de groupes, auxquels s’ajoute l’analyse du transfert freudien et de la communication non verbale. De formation psychanalytique, interactionniste et morénienne, A. Ancelin Schützenberger est centrée à la fois sur l’individu et sur le groupe, le transfert, l’analyse des rêves. Elle recourt systématiquement aux techniques moréniennes : renversement des rôles, projection dans le futur, double, etc. A la demande de Moreno, elle fonde en 1955 le Groupe français de sociométrie avec Juliette FavezBoutonnier. Elle expose ses vues dans divers ouvrages dont son Précis du psychodrame11, organise à Paris en 1964 le premier Congrès international de psychodrame qui réunit plus de mille participants et qui sera 9.   D. Anzieu, Le psychodrame analytique chez l’enfant, Paris, PUF, 1956, p. 7. 10.   Les conceptions de S. Lebovici et de son école sont développées dans un important article : S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg, Bilan de dix ans de thérapeutique par le psychodrame chez l’enfant et l’adolescent, Psychiatrie de l’enfant, 1958, n °1, pp. 63-179. 11.   A. Ancelin Schützenberger, Précis du psychodrame, Paris, Ed. Universitaires, 1966.

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suivi d’autres congrès (Barcelone 1965, Prague 1968). Elle traduit ou fait traduire J. L. Moreno, Zerka Moreno, Greta Letuz, et fonde avec Moreno l’Association Internationale de psychothérapie de groupe en 1975 à Zurich. En 1956, J. Favez-Boutonnier co-organise, avec Margaret Mead et E.T. Hall, un Congrès d’éducation nouvelle (New Education Fellowship) à Utrecht sous forme de séminaire international d’une dizaine de jours avec vingt-cinq groupes de formation. Elle demande à Lily Herbert d’animer un groupe de « groupe-analyse » et à A. Ancelin Schützenberger un groupe de jeu de rôle et de psychodrame. Participant à ce groupe, le docteur Bernard Honoré crée en France, dès 1956-1957, un premier groupe de formation au psychodrame à l’Ecole des parents et des éducateurs de Paris (EPE) avec A. Ancelin Schützenberger. La même année, J. Favez-Boutonnier et A. Ancelin Schützenberger font venir à Paris James Enneis (chef psychodramatiste du St Elisabeth Hospital de Washington) pour une année d’enseignement théorique, clinique et pratique du psychodrame, dans les locaux prêtés par le Professeur Delay à l’hôpital Sainte Anne. Aidé d’A. Ancelin Schützenberger, Nicole Smagghe et Michel Raclot, James Enneis pratique le psychodrame thérapeutique trois fois par semaine avec des malades schizophrènes internés et leurs familles (début de la thérapie familiale en France). En 1958, S. Lebovici invite Mireille Monod, A. Ancelin Schützenberger, François Tosquelles, R. Diatkine, E. Kestemberg à se rencontrer, et prend l’initiative de réunir en une journée d’étude annuelle les psychodramatistes et les psychothérapeutes de groupes français appartenant à différentes équipes et aux diverses écoles de psychanalyse. A partir de là, est fondée en 1962, la Société Française de Psychothérapie de groupe. Les membres s’écartent des conceptions moréniennes et considèrent le psychodrame thérapeutique comme une variante de la cure psychanalytique. Le choix du thème de la journée d’étude de 1969 est significatif : « Transfert et contre-transfert en psychodrame analytique ». Par la suite cette société devient la Société française de psychothérapie psychanalytique de groupe. En 1967, la nouvelle Université de Nice se construit avec une salle de psychodrame et offre une chaire à Anne Ancelin Schützenberger pour enseigner les méthodes de groupe. La parution en traduction française, aux PUF, des deux principaux ouvrages de Moreno, Fondements de la Sociométrie en 1954 et Psychothérapie de groupe et psychodrame en 1965 (traduit par Anne Ancelin Schützenberger), joue un rôle décisif pour l’essor du psychodrame en France et dans les pays de langue française. Plusieurs livres 24

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écrits par des psychodramatistes français témoignent de la richesse et de la diversité de leur pratique. Ainsi dans son ouvrage Le psychodrame et la vie12 Pierre Bour illustre la technique du recours à l’objet intermédiaire (objet transitionnel trouvé par le psychodramatisant, objet fabriqué par lui, éléments naturels mis à sa disposition comme l’eau et la terre), objet qui permet au psychodramatiste (qui peut être unique) d’entrer en contact avec le jeune enfant ou le malade psychotique adulte et d’improviser des scénarii avec lui autour de cet objet. Ecrits plus récents

Dans leur ouvrage intitulé Le Psychodrame, Gennie et Paul Lemoine s’appuient sur la théorie psychanalytique de Lacan ; leur méthode – qu’ils appliquent essentiellement à la cure d’adultes névrosés et à la formation de futurs psychodramatistes – est celle du psychodrame individuel en groupe (et non pas de groupe), car ils ne prennent pas en considération les phénomènes de groupe, chaque séance étant centrée sur un psychodramatisant qui apporte son problème personnel, et qui en joue un ou plusieurs aspects avec ceux des autres membres du groupe ou du couple de psychodramatistes qu’il a choisis pour personnes auxiliaires.13 D. Widlöcher quant à lui montre que le transfert est plus dilué en psychodrame que dans la cure psychanalytique individuelle et que la prise de rôle a une efficacité thérapeutique parce qu’elle permet à l’enfant la prise de conscience de ses attitudes à l’égard des autres et un remaniement assez rapide des identifications ; le niveau du fantasme inconscient ne serait toutefois pas atteint.14 Quant à Geneviève Testemale, elle poursuit et approfondit sa pratique du psychodrame analytique individuel et collectif chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte, avec de nouveaux collaborateurs, aboutissant au livre collectif Le psychodrame : une approche psychanalytique.15 A partir de 1962, D. Anzieu s’oriente vers le psychodrame analytique collectif pour la formation psychologique des adultes en général, et plus spécialement pour la formation et la supervision des psychodramatistes. Ceci s’effectue principalement dans le cadre du CEFFRAP 12.   P. Bour, Le psychodrame et la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 1969. 13.   G. et P. Lemoine, Le Psychodrame, Paris, Robert Laffont 1972. 14.   D. Widlocher, Le Psychodrame chez l’enfant, Paris, PUF, 1962. 15.   M. Basquin, P. Dubuisson, B. Samuel-Lajeunesse, G. Testemale-Monod, Le psychodrame : une approche psychanalytique, Paris, Dunod, 1972.

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(Cercle d’études françaises pour la formation et la recherche active en psychologie) qu’il fonde cette année-là avec G. Testemale-Monod et des collègues qu’ils ont initiés au psychodrame analytique : P. Dubuisson, Jacques-Yves Martin, Jean-Bertrand Pontalis, André Missenard, Angelo Bejarano, Roger Dorey. Cette équipe va introduire le psychodrame psychanalytique dans les séminaires de formation d’une semaine, démarche qui s’avèrera décisive dans l’élaboration d’une formule où la formation même devient une sorte de psychothérapie brève. Cette formule est ensuite étendue aux sessions de plus courte durée, s’appliquant à de petits groupes comme à des groupes larges, ainsi qu’aux interventions de type psychanalytique dans des institutions éducatives et soignantes. Enfin, deux ouvrages récents méritent d’être cités : Formation au psychodrame analytique et La pensée scénique. En 1988, N. Amar, G. Bayle et I. Salem ont fait paraître chez Dunod un livre intitulé La Formation au psychodrame analytique. Ils sont tous les trois psychanalystes, membres de la SPP. Ce livre expose dans un style clair et accessible les éléments constitutifs essentiels du psychodrame : indications de la cure, accueil du patient, distribution des différents rôles des acteurs et du meneur de jeu, ainsi que les diverses techniques de jeu. Ils développent parallèlement une réflexion théorique sur les applications de cette méthode issue directement de la psychanalyse. En instaurant un espace de jeu, le psychodrame permet l’accès à la figuration, étape nécessaire à la représentation des conflits. La prise en compte corporelle facilite la dramatisation des conflits et leur intériorisation. Le psychodrame est une thérapie psychanalytique qui utilise le transfert comme moteur de la cure et mobilise les processus de défense. Il est une possibilité d’approche des patients incapables de bien organiser et figurer leurs conflits internes et d’accéder à un transfert analysable dans le cadre d’une psychanalyse ou d’une psychothérapie. Il est réservé à des cas difficiles qui nécessitent la présence de plusieurs analystes, ce qui permet d’alléger la massivité d’un transfert projeté sur un seul analyste et d’un contre-transfert qui peut être difficilement supportable. Il s’adresse à des enfants et des adolescents ou des adultes névrosés graves, psychotiques ou états limites. En 1996, Ophélia Avron fait paraître un livre sur le psychodrame.16 L’auteur est psychanalyste, membre de la SPP et a été Présidente de la Société Française de Psychothérapie Psychanalytique de groupe. A partir de situations cliniques issues de groupe thérapeutique de longue durée, 16.   O. Avron, La Pensée scénique : groupe et psychodrame, Toulouse, Eres, 1996.

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O. Avron permet une avancée importante dans l’élaboration conceptuelle du psychodrame. Parallèlement aux constructions fantasmatiques liées à la dynamique libidinale, elle dégage certains processus « d’interliaison psychique », qu’elle désigne comme « effets de présence », qui se réalisent par une mise en activité réciproque des psychismes. Cette pulsion d’inter-liaison assure une liaison entre les membres du groupe sous forme d’une provocation énergétique mutuelle, action-réaction réciproques entre les individus présents. Elle permet chez les participants la connaissance progressive d’une causalité psychique en acte et en inter-dépendances Cet historique, aussi rapide et incomplet soit-il, atteste de la fécondité et de la vitalité du psychodrame en France et contribue à expliquer la solide résistance du psychodrame à la vague des nouvelles thérapies corporelles qui gagnent notre pays vers la fin des années soixante. Indications Les patients pour lesquels nous proposons un psychodrame présentent un certain nombre de particularités dans leur fonctionnement mental. Ils sont porteurs d’un clivage du Moi induit par leur relation d’objet précoce. Une partie de leur self est organisée sur un mode névrotique avec un préconscient de bon aloi et un accès normal aux processus de refoulement. C’est cette partie du Moi qui assure leur sentiment d’identité. L’autre partie est : – soit occupée par des investissements narcissiques d’objets, ils sont en continuité d’identité avec leurs objets ; – soit en manque de cet investissement narcissique et ils se sentent vides, vidés et vidants, perdant leur sentiment d’identité ; – soit absorbée par une formation perverse délirante, passionnelle, hallucinatoire, ou en faux-self, destinée à combler cette faille narcissique. Ce clivage entre les deux parties du Moi ne facilite pas la mobilité des investissements et en particulier le jeu souple et satisfaisant entre les représentations de chose et les représentations de mot, entre le ça et le Moi. Chez ces patients, les capacités de régression formelle, c’est-à-dire de représentation en images de leurs mouvements psychiques ne sont pas utilisables. Elles sont essentiellement compensées par un investissement narcissique de l’analyste. Ce dernier comble la carence narcissique, reste indistinct quant à son identité propre et se contente de compléter et d’étayer le Moi du patient. Le fonctionnement en identification 27

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projective demeure prévalent. La projection vise l’analyste qui joue ici un rôle de contenant auquel il doit souvent se tenir. Elle s’exprime tantôt par une violence destructrice contre les autres ou contre soi avec des attaques de la pensée, et tantôt par une violence libidinale provoquant des investissements massifs d’objets. Cette destructivité est la manifestation d’une désintrication pulsionnelle majeure. L’aspect libidinal du jeu au psychodrame permet d’alléger les manifestations de violence pulsionnelle, tout en leur ouvrant néanmoins un moyen d’expression. Sa dimension groupale permet de déplacer les cibles des acteurs qui joueront les rôles importants de la vie psychique du patient, comme le sien propre ou celui de l’analyste, meneur de jeu. La présence d’un groupe amicalement et confraternellement lié, permet un apport libidinal sublimé quant au but grâce auquel la destructivité peut être partiellement liée via le transfert sur le meneur de jeu. Le psychodrame, par la figurabilité qu’il met en oeuvre, permet d’accompagner des patients sur le mode d’une régression bien tempérée : à savoir pouvoir régresser sur le mode formel pour créer des figurations, s’en servir en les investissant et dans un troisième temps, mettre un terme à cette régression. Il y a ainsi un libre jeu des investissements préconscients et inconscients. En effet les patients qui justifient un psychodrame ont selon les cas : – une peur intense de régresser formellement comme dans les psychoses blanches, déficitaires, ou chez les personnalités à faux-self ou psychosomatiques ; – une impossibilité de revenir d’une régression formelle excessive telle les psychoses délirantes qui sont fixées à leurs images ; – une incapacité à se servir de ses figurations. Elles ne sont pas investies ou même rageusement détruites comme dans les états limites. Le psychodrame individuel pour les patients adultes est le meilleur moyen de relance de leurs capacités élaboratrices. Il s’adresse à ceux qui disposent plus ou moins de leurs mouvements internes et qui peuvent les engager dans des projections immédiatement utilisables dans le jeu psychodramatique. En revanche, beaucoup de patients adultes semblent sidérés par l’engagement dans un psychodrame. Une terreur à décharge interne les inhibe un peu plus. Ils gardent à l’intérieur d’eux-mêmes la plus grande partie de leur destructivité. Un psychodrame en groupe où ils ne sont pas obligés de jouer leur sera d’un plus grand bénéfice. Ces patients peuvent alors engager une relation libidinale socialisée avec les autres patients. Ainsi opèrent-ils des liaisons par la libido issues de deux groupes, celui des thérapeutes et celui des patients. 28

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Le psychodrame d’enfant est le plus souvent individuel, car il est ainsi bien supporté, sans que des rivalités oedipiennes et fraternelles viennent trop perturber les mouvements engagés. En revanche avec les adolescents nous comptons beaucoup sur les liens libidinaux qui s’engagent entre eux pour les aider à lier leur destructivité. Contre-indications Elles regroupent, essentiellement, toutes les symptomatologies qui résistent à notre approche psychodramatique pour combler la carence narcissique, les phases aiguës délirantes, les délires paranoïaques trop bien structurés, les grands pervers. Un fort délire paranoïaque, une franche activité hallucinatoire chronique, une alcoolisation massive et soutenue, nous ôtent toute efficacité. Par ailleurs, certains enfermements mélancoliques ne permettent aucun engagement réciproque. En quoi le psychodrame est-il psychanalytique ? – Par la façon de jouer des acteurs. – Par le travail interprétatif du meneur de jeu. – Par l’objectif poursuivi. Jeu des acteurs

Il ne s’agit pas de provoquer une abréaction ou une catharsis, mais : – de révéler le fantasme inconscient qui sous-tend une proposition de jeu ; – de dévoiler un aspect du fonctionnement mental resté inconscient pour le patient ; – d’assumer un transfert latéral que le patient fera sur l’un des acteurs. L’acteur est à mi-chemin entre une position narcissique et objectale. Grâce à la promiscuité avec le patient, l’acteur, pas trop défendu, est dans une identité flottante, prêt à accueillir les identifications projectives du patient et à commencer un travail de mise en image, de mise en mots. Les différentes techniques de jeu ne sont là que comme un moyen favorisant la découverte par le patient de son monde interne. Jouer un autre rôle que le sien est souvent un moment fécond dans la cure. Le 29

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patient peut se distancier des imagos et faire un début de travail de deuil. Le psychodrame permet une mobilisation des identifications. «  Le psychodrame est un théâtre sans art, c’et le fruit d’une création continue du patient et des psychodramatistes. Personne ne sait à l’avance ce que sera la réplique suivante. Cette réaction immédiate, élaborée en jeu, donne au psychodrame son authenticité, patients et psychodramatistes ont le droit de ne pas dire, de ne pas faire ce que les autres attendent.  »17 L’effet de surprise, venu du jeu interprétatif des acteurs, aboutit souvent à un insight chez le patient. Il se surprend luimême de faire l’économie de ses défenses. Le jeu est un moyen de figuration des fantasmes, des affects, du vécu interne. Le travail de figuration s’appuie sur le visuel et le tactile, par l’engagement du corps, et ne fait pas appel à la seule parole comme dans une cure classique. Les acteurs n’injectent pas leurs propres fantasmes, mais proposent un travail de figurations. Ces dernières, une fois investies par le patient, aboutissent à l’investissement des représentations qui viennent enrichir leur préconscient et relancer leur fonctionnement mental. Le jeu est un moyen de maîtrise quand un sujet s’empare d’un rôle, le contrôle et interagit avec les autres qui l’entourent et le sollicitent. Il révèle un hédonisme spécifique. Il permet le surgissement de représentations imprévues parce qu’il court-circuite la vigilance du Surmoi ; il provoque un plaisir qui peut avoir des effets mobilisateurs et renarcissisants. Ce plaisir à jouer va pouvoir s’étendre progressivement à un nouveau plaisir : celui de fonctionner. La technique du jeu est un moyen d’élaboration des défenses et des résistances. Le jeu psychodramatique permet au patient de se distancier de productions ludiques, d’authentifier l’imaginaire et de déstabiliser les certitudes du patient. Comme dans une cure classique, le jeu psychodramatique ouvre la voie vers l’infantile et permet un travail sur la sexualité infantile. Le jeu est au service d’un double travail de séparation et de réappropriation, c’est-à-dire qu’il permet au patient de démêler les différents personnages de l’enfance. Travail inteprétatif

Tous ces temps préalables préparent et aident le meneur de jeu dans son travail interprétatif et lui permettent de rassembler progressivement 17.   J. Gillibert, Le psychodrame de la psychanalyse, Paris, Champ-Vallon, 1985.

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le transfert sur sa personne. Le moteur du processus psychanalytique est le transfert. Ce dernier n’est pas très différent en psychodrame de ce qu’il est dans toute cure. Ce qui est spécifique, c’est la fragmentation de ce transfert sur plusieurs thérapeutes et son déplacement au cours de l’évolution. Une autre différence entre la cure analytique et le psychodrame est la présence constante d’un personnage tiers qui exerce un pouvoir de différenciation, limitant les effets déréalisants. Ce tiers médiateur est représenté tantôt par le meneur de jeu, tantôt par le groupe des thérapeutes-acteurs. Le processus analytique au cours d’un traitement par le psychodrame est identique à celui que la cure classique induit. De même, les résistances au psychodrame ne sont pas différentes des résistances au processus psychanalytique dans une cure  ; ce sont leurs formes qui diffèrent. Au cours du processus psychodramatique, il s’agit moins d’une levée du refoulement ou de l’amnésie infantile que d’un travail sur le contenant, sur les enveloppes psychiques, sur le pare-excitation. Il s’agit plus d’un travail de reconstruction que d’un travail sur les souvenirs. Le psychodrame analytique conduit le sujet à découvrir ses défenses et à les user dans le long travail de la perlaboration. Objectif du psychodrame

Les buts du psychodrame ne se distinguent pas fondamentalement de ceux d’une cure analytique : 1) Mettre à jour les processus inconscients à partir de l’analyse du transfert et des résistances. 2) Remonter aux origines des conflits pour les résoudre. La psychanalyse a découvert qu’une vie humaine s’explique par son histoire et qu’un travail de déconstruction et de reconstruction autobiographique est une entreprise curative. Moreno répète que le psychodrame doit remonter jusqu’à la petite enfance. En jouant soi-même à nouveau les scènes difficiles de sa vie, on les réexpérimente et par là on s’en rend maître. « Chaque vraie seconde fois est une libération de la première ». A revivre les scènes traumatiques, on les dédramatise par l’intériorisation des conflits : il s’agit de relancer les processus de symbolisation afin que le patient s’approprie subjectivement son histoire.

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N. AMAR

Le Jeu C’est du jeu tel que nous le pratiquons qu’il sera question ici et du cadre dans lequel il s’inscrit : à savoir un cadre d’essence psychanalytique, à visée thérapeutique. A l’intérieur de ce cadre existent des formes, des dispositifs qui peuvent être différents, une pluralité de cadres, en fonction du style des patients mais plus encore du style propre au thérapeute lui-même ou au groupe de thérapeutes. En effet, nous pouvons rencontrer des psychodrames où une personne seule s’adresse à un groupe de patients, ceci est assez rare, ou un couple de thérapeutes face à un ou plusieurs patients, ou bien un groupe de thérapeutes face à un seul ou plusieurs patients. La forme de psychodrame présentée ici correspond à ce dernier modèle. La spécificité du psychodrame, son essence même, est le jeu utilisé comme levier de la cure. Il s’agit de jouer, et pas seulement de dire. Le jeu sert de révélateur dans le mouvement même de sa dramatisation. Moreno l’avait bien perçu, lui qui a été l’innovateur de cette technique propre à favoriser un effet cathartique1 aboutissant à une prise de conscience de soi. Par la suite, des psychanalystes tels, que R. Diatkine, S. Lebovici et J. et E. Kestemberg ont compris quels bénéfices ils pouvaient en tirer, d’abord dans le traitement d’enfants atteints de troubles graves. Pour eux cependant le psychodrame ne pouvait être considéré comme une technique purement abréactive. Progressivement, la proposition de psychodrame s’est étendue aux adultes, particulièrement dans le domaine des états limites et de la psychose. Il s’agit de constituer un terrain favorable de rencontre avec des patients difficilement accessibles, retranchés dans des systèmes figés, aux défenses coûteuses pour leur Moi mais cependant vitales face à des mouvements internes non modulables et à une réalité externe demeurée traumatique. Il revient à ces analystes et à ceux qui leur ont succédé d’avoir créé un cadre spécifique, découvert et mis progressivement en place à mesure de leur expérience. C’est l’insertion du jeu à l’intérieur de ce cadre qui a permis au psychodrame d’acquérir sa véritable dimension 1.   Le terme d’effet cathartique vient d’Aristote, pour qui le théâtre induit une « purgation », une décharge économique libératrice lorsque se développe une capacité identificatoire par le renversement des rôles.

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psychanalytique, à savoir la capacité de mettre à jour les processus inconscients à partir de l’analyse du transfert et des résistances. Il s’agit d’établir des liaisons, trouver une certaine cohérence dans des ensembles apparemment discordants, afin de permettre au patient de se sentir le sujet de son existence en se l’appropriant au travers d’une histoire qu’il puisse reconnaître comme sienne. Le fait est que la plupart d’entre eux se vivent projetés dans un milieu hostile, ce qui est encore une façon de s’y trouver une place, ou pire encore lâchés dans un milieu désaffecté, sans substance, où le sentiment d’existence, qu’il soit celui d’un monde interne ou externe, risque de se dissoudre. ­ On a souvent souligné l’importance de la perception et de la présence réelle de l’objet dans certaines pathologies, faute pour ces patients d’avoir pu se constituer un objet interne suffisamment fiable. De ce fait résulte l’aménagement d’un cadre psychothérapique où le patient rencontre l’analyste en face à face, contrairement au protocole de la cure type. L’étayage de la vision, propre à rendre effective la présence de l’objet, mais aussi la réassurance de la propre présence du sujet face à lui dans l’entrecroisement des regards réciproques, renvoie aux premières interactions mère-bébé. Cette perception renouvelée au cours de retrouvailles régulières sert de pare-excitation en tant que défense efficace contre l’angoisse annihilante de la disparition de l’objet. A partir de là, le langage verbal peut se déployer. Genèse et fonction du jeu Le psychodrame instaure un autre cadre. Ce n’est pas seulement à la perception d’une présence que le patient est convié, mais à celle d’une présence en mouvement, revitalisée. On pourrait dire qu’à la perception en deux dimensions qui est celle du visuel, s’en ajoute une troisième, celle du volume, d’une densité corporelle qu’anime la dynamique du mouvement. Il s’agit d’introduire une action, une mise en marche, moteur d’un processus. On demande au patient de proposer une scène, ce qui lui vient spontanément  : un mot, une impression vague, une idée qu’il va jouer avec les participants choisis par lui. A la proposition d’associer faite au patient du divan se substitue celle d’une activité : une idée à mettre en marche (une action) en se servant d’un espace et d’un temps qui lui soient propres (une actualisation). Chez le primitif « l’acte remplace l’idée », écrit Freud à la fin de Totem et Tabou, pour conclure à la dernière phrase : « Au commencement était l’action. » La proposition 34

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est réversible et l’on peut dire aussi bien : l’action est ce qui instaure un commencement. ­ Dans le domaine de la psychose il est utile de repartir de ce commencement pour le réanimer. Le psychotique possède des capacités de symbolisation défaillantes. L’acte est à la base de toute symbolisation. Comme l’a bien souligné René Roussillon il faut que les choses soient suffisamment agies, suffisamment mises en acte et ainsi représentées en actes, actualisées, pour pouvoir ensuite se suspendre et se resymboliser autrement. Le patient et les différents thérapeutes seront donc des acteurs. Ils élaborent ensemble une scène à partir de sa figuration ; celle­-ci fait advenir dans un second temps l’espace de la représentation. Cependant les mots sont acquis. Les scènes ne sont pas seulement agies, mimées, mais parlées ; elles utilisent un langage d’action où la parole n’a pas l’intériorité, le pouvoir d’auto-réflexion qui est celle du patient dans le silence de l’analyse. C’est, selon Pirandello, une « parole vivante qui est l’action même, mais parlée ». Une parole matérialisée par le jeu, qui à la fois la suscite et se déploie à travers elle. Qu’est-ce que jouer ? » Dans « Les deux principes du cours des évènements psychiques », en 1911, Freud parle de « clivage » entre deux formes d’activité de pensée, l’une soumise à l’épreuve de réalité, l’autre tournée vers le principe de plaisir : « C’est cela qu’on nomme la création de fantasme, qui commence déjà avec le jeu des enfants. « Mais contrairement au clivage qui sépare et isole, le jeu permet la coexistence des deux éléments : principe de plaisir, principe de réalité, sans qu’ils s’opposent. Ils peuvent se combiner harmonieusement grâce à la fiction qui fonctionne comme un pont entre deux systèmes de pensée. Satisfaction est donnée à la capacité hallucinatoire sans que pour autant celle-ci se substitue à la réalité et la contredise. Délirer n’est plus la seule issue, de même qu’il n’est plus besoin du refuge d’une pseudo-réalité à base d’écrasement fantasmatique et de pensée opératoire. Rappelons que pour Freud, la sexualité infantile s’étaye au départ sur une fonction physiologique nécessaire à la vie (ajout au Trois essais, 1914) : « Elle ne connaît pas encore d’objets sexuels, elle est autoérotique. » ll y reviendra par la suite. D’autres auteurs aussi s’interrogeront sur ce modèle. Ne contient-il pas néanmoins au départ un objet primaire libidinal ? 35

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Au premier temps de la vie, il y a dans les bons cas, comme le décrit Winnicott, coïncidence et rencontre entre l’illusion de l’objet matériel trouvé-créé par le très jeune enfant et le désir de la mère de prolonger la non-séparation avec le nourrisson qui reste ainsi pour un temps vécu par elle comme une partie d’elle-même. Encore faut-il que les deux partenaires soient suffisamment disponibles pour se prêter au jeu (cf. « la mère morte » d’A. Green). Celui-ci, au contraire de la satisfaction hallucinatoire, se place dans un intervalle où l’excitation sort du domaine de l’excès quantitatif dû au manque, et où se produit une sédation de l’excitation, mais non un épuisement de celle-ci. Le contact de l’enfant avec les soins maternels réveille chez le nourrisson un reste d’excitation suffisamment tolérable pour se libidinaliser à nouveau, mais sur un autre mode, dans ce rapport à l’objet. En particulier, le suçotement du nourrisson, dans cette période de sédation, prend la place de l’avidité orale de la succion, pulsion auto-érotique a priori, mais entrecroisé à l’autoérotisme maternel dont la zone érogène, le sein, se met à la disposition de jouer avec la bouche du bébé. La mère joue les prolongations. Ce qui sera un vécu non différencié, fantasme et réalité confondus pour le psychisme de l’enfant, sera un déjà-joué pour la mère. De ce fait, celle-ci remplira une fonction anticipatrice et créatrice de ce qui sera introjecté par l’enfant comme capacité ultérieure à jouer. Cependant, ce jeu ne dure que pour un temps limité. Encore faut-il que le véritable partenaire sexuel pour la mère soit le père ou l’homme avec lequel elle souhaite se satisfaire par ailleurs.2 Par la suite, le jeu se développera pour le jeune enfant dans les cas favorables. R. Roussillon en a très bien démontré les différentes étapes, à la fois manifestant le développement de l’enfant et y contribuant à mesure : coucou, spatule, construction, bobine, miroir. « Chaque boucle élaborative du jeu forme ainsi un cadre, un fond, pour un nouveau jeu plus complexe, qui, lui-même étayera la forme suivante et ainsi de suite jusqu’aux classiques jeux oedipiens, variante du jeu ‘papa/maman’. »3 L’indication de psychodrame est particulièrement opportune pour des patients auxquels cette relation primaire a fait défaut. Cette carence peut provenir soit de l’indisponibilité maternelle, soit, pour l’enfant, de sa propre indisponibilité face à une quantité d’excitation pulsionnelle non maîtrisable. Par ailleurs, bien entendu, une accumulation 2.   Cf. « La censure de l’amante » in D. Braunsweig et M. Fain, La nuit, le jour, Paris, PUF, 1975. 3.   R. Roussillon, Logiques et archéologiques du cadre, Paris, PUF, 1995.

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de traumatismes ultérieurs peut avoir porté atteinte et mettre hors du champ psychique cette disposition à jouer. Plaisir du jeu Il est certain que la proposition ainsi faite au patient procède d’une séduction : celle qui fait miroiter un gain de plaisir dans la réappropriation des auto-érotismes de l’enfance et des jeux sans frontières. Le plaisir de se ressourcer ainsi dans un bain de jouvence active délibérément les possibilités de régression et permet une reprise des processus primaires où figuration, déplacement et condensation vivifient les capacités créatrices du sujet. Il peut s’agir de partager le plaisir d’une signification, un plaisir lié aux subtilités du jeu réservé aux initiés du groupe psychodramatique, mais aussi du plaisir spécifique de l’échange du non-sens, du refus de la cohérence, de l’ordre du discours comme l’écrit J.-B. Pontalis. Le diktat du Surmoi et de l’Idéal-du-Moi est alors bousculé au profit de la séduction intrapsychique, celle que le sujet exerce en faisant de nous ses complices au lieu de s’en faire des ennemis. L’humour est là pour en témoigner, comme l’écrit Freud dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Le non-sens peut être pris dans son double aspect : inverser la signification, mais aussi inverser la direction à prendre. Pas de sens obligatoire, pas de sens interdit dans le jeu, à condition de respecter les normes qui l’instituent. On ravive des modes de sexualité infantile par le dégagement d’un rapport de causalité où l’effet dériverait nécessairement de la cause, en inversant le mouvement, pour en arriver à une indécidabilité des origines, à créer pour un temps l’illusion d’une non-finitude et à la place d’une séparation inéluctable en terminer par les retrouvailles primaires du sujet et de l’objet. Bien sûr le jeu fondé sur l’illusion ne tire sa force que de la nécessaire reconnaissance de son envers négatif à savoir que l’illusion est sa substance même, c’est-à-dire la mise en perspective du non-jeu, et par là l’accession à la réalité externe (le négatif de A. Green). Faire advenir celle-ci du fait de son absence même ou de sa partie cachée permet de s’y confronter, de la mettre en cause et de la questionner. Si le jeu devient uniquement réaliste il tue l’imaginaire, il se désavoue lui-même, quel ennui  ! Si par contre il s’escamote entièrement au profit de la fiction, on entre alors dans le domaine de l’hallucination proprement dite. Ce mouvement ne peut se faire que si l’on peut 37

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trouver avec le patient l’espace transitionnel de son déploiement entre déni de réalité et écrasement par celle-ci. Le jeu est gratuit, dit-on. Qu’est-ce à dire « sinon qu’il ne débouche que sur lui-même ; et pourtant, par la fiction qu’il propose, le jeu est d’essence symbolique. Il instaure une chaîne qui préfigure et ouvre le domaine des représentations intrapsychiques et inter-subjectives. Quelques exemples cliniques Premier exemple

Au psychodrame, Alice demande à jouer une rencontre avec son père, mais avec un père qui la comprendrait. Elle prend le rôle de celuici et choisit une thérapeute pour faire le sien. Celle-ci, selon l’indication de la patiente, demande au père pourquoi il ne cesse de la repousser encore maintenant, comme au temps de son adolescence. La patiente dans le rôle du père, répond qu’il ne sait pas, banalise la demande, dénie tout savoir à ce sujet. Or la patiente nous avait dit depuis longtemps qu’elle avait fort bien compris le recul défensif de son père, sa peur d’un rapport incestueux face à sa propre féminité (à la sienne ou à sa féminité à lui.) Le meneur alors revient sur sa demande de se trouver en face d’un père avec lequel il pourrait y avoir une vraie communication. Elle sait mais en même temps ne veut rien en savoir, identifiée et plus encore identique à un père sur un mode d’une communauté de déni. Le clivage la protège d’une menace de désincorporation vécue par elle comme mortifère. Vous voyez l’importance du jeu, elle pouvait l’avoir pensé, le dire même, elle ne pouvait encore le vivre dans le « ici et maintenant » de la scène. Deuxième exemple : un transfert qui a du mal à se faire, ou du moins à se représenter

Hélène n’accepte pas de s’éloigner de sa mère avec laquelle elle entretient une relation passionnelle, désordonnée comme toute passion. Elle a l’habitude au psychodrame de proposer des scènes (on pourrait dire de ménage) avec sa mère. Elle choisissait toujours la même actrice pour jouer le rôle de celle-ci. Elle se présenta un jour au psychodrame où exceptionnellement cette actrice n’avait pu se rendre ce jour-là. Comme à l’habitude, elle nous fait part de son intention de jouer la première 38

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scène avec sa mère. Le meneur de jeu lui propose alors de choisir l’acteur qui jouerait ce rôle, et elle de répondre : « Mais je ne peux pas jouer avec ma mère puisqu’elle n’est pas là ! » Rires bien sûr de notre part. Mais qu’en penser ? Sans doute que le meneur relativement inexpérimenté lui avait laissé la disposition de la même actrice à mesure des séances, ce qui escamotait le rôle au profit de la personne et ôtait de ce fait au psychodrame sa portée symbolique qu’elle avait bien du mal à introjecter. Troisième exemple : Bénédicte et la mélancolie

Cette patiente avait perdu un mari aimant et qu’elle aimait dans un accident de voiture peu de temps après son mariage. Des années depuis ont passé. Elle vient au psychodrame et nous retrouve régulièrement depuis plus de deux ans, partageant avec nous une histoire qui est devenue celle des séances au fil du temps. Un jour, enfin, elle nous révèle qu’elle vit avec le fantôme de son mari. Elle nous le décrit tranquille dans son fauteuil, à l’aise dans ces chaussons ; elle lui apporte son thé et son journal. Une amie inquiète de la savoir recluse lui propose de l’emmener dans un club de rencontre. Elle en sort encore plus seule et humiliée. On joue la scène du club. Une thérapeute prend son rôle, elle joue l’homme de rencontre. La thérapeute s’adresse donc à cet homme que joue la patiente : « Vous avez l’air aussi triste que moi, vous avez perdu quelqu’un » Be : Oui j’ai perdu ma femme. Th : Comment faites-vous pour survivre ? Be (avec un curieux sourire) : Faites comme moi, vous vous arrangez pour avoir une case en moins (elle se frappe le front) et vous le mettez dedans. » La patiente pouvait avoir enfin acquis assez de distance pour faire apparaître l’objet aimé hors de la crypte dans lequel elle l’avait embaumé. C’est un clin d’oeil qu’elle nous adressait avec assez d’humour. L’histoire que les séances au psychodrame avaient tissée entre nous et qu’elle reconnaissait comme sienne avait pu ainsi rejoindre son histoire ancienne qu’elle pouvait enfin remettre d’avantage à sa place.

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G. MITRANI

Le meneur de jeu Le meneur de jeu occupe une place à part dans le dispositif du psychodrame car il est à la fois dans et hors du jeu. A la manière d’un chef d’orchestre, il ouvre et conclut la séance dont il organise la temporalité interne selon un rythme à trois temps : l’avant-jeu, le jeu, l’après-jeu. Aux temps un et trois – l’avant-jeu et l’après-jeu –, le meneur se tient au plus près du patient ; en revanche, au temps deux – le jeu –, il se met en retrait tout en accompagnant de loin le déroulement de la scène qu’il peut interrompre à tout moment, et dont il veille à ce qu’elle reste la plus expressive possible, sans menace de débordement et sans enlisement dans la répétition. En restant à l’abri de l’excitation pulsionnelle du jeu, le meneur offre au patient une image identificatoire de réflexion et d’introjection, contrepoint indispensable au déploiement des processus primaires dans la scène. L’alternance de la présence du meneur de jeu auprès du patient et de son absence dans les scènes, valide la séparation dedans/dehors et garantit la règle du « comme si » qui différencie le passage par l’acte dans le jeu, du passage à l’acte contre le jeu. A distance du pôle actif de la scène, il anticipe par sa réserve sur la reprise des processus primaires dans le registre secondaire des représentations. Par son activité de holding auprès du patient comme auprès des acteurs, le meneur de jeu assume un rôle de pare-excitation et assure l’intégrité narcissique de tous les participants. En agissant sur la temporalité (notamment par le biais de la scansion) et sur l’espace (en délimitant clairement l’aire de jeu), le meneur met en oeuvre les conditions de la cohérence et de la continuité de sens du processus engagé. A ce titre, on peut dire qu’il occupe la fonction clinique de l’analyste même si cette fonction est relayée, durant les scènes, par l’activité psychique des cothérapeutes. Le meneur de jeu assure tout au long de la cure une triple fonction : il est le garant du cadre, il assume la fonction interprétative et représente la figure centrale du transfert.

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Le cadre Le cadre du psychodrame, qu’il réunisse un ou plusieurs patients, est toujours un cadre groupal dans la mesure où il réunit dans un même espace plusieurs personnes en inter-liaison psychique. L’inter-liaison (O. Avron) stimule les mouvements psychiques qui traversent et nourrissent le matériel manifeste et latent produit par le groupe. Qu’il s’agisse du groupe des thérapeutes, de celui des patients ou du groupe commun qu’ils réalisent ensemble, meneur de jeu compris, l’inter-transfert est toujours actif : il offre un étayage narcissique et agit comme un accélérateur de productions fantasmatiques. Pour des patients présentant des carences narcissiques importantes et un fonctionnement psychique organisé sur un mode massivement défensif, la résonance groupale relance et enrichit l’activité libidinale de chacun. Elle favorise la liaison des affects et des représentations. Elle offre un contenant au déploiement de l’activité du préconscient, instance qui, sous la double attaque de la poussée pulsionnelle et de la contre-offensive des mécanismes de défense – en particulier le clivage et le déni – voit son territoire réduit et appauvri. Dans notre dispositif de psychodrame individuel en groupe, tout en nous appuyant sur les effets positifs de la dynamique groupale, nous privilégions la démarche individuelle de chacun des patients  : c’est à partir d’une histoire et d’une conflictualité intrapsychique singulières que le meneur propose des liens ou donne une interprétation au patient. Toutefois, il reste attentif à la résonance groupale sous-jacente qui constitue un fond d’excitation minimum à partir duquel vont émerger les figurations, les souvenirs, les affects de chacun, comme autant d’improvisations mélodiques à partir d’une base rythmique commune. Le psychodrame est un aménagement du cadre de la cure analytique classique. Il utilise le jeu dans sa dimension corporelle, motrice, affective et verbale comme moyen d’accès au monde interne du patient et comme levier pour organiser le transfert sur un mode qui soit accessible et tolérable pour le patient comme pour l’analyste. Le jeu introduit un écart entre la pensée et l’action, écart riche en potentialités de remaniements psychiques et en offres d’accès à la symbolisation pour ce qui est resté en attente d’une représentation. Le meneur de jeu est le garant du déploiement de cet espace dont il délègue aux cothérapeutes durant le jeu, le soin de l’animer, de le conflictualiser, de le libidinaliser. Cependant, même durant les scènes, 42

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le meneur reste vigilant. Il en contrôle le déroulement et peut en influencer le cours, soit en envoyant de nouveaux acteurs intervenir dans le jeu, soit en invitant d’un geste discret les acteurs à modifier leur personnage. Il peut ainsi indiquer une intensification ou une modération de l’attitude des acteurs, un retour vers l’infantile, un changement de la valence affective du rôle. Enfin, c’est vers lui que se tourne le patient lorsqu’il se sent en difficulté ou qu’il reste perplexe dans une scène. C’est pourquoi il est important que le meneur se tienne toujours à portée de regard du patient. Il témoigne ainsi, même s’il est en retrait, de la permanence de son attention au cadre et au processus qui s’y déroule, et se tient prêt à intervenir pour répondre à un appel à l’aide du patient – appel qui peut se manifester par un regard, un geste, une parole, un agir – ou pour signaler toute autre forme de rupture du jeu. Il est paradoxal et d’autant plus stimulant pour la suite, que la dimension groupale du psychodrame analytique soit écartée de l’entretien préliminaire qui se déroule en face à face entre le meneur de jeu et le patient. Cet entretien duel, même écourté, laissera des traces qui viendront alimenter plus tard le processus de réunification du transfert sur la personne du meneur de jeu. Pour autant, même au cours de cet entretien individuel, d’autres figures sont évoquées qui inscrivent d’emblée le psychodrame dans un réseau thérapeutique pluriel. Il s’agit en priorité du prescripteur. Celui-ci, le plus souvent le psychiatre traitant, fera office de tiers auquel se référer tout au long de la cure, lorsqu’une démarche vers l’extérieur s’avère nécessaire. Par ailleurs, certains patients poursuivent parallèlement au psychodrame une analyse ou une thérapie. Le meneur de jeu devra s’assurer du fait que l’analyste a été mis au courant de la démarche du patient et qu’il l’approuve. Dans ce cas, le meneur de jeu respectera l’étanchéité des pratiques et laissera le patient assurer seul le choix de ce qu’il souhaite communiquer d’un espace thérapeutique à l’autre. Enfin, dans notre dispositif à ETAP, nous avons choisi de redoubler cette fonction de tiers extérieur par un tiers intérieur. C’est ainsi que tous les patients adressés ou demandeurs d’un psychodrame sont reçus préalablement par le médecin responsable du service. C’est lui qui infirme ou confirme l’indication et dans ce dernier cas, il propose au patient de prendre contact avec le meneur de jeu du groupe de psychodrame qui lui semble le plus approprié : psychodrame institutionnel, psychodrame libéral en institution, psychodrame libéral. 43

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Il accompagne cette démarche auprès du patient d’une lettre adressée au prescripteur où il confirme (ou non) l’indication et dans laquelle il indique le cadre qui a été proposé. Ainsi nous avons là un intervenant qui fait l’interface entre l’extérieur et l’intérieur du cadre et auquel peuvent faire appel, si besoin est, à la fois le consultant externe, le patient et le meneur de jeu. Cette configuration libère les thérapeutes des préoccupations médicales et sociales qui accompagnent souvent les patients du psychodrame. Elle garantit la mise en place d’un cadre spécifique tourné vers la réalité intrapsychique. Ce dispositif en réseau est explicité par le meneur de jeu au patient lors de l’entretien préliminaire. Il est important que l’un comme l’autre puissent approuver l’intérêt du renforcement des feuillets du cadre thérapeutique. De même, il est important que chacun se sente à l’abri des risques d’empiètement et rassuré quant au respect de la nécessaire intimité fonctionnelle de chaque lieu. Au cours de l’entretien préliminaire, le meneur de jeu recueille quelques données anamnestiques et communique au patient les éléments matériels de son cadre  : durée, fréquence et coût des séances, nombre de participants. Il explique également la règle du passage par le jeu. A cette occasion, il précise que si « tout peut être joué » cela ne signifie pas que « tout doit être joué ». En effet, la présence du groupe oblige le meneur de jeu à aborder avec tact un certain nombre de situations traumatiques ou heurtant la pudeur du patient et le patient doit sentir que le meneur de jeu prendra soin de respecter son intégrité narcissique. C’est au niveau de l’entretien préliminaire que la confiance de base, nécessaire à l’établissement du processus de la cure, va développer ses racines, d’abord entre le meneur de jeu et le patient, ensuite entre le groupe de psychodrame dans son entier et le patient. Cet entretien préliminaire sera restitué au groupe des cothérapeutes et c’est le groupe dans son ensemble qui validera définitivement l’indication et fixera la date du début de la cure. Cette discussion est toujours intéressante d’autant que seul le meneur de jeu a rencontré le patient et que c’est à partir de son mouvement interne contre-transférentiel qu’elle va se dérouler. Les cothérapeutes vont interroger le contre-transfert initial du meneur de jeu et mettre en lumière certains de ses aspects. C’est un moment fécond où commence à se dessiner la dimension intertransférentielle du psychodrame. Lorsque l’indication est ainsi validée par l’ensemble des cothérapeutes, le patient fait son entrée dans le groupe de psychodrame. Cette confrontation revêt toujours un aspect micro-traumatique que 44

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le meneur de jeu va repérer dès les premières scènes, aménager sur un mode moins dramatique, et verbaliser si nécessaire. Dans les débuts du psychodrame, le patient va spontanément se tourner vers le meneur, le seul qu’il connaisse à ce stade, afin de chercher une aide dans la formulation de ses idées pour une scène. Dans certains cas, malgré l’aide qui lui est apportée par le meneur, le patient ne rentre pas dans le dispositif du jeu. Cette situation est extrêmement inconfortable, voire persécutrice si elle se répète et s’enlise, car le meneur de jeu a le sentiment d’exposer aux yeux de tous son impuissance et son incompétence à diriger le psychodrame. C’est pourtant en se tournant vers ses collègues, qui ne manqueront pas alors de manifester leur solidarité, qu’ils pourront, ensemble, trouver une voie de dégagement à ce type de situation en impasse. Il importe avant tout de tenter de comprendre la nature de la résistance mise en jeu. En effet, il n’est pas indifférent de repérer s’il s’agit d’une inhibition due à la montée de l’angoisse, d’une carence importante de l’activité de symbolisation, d’une résistance massive à toute tentative d’entrer en relation avec le monde interne du patient ou encore d’une jouissance perverse face à l’impuissance du meneur. Selon le cas, le meneur de jeu pourra avoir recours à certaines techniques. Citons par exemple l’utilisation systématique d’un double. Dans ce cas, en accord avec le patient, la séance débute directement avec un cothérapeute, toujours le même. Celui-ci vient se substituer d’emblée au meneur de jeu auprès du patient auquel il offre l’étayage d’un double narcissique en communiquant verbalement ce qu’il comprend et ce qu’il ressent, au plus près des éprouvés du patient : sa sidération, son angoisse, sa solitude ou sa honte face au groupe, son espoir de trouver enfin une aide ou, à l’inverse, sa méfiance, sa peur de souffrir en revivant dans les scènes des situations traumatiques du passé. Le patient se contentera un certain temps d’écouter son double, d’approuver ou de préciser un détail, puis il introduira des éléments de dénégation avant de reprendre l’initiative de ses idées de scène et de réinvestir transférentiellement la relation privilégiée avec le meneur de jeu. Cependant, la plupart des patients intériorisent assez rapidement la forme du « discours » psychodramatique. C’est-à-dire qu’ils acceptent la règle de la triple régression formelle, temporelle et topique qui, sous l’impulsion des acteurs, alimente la production du jeu psychodramatique. Ces trois éléments de régression réunis et associés comme c’est le cas dans le rêve, facilitent l’émergence des processus primaires et l’ancrage pulsionnel du discours au travers de la relance du sexuel infantile. C’est 45

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pourquoi on peut dire (R. Roussillon) que le jeu représente pour les pathologies adressées spécifiquement au psychodrame l’équivalent du rêve pour les névroses, c’est-à-dire la « voie royale » d’accès à l’inconscient (Freud). Notons que la régression n’est pas un mouvement à sens unique. Elle fonctionne selon une double polarité de régrédience et de progrédience (C. et S. Botella) qui vient alimenter de ses flux et reflux l’activité de symbolisation et de subjectivation de la psyché. Le meneur de jeu est responsable de la bonne articulation de ces différents mouvements. Il s’appuie bien évidemment sur le jeu des acteurs : ceux qui sont choisis directement par le patient pour incarner les personnages de la scène, comme ceux que le meneur de jeu peut choisir d’envoyer dans la scène en cours pour doubler le patient, introduire un nouvel éclairage, représenter une idée, un objet ou un personnage auquel le patient fait allusion durant le jeu. Les acteurs-thérapeutes se prêtent eux aussi à une forme de régression en se laissant momentanément envahir par une activité psychique préconsciente. Ce mouvement transitoire de légère dépersonnalisation est d’autant mieux accepté par les cothérapeutes qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur la vigilance du meneur de jeu pour assurer le maintien d’un cadre suffisamment bon, non seulement pour le patient mais également pour eux-mêmes. Il arrive parfois que dans une scène un acteur soit confronté à un débordement pulsionnel du patient avec lequel il joue  : soit que le patient se montre soudain trop proche, soit qu’au contraire l’agressivité quitte le terrain symbolique du jeu pour se frayer un passage dans l’agir. Il peut arriver également que, de manière plus subtile, certains patients aient recours, sur un mode la plupart du temps défensif, à un mouvement de perversion narcissique : ils se mettent alors à attaquer l’acteur non plus en fonction des attributs imaginaires du personnage qu’il joue mais en fonction de la réalité concrète de sa personne.  Dans chacun de ces cas, il est de la responsabilité du meneur de jeu d’intervenir aussitôt en interrompant la scène et en verbalisant clairement l’attaque du cadre. C’est en montrant qu’il se porte garant d’une limite clairement définie des règles du jeu psychodramatique que le meneur de jeu rétablit et conforte le climat de confiance nécessaire au «  lâcher prise  » (R. Roussillon) des acteurs comme des patients. Le passage par le « lâcher prise » est une condition indispensable à la « reprise » ultérieure au niveau des représentations, d’un matériel psychique assoupli et enrichi par l’activité symbolisante du jeu. Il ne peut 46

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se réaliser que si la menace d’un dérapage transgressif est totalement écartée par un cadre solide, contenant et protecteur symbolisé par le meneur de jeu. Dans les psychodrames individuels en groupe, il peut arriver que des patients s’attaquent directement entre eux. Cette situation nécessite également une intervention directe du meneur qui doit pouvoir éclairer le mécanisme de projection à l’oeuvre et ramener l’intervention des patients au niveau d’un discours sur soi et non sur l’autre. Dans ce cas, il est important que chacun des protagonistes du groupe des patients puisse s’exprimer verbalement et que l’intégrité narcissique de chacun soit restaurée avant de poursuivre le jeu. Mais c’est le plus souvent dans un étayage narcissique réciproque que se joue la dynamique du groupe des patients qui peuvent s’enrichir des scènes qui se déroulent sous leurs yeux dans un mouvement à la fois d’identification et de différenciation qui ne nécessite pas de reprise directe du meneur de jeu, sauf dans le cas où un patient, voire le groupe dans son ensemble, est visiblement bouleversé affectivement par la scène d’un autre patient. Dans ce cas le meneur de jeu prend acte verbalement de cet éprouvé groupal. Il valide ainsi l’authenticité de la scène et permet aux autres patients d’y associer une activité de remémoration ou de symbolisation. Rappelons enfin, que dans le cadre du psychodrame, tout le monde peut jouer, excepté le meneur, ce qui signifie que dans un psychodrame en groupe, un patient peut confier un rôle dans la scène qu’il souhaite jouer à un autre patient ; de même le meneur de jeu peut demander à un ou plusieurs patients d’intervenir dans une scène en cours. Dans ce cas, le meneur de jeu agit avec le ou les patients de la même manière qu’avec un cothérapeute : il s’approche et donne discrètement quelques consignes, par exemple : « Vous jouez une mère possessive qui ne veut pas que son enfant sorte de la maison » ou bien « Vous jouez un père qui instaure une limite entre la mère et son enfant ». Dans la mesure où cette scène n’est pas la leur et ne mobilise pas directement leur activité défensive, les patients peuvent alors montrer une plus grande liberté dans le jeu et manifester sur un mode inhabituel, marqué par la nuance et l’ambivalence, certains aspects de leur vie psychique. Ils font souvent preuve dans ce cas d’une grande qualité thérapeutique ce qui représente pour eux une expérience enrichissante sur le plan psychique et valorisante sur le plan narcissique. Pour résumer, le meneur de jeu en tant que garant du cadre, offre au patient tout au long de la cure un double pôle identificatoire : d’une 47

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part il représente le père porteur de la loi qui énonce les règles et veille à leur bon fonctionnement, d’autre part il représente l’objet maternel primaire dans sa fonction contenante et pare-excitante, gardien du caractère transitionnel de l’espace du jeu, vecteur de l’activité de transformation des éléments bêta en éléments alpha (W. Bion). Cette double polarité associée au fait qu’il se tient à l’écart du jeu pulsionnel donne au meneur de jeu une place privilégiée qui confère à ses interventions verbales auprès du patient une qualité particulière. Qu’il s’agisse d’accompagner la prise de conscience d’un fonctionnement psychique, d’interpréter les défenses, de pointer la répétition, de reconnaître l’affect, d’analyser le transfert, le meneur de jeu se présente comme un allié du Moi du patient, un régulateur de son économie libidinale et un garant de sa continuité narcissique. L’interprétation Il n’est pas contradictoire d’affirmer que l’interprétation se dégage essentiellement de la scène par l’intermédiaire du jeu des acteurs et que le meneur de jeu en est le vecteur. En effet, ce paradoxe apparent trouve sa résolution dans l’articulation des trois temps du psychodrame et de la place particulière que tient dans ce dispositif l’arrêt de jeu qui est toujours à l’initiative du meneur. Il s’agit d’une véritable scansion, plus ou moins radicale suivant qu’elle intervient par surprise ou qu’elle ponctue une scène arrivée à son terme. Elle a en elle-même valeur d’interprétation. Dans notre cadre, la scansion n’entraîne pas un arrêt de la séance. Elle permet en revanche, à l’intérieur de la séance, d’introduire des changements de rythme qui stimulent l’activité psychique de liaison du patient : passage des processus primaires aux processus secondaires, relance associative, reprise en interne – en présence du meneur – de ce qui s’était déplié en externe au contact des acteurs. Dans le jeu, le potentiel interprétatif de la scène est porté par la sensibilité et le tact des acteurs, leur capacité à dramatiser et conflictualiser les situations les plus banales, à faire ressortir le contenu latent du matériel manifeste, à maintenir un investissement affectif et libidinal, à éclairer le sexuel infantile. L’interruption du jeu mobilise chez le patient un mouvement de recentrement sur le meneur des investissements psychiques précédemment engagés avec les acteurs. L’articulation dedans/dehors, moi/ 48

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non-moi, bousculée par le déploiement de l’espace transitionnel du jeu, se réorganise en sa présence. A l’abri de l’excitation pulsionnelle de la scène, l’interprétation, mise en acte dans le jeu, vient trouver sa place dans le monde interne du patient, l’enrichir et le transformer. Un dispositif spécifique du psychodrame témoigne chorégraphiquement – dans l’espace et dans le temps – de ce passage d’un travail de symbolisation à partir des figurations dans le jeu, à un travail de subjectivation à partir des représentations dans l’après-jeu. Il s’agit du mouvement de chassé-croisé qui s’opère à la suite de l’interruption de la scène : les acteurs regagnent leurs sièges en silence et le meneur de jeu rejoint le patient là où il est, là où il en est, dans l’espace de jeu suspendu. Dans l’intimité du rapprochement physique avec le meneur, ce qui a été éprouvé dans le jeu peut se réfléchir (aux deux sens du terme) dans l’après-jeu. Le changement de rythme jeu/non-jeu, imposé par la scansion, permet au patient de reprendre par la pensée l’ensemble de ce qui a été joué sous une forme à la fois figurée et ressentie affectivement. L’arrêt de jeu intervient à un moment précis de la scène dont il souligne un aspect significatif. Il peut s’agir d’un moment d’insight : la scansion valide ainsi le passage des processus primaires aux processus secondaires et confirme narcissiquement le patient dans ce qu’il a perçu de son fonctionnement psychique au travers du jeu. Il peut s’agir également d’un mouvement de dénégation venant dans la scène à la rescousse des mécanismes de défense habituels, bousculés par le jeu pulsionnel des acteurs, qui sera éclairé par l’interruption du meneur. La scansion peut également rendre compte d’une contradiction manifeste entre les gestes ou attitudes du patient et ses paroles. En pointant cette contradiction, le meneur de jeu dévoile une partie du conflit intrapsychique entre les désirs inconscients et les résistances qui leurs sont opposées. L’arrêt de jeu peut également intervenir pour stopper une scène sans investissement affectif, infiltrée par un processus répétitif ou prise dans un mouvement défensif d’intellectualisation. Enfin, le meneur peut arrêter une scène lorsque le jeu des acteurs n’est visiblement pas adapté à la situation ou que la situation devient confuse. La confusion des rôles, des situations, des lieux, des époques n’est pas une simple erreur d’attention. Qu’elle soit à l’initiative du patient ou d’un acteur, elle signale une difficulté à mettre en place la différence des sexes, des générations, des vivants et des morts, elle indique une incestualité agie ou non, dont il convient de prendre acte en interrompant la scène. 49

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Le rapprochement meneur de jeu/patient peut se faire en silence : un silence partagé, en présence du groupe également silencieux lorsque la scène s’est montrée suffisamment éclairante et qu’elle a été marquée par une authenticité des affects. Le silence est souvent le meilleur moyen de conserver à la scène son potentiel de mobilisation des affects et des représentations, et de valoriser son contenu interprétatif. Cependant, lorsque la scène n’a pas été suffisamment claire, que le patient manifeste par sa perplexité qu’il a besoin des mots de l’analyste pour accéder à sa propre activité de penser, ou encore que le moment apparaît propice à une interprétation dans le transfert, le meneur de jeu accompagne l’arrêt de la scène d’une reprise verbale interprétative. Durant les scènes, l’interprétation des résistances émane tout naturellement du jeu des acteurs. Le décalage du faire semblant, la dramatisation, le recours à une utilisation bienveillante de l’humour, permettent aux interprétations d’être reçues et acceptées comme un travail de co-création résultant de la rencontre dans l’espace de jeu du patient et des cothérapeutes. En revanche, formulée par le meneur, en dehors du jeu, l’interprétation risque d’être vécue comme un jugement ou une intrusion menaçante. C’est donc à partir des capacités d’élaboration du patient, de la souplesse de son fonctionnement psychique et de la qualité de son pare-excitation qu’elle sera proposée. Une interprétation apportée trop précocement peut entraîner, à l’inverse de sa finalité, un renforcement des défenses. Dans tous les cas, il est important de donner acte au patient de la fonction protectrice qu’ont pu représenter pour lui, dans le passé, les mécanismes de défense tels qu’il les a mis en oeuvre, et de valoriser la créativité psychique dont ils témoignent. En ce qui concerne l’interprétation du transfert, rappelons que c’est en grande partie sur les difficultés prévisibles à organiser une névrose de transfert que repose l’indication de psychodrame. Le meneur de jeu se montrera donc prudent sur ce type d’intervention dont il laissera les acteurs se charger le temps nécessaire à un apaisement des angoisses d’abandon et/ou d’empiètement, et à un recours moins fréquent aux mécanismes de projection. La fragilité narcissique et le danger d’un recours aux agirs, voire à la somatisation des patients états-limites, requiert un travail préalable à l’interprétation sur le renforcement du pare-excitation et l’enrichissement de l’instance intermédiaire que représente le préconscient. Il en va de même pour les patients psychotiques dont les défenses massives contiennent difficilement la menace permanente d’un débordement 50

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pulsionnel accompagné d’une désorganisation ou d’un effondrement psychique. C’est pourquoi certaines scènes ouvriront plutôt sur un travail de liaison. A partir d’un mot, d’un geste, d’un affect apparus dans la scène, le meneur de jeu fera le lien avec une autre séance, une autre scène ou un moment de l’histoire du patient. Cette activité de liaison à laquelle se livre le meneur devant le patient permet à ce dernier d’y associer sa propre pensée : soit en s’appropriant le lien, soit en le rejetant, soit en en proposant un autre. Dans tous les cas, elle offre au patient l’occasion d’articuler entre eux des fragments non liés de son activité psychique, d’opérer des décondensations, et favorise le déplacement. Lorsque la situation l’impose, et c’est le cas avec certains patients psychotiques, le meneur de jeu est amené à faire avec le patient un travail de reconstruction. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’imposer de l’extérieur au patient, une vérité historique unique et non négociable, mais de proposer momentanément, et à titre d’hypothèse de travail en commun, une causalité psychique basée sur certains évènements relatés par le patient, qui lui permette de se sentir au centre de son histoire. Ce repositionnement offre aux patients dépersonnalisés, morcelés ou profondément clivés dans leur moi, une image d’eux-mêmes plus unifiée à partir de laquelle ils puissent réinvestir leur intériorité et relancer un travail d’historisation et de subjectivation. Enfin, se pose la question, dans les psychodrames réunissant plusieurs patients, de la pertinence d’une interprétation ou d’un commentaire groupal de la part du meneur de jeu. Dans notre dispositif, que nous avons intitulé de manière descriptive  : psychodrame individuel en groupe, nous privilégions nettement l’interprétation individuelle. Chaque patient propose à tour de rôle une scène personnelle qui est ensuite jouée en fonction de son histoire singulière et de la spécificité de sa réalité psychique. Ce choix ne s’oppose pas, bien entendu, à une écoute vigilante de la dynamique groupale et à un repérage de ses incidences sur les propositions de jeu, mais, tant que le groupe représente un étayage narcissique protecteur et un contenant stimulant pour le déploiement fantasmatique de chacun, nous restons silencieux sur ses effets. Certaines séances sont ainsi marquées par une circulation des affects et une relance associative qui, sans être verbalisées, représentent un atout précieux dans le processus de la cure de chaque patient. Néanmoins, dans certaines situations, lorsqu’il y a une mise en commun des mécanismes de défense et que l’on assiste à un mouvement 51

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groupal de résistance faisant obstacle à la libre circulation du matériel psychique, ou qu’une émotion commune puissante traverse et bouleverse le groupe, une interprétation groupale s’impose. Ces interventions, à l’inverse du registre utilisé lors des reprises verbales individuelles, sont anhistoriques. Elles décrivent ce qui se passe ici et maintenant dans le groupe ; elles concernent la montée de l’angoisse, les résistances ou les désirs inconscients actualisés dans la séance. Pour revenir au cas le plus général qui, dans notre cadre, reste celui de la reprise verbale individuelle et ce quelle que soit sa configuration : silence partagé, interprétation, activité de liaison, construction, le troisième temps du psychodrame, par la suspension de l’activité motrice du jeu et par le rapprochement physique du meneur et du patient, introduit une temporalité nouvelle marquée par la réflexivité. A cette occasion, le meneur peut accompagner sa présence d’un léger toucher de la main sur l’épaule ou le bras du patient. Ce mouvement met en évidence et accentue la réunification des éléments diffractés du transfert sur son objet privilégié : le meneur de jeu. Ce moment de retour sur soi en présence du meneur est d’autant plus important que le temps de la scène est un temps pulsionnel, infiltré par le sexuel infantile en relation avec le conflit oedipien et/ou les relations d’objet précoces qui peut conduire certains patients à un éprouvé passager de dépersonnalisation, de perte des limites et de montée de l’angoisse. Par sa présence contenante et son activité permanente de holding, le meneur de jeu offre au patient un étayage et une continuité narcissique sur lesquels il pourra s’appuyer le temps nécessaire à la réintégration des limites de son moi. Cependant, le temps de l’après-jeu, pour essentiel qu’il soit dans le processus d’intériorisation et de relance associative du patient, doit rester relativement court. Il n’est pas question de transformer le psychodrame en face à face. Si le meneur de jeu se sent enfermé dans une relation d’emprise à caractère défensif par le patient, soit sous la forme de demandes auxquelles il ne peut pas répondre, soit sous la forme d’un dialogue interminable destiné à éviter la confrontation avec le jeu, il proposera de poursuivre cet échange dans une scène. L’acteur choisi pour jouer son rôle se chargera de réinvestir pulsionnellement la relation transféro-contre-transférentielle. Au psychodrame, c’est dans le jeu que « ça » se passe et c’est par le jeu que « ça » advient.

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Le transfert La dynamique transféro-contre-transférentielle se conjugue au psychodrame au singulier et au pluriel. Rappelons que l’un des critères de l’indication de psychodrame repose sur l’appréciation de la qualité du transfert auquel le patient pourra accéder dans le cadre analytique. Ce critère est essentiel dans la mesure où le transfert reste le moteur de l’analyse quels que soient les aménagements de son cadre. Face à un transfert qui se dessine avec le caractère massif propre à la psychose et à certains états limites, on peut redouter que dans une relation duelle, vécue à la fois comme trop excitante et/ou trop frustrante, le patient ne se sente entraîné dans une forme d’hémorragie libidinale et de désintrication pulsionnelle qui le pousse à renforcer ses mécanismes de défense, ses contre-attitudes ou ses passages à l’acte. Dans ce cas, le psychodrame analytique représente une alternative à la cure classique, ou au face à face, du fait que la rencontre avec l’objet du transfert sera médiatisée grâce au passage par le jeu et diffractée, au moins pour un certain temps, sur l’ensemble des cothérapeutes. Ce qui surprend d’emblée le patient lorsqu’il débute un psychodrame – en dehors de sa confrontation avec le jeu -, c’est qu’il n’est jamais seul face à l’objet du transfert, hormis, comme nous l’avons vu précédemment, au cours de l’entretien préliminaire relativement bref qu’il a eu avec le meneur. Durant la scène, dans l’interaction avec les acteurs, il reste sous l’attention vigilante du meneur de jeu  ; après la scène, le rapprochement avec le meneur se fait sous le regard des cothérapeutes. Ainsi, l’objet tiers est toujours présent : la triangulation oedipienne s’incarne concrètement dans le dispositif thérapeutique qu’elle structure et la menace d’empiètement ou d’abandon se fait moins contraignante. Du fait de cette configuration spécifique, le transfert va s’engager dans une dynamique circulaire et diffractée : une partie va se porter naturellement vers les acteurs, c’est le transfert latéral ; une autre partie allégée et dédramatisée va se porter sur le meneur de jeu, c’est le transfert central. Les transferts latéraux sont considérés comme un élément essentiel, voire indispensable du transfert central sur le meneur de jeu. Ils représentent en quelque sorte les avatars de la névrose de transfert qui s’organise autour du meneur. En tant que tels, ils ne donnent pas lieu à des interprétations contre-transférentielles, celles-ci étant réservées, le moment venu, à ce qui se joue entre le patient et le meneur de jeu. C’est à ce titre que les transferts latéraux représentent un espace de 53

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dégagement grâce auquel la massivité du transfert, sa prévalence narcissique et la rigidité des mécanismes de défense qui s’y opposent, pourront se décondenser et se fractionner en petites quantités d’excitation à partir desquelles pourront apparaître des affects différenciés, nuancés, qualifiés et reconnus, propres à alimenter les circuits longs qui conduisent aux représentations et enrichissent la psyché. Le transfert latéral se manifeste au travers du choix des acteurs par le patient. Certains patients vont exercer leur choix de manière totalement indifférenciée, sans se rappeler le nom des acteurs, comme s’ils voulaient ainsi exprimer leur refus et leur crainte devant la différenciation et l’altérité. Pour d’autres, le choix va se porter, quel que soit le rôle, sur un même acteur qui devient en quelque sorte un double narcissique. Certains vont opérer une différenciation rigide et répétitive : les mêmes acteurs toujours dans les mêmes rôles, comme pour éviter la dimension imaginaire de l’espace de jeu et se rapprocher le plus possible d’une certaine réalité. Ces différentes configurations s’observent surtout en début de psychodrame et s’assouplissent au fur et à mesure que le patient prend confiance dans le cadre et renonce à le maîtriser pour s’en protéger. Certains acteurs ne sont jamais choisis par un patient. Cette situation est sans doute la plus frustrante pour un acteur de psychodrame qui ne tarde pas à se sentir envahi par le sentiment de ne pas être bon, de ne pas être intéressant, voire de ne pas être du tout. Pour autant, ce transfert latéral en négatif est de la plus haute importance  : en effet, l’acteur ignoré, exclu du jeu, est en réalité porteur d’un aspect refoulé, dénié, voire clivé du patient qui de cette manière, tente d’en maîtriser le retour et la dangerosité. Le jour où le patient pourra se réapproprier cette partie de lui laissée en dépôt chez l’acteur, il se mettra à le choisir pour jouer comme il le fait pour les autres. La sensibilité personnelle de chaque acteur, ajoutée au fait que chacun d’eux va se retrouver en charge d’un mouvement transférentiel fractionné et différencié, mobilise en retour une démultiplication des éprouvés contre-transférentiels. Selon leur place sur l’échiquier du transfert latéral, les acteurs se feront l’écho d’un aspect du patient : certains le trouveront attachant, d’autres insupportable, émouvant ou sans affect, passionnant ou ennuyeux, en faux-self ou authentique. Toutes ces voix sont nécessaires et contribuent à restituer, comme dans un puzzle, une image rassemblée et complexe du patient. En résonance à ce qui se joue pour le patient dans le transfert, la prise en charge de certaines facettes du contre-transfert par les acteurs tempère le vécu souvent éprouvant du meneur de jeu lorsqu’il doit faire 54

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face à des fonctionnements psychiques marqués par l’excès, la projection, le paradoxe, l’attaque des liens, la destructivité. Au sein de l’équipe de psychodrame, la diffraction du transfert sur les différents thérapeutes, tout comme la pluralité des contre-transferts qui y répondent, crée une dynamique inter-transférentielle qui prend toute son importance dans l’après-séance. C’est à ce moment-là que se partagent les affects, les sensations, les observations, les réflexions, les suggestions de chacun des protagonistes du psychodrame dans un climat de confiance, souvent teinté d’humour, mais où les désaccords, dont la prise en compte peut être si fructueuse pour le patient, sont accueillis, entendus et traités sur une base d’égalité. La mise en commun d’une expérience partagée, quoique vécue et ressentie différemment par chacun à partir de sa propre intériorité psychique et de la place transférentielle dont il aura été l’objet, suivie de la libre circulation des associations d’idées qui lui sont liées, enrichit considérablement la compréhension du processus en cours et permet à chacun, acteur ou meneur, d’être plus créatif face au patient. Lorsque le cadre est en bonne santé, ce sont des moments précieux où l’engagement psychique de chacun est reconnu et respecté, et où les divergences, lorsqu’elles existent, conduisent à des interrogations fructueuses qui viendront alimenter positivement la poursuite de la cure. A l’inverse, comme c’est le cas dans certaines institutions, si le psychodrame fait l’objet d’un enjeu de pouvoir, les divergences auront tendance à prendre l’aspect de rivalités indépassables. Si ce mécanisme ne peut être analysé ou supervisé, le fragile édifice du psychodrame risque de ne pas y résister. Le plus souvent cependant, l’inter-transfert se traduit par le désir d’apprendre les uns des autres, le plaisir de jouer ensemble et de partager cette complicité physique et psychique qui fait la richesse du psychodrame. C’est pourquoi, au sein des équipes de psychodrame se nouent des liens solides et profonds basés sur la confiance et le respect mutuel. L’autre avantage offert par le dispositif du psychodrame à l’analyse du transfert réside dans le passage par le jeu. C’est en effet dans le jeu que la relation transférentielle va d’abord se (re)présenter et c’est par le jeu que son interprétation va s’éclairer. Autrement dit, la problématique du transfert sera d’emblée médiatisée par le déploiement d’un espace : la scène, et par la présence d’un tiers  : l’acteur, tous deux garants de l’écart introduit par le « faire semblant » propice aux déplacements et aux associations qui permettent de circuler entre l’autrefois et ailleurs, et l’ici et maintenant. 55

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Lorsque l’échange verbal qui précède une scène interpelle directement le meneur (c’est le cas notamment lorsqu’il est question d’une attaque du cadre  : retard, absence, refus du paiement d’une séance manquée, etc.) ou s’éternise dans une stratégie d’évitement du jeu, le meneur peut proposer au patient de poursuivre ce dialogue dans une scène. Dans ce cas, l’acteur en charge de tenir le rôle du meneur pourra déployer explicitement toute la dimension transféro-contre-transférentielle implicite de la séquence et traduire sur un mode plus affectif et plus ludique le conflit pulsionnel sous-jacent. Le passage par le jeu a le mérite de rendre plus accessible, plus familier, plus recevable par le patient, un mouvement de recherche de complicité ou d’engagement dans une rivalité, resté jusqu’alors inconscient. Par ailleurs, le meneur ne se prive pas d’envoyer un acteur jouer son rôle dans une scène en cours afin d’en souligner dans le jeu la dimension transférentielle. Le patient peut également prendre le rôle du meneur de jeu dans une scène : soit de sa propre initiative au moment du choix du personnage, soit à la suite d’un renversement des rôles à l’initiative du meneur. Cette situation révèle de manière particulièrement riche la dimension projective des mouvements transférentiels, leur nature, leur intensité, ainsi que leurs liens avec le mécanisme de répétition. L’interprétation du transfert dans le jeu se suffit le plus souvent à elle-même et ne nécessite pas de reprise verbale par le meneur après la scène. Cette réserve, outre qu’elle met l’accent sur le jeu, sa richesse pulsionnelle et sa potentialité interprétative, protège le narcissisme souvent très fragile des patients adressés au psychodrame contre une rencontre brutale, voire traumatique avec l’objet du transfert considéré a priori comme une menace d’empiètement, une mainmise surmoïque ou un objet d’idéalisation. Tant que les conditions de la rencontre avec l’objet du transfert ne seront pas réunies pour transitionnaliser cette expérience, c’est la distance instaurée par le décalage fictionnel du « comme si » dans le jeu qui va prendre le relais en externe de la défaillance de la transitionnalité interne. Ceci jusqu’au moment où cette distance trouvera dans le monde interne du patient les conditions de sa symbolisation. Le meneur de jeu suivra cette transformation et l’accompagnera en dosant la formulation de ses interprétations transférentielles. Peu à peu, la diffraction du transfert va tendre à se réduire et, sans disparaître totalement, un déplacement de ses enjeux autour de la figure centrale du meneur de jeu va s’opérer, et ouvrir sur des interprétations plus directes. Le recentrage progressif du transfert sur le meneur est favorisé par la place particulière que ce dernier occupe dans le dispositif du 56

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psychodrame qui le rapproche de la position classique de l’analyste dans la cure type. En effet, même si la proximité visuelle et corporelle qu’il entretient avec le patient mobilise chez lui une attention particulière au niveau de la perception et de la sensation, c’est avant tout par l’écoute et la parole qu’il rend compte de son implication dans le processus. Sa non-participation au jeu, sa fonction de pare-excitation, la continuité narcissique qu’il maintient auprès du patient tout au long des séances, mettent en relief sa position réflexive, position qu’il offre en miroir au patient le temps nécessaire à ce dernier pour qu’il se l’approprie, l’intériorise, la subjective. La réflexivité s’oppose à la décharge dans l’acte ; elle suppose que la tyrannie de l’excitation qui ne connaît pas les nuances, qui redoute la position dépressive et lui préfère la confusion ou l’alternative du tout ou rien, cède le pas à la dimension onirique du sentiment d’existence. Elle passe par la reconnaissance de l’ambivalence des sentiments, le deuil de l’objet primaire et la constitution d’un objet interne autour duquel va se déployer et s’épanouir un monde intérieur, une intimité psychique avec soi-même. C’est alors que la question de la perte et du deuil peut être abordée autour de la figure du meneur de jeu et en lien direct avec une fin possible du psychodrame. Il faut reconnaître que nos patients ne nous laissent pas toujours la possibilité d’anticiper tranquillement sur la fin du psychodrame et leur départ se fait souvent dans la précipitation, voire dans la fuite. Il faut alors accepter le fait que ce travail de séparation et de deuil se fera sans nous mais à partir du matériau d’analyse que nous avons tissé en commun et qui continuera d’exister et de se développer en notre absence. En conclusion, nous pouvons dire que, dans sa triple fonction de garant du cadre, de vecteur de l’interprétation et de figure centrale du transfert, le meneur de jeu occupe une place particulière dans le dispositif du psychodrame, symbolisée par le fait qu’il est le seul à ne pas jouer. C’est justement parce qu’il ne joue pas qu’il garantit le registre du « comme si », du « faire semblant », nécessaire au déploiement d’un espace de jeu protégé, au sein duquel le patient pourra faire l’expérience, par le biais des acteurs, d’une rencontre avec sa propre réalité psychique. Ainsi, à l’abri de l’excitation pulsionnelle du jeu, le meneur offre au patient une image réflexive qui contient à la fois des éléments de la réalité psychique du patient et des éléments de l’activité psychique de l’analyste en lien avec lui. C’est en prenant appui sur cet étayage narcissique permanent, en constante élaboration et transformation, que le patient pourra investir la scène du psychodrame pour y trouver ou 57

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retrouver un espace de liberté interne et de jeu intrapsychique sur le modèle de cette métaphore proposée par J. Gillibert  : «  Les enfants jouent pulsionnellement à l’ombre de leur parents [comme] les patients jouent pulsionnellement à l’ombre de l’autorité médiatique, interprétative des psychanalystes, du leader particulièrement. »

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Ph. VALON

Acteurs et techniques de jeu au psychodrame

Acteurs Le fait de jouer n’est pas à proprement parler une spécificité du psychodrame, toute la psychanalyse de l’enfant l’utilise, le jeu libre y est considéré comme l’analogon de la parole associative d’une cure d’adulte. Selon D. Winnicott, qui est sans doute celui qui a poussé le plus loin la théorie du jeu, ce qui est naturel, c’est le jeu, la parole analytique n’en n’est qu’une forme particulière, extrêmement sophistiquée. Dans une préface au livre de M. Khan, Les Figures de la perversion, V. Smirnoff écrit : « Parlant avec Winnicott de l’analyse comme d’une aire de jeu, M. Khan n’en méconnaît nullement le sérieux. Le jeu, fonction essentielle de vécu humain, vient prendre sa place dans le travail analytique. Le jeu, avec ce qu’il a de tragique, de grotesque, de scandaleux, se développe dans un espace où le sujet est investi d’une double fonction de joueur et d’acteur. L’enjeu étant de ne pas s’aliéner de part et d’autre dans le manège des fascinations, de la sujétion et de l’illusion idolâtrique. Echapper, et faire échapper l’autre aux pièges que tend à tout analyste et à tout analysant la pulsion d’emprise exige une particulière vigilance et une stratégie diversifiée ». Parmi ces stratégies, on peut citer toutes les psychothérapies analytiques avec médiateur, dessin, pâte à modeler… Toutes cherchent à créer, ou à restaurer un espace de jeu entre le patient et l’analyste. Ce qui est vraiment particulier au psychodrame, c’est que nous ajoutons des personnes supplémentaires au dispositif habituel de la cure. Même si on dit souvent qu’une cure n’est jamais strictement entre deux personnes, car il y a toujours un tiers symbolique, au moins dans la tête de l’analyste, ici, le tiers est présent en chair et en os. On comprend dès lors pourquoi nous proposons le psychodrame à des personnes pour lesquelles le tiers symbolique n’est pas constitué, et surtout des personnes avec lesquelles le tiers symbolique qui devrait être dans la tête de l’analyste a bien du mal à s’y maintenir. 59

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Comment se manifeste une telle chose ? Devant certains patients, il arrive que nous ne puissions pas nous imaginer leur vie psychique, faire vivre en nous les gens dont ils nous parlent, imaginer ceux dont ils ne nous parlent pas. Avec d’autres, il devient impossible de décoller de la réalité des choses dont ils parlent : leur discours peut être exclusivement narratif, ou bien totalement opératoire, sans la moindre métaphore, sans le moindre effet métaphorique chez celui qui l’écoute. Avec d’autres encore, plutôt que du manque, l’analyste ressent du trop : trop d’affects transférés, trop de représentations condensées, trop de projections. Une telle masse devient difficile à fractionner, ce qui est pourtant indispensable, car nous travaillons sur le détail, le fragment. Un rêve se décompose toujours en fragments, et le travail associatif du patient, comme le travail interprétatif, se fait sur les parties et pas sur le tout. Il en est de même pour toutes les productions psychiques en séance. Mais quand ces productions sont trop intenses, trop intensément investies, ce fractionnement en détails peut s’avérer impossible. Il peut être utile, indispensable parfois, dans ces circonstances transférentielles de mettre entre le patient et l’analyste ces personnes supplémentaires que sont les co-thérapeutes acteurs. Entre le patient et l’analyste, ils participent au contenu du jeu. Ce faisant ils construisent les fondations pour que le jeu advienne entre le patient et l’analyste. L’acception du mot jeu dans l’expression « contenu du jeu » est différente de l’acception du mot jeu lorsqu’il s’agit du jeu entre le patient et l’analyste. L’anglais dispose de deux termes différents : play et playing. Winnicott dans son article « Jouer » fait cette distinction : le contenu du jeu c’est le play, tandis que le playing, c’est l’activité de jouer. Et quand il écrit que la psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, c’est le terme playing qu’il emploie. L’acteur se situe donc dans le play, dans l’espace potentiel, entre patient et analyste, et leur fonction est de voyager de l’un à l’autre. L’expression anglaise go between qualifie bien cette fonction de l’acteur, ce mouvement de va-et-vient. Illustrons cela d’une petite séquence clinique. L’enfant, qu’on appellera ici Fernand, a 12 ans, et c’est un début de traitement. Selon ses parents et l’école, il ment, falsifie ses carnets de notes, il est violent. La mère, vue seule, révèle que des événements de l’histoire infantile ont été plus ou moins dissimulés au garçon. Son père, étranger, a disparu. Sa grand-mère paternelle l’a enlevé au cours d’un séjour qu’elle a fait en France, et la mère a mis plus d’un an à le retrouver et à pouvoir le ramener en France. 60

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Le début du traitement est difficile avec ce préadolescent inaccessible, agité, envahissant et fuyant, qui joue peu. Il nous annonce cependant, mi-sérieux, mi-provocateur, son futur destin : être la réincarnation d’Hitler. Comme le personnage historique, Fernand semble être terrifié par les femmes. Lorsqu’une d’elles fait le mouvement d’aller sur la scène, il construit des remparts avec les chaises. Un jour, l’actrice interrompt son mouvement, et de sa place l’appelle, il ne répond pas, alors elle se lamente de l’avoir perdu, et, se transformant en mère, parle de son fils disparu, sans doute kidnappé. Il est dans un psychodrame en groupe, et les autres enfants du groupe entrent spontanément dans le jeu, en le transformant en jeu de cache-cache : « Fernand, il y a ta mère, elle te cherche, sors de ta cachette », lui disent-ils. Un jour il surgit de derrière ses remparts avec un joyeux : « Je suis là ! » Après cela nous pourrons jouer deux parties de lui qui peuvent enfin se parler  : Fernand disparu, et Fernand réapparu, puis deux imagos maternelles : la sorcière qui le retient et la mère déprimée qui le cherche. Sa partie disparue dialoguera ensuite avec le père disparu, un père sudaméricain, qu’il croyait être un de ces nazis qui avaient trouvé refuge là-bas après la guerre. Il interprétait sa disparition comme une fuite devant les poursuites contre les criminels de guerre. On voit le lien avec son destin de réincarner Hitler. Sur le plan technique, l’actrice réutilise dans ses paroles les éléments de l’histoire du patient. Elle utilise aussi les mouvements de son corps : s’approcher de lui, revenir en arrière, parler en direct, ou à la cantonade. Cela en fait une messagère entre le patient et l’analyste, c’est ainsi par son play qu’elle transforme l’espace intermédiaire, en espace de jeu, en playing entre Fernand et son analyste. Dans son texte « Jouer », Winnicott écrit : « L’objet est répudié, réaccepté, et objectivement perçu. C’est un processus complexe qui dépend du fait qu’une mère est là, prête à participer. Cela signifie que la mère ou une partie de la mère est impliquée dans un mouvement de va-etvient entre être ce que le bébé a la capacité de trouver et alternativement accepter d’être trouvée. » Dans le psychodrame, comme dans tout site analytique il s’agit de cela : un terrain où ce jeu commence, en fait où on espère qu’il va commencer, ou recommencer entre le patient bébé et l’acteur mère. Il ne faut pas en conclure que les acteurs jouent toujours le rôle de la mère, certes non, ils jouent tout ! Humains, animaux, objets, et même abstractions, mais leur position dans le jeu est un analogon de la position de la mère qui joue avec son bébé. Ils incarnent la capacité de jouer des deux protagonistes : la mère et le bébé. 61

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C’est aussi en cela que l’acteur soulage l’analyste directeur de jeu de l’emprise d’un transfert d’affect trop massif, et qu’il le soulage aussi de certains aspects de la charge contre-transférentielle, qui seront dans le jeu exprimés par l’acteur, et dont l’analyste pourra alors devenir conscient et se dégager. Cette place dans le dispositif, et ces fonctions majeures font des acteurs la pierre de touche du psychodrame, mais, et même si on tient compte du plaisir du jeu, ce n’est pas là une place idéale. L’acteur, analyste, est soumis à des frustrations inattendues. Comme tout analyste au travail, il met en action un mode particulier de fonctionnement psychique, dans lequel la régression est centrale. En revanche, il se voit privé de son activité interprétative, qui reste la prérogative du directeur de jeu, parce qu’il est le destinataire du transfert. Souvent aussi  l’acteur est le porte-parole du directeur de jeu, qui au cours d’un jeu, l’envoie sur la scène en lui demandant de jouer un personnage nouveau, et dans un sens bien précis. L’acteur qui prête déjà une partie de son appareil psychique au patient, doit alors aussi se mettre au service de l’analyste directeur de jeu. Il n’est pas toujours simple de se tenir dans ce cadre étroit du chevauchement de deux aires de jeu d’autrui. L’acteur est menacé par deux dangers : celui de se rapprocher trop et de façon symbiotique du patient, ou reprendre sa fonction habituelle d’analyste interprétant en lieu et place du meneur de jeu. Dans le premier cas il ne parvient pas à prendre en charge le fantasme inconscient du patient par une des pensées latentes de son préconscient, et il ne peut plus jouer, pris dans l’emprise de l’automatisme de répétition. Dans le second cas, en reprenant sa place habituelle d’analyste, il passe du play au playing, il ne joue plus, mais interprète, comme s’il était investi du transfert du patient. De telles occurrences se traduisent toujours par une dévitalisation du jeu. On peut supposer, encore avec Winnicott, qu’il y a une resexualisation brutale du jeu qui entraîne une excitation psychique et physique trop grande pour être contenue et satisfaite dans et par le jeu. L’injonction faite à un analyste qui joue dans un psychodrame pourrait être  : «  Lève-toi et joue  ! Mets-toi dans ton espace intermédiaire pour te placer dans le chevauchement de deux aires de jeu », et si l’on suit Jean Gillibert : « Dans cet espace, il faut une richesse considérable d’éléments préconscients (de l’acteur) pour pouvoir traduire les processus inconscients du patient ». Ce qui se passe en nous en jouant au psychodrame est assez différent de ce qui se passe chez un comédien au théâtre. On n’y joue pas une écriture, il n’y a pas ce dédoublement et cette distanciation. 62

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Le texte vient du préconscient du patient, et du préconscient de l’acteur, et pour qu’il y ait une certaine authenticité, il est coloré d’affects, qui eux viennent de l’activité fantasmatique de l’acteur, en grande partie inconsciente. Le préconscient a au psychodrame une place centrale dans l’activité psychique de l’acteur. Dans l’appareil psychique, il a une place intermédiaire, c’est une zone d’échanges et de rencontres. Le préconscient apparaît très tôt dans l’œuvre de Freud, dans une lettre à Fliess, celle du 6 décembre 1896. Freud y écrit que le préconscient est le lieu de la troisième inscription dans la mémoire de l’enregistrement des perceptions. Cette inscription est liée aux représentations verbales. Il correspond à notre Moi officiel, ajoute-t-il, et également que les investissements de ce préconscient deviennent conscients d’après certaines lois qu’à ce moment il ne précise pas. Ces premières propriétés du préconscient sont reprises et développées dans le chapitre VII de L’Interprétation des rêves, puis dans l’article de la Métapsychologie traitant de l’inconscient. Le préconscient fait partie du système perception-conscience, et est séparé de l’inconscient par une censure. Mais plus l’œuvre de Freud évolue dans le temps, plus les liens du préconscient avec l’inconscient apparaissent étroits. Ainsi Freud écrit-il  : «  Il serait faux d’admettre que les relations entre les deux systèmes se limitent à l’acte de refoulement. » L’inconscient entretient un grand nombre d’autres relations avec le préconscient, parmi lesquelles aussi la coopération. Les relations du système préconscient et du système inconscient se font par l’intermédiaire des rejetons de l’inconscient. Et ce qui dans le fonctionnement du préconscient nous intéresse pour décrire le fonctionnement psychique de l’acteur au psychodrame, ce sont justement ces rejetons, ces « sang-mêlés », comme dit Freud. Parmi eux, les formations fantasmatiques, qui ont une très grande part à la formation des rôles par l’acteur. Dans le sous-chapitre de L’Interprétation des rêves consacré à l’élaboration secondaire, Freud parle des fantasmes, en les considérant comme des équivalents des rêveries diurnes : ce qui correspond aux fantasmes pendant la veille, écrit-il, c’est le rêve diurne. Les fantasmes sont le matériau des rêves de la nuit. Ces fantasmes, le plus souvent inconscients, sont utilisés par le rêveur pour construire la façade du rêve. Ces mêmes fantasmes sont sollicités par l’acteur pour construire la façade du rôle à jouer. Ce sont eux les riches éléments préconscients dont parle J. Gillibert, qui vont traduire les processus inconscients du patient. Les liens entre fantasme et jeu, Freud les aborde dans un texte de 1907 : « La Création littéraire et le rêve éveillé ». Il écrit : « Ainsi celui 63

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qui avance en âge cesse de jouer. Il renonce, en apparence, au plaisir qu’il tirait du jeu. A vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre. Aussi l’adolescent en grandissant ne renonce-t-il lorsqu’il cesse de jouer, à rien d’autre qu’à chercher un appui dans les objets réels. Au lieu de jouer, il s’adonne maintenant à fantasmer. » Dans le même texte, plus avant, Freud ajoute : « Le poète, contrairement aux autres hommes, réussit à présenter ses fantasmes aux lecteurs, et les séduit par un bénéfice de plaisir purement formel, c’està-dire par un bénéfice de plaisir esthétique. On appelle prime de séduction ou avant-plaisir (Vorlust) un pareil bénéfice de plaisir, qui nous est offert afin de permettre la libération d’un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques bien plus profondes ». R. Roussillon qui cite ce texte, ajoute qu’il tient le fantasme pour une forme intériorisée de quelque chose qui se serait d’abord mis en jeu. Le parcours serait alors celui-ci : l’enfant éprouve, vit des choses. Il symbolise dans le jeu, il met en jeu. Une fois qu’il a mis en jeu, le jeu peut s’intérioriser et devient fantasme. Le créateur est celui qui retrouverait, après ce temps d’organisation fantasmatique, une capacité de remettre en jeu, d’une nouvelle manière, à travers son œuvre, toute cette expérience. Ce trajet du créateur, ce retour, est celui qu’opère l’acteur au psychodrame, mais un retour qui se fait vers le jeu, et non vers l’œuvre artistique. C’est là la régression dont il était question plus haut, à propos du fonctionnement psychique de l’acteur au psychodrame. Régression d’autant plus nette que, si le préconscient est régi par le processus secondaire, il se trouve que dans le fantasme l’infiltration par le processus primaire est à l’œuvre. C’est par l’intermédiaire des représentations que cette activité préconsciente de l’acteur se met au service du patient. Les représentantsreprésentations sont le front avancé des motions pulsionnelles, aspect de surface et de contenant. Au psychodrame cet aspect de contenant est primordial, les acteurs proposent avec leurs représentations des cadres qui prennent en charge une partie des mouvements pulsionnels du patient. Ainsi sont créés des rejetons artificiels, véritables chimères, au sens où M. de M’Uzan utilise ce terme, puisqu’ils sont organisés de telle sorte que l’investissement inconscient vient du patient, et l’investissement préconscient et la représentation verbale viennent de l’analyste-acteur. Il faut à l’acteur la capacité d’écouter le patient tout en faisant fonctionner sa rêverie, pour se raconter une histoire à partir des éléments délivrés pendant le temps de présentation de la scène. 64

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Cette rêverie n’est bien sûr pas étrangère à l’analyste en séance d’une cure. C’est son utilisation qui est spécifique à l’analyste-acteur au psychodrame : elle donne forme au jeu. S’il n’est pas nécessaire de s’attacher à une stricte vraisemblance, il est indispensable en revanche de jouer vraiment, d’incarner le rôle, en particulier en le colorant d’affect. Il y a une différence entre être authentique dans le jeu et rechercher une vraisemblance stricte, qui, ici, ne serait qu’un souci esthétique vain, ou une défense obsessionnelle au service de la résistance. La résistance vient lutter contre la régression, c’est le plus fréquent, mais aussi contre la sensation d’inquiétante étrangeté. Cette formulation française n’évoque pas grand-chose, elle traduit maladroitement le terme allemand unheimlich, qui est un mot du langage courant, et même un mot d’enfant. Si vous menez un enfant dans un endroit qui lui fait peur, parce que sombre, ou inconnu, il assortira son refus d’un phrase comme : « Das ist unheimlich. » Il n’y a pas d’équivalent en français. Cette sensation, reprise et développée par Freud dans le texte de 1919, est des plus fréquentes au psychodrame. Elle est cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, de tout temps familières, mais dont la retrouvaille est teintée de peur, de malaise, de sensation de déjà vu, et d’inconnu. Freud rapporte cette impression, non à la circonstance de sa survenue, mais à un désir infantile refoulé, ou à une croyance infantile surmontée. A la fin du texte, il sépare le sentiment d’inquiétante étrangeté qui émane de la fiction, de l’imagination et de la poésie. « Dans la fiction, écrit-il, bien des choses ne sont pas unheimlich, alors qu’elles le seraient si elles se passaient dans la vie, et il existe des moyens littéraires de provoquer des effets d’étrangeté qui dans la vie n’existent pas ». Freud explique ce paradoxe par le phénomène de l’identification au personnage de la fiction à laquelle nous conduit artificiellement l’auteur. C’est précisément ce qui se passe sur la scène du jeu. Dans le psychodrame en effet, au moment où l’acteur est désigné pour jouer un rôle, son premier mouvement psychique est une identification à la personne ou à l’instance psychique qu’il va incarner. Et cette identification n’est pas une simple imitation, elle se fonde sur l’existence d’un élément inconscient commun entre l’acteur qui construit ce rôle qui lui est demandé, et le patient lui-même. C’est cet élément inconscient, cette chose de tout temps familière, mais maintenue inconsciente par refoulement, ramenée par le jeu à la conscience, qui provoque le sentiment d’unheimlich. Et, toujours en suivant Freud, cet élément inconscient a à voir avec des questions originaires : castration et fantasme de retour au sein maternel. 65

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Cette identification, préalable au jeu, provoque aussi un dédoublement partiel et temporaire, qui est le premier palier du phénomène de dépersonnalisation. Supporter cela, se laisser aller à la confusion, à l’étrangeté, à la dépersonnalisation, nécessite que les acteurs thérapeutes puissent immédiatement redevenir un enfant qui joue, et dans le même temps veiller à leur jeu. Cela implique que l’acteur soit absolument sûr de la capacité du directeur de jeu à être un contenant solide, garant de la continuité narcissique de l’acteur au moment où nécessairement elle vacille. Cette fonction contenante est aussi assurée par certaines règles de jeu, et certaines techniques de jeu. Règles et techniques de jeu Etablir ces règles, c’est en partie transposer dans ce dispositif particulier les règles habituelles d’un traitement analytique. Elles s’appliquent à tous, le patient, les acteurs, l’analyste meneur de jeu. Et d’abord la règle fondamentale. « Dites ce qui vous vient, comme ça vient » est ma formulation la plus fréquente pour une analyse, ou une cure en face à face. Au psychodrame, la formulation la plus habituelle est : « Tout ce qui vous vient peut se jouer ». Cette différence est importante : il n’y a pas d’obligation, comme dans l’analyse. Bien sûr, cela peut servir la résistance, mais les patients que nous recevons dans un psychodrame sont assez souvent affligés d’un surmoi peu opérationnel, souvent extrêmement exigeant, qui pourrait bien ne pas s’accommoder de la moindre entorse à la règle, et astreindre le patient à jouer au mépris de sa pudeur ou de son narcissisme. D’autres, non moins nombreux, souffrent d’un défaut de refoulement qui pourrait les amener à ne rien feutrer de leurs pensées, ce qui peut les amener à proposer des scènes qui ne seraient qu’une répétition traumatisante d’événements, réels ou psychiques, traumatiques, et cela laisse au meneur de jeu la possibilité de refuser certains jeux, comme par exemple la mise en scène directe, sans déplacement, de scènes traumatiques. Il est toujours nécessaire d’éviter l’attaque directe des défenses et les blessures narcissiques, ce qui revient à ne pas jouer directement le symptôme. Cette règle fondamentale se double pour l’analyste de la règle de l’écoute. «  Neutralité bienveillante  » a été longtemps la formule retenue en français, mais «  neutralité  » est souvent devenue froideur, et «  bienveillance  » a disparu, et cela a donné les caricatures d’analystes silencieux et froids dont on se moque avec raison. Le mot allemand est 66

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« Indifferenz », qui ne signifie pas « indifférence », mais « égale attention » : ne pas faire de différence entre les divers éléments du matériel, tout considérer au même niveau de valeur, même si bien sûr le patient affecte différemment chacun d’eux. L’écoute de l’acteur est aussi de ce type-là : ainsi, il peut partir d’un élément apparemment mineur dans ce que le patient a proposé. Dans une séance récente, un jeune adolescent sollicité répond au meneur de jeu : « Je n’ai pas d’idées, comme d’hab ! ». Comme il est en début de traitement, il ne s’attend pas à la réponse : « On va jouer cela, qui va jouer pas d’idée ? » Et le jeune patient s’attend encore moins à ce que l’acteur joue en fait « comme d’hab’ », ce petit morceau de phrase anodin en apparence, mais qui montre qu’une habitude relationnelle se crée entre le jeune patient et son analyste. Ils commencent à avoir leur petites habitudes, leur quotidien, premier pas vers la construction de leur idiome analytique particulier, à la fois constitué par, et révélateur des fantasmes sexuels infantiles. On aurait pu aussi jouer « Je n’ai pas d’idées », soit dans le sens d’une précieuse défense qui évite toute intrusion d’étranger dans l’espace psychique, mais le « comme d’hab’ » aurait été perdu, on aurait pu aussi montrer combien le vide d’idée est une résistance dirigée contre l’analyste, avec ici le risque que l’adolescent le perçoive comme une injonction surmoïque, un rappel à la règle. La règle d’unicité de la séance est celle de tout site analytique : tout ce qui se dit, se fait, se joue appartient à la séance, y compris ce qui est dit en apparence hors séance : entre la salle d’attente et la salle de psychodrame, en aparté, ce que Freud appelait joliment « la séance privée », par opposition à la séance officielle, sur le divan. Et dans le jeu tout appartient au jeu, et c’est le rôle de l’acteur d’essayer de tout y ramener, tant que le directeur de jeu n’a pas mis fin à la scène. Une brève illustration : dans un jeu entre un patient et son frère, le patient qui joue son propre rôle en appelle brusquement au meneur de jeu : « Mon frère n’est pas du tout comme cela ». Le meneur ne répond pas, mais l’acteur dit avec véhémence : « Ah voilà, toujours le petit cafteur qui va encore raconter à papa que je fais mal les choses ! ». Le cours du jeu est profondément modifié et la scène plutôt terne devient très vivante en révélant une rivalité fraternelle restée jusque-là cachée. La règle d’abstinence s’applique au psychodrame comme ailleurs, au directeur de jeu et au patient. Entre acteurs et patient c’est un peu différent, puisque les jeux comportent des actions simulées. C’est ce faire semblant, qui au psychodrame tient lieu, pendant le jeu, de règle d’abstinence. Pour D. Anzieu : « Les psychodramatistes ont à s’abstenir 67

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de satisfaire directement entre eux leurs pulsions sexuelles et agressives. Cependant, la spécificité du psychodrame étant la conjonction du simulacre corporel et de la verbalisation, les acteurs ont à habiter leur corps en tant qu’instrument d’expression. Si la règle du simulacre doit être très strictement appliquée, elle n’interdit pas tout contact physique. » L’application de la règle d’abstinence est à la base du fait que seul le patient puisse jouer son propre rôle. Ces règles dessinent des limites dont la transgression par les acteurs révèle des réactions contre-transférentielles qui doivent être analysées au plus vite pendant le temps de séance qui suit le départ des patients. Les techniques de jeu Si l’on admet la parenté du rêve et du jeu, ainsi que Freud l’avance dans Le Mot d’esprit et que Winnicott le développe dans une grande partie de son oeuvre, alors, tout acteur au psychodrame est un double du patient lui-même, comme tout personnage d’un rêve représente un aspect du rêveur lui-même. Par double il faut entendre représentation d’une instance, d’une pulsion, d’une imago, ou même d’une partie du corps. Et comme dans un rêve, l’acteur peut représenter, successivement, et sans transition logique des rôles différents, par exemple : une mère très bonne, puis une mère très méchante, le directeur de jeu, ou il peut aussi passer sans transition du présent au passé, puis au futur. Cette absence de transition permet de mieux montrer au patient les liens inconscients, et le mode de penser inconscient. Des tentatives de liaisons pour rendre soi-disant plus réaliste ou plus intelligible sont à considérer comme des rationalisations au service de la résistance. C’est le fil associatif de l’acteur, de l’acteur et du patient devrait-on dire, qui conserve à la scène son unité, qui permet au patient de se sentir dans un espace sécurisant. On espère que par le jeu la conflictualité psychique trouvera une expression et une interprétation, et cela ne peut advenir que dans un cadre sécurisant. Au premier rang des techniques de jeu viennent dramatisation et symbolisation. La dramatisation

C’est du corps et de l’action qu’elle vient. Le volume de la voix, la modulation de la mélopée, la mimique, la gestuelle, les déplacements dans l’espace de la scène sont des moyens de dramatiser, comme au 68

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théâtre. Mais il ne s’agit pas d’esthétiser le propos, ni de faire de l’art dramatique ou du mime. Il s’agit de lier vie psychique et vie du corps. Il ne s’agit ni de décharge motrice, ni de passage à l’acte, mais de passage par l’acte. R. Roussillon présente une théorie de la symbolisation, ou plutôt des symbolisations successives, comme une intériorisation économique de l’acte. Il faut, dit-il, que les choses soient suffisamment agies, mises en actes, actualisées, pour pouvoir ensuite valablement se suspendre et se symboliser de nouveau, autrement. Les patients qui nous sont adressés sont justement le plus souvent des personnes qui n’ont pas ou plus la possibilité de ce passage par l’acte pour symboliser. La symbolisation

Le jeu de l’acteur est symbolique. On dit plus souvent que ce jeu est interprétatif, dans les deux sens du verbe interpréter : interpréter un rôle, interpréter au sens psychanalytique. En fait, et je reprends là une formule de N. Amar, l’acteur au psychodrame anticipe et véhicule l’interprétation. Il l’anticipe et la véhicule, mais il ne la dit pas, il la figure symboliquement, au moyen de son expression dramatique physique et verbale. Si l’on reprend la définition de l’activité symbolique proposée en 1957 par H. Segal, il y a dans le jeu de l’acteur les trois termes du symbole. – la chose symbolisée : ici l’interprétation psychanalytique ; – la chose fonctionnant comme symbole : le jeu ; – une personne pour qui l’un représente l’autre. Cette figuration est donnée par l’acteur, le patient pourra, parfois la trouver/créer comme dit Winnicott. Le meneur de jeu en énonçant l’interprétation peut aider ce processus s’il n’est pas spontané, ou s’il est incomplet. Le symbole que l’acteur apporte fonctionnera non entre lui et le patient, mais entre le directeur de jeu et le patient. Le double

Si importante, et complexe, est la place du double dans le jeu au psychodrame, qu’il fait l’objet d’un chapitre particulier. Disons ici cependant qu’il tire son importance du fait qu’il manifeste, sur la scène du psychodrame, la nature divisée du psychisme humain, divisée et conflictuelle. Etre représenté par deux personnes, qui incarnent deux parties de soi-même est une expérience troublante pour tous les patients qui font l’expérience du jeu psychodramatique. Expérience troublante, mais à 69

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manier avec précautions, car elle est douloureuse. « Si l’homme était un, il ne souffrirait pas », dit Hippocrate. Les patients que nous recevons au psychodrame ont souvent comme protection l’illusion d’être un : ainsi les persécutés, ils se croient un face aux autres. Ils souffrent, mais de la méchanceté des autres. Quand ils réalisent, un peu brutalement au psychodrame, avec le jeu de double, combien leur souffrance est causée par un conflit interne, entre une partie d’eux qui persécute une autre partie d’eux, ils souffrent d’une manière toute différente, et souvent encore plus aiguë à ce moment-là où la perlaboration n’a pas encore eu le temps d’arrondir les angles. Certains patients, passé le premier moment de surprise, ont un grand enthousiasme pour les jeux de double. Ils aiment à dialoguer, en face à face avec des parties d’eux-mêmes, souvent deux aspirations opposées, dans des scènes que l’on pourrait croire être des figurations de la conflictualité psychique. Elles n’en sont que les prolégomènes, et il n’est pas certain que la véritable conflictualité, à savoir le conflit pulsionnel, soit véritablement accessible. Il n’y a le plus souvent qu’une apparence de conflit. L’enjeu est le plus souvent narcissique. Avoir besoin d’un jeu de double dialoguant montre que l’un des termes du conflit est peu accessible à la figuration. On montre alors le Moi en ses parties, qui vont tenter d’établir entre elles des liens. C’est un moi qui est moins menacé par la conflictualité interne que par une absence de conflictualité, ou par un menace de perte d’une partie de lui. Le jeu de double est alors une mesure d’urgence réclamée par le patient, ou nécessaire à l’analyste pour remettre du jeu là où les parties du Moi, ou les parties du corps, s’ignorent ou se détruisent. L’attente

La scène est définie, les rôles sont distribués, le ou les acteurs se lèvent pour entrer dans l’espace de jeu. Il peut être opportun d’attendre, un peu, pas trop. Il est certain que beaucoup de patients sont très inhibés, ce peut être ce pourquoi ils sont adressés au psychodrame, après un essai infructueux de psychothérapie par la seule parole. Ils peuvent aussi être effrayés par l’exposition du corps, le regard des membres du groupe. Il n’y a pas lieu alors de laisser s’installer un silence qui n’aurait aucune vertu. Mais souvent laisser le patient ouvrir la scène permet à l’acteur de régler son propre jeu, et parfois de renoncer aux choses formidables qu’il imaginait jouer. Comme l’analyse d’un rêve commence toujours par les associations du patient, c’est-à-dire son discours spontané après le récit 70

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du rêve, il est préférable qu’un jeu commence par une réplique ou un geste du patient. Si rien ne vient, l’acteur, sur un détail, engage le jeu, comme l’analyste, sur un détail du rêve, peut inviter le patient à associer. Moment d’attente qui se renouvelle lorsqu’un nouvel acteur, envoyé par le directeur de jeu, arrive sur la scène. L’incarnation

L’acteur est analyste, et, dans la protection du narcissisme du patient, il ne l’oublie jamais. Mais son jeu doit être vrai : il incarne un personnage, dans une situation donnée, sans distanciation, et sans intellectualisation. Un homme jaloux, un enfant qui joue, une femme qui séduit, mais aussi une prostituée, un policier ou Dieu sont des figures à interpréter avec clarté et détermination. Il peut arriver de devoir forcer le trait, ce qui vaut mieux qu’une ambiguïté à laquelle, le plus souvent les patients n’ont pas accès, ou dans laquelle ils risquent de se perdre. Comme dans le rêve, si une contradiction doit être figurée, les deux positions seront jouées successivement, sans transition de l’une à l’autre, en simple juxtaposition. Cela ne satisfait pas la logique discursive, mais c’est plus proche du mode de penser inconscient, pour reprendre une expression freudienne. On peut ainsi juxtaposer le présent et le passé : les brusques retours à l’infantile montrent, de façon bien plus nette que toute explication secondarisée, combien l’actuel répète une situation infantile. On peut juxtaposer deux attitudes opposées, deux affects opposés ou incompatibles, ainsi passer d’un parent sadique à un parent doux et masochiste. On peut juxtaposer des rôles différents, bien que dans le même paradigme : jouer un professeur, ou un patron, et passer sans transition à une figure parentale, ou au directeur de jeu. Ces renversements, déplacements, sont à l’initiative de l’acteur, qui suit son propre fil associatif. Le meneur de jeu peut aussi les susciter, en faisant un signe à l’acteur qui joue, ou en envoyant quelqu’un sur scène, qui va réorienter le jeu. Il est bien sûr attendu des acteurs en scène qu’ils suivent le mouvement nouvellement indiqué. Parfois ils résistent. Résistance qu’il est possible d’attribuer au patient lui-même, en supposant un effet d’identification projective, dans son versant de contrôle de l’objet. Mais l’usage systématique d’une telle interprétation peut devenir une persécution pénible. L’acteur au psychodrame est un peu comme le musicien de l’orchestre, qui a un oeil sur sa partition, l’autre sur le chef d’orchestre, les doigts, et parfois les pieds, la bouche, au contact de l’instrument, 71

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qui a sa sensibilité en éveil aux sons qu’il produit, et aux sons que les autres produisent. L’acteur a un œil sur le patient, et aussi une oreille, son jeu s’adapte à lui, il est attentif aux défenses et au narcissisme. Il a aussi un œil sur le meneur de jeu, qui parfois donne des indications. Il écoute les autres acteurs, et s’adapte à eux. Son troisième œil, comme dit A. Green, et on ajoutera ici, sa troisième oreille, sont tournés vers l’intérieur de lui-même, attentifs à ce qu’il ressent, et aux idées incidentes qui viennent émailler son fil associatif. Ces éléments internes peuvent être réintroduits dans le jeu. Ainsi, incarne-t-il la capacité de jeu du patient et de l’analyste, le chevauchement de leurs aires de jeu. Entre eux, il est à la fois joint et charnière.

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A. PRUDENT

Les doubles au psychodrame analytique Le psychodrame analytique permet aux patients qui manquent de capacités de symbolisation ou qui ne peuvent par inhibition les utiliser, de mettre en place des jeux scéniques dans lesquels les acteurs apportent les figurations absentes. Un de ces rôles, le « double », prend un caractère particulier qui sera développé sur les bases des études psychanalytiques et littéraires du thème du double. Dans Doublé par ses doubles 1, Raymond Devos évoque un comique de situation à partir des différents sens du mot « double ». Il rapporte un dialogue entre deux voisins où l’un tente de calmer l’angoisse de l’autre. Mais un dialogue de sourds plein d’humour s’installe, quiproquo sur le sens à partir de la juxtaposition d’une situation : « Il avait un drap autour du cou » et d’une demande : « Venez vite ! On a volé mes doubles », l’un comprenant doubles des draps alors que le voisin délirant parle des doubles de sa personnalité. Un court extrait de ce texte en donne un aperçu : « Je lui dis : "Que vous a-t-on pris ?" Il me dit : "Mes doubles !" Je lui dis : "Les doubles de vos draps ?" Il me dit : "Non ! Mes doubles à moi ! Les doubles de ma personnalité !" Je lui dis : "Expliquez-vous, parce que…" Il me dit  : "Eh bien voilà… Comme tout un chacun, je me dédouble. C’est-à-dire que… soudain, je me vois devant moi, aussi net que si je me contemplais dans la glace de cette penderie. Jugez de mon émoi !" » Plus loin, R. Devos poursuit : « Il me dit : ‘Alors, je me trouve tellement laid que je n’ai plus qu’une pensée  : me défaire de ce double affreux. Le faire disparaître de ma vue ! Je lui jette un drap sur la tête. Je le plie en deux, puis en quatre et je vais l’enfouir au fin fond de ma penderie afin que nul ne le voie ! J’avais ainsi séquestré une demi-douzaine de mes doubles’. » Dans cette histoire, R. Devos fait référence à la constitution d’un délire de double, à la multiplicité de ses représentations et à l’évocation d’un rêve. Il nous promène sur un axe allant de la désymbolisation à la 1.   R. Devos, A plus d’un titre, Paris, Presse-Pocket, n° 3469, 1990.

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symbolisation, donc de la désubjectivation à la subjectivation. Moins la pulsion peut être prise dans la symbolisation, plus elle est déchargée en actes psychopathiques ou en pathologies somatiques ; par contre, si la pulsion est ressaisie dans des figurations, elle pourra être prise dans la symbolisation et permettra l’accès à la subjectivation. Le psychodrame s’adresse essentiellement aux pathologies dues à l’attaque mortifère des fonctions de liaison du Moi et donc de la subjectivation. Si l’on imagine un axe allant de la désymbolisation à la symbolisation, les pathologies de l’extrémité de l’axe, côté désymbolisation, dont les manifestations sont la pensée opératoire et les somatisations, nécessitent des thérapies qui prennent en compte plus directement le corps. Dans celles-ci nous pourrions envisager le thérapeute comme double corporel du patient, lui permettant de réinvestir son corps avant que de pouvoir réinvestir ses pensées. Pour les patients qui nous concernent, chez qui nous repérons une défaillance de la fonction de liaison du Moi dans des pathologies de l’identité, du narcissisme, il y a défaillance de constitution de double interne. Si ce double existait, il pourrait donner accès à la conflictualisation interne. Plus la fonction de liaison du Moi est efficace, plus le double interne se transforme en une multitude de doubles objectaux, représentant des objets partiels. Dans le cas d’une condensation trop serrée de ces objets partiels, l’identité de pensée est en péril puisqu’une chose et son contraire peuvent exister dans le même temps, là où le patient devrait pouvoir penser dans la juxtaposition : une chose ou son contraire. Les patients manquant de capacité de symbolisation traitent en direct avec la réalité externe  : une chose est la chose même. Aucun matelas d’internalisation ne leur permet de saisir la pulsion. Il est même urgent pour eux de l’éviter. Certains, face au manque de double interne, se constituent un double externe, néoréalité, délire, hallucination pour faire échec à la menace de désorganisation et à la brutale désintrication pulsionnelle. Si ce double ne peut se constituer, lorsque l’objet disparaît de leur vue, s’absente, il prend un statut de non-existence : parfois la représentation elle-même disparaît, s’abîme dans le gouffre de tout ce qui n’est pas présent. Ce qui échappe à la maîtrise n’existe plus. La mort rôde. « Il n’y a pas de représentation de chose de sa propre mort ou du Moi. C’est seulement par l’affect que le Moi peut se donner une représentation de l’irreprésentable de lui-même  », dit R. Menahem2. Pour 2.   R. Menahem, Qui a peur de son double ? in Le double, Monographies RFP, Paris, PUF, 1995. Etude psychanalytique approfondie du thème du double.

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les auteurs de le monographie de la RFP consacrée au double, celui-ci apparaît comme salvateur pour lutter contre la non-représentation. R. Devos nous dit que si notre double disparaît, il faut aller chercher le voisin pour s’en faire très vite un autre et le garder précieusement dans son armoire. Ce thème du double, très fréquent en littérature, a été étudié par O. Rank en 1914, année où Freud a écrit « Pour introduire le narcissisme »3. Les multiples formes du double dans les religions, les mythes, la littérature, la psychopathologie sont  : l’âme, l’ombre, le diable, le reflet, la gémellité, le délire du double. O. Rank les rattache à la relation du Moi à la mort, l’homme cherchant à conjurer la menace que représente son inéluctable destruction.4 En 1919, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud analyse les fonctions dévolues à la « création d’un tel dédoublement » au cours de la vie psychique, le rôle médiateur de ces représentations du double, entre l’angoisse d’anéantissement et celle de la castration, entre le narcissisme primaire et les stades évolutifs ultérieurs du Moi5. Dans L’inquiétante étrangeté 6, il annonce : « L’idée du double ne disparaît en effet pas forcément avec le narcissisme primaire car elle peut, au cours des développements successifs du Moi, acquérir des contenus nouveaux.  » Il s’agit de la «  conscience morale  », de « l’auto-observation » et de « l’idéal du Moi », englobés plus tard sous le nom de « Surmoi ». Dans cet ouvrage, Freud met donc la thématique du double en relation avec le narcissisme, la relation d’identification primaire à la mère, l’homosexualité, la compulsion de répétition et la lutte contre l’angoisse d’anéantissement. Nous retrouvons ces problématiques caractéristiques dans les pathologies de nos patients de psychodrame. La création d’un double est à inscrire dans une intersubjectivité, entre soi et l’autre, dans l’entre-deux du même et de l’étranger. J.-J. Baranès a écrit : « Le double est (…) à la fois regard ou miroir pétrifiant, attracteur de mort et stabilisateur des puissances de l’étrange, mais aussi cadre opérateur ayant fonction de médiateur entre le même et l’autre. (…) A soi-même étranger le Double s’inscrit comme figure de la limite et du paradoxe (…) passage obligé dans l’expérience de

3.   S. Freud, (1914), Pour introduire le narcissisme, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969. 4.   O. Rank, (1914), Don Juan et le double, Paris, Denoël, 1932 ; Paris, Payot, 1973. 5.   S. Freud, (1920), Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. 6.  S. Freud, (1919) L’inquiétante étrangeté, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933.

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soi-même, allant du dédoublement à l’altérité  »7. Le double est donc à la fois figure du paradoxe constitutif de la psyché entre l’interne et l’externe, en relation étroite avec l’image narcissique et l’Idéal, et représentation de l’activité de représentation. C’est « un opérateur de transformation passant par l’affect (heimlich-unheimlich) d’étrangeté et de familiarité. A ce titre, le double, pivot spéculaire (G. Rosolato) et opérateur psychique biface, ouvre par sa paradoxalité même, au ‘pire’ – c’est l’investissement du leurre – fétiche externe qui peut devenir indispensable à la continuité narcissique au point d’en pétrifier toute vie psychique -, comme au meilleur : le double assure alors la transition – traversée ou passage – entre l’identique et l’altérité, permettant du même coup un remaniement des clivages du Moi. »8 Lorsque J.-J. Baranès parle de fétiche externe qui va fixer les choses, nous, psychodramatistes, pensons à la nécessité qu’éprouvent certains patients à choisir toujours le même acteur comme double  ; «  double continu », disent C. et S. Botella9, qui évoquent la crainte de non-représentation ou perte de la représentation de l’objet équivalente à la perte de représentation de soi. Différentes modalités ont été reprises par C. Couvreur (1995)10  : celle du « double animique », primaire et élémentaire, double indistinct d’un objet lui-même double du sujet ; celle du « double auto-érotique », où le sujet acquiert la capacité de s’éprouver simultanément sujet observant et objet passif observé ; celle enfin du « double narcissique », issu d’un mouvement projectif, donnant lieu à une «  matérialisation  » de la forme auto-érotique dans la perception ; double issu d’une réflexion interne, ou retrouvé seulement par projection dans le miroir externe de l’autre. C’est une figure persécutrice ou rassurante, mortifère ou d’étayage vital. Ces trois types de doubles sont présents sur la scène du psychodrame. L’aspect spéculaire de la thématique du double ne peut pas être évoqué sans citer Lacan qui affirme que « c’est par l’autre que le sujet a accès à une image de lui-même, cette reconnaissance se faisant dans le champ du langage tiers médiateur. »11 7.   J.-J. Baranes, Double narcissique et clivage du moi in Le double, Monographies de la RFP, Paris, PUF, 1995. 8.   Ibid. 9.   C. et S. Botella, Le travail en double, in Le double, Monographies de la RFP, Paris, PUF, 1995. 10.   C. Couvreur, La dynamique du double : animique, autoérotique, narcissique, in Le double, Monographies de la RFP, Paris, PUF, 1995. 11.   J. Lacan, (1949), Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966.

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Certains patients très carencés narcissiquement se constituent un double, partie d’eux-mêmes, qu’ils projettent à l’extérieur pour pouvoir la supporter. Dans ce clivage, la partie saine interne veille sur la partie jugée trop malade, mise à l’extérieur, qui peut donc être critiquée. En littérature, les exemples sont : Goliadkine dans Le double de Dostoïevski, Félix dans La méprise de Nabokov, mais aussi Don Juan, Dracula, Le Horla de Maupassant. Il est à remarquer que dans la littérature, les histoires de doubles sont des histoires plutôt masculines. R. Menahem (1995) décrit une forme féminine de complétude narcissique enfin devenue désirable grâce à un autre symbole de la jouissance absolue et irréversible, et une forme masculine de duplication. L’homme signe un pacte avec un inconnu (trop connu) ; il donne en échange son ombre ou son reflet. Celui-ci va se mettre à vivre de façon autonome et empêcher toute jouissance. Pour les patients qui vivent dans le dédoublement, la partie malade est projetée soit parce que trop pulsionnelle, soit trop idéalisée, soit trop mortifère. Ainsi la constitution d’un double médiateur entre angoisse de morcellement et angoisse de castration est un processus permettant de faire face à la désintrication pulsionnelle. Je comparerai l’utilisation de la technique du double au psychodrame et le travail du rêve. Dans L’interprétation des rêves, Freud est explicite sur le lien entre rêve et psychose : « Ainsi le rêve est une psychose, avec toutes les extravagances, toutes les formations délirantes, toutes les erreurs sensorielles inhérentes à celle-ci, une psychose de courte durée, il est vrai, inoffensive et même utile, acceptée par le sujet qui peut, à son gré, y mettre un point final, mais cependant une psychose qui nous enseigne qu’une modification, même aussi poussée de la vie psychique peut disparaître et faire place à un fonctionnement normal. »12 Dans le moment psychotique du rêve, le rêveur n’est pas surpris des aberrations tant spatiales que temporelles qu’il a à vivre. Il peut se trouver dans un espace composite entre son lieu de vie habituel et le lieu de ses dernières vacances. Il n’est pas étonné que ces deux lieux coexistent au même moment de son rêve. De même, il peut y avoir le temps des condensations  : être enfant et adulte dans le même instant, situation que nous mettons en scène au psychodrame. Là où dans la réalité, il y aurait un « ou » : dans la maison de vacances ou à l’appartement, autrefois ou maintenant, dans le rêve il y a un « et » qui condense les lieux et les temps. Le rêve est un espace où les contradictions cohabitent. 12.   S. Freud, (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.

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Lorsqu’on parcourt Le rêve et son interprétation (1901) et L’interprétation des rêves (chapitre VI) (1900), on est frappé par l’analogie entre les personnages du rêve et les doubles au psychodrame. Je cite Freud dans L’interprétation des rêves : « C’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas mon Moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon Moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification avec d’autres personnes. »13 Ainsi le double apparaît au psychodrame proche du personnage d’un délire  : double animique, auto-érotique ou narcissique et également proche des multiples personnages du rêve. Le but du psychodrame est d’amener les patients carencés en double à faire ce cheminement de la constitution du double à sa multiplicité, donc du reflet dans le miroir aux objets partiels en utilisant une scène qui n’est ni celle du délire, ni celle du rêve, mais celle du jeu. Le psychodrame traite le récit du patient comme un délire ou un rêve. Avant de donner trois exemples de scènes de double au psychodrame, je citerai le cas d’un patient qui ne pouvait pas dormir. Ses insomnies ont duré jusqu’au jour où il fit un rêve terrorisant : derrière le rideau de sa chambre, apparaissait un personnage qu’il finit par reconnaître ; c’était lui-même. Il s’est réveillé dans une violente angoisse. Nous sommes ici dans le traumatisme. L’art du psychodrame est de vivre la même chose hors traumatisme. Voici donc les trois exemples de jeu de double qui montrent la gradation de la symbolisation selon que le patient est très carencé, quasi désubjectivé, ou envahi par une multitude de représentations qu’il s’agira de décondenser. Trois exemples de jeu de double Le premier exemple est celui du double en face, sorte d’image du patient dans un miroir. Le meneur de jeu interroge le patient sur une idée de scène à jouer. Celui-ci répond  : «  Je ne sais pas quoi jouer.  » Le meneur de jeu peut envoyer un acteur dans le rôle d’un ami du même sexe inhibé ou terrorisé qui s’adresse au patient de la façon suivante  : «  Tu sais, c’est la première fois que je viens, j’ai très peur, ils m’impressionnent tous à me regarder ainsi, je n’ose pas dire pourquoi je 13.   Ibid., p. 278.

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viens. Tu crois que je peux leur en parler, qu’est-ce que tu me conseilles Qu’est-ce que je peux leur dire ? » L’acteur, double, alter ego du patient, le décharge de ses propres terreurs. Il représente le patient éprouvant l’effroi et incite celui-ci à décrire une attitude active et aidante. Le jeu du double décondense deux représentations : celle de l’inhibition liée à la terreur et celle du désir d’exprimer le mal-être ressenti. Le deuxième exemple sera celui du double à coté. Le patient annonce : « Quand le téléphone sonne, j’ai peur que ce soit ma mère, je ne sais pas quoi lui dire. Elle se mêle toujours de mes affaires, je n’ose pas lui dire que ça ne me plaît pas. » S’il garde son rôle, et attribue le rôle de sa mère à un acteur, la scène pourra se dérouler ainsi : le meneur de jeu laissera au patient le temps de montrer cette incapacité à exprimer son mécontentement devant une mère intrusive. Puis, il enverra un autre acteur double à côté qui, lui posant la main sur l’épaule, exprimera toutes les pulsions agressives à l’égard de cette mère. Le patient a, à ses côtés, la représentation de sa partie pulsionnelle qui est si violente qu’il ne peut l’exprimer. Dans ces deux premiers exemples, le double est la représentation du patient lui-même sans métaphorisation. Les deux doubles sont des doubles en miroir. Le troisième exemple est le cas du double partiel avec métaphorisation. Le patient propose : « L’autre jour, je me promenais dans un terrain vague où il y avait plein de chats. Quand je suis arrivé, un chat est venu se frotter contre mes jambes et les autres ont pris la fuite. L’un d’eux a d’abord fui, puis est resté à distance, m’observant caresser le chat qui me faisait des câlins. » Si le patient garde son rôle, il se trouvera face à trois chats joués par des acteurs qui en feront trois parties de lui-même ; l’un sera le désir de tendresse, l’autre la peur devant l’étranger ou l’intrus, le troisième exprimera l’envie à l’égard d’un comparse. Le patient comprend rapidement la décondensation de ses sentiments polyvalents enchevêtrés pour ses parents : la demande d’amour, la crainte, l’animosité liée à la jalousie fraternelle. Le meneur de jeu peut également envoyer un autre acteur chat pour exprimer non plus l’agressivité fuyante, mais l’agressivité agie, à savoir un chat mimé bondissant toutes griffes dehors sur le patient. Les mots seront sans ambiguïté, aussi acérés que les griffes représentant les désirs destructeurs. Les cothérapeutes acteurs peuvent laisser le patient jouer son propre rôle sur son terrain vague, puis sans transition, s’adresser à lui comme parent du patient ou comme meneur de jeu, montrant ainsi que les différents chats sont des parties représentées de lui-même, exprimant les mêmes sentiments dans trois situations différentes. L’accent est 79

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ainsi mis sur la permanence des sentiments éprouvés, quelle que soit la situation. Par ce changement de rôle du patient, nous sommes en présence de trois personnages sur trois scènes, trois identifications narcissiques possibles (situation du premier exemple face à un grand nombre d’identifications partielles proposées par le patient lui-même ou introduites par le meneur de jeu). Ce biais des représentations apportées par le meneur de jeu ou les acteurs, permet soit de combler un manque de représentations, soit de mettre en lumière une attaque ou un mépris de celles-ci, en dénouant une condensation de ses représentations trop chargées d’affects. La position du double, dans son mouvement rotatif autour du patient (en face, à côté, à l’arrière) est définie par la capacité plus ou moins grande du patient à symboliser. A la question : « Qu’est-ce que le double au psychodrame ? », Alain Gibeault répond : « Dans ce travail de rêve en commun qu’est la scène du psychodrame, le double a pour fonction d’évoquer le patient à la première personne, d’introduire une voix exprimant les pulsions, fantasmes et représentations que le patient n’arrive pas à dire lui-même. C’est la fonction de tous les psychodramatistes de reprendre à leur compte, différents aspects de la vie pulsionnelle et des distances psychiques du patient, mais le discours en première personne joue un rôle privilégié par la possibilité de reconnaissance et d’appui narcissique. Voix off ou jeu en miroir favorisent ainsi plus facilement l’appui sur le temps de l’illusion d’un objet trouvé/créé d’une non-différenciation entre le sujet et l’objet, pour que soit possible ultérieurement le temps de la désillusion corrélative de l’acceptation de l’objet dans son altérité. »14 Dans le rêve, le rêveur est à la fois acteur et spectateur de son rêve, comme au psychodrame, à la fois sur scène et dans la salle. L’espace, la scène du psychodrame, comme toute scène de théâtre, a une fonction de reproduction ; l’action peut être retransmise à l’identique ou, par le biais de la contradiction, retransmise dans une version au sens totalement différent. Ainsi dans les films d’Alain Resnais Smoking et No smoking, une histoire se déroule selon une certaine logique si un personnage allume une cigarette, et selon une autre logique s’il ne l’allume pas, ce qui donne deux films différents. Le « ou » nous introduit immédiatement dans la problématique du double. Le psychodrame agira de la même manière. D’une situation de départ, le patient sera acteur et spectateur d’autres versions. L’effet de scène, le thème du voir, la fonction visuelle et le regard sont présents 14.   A. Gibeault in Le double, Monographies de la SPP, Paris, PUF, 1995.

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d’une façon insistante dans L’inquiétante étrangeté. La scène entière se reflète dans un miroir plus ou moins déformant et le meneur de jeu se pose en témoin de la déformation, ce qui permettra au patient d’affirmer son identité, dire éventuellement non à l’image maternelle représentée par le meneur de jeu, donc d’évoluer sur le plan de la subjectivation. Du « et » qui existe dans la collusion, on amène le patient à envisager le « ou », puis à nouveau le « et » non plus dans la collusion, mais dans le compromis. Ainsi en va-t-il du rêve dont Freud dit : « Les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes ; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription (…) des pensées du rêve, dans un autre mode d’expression (…) »15 Nous pouvons constater la similitude : le patient livre le récit de la scène, et le double (ou les doubles) en donne(nt) une transcription  ; certains patients s’en plaignent lorsqu’ils luttent contre la contradiction qui leur est proposée. Le patient, par notre façon de traiter son récit à la manière d’un rêve, se voit acteur de deux ou plus de deux versions simultanées décondensées. Par cet art de dédoublement, le psychodrame montre à la fois les possibilités auxquelles le patient ne pensait pas, mais également les condensations que la contradiction met en évidence. Le double au psychodrame est un double destiné à introduire cette petite différence qui, par le jeu du miroir quelque peu déformant, permet d’accéder à la complexité et à l’altérité. Il est toujours dans l’entre-deux du même et de l’autre. Les éléments du rêve décrits dans le chapitre VI de L’interprétation des rêves : la condensation, le déplacement, le renversement, les procédés de figuration, la prise en compte de la figurabilité, la dramatisation, la figuration par symboles, le lapsus, la dépersonnalisation, les affects, l’élaboration secondaire, la fonction scopique, se retrouveront sur la scène du psychodrame. Nous pouvons dire que dans le psychodrame, le double, qu’il soit narcissique ou objectal, prête au patient ses capacités à rêver, ses capacités à mettre à l’extérieur ses doubles variés pour ensuite lui permettre de se les réapproprier non plus dans une contradiction, mais dans un compromis. Nourri de ses doubles, le patient prend de plus en plus d’épaisseur, de plus en plus d’autonomie. Le double est le passage par la représentation de soi pour accéder aux autres, ce qui permet a contrario à P. C. Racamier d’écrire : « Si l’on est 15.   S. Freud, (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.

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qui l’on est, on est mort »16. La pire des choses serait donc de se retrouver face à soi-même absolument identique, situation très rare, puisque déjà, le reflet dans un miroir introduit une différence. Le côté gauche devient le côté droit. Plus le double est joué identique, plus il est dépersonnalisant. A propos de cette variante technique, N. Amar, G. Bayle et I. Salem ont pu dire : « Cette technique animique (est) souvent très puissante dans sa destructivité. Il s’agit de s’emparer des apparences de l’autre, de le dépouiller ainsi de sa maîtrise, tout particulièrement de sa maîtrise musculaire. »17 Elle a été une des premières techniques utilisées par Moreno. Il en attendait une prise de conscience unifiée. Or il y a un risque d’atteinte narcissique, il s’agit donc d’être prudent par respect du narcissisme dans les traitements. Il existe également l’adage selon lequel quiconque voit son double doit mourir. Là encore, ce double est la reproduction à l’identique. Mais si le double est repéré comme étant presque le même, c’est-à-dire avec cette toute petite différence lui permettant de ne plus être l’identique mais l’alter ego, autrement dit une présence distincte et séparée sous la dépendance de l’original, le pas vers l’altérité est franchi. C’est également la possibilité de se projeter dans un avenir différent. Le double se trouve donc dans cette interface entre l’identique, coïncidence exacte face à soi-même, et le presque même qui mène à l’altérité, entre les angoisses d’anéantissement qui nécessitent la création d’un autre soi-même pour survivre, et les angoisses de castration où le double entre dans le registre de l’identification. A propos d’un « Trouble de pensée sur l’Acropole » (1936), Freud pense qu’être « dédoublé trouble et perplexe vaut mieux pour l’idéal du Moi qu’une glorieuse universalité confuse. »18 Le télescopage du temps entraînant le télescopage des représentations et des affects est un phénomène courant dans le rêve lorsque le Moi n’est plus différencié du ça par la réalité extérieure, quand la perception est endormie. A l’état de veille, cet état confusionnel est pathologique. Si l’on reprend l’axe qui va de la désymbolisation-désubjectivation à la symbolisation-subjectivation, un patient peut, pour une raison pathologique ou une fatigue psychique momentanée, avoir à faire face à une défaillance de la fonction synthétique du Moi qui habituellement 16.   P.-C. Racamier, Entre humour et folie, Rev fr psychanal, Paris, PUF, 1973. 17.   N. Amar, G. Bayle, I. Salem, Formation au psychodrame analytique, Paris, Dunod, 1986. 18.   S. Freud, (1936), Un trouble de mémoire sur l’Acropole, in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

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combine les exigences du ça, les lois du Surmoi et les impératifs de la réalité extérieure. Selon le lieu où, sur cet axe, la défaillance s’exerce, l’effet de dédoublement ira du délire lorsqu’il y a atteinte du narcissisme, donc création d’un double imaginaire ou projection d’un double interne insupportable, au rêve dans lequel chaque protagoniste est la représentation d’un aspect, d’une caractéristique d’un rêveur. En résumé de cette partie théorique, nous dirons que pour colmater la brèche créée, irréparable par le patient lui-même, le travail du psychodramatiste sera d’apporter une figuration de double posée à l’extérieur de lui-même, puis d’amener cette figuration à une internalisation de la représentation pour en faire petit à petit la représentation d’une condensation des multiples personnages qui constituent le patient, doubles objectaux permettant de nuancer le jeu de la perte et d’instaurer un pare-excitation  : d’aller de la représentation d’un délire de dédoublement à la représentation d’un rêve réussi qui condenserait des identifications multiples. Par ce cheminement et en particulier grâce à l’introduction d’une contradiction, la pulsion exprimée par le double est ressaisie dans des figurations, et donc prise dans un début de subjectivation. Au lieu de se décharger en actes psychopathiques ou psychosomatiques, ou en extinction de la vie psychique, elle est petit à petit prise dans la symbolisation et la subjectivation. Comme exemple, je citerai ce moment où un cothérapeute sentant monter chez le patient une violence telle qu’il s’apprêtait à bondir sur un acteur, s’est levé, est allé mimer le coup, doublant le patient qui, déchargé de cette violence, n’a plus éprouvé le besoin de la mettre en acte. Il s’agit donc d’évaluer sur l’axe le lieu de la défaillance, et de proposer alors une figuration du double qui corresponde à la nécessité du moment. Ainsi, toute une palette de doubles, de l’animique au narcissique puis à l’objectal, nous sera nécessaire et le mode d’emploi diffère d’un double à l’autre. Les différents doubles Pour pouvoir se nourrir des autres selon l’expression de Ph. Jeammet, il faut pouvoir se nourrir de ses doubles ; c’est ce que nous proposerons à nos patients. Aux patients les plus carencés, nous offrirons des doubles affamés, toujours en quête d’une représentation globalisante d’euxmêmes ; par contre, aux patients les plus subjectivés, nous proposerons des doubles différenciateurs qui apprennent à faire la distinction entre 83

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soi et les images, soi et l’autre. Quand j’évoque les doubles affamés, les vampires ou autres figures terrifiantes montrant l’absolue nécessité d’un accrochage à un autre pour combler le défaut narcissique sont présents. Les trois exemples précédents de scène donnent un aperçu des différentes techniques que nous avons à notre disposition. Je renvoie au livre de N. Amar, G. Bayle et I. Salem Formation au psychodrame analytique, (p. 82) et au texte de Ph. Valon « Acteurs et techniques de jeu »19. Un graphique pourrait montrer le lien entre l’évolution de la subjectivation et l’engagement de la pulsion. L’une étant fonction de l’autre, plus on est dans la désubjectivation, moins le conflit intrapsychique est présent, plus on va vers la constitution de l’altérité, plus la psyché sera structurée et susceptible de régler un tel conflit. La courbe obtenue représentant ce lien entre la subjectivation et l’engagement de la pulsion donne l’évolution de la constitution du double par rapport à ces deux paramètres. Ce schéma nous permettrait de décrire la technique utilisée pour jouer le double. Comme tout schéma, il ne serait qu’un outil de représentation. La technique utilisée sera donc pour le patient fonction de ses capacités à subjectiver et de ses capacités à conflictualiser. Je présenterai les techniques de façon schématique, ce qui ne signifie pas l’utilisation d’une seule technique pour un patient donné. Il pourra nous présenter diverses facettes de sa personnalité, et nous adapterons notre jeu à ces diverses facettes. Le double dialoguant face à face

Il est joué pour le patient qui manque de double interne, qui a perdu son reflet et éprouve ce manque, ce sentiment d’identité menacé, il n’y a aucun conflit. L’acteur jouant le double exprime ce vide, cette sidération devant une situation nouvelle. Il est la reproduction même du patient qu’il interroge comme un alter ego. Le patient se voit doté d’un reflet avec qui il peut coopérer soit en exprimant des sensations identiques, soit en adoptant un discours d’aide bienveillante et narcissisante renseignant le meneur de jeu sur l’éprouvé ou la qualité de l’aide attendue. C’est un moment offert au patient de resserrement des diverses parties du Moi, des mises à l’écart des risques de perte d’une de ces parties, et même parfois, de lien avec la partie délirante que le patient essaie de se constituer, double externe pour réparer une partie manquante. Le double se présente comme étant le patient lui-même. 19.   Ph. Valon, Acteurs et techniques de jeu, Revue ETAP, Paris, ETAP, 1994.

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Pour exemple, je rapporterai le cas d’un patient qui, à la sortie d’un épisode confusionnel, a parfois recours à des petits délires paranoïaques. L’acteur le doublant joue sur la fonction accompagnatrice et structurante du patient délirant, et donc du délire. Ce qui donne : « Ne t’en fais pas, moi, Martin, délirant, je ne te laisserai pas tomber. Tu peux compter sur moi, je suis ton plus fidèle ami. Les autres sont cruels, ce sont de vraies savonnettes, tu ne peux pas compter sur eux. Alors que moi, il suffit que tu m’appelles, et je suis immédiatement là pour te protéger. Quand tu pourras te débrouiller sans moi, tu pourras me ranger dans un placard, mais même là, je veillerai sur toi. » Si le patient est un peu plus structuré, mais envahi par une manifestation corporelle, le jeu sera le même. Il s’agit de fournir une représentation de l’investissement narcissique de la défense. Par exemple cette jeune fille annonçant avec difficulté  : «  Je ne peux plus ni parler, ni manger, ni boire, j’ai une boule dans la gorge qui ne veut pas se desserrer. Est-ce que ça va durer longtemps ? ». Cette étudiante a évoqué des séparations intolérables : parents séparés, mère insupportable qu’elle a fuie en allant en pension dans un premier temps, puis en s’installant dans un appartement loin d’elle. Le symptôme apparaît lorsqu’elle met quelques kilomètres entre son ami et elle-même. La scène se déroule entre la patiente et la boule dans la gorge, d’abord dans le même sens que le délire précédent : « Je suis là, tu peux compter sur moi », puis dans le sens d’un évitement des pensées envahissantes : « Je serai tellement présente que tu ne penseras plus à tous ces gens qui te font du mal, et même (en introduisant un glissement sur le versant mortifère), tu ne penseras à rien d’autre qu’à moi, je te viderai la pensée, je t’empêcherai de manger, de boire, tu n’arriveras plus à rien faire. » Dans un premier temps, la patiente accepte l’aide, puis sentant le glissement, s’y oppose d’une façon catégorique, et passe des larmes angoissées au sourire. Elle reviendra beaucoup plus détendue à la séance suivante. Cette technique n’est qu’une apparence de la conflictualité interne, l’enjeu est narcissique. La conflictualité n’existant pas, il est nécessaire « de figurer la dissociation interne sur scène avec deux parties du Moi qui vont tenter d’établir des liens (…) pour remettre du jeu là où des parties du Moi ou du corps s’ignorent, ou même se détruisent  »20 et même se méprisent.

20.   Ph. Valon, article cité.

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Parfois, certains patients se sentant amputés d’une partie d’euxmêmes pensent la reconnaître chez leur conjoint. Il s’agira de montrer que cette partie leur appartient, qu’ils la délèguent, et qu’ils peuvent la reconnaître non plus projetée mais faisant partie d’eux-mêmes. C’est le cas de ce patient qui a épousé sa femme parce qu’elle représentait son « anima ». Son désir pour elle n’était pas sexuel, mais un désir de complétude intellectuelle : une tête cultivée sachant bien penser. Ce couple prend l’aspect, pour ce patient, d’un corps de l’un et d’une tête de l’autre, couple à l’image de son morcellement interne. L’acteur jouant la femme « anima » modifiera son rôle pour en faire le double cultivé intellectuel du patient, l’un et l’autre étant deux représentations d’une seule et même personne. Le double dialoguant est le double manquant ou impossible, narcissique par excellence dans la duplication ou dans la complétude. Lorsque le meneur de jeu ressent ce manque, il peut proposer d’emblée et systématiquement une scène de dialogue du patient avec son double. L’importance de l’investissement de ce double est repérable au choix de l’acteur par le patient. Ce choix est très spécifique et l’éventuelle absence de cet acteur a des conséquences non négligeables sur la séance. La position topographique du double, dans l’espace scénique sera déterminée en fonction de la capacité du patient à avoir des représentations internes de lui-même. Ainsi, lorsque par le double dialoguant, on arrive à la constitution d’un double externe ensuite présenté comme une facette d’un personnage unique, on peut envisager d’autres types de doubles. Le double à côté et le double derrière

Ce sont des doubles partiels qui ne sont pas pris dans le champ visuel. La fonction scopique est moins nécessaire. Ce double est l’expression de la pulsion sous ses formes intolérables : violence, agressivité, amour, tendresse, tous les désirs inavouables, réprimés, contre-investis. Il est important de montrer physiquement que l’acteur exprime l’aspect pulsionnel masqué. Pour ce faire, celui-ci pose une main sur l’épaule du patient et parle à la première personne, il introduit la contradiction en apportant la version inverse de ce qu’il dit. Il n’a pas besoin de préciser qui il est, en général, il est reconnu. Si le patient a un doute, l’acteur peut préciser : « Toi et moi, nous ne faisons qu’un seul ». A cette occasion, le meneur de jeu peut faire préciser au patient, qui il imagine avoir 86

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derrière ou à côté de lui. A ce moment-là apparaît bien souvent une image. C’est encore un pas vers la subjectivation. Ce double à côté ou derrière est un double envoyé par le meneur de jeu en cours de scène, il soutient le patient en exprimant avec force et sans ambages ce mouvement pulsionnel (Ph. Valon). La position en arrière ou sur le côté est déterminée par la capacité du patient à prendre en compte un acteur qui sort de son champ de vision, mais également à supporter une présence derrière soi. Si l’acteur placé derrière sent un malaise chez le patient, il se remet à côté, le narcissisme de celui-ci étant en jeu, il est important de ne pas le blesser. Ce peut être l’occasion pour le double de noter la perte en disant : « Tu croyais que j’avais disparu, mais non, ne t’inquiète pas, je suis là et tu as bien raison de vouloir me voir, on ne sait jamais ce qui peut arriver par-derrière ». Cette situation n’est pas rare chez les hommes qui ont quelques soucis avec l’intégration d’une bonne homosexualité. Ainsi, Marc, resté chez sa mère, alors que son petit frère vit avec son père après le divorce, souhaite une rencontre avec son père pour lui dire que « c’est indigne d’un père de se foutre à ce point des études de son fils ». La scène débute. Il garde son rôle et confie celui de son père à un cothérapeute qui propose de s’installer au bar. Marc refuse en prétextant qu’ils seraient mieux installés à une table. Le père propose de se mettre côte à côte, Marc refuse en disant : « Installe-toi face à face » et fait mine de disposer la table entre eux. Il fait des reproches violents. Le meneur de jeu envoie un double exprimant le désir d’être à la place du frère, d’être ce fils choyé mais d’avoir peur des manifestations de tendresse que la situation risquerait d’entraîner. Cet exemple fait apparaître une table qui prend un rôle de pare-excitation, et permet de passer au troisième type de double : celui encore plus élaboré faisant appel à la métaphorisation où chaque personnage, objet ou concept évoqué est présenté au patient comme une représentation de lui-même ou d’une partie de lui-même. Représentation du double en vis-à-vis séparés

Il s’agit par cette technique de montrer au patient que chaque représentation apportée sur scène est une représentation partielle de lui-même comme celles qui se présentent dans le rêve. Dans l’exemple précédent, le meneur de jeu aurait pu envoyer quelqu’un jouer la table, faisant évoluer cette table, d’objet lui-même protecteur devenant ensuite l’imago maternelle qui met le jeune homme à l’abri d’une relation trop chaude 87

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avec son père, puis double interne, l’autorisant à se rapprocher sans crainte de ce père, puisqu’il veille à la qualité de ce rapprochement. Le groupe des thérapeutes, doubles potentiels, supplée à la défaillance du préconscient en se proposant comme préconscient auxiliaire pourvoyeur en représentations, et même en malléabilité des représentations puisqu’elles évoluent en cours de jeu comme dans le rêve. Le feutrage entre le conscient et l’inconscient naît dans cette zone où évoluent les doubles, le flou, le malléable, là où la contradiction est tolérable et la conflictualité envisageable. Parfois le lapsus de l’acteur cothérapeute qui se laisse habiter par le patient renseigne sur l’évolution de la psyché de ce dernier. Ce lapsus est typiquement une manifestation de double, l’acteur prêtant son préconscient au patient. Il n’est pas le lapsus du cothérapeute en son nom, mais celui du préconscient du cothérapeute mis au service du patient. Il est à accueillir avec beaucoup de gratitude ainsi que toute manifestation inhabituelle des cothérapeutes, amnésie, excitation, émotion incompréhensible dans l’intensité de leurs manifestations. Le double hors jeu

Que représente cet acteur sur lequel le patient, au moment du choix des acteurs pour jouer la scène, pose son regard, puis s’en détourne pour y revenir, et s’en détache à nouveau, manifestant son choix de ne pas choisir  ? C’est un personnage sans doute très investi, qui doit rester dans cet entre-deux qui n’est ni la scène où le rapprochement serait vécu comme intolérable, ni le cercle du meneur de jeu et de ses comparses, ni l’interne, ni l’externe. Cet acteur est placé d’emblée par le patient dans la zone des voix off : appel téléphonique, appel de l’au-delà, appel de tout ce qui ne peut se rejoindre. Nous ferons l’hypothèse qu’un rôle est attribué implicitement à cet acteur par le patient, mais ce personnage est à installer dans un no man’s land. Pour exemple, cet adolescent, orphelin de mère qui a mis systématiquement de côté une cothérapeute jusqu’au jour où le décès de sa mère a été évoqué et où cette actrice s’est vue confier par le patient lui-même ce rôle, à l’exclusion de tout autre. Autre exemple, cette patiente qui ne supporte pas son prénom, ajoutant qu’elle n’en a pas. Elle a d’abord refusé la présence des psychanalystes, ne les choisissant pas, et ne les supportant même pas sur scène, puis acceptant petit à petit leur présence, et enfin les choisissant d’un revers de main méprisant, sans jamais les nommer. Cette patiente traite les cothérapeutes comme elle se dit être 88

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traîtée elle-même, rejetée, méprisée, ignorée par une mère sans coeur, un monstre doté d’un acolyte de mari qui n’a pas plus d’égard pour elle. Conclusion Cette technique de représentation du double, spécifique au psychodrame, permet donc au patient de s’approprier une partie non intégrée de lui-même ou de se réapproprier une partie de lui projetée à l’extérieur, pour avoir enfin accès aux identifications. C’est un cheminement de la constitution du double à sa multiplicité, et donc de l’absence de reflet, au reflet puis aux objets partiels par le biais du jeu, ni délire ni rêve.

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F. de LANLAY

Le psychodrame psychanalytique chez l’enfant et l’adolescent

Précurseurs du psychodrame S. Lebovici, R. Diatkine et E. Kestemberg ont été les initiateurs du psychodrame en France. Ils s’étaient intéressés à la technique du jeu de marionnettes employée par Madeleine Rambert pour permettre aux enfants de vivre et d’exprimer par l’entremise des marionnettes pulsions, angoisses et mécanismes de défense. Le réalisme et l’authenticité de ce jeu leur avaient inspiré de le transposer dans le cadre d’un psychodrame antérieurement proposé par Moreno en tant que « théâtre de la spontanéité ». Chez l’enfant, le jeu est en effet un mode d’expression essentiel pour obtenir la satisfaction. Le jeu est utilisé aussi bien en psychothérapie qu’en analyse d’enfant, mais trouve sa pleine utilisation dans le jeu psychodramatique. «  L’enfant assume dans le jeu un certain nombre de positions convoitées mais inatteignables. Par des jeux apparemment cruels, il se rassure contre son angoisse. Toute l’organisation de ce qu’en psychanalyse, on appelle les mécanismes de défenses du Moi se retrouve dans cette activité ludique qui, très vite, prend son double aspect : elle est réellement vécue, elle ne cesse d’être perçue par l’enfant comme fictive. »1 Le « faire-semblant pour de vrai », selon la formule de J. Gillibert, est au centre du travail au psychodrame. De plus, la relation transférentielle induite par le dispositif est un facteur essentiel de la dynamique de la cure. Au départ, des psychodrames de groupe avaient été mis en place pour pouvoir traiter le plus grand nombre de patients. Il s’agissait d’une sorte de technique de psychothérapie collective, où l’on improvisait ensemble un scénario mis ensuite en scène avec l’aide du meneur de jeu pour faciliter l’élaboration du jeu. Cette forme de psychodrame 1.   S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg, Bilan de dix ans de thérapeutique par le psychodrame chez l’enfant et l’adolescent, Psychiatrie de l’enfant, 1958, vol. 1, n°  1, p. 63-183.

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psychanalytique reste utilisée, mais a donné naissance à d’autres formes de psychodrame. Différents types de psychodrame analytique pratiqués avec les enfants et les adolescents Le psychodrame analytique comporte trois variantes principales : le psychodrame de groupe (collectif ), le psychodrame individuel, le psychodrame individuel en groupe. Le psychodrame analytique de groupe

D. Anzieu et D. Widlocher en ont été les précurseurs ; c’est un travail sur le groupe. Il réunit plusieurs patients et au moins deux thérapeutes dont un est meneur de jeu. Ce n’est pas le groupe en tant que tel qui est traité, mais les individus par l’intermédiaire du groupe. La scène est élaborée en groupe avec l’aide du meneur de jeu ; l’interprétation est généralement groupale. Le psychodrame analytique individuel

Il s’adresse à un seul patient, avec un meneur de jeu (qui ne joue jamais) et un groupe de co-thérapeutes acteurs, hommes et femmes autant que possible en nombre égal. Les co-thérapeutes jouent des positions claires pour que le patient puisse se repérer et ensuite éventuellement critiquer leur jeu, ce qui peut alors conduire le meneur de jeu à lui proposer de prendre le rôle que vient de jouer un co-thérapeute. Par exemple : un enfant qui évoquait le réveil le matin par sa mère avait trouvé que le co-thérapeute qui jouait celle-ci était bien peu violent dans sa manière de le réveiller. Le meneur de jeu lui propose alors de prendre le rôle de sa mère : il joue une mère très violente, tandis que le co-thérapeute qui joue son propre rôle le figure en opposition passive majeure à cette mère violente. Lors de la reprise ensuite avec le meneur de jeu, il s’étonne de son agacement face à ce co-thérapeute passivement agressif ; il pourra au fil d’autres scènes entrevoir qu’il s’agit bien de sa propre agressivité projetée sur l’imago maternelle. Pendant la séance, le patient peut jouer plusieurs scènes. Il appartient au meneur de jeu d’arrêter la scène et de reprendre avec le patient ce qui s’est joué. Cela peut ouvrir sur une reprise de la scène, un 92

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changement de rôle, une autre scène, parfois en apparence sans rapport avec la précédente… Le psychodrame analytique individuel en groupe

Le cadre et les règles sont les mêmes que pour le psychodrame analytique individuel. ll est demandé aux patients de ne pas se voir au dehors, mais cette règle est souvent difficile à respecter par de jeunes patients qui profitent volontiers de l’attente avant la séance pour s’engager dans des jeux physiques excitants. Chaque patient dispose d’un temps en relation «  duelle  » avec le meneur de jeu, un temps qui lui est dédié en présence du groupe. Les adolescents sont souvent extrêmement attentifs aux propositions de scènes des autres patients : ce temps d’élaboration suscite la rivalité fraternelle mais aussi la connivence face au groupe des adultes/cothérapeutes. Il arrive qu’ils aient préparé une scène ensemble avant la séance et se réjouissent de déroger à la règle. Chacun à son tour, les jeunes patients viennent ainsi proposer et jouer sa scène. L’interprétation donnée au patient par le meneur de jeu après la scène, hors jeu, a une résonance pour tout le groupe  : il est fréquent qu’un enfant s’appuie sur la scène jouée précédemment par un autre enfant, et une dynamique de groupe très spécifique au psychodrame d’enfants et d’adolescents se crée alors. Ce lien particulier permet un travail qui a une valeur associative voire interprétative. Cela suppose chez lui une moindre résistance et une plus grande liberté dans l’expression de ses actes, affects, paroles, mais non encore dans la compréhension de ce qui se joue : il y a figuration et représentation mais pas encore subjectivation. Un patient qui joue dans la scène d’un autre, pourra « faire sien » ce thème pour exprimer ce qui se joue pour lui, protégé par cet emprunt. Un adolescent, «  vieux routier  » du psychodrame, propose un jeu de volley sur une plage, pour déployer toutes ses compétences « chorégraphiques » sportives, lui qui est si malhabile dans le langage. Il propose à un jeune garçon de 10 ans qu’il sait très opposé au traitement par le psychodrame d’être un de ses partenaires. Ce dernier, dans un transfert négatif à l’égard du dispositif psychodramatique, tente de faire échouer la scène, en ne jouant plus et en se retirant quasiment de la scène. Comme pour redonner du sens, l’adolescent qui avait proposé la scène annonce l’apparition d’un requin en pointant son doigt sur la partie de la scène représentant la mer. Le meneur de jeu envoie un acteur pour 93

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jouer le requin. Un effet de groupe émerge : la cohésion pour faire face à l’ennemi désigné. Le jeune patient qui dénigre toujours le psychodrame se prend au jeu (initié par un autre patient). Intéressé par ce « ressort », il se saisira de cette scène et la reprendra à son compte pour figurer des terreurs archaïques jamais évoquées auparavant. Un des intérêts du psychodrame individuel en groupe chez les enfants et adolescents est la possibilité d’associer des patients d’âges et de structures psychopathologiques hétérogènes, au bénéfice de chacun des participants. Tel ce garçon qui vivait une désorganisation majeure de la structure familiale et qui s’est étayé sur un tout jeune homme antillais comme lui-même, mais bien différent par la structure de personnalité, les préoccupations et les investissements. Il a trouvé auprès de ce jeune homme une figure fraternelle étayante et stable, ce qui lui a permis de renoncer à des manifestations mégalomaniaques qui constituaient une lutte antidépressive assez inefficace. Quant au grand adolescent, fort de cet investissement narcissiquement restaurateur, il s’est installé dans la « post-adolescence » plus sereinement, en regardant avec plaisir et bienveillance en ce jeune garçon l’enfant qu’il avait été lui-même, mais cette position n’est pas exempte d’ambivalence ! Des problématiques différentes peuvent se faire écho ou s’opposer. Cela permet aux participants de percevoir qu’il y a plusieurs façons d’envisager la même situation, d’avoir des pensées différentes, et des façons de réagir parfois diamétralement opposées. Les enfants trouvent souvent auprès des adolescents un bon support identificatoire avec une possibilité de se projeter dans un avenir relativement proche temporellement mais si loin pour eux de par le remaniement pulsionnel et physique qui les guette. Ce sont des groupes ouverts ; l’arrivée d’un « nouveau » se fait en fonction d’une place disponible. Une jeune fille, seule fille du groupe, attend avec anxiété l’arrivée du « nouveau ». Elle craint la venue d’une rivale et se montre très soulagée de l’arrivée d’un jeune garçon. Elle gardera ainsi son statut de seule fille du groupe et pourra pour un temps encore nécessaire déployer toute sa séduction oedipienne à l’égard de tous les acteurs du psychodrame (cothérapeutes et groupe de pairs)  ; elle expérimentera la rivalité choisie avec les cothérapeutes-femmes. Ce mouvement pris dans la crainte d’être détrônée par l’arrivée d’une rivale va lui permettre en s’identifiant aux femmes cothérapeutes d’introjecter une féminité bien tempérée. Cela permet ainsi de faire l’expérience des arrivées et des départs, de faire place au travail de séparation et de deuil, mais aussi d’élaborer 94

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la rivalité fraternelle et la problématique oedipienne, quelle que soit la pathologie du patient (névrose, état-limite, versant psychosomatique, troubles envahissants du développement…). Il arrive qu’en fin de séance on reprenne la technique du psychodrame de groupe : on propose alors aux patients d’élaborer un scénario commun conduisant à un jeu dont l’élaboration commune aide à interpréter le contenu de la séance. Cela augmente la cohésion du groupe. Le psychodrame dit « d’investigation »

Parfois proposé en pédopsychiatrie pour un petit nombre de séances (en général trois) quand les consultations, voire le bilan psychologique, ne donnent que peu d’éléments sur la structure de personnalité de l’enfant, et lorsque le consultant souhaite un avis tiers pour affiner le diagnostic. Il est dit d’emblée au patient et à sa famille que l’équipe de psychodrame qui fera l’investigation ne le prendra pas en traitement. Le consultant après ces séances revoit la famille pour proposer une prise en charge adaptée. Le psychodrame « de relance »

Auparavant, on proposait parfois à certains patients un temps de psychodrame avant d’engager un travail de psychothérapie individuelle qui pouvait sembler prématuré ; ce n’est plus une pratique actuelle, considérant que le psychodrame est une technique de traitement des troubles psychiques à part entière. Il s’avère cependant que lorsqu’un travail en psychothérapie individuelle se trouve dans une impasse, il peut être utile de proposer un psychodrame « de relance ». C’est un travail en parallèle ou plutôt conjoint : le patient poursuit sa psychothérapie individuelle mais en même temps suit quelques séances de psychodrame individuel. Le but est de relancer le processus thérapeutique, en invitant le patient à se saisir de ce qui s’est joué pendant les séances de psychodrame ; il élargit ainsi son champ de figurations en s’appuyant sur le travail des cothérapeutes-acteurs. Ainsi un garçon de 9 ans en psychothérapie depuis plus de trois ans, est reçu en psychodrame de relance sur la demande de son psychothérapeute, assez découragé. Après une première année de thérapie assez riche, le processus semble s’assécher, le jeune patient n’utilise plus l’espace des séances : il ne joue plus, ne dessine pratiquement plus, est en séance comme « happé par ses pensées », en retrait. Le thérapeute tente des interprétations sur le transfert négatif, sans grand 95

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succès. Le garçon arrive à la première séance de psychodrame de relance assez déstabilisé par le dispositif très différent du cadre d’une psychothérapie classique. Le meneur de jeu lui propose de jouer une scène… à l’école. Sur sa sollicitation, le jeune patient suggère une scène dans la cour de récréation. Sans autre indication, un acteur/cothérapeute joue un enfant effrayé par l’immensité de la cour de récréation (en référence à « l’immensité » de la salle de psychodrame). D’autres acteurs jouent avec lui ceux qui s’amusent, mais son oeil reste rivé sur l’enfant isolé dans un coin de la cour. En séance de psychothérapie, poursuivie pendant le psychodrame de relance, il joue vaguement avec les personnages de sa boîte de jeu et finit par organiser a minima une scène où un personnage est mis à l’écart. Il évoquera un enfant solitaire, terrorisé par le contact avec les autres, bien sûr il ne s’agit pas de lui… mais il se montrera très intéressé par ce personnage ; le reprise du processus s’est appuyée sur un double mouvement de jeu des personnages : les acteurs du psychodrame dont lui et les personnages mis à sa disposition en psychothérapie qu’il avait désinvestis. Ce type de psychodrame permet un réinvestissement du travail de psychothérapie, grâce au jeu des cothérapeutes qui remet en jeu une pensée figée, soutenu par la figuration, dans un espace où se déploient les corps, les gestes, la parole, les modulations de la voix. Ce jeune patient a poursuivi sa psychothérapie et réinvesti le plaisir à jouer à travers des scenarii cruels et sadiques mais bien vivants, s’étayant sur ce qu’il avait pu expérimenter lors de son psychodrame de relance  : moment mutatif qui a permis de travailler avec son thérapeute tout le versant des pulsions sadiques qu’il protégeait par son retrait de la relation à son thérapeute. Indications et contre-indications Indications du psychodrame

Il arrive qu’on propose un psychodrame quand rien d’autre n’est envisageable, et lorsque le mode de fonctionnement du patient nécessite la présence de plusieurs analystes pour pouvoir élaborer un contretransfert qu’il serait trop difficile de supporter seul avec le patient. La diffraction du transfert et des projections sur le meneur de jeu, mais aussi sur les co-thérapeutes-acteurs, permet en effet une meilleure capacité d’accueil de la pathologie du patient. « La ‘personne’ humaine peut 96

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y être malmenée, celle du patient comme celle des thérapeutes, mais uniquement par projections, même agies (appelées passage à l’acte ou refus de jouer). »2 Etat-limite, défaillance du pare-excitation, désorganisation psychique, massivité du transfert, inhibition majeure ou agitation psychique et motrice sont des indications pertinentes. Ces enfants ou adolescents sont souvent dans le passage à l’acte ou l’inhibition majeure. Ils n’ont pas ou peu accès à la symbolisation, ou des ratés de la symbolisation barrent leur vie psychique. Ils sont agités ou agis par leur corps, peu capables de figurer et de représenter. Ils ont tendance à mettre en acte, à répéter ce qui ne peut être éprouvé. Ce sont des patients dont le Moi ne permet pas de recul suffisant devant des affects caractérisés par le débordement ou l’inhibition. Les adolescents sont parfois envahis par une inhibition à la mesure de mouvements violents internes qui les terrorisent, paralysés face à la poussée pulsionnelle. Celle-ci monte en puissance à l’adolescence, au service de la réactualisation et de la résurgence de l’activité pulsionnelle infantile. L’adolescence est en effet le temps de remaniements psychiques et physiques rapides qui débordent bien souvent celui qui les subit. Ces jeunes patients, de par leur structure ou leurs mécanismes de défense, n’ont pas accès à une ébauche d’insight suffisante pour entreprendre un travail en relation duelle. L’inhibition qui caractérise certains types de fonctionnement mental est une bonne indication de psychodrame. En particulier chez l’enfant dit « en période de latence », le dispositif thérapeutique en relation duelle fonctionne parfois difficilement, et le passage par le jeu psychodramatique abaisse les résistances. Le psychodrame d’enfants ou d’adolescents s’exerce le plus souvent en institution, étant donné la nécessité de prendre non seulement en charge le jeune patient, mais aussi les parents, voire la famille. Pour certaines familles dont l’enfant est pris en charge en psychodrame, il est proposé des entretiens familiaux, voire une thérapie familiale. La structure institutionnelle permet de travailler à plusieurs niveaux et de prendre en compte les interactions patient-famille. Le choix du psychodrame plutôt que le travail individuel avec un analyste peut être très thérapeutique quand on se trouve face à une rivalité exacerbée, voire à des mouvements paranoïaques d’un des parents. Confier son enfant à un groupe est plus rassurant pour certains parents, l’investis-

2.   J. Gillibert, Le psychodrame de la psychanalyse, Paris, Champ Vallon, 1985.

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sement diffracté sur plusieurs thérapeutes suscitant moins la rivalité thérapeute-parents, même si des mouvements envieux peuvent rester très prégnants. Des enfants, voire des adolescents pris dans le narcissisme d’un des parents, et qui ne peuvent pas avoir une parole en propre, bénéficient du psychodrame où le jeu des co-thérapeutes met en scène différentes propositions ; les « voix externes » mais représentantes du conflit interne permettent de donner une voix, d’élaborer une pensée « privée ». Particularités de l’indication de psychodrame analytique individuel

Chez l’enfant et le jeune adolescent, l’indication d’un psychodrame individuel est particulièrement pertinente pour des patients atteints d’une maladie somatique grave, avec parfois un risque létal. Il est indispensable en effet de pouvoir prendre soin du jeune patient sans faire porter à un groupe de patients le poids d’éventuelles désorganisations somatiques  ; dans un psychodrame individuel en groupe, les jeunes patients prennent en effet en compte la problématique des autres pour traiter de leurs propres difficultés. De même, pour un enfant ou un adolescent présentant des éléments pervers ou, plus souvent, traversés par la perversion parentale, le psychodrame individuel est la seule indication possible : en psychodrame individuel en groupe ou de groupe, le risque serait d’entraîner les autres patients dans des mécanismes pervers qui feraient dysfonctionner gravement le groupe lui-même. Pour un enfant ou un adolescent grevé d’un passé traumatique, dont le discours est souvent clivé de ses émotions profondes, voire corporelles, la confrontation aux autres passe par la rencontre de co-thérapeutes qui vont traiter du trauma avec tact, tout en l’y confrontant, ce qui serait plus difficile en groupe. Par exemple, un jeune patient avec un vécu traumatique qui avait été peu repéré en consultation parce qu’occulté de façon massive par la mère, a pu après plusieurs années de psychodrame retrouver les odeurs du pays de son enfance, et par là se reconnecter avec des éprouvés archaïques teintés de plaisir. Une défense plus en clivage qu’en refoulement lui permettait de ne pas se confronter à la violence paternelle. Par petites touches et grâce au tact des co-thérapeutes, ces souvenirs-sensations ont pu émerger et permettre, dans un deuxième temps de lever le clivage : il pourra alors péniblement et douloureusement, avec des larmes, évoquer a minima l’extrême violence paternelle. 98

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Contre-indications

Une des contre-indications majeures chez l’enfant et l’adolescent est l’hystérie ; on parle plutôt de mécanismes de défense hystériques prégnants. Le jeu se constitue alors en faux-self, l’espace de jeu est difficile ou impossible à créer ; l’écart entre le jeu et la réalité externe est restreint voire inexistant. Entretiens préliminaires au psychodrame en consultation de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent En psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, les entretiens préliminaires au psychodrame font l’objet d’un dispositif particulier. C’est un travail en deux temps : avec un consultant d’abord, avec le meneur de jeu ensuite. Entretiens avec le consultant

L’indication de psychodrame a pu être posée par un consultant, être proposée par un pédiatre ou un thérapeute ; il se peut aussi que la famille ait faite cette démarche seule, mais dans tous les cas les parents doivent être partie prenante du traitement. Lors de la prise de rendezvous en vue d’un psychodrame, on propose toujours à la famille un consultant référent. D’une part celui-ci assurera l’interface entre le travail thérapeutique et les relations avec l’extérieur (école, médecin de ville, rééducation éventuellement associée, etc.)  ; d’autre part, il aura à travailler avec la famille dans des consultations régulières. Le consultant a un rôle essentiel, car il est gardien du cadre ; il reçoit la famille pour vérifier la pertinence de l’indication, il travaille en parallèle avec les parents, il soutient le processus, il évalue le changement du patient, il accompagne les parents dans les remaniements qui modifient les relations familiales et les alliances. Il a une fonction contenante, assurant une double enveloppe du cadre aussi assurée par l’institution. Il est essentiel qu’une différence soit établie et maintenue entre le meneur de jeu et le consultant qui a posé l’indication et qui poursuivra son rôle de consultant et de référent tout au long du traitement, tant avec l’enfant ou l’adolescent qu’avec ses parents. Ce dispositif est indispensable au bon déroulement de la cure. Quand on sait la complexité du travail avec les familles en pédopsychiatrie, le suivi des parents est 99

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garant de la poursuite du traitement de l’enfant ou de l’adolescent avec le plus de liberté possible tant pour le patient que pour l’équipe. Chez l’enfant et l’adolescent, ce clivage technique consultant-équipe du psychodrame s’estompe parfois quand la réalité externe vient faire effraction dans le processus du travail thérapeutique, soit du côté de la famille, soit du côté somatique ou de la mise en danger du patient, en particulier des adolescents ayant des conduites à risque ; c’est toujours à traiter avec le consultant. La reconnaissance et l’explicitation avec le patient de ce qui a été appris peut alors permettre une relance du processus thérapeutique. Entretien préliminaire avec le meneur de jeu

L’entretien préliminaire en tête à tête avec le seul meneur de jeu permet d’emblée de confronter le patient avec la réalité du dispositif qui lui est proposé  : il y a asymétrie entre meneur de jeu et co-thérapeutes. Cette asymétrie engage l’investissement transférentiel majeur sur le meneur de jeu qui va être retravaillé ipso facto tout au long du traitement. Le meneur de jeu reçoit l’enfant ou l’adolescent avec ses parents. La « confrontation » ou plutôt l’écoute des deux voix de la problématique, celle du patient et celle des parents, permet d’emblée d’entendre la conflictualité en jeu. Cet entretien permet d’évaluer la souffrance de l’enfant, la capacité parentale à l’apprécier/estimer et à la prendre en compte. Cette rencontre permet d’apprécier la possibilité d’une alliance thérapeutique. La prise en charge bifocale consultant-équipe du psychodrame étant ainsi posée, l’entretien peut être plus aisément centré sur le dispositif du psychodrame que sur la problématique de l’enfant ou l’adolescent et de son histoire familiale. Il est plus important de faire émerger une demande de soins que d’obtenir un récit anamnestique. Le meneur de jeu se place déjà dans le processus thérapeutique en axant l’entretien sur la demande du patient, sur son adhésion ou non-adhésion, il tente de repérer ce qui se joue dans la dynamique familiale autour de cette proposition. Les difficultés et la souffrance du patient peuvent se révéler très différemment perçues par l’enfant ou l’adolescent et par ses parents. C’est dans cet unique entretien familial inaugural que cette mise en tension permet un investissement d’emblée sur le meneur de jeu et le dispositif du psychodrame. C’est un travail de mobilisation des mouvements préconscients du patient et dans le même temps de soutien de 100

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l’investissement parental sur le consultant. Les parents sont parfois en rivalité inconsciente avec leur enfant, à qui on offre une prise en charge, prise en charge que leur partie infantile revendique pour eux-mêmes. C’est une tâche complexe, mais cette étape est indispensable pour s’engager favorablement dans le processus de la cure. Il est toujours intéressant de faire préciser par l’enfant ou l’adolescent ainsi que par ses parents ce qu’ils entendent par « psychodrame ». Cela permet de leur présenter le psychodrame afin que chacun puisse poser ses questions ; c’est d’autant plus important qu’en principe le meneur de jeu ne reverra plus les parents. Nous évoquons d’une part la clause de confidentialité sur le contenu des séances du côté de l’équipe, libre au jeune patient d’en faire part s’il le souhaite et d’autre part les prévenons que toute information concernant le patient qui peut nous parvenir lui sera retransmise. On pourra ainsi évoquer la frustration parentale de ne rien savoir du contenu des séances et de la nécessité de revoir le consultant régulièrement afin, entre autres, de supporter et de travailler cette position liée au clivage technique nécessaire au bon déroulement de la cure. Evoquer cette frustration au départ permet aux parents de ne pas se sentir mis à l’écart mais plutôt entendus dans leur fonction parentale. La dernière partie de l’entretien préliminaire offre la possibilité d’exposer les modalités du psychodrame : fréquence, durée de la séance, présence des co-thérapeutes acteurs ainsi que des autres patients si c’est un psychodrame de groupe ou individuel en groupe, secret du contenu des séances, présence aussi parfois d’un secrétaire de séance (le plus souvent stagiaire psychologue en fin de cursus) qui ne joue pas mais prend des notes confidentielles pour le travail d’élaboration post-séance. La règle fondamentale est donnée : « On peut tout jouer : personnes, personnages, objets, symboles, sensations, émotions, rêves… ». La technique elle-même est abordée, ce qui permet de répondre tant aux questions du patient qu’à celles de ses parents, les questions des uns ouvrant sur celles des autres. C’est déjà un temps d’élaboration et d’investissement du psychodrame. Tel enfant qui disait en début d’entretien n’avoir aucune difficulté et ne voyait pas pourquoi on lui proposait un psychodrame, se met à chercher ce qu’il pourrait jouer, joue avec ses pensées, formule des idées de scènes et dit : « Mais alors on peut tout jouer  ? Ses problèmes et ses peurs  ?  ». Il s’approprie déjà l’espace du psychodrame  ; nous sommes déjà dans le processus de la cure, sous le regard des parents qui peuvent s’appuyer sur cette expérience pour confier leur enfant à une équipe dans une alliance thérapeutique. Ceci à 101

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condition qu’ils ne sentent pas exclus du processus et que cela soit repris dans le travail de consultation. Il est parfois nécessaire de proposer trois séances à l’essai, avec la possibilité de ne pas poursuivre, ce qui permet au patient de faire l’expérience d’un espace de liberté. C’est une façon de tenter de faire émerger son désir, et non celui des parents ou des consultants. Nous misons sur le fait que, même si le patient ne souhaite pas poursuivre, lorsque nous pensons que c’est une bonne indication, cette expérience de liberté ouvre un possible ultérieurement. Certaines équipes peuvent avoir des positions différentes quant à l’approche du patient : certains lisent les dossiers avec attention, mais d’autres préfèrent aborder le patient en sachant juste le minimum pour une écoute « inédite ». Cet entretien préliminaire est retransmis par le meneur de jeu à l’équipe du psychodrame  ; ce partage est intéressant et nécessaire sachant que chaque protagoniste du dispositif sera plus particulièrement à l’écoute de tel ou tel élément. D’emblée (le contre-transfert précédant le transfert…), les co-thérapeutes se saisissent d’une « part psychique » du patient ; en quelque sorte, ils sont déjà dépositaires d’une trace du patient. Une particularité est à noter quand le patient est atteint d’une pathologie organique grave, voire invalidante. Le lien avec le consultant est alors beaucoup plus étroit ; le contenu des séances reste confidentiel, mais l’échange est une nécessité, s’agissant de l’impact possible de la maladie somatique sur la vie même du patient. De même, avec des patients présentant une pathologie sur un versant psychotique, le travail consultant-équipe du psychodrame est renforcé. Cependant, comme le rappelle Gérard Bayle, il est toujours préférable de « privilégier la réalité psychique plutôt que la réalité événementielle aussi longtemps que le traitement se déroule bien »3. Règles du jeu Pour le patient, repérer l’asymétrie entre le meneur de jeu et luimême permet d’entrevoir l’asymétrie liée à la différence des générations et des sexes. L’importance des règles, du déroulement précis de la séance permet au patient de faire la différence entre les temps d’élaboration de 3.   G. Bayle, Les menaces de la préadolescence, Psychiatrie de l’enfant, XLVII, 2, 2004.

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la scène et ceux de la post-scène qui encadrent le temps du jeu. Les jeux se doivent d’être nets et précis. Pour cela, les co-thérapeutes prennent des positions tranchées dans lesquelles le patient peut se repérer. Quand celui-ci est bien installé dans le processus du travail thérapeutique, il est possible de faire des glissements dans le jeu qui prennent alors une valeur interprétative. Voici un enfant qui joue de façon récurrente une scène à l’école entre une maîtresse et ses élèves, scène où la rivalité oedipienne est en jeu : le meneur de jeu introduit le personnage du directeur de l’école. Au cours de la scène elle-même, les co-thérapeutes transforment alors cette scène d’école en scène familiale par un glissement où la maîtresse et le directeur deviennent le couple parental avec ses enfants. C’est une interprétation par le jeu lui-même, qui n’a pas besoin d’une autre interprétation, qui risquerait d’en affaiblir la force. Le patient peut jouer tous les rôles ; les co-thérapeutes et les autres patients peuvent jouer tous les rôles sauf leur propre rôle. Quant au meneur de jeu, il ne joue pas : il accompagne le patient dans son élaboration de la scène, le soutient dans le choix des acteurs, intervient au cours de la scène éventuellement pour introduire un ou des nouveaux acteurs ; il arrête la scène, soit sous forme de scansion quand il lui semble que l’arrêt a valeur d’interprétation, ou pour pouvoir reprendre sous une autre forme ce qui vient de se jouer. Après la scène, il existe un temps de reprise où le patient est face au meneur de jeu ; c’est un temps possible d’élaboration si le meneur de jeu pense qu’il est nécessaire de reprendre ce qui s’est « joué » au sens symbolique. La relation patientmeneur de jeu est tiercéisée par la présence des co-thérapeutes, et des autres enfants ou adolescents dans le psychodrame individuel en groupe. Le regard contenant du groupe permet que la décharge transférentielle sur le meneur de jeu soit défléchie pour partie sur les co-thérapeutes. La place du meneur de jeu est donc particulière : ne jouant pas, il a un rôle de pare-excitant. Il assure la continuité tout au long de la séance, fait lien entre les scènes et assure d’une certaine façon ce qu’on pourrait appeler, par extension, la permanence de l’objet. Certes le transfert se resserre autour de lui, mais ce dispositif permet surtout que le jeu pulsionnel s’organise avec les co-thérapeutes. Ainsi se dessinent deux, voire trois courants possibles entre transfert sur le meneur de jeu et transfert diffracté sur les co-thérapeutes, voire sur les autres patients dans un psychodrame individuel en groupe ou de groupe. C’est pour un certain nombre de jeunes patients au psychodrame une issue indispensable face au risque de massivité du transfert ; c’est l’une des indications de traitement par le psychodrame. 103

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Les co-thérapeutes sont, quand cela est possible entre quatre et huit hommes et femmes. Ils jouent le rôle que le patient leur a attribué ; ils tentent d’être au plus près du contenu latent, tout en laissant un espace nécessaire au développement des représentations, une sorte de « jeu », de décalage qui permette au patient de se créer un espace pour éprouver, ressentir, penser… un espace psychique personnel en construction. Il s’agit d’une construction qui s’étaye sur le jeu avec les co-thérapeutes, d’une co-construction qui prend source dans le jeu interprétatif des acteurs. Le psychodrame restaure l’espace du jeu, une aire transitionnelle au sens de Winnicott. L’enfant est particulièrement apte à s’appuyer sur cette fonction qui passe par le jeu ; cependant nombre d’enfants traités par le psychodrame « ne savent pas jouer »4. Faire l’expérience du jeu psychodramatique, le sien propre en miroir de celui des co-thérapeutes, et celui des autres jeunes patients, cela va permettre à l’enfant d’accéder à la symbolisation par le biais de mises en représentation. Règle du « faire semblant » et son corollaire : ne pas toucher La règle du « faire semblant »

On peut tout jouer, à condition de « faire semblant », règle très explicitement donnée, en particulier chez les enfants et adolescents. On peut s’approcher, mais il est de règle de mimer le geste : la scène est arrêtée si le geste n’est plus allusif. Chez les enfants jeunes et au fonctionnement limite, la règle du faire semblant est souvent mise à mal, les attaques du cadre sont récurrentes ; après avoir rappelé la règle et souvent montré la limite, geste à l’appui, il est nécessaire de les interpréter. Ceux qui sont parfois très tentés par les entorses au cadre (gestes, injures, passages à l’acte comme manger en séance, utiliser un objet, etc.), sont les premiers à le souligner quand le meneur de jeu n’interrompt pas la scène lorsqu’ainsi un enfant ne joue plus mais fait « pour de vrai ». Ainsi, un grand adolescent très souvent débordé par ses mouvements pulsionnels rappelle de sa place : « Eh, Monsieur, je croyais qu’on n’avait pas le droit de frapper l’autre. » Il est plus capable de reconnaître et de dénoncer les entorses faites à la règle que de s’appliquer celle-ci quand il joue. Tout l’art du psychodrame est de prendre pour « vrai dans le jeu » la fiction, sans lui ôter son caractère d’expérience vécue. 4.   N. Kurts, L’enfant qui ne savait pas jouer  : le jeu en psychanalyse d’enfants, Des enfants en psychanalyse, Paris, Hachette, 2003.

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Règle de l’interdit du toucher

Dans le psychodrame psychanalytique, l’interdit du toucher s’adresse d’abord aux acteurs, patients et co-thérapeutes. Par contre, dans la relation du meneur de jeu au patient, tout est question de tact. Avec les enfants et plus particulièrement avec les adolescents, il est impératif de respecter la distance avec le patient, « ni trop près ni trop loin ». Pour certains patients, le contact de la main du meneur de jeu sur l’épaule ou le bras pour soutenir et rassembler le patient est essentiel ; pour d’autres au contraire aucun contact n’est envisageable, car cela serait vécu comme dangereux, intrusif ou séducteur. Le risque d’un vécu de séduction est très grand à l’adolescence, de par la réactivation du complexe d’Oedipe et la poussée pulsionnelle. Il faut ici rappeler l’importance d’une participation des deux sexes dans l’équipe des co-thérapeutes, et de leur regard comme fonction tiercéisante. Une triangulation implicite est instaurée d’emblée tant par le dispositif patient – meneur de jeu – co-thérapeutes que par la présence des deux sexes dans l’équipe. La parole et le tact 

Comment parler aux enfants et aux adolescents de sexualité, de puberté, de maladie, de mort ? Comment parler avec tact de ce qui est grave, inquiétant, comment ne pas en faire l’impasse ? Autrement dit, comment l’aborder sans faire effraction, effraction qui a parfois déjà eu lieu ? Pour un certain nombre de jeunes patients cruellement confrontés à de l’indicible, le travail du psychodrame, avec la diffraction du transfert, d’une part sur le meneur de jeu, d’autre part sur les co-thérapeutes, permet d’élaborer à partir de figurations et de représentations ce qui ne peut pas encore se mettre en mots. Exemple : un jeune adolescent a perdu son père. L’équipe du psychodrame ne connaît pas les circonstances de cette mort, tout en pensant qu’elle a été traumatique à plus d’un titre. La mort de ce père ne pourra pas être abordée pendant de longs mois bien que le meneur de jeu ait dit au jeune patient que toute l’équipe était très touchée de ce qui lui était arrivé, laissant ainsi la possibilité d’en parler. Quelques six mois après, il demande à jouer une scène au pied d’un arbre. Le co-thérapeute mime un arbre très haut et pointu, l’ambiance du groupe est lourde, tout le monde pense aux cyprès dans un cimetière. Après cette scène, le meneur de jeu reprend et formule quelque chose de cette atmosphère et de la tension du groupe, et l’associe à la mort du père. Le regard effarouché mais attentif, le jeune patient réagit par un soupir et esquive ce qui vient de lui être restitué. L’année 105

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suivante, le meneur de jeu a changé  : ce n’est plus un homme, c’est maintenant une femme qui dirige. Lors d’une scène, ce jeune garçon emploie un surnom jamais utilisé auparavant, et le meneur de jeu lui demande d’où vient ce surnom. Il évoque son oncle, frère de son père, un personnage dont il n’avait jamais parlé auparavant ; c’est le surnom que cet oncle donnait à son père. Il lui arrivera lors des séances suivantes de reprendre comme s’il laissait échapper dans un souffle, un lapsus, ce surnom ou des noms approchant sous forme de jurons ou mots à connotation injurieuse, insultante et agressive. Derrière sa mèche de cheveux cachant/balafrant la moitié de son visage, il pourra alors, dans un lien transférentiel très chaud, évoquer les petits mots doux que son père lui disait, comme son oncle utilisait ce surnom pour nommer son père avec tendresse. Il aura fallu pour cela de longs mois, peut-être le changement de meneur de jeu : d’abord un homme représentant la loi et les règles qu’il tentait d’enfreindre, substitut paternel d’un père profondément défaillant, étayage d’une imago paternelle ou grand-paternelle idéalisée qu’il cherchait à prendre en défaut ; ensuite un meneur de jeu femme, plus du côté du contenant maternel pour aborder le courant tendre avec ce père rarement nommé auparavant. Le psychodrame est un moyen d’aborder ce qui n’est pas ou peu dicible, en particulier à l’adolescence. C’est une période charnière, dont G. Bayle dit dans un article à propos du traitement d’une adolescente en devenir : « On sait l’importance de la conflictualité dans l’adolescence considérée tout à la fois comme un état, avec ses contenus spécifiques, et de l’adolescence comme paradigme de tous les processus de remaniement par renforcement pulsionnel »5. Comment parler aux enfants mais surtout aux adolescents  ? Respecter la pudeur de l’adolescence, utiliser le mot approprié qui ne heurte pas mais qui dit la chose, le mot juste mais pas forcément le mot cru. Le travail du meneur de jeu est alors assez différencié de celui des co-thérapeutes. Ceux-ci sont parfois amenés à utiliser dans le jeu un langage assez proche de celui de l’adolescent ; par contre le meneur de jeu, pour éviter la séduction, se doit d’utiliser un langage non-excitant. Il est donc important de ne pas utiliser le langage des patients pour respecter l’asymétrie adulte/enfant, soignant/soigné, sachant que certains de ces jeunes patients sont pris dans une problématique de confusion des langues. Le psychodrame dans ce cas reste une très bonne indication.

5.   G. Bayle, Les menaces de la préadolescence, Psychiatrie de l’enfant, XLVII, 2, 2004.

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Quant au sexe du meneur de jeu : il est fréquent de dire que le travail analytique traite de la réalité psychique et que peu importe le sexe de l’analyste. Il me semble cependant que dans le psychodrame avec des enfants et des adolescents, le sexe du meneur de jeu et des co-thérapeutes a une importance certaine. Qui s’adresse à qui ? Une femmemeneur de jeu pourra éventuellement reprendre, sans heurter une jeune fille, une histoire autour des règles, ce qu’un homme déportera plutôt dans le jeu suivant où cela sera repris par une co-thérapeute femme. Avec un adolescent, quels mots choisir pour évoquer la puissance virile ? Un homme pourra la désigner plus directement sans faire effraction, et les mots sont alors plus directs. La question paraît assez différente avec les enfants en période dite de latence où l’on peut aborder plus directement la sexualité car la poussée pulsionnelle n’est pas encore à l’oeuvre, quoique… Les enfants en traitement par le psychodrame sont très souvent d’une certaine façon « en dehors » de la période de latence, ou pas encore entrés en période de latence. La technique et l’interprétation : double, inversion des rôles, scansion Le psychodrame d’enfants et d’adolescents utilise les mêmes techniques de jeu que chez l’adulte  : inversion des rôles, envoi d’un cothérapeute en cours de scène, suspension d’une scène pour un éventuel commentaire, double. Une particularité cependant à l’adolescence  : la position du double est très souvent utilisée, voire réclamée par l’adolescent, comme pour affronter le tumulte psychique et physique accompagné d’un alter ego, souvent au début le plus semblable à luimême. Tout le travail de transformation sera de différencier, de suggérer, de figurer un écart entre le patient et son double. Telle cette adolescente extrêmement défendue qui n’a pu investir le psychodrame qu’à partir du moment où on lui a proposé un « double d’emblée ». Le transfert sur le meneur de jeu (homme) étant trop chaud, celui-ci propose qu’une co-thérapeute femme vienne d’emblée auprès d’elle dès le début de la séance, sans le préalable du temps usuel d’élaboration de la scène avec le meneur de jeu. Ce travail en « binôme » patiente/ co-thérapeute, sous le regard tiercéisant du meneur de jeu et de toute l’équipe, permettra de mettre en scène des ressentis informulables ; travail bicéphale où la co-thérapeute verbalise des ressentis, des sensations 107

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corporelles dont la patiente pourra se saisir jusqu’à trouver du plaisir à voir dans son double ce qui lui est intolérable, et cherchera à le soulager en prenant pour quelques instants ce qui est formulé comme douloureux, intolérable, et en le lui rendant promptement avec soulagement. Le travail en double, les scènes avec les camarades font partie intégrante du psychodrame des adolescents. Le temps de l’adolescence est le temps du compagnonnage. Le travail au psychodrame vise à figurer ce qui n’est ni figurable ni même pensable. On introduit des éléments de figurabilité permettant un assouplissement progressif des résistances dans une situation où le patient est contenu par le regard, le geste, la parole et le groupe. L’interprétation est la plupart du temps individuelle, même en psychodrame individuel en groupe. Elle peut être faite sur plusieurs modes : celle qui paraît la plus pertinente et la plus percutante est celle qui se fait dans le jeu par les co-thérapeutes ou même les autres patients. L’interprétation se fait alors dans et par le jeu. Si cela semble utile, l’interprétation se fera par le meneur de jeu, et parfois par le patient luimême, dans le troisième temps de la scène, ce temps où il est « seul » avec le meneur de jeu en présence du groupe. Un autre moyen de donner sens à ce qui s’est joué est de lui demander quel titre on pourrait donner à la scène : on « force » l’interprétation à émerger du côté du patient, à condition bien évidemment que le meneur de jeu le sente prêt. Le jeune patient en tire des bénéfices narcissiques réels. Le jeu est un passage par l’acte qui, par l’interprétation, va prendre sens pour le patient. L’interprétation ne se fait pas d’emblée, on attend qu’une certaine répétition des thèmes, des scènes, soit explicite pour la reprendre dans le transfert. Chez les adolescents, dans le jeu transférentiel, la mise au jour d’une situation infantile est parfois difficile à pointer, car nous sommes alors face à des adolescents chez lesquels les conflits infantiles sont en cours de réactualisation et de réorganisation. Par contre, avec les enfants, nous sommes confrontés à une actualité du conflit oedipien qui masque souvent des mouvements plus archaïques ; on travaille alors sur de l’actuel, mais un actuel déjà support de l’histoire du patient. La dimension groupale de l’interprétation est essentiellement utilisée dans les psychodrames de groupe. Elle l’est plus rarement dans les psychodrames individuels en groupe, où l’interprétation groupale est utilisée quand il est perceptible que ce qui a été mis en scène par les uns et les autres a servi leurs mécanismes de défense et/ou des problématiques qui se croisent. Par exemple, au terme d’une séance particulièrement agitée, 108

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une interprétation groupale a rassemblé tout l’enjeu de la séance pour un groupe d’adolescents, le meneur de jeu disant : « Aujourd’hui, on a pu voir que tout ce qui a trait à la puissance et à la montée en puissance est bien dangereux. Il semble qu’il faille surtout ne rien montrer de ses désirs ni de ses compétences. » Les implications corporelles, l’éprouvé corporel

Le psychodrame engage le corps d’emblée. Les expressions gestuelles, les mimiques, la voix, la prosodie sont la traduction des affects et renseignent sur l’état psychique du patient. Au-delà des mots, le déplacement du corps du patient dans l’espace fait partie intégrante de la communication. Ainsi une jeune patiente, extrêmement défendue sur un mode obsessionnel serré, s’adosse systématiquement à l’angle d’un mur, comme incrustée, ne laissant jamais le moindre interstice, la moindre possibilité de mouvement. Elle contraint les co-thérapeutes à l’entourer, la protégeant ainsi du regard du meneur de jeu. D’une certaine façon, elle se met en situation d’être contenue psychiquement, et quasi physiquement, par les acteurs. Aucun mouvement dans l’espace n’est possible  : la scène est toujours étriquée et défendue comme un bastion. Au fil du temps cependant, à partir de ce qu’elle considérait comme un pensum, un travail fastidieux, imaginer une scène et la jouer, le plaisir du jeu émerge, elle se laisse prendre au jeu du plaisir. Elle met en scène une situation très clivée avec topographiquement un trait figurant la séparation entre peur et plaisir. Il s’agit d’une scène où un groupe d’enfants doit choisir entre aller en forêt avec le risque de rencontrer des animaux terrifiants et une fête foraine avec des activités fort attractives. Ayant déterminé le trait qui sépare le plaisir de la peur, elle doit renoncer à son angle de mur pour jouer. Surprise de cette expérience, certes déconcertante pour elle mais plaisante, elle pourra initier des jeux où elle expérimentera des déplacements restreints mais visibles, où ses gestes et son corps prendront plus d’amplitude. Gérard Bayle parle de « chorégraphie privée » du patient qui renvoie à sa structure psychique et à son état psychique actuel. L’engagement corporel, la motricité, ancrent plus particulièrement dans un registre primaire tout ce qui touche à l’éprouvé corporel. Quand il y a eu défaillance des auto-érotismes surgit la nécessité de voir le visage de l’autre, le corps de l’autre  comme étayage. Dans la relation face à face, il y a une prime au sensoriel, nécessaire pour bon nombre des jeunes patients traités par le psychodrame. Le psychodrame d’enfants et 109

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d’adolescents met largement en jeu le corps, tant des patients que celui des co-thérapeutes, et même celui du meneur de jeu. Les enfants et adolescents, même les plus inhibés, ont une certaine facilité à utiliser le gestuel, avec un plaisir à expérimenter l’éprouvé émotionnel et corporel. Il est à noter l’importance de ceux qui sont « spectateurs » mais aussi dépositaires de ce qui se joue. Le regard contenant de ceux qui regardent, écoutent et éprouvent fait partie intégrante du processus, chacun étant touché par les affects de l’autre ; le langage du corps est alors au premier plan. La capacité d’investir le corps est plus rapide et plus directe en psychodrame individuel en groupe, car il y a une possibilité d’étayage sur le groupe de pairs. Les adolescents sont parfois étonnés de la puissance de leurs éprouvés. Il est important que l’intensité de leurs affects soit reconnue et partagée. Le terme d’ « affect partagé » développé par C. Parat prend ici tout son sens. Ainsi un jeune garçon dont le père est gravement malade arrive à ses séances, tassé comme un petit vieux, allure qui traduit, bien malgré lui, sa dépression. Il ne peut pas rivaliser avec le père malade. Il se montre plus petit qu’il n’est, de peur d’écraser le père affaibli. Après de longs mois où il ne peut que se montrer, lui aussi, sans force, il (re)trouve toute sa vigueur après avoir constaté que le meneur de jeu n’est pas en danger de faiblesse. En effet, depuis quelques séances le meneur de jeu à la suite d’une douleur lombaire marche avec une canne. Va-t-il prendre le chemin de son père ? Lors d’une scène, le patient surprend le meneur de jeu au fond de la salle qui ne se sert plus de sa canne et joue avec elle. Saisi par ce changement radical à ses yeux, le jeune patient le traite haut et fort de menteur : scandalisé et soulagé. A la séance suivante, il peut se redresser et sauter avec aisance sur le large appui intérieur de la fenêtre, comme le faisait un autre patient beaucoup plus grand que lui. Il peut alors toiser le meneur de jeu et rivaliser avec celui-ci sans crainte de rétorsion, crainte qu’il a pu éprouver quand son père s’est effondré. Le « corps à corps » à distance patient-thérapeute, mais ici aussi le « corps à corps » patient-meneur de jeu, libidinalise le jeu et ainsi redonne vie à ce qui a été refoulé, figé, enkysté, dénié, clivé. Le psychodrame traite le patient par le groupe, même en individuel. On pourrait parler de corps individuel et de corps groupal. Il n’est pas rare que le meneur de jeu soit en situation de ne pas voir le patient lors des scènes lorsqu’il est masqué par les co-thérapeutes. Cela revient à cacher le patient au meneur de jeu, comme pour lui permettre de déployer une scène sous le regard et dans la proximité des co-thérapeutes mais dérobé au regard du meneur de jeu : cela prend sens dans la 110

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dynamique transférentielle. Quand c’est répété et repéré, il est toujours intéressant de le traiter en post-séance avec les co-thérapeutes (après le départ du patient) pour comprendre l’enjeu d’un tel dispositif, mis en place, de façon non consciente, comme pour protéger le jeune patient d’un regard qui serait dans l’instant insoutenable. Le meneur de jeu en ce cas entend la voix, mais est privé de la gestuelle qui fait partie intégrante du traitement. C’est parfois une posture groupale nécessaire pour un temps dans le traitement. Un tel jeu conflictualise en externe sur l’équipe du psychodrame ce qui se joue en interne pour le patient et pourra lui être interprété ultérieurement. Dans la grande majorité des cas, le traitement par le psychodrame se suffit par lui-même chez les enfants et les adolescents. Cependant, parfois à l’adolescence, ce qui est de l’ordre de l’intime ne peut se traiter que dans l’intimité d’une relation duelle. A titre d’exemple : un jeune homme de 17 ans est suivi depuis de nombreuses années dans un psychodrame individuel en groupe. Il a eu l’expérience d’une interruption de traitement au moment d’une mise en internat. Il sent et sait le bienfondé de la reprise de son traitement qui lui avait permis d’éprouver la permanence de l’objet. Il est de loin le plus âgé du groupe. Son questionnement concerne maintenant la sexualité. Fort à propos, il évoque « le vieux monsieur qui a une barbe et qui fait allonger le patient sur un lit pour parler de choses intimes ». C’est en relation duelle et dans l’intimité d’une psychothérapie qu’il pourra aborder la sexualité et ses investissements amoureux naissants. Il semble prêt pour une psychothérapie. Conclusion  Le psychodrame pour traiter les troubles de l’enfant et de l’adolescent est un outil essentiel et remarquable. Le jeu étant un mode d’expression privilégié chez l’enfant et d’une certaine façon chez l’adolescent, c’est un outil thérapeutique particulièrement pertinent  : apprendre à jouer, apprendre à penser, apprendre à donner sens à ses actes. Il permet d’aborder par le jeu et fréquemment dans le plaisir du jeu, les conflits internes de jeunes patients peu aptes à saisir leur fonctionnement psychique et à s’y intéresser. Le psychodrame analytique invite à jouer pour retrouver, ou trouver, ce qui se situe en deçà du langage, dans la spontanéité et la sensorialité. Le jeu psychodramatique, entre jeu et réalité, autorise sur cette base le travail d’élaboration nécessaire pour accéder au jeu symbolique. La figuration et la mise en représentation ont pour 111

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objectif de permettre au jeune patient de mettre en scène les conflits qui l’animent, et ainsi de pouvoir grâce à l’intériorisation, accéder au processus de symbolisation défaillant. Ce travail de co-construction lui permet de traiter ses fantasmes et ses affects. S’appuyant sur « l’appareil à penser » des thérapeutes, le meneur de jeu et les co-thérapeutes-acteurs, il pourra trouver ou retrouver un espace interne, ressentir et reconnaître sa propre vie psychique. Le travail du psychodrame ouvre la voie de la subjectivation vers plus de liberté de pensée.

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M. HAYAT

Le transfert au psychodrame Le transfert – tel qu’on entend habituellement ce terme en psychanalyse – a été découvert dans le cadre du traitement psychothérapique de patients présentant un fonctionnement psychique spécifique à savoir le fonctionnement névrotique. Le dispositif de la cure type, divan-fauteuil, favorise le déploiement du transfert et permet son interprétation. Lorsqu’on a à faire à un patient présentant un fonctionnement psychique de type non-névrotique, c’est l’ensemble de la congruence : fonctionnement psychique/dispositif/transfert/interprétation/ qui doit être interrogée. Pour cela, il faut comprendre les caractéristiques du fonctionnement limite – compte tenu du mode de symbolisation qui lui est propre – telles qu’elles s’expriment dans le cadre du psychodrame. Définition

Dans la langue française, le terme «  transfert  » est utilisé dans de nombreux domaines. Il a un sens très général, voisin de celui de transport, qui implique un déplacement d’entité plutôt que d’objet. En psychologie, il est utilisé dans plusieurs acceptions  : transfert sensoriel (traduction d’une perception d’un domaine sensoriel à un autre) ; transfert de sentiments, transfert d’un apprentissage et d’une habitude (les progrès obtenus dans l’apprentissage d’une certaine forme d’activité entraînent une amélioration dans l’exercice d’une activité différente). En psychanalyse, le terme « transfert » désigne le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets (personnes) dans le cadre d’un certain type de relation. Cela s’exprime par la répétition de prototypes de relations infantiles, répétition qui est vécue avec un sentiment d’actualité marqué.1 Le transfert objectal par étayage se réfère à la femme qui nourrit, à l’homme qui protège. Il respecte l’identité et les limites de chacun. Le transfert narcissique fait référence à ce que l’on a été, ce qu’on voudrait être, en tout ou en partie. 1.   J. Laplanche J. et J. B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, pp. 492-499.

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C’est le plus souvent le transfert dans la cure type (divan-fauteuil) que les psychanalystes nomment « transfert », sans autre qualificatif. Le transfert est classiquement reconnu comme le terrain où se joue la problématique d’une cure psychanalytique, son installation, ses modalités, son interprétation et sa résolution. Son déploiement, appelé « névrose de transfert », va dépendre du fonctionnement psychique (névrotique) du patient permettant ce déplacement. Il va donc dépendre des capacités de symbolisation du patient et du cadre de la psychothérapie, en l’occurrence celui de la cure type, le patient étant allongé sur un divan, sommé de dire tout ce qui lui vient à l’esprit sans faire de tri, le psychanalyste étant assis dans un fauteuil derrière lui, écoutant avec une attention flottante l’émergence du discours inconscient du patient. Dans tout autre contexte, lorsque le fonctionnement psychique du patient est de type non-névrotique et que par conséquent le cadre de la cure ne peut plus être celui de la cure type – comme au psychodrame par exemple – les caractéristiques du transfert seront très différentes. Pour que le transfert-type (en référence à celui qui se déploie dans le cadre de la cure-type) puisse avoir lieu, il faut que le patient – névrosé – ait acquis des capacités de symbolisation suffisante. En effet le transfert en tant que déplacement, celui qui consiste à prendre quelqu’un pour quelqu’un d’autre, suppose que le patient – et l’analyste – utilisent et s’appuient sur le langage afin que le quiproquo soit analysable et analysé. Le processus de symbolisation

On peut définir la symbolisation comme étant l’opération par laquelle quelque chose va représenter autre chose pour quelqu’un. Si la symbolisation peut apparaître ainsi comme la substitution d’un objet à un autre, elle est avant tout le résultat d’un processus qui suppose autant la capacité de représenter un objet absent qu’un sujet capable de savoir que le symbole n’est pas l’objet symbolisé2. A ce titre, elle favorise la constitution de la capacité à fantasmer et l’organisation d’un espace psychique. Dans cette perspective, elle est avant tout un mécanisme permettant de lutter contre la dépression liée à la perte de l’objet et de limiter la circulation des affects. Au-delà de la relation de substitution entre deux termes, la symbolisation désigne la médiation réflexive entre le sujet et l’objet, entre 2.  A. Gibeault, Symbolisation in Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002, pp. 1681-1682.

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la réalité psychique et la réalité extérieure, entre le passé et le présent. C’est là l’effet du processus de symbolisation, visant à introduire un système d’échanges intra et inter-subjectif. Cela se vérifie dans la cure analytique, qui, dans son modèle type, suppose une relation à deux «  termes  », l’analyste et l’analysant, dont le travail n’est possible qu’à la condition d’être référé à l’instance tierce du cadre : la situation analytique apparaît ainsi à la fois symbolique et symbolisante, en ce que son mode de fonctionnement s’appuie sur une structure à trois termes. Dans la psychothérapie de groupe, tel que le psychodrame, le système d’échanges intra et intersubjectif étant fortement mobilisé par le cadre lui-même, c’est tout le travail de symbolisation qui se trouve relancé. Le travail de symbolisation

Ce travail va de la trace mnésique corporelle à la représentation de chose, essentiellement visuelle, n’existant que dans l’Inconscient (Symbolisation primaire), puis à la représentation de mots, essentiellement acoustique, présente tant dans le système Inconscient que Conscient (Symbolisation secondaire). Le pari du dispositif psychanalytique tient en cela : le corps devant être immobile, l’action totalement inhibée, la parole isolée de toute contamination sensorielle, le patient devra parler, renforcer ses processus de symbolisation pour accéder à une plus grande appropriation subjective de l’ensemble des évènements de sa vie. Fonctionnement limite versus fonctionnement névrotique3

Dans le fonctionnement névrotique, les processus de symbolisation inscrivent les perceptions sensorielles dans un système de représentation. Le névrosé peut alors suffisamment distinguer la réalité matérielle extérieure de la réalité psychique interne en tant que réalité qui est accordée aux phénomènes inconscients, ceux-ci étant constitués de processus primaires qui renvoient à des affects et à des représentations. Les caractéristiques cliniques du fonctionnement limite sont tout autres : l’intolérance à la frustration, l’insécurité intérieure, l’hypersensibilité à toute remarque, le sentiment de vacuité et d’ennui. Ces patients passent très facilement à l’acte pour résoudre leurs tensions intérieures. Ils passent aussi par l’acte pour se faire comprendre, ce qui entraîne des conduites 3.   A. Green, Genèse et situation des états limites, Les états limites, Paris, PUF, 2002.

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professionnelles et/ou affectives instables, voire autodestructrices. J’ai proposé d’utiliser le terme «  d’agissement  », en le débarrassant de sa connotation péjorative, pour décrire l’ensemble des manoeuvres que le patient utilise pour se faire comprendre. Les troubles de symbolisation dans le fonctionnement limite portent essentiellement sur le travail de symbolisation primaire : les perceptions sensorielles n’ayant pas été symbolisées et n’étant pas inscrites dans un système de représentation, ce qui gouverne ce n’est plus le principe plaisir/déplaisir, c’est la compulsion de répétition, qui concerne les expériences agréables comme les expériences douloureuses. Ce n’est plus le désir qui triomphe dans son accomplissement, ne serait-ce que dans une rêverie fantasmatique. La réalisation hallucinatoire du désir n’est plus le modèle du fonctionnement psychique ; ce qui gouverne, c’est la tendance à l’agir. Ainsi, ce qui est en question, c’est la capacité du patient à s’approprier subjectivement les différents évènements de sa vie, et tout particulièrement les traumatismes, ce qui a fait effraction. Le processus de subjectivation

C’est le processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation. Ceci implique que le sujet dont on parle en psychanalyse est un sujet processuel, non définitivement acquis en quelque sorte, se situant au-delà du Moi et de ses mécanismes de défense tendant à l’unification. Le processus de subjectivation est ce qui meut vraiment le sujet ; il est ce qui se noue, s’articule et se joue réellement au sein même du sujet, y compris dans ses divisions et ses visées contradictoires. Son actualisation et sa reconnaissance constitueraient l’objectif ultime de la démarche analytique.4 Le transfert subjectal

Le transfert suppose un processus d’externalisation de l’expérience subjective.5 C’est une forme de projection grâce à laquelle les caractéristiques de l’expérience subjective, en attente de sens, vont commencer à pouvoir se déployer et à devenir sensibles, c’est-à-dire à s’inscrire dans la 4.   R. Cahn, Origine et destins de la subjectivation, La subjectivation, Paris, Dunod, 2006. 5.   R. Roussillon, Pluralité de l’appropriation subjective, La subjectivation, Paris, Dunod, 2006.

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sensorialité en tant que première forme de « présentation » à la psyché. Cela suppose la recherche d’un autre objet, extérieur à soi, dans lequel et par lequel va se médiatiser le rapport du sujet à son expérience subjective. C’est un objet externe mis à disposition, immédiatement disponible : un objet pour jouer : un « objeu ». Par conséquent, les patients au fonctionnement limite, des patients en défaut de subjectivation fantasmatique, nous placent devant la nécessité de nous faire l’hôte d’un déjà-arrivé-non-véritablement-vécu, car mal symbolisé.6 Nous voilà donc, dans le cadre de ce type de transfert subjectal, contraints d’être « l’objeu » de ces patients, de recevoir les projections de ces empreintes perceptives mal symbolisées, de faire ce travail de symbolisation à la place du patient lui-même et de les lui re-présenter, aidant ainsi au processus de subjectivation. Le psychodrame de supervision tel que nous l’avons formalisé7 permet la lecture et l’analyse du transfert subjectal ; c’est ce qui lui donne sa dimension thérapeutique. Le cadre porteur du transfert

Comment peut-on définir le cadre du psychodrame, plus vaste que le dispositif qu’il utilise, celui-ci étant pourtant l’outil qui lui donne sa spécificité ? Pour J.-L. Donnet8 le cadre « est ce qui fonde le pouvoir de l’interprétation, et l’interprétation ce qui fonde la légitimité du cadre ». Il poursuit : « Au transfert pour interpréter s’oppose le transfert à interpréter  ». Le cadre de la cure type instaure, semble-t-il, ce qui est de l’ordre du transfert à interpréter, alors que celui du psychodrame ressort de la création d’un transfert pour interpréter. Dans le premier cas, il s’agit d’octroyer un statut d’actualité au transfert dans le présent de la cure, et ce faisant de le mettre en évidence. Dans le second cas, celui du psychodrame, il s’agit d’attribuer un statut d’existence au transfert, et de ce fait de le provoquer : transfert latéral sur l’acteur choisi pour le rôle, ou transfert principal sur le meneur de jeu, comme l’écrit I. Salem. Le transfert est toujours du domaine de l’illusion ; de ce fait, il recèle en lui-même une part de la capacité de symbolisation du patient. Au psychodrame, faute de cette capacité, la fiction est présente de l’extérieur

6.  D. W. Winnicott, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000. 7.   M. Hayat, Le psychodrame psychanalytique métathérapeutique, Bruxelles, De Boeck, 2008. 8.   J.-L. Donnet, Le divan bien tempéré, Paris, PUF, 2002.

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comme proposition à symboliser ; la capacité à transférer va venir de l’extérieur. Dans l’analyse, le transfert se déploie à partir, et en raison, du cadre proposé, alors qu’au psychodrame le transfert se nourrit et se construit par l’apport externe de la figuration du jeu de l’analyste. Celui-ci s’y expose, non seulement au regard, mais dans son essence même ; autrement dit, ce qui est chassé de l’intérieur par le patient comme intolérable au moyen de mécanismes tels que déni, clivage, forclusion, reviendra de l’extérieur par l’apport de l’objet externe. C’est alors que le dispositif employé par le psychodrame va prendre toute sa valeur. Il consiste à répartir un groupe de thérapeutes en deux catégories distinctes, meneur de jeu, d’une part, et acteurs de l’autre. Ce dispositif agit de telle sorte que l’objet externe se trouve à un double niveau, plus tolérable pour le moi du patient. Cela permet une réappropriation anti-traumatique de l’objet aboutissant à une possibilité de symbolisation de sa présenceabsence. Il faut rendre absent un objet trop présent et/ou rendre présent un objet trop absent en le faisant apparaître dans sa figuration stimulée. Le psychodrame propose la latéralisation du transfert, comme condition essentielle du cadre, ce qui est en principe exclu dans la cure type. Le psychodrame analytique offre, avec la diversité des thérapeutes acteurs et du meneur de jeu, une possibilité de fragmenter l’investissement transférentiel en le déposant sur les différents thérapeutes et en allégeant ainsi le poids économique de cette excitation. Il s’agit d’éviter un surcroît dangereux d’excitation qui ne puisse faire l’objet d’aucun déplacement ni d’aucun mouvement, entraînant ainsi une répétition infinie. Les patients du psychodrame ne sont pas capables de faire un transfert analysable à l’instar des névrosés. L’objectif est alors de permettre une progressive spécification des thérapeutes acteurs et la reprise interprétative dans un second temps par le meneur de jeu. Ce processus de liaison aboutit dans le meilleur des cas à la concentration du mouvement transférentiel ambivalent sur le meneur de jeu et il devient alors maniable comme dans un traitement analytique avec un seul analyste. Autrement dit, on fractionne, on parcellise, on procède par paliers successifs. Les résistances mises en oeuvre seront d’autant moins massives que ce fractionnement autorise une moindre dépense d’énergie pour les alimenter. On peut donc s’approcher davantage de certaines organisations psychiques qui fonctionnent sur le mode du tout ou rien. Avec un schizophrène, la figuration permet de présenter deux parties de lui-même qui se contredisent, et de les mettre en perspective et présentifiant ainsi un conflit là où il y avait un clivage. Quelquefois les deux 118

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parties sont plus indistinctes, il peut s’agir de soi avec soi ou de soi avec un autre.9 Le transfert au psychodrame

Nous avons souligné la congruence entre le fonctionnement névrotique d’un patient (qui sait donc les limites entre la réalité matérielle extérieure et la réalité psychique interne en tant que réalité qui est accordée aux phénomènes inconscients), le cadre de la cure-type qui force au travail de symbolisation, le déploiement du transfert que permet la symbolisation, et enfin son interprétation. Cela suppose des capacités de symbolisation suffisantes pour que le patient puisse transférer (dans le sens de transport) sur l’appareil du langage l’ensemble de ce qu’il ressent et qu’il pense. En réalité ce n’est jamais la totalité de ce qu’il pense et ressent qui est transféré sur l’appareil du langage. Le « reste », ce qui aura été mal symbolisé, voire non psychisé, sera exprimé par d’autres voies dont le corps est le plus souvent le support. Lorsqu’il existe des troubles importants de symbolisation et que par conséquent le fonctionnement psychique du patient n’est plus de type névrotique, le transfert n’a plus son caractère habituel et l’interprétation ne peut plus s’y adosser. La congruence soulignée précédemment n’existe plus. Le psychodrame, par sa technique, son dispositif et son cadre, permet de trouver une nouvelle congruence entre le fonctionnement limite, cette forme de thérapie à médiation corporelle qu’est le psychodrame, les transferts (sur le meneur de jeu ou les acteurs, et entre les thérapeutes) et l’interprétation par le jeu et dans le jeu.

9.   Jeux de transfert, Paris, ETAP, 2013.

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I. SALEM

Les bases théoriques du psychodrame

La régression Il semble paradoxal de proposer une thérapie basée sur le jeu à ceux qui sont le moins aptes à pouvoir en disposer. C’est à une régression temporelle, topique et formelle, que nous convions le patient, en espérant que dans un deuxième temps, cette régression favorisera la démarche inverse et qu’il retrouvera son inscription dans la vie réelle. Nous le créditons d’une mobilité interne à venir dont il est encore dépourvu. Mais c’est avec l’aide active des thérapeutes que ce chemin peut être parcouru. A bien des égards, on peut considérer que les modalités de régression proposées par le psychodrame diffèrent radicalement de celles que met en oeuvre la cure classique. Régression topique

Dans la cure classique, la voie d’écoulement de l’excitation normalement ouverte vers l’action (la motricité disait Freud) étant bloquée, cette excitation (la charge libidinale reflue) « régresse » vers le psychisme lui-même, où elle animera un nouvel investissement des représentations. Ainsi que l’écrit J.-L. Donnet : « Le cadre tend à ‘simuler’ l’espace de fabrication du rêve ». Compte tenu des indications du psychodrame, on favorise, au contraire de la cure classique, l’écoulement de la charge libidinale vers l’action : c’est le constat de ce processus qui va, secondairement, donner lieu à des représentations. Peut-on parler encore de régression topique en ce cas  ? Oui sans doute, mais, on le voit, par inversion du schéma freudien. Régression temporelle

Si, comme le dit Freud citant Goethe à la fin de Totem et Tabou : «  Au début était l’action  », c’est bien ce retour aux origines de la vie psychique, du fantasme et de la pensée, que propose le psychodrame. 121

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Il faudrait ici tenir compte des propositions de R. Roussillon sur ce qu’il désigne comme les « symbolisations primaires ». Régression formelle

Elle donne l’accès aux images, aux rêves, aux fantasmes. Bien des patients narcissiquement carencés se paient de mots et d’actes mais ne peuvent accéder au degré de passivité qui permette une régression formelle souple. D’autres encore sont toujours dans la régression formelle, mais sans en sortir : ils hallucinent. La mise en scène psychodramatique pallie ces carences et ces excès en ayant recours aux gestes, aux images, aux mots, bien accordés à l’affect du moment. Ainsi le préconscient estil réactivé dans son jeu eutrophique, c’est-à-dire de croissance, grâce à un refoulement bien conduit. Les figurations créées dans l’action du jeu elle-même vont fournir la base de cette réanimation de représentations qui constitue le but de tout travail analytique. Ainsi, la fiction permetelle l’expression des motions pulsionnelles à l’abri de leur réalisation effective, donc sans risque majeur pour le narcissisme du sujet ou pour l’objet, toujours menaçant dans la vie réelle du sujet psychotique. Figuration, représentation, symbolisation Le but du psychodrame et des temps psychodramatiques de toute cure est de relancer la subjectivation en inversant les mouvements de rejet des pulsions et de désaveu des représentations, mouvements qui se conjuguent pour donner le déni. Pour cela, des figurations sont offertes au patient, et c’est dans la conflictualité (qui va les viser), dans le transfert, que vont émerger des représentations personnelles du patient. Les figurations viennent lutter contre le désaveu, mais les gestes ou les intonations qui les accompagnent, la prosodie, véhiculent une énergie d’opposition au rejet et à la projection. Celle-ci est aisément contournée dans un espace de jeu. Les acteurs prennent en charge une partie des mouvements pulsionnels du patient en proposant des cadres, des représentants-représentations, pour les mettre en forme et leur donner une figurabilité en rapport avec leurs intensités. En agissant ainsi, ils se chargent personnellement de la gestion des rejetons ainsi formés, ce qui soulage l’économie du Moi du patient. Le bénéfice immédiat est donc double. Les mouvements pulsionnels reçoivent un contenant qui rend compte 122

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sinon de leur exacte spécificité, du moins de leur intensité. Ensuite, les vicissitudes des rejetons artificiels ainsi formés permettent de mettre en jeu une dynamique différente chez le patient. Les instances ne jouent pas les rôles stéréotypes auxquels il est habitué. De nouveaux processus apparaissent (ou plutôt réapparaissent) et peuvent être réhabilités. Les acteurs sont donc porteurs des rejetons de l’inconscient du patient, l’investissement inconscient venant de lui et l’investissement préconscient venant des acteurs. En référant les rejetons à des zones érogènes, les acteurs en contiennent l’activité dans les mailles du réseau de leurs paroles et de leurs gestes. On pourrait dire qu’ils nomment les pulsions et qu’ils touchent les contours les plus lointains des zones érogènes, sans les provoquer de façon plus directe. Elles aussi sont donc encadrées en même temps qu’elles reçoivent droit de cité. L’acteur ne fait que proposer des figurations. Si le patient s’en saisit et les investit sur un mode conflictuel et grâce au transfert, elles deviennent des représentations qui viennent enrichir son préconscient défaillant. Le Moi, chef d’orchestre

On présente souvent le Moi comme un serviteur de trois maîtres, le ça, le Surmoi et le monde extérieur. Nous le verrions plutôt comme un chef d’orchestre chargé de coordonner les multiples activités de ses exécutants, de leur donner une expression possible et harmonieuse et de les rassembler sous le primat de sa baguette en une unité orchestrale parfaite aux yeux de la critique et face au public. Cette métaphore se prête à de nombreuses exploitations, mais nous nous contenterons de voir une zone érogène dans chaque musicien, afin d’illustrer ce qui se passerait si chacun d’eux jouait la musique de son choix. Il n’y aurait plus de son orchestral unifié. En soumettant chaque zone érogène par ses liaisons, le Moi doit en assurer les vibrations bien tempérées et modulées. C’est d’elles qu’il tire ses qualités narcissiques nécessaires au sentiment d’existence. Il se comporte comme une zone érogène unifiée et c’est en liant les autoérotismes épars qu’il fait advenir le narcissisme secondaire qui peut, lui-même, dans des circonstances régressives, s’auto-entretenir à partir d’auto-érotismes plus ou moins évolués, à défaut d’un bon commerce objectal. Le meneur de jeu est comparable à un chef d’orchestre. Grâce au transfert, il est vite porteur d’une bonne partie de l’Idéal du Moi du 123

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patient et c’est au fil des vicissitudes gratifiantes et frustrantes du psychodrame que le patient en viendra à s’identifier à ce qui, de lui, est mis en dépôt chez le meneur de jeu. Nous en venons donc à voir le psychodrame analytique comme une mise en scène d’une activité préconsciente possible du Moi. Le meneur de jeu est le garant de cette unité. Les acteurs (patient et acteurs-thérapeutes) en sont les éléments dynamiques et économiques. Ce qui s’y joue est une mise en forme de fantasmes, c’est-à-dire une représentation d’action par rapport à un objet interne. L’importance de la perception de la présence réelle de l’objet a été souvent soulignée dans certaines pathologies. De ce fait résulte l’aménagement d’un cadre psychothérapique où le patient rencontre l’analyste en face à face, contrairement au protocole de la cure type. L’étayage de la vision, propre à rendre effective la présence de l’objet, mais aussi la réassurance de la présence du sujet face à lui dans l’entrecroisement des regards réciproques, renvoie aux premières interactions mère-bébé. Cette perception renouvelée au cours de retrouvailles régulières sert de pare-excitation en tant que défense efficace contre l’angoisse annihilante de la disparition de l’objet. A partir de là, le langage verbal peut se déployer. Symbolisation

Le psychodrame instaure un autre cadre. Ce n’est pas seulement à la perception d’une présence que le patient est convié, mais à celle d’une présence en mouvement revitalisée. Il s’agit d’introduire une action, une mise en marche, moteur d’un processus. On demande au patient de proposer une scène, ce qui lui vient spontanément  : un mot, une impression vague, une idée qu’il va jouer avec les participants choisis par lui. A la proposition d’associer faite au patient du divan se substitue celle d’une activité : une idée à mettre en marche (une action) en se servant d’un espace et d’un temps qui lui soient propres (une actualisation). Dans le domaine de la psychose, il est utile en quelque sorte de repartir du commencement pour le réanimer. Le psychotique possède des capacités de symbolisation défaillantes. Comme l’a bien souligné R. Roussillon, l’acte est à la base de toute symbolisation : « Il faut que les choses soient suffisamment agies, suffisamment mises en acte et ainsi représentées en actes, actualisées, pour pouvoir ensuite se surprendre et se resymboliser autrement. »1 Le patient et les différents thérapeutes 1.   R. Roussillon, Le jeu et l’entre-je(u), Paris, PUF, « coll. Le fil rouge » , 2008.

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seront donc des acteurs. Ils élaborent ensemble une scène à partir de sa figuration  ; celle-ci fait advenir dans un second temps l’espace de la représentation. Cependant, les mots sont acquis. Les scènes ne sont pas seulement agies, mimées, mais parlées  ; elles utilisent un langage d’action où la parole n’a pas l’intériorité, le pouvoir d’autoréflexion. C’est l’insertion du jeu à l’intérieur de ce cadre qui a permis au psychodrame d’acquérir sa véritable dimension psychanalytique, à savoir la capacité de mettre à jour les processus inconscients à partir de l’analyse du transfert et des résistances. Il s’agit d’établir des liaisons, de trouver une certaine cohérence dans des ensembles apparemment discordants, afin de permettre au patient de se sentir le sujet de son existence en se l’appropriant au travers d’une histoire qu’il puisse reconnaître comme sienne. La dramatisation Le jeu permet l’accès au Moi du patient. Certains ont perdu la possibilité de jouer, ou même ne l’ont jamais acquise. Le plus souvent on constate des failles dans leur « espace de jeu ». Le psychodrame, grâce à l’instauration d’emblée du jeu par les acteurs, qui peuvent exhiber leur plaisir à jouer sans culpabilité, permet très rapidement au patient d’en découvrir, puis d’en partager l’agrément. Il peut s’exprimer plus complètement que dans la vie quotidienne, ce qui engendre une certaine disponibilité intérieure. La figuration des conflits inconscients permet de lever certaines inhibitions, ce qui ne va pas sans un certain gain narcissique immédiat. Le psychodrame facilite une mise en forme d’angoisses indicibles, telles les angoisses psychotiques. Le jeu de l’acteur n’a pas à être réaliste. Le rôle est surtout un support d’associations. Il n’y a ni décor ni accessoire sur scène. Ils sont figurés par des ébauches de gestes. On est loin de l’art du mime. Il suffit d’accompagner l’action et d’en faire sentir la réalité interne. Suggérer est à l’opposé de la suggestion, puisque c’est une incitation à faire en sorte que le patient pense par lui-même. Il faut dramatiser pour dédramatiser. Il s’agit, pour l’acteur, de susciter la manifestation de l’affect. Ces moments de reviviscence et d’abréaction sont d’un effet non négligeable, mais secondaire par rapport à un travail d’élaboration des conflits internes. Dans le psychodrame analytique, l’émergence de l’affect est recherchée pour la relier à la parole et au geste, et permettre un ancrage corporel des pulsions. C’est une 125

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spécificité du psychodrame : réveiller l’érogénéité corporelle en créant de nouvelles liaisons entre le corps et le langage à travers l’affect. La dramatisation, c’est le mouvement que l’on donne à l’action, d’où l’importance du corps dans le psychodrame. Dans la cure type, comme dans les autres approches psychothérapiques, l’expression corporelle est contenue et subordonnée à l’expression verbale. Par contre, le psychodrame offre un lieu privilégié où le corps peut s’exprimer directement, tout en étant à lui-même sa propre limite, celle-ci redoublant la limite du cadre déployé par le meneur de jeu. Le corps C’est probablement un des mérites du psychodrame d’avoir contribué à réintroduire la notion de corps. Nous ne saurions travailler sans de constantes et réciproques liaisons entre les zones érogènes, leur unification sous le contrôle du Moi, les affects qui les animent et qu’elles engendrent et les relations qu’elles ont avec le monde des objets internes et externes, au sein desquelles les représentations de mot ne sont pas tout ; c’est la circulation de l’énergie de l’affect partagé entre le patient et les thérapeutes, qui facilite les nouvelles liaisons entre le corps et le langage. Dans le jeu psychodramatique, le corps nous sert aussi d’indicateur pour repérer notre contre-transfert, et cela d’autant plus que certains patients recourent à un mode de communication archaïque. Ils utilisent certaines formes d’identification projective pour nous faire ressentir, dans notre corps, des sensations en rapport avec ce qu’ils ne tolèrent pas ou n’élaborent pas dans leur Moi. On pourrait objecter que ces modes d’expression court-circuitent l’élaboration associative verbale, mais il faut tenir compte du fait que ces patients ne relèvent pas des indications d’une cure type ou de psychothérapies analytiques. Ils ne disposent pas d’une associativité verbale ample et aisée. Celle-ci ne peut donc être court-circuitée. On sait que, par ailleurs, chez des patients névrosés, la privation du mode d’expression corporelle favorise l’investissement des représentations de mot, un peu comme le sommeil et l’immobilité qui l’accompagne favorisent la régression topique et l’expression onirique. Mais ici, il ne peut être question de favoriser ce qui ne peut être accessible, et que nous tentons justement de rendre disponible par les accompagnements, non seulement gestuels mais aussi et surtout verbaux. Ils nous servent à la nomination des affects ou encore des résistances que nous percevons à partir des expressions mimiques, 126

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des gestes, de la répartition du tonus musculaire, des postures, et cela d’autant mieux que toutes ces manifestations sont souvent en contradiction avec ce que formulent les patients. Bien sûr, il n’est pas question de nommer directement ces mouvements, mais plutôt d’attirer l’attention sur ces contradictions par une technique de jeu ou d’interprétation qui les mettent en relief. Au nombre de celles-ci mentionnons le jeu en miroir, et l’arrêt temporaire du jeu, arrêt sur image ou sur geste. Cette possibilité de toucher au corps du patient, de le mimer, d’en parler, loin de provoquer une blessure narcissique, permet de le réinvestir avec une modification qualitative de l’investissement mis en jeu. Mais cette érotisation doit être judicieusement dosée, restant gratifiante pour le narcissisme et frustrante sur le plan pulsionnel. L’identification projective

Pour Mélanie Klein, c’est un moyen d’attaque, de contrôle et d’invasion du corps maternel par clivage et projection du self en partie ou en totalité. Cette théorisation a été reprise par D. W. Winnicott, W. Bion, E. Rosenfeld et D. Meltzer. Pour eux, comme pour nous, c’est un processus commun sous-tendant l’ensemble des relations humaines. C’est dans les situations extrêmes qu’il engendrerait de la haine. Dans le psychodrame comme dans les autres approches psychanalytiques, les thérapeutes sont d’autant plus exposés à ce processus qu’ils sont proches de leurs patients, qu’ils ne s’en défendent pas ou bien qu’ils prennent conscience de leurs défenses contre ce qui leur est ainsi adressé. Il nous semble capital de permettre aux patients qui en sont empêchés, par faute de représentations disponibles, d’effectuer une mise en forme de leurs mouvements inconscients en les investissant dans les représentations d’un autre  : l’analyste. L’acteur est alors cet analyste qu’il n’a jamais cessé d’être, cette personne par qui les émergences pulsionnelles informes du patient vont être prises en charge. Il est celui par qui elles s’engagent temporairement dans une forme d’emprunt  : ses pensées latentes, disponibles dans son préconscient. Nous faisons ici appel au modèle de la formation des rêves tel que Freud nous le propose dans le chapitre VII de L’Interprétation des rêves (1900). Mais au lieu de faire se rencontrer dans la même topique un investissement inconscient et une pensée latente, c’est de la topique du patient que vient l’investissement inconscient, et c’est dans les pensées latentes de l’analyste acteur qu’il se met en forme et agit comme une greffe. Il s’agit d’accepter ou non la substance psychique de leurs mouvements libidinaux, de l’abriter, de la 127

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façonner temporairement, puis de la restituer au bon moment quand elle est acceptable et révisable par eux. La protection de l’acteur par le meneur de jeu, et celle de ce dernier par le groupe permettant d’atténuer les réactions de contre-transfert au moment où ces greffes sont implantées. Si le mouvement pulsionnel est accepté, le moment de sa mise en forme est celui de la figuration telle que nous la proposons en tant qu’acteurs. L’acceptation par le patient, ce qui vient de lui et que nous lui rendons alors, passe par le transfert sur le directeur du jeu, par le truchement du processus de l’introjection des pulsions du patient, via l’objet d’amour que ce directeur constitue. Au-delà du directeur, et à travers lui, c’est de l’introjection des pulsions par l’intermédiaire du groupe qu’il s’agit. Au bout du compte, le psychodrame, comme tout travail analytique, doit laisser le dernier mot au patient, et pour cela, le conduire à utiliser un préconscient aussi fluide et riche que possible. Il importe de disposer des plus grandes facilités de figuration des mouvements libidinaux et donc de rejetons de l’inconscient qui sont comme on le sait des hybrides faits d’investissements préconscients et d’investissements inconscients, de produits du ça et de produits du Moi. Nous avons besoin de confronter ce qui est insensé en nous pour faire gagner du terrain à un mode d’identification évolué par rapport à la prévalence d’autres modes de communication toujours actifs. Ceux-ci sont faits d’identifications désubjectivantes, vampirique, adhésive et projective. Ils sous-tendent l’identification dite hystérique qui s’appuie sur la symbolisation, mais isolément ils ne s’expriment que par l’agir confusionnant, mimétique et prédateur. Les identifications désubjectivantes (ou VAP pour vampirique, adhésive et projective) ont des buts mais ne créent pas de sens. Elles se déploient dans les nécessités de la survie, quand tous les coups sont permis ; elles sont au-delà du principe de plaisir. Leur seule finalité est la survie physique et psychique par tous les moyens. Indiscutables et impérieuses, elles sous-tendent notre vie de tous les jours sans plus, mais férocement si besoin est. L’identification hystérique use des symboles pour tendre vers ce à quoi chacun doit renoncer sans jamais s’y résigner tout à fait. L’interdit de l’inceste mis en place par l’ordre oedipien, gardé par le Surmoi, impose un règne où les leurres incestueux sont possibles à condition de rester des leurres symboliques. Par contre, les VAP ne peuvent agir qu’en leurrant ou en éliminant ce tiers et ce qui le représente. L’identification vampirique (selon Pérel 128

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Wilgowicz)2 est la plus forte à ce jeu-là dans la confusion qu’elle crée entre soi et l’autre, l’un habitant l’autre et réciproquement. Elle constitue la plus grande désorientation possible, sans surface ni limites, sans volume fixe, aussi difficile à figurer que le mélange de deux gaz, incolores, inodores et sans saveur, elle crée de l’inextricable. Aucun tiers n’y pourrait mettre de l’ordre. L’identification adhésive (selon Esther Bick) va déjà dans le sens d’une orientation, celle de deux surfaces accolées pour tendre à n’en faire qu’une  : soi et l’autre accolés, partageant une peau commune, donc séparables l’une de l’autre par arrachement sans qu’on sache qui emmène des lambeaux de la peau de l’autre. La menace d’un tiers encore absent mais effrayant justifie toutes les tentatives sinon pour l’éliminer, du moins pour ne pas le percevoir. Le percevoir, c’est déjà être arraché. L’identification projective (selon Mélanie Klein) confond l’autre et le tiers. Elle agit à distance, par projection, plus précisément par fantasmes projectifs. L’autre (confondu au tiers) doit être non seulement le réceptacle des projections, mais subir un contrôle omnipotent. Ici le tiers est neutralisé dans la mesure où sa perception est acceptée, puis rejetée, projetée et contrôlée dans l’autre. Déni, clivage, conflit Pendant longtemps, les psychotiques vivent le jeu comme menaçant l’intégrité de leur Moi. Il faut parfois des années avant qu’ils ne puissent participer de manière créatrice au jeu, c’est-à-dire investir libidinalement le jeu. Le plaisir du jeu est une étape cruciale dans le processus thérapique. Il témoigne qu’un niveau de la désintrication pulsionnelle caractérisant la psychose a pu être surmonté. Ainsi « le psychodrame est un traitement spécifique de la psychose grâce à sa capacité à favoriser la reliaison, la réintrication pulsionnelle » , comme l’a écrit B. Rosenberg.3 Quelques aspects de la psychose

Nous constatons dans les institutions psychiatriques un phénomène qui caractérise le monde de la psychose  : une double violence. D’une part, une violence destructrice contre soi ou contre les autres et 2.   P. Wilgowicz, Le vampirisme, Lyon, Césura, 1991. 3.   B. Rosenberg, ETAP, 2008.

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d’autre part des moments de violence libidinale, investissements massifs d’objets et de situation provoquant des tensions d’excitation intenses. Ce phénomène exprime de façon concrète la désintrication qui est une caractéristique majeure de la psychose. Le plus souvent, le psychotique ne supporte pas l’objet et les tensions d’excitation qu’il suscite en lui parce qu’il est alors envahi par une angoisse intense. Il a recours à un mécanisme de défense fondamentale pour se libérer de cette angoisse  : le déni. Pour faire disparaître de la conscience l’objet sans l’anéantir, il a recours au clivage du Moi qui permet d’écarter l’objet et de le garder à l’intérieur, derrière la barrière du clivage. Le clivage du Moi est la caractéristique du Moi psychotique, la définition structurale de la psychose. Pour que le Moi soit clivé, il est impératif qu’il y ait idéalisation en plus du déni. « L’idéalisation, processus complexe s’étayant sur des identifications par projection introjection et incorporation, contribue à la constitution d’un des deux termes de tout clivage. Elle aliène le sujet par une inféodation à l’objet. L’idéalisation advient là où le déni écarte ce qui s’oppose au Moi. Elle est un soutien de la toute-puissance nécessaire quand la puissance mesurée est défaite par le déni. Au désinvestissement par le déni s’adosse le surinvestissement prothétique par l’idéalisation »4. Il est donc nécessaire, comme le montre G. Bayle, qu’il y ait conjointement déni et idéalisation pour aboutir à un clivage du Moi. Le clivage témoigne de la signification pulsionnelle de la psychose, d’un état de désintrication pulsionnelle. La spécificité de la solution psychotique est d’intégrer la désintrication dans la structure du Moi sous forme d’un clivage qui devient la marque de la psychose sur le psychisme, sur le moi. Le clivage et le délire sont des manières d’éviter le conflit psychotique basal entre les représentants des pulsions et ceux de la réalité : le clivage évite le conflit en empêchant que les éléments en conflit entrent en relation par la coupure dans le Moi qu’il représente ; le délire évite le conflit en remplaçant la représentation de la réalité par une autre qui n’entre pas en conflit avec les exigences pulsionnelles. Il y a délire dans la mesure où le clivage ne suffit pas à empêcher un vécu conflictuel trop insupportable. Plus il y a de clivage, moins il y a de délire. Les psychoses non délirantes sont des psychoses où le clivage est la solution fondamentale.

4.   G. Bayle, Clivage, défense du Moi, Paris, PUF, 2012.

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Psychodrame et clivage

Le clivage étant une expression topique de la désintrication pulsionnelle, le psychodrame peut-il être un instrument thérapique aboutissant à une réintrication pulsionnelle  ? L’indication de psychodrame est la présence d’un clivage assez solidement implanté. Si le clivage est nécessaire pour que le psychotique puisse travailler en séances de psychodrame, il est aussi l’objet que nous nous proposons d’élaborer grâce au jeu psychodramatique. Cette élaboration s’effectue à deux niveaux. D’abord celui où l’on tente d’affaiblir le déni et surtout le clivage du Moi pour laisser apparaître la conflictualité psychotique, puis celui de l’élaboration de cette conflictualité. Ces deux niveaux ne se succèdent pas dans le temps, ils sont concomitants. Dans «  Le clivage du Moi dans les processus de défense  », Freud pense que le clivage du Moi est une « déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps »5. Si les psychothérapies de psychotiques, dont le psychodrame, sont possibles, c’est cependant parce qu’il n’y a pas de clivage parfait. Le clivage entame gravement l’unité du Moi mais jamais totalement. Un morceau du Moi où peut passer une certaine conflictualité est toujours préservé. Il s’agit idéalement d’entendre et d’utiliser au cours d’un psychodrame la conflictualité qui passe malgré tout, d’élargir le passage par lequel s’infiltre cette conflictualité et de la laisser agir sur le patient. L’objectif du traitement est donc de travailler la possibilité du Moi du psychotique de surmonter le déni de la conflictualité. Il est nécessaire d’avoir à l’esprit les deux écueils à éviter : d’une part, ne pas rendre la séance traumatique pour le psychotique en le confrontant à des scènes trop conflictuelles, d’autre part éviter de maintenir le déni par des scènes trop peu conflictuelles. Le jeu, grâce au tact et à la mesure des thérapeutes acteurs, permet d’ébranler la défense du déni. Le meneur de jeu au moment de l’interprétation arrive à éponger l’aspect traumatique en s’appuyant sur le lien transférentiel. Je cite la conclusion à laquelle parvient B. Rosenberg et que je partage totalement : « Travailler cette conflictualité, c’est renforcer et étendre l’unité du Moi, faire reculer le clivage, même si un certain clivage cicatriciel anciennement inscrit dans la structure du Moi est ineffaçable. Le psychodrame est l’outil le plus adapté pour soigner la désintrication pulsionnelle psychotique ».

5.   S. Freud, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

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L’interprétation au psychodrame L’interprétation au psychodrame Le jeu des acteurs

L’apport théorique de N. Amar sur le jeu a été d’une aide très précieuse. L’acteur interprète un rôle dans les deux sens du terme : – il l’interprète au sens habituel c’est-à-dire qu’il le fait vivre sur scène en lui donnant chair et consistance ; – son jeu vise à prendre valeur interprétative. La façon dont il va intégrer le rôle dans la scène, la place qu’il lui donne, les répliques et les attitudes qu’il lui prête, permettent d’ouvrir au patient une perspective éclairante sur ses processus internes. La visée du psychodrame est de privilégier le jeu afin de permettre une prise de conscience quitte à ce qu’elle soit ultérieurement retravaillée par le meneur de jeu. L’essentiel du jeu consiste à renvoyer au patient l’image de son désir inconscient et de l’ensemble des résistances qui sont à l’oeuvre pour s’y opposer. Etre un bon acteur relève du défi. Il dispose d’une double écoute : dirigée vers le patient mais aussi vers lui-même, assurant le recul nécessaire pour ne pas se prendre totalement au jeu. Il s’agit de faire semblant pour de vrai. L’acteur est à l’écoute des autres acteurs, des autres patients qui jouent et du meneur de jeu, tout en préservant la spontanéité qu’il va développer dans les différentes scènes. Le psychodrame suscite une intense activité psychique chez le thérapeute acteur. Idéalement il s’agit de saisir la balle au bond, d’être souple, de changer de point de vue et de rôle. Il tolère la régression et l’accompagne. J. Villier émet l’hypothèse que « le dispositif psychodramatique tend à susciter une ‘surexcitation psychique’. Celle-ci facilite la liberté associative et va dans le sens de la mise en mouvement des aspects narcissiques, archaïques de l’organisation psychique du thérapeute  »6. Or, c’est bien à ce niveau que se situe l’une des sources d’inspiration d’une activité interprétative. Mais, il ne peut s’agir que d’une régression bien tempérée et les effets de la surexcitation psychique doivent pouvoir être repris par une activité secondarisée. Ce sera le travail de l’analyste meneur de jeu.

6.   J. Villier, Contre-transfert et interprétation, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 15, Toulouse, Erès, 1990.

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Dans le cadre d’une cure classique, le psychanalyste se met dans une position passive pour atteindre un niveau d’écoute flottante : il accepte d’être pénétré par les propos de son patient et regarde avec attention les effets qu’ils ont sur lui, sur son préconscient et son inconscient, les censures étant suffisamment diminuées. De même l’acteur se retrouve dans une écoute et dans un jeu dramatique flottant. Il joue et se voit jouer. Il découvre, en même temps que le patient, le jeu qui se déroule. Il utilise le matériel que le patient a apporté lors des séances précédentes. Les possibilités identificatoires de l’acteur au patient et à ses imagos sont ici à l’épreuve. Elles sont nécessaires pour que le patient se sente réellement concerné. Le jeu n’est pas sur une duplication de la réalité externe. Une expression verbale caractéristique, une mimique, un ton de voix peuvent suffire à faire reconnaître le personnage proposé. Nous ne visons pas à fournir la vérité de ce qui se déroule dans l’espace de la psyché du patient. Le jeu à valeur interprétative n’est pas une traduction simultanée dans les termes même du latent. Il est, selon S. Wainrib, « création de métaphores sur le vif », il laisse entrevoir qu’un passage par la psyché des acteurs peut métaboliser ce que communique le patient en intégrant d’autres logiques que celles du sens courant, pris par les nécessités du refoulement. Ce qui peut advenir dépend autant de la liberté d’association des acteurs, facilitée par le cadre, que du tact nécessaire pour restituer de manière tolérable ce qui est perçu dans l’intuition. Le jeu véhicule une mise en sens qui crée un nouveau mode de symbolisation, de saisie de la réalité psychique. Qu’est-ce que le jeu tente de communiquer ? A mon avis, une disponibilité à reconnaître la réalité psychique. S’il est plus difficile de décrire ce qui convient comme jeu à valeur interprétative, il est plus facile de saisir au fil de l’expérience le jeu qui ne convient pas. Tout se passe alors comme si aucun espace transitionnel ne venait à émerger. Ça ne circule plus, les aires de jeu ne se chevauchent pas pour laisser advenir une création de sens en commun. Le psychodrame pourrait être conduit de manière à toujours laisser le patient dans un choix permanent, entre ce qu’il peut prendre pour lui et ce qu’il peut laisser à partir du jeu des autres. Un jeu trop phobique des acteurs peut avoir l’effet contraire de ce qu’il chercherait à respecter, augmentant l’angoisse du patient maintenant convaincu de la dangerosité de ses désirs. L’expérience montre que ce qui peut être symbolisé par le jeu apporte souvent une sédation de l’angoisse, le jeu trouvant à prendre forme de contenant. 133

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Un psychodrame qui marche est un psychodrame où le patient ne se contente pas de confirmer la validité de nos interventions ou des hypothèses lancées après la séance entre les thérapeutes. Le patient nous apporte de nouveaux enjeux, nous apprend à jouer avec lui sur des chemins inexplorés, imprévus, ceux d’un fonctionnement psychique en quête d’un retour sur les déterminations de ce qu’il vient à produire. Cela suppose qu’il ait pu trouver une certaine confiance dans notre capacité à accueillir et à métaphoriser les contenus les plus anxiogènes, qu’il soit question de la transgression ou de la haine inconsciente. Sentir que d’autres sont prêts à ressentir cela, à en être acteur, ouvre un nouvel accès aux effets de l’inconscient. L’expérience du jeu peut contribuer à l’impression d’entrevoir, jusque dans la compulsion de répétition la plus mortifère, son potentiel de mise en jeu d’une subjectivation. Selon S. Wainbrib « l’automatisme de répétition aveugle correspond à la tentation de résoudre à tâtons une menace de subjectivation ». 7 Il est évident qu’il y aura toujours un écart entre l’image que le patient a en tête et ce qui va lui être figuré par l’acteur. L’absence d’écart amène à une stupéfaction chez le patient et peut provoquer des moments délirants. C’est cet écart qui est déjà l’amorce de l’interprétation. Ce hiatus soulève une certaine inquiétude, un léger malaise lié à l’appréhension d’une découverte qui risque de faire surgir ce qui est habituellement occulté. C’est l’écart, l’incertitude, ce moment «  d’inquiétante étrangeté » qui signe le passage dans lequel le refoulé fait retour. Dans toute cure analytique, l’interprétation a un effet dérangeant, compensé par les gains narcissiques liés à la découverte du fonctionnement du Moi. Ce qui est spécifique du psychodrame c’est que sa structure même provoque d’emblée cet imprévisible, ce hiatus d’où jaillit une possibilité mutative. On peut jouer le personnage proposé dans une direction totalement contraire à ce que le patient en attendait au départ. Une mère omnipotente et intrusive devient dans le jeu une mère chaleureuse et aimante. Une scène du présent actuel devient une scène du passé infantile. On peut prendre le contre-pied sans «  crier gare  ». Il s’agit, par ces raccourcis dramatiques, de révéler un automatisme de conduite qui va être mis à mal par une réponse inattendue. Le déséquilibre qui en résulte va apporter un éclairage sur différents systèmes défensifs dont la projection peut être un des aspects prévalents. Le jeu est rapide sans être 7.   S. Wainbrib, Le Jeu avec la perte, ETAP.

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brutal pour éviter au patient d’avoir le temps de recourir à ses défenses habituelles. C’est un moment propice à un insight. La scène du psychodrame privilégie celle du préconscient. C’est un domaine où la fluidité, la mouvance des représentations témoignent de la tolérance à l’émergence des processus primaires. Le projet de l’acteur va s’y inscrire, non pas fixé une fois pour toutes au départ, mais ouvert à toutes les modifications que le patient va y introduire. C’est cette souplesse adaptative qui permet de suivre sans l’entraver toute la dynamique qui découle du déroulement des scènes et qui va aboutir à l’effet interprétatif chez le patient. Une des techniques du psychodrame est celle du double. Il met en mots les désirs inconscients ou les interdits quand il incarne le ça ou le surmoi. C’est lui qui a un effet interprétatif par excellence. Souvent le patient inquiété ne reconnaît pas qu’il s’agit de son double ou mieux repousse ce qu’il entend et parvient à une belle dénégation, signe d’une acceptation. Ce double représentant une instance ou un élément du conflit a un effet unificateur pour le patient, car il relie toutes les parties du self entre elles. Le but du psychodrame est que cet espace de jeu extérieur au patient puisse être intériorisé, grâce au transfert et au plaisir partagé à jouer. Nous avons l’espoir que le patient introjecte ce double avec ses interprétations pour se les approprier véritablement. Le risque est que le patient présente un faux jeu, un jeu qui se rapprocherait beaucoup du vrai jeu sans que les analystes ne s’en aperçoivent. Ce faux jeu aboutirait à un faux self qui donnerait l’illusion d’un individu ayant introjecté les interprétations mais sans les assimiler. La greffe n’a pas pris et tôt ou tard le rejet aura lieu avec une décompensation brutale du patient. Pour que l’interprétation dans le jeu ait le plus de chance d’être intégrée par le patient, il est nécessaire qu’elle se produise à un moment où le jeu a une allure dramatique. La dramatisation c’est le mouvement que l’on donne à l’action, d’où l’importance de l’utilisation corporelle dans le psychodrame. Le corps est à la fois source de la motricité et origine de l’expression des affects. Nous savons l’importance du vécu corporel dans toute cure analytique, en particulier ce qui s’en révèle dans l’expression des différents émois transférentiels. Dans l’analyse, le corps de l’analyste est invisible. « La matérialité de ce corps fantasmé se concentre dans une voix, véritable contenant, d’où l’importance donnée à ses modulations lors de l’interprétation. » (N. Amar) Si le corps du patient est visible pour l’analyste, celui-ci n’en mentionnera les mouvements que s’il fait partie du matériel verbal. Le corps 135

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doit transiter par le langage. Dans la psychothérapie, les corps sont visibles l’un par l’autre, mais la motricité, le déplacement dans l’espace en sont absents. Le psychodrame offre un lieu privilégié où le corps peut s’exprimer directement. Pour les patients qui relèvent du psychodrame, nous savons combien ils ont souvent recours à l’agir, au langage du corps faute d’avoir à leur disposition les représentations de mots adéquates pour rendre compte de leur chaos interne. Les acteurs mettront des mots sur le corps en mouvement, sur les gestes, la mimique. C’est le ton utilisé par l’acteur qui sera décisif. S’il est juste, il aura un effet bénéfique, s’il est emprunt de sadisme, il sera blessant pour le narcissisme déjà fragile au départ. La mobilité corporelle s’accompagne d’une mobilité des attitudes et du comportement, le jeu se garde d’être monolithique. L’acteur en bougeant parvient à une plus grande liberté associative et inventive, il peut au cours d’une même scène changer de registre, faire preuve de variations, voire de revirement. Dramatiser pour dédramatiser. Dramatiser c’est aussi concrétiser et susciter la manifestation des affects de même que le jeu passe par le corps, la situation proposée sera jouée dans sa matérialité. Le jeu interprétatif au moment de l’émergence des affects permettra à l’interprétation de prendre corps et évitera qu’elle ne soit réduite à un savoir intellectualisé de plus qui évidemment n’aboutira pas à un changement significatif du fonctionnement. L’interprétation de l’analyste meneur de jeu

Autant le jeu interprétatif est proche des processus primaires, autant l’interprétation par le meneur de jeu conjugue les deux processus, primaires et secondaires. La technique de l’interprétation reste fondamentalement la même qu’en analyse classique comme l’ont depuis longtemps montré S. Lebovici, R. Diatkine et E. Kestemberg8. Au psychodrame, l’interprétation a l’avantage de pouvoir être construite et contenue dans le jeu lui-même et donc vécue avant sa formulation dans la scène. Le meneur de jeu s’appuie sur le jeu des acteurs et du patient pour intervenir ou pour interpréter sans qu’il y ait une redondance avec ce qui vient d’être joué, ce qui affadirait l’interprétation incluse dans le jeu. Déjà, l’apparition inopinée du meneur de jeu en suspendant la scène a valeur interprétative. Il s’agit d’une scansion. Mais à la différence de 8.   S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg, Bilan de 10 années de pratique du psychodrame chez l’enfant et chez l’adolescent, Psychiatrie de l’enfant, 1, 1958.

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la scansion lacanienne, cet arrêt sur image à un moment significatif ne vient pas interrompre la séance, mais le jeu en cours pour laisser le temps au patient de saisir les éléments de subjectivation émergeant dans ce jeu. L’usage d’une scansion de la scène peut désigner un moment signifiant, un moment d’affects et de représentations qui peut prendre valeur d’insight ou donner valeur rétroactive à ce qui précède. Certaines des interventions du meneur de jeu ont une valeur interprétative, même si elles ne sont pas prononcées par lui. Ce sont elles que sous-entend le jeu des acteurs qu’il a envoyés dans une scène. Les autres interprétations sont énoncées en dehors du jeu et plutôt à la fin des scènes. Elles portent sur les contradictions entre les paroles et les gestes, les mimiques du patient, mettant ainsi en avant les résistances en même temps que les désirs contre lesquels elles se manifestent. Le transfert est, comme dans une cure classique, le moteur du processus analytique. Il est également à l’origine de nombreuses manifestations de résistance qui sont jouées et interprétées ensuite, s’il le faut, en insistant toujours sur les affects mis en jeu. Qu’est-ce qu’on interprète ?

L’interprétation peut porter sur le choix inattendu d’un acteur par exemple quand une femme est choisie pour jouer le père ou sur le choix systématique d’un acteur pour jouer son double quand ce rôle devient une résistance. L’interprétation peut également porter sur un lapsus fait par un acteur thérapeute, lapsus révélant un des aspects de la relation transférentielle du patient sur cet acteur. Il est nécessaire d’interpréter quand les scènes deviennent répétitives. Enfin on peut interpréter ce qui ne se joue jamais. Idéalement, l’analyste, quel que soit le cadre de travail, a le souci de permettre au patient de formuler lui-même ses propres interprétations. Toute interprétation juste apporte à la fois un plaisir lié au gain narcissique de se sentir entendu, mais également un déplaisir de n’avoir pu trouver tout seul cette interprétation. D. Winnicott aimait donner ce conseil : « Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. Le principe est le suivant, c’est le patient et le patient seul qui détient les réponses. Nous pouvons ou non le rendre capable de cerner ce qui est connu ou d’en devenir conscient en l’acceptant ».9 Certaines interprétations n’ont pas trait à une scène, mais se rapportent à ce qui se passe entre le meneur de jeu et le patient. Dans l’ensemble, il s’agit plutôt d’interprétation 9.   D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

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de résistances sur les inhibitions. Il n’est pas fréquent de proposer des reconstructions. Celles-ci sont plutôt mises en scène et ce n’est pas la recherche de la remémoration dans l’historicité qui est poursuivie. Il s’agit de restituer les résistances dans un ensemble tel qu’il puisse être préservé après avoir été joué ou agi. « Si une reconstruction est proposée, comme le précise G. Bayle, il importe, comme dans toute activité analytique, que celui qui l’énonce ne soit pas tout à fait persuadé que les choses se sont passées exactement comme il le dit. Ce qui est recherché, c’est une cohérence des affects et des représentations hic et nunc. Il est donc plus important de se référer au transfert, car il s’agit alors de quelque chose de moins hypothétique qu’une reconstruction portant sur le passé infantile ».10 On peut alors, dans de rares occasions, proposer une reconstruction assez globale et ouverte pour qu’un certain flou n’entraîne pas le risque de la croyance en la toute-puissance de la pensée. Ces interprétations sont des contenants qu’on changera peut-être ultérieurement. Les présenter comme des vérités révélées serait de l’ordre de la mystification. R. Diatkine avait l’habitude de dire qu’il n’y a pas d’interprétation vraie, seulement des interprétations justes. Les reconstructions sont fortement chargées en suggestion avec tous les risques que cela comporte quant à une évolution ultérieure. « Il importe que le meneur de jeu en soit bien conscient et qu’il considère ce qu’il a proposé comme un objet de travail, comme une forme à laquelle pourront temporairement s’accrocher des représentations en quête de figurabilité »11. Ce sont à des figurations temporaires que renvoient de telles interventions : elles sont du même ordre que les possibilités du choix d’un acteur dans le psychodrame ou la présentation de marionnettes dans les psychothérapies d’enfants. C’est maintenant au patient d’en faire quelque chose ou pas, avec l’aide du meneur de jeu. L’analyste meneur de jeu veille constamment à ménager le narcissisme du patient. Loin de dévaluer ou de dévaloriser les défenses et les résistances, le meneur de jeu montre qu’à certains moments de la vie, celle-ci n’a pu être possible que grâce à toutes ces protections. Il est nécessaire de montrer au patient que ces protections sont des découvertes individuelles, des inventions thérapeutiques. Il n’est pas souhaitable d’intervenir sur les bénéfices pulsionnels secondaires, les acteurs 10.   N. Amar, G. Bayle, I. Salem, La formation au psychodrame analytique, Paris, Dunod, 1988. 11.   Ibid.

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s’en chargent bien assez pour que le meneur de jeu n’ait rien à ajouter de plus à ce sujet. Interprétation individuelle ou groupale Dans le psychodrame en groupe

Dans son ouvrage Recherches sur les petits groupes12, W. Bion a développé la théorie des groupes. Il travaillait comme analyste, seul avec un groupe de patients. Le mode interprétatif était groupal, il s’interdisait toute interprétation individuelle. A ce propos, O. Avron a pu écrire : « Il préfère mobiliser l’attention des participants sur leurs réactions groupales. L’objectif est de les rendre responsables ensemble de ce qui se passe entre eux et en eux-mêmes. L’intervention individuelle risquerait, selon Bion, de les ramener à l’attitude de dépendance qu’il cherche précisément à leur faire dépasser. »13 Je n’observe pas dans ma pratique de relation de dépendance exagérée des patients à l’égard du meneur de jeu. Je rejoins O. Avron critiquant Bion  : «  Cette approche pourrait surtout convenir pour les groupes relativement importants de 15 à 25 personnes dans lesquels les fonctionnements collectifs sont prégnants et pour lesquels l’objectif n’est pas thérapeutique. Elle est insuffisante ou incomplète pour des petits groupes de thérapie de 4 à 6 personnes de longue durée. »14 Selon W. Bion, le groupe provoque une régression « constituée par la conviction qu’il existe un groupe distinct de l’agrégat des individus qui le composent. Le fantasme de l’existence du groupe est étayé par le fait que la régression entraîne pour l’individu une perte de son individualité distincte, identique à une dépersonnalisation. C’est ce qui l’empêche d’observer qu’il s’agit d’un agrégat d’individus.  »15 Dans ma pratique, je n’ai pas constaté une telle régression. Le groupe de patients est de très petite taille (quatre patients). W. Bion adoptait une attitude analytique silencieuse et frustrante pour favoriser la régression. Le jeu des thérapeutes acteurs comporte des gratifications non négligeables limitant les effets de la régression. L’originalité de W. Bion est de faire du groupe lui-même une imago maternelle fantasmatique unifiée et omnipotente. Ainsi, le travail en groupe favorise l’émergence 12.   W. Bion, (1961), Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965. 13.   O. Avron, La pensée scénique, Toulouse, Erès, 2012. 14.   O. Avron, Activité de pensée en groupe, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 26, Toulouse, Erès, 1996. 15.   W. Bion, (1962), Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1979.

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des imagos archaïques de chaque patient, les angoisses psychotiques, les identifications projectives et permet en même temps de les traiter. Dans un psychodrame en groupe, il y a le groupe des patients (quatre), le groupe des thérapeutes-acteurs et le groupe qui réunit patients, acteurs et meneur de jeu. Les jeux d’un patient avec un thérapeute acteur s’adressent à tous les membres du groupe y compris ceux qui ne jouent pas. L’interprétation contenue dans le jeu concerne certes en premier le patient en scène, mais également les autres patients. Quand le meneur de jeu s’adresse au patient pour lui proposer une interprétation, celle-ci est entendue également par les autres et par identification ils se sentent concernés ; très souvent un patient se saisit de cette interprétation pour relancer ses propres associations et proposer une scène. J’en conclus que toute interprétation dans un psychodrame en groupe est groupale. Il y a lieu, néanmoins, de distinguer deux sortes d’interprétations groupales : – l’interprétation groupale qui s’adresse à un seul patient ; – l’interprétation groupale qui s’adresse aux groupes des patients et des thérapeutes, dans quatre circonstances : – quand le cadre est menacé et attaqué (retards aux séances, nonpaiement, menace de rupture, résistance collective à jouer) ; – lorsqu’il y a une menace d’éradication de la dimension inconsciente. Les patients tiennent un discours narratif au plus près de la réalité pour éviter l’accès à « l’autre scène » ; – quand le transfert sur le cadre n’est plus modéré : a) quand il est franchement négatif, l’enveloppe psychique groupale se fissure et chaque individu se désorganise. Le transfert sur l’analyste ne suffit pas à y remédier pour poursuivre et soutenir le processus analytique. Il est indispensable d’avoir recours à une interprétation qui s’adresse à tout le groupe pour tenter de restaurer l’enveloppe psychique groupale. b) quand il est trop positif, idéalisé, c’est alors qu’apparaît l’illusion groupale que D. Anzieu a largement développée. Il est nécessaire là aussi que le meneur de jeu la dénonce dans une interprétation concernant le fonctionnement du groupe dans son ensemble. – lorsque le groupe de patients témoigne d’un changement significatif dans son fonctionnement. Quand par exemple un groupe qui travaille habituellement dans un registre psychotique avec des clivages nombreux atteint un niveau plus névrotique avec l’apparition de refoulements. Il est nécessaire qu’une interprétation soit faite à tout le groupe pour prendre acte de ce tournant fondamental. 140

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Je terminerai en revenant aux interprétations dans le cadre d’une cure analytique classique. Je pense à certaines interprétations justes et pertinentes que l’analyste se sent poussé à formuler. Ne peut-on pas concevoir que ces interprétations s’adressent certes au patient mais également à l’analyste ? Ce dernier en écoutant cette interprétation arrive à comprendre une part de son propre fonctionnement psychique et du processus analytique en cours. Ainsi, même dans une analyse on peut parler d’interprétations groupales. Groupes Groupe des thérapeutes Jeu du groupe des thérapeutes

Dans tous les psychodrames, il est indispensable qu’il y ait, entre les thérapeutes, un plaisir à travailler ensemble. Le psychodrame, grâce à l’apport libidinal du groupe des acteurs, sans tomber dans l’illusion groupale ou l’évitement conflictuel, permet de faire céder, un temps, les défenses narcissiques et ainsi d’accéder à la souffrance psychotique du patient et à ses carences en attente d’élaboration et de symbolisation. La cohésion de ce groupe assure par sa richesse et sa diversité la survie psychique des patients et contrecarre les attaques des facultés mentales. Le premier objectif du psychodrame en groupe est de préserver la psyché. Alain a décompensé brutalement lors de son entrée dans la vie professionnelle et après avoir eu un premier rapport sexuel satisfaisant. Il a fait un délire mystique avec la mission de sauver le monde de l’emprise du diable. Il a perdu son père à l’âge de 5 ans, à la suite d’un accident de voiture inexpliqué. Celui-ci était seul dans sa voiture et se rendait à son travail. Alain continue, 40 ans après, à se reprocher cette mort. Il vit avec sa mère qui a fait voeu de chasteté en consacrant à Dieu le reste de sa vie. Il s’interdit de retrouver du travail ou de se lier à une autre femme. Il a conscience qu’il garde des parties mortes, inanimées provenant de son père. Au cours d’une scène, un acteur lui propose de le débarrasser de ces parties mortes. Alain refuse cependant catégoriquement. « Ces parties, j’y tiens, elles me préservent des dangers que je cours en vivant avec les autres. » Grâce au jeu, il en comprend la fonction protectrice. Il évite aussi la souffrance liée aux déceptions inhérentes au travail et à la vie amoureuse. C’est à ce prix qu’il peut préserver un espace interne de pensée. 141

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Le jeu psychodramatique permet de déplacer les cibles sur des acteurs qui joueront les rôles importants de la vie psychique du patient (y compris le sien et celui de l’analyste meneur de jeu). La présence d’un groupe amicalement et confraternellement lié permet un apport libidinal sublimé quant au but, grâce auquel la destructivité peut être partiellement liée. Le groupe lie partiellement cette destructivité aux pulsions de vie en passant par le transfert sur le meneur de jeu. Les acteurs peuvent, grâce au transfert sur le meneur de jeu, s’appuyer sur lui pour jouer librement, en sachant qu’il peut intervenir à tout moment au cas où la situation deviendrait trop périlleuse ou traumatique pour eux ou pour les patients. Le meneur de jeu garantissant qu’il n’y aura pas de dérapage destructeur, ils peuvent laisser libre cours à leur préconscient, les censures étant considérablement diminuées, tout en accueillant les identifications projectives des patients. Celles-ci sont quantitativement et qualitativement différentes des identifications projectives normales constituant la première communication entre le bébé et sa mère. Dans la psychose, ce sont, selon la terminologie de W. Bion, soit des éléments « bizarres », soit des éléments bêta dans un état brut qui désorganisent la pensée. Face à des projectiles, il vaut mieux être plusieurs pour pouvoir les penser avec des mots et les rendre tolérables pour les patients au moment de leur restitution. De ce point de vue le groupe des acteurs est comparable à un transformateur puissant capable de recevoir plusieurs milliers de volts et de n’en sortir qu’une dizaine, de scinder de grandes énergies en de petites charges constantes qui alimentent la pensée sans faire disjoncter l’appareil à penser. Ainsi le meneur de jeu se trouve dans une zone tempérée. Il peut élaborer un contre-transfert modéré à l’abri des impacts causés par des décharges intenses et imprévues qui provoquent la sidération psychique avec le risque d’acting comme représailles à l’encontre du patient. Le meneur de jeu aura peut-être, parfois, quelques brûlures superficielles mais qui ne l’empêchent pas de penser, d’élaborer et d’interpréter. Le groupe des thérapeutes permet de diminuer la souffrance psychique qui est extrême dans la psychose et de reconstruire l’épaisseur et l’opacité d’un pare-excitation très défaillant dans sa totalité. La souffrance psychique quand elle atteint une forte intensité peut aboutir à une régression maligne. Elle met en péril le moi et peut, à la limite extrême, entraîner la mort psychique. Le psychodrame permet, grâce à la possibilité de jouer et grâce aux représentations de mots, une première figuration des angoisses indicibles sources de souffrance. En ce sens, le 142

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groupe est souvent vécu comme un «  sein-toilette  »16. C’est la représentation la plus primitive de la mère comme objet partiel ; résultat du besoin primaire d’un objet extérieur qui puisse contenir la projection de la souffrance psychique intolérable pour le Moi encore trop faiblement organisé du bébé. Le sein sous cet aspect est valorisé pour les services indispensables qu’il procure, mais il ne peut être « aimé » à proprement parler. Il est caractéristique de l’aspect projectif de la relation primitive avec la mère. Le groupe permet un rétablissement de communication à ce niveau avec les patients en usant d’identifications projectives. La fonction fondamentale du groupe, selon D. Anzieu (1981), est d’être avant tout « un lieu de dépôt, un réceptacle accueillant et non réagissant, ni aimé, ni haï, ni aimant ni haïssant, disponible aux détritus, aux déchets, aux saletés, capable de les tenir enfermés (comme la boîte de Pandore qui contenait les principaux vices) sans être atteint ou souillé par eux. »17 C’est ce processus de dépôt qui libère chez les thérapeutes et chez les patients, la capacité de fantasmer, la créativité et le désir épistémophilique. De ce point de vue, le psychodrame en groupe serait d’abord un cadre de survie psychique puis un site de croissance. Quand le danger est trop massif, le sujet ne peut mettre en oeuvre le signal d’angoisse du danger. Son organisation défensive est débordée. C’est la terreur qui apparaît avec son caractère paralysant. Il ne s’agit pas d’un danger vécu au sein de la vie psychique, mais d’un danger menaçant l’existence même de cette vie psychique, un danger de mort psychique. Ce danger lié à l’angoisse de séparation d’une intensité particulière, provoque une sidération de toute défense psychique. Le danger porte directement sur la relation contenant-contenu et met en cause la relation du Moi avec l’objet primaire. Suppléance au pare-excitation

Le psychodrame en groupe convient bien à tous les patients qui ont des failles très importantes de leur enveloppe. Ils n’arrivent pas à créer une représentation d’eux-mêmes stable et sont alors soumis à l’effraction traumatique des objets. Ce sont des patients pour lesquels l’analyste a du mal à se représenter leur fonctionnement mental. Le pareexcitation est fait de contre-investissements narcissiques constituant ainsi une enveloppe reflétant une image de Soi. C’est cette image de Soi, stable, qui permet une autonomie par rapport à l’objet et une défense 16.   D. Meltzer, (1967), Le Processus psychanalytique, Paris, Payot, 1971. 17.   D. Anzieu, Le Groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975.

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contre les attaques intrusives de l’objet. C’est cette représentation de soi qui fait cruellement défaut au psychotique. Il n’a pas suffisamment de représentation de lui-même, il se présente à nous comme une entité brute énigmatique. Le psychotique pourrait-on dire ne se représente pas mais se présente. C’est en instaurant une aire de jeu, espace intermédiaire entre l’objet et le sujet, qu’il pourra reconstruire son enveloppe. Cet espace une fois créé sera attaqué à de multiples reprises avant d’être jugé fiable ; alors seulement, il sera intériorisé. Ce n’est qu’à partir de ce moment décisif que des interprétations portant sur le contenu pourront être entendues comme non destructrices. Pendant de nombreuses séances dans un psychodrame en groupe, l’essentiel de notre travail sera d’élaborer la souffrance psychique intolérable et de reconstruire le pare-excitation. Quand ces deux objectifs sont atteints alors un travail individuel est possible ! Ces failles du pare-excitation correspondent à un défaut d’introjection qui entraîne une incapacité structurelle à associer, qu’il faut distinguer de la résistance à l’association libre chez des sujets qui en sont capables et pour lesquels une analyse ou une psychothérapie individuelle est tout à fait indiquée. On pourrait se représenter un sujet souffrant d’un défaut d’introjection fantasmatique comme un individu en quelque sorte encore excessivement ouvert sur la réalité et les objets externes. Ce défaut de fermeture de l’inconscient est cause de l’incapacité à garder à l’intérieur de lui des objets internes pour constituer un monde fantasmatique inconscient. Groupe des patients

Ce groupe sert de support identificatoire. Un patient crée plus facilement un transfert latéral sur un autre patient, plus proche de luimême. Ce nouveau lien libidinal est à respecter le temps qu’il faut. Ce groupe développe la capacité d’être thérapeute pour un autre. Beaucoup de patients, quand ils jouent leur propre rôle, résistent, restent vigilants, alors que ces mêmes patients, quand ils sont choisis pour jouer un personnage, un père, une mère pour un autre patient, peuvent se laisser gagner par ce jeu et jouer leur propre père comme jamais ils ne l’ont joué. C’est possible grâce à cette plus grande distance, facilitée par le jeu d’un autre. Ils retrouvent cette capacité d’être thérapeute pour un autre qui ne sera interprétée que si elle devient envahissante et dessert le sujet lui-même. 144

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Certains patients ne peuvent jouer que leur propre rôle. Ils nous montrent combien leur identité est labile, il suffit qu’ils jouent le rôle d’un autre pour qu’ils se perdent. Quand un patient accepte de confier son rôle à quelqu’un d’autre, nous constatons parallèlement une meilleure assise à son identité. Le jeu de perdre son identité et de la retrouver finit par procurer un certain plaisir lié à la maîtrise, il n’est plus alors source d’angoisse, d’anéantissement. Le groupe des patients stimule la capacité à fantasmer de chacun d’entre eux et développe sa créativité. Le fantasme inconscient circule d’un membre à l’autre du groupe ; il peut être organisateur ou désorganisateur, selon la nature et la massivité de l’angoisse qu’il suscite. La psychose contrairement à la névrose est un fonctionnement en continuité avec la réalité et avec l’autre. Cette absence de fermeture est liée aux carences narcissiques de sorte que les patients ont une capacité très réduite à penser librement, le clivage dans le Moi ne permettant pas un jeu entre les représentations de mots et de choses ou entre les instances. Ces patients ont des capacités d’association très faibles et doivent être soutenus et stimulés par le préconscient des acteurs thérapeutes mais également par le jeu des autres participants. Il est important que le fonctionnement mental des patients soit diversifié pour atteindre un niveau dynamique. Du fait du phénomène de résonance, tel patient névrosé inhibé pourra s’appuyer sur le jeu d’un psychotique d’une grande violence ou d’un état limite et exprimer son agressivité. A l’inverse la réserve, la culpabilité d’un névrosé vis-à-vis de ses désirs oedipiens étonneront un psychotique qui manque de refoulement. Les angoisses de morcellement résonneront avec les angoisses de castration, celles d’intrusion avec celles de pénétration. Autant le névrosé peut et doit bénéficier d’un travail dans l’intimité, autant un border line ou un psychotique tirera le plus grand profit en contact avec un groupe thérapeutique ou avec une institution.

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Dans la même collection chez le même éditeur (par ordre de parution) Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, L’attachement, perspectives actuelles, 2000. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychologie en néphrologie, 2002. André Sirota, Figures de la perversion sociale, 2003. Collectif, sous la direction de Sylvain Missonnier et Hubert Lisandre, Le virtuel, la présence de l’absent, 2003. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité, 2006. Gérard Pirlot, Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud, 2007. Collectif, sous la direction de Vladimir Marinov, L’archaïque, 2008. Marie-Claire Célérier, Après-coup, paroles de femme, paroles de psychanalyste, 2009. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Michel Reynaud, Vladimir Marinov et François Pommier, Entre corps et psyché, les addictions, 2010. Collectif, sous la direction de Clarisse Baruch, Nouveaux développements en psychanalyse, autour de la pensée de Michel de M’Uzan, 2011. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Hélène Parat et Guillemine Chaudoye, Le sexuel, ses différences et ses genres, 2011.

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Collectif, sous la direction de Henri Vermorel, avec la collaboration de Guy Cabrol et Hélène Parat Guerres mondiales, totalitarismes, génocides. La psychanalyse face aux situations extrêmes, 2011. Roger Perron, Eddy Proy, 2012. Collectif, sous la direction de Guillemine Chaudoye et Dominique Cupa Figures de la cruauté, 2012. Collectif, sous la direction de Sylvie Dreyfus-Asséo, Gilles Tarabout, Dominique Cupa et Guillemine Chaudoye Les Ancêtres, 2012.

Mise en page par Arts’Print Numeric Achevé d’imprimer par Corlet Numérique – 14110 Condé-sur-Noireau N° imprimeur : 95183 – Dépôt légal : mai 2013 – Imprimé en France

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