Vertigineuses symétries: La recherche de la beauté en physique contemporaine 9782759821860

Le concept de symétrie est présent dans de nombreux domaines. Ses applications vont des mathématiques aux sciences expér

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French Pages 388 [380] Year 2018

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Vertigineuses symétries: La recherche de la beauté en physique contemporaine
 9782759821860

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“TITLE” — 2017/12/21 — 19:05 — page 1 — #1

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Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac

Vertigineuses symétries La recherche de la beauté en physique contemporaine Anthony Zee Traduction de Michel Le Bellac Préface de Roger Penrose

17, avenue du Hoggar Parc d‘activités de Courtaboeuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

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“copy” — 2018/1/8 — 18:01 — page ix — #1

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Dans la même collection Le nucléaire expliqué par des physiciens Bernard Bonin, préface d’É. Klein La cryptologie Philippe Guillot L’aventure du grand collisionneur LHC Daniel Denegri, Claude Guyot, Andreas Hoecker et Lydia Roos, préface de C. Rubbia Le climat : la Terre et les hommes Jean Poitou, Pascale Braconnot et Valérie Masson-Delmotte, préface de J. Jouzel Aux origines de la masse : particules élémentaires et symétrie fondamentales Jean Iliopoulos, préface de F. Englert Les relativités : espace, temps, gravitation Michel Le Bellac, préface de T. Damour Le temps : mesurable, réversible, insaisissable ? Mathias Fink, Michel Le Bellac et Michèle Leduc La révolution des exoplanètes James Lequeux, Thérèse Encrenaz et Fabienne Casoli À l’orée du cosmos Alain Omont Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://laboutique.edpsciences.fr Authorized French translation from the English language edition, entitled “Fearful symmetry, the search for beauty in modern physics”, by A. Zee, published by Princeton University Press, 978-0-691-17326-9. Copyright © 1986, Anthony Zee; Preface & Afterword © 1999, Princeton University Press; Foreword © 2007, Princeton University Press. Licensed by Princeton University Press, Princeton New Jersey, U.S.A. in conjunction with their duly appointed agent, L’Autre agence. All rights reserved. No part of this book may be reproduced or transmitted in any form or by any means, electronic or mechanical, including photocopying, recording or by any information storage and retrieval system, without permission in writing from the Publishers. Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2125-9 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2186-0 © 2018, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35.

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“AUTHOR” — 2017/12/15 — 18:13 — page iv — #2

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Tyger ! Tyger ! burning bright In the forests of the night What immortal hand or eye Could frame thy fearful symmetry ? - William Blake

Tigre Ô Tigre ! Toi qui luis Au fond des forêts de la nuit, Quel esprit immortel sut faire Ta symétrie meurtrière ? - Traduction de A. Z. Foreman

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“Preface” — 2017/12/16 — 10:09 — page v — #1

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Préface Les manifestations de la notion de symétrie sont omniprésentes dans la culture humaine. La symétrie est aussi très souvent évidente dans la manière dont fonctionne le monde naturel. C’est une notion suffisamment simple pour être appréhendée par un jeune enfant ; cependant elle est aussi suffisamment subtile pour jouer un rôle central dans les théories physiques les plus profondes et les plus couronnées de succès, qui décrivent le fonctionnement intime de la Nature. La symétrie est donc un concept à la fois évident et profond. La symétrie s’applique à de nombreux domaines. Certains sont purement pratiques, tels ceux utilisés en ingénierie – par exemple la symétrie bilatérale dans la conception des avions ou la symétrie dans la construction d’un pont – ou, à un niveau plus banal, dans la confection d’un mobilier élégant. Mais d’autres utilisations de la symétrie sont à l’évidence purement esthétiques et peuvent fournir un ingrédient clé sous-tendant la beauté sublime de diverses œuvres d’art. De plus, cela est vrai pour un large spectre de disciplines, telles que la peinture, la sculpture, la musique ou la littérature. En mathématiques, la notion de symétrie est le point de départ de vastes domaines de théories profondes, fournissant des intuitions pénétrantes avec de larges perspectives. La symétrie est aussi cruciale en cristallographie, comme elle l’est également en chimie. Il saute aussi aux yeux qu’elle est importante dans les fonctions biologiques. Des symétries superbes peuvent être trouvées en parcourant tout le domaine des plantes et des animaux, et ces symétries peuvent contribuer de plusieurs façons différentes au fonctionnement efficace d’un organisme. La symétrie bilatérale, par exemple, est pratiquement universelle chez les animaux. Cependant, elle est parfois grossièrement violée, par exemple dans la spirale enroulante d’une coquille d’escargot. Mais dans une telle coquille, nous trouvons l’émergence d’un type plus profond de symétrie, pas évident au premier abord : la symétrie par mouvement de rotation, pourvu que ce mouvement de rotation soit accompagné d’une expansion ou d’une contraction uniformes. C’est en physique fondamentale, cependant, que nous découvrons l’interaction la plus subtile entre symétrie et asymétrie car, comme la physique du

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“Preface” — 2017/12/16 — 10:09 — page vi — #2

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XXe siècle l’a révélé, les symétries jouent un rôle particulier dans les forces fondamentales de la Nature, rôle qui est à la fois central et parfois violé de façon énigmatique. Certaines des idées sous-jacentes sont plutôt simples à appréhender, mais d’autres sont à l’évidence nettement plus sophistiquées. Toutefois, je crois que cette sophistication incontestable ne doit pas être considérée comme un obstacle qui ne donnerait pas le droit à un public profane d’accéder à certaines de ces idées, qui déploient souvent une sorte de sublime beauté. Néanmoins, il n’est pas facile de présenter ces idées à un niveau accessible au lecteur profane, tout en maintenant intact l’intérêt du lecteur et en transmettant une compréhension non triviale. Le grand mérite de Tony Zee est d’avoir atteint cet objectif de façon magistrale dans son livre classique Vertigineuses symétries. La physique fondamentale est intrinsèquement difficile, et le rôle crucial des symétries est souvent subtil. En conséquence, ce rôle n’est généralement pas expliqué de façon suffisamment longue ou approfondie à un public profane. Dans le domaine de l’art, au contraire, il n’est en général pas difficile de produire des œuvres accessibles mettant en évidence l’utilisation des différentes propriétés des symétries, souvent grâce à l’utilisation d’images simples, et c’est aussi le cas en architecture et en ingénierie. Cela semble aussi être vrai des descriptions de biologie et des livres décrivant la beauté naturelle des substances cristallines. Il existe même de nombreux livres de vulgarisation où des formes symétriques de géométrie pure, ou bien d’autres domaines de mathématiques pures, peuvent être rendues accessibles même au lecteur sans connaissances mathématiques approfondies. Mais il existe quelque chose de particulièrement difficile à communiquer en ce qui concerne le rôle des symétries en physique fondamentale, en particulier parce que ce rôle est souvent très abstrait et dépend des principes hautement non intuitifs et déroutants de la physique quantique. Les exigences de la physique quantique sont en elles-mêmes difficiles à appréhender. Elles sont souvent subtiles et ont une importance particulière pour le fonctionnement de la Nature au niveau le plus profond auquel l’esprit humain a été capable de pénétrer. C’est lorsque les idées de symétrie et de mécanique quantique fusionnent que nous découvrons les subtilités particulières qui sont cruciales pour notre compréhension actuelle des forces fondamentales de la Nature. Tout ce qui précède souligne les difficultés de l’entreprise de Tony Zee et ne peut que décupler notre admiration pour sa superbe réussite. Mais il a utilisé à son avantage un aspect qu’il a parfaitement su expliquer : le fait que symétrie et beauté sont étroitement liées. En mettant l’accent sur la beauté dans l’utilisation des symétries qui sous-tendent nos théories modernes des forces de la Nature, plutôt que de s’appesantir sur les détails mathématiques, il a été capable de court-circuiter la plupart des détails techniques et plusieurs des difficultés de fond qui subsistent et qui aujourd’hui font obstacle à des progrès ultérieurs.

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Préface

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“Preface” — 2017/12/16 — 10:09 — page vii — #3

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En fait, c’est une histoire dont nous ne connaissons pas la fin, et elle est encore parsemée d’énigmes et d’incohérences. Bien sûr, cela rend d’autant plus fascinante l’étude des progrès qui ont été accomplis jusqu’à présent, et incitera peutêtre davantage de lecteurs à pénétrer de façon sérieuse ce monde merveilleux – un monde qu’ils n’auraient pas pris en considération auparavant. Et pour cela Tony Zee se révèle ici un guide merveilleux ! Roger Penrose, mars 2007

VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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“Avont-1986” — 2017/12/16 — 9:33 — page ix — #1

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Avant-propos de la première édition, 1986 Dans Vertigineuses symétries, je souhaite discuter les motivations esthétiques qui sous-tendent la physique du XXe siècle. Je suis plus intéressé à transmettre au lecteur le sens du cadre intellectuel dans lequel opère la physique fondamentale que par l’explication du contenu factuel de la physique moderne. Albert Einstein affirma un jour : « je veux savoir comment Dieu a créé ce monde. Je ne suis pas intéressé par tel ou tel phénomène, par le spectre de tel ou tel élément. Je veux connaître Sa pensée, le reste n’est que détail. » Comme physicien, je suis tout à fait séduit par ce sentiment exprimé par Einstein. Alors que la majorité des physiciens se préoccupe d’expliquer des phénomènes spécifiques, ce qui est parfaitement légitime, un petit groupe de physiciens, les héritiers intellectuels d’Einstein, sont devenus plus ambitieux. Ils ont pénétré la forêt nocturne à la recherche du dessein ultime de la Nature et, dans leur hubris sans limite, ils affirment l’avoir entrevu. Deux grands principes guident leur recherche : symétrie et renormalisabilité. La renormalisabilité décrit la façon dont sont reliés entre eux deux processus physiques dont les longueurs caractéristiques sont différentes. Tandis que je vais simplement évoquer la renormalisabilité, je me focaliserai sur la symétrie en tant que point de vue esthétique à travers lequel les scientifiques de la physique fondamentale voient la Nature. La physique fondamentale a bénéficié d’un intérêt croissant au cours de ces dernières années. On ne compte plus les exposés sur la « nouvelle physique ». Aujourd’hui, la plupart d’entre nous ont appris qu’il existe des milliards et des milliards de galaxies, chacune contenant des milliards et des milliards d’étoiles. On nous a dit que le monde peut être compris en termes de particules subnucléaires, dont la plupart ne vivent que des milliardièmes de milliardième de seconde. Le lecteur informé a été étonné et ébloui. Oui, sans aucun doute, le monde de la physique moderne est merveilleusement bizarre. Des particules

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“Avont-1986” — 2017/12/16 — 9:33 — page x — #2

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affublées de noms grecs gigotent au son de la musique quantique en mettant au défi le déterminisme classique. Mais, au bout du compte, le lecteur peut avoir l’impression qu’on lui a simplement fait ingurgiter des faits qui, aussi surprenants soient-ils, finissent par le faire bâiller d’ennui. Ce livre s’adresse au lecteur intellectuellement curieux, qui veut aller au-delà des faits. J’ai une image mentale de ce lecteur : quelqu’un que j’ai connu dans ma jeunesse, quelqu’un qui est peut être devenu depuis architecte, artiste, danseur, courtier, biologiste ou avocat, quelqu’un d’intéressé par le cadre esthétique et intellectuel où se développe la physique fondamentale. Cela ne veut pas dire que les découvertes étonnantes de la physique moderne ne seront pas expliquées dans ce livre. Elles devront nécessairement être expliquées avant que je puisse discuter utilement le cadre intellectuel de la physique moderne. J’espère néanmoins que le lecteur pourra bénéficier non seulement d’un clin d’œil complice à certains faits étonnants, mais avoir aussi l’intuition du cadre sans lequel ils resteraient simplement des faits. Je n’ai pas essayé d’écrire une histoire détaillée et équilibrée des symétries en physique. Tout exposé dans lequel les développements majeurs peuvent être attribués à une poignée d’individus ne peut pas prétendre faire œuvre historique, et toute affirmation contraire doit être catégoriquement rejetée. En évoquant certains développements de la physique moderne des particules, l’éminent physicien Shelley Glashow a un jour remarqué : « les tapisseries sont le résultat d’un travail collectif de plusieurs artisans. Les contributions des différents artisans ne peuvent pas être discernées dans l’œuvre finale, les fils défaits ou incorrects ont été recouverts. Il en est ainsi de notre image de la physique des particules. . . [Le modèle standard] n’est pas apparu d’un seul coup dans le cerveau d’un seul physicien, ni même de trois. Ce modèle, également, est le résultat de l’effort collectif d’un grand nombre de scientifiques, à la fois expérimentateurs et théoriciens. » Et cependant, dans un exposé de vulgarisation comme celui-ci, je suis inévitablement obligé de simplifier l’histoire. Je suis confiant que le lecteur le comprendra. Santa Barbara, avril 1986

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Avant-propos de la première édition, 1986

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“avont-1999” — 2017/12/16 — 9:34 — page xi — #1

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Avant-propos de la deuxième édition, 1999 Je suis heureux rétrospectivement d’avoir décidé d’écrire Vertigineuses symétries. Au cours d’une visite à l’université du Texas en 1984, je bavardais avec l’éminent physicien Steven Weinberg lorsque sa secrétaire lui apporta un courrier, qui se trouvait contenir une recension de son deuxième livre de vulgarisation. De façon naturelle, notre conversation aborda l’écriture des livres de vulgarisation en physique. Plusieurs physiciens m’avaient enouragé à écrire un manuel, sur la théorie quantique des champs en particulier. Au lieu de poursuivre dans cette direction, non seulement Weinberg m’encouragea à écrire un livre de vulgarisation, mais il me présenta à son éditeur et me fournit des conseils avisés. Ainsi, quelques mois plus tard, je me retrouvai à New-York pour déjeuner avec l’éditeur de Weinberg. Il m’avait demandé d’apporter un chapitre comme échantillon, et je choisis le chapitre sur les lois de conservation ; il commençait par la phrase : « Il n’y a pas de déjeuner gratuit. » L’éditeur se mit à rire : « Si, il y en a. » Depuis lors, j’ai été invité à déjeuner à maintes reprises par divers éditeurs et agents, et j’ai réappris qu’en un certain sens il n’y a pas de déjeuner gratuit. Le lecteur curieux trouvera cette phrase sur le déjeuner gratuit dans le chapitre 8, mais elle ne figure plus au début du chapitre. Je suis heureux d’avoir écrit Vertigineuses symétries en raison de toutes les lettres extraordinaires, et même les cadeaux, que j’ai reçus de lecteurs reconnaissants, en raison de toutes ces recensions flatteuses pour l’ego, en raison du plaisir d’entendre mes mots lus par un acteur professionnel dans une cassette audio pour aveugles, et parce que j’ai vu ma prose immortelle traduite dans plusieurs langues étrangères. Mais avant tout, je suis heureux parce que ce livre m’a permis de quitter pour une fois la communauté des physiciens. J’ai été invité à donner des conférences dans toutes sortes d’endroits intéressants, par exemple au Centre National d’Arts de Bombay, où j’ai appris le rôle des symétries dans la danse indienne, et à l’Académie des Arts de Berlin où je fus invité à participer

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“avont-1999” — 2017/12/16 — 9:34 — page xii — #2

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à un symposium sur le racisme (ce que la symétrie a à voir avec le racisme n’est pas clair pour moi). Vertigineuses symétries a lancé ma carrière d’écrivain. Les pages que j’ai extraites de mon manuscrit sont devenues le cœur de mon second livre de vulgarisation An Old’s Man Toy. Il n’a pas fallu longtemps pour que je trouve des pages de Vertigineuses symétries citées dans un manuel universitaire sur l’écriture, et j’ai été invité à parler devant des auditoires sur l’écriture créative. Je déplore que Macmillan Publishing Company ait laissé mon livre s’épuiser. Par la suite, je me suis familiarisé avec quelques statistiques désastreuses sur l’industrie commerciale de publication. Aussi suis-je heureux, particulièrement comme ancien étudiant de Princeton, que Princeton University Press publie une nouvelle édition de Vertigineuses symétries. Je remercie les physiciens Murph Goldberger, Dave Spergel et Sam Treiman qui ont encouragé ce projet, et mes éditeurs Trevor Lipscombe et Donna Krone Meyer pour leur excellent travail. Je voudrais remercier Joe Polchinski et Roger Shepard pour leur lecture de la postface ajoutée à cette édition de Princeton University Press. Je pense qu’il est approprié de remercier à nouveau les physiciens qui ont relu tout ou partie du manuscrit : Bill Bialek, Sidney Coleman, Murray Gell-Mann, Tsung-Dao Lee, Heinz Pagels, Steve Weinberg et Franck Wilczek. Enfin je dois remercier Gretchen Zee pour des années de soutien et d’affection. Santa Barbara, mars 1999

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Avant-propos de la deuxième édition, 1999

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“Remerciements” — 2017/12/16 — 10:09 — page xiii — #1

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Remerciements Tout d’abord et avant tout, je souhaite remercier mon épouse Gretchen. Ses commentaires critiques incisifs, aussi bien que son soutien affectueux, ont été essentiels. Elle lisait chaque chapitre au fur et à mesure de leur écriture, tailladant brutalement dans le manuscrit. « Je ne peux pas comprendre cela ! », et elle gribouillait sur la page. Et je devais revenir à la table de travail ! Nos amis Kim Beeler, Chris Groesbeck, Martha et Franck Retman et Diane Shuford ont lu différentes parties du manuscrit afin de s’assurer que le texte soit compréhensible pour le lecteur novice. Heins Pagels et Seve Weinberg, deux éminents collègues qui ont publié des ouvrages de vulgarisation en physique, m’ont tous les deux encouragé à poursuivre mon idée d’en écrire un sur les symétries. Ils m’ont généreusement donné des conseils sur différents aspects de l’écriture et de la publication, et m’ont présenté à leurs amis du monde de l’édition. Je suis reconnaissant à Tsung-Dao Lee, Heinz Pagels et Steve Weinberg pour leur lecture du manuscrit ainsi que pour leurs commentaires utiles et encourageants. Je voudrais aussi remercier Sidney Coleman et Franck Wilczek pour leur lecture du chapitre 12, Murray Gell-Mann pour sa lecture du chapitre 11 et Bill Bialek pour sa relecture des épreuves. J’ai eu la chance d’avoir Charles Levine comme directeur de collection. Ses conseils et son soutien ont été indispensables. Il m’a rassuré quand j’avais besoin de l’être et critiqué quand c’était nécessaire. Je suis heureux de m’en être fait un ami. Ma relectrice, Catherine Shaw, a accompli à l’évidence un très bon travail car j’ai dû passer presque deux mois à récrire le manuscrit pour répondre à tous ses commentaires. « Je ne peux pas comprendre cela ! » disait-elle à son tour. En conséquence, le livre est devenu plus clair. Le manuscrit a été encore poli par ma responsable éditoriale Roberta Frost. Martin Hessler m’a fourni des conseils utiles au tout début de ce projet. J’ai aussi bénéficié des conseils de mes agents, John Brockman et Katinka Matson.

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“Remerciements” — 2017/12/16 — 10:09 — page xiv — #2

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Les artistes cités ci-dessous m’ont aidé à rendre le livre plus attirant visuellement et plus clair : Bonnie Bright, Michael Cullen, Ji-jun Huang, Eric Junker, Joe Karl, Peggy Royster, Clara Weis, Gretchen Zee. Je suis heureux que la directrice de conception du livre ait été Helen Mills, dont le frère apparaîtra au chapitre 12. Un goût pour les symétries et l’équilibre semble être un trait de famille. Enfin, je voudrais remercier Debra Witmoyer, Lisa Lopez, Gwenn Cattron, Katie Doremeus, Karen Murphy and Kresha Warnok qui ont dactylographié différentes parties du manuscrit.

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Remerciements

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“NOTE_TRAD” — 2017/12/15 — 18:14 — page ix — #1

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Note du traducteur Le lecteur français sera sans doute surpris, et peut-être même un peu agacé, par les multiples références à Dieu, au Créateur, à l’Architecte Ultime, etc. qu’il trouvera dans le texte au fil de sa lecture. L’auteur s’en explique dans un paragraphe de la postface (page 307), « Déisme face au théisme », et je renvoie le lecteur à ce paragraphe pour plus d’explications. J’aurais pu utiliser un terme unique, par exemple « Concepteur Ultime », mais j’ai préféré restituer dans la traduction la variété des termes utilisés par l’auteur. La première édition anglaise du livre date de 1986, et sa version révisée de 1999. En près de vingt ans la physique fondamentale a sensiblement évolué et j’ai effectué une mise à jour partielle, en particulier dans le domaine de la physique des particules élémentaires. Ainsi j’ai mentionné la découverte du boson de Higgs en 2012 au CERN, la confirmation au début des années 2000 du phénomène des oscillations neutrino et ses implications pour les masses de ces particules, la mise en évidence directe en 2012 de la violation de l’invariance par renversement du temps, etc. Cette actualisation a été effectuée principalement dans les notes en fin de livre. Il aurait été souhaitable de mettre à jour le chapitre 15 sur la grande unification et le chapitre 18 sur les cordes et supercordes, mais une telle actualisation allait au-delà de mes compétences. Toutefois mon regret de ne pas avoir pu le faire est tempéré par le fait qu’il n’existe pas de véritable consensus sur les sujets traités dans ces deux chapitres, et que la plupart des idées nouvelles sont encore très spéculatives. Je ne peux que renvoyer le lecteur à des livres récents, par exemple ceux de Sean Carroll : The Big Picture, de Lisa Randall : Knocking on Heaven’s Door, ou de Helen Quinn et Yossi Nair : The Mystery of the Missing Antimatter, qui sont cités dans les notes 13f et 14g. Michel Le Bellac, professeur émérite de physique

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Table des matières Préface

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Avant-propos de la première édition, 1986

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Avant-propos de la deuxième édition, 1999

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Partie I. Symétrie et dessein

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1 À la recherche de la beauté 1.1 La beauté avant la vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Entraînons nos yeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Beauté intrinsèque et beauté extrinsèque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4 La vie dans l’univers d’un créateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5 La musique et le livret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6 Décrets spécifiques et principes constitutionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . .

3 3 4 4 4 5 5

2 Symétrie et simplicité 9 2.1 Un aperçu de la Nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 2.2 Une beauté austère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 2.3 La leçon du castor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2.4 Symétrie de rotation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 2.5 Symétrie des lois physiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 2.6 Réductionnisme printanier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 2.7 La simplicité engendre la complexité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 2.8 La loi des grands nombres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 2.9 Une hiérarchie de forces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 3 La face lointaine du miroir 23 3.1 L’esprit et la symétrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 3.2 Alice et Narcisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

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3.3 3.4 3.5 3.6 3.7 3.8 3.9 3.10

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Une croyance enracinée est bousculée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le monde dans un miroir est-il identique au nôtre ? . . . . . . . . . . . . . . La grande dame et la main gauche de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le grincheux et son fantôme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le coupable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dans l’antimiroir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une perversité diabolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce qui Lui plaît . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Partie II. L’héritage d’Einstein

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4 Le mariage de l’espace et du temps 4.1 Fondements intellectuels et conséquences étonnantes . . . . . . . . . . . . 4.2 En descendant lentement le courant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3 La relativité du mouvement en tant que symétrie . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4 Sur l’électrodynamique des corps en mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . 4.5 Grenouilles et magnétite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.6 Que le champ de forces soit avec vous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.7 Télécommunications, philosophes français et pigeons . . . . . . . . . . . . 4.8 Que la lumière soit, mais qu’est-ce que la lumière ? . . . . . . . . . . . . . . . 4.9 La grande question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.10 Einstein et le temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.11 Le temps et le mouvement au XVIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.12 Une nouvelle transformation de l’espace et du temps . . . . . . . . . . . . 4.13 Mécanique révisionniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.14 Connexions internes : la puissance des symétries . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.15 La quête de l’unification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

51 51 52 54 56 56 58 61 62 64 65 67 68 70 72 73

5 Une idée heureuse 5.1 La structure invariante de la réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2 L’idée la plus heureuse et un sentiment de naufrage . . . . . . . . . . . . . . 5.3 Une différence subtile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.4 Covariance généralisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.5 Nos perceptions par transformations de coordonnées . . . . . . . . . . . . 5.6 La théorie de la gravitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.7 L’espace-temps déformé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.8 La déviation de la lumière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.9 Canonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.10 Le temps déformé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.11 Trous noirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

77 77 78 81 81 85 85 86 87 89 90 91

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5.12 L’homme qui n’écoutait pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 5.13 Labyrinthes secrets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 5.14 Cela doit être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 6 La symétrie dicte le dessein 97 6.1 Un schéma pour la physique fondamentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 6.2 En une seule descente en piqué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 6.3 Des voix dans la nuit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 6.4 Dans la forêt de la nuit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Partie III. Sous les feux de la rampe

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7 Où l’action n’est pas 7.1 La lumière qui se dépêche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2 Où l’action n’est pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3 Une chute vertigineuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.4 Supervision divine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5 Le monde sur une serviette de cocktail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.6 L’action invariante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.7 Penser à l’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

105 106 108 109 111 111 113 114

8 La grande dame et le tigre 8.1 La Nature ne publie pas ses plans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2 Einstein en extase spirituelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.3 Il n’y a pas de déjeuner gratuit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4 La vie et les temps difficiles d’Emmy Noether. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.5 Symétrie et conservation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.6 Plus ça change . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115 115 116 116 120 120 122

9 Apprendre à lire le Grand Livre 9.1 Les mathématiques de la symétrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.2 Combiner deux transformations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.3 Représentations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.4 Théorie des groupes en bref . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.5 Quel livre a-t-Il lu ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

125 125 126 130 134 134

10 Le triomphe de la symétrie 10.1 Une étoile est née . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.2 La stabilité du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.3 La nouvelle vague française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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10.4 10.5 10.6 10.7 10.8 10.9 10.10 10.11 10.12 10.13

xx

D’un point à l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des dés qui ne ressemblent pas à des dés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Certitude sur l’incertitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’action entre en scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La somme sur les histoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ici et là en même temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vers le rôle principal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cela rappelle quelque chose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Théorie des groupes et physique quantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le triomphe de la symétrie dans le monde quantique . . . . . . . . . .

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Partie IV. Connaître ses pensées

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11 La voie octuple dans la forêt de la nuit 11.1 Des jumeaux dans la forêt subnucléaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2 Plus que des aides de camp paresseux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.3 Un exercice d’équilibriste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.4 L’interaction faible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.5 La Nature révèle une symétrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.6 Plongée dans un monde interne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.7 La toute-puissance de la théorie des groupes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.8 L’interaction forte est trop forte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.9 L’ignorance confinée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.10 Une marieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.11 L’escroc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.12 Un conservateur arrogant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.13 La flambée d’après-guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.14 Qu’est-ce qu’un nom ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.15 Mettons de l’ordre dans ce fatras . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.16 Un congrès de jumeaux et de triplés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.17 Une psycho-histoire de la physique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.18 La perfidie de la Nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.19 Des tanks à SU(3) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.20 De la voie octuple au Nirvana . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.21 Nul besoin de quitter la maison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.22 Inspiré par la grande cuisine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.23 Trois quarks . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.24 Un accroc à la foi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.25 Le confinement des quarks . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

161 161 162 163 165 165 167 168 169 170 171 173 174 174 176 177 178 179 181 182 182 183 185 186 188 189

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12 La revanche de l’art 12.1 Marché aux puces dans la cour de Mozart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.2 En retraite, mais pas défaits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.3 La contre-attaque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4 À la recherche d’un monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.5 Fils dans la tapisserie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.6 La théorie des champs quantiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.7 Un kit de construction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.8 La dynamique de jauge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.9 Les physiciens et les desperados . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.10 Observons le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.11 Un moment de faiblesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.12 La recherche de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.13 Toutes les bonnes choses viennent par trois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.14 La symétrie de couleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.15 Esclavage et liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.16 L’apparence et la réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.17 La revanche est totale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.18 Apprendre à additionner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.19 Pensez comme moi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

193 193 195 195 196 197 200 201 202 203 204 206 207 210 210 212 214 214 215 216

13 Le problème du dessein ultime 13.1 La fin de la symétrie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.2 Un problème de conception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.3 Symétrie versus diversité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.4 Une exigence impossible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.5 La sagesse de la bouteille de vin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.6 Brisure spontanée de symétrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.7 La spontanéité n’est pas mise à la main . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.8 Repos et excitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.9 L’étude du rien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.10 Une marieuse corpulente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.11 De la même force . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.12 Une sororité de bosons de jauge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.13 Une famille dispersée depuis longtemps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.14 Belle, mais oubliée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.15 La brisure de symétrie à la rescousse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13.16 Une nouvelle ère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

219 219 220 220 221 222 224 225 226 228 229 230 231 231 233 234 236

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14 L’unité des forces 14.1 Une réunion fatidique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.2 La grande unification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.3 Un grand bond en avant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.4 Une famille recomposée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.5 Que la grande unification soit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.6 Un ajustement harmonieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.7 Rendez-vous à trois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.8 Le livre cosmique des transformations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.9 Les protons, comme les diamants, ne sont pas éternels . . . . . . . . . 14.10 Le désastre final . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.11 Comme Il est habile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.12 Dans la mine de sel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.13 La naissance et la mort de la matière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.14 Quelques faits sur l’Univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.15 Dieu ne déverse pas de poussière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.16 Un Univers de matière et d’antimatière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.17 Un dilemme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.18 Genèse de la matière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.19 Origines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.20 Le maître du temps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.21 Debout sur des cendres froides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.22 Nouvelle et peut-être améliorée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.23 Les concepteurs d’Univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14.24 Vivre dans les débris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

239 239 240 241 242 242 244 246 248 251 252 253 253 256 256 256 257 258 258 260 261 262 264 265 265

15 La montée de l’hubris 15.1 Voir le dessein complet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.2 Un parfum de la recherche actuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.3 L’imposteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.4 La découverte du charme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.5 Redondance dans le dessein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.6 Peindre des pieds aux serpents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.7 Le problème des familles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.8 Miroirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.9 Chacun de son côté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.10 Une demande en mariage refusée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.11 La quête d’Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.12 Les dimensions du monde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15.13 Trop petit pour y entrer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

267 267 268 268 269 270 271 271 272 273 274 274 276 279

Table des matières

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15.14 15.15 15.16 15.17 15.18 15.19 15.20 15.21

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Le règne de la symétrie locale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La géométrie dans la physique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La gravitation est-elle fondamentale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Matière et lumière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La symétrie devient super . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Supercordes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le baroque et le rococo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le rêve des Anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

279 281 281 281 282 284 285 285

16 La pensée du Créateur 16.1 Le cours du temps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.2 La chute de l’invariance par renversement du temps . . . . . . . . . . . 16.3 La conscience du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.4 La nature de la bête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16.5 Avions-nous le choix ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Partie V. Annexes

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17 Postface à la deuxième édition, 1999 17.1 Supercordes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.2 Branes et cerveaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.3 La grande brane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.4 L’insaisissable théorie M . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.5 La nécessité de la symétrie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.6 Déisme versus théisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17.7 Le concept ultime ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

299 299 301 302 303 306 307 309

18 Annexe à la postface (1999) 18.1 Un spectacle de cabaret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.2 Non infecté par une anomalie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.3 Venant de la gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.4 Cordes et supercordes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.5 Unification de la gravitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.6 Les cordes deviennent super . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.7 Au-delà des cordes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.8 Une unification extravagante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.9 L’Univers multidimensionnel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.10 L’électromagnétisme comme sous-produit de la gravitation . . . . 18.11 Forces à partir de la géométrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18.12 Une promesse non tenue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Trop de bonnes choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ici sont tapis les dragons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Miracles et difficultés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Barreaux sur une échelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une différence philosophique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Notes

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Index

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1 À la recherche de la beauté Ce dont je me souviens très clairement, c’est le jour où je fis une suggestion qui me semblait pertinente et raisonnable. Einstein ne contesta pas cette suggestion le moins du monde, mais il se contenta de dire : « Comme c’est laid ! » Sitôt qu’une équation lui semblait laide, il perdait réellement tout intérêt en elle et ne comprenait pas pourquoi quelqu’un aurait voulu lui consacrer du temps. Il était convaincu que la beauté était un principe qui nous guidait dans la recherche de résultats importants pour la physique théorique1a . – H. Bondi 1.1

La beauté avant la vérité

Mes collègues et moi-même travaillant en physique fondamentale sommes les héritiers spirituels d’Albert Einstein : nous aimons penser que nous aussi recherchons la beauté1b . Certaines équations de la physique sont si laides que nous ne supportons pas de les regarder, et encore moins de les écrire. Selon nous, il est certain que le Concepteur Ultime devrait utiliser uniquement de belles équations en concevant l’Univers. Quand on nous présente deux équations alternatives prétendant décrire la Nature, nous choisissons toujours celle qui séduit notre sens esthétique. « Occupons-nous d’abord de la beauté, et la vérité suivra naturellement ! » Voilà le cri de ralliement des physiciens fondamentaux. Il est possible que le lecteur considère la physique comme une science précise et prédictive et pas comme un objet destiné à une contemplation esthétique. Mais, en fait, l’esthétique s’est approprié un rôle moteur en physique contemporaine. Les physiciens ont mis en évidence quelque chose de

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merveilleux : la Nature, au niveau fondamental, est admirablement conçue. C’est ce sens d’émerveillement que je souhaite partager avec vous. 1.2

Entraînons nos yeux

Qu’est-ce que la beauté ? Les philosophes méditant sur l’esthétique ont produit des tonnes de livres sur le sujet, mais une définition absolue des valeurs esthétiques demeure insaisissable. D’un côté, les modes changent. Les femmes bien en chair de Rubens ne figurent plus en couverture des magazines. Les perceptions esthétiques diffèrent d’une culture à l’autre. Des conventions différentes régissent la peinture des paysages à l’Est et à l’Ouest. Il n’y a pas de standard objectif de beauté dans le monde de la création humaine, et quel système esthétique devons-nous utiliser en parlant de la beauté de la Nature ? Comment pouvons-nous juger le dessein de la Nature ? Dans ce livre, je souhaite expliquer comment les impératifs esthétiques de la physique contemporaine construisent un système esthétique qui peut être formulé rigoureusement. Comme mes professeurs d’art avaient l’habitude de le dire, on doit « entraîner ses yeux. » Pour ceux qui connaissent l’architecture, les principes qui guident l’architecte de la Renaissance guident aussi l’architecte pos-moderne. De la même façon, les physiciens doivent entraîner leur œil intérieur pour percevoir les principes universels qui guident le dessein de la Nature. 1.3

Beauté intrinsèque et beauté extrinsèque

Lorsque je trouve un Nautilus Pompilius sur le bord de mer (ou plus vraisemblablement dans une boutique), sa beauté me fascine. Mais un biologiste du développement me dirait que la spirale parfaite est une simple conséquence des taux inégaux de croissance de la coquille. Comme être humain, je n’en suis pas moins captivé par ce superbe Nautilus connaissant cette propriété mais, comme physicien, je suis conduit à aller au-delà de la beauté extrinsèque que mes yeux perçoivent. Je ne veux discuter ni de la beauté de la vague qui déferle, ni de celle de l’arche de l’arc-en-ciel, mais de la beauté profonde contenue dans les lois physiques qui régissent le comportement ultime de l’eau sous ses diverses formes. 1.4

La vie dans l’univers d’un créateur

Depuis Einstein, les physiciens ont été stupéfaits de découvrir le fait suivant, d’une grande importance : lorsque nous examinons la Nature à des niveaux de

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Chapitre 1. À la recherche de la beauté

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plus en plus profonds, elle apparaît de plus en plus belle. Pourquoi cela devraitil être le cas ? Nous aurions pu vivre dans un univers intrinsèquement laid, un « univers chaotique » comme le disait Einstein1c , « un univers qui ne puisse en aucun cas être appréhendé par la pensée. » Si l’on médite en suivant cette ligne de pensée, on réveille souvent chez les physiciens des sentiments que l’on peut caractériser de religieux. En jugeant une théorie physique prétendant décrire l’Univers, Einstein se serait demandé s’il aurait conçu l’Univers de cette façon là, pour peu qu’il ait été Dieu. Cette foi dans un dessein sous-jacent a inspiré les physiciens fondamentaux. 1.5

La musique et le livret

Les vulgarisateurs de la physique accumulent souvent des descriptions de phénomènes physiques spécifiques, ébahissant le lecteur en déroulant les découvertes fantastiques de la physique moderne. Je suis plus intéressé à transmettre la signification du cadre intellectuel et esthétique de la physique fondamentale contemporaine. Illustrons mon propos grâce à l’opéra. Un passionné aime Turandot, mais pas essentiellement en raison de son livret. L’histoire absurde ne prend son envol que grâce à la musique de Puccini. Par ailleurs, il serait difficile d’assister à tout l’opéra sans connaître l’histoire ou, encore pire, en écoutant seulement la partie orchestrale. La musique et le livret se parlent mutuellement. De façon analogue, parler de la multitude des phénomènes physiques spécifiques (le livret) sans replacer ceux-ci dans le cadre esthétique de la physique contemporaine (la musique) est ennuyeux et pas particulièrement éclairant. Mon intention est de fournir au lecteur la musique de la physique moderne – les impératifs esthétiques qui guident les physiciens. Mais tout comme un opéra auquel on aurait supprimé la partie vocale n’aurait aucun sens, une discussion de l’esthétique sans référence à des phénomènes physiques réels serait stérile. Je dois parcourir le livret de la physique. En définitive, cependant, à la fois comme physicien et comme passionné d’opéra, je dois confesser que mon cœur penche plutôt vers la musique, et non le livret. 1.6

Décrets spécifiques et principes constitutionnels

Dans un livre de physique, l’expression dont on abuse tant et plus, « loi physique », est certainement galvaudée. Dans le droit civil, on fait la distinction entre décrets spécifiques et principes constitutionnels. Il en est de même en physique, il y a loi et loi. Prenons l’exemple de la loi de Hooke, qui nous dit que la force requise pour étirer un ressort métallique est proportionnelle

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F IGURE 1.1. Hokusai (1760-1849) Le mont Fuji vu de Kanagawa. (Courtoisie du Minneapolis Institute of

Art.)

F IGURE 1.2. Microphotographie d’un cristal de glace. (R.B. Hot, courtoisie de Photo Researchers, Inc.)

à l’allongement du ressort. C’est une loi phénoménologique, un énoncé concis d’une régularité observée empiriquement. Dans les années 1930, la théorie des métaux fut établie et la loi de Hooke expliquée en termes de l’interaction électromagnétique entre atomes dans un métal. La loi de Hooke concerne un phénomène spécifique. Au contraire, une compréhension des lois fondamentales qui

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Chapitre 1. À la recherche de la beauté

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régissent l’électromagnétisme nous rend capables d’expliquer une étonnante variété de phénomènes1d . Quand j’apprenais au lycée des concepts comme la loi de Hooke, j’avais l’impression que les physiciens s’efforçaient de trouver un maximum de lois, afin d’expliquer n’importe quel phénomène particulier observé dans le monde physique. En fait, mes collègues et moi-même en physique fondamentale travaillons à réduire au minimum le nombre de lois. L’ambition de la physique fondamentale est de remplacer la multitude de lois phénoménologiques par une seule loi fondamentale, afin d’arriver à une description unifiée de la Nature. Cette avenue vers l’unification est le thème central de Vertigineuses symétries.

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2 Symétrie et simplicité Je veux savoir comment Dieu a créé ce monde. Je ne suis pas intéressé par tel ou tel phénomène, par le spectre de tel ou tel élément. Je veux connaître Sa pensée, le reste n’est que détail. – A. Einstein. 2.1

Un aperçu de la Nature

Suppposons qu’un architecte se réveille et se retrouve emprisonné dans une pièce étrange. Il se précipite vers la fenêtre pour regarder au-dehors. Il peut entrevoir une tour ici, une colonne là : à l’évidence, il se trouve dans un immense hôtel particulier. Très rapidement, la fascination professionnelle prend le pas sur la peur. Ce qu’il peut voir est magnifique. Il est obsédé et mis au défi ; en partant de ce qu’il observe, il veut en déduire le plan de l’hôtel. Est-ce que le concepteur de l’hôtel est un fou qui a empilé complexité sur complexité ? A-t-il mis une aile ici, un fronton là, sans rime ni raison ? Ce concepteur est-il un architecte bidon ? L’architecte-prisonnier est habité par une foi inexplicable que le tout premier architecte du monde a conçu l’hôtel en se fondant sur un principe simple et unificateur. Nous aussi nous nous réveillons dans un univers étrangement beau. La simple splendeur et la richesse des phénomènes physiques ne manquent jamais de nous étonner. Au fur et à mesure que la physique progressait, les physiciens ont découvert que la diversité des phénomènes n’exigeait pas une diversité d’explications. Au cours du siècle dernier, les physiciens ont été témoins de la danse incessante du quantique et ils ont entrevu les secrets éternels de l’espace et du temps. Ne se contentant pas d’expliquer tel ou tel phénomène, ils se sont

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imprégnés de l’idée que le dessein sous-jacent de la Nature est d’une magnifique simplicité. Depuis Einstein, cette foi dans la compréhension ultime du monde nous a habités. La physique fondamentale progresse par bouffées. Une compréhension qui s’est lentement accumulée est soudainement synthétisée et la totalité du domaine enregistre une mutation radicale. L’invention de la physique quantique dans les années 1920 en fournit un exemple théâtral. Les années suivant 1971 peuvent aussi être vraisemblablement considérées comme une de ces bouffées de créativité fiévreuse dont a émergé une compréhension plus profonde. Dans leur hubris grisant et illimité, certains physiciens sont allés jusqu’à suggérer que nous avons maintenant entrevu le dessein ultime de la Nature, une affirmation que nous allons examiner. Notre aperçu de la physique fondamentale révèlera un fait étonnant : le dessein sous-jacent de la Nature apparaît magnifiquement simple. Einstein avait raison !

2.2

Une beauté austère

Le terme « beauté » est lourdement connoté. Dans l’expérience quotidienne, notre perception de la beauté est liée à l’aspect psychologique, culturel, social et même souvent biologique. Bien entendu, ce n’est pas cette sorte de beauté qui est au cœur de la physique. La beauté que la Nature révèle aux physiciens dans Ses lois est une beauté conceptuelle, une beauté qui rappelle, jusqu’à un certain point, la beauté de l’architecture classique, qui souligne la géométrie et la symétrie. Le système esthétique utilisé par les physiciens dans leur jugement de la Nature s’inspire également de la finalité austère de la géométrie. Représentez-vous un cercle, un carré, un rectangle. Au premier coup d’œil, lequel est le plus agréable à regarder ? À l’instar des anciens Grecs, la plupart des gens choisiront le cercle. Assurément, le carré et même le rectangle auront leurs admirateurs inconditionnels. Mais il existe un critère objectif qui permet de classer les trois figures géométriques, cercle, carré, rectangle. Le cercle est la figure la plus symétrique. Je ne devrais peut-être pas vous demander quelle est la figure géométrique la plus belle, mais laquelle est la plus symétrique. Mais à nouveau, suivant les anciens Grecs qui ont déployé leur éloquence sur la beauté parfaite des sphères et la musique céleste qu’elles produisent, je vais continuer à mettre à égalité symétrie et beauté.

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Chapitre 2. Symétrie et simplicité

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La définition mathématique précise de la symétrie implique la notion d’invariance2a . Une figure géométrique est dite symétrique dans certaines transformations si ces transformations la laissent inchangée. Par exemple, un cercle est inchangé par des rotations autour de son centre. Considéré comme une entité abstraite, le cercle reste inchangé, que nous le fassions tourner de 17o ou de tout autre angle. Au contraire, le carré est inchangé par des rotations autour de son centre uniquement pour des rotations d’angles 90o , 180o , 270o et 360o . (En ce qui concerne son effet sur les figures géométriques, une rotation de 360o est bien sûr équivalente à une rotation de 0o , ou l’absence de toute rotation.) Le rectangle est encore moins symétrique que le carré. Il est invariant seulement par des rotations autour de son centre pour des angles de 180o et de 360o . En plus des rotations, des réflexions laissent également inchangées ces simples figures géométriques. Une fois de plus le cercle est le plus symétrique : il est invariant par réflexion par rapport à toute droite passant par son centre. Il existe une formulation alternative de la notion de symétrie, équivalente à celle décrite ci-dessus, mais plus commode en physique. Au lieu de faire tourner une figure géométrique, on peut se demander comment cette figure apparaît à deux observateurs dont le point de vue diffère par une rotation. Manifestement, si je penche ma tête de 17o , le carré va apparaître penché, mais le cercle aura la même apparence.

2.3

La leçon du castor

En géométrie, il est tout à fait naturel de se demander ce que l’on peut faire à une figure géométrique sans la modifier. Mais les physiciens ne traitent pas de figures géométriques. Alors, comment se fait-il que les symétries interviennent en physique ? En suivant le géomètre, le physicien pourrait vouloir demander ce que l’on peut « faire » à la réalité physique sans la modifier. À l’évidence, ce n’est pas la bonne question, mais elle suggère une des préoccupations fondamentales de la physique : est-ce que la réalité physique apparaît différente à deux physiciens ayant des points de vue différents ? Considérons deux physiciens. Supposons que l’un des deux, pour une raison un peu loufoque, regarde toujours le monde avec sa tête penchée à 31o par rapport à la verticale, tandis que l’autre adopte une vision plus conventionnelle. Après des années d’études, les deux physiciens font le bilan de leurs observations de plusieurs lois physiques et finalement ils comparent leurs notes. Nous dirons qu’une loi physique est invariante par une rotation de 31o s’ils sont d’accord sur cette loi. Le physicien un peu givré penche maintenant sa tête

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F IGURE 2.1. Vue d’artiste de la leçon du castor.

suivant un autre angle et recommence son étude du monde. Finalement, les deux physiciens en viennent à soupçonner qu’ils sont d’accord, indépendamment de l’angle qui sépare leur point de vue. Les physiciens du monde réel en sont venus à la conclusion que les lois physiques sont invariantes par une rotation de n’importe quel angle. On dit que la physique est invariante par rotation. 2.4

Symétrie de rotation

Historiquement, les physiciens ont d’abord pris conscience des symétries de rotation et de réflexion – les symétries associées à l’espace où nous vivons réellement. Dans le chapitre suivant, je vous raconterai l’étrange histoire de la symétrie de réflexion. Ici, je discuterai la symétrie de rotation en tant qu’exemple particulièrement simple et intuitivement accessible d’une symétrie physique. J’ai donné une définition quelque peu longue, mais précise, de la symétrie de rotation : si nous effectuons une rotation de notre point de vue, la réalité physique reste la même. La précision intellectuelle de notre définition de la symétrie de rotation est nécessaire à moins de faire la même erreur que les anciens Grecs. J’aurais pu simplement dire que la réalité physique est parfaite, comme dans le cas d’un cercle ou d’une sphère. En vérité cet énoncé, vague mais frappant, paraphrase plus ou moins ce que les Anciens croyaient, le type d’énoncé qui les a leurrés et conduits à la conclusion fallacieuse que les orbites des planètes étaient des cercles. La définition correcte de la symétrie de rotation n’exige pas du tout des orbites circulaires.

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F IGURE 2.2. En physique classique, la symétrie de rotation nous dit simplement que si nous tournons un système planétaire de n’importe quel angle, l’orbite obtenue par rotation est aussi une orbite possible. Les anciens Grecs commettaient l’erreur de penser que la symétrie de rotation impliquait des orbites circulaires.

À l’évidence, dire que la physique possède une symétrie de rotation est équivalent à supposer qu’elle ne choisit pas de direction particulière dans l’espace. Pour l’esprit rationnel moderne, et particulièrement pour les esprits formés par les films de guerres intergalactiques, l’énoncé affirmant qu’aucune direction n’est intrinsèquement préférable à une autre est presque une nécessité philosophique. Il semble absurde de sélectionner une direction particulière et d’affirmer que cette direction est spéciale. Mais, en fait, il n’y pas si longtemps, tout le monde le pensait. Pendant des lustres, la perception humaine du monde physique était entièrement dominée par la gravité, et la réalisation que les termes « haut » et « bas » n’avaient aucune signification intrinsèque est apparue comme une découverte étonnante. Bien qu’Érathostène dans la Grèce antique ait soupçonné que la Terre était ronde, notre compréhension de la symétrie de rotation a réellement commencé avec l’intuition de Newton que les pommes ne tombent pas vers le sol, mais plutôt vers le centre de la Terre. Il va sans dire que la physique est fondée sur l’empirisme et que la validité de la symétrie de rotation peut seulement être établie par l’expérience. Dans les années 1930, le physicien américain d’origine hongroise Eugen Wigner établit les conséquences observables de la symétrie de rotation appliquée aux phénomènes quantiques tels que l’émision de lumière par les atomes. Non, les expérimentateurs ne penchent pas réellement la tête. Ils obtiennent le même résultat en disposant plusieurs détecteurs autour des atomes qui émettent de la lumière. Les taux auxquels les différents détecteurs enregistent l’arrivée de la lumière sont contrôlés et comparés aux taux théoriques que Wigner prédisait en utilisant la symétrie de rotation. Jusqu’à présent, les expériences ont toujours validé l’invariance par rotation. Si le journal devait annoncer demain la chute de cette très chère symétrie, les physiciens seraient choqués à en devenir fous. L’enjeu ne serait pas moindre que notre conception fondamentale de l’espace.

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Nous savons intuitivement que l’espace est un continuum lisse au sein duquel les particules interagissent. Cependant, la possibilité que l’espace ne soit pas lisse ne peut pas être exclue. Un échantillon d’argent semble parfaitement lisse et continu à l’œil mais, en y regardant de plus près, nous voyons un réseau d’atomes. Est-ce que l’espace lui-même est un réseau ? Il se peut que nos sondes expérimentales ne soient simplement pas assez fines pour détecter une granularité éventuelle de l’espace lui-même. Ainsi, les physiciens ont développé la notion de symétrie comme critère objectif dans leur jugement du dessein de la Nature. Étant donné deux théories, les physiciens ont le sentiment que la plus symétrique est, en général, la plus belle. Quand c’est un physicien qui regarde, beauté veut dire symétrie.

2.5

Symétrie des lois physiques

Il est crucial de faire la distinction entre la symétrie des lois physiques et les symétries imposées par telle ou telle situation. Par exemple, il est de tradition de demander aux étudiants en physique d’établir les lois de propagation des ondes électromagnétiques le long d’un tuyau cylindrique métallique. Alors que les lois de l’électromagnétisme possèdent la symétrie de rotation, le problème étudié n’a manifestement que la symétrie cylindrique. L’axe du tuyau définit une direction privilégiée dans l’espace. Les physiciens qui étudient une situation spécifique sont en général plus conscients de la symétrie imposée par les situations physiques que de la symétrie intrinsèque des lois physiques. Au contraire, nous sommes intéressés dans ce livre par les symétries des lois fondamentales. Pour souligner ce point, je donne un nouvel exemple. Quand il observe la chute d’une pomme, le physicien fondamental est plus intéressé par le fait que les lois de la gravitation ne choisissent aucune direction particulière, plutôt que par le fait que la Terre soit approximativement sphérique. La Terre pourrait avoir la forme d’une aubergine, ce serait le dernier souci d’un physicien. Faire la distinction entre les symétries d’une loi physique et celles imposées par une situation particulière fut l’une des réussites intellectuelles de Newton, qui permit à la physique de prendre la forme que nous connaissons aujourd’hui. Alors que cette distinction, lorsqu’elle est explicitée, est assez évidente, il est facile d’être induit en erreur car, dans le vocabulaire quotidien, nous voulons invariablement dire par symétrie celle d’une situation particulière. Quand nous disons qu’une peinture présente une certaine symétrie, nous nous référons à la symétrie de la disposition des pigments par l’artiste, laquelle n’a bien entendu rien à voir avec la symétrie des lois physiques régissant les molécules de ces pigments. Dans ce livre, je m’efforce d’expliquer des concepts abstraits en utilisant

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des analogies impliquant des objets concrets. Le lecteur doit garder à l’esprit que nous sommes toujours intéressés par la symétrie des lois physiques et pas par celle des objets concrets.

2.6

Réductionnisme printanier

Dans l’introduction à ce chapitre, j’ai dit que les physiciens ont entrevu à la fois la beauté et la simplicité dans le dessein de la Nature. Que veulent dire les physiciens par simplicité ? Dans sa quête de la simplicité, la marche de la physique a été impitoyablement réductionniste. Ce qui rend la physique possible est le fait que des phénomènes complexes peuvent être réduits à l’essentiel. Historiquement, la progression de la physique a été possible parce que les questions pourquoi ? ont été reformulées sous forme de questions comment ? « Pourquoi une pierre accélère en tombant ? » Les Anciens pensaient que la pierre, tel un cheval, avait envie de rentrer à la maison. La physique a commencé quand Galilée, au lieu de se demander pourquoi la pierre tombait, se mit à mesurer comment elle tombait. Quand nous étions enfants, nous n’arrêtions pas les « pourquoi ? », mais chaque réponse à un « pourquoi ? » est remplacée par un autre « pourquoi ? « Pourquoi les feuilles sont-elles aussi agréablement vertes au printemps ? ». Eh bien, explique le professeur, les feuilles contiennent des molécules de chlorophylle, un arrangement complexe d’atomes qui interagit avec les ondes lumineuses d’une façon compliquée. La molécule de chlorophylle absorbe presque toute la lumière, sauf les composantes que l’œil humain perçoit comme vertes. Cette explication est fastidieuse pour le novice typique (et aujourd’hui aussi pour le physicien). En définitive, l’explication à cette question, et à de nombreuses questions semblables, est fondée sur la manière dont les électrons interagissent avec la particule fondamentale de lumière, le photon. Les physiciens ont commencé à établir la théorie moderne de l’interaction entre les électrons et les photons vers 1928 et ils l’ont finalisée au début des années 1950. La façon dont les électrons interagissent avec les photons est comprise depuis plus de soixante ans, et cependant on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ces deux particules fondamentales interagissent de cette façon particulière. Nous avons également la réponse à cette question. Les physiciens savent que cette interaction est entièrement déterminée par un principe de symétrie, connu sous le nom de principe de jauge, dont le rôle est omniprésent dans la Nature. Bien sûr les physiciens peuvent maintenant insister et se demander pourquoi la Nature devrait respecter ce principe de

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jauge. À ce stade, la physique contemporaine s’arrête, et toute discussion de cette question, qui revient essentiellement à se demander pourquoi la lumière existe, se dissout dans des spéculations fumeuses. Tandis que des pourquois ont été remplacés par d’autres pourquois, des progrès énormes ont été accomplis : un seul pourquoi remplace un grand nombre de pourquois. La théorie de l’interaction électron-photon nous permet d’expliquer non seulement la verdure printanière, mais aussi l’allongement des ressorts et le comportement des lasers et des transistors. En fait, presque tous les phénomènes physiques dont nous sommes directement conscients peuvent être expliqués par l’interaction entre photons et électrons. La physique est la plus réductionniste des sciences. Au contraire, les explications que j’ai pu lire dans les livres de vulgarisation de biologie, aussi fascinantes fussent-elles, étaient non réductionnistes de façon emphatique. Très souvent, les explications en termes de processus biochimiques sont plus compliquées que les phénomènes en question. La physique contemporaine repose sur la pierre angulaire du réductionnisme. Au fur et à mesure que nous creusons plus profondément, la Nature apparaît de plus en plus simple. Que ce soit le cas est en fait étonnant. Nous n’avons pas de raison a priori de nous attendre à ce que l’Univers, avec sa richesse déroutante de phénomènes complexes soit, en fin de compte, régi par un petit nombre de règles simples.

2.7

La simplicité engendre la complexité

Imaginons que le prochain concours d’architecte du Grand Prix de Rome ait pour sujet un plan de l’Univers. Face au défi de dessiner l’Univers, beaucoup de concurrents seraient tentés de sur-dessiner, de rendre les choses complexes, de sorte que leur Univers déploie une variété intéressante de phénomènes. Il est facile de produire un comportement compliqué à partir d’un plan compliqué. Lorsque nous étions enfants, quand nous démontions un jouet mécanique complexe, nous nous attendions à trouver un fouillis d’engrenages et de rouages cachés à l’intérieur du jouet. Le football américain est mon sport préféré, en raison de la variété des comportements qu’il exhibe. Mais ce répertoire complexe est le résutat de règles qui sont probablement parmi les plus complexes de tous les sports. De façon semblable, la complexité des échecs est engendrée par ses règles plutôt complexes. La Nature, dont la complexité émerge de la simplicité, est habile. On pourrait dire que le fonctionnement de l’Univers s’apparente plus au jeu oriental de Go qu’aux échecs ou au football américain. Les règles du jeu de Go peuvent être

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F IGURE 2.3. Le football américain a des règles compliquées, le jeu de Go des règles excessivement simples.

énoncées simplement et cependant elles donnent naissance à des motifs complexes. L’éminent physicien Sheldon Glashow a comparé les physiciens contemporains aux spectateurs d’un jeu dont ils ne connaissent pas les règles. Mais en observant longtemps et avec attention, les spectateurs commencent à deviner ce que les règles pourraient être. Vues par les physiciens, les règles de la Nature sont simples, mais aussi intriquées : des règles différentes sont subtilement reliées entre elles. Les relations intriquées entre règles produisent des effets intéressants dans nombre de situations physiques. Aux États-Unis, un comité de la ligue nationale de football se réunit chaque année pour passer en revue la saison précédente et pour bricoler les règles. Ainsi que tout observateur du sport le sait, un changement apparemment insignifiant même dans une seule règle peut affecter le schéma du jeu de façon dramatique. Il suffit de restreindre légèrement la façon dont un arrière de coin (cornerback) peut bousculer un receveur (receiver) et le jeu s’oriente vers l’attaque. Au cours des années, les règles du jeu ont évolué afin de garantir un équilibre intéressant entre l’attaque et la défense. Un exemple de cet équilibre s’observe dans l’évolution des étoiles2b . Une étoile typique commence comme un gaz de protons et d’électrons. Sous l’effet de la gravitation, le gaz se condense finalement en une grosse goutte sphérique dans laquelle les forces nucléaires et électriques se livrent un combat sans merci. Le lecteur se souvient peut-être que des charges de même signe se repoussent. Les protons sont ainsi maintenus éloignés les uns des autres en raison de leur répulsion électrique mutuelle. D’un autre côté, l’attraction nucléaire entre les protons a tendance à les rapprocher. Dans ce combat, la force électrique a un léger avantage, un fait qui se révèlera d’une grande importance. Si l’attraction

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nucléaire était un tant soit peu plus forte, les deux protons resteraient collés, en libérant donc de l’énergie. Les réactions nucléaires se produiraient alors très rapidement, brûlant le combustible nucléaire des étoiles dans un bref laps de temps, rendant impossibles l’évolution stellaire et a fortiori la civilisation. En fait, la force nucléaire est juste assez forte pour coller l’un à l’autre un proton et un neutron, mais pas assez forte pour coller deux protons. En gros, avant qu’un proton puisse interagir avec un autre proton, il doit d’abord se transformer en neutron. Cette transformation s’effectue grâce à une interaction connue sous le nom d’interaction faible. Les processus qui s’effectuent via l’interaction faible se produisent très lentement, ce que suggère le qualificatif « faible. » Il en résulte que la combustion nucléaire dans une étoile typique comme le Soleil se déroule à une allure majestueuse et nous baigne d’une lueur chaude et continue. Le point central est que, contrairement aux règles du football américain, celles de la Nature ne sont pas arbitraires ; elles sont dictées par un même principe général de symétrie et sont liées entre elles dans une totalité organique. Le dessein de la Nature est non seulement simple, mais il l’est de façon minimale, dans le sens où si ce dessein était encore plus simple, l’Univers serait un endroit bien plus ennuyeux. Les physiciens théoriciens s’amusent parfois à imaginer ce que serait l’Univers si ce dessein était moins symétrique. Ces exercices mentaux montrent que l’on ne peut pas déplacer une pierre sans que l’édifice entier s’écroule. Par exemple, la lumière pourrait disparaître de l’Univers, et ce ne serait pas drôle du tout.

2.8

La loi des grands nombres

Une des raisons pour laquelle la simplicité sous-jacente peut engendrer des phénomènes complexes est la présence dans la Nature de nombres qui sont ridiculement grands. Une goutte d’eau contient une quantité ahurissante d’atomes. Les jeunes enfants sont fascinés par les grands nombres et se délectent en entendant des mots comme « milliers » ou « millions. » Ils veulent savoir s’il existe des nombres plus grands que le million. À l’âge de trois ans, mon fils a été ravi d’apprendre que l’infini était le nombre le plus grand. Mais pour les jeunes enfants, les mots « millier », « million » et même « cent » sont synonymes de « beaucoup. » On me rappelle que George Gamow, le grand physicien russo-américain qui fut le premier à suggérer que l’Univers a commencé par un Big Bang, racontait parfois un conte hongrois où l’ensemble des nombres se limitait à un, deux, trois et beaucoup. Alors que les physiciens peuvent parler de grands nombres et calculer avec ceux-ci, l’esprit humain est abasourdi et ne peut pas vraiment appréhender

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la réalité associée aux nombres gigantesques avec lesquels joue la Nature. Je ne peux même pas appréhender des nombres qui sont relativement petits que je trouve dans les journaux, à moins de les réduire à des nombres par individu. En effectuant cet exercice, le lecteur sera divinement surpris de découvrir à quel point les chiffres cités dans la presse populaire se révèlent souvent absurdes. Un sociologue ne sera certainement pas surpris que des systèmes comprenant un grand nombre de particules puissent se comporter de façon radicalement différente d’un système comprenant peu de particules. Dans notre âge électronique, nous forçons des électrons à galoper dans une frénésie collective. Pour enregistrer une mesure de rock dans une vidéo, plus d’atomes que le nombre de personnes sur Terre doivent s’aligner juste dans la formation adéquate. Quand nous étions enfants, nous nous demandions avec étonnement pourquoi autant de grains de sable s’accumulaient le long de la plage. Certains des esprits les plus profonds en physique se sont aussi étonnés : pourquoi l’Univers est-il peuplé de tant de particules ? La question du nombre de particules dans l’Univers est entièrement déconnectée logiquement de la question de la simplicité du dessein2c . Après avoir conçu quelques lois simples régissant les interactions entre particules, l’architecte de l’Univers de notre concours imaginaire du Grand Prix de Rome peut décider de faire avec un nombre raisonnable de particules, disons trois électrons et trois protons. Il est possible que lui ou elle ajoute quelques particules de lumière, disons trois photons. Un tel Univers serait, il va sans dire, plutôt morne, mais cette possibilité n’est pas logiquement exclue. Au contraire, le nombre de protons de l’Univers observable est estimé aux alentours de 1078 , et le nombre de photons à 1088 . Le lecteur sait probablement que le nombre 1078 peut aussi s’écrire comme 1 suivi de soixante dix-huit zéros. Ces nombres sont grands de façon absurde ! Qui, de toute façon, a commandé cette foultitude de protons ? Ainsi l’Univers contient des millions de milliards, des « zillions » de particules. Pourquoi ? Cette question, que l’on appelle parfois le « problème de population », est intimement liée à la « question de l’immensité » et à la « question de la longévité ». Pourquoi l’Univers est-il aussi grand et aussi vieux ? L’âge de l’Univers est immensément grand par rapport à la durée de vie des particules subnucléaires. Pourquoi l’échelle de temps qui caractérise l’expansion et l’effondrement éventuel de l’Univers n’est-elle pas aussi celle qui caractérise les lois de la Nature au niveau subnucléaire ? Il n’y a pas si longtemps, la plupart des physiciens considéraient ne pas pouvoir répondre à ces questions. Mais grâce à des progrès récents et excitants que nous décrirons dans les prochains chapitres, des physiciens pensent disposer d’une partie de la réponse.

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Une hiérarchie de forces

De façon mystérieuse, non seulement il existe un grand nombre de particules dans l’Univers visible, mais les lois fondamentales elles-mêmes mettent en évidence des grands nombres. D’après la physique moderne, il existe quatre interactions fondamentales entre particules : électromagnétique, gravitationnelle, forte et faible. L’interaction électromagnétique assure la stabilité des atomes, régit la propagation des ondes lumineuses et radio, est la cause des réactions chimiques et nous empêche de traverser les murs et les planchers2d . Dans un atome, les électrons de charge négative sont empêchés de s’échapper en raison des charges positives portées par les protons situés dans le noyau atomique. L’interaction gravitationnelle nous empêche de nous envoler dans l’espace, assure la cohésion des systèmes planétaires et des galaxies et contrôle l’expansion de l’Univers. L’interaction forte assure la cohésion du noyau atomique, l’interaction faible est la cause de la désintégration radioactive de certains noyaux. Bien que fondamentales dans la Nature, les interactions forte et faible ne semblent jouer aucun rôle dans les phénomènes à l’échelle humaine. Ainsi que nous l’avons vu, ces quatre interactions collaborent toutes dans la combustion stellaire. Ainsi que leur nom le suggère, une des interactions est considérablement plus forte que l’interaction électromagnétique, les autres considérablement plus faibles. Mais, de façon dramatique, l’interaction gravitationnelle est beaucoup, beaucoup, plus faible que les trois autres. La force électrique entre deux protons est plus forte que leur attraction gravitationnelle par un rapport de 1 à 1038 , un autre nombre absurdement grand. Il est paradoxal que, dans des circonstances ordinaires, nous soyons principalement conscients de la gravitation, qui est pourtant la force la plus faible de la nature. Bien que l’attraction gravitationnelle entre deux atomes soit fantastiquement faible, chaque atome de notre corps est attiré par chaque atome de la Terre, et les forces s’additionnent. Dans cet exemple, le nombre incroyablement grand de particules compense l’incroyable faiblesse de la gravitation. Au contraire, la force électrique entre deux particules est attractive ou répulsive selon le signe relatif des deux charges impliquées. Un morceau de matière ordinaire contient presque exactement le même nombre de protons et d’électrons, de sorte que les forces électriques entre deux tels morceaux de matière s’annulent presque complètement. Les physiciens appellent cet arrangement particulier de quatre interactions extraordinairement différentes la hiérarchie des interactions. Incidemment, l’origine du mot « hiérarchie » est le système inventé par Dionysus l’Aréopage pour classer les anges suivant trois divisions, chacune comprenant

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trois ordres. Aujourd’hui, au contraire, ce sont les interactions que nous classons de cette façon. La Nature a fait preuve d’une grande bienveillance en adoptant cet arrangement hiérarchique : en effet, dans leur étude d’une des interactions, les physiciens peuvent en général ignorer les autres. En procédant ainsi, ils sont capables de décortiquer les quatre interactions. Parce que la réalité se présente sous forme de couches successives, comme dans un oignon, nous pouvons découvrir la Nature par incréments. Nous pouvons comprendre l’atome sans comprendre le noyau atomique. Les physiciens atomistes n’ont pas à attendre les physiciens nucléaires, et les physiciens nucléaires n’ont pas à attendre les physiciens des particules. La réalité physique n’a pas à être comprise d’un seul coup. Merci Nature. La présence de grands nombres dans la Nature pour deux raisons conceptuellement distinctes, d’une part le grand nombre de particules dans l’Univers et d’autre part la grande disparité dans l’intensité des forces fondamentales, créent une gamme d’échelles impressionnante dans l’Univers, depuis le vide indicible entre galaxies, que la lumière met des lustres à parcourir, jusqu’aux distances à peine concevables entre les atomes dans une goutte d’eau. Nous, humains, occupons un champ médian, entre le microscopiquement petit et le cosmiquement grand, entre l’éphémère et le presque éternel. En une seconde, autant de vies moyennes de certaines particules élémentaires instables se sont écoulées que de secondes depuis la naissance de l’Univers. Les atomes sont des nains pour nous, de même que nous sommes des nains pour les galaxies. Dans l’échelle de temps de l’expérience humaine, qui va d’à peu près un dixième de seconde à cent ans, nous vivons, nous mourons et nous créons notre art et notre science.

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3 La face lointaine du miroir Chère Mademoiselle Bonnes-Manières3a : Comment passe-t-on les plats, vers la gauche ou vers la droite ? L’aimable lecteur : Les plats doivent circuler de gauche à droite. 3.1

L’esprit et la symétrie

Au cours de ces dernières années, j’ai souvent observé mon fils Andrew et ses amis jouer avec des cubes. Jusqu’à un certain âge, les enfants empilent simplement cube sur cube, mais ensuite, dans un de ces bonds du développement décrits par Piaget, ils commencent brusquement à ériger des structures qui exhibent une symétrie gauche-droite prononcée. Ceux de ces enfants qui vont devenir architectes finissent par construire des structures comme celles illustrées sur les figures 3.1, 3.2 et 3.3. L’architecture est pratiquement fondée sur la doctrine de la symétrie bilatérale. Les constructions asymétriques sont considérées comme des bizarreries et exigent des explications. Par exemple, la cathédrale de Chartres est asymétrique de façon amusante. Sa construction a pris si longtemps que les styles architecturaux ont eu le temps de changer. Il n’est pas surprenant que l’architecture moderne, en accord avec le caractère rebelle du siècle dernier, ait engendré nombre de bâtiments spectaculairement asymétriques, mais le post-modernisme, la mode architecturale actuellement en vogue, est partiellement une mode qui restaure certains principes classiques comme la symétrie bilatérale.

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Étant donné que le corps humain présente une symétrie bilatérale aussi prononcée, la notion que le monde se divise entre un côté droit et un côté gauche doit s’insinuer en nous dès notre plus tendre enfance. À l’évidence, l’évolution biologique a imposé la symétrie droite-gauche au corps humain et à la plupart des espèces animales. La disposition symétrique des oreilles et des yeux est à l’évidence indispensable pour la réception stéréographique, celle des jambes pour le déplacement en ligne droite. Même les habitants de l’espace interstellaire que nous voyons dans les films tendent, curieusement, à être dotés de la symétrie droite-gauche. De fait, la symétrie droite-gauche est tellement répandue dans le monde biologique que nous trouvons chaque déviation à cette règle bizarre et fascinante.

F IGURE 3.1. La symétrie frappante du Taj Mahal (Lauros-Giraudon, courtoisie de Art Resources, NY.)

contribue

à

sa

splendeur

architecturale.

La division du cerveau humain en deux hémisphères, droit et gauche, chacun avec des fonctions différentes, est bien connue. Que l’un des deux ovaires du poulet soit atrophié et non fonctionnel en fournit un autre exemple. L’exemple le plus étonnant que je connaisse est peut-être celui qui implique la

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Chapitre 3. La face lointaine du miroir

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F IGURE 3.2. L’immeuble des services publics à Portland, Oregon, dessiné par Michael Graves, souligne la ré-émergence de la symétrie dans l’architecture post-moderne. (Michael Graves : bâtiments et projets,

1995-2003, publié par Rizzoli, New York.)

famille des petits poissons Poeciliidae qui vivent dans les eaux tropicales américaines. Je cite la description qu’en donne Guy Murchie3b : Leur particularité la plus inhabituelle est l’organe sexuel mâle qui, à l’évidence, a évolué à partir d’une nageoire ventrale et dont la longueur peut atteindre la moitié de celle de son propriétaire. En érection, il s’agrandit et se balance vers l’avant jusqu’au moment où, dans certaines espèces, il titille le nez du poisson tout en pointant aléatoirement de 30o vers la gauche ou vers la droite. Dans certaines espèces, ce phallus de poisson possède des appendices de type doigt, et on peut imaginer combien cela doit être délicieusement commode pour trouver son chemin dans la femelle ; il est parfois soutenu par deux ensembles d’épines retorses en forme de peigne (qui ont apparemment évolué à partir de nageoires latérales) afin de l’étreindre le moment venu. Mais la femelle doit indiscutablement avoir son orifice du bon côté, droit ou gauche, afin de recevoir le mâle, sinon l’accouplement échoue lamentablement. L’esprit humain trouve plaisant l’économie de la conception associée à la symétrie bilatérale. Nous avons simplement à observer alentour n’importe quel objet commun pour constater à quel point leurs concepteurs adhèrent à ce

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F IGURE 3.3. La cathédrale de Chartres. La flèche romane (à droite) a été construite au XIIe siècle, la flèche gothique (à gauche) au XVIe siècle. On dit souvent que les deux flèches asymétriques de la cathédrale de Chartres ont marqué le commencement de la fin de l’architecture du Moyen Âge. (Lauros-Giraudon,

courtoisie de Art Resources, NY.)

principe. Mais l’esprit humain est aussi capable de faire des associations plutôt étranges. Les annales de la peinture occidentale illustrent abondamment ces deux penchants. Observons un tableau religieux typique de la Renaissance, avec sa disposition symétrique rigide de deux saints de part et d’autre du sujet central sacré. En principe, le saint à la droite du sujet est plus élevé dans la hiérarchie des saints que celui situé à gauche. Dans le cas où les commanditaires, souvent un homme et sa femme, sont aussi représentés, l’homme est presque

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Chapitre 3. La face lointaine du miroir

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invariablement agenouillé sur la droite. Une autre convention est que la lumière, dans un tableau classique, arrive d’habitude de la droite du sujet. Il est intéressant d’observer que de nombreux artistes, quand ils veulent accéder à un marché de masse, violent délibérément ces conventions. Rembrandt, par exemple, ne s’est pas donné la peine de faire les ajustements nécessaires afin que ses eaux-fortes obéissent aux conventions standard de droite et gauche3c . À ce point, je voudrais poser une devinette au lecteur. Formez visuellement dans votre esprit l’image bien connue du portrait par Michel-Ange de la création de l’Homme sur le plafond de la Chapelle Sixtine. Est-ce que Dieu touche Adam avec sa main droite ou sa main gauche ? Sur une veste d’homme, les boutons sont à droite, tandis que sur celle d’une femme ils sont à gauche. L’explication standard est que, pris à partie dans un accrochage, un homme pouvait déchirer sa veste de la main gauche en un mouvement de balayage tout en sortant son épée de la main droite3d . Il serait aussi plus aisé pour un droitier de manipuler des boutons cousus sur le côté droit. Au contraire, une dame était habillée et déshabillée non par elle-même bien sûr, mais par quelqu’un d’autre, peut-être sa femme de chambre : dans ce cas une approche du côté gauche était plus commode3e .

3.2

Alice et Narcisse

Revenons à la physique. Est-ce que la Nature, comme les invités aux dîners de l’ancien temps, se préoccupe de la différence entre la droite et la gauche ? Si ce n’est pas le cas, alors les physiciens disent que le monde est invariant par parité, ou invariant par réflexion. Permettez-moi d’être ici un peu plus précis et de donner une définition opérationnelle de l’invariance par parité. Prenez votre phénomène physique favori – n’importe quoi, depuis la collision de deux boules de billard à l’émission de lumière par un atome. Placez un miroir en face de ce qui se passe et demandez-vous : est-ce que le processus observé dans le miroir contredit les lois de la Nature telles que nous les connaissons ? Si ce n’est pas le cas, alors nous disons que les lois qui régissent le processus sont invariantes par parité. Cette définition est énoncée avec soin afin d’exclure toute référence à une asymétrie droite-gauche qui ne serait pas d’intérêt physique intrinsèque. Dire que la physique est invariante par parité ne veut pas dire que le monde observé dans le miroir est identique au nôtre. Quand je me regarde dans un miroir, je vois une personne qui me ressemble. Mais son cœur est du côté droit, les aiguilles de sa montre tournent en sens inverse. Même la spirale des doubles hélices de ses molécules d’ADN s’enroulent en sens inverse. Le point important

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est que les lois de la physique n’interdisent en rien l’existence d’une personne ayant le cœur à droite. Si elle s’était nourrie, elle et ses ancêtres, de molécules biologiques qui sont les images des nôtres dans un miroir, alors ses doubles hélices s’enrouleraient réellement en sens opposé des nôtres. Bien que cela soit au-delà des capacités d’un biologiste de fabriquer un tel individu, un horloger pourrait aisément construire une montre dont les aiguilles tournent en sens inverse du sens habituel. Pour les physiciens, le fait que notre cœur soit légèrement sur la gauche ne possède pas de signification intrinsèque, ce n’est qu’un accident de l’évolution biologique. Les premiers horlogers se sont simplement mis d’accord sur la convention que les aiguilles d’une montre devaient tourner. . . dans le sens des aiguilles d’une montre. De même, le fait que certaines molécules organiques s’enroulent en spirale dans un sens ou dans l’autre n’a pas de signification fondamentale. Les chimistes sont capables de construire les images dans un miroir de molécules se trouvant dans la Nature et ces molécules, en fait, ont les mêmes propriétés physiques. On peut aisément imaginer qu’à l’aube de la vie les deux types de molécules étaient présents. En raison des fluctuations statistiques, l’un des types s’est accidentellement trouvé supérieur en nombre et a fini par dominer en entraînant l’extinction de l’autre type. Dans À travers le miroir, la suite d’Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll a entretenu une fantaisie que beaucoup d’entre nous ont eue, en particulier quand nous étions enfants. J’ai observé avec un grand intérêt la relation de mon fils avec un miroir. À un certain point, un jeune enfant semble soudainement se rendre compte que son image dans le miroir n’est pas une personne indépendante, et il se regarde ensuite dans le miroir avec les yeux d’un adulte. Narcisse est à l’évidence un personnage bizarre. Alice grimpa à travers le miroir posé sur le manteau de la cheminée et se retrouva dans un autre monde. L’imagination de Carroll nous offre une vision pénétrante de l’énoncé de l’invariance par parité. Suivons Alice dans le monde miroir. Chaque chose semble légèrement différente de façon amusante, mais cela ne nous concerne pas. Nous voulons trouver un physicien et lui demander ce qu’il connaît des interactions fondamentales entre particules. Si sa version des lois physiques est en accord avec la nôtre, alors nous conclurons que la Nature ne distingue pas entre la gauche et la droite. 3.3

Une croyance enracinée est bousculée

Si je faisais un sondage dans la rue en posant la question « la Nature possède-t-elle la symétrie droite-gauche ? », je soupçonne que je recevrais,

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en dehors des réponses « sans opinion » et « on s’en moque » qui polluent la vie de tout sondeur, au moins quelques « peut-être pas. » Cependant, jusqu’à l’année 1956, les physiciens considéraient comme allant de soi que la Nature ne distinguait pas entre la droite et la gauche. Les physiciens du XIXe siècle avaient soumis cette croyance aux tests expérimentaux et n’avaient trouvé aucun signe que la Nature puisse favoriser la gauche par rapport à la droite, ou vice-versa. Avec l’arrivée de la physique atomique et de la physique nucléaire dans les premières décennies du XXe siècle, l’hypothèse de l’invariance par parité fut à nouveau testée dans nombre d’expériences. Vers le milieu des années 1950, l’invariance par parité était considérée comme l’un des quelques principes sacrés chers aux physiciens, qui détestaient l’idée que la Nature puisse favoriser la gauche par rapport à la droite ou vice-versa. L’idée que la Nature pourrait souscrire à la même sorte de convention arbitraire qu’une dame de la haute société faisant asseoir l’invité d’honneur à sa droite semblait absurde. Mais la communauté des physiciens allait bientôt devoir encaisser un choc3f . Vers le milieu des années 1950, les physiciens avaient découvert plusieurs nouvelles particules dont l’existence était si inattendue qu’on les avait par exaspération baptisées « particules étranges ». En utilisant le nouvel accélérateur du Brookhaven National Laboratory, situé à Long Island dans l’État de New York, qui venait juste d’être mis en service, les expérimentateurs purent étudier avec grand soin les propriétés de ces particules étranges. À la fin de l’année 1955, grâce tout particulièrement à une analyse détaillée conduite par un physicien australien, R. H. Davis, il devint clair que certaines de ces particules étranges exhibaient un comportement vraiment déroutant dans la façon dont elles se désintégraient. En avril 1956, dans une conférence sur la physique des hautes énergies qui se tenait à Rochester, New-York, l’énigme des particules étranges fut l’objet de discussions animées, mais aucune des propositions de solution ne fut estimée satisfaisante. Le physicien sino-américain C. N. Yang donna une conférence résumant la situation des particules étranges. L’exposé de Yang fut suivi d’un vigoureux échange d’arguments. C’est alors que Richard Feynman mit sur la table une question que lui avait posée Martin Block : est-ce que l’invariance par parité, que Dalitz avait implicitement supposée dans son analyse, ne devrait pas être mise en doute ? Yang répliqua que lui-même et un autre physicien sinoaméricain, T. D. Lee, avaient analysé cette possibilité mais n’avaient pas encore abouti à une conclusion. Avec le recul, il est facile de voir que la violation de la parité – la notion selon laquelle la Nature ferait une distinction entre la droite et la gauche –, aurait offert une solution naturelle à l’énigme. Cependant, l’idée d’une Nature obéissant à la

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symétrie droite-gauche était si profondément ancrée que la violation de la parité fut considérée comme la solution la moins plausible du mystère. Lee et Yang continuèrent à se débattre avec le problème. Yang se souvint plus tard qu’il se sentait comme « un homme cherchant un interrupteur dans une pièce plongée dans le noir. » Au début du mois de mai 1956, Yang rendit visite à Lee, et les deux physiciens se retrouvèrent dans une voiture près de l’université de Columbia, où Lee exerçait comme professeur, tentant sans succès de trouver une place de parking. Alors qu’ils tournaient en rond, Lee et Yang discutaient de la possibilité de la violation de la parité. Finalement exaspérés, ils abandonnèrent et se garèrent en double file devant un restaurant chinois. La double frustration de lutter contre le mystère des particules étranges, et de simultanément chercher une place de parking, dut probablement exciter leurs esprits. En effet, l’histoire raconte que lorsqu’ils se furent assis, ils furent frappés par l’observation cruciale que les preuves expérimentales en faveur de l’invariance par parité venaient de processus impliquant l’interaction électromagnétique, comme dans l’émission de lumière par les atomes, ou l’interaction forte, comme dans la collision de deux noyaux atomiques. Mais Lee et Yang observèrent que c’était l’interaction faible, responsable de la désintégration de certains noyaux atomiques, qui régissait celle des particules étranges. L’idée cruciale qui leur vint à l’esprit fut que la Nature pouvait respecter la parité dans beaucoup de Ses lois, mais pas dans les lois régissant les interactions faibles entre particules. Imaginons qu’un des principes fondamentaux de notre système légal, le fait que tout accusé est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire, soit décrété valide seulement pour certains crimes, tandis que pour d’autres le contraire serait vrai. De même que cette notion aurait donné des boutons aux philosophes du droit, les physiciens estimaient que la violation sélective de la parité était philosophiquement plutôt déconcertante. Les semaines suivantes, Lee et Yang se livrèrent à une analyse détaillée de nombreuses expériences déjà effectuées impliquant les interactions faibles, et ils arrivèrent à la conclusion qu’une possible violation de la parité ne se serait pas manifestée dans ces expériences. La tâche suivante était d’inventer une expérience qui fût sensible à la violation de la parité. En juin, ils publièrent leur article aujourd’hui historique, mettant en doute l’invariance par parité dans les interactions faibles et exposant les grandes lignes d’expériences qui trancheraient la question.

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Le monde dans un miroir est-il identique au nôtre ?

Une des expériences proposées par Lee et Yang impliquait un noyau atomique en rotation. Plusieurs espèces de noyaux atomiques ont un mouvement de rotation permanent à l’intérieur de leur atome, qui est appelé « spin ». Le lecteur le sait certainement, l’atome ressemble à un système solaire en miniature. Le noyau est le Soleil, autour duquel les électrons décrivent une orbite, telles des planètes. Le rayon des orbites électroniques est tellement supérieur à la taille du noyau que les électrons ne jouent aucun rôle dans la discussion suivante. Ils sont trop loin. Avant de poursuivre, je dois préciser la façon dont les physiciens définissent une direction associée au mouvement de rotation d’un objet quelconque, son spin. Imaginons que vous fermiez votre poing droit autour d’un objet en rotation de sorte que vos doigts pointent le long de la direction autour de laquelle l’objet en rotation tourne. On définit la direction du spin comme celle vers laquelle pointe votre pouce. Par exemple, sur la figure 3.4 A, un physicien dira que la ballerine possède un spin vers le haut, ou spin up, tandis que sur la figure 3.4 B le spin est vers le bas, ou spin down. (Dans cet exemple, up et down sont bien sûr définis par rapport à la surface de la Terre, mais à l’évidence la définition marche même pour un objet en rotation dans l’espace intergalactique.) L’utilisation de la main droite est une pure question de convention, analogue à celle qui fait que l’on conduit à gauche dans certains pays et à droite dans d’autres. L’important ici est de disposer d’une façon commode de spécifier dans quel sens l’objet tourne. On aurait aussi bien pu parler de sens des aiguilles d’une montre ou de sens inverse des aiguilles d’une montre, mais cela dépendrait alors du côté d’où l’on observe l’objet. Expliquons cela par cette image merveilleuse tirée du football américain, un quart arrière (quarterback) faisant une passe longue. L’arrière et le joueur recevant le ballon seront en désaccord sur le sens de rotation de celui-ci. Le lecteur doit comprendre qu’il n’y a absolument rien de profond dans ce qui précède. Cette longue discussion est cependant nécessaire si nous voulons décrire avec exactitude ce dont nous allons parler par la suite. Lee et Yang suggérèrent d’étudier la désintégration radioactive d’un noyau en rotation. Un noyau atomique peut être vu comme une collection de protons et de neutrons collés les uns aux autres. Dans un noyau radioactif, la disposition des protons et des neutrons n’est pas tout à fait stable et, dans un intervalle de temps donné, il existe une certaine probabilité que le noyau radioactif se désintègre. Dans le cas où l’interaction faible est responsable de la désintégration, alors la probabilité de désintégration par unité de temps est extrêmement faible. C’est précisément la raison pour laquelle l’interaction est qualifiée de faible.

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F IGURE 3.4. Suivant la convention décrite dans le texte, la ballerine de gauche (A) qui pirouette dans le sens opposé des aiguilles d’une montre a un spin dirigé vers le haut, tandis que la ballerine de droite (B) qui pirouette en sens inverse a un spin vers le bas.

Le noyau qui se désintègre éjecte un électron et une autre particule, un neutrino, qui n’est pas détecté dans l’expérience. L’électron file à vive allure. Cet électron, émis par la désintégration, ne doit pas être confondu avec les électrons qui tournent en orbite à grande distance du noyau. Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, le noyau en rotation détermine une direction. Nous pouvons maintenant poser la question : est-ce que l’électron file dans cette direction ou dans la direction opposée ? Afin de voir comment la réponse à cette question va révéler si oui ou non la Nature viole la parité, nous appliquons le critère expliqué ci-dessus et comparons notre monde avec ce qui se passerait dans le monde miroir. Supposons que l’électron émerge dans la direction opposée à celle du spin nucléaire. Maintenant, regardons dans le miroir : figure 3.5. Exactement comme les aiguilles d’une montre tournent en sens inverse dans le miroir, le noyau vu dans le miroir tourne dans la direction opposée. Dans le monde du miroir, l’électron émerge dans la direction du spin nucléaire. Un physicien observant la désintégration et son collègue qui observe dans le monde du miroir vont aboutir à des conclusions radicalement différentes sur la loi qui régit la façon dont l’électron émerge dans une désintégration radioactive. Si la Nature respectait la

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parité, alors les électrons devraient émerger avec la même probabilité dans la direction du spin nucléaire et dans la direction oppposée. L’expérience réelle implique un grand nombre d’électrons si bien que l’on observe les électrons émergeant de plusieurs noyaux pour voir s’ils préfèrent émerger dans une direction ou dans la direction opposée.

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F IGURE 3.5. L’expérience de Madame Wu avec des noyaux en rotation, ou noyaux polarisés. Un noyau de 60 Cobalt en rotation, représenté par une boule hachurée, émet un électron d’impulsion p. Dans notre

monde, l’électron émerge plus ou moins dans la direction opposée à celle du spin nucléaire j ; dans le monde miroir, il émerge plus ou moins dans la direction du spin nucléaire. Dans l’expérience réelle, la direction d’émission de l’électron relativement à la direction du spin nucléaire était enregistrée pour un grand nombre de désintégrations aux fins d’analyse statistique. Si l’électron émerge préférentiellement dans la direction opposée au spin nucléaire, ce que suggère la figure, alors nous pouvons conclure que la Nature viole l’invariance par parité, car un physicien dans le monde du miroir verrait l’électron émerger préférentiellement dans la direction du spin. Notre monde et celui du miroir seraient alors régis par des lois physiques différentes.

Il est évident que le noyau doit être en rotation si l’on veut déterminer une direction de référence ; cependant cela ne veut pas dire que la violation de la parité ne peut se voir que dans des processus faisant intervenir des particules en rotation. Il vaut également la peine de mentionner que l’expérience proposée n’implique en aucune façon des particules étranges, de sorte que son interprétation n’est pas brouillée par la dynamique de ces particules, qui n’était pas connue à l’époque. 3.5

La grande dame et la main gauche de Dieu

L’étape suivante pour Lee et Yang fut de persuader quelqu’un capable de réaliser l’expérience de l’effectuer concrètement. Les journaux de physique

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regorgent de propositions d’expériences, mais un expérimentateur doit être convaincu que la signification de l’expérience justifie l’énorme effort investi. C’était tout à fait indolore pour Ptolémée de spéculer que la source du Nil se trouvait au cœur de l’Afrique, mais ce fut une tout autre histoire pour Burton et Speke de consacrer leur vie et de mettre en danger leur santé pour étudier la question. Après avoir contacté de nombreux expérimentateurs, dont beaucoup étaient sceptiques, Lee et Yang réussirent à parler à Chien-Shiung Wu, une des autorités reconnues dans le domaine des interactions faibles, et à la convaincre que le jeu en valait la chandelle. Madame Wu1 , ainsi qu’elle est universellement connue dans la communauté des physiciens, est une personnalité remarquable3g . Née en Chine en 1912, un an seulement après la chute de l’infâme dynastie mandchoue, elle devint connue comme « la reine en exercice de la physique nucléaire expérimentale », et fut la première femme à présider la société américaine de physique (American Physical Society), balisant le chemin pour les expérimentatrices dans un monde dominé par les hommes. Ses expériences sont caractérisées par un soin méticuleux et une simplicité de style que certains collègues ont décrits comme féminins. Madame Wu fut tellement intriguée par ce que Lee et Yang avaient à dire qu’elle annula un départ en vacances et se mit immédiatement au travail. Ainsi il se trouva que la Nature a révélé en premier sa « latéralité » à une femme. Madame Wu, comme avant elle Alice, regarda dans le miroir. Ce faisant, elle se heurta à de nombreux obstacles3h . Bien que les choses paraissent simples aux théoriciens (voir la figure 3.5), les complications auxquelles un expérimentateur est confronté sont tout à fait formidables. Par exemple, personne n’a fourni à Madame Wu un noyau unique en rotation. L’expérience implique un nombre énorme de noyaux qui sont tous en rotation dans des directions différentes. L’expérience ne marcherait que si, d’une façon ou d’une autre, elle pouvait aligner les spins dans la même direction. À la température ambiante, les atomes vibrent dans une agitation perpétuelle, de sorte que les spins, même si on était capable de les aligner au départ, s’orienteraient immédiatement dans des directions aléatoires. En conséquence, elle dut conduire l’expérience à très basse température afin de minimiser l’agitation thermique des atomes. On dut faire appel à des dispositifs de réfrigération sophistiqués, pompes à vide et autres, et nous savons tous combien de telles machines sont sujettes aux dysfonctionnements. (La physique expérimentale et la physique théorique attirent des types de personnalité différents, avec des tempéraments et des aptitudes différents. Les sociologues devraient trouver là un domaine mûr pour des recherches fructueuses.) Madame Wu contacta donc et collabora avec une 1 Madame

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est en français dans le texte.

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équipe de physiciens des basses températures au National Bureau of Standards à Washington, où la réfrigération requise était disponible. En décembre 1956, Madame Wu et ses collaborateurs avaient trouvé des preuves convaincantes que la parité était en fait violée : dans les désintégrations régies par l’interaction faible, les électrons préféraient émerger dans une direction plutôt qu’une autre. De façon indépendante, Valentin Telegdi à l’université de Chicago était arrivé à la même conclusion en effectuant une autre expérience aussi proposée par Lee et Yang. Le mardi 4 janvier 1956, Lee décrivit les résultats définitifs de l’expérience de Wu à un groupe de collègues. La discussion était particulièrement animée pendant le déjeuner quand Leon Lederman, un expérimentateur à l’université de Columbia, se rendit compte soudain qu’avec un peu de chance, il pourrait être capable de détecter la violation de la parité dans la désintégration du méson π, une particule subnucléaire qui était connue depuis quelques années. Plus tard dans la soirée, il appela Richard Garwin, un expérimentateur reconnu, aujourd’hui à IBM. À deux heures du matin, les deux physiciens très excités avaient conçu et monté l’expérience, et ils se mirent à la prise des données. Mais juste au moment où ils avaient vu eux aussi la main gauche de Dieu, leur équipement tomba en panne. Ils sollicitèrent l’aide d’un autre expérimentateur et ensemble ils purent réparer leur équipement pour se mettre au travail vingt-quatre heures d’affilée. À six heures le mardi matin, Lederman téléphona à Lee pour lui dire que la Nature était sans aucun doute latéralisée. Les expériences modernes de physique des particules sont normalement le fruit d’efforts multinationaux de type mammouth, impliquant des centaines, voire des milliers de physiciens et s’étalant sur plusieurs années. L’expérience de Lederman et collaborateurs a sûrement établi le record de l’expérience de physique des particules la plus courte. Leon Lederman a été le directeur du gigantesque Laboratoire National Fermi (Fermi National Laboratory) à Batavia, Illinois. On imagine qu’il a bien fait tourner les choses là-bas. La nouvelle de la violation de la parité fut accueillie avec stupéfaction par la commmunauté des physiciens. Cétait comme si la plus grande dame de l’étiquette2 avait commis un innommable faux pas. Le public était fasciné : par exemple Ben Gourion, alors Premier Ministre d’Israël, demanda à Madame Wu comment la parité était reliée au yoga. Le New York Times publia un éditorial sur la violation de la parité. La nouvelle filtra lentement dans la société, en devenant totalement brouillée et mal comprise. Quand j’étais enfant, un homme d’affaires ami de mon père m’affirma que deux physiciens chinois avaient démoli la théorie de la relativité d’Einstein, ou ce qu’il en avait compris. 2 En

français dans le texte.

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Le grincheux et son fantôme

La découverte de la violation de la parité a profondément modifié nos préjugés sur la Nature. Mais elle a aussi eu un impact immédiat et considérable sur notre compréhension du monde physique. La violation de la parité s’est révélée comme le chaînon manquant dans la construction d’une théorie des interactions faibles. Si nous voulons comprendre le statut des interactions faibles en 1956, nous devons d’abord nous transporter dans les années 1930, quand le physicien britannique C. D. Ellis mesura soigneusement la vitesse des électrons éjectés dans la désintégration de noyaux radioactifs. Ces mesures impliquent le même processus physique que celui examiné par Madame Wu et collaborateurs mais, comme c’est souvent le cas en physique, des quantités différentes sont mesurées dans des expériences différentes. Ellis n’avait pas la tâche ardue d’aligner les spins des noyaux ; mais par ailleurs il devait mesurer avec précision l’énergie des électrons, ce que Madame Wu n’avait pas à faire. Ellis est devenu physicien suite à des circonstances inhabituelles3i . Officier pendant la première guerre mondiale, il fut très tôt fait prisonnier. Dans le camp de prisonniers, il se lia avec un compatriote britannique aussi malchanceux, James Chadwick. Le jeune Chadwick, que nous rencontrerons à nouveau dans un premier rôle lors d’un prochain chapitre, était allé à Berlin pour étudier la radioactivité sous la direction de Fritz Geiger, qui a donné son nom à un compteur de radioactivité, le compteur Geiger. Quand la guerre éclata, Chadwick fut arrêté comme espion par les Allemands. Par pur ennui, il se mit à enseigner la physique à Ellis. Ce dernier fut tellement fasciné qu’il en abandonna la carrière militaire après la guerre. Quand Ellis effectua l’expérience, les physiciens pensaient connaître l’énergie que devait avoir l’électron émis. Après tout, le fameux Albert Einstein nous avait expliqué comment la masse pouvait être convertie en énergie selon sa célèbre formule E = mc2 . Connaissant la masse du noyau radioactif et celle du noyau final, on peut en déduire, par une simple soustraction et la formule d’Einstein, l’énergie avec laquelle l’électron devrait être éjecté. Appelons-la E∗ . Surprise ! Ellis trouva que les électrons n’étaient pas toujours éjectés avec la même énergie, mais toujours avec une énergie plus petite que E∗ . Dans une désintégration donnée, l’électron pouvait être émis avec une vitesse faible, dans une autre avec une vitesse plus grande. Exceptionnellement, il pouvait avoir l’énergie E∗ . Où était passée l’énergie manquante ? Était-il possible qu’Einstein soit pris en défaut ? La solution de cette énigme fut donnée par Wolfgang Pauli, un physicien viennois jovial et rondelet, qui jouait le rôle autoproclamé du grincheux dans

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le théâtre de la physique du XXe siècle. Pauli était passé maître dans l’art de l’humiliation dévastatrice. On disait que Pauli, informé d’un nouveau résultat théorique, pouvait dire avec une tristesse affectée : « Ce n’est même pas faux. » Il marchait aussi de long en large en se lamentant de la difficulté de la physique et en proclamant que si c’était à refaire, il deviendrait comédien. Parmi les nombreuses histoires sur Pauli circulant dans les milieux de physiciens, une histoire favorite racontait que Pauli, après sa mort, demandait à Dieu de lui révéler Son dessein (un classique de l’imagination d’un physicien). Quand Dieu le lui révéla, Pauli s’exclama : « Même pas faux ! » En 1933, Pauli suggéra qu’une particule jusque-là inconnue, insensible aux interactions électromagnétique et forte, et échappant donc à la détection, pourrait emporter l’énergie manquante, comme un voleur habillé de noir disparaissant dans la nuit. La mystérieuse particule, à laquelle on donnerait plus tard le nom italien de « neutrino », fut la première particule prédite avant d’être réellement découverte. Aujourd’hui, à une époque où les théoriciens des particules postulent l’existence de particules inconnues expérimentalement en abandonnant toute retenue, la hardiesse de Pauli peut seulement être appréciée dans son contexte historique. Pauli déduisit que le neutrino avait des propriétés extraordinaires. En mécanique quantique, on parle de probabilités. Comme le neutrino est supposé interagir uniquement via les interactions faibles, sa probabilité d’interagir avec un électron ou un noyau rencontré en chemin est très faible. C’est précisément la raison pour laquelle l’interaction faible est qualifiée de faible. Sachant quelle était la faiblesse de l’interaction, Pauli en conclut que, tel un fantôme, un neutrino pouvait traverser la Terre sans interagir3j . Par ailleurs, nous qui sommes faits de chair et de sang, ne pouvons pas traverser les murs parce que la probabilité que les atomes de notre corps interagissent électromagnétiquement avec les atomes du mur est pratiquement égale à un. Aussi critique de lui-même que des autres, Pauli écrivit à un ami qu’il avait commis la pire erreur que pouvait commettre un physicien : prédire une particule qui ne pouvait pas être soumise à un test expérimental. Mais il était excessivement pessimiste. En 1955, les physiciens américains F. Reines et C. Cowan réussirent à « voir » un neutrino. Aujourd’hui, les accélérateurs de particules émettent en routine des faisceaux de neutrinos et l’interaction de milliers d’entre eux avec la matière a été observée. Pour produire un faisceau de neutrinos, les expérimentateurs fabriquent d’abord un faisceau de particules subnucléaires qui se désintègrent en vol en donnant des neutrinos. Le lecteur peut se demander comment cela est possible. La probabilité qu’un neutrino interagisse avec un noyau atomique, bien que petite, n’est pas nulle. Pour compenser la faible probabilité, on peut empiler un nombre énorme de noyaux en

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face d’un faisceau de neutrinos, et attendre. Il est arrivé un jour que la marine américaine mette à la retraite un de ses cuirassés et cède la ferraille correspondante à des physiciens. Même avec ce gros tas de ferraille, les expérimentateurs ont dû attendre des mois avant d’attraper un neutrino interagissant avec un atome. Pauli déduisit également que le neutrino est une particule de masse nulle3k parce que l’électron dans l’expérience d’Ellis est en fait émis avec l’énergie E∗ , une fois de temps en temps. Si le neutrino avait une masse non nulle alors, d’après Einstein, une partie de l’énergie disponible E∗ devrait être budgétisée pour produire la masse du neutrino, diminuant d’autant l’énergie disponible pour l’électron. Connaissant le spin de l’électron, du noyau radioactif et celui du noyau final (celui dans lequel le noyau radiocatif se désintègre), Pauli conclut également que le neutrino possède un spin propre. Le romancier américain John Updike fut tellement fasciné par le neutrino qu’il lui dédia un poème, à ma connaissance le seul poème jamais écrit pour une particule subatomique par un personnage littéraire majeur3l : Les neutrinos sont tout petits. Ils n’ont pas de charge et pas de masse et n’interagissent pas du tout. La Terre est pour eux juste une boule stupide à travers laquelle ils passent simplement, comme les femmes de ménage le long d’un hall poussiéreux ou comme les photons à travers un panneau de verre. Ils snobent les gaz les plus exquis, ignorent le mur le plus substantiel, l’acier glacial et le bronze qui résonne, insultent l’étalon dans son écurie, et méprisant les barrières de classe nous infiltrent vous et moi ! Telles des guillotines hautes et sans douleur ils tombent sur nos têtes dans l’herbe. La nuit ils entrent au Népal et transpercent l’amant et son amie De sous le lit – vous le trouvez merveilleux ; je le trouve grossier. – John Updike, « Cosmic call »

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Le coupable

La particule insaisissable de Pauli se révéla être juste ce dont avait besoin Enrico Fermi en 1934 pour construire une théorie des interactions faibles. Fermi fit la synthèse sous forme mathématique de ce qui était alors connu. Pendant les vingt années suivantes, les théoriciens s’efforcèrent d’améliorer sa théorie. Mais ils supposaient toujours l’invariance par parité, et ça ne collait jamais avec l’expérience. Une fois connue la violation de la parité, les théoriciens étaient libres d’écrire des équations auparavant interdites, et une théorie des interactions faibles essentiellement correcte fut formulée par Richard Feynman et Murray GellMann, et indépendamment par Robert Marshak et George Sudarshan3m . Les limiers de la physique théorique furent capables de montrer du doigt le neutrino insaisissable et de le désigner comme le coupable « responsable » de la violation de la parité. Je vais maintenant expliquer comment le neutrino fut déclaré coupable. Étant donné une particule se déplaçant le long d’une ligne droite, nous pouvons nous demander si la direction de son spin, un concept défini précédemment, est alignée le long de la direction du déplacement ou dans la direction opposée. Les physiciens disent que cette particule est de chiralité droite ou de chiralité gauche respectivement. Les théoriciens proposèrent initialement que l’orientation de cette chiralité soit appelée « vissitude » (screwiness), mais les éditeurs du journal de référence des physiciens américains, Physical Review, insistèrent pour utiliser des termes plus dignes comme « hélicité » et « chiralité »3 . Comme gardiens de la langue, seulement un peu moins augustes que les quarante « immortels » de l’Académie française, ils ont gagné et perdu leur part de batailles dans leur lutte permanente contre la communauté des physiciens. La chiralité, tout comme l’hélicité3n , peut être définie comme une propriété intrinsèque uniquement pour des particules de masse nulle. Pourquoi la chiralité ne peut-elle pas être définie univoquement pour une particule massive ? Supposons que nous observions une particule se déplaçant dans une certaine direction, vers l’Est par exemple. Pour un observateur se déplaçant plus vite que la particule, celle-ci se déplacerait vers l’Ouest. Étant donné que la chiralité décrit la façon dont la direction du spin est alignée le long de la direction de déplacement, cet observateur serait en désaccord avec nous sur la chiralité de la particule. Au contraire, une particule de masse nulle – et on 3 To

screw signifie visser, d’où l’idée sous-jacente d’un sens de rotation associé au sens de rotation du spin. Mais c’est probablement le sens argotique de ce verbe qui a dissuadé les éditeurs de Physical Review.

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supposait alors le neutrino de masse nulle –, se déplace toujours à la vitesse de la lumière, – la vitesse maximale selon la théorie d’Einstein de la relativité. Comme aucun observateur ne se déplace plus vite qu’une particule de masse nulle, la chiralité est une propriété intrinsèque. Par exemple le photon, la particule de lumière qui est de masse nulle, peut avoir une chiralité droite ou gauche, ce que les opticiens appellent une polarisation circulaire droite ou circulaire gauche. Si la Nature est invariante par parité, cela serait vrai de toute particule de masse nulle. Mais les expériences ont montré de façon concluante que le neutrino possède une propriété bizarre de plus : il est toujours de chiralité gauche. Le neutrino s’est fait prendre la main dans le sac4 ! Depuis plus de cinquante ans, les expérimentateurs ont cherché des neutrinos de chiralité droite, mais en vain. Il est intéressant d’observer que dès 1929 le mathématicien allemand Hermann Weyl, que nous rencontrerons à nouveau, s’était amusé avec l’équation que nous utilisons maintenant pour décrire le neutrino, mais son travail fut rejeté en physique parce qu’il violait la parité de façon évidente. L’équation de Weyl fut ressuscitée en 1956. J’ai déjà mentionné que, si les physiciens furent choqués par la violation de la parité, ils furent encore plus choqués de constater que la Nature violait la parité de façon sélective. Une fois la culpabilité du neutrino établie, cette sélectivité devenait jusqu’à un certain point compréhensible, car le neutrino participe uniquement à l’interaction faible (et à la gravité). Mais Pauli était toujours contrarié. Dans une lettre à Madame Wu il écrivit : « Maintenant que j’ai surmonté le premier choc, je commence à reprendre mes esprits. . . Ce qui me choque. . . [maintenant est que] Dieu semble toujours avoir la symétrie droitegauche quand Il s’exprime fortement ». Vingt ans devaient s’écouler avant que les physiciens acquièrent une compréhension profonde du problème qui contrariait Pauli. Il se trouve que les trois autres interactions doivent exhiber une structure particulière si l’on veut que la violation de la parité reste confinée aux interactions faibles.

3.8

Dans l’antimiroir

L’intrigue s’épaississait. Dans le courant de l’été 1956, Lee et Yang reçurent une lettre de Reinhardt Oehme, un physicien de l’université de Chicago, qui soulevait la question de la symétrie entre particules et antiparticules. Dès 1929, le brillant physicien britannique Paul Adrian Maurice Dirac avait stupéfait 4 Jeu de mots intraduisible, la version anglaise est the neutrino was caught red-handed, à rapprocher de right-handed pour chiralité droite. . . mais en fait le neutrino est gauche, il est left-handed !

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le monde de la physique en prédisant l’existence d’antiparticules. En 1956, l’existence des antiparticules était bien établie. L’antiélectron, ou positron, et l’antiproton avaient tous deux été découverts. Quand une particule rencontre son antiparticule, elles s’annihilent mutuellement en libérant une énorme quantité d’énergie qui se matérialise ensuite sous forme d’autres particules. Par exemple, un électron peut s’annihiler avec un positron en donnant deux photons. L’annihilation de particules avec leurs antiparticules est aujourd’hui couramment observée et étudiée dans des accélérateurs de par le monde. On peut produire par exemple un faisceau d’antiprotons que l’on fait entrer en collision avec un faisceau de protons. C’est ce qui était fait par exemple dans l’anneau de collision, apppelé Tevatron, du Laboratoire National Fermi près de Chicago, qui a fonctionné jusqu’en 2011. Le fait que les antiprotons existent et sont annihilés quand ils rencontrent des protons était banal en 1956 et avait cessé depuis longtemps de présenter un intérêt fondamental. Les physiciens étaient plutôt intéressés par les nouveaux types de particules qui pouvaient résulter de l’annihilation. Une particule et son antiparticule ont exactement la même masse, mais des charges opposées. Ainsi l’électron possède une charge négative et le positron, ou antiélectron, une charge positive. Étant donné que le neutrino insaisissable ne porte pas de charge électrique, le lecteur curieux peut se demander comment l’on peut distinguer un neutrino d’un antineutrino. Laissez-moi proposer une solution possible. Le méson π chargé positivement se désintègre (rarement) en un positron et un neutrino. Son antiparticule, le méson π chargé négativement, se désintègre en un électron et une particule insaisissable que nous appellerons, par définition, un antineutrino. Le travail de Dirac suggère que les lois de la physique ne favorisent pas la matière par rapport à l’antimatière. Afin d’être précis, je définirai une opération appelée conjugaison de charge, dans laquelle on remplace toutes les particules participant à un processus physique donné par leurs antiparticules respectives. Par exemple, dans la conjugaison de charge, la collision entre deux protons devient une collision entre deux antiprotons. Par définition, la conjugaison de charge ne modifie ni le mouvement des particules ni leur spin. Par exemple, la conjugaison de charge remplace une particule de chiralité gauche par une antiparticule de chiralité gauche. Étant donné un processus physique, nous obtenons le processus dit conjugué de charge en appliquant la conjugaison de charge à ce processus. Si le processus conjugué de charge se produit avec la même probabilité que le processus original, alors on dit que les lois qui le régissent sont invariantes par conjugaison de charge. C’est une façon fastidieuse mais précise d’exprimer la notion

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selon laquelle la Nature, dans Ses lois, ne donne aucune préférence à la matière par rapport à l’antimatière : voir la figure 3.6. Nous pouvons imaginer un monde fait d’antimatière, juste comme nous pouvons imaginer le monde tel qu’il se reflète dans un miroir. L’invariance par conjugaison de charge implique que si un physicien de notre monde a un jour l’occasion de comparer ses notes avec celles d’un physicien de l’antimonde, les deux physiciens devraient tomber d’accord sur les lois physiques. Par exemple, un atome de carbone fait d’antiprotons, d’antineutrons et d’antiélectrons (ou positrons) devrait posséder exactement les mêmes propriétés physiques qu’un atome de carbone. Cette propriété a été vérifiée avec une très grande précision pour des atomes d’hydrogène et d’antihydrogène dans plusieurs expériences effectuées au CERN à Genève, Suisse. Des objets de la vie quotidienne fabriqués avec des antiatomes auraient exactement les mêmes propriétés que ceux construits avec des atomes. Nous sommes incapables de fabriquer des morceaux d’antimatière simplement parce qu’aucun récipient ne pourrait les contenir, car le morceau d’antimatière s’annihilerait dès son contact avec les parois du récipient. En 1956, l’invariance par conjugaison de charge avait été vérifiée dans de nombreuses expériences. Mais, avec la chute de la parité, Oehme et d’autres se demandaient naturellement si cela ne pourrait pas être aussi le cas pour l’invariance par conjugaison de charge. On peut formuler la question une fois de plus en examinant simplement le neutrino. L’invariance par conjugaison de charge impliquait que l’antineutrino aurait dû être purement de chiralité gauche. Les expérimentateurs se mirent donc `la recherche de l’antineutrino. Ils le trouvèrent en fait de chiralité droite. Les interactions faibles violent aussi l’invariance par conjugaison de charge ! Il est remarquable que la question posée puisse recevoir une réponse purement théorique. Un théoricien, en quelques lignes de manipulations mathématiques, pourrait s’assurer que l’invariance par conjugaison de charge formulée en 1957 est en fait violée par la théorie des interactions faibles. Cela illustre un aspect terrifiant de la physique théorique. Une « bonne » théorie possède une vie propre, régie par une logique interne secrète. A priori, les invariances par conjugaison de charge et par parité sont deux propriétés qui ne sont pas logiquement reliées. Cependant, quand nous incorporons la violation de la parité dans une théorie qui a été construite en respectant divers faits et principes physiques, la théorie revient nous dire que la conjugaison de charge est aussi en défaut. En fait, les grandes théories de la physique contiennent en elles-mêmes beaucoup plus que ce que les théoriciens peuvent imaginer de prime abord.

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F IGURE 3.6. (A) Une représentation graphique d’un processus physique où deux particules (grands cercles) entrent en collision et sont transformées en deux autres particules (petits cercles). (B) Le processus conjugué de charge de celui représenté en (A) : étant donné une particule, le dessinateur a représenté l’antiparticule en inversant le motif noir et blanc de la particule correspondante. L’invariance par conjugaison de charge énonce que les processus des figures (A) et (B) se produisent avec la même probabilité. C’est l’énoncé précis selon lequel notre monde ne peut pas être distingué de l’antimonde.

De fait, dans un sens philosophique, c’est une erreur de dire que tel ou tel théoricien a inventé une théorie particulière. Plus exactement, il ou elle a simplement découvert une théorie qui, avec ses myriades d’interconnexions mathématiques, a existé de tout temps. Certaines de ces interconnexions peuvent être remarquées immédiatement, mais d’autres pourraient rester cachées pendant des décennies, – et qui sait ? –, pour toujours. 3.9

Une perversité diabolique

La violation simultanée des invariances par parité et par conjugaison de charge suggère que si nous étions capables de construire un miroir magique qui non seulement échangerait la droite et la gauche, mais transformerait aussi toutes les particules en antiparticules et vice-versa au même instant, alors il serait possible que le monde vu dans ce miroir soit régi par les mêmes lois physiques que le nôtre. En d’autres termes, si la Nature viole l’invariance par conjugaison de charge, opération notée C, et la parité, notée P, il se pourrait qu’elle soit invariante par l’opération combinée CP. Cette possibilité est représentée

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F IGURE 3.7. Pieter de Hooch, « Cour d’une maison à Delft », 1958 (Courtoisie de la National Gallery, Londres.) Le tableau me rappelle CP (opération conjugaison de charge fois l’opération parité). La femme à droite nous fait face tandis que celle de gauche montre son dos. La silhouette illuminée de la femme à droite émerge d’un fond noir, tandis que la masse sombre de la femme sur la gauche se dirige vers un fond lumineux.

de façon artistique par le peintre hollandais du XVIIe siècle Peter de Hooch. Le tableau d’une cour hollandaise de la figure 3.7 n’est pas invariant par une réflexion seule, mais approximativement invariant si l’on retourne aussi le personnage féminin, en échangeant l’ombre et la lumière, etc. Le peintre hollandais du XXe siècle M. C. Escher a fasciné les physiciens par ses peintures géométriques, invariantes par une réflexion suivie d’un échange de l’ombre et (figure 3.8). Confrontés à la chute de P et de C, les physiciens pouvaient au moins trouver une consolation relative dans la croyance que CP n’était pas violé. Mais même cette « couverture de sécurité » devait être arrachée quelques années plus tard. Oehme, en collaboration avec Lee et Yang, élabora des tests expérimentaux possibles de l’invariance CP. En 1964, une équipe d’expérimentateurs de l’université de Princeton, avec à leur tête Val Fitch et James Cronin,

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F IGURE 3.8. M. C. Escher, Étude de la partition régulière d’un plan par des oiseaux. (Courtoisie M. C.

Escher Heirs, c/o Cordon Act-Baarn, Hollande.)

annoncèrent que la Nature violait CP. À cette époque, j’avais commencé mes graduate studies à Princeton, et je me souviens qu’un soir un professeur rassembla un groupe d’entre nous et nous annonça la nouvelle. Chacun était excité et choqué que la Nature puisse être prise sur le fait en se comportant de façon inappropriée. Que la Nature puisse être aussi diaboliquement perverse a contribué à ma décision d’étudier la physique au lieu de l’histoire de l’art. L’expérience historique de Cronin, Fitch et. al. fait intervenir la désintégration d’une certaine espèce de méson K, une particule étrange, au sens des physiciens (voir la note 7a). Une analyse fondée sur les principes de la mécanique quantique prédit que, si l’invariance CP est respectée, alors le méson K doit se désintégrer en deux mésons π. De fait, le méson K se désintègre en deux mésons π, comme prédit par l’invariance CP – la plupart du temps. Ces expérimentateurs patients de Princeton remarquèrent qu’une fois sur plusieurs milliers de désintégrations, un méson K se désintégrait en trois mésons π. En tant que physicien théoricien, je ne suis pas particulièrement intéressé par la façon dont le méson K se désintègre, en lui-même le mécanisme de désintégration n’est pas plus intéressant, disons, que le comportement de composés chimiques aux noms imprononçables. C’est la déviation de la Nature par rapport à ce que nous attendons qui m’intéresse. La violation de la parité, aussi choquante soit-elle, est maximale et absolue, dans le sens où chaque neutrino que l’on « voit » est de chiralité gauche, jamais

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de chiralité droite. La Nature viole la parité avec une finalité claire et nette, que certains physiciens trouvent, au bout du compte, réconfortante. Avec un contraste dérangeant, la Nature semble dire, paresseusement, que juste de temps en temps elle va nous gratifier d’un soupçon de violation de CP, juste pour déconcerter ces physiciens indiscrets. Depuis 1956, la violation de la parité a été observée dans tous les processus dépendant des interactions faibles. En dépit de trente-cinq ans d’efforts, les expérimentateurs n’avaient pas pu observer la violation de CP ailleurs que dans les désintégrations du méson K. Il a fallu attendre trente-cinq ans, jusqu’en 2001, pour que soit observée la violation de CP dans la désintégration des mésons B par deux équipes indépendantes, l’une à Stanford, Californie (expérience BABAR), et l’autre à KEK au Japon (expérience BELLE). Aujourd’hui, les physiciens ont échoué à se mettre d’accord sur une théorie de la violation de CP. Au contraire, une théorie incorporant la violation de la parité fut formulée et acceptée dès 1957, ainsi que je l’ai mentionné. De nombreux théoriciens, et j’en fais partie, pensent que la violation de CP est due à une autre interaction, plus faible que l’interaction faible. D’autres sont en désaccord. Tandis que les physiciens sont toujours à la recherche d’une compréhension profonde de la violation de CP, une conséquence intrigante a émergé de considérations cosmologiques. Il y a plusieurs années, des théoriciens réussirent à produire un scénario dans lequel l’Univers aurait d’abord été vide et aurait ensuite évolué pour contenir de la matière, et par extension nous les humains. Cette histoire est extrêmement intéressante par elle-même, c’est une histoire sur laquelle nous reviendrons. 3.10

Ce qui Lui plaît

Le lecteur voudrait probablement savoir pourquoi la Nature viole la parité. Eh bien, qui sait ? La Nature, comme le gorille de la blague classique, fait ce qu’Elle veut. Je fais partie d’un groupe de physiciens qui pense encore, profondément, que la Nature devrait respecter la parité. L’éditorial du New York Times sur la parité était intitulé « Apparence et réalité. » Est-ce que l’éditorialiste voulait simplement dire par ce titre que, dans l’opinion respectée de ce journal, la Nature faisait seulement semblant de violer la parité ? Il est possible que l’éditorialiste avait conclu un pacte faustien et en savait plus que ce que lui ou elle voulait bien admettre !

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F IGURE 3.9. Le phénomène qui avait profondément perturbé le jeune Mach : sur la figure A, un fil électrique est disposé au-dessus d’une boussole dans la direction de l’aiguille de la boussole. Les deux extrémités du fil sont reliées à une batterie (non visible.) L’interrupteur ouvert indique que le fil ne transporte aucun courant. Sur la figure B, l’interrupteur est fermé et un courant passe dans le fil en s’éloignant du miroir. Mach fut scandalisé d’apprendre que le champ magnétique produit par le courant électrique entraîne la rotation de l’aiguille de la boussole. Croyant fermement que la Nature ne pouvait pas privilégier la droite sur la gauche ou vice-versa, il argumenta que l’aiguille devrait refuser de bouger, étant donné que si elle bougeait, cela manifesterait une préférence de la Nature pour un côté plutôt que l’autre. L’énigme est soulignée en examinant ce qui se passerait dans le monde miroir (voir D et E). Il est de tradition de marquer les extrémités des aiguilles des boussoles de deux couleurs différentes, de sorte que le pôle Nord puisse être distingué du pôle Sud. Pour fixer les idées, le dessinateur a peint l’extrémité Sud en blanc. Si dans notre monde le courant s’écoule à partir du miroir, alors dans le monde miroir le courant doit s’écouler vers le miroir. Tenez-vous debout en faisant face au miroir : vous voyez l’extrémité Sud de l’aiguille de la boussole tourner vers votre gauche (B). Cependant, votre reflet dans le miroir verrait, avec le courant s’écoulant vers lui, l’extrémité Sud l’aiguille tournant vers sa droite. Cette violation choquante de la parité est cependant une illusion. Si nous nous livrons à un examen microscopique de l’aiguille de la boussole sur la figure B, ainsi que le dessinateur l’a indiqué avec la loupe, nous « verrions » que le magnétisme de l’aiguille de la boussole est dû au fait que les spins d’un grand nombre d’électrons sont alignés dans la même direction et que, vus de dessus, ces spins tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, ce que le dessinateur a indiqué par trois flèches incurvées. Ce que sont le pôle Sud et le pôle Nord est déterminé par le sens de rotation des spins. Le paradoxe est maintenant résolu en examinant l’aiguille de la boussole dans le monde miroir (E). En raison de la réflexion dans le miroir, vus de dessus, les spins de l’aiguille de la boussole tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ainsi que le dessinateur l’a indiqué sur la figure F. Ainsi, dans le miroir, l’extrémité peinte en blanc serait en fait le pôle Sud ! Nous avons été induits en erreur par le marquage blanc et rouge et pris le pôle Sud pour le pôle Nord ! En d’autres termes, dans la dernière phrase du paragraphe précédent, le mot « Sud » devrait être remplacé par « Nord ». Le physicien dans le monde miroir voit le pôle Nord de l’aiguille de la boussole tourner à droite. Est-ce que des observations plus profondes vont révéler que la violation de la parité observée aujourd’hui dans les interactions faibles n’est qu’une illusion ?

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Le philosophe et physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916) donna un jour une belle illustration de l’apparence et de la réalité. Mach, un positiviste extrême, qui eut l’honneur d’être attaqué par Lénine, se débattait avec les problèmes philosophiques posés par la physique, et ses méditations influencèrent profondément Einstein et d’autres. Mach raconta que, lorsqu’il était enfant, il avait été profondément perturbé d’apprendre que si l’on faisait passer un courant électrique dans un fil disposé le long d’une boussole, alors l’aiguille de la boussole tournait (figure 3.9). Comme l’arrangement expérimental est parfaitement symétrique, l’aiguille ne devrait pas préférer un côté à l’autre, mais devrait simplement refuser de bouger. Le jeune Mach était perturbé parce que la parité semblait violée. Cependant, si nous nous livrons à un examen microscopique de l’aimant, nous constatons que c’est un simple morceau de métal dans lequel les spins des électrons sont tous alignés dans la même direction. La direction des spins pointe vers le pôle Nord de l’aiguille de la boussole. Supposons maintenant que nous placions un miroir perpendiculaire au fil et que nous nous transportions dans le monde miroir. Nous verrions alors que la direction des spins à l’intérieur de l’aimant est inversée, de sorte que les pôles Nord et Sud sont échangés. Une étude soigneuse de la figure 3.9 montre qu’en fait l’électromagnétisme respecte la parité. Weyl, et plus tard Yang, se sont emparés du traumatisme intellectuel de Mach, comme d’une analogie suggérant qu’avec une compréhesion plus profonde nous pourrions nous rendre compte que la Nature respecte la parité. Je pense qu’ils ont raison. De fait, plusieurs théoriciens ont déjà proposé des schémas plausibles qui, à un niveau plus profond, montrent qu’Elle est impartiale entre la droite et la gauche. Nous examinerons ultérieurement quelquesunes de ces propositions. Quand nous regardons un tapis oriental, toute symétrie droite/gauche saute immédiatement aux yeux. Nous allons maintenant aller de l’avant en recherchant des symétries plus subtiles dans la tapisserie que la Nature a tissée pour nous. Comme dans la contemplation d’une œuvre d’art, le plaisir sera d’autant plus grand que la symétrie sera subtile.

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4 Le mariage de l’espace et du temps 4.1

Fondements intellectuels et conséquences étonnantes

Pendant près de trois cents ans, les physiciens ont eu comme seuls exemples de symétries l’invariance par rotation et l’invariance par réflexion. Comme ces symétries étaient immédiatement visibles, les physiciens ne se sont pas vraiment excités pour promouvoir les symétries en tant que concept fondamental. De fait, la notion de symétrie était rarement explicitée avant le XXe siècle. En 1905, Einstein proposa sa théorie de la relativité restreinte et révolutionna notre compréhension de l’espace et du temps. Je suis enclin à considérer la théorie d’Einstein comme le tout premier exemple où la physique a démasqué une symétrie que la Nature avait pris grand soin de dissimuler. Ainsi que nous le verrons dans ce chapitre, il a fallu un temps et une expertise considérables pour reconnaître la symétrie relativiste dans le dessein de la Nature. L’amateur intéressé par la physique a été captivé depuis longtemps par les conclusions presque dignes d’un roman de science fiction auxquelles Einstein est parvenu. Dans ce livre, cependant, je vais tracer une ligne de démarcation claire entre d’une part les conséquences physiques et d’autre part les fondements intellectuels d’une théorie physique. Le fondement intellectuel de la théorie d’Einstein repose sur la reconnaissance profonde de la puissance de la symétrie, et c’est sur ce fondement que les conséquences physiques pratiques de la théorie ont été établies. Oui, de fait les conséquences physiques des cogitations d’Einstein sont stupéfiantes au-delà de toute limite : la masse est équivalente à l’énergie et le temps est marié à l’espace. Qui ne serait stupéfait ? Il est naturel que la plupart des exposés de vulgarisation des travaux d’Einstein soulignent ces propriétés

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étranges. Cependant, il en résulte que de tels exposés échouent à mettre en lumière ce que je considère vraiment comme le superbe héritage intellectuel d’Einstein, à savoir sa vision des symétries. C’est lui qui a épousé les symétries et leur a donné un rôle de premier plan en physique moderne. 4.2

En descendant lentement le courant

Einstein n’est pas à l’origine du concept de relativité. En fait, ce concept est profondément enraciné dans notre perception quotidienne du mouvement et, en tant que tel, était déjà intégré dans la mécanique newtonienne.

F IGURE 4.1. Interprétation par un artiste contemporain d’une explication au XIIe siècle de la relativité du mouvement.

L’évêque Berkeley (1685-1753), celui-là même qui se demandait si la chute d’un arbre dans une forêt faisait du bruit si personne n’était présent pour l’entendre, était préoccupé par la question : comment peut-on dire qu’un objet est en mouvement à moins qu’il n’y ait déjà un autre objet présent ? N’importe quelle personne ayant voyagé en train a probablement fait l’expérience de ce

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que l’évêque voulait dire. Assis dans un train à l’arrêt dans une gare obscure, il m’est arrivé d’être si absorbé dans un magazine que je n’avais pas remarqué que le train s’était mis en mouvement. Tout d’un coup, en regardant par la fenêtre, je vois le train du quai voisin qui s’éloigne lentement de la gare. Mais est-ce que c’est ce train qui bouge, ou le mien ? En l’absence de tout bruit de moteur ou de secousses, je suis étrangement désorienté. Je cherche désespérément à me raccrocher à un élément architectural quelconque, peut-être une colonne, ou un chef de gare debout sur le quai. On peut expérimenter des sensations similaires dans d’autres situations banales, comme dans un avion à son altitude de croisière ou dans un bateau qui dérive lentement avec le courant. Dans un poème lyrique de quatre lignes décrivant une excursion en bateau un jour de vent, le poète de la dynastie Sung Yu-yee Chen4a (1090-1138) a écrit : Le bateau semble rouge au milieu des fleurs qui dansent, une centaine de lieues d’ormes dans un vent de mi-journée, en m’inclinant je regarde les nuages immobiles ne sachant pas que tous les deux nous voyageons vers l’Est. Dans ce cas, la conception qu’a le poète du mouvement coïncide avec celle du physicien. Pour le poète, on peut décrire les nuages comme s’ils étaient immobiles. Le point soulevé par l’évêque Berkeley est le suivant : lorsque nous affirmons qu’un objet est en mouvement, nous voulons en fait dire que la distance entre cet objet et un autre change avec le temps. Le passager du train sait qu’il est en mouvement quand il voit le chef de gare s’éloigner. Dans une économie en inflation, nous aimerions savoir si notre revenu augmente par rapport à celui de nos voisins. Si le revenu de chacun augmente au même rythme, alors personne ne prend de l’avance économiquement. Si nous nous trouvons dans la situation favorable où notre revenu augmente par rapport à celui de nos voisins, nos voisins auraient raison de considérer que leurs revenus diminuent relativement au nôtre. Ainsi, se demandait l’évêque, si nous disons qu’un objet bouge parce que sa distance à un autre objet change, pourquoi ne pouvons-nous pas dire que l’autre objet bouge dans la direction opposée ? Après tout, la distance entre deux objets est définie sans privilégier un objet relativement à l’autre. Le passager du train pourrait dire, sans risquer d’être contredit d’un point de vue philosophique, que le chef de gare, le quai et la Terre entière qui lui est attachée, sont en mouvement dans la direction opposée. D’un point de vue pratique, il est bien sûr plus commode de dire que c’est le train qui bouge. Mais nous devons garder à l’esprit que cette description « de bon sens » est commode simplement parce que la Terre est beaucoup plus

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grande que le train. Aujourd’hui, nous pouvons regarder dans notre salon un astronaute attrapant un satellite. Dans cette situation, l’astronaute et le satellite n’ont pas des masses si différentes. Quand l’astronaute donne une impulsion au satellite, nous le voyons dériver à partir du satellite, mais nous pourrions aussi bien dire que c’est le satellite qui dérive à partir de l’astronaute. Dans notre perception quotidienne du mouvement, nous avons des indications venant du bruit du moteur ou des secousses associées au mouvement. Mais imaginez que, dans un futur lointain, vous voyagiez dans un vaisseau spatial perdu dans l’espace profond, loin de toute galaxie. La technique a atteint un tel niveau de perfection qu’il n’y a strictement aucun bruit. Nous regardons par le hublot et nous n’aperçevons que les ténèbres de l’espace. Comment pouvons-nous dire si nous sommes en mouvement avec une vitesse de croisière stable ou bien si nous sommes au repos ? Suivant l’évêque Berkeley, nous ne le pouvons pas : le mouvement absolu ne peut pas être défini. Maintenant, supposons qu’en regardant par le hublot nous voyions s’approcher un autre vaisseau spatial. Est-ce que nous sommes en mouvement vers ce vaisseau, ou bien est-ce lui qui se déplace vers nous ? Il n’est pas possible de choisir, et donc la question n’a pas de sens. Nous pouvons seulement affirmer que notre vaisseau se déplace par rapport à l’autre. En un certain sens, nous voyageons à l’instant présent dans un vaisseau spatial. On sait que notre galaxie, la Voie Lactée, se déplace en direction d’un amas de galaxies appelé Virgo à une vitesse de quelques centaines de kilomètres par seconde – plus rapidement, littéralement, qu’une balle de fusil – et cependant nous nous en apercevons à peine. Mais est-ce nous qui nous déplaçons ou bien est-ce Virgo qui se déplace vers notre Voie Lactée ? Que le mouvement s’effectue à vitesse constante est essentiel. Aussitôt que le pilote du vaisseau « met les gaz », nous nous rendons compte que nous accélérons. Nous en faisons l’expérience chaque jour. Quand une voiture accélère brutalement, les passagers sont collés au dossier des sièges. Tout ceci était bien connu de Galilée. Au lieu de vaisseaux spatiaux, il parlait de nos bons vieux bateaux à rames.

4.3

La relativité du mouvement en tant que symétrie

L’impossibilité de définir le mouvement absolu peut être vue comme la manifestation d’une symétrie connue sous le nom d’invariance relativiste. De même que l’invariance par parité nous dit que nous ne pouvons pas distinguer notre monde de celui vu dans un miroir, l’invariance relativiste nous dit qu’il est impossible de décider si nous sommes immobiles ou si nous sommes

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en mouvement à vitesse constante. Afin d’éviter ultérieurement toute confusion possible, donnons une définition précise de ce concept.

F IGURE 4.2. Dans un train se déplaçant à une vitesse constante de dix mètres par seconde, un chauffeur lance vers l’avant un boulet de charbon avec une vitesse de cinq mètres par seconde. Immobile sur le quai, nous voyons le boulet de charbon filer vers l’avant à quinze mètres par seconde.

Considérons deux observateurs en mouvement relatif, de façon parfaitement régulière, avec une vitesse qui ne varie pas avec le temps. Nous appellerons un tel déplacement un mouvement rectiligne uniforme. Notons que non seulement la valeur absolue de la vitesse en mètres par seconde ne doit pas changer, mais sa direction doit également toujours rester la même, ce qui n’est pas le cas pour une voiture de course qui tourne à vitesse constante sur un circuit. Comme exemple de mouvement rectiligne uniforme, nous pouvons imaginer un train se déplaçant sans à-coups sur des rails rectilignes à dix mètres par seconde relativement au quai. Supposons qu’un passager assis à l’arrière du wagon lance une balle à cinq mètres par seconde vers l’avant du wagon. Quelle sera la vitesse de la balle mesurée par le chef de gare sur le quai ? Intuitivement, la plupart d’entre nous trouveront évident que pour le chef de gare la balle doit se déplacer à 10 + 5 = 15 mètres par seconde. De façon générale, pour toute quantité physique mesurée par deux observateurs en mouvement relatif à vitesse constante, que ce soit la vitesse d’une balle ou la température d’une tasse de café, il existe une formule reliant les deux mesures. Dans notre exemple, si la vitesse de la balle telle qu’elle est mesurée par le passager est notée v et celle mesurée par le chef de gare est notée v , tandis que la vitesse du train relative au quai est notée u, alors la conclusion est v = v + u. Si l’on utilise les nombres donnés ci-dessus, alors u vaut dix mètres par seconde, v cinq et v quinze. L’ensemble de toutes les formules reliant vitesse, impulsion, énergie, température et ainsi de suite, est appelé transformation de Galilée. Supposons maintenant que les deux observateurs soient des physiciens qui souhaitent établir les lois de la physique. Par exemple, le passager et le chef

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de gare pourraient décider tous deux d’établir les lois qui régissent le mouvement de la balle. L’invariance relativiste énonce que les deux observateurs en mouvement rectiligne relatif à vitesse constante doivent arriver aux mêmes lois physiques, en dépit du fait qu’ils diffèrent dans leurs mesures des quantités physiques. Ainsi, dans notre exemple, alors que le passager et le chef de gare diffèrent dans leur perception de la vitesse de la balle, ils doivent tous les deux arriver aux lois de Newton. Cette définition de l’invariance relativiste donne une formulation précise du fait qu’il est impossible de décider lequel des deux observateurs en mouvement relatif est en fait en mouvement. Si les lois physiques auxquelles arrivent les deux observateurs en mouvement relatif à vitesse constante n’étaient pas les mêmes, alors la Nature établirait une distinction entre les deux observateurs. Dans les chapitres précédents, j’ai introduit des observateurs dont les têtes étaient inclinées les unes par rapport aux autres et, dans un chapitre ultérieur, un observateur « en dehors » et un autre « à l’intérieur » d’un miroir. Dans ce chapitre, j’ai introduit des observateurs en mouvement relatif. La notion de base de symétrie est identique dans tous les cas. L’enjeu de la symétrie est de savoir si différents observateurs perçoivent la même structure de la réalité physique. 4.4

Sur l’électrodynamique des corps en mouvement

En soulignant exagérément les aspects bizarres de la théorie d’Einstein, certains exposés finissent par rendre la relativité plus mystérieuse qu’elle ne l’est en réalité. En fait, la relativité représente une progression logique, presque inévitable, d’idées qui découlent de la compréhension au XIXe siècle de l’électricité et du magnétisme. Il est impossible de comprendre correctement la théorie d’Einstein si l’on ne se réfère pas, au moins en partie, à ses racines dans l’électromagnétisme4b . Après tout Einstein, avec une modestie qui serait inhabituelle aujourd’hui, a intitulé son papier fondamental simplement « Sur l’électrodynamique des corps en mouvement. » Je propose donc au lecteur un retour en arrière sur le développement de la théorie électromagnétique. 4.5

Grenouilles et magnétite

Les phénomènes électriques et magnétiques sont connus depuis longtemps. La magie de l’ambre4c et celle de la magnétite ont fasciné les Anciens. Lorsque l’on a frotté un morceau d’ambre sur une fourrure, il peut attirer des petits morceaux de papier ou des cheveux. Les enfants savent qu’un peigne

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en plastique fait aussi l’affaire. En ce qui concerne la mystérieuse magnétite4d , nous savons qu’il s’agit de minerai de fer naturellement aimanté. Les anciens Chinois ont découvert suffisamment de ses propriétés pour être capables de construire une boussole. William Gilbert (1544-1603), le médecin royal d’Elisabeth I, fut le premier à reconnaître la distinction entre forces électriques et forces magnétiques4e . Son travail a permis de mettre fin à une grande confusion. Après Gilbert, les phénomènes électriques et magnétiques furent étudiés séparément. Les progrès furent lents et sporadiques. Par exemple, Charles François de Cisternay du Fay, un courtisan truculent de Louis XIV et un scientifique de pointe de l’époque, amusait la cour en électrisant les gens et en produisant des étincelles au bout de leurs doigts. Les scientifiques s’amusaient bien en ce temps là ! En 1785, Charles Augustin Coulomb (1736-1806) montra que la force électrique entre deux objets électrisés varie comme l’inverse du carré de la distance qui les sépare. Cette description quantitative de la force électrique est connue sous le nom de loi de Coulomb. Les progrès suivants durent attendre la découverte « accidentelle » faite par l’anatomiste Luigi Galvani (1737-1798) alors qu’il disséquait une grenouille en l’année mémorable 1789. Il trouva que lorsque deux métaux différents étaient mis en contact avec les pattes de la grenouille, la grenouille était prise de convulsions. Nous savons aujourd’hui qu’une impulsion électrique se propageait le long des pattes de la grenouille : les animaux peuvent produire du courant électrique. De fait, nos muscles et nos nerfs sont contrôlés par des impulsions électriques. Le biologiste comte Alessandro Volta (1745-1827) franchit un cap crucial en séparant la physique de la biologie. Volta démontra que l’électricité produite ne dépendait pas de la grenouille, qui pouvait être ignominieusement remplacée par une solution chimique. Un arrangement de plaques métalliques immergées dans un bain chimique adéquat produisait de l’électricité. La pile électrique était née ! Grâce aux piles qui fournissaient un flux contrôlable d’électricité, les physiciens purent effectuer systématiquement des expériences de magnétisme et d’électricité. En 1819, Hans Christian Oersted (1777-1851) découvrit, soi-disant accidentellement, qu’un courant électrique passant dans un fil mettait en mouvement une boussole dans son voisinage : voir la figure 3.9. Nous avons vu que la violation apparente de la parité dans le phénomène d’Oersted avait profondément choqué le jeune Mach. Un courant électrique pouvait générer un champ magnétique ! Les phénomènes électriques et magnétiques étaient liés et la physique devait bientôt introduire un nouveau terme : électromagnétisme.

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La découverte stupéfiante d’Oersted ouvrit une nouvelle ère très excitante dans laquelle la science et la technologie allaient évoluer de concert à une vitesse vertigineuse. Il est époustouflant que l’on ait pu envoyer un télégramme de part et d’autre de l’Océan Atlantique moins de cent ans après que la grenouille de Galvani eut perdu la vie. Dans une période de cinquante ans, en gros entre 1825 et 1875, furent développées des inventions telles que le télégraphe, le moteur électrique et le générateur électrique, qui sont à la base du monde moderne. Revenons à la physique. On s’aperçut que deux phénomènes mystérieux étaient liés, et de nombreuses nouvelles questions furent soulevées. Dans l’expérience d’Oersted, un courant électrique faisait bouger un aimant. En maintenant l’aimant fixe, était-il possible de faire bouger le fil où circulait le courant ? La réponse était positive4f . En exploitant ce phénomène, on pouvait construire un moteur électrique. Si l’électricité peut générer une force magnétique, comme l’avait montré Oersted, est-ce que le magnétisme pourrait produire de l’électricité ? En déplaçant un aimant autour d’un fil, est-ce que cela engendrerait un courant électrique ? La réponse, une fois de plus, est positive : déplacer un aimant génère de l’électricité. Et l’histoire de l’électricité et du magnétisme continua à suivre son cours. Nous pouvons aisément nous représenter les physiciens de l’époque victorienne dans leurs laboratoires, avec des fils, des aimants et des cellules voltaïques (des piles primitives), essayant fiévreusement toutes les configurations possibles tandis que la Nature révélait Ses secrets les uns après les autres.

4.6

Que le champ de forces soit avec vous

Parmi les éminents expérimentateurs de l’époque, Michael Faraday (1791-1867) est souvent considéré comme le plus grand. Tout en déployant son génie dans son laboratoire, Faraday introduisit aussi en physique théorique le concept important et fructueux de « champ de forces », ou plus brièvement « champ. » À la différence de la plupart des physiciens de son époque, Faraday n’était pas issu d’un milieu aisé. Né dans une pauvreté presque digne d’un roman de Dickens, Faraday débuta comme garçon de courses pour un libraire, et fut ensuite promu apprenti. En reliant un ensemble de L’Encyclopedia Britannica, il tomba sous le charme d’un article sur l’électricité aperçu par hasard. Dans la Londres victorienne, des conférences éducatives étaient souvent données en public, typiquement pour un prix de un shilling la conférence, une somme que le jeune homme avait le plus grand mal à se procurer. Par chance, le célèbre Sir Humphrey Davy commença à donner des conférences publiques

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F IGURE 4.3. Michael Faraday dessiné d’après un portrait original. Le champ de forces est représenté par des flèches indiquant la direction vers laquelle partirait une particule chargée positivement si elle était placée immobile à l’endroit de la flèche.

gratuites à la Royal Institution nouvellement fondée. Ces conférences étaient très populaires. Le public éduqué manifestait un grand intérêt pour la science, et l’électricité, elle, électrisait le public. Cette excellente tradition de conférences gratuites a persisté dans de nombreux pays, et la plupart des centres de physique que je connais peuvent se vanter d’avoir repéré deux ou trois personnages bizarres qui assistent régulièrement à des séminaires et à des colloques. Faraday, qui suivait religieusement les conférences, contacta finalement Davy. Le hasard faisant bien les choses, Davy avait alors justement besoin d’un assistant de laboratoire. De plus, il devait partir quelques mois plus tard pour une tournée des centres scientifiques européens, et il proposa à Faraday de l’accompagner. Ainsi Faraday finit par bénéficier d’un enseignement à faire des jaloux. Le scénario à la Dickens était cependant complet ; Lady Davy était une horrible snob qui insistait pour que Faraday prenne ses repas avec les domestiques et, de façon générale, elle lui rendait la vie désagréable. Il en était souvent

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réduit à effectuer des tâches de domestique. Mais ce fut un voyage excitant, et pas seulement scientifiquement : les guerres napoléoniennes battaient leur plein et, en tant que « scientifiques ennemis », ils devaient voyager avec des sauf-conduits pour franchir les lignes de front. Le jeune assistant de Davy ne tarda pas à se faire une réputation, accumulant découverte sur découverte et éclipsant son mentor. La jalousie est un puissant moteur de l’humanité, et les relations entre les deux hommes devinrent bientôt tendues. Entre autres choses, Davy essaya de bloquer l’admission de Faraday à la Royal Society, mais en vain. Au sommet de sa carrière, Faraday était couvert d’honneurs. Le modeste apprenti devait refuser son anoblissement ainsi que la présidence simultanée de la Royal Institution et de la Royal Society. Même Davy dut admettre que, de toutes ses découvertes, Faraday était la plus importante. Mais qu’est-ce que ce champ de forces découvert par Faraday et connu aujourd’hui de tout enfant qui a vu des films de guerres interstellaires ? Dans notre expérience quotidienne, nous avons tendance à penser qu’une force ne s’exerce que lorsqu’un contact est établi entre deux objets matériels, par exemple quand nous ouvrons une porte. La loi de la gravitation de Newton avait déjà introduit la notion qu’une force pouvait agir à distance. Mais cette idée « d’action à distance » perturbait profondément de nombreux penseurs. À tout moment, la Terre doit « connaître » instantanément la position du Soleil et « ressentir » la force adéquate. Les phénomènes électromagnétiques exhibaient cette action apparente à distance de façon encore plus dramatique. Que des aimants semblent agir l’un sur l’autre alors qu’ils sont séparés par de l’espace vide est envoûtant aussi bien pour les enfants que pour les physiciens. Comme beaucoup de ses prédécesseurs et de ses contemporains, Faraday se débattait avec ce problème philosophique et finit par se convaincre de l’image suivante : il proposa qu’une charge électrique créait autour d’elle un champ de forces. Quand une autre charge est introduite dans ce champ, le champ agit sur cette charge, en exerçant une force en accord avec la loi de Coulomb. Le point important est qu’on doit envisager ce champ électrique comme une entité autonome : le champ électrique créé par la charge électrique existe indépendamment du fait que l’on introduit ou non une autre charge qui puisse ressentir l’effet du champ. De même, on peut envisager le champ magnétique produit par un aimant ou un courant électrique comme une entité autonome. Ainsi, Faraday introduisit un intermédiaire : deux charges n’interagissent pas « directement » l’une sur l’autre, mais elles produisent un champ électrique qui, à son tour, agit sur l’autre charge. Un physicien pragmatique aurait pu rejeter tout ceci comme des paroles verbales qui ne faisaient pas avancer d’un poil nos connaissances. La notion de champ introduite par Faraday n’expliquait en rien la loi de

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Coulomb ; simplement, elle apparaissait plutôt comme une façon de la reformuler. Faraday supposait que l’intensité du champ électrique produit par la charge décroissait avec la distance à cette charge de façon à reproduire la loi de Coulomb. Mais cette vision des choses passait à côté de l’essentiel. Il s’avère que le contenu véritable du schéma de Faraday est que le champ électromagnétique doit non seulement être pensé comme une entité autonome, c’est une entité physique autonome. Les physiciens allaient devoir comprendre, par exemple, qu’il est parfaitement sensé de parler de la densité d’énergie d’un champ électromagnétique. Ainsi que nous le verrons, la notion de champ allait porter ses fruits dans les mains de l’Écossais James Clerk Maxwell (1831-1879). 4.7

Télécommunications, philosophes français et pigeons

En raison de son extraction modeste, Faraday admettait qu’il avait un angle mort, les mathématiques, et il était incapable de traduire ses intuitions physiques en une description mathématique précise. Juste à l’opposé, Maxwell, descendant d’une famille distinguée, avait reçu la meilleure éducation possible à l’époque, et il fut par conséquent capable d’accomplir la grande synthèse mathématique de l’électromagnétisme. Mais, avant de commencer ses investigations, Maxwell prit une résolution : « ne lire aucune mathématique sur le sujet [de l’électricité] avant d’avoir étudié à fond le traité de Faraday Recherches expérimentales sur l’électricité. » Certains jeunes physiciens théoriciens contemporains sont tellement amoureux des mathématiques qu’ils devraient prêter attention au commentaire de Maxwell. De fait, Maxwell estimait que les lacunes de Faraday étaient un avantage. Il écrivit : Ainsi Faraday, avec son intelligence pénétrante, son dévouement à la science et ses occasions de réaliser des expériences, fut empêché de suivre le cours de la pensée qui avait conduit aux succès des philosophes français, et fut obligé de s’expliquer à lui-même les phénomènes par l’intermédiaire d’un symbolisme qu’il pouvait comprendre, au lieu d’adopter ce qui avait été jusque-là la seule langue des gens instruits. Par « symbolisme », Maxwell se référait à la notion de champ, en fait alors appelé « lignes de forces » par Faraday. Auparavant, Maxwell avait écrit : « les traités des [philosophes français] Poisson et Ampère [sur l’électricité] sont d’un tel niveau technique que, pour qu’ils lui soient utiles, un étudiant doit posséder une solide culture mathématique, et il est douteux qu’une telle culture

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puisse être acquise efficacement dans les années de maturité. » De fait, le rythme avec lequel des mathématiques sophistiquées ont été introduites récemment en physique théorique est tel que beaucoup de physiciens « dans leurs années de maturité » approuveraient de tout cœur les sentiments exprimés par Maxwell. L’école américaine de physique théorique a mis l’accent par tradition sur l’intuition physique, au détriment de ce qui est parfois appelé « mathématiques intellectuelles ». Je me garderai d’explorer les origines historiques et sociologiques de cette emphase, pas plus que les forces et les faiblesses de cette approche. De façon générale, les physiciens européens reçoivent une éducation en mathématiques contemporaines beaucoup plus approfondie que leurs homologues américains. Les philosophes français, qui sont devenus les physiciens français, sont considérés par leurs homologues américains comme pratiquant des mathématiques incompréhensibles. Bien évidemment, ce qui est considéré comme sophistiqué par une génération devient outil de base pour la suivante. Les mathématiques utilisées par Poisson et ses collègues de l’époque semblent aujourd’hui un jeu d’enfants, et elles sont familières à tout étudiant des premières années d’université. 4.8

Que la lumière soit, mais qu’est-ce que la lumière ?

Au milieu du XIXe siècle, Maxwell fit un paquet des connaissances accumulées sur l’électromagnétisme. Le résultat final d’un siècle d’expérimentations laborieuses avait déjà été distillé et résumé dans différentes lois, qui portaient le nom des différents physiciens-détectives. Maxwell les regroupa en quatre énoncés mathématiques, connus depuis lors sous le nom d’équations de Maxwell. Ces équations énoncent la façon dont le champ électromagnétique varie dans l’espace et dans le temps. Par exemple, une des équations spécifie la façon dont le champ électrique varie dans l’espace en présence d’un champ magnétique qui varie dans le temps. Cette loi exprime de façon concise la loi de l’induction établie par Faraday : quand on déplace un aimant autour d’un fil, on crée un champ électrique qui met en mouvement des charges dans le fil, ce qui génère un courant. Une autre équation spécifie la façon dont le champ électrique autour d’une charge décroît avec la distance à cette charge, en fait une reformulation de la loi de Coulomb. Considérons un détective faisant face à une investigation criminelle complexe. Il a passé des semaines à rassembler des témoignages. Finalement, il s’asseoit pour vérifier si ces témoignages sont mutuellement compatibles. Hum, il se peut que le sommelier ne dise pas toute la vérité. Mais. . . ha ha ! Si le sommelier a dit 12 h du matin au lieu de 12 h de l’après-midi, alors tout se met en place. Ainsi Maxwell dut s’asseoir pour vérifier que ses équations étaient

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mutuellement compatibles. Hum, celle-ci ne peut pas être correcte, elle contredit les trois autres ! Avec une intuition remarquable, Maxwell observa alors qu’en modifiant légèrement l’équation fautive, il pouvait mettre en harmonie les quatre équations. Armé finalement des équations correctes, Maxwell fut capable d’aller de l’avant. En un flash d’une soudaine intuition, il fit une des découvertes les plus stupéfiantes de la physique : l’existence des ondes électromagnétiques. En gros, si nous sommes en présence d’une région de l’espace où un champ électrique varie dans le temps, alors un champ magnétique est créé dans le voisinage. Sa création même veut dire que ce champ magnétique varie aussi dans le temps – et il génère un champ électrique. Ainsi, telle une ride sur une mare se propageant à partir du point d’impact d’un caillou, un champ électromagnétique se propage sous forme d’une onde ondulant entre énergies électrique et magnétique. À partir de ses équations, Maxwell fut capable de calculer précisément la vitesse de cette onde électromagnétique. À l’époque, la vitesse de la lumière avait été mesurée avec une bonne précision, à la fois par des mesures terrrestres et des observations astronomiques. La valeur théorique obtenue pour la vitesse de propagation de cette onde électromagnétique coïncidait pratiquement avec la valeur mesurée de la vitesse de la lumière ! Et Maxwell put donc proclamer que le phénomène mystérieux de la lumière était juste une forme d’onde électromagnétique. D’un seul coup, l’optique en tant que discipline de la physique fusionnait avec l’électromagnétisme. Les lois de l’optique, que des physiciens comme Newton et Huygens avaient arrrachées à la Nature, pouvaient maintenant être déduites dans leur intégralité à partir des équations de Maxwell. Auparavant, la vision humaine avait été limitée à une étroite fenêtre du spectre électromagnétique. Désormais, toutes les formes d’ondes électromagnétiques étaient à notre disposition, prêtes à être exploitées. Les télécommunications étaient nées. Les physiciens ont souvent utilisé la naissance des télécommunications pour illustrer l’importance du financement de la recherche fondamentale. Ils peuvent facilement imaginer un officiel de la Royal Navy chargé d’allouer des fonds afin d’améliorer les communications, décidant que ce serait de la folie de financer ces gens bizarres qui s’amusent avec des fils et des pattes de grenouilles dans leurs sinistres laboratoires. À l’évidence, aurait-il raisonné, l’argent du contribuable serait mieux utilisé à développer une nouvelle race de pigeons voyageurs plus rapides. La découverte de Maxwell démontra de façon concluante la réalité physique du champ et sa prétention à une existence autonome. De fait, le monde environnant bourdonne littéralement de paquets d’ondes électromagnétiques

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qui se bousculent ça et là. La notion de champ s’est développée depuis une lueur dans les yeux de Faraday jusqu’à nous envahir totalement. Ces dernières décennies, les physiciens en sont venus à considérer que toute la réalité physique doit être décrite en termes de champs, une idée sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

4.9

La grande question

Revenons maintenant à Einstein et à l’invariance relativiste. À la fin du XIXe siècle, les physiciens étaient légitimement fiers de leurs succès dans la compréhension de l’électromagnétisme. Le cadre était dressé pour qu’Einstein et d’autres puissent poser la question à un million d’euros. Nous avons vu que la théorie mécanique newtonienne est invariante par transformation de Galilée : pour faire court, elle est invariante de Galilée. La question était : la théorie de l’électromagnétisme de Maxwell est-elle aussi invariante de Galilée ? Afin de répondre à cette question, revenons au train en mouvement uniforme avec une vitesse de dix mètres par seconde. Supposons que le passager, au lieu de lancer une balle vers l’avant, envoie un rayon lumineux. Notons c la vitesse de la lumière telle qu’elle est mesurée par un physicien dans le train. La transformation de Galilée nous dit que la vitesse de la lumière mesurée par un physicien immobile sur le quai devrait être de c + 10 mètres par seconde. Mais attendez ! Rappelez-vous que Maxwell a été capable de calculer la vitesse de lumière à partir de ses équations. Ces équations incorporent les mesures d’Oersted et al. Par exemple, on pourrait mesurer l’intensité d’un champ magnétique créé par un champ électrique variant à tel ou tel rythme. Mais un physicien effectuant l’expérience d’Oersted dans le train devrait arriver précisément au même résultat que le physicien qui l’effectue sur le quai car, si tel n’était pas le cas, les deux physiciens percevraient deux structures différentes de la réalité physique. Ces deux expérimentateurs peuvent maintenant faire appel à leurs collègues théoriciens respectifs afin d’effectuer le calcul de la vitesse de la lumière. Si les deux théoriciens sont compétents, ils devraient arriver au même résultat4g . Il en résulte que si les équations de Maxwell sont correctes, la vitesse de la lumière mesurée par un observateur assis dans le train et celle mesurée par un observateur sur le quai doivent être exactement les mêmes ! Ce comportement étrange de la lumière indique que la physique ne peut pas être invariante de Galilée. Le raisonnement de Maxwell nous conduit à une conclusion en violent désaccord avec notre intuition quotidienne : la vitesse de la lumière est indépendante de celle de l’observateur. Supposons que nous apercevions un photon

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filant à toute vitesse et que nous décidions de le poursuivre. Nous sautons dans notre vaisseau spatial et accélérons à mort jusqu’au moment où le compteur de vitesse indique quatre-vingt dix pour cent de la vitesse de la lumière. Mais quand nous regardons par le hublot, à notre grand étonnement, nous voyons encore le photon filer à la vitesse de la lumière. Le photon serait une star du sport imbattable sur les pistes. Le point clé est que la vitesse de la lumière est une propriété intrinsèque de la Nature4h , qui se déduit de la façon dont un champ électrique variant dans le temps génère un champ magnétique et vice-versa. Au contraire, la vitesse de la balle lancée dans le train dépend de la force musculaire et de l’inclinaison du lanceur. 4.10

Einstein et le temps

La physique n’est pas invariante de Galilée. Et maintenant, où allons-nous ? Pour poursuivre, rappelons qu’une symétrie comporte deux volets logiquement distincts : l’invariance et la transformation. Affirmer que les lois physiques sont invariantes implique que nous spécifiions les transformations qui laissent les lois physiques invariantes. Pour la symétrie de rotation, la transformation en jeu est une rotation. Pour la symétrie de réflexion, la transformation en jeu est une réflexion. Quand nous discutons les symétries de rotation et de réflexion, il y a peu de doutes sur ce que sont les transformations correspondantes, et nous avons donc tendance à ne pas souligner ces deux volets distincts. À strictement parler, nous devrions dire, par exemple, qu’avant 1956 on pensait que la physique était invariante par la transformation connue communément sous le nom de réflexion. Dans notre discussion de l’invariance relativiste, nous avions supposé implicitement que la transformation pertinente était celle de Galilée. Quand nous avons dû faire face à la conclusion que l’électromagnétisme n’était pas invariant de Galilée, un physicien de moindre envergure aurait été tenté d’abandonner la notion d’invariance relativiste, mais cette position apparaissait intenable, car la vitesse de la lumière était invariante. Face à cette situation confuse et paradoxale, Einstein insista hardiment sur le fait que la physique devait être invariante relativiste, une position qui l’obligeait à abandonner la transformation de Galilée. C’est cette transformation particulière qui doit être rejetée, pas la notion d’invariance relativiste. La hardiesse de la position d’Einstein devient évidente si nous réfléchissons au fait que la transformation galiléenne des vitesses repose sur les fondements de notre compréhension de la nature du temps4i . Revenons une fois de plus à l’exemple du train. Quand nous disons que le train se déplace à dix mètres par

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seconde, nous voulons dire qu’une seconde s’est écoulée pour le chef de gare immobile sur le quai lorsque le train a avancé de dix mètres. Quand nous disons que la balle a été lancée vers l’avant par le passager à cinq mètres par seconde, nous voulons dire que, pour le passager du train, une seconde s’est écoulée quand la balle a avancé de cinq mètres relativement à ce passager assis dans le train. Newton, comme n’importe qui d’autre, faisait l’hypothèse implicite, mais éminemment raisonnable que, lorsqu’une seconde s’était écoulée pour le passager, alors précisément une seconde s’était écoulée pour le chef de gare. Étant donné ce temps newtonien absolu, le chef de gare ne pouvait que conclure que, quand une seconde s’était écoulée, la balle avait progressé vers l’avant de 10 + 5 = 15 mètres. Ainsi, Einstein dut jeter aux orties la précieuse notion de temps absolu. Des observateurs différents en mouvement relatif à vitesse constante perçoivent le temps de façon différente. Comme les vitesses des trains sont petites par rapport à la vitesse de la lumière, les passagers s’aperçoivent à peine du fiasco du temps absolu. Dans les accélérateurs de particules, cependant, où des particules subnucléaires se déplacent à des vitesses proches de celle de la lumière, la conception du temps révolutionnaire proposée par Einstein est maintenant vérifiée quotidiennement. En élaborant la description mathématique de l’invariance relativiste, Einstein fut capable de prédire que des particules subnucléaires se déplaçant à grande vitesse auraient une durée de vie mesurée plus longue que celle de ces mêmes particules immobiles dans le laboratoire. Lorsque nous disons qu’une particule se déplace à grande vitesse, nous pourrions aussi bien dire que c’est l’expérimentateur qui se déplace à grande vitesse par rapport à ladite particule. La durée de vie d’une particule, c’est-à-dire le temps moyen au bout duquel elle se désintègre, est une propriété intrinsèque de toute espèce individuelle de particule, mais cette durée de vie, selon l’horloge de l’expérimentateur, dépend de la vitesse avec laquelle l’expérimentateur se déplace par rapport à la particule : plus le mouvement est rapide, et plus la durée de vie mesurée est longue. Malheureusement, ou peut-être heureusement, la théorie d’Einstein ne fournit pas l’accès à la longévité. La vie moyenne du passager du train mesurée par l’horloge du quai de la gare est plus longue, mais celle que le passager ressent, celle qui est mesurée par l’horloge du train, reste la même. De fait, la notion même de relativité insiste sur le fait que ni le passager, ni le chef de gare, n’ont de statut privilégié l’un par rapport à l’autre, le passager observe aussi une durée de vie plus longue pour le chef de gare. Chacune des deux personnes perçoit que l’autre vit plus longtemps !

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En raison de cette propriété bizarre du temps, il est commmode et naturel d’introduire la notion de « temps propre ». Imaginons que chaque particule dans l’Univers transporte avec elle sa propre horloge. Le temps propre d’un objet donné est le temps enregistré par l’horloge que cet objet transporte. À l’évidence, le temps propre est la seule mesure pertinente du passage du temps. Par exemple, quand des physiciens établissent pour un livre une table des durées de vie de certaines particules subnucléaires, ils se réfèrent à la durée de vie telle qu’elle est mesurée par l’horloge liée à la particule considérée, ou horloge propre de la particule, pas par celle de l’expérimentateur. Si l’on voulait se référer à la durée de vie telle qu’elle est mesurée par l’expérimentateur, il faudrait spécifier la vitesse relative de la particule par rapport à l’expérimentateur, une quantité physique qui n’est pas intrinsèque à la particule, et qui est donc variable d’une expérience à l’autre. Ainsi que je l’ai mentionné ci-dessus, pour un intervalle de temps donné, le temps propre est toujours plus court que le temps mesuré par un autre observateur. Les physiciens disent que le temps est dilaté par le mouvement. Pour chacun d’entre nous, la perception d’un intervalle de temps est plus courte que celle de n’importe qui d’autre. Dans notre exemple, le passager du train perçoit que sa propre durée de vie est plus courte que celle perçue par le chef de gare. Plus la vitesse du déplacement relatif est grande, et plus grand est le rapport du temps observé au temps propre. Ce comportement bizarre du temps a étonné et fasciné le grand public. Le poème4j le plus connu sur la relativité est sans doute celui composé par A. H. R. Buller, publié dans le magazine de bandes dessinées Punch : Il y avait une jeune femme nommé Bright dont la vitesse surpassait la lumière Elle sortit un jour d’une manière relative et revint la nuit d’avant. Le poète s’est autorisé une certaine dose de licence poétique : les équations d’Einstein interdisent absolument de revenir avant d’être parti ! 4.11

Le temps et le mouvement au XVIe siècle

L’étrange voyage de Mademoiselle Bright me rappelle un autre voyage célèbre, celui de Magellan, qui lui aussi prit une tournure inattendue. Après avoir passé trois ans à naviguer autour du monde, l’expédition de Magellan4k aperçut finalement un île portugaise le mercredi 9 juillet 1513, selon le livre de bord du bateau. Mais le groupe qui mit pied à terre fut déconcerté et perturbé quand les

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insulaires insistèrent sur le fait que l’on était réellement un mardi. Ce phénomène, qui n’est maintenant que trop familier à des passagers aériens soumis au décalage horaire, rendit très perplexe l’intelligentsia de l’époque. Cest bien sûr simplement le résultat d’une certaine convention humaine pour enregistrer le temps, et n’a rien à voir avec la relativité. Le temps propre ressenti par Magellan et celui ressenti par les insulaires portugais diffèrent de façon imperceptible à l’échelle de temps humaine. En fait, Magellan avait été transpercé par une lance aux Philippines, mais nous suivons la tradition académique qui lui attribue le crédit des découvertes, bien qu’il soit mort en plein milieu de l’expédition qu’il avait initée.

4.12

Une nouvelle transformation de l’espace et du temps

Les physiciens aiment dire qu’Einstein a fusionné l’espace et le temps en une entité unique appelée « espace-temps ». Afin d’appréhender ce concept, nous devons apprendre la façon dont les physiciens décrivent le comportement étrange de l’espace et du temps4l . De même que les historiens enregistrent les événements historiques en donnant leur lieu et leur date, les physiciens enregistrent un événement du monde physique en spécifiant sa position dans l’espace et le temps, c’est-àdire en lui attribuant quatre nombres (t, x, y, z) correspondant à l’événement, appelés « coordonnées de l’événement. » Le temps t est mesuré à partir d’un événement choisi d’un commun accord, de façon tout à fait semblable à ce que font d’habitude les historiens occidentaux quand ils utilisent la naissance du Christ comme point de référence dans le temps. Les trois autres nombres ( x, y, z) spécifient la position de l’événement dans l’espace tridimensionnel mesuré à partir d’une position de référence choisie d’un commun accord. Dans notre exemple, un événement donné serait enregistré par le passager comme se produisant au point d’espace-temps (t, x, y, z) et par le chef de gare au point (t , x  , y , z ). Spécifier les lois de transformation de l’espace et du temps revient à établir les formules mathématiques reliant (t, x, y, z) à (t , x  , y , z ). Ainsi la transformation de Galilée affirme que t = t , ce qui revient à dire que le temps est absolu. Ainsi que nous l’avons vu, Einstein fut obligé de rejeter la transformation de Galilée. Mais son insistance sur l’invariance relativiste n’avait de sens que s’il pouvait trouver une autre transformation dans laquelle la physique fût invariante relativiste. À ce point, c’est un exercice mathématique sans difficulté que de trouver la transformation. On cherche simplement quelque chose qui marche, en exigeant des relations entre (t, x, y, z) et (t , x  , y , z ) telles que la vitesse de la lumière 68

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soit identique si elle est mesurée par les deux observateurs en mouvement relatif à vitesse constante. Il est remarquable que cet exercice exige seulement un calcul du niveau d’une terminale de lycée. La détermination de la loi de transformation de l’espace et du temps s’obtient à partir d’un des calculs les plus simples de la physique ! Les physiciens appellent cette transformation la transformation de Lorentz, en l’honneur du physicien néerlandais Hendrick Antoon Lorentz (1853-1928), suivant la proposition du mathématicien et physicien français Henri Poincaré.

F IGURE 4.4. Comment Einstein a découvert sa célèbre formule ? (Courtoisie de Sidney Harris)

Dans la transformation de Lorentz, t n’est plus simplement égal à t, comme c’est le cas dans la transformation de Galilée, mais il est donné par une expression mathématique qui dépend de (t, x, y, z), et bien sûr de la vitesse relative u des deux observateurs. Quand u est petite par rapport à la vitesse de la lumière, u  c, nous nous attendons à ce que t soit approximativement égal à t. Mais en général le temps transformé t va dépendre de t et des coordonnées d’espace x, y et z. Le temps transformé dépend de l’espace. Ainsi le temps est marié à l’espace et l’espace au temps. Depuis que ces lois de transformation ont été établies, les physiciens sont tenus de parler de l’espace et du temps comme d’une seule entité, l’espace-temps.

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Mécanique révisionniste

La découverte de la transformation de Lorentz fut motivée par un aspect de la théorie électromagnétique : la façon particulière dont la lumière se propage. Il n’est pas très surprenant que la globalité de la théorie électromagnétique de Maxwell se soit révélée invariante relativiste par transformation de Lorentz, ou invariante de Lorentz tout court. Maintenant vient le point important : étant donné que la mécanique décrit le mouvement de particules dans l’espace-temps, notre nouvelle conception de l’espace-temps impose que la mécanique soit révisée de telle sorte qu’elle soit, elle aussi, invariante de Lorentz. Le sujet nouveau de l’électromagnétisme a obligé les physiciens à réviser les conceptions d’une ère plus ancienne, considérées jusque-là comme parfaitement assurées. Ce n’est pas très différent d’un roman policier dans lequel un nouvel indice, au premier abord sans aucun lien avec l’intrigue, oblige finalement à réviser une hypothèse jusque-là considérée comme établie4m . Einstein se mit donc à bricoler la mécanique newtonienne et aboutit à une conclusion étonnante concernant la nature de l’énergie. Tout un chacun connaît E = mc2 , mais comment Einstein l’a-t-il su ? Fondamentalement, Einstein constata que s’il voulait rendre les lois de la mécanique invariantes de Lorentz, alors il devait modifier les définitions de l’énergie et de l’impulsion et les relations entre les deux. En mécanique newtonienne, l’énergie est proportionnelle au carré de l’impulsion : plus un objet se déplace rapidement, plus il possède d’énergie. Quand un objet est immobile, ou en d’autres termes quand son impulsion est nulle, alors son énergie est nulle. Einstein modifia cette relation de sorte que même si un objet est immobile, il possède néanmoins une énergie égale à sa masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré : E = mc2 . Comme c est tellement plus grand que toute vitesse que l’on peut communément atteindre, cette énergie, que l’on appelle énergie au repos, est incroyablement plus grande que l’énergie newtonienne. Les détails du raisonnement d’Einstein ne sont pas essentiels. Le point important est d’apprécier la façon dont un processus logique mené pas à pas rend l’intelligence humaine capable de découvrir un des secrets les mieux dissimulés de la Nature. Remarquez que la formule d’Einstein ne nous dit rien sur la façon de libérer l’énergie dissimulée dans la masse. Que cela soit en fait possible fut dramatiquement démontré en 1938 lorsque deux scientifiques allemands, Otto Hahn et Fritz Strassmann, réussirent à scinder un noyau atomique. L’humanité a appris à libérer l’énergie contenue dans la matière. Les perspectives sont pour nous à la fois libératrices et terrifiantes. Allons-nous utiliser la formule d’Einstein pour

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atteindre les étoiles ou pour détruire la planète ? Est-ce que les dirigeants politiques du monde auront le courage d’éliminer ou de réduire notre arsenal nucléaire ? Est-ce que nous allons exploiter l’énergie au repos pour libérer l’espèce humaine du terrible travail physique que beaucoup d’habitants des pays les plus pauvres doivent encore endurer ? C’est une erreur que d’égaler formule d’Einstein et énergie nucléaire, ce que la presse populaire fait trop souvent. Après tout, Einstein est arrivé à cette formule en étudiant la façon dont les objets bougent. La physique nucléaire, qui d’ailleurs n’existait pas à l’époque, n’a jamais joué de rôle dans son raisonnement. Les considérations d’Einstein sont fondées sur les propriétés de l’espace-temps, et doivent donc être universellement applicables à tous les processus. De fait, quand nous brûlons une bûche, si nous mesurons soigneusement la masse de la bûche, des cendres et du gaz émis dans la combustion4n , nous allons constater qu’une partie infime de la masse est manquante : elle a été convertie en énergie, dans ce cas particulier en chaleur. La formule d’Einstein n’est pas seulement pertinente pour l’énergie nucléaire, elle s’applique aussi à notre vie quotidienne. Nous pourrions dire que l’humanité a su de tout temps libérer l’énergie dissimulée dans la masse, bien que de façon infime jusqu’en 1938. La découverte d’Einstein est essentielle pour l’exploration du monde subnucléaire. Nous avons déjà vu au chapitre précédent que Pauli avait pu déduire la masse du neutrino à partir de la formule d’Einstein. La conversion réciproque de masse en énergie est habituelle dans les collisions entre particules. Par exemple, la collision entre deux protons peut produire un grand nombre de particules supplémentaires, disons au hasard dix-sept particules appelées mésons, en plus des deux protons. La masse n’est pas conservée : une partie de l’énergie des protons entrés en collision a été convertie en masse des mésons. La mécanique newtonienne est complètement incapable de rendre compte de ce type de phénomène où l’énergie est convertie en masse. Dans le monde quotidien, quand deux boules de billard entrent en collision, une des deux peut se casser en morceaux, mais nous serions très surpris de voir les morceaux de la boule accompagnés par dix-sept morceaux de craie. La possibilité de convertir la masse en énergie a aussi résolu un mystère ancien. Au XIXe siècle, les physiciens étaient incapables de comprendre comment les étoiles pouvaient contenir une telle quantité de combustible qui leur permettait de brûler depuis des lustres. Nous comprenons maintenant que les étoiles sont alimentées par leurs énormes masses.

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Connexions internes : la puissance des symétries

Aussi importante que soit la formule d’Einstein, elle est moins intéressante d’un point de vue intellectuel que la puissance des symétries. En ce qui me concerne, la formule d’Einstein fait partie du livret de la relativité, alors que la symétrie sous-jacente, la notion d’invariance relativiste, fournit la musique. La révision de la mécanique newtonienne ne fut pas laissée à la libre appréciation d’Einstein : elle est dictée par l’invariance de Lorentz. Dans un chapitre précédent, j’ai évoqué la vie intérieure des théories physiques, avec leurs labyrinthes de secrets interconnectés qui restent à découvrir. L’histoire que je viens de raconter illustre bien ce principe. Quand j’ai commencé à étudier la physique, j’étais très impressionné par le fait que des phénomènes variés, sans aucun lien apparent entre eux, se révélaient reliés à un niveau plus profond. D’autres sciences sont plus proches de notre perception directe du monde et sont donc plus attrayantes et plus facilement appréciées. En randonnée dans les régions montagneuses du monde, je suis fasciné par les formations que j’observe, et la compréhension des forces géologiques me rend heureux. Cependant, apprendre que les anciennes rivières ont creusé les gorges que je trouve si superbes, et même fabuleuses, complète ma compréhension, mais ne me surprend pas particulièrement. La physique le fait ! Que la longévité des étoiles, la magie de la lumière, l’aiguille de la boussole cherchant le Nord et les convulsions des pattes d’une grenouille soient des phénomènes interconnectés et contrôlés par un seul principe de symétrie – oui, ça c’est une vraie surprise ! La prédiction de l’antimatière par Dirac est aussi une illustration stupéfiante de la façon dont la symétrie guide les physiciens dans leur découverte des secrets dissimulés de la Nature. À la fin des années 1920, les physiciens avaient découvert une équation, appelée équation de Schrödinger, qui régissait le comportement des atomes. Cette équation n’était pas invariante de Lorentz. Cependant, comme les électrons de l’atome se déplacent à des vitesses très inférieures à celle de la lumière, elle était parfaitement adaptée à la description des propriétés connues des atomes. Mais Dirac, comme avant lui Einstein, insistait pour que l’ensemble de la physique soit invariant de Lorentz. Il se fixa l’objectif de rendre l’équation de Schrödinger invariante de Lorentz. À sa grande surprise, l’équation modifiée, connue aujourd’hui sous le nom d’équation de Dirac, possédait deux fois plus de solutions que celle de Schrödinger. Après beaucoup de perplexité, Dirac se rendit compte que les solutions supplémentaires décrivaient une particule dont certaines propriétés étaient opposées à celles de l’électron. L’antiélectron, aujourd’hui appelé positron, fut découvert par Carl Anderson trois ans plus tard.

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La découverte d’une symétrie représente bien plus que la découverte d’un phénomène spécifique. Une symétrie de l’espace-temps, telle que l’invariance par rotation ou l’invariance de Lorentz, contrôle l’intégralité de la physique. Nous avons vu que l’invariance de Lorentz, née de l’électromagnétisme, entraîna dans son sillage la révolution de la mécanique. Et, une fois révisées les lois du mouvement des particules, notre conception de la gravitation doit aussi être modifiée, étant donné que la gravitation déplace les particules. Au chapitre suivant, nous verrons comment Einstein s’efforça de rendre la gravitation invariante de Lorentz et parvint à des conclusions encore plus étonnantes.

4.15

La quête de l’unification

Les physiciens rêvent d’une description unifiée de la Nature. La symétrie, avec sa puissante aptitude à relier des phénomènes physiques sans liens apparents, est étroitement attachée à la notion d’unification. L’histoire de l’électromagnétisme illustre ce que je veux dire par la quête de l’unification : l’électricité et le magnétisme se sont révélés comme deux aspects différents de l’électromagnétisme, et l’optique est alors devenue une partie de l’électromagnétisme. Au lycée, j’ai eu l’occasion de lire un vieux livre de physique qui déclarait que la physique comprenait six domaines : la mécanique, la chaleur, le son, l’électricité, le magnétisme et la gravitation. En fait, vers la fin du XIXe siècle, il restait seulement deux domaines de la physique : l’électromagnétisme et la gravitation. Le statut de la quête de l’unification à l’époque est représenté sur la figure 4.5. On peut dire que la quête de l’unification a commencé avec Newton, qui insistait sur le fait que les mêmes lois devaient régir les mouvements sur la Terre et dans le ciel. Les mécaniques, terrestre et céleste, furent unifiées. Ultérieurement, on reconnut que le son était dû aux mouvements ondulatoires de l’air et on se rendit compte qu’il pouvait être étudié grâce aux concepts de la mécanique newtonienne. Au XIXe siècle, le mystère de la chaleur fut finalement élucidé comme provenant de l’agitation permanente des molécules4o . On put faire remonter l’origine de l’interaction mécanique entre objets, par exemple le frottement, aux forces électromagnétiques entre les atomes et les molécules contenus dans les objets en contact. Si mécanique veut dire description du mouvement des particules, alors on peut dire que la mécanique a été incorporée dans les autres interactions. J’ai mentionné au chapitre 2 que, tandis que les physiciens explorent la Nature à des niveaux de plus en plus profonds, celle-ci semble devenir de plus

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F IGURE 4.5. Vers la fin du XIXe siècle, toute la physique était unifiée en deux interactions, l’électromagnétisme et la gravitation. La radioactivité, qui venait juste d’être découverte, ne semblait pas entrer dans ce cadre. De façon très naturelle, Einstein essaya d’unifier l’électromagnétisme et la gravitation. Ses efforts étaient voués à l’échec, parce que le tableau était incomplet : les interactions faibles et fortes n’étaient pas connues.

en plus simple. L’histoire de l’invariance relativiste est l’exemple emblématique de ce phénomène remarquable. Je surprendrai peut-être lecteur en affirmant que, une fois maîtrisée, la mécanique einsteinienne est intrinsèquement plus simple que la mécanique newtonienne. Après avoir manipulé des équations invariantes de Lorentz, je trouve les équations de la mécanique newtonienne maladroites et sans élégance. L’espace et le temps ne sont pas traités sur un pied d’égalité, pas plus que ne le sont l’énergie et l’impulsion. Mes yeux ne sont pas satisfaits de ces équations, ce qui est compréhensible vu que la mécanique newtonienne est seulement une approximation des équations einsteiniennes. Pourquoi la Nature devrait-elle se préoccuper de donner belle allure aux résultats d’une approximation ? De même, en reconnaissant l’invariance relativiste des équations de la mécanique, les physiciens fondamentaux écrivent maintenant les équations de Maxwell de façon plus compacte comme une équation unique. Quand j’étais étudiant, je devais mémoriser les équations de Maxwell avant chaque examen. Hum, voyons voir, un champ magnétique variable dans le temps crée-t-il un champ électrique variant dans l’espace – ou bien est-il variable dans le temps ? Avec l’invariance relativiste, il suffit d’une seule équation pour décrire un champ électromagnétique variant dans

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l’espace-temps. Je trouve cette équation complètement symétrique aussi facile à mémoriser que la forme d’un cercle. La physique avancée est plus simple que la physique élémentaire – un petit secret qui n’est pas souvent révélé au novice. De nombreuses personnes sont rebutées par la physique du lycée ou de l’université parce qu’on leur présente des équations phénoménologiques informes qui n’ont que peu de choses à voir avec l’essence intrinsèque de la Nature, avec Sa beauté, Sa symétrie ou Sa simplicité fondamentale.

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5 Une idée heureuse 5.1

La structure invariante de la réalité

En 1905, Einstein stupéfia le monde de la physique avec sa mécanique invariante de Lorentz, mais sa tâche n’était pas terminée. Il restait un domaine bien établi de la physique, la gravitation, qui devait être rendu invariant de Lorentz. Le travail d’Einstein sur l’électromagnétisme et la mécanique relativiste, connu sous le nom de théorie de la relativité restreinte, progressa comme un couteau brûlant dans du beurre – ou du moins c’est ce qu’il semble a posteriori. Au contraire, Einstein buta sur le problème de rendre la théorie de Newton invariante de Lorentz. Ce fut seulement après dix années d’un combat homérique qu’Einstein finit par établir sa théorie de la gravitation, souvent appelée relativité générale. Les deux parties du travail d’Einstein ont une seule et même origine intellectuelle, l’idée qu’il fallait imposer l’invariance de Lorentz à toute la physique. À proprement parler, la relativité n’est pas par elle-même une théorie, mais c’est une exigence à laquelle doit obéir toute théorie physique. Pour cela, et pour d’autres raisons, nombre de physiciens estiment que les dénominations « relativité restreinte » et « relativité générale » sont terriblement impropres5a . Einstein lui-même regrettait de ne pas avoir utilisé le terme « théorie invariante. » Il était particulièrement chagriné par des écrivains qui se saisissaient du mot « relativité » et l’associaient à d’autres domaines de l’activité humaine. Par exemple, le romancier Lawrence Durrell affirma que la forme « à quatre étages » de son chef-d’œuvre Le quatuor d’Alexandrie reposait sur la structure relativiste de l’espace et du temps5b . Dans Balthazar, il déclara que la relativité est « directement responsable de la peinture abstraite, la musique

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atonique et la littérature informe. » Cela me dépasse, c’est aussi le cas pour beaucoup d’autres physiciens théoriciens, que Durrell et d’autres n’aient pas laissé les réalisations artistiques parler pour elles-mêmes. On rencontre aussi dans des écrits mal informés des énoncés absurdes selon lesquels, par exemple, Einstein a montré que tout est relatif. En fait, ainsi que nous l’avons vu, le point crucial du travail d’Einstein est que différents observateurs perçoivent la même structure de la réalité physique et que des vérités invariantes peuvent en être extraites.

5.2

L’idée la plus heureuse et un sentiment de naufrage

En 1905, la même aversion pour l’action à distance qui avait conduit Faraday et Maxwell au concept de champ électromagnétique, avait aussi conduit des physiciens à essayer de décrire la gravitation au moyen d’un champ. Ils avaient l’image d’un corps massif, comme la Terre, produisant autour d’elle un champ gravitationnel analogue au champ électromagnétique. Un autre objet massif, que ce soit une balle ou la Lune, ressentait ce champ et répondait en conséquence. En dehors de cette nouvelle formulation en termes de champ, la théorie de la gravitation de Newton avait survécu intacte pendant plus de deux siècles, et de fait elle résista obstinément aux efforts d’Einstein pour la rendre invariante relativiste. L’idée cruciale émergea en 1907. À cette date, Einstein travaillait comme employé au bureau des brevets à Berne. Il était assis dans son bureau de l’office des brevets quand surgit brusquement ce qu’il devait appeler plus tard « l’idée la plus heureuse de sa vie. » Avant d’expliquer ce qui rendit Einstein si heureux, je dois rappeler une propriété bien connue de la gravitation. Quand Galilée – selon la légende – laissa tomber deux boules de fer de masse différente depuis la tour penchée de Pise et observa qu’elles atterrissaient simultanément, il s’efforçait de montrer que deux objets de masse différente tombaient au même rythme. La notion qu’une plume et une boule de fer devaient tomber au même rythme, en l’absence de résistance de l’air, semblait ahurissante à Galilée et aux contemporains de Newton, mais c’était et c’est toujours incontestablement vrai, et l’astronaute David Scott l’a montré de façon spectaculaire sur la Lune. Après Galilée, de nombreux expérimentateurs, en particulier le Hongrois Roland Lorant, baron Eötvös de Vásárosnamény à la fin du XIXe siècle, et plus récemment l’Américain Robert Dicke ainsi que le Russe Vladimir Braginsky, ont vérifié cette propriété avec une précision toujours plus grande. Newton incorpora cette propriété dans sa théorie en supposant simplement que la force de gravitation sur une particule était proportionnelle à sa masse m. En mécanique

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F IGURE 5.1. (A) Une pomme tombe d’un arbre. (B) Un physicien un peu cinglé plante un pommier dans une fusée, conduit la fusée dans l’espace intergalactique loin de tout champ gravitationnel, et ensuite appuie sur l’accélérateur en imprimant à la fusée une accélération constante. Un observateur flottant à l’extérieur de la fusée pourrait dire que le sol de la fusée se précipite vers la pomme, mais l’observateur à l’intérieur de la fusée verra la pomme tomber. Einstein énonça qu’aucune mesure physique ne pouvait distinguer entre le mouvement de la pomme qui tombe en A et B.

newtonienne, l’accélération a d’une particule soumise à une force F est donnée par la formule bien connue F = ma. En conséquence, la masse tombe en déterminant l’accélération d’une particule en chute libre. En d’autres termes, Newton ramena la question de savoir pourquoi tous les objets tombent au même rythme à la question de savoir pourquoi la gravitation est proportionnelle à la masse. Lorsqu’Einstein se mit à construire une théorie relativiste de la gravitation, il insista sur la notion que la théorie devait rendre compte du fait que tous les objets tombent au même rythme. À l’instar de nombreuses idées profondes en physique théorique, l’idée heureuse d’Einstein est merveilleusement simple. Elle se fonde sur une expérience commune ressentie dans l’estomac quand on se trouve dans un ascenseur rapide. Lorsque l’ascenseur accélère vers le haut, il pousse notre corps vers le haut, mais notre estomac, fixé de façon plus lâche à notre structure squelettique, ne suit pas immédiatement le mouvement. Nous sentons que notre estomac s’enfonce un court instant. On pourrait aussi argumenter que ce n’est pas notre estomac qui s’enfonce vers le plancher de l’ascenseur, mais que c’est le plancher de l’ascenseur qui monte vers notre estomac. Un phénomène analogue est ressenti par les passagers d’une voiture de sport en accélération rapide ou bien, en cet âge de voyages spatiaux, par un astronaute. Einstein imagina une boîte genre ascenseur flottant dans l’espace loin de tout champ gravitationnel. À l’intérieur de la boîte, des objets variés, disons

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des boules métalliques, flottent aussi dans le silence absolu de l’espace. Supposons que la boîte commence à accélérer avec une accélération constante. Les boules métalliques continuent à flotter, ignorant superbement que le « plancher » de la boîte se précipite vers elles à une vitesse en augmentation constante. Mais, pour un observateur assis sur le plancher, les boules métalliques sont en train de tomber vers celui-ci. De plus, les boules qui étaient initialement à la même distance du plancher, touchent le sol exactement au même instant, en accord avec l’observation de Galilée. C’est ainsi qu’Einstein fut conduit à énoncer le principe d’équivalence. Dans une région de l’espace suffisamment limitée, les effets d’un champ de gravitation, tels qu’ils sont perçus par un observateur, ne peuvent pas être distingués des effets physiques tels qu’ils sont rapportés par un autre observateur qui accélère à un rythme constant en l’absence de champ gravitationnel. En d’autres termes, une accélération peut vous berner en vous faisant croire que vous vous trouvez dans un champ de gravitation. L’intensité de l’accélération dépend bien sûr de celle du champ gravitationnel. Notez qu’Einstein ne dit pas que les pommes tombent parce que la Terre accélère vers le haut. Si tel était le cas, les pommes de l’autre côté du globe « tomberaient » vers le haut. Einstein a simplement dit que la chute d’une pomme pouvait être décrite de façon équivalente en imaginant que le pommier accélérait vers le haut. C’est ici que la restriction du paragraphe précédent, « dans une région de l’espace suffisamment limitée », prend tout son sens. Le principe d’équivalence s’applique seulement dans une région où le champ de gravitation est uniforme en intensité et en direction. Dans notre exemple, la région entourant le pommier ne doit pas être trop grande de telle sorte que la courbure de la Terre puisse être ignorée. Ainsi que nous le verrons au chapitre 12, ce caractère local du principe d’équivalence aura un impact considérable sur la pensée théorique contemporaine. L’intuition d’Einstein a plongé les physiciens dans le ravissement. Le principe d’équivalence fournit une méthode puissante et économique pour progresser dans notre compréhension de la Nature. Supposons par exemple que nous voulions établir les lois de l’électromagnétisme en présence d’un champ de gravitation, afin d’étudier par exemple le comportement des photons au voisinage d’un trou noir. On pourrait penser que nous aurions à répéter l’intégralité des expériences du XIXe siècle, en commençant par mesurer de façon précise l’influence de la gravitation sur les phénomènes électromagnétiques. Heureusement le principe d’équivalence vient à notre secours. Nous devons simplement établir la façon dont les équations de Maxwell apparaissent à un observateur qui accélère avec une intensité constante.

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De façon générale, si nous maîtrisons une loi physique en l’absence de gravitation, que ce soit la loi phénoménologique décrivant l’écoulement de l’eau ou la loi plus fondamentale régissant le comportement des neutrinos, nous pouvons immédiatement trouver ce que devient cette loi en présence de gravitation en faisant appel au principe d’équivalence. 5.3

Une différence subtile

Il existe une différence subtile mais évidente entre l’utilisation par Einstein de la symétrie dans la relativité restreinte et dans la relativité générale. L’invariance de Lorentz, la symétrie qui régit la relativité restreinte, énonce que deux observateurs en mouvement uniforme relatif perçoivent la même réalité physique ; c’est une symétrie, au même titre qu’une rotation. Dans sa théorie de la gravitation, Einstein n’avance pas l’énoncé manifestement absurde selon lequel un observateur accéléré ressentirait la même réalité physique qu’un observateur en mouvement uniforme : il énonce que cet observateur peut interpréter la différence entre la réalité physique qu’il ressent et celle que ressent un observateur non accéléré comme étant due à un champ de gravitation. C’est manifestement un énoncé sur la nature de la gravitation. Ainsi que nous allons l’expliquer ci-après, cette propriété de la théorie d’Einstein de la gravitation est connue sous le nom de covariance généralisée. L’éminent physicien Steve Weinberg a suggéré que l’on appelle symétrie dynamique la covariance généralisée, afin de souligner cette distinction entre différents types de symétrie5c . Dans ce livre, je suis l’usage habituel et je qualifie de symétrie la covariance généralisée. 5.4

Covariance généralisée

L’idée originale d’Einstein sur le principe d’équivalence lui fut inspirée par la situation dans un champ de gravitation constant, tel que celui qui affecte notre vie quotidienne. Cependant, la plupart des champs de gravitation ne sont constants ni dans l’espace, ni dans le temps. Le champ de gravitation de la Terre décroît avec la distance à son centre : à une bonne approximation, nous ressentons dans notre vie quotidienne un champ constant, simplement parce que nos déplacements habituels ne modifient pas de façon significative notre distance au centre de la Terre. Suivant Einstein, nous allons maintenant déterminer la façon d’appliquer le principe d’équivalence à un champ de gravitation qui varie dans l’espace et dans le temps. La stratégie d’Einstein fut d’une simplicité biblique : il divisa l’espace-temps en régions suffisamment petites de sorte qu’à l’intérieur de chacune de ces régions le champ gravitationnel soit constant à l’approximation souhaitée.

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La situation est analogue à celle que rencontrent les géographes quand ils cartographient la surface courbe de la Terre. Les géographes divisent le globe terrrestre en petites régions, de telle sorte que la surface de chaque région soit approximativement plate avec la précision requise par l’utilisateur de la carte. Ainsi, pour un usage militaire, la région représentée par une carte doit être plutôt limitée. Les géographes ont bien sûr recours à d’autres astuces, comme l’utilisation de lignes de contour pour indiquer des propriétés topographiques locales, mais ce n’est pas le sujet ici. Afin d’examiner comment cette stratégie marche en pratique, supposons que nous soyons en train de flotter dans l’espace, loin de tout champ gravitationnel. Si nous voulons étudier un champ gravitationnel constant, nous savons ce que nous devons faire : nous engageons un assistant de recherche, nous le mettons dans une fusée et nous lui imprimons une accélération constante. Il doit ensuite nous rapporter ses observations. Mais supposons maintenant que nous voulions étudier la physique en présence d’un champ gravitationnel variable, tel que celui généré par deux trous noirs en orbite l’un autour de l’autre (voir la figure 5.2), comme ceux qui ont fusionné et ont produit un système d’ondes gravitationnelles détecté par l’interféromètre LIGO en septembre 2015.

F IGURE 5.2. (A) Le champ de gravitation dans le voisinage d’une paire de trous noirs : chaque flèche indique la direction vers laquelle un objet tomberait si on le lâchait avec une vitesse nulle à la position de la flèche. (B) D’après le principe d’équivalence, nous pouvons étudier la physique dans le voisinage de la paire de trous noirs en trouvant une région de l’espace intergalactique loin de tout champ de gravitation et en accélérant un grand nombre de fusées spatiales, avec un assistant de recherche à l’intérieur de chacune d’entre elles.

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Grâce à l’idée heureuse d’Einstein, nous n’avons pas à traverser le cosmos à la recherche d’une telle paire de trous noirs. Einstein nous enseigne simplement que l’on doit diviser par l’imagination l’espace-temps autour de la paire de trous noirs en petites régions telles que, dans chaque région, le champ gravitationnel soit approximativement constant dans l’espace et uniforme en temps. Ensuite nous donnons librement cours à notre imagination. Dans chaque région nous disposons une fusée spatiale hypothétique. Nous engageons ensuite un grand nombre d’assistants de recherches, nous en mettons un dans chacune des fusées comme indiqué sur la figure 5.2B, et nous leur imprimons une accélération constante, dépendant de l’intensité du champ de gravitation dans chaque région. Diviser le temps en petites régions est juste une manière un peu précieuse de dire que nous devons effectuer l’expérience suffisamment vite de sorte que le champ de gravitation ne varie pas de façon appréciable. Nous devons maintenant lire tout simplement les rapports de chacun de nos assistants afin d’en déduire la physique dans le champ gravitationnel de la paire de trous noirs en orbite l’un autour de l’autre. Nous venons d’effectuer ce qui est connu sous le nom d’expérience de pensée. Nous sommes toujours restés chez nous ; tout ce nous avons eu à faire est d’établir comment une physique connue apparaîtrait à un observateur soumis à une accélération constante. Super astuce, n’est-ce pas ? L’analyse effective implique un calcul plutôt simple de transformation de coordonnées. Rappelez-vous comment, dans les chapitres précédents, nous avions considéré deux observateurs en mouvement relatif avec une vitesse uniforme. Soit (t , x  , y , z ) et (t , x , y , z) les coordonnées attribuées à un événement donné par les deux observateurs. Nous avons appris qu’il existait un ensemble de formules, appelé transformation de Lorentz, qui nous donne ce que sont (t , x  , y , z ) en fonction de (t , x , y , z). Ici, nous considérons deux observateurs qui accélèrent l’un par rappport à l’autre à un taux constant. Il devrait exister, et il existe en fait, un ensemble de formules reliant (t , x  , y , z ), les coordonnées utilisées par un observateur, à (t , x , y , z), les coordonnées utilisées par l’autre. À l’évidence, ces formules doivent dépendre du taux d’accélération. De façon assez remarquable, nous n’avons pas besoin d’en savoir plus sur ces formules pour poursuivre notre raisonnment. Dans notre expérience particulière, soit (t , x  , y , z ) les coordonnées d’espace-temps utilisées par nos assistants de recherche, et (t , x , y , z) celles que nous utilisons. Comme il s’agit d’une expérience de pensée, nous pouvons dépenser sans compter. Nous rendons notre découpage de l’espace-temps infiniment fin, de sorte que les régions définies par notre découpage deviennent infiniment petites, et nous engageons des millions d’assistants de recherche.

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Lorsque nous faisons varier (t , x , y , z), en d’autres termes lorsque nous nous déplaçons d’une région à l’autre, nous passons d’un assistant de recherche à l’autre, et ainsi les coordonnées (t , x  , y , z ) varient exactement comme varient (t , x , y , z), d’une façon qui dépend de la forme précise du champ gravitationnel entourant la paire de trous noirs en orbite. Une théorie de la gravitation doit être capable de traiter tous les champs gravitationnels possibles, et nous sommes ainsi conduits à considérer des coordonnées spatio-temporelles (t , x  , y , z ) dépendant de (t , x , y , z) de toutes les façons possibles. Un changement de coordonnées spatio-temporelles allant de (t , x , y , z) à (t , x  , y , z ) de façon arbitraire et générale – en d’autres termes qui se plie à ce qui nous plaît – est connu sous le nom de transformation générale de cordonnées. Au contraire, dans une transformation de Lorentz, les deux ensembles de coordonnées sont reliés de façon spécifique par une formule qui ne dépend que de la vitessse relative des deux observateurs. Que pouvons-nous conclure de tout ceci ? Supposons que nous devions étudier la physique en présence d’un champ de gravitation arbitraire. D’après la discussion précédente, nous pouvons étudier la physique en l’absence de gravitation, et effectuer ensuite une transformation générale de coordonnées. Einstein fut ainsi conduit à exiger que les lois de la physique préservent leur forme structurelle par une transformation générale de coordonnées. Cette exigence fondamentale est connue comme le principe de covariance généralisée. Le lecteur peut aisément imaginer comment la covariance généralisée pourrait contraindre une théorie possible du monde. Voyons comment cela marche en pratique. Supposons qu’après des années de réflexion et d’expérimentation nous arrivions à une loi de la physique décrivant comment des quantités physiques variées changent lorsque (t , x , y , z) varie. Mais un autre physicien pourrait entrer en jeu et dire simplement qu’il n’aime pas les coordonnées que nous utilisons pour décrire l’espace-temps. Il préfère son propre choix, décrivant l’espace-temps en termes de coordonnées (t , x  , y , z ) reliées à nos (t , x , y , z) de la façon qui lui plaît. Et cependant, quand nous ré-exprimons nos équations en termes de (t , x  , y , z ), ses équations devraient avoir la même forme structurelle que nos équations originales. Elles doivent avoir la même structure. La plupart des équations échoueraient à ce test ! Et elles doivent être rejetées. Ainsi, si nous acceptons la covariance généralisée, nous avons besoin de prendre en compte uniquement une classe restreinte de théories.

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Nos perceptions par transformations de coordonnées

L’analogie entre le choix des coordonnées pour décrire l’espace-temps et le choix des coordonnées pour décrire une Terre ronde sur la page plate d’un atlas est valide sous certains aspects, et terriblement fallacieuse sous d’autres. Dans la projection standard de Mercator, les aires au voisinage des deux pôles sont étirées : de fait, nombre d’entre nous ont grandi avec l’idée qu’il y avait un énorme continent appelé Groenland dans l’Atlantique Nord. L’analogue du concept d’invariance par transformation de coordonnées est évident en cartographie : l’aire effective du Groenland ne peut pas dépendre de celle qu’il occupe sur un atlas. De même, les physiciens insistent sur le fait que la réalité ne peut pas dépendre des coordonnées utilisées. Dans un ouvrage récent, l’historien allemand Arno Peters a souligné combien la projection de Mercator « eurocentrée » a déformé nos perceptions géopolitiques5d . Considérons la division géopolitique entre le « Nord riche » et le « Sud pauvre ». Peters souligne le fait que, comme la plus grande partie du « Sud pauvre » est située au voisinage de l’Équateur (un historien économiste ajouterait que ce fait même rend compte de la pauvreté de ce « Sud pauvre »), le « Sud pauvre » apparaît plus petit qu’il ne l’est en réalité par rapport au « Nord riche » dans une projection de Mercator. Peters a publié une nouvelle carte du monde où les nations sont représentées avec leurs tailles relatives réelles. Dans cette « carte de Peters », le monde apparaît différent de façon frappante. Il est intéressant, mais pas surprenant, que Peters ait pu écrire que la publication de cette carte a provoqué en Europe « une discussion publique véhémente, inconnue jusque-là dans l’histoire de la cartographie. » 5.6

La théorie de la gravitation

La covariance généralisée est une contrainte très forte. De fait, c’est précisément en raison de cette exigence très contraignante qu’Einstein fut capable d’établir la théorie correcte de la gravitation. En 1907, grâce à son idée heureuse, Einstein avait découvert comment décrire la physique en présence d’un champ gravitationnel, mais uniquement si la physique était déjà connue en l’absence de tout champ de ce type. Mais qu’en était-il de la physique qui régit le comportement dynamique du champ gravitationnel lui-même ? Einstein buta sur cette question pendant des années. Il n’existait pas d’expérience susceptible de le guider. Parce que la force de gravitation est si incroyablement faible, il n’est pas possible d’effectuer des tests expérimentaux directs sur la dynamique du champ gravitationnel, à la différence de tests sur la dynamique d’objets matériels se déplaçant dans un champ de gravitation donné.

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Comment Einstein pouvait-il donc procéder ? La création personnelle d’Einstein, le principe de covariance généralisée, vint à la rescousse au galop. Historiquement, cela prit à Einstein un temps long et angoissant pour comprendre la covariance généralisée, mais une fois qu’il l’eut comprise, il fut presque immédiatement capable d’écrire la physique régissant le champ gravitationnel. Voici une analogie grossière : supposons que l’on demande à un architecte de deviner la forme géométrique d’un grand hall. L’architecte ne peut pas démarrer à moins que l’on ne lui fournisse certaines « données expérimentales », peut-être sous forme de photographies donnant des vues partielles du hall. Mais supposons maintenant que l’on dise à l’architecte que la forme du hall est invariante par toute rotation de 60o autour de son centre. C’est une information d’une valeur considérable. L’architecte peut maintenant réduire les possibilités à une forme hexagonale, un polygone à douze côtés, ou dix-huit côtés et ainsi de suite. L’hypothèse la plus simple serait celle de l’hexagone. En physique également, l’exigence d’une symétrie réduit les possibilités. Une règle non écrite chez les physiciens, parfois appelée règle du rasoir d’Occam, énonce que toutes choses étant égales par ailleurs, on choisit la solution la plus simple – une règle qui fonctionne à merveille. 5.7

L’espace-temps déformé

Il est vraisemblable qu’aucun autre aspect de l’œuvre d’Einstein n’a autant frappé l’imagination du public que tous ces propos mystérieux sur l’espace et le temps déformés. De fait, la notion d’espace-temps courbe est une conséquence directe du principe d’équivalence. Considérons cette devinette assez connue. Un chasseur marche vers le Sud sur un kilomètre, ensuite il se tourne vers l’Est et marche sur un autre kilomètre. Finalement il se tourne vers le Nord. Après avoir marché encore un kilomètre, il se retrouve à son point de départ et tire sur un ours. De quelle couleur est l’ours ? Les distances et les angles donnés dans la devinette nous disent immédiatement que la surface de la Terre doit être courbée. En général, si nous connaissons la distance la plus courte entre deux points quelconques, nous pouvons établir précisément la façon dont une surface est courbée. Je parle bien évidemment de la distance réelle, ou intrinsèque, une distance qui ne dépend pas du type de carte du monde que nous utilisons. La distance réelle entre Tombouctou et Katmandou est celle ressentie par un voyageur qui suit la route aérienne la plus courte.

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De même, en physique, la distance intrinsèque entre deux points quelconques dans l’espace-temps peut seulement être le temps propre ressenti par un voyageur allant d’un point de l’espace-temps à un autre. D’après le principe d’équivalence, la physique vue par un observateur dans un champ de gravitation est identique à celle vue par un observateur convenablement accéléré en l’absence de champ de gravitation. Nous avons déjà appris que le temps propre tel qu’il est ressenti par le passager du train et le temps tel qu’il est ressenti par le chef de gare peuvent être tout à fait différents. Par extension, un observateur accéléré ressentirait un temps propre encore différent. Ainsi, la présence d’un champ de gravitation doit modifier les positions relatives entre différents points de l’espace-temps. Supposons que l’on nous donne un horaire de compagnie aérienne dans lequel quelqu’un a modifié tous les temps de vol. En remarquant que le temps de vol entre Katmandou et Tombouctou est en fait plus court qu’entre Katmandou et New Delhi, nous pourrions conclure que quelqu’un a déformé la surface de la Terre de sorte que celle-ci ne soit plus une sphère. De même, Einstein fut obligé de conclure qu’un champ de gravitation déforme l’espace-temps.

5.8

La déviation de la lumière

La déformation de l’espace-temps a des conséquences spectaculaires. En géométrie euclidienne, la droite est le plus court chemin entre deux points. Mais pour une surface courbe, la notion de ligne droite ne peut plus être définie. Cependant, on peut toujours légitimement parler du plus court chemin. Exactement comme le navigateur sur son bateau cherchant la route la plus courte sur l’Océan doit tracer un chemin courbe dans l’espace, un photon qui voyage vers nous doit suivre une trajectoire courbe lorsqu’il passe dans le champ de gravitation du Soleil. En 1911, Einstein prédit que la lumière d’une étoile passant en incidence rasante du Soleil pendant une éclipse solaire totale apparaîtrait déviée, ne se propageant pas en ligne droite depuis l’étoile. Si l’on veut que l’effet soit aussi grand que possible, on doit s’arranger pour que les photons passent aussi près que possible du Soleil, donc en incidence rasante. Mais pour que l’étoile soit visible au voisinage du Soleil, il faut une éclipse afin de ne pas être ébloui par la lumière solaire. En raison de la faiblesse intrinsèque de la gravitation, la déviation prédite est seulement de cinq dix-millièmes de degré d’angle. En tant que physicien théoricien, je suis impressionné par le fait que les astronomes des années 1910 pensaient pouvoir mesurer cette déviation infime.

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Il est instructif de voir comment le principe d’équivalence exige que la gravitation affecte la lumière5e , en dépit du fait que la particule de lumière, le photon, soit de masse nulle. Droguons un infortuné assistant de recherches jusqu’à ce qu’il perde connaissance, mettons-le dans un vaisseau spatial et envoyons-le dans l’espace lointain. Imprimons au vaisseau une accélération constante adéquate, de sorte que notre assistant de recherches, quand il se réveille, est persuadé qu’il est encore sur Terre. Rappelons que dans ces expériences nous dépensons sans compter : l’intérieur du vaisseau spatial reproduit exactement le salon de l’assistant. Nous demandons alors à l’infortuné assistant d’éclairer le mur avec un pointeur laser. Pendant le temps nécessaire aux photons pour atteindre le mur, celui-ci s’est déplacé vers le haut (nous appelons « vers le haut » la direction du mouvement) étant donné que le vaisseau accélère : voir la figure 5.3. Ainsi le faiceau laser va former sur le mur une tache qui se trouve en dessous de la position qu’elle aurait eue si le vaisseau n’avait pas accéléré. Mais l’assistant de recherche, pensant qu’il est encore dans le champ de gravitation de la Terre, conclut que la gravitation dévie le faisceau vers le bas !

F IGURE 5.3. (A) Un robot dans une fusée spatiale posée sur une planète extraordinairement dense déclenche son pistolet laser en visant le hublot. Pour la clarté de la figure, le dessinateur a exagéré l’intensité du champ de gravitation qui dévie le rayon laser vers le bas. (B) La fusée spatiale est maintenant loin dans l’espace et accélère à un taux constant. Le robot vise le hublot et tire. (C) Le flash lumineux traverse la fusée, oubliant que le plancher de celle-ci se déplace vers le haut à une vitesse toujours plus grande. (D) Au lieu de sortir par le hublot, le flash lumineux touche le bas de la paroi opposée. Autant que le robot puisse en juger, la trajectoire de la lumière est la même qu’en (A), vérifiant ainsi le principe d’équivalence. Le robot ne peut pas décider s’il est immobile dans un champ de gravitation ou bien s’il accélère en l’absence de gravitation.

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C’est la façon dont fonctionne le principe d’équivalence : vous trompez quelqu’un en lui faisant croire qu’il se trouve dans un champ de gravitation. La physique qu’il observe est ensuite décrétée (par Einstein) comme étant la physique dans un champ de gravitation. Il est bon de garder cela à l’esprit pour le prochain poisson d’avril ! 5.9

Canonisation On dit que cela prend trois générations pour apprendre à tailler un diamant, une vie pour apprendre à fabriquer une montre, et que trois personnes seulement comprennent la théorie de la relativité d’Einstein. Mais les entraîneurs de football américain sont convaincus que rien de ce qui précède n’égale en complexité le fait de jouer quarterback dans la Ligue Nationale de Football. Je veux dire, les montres ne sèment pas le désordre dans les défenses, les diamants ne mènent pas d’attaques surprises, et Einstein a eu toute la journée pour lancer. E = mc2 ne fait pas tourner les rotatives. – J. Murray, éditorialiste sportif, Los Angeles Times Syndicate, 4 novembre 1984.

Alors que ses cogitations comme employé du bureau des brevets étaient déjà parvenues aux oreilles des physiciens, Einstein n’était pas encore devenu un personnage familier. Il est intéressant d’observer que, alors que les astronomes se préparaient à tester les prédictions hardies d’Einstein sur la déviation de la lumière, des accidents historiques conspirèrent pour assurer la canonisation publique d’Einstein. En premier lieu, des pluies torrentielles eurent raison d’une expédition destinée à exploiter l’éclipse de Soleil en Argentine de 1912. Ensuite, une expédition allemande bien financée se rendit en Crimée pour exploiter l’éclipse prévue pour le 21 août 1914, mais fut stoppée par le grondement des canons. Un Einstein absolument furieux écrivit à un ami que « seules des intrigues misérables » avaient empêché le test de ses idées. En fait, Einstein avait eu de la chance. À la fin de 1915, il découvrit par lui-même qu’il avait commis une erreur. Einstein avait négligé, entre autres choses, la courbure de l’espace-temps. La déviation qu’il avait prédite était seulement la moitié de la valeur correcte. En 1919, une fois la guerre terminée, deux expéditions anglaises partirent, l’une pour le Brésil et l’autre pour la Guinée espagnole. Leurs observations confirmèrent de façon dramatique la théorie d’Einstein. Si l’histoire s’était déroulée autrement, Einstein aurait été fort embarrassé. Mais au lieu de cet embarras, le mystère incompréhensible de la théorie et le caractère

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théâtralement accessible de l’expérience captivèrent un monde épuisé par la guerre. La presse se précipita sur une histoire sans aucun lien avec les famines, le Bolchévisme et les réparations. Le Times de Londres titra en première page Révolution dans la science/Une nouvelle théorie de l’Univers/Les idées de Newton balayées/Énorme proclamation/L’espace courbe. Le New York Times rapporta que, comptons-les, douze sages seulement dans le monde comprenaient la nouvelle théorie. Einstein devint d’un coup une célébrité, courtisée par les hommes d’État du monde entier.

5.10

Le temps déformé

Que l’espace-temps soit courbe est encore souvent présenté dans des exposés de vulgarisation avec une certaine aura de science-fiction, bien que la théorie ait été solidement établie depuis 1919. Que la gravitation courbe le temps fut vérifié en 1960 dans une expérience terrestre effectuée par R. V. Pound et G. A. Rebka de l’université de Harvard. Ils se fixèrent l’objectif de montrer qu’à deux points différents dans un champ de gravitation, par exemple la base et le sommet d’une tour, le temps s’écoulait à des allures différentes. Pound et Rebka n’eurent pas à chercher longtemps pour trouver une tour adéquate. De même que Pise possède sa tour, le département de physique de Harvard possède aussi la sienne. Un calcul simple utilisant le principe d’équivalence montre que deux horloges placées respectivement à la base et au sommet de la tour de Harvard diffèrent d’un seconde au bout de 100 millions d’années. Pour mettre en évidence une différence aussi fabuleusement infime, Pound et Rebka durent faire appel aux limites de leur imagination (et de la technique de l’époque !) Les expérimentateurs utilisèrent un photon comme horloge. Nous savons tous que les ondes électromagnétiques oscillent à des fréquences bien définies, une propriété qui nous permet de régler notre poste de radio ou de télévision sur notre programme favori. Ainsi un photon, oscillant à un nombre bien défini de cycles par seconde, donc à une fréquence bien définie, peut servir d’horloge. Pound et Rebka dirigèrent soigneusement leurs photons depuis le sommet de la tour de Harvard vers sa base et mesurèrent méticuleusement leur fréquence à la base et au sommet de la tour5f . Si le temps s’écoule de façon différente à la base et au sommet de la tour, alors la fréquence d’un photon qui voyage depuis le sommet vers la base de la tour doit être légèrement modifiée, et c’est ce qu’ils constatèrent. L’expérience a confirmé la théorie d’Einstein de façon spectaculaire. Des années plus tard, Pound plaisantait en disant qu’il avait vraiment compris

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la signification de la gravitation en trimballant l’équipement expérimental entre la base et le sommet de la tour.

5.11

Trous noirs Il est donc possible que les plus grands corps [. . .] de l’Univers [. . .] soient invisibles. – Pierre Simon, marquis de Laplace.

Des expérimentateurs ingénieux ont continué à tester et à confirmer, les vues d’Einstein sur la gravitation. Malheureusement, les expériences terrestres et dans le système solaire semblent limitées à la détection de différences infimes entre la théorie de Newton et celle d’Einstein5g . Les deux théories diffèrent de façon spectaculaire uniquement dans des situations extrêmes de champ gravitationnels intenses, comme ceux qui entourent un trou noir5h . Les trous noirs ont captivé l’imagination du public. De fait, l’idée d’un trou noir n’est ni nouvelle, ni particulièrement profonde. Dès 1795, le Marquis de Laplace, alors associé au Bureau des Longitudes et à l’Institut de France, remarqua que même la lumière ne peut pas se déplacer assez vite pour échapper à l’attraction d’un objet astronomique extrêmement dense. L’objet est si dense qu’il fait faire demi-tour à la lumière. Que la lumière ne puisse pas s’échapper d’un objet suffisamment dense est un point évident sur lequel tout le monde est d’accord : la vraie question est de comprendre comment un tel objet a pu se former. Le scénario standard envisage une étoile massive qui s’effondre après avoir brûlé tout son combustible nucléaire. En 1939, J. Robert Oppenheimer, G. Volkoff et H. Snyder firent observer qu’une étoile suffisamment massive ne pourrait pas résister à son effondrement et atteindrait finalement la densité critique imaginée par Laplace. Ici, Einstein et Newton ont une divergence majeure. En physique newtonienne, on est libre de supposer que la matière de l’étoile pourrait devenir assez rigide pour stopper l’effondrement. Mais une énorme énergie est associée à une telle rigidité : pensez à l’énergie qui est stockée dans un ressort comprimé en attendant sa libération. D’après Einstein l’énergie, étant équivalente à la masse, engendrerait un champ gravitationnel additionnel, qui à son tour accélèrerait l’effondrement. Dans la théorie d’Einstein, on ne peut pas éviter, même en principe, l’effondrement imminent de l’étoile, pourvu que celle-ci soit suffisamment massive.

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5.12

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L’homme qui n’écoutait pas

Sur une distance de quelques kilomètres, la théorie de la Terre plate et celle de la Terre ronde diffèrent de façon négligeable. Mais au fur et à mesure que l’on voyage sur des distances de plus en plus grandes, les différences entre les deux théories deviennent de plus en plus marquées jusqu’à ce que, finalement, quand on a fait le tour du globe, on s’aperçoive que les deux théories sont totalement différentes. De même, la différence entre la théorie de Newton et celle d’Einstein devient totale lorsque nous considérons l’Univers dans son ensemble. En particulier, comme dans la théorie d’Einstein l’espace est courbe juste comme la surface de la Terre, il est possible que nous puissions faire le tour de l’Univers juste comme nous faisons le tour du globe. Sautez dans un vaisseau spatial, gardez un cap fixé, c’est-à-dire suivez le plus court chemin, et des lustres plus tard il est possible que vous vous retrouviez au même point. Dans ce cas l’Univers est dit « fermé », courbé comme la surface d’une sphère. Il est possible que l’Univers soit courbé, mais cette fois comme la surface d’une selle, en imaginant que la surface s’étend à l’infini. Dans ce cas, l’Univers est d’extension infinie, et un voyageur spatial volant toujours en ligne droite le ferait sans limites, sans jamais revisiter les endroits par lesquels il est passé5i . Dans ce cas, L’Univers est dit « ouvert ». À l’évidence, les astronomes ne peuvent pas décider si l’Univers est fermé ou ouvert par une observation directe. De la même façon que les Grecs anciens essayaient de déterminer si la Terre était ronde ou plate, les physiciens et les astronomes doivent combiner des observations directes et des raisonnements physiques indirects pour arriver à la meilleure détermination possible. Pour l’information du lecteur, les meilleures observations disponibles aujourd’hui (2017) indiquent que l’Univers est ouvert et spatialement plat : sa courbure spatiale est nulle dans la limite des erreurs expérimentales. En février 1917, moins de deux ans après avoir proposé sa théorie de la gravitation, Einstein lança un nouveau domaine excitant de la physique : la cosmologie moderne. Après un million d’années d’évolution, l’esprit humain était finalement prêt à se projeter au-delà des étoiles pour comprendre le cosmos lui-même. Einstein se rendit compte que, comme le mouvement des corps célestes est régi par la gravitation, une théorie complète de celle-ci devrait nous éclairer sur la dynamique de l’Univers tout entier. Aujourd’hui, les astronomes nous disent que l’Univers est rempli d’une distribution uniforme de galaxies. En 1922, le mathématicien russe Alexander Friedmann trouva la solution des équations d’Einstein pour un Univers rempli uniformément de matière et montra que l’Univers devait être soit en expansion, soit en contraction.

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Chapitre 5. Une idée heureuse

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Vous pouvez aisément imaginer le choc que provoqua cette notion. On avait toujours pensé que l’Univers était immuable et éternel. De fait, cette idée d’un Univers statique était si profondément ancrée qu’Einstein lui-même pensa que ses équations de la gravitation étaient incomplètes. Dans son article de 1917, il modifia effectivement ses équations afin de permettre une solution statique. La légende rapporte qu’il qualifia cette addition à sa théorie comme « une des plus grosses gaffes de sa vie. » En 1929, l’astronome américain Edwin Hubble, qui abandonna la pratique du droit pour l’astronomie, avait établi que les galaxies s’éloignaient les unes des autres, un phénomène baptisé « fuite des galaxies ». En 1935, l’expansion de l’Univers était un fait établi5j . En 1946, George Gamow proposa le modèle du Big Bang comme image de la Création. L’idée est simple. Imaginons que nous projetions à l’envers un film de notre Univers en expansion. Le film nous montre les galaxies volant les unes vers les autres. Finalement, toutes les particules de l’Univers se retrouvent empilées les unes sur les autres. À ce point, le film se casse. Si nous projetons maintenant le film dans le bon sens, nous observons toutes les particules de l’Univers qui se précipitent vers l’extérieur à partir d’un point. L’image du Big Bang a expliqué avec succès de nombreuses propriétés observées de l’Univers. Il y a une curieuse note en bas de page à la gaffe d’Einstein. En 1917, Einstein « arrêta » l’expansion de l’Univers en ajoutant un nouveau terme à ses équations, la « constante cosmologique ». Comme l’Univers n’est pas statique, la constante cosmologique ne devrait pas intervenir dans la théorie. Mais jusqu’à présent, personne n’a été capable d’inventer un argument théorique montrant que ce terme ne devrait pas être présent. Cette situation persiste aujourd’hui, mais elle est tempérée par le fait que les astrophysiciens ont mis en évidence en 1997 une accélération de l’expansion de l’Univers, dont une explication possible est la présence d’une constante cosmologique. La constante cosmologique, qui était sortie par la porte dans les années 1930, est revenue par la fenêtre à la fin des années 1990 ! Néanmoins, fournir une explication quantitative de la valeur de cette constante cosmologique fait partie des problèmes les plus profonds non résolus de la physique contemporaine.

5.13

Labyrinthes secrets

La « gaffe » d’Einstein – qui finalement n’en était pas une – illustre à nouveau le fait qu’une grande théorie physique contient dans sa structure intime des secrets dont son créateur ne pouvait pas rêver. La théorie devrait guider les théoriciens, et pas l’inverse. La théorie d’Einstein nous a menés par un long chemin depuis

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des estomacs qui s’enfoncent dans les ascenseurs à l’Univers en expansion. C’est un contraste flagrant avec les théories phénoménologiques, construites uniquement pour « expliquer » un phénomène donné. Les théoriciens élaborent de telles théories pour les ajuster aux données, et ils en extraient exactement ce qu’ils y ont mis. Ils guident leurs théories phénoménologiques, plutôt que de faire l’inverse. De telles théories peuvent avoir une grande importance pratique, mais typiquement elles ne nous disent rien, ou si peu, des autres phénomènes, et je ne leur trouve finalement que peu d’intérêt fondamental.

5.14

Cela doit être

La théorie d’Einstein de la gravitation incarne la physique théorique au meilleur de sa forme. Le point de départ de la théorie est enraciné dans l’expérience quotidienne, et cependant ses conséquences sont magnifiquement contre-intuitives. Étant donné le seul fait que tous les objets tombent de la même façon, l’intelligence humaine est capable d’ériger une théorie dont découlent de manière naturelle les noirs secrets jusque-là connus seulement des dieux, comme la distortion gravitationnelle du temps ou l’évolution de l’Univers. La théorie d’Einstein de la gravitation s’accompagne d’une sensation d’inévitabilité. La notion qu’une théorie particulière était la seule possible était une nouveauté en physique. Par exemple, l’affirmation de Newton selon laquelle l’attraction gravitationnelle décroît comme l’inverse du carré de la distance entre deux objets apparaît tout à fait arbitraire d’un point de vue purement logique. Pourquoi cette attraction de décroîtrait pas comme l’inverse du cube de la distance ?

F IGURE 5.4. Deux compatriotes qui comprenaient la nécessité de l’art.

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Newton aurait estimé qu’il était impossible de répondre à cette question : il présentait sa loi comme un simple énoncé en accord avec le monde réel. Au contraire, une fois énoncée l’exigence de la covariance généralisée, la théorie de la gravitation est fixée. Abraham Pais, le biographe de référence d’Einstein, a observé judicieusement que si, dans sa grande perfection, la théorie de la relativité restreinte rappelle une composition de Mozart, alors sa théorie de la gravitation possède la toute puissance d’une œuvre de Beethoven. Le dernier mouvement du quatuor opus 135 de Beethoven porte la devise « Musz es sein ? Es musz sein ». (Est-ce que cela doit être ? Cela doit être.) L’art dans sa nécessité doit être parfait5k . L’art parfait ne doit pas pouvoir être altéré. Est-ce que quelqu’un oserait, ou plus exactement même voudrait, récrire la Neuvième de Beethoven ? En physique théorique, la construction est encore plus rigide. Les physiciens sont moins respectueux de l’autorité que les compositeurs, et des générations suivantes de physiciens ont bricolé la théorie d’Einstein avec l’objectif de l’améliorer. Mais il n’existe pas de façon de modifier la théorie de manière significative sans abandonner la covariance généralisée. À l’intérieur du cadre esthétique fixé par le règne de la symétrie, on peut embellir la théorie d’Einstein, mais pas modifier ses conclusions.

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6 La symétrie dicte le dessein Un collègue plus âgé et sage m’a dit un jour qu’il relisait le roman de Tolstoï Guerre et Paix une fois tous les dix ans et trouvait que c’était chaque fois un livre différent. Les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature sont ceux qui offrent plusieurs niveaux de lecture : ils parlent au lecteur selon son expérience propre et sa sensibilité. Dans l’innocence de mes années d’adolescence, je pensais que Mort à Venise était un roman policier, et j’ai été très déçu. Plus tard je fus étonné de découvrir la richesse du symbolisme de ce livre. Quand j’étais au lycée, je n’étais pas seulement intéressé par les romans policiers. Un jour je tombai par hasard sur un livre de vulgarisation des théories d’Einstein. Comme tout amateur, je fus captivé par l’aspect exotique et bizarre de l’univers du Dr Einstein. Plus tard, à l’université, après avoir maîtrisé suffisamment de physique et de mathématiques pour comprendre les travaux d’Einstein, je m’émerveillais des subtilités mathématiques nécessaires et je vis les conclusions étranges d’Einstein comme des conséquences parfaitement logiques de sa théorie. Mais, au fur et à mesure que j’en apprenais plus et que je commençais à faire de la recherche, je me rendis finalement compte de ce qu’était véritablement l’héritage intellectuel d’Einstein transmis à ma génération de physiciens : rien de moins qu’une nouvelle façon de faire de la physique.

6.1

Un schéma pour la physique fondamentale

Pour apprécier l’intuition d’Einstein, passons en revue le schéma suivi dans le développement de la théorie électromagnétique, cette théorie qui est la quintessence des théories physiques du XIXe siècle.

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En s’amusant avec des pattes de grenouilles et des fils, les physiciens ont découvert que la Nature se comportait en suivant un certain motif, et que Son comportement pouvait être décrit par un ensemble d’équations. Les équations, une fois écrites, ont joué une musique qui attendait patiemment une oreille pour l’écouter. Finalement, un jeune type brillant entre en scène et entend les équations dire qu’elles sont invariantes de Lorentz. Ce type se rend alors compte que cette symétrie exige une révision de toute la physique. Le schéma du développement de l’électromagnétisme et de la relativité est esquissé sur la figure 6.16a . T

N xIx F IGURE 6.1. Un ensemble conséquent de faits expérimentaux ont été résumés dans des équations qui à leur tour ont révélé une symétrie dans le dessein de la Nature. Cette symétrie, une fois mise au jour, a conduit à d’autres faits vérifiables empiriquement, comme la conversion de la masse en énergie. La relation de ces faits avec l’électromagnétisme est loin d’être évidente.

Après qu’Einstein eut établi la relativité, il lui vint soudainement à l’esprit, ainsi qu’à son contemporain Hermann Minkowski, que les flèches de ce schéma pourraient être réversibles. Supposez qu’il nous ait été secrètement révélé au cœur de la nuit que la Nature était invariante de Lorentz. Connaissant ce fait, pourrions-nous en déduire les équations de Maxwell et, de là, tous les faits de l’électromagnétisme, sans jamais avoir mis les pieds dans un laboratoire ? Dans une large mesure, nous le pouvons ! L’exigence de l’invariance de Lorentz est une contrainte forte sur la Nature. Les équations de Maxwell sont si étroitement reliées à cette invariance que, étant donné une des équations, nous pouvons en déduire les autres. Je vais esquisser ci-après le raisonnement à suivre. On nous donne une symétrie qui relie l’espace au temps et le champ électrique au champ magnétique. Supposons que nous connaissions une des équations de Maxwell, disons celle qui correspond à la loi de Coulomb. Rappelez-vous que la loi de Coulomb décrit la façon dont le champ électrique créé par une charge décroît avec la distance à cette charge. En d’autres termes, nous disposons d’une équation décrivant la façon dont le champ électrique varie dans l’espace. Dans une transformation de Lorentz, cette équation est transformée en une équation décrivant

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la façon dont un champ électrique varie dans le temps et un champ magnétique dans l’espace, ce qui correspond précisément à une autre des équations de Maxwell. Le cœur de cet argument de symétrie peut être énoncé succinctement. Comme la symétrie unifie l’espace et le temps pour en faire l’espace-temps et que les champs électrique et magnétique sont combinés en un champ électromagnétique, il n’est pas possible d’écrire une équation se positionnant toute seule pour donner la variation du champ électrique dans l’espace. Ainsi que je l’ai observé au chapitre 4, cette équation ne peut être qu’un morceau d’une équation unifiée décrivant la variation du champ électromagnétique dans l’espace-temps. Dans l’analogie architecturale, si on précise à l’architecte qu’une pièce possède une symétrie hexagonale exacte, et si on lui montre la photographie d’un mur, de façon évidente il peut deviner le plan de toute la pièce. En physique, la situation est mathématiquement plus complexe, mais l’idée qui nous guide est la même. Dans le roman de Philip Roth, The Ghost Writer, un des personnages, un écrivain célèbre, dit à un autre personnage qu’il écrit toujours une phrase avant le déjeuner. Après le déjeuner, il tourne la phrase en sens inverse et il passe sa vie à tourner encore et encore des phrases dans sa tête. D’une façon très analogue, les physiciens théoriciens font tourner encore et encore des stuctures logiques dans leur tête. Ainsi Einstein et Minkowski se rendirent compte que l’on pouvait inverser les flèches sur la figure 6.1 et utiliser d’entrée de jeu la symétrie.

6.2

En une seule descente en piqué

Einstein a appréhendé la puissance de la symétrie et s’en est emparé pour développer sa théorie de la gravitation. Au lieu de distiller laborieusement cette théorie à partir d’une collection hétéroclite de faits expérimentaux, dont il aurait pu extraire ultérieurement une symétrie, il formula directement une symétrie suffisamment puissante pour déterminer la théorie6b . Le schéma qu’il a suivi est illustré sur la figure 6.2. Observez le contraste entre ce processus et celui suivi dans le développement de l’électromagnétisme et de la relativité sur la figure 6.1. La symétrie a donné à Einstein le pouvoir d’écrire sa théorie de la gravitation en une seule descente en piqué. Afin d’apprécier cette performance, essayons d’imaginer ce qui se serait passé si les physiciens avaient suivi le schéma du XIXe siècle pour étudier la gravitation, ce que certains physiciens essayèrent de faire. Après des années passées à étudier soigneusent les orbites des planètes, les astronomes auraient mis en évidence des déviations infimes des orbites par rapport aux prédictions newtoniennes. Afin d’en rendre compte, les physiciens

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xx F IGURE 6.2. Le processus logique suivi par Einstein dans sa découverte de la théorie de la gravitation.

auraient ajouté une minuscule correction à la théorie de la gravitation de Newton. Des études plus poussées auraient révélé que cette correction ne faisait pas encore l’affaire, et les physiciens auraient été obligés de corriger la loi de Newton par une addition encore plus minuscule. En pratique, un tel programme était voué à s’arrêter rapidement. Mais même si nous imaginons que les physiciens auraient été capables de déterminer autant de termes correctifs qu’il leur plaisait, il aurait fallu une inspiration de génie pour comprendre que ces corrections pouvaient toutes se combiner pour former une théorie radicalement différente. La théorie dans une phase intermédiaire aurait été un incroyable bazar. C’est comme si un architecte avait dessiné un bâtiment carré, alors que son client avait en fait commandé un bâtiment circulaire. Chaque fois que l’architecte présenterait ses plans au client, celui-ci demanderait des petites corrections mais refuserait de dire à l’architecte ce qu’il voulait réellement. L’architecte n’arrêterait pas de modifier son plan carré. Finalement, au fur et à mesure que le plan montrerait un bâtiment de plus en plus rond, l’architecte pourrait se rendre compte que son client avait souhaité un plan circulaire. 6.3

Des voix dans la nuit

La compréhension qu’avait Einstein de la façon dont la symétrie dicte le dessein est, à mon sens, une des intuitions les plus profondes de l’histoire de la physique. La physique fondamentale suit aujourd’hui le schéma d’Einstein plutôt que celui de la physique du XIXe siècle. Les physiciens qui recherchent le dessein ultime prennent comme point de départ une symétrie et vérifient ensuite que ses conséquences sont en accord avec l’expérience. Mais, pourrait se demander le lecteur, comment un physicien peut-il trouver la bonne case départ en jouant le jeu d’Einstein ? Il est vraisemblable que personne ne va émerger d’une nuit noire et nous souffler quelles symétries

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la Nature a tissées dans Sa tapisserie. Si le client d’un architecte souhaite un plan symétrique, mais ne dit pas à l’architecte quelle symétrie il a en tête, comment ce dernier peut-il la deviner ? Manifestement, on peut extraire des symétries à partir de faits expérimentaux connus. C’est ce qu’Einstein a fait. Le point délicat est de décider quel est le fait le plus pertinent permettant de formuler la symétrie. Dans l’ensemble des données connues sur la gravitation, Einstein sélectionna le fait que tous les objets tombent de la même façon, indépendamment de leur masse. Par exemple, il n’utilisa pas le fait que la force de gravitation entre deux objets décroît lorsque leur distance augmente, proportionnellement à l’inverse du carré de leur distance. Cette propriété, de même que tous les autres faits connus, émergent comme conséquence de la symétrie imposée à la gravitation. Une autre approche, que les physiciens utilisent avec une hardiesse croissante au fur et à mesure que leur discipline progresse, est l’écoute de leur moitié de cerveau sensible à l’esthétique. Afin de lire Ses pensées, ils explorent ce qui constitue pour eux-mêmes la symétrie et la beauté. Dans le silence de la nuit, ils écoutent les voix qui les informent des symétries dont personne n’a encore rêvé. En reprenant l’analogie utilisée un peu plus haut, nous pouvons imaginer l’architecte faisant le maximum pour détecter un indice en rapport avec la symétrie souhaitée par son client, en étudiant minutieusement les discours de celui-ci. Cette approche est l’analogue approximatif d’un physicien essayant de déduire les symétries à partir de l’observation. Mais l’architecte pourrait aussi adopter une approche plus hardie en allant de l’avant et en concevant le plan le plus harmonieux qu’il puisse imaginer. Alors l’architecte peut seulement espérer que son client partage son sens esthétique. Dans la quatrième partie, j’expliquerai comment ces deux approches ont été suivies par les physiciens avec de superbes résultats.

6.4

Dans la forêt de la nuit

Dans son travail sur la relativité, Einstein avait traité de deux interactions, l’électromagnétisme et la gravitation, qui se manifestent dans le monde macroscopique de la vie quotidienne et pour lesquelles nous avons accumulé une somme considérable de compréhension intuitive. Mais, y compris dans la période où Einstein progressait, l’ordre ancien était en train de s’écrouler dans le monde de la physique. On s’aperçut que monde microscopique des atomes et des noyaux dansait au son d’une musique différente. À la valse lente de la physique classique se substituait la gigue de la physique quantique.

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F IGURE 6.3. Le Tigre qui brûle dans la forêt de la nuit.

Une nouvelle mécanique régit ce monde microscopique étrange, une mécanique pour laquelle les physiciens n’ont pas d’intuition évidente. Ce monde présente un visage totalement différent de celui qui était envisagé par les physiciens de la fin du XIXe siècle, dans leur conception déterministe, arrogante et complaisante. Les physiciens avaient pénétré la forêt de la nuit, où le bon sens n’était qu’un chant des sirènes conduisant à des paradoxes létaux. Dans cette obscurité, le Tigre brûlant, avec sa symétrie effrayante, apparaît comme une balise d’espérance. Les physiciens fondamentaux ont pris l’habitude de s’appuyer de plus en plus sur le Tigre. Aujourd’hui, les considérations de symétrie jouent un rôle central dans le travail de nombreux physiciens fondamentaux, y compris moi-même.

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7 Où l’action n’est pas Quand on fait de la science, on essaie de dire ce que personne d’autre n’a encore jamais dit auparavant. Quand on écrit de la poésie, on essaie de dire ce que d’autres ont dit avant soi, mais mieux. Cela explique, fondamentalement, pourquoi la bonne poésie est aussi rare que la bonne science. On pourrait croire que la science et la poésie sont à mille lieues l’une de l’autre. Cependant certains physiciens théoriciens, tout comme les poètes, consacrent leur énergie créative à redire ce qui déjà été dit, mais d’une manière différente. Leurs travaux sont souvent méprisés par des physiciens plus pragmatiques pour la raison même qui fait que la poésie est souvent méprisée. Un domaine de la physique est reformulé, mais cette nouvelle formulation ne fait pas avancer d’un poil nos connaissances. Dans la grande majorité des cas, en poésie comme en physique théorique, le rejet brutal est parfaitement justifié. La nouvelle version est plus alambiquée et plus ampoulée que l’ancienne. Mais, une fois n’est pas coutume, un poème, compact dans sa structure, éloquent dans sa cadence, réussit à illustrer un thème avec plus de lucidité que jamais auparavant. En physique également, des formulations plus proches de la logique interne de la Nature peuvent émerger de temps à autre. Le meilleur exemple est probablement la formulation, dite de type action, développée au XVIIIe siècle comme une alternative à la formulation différentielle de la physique élaborée par Newton. Dans la formulation de Newton, on se focalise sur une particule à un certain instant. Une force agissant sur la particule modifie sa vitesse en accord avec la loi de Newton reliant la force F à l’accélération a et à la masse m, F = ma. Ainsi on connaît la vitesse de la particule à l’instant suivant et, par extension, sa position. En répétant cette procédure, on détermine la position et la vitesse

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de la particule à tout instant futur. Ceci est, en quelques mots, la formulation standard à laquelle tout étudiant en physique débutant doit se frotter. Cette formulation est appelée différentielle parce que l’on se focalise sur les différences entre quantités physiques d’un instant à l’instant suivant. Les équations décrivant ces changements sont appelées « équations du mouvement. » Avec la formulation de type action, en revanche, on se donne une vue globale du chemin suivi par la particule et on cherche le critère « utilisé » par la particule pour choisir un chemin particulier plutôt qu’un autre. Pendant longtemps, la formulation de type action fut considérée uniquement comme une formulation alternative élégante. La physique continuait à être formulée en termes d’équations différentielles du mouvement. Cependant, ma génération de physiciens théoriciens a finalement embrassé la formulation de type action et éconduit la formulation différentielle. Nous avons eu ce coup de foudre en grande partie parce que la formulation de type action rend beaucoup plus aisée notre recherche de la symétrie du dessein fondamental. 7.1

La lumière qui se dépêche

Quand un nageur est debout dans une piscine remplie d’eau, ses jambes paraissent plus courtes. Le même phénomène peut être observé si l’on plonge une cuiller dans un verre d’eau. Ce phénomène est facilement expliqué si l’on prend en compte la brisure du rayon lumineux lorsqu’il traverse l’interface entre deux milieux transparents – ici l’eau et l’air. Sur la figure 7.1, un rayon lumineux

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F IGURE 7.1. La lumière qui se dépêche : en voyageant depuis l’orteil du nageur T jusqu’à l’œil de l’observateur E, la lumière « choisit » le chemin qui lui permet d’arrriver à destination dans l’intervalle de temps minimum. Comme la lumière se propage plus vite dans l’air que dans l’eau, le chemin choisi est TAE plutôt que la ligne droite TBE. Il en découle que, pour l’observateur, l’orteil semble se trouver en T  .

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Chapitre 7. Où l’action n’est pas

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se propage depuis l’orteil du nageur jusqu’au point A sur la surface de l’eau, se brise, et ensuite se propage jusqu’à l’œil de l’observateur E. Le cerveau de l’observateur, jugeant de la direction d’où vient le rayon lumineux, décide qu’il est issu du point T  . En conséquence, les jambes du nageur paraissent plus courtes. Afin d’acquérir une compréhension plus profonde de la brisure des rayons lumineux passant d’un milieu transparent à un autre, le mathématicien Pierre de Fermat (1601-1665) proposa, l’année de sa mort, un principe plutôt mystérieux. Le principe de Fermat énonce que la lumière choisit un trajet tel qu’elle arrive à destination dans l’intervalle de temps le plus court possible, donc dans le minimum de temps. Sur la figure 7.1, le trajet en ligne droite TBE est en fait plus court en distance que TAE, le trajet effectivement suivi. Mais la lumière se propage plus lentement dans l’eau que dans l’air. En suivant le trajet TAE, la lumière suit un segment plus court TA dans l’eau. Le temps ainsi économisé compense le fait que le segment AE suivi dans l’air est plus long. Et maintenant, que dire de TBE ? Le segment dans l’eau, TB, est plus long, mais le segment dans l’air, BE, est maintenant plus court. Comme la lumière se propage plus vite dans l’air que dans l’eau, le temps de parcours de TBE est plus long que celui de TAE. À l’évidence, il existe un trajet optimal qui minimise le temps de parcours de la lumière, et c’est le trajet TAE. Les automobilistes doivent prendre le même type de décision que la lumière avec le principe de Fermat. En cet âge d’autoroutes parcourues à grande vitesse, la route la plus courte en temps n’est pas toujours la route la plus courte en kilomètres. Pour aller de Paris à Venise, plusieurs routes sont possibles. Un automobiliste peut décider de couper à travers la Suisse, en passant par Zurich. Mais peut-être est-il préférable, en fonction des conditions météo, de faire un détour par le Sud de la France. Pendant que j’en suis aux automobilistes, je peux mentionner une autre illusion d’optique observée communément, qui est aussi expliquée par la tendance qu’a la lumière à se dépêcher. Conduisant par une journée très chaude, on peut souvent observer la « réflexion » de voitures éloignées sur la route. Nos cerveaux, qui sont facilement induits en erreur, en concluent que la route devant nous est mouillée. Le phénomène se produit parce que la surface de la route est plus chaude que l’air environnant, et la vitesse de la lumière dans l’air dépend de la température : voir la figure 7.2. Le principe de Fermat a tellement impressionné ses contemporains que l’on chercha fiévreusement un principe analogue pour la mécanique. En optique, le principe de temps minimum nous libère d’avoir à mémoriser des formules pas particulièrement illuminantes qui relient les angles θ et ϕ dans le dessin VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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F IGURE 7.2. Mirage d’été : un rayon lumineux quittant le capot et dirigé vers le bas rencontre une couche d’air chaud près de la surface de la route et se courbe vers le haut. Il finit par suivre le trajet 2 et atterrir dans l’œil de l’observateur. Le cerveau de l’observateur, en jugeant de la direction d’où est issu le rayon lumineux, conclut qu’il vient de H  . Un autre rayon lumineux va directement de H vers l’œil en suivant le trajet 1. Ceci se répète pour tout rayon lumineux émis par tout point de la voiture, ce qui entraîne que l’on voit le reflet de la voiture. Le cerveau, un organe merveilleux, en déduit que la route doit être mouillée.

de la figure 7.1. Par analogie, on espérait qu’un principe global pourrait remplacer les équations de Newton. Le principe adéquat, connu sous le nom de principe d’action7a , fut bientôt énoncé par Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), Joseph Louis, comte de Lagrange (1736-1813) et d’autres. Ce principe est souvent appelé « principe de moindre action », mais il peut arriver que l’action du processus physique soit maximale, et non minimale. En toute rigueur, on devrait dire « principe d’action extrémale. » 7.2

Où l’action n’est pas

La signification du principe d’action devient très claire si l’on considère comme processus type celui où une particule part à l’instant t A du point A et arrive au point B au temps t B : les instants de départ et d’arrivée sont fixés, et donc le temps de parcours. Dans la formule donnant l’action, nous prenons en compte non seulement les différents trajets entre A et B, mais aussi toutes les façons possibles qu’a la particule de parcourir ces trajets. Ainsi, pour un trajet donné, la particule pourrait d’abord aller lentement, accélérer un moment, puis prendre une allure de tortue et finalement filer comme un lièvre. Les physiciens appellent « histoire » chaque façon particulière de parcourir un trajet donné dans l’intervalle de temps attribué. Dans la formulation de l’action, toutes les histoires possibles doivent être prises en compte. À la différence des photons dont la vitesse dans un milieu donné est fixée, une particule massive peut voyager à des vitesses variables selon les circonstances. Ainsi, de ce point de vue, le principe d’action extrémale est différent du principe de Fermat, et plus général que celui-ci. De fait, les physiciens ont reconnu ultérieurement que le principe de Fermat était un cas particulier du principe d’action.

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Chapitre 7. Où l’action n’est pas

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Poursuivons avec l’énoncé du principe d’action. Un nombre, appelé « action », est attribué à chaque histoire possible. Ainsi, une histoire particulière peut être étiquetée 95,6, une autre 123,45. Le principe énonce que la particule suit en fait la trajectoire dont l’action est extrémale, minimale ou maximale. Une fois que nous aurons précisé l’action, le principe détermine la trajectoire effective de la particule, à savoir la trajectoire et la façon dont elle est parcourue, juste comme le principe de Fermat détermine la trajectoire effective de la lumière. La physique peut être formulée en utilisant le principe d’action. Un domaine donné de la physique est maîtrisé si nous pouvons trouver une formule qui nous permet de déterminer l’action, quelle que soit l’histoire. Par exemple, l’action correspondant à une histoire particulière suivie par une particule newtonienne est calculée de la façon suivante : soustrayons l’énergie potentielle de l’énergie cinétique et faisons la somme de, ou de façon mathématiquement précise, intégrons cette quantité sur l’intervalle de temps entre t A et t B . En mécanique newtonienne, l’énergie cinétique est simplement l’énergie associée au mouvement de la particule, elle vaut mv2 /2, où m est sa masse et v sa vitesse, tandis que l’énergie potentielle est une sorte d’énergie « stockée » disponible pour sa conversion éventuelle en énergie cinétique. Par exemple, un objet proche de la surface de la Terre possède une énergie potentielle (dans ce cas de gravitation) en raison de l’attraction de la Terre. Plus l’objet est éloigné du sol, plus son énergie potentielle est grande. Lorsque l’objet tombe, son énergie potentielle est convertie en énergie cinétique. Quand nous utilisons une remontée mécanique au ski, nous payons l’opérateur de la remontée pour nous fournir de l’énergie potentielle que nous allons convertir en énergie cinétique en dévalant la piste. Le calcul de l’action est analogue à celui d’un comptable qui détermine le bénéfice total pour une stratégie de production donnée. Chaque semaine, il soustrait le coût global de la production du montant global des ventes, et fait ensuite la somme de la quantité obtenue sur les cinquante-deux semaines de l’année fiscale. L’industriel s’efforce bien évidemment de maximiser le profit global en suivant l’histoire la plus avantageuse. 7.3

Une chute vertigineuse

Je vais maintenant illustrer comment fonctionne effectivement le principe d’action dans le cas d’une particule en chute libre. Ainsi que le montre la figure 7.3, Humpty Dumpty1 doit aller d’un point A à un point B en un temps donné tout en rendant son action extrémale, minimale dans ce cas précis. 1 Personnage

célèbre d’une comptine anglaise ayant la forme d’un œuf.

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F IGURE 7.3. M. Dumpty doit décider quelle est l’histoire qui lui permet de minimiser son action pour aller de A à B. Le chemin 2 ne peut pas minimiser cette action.

À l’évidence, dans sa recherche du minimum d’action, il ne tirerait aucun avantage du fait de ne pas tomber en ligne droite. En effet, pour couvrir la distance d’une trajectoire courbe en un laps de temps donné, Dumpty devrait bouger plus vite, augmentant ainsi son énergie cinétique, et donc son action. Compte tenu de cette observation, Dumpty décide de tomber en ligne droite, mais il doit encore envisager une infinité d’histoires possibles. Afin de simplifier, Dumpty pourrait commencer par comparer deux choix stratégiques génériquement opposés : il pourrait partir lentement et ensuite accélérer, ou au contraire partir vite et ensuite ralentir. Rappelez-vous que l’action est égale à l’énergie cinétique moins l’énergie potentielle intégrée sur toute l’histoire. Comme l’énergie potentielle augmente avec la distance au sol, il lui est manifestement avantageux de passer plus de temps en altitude, de façon à soustraire une plus grande énergie potentielle. Dumpty, en conséquence, part lentement et accélère ensuite. Avec l’aide de mathématiques élémentaires, on peut montrer que la meilleure stratégie pour Dumpty est de choisir une accélération constante7b . Le lecteur peut avoir l’impression que, dans ce cas précis, le raisonnement fondé sur l’action est plus alambiqué que celui fondé sur les équations différentielles, c’est un fait incontestable. Dans la formulation différentielle, l’accélération de Dumpty est déterminée immédiatement par la loi de Newton.

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Cependant, plus la physique progressait au-delà de la loi de Newton, et plus la supériorité de la formulation en terme d’action devenait manifeste. 7.4

Supervision divine

Je dois insister sur le fait que le principe d’action de la mécanique ne dit rien de plus, et rien de moins, que les équations du mouvement de Newton. La formulation en terme d’action, bien que plus compacte et esthétiquement plus attrayante, est strictement équivalente physiquement à la formulation de Newton. La perspective, cependant, est totalement différente dans les deux formulations. Dans la formulation en terme d’action, on adopte une vue structurelle, en comparant les façons différentes qu’une particule pourrait envisager pour aller d’ici à là. Pour un esprit du XVIIe ou du XVIIIe siècle, les principes de temps minimal et d’action portaient la marque réconfortante d’une supervision divine. Une voix ordonnait à chaque particule dans l’Univers de suivre le chemin et l’histoire les plus avantageux. Il n’est pas surprenant que le principe d’action ait inspiré une quantité considérable d’écrits quasi philosophiques ou quasi théologiques, un ensemble d’écrits qui, aussi intrigants fussent-ils, se sont révélés au bout du compte stériles. Aujourd’hui, les physiciens adoptent une position conservatrice et pragmatique selon laquelle le principe d’action est simplement une manière plus compacte d’exprimer la physique, et l’interpétation quasi théologique qu’il suggère n’est ni admissible, ni pertinente7c . 7.5

Le monde sur une serviette de cocktail

Il se trouve que le principe d’action est universellement applicable en physique. Toutes les théories physiques établies depuis Newton peuvent être formulées en terme d’action. Cette formulation est aussi d’une élégante concision. Par exemple, les quatre équations de l’électromagnétisme de Maxwell sont remplacées par une action unique, grâce à une formule qui nous permet de calculer un nombre unique pour chaque histoire décrivant les variations du champ électromagnétique. De même, les dix équations qu’Einstein a écrites pour sa théorie de la gravitation peuvent être simplement résumées dans une action unique. Einstein, et indépendamment David Hilbert, établirent la forme correcte de cette action peu après qu’Einstein eut écrit ses équations. Le point important est que, tandis que les équations du mouvement peuvent être complexes et nombreuses, l’action est donnée par une formule unique.

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Le lecteur doit comprendre que la totalité du monde physique est décrite par une action unique. Au fur et à mesure que les physiciens maîtrisent un nouveau domaine de la physique, tel que l’électromagnétisme, ils ajoutent à l’action du monde un nouveau terme décrivant ce domaine. Ainsi, à chaque étape du développement de la physique, l’action est la somme d’une pagaille de termes hétéroclites. Ici se trouve le terme décrivant l’électromagnétisme, là celui qui décrit la gravitation et ainsi de suite. L’ambition de la physique est d’unifier ces différents termes dans un tout organique. Tandis qu’une mécanicienne bricole sa machine et un architecte ses plans, une physicienne bricole l’action du monde. Elle remplace un terme ici et modifie un autre là.

F IGURE 7.4. (A) Les physiciens fondamentaux rêvent d’écrire le dessein de l’Univers sur un bout de serviette. La formulation fondée sur l’action permet une description extraordinairement compacte. (B) Aujourd’hui, les physiciens pensent que l’action ressemble à ce qui est gribouillé sur cette serviette. Pour comprendre vraiment ce que signifie chaque symbole, il faudrait passer plusieurs années à suivre des cours pour étudiants en thèse dans une université réputée. Cependant vous pouvez remarquer d’emblée les signes plus : cette action est la somme de plusieurs morceaux qui sont simplement additionnés. Par exemple le premier terme (1/G ) R représente la gravitation, tandis que le second, (1/g2 ) F2 représente les trois autres interactions. Ceci suggère que les physiciens ne sont pas encore arrivés à une description complètement unifiée de la Nature. Ainsi que nous le décrirons au chapitre 16, les physiciens s’efforcent de trouver une action encore plus compacte dans laquelle les six termes, qui sont séparés dans cette action, seraient liés entre eux.

Notre quête pour la compréhension du monde se résume donc à l’écriture d’une formule unique. Lorsque les physiciens rêvent d’écrire la totalité de la théorie de l’univers physique sur une serviette de cocktail, ils ont à l’esprit qu’ils écrivent l’action de l’Univers. Cela prendrait bien plus de place d’écrire les équations du mouvement.

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L’action invariante

La concision est peut-être l’âme de l’esprit, mais il existe encore une autre raison très importante pour préférer la formulation fondée sur l’action. Ici, je reviens à mon thème central, la symétrie. En discutant le concept de symétrie, j’ai pris grand soin de dire que la réalité physique pouvait apparaître différente à différents observateurs, mais que la structure de la réalité physique devait rester la même. Le principe d’action nous permet de préciser ce que signifie exactement l’expression « structure de la réalité physique. » Comme illustration de ce point, rappelez-vous la discussion du chapitre 6 qui explique comment la loi de Coulomb est modifée par une transformation de Lorentz. La loi de Coulomb s’écrit mathématiquement comme une équation de la forme (champ électrique) = (fonction de la charge). Dans une transformation de Lorentz, les quantités dans les deux membres de l’équation changent, mais de telle sorte qu’elles restent égales. Ce qui apparaît au chef de gare comme un champ électrique est perçu par le passager du train comme la combinaison d’un champ électrique et d’un champ magnétique. La loi de Coulomb se transforme en loi d’Oersted. Dans le jargon des physiciens, on dit que cette équation est covariante, plutôt qu’invariante. Les deux membres de l’équation changent de la même façon, plutôt que de demeurer inchangés. Il en résulte que, tandis que les quantités physiques impliquées changent, la relation structurelle entre elles ne change pas. Une analogie grossière est celle d’un mariage où les deux partenaires mûrissent au fil des années. Dans les rares cas où mari et femme mûrissent dans la même direction et au même rythme, leur relation va rester la même bien que chacun d’entre eux ait changé. Malheureusement, les psychologues nous disent que la plupart des relations humaines ne sont pas covariantes dans le temps (et encore moins invariantes !). Au contraire des équations du mouvement, l’action est invariante par transformation de Lorentz. L’action est inchangée. De fait, dire que la physique possède une certaine symétrie revient à affirmer que l’action est invariante par la transformation associée à cette symétrie. En conséquence, une histoire vue par différents observateurs est étiquetée par le même nombre, disons 95,6, de sorte qu’il ne peut pas y avoir de discussion possible pour savoir quelle action est favorisée par le principe d’action. L’action, pour faire court, incarne la structure de la réalité physique. Pour détecter une symétrie du dessein fondamental, il faudrait vérifier la covariance de chacune des nombreuses équations du mouvement sous forme différentielle. Au contraire, avec la formulation fondée sur l’action, la tâche de vérifier l’invariance de l’action est considérablement simplifiée.

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Penser à l’action

Avec l’apparition de la mécanique quantique, une autre raison de préférer la formulation fondée sur l’action a émergé. Il s’avère que cette formulation est naturellement adaptée à la description de la physique quantique, comme je le montrerai au chapitre 9. Pour cette raison et d’autres, dans le domaine de la physique fondamentale, la formulation fondée sur l’action a poussé du coude et écarté les équations du mouvement. Dans mon propre travail de recherche, j’ai rarement, et peut-être même jamais, traité des équations du mouvement et des concepts qui y sont associés, tels que la force ou l’accélération. Certains physiciens aimeraient croire que le Concepteur Ultime pense en terme d’action.

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8 La grande dame et le tigre 8.1

La Nature ne publie pas ses plans

À la différence d’un architecte, la Nature ne se promène pas en exposant les merveilleuses symétries de Son dessein. Au contraire, les physiciens théoriciens doivent les déduire. Certaines symétries, telle l’invariance par parité ou par rotation, sont intuitivement évidentes. Nous nous attendons à ce que la Nature possède ces symétries, et nous sommes choqués si ce n’est pas le cas. D’autres symétries, comme l’invariance de Lorentz et la covariance généralisée, sont plus subtiles et ne sont pas enracinées dans nos perceptions quotidiennes. Mais, quoi qu’il en soit, afin de découvrir si la Nature emploie une certaine symétrie, nous devons confronter les implications de cette symétrie et l’observation. Les difficultés inhérentes que l’on rencontre en établissant les implications observables d’une symétrie varient de façon considérable selon la symétrie. La tâche est aussi compliquée par le domaine limité de phénomènes accessibles à l’expérimentation, et il est ainsi possible que les implications de certaines symétries hypothétiques ne puissent jamais être soumises à une vérification directe. Nous avons appris au chapitre précédent qu’une théorie physique peut être résumée par une quantité connue sous le nom d’action, et que la symétrie d’une théorie se manifeste par l’invariance de l’action par diverses transformations. Einstein proclamait qu’une symétrie pouvait dicter la forme de l’action. Les physiciens, cependant, doivent souvent faire face à des situations où ils ne connaissent pas toutes les symétries sous-jacentes, alors que les symétries qu’ils connaissent effectivement ne sont pas assez restrictives. Bien qu’ils puissent restreindre la forme de l’action dans une large mesure, ils peuvent être encore confrontés à plusieurs actions possibles. Demandez à un architecte d’imposer

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la symétrie bilatérale, et il pourra encore construire une variété sans limites de bâtiments. Face à cette situation, les physiciens devraient examiner tour à tour chaque action « candidate » et déterminer ses implications physiques, une tâche en fait très fastidieuse. Dans certains cas, cela peut prendre des années, voire des décennies, pour extraire toutes les implications d’une action que l’on peut écrire, littéralement, d’une pichenette. Maintenant, supposez que quelqu’un se présente et affirme que, étant donné une symétrie spécifique, on peut en déduire immédiatement quelles en sont les implications, quels que soient les détails de l’action. Les physiciens seraient au septième ciel ! 8.2

Einstein en extase spirituelle

Au début du XXe siècle, quelqu’un de cette sorte se présenta effectivement : la mathématicienne Emmy Noether8a . Son observation profonde est à l’origine de ce que les physiciens peuvent énoncer de plus général sur les actions invariantes. Après son décès, Einstein écrivit le texte suivant dans le New York Times : Les mathématiques pures sont, à leur manière, la poésie des idées logiques. On cherche les idées les plus générales de l’opération qui rassemblera en une forme simple, logique et unifiée, le plus grand cercle possible de relations formelles. Dans cet effort vers la beauté logique, on découvre que des formules spirituelles sont nécessaires pour pénétrer au plus profond les lois de la Nature. Qui est donc cette Emmy Noether ? Et quelle est sa découverte « spirituelle » ? Avant de répondre à ces questions, je dois expliquer les lois de conservation de la physique. 8.3

Il n’y a pas de déjeuner gratuit

Les lois de conservation de la physique disent que vous obtenez à la fin ce que vous avez mis au départ, et rien d’autre. La Nature vous dit qu’il n’y a pas de déjeuner gratuit, et que les machines à mouvement perpétuel sont impossibles. Jusqu’au tournant du siècle dernier, les machines à mouvement perpétuel étaient très à la mode et exhibées dans les foires. Des inventeurs autoproclamés étaient obsédés par l’idée que l’on pourrait construire une machine fonctionnant indéfiniment sans carburant. Comme une machine de la vie réelle est inévitablement affectée par le frottement, une certaine énergie doit être fournie

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pour maintenir la machine en marche. Les machines qui semblaient fonctionner étaient finalement toutes démasquées comme des constructions frauduleuses, avec des complices dissimulés, des fils ou autre chose. En physique, comme en comptabilité, le concept de conservation est important. Le comptable ajoute à l’équilibre initial les paiements encaissés sur le compte, soustrait toutes les factures réglées sur ce compte, et vérifie que la somme est bien égale à l’équilibre final. La Nature effectue sa propre comptabilité, à la vitesse de la lumière, et Elle l’a fait un nombre incalculable de fois depuis les débuts du monde. Les physiciens expérimentaux, tels des auditeurs indépendants, ont scruté minutieusement les livres de comptes de la Nature en utilisant toutes les technologies de pointe, et ils n’ont jamais trouvé d’erreur. La loi de conservation de l’énergie n’a jamais été prise en défaut. Observons une collision de deux boules de billard. Mesurons les vitesses des balles avant et après la collision. Calculons l’énergie du mouvement, c’est-à-dire l’énergie cinétique des boules correspondant à ces vitesses. Alors que l’énergie individuelle de chaque boule est modifiée par la collision, l’énergie totale est la même avant et après la collision. Au fur et à mesure que notre expérimentateur améliore la précision de ses mesures de la vitesse des boules de billard, il finit par trouver une petite anomalie. Une quantité infime d’énergie manque ! Est-ce que la Nature, tel le pirate informatique tapi dans les banques contemporaines, a arrondi les derniers centimes de chaque compte pour les mettre dans Sa poche ? Non, la Nature a simplement transféré cette quantité infime sur d’autres comptes. Avec des instruments de plus en plus sensibles, notre infatigable « auditeur » mesure maintenant l’énergie emportée par l’onde sonore générée par l’impact. Il s’aperçoit aussi que les boules de billard sont devenues très légèrement plus chaudes, et que même la température de la table a augmenté de façon infime. Quand toutes les formes d’énergie sont prises en compte, alors le livre de comptes est équilibré. Le principe de conservation de l’énergie est d’un grand secours aux physiciens dans leurs calculs. Donnons un exemple simple. Observons le balancement hypnotisant d’un pendule. Si l’on connaît la force de gravitation sur la boule du pendule à chaque instant, on peut en déduire la façon dont sa vitesse varie à partir des lois de Newton. En passant d’un instant au suivant, nous déterminons la trajectoire du pendule. Cependant, il est bien plus simple de reconnaître que, tandis que le pendule oscille d’un côté à l’autre, son énergie cinétique est convertie en énergie potentielle et vice-versa. Rappelez-vous : nous avons vu au chapitre 7 que plus la boule est éloignée du sol, plus son énergie potentielle est grande. Au sommet de sa trajectoire, le pendule est instantanément au repos et son énergie cinétique est nulle, tandis que son énergie potentielle est maximale.

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Au point le plus bas de sa trajectoire, son énergie cinétique passe par un maximum, tandis que son énergie potentielle passe par un minimum. L’énergie totale, somme des énergies potentielle et cinétique, est constante si nous ignorons des petits effets comme la résistance de l’air ou les frottements de l’axe. À chaque point de la trajectoire, nous pouvons déterminer la vitesse à partir de l’énergie cinétique en soustrayant simplement l’énergie potentielle de l’énergie totale. Cette manière de faire est à l’opposé de l’approche différentielle de Newton, où l’on cherche à suivre le mouvement du pendule d’un instant à l’instant suivant. Non seulement l’approche par la loi de conservation est plus simple, mais elle est aussi intellectuellement plus satisfaisante. Quiconque s’est vu administrer une certaine dose de physique au lycée sait qu’il existe plusieurs autres lois de conservation. L’impulsion1 , par exemple, est aussi conservée. Ces dernières années, les journalistes politiques couvrant les élections présidentielles américaines parlent aussi d’impulsion d’une façon qui suggère une sorte de loi de conservation. Après une primaire, un candidat est réputé avoir proclamé qu’il bénéficiait du Big Mo, qu’un autre candidat a apparement perdu. La conservation de l’énergie et celle de l’impulsion sont d’une importance capitale en physique moderne. Dans les accélérateurs géants, les physiciens accélèrent des particules telles que des électrons et des protons à des énergies faramineuses et les font entrer en collision de façon à explorer les secrets de la Nature. Ces collisions créent des particules de toute sorte qui filent dans toutes les directions. En procédant ainsi, les physiciens ont découvert de nombreuses particules subnucléaires jusque-là inconnues, dont certaines ont une durée de vie très courte. Cette durée de vie peut être si brève que, même si elles voyagent à une vitesse proche de celle de la lumière, ces particules ne laissent pas de trace qui puisse être détectée avant leur désintégration en particules plus stables et plus familières. Par exemple, un expérimentateur peut détecter un électron et un positron qui filent à grande vitesse. L’expérimentateur prend comme hypothèse de travail le fait que l’électron et le positron sont issus de la même source, une particule mère qui se désintègre. En mesurant l’énergie et l’impulsion de l’électron et du positron, l’expérimentateur peut déterminer l’énergie et l’impulsion de la particule mère inconnue et invisible en invoquant les lois de conservation. Connaissant la relation standard entre l’énergie, l’impulsion et la masse sous la forme établie par Einstein, l’expérimentateur peut en déduire la masse de la particule inconnue qui se désintègre. 1 Le

terme anglais pour « impulsion » est momentum, d’où le Big Mo, quelques lignes plus bas. Le terme précis en français devrait être « moment » (linéaire) au lieu d’impulsion, mais il n’est pas utilisé en pratique.

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L’analogie avec la comptabilité que nous avons utilisée ci-dessus dans ce chapitre est assez imparfaite. Qu’un livre de comptes soit équilibré est complètement évident, bien que cela puisse être parfois difficile et exaspérant à obtenir en pratique. Nous vérifions simplement notre aptitude à calculer correctement. Que l’énergie et l’impulsion soient conservées dans tout processus physique est beaucoup plus profond, et nous renseigne sur le dessein interne de la Nature. Mais qu’est-ce que l’énergie ? Plus précisément, étant donné un ensemble d’équations régissant la façon dont un système physique change avec le temps, nous devons trouver une quantité qui, elle, ne change pas. Nous ne devrions pas savoir a priori si l’énergie cinétique d’une particule libre se propageant avec une certaine vitesse est proportionnelle à la vitesse, au carré de la vitesse ou au cube de celle-ci, et ainsi de suite. Plus généralement, étant donné une action, comment détermine-t-on les quantités qui sont conservées ? Avant que Noether entre en scène, les physiciens avaient recours à une procédure d’essai et d’erreur, jonglant avec les équations jusqu’à ce qu’ils trouvent une combinaison qui ne variait pas dans le temps. Prenons le cas le plus simple de deux particules newtoniennes interagissant par une force qui dépend de la distance qui les sépare. Les deux « particules » peuvent être par exemple la Terre et le Soleil. Comme premier essai, un physicien pourrait proposer la combinaison suivante : pour chaque particule, multiplier sa masse par le carré de sa vitesse, diviser par deux et ajouter ensuite les deux quantités, en fait la somme des énergies cinétiques des deux particules. D’après Newton, la vitesse d’une particule change à un taux qui n’est autre que son accélération a, donnée par la force F qui agit sur la particule divisée par sa masse, soit a = F/m. Sachant cela, notre physicien peut aisément vérifier si la quantité que nous venons de mettre à l’essai, la somme des deux énergies cinétiques, change avec le temps. C’est bien le cas. Mais si le physicien est suffisamment astucieux, il pourrait observer que s’il ajoute à cette combinaison une quantité qui dépend de la distance entre les deux particules, alors la somme totale, et c’est la bonne surprise, ne change pas. Il a trouvé une quantité indépendante du temps, appelée quantité conservée, qu’il décide de nommer énergie. Notre physicien a eu une certaine chance de démarrer avec un premier essai presque correct. S’il avait utilisé le cube de la vitesse, au lieu de son carré, ou s’il avait omis de multiplier par les masses des particules, il aurait pu jongler indéfiniment sans arriver à une quantité conservée. Des lecteurs pourraient se rappeler que leurs manuels de physique du lycée parachutaient la forme de l’énergie et vérifiaient a posteriori qu’elle était en fait conservée. Ce n’est pas la bonne façon de faire de la physique. Il serait extrêmement handicapant pour les physiciens de devoir adopter une approche par essai et erreur, tout particulièrement s’ils font face aux actions

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très abstraites qui sont considérées aujourd’hui. De plus, on ne peut pas savoir a priori combien de quantités conservées l’action peut contenir. 8.4

La vie et les temps difficiles d’Emmy Noether

Emmy Noether vient maintenant à la rescousse. Une grande mathématicienne, Amalie Emmy Noether (1882-1935) a dû se battre pour obtenir son droit à devenir ce qu’elle voulait être. Alors que les femmes avaient eu accès à l’université en France en 1861, en Angleterre en 1878 et en Italie en 1885, elles se heurtaient encore à une terrible résistance au tournant du siècle dernier si elles voulaient suivre des études supérieures en Allemagne. Comme exemple typique, un universitaire éminent avait asséné que leur accès à l’université reviendrait à « un étalage honteux de faiblesse morale. » Noether persista et réussit à passer un doctorat. Mais il était hors de question qu’elle pût obtenir un quelconque poste universitaire. En 1915, l’éminent mathématicien David Hilbert, que nous avons déjà rencontré comme co-inventeur de l’action de la théorie de la gravitation d’Einstein, reconnut les capacités de Noether et l’invita à le rejoindre à Göttingen, qui était alors un centre de pointe pour la production de connaissances. Hilbert tenta en vain de lui obtenir le droit d’enseigner, même sans traitement. On peut presque entendre le cri d’horreur : « d’abord elles veulent étudier ; maintenant elles veulent même enseigner ! » La demande fut officiellement rejetée en raison « d’obligations légales non satisfaites. » De fait, le droit d’enseigner avait été réservé aux hommes par une loi promulguée en 1908. Aux réunions de faculté, les philologues et les historiens refusaient obstinément de bouger, et Hilbert exaspéré claqua la porte en s’exclamant quelque chose comme « nous sommes pourtant une université, pas un bain public ! » La première guerre mondiale ne fut pas très favorable à l’Allemagne, mais elle apporta des changements sociétaux. En 1918, le statut social des femmes fut amélioré légalement. Suite à un examen conduit par la faculté, on donna à Emmy Noether le droit d’enseigner. La vieille garde grogna tant et plus en soutenant que les soldats qui avaient défendu la patrie et qui avaient déjà assez souffert auraient maintenant en plus à écouter une femme. 8.5

Symétrie et conservation

C’est pendant l’examen devant la commission de la faculté, celle qui devait décider si elle était assez bonne pour enseigner sans solde, que Noether présenta son célèbre résultat. Elle avait étudié les actions invariantes par des transformations

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de symétrie. À l’évidence, ces actions devaient posséder des propriétés particulières. Mais lesquelles ? Avant de continuer, il est indispensable de distinguer entre les symétries continues, comme les rotations, et les symétries discrètes, comme la parité8b . Comme le nom le suggère, on peut faire varier continûment une transformation correspondant à une symétrie continue. Par exemple, dans le cas d’une rotation, on peut faire varier continûment l’angle de rotation. Au contraire, dans le cas de la parité, soit il y a réflexion, soit il n’y en a pas. Noether, dans une intuition lumineuse, se rendit compte que chaque symétrie continue de l’action impliquait une loi de conservation. Symétrie et conservation, deux concepts chers aux physiciens, sont en fait reliés ! Cette relation est non seulement profonde mais aussi, comme je l’ai souligné, immensément utile. L’observation expérimentale d’une quantité conservée nous dit immédiatement que la Nature a incorporé une symétrie dans Son dessein. Par exemple, il est bien connnu depuis la fin du XVIIIe siècle que la charge électrique est conservée. Après la découverte de Noether, les physiciens furent incités à réexaminer la théorie électromagnétique et à rechercher la symétrie responsable de la conservation de la charge. Ainsi les physiciens purent-ils acquérir une compréhension plus profonde d’une théorie qui les avait accompagnés depuis près d’un siècle. La symétrie fut dûment identifiée et appelée « symétrie de jauge ». Dans les chapitres suivants, nous verrons que la notion de symétrie de jauge s’est révélée être la clé qui a permis aux physiciens de, littéralement, déverrouiller l’Univers. La sagacité de Noether a aidé les physiciens de multiples de façons. Alors que les physiciens commençaient à explorer le domaine du noyau atomique et, au-delà, le monde subnucléaire, ils n’avaient aucune idée de ce que pouvait être l’action, mais ils pouvaient observer que certaines quantités étaient conservées. L’observation de Noether leur disait que l’action possédait une symétrie correspondante. Ils étaient capables de commencer à deviner à quoi elle pouvait ressembler. Nous verrons ultérieurement comment cette stratégie a été appliquée avec succès. C’est comme si les physiciens avaient été auparavant des critiques d’art à moitié aveugles essayant de discerner les symétries dans la tapisserie de la Nature. Emmy Noether leur a donné la vue. Inversement, si nous savons quelles sont les symétries qui laissent une action donnée inchangée, nous en déduisons immédiatement le nombre de lois de conservation correspondantes. Rappelez-vous les physiciens se démenant de tous côtés pour trouver les quantités conservées par essai et erreur. Plus d’essai et erreur ! Emmy Noether a résolu le problème de la détermination des quantités conservées.

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La beauté de l’observation de Noether réside en ce qu’elle ne dépend pas de la forme de l’action. Ainsi, plusieurs actions différentes invariantes par la même transformation de symétrie doivent nécessairement posséder les mêmes lois de conservation.

8.6

Plus ça change

La conservation de l’énergie et celle de l’impulsion étaient connues depuis longtemps, mais les physiciens n’avaient pas fait explicitement le lien avec les symétries. En relation avec l’intuition d’Emmy Noether, il est instructif de se demander quelles sont les symétries qui en sont responsables. Comme l’énergie et l’impulsion sont des quantités physiques tellement basiques, les symétries correspondantes doivent être d’un caractère absolument universel. Que peuventelles bien être ? En utilisant le théorème de Noether, on trouve que l’énergie est conservée si les lois physiques ne changent pas avec le temps. Dans un langage plus technique, la condition est que l’action soit invariante dans une translation de temps, c’est-à-dire un changement uniforme dans le temps. Mais c’est exactement ce que nous voulons des lois physiques ! Nous voulons que la physique soit la même, hier, aujourd’hui et demain ! Nous pouvons aisément comprendre la condition de conservation de l’énergie en considérant un exemple simple où l’énergie n’est apparemment pas conservée. Prenons la balançoire d’une aire de jeux. Un parent donne à l’enfant sur la balançoire une poussée ferme périodique. On peut dire que les lois de la physique telles qu’elles sont vues par l’enfant changent avec le temps. L’enfant ressent que la force agissant sur la balançoire change. Bien sûr l’énergie ne semble pas conservée, mais c’est uniquement parce que nous avons choisi de nous focaliser sur le mouvement de la balançoire. Quand nous prenons en compte le système composé de l’enfant, la balançoire, le parent et la Terre, l’énergie est conservée, bien évidemment. Q’est-ce que le théorème de Noether dit sur la conservation de l’impulsion ? Il s’avère que l’impulsion est conservée si l’action est invariante par translation d’espace. En français courant, la conservation de l’impulsion découle de ce que la physique est la même ici, là-bas et partout ailleurs. Illustrons-le sur un exemple simple, celui de l’effet de recul dans un coup de fusil. Il est bien connu que dans ce cas l’épaule du tireur prend un choc : en effet, initialement l’impulsion totale tireur + fusil est nulle, et elle le reste en raison de la conservation de l’impulsion. Il faut donc que l’impulsion imprimée à la balle de fusil soit compensée par une impulsion égale et opposée imprimée au fusil, laquelle se

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Chapitre 8. La grande dame et le tigre

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transmet à l’épaule du tireur et provoque l’effet de recul. Cette impulsion est en fin de compte absorbée par la Terre sur laquelle le tireur reste immobile en raison de la pesanteur et des forces de frottement : la Terre subit un recul minuscule. L’impulsion totale du système global est conservée. Une autre loi de conservation fondamentale énonce que le moment angulaire2 (ou moment cinétique) est conservé, une propriété qui se manifeste de la manière la plus élégante dans l’art d’une championne olympique de patin sur glace. Alors que la patineuse replie ses bras, la conservation du moment angulaire exige qu’elle tourne plus vite. Le théorème de Noether révèle que la conservation du moment angulaire découle de l’invariance par rotation. Les lois de la physique sont les mêmes quelle que soit la direction vers laquelle la patineuse regarde. La conservation de l’énergie, de l’impulsion et du moment angulaire sont parmi les premières lois que l’on apprend lorsque l’on étudie la physique. Une fois rassemblées, elles régissent le mouvement de tous les objets dans l’univers physique, depuis la collision de deux galaxies jusqu’au tourbillon des électrons dans l’atome. Pendant des années, je ne me suis jamais posé la question de l’origine de ces lois de conservation, elles semblaient si basiques qu’elles ne requéraient aucune explication. Un jour je découvris l’intuition de Noether et je fus profondément impressionné. La révélation que les lois de conservation découlent de ce que la physique est la même hier, aujourd’hui et demain ; ici, là-bas et partout ; à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, cette révélation fut, comme Einstein l’a dit, véritablement spirituelle. Cette révélation se classe parmi les plus mémorables de mes années de physicien. J’ai toujours été intrigué par la capacité de l’intelligence humaine à acquérir une vision globale de l’Univers, mais c’est très rarement que j’ai rencontré des intuitions véritablement profondes comme celle de Noether. Ces intuitions me ravissent, me stupéfient et m’émeuvent parce que, en tant que vérités absolues, elles sont à la fois profondes et simples. Au contraire, comme physicien, je ne trouve pas le comportement d’un noyau atomique ou d’un cristal dans telle ou telle circonstance particulièrement intéressant en lui-même. Dans le cadre d’une perception phénoménologique de l’Univers, ce qui est intéressant aujourd’hui peut parfaitement n’intéresser que médiocrement les générations futures. Déjà la génération actuelle de physiciens fondamentaux considère les découvertes fantastiques de la physique des particules élémentaires d’il y a vingt ans, ainsi que Einstein le disait, comme rien de plus que « tel ou tel phénomène ». Mais la relation entre symétrie et conservation durera éternellement. 2 La relation intime entre cette quantité physique et les angles d’une rotation rend la dénomination

« moment angulaire » bien préférable à celle plus usuelle en français de « moment cinétique », qui ne veut rien dire.

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9 Apprendre à lire le Grand Livre Personne ne sera capable de lire le Grand Livre de l’Univers s’il ne comprend pas son langage, qui est celui des mathématiques. – Galilée 9.1

Les mathématiques de la symétrie

La quête des symétries fondamentales se résume à l’étude des transformations qui laissent invariante l’action physique fondamentale – des transformations telles que les réflexions, les rotations, les transformations de Lorentz et ainsi de suite. Pour décrire les propriétés structurelles de ces transformations, les mathématiciens et les physiciens ont développé un langage connu sous le nom de « théorie des groupes ». Je voudrais maintenant introduire quelques notions de base de théorie des groupes pour un usage ultérieur. Les deux sections suivantes seront nécessairement un peu mathématiques. De fait, ce sont les sections les plus mathématiques de Vertigineuses symétries. Heureusement, vous n’aurez pas à maîtriser les détails mathématiques pour comprendre la suite du livre. Ce qui est important, c’est d’acquérir la signification intuitive des termes que je vais utiliser ultérieurement. Les points clés sont résumés à la fin de cette discussion9a . De fait, une fois que vous aurez surmonté votre répulsion intiale et que vous vous serez familiarisés avec le jargon, vous allez trouver la théorie des groupes naturelle et intuitive. Supposons que l’on vous demande d’étudier un paquet de transformations. Qu’est-ce que vous voulez naturellement savoir ? Fondamentalement, vous voulez deux types d’information. En premier lieu, vous voulez

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savoir quel est le résultat net quand vous appliquez deux transformations successivement. Cela vous dit comment deux transformations différentes sont reliées l’une à l’autre. Deuxièmement, vous voulez savoir comment les transformations mélangent les différents objets les uns dans les autres. Je vais organiser l’exposé en suivant ces deux pistes de notre enquête. 9.2

Combiner deux transformations

Étant donné deux tranformations, appelons-les T1 et T2 , il est naturel de se demander ce qui arriverait si nous appliquions d’abord T1 , et ensuite T2 . Les physiciens notent une telle combinaison de transformations T2 × T1 . Dans la leçon du castor citée au chapitre 2, Lewis Carroll a pris en compte deux transformations, bouillir et coller. Si T1 représente bouillir et T2 coller, T2 × T1 serait l’opération bouillir suivie de coller. Dans une optique plus sérieuse, considérons des rotations. Par exemple, T1 pourrait être une rotation de 17o autour d’un certain axe, T2 une rotation de 21o autour d’un autre. Alors T2 × T1 est la rotation obtenue en exécutant d’abord la rotation T1 et ensuite la rotation T2 . On peut envisager l’opération combinaison de deux transformations comme une sorte de multiplication. De fait, la multiplication habituelle de deux nombres peut être envisagée comme un exemple particulier de cette façon de combiner les transformations. Par exemple, un investisseur a multiplié par trois ses actifs en une année, nous pouvons dire qu’il a « transformé » chacun de ses euros en trois euros. Supposons qu’il ait réussi à multiplier ses actifs par cinq l’année suivante. La transformation combinée, que nous pouvons appeler 5 × 3, transforme chaque euro en quinze euros. Dans la multiplication ordinaire, le nombre 1 joue un rôle particulier : tout nombre multiplié par 1 est égal au nombre lui-même. La transformation dont l’action revient à ne rien faire joue le rôle correspondant quand nous combinons deux transformations. Cette transformation appelée « transformation identité » est souvent notée I. Dans le cas des rotations, par exemple, la transformation identité est juste la rotation de 0o , c’est-à-dire pas de rotation du tout. La multiplication des transformations obéit aux mêmes règles que la multiplication ordinaire, avec toutefois une différence cruciale : tandis que 3 × 5 = 5 × 3, le produit T2 × T1 n’est pas nécessairement égal à T1 × T2 . Cela n’est pas particulièrement surprenant. Nos vies quotidiennes regorgent d’opérations qui doivent être faites dans le bon ordre pour être efficaces. Je suppose que dans l’exemple de Carroll on obtient un résultat différent selon que l’on bout d’abord ou qu’à l’inverse on colle d’abord. Cependant, reprenons la discussion avec

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F IGURE 9.1. (A) Un « Marine » dans un camp d’entraînement américain obéit à deux ordres donnés par un sergent instructeur. (B) Que se passerait-il si le sergent inversait les deux ordres ?

tout le sérieux académique qu’elle mérite en illustrant ce point dans le cas des rotations. Prenons un exemple défini et, par souci de précision, considérons une personne, un « Marine » dans un camp d’entraînement américain, debout et face au Nord. Quand le sergent commandant l’exercice lui hurle « Tourne-toi de 90o vers l’Est autour de l’axe vertical ! » (je présume qu’il existe dans les armées un terme plus technique pour cette manœuvre), notre « Marine » se tourne pour faire face à l’Est. Supposons que le sergent lui hurle ensuite « Tourne-toi de 90o vers l’Ouest autour de l’axe Nord-Sud ! ». Notre « Marine » finit par se retrouver sur le dos avec la tête pointant vers l’Est, les pieds vers l’Ouest. Mais que se passerait-il si le sergent donnait ses instructions dans l’ordre inverse ? Vous pouvez facilement vérifier que notre « Marine » finirait par se retrouver couché sur le coude gauche avec la tête qui pointe vers le Nord. L’ordre (dans la succession des ordres !) est essentiel. Pour cette raison, l’étude des rotations a été la bête noire1 de générations d’étudiants en physique. 1 En

français dans le texte.

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Heureusement pour les physiciens, il s’avère que les mathématiciens du XIXe siècle ont déjà étudié la multiplication des transformations et défini une théorie mathématique appelée « théorie des groupes ». Vous venez juste d’apprendre que la théorie des groupes implique une sorte de multiplication de niveau avancé dans laquelle l’ordre des multiplications peut être important. À l’opposé des physiciens qui sont préoccupés par le concret, que ce soit un objet physique réel comme un atome ou une quantité physique comme une action, les mathématiciens préfèrent imaginer la théorie des groupes comme une abstraction. Quand nous étions enfants, nous sommes passés par de tels processus d’abstraction. Nous avons d’abord appris que si nous possédions trois paniers, chacun contenant cinq pommes, alors nous avions en tout quinze pommes. Nous avons ensuite appris que, s’il s’agit de la multiplication en tant que telle, peu importe en fait que chacun des paniers contienne cinq pommes, cinq oranges ou cinq chatons. D’après mes propres observations, les enfants sont capables d’abstraction avec une facilité déconcertante sans avoir à se référer à des situations ou à des objets concrets. Afin d’illustrer cette discusion sur l’abstraction, je peux m’appuyer sur les deux symétries introduites au chapitre 3, la parité et la conjugaison de charge. La parité est la réflexion de notre monde dans un monde miroir. La conjugaison de charge transforme chaque particule en son antiparticule. Pour un mathématicien, les règles qui régissent la multiplication des transformations sont identiques pour ces deux symétries : deux réflexions dans un miroir nous ramènent à notre propre monde, et deux conjugaisons de charge ramènent à la particule initiale. Une mathématicienne dirait que dans chaque cas on est en présence d’une transformation T telle que T × T = I. En d’autres termes, si vous transformez deux fois, vous revenez au point de départ. Notre mathématicienne se concentrerait sur cette relation, sans se soucier le moins du monde du fait que le physicien soit intéressé par la parité, la conjugaison de charge, ou d’ailleurs même l’échange du yin et du yang, tout comme la plupart d’entre nous effectuons des multiplications sans nous référer à des paniers de pommes. Après tous ces préliminaires, je suis finalement prêt à définir ce qu’est un groupe. Un groupe est simplement un ensemble d’opérations qui peuvent être combinées les unes avec les autres. Si quelqu’un veut nous décrire un groupe, il doit nous dire quelles sont les transformations contenues dans le groupe et nous donner les instructions pour effectuer leurs multiplications. De la même façon que la multiplication ordinaire est complètement spécifiée par la table de multiplication que les enfants doivent mémoriser, un groupe est entièrement déterminé par la donnée de ses transformations et celle de sa table de multiplication. Le groupe le plus simple, que les mathématiciens notent Z (2), comprend deux transformations, l’identité I et T. La table de multiplication

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comprend seulement quatre entrées : I × I = I, I × T = T, T × I = T, T × T = I. De fait, les trois premières entrées reviennent juste à définir I comme la transformation identité. Rien ne saurait être plus simple. La dernière entrée montre que T est son propre inverse9b . Le groupe Z (2) est pertinent pour les physiciens qui étudient la parité ou la conjugaison de charge. Comme autre exemple, le groupe noté SO(3) comprend comme éléments toutes les rotations dans l’espace à trois dimensions. Les règles de la multiplication sont juste celles déterminées par la combinaison de deux rotations successives. Cela me rappelle l’histoire de comédiens réunis dans un congrès consacré aux plaisanteries. Un comédien crierait « C-46 ! » et tous les autres comédiens riraient à gorge déployée. Quelqu’un d’autre crierait « S-5 ! » et tout le monde se mettrait à rire. Le visiteur interloqué se demanderait ce qui se passe, et son ami expliquerait : « toutes les plaisanteries possibles, en dehors bien sûr de variations mineures, ont été classées et répertoriées, et nous les connaissons par cœur. » De façon analogue, tous les groupes ont été classés et répertoriés par les mathématiciens. Quand une physicienne entre dans mon bureau et qu’elle marmonne SO(3) ou E(6), je hoche la tête en appréciant. La physicienne me dit quel groupe la Nature utilise dans Son dessein. Incidemment, je devrais donner la chute de mon histoire. Finalement un comédien se leva et cria « G-6 ! » et tout le monde éclata de rire. Le visiteur demanda pourquoi cette plaisanterie était si extraordinairement drôle, et son ami répondit : « Oh, ça c’est Joe Schmo : il est si stupide qu’il ne sait même pas que « G-6 n’existe pas ! » De la même façon, si je devais mentionner G (6) dans un séminaire, mes collègues fronceraient les sourcils de surprise ! Quoi qu’il en soit, tous les groupes ont été classés et on leur a attribué un nom. Certes, mais qu’est-ce que cela a à voir avec la physique ? Ainsi que je l’ai expliqué auparavant, les physiciens sont intéressés par les transformations qui ne changent pas l’action. De telles transformations sont appelées transformations de symétrie. Maintenant, si T1 et T2 sont toutes deux des transformations de symétrie, alors T2 × T1 l’est aussi. Cet énoncé est vrai par définition. Si ni T1 , ni T2 ne changent l’action, alors, en appliquant d’abord T1 et ensuite T2 , il est évident que l’action va rester inchangée. En d’autres termes, les transformations de symétrie forment un groupe. Ainsi, les physiciens qui utilisent les symétries se tournent naturellement vers les livres sur la théorie des groupes. Le groupe Z (2) est bien sûr si trivialement simple que l’on n’a pas vraiment besoin d’un cours de mathématiques avancées pour comprendre sa structure. Mais lorsque les physiciens rencontrent des groupes plus complexes, ils sont reconnaissants aux mathématiciens qui les ont déjà analysés.

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Notre exemple selon lequel les mathématiciens peuvent étudier Z (2) abstraitement sans se référer à la parité ou à la conjugaison de charge, bien que trivial, souligne le point important suivant : les différentes structures de groupes possibles pertinentes pour les théories physiques, passées, présentes ou futures, ont déjà été étudiées par les mathématiciens. Les mathématiques n’ont pas eu à attendre la physique.

9.3

Représentations

Comme suggéré dans l’introduction, nous voulons maintenant étudier la façon dont les transformations d’un groupe donné mélangent différents objets entre eux. On dit que les objets mélangés fournissent une représentation du groupe. Une représentation d’un groupe, en première approximation, est un modèle du groupe, un peu comme le modèle architectural d’un bâtiment. Nous nous attendons à ce que le modèle représente la disposition structurelle du bâtiment réel. L’accent est sur structurel. Par exemple, les tailles relatives de deux ailes doivent être exactement les mêmes que celles du bâtiment, mais la couleur du carton peut parfaitement être tout à fait différente de la couleur de la pierre utilisée effectivement. Pour développer la notion de représentation d’un groupe, focalisons-nous par exemple sur le cas de SO(3), le groupe des rotations dans l’espace à trois dimensions. Étiquetons trois directions dans l’espace par trois flèches de même longueur, une première pointant vers l’Est, une seconde vers le Nord et la troisième vers le haut : voir la figure 9.2. Afin de faciliter la discussion, repérons ces trois flèches par les notations, x, y et z respectivement. Nous pouvons indiquer n’importe quelle autre direction en écrivant quelque chose comme ax + by + cz, où a, b et c représentent trois nombres. La quantité ax + by + cz est appelée combinaison linéaire de x, y et z. Les trois nombres a, b et c peuvent être vus comme des instructions s’adressant à un robot : chaque fois que le robot se déplace de a mètres vers l’Est, il doit se déplacer simultanément de b mètres vers le Nord et de c mètres vers le haut. La direction vers laquelle le robot se déplace est indiquée par ax + by + cz. Par exemple, la flèche x − y pointe vers le Sud-Est, la flèche x − y + 2z pointe vers le Sud-Est et vers le haut en faisant un angle de 35o avec la verticale. Une flèche ax + by + cz est appelée combinaison linéaire des trois flèches x, y et z. Maintenant que nous avons appris comment spécifier les directions, nous sommes prêts à poursuivre la discussion sur les rotations. Nous pouvons caractériser une rotation en spécifiant les flèches qui sont obtenues lorsque nous appliquons cette rotation aux trois flèches de base x, y et z. En d’autres 130

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F IGURE 9.2. Ajouter et soustraire des flèches : les trois flèches x, y et z pointent vers trois directions, Est, Nord et verticale. Pour déterminer la direction donnée par la combinaison linéaire x −y + 2z, allez vers l’Est par une unité de longueur, vers le Nord par moins une unité (c’est-à-dire vers le Sud par une unité) et vers le haut par deux unités. La chemin que vous avez parcouru depuis l’origine donne cette direction.

termes, la rotation transforme chacune des trois flèches x, y et z en une combinaison linéaire des trois flèches de base. Il n’y a rien de profond ni de compliqué dans ce qui précède ; au contraire, je me contente d’exprimer de façon précise le fait qu’une rotation mélange les trois directions d’espace. Dans cet exemple, une rotation est représentée par son action sur les trois flèches. Les trois flèches fournissent une représentation de SO(3). Comme cette représentation est à la base une définition de SO(3), elle est appelée « représentation de définition ». Vous pouvez penser que dans ce long discours je n’ai fait qu’énoncer une évidence : une rotation est définie par son action sur les trois flèches de base. Mais ici se situe le point remarquable de l’étude des représentations. En utilisant la représentation de définition, nous pouvons construire des représentations de dimension supérieure. Pour ce faire, tels les enfants que nous avons été, jetons aux orties les paniers, les pommes, les oranges et les chatons. Imaginons plutôt que la représentation fondamentale est fournie par trois « entités » abstraites. Après une rotation, chacune de ces entités se transforme en une combinaison linéaire des trois premières. Afin de conserver la trace de qui est quoi, nous devons donner

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un nom à ces trois entités, par exemple Pierre, Paul et Jacques, ou bien trois couleurs : Gris, Vert et Ocre. Nous pouvons étiqueter ces entités comme G, V et O. Le lecteur peut les considérer comme représentant les couleurs Gris, Vert et Ocre si cela lui est utile. Supposons que nous ayons trois autres entités qui se transforment aussi suivant la représentation définition, que nous distinguons des trois précédentes en les notant par les lettres grecques correspondantes, Γ, Υ et Ω. Juste pour faciliter la terminologie, nous appelons les deux entités « romaine » et « grecque » respectivement. Nous sommes maintenant prêts à construire une représentation de dimension plus élevée en « collant » l’une à l’autre deux copies de la représentation de définition. Nous collons l’une à l’autre une entité romaine et une entité grecque. De cette manière, nous pouvons former neuf entités, à savoir G Γ, G Υ, G Ω, V Γ, V Υ, V Ω, O Γ, O Υ, O Ω. Remarquez que nous distinguons bien G Υ, par exemple, de V Γ, l’ordre des entités est important. Après une rotation, chacune de ces neuf entités se transforme à l’évidence en une combinaison linéaire des neuf entités initiales. Il semblerait donc que nous ayons construit une représentation du groupe des rotations contenant neuf entités. Mais attention ! Nous avons ici neuf entités qui sont mélangées entre elles par une rotation. Cependant, cela n’implique pas logiquement que n’importe quelle entité particulière soit tranformée en une combinaison linéaire des huit autres. Donnons une analogie un peu fantaisiste. Après une lecture en diagonale des contes de fée, un extraterrestre pourrait avoir l’impression que les quatre objets, grenouille, prince, citrouille et carrossse, peuvent se transformer l’un dans l’autre. Mais une lecture plus approfondie révèle que les quatre objets se scindent en deux paires séparées. La grenouille et le prince peuvent se transformer l’un dans l’autre, mais pas en carrosse ou en citrouille. Dans le cas qui nous occupe, en formant des combinaisons adéquates, nous pouvons scinder les neuf entités en trois clans : un clan contient cinq entités, un autre trois, et le troisième une seule. Cette scission fonctionne selon les règles suivantes : après une rotation arbitraire, les cinq entités correspondant au premier clan se transforment les unes dans les autres. En d’autres termes, les combinaisons linéaires obtenues après une rotation sont formées avec ces cinq entités. Elles fournissent une représentation du groupe des rotations comprenant cinq entités. De la même façon, les trois entités du deuxième clan fournissent une représentation comprenant trois entités, et le troisième clan fournit une représentation comprenant une seule entité. Cette situation rappelle une fête dans un village écossais. Si l’on demande à tout ceux qui sont parents de se rassembler, la population se divise en clans.

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On doit cependant admettre que l’analogie est imparfaite car la notion de transformation est absente. La raison pour laquelle les neuf entités peuvent être scindées en clans séparés est assez facile à comprendre. Il n’y a aucune raison logique de s’attendre à ce que chacune des neuf entités obtenues par collage soient transformées dans chacune des autres entités. Le lecteur intéressé trouvera une explication dans l’annexe à ce chapitre. Au lieu de dire « une représentation comprenant cinq entités », les mathématiciens disent « une représentation de dimension cinq ». L’utilisation dans ce contexte du terme « dimension » peut prêter à confusion. Nous sommes en train de discuter les représentations de SO(3), le groupe des rotations dans l’espace tri-dimensionnel. Ce groupe, SO(3), possède une représentation de dimension un, une représentation de dimension trois et une représentation de dimension cinq, et aussi des représentations de dimension plus élevée, par exemple une représentation de dimension dix-sept. Ainsi les mathématiciens utilisent « dimension » en se référant soit à l’espace, soit aux représentations. Que le groupe des rotations en dimension trois puisse mélanger entre elles cinq ou dix-sept entités est un fait qu’un mathématicien peut aisément imaginer, mais probablement ni vous ni moi n’y aurions pensé9c . Pour résumer le paragraphe précédent, nous dirons que la représentation de dimension neuf que nous avons construite en collant l’une à l’autre deux représentations de dimension trois se scinde en une représentation de dimension un, une représentation de dimension trois et une représentation de dimension cinq. Cette propriété est résumée par l’équation 3 ⊗ 3 = 1 ⊕ 3 ⊕ 5. Une représentation est notée simplement par le nombre qui donne sa dimension. L’acte de coller est noté ⊗. Observez que, comme rien ne peut partir en fumée, l’équation de dénombrement 3 × 3 = 1 + 3 + 5, obtenue en omettant les cercles de 3 ⊗ 3 = 1 ⊕ 3 ⊕ 5, doit aussi être vraie. En collant deux représentations de définition, nous sommes tombés sur la représentation de dimension cinq. Dans cette représentation, les rotations sont représentées par le mélange de cinq entités. En collant de façon répétée, les mathématiciens génèrent toutes les représentations d’un groupe donné. Ayant appris à traiter 3 ⊗ 3, nous pouvons aller plus loin et apprendre à traiter 3 ⊗ 5, 5 ⊗ 5 et ainsi de suite. Ainsi les mathématiciens montrent que 3⊗5 = 3⊕5⊕7

5⊗5 = 1⊕3⊕5⊕7⊕9

et ainsi de suite. Dans les équations ci-dessus, nous avons rencontré les représentations de dimension 7 et 9. Certaines personnes sont prêtes à payer des droits universitaires conséquents pour apprendre les règles permettant de coller deux ou plusieurs

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représentations. En ce qui nous concerne, le point important n’est pas d’apprendre ces règles de façon détaillée, mais de comprendre que la structure d’un groupe détermine quelles sont les représentations permises. Par exemple, SO(3) possède des représentations de dimension trois et cinq, mais pas de représentation de dimension quatre. Ce n’est pas un caprice de physicien qui permettra de construire une représentation de dimension quatre de SO(3) ! Notre discussion de SO(3) peut être transposée à n’importe quel groupe. Quand nous en viendrons ultérieurement à la grande unification, nous verrons que quelques physiciens ont proposé que le dessein ultime du monde soit fondé sur le groupe SO(10), le groupe des rotations dans un espace à dix dimensions. Nous pouvons partir de la représentation fondamentale de dimension 10 et coller deux telles représentations, comme nous l’avons fait pour SO(3). Dans ce cas, il s’avère que 10 ⊗ 10 = 1 ⊕ 45 ⊕ 54 : le lecteur observera que 100 = 1 + 45 + 54 : voir l’annexe à ce chapitre. 9.4

Théorie des groupes en bref

Résumons les points les plus significatifs des deux sections précédentes. 1. La combinaison, ou multiplication, des transformations de symétrie n’est pas une invention laissée au caprice des physiciens ; cette multiplication est suggérée plutôt naturellement. 2. La structure multiplicative d’un groupe est représentée par la transformation d’un certain nombre d’entités. Le nombre d’entités impliquées est appelé « dimension » de la représentation. 3. Les dimensions possibles des représentations sont fixées, gravées dans le marbre, par la structure du groupe. Le groupe SO(10), par exemple, possède une représentation de dimension 45, mais pas de représentation de dimension 44 ou 46. 4. On peut coller l’une à l’autre deux représentations afin d’obtenir d’autres représentations. 9.5

Quel livre a-t-Il lu ?

Tandis que les physiciens sondent la Nature au plus profond, différents nombres entiers font leur apparition. Nous verrons par exemple dans un chapitre ultérieur que le proton possède sept « cousins ». Il s’avère que le proton et ses cousins construisent une représentation de dimension huit d’un groupe de symétrie. Les mathématiques traditionnelles, comme le calcul différentiel et

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intégral, sont totalement incapables d’expliquer l’apparition de tels entiers. Dans le cadre mathématique actuel, seule la théorie des groupes permet d’expliquer pourquoi certains entiers apparaissent et d’autres pas. L’apparition de certains entiers spécifiques a donné aux physiciens la première indication que la Nature utilise la théorie des groupes, et donc des considérations de symétrie dans Son dessein. Une des tâches ultimes des physiciens sera de déterminer quel groupe la Nature a choisi. Le lecteur amateur suppose souvent que les physiciens théoriciens utilisent des mathématiques extrêmement sophistiquées. Les dessins humoristiques de scientifiques les montrent souvent en face d’un tableau couvert de formules incompréhensibles. Alors que cette image peut éventuellement décrire correctement les physiciens de certains domaines étudiant des phénomènes très complexes, quelqu’un écoutant aux portes deux physiciens fondamentaux en train de travailler est plus susceptible d’entendre des éléments de sagesse tels que 10 ⊗ 10 = 1 ⊕ 45 ⊕ 54 À la fin du XIXe siècle, de nombreux physiciens ont eu l’impression que la description mathématique de la physique devenait de plus en plus compliquée. Il serait plus exact de dire les mathématiques nécessaires sont devenues plus abstraites, plutôt que plus compliquées. L’esprit de Dieu semble plus abstrait, plutôt que plus compliqué. Il semble aussi apprécier la théorie des groupes.

Annexe au chapitre 9 Pour le bénéfice du lecteur féru de mathématiques, je vais indiquer pourquoi les neuf entités obtenues en collant deux représentations de SO(3) se scindent en clans séparés. Rappelons que nous partons de trois entités de la représentation de définition de SO(3), les couleurs Gris, Vert et Ocre que nous repérons par les lettres romaines G, V, O, et de trois autres entités que nous distinguons des précédentes en les notant par des lettres grecques : Γ, Υ, Ω. Précisons bien les correspondances entre lettres romaines et grecques : G ⇐⇒ Γ

V ⇐⇒ Υ

O ⇐⇒ Ω

Examinons les neuf entités du type : GΥ, VΩ, OΥ et ainsi de suite. Sélectionnons une entité et échangeons les couleurs des lettres romaines et grecques. L’entité V Υ est inchangée, mais V Ω devient OΥ et O Υ devient V Ω. Les mathématiciens ont eu l’idée clé d’introduire les combinaisons V Ω + OΥ et V Ω − OΥ, au lieu de V Ω et O Υ. VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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Pourquoi diable est-ce une bonne idée ? Le point est que lorsque nous échangeons lettres grecques et lettres romaines, la combinaison impaire V Ω − OΥ devient OΥ − V Ω = −(V Ω − OΥ) : la combinaison impaire devient donc dans cet échange égale à son opposé. Au contraire, la combinaison paire V Ω + OΥ devient OΥ + V Ω. Autrement dit, elle reste inchangée. Les entités V Υ, G Γ et O Ω sont aussi paires dans ce sens : si l’on échange lettres grecques et romaines, ces entités restent inchangées. Nous avons donc réussi à scinder les neuf entités en deux clans : l’une comprend les trois combinaisons impaires, l’autre les six combinaison paires. Il est clair qu’il y a trois combinaisons impaires, dont nous pouvons établir facilement la liste : G Υ − V Γ, G Ω − O Γ et VΩ − O Υ. De façon analogue, il est facile d’établir la liste des six combinaisons paires. Bien. Il nous faut maintenant examiner comment ces combinaison sont transformées par une rotation. Examinons une rotation qui transforme la flèche x en ax + by + cz, où les nombres a, b, c sont des nombres ordinaires. Alors l’entité G Γ est transformée en :

( aG + bV + cO)( aΓ + bΥ + cΩ) = a2 GΓ + abGΥ + acGΩ + baVΓ + b2 VΥ + bcVΩ + caOΓ + cbOΥ + c2 OΩ . Nous n’avons rien fait d’extraordinaire. Nous avons simplement effectué la multiplication ( aG + bV + cO)( aΓ + bΥ + cΩ). Par exemple, le premier terme a2 G Γ vient de la multiplication de aG par a Γ. De même, l’entité G Υ est multipliée par ab tandis que l’entité V Γ est multipliée par ba = ab. Seule la combinaison paire G Υ + V Γ apparaît, mais pas la combinaison impaire. Mais c’est complètement évident ! Nous sommes partis de la combinaison paire G Γ et un signe moins ne peut pas émerger de nulle part. Nous avons fait l’essentiel. Nous avons juste montré qu’une combinaison paire se transforme en une combinaison paire. La scission en combinaisons paires et impaires contient l’essence de la raison pour laquelle le collage de deux représentations va en général se scinder en représentations de plus petite dimension. Au lieu de poursuivre cette analyse mathématique fastidieuse (et fatigante), je me suis contenté de vous donner un parfum des arguments utilisés. Je ne vais donc pas continuer en vous montrant comment les six autres combinaisons paires se scindent en fin de compte en un clan de cinq combinaisons et en un clan comportant une seule combinaison. En résumé, revenons à l’analogie idiote du magicien. Un extraterrestre s’est rendu compte qu’il devait classer les objets en fonction du nombre de pattes

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Chapitre 9. Apprendre à lire le Grand Livre

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qu’ils possèdent. Comme la citrouille n’a pas de pattes, elle ne peut pas être transformée en prince. Ici nous avons été plus sophistiqués : nous avons classé les combinaisons selon qu’elles avaient ou non un signe moins. Vous avez maintenant appris plus de théorie des groupes que vous ne le pensez. Par exemple, au chapitre 13, je mentionnerai que le Concepteur Ultime a peut-être utilisé le groupe SO(10) des rotations dans un espace à dix dimensions. Eh bien, il n’est pas difficile de comprendre comment coller deux représentations de définition de dimension dix. Il y a cette fois dix couleurs possibles et cent entités de la forme G Γ, G Υ et ainsi de suite. Combien de combinaisons impaires pouvons-nous avoir ? Comptons-les. Nous pouvons choisir dix lettres romaines et ensuite neuf lettres grecques : en effet nous ne pouvons pas choisir la même lettre, sinon nous obtenons seulement des combinaisons paires, car par exemple G Γ − G Γ = 0. De plus, comme G Υ et V Γ apparaissent ensemble dans une combinaison, nous devons diviser par deux pour éviter de compter deux fois le même terme. Nous avons finalement (10 × 9)/2 = 45 combinaisons impaires. En utilisant cette propriété, les physiciens peuvent déduire que si la Nature est réellement décrite par une théorie de jauge fondée sur le groupe SO(10), alors il doit exister quarante-cinq bosons de jauge. Il reste 100 − 45 = 55 combinaisons symétriques, dont on peut montrer que l’une se transforme en elle-même. Nous avons donc pour SO(10) : 10 ⊗ 10 = 1 ⊕ 45 ⊕ 54. Vous voyez, la théorie des groupes n’est pas si difficile.

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10 Le triomphe de la symétrie 10.1

Une étoile est née

Vers le tournant du siècle dernier, les physiciens ont découvert la preuve embarrassante que la physique classique échouait dans la description du monde microscopique des atomes. Ils se sont finalement rendu compte que la physique classique, profondément enracinée dans notre intuition, n’était que l’approximation d’une physique quantique sous-jacente. Alors que le théâtre de la physique se déplaçait du classique vers le quantique, la symétrie, déjà promue au rang de star par Einstein, se trouva propulsée plus que jamais sous le feu des projecteurs. Je commencerai par donner au lecteur une introduction aux mystères de la physique quantique et j’expliquerai ensuite comment la nouvelle distribution des rôles par la physique quantique10a a donné une place centrale à la symétrie.

10.2

La stabilité du monde

Suivons maintenant un des nombreux fils dans le développement de la physique quantique. Vers 1910, il était bien établi que l’on pouvait imaginer l’atome comme un système solaire en miniature, où les électrons parcouraient des orbites autour du noyau atomique. Mais les électrons sont chargés électriquement et, d’après la théorie électromagnétique de Maxwell, une charge rayonne des ondes électromagnétiques lorsque son mouvement est modifié, c’est-à-dire lorsqu’elle ne suit pas un mouvement rectiligne uniforme. Par exemple, les électrons bousculés dans le filament d’une ampoule à incandescence émettent des ondes électromagnétiques sous forme de lumière. Les équations de Maxwell

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nous permettent de calculer le taux auquel une charge animée d’un mouvement accéléré rayonne de l’énergie. Les électrons en orbite dans l’atome modifient constamment la direction de leur mouvement et, suivant Maxwell, ils devraient rapidement perdre de l’énergie en émettant des ondes électromagnétiques, ce qui les conduirait à tomber en spirale sur le noyau. Ainsi, selon la physique classique, les atomes devraient s’effondrer en un temps très court. Mais en réalité les atomes sont tout à fait stables, et de fait l’existence même du monde en dépend. La crise ouverte par la découverte des atomes fut finalement résolue en 1913 par le physicien danois Niels Bohr. En s’écartant radicalement de la physique établie, Bohr affirma hardiment qu’un électron dans un atome pouvait parcourir uniquement certaines orbites spécifiques, et pas d’autres. En physique classique, l’orbite parcourue par un électron dépend de façon continue de son énergie. Si l’on rend l’énergie de l’électron légèrement inférieure, alors l’électron passe sur une orbite de rayon légèrement plus petit. Dans la façon de voir de Bohr, au contraire, un électron peut seulement posséder les énergies associées aux orbites qui lui sont permises. On dit que l’énergie de l’électron dans un atome est « quantifiée ». En se conformant au décret de Bohr, l’électron ne peut plus perdre de l’énergie de façon continue. Au contraire, il doit passer sur une orbite d’énergie inférieure par un « saut quantique ». Dans le monde de Bohr, l’effondrement de l’atome est évité simplement parce que l’électron n’a plus d’orbite disponible sur laquelle il pourrait « sauter » quand il se trouve sur l’orbite de plus basse énergie. Les contemporains de Bohr trouvèrent ce schéma de l’atome très difficile à avaler, mais ils n’avaient pas vraiment le choix face au fait expérimental incontournable que le monde existait depuis fort longtemps. Cependant, nombre de questions embarrassantes demeuraient en suspens. Par exemple, si l’électron peut occuper uniquement des orbites spécifiques, où se trouve-t-il pendant les sauts quantiques entre deux orbites ? Au bout du compte, les physiciens reconnurent que de telles questions impliquaient nécessairement les idées classiques et intuitives de mouvement continu, et il se mirent d’accord pour ne plus poser ces questions. Lorsqu’un électron saute d’une certaine orbite vers une orbite d’énergie inférieure, il émet une bouffée de rayonnement électromagnétique dont l’énergie est égale, par conservation de l’énergie, à la différence d’énergie des deux orbites. Inversement, un électron peut sauter de son orbite initiale à une orbite d’énergie supérieure en absorbant une bouffée de rayonnement électromagnétique dont l’énergie est, une fois de plus, égale à la différence d’énergie des deux orbites. Ainsi, les photons du rayonnement électromagnétique émis ou absorbé doivent

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avoir des énergies bien définies. Ceci offre un contraste saisissant avec le schéma classique, où l’on s’attend à ce que le rayonnement électromagnétique présente un spectre continu. De fait, l’expérience a confirmé que le rayonnement émis ou absorbé pouvait avoir uniquement des énergies spécifiques. 10.3

La nouvelle vague française

Comment comprendre cette quantification déroutante de l’énergie ? En 1923, le prince français Louis de Broglie fit une suggestion brillante. Pour comprendre cette idée princière, nous allons examiner un instant la physique de la musique. Quand on joue du violon, ses cordes vibrent, comme illustré sur la figure 10.1, et produisent un son dont la hauteur est fixée par la longueur d’onde. À l’évidence, les longueurs d’onde possibles de la vibration, définies comme la distance entre

F IGURE 10.1. « Quantification » de la longueur d’onde d’une corde de violon. Cette quantification vient simplement du fait que la corde est fixée aux deux extrémités. Si D est la distance entre le chevalet et la cheville du violon, la longueur d’onde peut prendre les valeurs 2D, D, 2D/3, D/2, en correspondance avec les indications A, B, C et D respectivement, mais elle ne peut pas être 1, 76 D par exemple.

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deux crêtes successives, sont déterminées par la distance D entre les deux points où la corde de violon est fixée. Nous voyons sur la figure 10.1 que la longueur d’onde peut seulement prendre les valeurs 2D, D, 2D/3, D/2 et ainsi de suite. Le fait que seules certaines longueurs d’onde sont possibles est, bien entendu, la raison pour laquelle les instruments de musique produisent des notes bien définies. On pourrait dire que les longueurs d’onde sont quantifiées. De Broglie eut l’idée que ce phénomène purement classique de la quantification d’une longueur d’onde pouvait être pertinent pour la quantification de l’énergie dans les atomes. Il imagina que l’électron était en fait une onde circulant autour du noyau. Ainsi que nous pouvons le voir sur la figure 10.2, la longueur d’onde de l’électron peut prendre seulement certaines valeurs déterminées si l’onde, après avoir fait un tour complet, doit se refermer sur elle-même. Cette idée simple a donné naissance à la physique quantique. À cette époque, Max Planck, Albert Einstein et d’autres physiciens avaient déjà établi que l’énergie et l’impulsion d’un photon étaient déterminées par la longueur d’onde de l’onde électromagnétique associée. En appliquant ce résultat à l’électron, de Broglie montra que son idée reproduisait précisément la règle de quantification de l’énergie postulée par Bohr.

F IGURE 10.2. Un prince français observant l’onde électronique se déplaçant autour d’un noyau atomique : la longueur d’onde est quantifiée parce que l’onde électronique doit se refermer sur elle-même après un tour complet. (Dessin adapté de Le Petit Prince par Antoine de Saint-Exupéry, droits de reproduction 1943, 1971 par Harcourt Brace Jovanovich, Inc. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur.)

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Mais les physiciens étaient perplexes sur la nature de l’onde princière. De Broglie proposa ce qu’il appela une « onde pilote », une sorte d’ange gardien guidant l’électron. Erwin Schrödinger10b , le physicien autrichien qui établit l’équation régissant le mouvement de l’onde de de Broglie, pensait que l’électron était littéralement étiré et transformé en onde, au sens où une goutte d’eau, si elle est assez grande, peut remplir un tuyau et se transformer en onde. Cependant, ce fut le physicien allemand Max Born qui donna l’interprétation rendant le mieux compte de l’expérience. Il suggéra que l’onde spécifiait la probabilité que l’électron soit trouvé en un point particulier. Selon Born, l’électron devait se trouver le plus probablement aux points où l’amplitude de l’onde était la plus grande, c’est-à-dire aux crêtes et aux creux de l’onde. Plus précisément, la probabilité de trouver l’électron en un point était donnée par le carré de l’amplitude de l’onde de de Broglie en ce point. Cependant l’électron devait rester un objet ponctuel, et pas un fluide étendu comme le supposait Schrödinger.

F IGURE 10.3. Une vue d’artiste de Dieu jouant aux dés (d’après William Blake).

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Cette suggestion révolutionnaire mettait fin au déterminisme absolu en physique. Les probabilités contrôlaient maintenant la physique au niveau le plus fondamental, ce qui suscitait les protestations d’un physicien de la plus grande envergure, Einstein lui-même : « Dieu ne joue pas aux dés. » De fait, tout en reconnaissant les succès impressionnants de la physique quantique dans son explication des phénomènes expérimentaux, Einstein n’était pas satisfait de son aspect probabiliste et il estimait que la théorie était incomplète. Toutefois, il ne précisa jamais en quel sens il convenait de la « compléter10c . » 10.4

D’un point à l’autre

Pour souligner le caractère probabiliste du monde quantique, revenons à l’automobiliste voyageant de Paris à Venise. Supposons qu’une fois arrivé à Venise, il déclare qu’il a suivi le trajet de durée minimale. Supposons que nous ayons une connaissance aussi parfaite que la sienne des distances à parcourir, des limitations de vitesse et des conditions de circulation. Nous pouvons alors déterminer le trajet qu’il a suivi. Cette situation est celle de la physique classique : le principe d’action nous dit précisément quel chemin suit une particule pour aller d’un point A à un point B en un intervalle de temps donné. Supposons maintenant que notre automobiliste suive les lois de la physique quantique. La situation change du tout au tout. Lorsque l’automobiliste arrive à Venise, il ne peut plus certifier qu’il a suivi le trajet de durée minimale. Il peut seulement nous dire que la probabilité est de tant de pourcents qu’il soit passé par Munich, et de tant de pourcents qu’il soit passé par Marseille. De façon analogue, si Humpty Dumpty obéissait à la dynamique quantique, alors M. Dumpty, dans sa rencontre fatale avec le sol après sa chute, ne suivrait pas nécessairement le chemin d’action minimale. Il existe une certaine probabilité qu’il suive un chemin qui choquerait notre intuition quotidienne, par exemple en accélérant à fond au départ et en freinant en approchant le sol. Il pourrait même arriver au sol en ne suivant pas une trajectoire de chute rectiligne, mais une trajectoire courbe. Au contraire de la physique classique, la physique quantique peut seulement nous donner la probabilité que la particule ait suivi tel ou tel chemin. Bien sûr, la probabilité qu’un objet macroscopique suive le chemin déterminé par la physique classique est essentiellement une certitude. Les physiciens croient fermement à l’interprétation probabiliste de la physique quantique parce qu’un nombre considérable d’expériences l’ont confirmée. Donnons l’exemple d’une expérience, appelée expérience des trous (ou des fentes) d’Young, réalisée pour la première fois en 1801 par

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Thomas Young (1773-1829) avec des ondes lumineuses, expérience qui fut d’une importance capitale pour établir la nature ondulatoire de la lumière. Mais, suivant Anton Zeilinger et son équipe, qui ont mené leurs expériences à l’Institut Laue-Langevin (ILL) situé à Grenoble, nous allons la réaliser avec des neutrons10d . Une source de neutrons, qui n’est autre qu’un réacteur nucléaire, envoie des neutrons sur un écran percé de deux trous (figure 10.4 (A)), en fait plutôt deux fentes A et B perpendiculaires au plan de la figure afin d’augmenter l’intensité du phénomène étudié. Un réseau de détecteurs de neutrons est disposé sur un plan vertical, à environ 5 mètres de l’écran. Nous allons nous concentrer sur deux détecteurs, étiquetés D1 et D2 sur la figure 10.4 (A). Le compteur D1 est situé à égale distance des fentes A et B alors que D2 est un peu décalé vers le haut. Nous constatons que de nombreux neutrons déclenchent le détecteur D1 , alors qu’aucun neutron n’arrive sur le détecteur D2 , pourvu que D2 soit situé à un distance bien précise10e de D1 . Si nous considérons un neutron particulier arrivé sur le détecteur D1 , est-il possible de décider par quel trou il est passé ?

F IGURE 10.4. Une expérience de fentes d’Young avec des neutrons. (A) Une source de neutrons émet des neutrons qui se dirigent vers un écran E percé de deux fentes A et B. Les neutrons sont détectés par deux détecteurs D1 et D2 . (B) Les neutrons émis par la source sont polarisés avec un spin up. Un champ magnétique devant la fente B permet de retourner le spin du neutron.

Si le neutron se comportait comme un objet classique, une balle de fusil, nous pourrions aisément déterminer par quel trou il est passé. De fait, c’est ainsi que les experts en balistique gagnent leur pain quotidien. Mais, si les neutrons obéissent aux lois quantiques, ce qui est en fait le cas, il n’y a aucun moyen, dans la configuration expérimentale de la figure 10.4 (A), de déterminer par quel trou le neutron est effectivement passé. La physique quantique nous

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donne seulement les probabilités que l’électron soit passé par un trou ou par un autre. Je me dois de développer ce point important. Avec notre intuition classique de tous les jours, nous pouvons facilement imaginer, en disposant des espions le long de tous trajets possibles, déterminer le trajet que l’automobiliste a emprunté de Paris à Venise. Par conséquent, pourquoi ne pourrions-nous pas installer au voisinage de chaque fente un dispositif qui se déclencherait chaque fois qu’un neutron passerait par cette fente ? La réponse est que, dans le royaume quantique, le seul fait d’espionner modifie la configuration expérimentale par rapport à celle de la figure 10.4 (A), de sorte qu’un neutron pourrait maintenant atteindre le détecteur D2 , ce qui lui était auparavant interdit. Nous allons préciser ce point dans le paragraphe suivant. En fait, il n’est pas très difficile d’imaginer un dispositif réalisable en pratique pour espionner les neutrons. Pour ce faire, on utilise une propriété du neutron, son spin, une notion que nous avons amplement discutée au chapitre 3. Le neutron possède un spin, une sorte de mouvement de rotation sur lui-même. Ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre 3, ce mouvement de rotation permet de définir une orientation dans l’espace, par exemple vers le haut (spin up), ou vers le bas (spin down) : voir la figure 3.4. Il est possible de construire des sources de neutrons dont les spins ont une orientation déterminée, par exemple vers le haut, ce que l’on appelle des neutrons polarisés. Sur la figure 10.4 (B), nous avons supposé une source de neutrons polarisés de spin up, mais nous avons modifié la configuration expérimentale en plaçant devant la fente inférieure, ou fente B, un champ magnétique capable de renverser le spin du neutron, donc de transformer un spin up en spin down. En observant l’orientation du spin lors de la détection, nous pouvons maintenant déterminer la fente par laquelle le neutron est passé : si l’on observe un spin up, le neutron est passé par la fente supérieure A, si l’on observe un spin down, il est passé par la fente inférieure B. Mais nous constatons maintenant que des neutrons arrivent sur le détecteur D2 , ce qui était impossible avec la configuration de la figure 10.4 (A). En fait, les détecteurs D1 et D2 sont maintenant déclenchés avec la même probabilité. En revanche, si nous supprimons le champ magnétique, alors le détecteur D2 est à nouveau interdit aux neutrons ! Il est important de remarquer qu’il n’est pas nécessaire que le spin du neutron soit effectivement observé, rien ne change dans la discussion précédente si nous ne le mesurons pas. Ce qui compte, c’est l’information potentiellement disponible dans le dispositif expérimental, peu importe que nous décidions, ou non, d’acquérir effectivement cette information. Cette règle de la physique quantique n’est pas du tout intuitive, mais c’est une règle de base, c’est ainsi que cette physique fonctionne.

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Des dés qui ne ressemblent pas à des dés

Bienvenue dans la bizarrerie du monde quantique, où l’on ne peut pas savoir comment une particule voyage d’un point à l’autre. Les physiciens en sont réduits au rôle de bookmakers, faisant des paris sur les différentes possibilités. Que la physique quantique soit probabiliste, plutôt que déterministe, est loin d’être la seule chose étrange dans le monde quantique. De fait, en tant que physicien, je trouve bizarre que les présentations vulgarisées du monde quantique s’arrêtent souvent à ce point. Non seulement Dieu joue aux dés, mais il joue avec des dés très étranges. Expliquons-le. Quand on jette un dé, la probabilité d’obtenir un 1 est de 1/6. La probabilité d’obtenir un 2 est bien sûr aussi de 1/6. Examinons maintenant la question suivante : quelle est la probabilité d’obtenir soit un 1, soit un 2 en un jet ? La réponse est évidente pour un joueur, et même pour un non-joueur : cette probabilité est de 1/6 + 1/6 = 1/3. Ceci est vrai parce que les résultats 1 et 2 sont mutuellement exclusifs : un dé ne peut pas retomber simultanément sur la face 1 et sur la face 2 ! Dans la vie de tous les jours, pour obtenir la probabilité que soit A, soit B, se produisent, nous additionnons simplement la probabilité que A se produise et celle que B se produise, lorsque ces deux événements sont mutuellement exclusifs. Les dés quantiques diffèrent des dés classiques de façon étonnante. Supposons que l’on nous dise que pour un dé quantique la probabilité d’obtenir 1 est de 1/6 et que celle d’obtenir 2 est aussi de 1/6. Au contraire de ce que nous suggère notre expérience avec les dés ordinaires, nous ne pouvons pas en fait conclure que la probabilité d’obtenir soit un 1, soit un 2 en un seul jet est de 1/3 ! Il s’avère que la probabilité d’obtenir soit un 1, soit un 2 est comprise entre 0 et 1/3 ! Dire que la probabilité qu’un événement se produise est nulle est équivalent à dire que cet événement ne se produit jamais. Notre intuition se révolte. La probabilité d’obtenir 1 est 1/6, celle d’obtenir 2 est aussi 1/6, et pourtant la probabilité d’obtenir soit 1, soit 2 peut être nulle ! Comment cela peut-il se faire ? Cela n’a aucun sens ! C’est exact, si nous appelons bon sens celui que nous avons construit en vivant dans le monde macroscopique. Le monde quantique est vraiment bizarre. Illustrons la discussion précédente sur l’expérience des fentes d’Young réalisée avec des neutrons non-polarisés : appelons ( A) le processus où le neutron arrive sur le détecteur D1 en passant par la fente A, ( B) celui où il passe par la fente B, le schéma étant identique pour les neutrons arrivant sur le détecteur D2 : figure 10.4 (A). Les processus ( A) et ( B) sont mutuellement exclusifs, et pourtant les règles classiques du calcul des probabilités ne

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s’appliquent pas. Supposons que la probabilité pour un neutron d’arriver en D1 (ou en D2 ) en passant par l’une des fentes soit 1/2. La probabilité du processus ( A) est 1/2, et celle du processus ( B) aussi 1/2. Pourtant la probabilité d’arriver en D1 est 1, et celle d’arriver en D2 est 0, en contradiction flagrante avec les règles classiques ! Dans le monde quantique, pour obtenir la probabilité que soit A, soit B, se produise, on n’ajoute pas la probabilité de A à celle de B. La règle est plus complexe que cela. Bien qu’il ne soit absolument pas nécessaire au lecteur de maîtriser les règles de la physique quantique, je vais cependant vous mettre au parfum de ce qui est en jeu. La loi quantique est déterminée par une quantité appelée « amplitude de probabilité », attribuée par la physique quantique à tout événement susceptible de se produire. Par exemple, dans notre exemple précédent, la physique quantique attribue une amplitude de probabilité à l’événement suivant : un neutron se propage de la source à un détecteur en passant par une fente déterminée, donc en suivant un chemin déterminé. La première règle de la physique quantique est alors : pour obtenir la probabilité que cet événement se produise, on doit prendre le carré de l’amplitude de probabilité correspondante. La seconde règle est : pour obtenir l’amplitude de probabilité que soit A, soit B, se produise, on doit additionner les amplitudes de probabilité pour que soit A, soit B, se produise, pourvu que la configuration expérimentale ne permette pas de décider, même en principe, de la fente choisie par le neutron. Les amplitudes de probabilité, contrairement aux probabilités, peuvent être négatives, ce qui explique que l’on puisse obtenir des probabilités nulles en additionnant des amplitudes égales mais de signe opposé10f . On doit additionner les amplitudes, pas les probabilités. En fait, on peut être un peu plus précis : si les états finaux sont strictement identiques, on doit additionner les amplitudes, et s’ils peuvent être distingués, on doit additionner les probabilités. Par exemple, dans le cas de la figure 10.4 (B), les états finaux avec spin up et spin down peuvent être distingués, et on doit donc ajouter les probabilités de chacun des trajets. Cette loi d’addition des amplitudes est un principe fondamental de la physique quantique appelé « principe de superposition. »

10.6

Certitude sur l’incertitude

Nous avons vu qu’un objet quantique, électron, neutron ou autre, disons électron pour fixer les idées, était décrit par une onde de de Broglie, et que la probabilité de trouver l’électron en un point x était donnée par le carré de l’amplitude de l’onde en ce point. Faisons le lien avec la section précédente : l’amplitude de l’onde est une amplitude de probabilité, son carré est une probabilité.

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Supposons que nous souhaitions obtenir un électron bien localisé au voisinage d’un point x. Cela veut dire que l’onde de de Broglie qui lui est associée, et donc son carré, sont nuls sauf dans un voisinage immédiat du point x. Autrement dit, l’onde de de Broglie et son carré sont concentrés dans un petit intervalle autour de x. Il est alors possible de montrer mathématiquement que l’impulsion de l’électron est très mal définie. Ceci est l’énoncé du principe d’incertitude de Heisenberg : plus grande est la précision avec laquelle nous souhaitons déterminer la position de l’électron, et plus l’indétermination sur son impulsion sera importante10g . Ce principe n’est pas lié à la réalisation d’une expérience particulière de mesure de la position ou de l’impulsion. C’est une propriété intrinsèque de la description quantique de l’électron par une onde de de Broglie et de l’interpétation de son carré comme une probabilité de trouver l’électron en un point déterminé. Le principe d’incertitude ne dit pas que nous ne pouvons pas mesurer la position ou l’impulsion aussi précisément que nous le souhaitons : il dit que nous ne pouvons pas mesurer précisément les deux en même temps. Il est assez remarquable que la physique quantique soit capable de rendre compte de ses incertitudes inhérentes de façon mathématiquement précise.

10.7

L’action entre en scène

La loi fondamentale de la physique quantique nous dit qu’il est possible d’attribuer une amplitude de probabilité à chaque enchaînement possible d’événements. Considérons à nouveau le problème de base, la description d’une particule allant d’un point, appelons-le « ici », vers un point noté x, dans un intervalle de temps donné. En physique, lorsque ce problème est maîtrisé, on peut ensuite passer à la formulation de problèmes plus généraux impliquant le mouvement de nombreuses particules et de champs. Rappelons qu’en physique classique une particule suit le chemin d’action extrémale, en général minimale mais parfois maximale. En physique quantique, on peut seulement spécifier l’amplitude de probabilité du chemin suivi. Il est remarquable que la construction théorique de l’action continue à être d’importance centrale en physique quantique. La loi fondamentale de la physique quantique énonce que l’amplitude de probabilité pour qu’une particule suive un chemin déterminé est fixée par l’action correspondant à ce chemin. Pour trouver cette amplitude de probabilité, et par conséquent la probabilité, que la particule arrive en x en suivant plusieurs chemins possibles, par exemple un neutron passant par plusieurs trous pour aller de la source à un détecteur déterminé, on doit additionner les amplitudes de probabilité pour chaque

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chemin possible, selon le principe de superposition. Il en résulte que si nous savons en général que la particule est « ici », nous pouvons déterminer l’amplitude de probabilité pour que la particule arrive au point x dans un intervalle de temps fixé. Pour obtenir la probabilité que cet événement se produise, on doit prendre le carré de cette amplitude de probablité. Alors que nous ne pouvons pas prédire, comme en physique classique, exactement où la particule va aller, nous pouvons prédire la probabilité qu’elle arrive en un point arbitraire. À strictement parler, il n’est donc pas correct d’affirmer que la physique quantique est indéterministe. En fait, le déterminisme est remplacé par une sorte de déterminisme de parieur. Un parieur ne peut pas prédire quel nombre va sortir du prochain jet de dés, mais il peut prédire qu’après un grand nombre de jets le nombre 1 sortira dans environ un cas sur six : si le dé est jeté 3 000 fois, le nombre 1 sortira environ 500 fois. De même, un physicien quantique peut prédire de façon précise la valeur moyenne d’un grand nombre de mesures. On peut aisément comprendre pourquoi des physiciens classiques comme Einstein étaient profondément perturbés. Pour prédire le mouvement d’une particule, nous devons « lire » toutes les histoires futures possibles de la particule, et ensuite les « additionner ». La vérité se révèle encore plus étrange que notre imagination la plus débridée.

10.8

La somme sur les histoires

La formulation de la physique quantique présentée ci-dessus est appelée soit « formulation de la somme sur les histoires », soit « formulation de l’intégrale de chemin ». La plupart des manuels et des livres de vulgarisation suivent la formulation de la mécanique ondulatoire inventée par Erwin Schrödinger ou la formulation de la mécanique des matrices inventée par Werner Heisenberg en 1925-1926. La formulation de l’intégrale de chemin fut initiée par Paul Dirac et développée autour des années 1950 par Richard Feynman. Un de ses avantages est que l’action est directement impliquée, ce qui rend plus claire la relation avec la physique classique10h . La formulation de l’intégrale de chemin est idéalement adaptée à la discussion des symétries. Si un problème de physique classique présente une certaine symétrie, alors l’action est invariante par certaines transformations de symétrie, ainsi que nous l’avons appris au chapitre 7. Il en découle que, comme la même action contrôle le problème en physique quantique, ce dernier possède les mêmes symétries que le problème traité dans le cadre de la physique classique. Pour cette raison et d’autres, depuis les années 1970, la formulation

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de l’intégrale de chemin a largement supplanté la formulation plus ancienne de la mécanique ondulatoire et de celle des matrices, au moins dans certains domaines de la physique quantique. Dans la formulation de l’intégrale de chemin, l’essence de la physique quantique peut être résumée en deux règles fondamentales : (1) l’action classique détermine l’amplitude de probabilité pour qu’une chaîne spécifique d’événements se produise et (2) suivant le principe de superposition, l’amplitude de probabilité pour que soit l’une, soit l’autre de deux chaînes spécifiques d’événements se produise, est donnée par la somme des amplitudes de probabilité de ces deux chaînes spécifiques d’événements. La découverte de ces règles représente une performance stupéfiante des fondateurs de la physique quantique. Les processus mentaux à l’œuvre ne peuvent être décrits que comme des sauts quantiques de génie. La loi quantique n’est pas tant une loi en elle-même qu’une prescription pour obtenir une théorie pertinente dans le domaine quantique. On obtient la mécanique quantique non relativiste en appliquant cette prescription quantique à la théorie de la mécanique newtonienne, l’électrodynamique quantique en l’appliquant à la théorie de Maxwell de l’électromagnétisme10i , la gravitation quantique en l’appliquant à la théorie d’Einstein de la gravitation. Mais l’action de l’électrodynamique quantique est encore l’action de Maxwell, avec toutes ses symétries. On dit parfois que la théorie quantique n’est qu’une simple recette, ou un ensemble de prescriptions, pour obtenir des prédictions pouvant être comparées aux observations expérimentales. Cependant cet énoncé ne souligne pas suffisamment la différence entre physique quantique et physique classique, même si on peut argumenter de façon tout à fait valable que la physique elle-même n’est qu’un ensemble de recettes pour obtenir des prédictions en accord avec l’expérience. Les lois de Newton forment un ensemble de recettes dans le même sens que les lois quantiques, telles qu’elles sont résumées ci-dessus, reviennent à un ensemble de recettes. Ce serait un raisonnement circulaire que de dire que les lois de Newton sont mieux « comprises » parce qu’elles sont en accord avec notre intuition quotidienne. Ce qui est exact, c’est que les lois de Newton peuvent être comprises aujourd’hui comme une approximation aux lois quantiques dans certaines circonstances. Il est possible que l’on découvre un jour que les lois quantiques sont elles-mêmes une approximation d’un ensemble de lois encore plus fondamentales. Ce que les physiciens espèrent, c’est que notre ensemble actuel de recettes soit déduit un jour d’un autre ensemble de recettes, plus élégant et plus concis dans sa formulation, et d’application plus universelle. À nouveau, il n’y a pas de « pourquoi ? », seulement des « comment ? » dans notre dialogue avec la Nature. Les physiciens théoriciens s’efforcent de percer

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Ses pensées mais, autant que je puisse en juger, ils ne sauront jamais pourquoi elle les a eues. 10.9

Ici et là en même temps

La différence profonde entre la physique classique et la physique quantique est soulignée par la façon dont nous décrivons « l’état » du système à un instant donné10j . La notion de l’état d’un système est naturelle. Par exemple, le Président des États-Unis doit prononcer chaque année un discours sur « l’état de l’Union » (The State of the Union Address). Passons au cas quantique en considérant, par souci de simplicité, le cas d’un électron. En physique classique, l’état d’un électron est donné par sa position et sa vitesse à un instant donné. S’il s’agit d’un électron quantique, nous ne pouvons pas donner à la fois sa position et sa vitesse, mais nous pouvons définir sa localisation avec une précision arbitraire. S’il est localisé à Paris, nous écrirons que cet électron est dans un état que nous notons |Paris. Ou bien, si l’électron est localisé à Rome, nous écrirons que son état est |Rome. Il est de tradition pour les physiciens de désigner un état quantique par le symbole |nom, où « nom » spécifie l’état qui nous concerne. Quand nous passons à la physique quantique, nous ne pouvons plus en général spécifier la position de l’électron. Au contraire, l’état de l’électron est spécifié par une amplitude de probabilité dont le carré donne la probabilité de trouver cet électron quelque part dans l’espace, à l’instant considéré. Par exemple, l’électron peut être dans l’état |« Paris », en précisant que l’amplitude de probabilité est 1/2 pour que l’électron soit effectivement localisé à Paris, 1/10 pour qu’il soit localisé à Rome et ainsi de suite. Comme l’électron est le plus probablement localisé à Paris, nous continuons à appeler son état |« Paris », mais nous utilisons des guillemets pour indiquer que nous pouvons seulement afficher des probabilités sur la localisation de l’électron. De même, un autre état possible pour l’électron peut être appelé |« Rome », spécifié par exemple par une amplitude de probabilité de 1/2 pour que cet électron soit à Rome, de 1/10 pour qu’il soit à Paris et ainsi de suite. Le travail du physicien quantique est de classer tous les états possibles et de déterminer comment l’électron peut, au cours du temps, sauter d’un état à un autre. Cependant, c’est un autre point qui nous intéresse ici. Dans l’étrange domaine quantique, de même que nous pouvons additionner des amplitudes de probabilité, nous pouvons additionner des états ! On peut montrer que cette propriété est une simple conséquence du principe de superposition des amplitudes de probabilité, que nous avons énoncé ci-dessus. Nous pouvons par exemple construire l’état

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|« Paris » + |« Rome » un état qui est spécifié par l’amplitude de probabilité 1/2 + 1/10 que l’électron soit localisé à Paris et 1/10 + 1/2 qu’il le soit à Rome, et ainsi de suite. De fait, nous pouvons additionner deux états avec les proportions que nous souhaitons. Ainsi l’état a|« Paris » + b|« Rome » où a et b sont des nombres arbitraires, est spécifié par une amplitude de probabilité qui est a/2 + b/10 pour que l’électron soit à Paris et a/10 + b/2 pour qu’il soit à Rome, et ainsi de suite10k . Que des états puissent être ainsi additionnés est une autre bizarrerie du monde quantique mais, nous l’avons vu, c’est une conséquence du principe de superposition des amplitudes de probabilité. En physique classique, cela n’a aucun sens d’additionner deux états. Que pourrait bien être la signification de l’état |Paris + |Rome ? Classiquement, un électron ne peut pas être en même temps à Paris et à Rome. 10.10

Vers le rôle principal

Le décor est enfin planté pour expliquer comment la symétrie a été propulsée au rang de vedette du monde quantique. C’est la possibilité d’additionner des états qui rend les considérations de symétrie plus puissantes en physique quantique qu’en physique classique. Pour fixer les idées, discutons la symétrie de rotation. Soit une planète en orbite autour d’une étoile. Que nous dit la symétrie de rotation ? Elle ne nous dit pas, nous l’avons vu, que l’orbite doit être un cercle, mais elle nous dit plutôt que si nous faisons tourner l’orbite par n’importe quel angle, l’orbite obtenue par cette rotation est encore une orbite possible : voir la figure 2.2. Cette conclusion est assez évidente et pas particulièrement intéressante. Au contraire, considérons un électron en orbite autour d’un noyau atomique. Nous nous attendons à ce que l’invariance par rotation, décrite par le groupe SO(3), soit satisfaite. Nous sommes maintenant dans le domaine quantique et n’avons pas le droit de parler d’une orbite précise. Au contraire, nous pouvons seulement parler de l’état de l’électron. Mettons une théoricienne quantique au travail et demandons-lui de classer les états possibles de l’électron autour du noyau. Supposons que l’électron se trouve dans un état que nous notons |1. Faisons tourner l’atome d’un angle arbitraire autour d’un axe quelconque passant par le centre du noyau et notons | R1 l’état ainsi obtenu, où R désigne VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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la rotation, spécifiée par son axe et son angle. La symétrie de rotation, par définition, nous dit que | R1 est un état possible de l’électron, et de plus il doit avoir la même énergie que |1. Pour voir que c’est bien le cas, on peut faire tourner l’observateur plutôt que l’atome. Encore mieux, comparons les perceptions de deux observateurs dont les points de vue sont reliés par la rotation, ainsi que nous l’avons décrit au chapitre 2. Un des observateurs perçoit l’état |1, l’autre l’état | R1. Dire que la physique est invariante par rotation implique qu’elle ne doit pas marquer de préférence pour un observateur par rapport à l’autre. Par conséquent, les états |1 et | R1 doivent avoir la même énergie. À ce point, deux possibilités logiques se présentent à nos esprits perspicaces : soit l’état | R1 est exactement identique à l’état |1, soit il ne l’est pas. Supposons que | R1 soit identique à |1. Cela veut dire que, si nous faisons tourner l’atome, l’électron reste dans le même état. La probabilité de localiser l’électron est inchangée par la rotation ; en d’autres termes, la distribution de probabilité de la localisation de l’électron dans l’état |1 est à symétrie sphérique. Les observateurs dont les points de vue diffèrent par une rotation voient le même état |1. Le second cas est plus intéressant : | R1 n’est pas identique à |1. En général, | R1 pourrait être une combinaison linéaire de |1 et de quelques autres états. Pour fixer les idées, supposons que quatre autres états, |2, |3, |4 et |5 soient impliqués. En d’autres termes, | R1 pourrait s’écrire comme une combinaison linéaire du type a |1 + b |2 + c |3 + d |4 + e |5 où les coefficients a, b, c, d, e dépendent bien sûr de la rotation considérée. Supposons maintenant que nous fassions tourner l’état |2. En appliquant le même raisonnement que ci-dessus, nous nous attendons à ce que l’état | R2 obtenu par la rotation puisse s’écrire comme une combinaison linéaire f |1 + g |2 + h |3 + i |4 + j |5 où les coefficients f , g, h, i, j dépendent de la rotation. Nous pouvons poursuivre en faisant tourner les états |3, |4 et |5, et chaque état obtenu par la rotation R sera une combinaison linéaire des états |1, |2, |3, |4 et |5.

10.11

Cela rappelle quelque chose

Maintenant tout cela nous rappelle quelque chose. Cette discussion est familière. De fait, c’est précisément celle que nous avions rencontrée en discutant les

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représentations d’un groupe. Ici, les états |1, |2, |3, |4 et |5 sont transformés par une rotation en combinaison linéaire de ces états. Ils fournissent une représentation de dimension 5 du groupe des rotations SO(3). Au chapitre précédent, nous avons utilisé des entités abstraites, des flèches, des couleurs, ou n’importe quoi d’autre, qui se transformaient en combinaisons linéaires de ces entités. Il est remarquable que la discussion mathématique abstraite du XIXe siècle soit réalisée physiquement sous la forme de transformation des états quantiques. La structure mathématique intrinsèque ne dépend pas du fait que nous parlions d’entités « abstraites », d’états quantiques, de pommes ou de chatons. Pour fixer les idées, dans notre discussion, j’ai supposé que |1 appartenait à la représentation de dimension cinq. En général, cet état quantique |1 pourrait appartenir à une représentation de dimension arbitraire permise par le groupe. Par exemple, il pourrait appartenir avec huit autres états à la représentation de dimension neuf. La représentation à laquelle appartient effectivement un état dépend des détails de la physique.

10.12

Théorie des groupes et physique quantique

Qu’est-ce que cette discussion de la symétrie et de la théorie des groupes en physique quantique implique en fait pour les observations expérimentales ? Nous avons appris que les états quantiques d’un électron dans un atome appartenaient à une représentation du groupe des rotations. La symétrie de rotation nous dit que les états appartenant à une même représentation ont tous la même énergie. Ainsi que je l’ai déjà indiqué, cela découle de ce que ces états peuvent être obtenus l’un de l’autre par une rotation. Ainsi, dans notre exemple, nous aurions pu choisir la rotation qui transforme l’état |1 en l’état |2 – en d’autres termes une rotation R telle que | R1 soit égal à |2 : l’état |2 n’est autre que | R1. De fait, les expérimentateurs ont observé des états quantiques différents ayant tous la même énergie. Rappelons que les dimensions possibles des représentations sont fixées par la théorie des groupes. Par exemple, le groupe des rotations n’a pas de représentation de dimension quatre. Si donc les expérimentateurs observent un ensemble de quatre états de même énergie dans notre atome, alors la conclusion inévitable de la théorie des groupes est qu’ils doivent être capables de découvrir des états additionnels de même énergie10l . Les énergies des états électroniques dans un atome sont déduites de l’énergie du rayonnement émis lorsqu’un atome saute vers un état d’énergie inférieure, ou de celle du rayonnement absorbé quand il saute vers un état d’énergie

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supérieure. Supposons qu’un électron saute d’un état appartenant à la représentation de dimension cinq à un état appartenant à une représentation de dimension sept. Il y a au total 5 × 7 = 35 (multiplication ordinaire !) différents sauts possibles. Sans la théorie des groupes, la physique atomique deviendrait un sujet très fastidieux, où chacune de ces 35 possibilités devrait être étudiée individuellement. Mais la symétrie de rotation et la théorie des groupes nous disent immédiatement quelles sont les probabilités relatives de chacun de ces 35 sauts, sans avoir à procéder à des calculs fastidieux. L’intensité du rayonnement émis dans un saut donné est directement proportionnelle à la probabilité du saut. Ainsi que je l’ai souligné au chapitre 2, la propriété de base de la symétrie de rotation est que deux observateurs, dont l’un penche sa tête par rapport à l’autre, perçoivent la même structure de la réalité physique. Cette exigence apparemment anodine est suffisamment puissante pour fixer la probabilité relative de chacun des 35 sauts possibles. Incidemment, il peut arriver que la théorie des groupes oblige la probabilité de certains sauts à s’annuler. La symétrie de rotation, en d’autres termes, interdit à l’électron d’effectuer tel ou tel saut particulier. Les physiciens appellent ce phénomène une règle de sélection. Lorsque des transitions quantiques semblent a priori possibles, il peut arriver qu’une symétrie sous-jacente permette seulement à certaines transitions spécifiques de se produire. Les autres son taboues. Les règles de sélection sont en fait des manifestations de la relation entre symétrie et lois de conservation. D’après Emmy Noether, la présence d’une symétrie continue implique une loi de conservation. De même que les processus n’obéissant pas à la conservation de l’énergie sont interdits, certains sauts quantiques sont interdits parce qu’ils violent une loi de conservation pertinente, celle du moment angulaire dans le cas de la symétrie de rotation. Historiquement, les physiciens étudiant les atomes ont été confrontés à une masse déroutante de résultats expérimentaux. De nombreux états ont la même énergie. Parmi les multiples sauts possibles entre deux niveaux d’énergie différente, certains sont plus probables que d’autres. Au bout du compte, l’éminent physicien américano-hongrois Eugen Wigner se rendit compte que, grâce à la symétrie de rotation, l’ordre pouvait être extrait du chaos.

10.13

Le triomphe de la symétrie dans le monde quantique

Arrêtons-nous un instant pour résumer ce que nous avons appris. En physique classique, comme en physique quantique, les symétries restreignent les formes possibles des lois physiques de base. Mais, en physique quantique, les symétries

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vont plus loin. Alors que la notion d’addition de deux orbites n’a aucun sens en physique classique, nous sommes habilités à additionner des états quantiques, en raison du principe de superposition. Dans une transformation de symétrie, l’état transformé peut être une combinaison linéaire d’états quantiques. En inversant le processus d’abstraction, les cogitations des mathématiciens de la théorie des groupes du XIXe siècle sont réalisées dans le monde quantique. Si la symétrie mérite son nom, les états appartenant à la même représentation doivent avoir la même énergie. Les symétries régulent alors les sauts quantiques entre états quantiques. Ainsi, en physique quantique, les symétries non seulement nous renseignent sur les lois sous-jacentes, elles nous disent aussi quels sont les états physiques réels.

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11 La voie octuple dans la forêt de la nuit 11.1

Des jumeaux dans la forêt subnucléaire

Quand Alice rencontra Tweedledum et Tweedledee, elle fut à la fois intriguée et amusée. En 1932, un compatriote d’Alice, James Chadwick, en déambulant dans la forêt subnucléaire qui venait de s’ouvrir, rencontra son propre Tweedledum et son propre Tweedledee. Comme résultat de cette rencontre remarquable, Chadwick fut anobli. Chadwick, que nous avons déjà rencontré au chapitre 3 comme infortuné prisonnier de guerre, découvrit une particule jusque-là inconnue, le neutron, qui se comporte exactement comme un proton en ce qui concerne les interactions fortes nucléaires. Depuis la découverte de Chadwick, les physiciens ont découvert que la population subnucléaire contenait non seulement des jumeaux identiques, mais aussi des triplés identiques et même des octuplés identiques. Tout comme Alice, les physiciens ont été perplexes et intrigués. Qu’est-ce que la Nature essaie de nous dire ? Dès les années 1930, les physiciens avaient commencé à étudier le noyau atomique. Cette exploration avait été rendue possible par une extraordinaire bienveillance de la Nature à leur égard : elle leur avait juste fourni l’outil nécessaire sous la forme des substances naturellement radioactives. La radioactivité avait été découverte en 1896 par le physicien français Antoine Henri Becquerel. Les substances radioactives, on l’avait rapidement compris, contiennent des noyaux instables qui cherchent à se réarranger et qui, dans ce processus, éjectent

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des particules variées. J’ai déjà mentionné qu’une façon de regarder un objet consiste à le bombarder avec des photons et à détecter les photons diffusés avec ce merveilleux détecteur situé dans notre tête. Les accélérateurs de particules sont simplement des dispositifs gargantuesques construits pour prolonger le processus de vision. Pour observer la structure interne de la matière, nous devons la bombarder avec des particules suffisamment énergiques pour qu’elles puissent pénétrer à l’intérieur de ses couches externes. Les substances radioactives ont fourni une source naturelle de particules énergiques à une époque où les physiciens n’avaient pas encore eu l’idée de construire des accélérateurs. En profitant de ces accélérateurs « naturels », les physiciens commencèrent à exposer des matériaux variés à des sources radioactives connues. En 1930, les physiciens allemands W. Bothe et H. Becker découvrirent que certains matériaux, quand ils étaient exposés à des sources radioactives, émettaient un rayonnement mystérieux. À l’époque, les physiciens pensaient que le monde était fabriqué avec des électrons, des protons et des photons. On avait compris qu’un atome de matière était constitué d’électrons en orbite autour d’un noyau. On pensait que le noyau était composé de protons, et peut-être aussi d’électrons. Perplexe face à l’observation des Allemands, Chadwick réalisa une série d’expériences pour montrer que ce rayonnement était composé d’un type de particule jusque-là inconnu. Cette particule était électriquement neutre et, pour cette raison, fut baptisée neutron. En observant les collisions d’une balle de tennis et d’une balle de golf, on peut facilement déterminer la masse relative des deux balles en utilisant la conservation de l’énergie et de l’impulsion. En observant soigneusement les collisions entre des neutrons et des noyaux atomiques variés, Chadwick réussit à mesurer la masse du neutron. À sa grande surprise, la masse du neutron s’avéra coïncider presque exactement avec celle du proton. Le neutron joue le rôle du Tweedledee associé au Tweedledum du proton.

11.2

Plus que des aides de camp paresseux

Des expériences ultérieures établirent rapidement que le noyau atomique était composé d’un certain nombre de protons et de neutrons. En fait, dans les expériences de Bothe et Becker, les particules énergiques émises depuis les sources radioactives avaient éjecté certains des neutrons. Les propriétés chimiques d’un atome sont déterminées par le nombre d’électrons en orbite autour du noyau. Le nombre d’électrons est égal au nombre de protons du noyau, de sorte que l’atome est globalement électriquement neutre. Ainsi, le neutron ne joue aucun rôle dans les propriétés chimiques de l’atome.

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Par exemple les atomes de carbone ont toujours six protons. Le fait que cet atome ait six protons, et pas cinq ou sept, est ce qui donne à l’atome sa « carbonicité », qui inclut sa capacité unique à se lier chimiquement, d’où son rôle essentiel en biologie. Mais on a observé des atomes de carbone qui peuvent avoir entre quatre et neuf neutrons. Quel rôle a-t-on donc attribué au neutron dans le théâtre de la physique ? Est-ce que le neutron est simplement un aide de camp paresseux qui suit le proton tout puissant ? Pas vraiment. Il s’avère que, sans le neutron, le noyau atomique serait instable.

11.3

Un exercice d’équilibriste

La stabilité des noyaux atomiques, et par voie de conséquence la stabilité du monde entier, tient sur une corde raide, un véritable exercice d’équilibriste de la Nature. Comme les protons sont chargés positivement, ils se repoussent mutuellement. Cette répulsion électrique entre les protons dans un noyau menace de le faire éclater en morceaux. Ainsi, l’existence même du noyau atomique a obligé les physiciens à conclure que, dans le noyau, les protons et les neutrons sont collés les uns aux autres par une attraction mutuelle très forte. Cette nouvelle interaction, responsable de l’attraction entre protons et neutrons, désignés collectivement par le terme nucléon, est appelée l’interaction forte, car elle s’avère environ cent fois plus forte que l’interaction électromagnétique. On pourrait ainsi penser que l’interaction électromagnétique, en étant relativement aussi faible, serait totalement submergée dans le noyau. Mais la Nature a inventé un rebondissement intéressant. L’interaction électromagnétique, bien que considérablement plus faible, possède une plus grande portée que l’interaction forte. Rappelons que la force électrique entre deux charges décroît proportionnellement à l’inverse du carré de la distance qui les sépare. Au contraire, l’interaction forte entre deux nucléons décroît si précipitamment que deux nucléons s’attirent seulement s’ils sont tout près l’un de l’autre. L’interaction forte est dite à courte portée, l’interaction électromagnétique à longue portée. Dans un cocktail mondain, on peut bavarder via une interaction acoustique à courte portée avec les personnes qui se trouvent près de soi, mais on peut seulement faire un clin d’œil à l’étrangère séduisante qui se trouve de l’autre côté de la salle, via l’interaction optique à longue portée. On peut voir le noyau comme un sac de nucléons. Les nucléons sont fortement attirés les uns vers les autres, mais chacun d’entre eux peut seulement prendre en remorque les nucléons voisins. La répulsion électrique, bien que plus faible, peut s’exercer entre des protons situés en des points diamétralement opposés du noyau. Le noyau fournit une arène pour un match de boxe

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F IGURE 11.1. Le noyau atomique fournit l’arène pour un match de boxe équilibré.

intéressant. Un des deux boxeurs a un meilleur punch mais une allonge plus courte, alors que son adversaire a une plus grande allonge, mais un punch moins puissant. La répulsion électrostatique, à l’évidence, tend à l’emporter dans un noyau lourd. Par exemple, le noyau d’uranium 235, avec ses 92 protons et ses 143 neutrons, est susceptible de fissionner au moindre courant d’air. La répulsion électrique déchire le noyau et, dans le processus, libère une certaine quantité d’énergie que l’humanité a essayé d’utiliser de façon diverse, parfois sensée et parfois non. À l’autre extrémité du spectre, deux noyaux légers peuvent être persuadés de fusionner. L’énergie libérée dans ce procesus de fusion fait fonctionner les étoiles et, d’après certaines personnes, elle pourrait être essentielle au futur de l’humanité11a . Heureusement pour nous, l’intensité des interactions électromagnétiques et fortes est telle qu’elle permet l’existence d’une grande diversité de noyaux parfaitement stables, dans lesquels aucune des deux interactions ne gagne par KO. Le neutron joue un rôle essentiel pour assurer ce match nul. Dans un noyau stable, les neutrons, qui sont électriquement neutres, peuvent aider l’interaction forte sans trop favoriser la répulsion électrique. Le noyau d’hélium 4, par exemple, possède deux protons et deux neutrons. Le noyau d’hélium 3, avec deux protons et un seul neutron, est encore stable, mais moins

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que celui d’hélium 4. Si l’on supprime le dernier neutron, il éclate. Ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre 2, nous pouvons baigner dans une douce chaleur solaire précisément en raison de cet équilibre délicat réalisé par la Nature. Il est remarquable que la structure visible du monde physique dépende de la présence essentielle de toutes les interactions fondamentales. Si les interactions fortes étaient absentes, les noyaux n’existeraient pas, et le seul atome possible serait celui d’hydrogène, formé d’un proton et d’un électron. L’Univers serait alors composé d’un gaz d’hydrogène et de quelques neutrons flottant librement ici et là. Si l’interaction électromagnétique était absente, les atomes n’existeraient pas et l’Univers se composerait de groupements de nucléons et d’électrons flottant librement. Quand deux de ces groupements se rencontreraient, ils se colleraient pour former un ensemble encore plus gros. Toute la matière dans l’Univers pourrait terminer sous forme d’un gigantesque amas de nucléons. 11.4

L’interaction faible

Dans les années 1930, il devint de plus en plus clair qu’une autre interaction, encore inconnue jusque-là, l’interaction faible, était responsable de la radioactivité de certains noyaux. La découverte de l’interaction faible met un point final à notre liste des interactions fondamentales de la physique connues aujourd’hui. Nous avons déjà rencontré l’interaction faible quand nous avons discuté la violation de la parité, et elle sera examinée en plus grand détail dans un chapitre ultérieur. Ici, je me contenterai de mentionner que la portée des interactions faibles est environ mille fois plus courte que celle des interactions fortes. C’est en raison de cette courte portée que les interactions faibles et fortes ne se manifestent pas dans les phénomènes macroscopiques, au contraire des interactions électromagnétiques et gravitationnelles, qui sont toutes les deux de longue portée. 11.5

La Nature révèle une symétrie

J’ai maintenant restauré l’estime de soi du neutron, en expliquant combien il est essentiel à la bonne marche de l’Univers. Cela ne lève en rien le mystère de la quasi-identité des masses du neutron et du proton. Rien dans la précédente discussion n’exige que le neutron et le proton aient des masses voisines. Ces masses ont été mesurées : environ 938,2 MeV pour le proton et 939,5 MeV pour le neutron. Un MeV représente un mégaélectron-volt, soit un million d’électron-volts, l’énergie acquise par un électron accéléré par une différence de potentiel d’un million de volts. En raison de l’équivalence masse-énergie

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d’Einstein E = mc2 , il est habituel d’exprimer les masses en MeV ; en toute rigueur on devrait utiliser le MeV/c2 , qui est une véritable unité de masse, mais par commodité les physiciens des mondes nucléaire et subnucléaire utilisent couramment le MeV. Des études supplémentaires ont révélé un autre fait surprenant : les interactions fortes entre deux protons, entre un proton et un neutron et entre deux neutrons ont été mesurées et on a découvert qu’elles étaient approximativement les mêmes. Le neutron se comporte comme un proton, en dehors du fait, presque négligeable – parce que l’interaction électromagnétique est si faible par rapport à l’interaction forte – , que le premier est électriquement neutre et le second chargé. Ici nous retrouvons Tweedledum et Tweedledee : ils parlent et agissent de la même façon, ils pèsent le même poids à 0,1 pourcent près, mais l’un a une moustache et l’autre non. En 1932, Werner Heisenberg, qui n’avait certainement pas la réputation d’un physicien conservateur, fit la proposition hardie suivante : la Nature suggérait obstinément que l’énigme du neutron pouvait seulement être comprise en terme d’une symétrie fondamentale. Heisenberg commença par imaginer ce qui se produirait si nous pouvions « débrancher » les interactions électromagnétiques, faibles et gravitationnelles. J’ai déjà mentionné au chapitre 2 l’utilité de l’astuce qui consiste à débrancher, ou négliger, les interactions plus faibles lorsque l’on étudie une interaction donnée. Heisenberg fit l’hypothèse que, dans le cas où l’on conserverait uniquement l’interaction forte, alors les masses du proton et du neutron seraient exactement identiques. L’hypothèse selon laquelle l’électromagnétisme est entièrement responsable de la différence de masse entre le neutron et le proton n’est pas déraisonnable. Comme l’interaction électromagnétique est environ cent fois plus faible que l’interaction forte, on peut naïvement s’attendre à ce que son effet soit de un pourcent environ, ou moins. Dans le chapitre précédent, j’ai expliqué que les divers états atomiques peuvent être obtenus l’un de l’autre par une rotation. La symétrie de rotation garantit que ces états ont exactement la même énergie. Rappelons-le, l’argument est simplement que deux observateurs dont les points de vue sont reliés par une rotation doivent déduire la même structure de la réalité physique. Ceci est, après tout, l’essence à la fois profonde et triviale de l’argument de symétrie. Inspiré par la symétrie de rotation, Heisenberg postula que le proton pouvait être transformé en neutron par une « rotation », et que les interactions fortes étaient invariantes par cette rotation. La logique suivie par Heisenberg est l’inverse de celle que nous avons suivie en examinant l’invariance par rotation des états atomiques. Depuis l’époque de Newton, notre intuition exige pratiquement la symétrie de rotation.

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Dans le cadre de la physique quantique, la symétrie de rotation implique que des états atomiques variés ont la même énergie. Suivant la logique inverse, Heisenberg prit comme point de départ la découverte surprenante de Chadwick de la quasi-égalité des masses du proton et du neutron, et donc, suivant Einstein, de la quasi-égalité de leurs énergies au repos, et il en déduisit la présence d’une symétrie cachée dans le dessein de la Nature. Voici un exemple de symétrie où un fait expérimental joue un air de symétrie pour les oreilles de ceux qui peuvent l’entendre. Pour des raisons historiques qui n’ont aucune importance pour nous, la symétrie de Heisenberg est appelée « isospin. » Le groupe de symétrie correspondant est appelé SU (2) par les mathématiciens. Le nombre « 2 » rappelle que ce groupe est défini par les lois de transformation de deux objets de base. Toutefois il faut bien comprendre que ce groupe est un groupe continu, dont la représentation de définition transforme les unes dans les autres des combinaisons linéaires des deux objets de base, et il ne faut pas le confondre avec le groupe discret à deux éléments Z (2), qui transforme seulement un des objets dans l’autre et vice-versa. À ce point, je dois rectifier quelque peu en précisant que, dans mon introduction à l’isospin, j’ai sacrifié la vérité historique afin de ne pas nuire à la fluidité de l’exposé. Comme c’est souvent le cas en physique, le développement de l’isospin fut marqué par nombre de confusions et de conceptions erronées. Plusieurs physiciens ont contribué à la clarification du concept d’isospin, mais j’ai trouvé commode d’attribuer ce concept au seul Heisenberg. Ce faisant, je me suis laissé aller à une sorte d’histoire expurgée, dont même les manuels de physique se rendent souvent coupables. Un bref historique plus correct du développement du concept d’isospin est exposé dans une note à ce chapitre11b . 11.6

Plongée dans un monde interne

La rotation d’isospin introduite par Heisenberg n’est pas du même type que les rotations dans l’espace ordinaire où nous vivons : d’où les guillemets dans un paragraphe précédent. Heisenberg envisage plutôt une rotation dans un espace abstrait interne : les termes « rotation » et « espace » ont tous deux un sens figuré. L’isospin représente une étape stupéfiante du développement des symétries comme concept de base en physique. Auparavant, lorsque les physiciens pensaient à des symétries, ils envisageaient celles de l’espace-temps : la parité, les rotations, et même l’invariance de Lorentz ou la covariance généralisée, comme étant toutes enracinées, à un degré plus ou moins élevé, dans notre perception directe de l’espace-temps. Là, d’un vaste coup de balai, Heisenberg nous ouvrait un espace abstrait interne où les symétries pouvaient aussi agir.

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La vieille garde a dû trouver la proposition de Heisenberg difficile à avaler. On avait toujours considéré que les symétries de l’espace-temps étaient indubitablement exactes. Mais ici arrive Heisenberg qui propose une symétrie, laquelle manifestement n’est pas exacte. Les symétries de l’espace-temps sont universelles : elles s’appliquent à toutes les interactions. La symétrie d’isospin s’applique uniquement aux interactions fortes : le proton et le neutron ont des propriétés électromagnétiques différentes. Avec le recul du temps, la notion de symétrie interne introduite par Heisenberg n’apparaît plus comme aussi révolutionnaire. Pour les générations de physiciens d’aujourd’hui, les symétries internes semblent aussi naturelles et réelles que les symétries d’espace-temps. J’ai souligné que les principes de symétrie nous disent que la réalité physique, bien que perçue comme superficiellement différente par différents observateurs, est en fait une seule et même réalité au niveau structurel. Dans l’exemple présent, un observateur voit un proton, mais un autre observateur, dont le point de vue a subi une rotation d’isospin, peut insister qu’il s’agit en fait d’un neutron. Ils ont raison tous les deux, exactement de la même façon que ce qui apparaît « vers le haut » à un observateur peut bien être « vers le bas » pour un autre observateur. L’observation du fait que l’interaction forte entre deux protons est la même qu’entre deux neutrons en découle immédiatement, car ce qui apparaît comme deux protons à un observateur peut apparaître comme deux neutrons à un autre. 11.7

La toute-puissance de la théorie des groupes

Une fois que la situation Tweedledum-Tweedledee observée est formulée comme une symétrie, alors la toute-puissance de la théorie des groupes peut peser de tout son poids en physique. On peut soit établir par soi-même les représentations de SU (2), soit consulter un livre de mathématiques. Les considérations générales du chapitre 7 impliquent que toute particule soumise aux interactions fortes, depuis les noyaux atomiques jusqu’aux particules subnucléaires de diverses sortes, doivent appartenir à une représentation de SU (2) : on dit que les particules qui appartiennent à une même représentation sont membres d’un même multiplet. Comme les représentations de SU (2) sont de dimension 1, 2, 3, 4, etc., on dit que les particules appartiennent à un singulet, un doublet, un triplet, un quadruplet, etc. Tous les membres d’un même multiplet doivent avoir la même masse, ou la même énergie au repos. C’est ce qui est effectivement observé.

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D’après Emmy Noether, on doit trouver une quantité conservée associée à la symétrie d’isospin : elle est appelée simplement isospin. Les particules soumises à l’interaction forte transportent de l’isospin, exactement comme les particules qui interagissent électromagnétiquement transportent une charge électrique. Des processus régis par l’interaction forte et qui ne conservent pas l’isospin sont interdits. De plus, les probabilités relatives de divers processus autorisés sont déterminées par la théorie des groupes. La situation est entièrement analogue à celle que nous avons rencontrée dans notre discussion de la symétrie de rotation au chapitre précédent ; cela doit nécessairement être le cas car les mathématiques sous-jacentes sont indépendantes de la physique.

11.8

L’interaction forte est trop forte

Une fois l’idée de la symétrie d’isospin comprise, les applications détaillées qui en découlent ne sont pas particulièrement pertinentes pour notre propos, et il vaut mieux les laisser aux physiciens professionnels. Le point important est que les prédictions expérimentalement vérifiables de la discusion précédente sont strictement des conséquences de la seule symétrie d’isospin. Je n’ai jamais explicité ce que devrait être la théorie des interactions fortes. Cela n’a aucune importance ! Si l’on devait essayer de construire une théorie explicite des interactions fortes, il est exact que la symétrie d’isospin restreindrait sévèrement la forme possible de cette théorie. Mais même si l’on disposait d’une telle théorie, elle ne serait pas vraiment utile car l’interaction forte est, par définition, forte. Expliquons-le. Les étudiants en physique ont souvent l’impression à partir de leurs manuels que la physique ne se préoccupe que de solutions exactes. Pour illustrer différents principes de la physique, les auteurs de manuels ont tendance à traiter les cas simples et idéalisés pour lesquels une solution exacte existe. En pratique, dans la vraie vie, les physiciens doivent avoir recours à une méthode appelée méthode des perturbations. Par exemple, pour établir les détails du mouvement de la Terre autour du Soleil, une physicienne commencerait par ignorer les autres planètes, et ensuite elle calculerait approximativement les effets des autres planètes sur l’orbite de la Terre. Cette procédure fonctionne parce que les effets des autres planètes sont petits. Remarquons cependant qu’aujourd’hui les physiciens ne sont plus limités aux méthodes perturbatives ou autres méthodes d’approximation, car les méthodes numériques ont acquis une grande importance pratique pour traiter les problèmes que l’on ne sait pas résoudre exactement.

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L’idée de base de la méthode perturbative est semblable en physique quantique. Quand deux électrons entrent en collision, la probabilité que les deux électrons interagissent est d’environ 1/137. Ce nombre empirique, 1/137, mesure l’intensité de l’interaction électromagnétique, et il est connu sous le nom de constante de couplage électromagnétique. Supposons que les électrons ont interagi. Pendant qu’ils s’éloignent, il existe une probabilité quantique qu’ils interagissent à nouveau. La probabilité que les électrons interagissent deux fois est de l’ordre de (1/137) × (1/137). Nous pourrions donc soit négliger l’effet des interactions doubles, soit les traiter comme une petite correction. Heureusement pour les physiciens, trois des quatre interactions fondamentales ont des couplages faibles et on peut utiliser la méthode de perturbations. La Nature est bienveillante – mais pas assez. La constante de couplage des interactions fortes est de l’ordre de 1. Par conséquent, lorsque deux nucléons entrent en collision, les interactions doubles, triples et ainsi de suite jusqu’à l’infini sont aussi probables qu’une interaction unique ! Dans ce cas, la théorie des perturbations échoue lamentablement. Les annales de la physique regorgent de tentatives futiles de calculer la force entre deux nucléons à partir de principes fondamentaux. Les physiciens nucléaires ont finalement abandonné ce type de tentatives et adopté une approche quasi phénoménologique, en utilisant la force mesurée expérimentalement entre deux nucléons comme donnée initiale, et en essayant d’en déduire les propriétés des noyaux.

11.9

L’ignorance confinée

La puissance et la gloire de la symétrie nous permettent de contourner complètement la construction d’une théorie des interactions fortes d’une utilité douteuse. Nous sommes capables de confiner et d’isoler notre ignorance. Historiquement, ce confinement de notre ignorance a été d’une importance considérable. La plupart des particules sont sensibles à plusieurs types d’interactions. Le proton, par exemple, est sensible aux quatre interactions. Dans l’étude des interactions faibles, les physiciens rencontrent un certain nombre de processus impliquant des particules également sensibles aux interactions fortes. Heureusement, en utilisant des symétries, les physiciens se concentrant sur les interactions faibles furent capables de confiner le monstre des interactions fortes. Il en résulte que la structure des interactions faibles fut complètement élucidée au début des années 1970 : les physiciens n’ont pas eu à attendre une théorie complète des interactions fortes. La situation en ce qui concerne les interactions fortes est résumée sur la figure 11.2. Bien sûr, une théorie complète devrait nous en dire plus que les

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F IGURE 11.2. Le schéma de la recherche sur les interactions fortes depuis les années 1930 jusqu’au début des années 1970. Parce que l’interaction forte est « trop forte », les physiciens ont été incapables d’extraire des prédictions expérimentales de la théorie des interactions fortes, et ceci aurait été le cas même s’ils avaient été capables d’en construire une. Les considérations de symétrie leur ont permis de contourner cet obstacle, représenté ici par un mur de briques, qui signait l’échec de la méthode perturbative.

seules considérations de symétrie. La symétrie nous dit que les états d’un même multiplet doivent avoir la même énergie, mais elle ne peut pas nous dire quelle est cette énergie. À strictement parler, par conséquent, le chemin de la figure 11.2 venant de la symétrie et contournant la boîte théorique peut seulement rendre compte d’une partie des résultats expérimentaux. Nous avons indiqué cela par une boîte plus petite à l’intérieur de la boîte des observations expérimentales. 11.10

Une marieuse

Alors que l’intensité de l’interaction forte fait obstacle à la construction d’une théorie valable, elle ne nous empêche pas de comprendre la nature de l’interaction. Au début des années 1930, le physicien japonais Hideki Yukawa se demanda pourquoi l’interaction forte était de courte portée, au contraire des deux autres interactions bien connues, l’électromagnétisme et la gravitation. Ainsi que nous l’avons observé au chapitre 4, la notion de champ a remplacé celle d’action à distance. Nous imaginons la force électrique entre deux charges comme résultant de ce que chaque charge « parle » au champ électrique envoyé par l’autre charge. En physique quantique, l’énergie contenue dans le champ est concentrée en bouffées, de photons dans le cas électromagnétique, de gravitons dans le cas gravitationnel. Ainsi, d’après la physique moderne, quand deux électrons sont présents, on peut se représenter leur interaction comme étant due à un processus où l’un des électrons émet un photon avec une certaine amplitude de probabilité, et l’autre absorbe ce photon. Ce processus se répète rapidement. De même, l’échange constant de gravitons entre notre corps et la Terre nous maintient liés à celle-ci. Telles les marieuses du monde ancien

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(et parfois actuel !) ou les navettes diplomatiques du monde actuel, les photons voyagent infatigablement entre deux conjoints ou partenaires potentiels, en leur communiquant leurs intentions. Depuis les tout débuts de la physique, la notion de force s’est classée parmi les plus basiques et les plus mystérieuses. C’est donc avec une satisfaction non dissimulée que les physiciens ont finalement compris l’origine des forces comme provenant d’échanges quantiques de particules. Étant donné cette compréhension de la nature des forces fondamentales, Yukawa décida en 1934 qu’une « marieuse » devait aussi exister pour les interactions fortes. Yukawa supposa hardiment l’existence d’une nouvelle particule, à laquelle on donna ultérieurement le nom de méson π, ou pion pour faire bref. Il est remarquable qu’il réussit à prédire les propriétés du pion, ce qui lui valut l’attribution du Prix Nobel.

F IGURE 11.3. Le pion comme une marieuse représentée par une vieille dame corpulente dont la capacité à voyager est limitée par son poids.

Considérons deux nucléons situés à l’intérieur d’un noyau atomique. L’un d’entre eux émet un pion avec une certaine amplitude de probabilité, et l’autre absorbe le pion. Tel une marieuse, le pion fait la navette entre les deux nucléons. Focalisons-nous sur un des nucléons émettant un pion. Attention, quelque chose ne va pas ! L’émission envisagée ne conserve pas l’énergie ! D’après Einstein, même une particule au repos transporte une certaine quantité d’énergie, sa masse multipliée par c2 . Comment un nucléon situé dans un noyau, et ayant aussi une énergie égale à sa masse multipliée par c2 , peut-il émettre un pion qui, même s’il est pratiquement immobile, doit avoir au minimum une énergie égale à la masse de ce pion multipliée par c2 , et demeurer un nucléon ?

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Il est remarquable que Yukawa fut capable de retourner cette difficulté à son avantage. Par un usage inspiré d’un principe d’incertitude, il fut capable d’expliquer la courte portée de l’interaction forte et de prédire la masse du pion. La clé est la physique quantique.

11.11

L’escroc

J’ai expliqué que le principe d’incertitude énonce que nous ne pouvons pas mesurer simultanément la position et l’impulsion d’une particule avec une précision arbitraire. Il existe aussi un principe d’incertitude sur le temps et l’énergie qui, bien que de nature assez différente, nous dit que la conservation de l’énergie peut être violée pourvu qu’elle ait lieu pendant un temps suffisamment court. Yukawa se rendit compte que si nous essayons de fixer l’instant précis où le nucléon émet un pion, alors l’énergie de notre système est incertaine et nous ne pouvons pas dire si l’énergie est conservée ou non. La relation d’incertitude temps-énergie permet la non-conservation de l’énergie, pourvu qu’elle ait lieu pendant un intervalle de temps suffisamment court. La situation rappelle celle d’une escroquerie. Un principe fondamental de l’escroquerie énonce que plus le montant de la somme volée est grand, plus tôt l’escroquerie sera découverte. Le pion est comme un escroc qui essaie de s’enfuir, non avec de l’argent, mais avec de l’énergie. À la différence des escrocs, le pion se fait toujours rattraper par la Nature et doit restituer l’énergie qu’il a essayé de voler. La Nature, représentée par Emmy Noether, exige que l’énergie totale du processus global, dans ce cas précis l’interaction entre les deux nucléons, soit conservée. Le pion émis par l’un des nucléons doit être absorbé suffisamment rapidement par l’autre. Comme dans une escroquerie, plus grande est l’énergie emportée par le pion, plus rapidement il est rattrapé. La Nature est si vigilante que, même si le pion voyage à la vitesse de la lumière, il ne peut pas aller bien loin entre l’émission et l’absorption. Cette observation permit à Yukawa d’expliquer la courte portée des interactions fortes. Si deux nucléons sont trop éloignés, ils ne ressentiront pas la présence de l’autre. En utilisant l’autre analogie, je peux dire que peut-être le pion est comme une marieuse, une dame un peu corpulente dont la capacité à voyager est limitée par son poids. Lorsque les deux conjoints potentiels vivent trop loin l’un de l’autre, la marieuse renonce à se déplacer. La portée de la force nucléaire est évidemment déterminée par la masse du pion. L’énergie minimale que le pion doit essayer de chaparder est l’énergie de repos associée à sa masse. En raison du principe d’incertitude temps-énergie, cette énergie minimale fixe le temps maximum alloué au pion pour voyager d’un

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nucléon à l’autre. Connaissant la portée des forces nucléaires, Yukawa prédit que la masse du pion devait être environ le dixième de celle d’un nucléon. Incidemment, cela nous permet aussi de comprendre pourquoi la portée de l’interaction électromagnétique est infinie : c’est une conséquence de la masse nulle du photon. Alors que le graviton n’a jamais été détecté, on pense qu’il est de masse nulle parce que l’interaction gravitationnelle est aussi de portée infinie. 11.12

Un conservateur arrogant

Prédire l’existence d’une particule fondamentale dotée de certaines propriétés est un acte très fort de l’esprit humain rationnel. Dirac et Pauli l’avaient fait et, quelques années plus tard ce fut le tour de Yukawa. Leur acte allait à contrecourant du climat social majoritaire qui prévalait alors dans la communauté des physiciens et défiait celui-ci. Yukawa écrivit ultérieurement11c que penser en dehors des limites connues du domaine revenait à être « arrogant, à ne pas craindre la colère des dieux » et qu’il existait « une forte inhibition à l’encontre de telles pensées, qui était presque inconsciente. » C’est très satisfaisant pour l’ego d’être arrogant avec la Nature, et de La voir ensuite se plier à notre bon vouloir. Malheureusement pour les physiciens théoriciens, c’est un plaisir souvent désiré mais rarement accordé. Aujourd’hui, l’inhibition dont parlait Yukawa n’est plus de mise, et les théoriciens prédisent des nouvelles particules avec une exubérance incontrôlable. En fait, la situation a tellement dégénéré que des théoriciens de ma génération sont capables d’inventer des particules sans autre raison que d’explorer les conséquences de leur existence au cas où par hasard elles se manifesteraient. Il est intéressant d’observer que l’hypothèse du neutrino faite par Pauli et celle du pion par Yukawa, aussi hardies fussent-elles en termes absolus, représentaient une attitude relativement conservatrice. Face aux mystères du noyau atomique, certains éminents physiciens de l’époque en tiraient argument pour suggérer l’échec des lois quantiques. La mécanique classique, après tout, avait échoué à l’échelle atomique. Il pouvait sembler raisonnable de penser que la physique quantique échouait à l’échelle nucléaire, dix mille fois inférieure à l’échelle atomique. 11.13

La flambée d’après-guerre

Jusqu’ici, dans la discussion, nous avons imaginé deux nucléons situés l’un près de l’autre dans un noyau atomique. En l’absence d’une énergie suffisante, le pion est condamné à faire la navette entre ces deux nucléons. Mais si nous

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provoquons la collision de deux nucléons de haute énergie, produits par exemple par un accélérateur ou par le rayonnement cosmique, l’énergie supplémentaire transportée par les nucléons peut s’avérer suffisante pour produire un pion tout en conservant l’énergie. Le pion fut découvert précisément de cette façon à la fin des années 1940, en utilisant le rayonnement cosmique. Il se trouve que le pion fut seulement le premier d’une horde de nouvelles particules découvertes après la deuxième guerre mondiale. Pendant le babyboom de l’après-guerre, les physiciens expérimentateurs s’occupaient activement à produire des particules les unes après les autres. En 1947, on découvrit la première des tristement célèbres particules « étranges », un adjectif attribué parce que les physiciens ne s’y attendaient absolument pas. Pour ma génération de physiciens, il n’y a rien de particulièrement étrange dans ces particules11d . Les particules étranges sont produites quand des nucléons de haute énergie entrent en collision. Les études expérimentales montrèrent que ces particules que l’on n’attendait pas n’étaient jamais produites isolément, mais toujours par paires. Par exemple, quand on produit une particule étrange appelée K0 , elle est toujours accompagnée d’une particule appelée Σ+ . Les collisions nucléaires ne produisent jamais un K0 , ou deux K0 , mais toujours un K0 accompagné d’un Σ+ . Au bout du compte, il devint clair que toutes ces règles empiriques pouvaient être résumées sous forme d’une loi de conservation. Une nouvelle quantité physique, appelée « étrangeté », est supposée conservée dans l’interaction forte. Pensez à l’étrangeté comme à une sorte de charge électrique. C’est un attribut physique de certaines particules soumises à l’interaction forte, mais pas d’autres, tout comme une charge électrique est portée par certaines particules et pas par d’autres. Le proton, le neutron et le pion sont supposés porter une étrangeté nulle. On attribua aux nouvelles particules des degrés d’étrangeté variés, +1, −1 et ainsi de suite. À partir de là, le mot « étrange » a acquis une signification spécifique pour les physiciens : voir la note 7a. Examinons la façon dont la conservation de l’étrangeté peut expliquer les observations. Attribuons l’étrangeté +1 au K0 . Étant donné que les nucléons ont une étrangeté nulle, ils ne peuvent pas produire un méson K0 isolément ou par paires. En effet, l’étrangeté de l’état initial des deux protons de la collision est nulle, et celle de l’état final doit l’être aussi. Mais, si le Σ+ porte une étrangeté −1, alors nous pouvons rendre compte de la production simultanée d’un K0 et d’un Σ+ , car l’étrangeté globale de cette combinaison est nulle. L’idée de la conservation de l’étrangeté est simple, mais il n’était pas clair a priori que ce schéma de comptabilité fonctionne. Par exemple, dans ce schéma, il était nécessaire que les expérimentateurs ne voient jamais un Σ+ produit isolément ou par paires. Ainsi le schéma fut vérifié dans de nombreux processus et fut donc validé.

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Une fois de plus, en invoquant l’intuition de Noether sur les relations entre symétrie et conservation, les physiciens purent conclure immédiatement que la conservation de l’étrangeté était le signal d’une loi de conservation allant au-delà de l’isospin. 11.14

Qu’est-ce qu’un nom ? Si je pouvais me rappeler le nom de toutes les particules, je serais botaniste11e . – E. Fermi

Les physiciens se sont bien amusés en donnant des noms aux particules. Pour répartir les particules en différentes classes, ils ont appelé « hadrons » les particules interagissant fortement, d’après un mot grec signifiant imposant ou épais. Les particules qui n’ont pas d’interactions fortes, comme l’électron et le neutrino, ont été appelées « leptons », d’après un mot grec signifiant fin ou délicat11f . Ainsi, le lepton est la plus petite pièce de monnaie en Grèce, et une personne au visage très fin est dite leptoprosopique. Les hadrons eux-mêmes ont été répartis en deux sous-classes. Le méson π, auquel on attribua ultérieurement le diminutif de pion, fut ainsi nommé parce que sa masse était intermédiaire entre celle de l’électron et celle des nucléons11g . La racine « méso » est bien sûr familière, comme dans mezzosoprano ou Mésopotamie. Les nouvelles particules avec des masses du même ordre que celle du pion ont aussi été appelées « mésons ». Au contraire, les nucléons et ces nouvelles particules aux propriétés analogues à celles des nucléons ont été appelées « baryons », d’après un mot grec signifiant lourd. En musique, nous avons le baryton. Même ainsi, méson est un choix inspiré, car il suggère aussi un rôle de médiateur. Comme les nucléons sont présents dans la matière ordinaire et jouent donc un rôle important, il est utile de les distinguer des autres baryons. Les baryons ont été ainsi répartis en nucléons et hypérons. Le Σ+ (sigma +) mentionné ci-dessus est un hypéron. Il existe aussi un hypéron nommé lambda, désigné par la lettre grecque Λ, et un autre nommé xi, désigné par la lettre gecque Ξ. La légende veut que les hypérons aient été nommés d’après la chanson « La chérie de Sigma Chi », avec un détournement du nom de la fraternité. Pendant que j’en suis aux noms, je peux aussi mentionner que « neutrino » fut obtenu en ajoutant le diminutif italien« ino », comme dans « bambino », au neutron. Quand la proposition de Pauli fut discutée à un séminaire en Italie, quelqu’un fit la confusion entre cette particule neutre et le neutron. Fermi dut expliquer que c’était en fait la « petite particule neutre. »

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Bien entendu, il n’est pas nécessaire au lecteur de maîtriser cette terminologie. Pour la commodité du lecteur, je l’ai résumée sur la figure 11.4. À ce point de notre récit historique, le photon et le graviton, qui sont respectivement les particules de lumière et de gravitation, forment une classe par eux-mêmes.

nucléons, i.e. protons & neutrons baryons Hadrons

hypérons

mésons—e.g. pion Leptons

e.g. électrons, neutrino

Photon Graviton

F IGURE 11.4. Les particules connues dans les années 1960.

11.15

Mettons de l’ordre dans ce fatras

Pour faire bref, un alphabet informe de particules était connu des physiciens de la fin des années 1960. Il fallait trouver un principe organisationnel pour mettre de l’ordre dans ce fatras. L’isospin fut d’un grand secours. Ainsi que je l’ai déjà remarqué, la puissance de la symétrie est telle que nous savons déjà que tous les hadrons doivent appartenir à des multiplets d’isospin, ce qui est bien confirmé par l’expérience. Par exemple, on a découvert trois pions : π + , π 0 et π − . Ainsi que la notation le suggère, le méson π + porte une charge positive, égale à celle du proton, le π 0 est neutre et le π − est chargé négativement. Ainsi, ces trois mésons peuvent être distingués par leurs propriétés électromagnétiques mais, en ce qui concerne les interactions fortes, ils sont identiques. Comme on s’y attend, ils ont des masses voisines. Les masses du π + et du π − sont de 140 MeV, celle du π 0 de 135 MeV. Les pions forment un triplet, de la même façon que les nucléons forment un doublet. Tous les hadrons ont pu être ainsi classés en multiplets d’isospin.

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Ainsi que nous l’avons mentionné, l’intuition de Noether et la conservation de l’étrangeté impliquent immédiatement que les interactions fortes doivent exhiber une symétrie allant au-delà de l’isospin.

11.16

Un congrès de jumeaux et de triplés

Imaginez que vous assistiez à un congrès de jumeaux et de triplés. Ici vous rencontrez un ensemble de jumeaux, là un ensemble de triplés. Vous remarquez imédiatement un air de famille entre les jumeaux et les triplés. Il s’avère qu’ils sont effectivement issus de la même famille. À la fin des années 1950, les physiciens des particules avaient l’impression que Chadwick les avait conduits à assister à un congrès de jumeaux et de triplés. Ils se sont rendu compte que non seulement les particules subnucléaires apparaissaient sous forme de doublets et de triplets, mais qu’ils étaient aussi reliés comme les membres d’une seule famille biologique. Je donne ci-dessous un résumé de ce qui était connu sur les particules subnucléaires autour de 1960. En tout, huit baryons avaient été découverts. Les premiers étaient les nucléons, nos vieilles connaissances, le proton et le neutron. Ensuite venaient les hypérons sigma et xi. Tout comme les pions, les particules sigma apparaissent sous forme de trois variétés, notées respectivement Σ+ , Σ0 et Σ− . Notez que, si le méson π − est bien l’antiparticule du méson π + , l’hypéron Σ− n’est pas celle de l’hypéron Σ+ : cette antiparticule de charge négative, notée Σ+ , a en effet une étrangeté +1 et non −1. Les hypérons sigma forment un triplet d’isospin, les hypérons xi un doublet. Finalement, un hypéron neutre lambda, noté Λ, forme à lui tout seul un singlet d’isospin. La situation est résumée sur la figure 11.5. Chacun des huit baryons est indiqué par un point sur une grille bidimensionnelle. Les baryons situés sur des points reliés par une ligne horizontale appartiennent au même multiplet d’isospin. Les baryons sur le même niveau horizontal ont la même étrangeté. Ainsi les nucléons ont une étrangeté nulle, les Σ et le Λ une étrangeté −1 et le Ξ une étrangeté −2. La situation pour les mésons est très analogue. Les physiciens en ont découvert huit. En dehors des trois pions, il existe quatre mésons, les mésons K, ou kaons pour faire bref, qui forment des doublets d’isospin, et finalement un méson appelé η, qui forme à lui seul un singlet d’isospin. En fait, ce dernier méson fut seulement découvert en 1961. Sur la figure 11.5, la masse de chaque baryon et de chaque méson est indiquée en unités de MeV, entre parenthèses après la lettre désignant une particule donnée, baryon ou méson. Les membres d’un même multiplet

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étrangeté

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F IGURE 11.5. (A) Les huit baryons, à savoir le proton, le neutron et leurs six cousins portés sur un graphique donnant leur isospin (axe horizontal) et leur étrangeté (axe vertical). Ils forment une figure géométrique appelée octet. (B) Les huit mésons forment aussi un octet. Le chiffre entre parenthèses après la lettre désignant une particule spécifique donne la masse de cette particule.

d’isospin ont presque la même masse, suivant ce que dicte la symétrie d’isopsin. Ce qui est frappant, c’est que tous les baryons ont à peu près la même masse, à 20 ou 30 pourcents près. Ils ont vraiment un air de famille. Les mésons ont aussi grossièrement la même masse, autour de quelques centaines de MeV. Le pion semble anormalement léger. Cependant, on peut argumenter que les huit mésons sont reliés, au moins en première approximation. Une fois de plus, précisons qu’il n’est pas du tout nécessaire de mémoriser ce zoo de particules élémentaires – pas plus qu’il n’est nécessaire de connaître par cœur la douzaine d’ordres appartenant à la classe des mammifères du phylum Chordata. La chose importante à savoir est que les mammifères peuvent être classés systématiquement, et que la théorie de l’évolution relie ces classes entre elles. Ici également, le lecteur a seulement besoin de saisir que les particules subnucléaires peuvent être reliées entre elles. 11.17

Une psycho-histoire de la physique

Avec toutes ces particules qui se ressemblaient, la Nature suggérait que Son dessein possédait une symétrie plus élevée que l’isospin. Dès le milieu des années 1950, la course était lancée pour déterminer cette symétrie plus élevée. La physique d’une symétrie interne telle que l’isospin était bien comprise : si l’action fondamentale est invariante par les transformations d’un groupe, alors il existe des états quantiques qui se transforment les uns dans les autres

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et représentent donc la structure multiplicative du groupe. Les physiciens observent ces états quantiques comme des particules. Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, les particules qui se transforment les unes dans les autres doivent avoir la même masse si la symétrie est exacte. Dans la mesure où les masses des baryons observés (et aussi celles des mésons observés) sont seulement approximativement égales, les physiciens savent que la symétrie plus large, s’il en existe une, doit être encore plus approximative que l’isospin. Avec le recul, il apparaît que la recherche de cette nouvelle symétrie n’aurait pas dû être si difficile. Après tout, Heisenberg avait déjà dévoilé le monde des symétries internes, et les mathématiciens avaient classifié tous les groupes de transformation possibles depuis fort longtemps. Comme il existe huit baryons et huit mésons, les physiciens avaient seulement à trouver un groupe possédant une représentation de dimension huit, et il s’avère qu’il y a très peu de groupes possédant cette propriété. Mais souhaiter que cela fût si facile était un vœu pieux ! On enseigne aux écoliers un schéma de la science progressant étape par étape, dans lequel on rassemble d’abord tous les faits. Hélas, dans le monde réel, tous les faits nécessaires ne sont pas connus, et tous les faits connus ne sont pas avérés. Par exemple, à la fin des années 1950, des expériences, dont on sait aujourd’hui qu’elles étaient incorrectes, montraient que l’hypéron Λ, dans une transformation de parité, se comportait différemment des sept autres baryons. Il semblait que la famille des baryons comprenait sept, et pas huit, membres, et que le Λ faisait bande à part. Plusieurs physiciens avaient un préjugé favorable pour cette conclusion, parce que seulement sept mésons étaient connus à l’époque, ainsi que nous l’avons mentionné. De fait, certains éminents physiciens soutenaient vigoureusement que les familles de baryons et de mésons comprenaient chacune sept membres, et plusieurs physiciens firent fausse route et s’embarquèrent dans de vaines études de groupes possédant des représentations de dimension sept. Les résultats expérimentaux incorrects constituent une des plaies de la vie d’un théoricien. Aujourd’hui, les expériences susceptibles d’éclairer le dessein sous-jacent de la Nature exigent des efforts héroïques, qui impliquent des équipes internationales. Avec des technologies poussées à leur extrême limite afin de rechercher les signaux les plus minuscules, il est compréhensible que certaines expériences aboutissent à des conclusions erronées. Il est de plus en plus clair que l’aptitude à comprendre quelles sont les expériences fiables fait partie des talents d’un théoricien des particules. Divers facteurs psycho-sociologiques ont aussi entravé la recherche d’une symétrie plus large. On demandait à ceux qui avaient déjà trouvé la symétrie d’isospin peu attrayante en comparaison des symétries exactes de l’espacetemps, d’accepter une symétrie encore plus grossière. À une génération plus

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ancienne, habituée à une physique nucléaire impliquant des énergies caractéristiques de quelques MeV, les différences de masse entre les différents baryons et mésons, qui dans certains cas atteignaient des centaines de MeV, semblaient énormes. Pour la vieille garde, les pions et les kaons ne pouvaient être frères de sang. Mais ce qu’une génération trouve énorme est jugé infime par la suivante. Ma génération de physiciens est accoutumée aux énergies de l’ordre de plusieurs milliers, voire millions de MeV. Pour cette raison et d’autres, la recherche d’une symétrie plus élevée suivit un chemin tortueux. De fait, plusieurs physiciens étaient arrivés pour l’essentiel à ce qui plus tard s’avéra être la symétrie correcte, mais furent convaincus par leurs collègues plus âgés qu’ils avaient fait fausse route.

11.18

La perfidie de la Nature

Il y eut des faux départs et des voies de garage. Assez vite, le physicien japonais Shoichi Sakata essaya le choix le plus évident de groupe de symétrie : il passa du SU (2) de Heisenberg à SU (3), le groupe suivant sur la liste des mathématiciens. Rappelons que le groupe SU (2), dans sa représentation de définition, transforme les combinaisons linéaires de deux objets les unes dans les autres. En général, SU ( N ) est un groupe continu qui transforme N objets les uns dans les autres dans sa représentation de définition. En 1956, Sakata proposa que le proton, le neutron et l’hypéron lambda se transformaient comme un triplet dans la représentation de dimension 3 de SU (3), sa représentation de définition11h . Cette proposition est une généralisation naturelle du SU (2) de Heisenberg, dans laquelle le proton et le neutron se transforment comme un doublet. Tweedledum et Tweedledee étaient rejoints par Tweedledoo. Mais les cinq autres baryons ne rentraient pas dans le schéma. Les tentatives pour les y faire entrer de force échouèrent, et le groupe SU (3) fut apparemment exclu. C’était surprenant que la Nature ne procède pas de façon ordonnée de deux nucléons à trois, mais qu’elle saute directement de deux nucléons à huit baryons11i . La percée survint en 1961. Murray Gell-Mann, l’éminent physicien à Caltech, et Yuval Ne’eman, l’attaché militaire de l’ambassade israélienne à Londres, travaillant indépendamment, conclurent que que le groupe de symétrie plus large – surprise, surprise – n’était autre que SU (3). L’astuce est que les baryons n’appartiennent pas à la représentation de définition de SU (3), mais à une représentation de dimension 8. La Nature avait essayé de nous piéger.

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Des tanks à SU(3)

Comment un diplomate a-t-il pu découvrir un jour la symétrie d’ordre plus élevé de l’interaction forte ? Dans sa jeunesse, Yuval Ne’eman était intéressé par la physique, mais en raison de circonstances historiques, il se retrouva au service militaire. La légende veut qu’il ait joué un rôle important dans les services secrets israéliens. En 1956, à l’âge de tente-deux ans, Ne’eman, se rendant compte qu’il allait être à court de temps s’il voulait vraiment devenir un physicien, demanda au général Moshe Dayan, alors chef d’état major des armées, un congé de deux ans pour étudier la physique dans une université israélienne. Au lieu d’un congé, Dayan nomma Ne’eman au poste d’attaché de défense à l’ambassade israélienne de Londres, un poste qui lui laissait un mi-temps pour ses études11j . Une fois à Londres, Ne’eman rendit visite à l’éminent physicien pakistanais Abdus Salam à l’Imperial College, présentant ses références universitaires et une lettre signée de Dayan. C’est à porter à son crédit que Salam, un peu surpris, accepta Ne’eman. Mais, en juillet 1958, le Moyen-Orient flamba une fois de plus, et Ne’eman dut mettre la physique de côté. Il est aujourd’hui établi que Ne’eman, parmi d’autres activités, avait fait en sorte que des sous-marins de classe S et des tanks Centurion soient livrés à Israël. Finalement, en mai 1960, en tant que colonel de réserve, Ne’eman put entamer des études à temps plein à l’âge de trente-cinq ans, comme l’étudiant en thèse le plus âgé inscrit dans le groupe de Salam. Dans son mémoire de thèse, Ne’eman remercie sa femme d’avoir accepté sa conversion de diplomate à étudiant avec la chute de revenus correspondante. Incidemment, Ne’eman a passé moins de temps en physique à la fin des années 1980. Il a fondé son propre parti politique en Israël il y a plusieurs années, et est devenu membre du gouvernement israélien. La dernière fois que je l’ai vu, nous n’avons pas parlé de physique : il m’a plutôt expliqué comment fonder un parti politique, au cas où une telle idée me viendrait à l’esprit. 11.20

De la voie octuple au Nirvana

Une fois le groupe et ses représentations fixés, les physiciens pouvaient en déduire les implications expérimentales en utilisant la théorie des groupes, ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre précédent. La symétrie interdit certains processus subnucléaires et en permet d’autres. Les probabilités relatives d’observer les processus permis sont déterminées. De cette manière, les physiciens, tels des hommes de loi s’établissant dans une ville frontière, furent capables d’imposer un certain ordre au monde subnucléaire.

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Pour placer les baryons et les mésons dans la représentation de dimension 8, ou octet pour faire bref, nous devons vérifier que cette représentation contient bien les multiplets d’isospin corrects. En d’autres termes, comme la symétrie SU (3) contient l’isospin, nous pouvons nous demander quelles sont les représentations de l’isospin contenues dans l’octet. En me référant à l’analogie du congrès des jumeaux et des triplés, je peux poser la question correspondante. Supposons que nous rencontrions huit membres d’une même famille. Ils peuvent par exemple se scinder en une paire de triplés et un ensemble de jumeaux (8 → 3 + 3 + 2), ou peut-être une paire de quadruplés (8 → 4 + 4). En utilisant la théorie du groupe SU (3), on trouve qu’un octet contient un triplet, deux doublets et un singlet (8 → 3 + 2 + 2 + 1). Mais c’est ce qui correspond précisément aux observations : des huit baryons, les hypérons Σ forment un triplet d’isospin, les nucléons et les hypérons Ξ deux doublets, et l’hypéron Λ un singlet. La même décomposition est valable pour les mésons. Le point important ici est que trouver une représentation de dimension huit ne suffit pas ; avec un groupe incorrect, les huit baryons pourraient se répartir différemment, par exemple (8 → 3 + 3 + 2). L’euphorie qui a gagné les physiciens, quand ils ont enfin été convaincus que le groupe SU (3) était celui de la symétrie d’ordre plus élevé, peut être comparée à celle des amateurs de puzzles quand toutes les pièces d’un puzzle s’ajustent parfaitement. Gell-Mann était si satisfait qu’il appela ce schéma la voie octuple, en faisant allusion à la voie octuple vers le Nirvana dans le bouddhisme. Incidemment, ces huit voies sont : la croyance correcte, la détermination correcte, le discours correct, la conduite correcte, le mode de vie correct, l’effort correct, la contemplation correcte et l’extase correcte. 11.21

Nul besoin de quitter la maison

En dépit de ses succès, la voie octuple fut considérée avec un certain scepticisme, en partie en raison de l’impréparation psycho-sociale mentionnée ci-dessus. Mais les sceptiques furent finalement réduits au silence en 1964 par la découverte d’une nouvelle particule. Depuis le début des années 1950, les physiciens avaient mis en évidence des particules à durée de vie extrêmement courte, appelées résonances. Neuf résonances étaient connues en 1962. La situation est résumée sur la figure 11.6. Comme sur la figure 11.5, les résonances d’une même ligne sont reliées par l’isospin, et les différentes lignes sont reliées par la voie octuple. Ainsi que je l’ai souligné, la puissance des considérations de symétrie réside précisément dans le fait que nous n’avons à connaître, dans le présent contexte, aucun détail sur la façon dont les interactions fortes régissent les résonances,

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Résonances F IGURE 11.6. Les dix résonances, rangées selon leur isospin et leur étrangeté, forment une figure géométrique appelée décuplet. En 1962, seulement neuf résonances étaient connues. La voie octuple rend obligatoire l’existence d’une dixième résonance qui remplisse la case marquée d’un point d’interrogation.

pour affirmer que ces résonances doivent appartenir à une même représentation d’un groupe de symétrie. En suivant ce raisonnement, les adeptes de la voie octuple se précipitèrent pour trouver une représentation de dimension neuf de SU (3). Il n’y en avait pas ! Mais il y en avait une de dimension dix. . . Hum ! S’emparant de cette propriété de la théorie des groupes, Murray Gell-Mann prédisit en 1960 l’existence d’une résonance jusque-là inconnue, qu’il appela omega moins, notée Ω− . De manière encore plus impressionnante, en utilisant des propriétés de symétrie, Gell-Mann fut capable de prédire toutes les propriétés pertinentes du Ω− . C’est l’analogue en physique théorique d’un Sherlock Holmes déduisant les expériences passées d’un visiteur au premier coup d’œil. Une équipe d’expérimentateurs se mit au travail. Bien évidemment, ils trouvèrent le Ω− , avec exactement les propriétés prédites par Gell-Mann. Pour cette prédiction, et d’autres contributions fondamentales à la physique, le Prix Nobel fut attribué à Gell-Mann. Après que le physicien français du XVIIIe siècle Pierre de Maupertuis, que nous avons déjà rencontré à propos de l’action, eut survécu à une expédition en Laponie, Voltaire lui dit en plaisantant1 : Vous avez confirmé dans des lieux pleins d’ennui ce que Newton connut sans sortir de chez lui. Dans le cas présent, on peut faire la même plaisanterie sur les expérimentateurs. 1 En

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La manière dont les théoriciens sont capables, dans le meilleur des cas, de prédire le comportement de la Nature en quelques lignes de raisonnement, ne manque jamais de m’émerveiller. Les produits les plus purs de l’esprit humain sont souvent étonnamment simples.

11.22

Inspiré par la grande cuisine

Impressionné par la puissance de la symétrie, Gell-Mann fonça à la recherche de nouvelles symétries11k . Comment un joueur va-t-il de l’avant dans le jeu des symétries ? Il s’inspire des précédents historiques. Les observations expérimentales ont stimulé le développement de l’isospin et de la voie octuple. L’invariance de Lorentz est née des équations de Maxwell. Mais, au début des années 1960, étant donné que le schéma observé des interactions fortes était correctement expliqué par la voie octuple et qu’il n’existait pas de théorie des interactions fortes, Gell-Mann ne pouvait s’appuyer sur aucun précédent historique. Comment pouvait-il procéder ? Gell-Mann adopta hardiment une nouvelle stratégie qu’il dit inspirée par une technique de grande cuisine : « un morceau de faisan est cuit entre deux tranches de veau, qui sont ensuite jetées. » Gell-Mann imagina qu’il pouvait débrancher toutes les interactions du monde. En l’absence d’interactions, les particules flotteraient librement, ne faisant pas attention les unes aux autres. La théorie décrivant cette situation est connue sous le nom de théorie libre et, comme elle est triviale, elle est traitée dans le premier chapitre de tout manuel de théorie des champs quantiques. Gell-Mann examina l’action de la théorie libre afin de déterminer ses symétries. Il proposa ensuite que certaines de ces symétries pouvaient encore être valables quand les interactions étaient rebranchées. La procédure paraissait manifestement absurde. La théorie libre ne décrit sûrement pas notre monde. Mais le point de vue de Gell-Mann était que la théorie libre, tout comme les tranches de veau, pouvait être jetée lorsque les symétries – le faisan – en avaient été extraites. On pourrait s’attendre à ce que les symétries extraites de cette façon ne soient que grossièrement observées dans le monde réel, et même si on en trouvait la trace. La vieille garde, qui avait déjà été rebutée par les approximations grossières de l’isospin et de la voie octuple, allait devoir encaisser un nouveau choc. La preuve du pudding est qu’on le mange, bien sûr. Est-ce que le veau aidait le faisan ? Il se trouva qu’une grande inventivité fut nécessaire pour déduire les conséquences expérimentales des symétries extraites par Gell-Mann, mais les conséquences étaint toutes en accord avec l’expérience.

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Le succès inespéré de cette procédure manifestement absurde – extraire des symétries pertinentes pour la Nature d’une théorie qui indiscutablement ne décrit pas la Nature – a fourni aux physiciens un indice important pour les caractéristiques de la théorie des interactions fortes : la théorie correcte des interactions fortes doit posséder les mêmes symétries que la théorie libre.

11.23

Trois quarks

Une fois la voie octuple bien établie, les physiciens continuèrent à se demander pourquoi la Nature n’utilisait pas la représentation de dimension trois, le triplet de SU (3). Est-ce que la Nature avait simplement voulu piéger Sakata ? En mars 1963, Gell-Mann rendit visite à l’université de Columbia. Pendant le déjeuner, un éminent physicien de cette université, Robert Serber, demanda à Gell-Mann ce qu’il en était de l’absence mystérieuse du triplet. Il répondit que des particules se transformant suivant cette représentation devraient avoir des propriétés extraordinaires ; en particulier, leurs charges électriques seraient plus petites que celle de l’électron. Aucune particule de cette espèce n’avait jamais été vue11l . Le matin suivant, après avoir retourné la question dans sa tête, Gell-Mann décida que de telles particules pourraient bien ne jamais avoir été détectées. Plus tard, Gell-Mann, et indépendamment George Zweig, proposèrent qu’en fait la Nature utilisait bien la représentation de dimension trois, et que les particules fondamentales correspondantes avaient une existence réelle. Gell-Mann appela collectivement ces trois particules « quarks », et individuellement le quark up, le quark down et le quark étrange. Gell-Mann m’a raconté qu’il a d’abord eu une sonorité à l’esprit : il voulait appeler ce triplet quelque chose comme « kwork ». Un jour, en feuilletant distraitement le livre de James Joyce Finnegans Wake, il tomba sur la ligne « Trois quarks pour Muster Mark ! », mais il fut déçu parce que Joyce avait probablement à l’esprit la recherche d’une rime pour mark (marque), ou bark (aboyer), plutôt que « kwork ». Il se souvint alors que le livre racontait les rêves d’un propriétaire de bar, et il put donc imaginer que les trois quarks se référaient aux trois quarts (de boisson). À ce point, il alla de l’avant et introduisit les quarks, prononcés kworks. En utilisant la terminologie introduite au chapitre 9, nous pouvons dire que les trois quarks fournissent une représentation de dimension 3, ou représentation de définition, du groupe SU (3). Alors que Gell-Mann et Ne’eman parlaient en 1961 de la représentation de définition en termes « d’entités abstraites », en 1964 Gell-Mann et Zweig furent capables d’envisager cette représentation comme étant réalisée par les quarks. Les jeux abstraits de l’esprit

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du XIXe siècle ont trouvé une réalisation concrète dans le monde des quarks du XXe siècle ! Le processus de théorie des groupes grâce auquel on colle deux ou plusieurs représentations de définition, ainsi que nous l’avons discuté au chapitre 9, peut maintenant être visualisé comme une combinaison de quarks. La théorie du groupe SU (3) suggère naturellement que les hadrons, les particules soumises aux interactions fortes, sont composés de quarks et d’antiquarks, de la même façon qu’un atome est composé d’électrons et d’un noyau, et que le noyau atomique, à son tour, est formé de protons et de neutrons. Par exemple, regroupons les trois quarks en un seul bloc. Nous avons seulement besoin d’ouvrir un livre de théorie des groupes pour trouver que 3 ⊗ 3 ⊗ 3 = 1 ⊕ 8 ⊕ 8 ⊕ 10 Autrement dit, en collant trois copies de la représentation de définition, on obtient une représentation de dimension un, deux représentations de dimension huit et une représentation de dimension dix, ce qui indique que les huit baryons et les dix résonances peuvent être construites à partir des trois quarks. De façon analogue, une étude des propriétés des mésons suggère qu’un méson est composé d’un quark et d’un antiquark. Le méson π + , par exemple, est composé d’un quark up et d’un antiquark down. Je dois souligner que les succès de la voie octuple sont valides, que les quarks existent réellement ou non. Comme cela a été répété à plusieurs reprises, la puissance des considérations de symétrie est précisément qu’elles ne dépendent pas des détails de la dynamique. Incidemment, le terme de quark a un tel délicieux parfum de « recherché »2 que la communauté des physiciens l’adopta immédiatement, mais Gell-Mann dut se battre pour imposer la terminologie de quarks up, down et étrange. Par une référence tardive à la théorie de Sakata, dans laquelle les entités fondamentales étaient le proton, le neutron et l’hypéron lambda, la plupart des physiciens, en particulier ceux de la côte Est des États-Unis, appelèrent les trois quarks le quark-P, le quark-N et le quark-Λ, écrits en majuscules. Je me rappelle un physicien expérimentateur de Princeton s’exclamant que les gens pouvaient bien être up, down et étranges là-bas en Californie, mais pas ici dans le New Jersey ! Ce mépris grincheux envers Gell-Mann persista jusque dans le milieu des années 1970. Par exemple, les premiers articles sur les théories de grande unification, que nous discuterons au chapitre 14, furent écrits en utilisant cette « notation de la côte Est. » Il m’est arrivé de donner une conférence à Miami, et Gell-Mann présidait la session. Chaque fois que je mentionnais le « quark-P », 2 En

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Gell-Mann se levait et disait « quark up ! » Cela me rappelle une émission de publicité stupide à la télévision, dans laquelle un homme se bat avec une boîte de margarine au petit déjeuner. L’homme disait « beurre » et la boîte répliquait « margarine ! » Cela continua un certain temps, jusqu’au moment où je dus dire à Gell-Mann de se calmer, lui rappelant que Miami était sur la côte Est. Finalement la communauté capitula et adopta à contre-cœur les dénominations up, down et étrange.

11.24

Un accroc à la foi

Une multitude de hadrons a été construite à partir d’un petit nombre de quarks : une fois de plus, le réductionnisme a triomphé. Cependant, de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, il n’était pas du tout clair que cette approche réductionniste allait continuer à marcher pour les interactions fortes. Depuis Fermi et Yang en passant par Sakata, les physiciens avaient essayé de singulariser un petit nombre de hadrons et de construire les autres hadrons en partant de ceux-là. Expérimentalement cependant, un hadron pris au hasard ressemblait sauvagement à n’importe quel autre, et cette approche a échoué. Plusieurs physiciens à la pointe de la recherche, en partie en réaction à cette façon de voir, pensaient qu’il était futile de se demander de quoi les hadrons étaient faits. Ils suggéraient au contraire de construire la physique à l’aide d’un processus logique circulaire. Lorsqu’on leur demandait de quoi le hadron A était fait, ils répondaient du hadron B et du hadron C. Et quand on leur demandait de quoi le hadron B était fait, ils répliquaient, eh bien du hadron B et du hadron D. Et ainsi de suite. Ils espéraient que ce processus se terminerait, disons avec le hadron P. On finirait par trouver que les hadrons de A à P pouvaient être considérés comme étant faits les uns des autres. Le nombre de hadrons serait fixé sans aucune référence à la symétrie et à la théorie des groupes. Dans cette façon de voir, le monde marche de cette manière parce qu’il marche de cette manière, une pensée qu’un philosophe oriental comme Chuangtze pourrait avoir eue. La structure du monde est fixée par la nécessité de la cohérence mutuelle entre tous les phénomènes. Une école de physique fondée sur cette façon de voir a prospéré de la fin des années 1950 jusqu’au début des annés 1970, et elle prit le nom suggestif de bootstrap3 . On se représente le monde comme se soulevant lui-même à l’aide de ses tirants de bottes. Les philosophes des sciences devraient avoir un champ d’études dans ce curieux accroc à la foi dans le réductionnisme. 3 Littéralement

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« tirant de botte ».

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Le confinement des quarks

Comme modèle concret, la théorie selon laquelle les hadrons sont formés de quarks s’est avérée extrêmement utile : elle a aidé les physiciens à visualiser et à classer les hadrons11m . Le proton est formé de deux quarks up (u) et d’un quark down (d) : proton = (uud), et le neutron d’un quark up est de deux quarks down : neutron = (udd). Un méson π + est formé d’un quark up et d’un antiquark down : π + = ud. Pour que ce schéma fonctionne, il faut que la charge du quark up soit 2/3 en unités de la charge du proton, et celle du quark down de −1/3. Ainsi, pour le proton, la combinaison uud a bien la charge correcte unité : 2/3 + 2/3 − 1/3 = 1, et de même, pour le neutron, la combinaison (udd) est de charge nulle : 2/3 − 1/3 − 1/3 = 0. Comme l’antiquark down d a une charge +1/3 opposée à celle du quark down, le π + = ud a aussi la charge correcte : +2/3 + 1/3 = 1. Le quark étrange4 est noté s, sa charge vaut −1/3, et le degré d’étrangeté d’un hadron est mesuré simplement en comptant le nombre de quarks étranges qu’il contient. On peut rendre compte du fait que les hadrons étranges sont plus lourds en supposant que le quark étrange est plus lourd que les quarks up et down. On peut aussi rendre compte de la conservation de l’étrangeté dans les interactions fortes si cette interaction ne peut pas changer le caractère d’un quark : autrement dit, elle ne peut pas transformer un quark étrange en un quark up ou un quark down, ou vice-versa. Dans un processus régi par les interaction fortes, si un quark étrange est créé, il doit être accompagné par un antiquark étrange, d’étrangeté opposée à celle du quark. Comme autre exemple, considérons le proton qui est formé, nous l’avons vu, de deux quarks up et d’un quark down. On rend compte facilement de la symétrie d’isospin si les quarks up et down ont approximativement la même masse. De façon un peu ironique, l’idée originale de Heisenberg, selon laquelle la différence de masse entre le neutron et le proton était entièrement d’origine électromagnétique, n’est plus considérée comme entièrement correcte. Une partie de cette différence doit être attribuée à la différence de masse entre les quarks up et down. Étant donné le record olympique établi par Gell-Mann avec la prédiction du Ω− , de nombreux expérimentateurs se sont précipités à la recherche des quarks, mais ils sont revenus bredouilles. Cependant, presque tous les physiciens des particules croient aux quarks, car de nombreuses expériences ont montré que les hadrons se comportent comme s’ils étaient composés de quarks. Dans une des expériences les plus convaincantes, des électrons furent accélérés le long d’un tube long de 1,5 km, au Stanford Linear Accelerator Center (SLAC), 4s

pour strange en anglais.

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à des énergies très élevées, pour ensuite entrer en collision avec des protons. La façon dont ces électrons étaient diffusés montrait à l’évidence qu’ils rebondissaient sur trois particules dans chaque proton. Afin d’illustrer ceci, empruntons une analogie à George Gamow, dans un contexte un peu différent : un agent des douanes soupçonne que des diamants entrent en contrebande dans des balles de coton. Il sort son revolver et commence à tirer sur les balles de coton. Si certaines des balles de revolver ricochent et sont diffusées, l’agent peut être certain que quelque chose de dur est caché à l’intérieur. En bombardant des protons avec des électrons et en observant la diffusion de ces derniers, les physiciens ne sont pas moins confiants que l’agent des douanes que des particules ressemblant aux quarks vivent dans les protons. Cependant le fait est que personne n’a réellement vu un quark. Cette situation a entraîné des débats philosophiques sur la signification de l’« existence » des quarks. À nouveau une analogie : quand je secoue le hochet d’un bébé, je suis absolument certain qu’il y a des perles ou quelque chose d’approchant caché à l’intérieur. En écoutant le son, et en variant la façon dont je secoue le hochet, j’en déduis la dureté des perles et peut-être même je m’aventure à déterminer leur nombre. Mon sentiment est que, même si je ne peux pas casser le hochet afin de voir réellement les perles, celles-ci existent sûrement. De même, les physiciens croient dur comme fer que les quarks existent, mais qu’ils sont confinés de façon permanente dans les hadrons. Que les quarks soient ainsi confinés est une notion choquante et sans précédent. Quand les physiciens ont soupçonné que la matière était faite d’atomes, il était assez facile d’expulser un atome et de l’isoler pour l’étudier. De même, on peut sans difficulté expulser un électron d’un atome, ou des protons et des neutrons d’un noyau atomique. Mais, il s’avère que nous ne pouvons juste pas expulser un quark d’un proton. Les résultats de la diffusion des électrons par les protons indiquent que les quarks à l’intérieur des protons interagissent entre eux d’une façon assez particulière : ils se comportent comme s’ils étaient libres. Si deux quarks sont proches l’un de l’autre, ils se comportent comme s’ils étaient isolés, autrement dit, comme s’ils interagissaient à peine avec leurs voisins. Mais si on essaie de les éloigner, une force intense les attire soudainement l’un vers l’autre. Afin de visualiser ce comportement, les physiciens imaginent de façon pittoresque les quarks comme étant reliés l’un à l’autre par une corde. Quand les deux quarks sont proches l’un de l’autre, la corde est lâche et un quark ne ressent pas la présence de ses voisins. Mais quand deux quarks s’éloignent, la corde qui les relie se tend brusquement et empêche un quark de se libérer de ses voisins. En physique classique, si nous imaginions écarter les quarks le plus possible, la corde casserait et les quarks seraient libérés de leur prison hadronique.

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Mais ici, quand nous éloignons les quarks les uns des autres, nous apportons de l’énergie à la corde comme résultat de nos efforts, de la même façon que nous apportons de l’énergie à un élastique quand nous l’étirons. L’énergie dans la corde augmente jusqu’à ce qu’elle excède celle correspondant à la masse d’une paire quark-antiquark, comme l’indique l’équivalence masse-énergie d’Einstein. À ce point, la corde elle-même a suffisamment d’énergie pour créer une paire quark-antiquark. La corde finit par casser, mais le résultat est l’apparition d’une paire quark-antiquark. Même si la corde s’est cassée, nous n’avons pas encore pu libérer un quark. Les deux extrémités de la corde cassée sont attachées respectivement à un quark et à un antiquark : figure 11.7, et forment un méson. Nous avons seulement réussi à expulser un méson.

Mésons Baryon

F IGURE 11.7. (A) Les personnages chevelus tirent de toutes leurs forces sur les trois quarks formant un hadron, en essayant de libérer un quark. (B) La corde qui maintient les quarks liés entre eux s’étire, et finalement se casse, en libérant une bouffée d’énergie symbolisée par une explosion. (C) L’énergie libérée est convertie en un quark et un antiquark, représenté par une boule noire. Les trois personnages chevelus ont seulement réussi à expulser un méson. La conjecture selon laquelle les quarks sont confinés de façon permanente implique que l’énergie libérée par une corde qui se casse est toujours convertie en une paire quark-antiquark qui forme un méson.

La saga des quarks illustre le chemin tortueux que prend souvent le développement de la physique. Considérons la controverse du bootstrap contre le réductionnisme. De fait, Gell-Mann était, et est toujours, un « bootstrapper »

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convaincu. J’ai demandé à Gell-Mann quelle était sa position dans cette controverse. Je me rappelle que sa réponse n’était pas claire du tout. En tant que bootstrapper convaincu, il croyait que tous les hadrons observés étaient composés de hadrons. Comment est-il alors possible que les hadrons observés soient composés de quarks ? Est-ce que cela veut dire que les quarks eux-mêmes sont à leur tour composés de hadrons ? Pour sortir de cette énigme démente, Gell-Mann finit par décider de simplement affirmer que les quarks n’étaient pas observables, et par conséquent ne pouvaient pas être des « hadrons observables ». Il n’est alors pas indispensable que les quarks soient composés des hadrons observés. Cette ligne de raisonnement a convaincu Gell-Mann que les quarks devaient être confinés de façon permanente. Dans ce chapitre, les physiciens ont utilisé les symétries afin d’éviter de traiter explicitement les interactions fortes. C’est une stratégie d’évitement, comme indiqué sur la figure 11.2. Mais, à un certain point, il faudra bien affronter ces interactions fortes. Au chapitre suivant, j’expliquerai comment la physique a fini par dompter la bête des interactions fortes et a pu rendre compte du comportement très particulier des quarks.

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12 La revanche de l’art Zoe : Viens et je vais éplucher. Bloom : (Tâtant son occiput avec un air dubitarif et l’incomparable embarras d’un colporteur harcelé jaugeant la symétrie de ses poires pelées.) J’en connais une qui serait terriblement jalouse si elle savait. – James Joyce12a Ulysses 12.1

Marché aux puces dans la cour de Mozart

Quand je réfléchis à l’histoire intellectuelle de la symétrie en physique, j’aime imaginer deux écoles de pensée, unies dans leur dévotion à la symétrie, mais qui diffèrent dans leur vision du caractère de la symétrie. On trouve d’un côté Einstein et ses héritiers spirituels. Pour eux, la symétrie est l’incarnation de la beauté qui avait épousé la géométrie de l’espace-temps. Les symétries connues d’Einstein – parité, rotation, invariance de Lorentz et covariance généralisée – sont exactes et absolues, dans leur perfection glacée. Du côté opposé se tient Heisenberg et son isospin, qui fait voler en éclats l’impératif esthétique de la symétrie exacte. À l’opposé des symétries de l’espace-temps, la symétrie d’isospin n’est respectée que par les interactions fortes. L’idée d’une symétrie approximative scandalisait Einstein et ses héritiers spirituels. Cela semblait relever du sacrilège et de l’oxymore que de décrire la Nature comme « approximativement belle », et « presque parfaite. » La sensibilité esthétique d’une génération entière de physiciens était meurtrie. Et à peine cette génération avait-elle eu le temps de se remettre du choc de l’isospin que vint s’y ajouter la symétrie encore plus grossière de la voie octuple. Mais Heisenberg et ses disciples pouvaient mettre en exergue les résultats : ils avaient

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mis de l’ordre dans le fatras subnucléaire. Ils défilaient derrière la bannière de la symétrie, au plus profond de la forêt subnucléaire, sans avoir à déterminer d’abord la forme de l’interaction forte. En utilisant l’isospin, ils classifièrent et donnèrent un sens au fouillis des observations expérimentales. Dans les années 1960, les discussions sur les symétries se focalisaient entièrement sur les symétries approchées du monde subnucléaire. Les symétries absolues et exactes connues d’Einstein continuaient bien sûr à être tenues en haute estime. Tous les physiciens adorent les symétries exactes : mais il semblait simplement que cette notion particulière n’était plus réellement féconde et ses conséquences épuisées, ou plus exactement qu’elle avait gravi un sommet glorieux avec la théorie de la relativité générale. Alors que quiconque serait profondément perturbé si l’espace-temps n’était pas régi par des symétries exactes, aucun impératif pressant n’exige que des particules matérielles obéissent à des symétries exactes. Ainsi, les physiciens en sont arrivés à une vision du monde où la Nature fournit un espace-temps exact, régi par des symétries élégantes et parfaites, qui sert d’arène de jeu à une bande disparate de particules animées par un code approximatif. J’illustre cela par un marché aux puces dans une cour autrichienne au temps de Mozart (figure 12.1).

F IGURE 12.1. Marché aux puces à la cour d’Autriche au temps de Mozart.

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En retraite, mais pas défaits

J’ai eu recours à une astuce d’historien, en présentant le développement moderne des symétries comme résultant de la tension entre deux tendances et deux perspectives. Dans ce cas, ce n’est pas que les deux perspectives sur les symétries soient opposées, elles sont différentes. De plus, les physiciens, qui prennent plaisir à choisir la Nature comme ultime arbitre, ne sont pas retranchés dans deux camps ennemis, comme c’est souvent le cas pour d’autres disciplines. Cependant, il est commode de tracer une ligne de démarcation claire entre ces deux perspectives sur la manière dont la Nature « devrait » incorporer les symétries dans Son dessein. Je continuerai donc à parler d’Einstein versus Heisenberg, comme de la justesse de l’art versus la grossièreté du pragmatisme. Les fidèles d’un dieu véritable de la symétrie parfaite battaient en retraite, mais ils n’étaient pas défaits. Tandis que la bannière de la symétrie parfaite était brandie à l’occasion, ses partisans firent plutôt profil bas pendant presque quarante années. Ils firent un retour fracassant au début des années 1970, en prenant finalement le contrôle de toute la physique fondamentale. Ce retour en force de l’art est une histoire émouvante, une histoire que je vais raconter dans les prochains chapitres. 12.3

La contre-attaque

La contre-attaque fut menée en 1954 par Chen-Nin Yang et Robert Mills, dans un article dont on peut dire qu’il a marqué son époque12b . Nous avons déjà rencontré Chen-Nin Yang auparavant dans la discussion de la violation de la parité. L’article de Yang et Mills était inhabituel pour un article de physique. Il proposait une théorie qui semblait ne présenter absolument aucune propriété qui pût s’appliquer au monde réel. Yang et Mills avaient inventé une nouvelle symétrie exacte, d’une beauté mathématique stupéfiante. Cette symétrie n’était motivée par aucune observation expérimentale, contrairement à ce qui avait été historiquement le cas jusque-là. Il s’agissait plutôt d’une construction intellectuelle de nature esthétique. Dans une parfaite illustration du dogme einsteinien selon lequel la symétrie dicte le dessein, Yang et Mills montrèrent que leur symétrie fixait complètement la forme de l’action. La situation rappelait celle de la détermination par Einstein de la théorie de la gravitation, mis à part le fait que la covariance généralisée était motivée par l’observation due à Galilée de l’universalité de la chute des corps, alors que dans le cas de Yang et Mills, la symétrie jaillissait de considérations purement intellectuelles.

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Hélas, contrairement au cas de la gravitation, l’action découverte par Yang et Mills ne collait pas avec le monde réel tel qu’il était perçu dans les années 1950. La présence même d’une symétrie exacte implique l’existence d’un ensemble de particules possédant la même énergie. Aucun ensemble de cette sorte n’avait jamais été vu. De plus, un ensemble de particules, aujourd’hui connues sous le nom de bosons de jauge (voir la note 2d), sont obligatoirement de masse nulle en raison de la symétrie, tout comme le photon. Nous en dirons plus sur les bosons de jauge ultérieurement. Dans notre cas, le point important est que pour créer une particule massive, on doit fournir une énergie au moins égale à la masse de la particule. Ainsi, une particule de masse nulle est produite bien plus aisément qu’une particule massive. Les photons, par exemple, sont facilement produits, et c’est pourquoi notre monde est rempli de photons. C’était vraiment un obstacle insurmontable pour Yang et Mills que le monde ne soit pas rempli de bosons de jauge de masse nulle. 12.4

À la recherche d’un monde

Semblable à un personnage de Pirandello, la théorie de Yang et Mills était à la recherche d’un monde à décrire. Leur papier n’était pas tant une proposition pour expliquer un phénomène auparavant inexpliqué qu’une ode au dieu de la symétrie parfaite. Le papier semblait dire : « Voyez, ici se tient la théorie la plus magnifique dont l’esprit humain ait pu rêver. Si la Nature ne choisit pas d’utiliser cette théorie dans Son dessein sous-jacent, alors les physiciens ne peuvent qu’être déçus par la Nature. » La symétrie exacte proposée par Yang et Mills est aujourd’hui connue sous un nom qui sonne comme un repoussoir, « symétrie de jauge non-abélienne. » La théorie dictée par cette symétrie est connue soit comme théorie de jauge nonabélienne, soit comme théorie de Yang-Mills. Quand la théorie de Yang-Mills a émergé, la communauté des physiciens était d’accord pour reconnaître que c’était une vraiment belle théorie mais personne, pas même Yang et Mills, n’avait la moindre idée de ce à quoi elle pourrait bien servir. La plupart des physiciens marmonnaient que c’était juste vraiment dommage de ne pas vivre dans un monde régi par une symétrie de jauge non-abélienne, haussaient les épaules et revenaient à leurs activités quotidiennes. La théorie est ainsi restée en sommeil. Quand j’étais étudiant en thèse à la fin des années 1960, on n’enseignait pas les théories de jauge non-abéliennes12c . Les physiciens des interactions fortes se focalisaient sur des modèles phénoménologiques, qui s’efforçaient de rendre compte des détails réels des observations. La philosophie pragmatique qui

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sous-tendait ce type d’études était diamétralement opposée à la philosophie esthétique si profondément ressentie par Einstein, et certaines de ces théories, bien que permettant de mettre de l’ordre dans les résultats expérimentaux, étaient en fait extrêmement laides. Dans le reste de ce chapitre, je vais d’abord expliquer ce qu’est une symétrie de jauge non-abélienne, et ensuite raconter une histoire excitante, la façon dont les physiciens en sont venus à se rendre compte que la Nature vénérait le même dieu que celui des héritiers spirituels d’Einstein – et que l’étoffe de la Nature est conçue autour de la symétrie de jauge non-abélienne. 12.5

Fils dans la tapisserie

J’ai présenté le développement de la physique du XXe siècle comme une histoire intellectuelle. De cette histoire des idées ont émergé des éléments contenus dans les travaux d’Einstein, de Noether et de Heisenberg, qui ont fusionné dans le concept de symétrie non-abélienne. Des travaux d’Einstein sur la gravitation est née la notion de transformation locale. Rappelons que la stratégie d’Einstein pour traiter d’un champ gravitationnel arbitraire était de diviser l’espace-temps en des régions de plus en plus petites, de sorte qu’à l’intérieur de chaque région le champ de gravitation soit constant avec une approximation toujours meilleure. De cette façon, on se retrouve avec l’idée que les transformations de coordonnées nécessaires pour simuler un champ de gravitation doivent varier d’un point à l’autre. Une symétrie impliquant des transformations qui varient d’un point à un autre est appelée symétrie locale. Au contraire, une symétrie impliquant des transformations qui ne varient pas d’un point à l’autre est appelée symétrie globale. Dans le cas d’une symétrie globale, toute personne dans l’Univers devrait effectuer exactement la même transformation de façon à laisser invariante la structure de la réalité physique. L’invariance d’isospin fournit un exemple de symétrie globale. Heisenberg postula que la physique des interactions fortes était invariante par des transformations qui échangent le proton et le neutron. L’interaction forte ne fait pas de distinction entre le proton et le neutron. Autrement dit, à l’approximation où les interactions moins intenses sont négligées, cela n’a aucune importance d’appeler l’un des nucléons proton et l’autre neutron, ou vice-versa. Mais une fois que nous avons décidé d’appeler l’un des deux proton, ce choix doit être partout le même dans tout l’Univers. En d’autres termes, si nous effectuons une rotation d’isospin qui transforme le proton en neutron, nous devons effectuer cette même rotation en tout point de l’Univers si nous voulons que l’action soit invariante.

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La localité dans une transformation de symétrie est un de ces concepts qui semble tout à fait naturel, une fois qu’on l’a énoncé. Si j’effectue une transformation de symétrie sur la Terre, un autre physicien sur la face cachée de la Lune, ou pourquoi pas dans une lointaine galaxie, devrait être capable d’effectuer une transformation de symétrie du même type, mais différente. Par exemple, je pourrais effectuer une rotation d’isospin de +45o , et ce physicien une rotation de −45o , ou une rotation autour d’un axe différent. Au contraire, de nombreux théoriciens sont vaguement mal à l’aise avec la notion de symétrie globale : de fait, c’est en raison de cette répugnance pour les symétries globales que Yang et Mills proposèrent leur théorie. Un autre fil conducteur omniprésent dans la pensée des physiciens modernes est la relation intime entre conservation et symétrie. Rappelons que l’intuition de Noether déclencha une recherche de la symétrie responsable de la conservation de la charge électrique, une recherche entamée par le mathématicien et physicien Hermann Weyl. La symétrie en question s’avéra plutôt particulière et assez abstraite. En ce qui nous concerne, il nous suffira de savoir qu’une transformation de symétrie spécifique existe et qu’elle est responsable de cette loi de conservation. Inspiré par Einstein, Weyl décida d’exiger que la symétrie responsable de la conservation de la charge électrique soit locale. À sa grande surprise, il découvrit que cette exigence avait des conséquences frappantes. J’ai mentionné dans un chapitre précédent que les physiciens théoriciens rêvent de gribouiller l’action du monde sur une serviette de cocktail. Cette action doit certainement inclure un terme décrivant l’interaction électromagnétique. Après tout, nous savons que l’interaction électromagnétique existe. Pour comprendre le travail de Weyl, imaginons un physicien théoricien dont la compétence professionnelle présente une sérieuse lacune, et qui a oublié d’inclure l’électromagnétisme dans l’action. Arrive Weyl, qui regarde la serviette de cocktail. « Hum, laissez-moi vérifier cette action afin de voir si la symétrie responsable de la conservation de la charge électrique est locale. » À strictement parler, je ne devrais pas utiliser le terme « charge électrique » en l’absence d’un champ électromagnétique. Mais peu importe la dénomination, on peut appeler cette charge « nombre électronique », par exemple, sans rien changer à l’argument. En fait, avec l’action où manque l’électromagnétisme, la symétrie en question ne serait pas locale, elle serait globale. Weyl montra que, réciproquement, si l’on exige que la symétrie soit locale, alors on est obligé d’inclure le champ électromagnétique – et donc la lumière. C’était une découverte vraiment stupéfiante. Les physiciens avaient travaillé dur pour comprendre les propriétés de la lumière, mais ils avaient toujours imaginé que savoir pourquoi la lumière existait était au-delà de leurs capacités.

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Cette question était maintenant remplacée par la question : « pourquoi la symétrie de Weyl doit-elle être locale ? » Un pourquoi a été remplacé par un pourquoi plus profond. On s’est donc rapproché de Ses pensées. La question de savoir pourquoi les symétries doivent être locales peut maintenant être placée et débattue sur le terrain esthétique. Comment a fonctionné l’esprit du Créateur quand Il a conçu le cosmos ? A-t-il dit : « que la lumière soit ! » ou au contraire : « que les symétries soient locales ! » La puissance de la symétrie locale était déjà manifeste dans la théorie de la gravitation d’Einstein qui est, après tout, l’exemple originel d’une théorie présentant une symétrie locale. De même que la symétrie locale de Weyl l’obligeait à introduire le photon, l’invariance par transformation locale de coordonnées obligeait Einstein à introduire le graviton. Supposons que nous n’ayons jamais entendu parler de gravitation, mais que nous décidions que l’action doit être invariante par transformation locale de coordonnées. Nous trouverions que nous devons inventer la gravitation. Weyl a appelé sa symétrie « symétrie de jauge. » Le terme « jauge » vient du latin gaugia, qui se référait à des tonneaux de taille standardisée, que l’on retrouve avec un sens voisin dans la jauge du réservoir d’essence dans une voiture12d . Curieusement, le terme fit son entrée dans le vocabulaire de la physique uniquement parce que Weyl commit une erreur, sérieuse mais compréhensible. Nous savons aujourd’hui que la symétrie responsable de la conservation de la charge est décrite par des transformations impliquant une amplitude de probabilité quantique. À l’époque à laquelle Weyl introduisit ses considérations de symétrie locale, la physique quantique n’existait pas encore sous sa forme actuelle, de sorte que lui-même, comme n’importe qui d’autre, n’aurait jamais rêvé d’amplitudes de probabilité. Au contraire, inspiré par le parfum géométrique des travaux d’Einstein, Weyl proposa une transformation dans laquelle on modifie la distance physique entre deux points d’espace-temps. Weyl se rappela alors la distance, ou la jauge, entre deux rails de chemin de fer – d’où le nom pour sa symétrie. Il montra sa théorie à Einstein, mais ils furent tous deux déçus parce qu’elle échouait à décrire l’électromagnétisme. Quand la théorie quantique fut établie, la théorie de Weyl fut rapidement corrigée. Entre-temps, le terme de symétrie de jauge demeura, bien qu’inapproprié. Incidemment, les physiciens ne savent toujours pas si la symétrie originale de Weyl est pertinente pour décrire le monde. En résumé, l’action du monde, incluant l’électromagnétisme, possède une symétrie locale appelée symétrie de jauge. Les manuels de physique traditionnels présentaient aux étudiants l’action décrivant l’électromagnétisme et ajoutaient « Voyez ! Il y a une symétrie locale. » Aujourd’hui, les physiciens

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fondamentaux, en suivant Einstein, préfèrent inverser la logique et dire que la symétrie locale fixe la forme de l’action. La symétrie dicte le dessein. L’histoire de la symétrie de jauge illustre la façon dont la physique se simplifie. Rappelez-vous que comme étudiant j’ai dû mémoriser les quatre équations de Maxwell. Ultérieurement, j’ai pu me contenter de mémoriser la façon dont le champ électromagnétique varie dans l’espace-temps, une équation presque aussi facile à mémoriser que la forme d’un cercle. Aujourd’hui je peux me contenter de dire « symétrie de jauge », et l’électromagnétisme est déterminé. Finalement, Heisenberg arriva et ouvrit une fenêtre sur un monde entièrement nouveau, où les physiciens théoriciens purent se donner du bon temps. Mais, ainsi que je l’ai expliqué, la symétrie qu’il avait proposée pour un monde interne était approchée et plutôt laide, et de plus les transformations correspondantes étaient globales. Yang et Mills ont fusionné ces deux fils différents. Ils ont repris la notion de Heisenberg de symétrie interne, mais ils ont insisté sur le fait qu’elle devait être exacte. Ils ont rendu locale cette symétrie exacte, la notion de localité étant née des travaux d’Einstein via Weyl. Le résultat a été appelé théorie de jauge non-abélienne. 12.6

La théorie des champs quantiques

Je devrais maintenant préciser que, depuis les années 1930, la physique fondamentale a été formulée dans le langage de la théorie des champs quantiques. Avant l’ère quantique, il existait une dichotomie entre particules et champs dans notre description de la Nature. Des particules comme l’électron et le proton créent des champs électromagnétiques et gravitationnels. À leur tour, ces champs agissent sur d’autres particules et affectent leur mouvement. Pour spécifier la dynamique d’une particule, les physiciens doivent donner sa position et sa vitesse à un instant donné. Pour spécifier la dynamique des champs, ils doivent donner un ensemble de nombres à chaque point de l’espace et du temps. Dans le cas du champ électromagnétique, ces nombres sont simplement ceux qui caractérisent l’orientation et l’intensité des forces électriques et magnétiques qu’une particule test chargée détecterait en chaque point. On peut se représenter ainsi un champ qui se déploie dans tout l’espace-temps. L’avènement de l’ère quantique a permis de mettre un terme à la dichotomie entre particules et champs. Aujourd’hui, les particules sont décrites théoriquement comme des états excités de champs quantiques. L’état au repos d’un champ quantique est un état à zéro particule, aussi appelé état du vide. En partant de l’état de repos, les physiciens se demandent ce qui arrive quand ils donnent un

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léger « choc » au champ électromagnétique. Le champ électromagnétique se met à osciller ; si l’énergie contenue dans ces oscillations est concentrée dans une région d’espace-temps limitée, les physiciens appellent cela un paquet de photons. Les physiciens disent que le champ électromagnétique a été excité à partir de son état de repos : les photons sont les excitations du champ électromagnétique. Un photon est donc un état excité particulier du champ électromagnétique quantifié, deux électrons sont un état excité particulier du champ électron-positron quantifié. Autrement dit, les particules du monde quantique sont aussi décrites par des champs. Le concept de champ introduit par Faraday a pris d’assaut toute la physique. Dans une théorie des champs quantiques, l’action est construite à partir de champs combinés de façon telle que cette action obéisse à tout type de symétrie que l’on souhaite imposer. Par exemple, pour construire une théorie des champs quantiques décrivant l’interaction des électrons et des photons, il suffit de combiner le champ quantifié de l’électron et le champ électromagnétique quantifié, c’est-à-dire le champ de photons, en une action qui obéisse à la symétrie de Lorentz et à la symétrie de jauge. C’est tout à fait simple quand on a appris à le faire.

12.7

Un kit de construction

Pour aller plus loin dans l’explication de la théorie de Yang-Mills, je donne la recette pour construire l’action. Choisissez n’importe lequel des groupes continus étudiés par les mathématiciens et faites l’hypothèse d’une symétrie interne fondée sur ce groupe. Le groupe n’est pas nécessairement SU (2), comme dans le cas de Heisenberg. Insistez sur le fait que l’action doit être invariante par les transformations de la symétrie interne, étant entendu qu’elle doit aussi être invariante par les symétries bien établies de l’espace-temps, par exemple la symétrie de Lorentz. Incidemment, l’action de l’électromagnétisme décrite par Weyl est juste un cas particulier de l’action de Yang-Mills, où la symétrie de jauge est abélienne, c’est-à-dire que le groupe d’invariance est tel que l’ordre de deux opérations du groupe est sans importance. Dans la discusssion de Weyl, la symétrie locale exige la présence d’un champ électromagnétique dont la particule quantique associée, le photon, doit être de masse nulle. Dans une symétrie de jauge non-abélienne, la symétrie locale exige la présence d’un certain nombre de champs, et à chacun d’entre eux est associée une particule de masse nulle. Si vous suivez la recette donnée ci-dessus pour construire l’action de Yang-Mills, vous allez découvrir que, quels que soient vos efforts, vous ne pourrez pas rendre l’action invariante si vous n’introduisez pas

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ces champs additionnels. Ils sont obligatoires pour Yang-Mills, de même que le champ électromagnétique a été rendu obligatoire par Weyl. Nous avons vu comment une symétrie globale comme la voie octuple exigeait la présence d’une dixième résonance, étant donné l’existence des neuf autres. Je ferai l’analogie grossière suivante : si le client d’un architecte insiste pour construire un bâtiment avec une symétrie pentagonale et que le plan inclut déjà quatre colonnes, l’architecte devra en rajouter une cinquième. Une symétrie locale est encore plus exigeante qu’une symétrie globale : non seulement elle requiert de nouvelles particules, mais de plus elle exige que celles-ci soient de masse nulle. Je donne quelques indications sur la raison d’une telle propriété : les symétries locales permettent à différentes transformations d’être effectuées dans différentes régions de l’espace-temps. Pour fixer les idées, supposons un instant que l’isospin soit une symétrie locale. Je choisis d’appeler proton un nucléon spécifique. Mais mon collègue sur la face cachée de la Lune pourrait choisir d’appeler neutron ce que j’appelle un proton. Pour transmettre l’information sur mon choix à mon collègue lunaire, une interaction à longue distance est requise. Rappelez-vous que les particules de masse nulle sont associées aux interactions à longue distance. Ainsi, l’apparition de champs de masse nulle, plus exactement de champs dont les particules quantiques associées sont de masse nulle, n’est pas entièrement surprenante. Précisons que cette explication est un peu cavalière : en physique, un argument qui n’est pas entièrement convaincant est qualifié de « un peu cavalier », ou bien « d’argument avec les mains »1 . Les particules de masse nulle de la théorie de Yang-Mills sont appelées « bosons de jauge ». Une fois que l’on a décidé en faveur d’un groupe, le nombre de bosons de jauge est fixé sans ambiguïté. Ainsi que je l’ai mentionné, la théorie électromagnétique est un cas particulier de celle de Yang-Mills, avec un seul boson de jauge, le photon. 12.8

La dynamique de jauge

Tandis que les bosons de jauge sont requis par la symétrie de jauge, les particules qui interagissent avec ces bosons ne le sont pas. Les physiciens théoriciens peuvent en mettre autant qu’il leur plaît. Chaque particule est associée à un champ. Dans une transformation de la symétrie interne, ces champs se transforment les uns dans les autres, de même que dans la symétrie d’isospin le proton se transforme en neutron et vice-versa, et ils fournissent ainsi une 1 En anglais, handwaving argument. On voit en effet que l’argument ci-dessus pourrait suggérer une interaction à distance instantanée plutôt qu’une interaction à longue portée.

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représentation du groupe de symétrie. Rappelons que les transformations du groupe mélangent les différentes entités entre elles. Le nombre d’entités possibles dans une représentation est entièrement déterminé par le groupe. Nous pouvons choisir la représentation qui nous plaît, mais une fois ce choix fait, le nombre de champs est fixé et égal à la dimension de la représentation. La dynamique de base d’une théorie de jauge non-abélienne peut maintenant être décrite d’une façon relativement simple. Quand une particule émet ou absorbe un boson de jauge, elle se transforme en général en une autre particule. Autrement dit, les champs de jauge transforment les particules les unes dans les autres. La description précédente peut rappeler au lecteur la discussion sur les représentations des groupes. Les mathématiciens voient depuis longtemps les transformations des groupes comme agissant sur les entités abstraites définissant les représentations. Ici les entités abstraites ne sont pas remplacées par des chatons ou des pommes, mais par des particules et les champs associés. Les particules sont effectivement transformées les unes dans les autres par l’action des bosons de jauge. Quelle excitation de voir les songes des mathématiciens effectivement réalisés dans le monde physique ! Mais j’ai pris trop d’avance. Je dois d’abord vous raconter comment la théorie de Yang-Mills a trouvé un monde qu’elle pouvait décrire.

12.9

Les physiciens et les desperados

L’histoire remonte aux années 1950, alors que les physiciens étaient confrontés à la difficulté de construire une théorie des interactions fortes. La théorie des perturbations avait lamentablement échoué à traiter les interactions fortes. Il semblait que nous ne serions jamais capables de déterminer la structure des interactions fortes. Le mieux que nous aurions pu faire était d’explorer leurs symétries. Je devrais sans doute préciser que ce n’était pas tant la physique qui échouait, mais plutôt les méthodes de calcul théoriques. L’interaction forte est trop forte, point final. En désespoir de cause, certains physiciens proposèrent même au début des années 1960 d’abandonner le réductionnisme dans l’étude des interactions fortes. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, cela ne fut qu’un simple accroc dans l’histoire intellectuelle de la physique, et le réductionnisme fut en fin de compte confirmé. Comment est-il donc possible qu’au bout du compte les physiciens aient réussi à dompter l’interaction forte ? Comme j’ai participé jusqu’à un certain point à ce changement de perspective stupéfiant de notre vision des interactions fortes, je vais raconter cette histoire d’un point de vue personnel. Ce qui suit ne doit donc pas être pris

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comme une histoire exhaustive de la théorie moderne des interactions fortes. C’est plutôt mon expérience à la première personne de cette histoire. Exactement comme un acteur qui part dans les coulisses pour se changer ne sait pas directement ce qui s’est passé sur scène pendant son absence, je ne peux pas décrire comment d’autres physiciens ont vécu cette période. Au printemps 1970, alors que j’étais sur le point de soutenir ma thèse de physique, le physicien Roman Jackiw me demanda si j’aimerais passer un peu de temps à Aspen, dans le Colorado. Chaque été, des physiciens théoriciens du monde entier se rassemblent à Aspen pour échanger des idées en plein milieu des majestueuses Montagnes Rocheuses. J’ai bien sûr sauté sur l’occasion. Quand je suis arrivé, j’ai appris qu’en tant que physicien débutant, je devrais loger au sous-sol, mais je fus agréablement surpris quand je découvris que je devais le partager avec Ken Wilson, un physicien connu pour la profondeur de sa pensée. Je téléphonai à ma future épouse que je pouvais maintenant me laisser aller sans limites à l’adoration émue d’un héros. J’ai souvent lu dans la page sportive des journaux un compte rendu de l’émotion ressentie par un joueur de football néophyte lorsqu’il joue pour la première fois aux côtés d’un joueur vedette qu’il a admiré depuis le collège. Eh bien, un physicien ressent vraiment la même chose au cours des premières années qui coïncident avec sa thèse. Le sous-sol n’était pas divisé en chambres, de sorte que j’ai vraiment pu faire la connaissance de Ken Wilson. Nous dînions ensemble chaque soir et il m’a appris une quantité fabuleuse de physique. À cette époque, Ken Wilson venait juste de terminer un travail monumental qui lui vaudrait ultérieurement le Prix Nobel. Il me demanda de relire son manuscrit et de lui signaler les passages qui ne me semblaient pas clairs. C’est un aspect intrigant de l’esprit humain que, parmi les penseurs les plus profonds, certains sont de bons pédagogues, et d’autres sont impossibles à comprendre. Je dois avouer que j’ai dû terriblement batailler pour comprendre Ken.

12.10

Observons le monde

Wilson était préoccupé par la façon dont nous décrivons le monde. Le lecteur sait bien sûr que le monde paraît différent quand on l’observe à différentes échelles de longueur. Augmentez la résolution du microscope et ce qui semblait brumeux se cristallise en une structure détaillée. Dans les exemples tirés de la vie quotidienne, nos perceptions du monde, avec une résolution donnée, ne nous disent pas grand chose de ce que nous verrions avec une meilleure résolution. Au contraire, la structure logique de la théorie des champs quantiques est si

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imbriquée qu’elle peut relier une description à une certaine échelle de longueur à celle à une autre échelle. Étant donné une description du monde, les physiciens peuvent effectivement dire quelque chose de la façon dont on verrait le monde avec une résolution plus fine. L’essence du travail de Wilson consiste à extraire ce que la structure logique de la théorie des champs quantiques peut nous dire à ce sujet. Au chapitre précédent, j’ai énoncé que chacune des quatre interactions fondamentales était caractérisée par une constante de couplage qui mesure la force de l’interaction. En physique quantique, c’est cette constante de couplage qui fixe la probabilité de l’interaction. Les physiciens des années 1970 avaient pris l’habitude de considérer que ces constantes de couplage étaient. . . constantes, une notion contenue dans la dénomination même. Mais prenons une approche opérationnelle et demandons-nous comment mes collègues expérimentateurs mesureraient effectivement la constante de couplage des interactions électromagnétiques, pour fixer les idées. Eh bien, ils réaliseraient par exemple la collision de deux électrons et, en répétant l’expérience un grand nombre de fois, ils détermineraient la probabilité d’interaction des électrons. Cette probabilité définit essentiellement la constante de couplage électromagnétique. Cette définition opérationnelle rend manifeste le fait que la constante de couplage dépendra a priori de l’énergie de la collision des deux électrons. Un autre expérimentateur procédant à une énergie plus élevée extraira une constante de couplage différente. La soi-disant constante de couplage n’est pas une constante, mais elle varie avec l’échelle d’énergie à laquelle elle est mesurée. Ainsi, au lieu de constante de couplage, j’utiliserai le terme plus approprié de force du couplage, ou simplement couplage. Rappelons qu’en physique quantique, la longueur d’onde de la particule que nous utilisons comme particule test décroît lorsque l’énergie de cette particule augmente. Aussi, pour examiner la Nature avec une résolution plus fine, les physiciens utilisent-ils simplement des particules de plus haute énergie. Cette discussion montre que lorsque nous observons la Nature avec des résolutions différentes, les couplages des différentes interactions varient12e . Un aspect du travail de Wilson traite précisément de cette variation. Il est intéressant de remarquer que la logique interne de la théorie des champs quantiques nous permet de déterminer, au moins en principe, comment les couplages varient avec l’énergie. Utilisant un langage pittoresque, les physiciens disent que les couplages « courent » lorsque l’on modifie l’énergie à laquelle on les mesure2 . Il s’avère que les couplages courent extrêmement lentement avec l’énergie. Sur la totalité du domaine d’énergie qui a été étudié depuis les 2 En

anglais on utilise running coupling constant.

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débuts de la physique jusqu’aux années 1960, la force de couplage électromagnétique n’a varié que de moins de dix pourcents. Cela explique pourquoi on avait toujours pensé que ce couplage était constant.

12.11

Un moment de faiblesse

À l’automne 1970, après ma rencontre avec Ken Wilson, je partis à l’Institute of Advanced Studies de Princeton comme étudiant post-gradué (post-doc). Un de mes amis là-bas me convainquit que, venant de Harvard où le réductionnisme était de rigueur, il y avait une lacune dans mon éducation. Je pensai qu’il valait mieux que je me mette au non-réductionnisme, au moins pour un temps. Je ne repris pas l’idée des couplages variables avant 1971. En 1971, mon directeur de thèse, Sidney Coleman, qui était bien connu pour ses talents pédagogiques, vint donner quelques cours sur les couplages variables en utilisant une formulation due à Curtis Callan et Kurt Symanzik, et il réussit à rendre le sujet clair comme de l’eau de roche. J’étudiai les cours de Coleman en détail, mais je fus plutôt découragé par ses conclusions assez pessimistes. Un fois de plus, la procédure de calcul disponible reposait sur la théorie des perturbations. En conséquence, on pouvait déterminer la variation du couplage seulement quand celui-ci était petit ; les physiciens étaient donc démunis comme auparavant pour traiter la théorie des interactions fortes. Le couplage était bien en train de courir, mais les physiciens ne savaient pas vers où. Un jour du printemps 1972, alors que j’étais allongé sur un divan en relisant les notes du cours de Coleman, il me vint à l’esprit que peut-être la Nature est plus clémente que nous le pensons. Mon idée était que, si nous observons les interactions fortes à des énergies toujours plus élevées, le couplage de ces interactions pourrait éventuellement courir vers zéro. Si c’était le cas, alors les interactions fortes seraient domptées, après tout même une armoire à glace peut avoir un moment de faiblesse ! Mais, afin de vérifier si cela se passait bien ainsi, je me retrouvai confronté au bon vieux problème que le couplage des interactions fortes, parce qu’il est fort, m’empêchait d’entamer tout calcul ayant une signification. Il me fallait une autre stratégie. Je me posai donc la question suivante. Supposons qu’à une certaine échelle d’énergie le couplage fort devienne faible : est-ce qu’il aurait tendance à devenir plus faible ou plus fort à mesure que l’on monte en énergie ? Alors, dans une telle situation, je pourrais utiliser la théorie des perturbations, car par hypothèse le couplage de l’interaction forte serait au départ faible. Faisons une analogie. Je ne suis certes pas un économiste, mais je peux aisément imaginer qu’il est plus facile de prédire si une famille déjà pauvre deviendra encore plus

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pauvre que de prédire si une famille de classe moyenne deviendra plus riche ou plus pauvre. Cette supposition apparaît très étrange à première vue, et les physiciens expérimentés auxquels je la mentionnai réagirent plutôt négativement. Le couplage fort a toujours été fort. Se demander ce qui se passerait si ce couplage des interactions fortes était faible rappelait vaguement une vieille blague dans laquelle la personne qui la raconte demande ce que sa tante lui offrirait pour Noël si elle était un homme. Néanmoins, je pensais que l’idée valait la peine d’être poursuivie. Si le calcul montrait que le couplage, une fois faible au départ, devenait encore plus faible, alors les physiciens pourraient au moins espérer qu’à un certain point ce couplage pourrait tendre vers zéro. J’ai mentionné précédement qu’une théorie avec un couplage nul est dite « libre » – les particules dans une telle théorie seraient libres de se mouvoir sans interagir avec les autres particules, et donc indépendamment de celles-ci. Une théorie dont le couplage tend vers zéro est appelée12f aujourd’hui « asymptotiquement libre. » Le lecteur peut avoir l’impression que la recherche de la liberté asymptotique était du type prophétie autoréalisatrice. Nous aimerions que les interactions fortes deviennent faibles à haute énergie afin de pouvoir calculer. C’est presque vrai, mais pas tout à fait. Vers 1970, il y avait déjà un indice, au moins avec le recul du temps, que l’interaction forte pouvait devenir faible à haute énergie. Des expérimentateurs avaient étudié les collisions d’électrons très énergiques avec des protons. Dans le schéma des quarks, l’électron heurte brutalement un des quarks à l’intérieur du proton. J’ai déjà indiqué au chapitre précédent que les résultats expérimentaux montraient que, lorsque le quark bousculé filait près des autres quarks, il interagissait à peine avec ceux-ci. La liberté asymptotique donnait une explication naturelle à ce phénomène.

12.12

La recherche de la liberté

Le lecteur attentif peut rester perplexe sur la manière dont je proposais de mener le calcul, étant donné que je ne savais pas, comme tout autre physicien de l’époque, ce que pouvait bien être la théorie des interactions fortes. Afin d’aller de l’avant, j’eus l’idée d’examiner toutes les théories possibles. Seules les théories asymptotiquement libres mériteraient d’être considérées comme des candidates plausibles pour une théorie des interactions fortes. En recherchant la liberté asymptotique, on pourrait finir par sélectionner la théorie des interactions fortes elle-même !

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Et je m’embarquai ainsi pour un voyage intellectuel, examinant chaque théorie successivement, à la recherche de la liberté asymptotique. C’était une sorte de chasse au trésor, rendue d’autant plus excitante que je ne savais pas à l’avance s’il y avait vraiment un trésor. Malheureusement, aucune des théories que j’examinai ne se révéla asymptotiquement libre. Par exemple, le couplage électromagnétique croît lorsque l’énergie du processus électromagnétique pertinent augmente. Il s’est avéré ultérieurement que cette propriété était d’importance capitale pour une compréhension unifiée de l’Univers. J’étais cruellement déçu. À l’automne 1972, je rejoignis l’université Rockfeller à New York. C’était une période très excitante pour moi personnellement : je venais de me marier et mon épouse et moi passions de la vie provinciale de Princeton à la grande ville, avec toutes ses attractions. C’était aussi une période extraordinairement excitante en physique des particules. Les physiciens commençaient à envisager que les interactions électromagnétiques et faibles puissent être unifiées dans une théorie de Yang-Mills. Comme cette unification proposée des interactions électromagnétiques et faibles n’était pas encore confirmée expérimentalement, nombre de théoriciens s’engageaient avec frénésie dans la constuction de théories concurrentes. Il était difficile de décider s’il fallait travailler sur les interactions fortes ou au contraire sur les interactions faibles, et de plus je devais aussi explorer la vie nocturne de New York. Je décidai de faire un peu de tout. Ici je raconterai seulement ma recherche de la liberté. Jusqu’à ce point dans ma recherche, j’avais examiné toutes les théories que j’avais apprises au cours de mes études avancées. Mais je n’avais pas examiné la théorie de Yang-Mills, dont tout le monde parlait alors en relation avec les interactions électromagnétiques et faibles ; je décidai donc que ma prochaine étape serait de m’y atteler. Pendant l’hiver 1972-1973, je fus sidéré par un coup de tonnerre, la nouvelle stimulante que la liberté asymptotique avait été découverte12g . David Gross et son étudiant en thèse Franck Wilczek, à l’université de Princeton, et indépendamment David Politzer, un étudiant en thèse de Sidney Coleman à l’université de Harvard, avaient montré que les théories de Yang-Mills étaient asymptotiquement libres. La nouvelle était stupéfiante – nous pouvions maintenant avoir prise sur l’interaction forte ! Peu après, je rencontrai Ken Wilson et Kurt Symanzik à Philadelphie à une conférence sur un autre sujet et je me souviens de notre excitation en commentant la nouvelle. Je pris le train du retour avec Symanzik et nous avons passé tout notre temps à bavarder sur la course des couplages et la liberté asymptotique. Une fois rentré à New York, je me mis au travail pour essayer d’établir les conséquences expérimentales de la liberté asymptotique. À cette époque, les

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expérimentateurs étudiaient l’annihilation d’un électron et d’un positron – un antiélectron – en particules à interactions fortes. Il était connu depuis longtemps que matière et antimatière s’annihilaient en une bouffée d’énergie permettant à des particules de se matérialiser. Je sélectionnai ce processus parce que, contrairement à ce que le lecteur pourrait penser, il possède une description théorique extrêmement simple. Je montrai que, en raison de la liberté asymptotique, la probabilité de l’annihilation électron-positron en particules à interactions fortes devait décroître d’une manière bien définie quand l’énergie du système électron-positron augmentait. Un travail analogue fut réalisé par Tom Applequist et Howard Georgi d’une part, et indépendamment par David Gross et Frank Wilczek d’autre part. Je téléphonai à un expérimentateur et, à ma grande déception, j’appris que la probabilité en question croissait en réalité quand l’énergie d’annihilation augmentait. C’était la fin de nos rêves de liberté ! La beauté de la théorie était si fascinante que je publiai néanmoins mon travail. On s’aperçut plus tard que les expériences étaient erronées. Gross et Wilczek d’une part, et un peu plus tard Georgi et Politzer d’autre part, s’attaquèrent au problème théoriquement plus difficile de la diffusion des électrons par des protons dans l’expérience de Stanford dont j’ai parlé précédemment. Le détail de l’accord entre leurs calculs théoriques et l’expérience établit que la Nature jouit réellement de la liberté asymptotique. Pendant ce temps, David Gross m’avait offert un poste universitaire à Princeton, de sorte que je revins à la tranquillité pastorale du New Jersey à l’automne 1973. Incidemment, on m’avait offert un poste semblable l’année précédente, mais par une curieuse ironie du sort, j’avais plutôt choisi d’aller à New York. À Princeton, je travaillai avec Sam Treiman et Frank Wilczek, en étudiant en détail les effets de la liberté aymptotique sur la diffusion des neutrinos de haute énergie par des protons12h . À ce point, la liberté asymptotique avait été solidement établie ; les physiciens avaient finalement dompté l’interaction forte. La découverte de la liberté asymptotique par Gross, Wilczek et Politzer prend rang parmi les grands triomphes de la physique théorique. L’histoire de la liberté asymptotique illustre la notion qui prévaut chez les disciples d’Einstein : une théorie dédiée à la beauté aura naturellement des propriétés merveilleuses. De plus, on peut montrer que la théorie de Yang-Mills est la seule théorie asymptotiquement libre dans notre espace-temps. Parfait ! La théorie de Yang-Mills est asymptotiquement libre. Mais comment peut-on l’utiliser pour décrire les interactions fortes ? La théorie repose sur une symétrie exacte, mais les symétries connues des interactions fortes sont manifestement approchées. Pour décrire le monde, la théorie doit encore se préoccuper

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de rechercher une symétrie exacte et l’attraper dans ses filets. Pour expliquer comment cette symétrie fut trouvée, je dois faire un retour en arrière, en 1967. 12.13

Toutes les bonnes choses viennent par trois

En 1967, les physiciens étaient prêts à croire aux quarks. Pour tester cette idée de quarks, les théoriciens auraient aimé calculer une quantité physique mesurable impliquant les quarks. Mais, comme les quarks interagissaient fortement, personne ne savait comment procéder. En 1967, Steve Adler et Bill Bardeen, et indépendamment John Bell et Roman Jackiw, montrèrent que, parmi la multitude ahurissante de processus impliquant les interaction fortes, il existait une quantité que l’on pouvait calculer, à savoir la vie moyenne du pion électriquement neutre, le méson π 0 . Dans ce cas, plusieurs facteurs avaient le bon goût de conspirer de telle sorte que tous les effets des interactions fortes s’annulaient complètement. Quand le calcul fut fait, l’amplitude théorique de désintégration du pion se révéla fausse d’un facteur trois par rapport au résultat déduit de l’expérience. Les physiciens, d’abord perplexes, se rendirent cependant compte que s’il y avait trois fois plus de quarks que ceux envisagés jusqu’à ce jour, alors on pouvait expliquer cette différence d’un facteur trois ! Dans le chapitre précédent, on a présenté au lecteur le quark up, le quark down et le quark étrange. Il apparut soudain qu’il existait en fait trois copies de chacun de ces quarks. Gell-Mann introduisit le terme imagé de « couleur » pour décrire ce triplement bizarre. On suppose que chaque quark se manifeste sous trois formes – disons rouge, bleu et jaune. Ainsi il existe un quark up rouge, un quark up bleu et un quark up jaune, un quark down rouge et ainsi de suite. Le lecteur doit comprendre que le terme couleur est utilisé comme métaphore, cette couleur n’a strictement rien à voir avec la couleur ordinaire, c’est une spécification quantique des quarks. D’autres preuves du triplement des quarks ont été apportées peu après. La situation était très déconcertante. Pourquoi la Nature avait-elle besoin de se multiplier de façon aussi extravagante ? La poésie devrait être économe et rare. 12.14

La symétrie de couleur

Une fois que les physiciens eurent imaginé la possibilité que la théorie de YangMills puisse décrire les interactions fortes, l’objectif de la Nature en triplant les quarks devint immédiatement clair. Un quark up est certainement différent d’un quark down ; par exemple ils ont des charges différentes. Mais supposons que le quark up rouge, le quark up bleu et le quark up jaune aient précisément la même

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charge électrique, et aussi la même étrangeté, et de même pour le quark down et le quark étrange, ou bien pour toute autre sorte de quark encore à découvrir à l’époque. Dans ce cas, nous sommes en présence de la symétrie exacte dont nous avons besoin pour construire une théorie de Yang-Mills ! Ce qui apparaissait comme une multiplication extravagante à la fin des années 1960 se révélait être la marque d’un objectif éloquent de la part de la Nature. La symétrie considérée implique la transformation d’un quark d’une certaine couleur en un autre quark de la même espèce en ce qui concerne sa charge et son étrangeté, mais d’une couleur différente. Le fait que des quarks de couleur différente puissent avoir la même charge et la même étrangeté explique pourquoi cela a pris si longtemps aux physiciens pour se rendre compte de ce triplement bizarre. Après tout, il est possible de saluer une voisine chaque jour pendant des années avant de découvrir qu’elle fait partie d’une famille de triplés – et que nous avons en fait croisé trois personnes différentes au cours du temps. Les dramaturges, et en particulier Shakespeare, ont utilisé cette astuce pour rendre plus complexes leurs intrigues ou piéger leur public. Les physiciens peuvent estimer à bon droit que la Nature s’est amusée à les piéger. Incidemment, afin d’éviter de répéter trop souvent « la même espèce de quark », les physiciens ont trouvé commmode de dire que les quarks ont deux attributs : la saveur et la couleur. Jusqu’ici, j’ai introduit trois saveurs : up, down et étrange. Chaque saveur existe en trois couleurs, ce qui fait en tout neuf quarks. Imaginons un glacier dont les clients sont tellement difficiles qu’ils exigent non pas trente et un parfums3 , mais en plus que chacun des parfums soit servi avec leur couleur favorite. Le prix d’un cône peut varier selon le parfum, mais il ne dépend pas de la couleur, car les couleurs artificielles sont bon marché. Il est amusant de constater que le monde des quarks suit la même logique. La charge et l’étrangeté des quarks sont indépendantes de la couleur, mais elles varient d’une saveur à l’autre. Avec ce langage, les transformations de symétrie modifient la couleur portée par un quark, pas sa saveur. Les trois couleurs sont transformées l’une dans l’autre par la symétrie. Le groupe pertinent est SU (3), parfois appelé « SU (3) de couleur », pour le distinguer du SU (3) de la voie octuple, qui est le « SU (3) de saveur. » On peut montrer que la théorie implique l’existence de huit bosons de jauge, auxquels Gell-Mann a donné le nom de « gluons », car ce sont eux qui sont supposés coller les quarks les uns aux autres dans les hadrons. La force entre quarks est transmise par échange de gluons, exactement comme l’interaction 3 En

anglais flavor est à la fois « saveur » et « parfum », mais pour une glace on doit utiliser « parfum », et non « saveur ».

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entre particules chargées est transmise par échange de photons. Cette théorie des interactions fortes est appelée « chromodynamique quantique. »

12.15

Esclavage et liberté

La liberté asymptotique implique que l’interaction forte devient faible lorsque deux quarks entrent en collision à haute énergie, ou de façon équivalente en physique quantique, lorsqu’ils sont tout près l’un de l’autre. C’est à peine s’ils sont conscients de la présence de l’autre, ils sont pratiquement insensibles à la proximité d’un autre quark. Cela explique la terminologie « liberté asymptotique » – plus les quarks sont proches l’un de l’autre, et plus ils se sentent libres. Ainsi, on peut utiliser la méthode des perturbations pour calculer ces processus régis par l’interaction forte où les quarks sont tout près les uns des autres. Cette situation merveilleuse est bien sûr ce qui a motivé en premier lieu la recherche de la liberté asymptotique. Comme les résultats de ces calculs sont en accord avec les observations, la chromodynamique quantique est aujourd’hui universellement acceptée comme la théorie correcte des interactions fortes.

F IGURE 12.2. Un salon de quarks. Six parfums (glaces), ou saveurs (quarks), sont disponibles. Chaque parfum existe en trois couleurs. Up est le parfum le moins cher ; top est le plus cher. Cela correspond au fait que le quark up est le quark le plus léger, et le quark top, que nous inroduirons ultérieurement, est le quark le plus lourd. En revanche, le prix est indépendant de la couleur.

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La face obscure de la liberté est cependant l’esclavage : au fur et à mesure que les quarks s’éloignent, le couplage augmente à partir de zéro. On pense généralement que le couplage devient de plus en plus fort et empêche les deux quarks de se séparer. Ce phénomène est connu comme « l’esclavage infrarouge. » L’adjectif « infrarouge » a une origine purement historique qui ne nous concerne pas ici. L’esclavage infrarouge explique le fait que l’on n’ait jamais vu un quark à l’état libre, comme on a pu voir un électron ou un proton : les quarks sont confinés de façon permanente dans les hadrons. Les quarks sont comme certains amoureux. Quand ils sont loin l’un de l’autre, ils se précipitent l’un vers l’autre avec ardeur, en se promettant de ne jamais se laisser séparer par quiconque. Mais quand ils sont proches, leur ardeur se transforme en indifférence et ils communiquent à peine entre eux. L’interaction entre quarks va à l’encontre de ce que notre intuition suggère sur ce que devraient être les interactions entre particules, intuition que nous avons construite à partir de notre expérience des autres interactions. L’interaction électromagnétique entre deux électrons, par exemple, décroît quand les électrons s’éloignent. De notre expérience avec les aimants, nous savons que l’interaction entre deux aimants devient plus faible quand on les

F IGURE 12.3. Les quarks sont comme certains amoureux : (A) quand ils sont loin l’un de l’autre, ils veulent être ensemble, mais (B) quand ils sont l’un près de l’autre, ils s’aperçoivent à peine de la présence de l’autre.

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éloigne. Mais quand on éloigne deux quarks, leur interaction devient progressivement plus forte ! D’après la chromodynamique quantique, si les quarks sont confinés, il doit en être de même des gluons. Et effectivement aucun expérimentateur n’a jamais vu de gluon. Le fait que la chromodynamique quantique réduit en esclavage quarks et gluons et les confine dans les hadrons n’a jamais été prouvé mathématiquement, précisément parce que les physiciens n’ont jamais été capables de traiter l’interaction forte dans toute sa généralité. Mais les théoriciens pensent avoir accumulé suffisamment de présomptions en faveur du confinement. 12.16

L’apparence et la réalité

La chromodynamique quantique a permis de réviser radicalement notre compréhension de l’interaction forte. Nous pensions que l’interaction forte avait pour médiateur le pion, mais en fait, à un niveau plus profond, son médiateur est le gluon. Les gluons collent les uns aux autres les quarks dans les nucléons, les pions et les autres hadrons. La force entre deux nucléons due à l’échange de pions n’est que la manifestation d’une réalité plus profonde. Comme analogie, nous pourrions penser à deux molécules biologiques très complexes qui s’approchent l’une de l’autre. Une partie de l’une des deux molécules se détache et s’attache à l’autre molécule. Certains processus biologiques fonctionnent de cette façon. Mais cette interaction entre les deux molécules est juste une manifestation phénoménologique de l’interaction électromagnétique sous-jacente entre les électrons et les noyaux avec lesquels les deux molécules sont construites. En tant que physiciens fondamentaux, nous sommes passés initialement des molécules aux atomes, puis des atomes aux noyaux et aux électrons, ensuite des noyaux aux nucléons, et enfin des nucléons aux quarks. Comme théorie, la chromodynamique quantique n’a pas de précédent dans l’histoire de la physique. La compréhension actuelle implique que les briques de base de la théorie, les quarks et les gluons, ne puissent pas être observées directement, même en principe. 12.17

La revanche est totale

L’isospin et la voie octuple, les symétries de la préhistoire des interactions fortes, se révèlent aujourd’hui comme des symétries de caractère secondaire, à la limite accidentelles, qui ne nous disent presque rien de l’essence profonde de ces interactions. Dans le schéma des quarks, les transformations de

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l’isospin échangent entre eux les quarks up et down, tandis que les transformations de la voie octuple échangent entre eux les quarks up, down et étranges. Elles changent la saveur, pas la couleur. Ce sont des symétries dans la mesure où ces trois quarks ont approximativement la même masse. Notre compréhension actuelle est que les masses des quarks de différentes saveurs n’ont pas leur origine dans l’interaction forte, et il n’y a donc aucune raison intrinsèque pour qu’elles soient égales. De fait, ainsi que je le mentionnerai dans un chapitre ultérieur, des quarks avec d’autres saveurs ont été découverts à la fin du XXe siècle, et leurs masses sont complètement différentes de celles des quarks up, down et étrange. Le quark le plus lourd, le quark top, a près de deux cents fois la masse du proton, presque celle d’un noyau atomique de plomb ! Au contraire, les quarks de même saveur, mais de couleurs différentes, ont exactement la même masse. L’essence des interaction fortes est d’être contrôlées par la symétrie exacte de Yang-Mills, une symétrie née des travaux d’Einstein et de Weyl et inspirée par la logique de la géométrie, plutôt que par la symétrie approchée de l’isospin et la voie octuple. La revanche est totale.

12.18

Apprendre à additionner

Je vous ai maintenant raconté l’histoire de la revanche de l’art, mais je dois revenir en arrière pour combler une lacune dans l’intrigue. La chasse à la liberté asymptotique implique de prendre en considération toutes les théories possibles – une tâche à laquelle il semble que l’on devrait consacrer au minimum une vie entière. Heureusement, la Nature s’est montrée bienveillante. Il s’avère qu’il n’y a pas un si grand nombre de théories à prendre en considération. Expliquons-le. Dans le chapitre sur la physique quantique, nous avons appris que pour étudier une théorie donnée, nous devions additionner les amplitudes de toutes les histoires possibles. Il semble que cela pourrait devenir vite incontrôlable. Une particule, ou dans notre cas un champ, est confronté à un nombre infini d’histoires possibles. Comment est-il possible de faire toutes ces additions ? Ceux d’entre nous qui aspirent à devenir des physiciens fondamentaux doivent passer un temps considérable à apprendre comment additionner un nombre infini d’amplitudes. Je donne au lecteur un parfum de ce qu’implique l’addition lorsque l’on doit faire la somme d’une infinité de nombres. Supposons que l’on nous demande de faire l’addition 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + · · · . Les points indiquent que l’on doit continuer jusqu’à l’infini. À l’évidence, cette somme n’a pas de sens : elle devient

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de plus en plus grande et tend vers l’infini. Supposons au contraire que l’on vous donne la somme 1 1 1 1 1+ + + + +··· 2 3 4 5 Dans ce cas, au fur et à mesure que nous procédons aux additions, le nombre que nous ajoutons devient de plus en plus petit. Cependant, il s’avère que la somme tend encore vers l’infini. Même si chaque nombre devient individuellement de plus en plus petit, l’effet cumulé est énorme. Mais supposons maintenant que l’addition soit 1 1 1 1 1− + − + −··· 2 3 4 5 Ici nous pourrions avoir une chance. Les nombres alternativement positifs et négatifs se compensent jusqu’à un certain point, et la somme croît très lentement. Juste après avoir ajouté à la somme 1/3 943 par exemple, nous retranchons 1/3 944 à l’étape suivante. Le résultat net est que nous avons ajouté 1/5 551 192. C’est vraiment un tout petit nombre, et la somme augmente de façon infime. De fait elle approche le nombre 0, 693 · · · . Nous sommes arrivés à un résultat sensé. La morale de l’histoire est que, si l’on veut additionner un nombre infini d’amplitudes, la structure de la théorie doit être telle qu’il y ait des compensations. Ces compensations doivent, de plus, être très finement ajustées. Dans l’exemple ci-dessus, si nous bricolons la somme en modifiant quelquesuns des signes moins, par exemple une fois tous les cent termes, alors la somme ne donnera plus un résultat fini et n’aura plus de signification. Quand nous prenons en considération une théorie des champs quantiques, le caractère infini du nombre des histoires est tel que l’addition de toutes ces amplitudes n’a de signification que si l’action a des propriétés très particulières. 12.19

Pensez comme moi

Tout cela est absolument fabuleux. A priori, les physiciens pourraient écrire une variété infinie d’actions. Imposer des symétries réduit déjà considérablement leur nombre, mais un grand nombre de théories restent généralement possibles. Nous venons d’apprendre que, dans la plupart de ces théories, nous ne pouvons pas additionner les amplitudes avec un résultat qui ait une signification, juste comme nous ne pouvons pas donner une signification à 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + · · · . Une théorie des champs quantiques où il est possible d’additionner les amplitudes est dite « renormalisable ». Si nous prenons en compte le critère

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de renormalisabilité, il est remarquable qu’il n’y ait que trois ou quatre formes possibles de l’action, selon la manière de compter. La chasse à la liberté aymptotique s’arrête précisément parce que l’on doit prendre en compte seulement une poignée de théories des champs renormalisables. Je trouve ahurissant que la physique ait réussi à réduire de la sorte le nombre de théories possibles pour le dessein ultime. Il nous a posé une devinette sous la forme d’un puzzle « Devine mon dessein », a-t-Il dit. Mais il y a tellement de possibilités ! Alors Il nous a fait découvrir les symétries et la physique quantique, avec ses règles bizarres d’addition des amplitudes de toutes les histoires. « Vois, si tu penses aux symétries et au quantique, il n’y a plus tellement de possibilités ! » La question de savoir si on peut sommer un nombre infini d’histoires dans une théorie de Yang-Mills a préoccupé nombre de physiciens théoriciens après que la théorie eut été proposée. Finalement, c’est en 1971 qu’un brillant jeune théoricien hollandais, Gerard t’Hooft, montra que c’était possible : la théorie de Yang-Mills est renormalisable12i . Cette découverte fut d’une importance capitale, puisqu’elle impliquait que la théorie de Yang-Mills avait une signification comme théorie des champs quantiques. Dans ce chapitre, nous avons vu comment elle nous a permis de sortir de l’impasse de l’interaction forte. Au chapitre suivant, nous allons voir que cette découverte nous permet d’accéder, littéralement, à une nouvelle ère dans notre compréhension de la Nature.

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13 Le problème du dessein ultime 13.1

La fin de la symétrie ?

Les physiciens ont rencontré un succès étonnant en utilisant la symétrie pour sonder Ses pensées ; c’est presque comme s’ils avaient trouvé le langage qu’Il préfère. Ils ont commencé par la parité et l’invariance par rotation et sont arrivés à une symétrie non-abélienne exacte. Ils ont été témoins du triomphe des symétries exactes sur les symétries approchées. Ils ont parcouru un long chemin, en suivant le Tigre Brûlant. Il est temps maintenant de faire l’inventaire. Imaginons un physicien au début des années 1960, qui réfléchit sur la situation des symétries. Il serait probablement pessimiste sur l’avenir des symétries approchées. La notion de symétrie interne proposée par Heisenberg, autrefois choquante, paraît à l’époque d’une utilité intrinsèquement limitée. Le proton et le neutron, reliés par l’isospin, ont presque la même masse. Les huit baryons reliés par la voie octuple ont plus ou moins la même masse. S’il existait une symétrie encore plus appprochée que la voie octuple, alors les particules que cette symétrie relierait auraient des masses tellement différentes que l’on aurait du mal à reconnaître leur parenté. Un architecte dont les clients veulent un bâtiment circulaire dessine un bâtiment hexagonal. Il dit au client : « regardez, il est presque circulaire », mais le client pourrait avoir du mal à reconnaître une symétrie approximativement circulaire. En pratique, une symétrie circulaire très grossièrement approchée, même si on la reconnaissait, ne serait pas utile.

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13.2

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Un problème de conception

Que dire des symétries exactes ? Notre physicien qui en fait l’inventaire ne serait pas capable d’imaginer comment elles pourraient pointer vers le dessein ultime. La difficulté de base est que la symétrie implique l’unité, tandis que le monde déploie la diversité. C’est un problème de conception. Considérons un tisserand qui fabrique un tapis. S’il insiste sur une symétrie circulaire exacte, il produira un tapis circulaire très banal. Le seul dessin possible consiste en une suite de bandes circulaires concentriques. En abandonnant la symétrie, il admettra des dessins plus intéressants. Notre monde ne ressemble pas au fade tapis circulaire : il est divers de façon intéressante. En musique également, la tension entre l’unité et la diversité est aussi perceptible. Quand j’évoque ici la diversité, je ne parle pas de la variété ahurissante des phénomènes macroscopiques que nous percevons autour de nous. Ainsi que nous l’avons discuté au chapitre 2, les physiciens ont déjà réussi à réduire la phénoménologie macroscopique à une manifestation de l’interaction électromagnétique et de la physique quantique. Ici, je veux parler de la diversité du monde au niveau de l’interaction entre particules. Les quatre interactions – forte, électromagnétique, faible et gravitationnelle – ont des couplages extraordinairement différents, et elles diffèrent complètement dans leurs propriétés caractéristiques. Un équipage hétéroclite de leptons et de quarks participe à une ou à plusieurs de ces interactions. Les particules sont tout à fait excentriques. Les quarks interagissent fortement pour fabriquer les hadrons, les leptons ne le font pas. L’électron est deux mille fois plus léger que le proton et quatre cents mille fois plus léger que le quark top. La masse des neutrinos est probablement un millionième de celle de l’électron. L’électron est sensible aux forces électromagnétiques, le neutrino ne l’est pas. Et ainsi de suite. De fait, c’est précisément ce tableau de propriétés variées des particules qui rend possible la structure du monde que nous observons. 13.3

Symétrie versus diversité

La diversité déployée par les interactions fondamentales et les particules avait semblé suggérer, à la fin des années 1960, que les symétries parfaites n’avaient pas leur place dans le dessein de la Nature. Cependant, les héritiers spirituels d’Einstein frémissaient à la seule pensée que Dieu pouvait préférer des actions approximativement symétriques à des actions qui l’étaient parfaitement. Il semble qu’ils durent se faire une raison et se résigner au fait qu’il n’y avait

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pas de symétrie unificatrice de l’action du monde, susceptible de rassembler les quatre interactions. L’interaction forte est environ cent fois plus forte que l’interaction électromagnétique, qui est la suivante sur la liste par ordre d’intensité. Espérer une symétrie approchée qui lie ces interactions entre elles semblait aussi intenable que de soutenir qu’une ellipse dont le grand axe vaut cent fois le petit axe est approximativement un cercle. Pour le Concepteur Ultime, c’est là que le bât blesse. Symétrie égale beauté, et la beauté est souhaitable. Mais si le dessein est parfaitement symétrique, alors il n’y aurait qu’une seule interaction. Les particules fondamentales seraient toutes identiques, et ne pourraient donc pas être distinguées les unes des autres. Un tel monde est possible, mais il serait très ennuyeux : il n’y aurait ni atomes, ni étoiles, ni planètes, ni fleurs, ni physiciens. Notre physicien pessimiste pressent que ni les symétries approchées, ni les symétries exactes, ne nous en diront pas beaucoup plus sur le dessein ultime. Il lui semble que l’idée de symétrie s’est épuisée d’elle-même. Il est possible que le Tigre Brûlant ne puisse pas nous guider plus loin. Attendez une minute, pourriez-vous dire. Nous venons juste de voir Yang et Mills partir dans une spectaculaire direction nouvelle. Au lieu de rechercher des symétries toujours plus approchées, ils ont insisté sur le fait que la Nature utilise des symétries exactes. Des années plus tard, une symétrie exacte, mais bien cachée, celle de Yang-Mills, fut découverte dans les interactions fortes. Pourquoi donc notre physicien révisait-il à la baisse sa recherche des symétries exactes ? À vrai dire, notre physicien ne prévoyait pas la possiblité d’une symétrie cachée exacte des interactions fortes, et pourtant le raisonnement qui le rendait pessimiste était correct. La symétrie de jauge exacte des interactions fortes oblige les gluons à être de masse nulle et tous de même saveur. La symétrie de jauge relie les quarks de même saveur, et donc de même charge et de même étrangeté, mais pas des quarks de saveur différente. En vertu même du fait qu’elle est exacte, la symétrie de jauge ne peut pas relier des particules avec des propriétés différentes. Ainsi, en l’absence d’un concept entièrement nouveau, les symétries exactes ne peuvent pas relier des interactions différentes.

13.4

Une exigence impossible

Cette dichotomie entre la symétrie et la diversité heurte profondément notre sensibilité esthétique. La symétrie parfaite évoque le repos, l’austérité et même la mort. La géométrie inspire l’effroi, mais pas l’exubérance. La sculpture moderne me frappe comme une lutte continuelle qui s’efforce de réconcilier la géométrie avec l’organique. Thomas Mann releva cette dichotomie dans

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La Montagne magique. Hans Castorp, le héros du livre, faillit périr dans une tempête de neige. Les flocons de neige lui apparaissaient comme : [. . .] des myriades de particules d’eau qui, durcies par le gel, offraient une harmonieuse diversité et fusionnaient en une structure cristalline. . . ces milliers d’étoiles magiques. . .étaient toutes dissemblables [. . .] Prise isolément, chacune de ces réalisations du froid était pourtant d’une harmonie absolue, d’une régularité glacée, et voilà bien ce qu’elles avaient d’inquiétant, d’antiorganique et d’hostile à la vie : elles étaient trop régulières, alors que la substance structurée pour produire la vie ne l’était jamais à ce point, car la vie redoutait l’exactitude rigoureuse, la trouvait funeste, y voyait même le mystère de la mort ; Hans croyait comprendre pourquoi, dans la nuit des temps, les architectes des temples avaient, mine de rien, délibérément introduit dans leurs colonnades de légers manquements à la symétrie. – Thomas Mann, La Montagne magique, traduction de Claire de Oliveira, Fayard, 2016. Nous aussi préférons que le monde s’écarte de la perfection glaciale de la symétrie, de sorte que des interactions largement disparates peuvent jouer les unes contre les autres, avec pour résultat un monde d’une diversité intéressante, un monde de beauté organique. Mais nous ne pouvons pas nous résoudre à L’imaginer préférant des ellipses aux cercles et introduisant subrepticement des variations infimes. Le Concepteur Ultime veut à la fois de l’unité et de la diversité, la perfection absolue et le dynamisme tapageur, la symétrie et l’absence de symétrie. Il semble se placer de Lui-même dans une exigence impossible. 13.5

La sagesse de la bouteille de vin

Je pense que c’est une réussite éblouissante de l’esprit humain que les physiciens aient pu découvrir comment Il a pu résoudre ce dilemme impossible. Je vais maintenant l’expliquer. Quand nous parlons de symétrie, nous avons tendance à penser aux symétries des figures géométriques comme celles qui sont utilisées dans le dessin et l’architecture. Une figure géométrique, soit possède une certaine symétrie, soit elle ne la possède pas. La solution du problème du Concepteur Ultime ne peut pas être comprise en pensant à des figures géométriques. La solution, au contraire, peut être trouvée au fond d’une bouteille de vin, après consommation du contenu. Le culot de nombreuses bouteilles ressemble

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à un bol creux, comme illustré à gauche sur la figure 13.1. Il faut imaginer qu’à l’extérieur le fond de la bouteille est plat, de sorte qu’elle repose bien en équilibre sur une table : ce sera notre définition d’une bouteille à culot plat. Laissons tomber une bille dans la bouteille : à l’évidence, la bille va se retrouver au centre. Mais certaines bouteilles, celles à culot creux, ont une espèce de bosse centrale, ce qui est illustré à droite sur la figure 13.1. Laissons tomber une bille dans une telle bouteille : la bille va finalement s’immobiliser en un certain point dans la rigole du fond, qui fait le tour du culot.

F IGURE 13.1. La sagesse de la bouteille de vin. À gauche : un bouteille à culot plat. À droite : une bouteille à culot creux.

Et alors, me direz-vous, tout cela est de l’enfantillage plutôt idiot. Mais nous sommes en fait en train d’apprendre quelque chose d’une importance fondamentale sur la nature de la symétrie. Si nous enlevons les étiquettes, les bouteilles à culot plat et les bouteilles à culot creux présentent toutes deux une symétrie de rotation autour de l’axe de la bouteille. La bouteille à culot plat avec la bille immobilisée au centre est encore symétrique pour les rotations autour de l’axe de la bouteille. Au contraire, la bille immobilisée dans la bouteille à culot creux, en raison de sa position dans la rigole, sélectionne une direction. La symétrie de rotation est « brisée. » La configuration de l’ensemble bouteille + bille n’est pas invariante par rotation autour de l’axe de la bouteille. La bille

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dans la bouteille peut par exemple indiquer le Nord, ou l’Est. C’est le principe de la roulette.

13.6

Brisure spontanée de symétrie

Pour comprendre la leçon, nous devons bien nous rendre compte que lorsque nous parlons de symétries en physique, nous ne pensons pas aux symétries de figures géométriques, mais aux symétries de l’action. Nous en arrivons maintenant au point crucial. Étant donné l’action, nous devons encore déterminer le déroulement réel de l’histoire du système, que ce soit une particule ou l’Univers entier. Si nous envisageons la physique quantique plutôt que la physique classique, nous devons déterminer les histoires les plus probables. Dans les deux cas, même si les transformations de symétrie laissent l’action inchangée, elles peuvent ou non laisser l’histoire spécifique inchangée. Dans l’analogie de la bouteille de vin, rien dans l’interaction entre la bille et la bouteille à culot creux ne favorise une direction plutôt qu’une autre. Et cependant, quand la bille s’immobilise, une direction spécifique est sélectionnée. L’interaction entre la bouteille et la bille correspond à l’action du monde, tandis que la position finale de la bille correspond au déroulement réel de son histoire. Si le déroulement réel de l’histoire n’est pas invariant par les transformations de symétrie qui laissent l’action invariante, comme nous l’avons illustré sur l’exemple de la bille dans la bouteille à culot creux, les physiciens disent que cette symétrie est « spontanément brisée. » La notion de brisure spontanée de symétrie est à l’opposé de celle de symétrie explicitement brisée. Si c’est l’action elle-même qui est seulement approximativement invariante, alors les physiciens parlent de symétrie explicitement brisée. Afin de comprendre ce qu’est une symétrie explicitement brisée, revenons à l’analogie de la bouteille de vin. Nous demandons au souffleur de verre de s’arranger pour que le fond de la bouteille ne soit pas parfaitement symétrique : une petite dépression est localisée quelque part dans la rigole. Si on laisse tomber la bille, elle va s’arrêter dans cette dépression. Cette situation correspond à celle de symétries approchées comme l’isospin ou la voie octuple. L’action, tout comme la bouteille, ne sont manifestement pas symétriques. La brisure explicite d’une symétrie est aussi souvent appelée « brisure à la main. » On introduit la brisure de symétrie dans l’action. Le lecteur est probablement en train de se demander : « qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si profond dans tout cela ? » Eh bien, l’analogie de la bouteille de vin est sans aucun doute un peu simpliste et ne transmet pas toute la subtilité

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de la physique sous-jacente. Quelle est réellement la profondeur de ce concept ? Disons simplement que les esprits les plus affûtés de la physique des particules n’avaient pas conscience de la notion de symétrie brisée jusqu’au début des années 1960. Auparavant, lorsqu’ils étaient confrontés à une symétrie brisée, les physiciens supposaient simplement que l’action n’était pas symétrique13a . En utilisant la brisure spontanée de symétrie, le Concepteur Ultime a pu résoudre Son problème : il a pu construire un schéma qui exhibe à la fois une symétrie et l’absence de cette symétrie ! Il a pu écrire simultanément une action parfaitement symétrique et cependant avoir une histoire qui ne l’était pas.

13.7

La spontanéité n’est pas mise à la main

La physique regorge de situations qui peuvent être caractérisées comme des exemples de brisure spontanée de symétrie. Donnons un exemple que Heisenberg lui-même avait étudié. Observons un échantillon magnétique. Au niveau microscopique, les atomes au sein de l’échantillon sont perpétuellement en rotation. Ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre 3, la direction de l’axe de rotation définit celle d’une flèche, le spin. En conséquence, chaque atome peut être vu comme portant un spin, une sorte de boussole en miniature. Dans un matériau magnétique, l’effet combiné des interactions électriques entre atomes et du principe de Pauli (note 2d) est tel qu’une force tend à orienter dans la même direction les spins portés par des atomes voisins. De fait, un aimant n’est pas autre chose, grossièrement, qu’un échantillon de minerai dans lequel un nombre astronomique de spins, des zillions de spins, pointent dans la même direction. Chaque flèche individuelle produit un champ magnétique infime, mais un ensemble macroscopique de zillions de spins génère collectivement un champ magnétique macroscopique. Cependant, l’interaction entre les spins est invariante par rotation, ne montrant aucune préférence pour une direction particulière. Comment se fait-il donc que dans un échantillon magnétique une direction particulière soit sélectionnée, la direction Nord-Sud associée à l’aimant ? On peut essayer de répondre. Supposons que nous nous arrangions pour avoir des zillions de spins pointant dans toutes les directions. L’ordre va naître du chaos. En un certain endroit, un amas de spins va pointer de façon aléatoire dans une direction déterminée, et ces spins vont convaincre ceux d’un amas voisin de pointer dans la même direction13b . Très vite, les zillions de spins vont pointer dans la même direction. La symétrie de rotation inhérente à la physique sous-jacente a été brisée spontanément.

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Une sorte de brisure spontanée de symétrie peut aussi être discernée dans certaines interactions sociales. Par exemple, disons qu’à une certaine époque les gens ne font pas attention à la qualité de l’eau qu’ils boivent, mais qu’ensuite, en raison de la pression sociale, deux individus proches socialement décident de boire la même qualité d’eau. La préférence d’un individu pour une eau particulière est l’analogue d’un spin qui lui est associé pointant vers une direction particulière. La pression sociale peut être représentée par une interaction entre deux individus qui tend à aligner les flèches qu’ils portent. L’hypothèse la plus simple serait que cette interaction soit invariante par rotation : les gens n’ont pas par eux-mêmes de préférence intrinsèque, mais ils ont tendance à boire ce que leurs amis boivent. Le lecteur peut compléter le reste de l’histoire.

13.8

Repos et excitation

Cependant ces exemples sont seulement des analogies. Les physiciens fondamentaux ne sont pas intéressés par les objets réels, tels qu’une bille dans une bouteille de vin ou un spin dans un aimant. Ils sont intéressés par l’action fondamentale et la configuration du monde. Maintenant, qu’est-ce qui enflamme ces physiciens et que veulent-ils dire quand ils prononcent l’expression « configuration du monde ? » Non, ils ne parlent pas de la fabrication pratique du monde, la distribution et l’origine des galaxies, ou quoi que ce soit de directement observable. Pour expliquer ce concept de configuration du monde, je dois en dire un peu plus sur la théorie des champs quantiques. Comme je l’ai mentionné dans le chapitre précédent, la physique moderne est décrite par des champs. Grâce à la science fiction, « champ » est auréolé d’une puissance mystérieuse, mais le concept de base de champ, inventé par un apprenti relieur sans culture mathématique, est tout à fait simple. Rappelons que le champ électromagnétique est caractérisé par l’intensité des forces électriques et magnétiques que ressentirait une particule test chargée en n’importe quel point de l’espace-temps. Autrement dit, un champ est caractérisé par un ensemble de nombres à un instant donné. Quand ils étudient des champs, les physiciens suivent une stratégie qui consiste à décrire d’abord le système au repos. Par exemple, le champ électromagnétique est au repos s’il est partout nul, égal à zéro, c’est-à-dire si les forces électriques et magnétiques sur la particule test sont nulles. Dans notre analogie de la bouteille de vin, nous déterminons d’abord l’endroit où la bille s’immobilise. Ensuite nous pouvons nous demander ce qui arrive si nous donnons un léger choc à la bille. En étudiant la façon dont la bille oscille, nous apprenons

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comment le culot de la bouteille est fait. Ainsi que nous l’avons vu dans la section 12.6, les physiciens se demandent ce qui arrive quand ils donnent un léger « choc » au champ électromagnétique. Le champ électromagnétique se met à osciller ; si l’énergie contenue dans ces oscillations est concentrée dans une région d’espace-temps limitée, les physiciens appellent cela un paquet de photons. Les physiciens disent que le champ électromagnétique a été excité à partir de son état de repos : les photons sont les excitations du champ électromagnétique. En étudiant la nature des excitations, les physiciens peuvent découvrir certaines propriétés de l’action qui régit une théorie des champs donnée. Alors que maîtriser toutes les subtilités de la théorie des champs moderne exige un effort soutenu, la stratégie de base que nous venons de décrire est plutôt naturelle et très facile à comprendre. Elle est du même type que celle d’un enfant qui explore un objet qui ne lui est pas familier : il le secoue, le fait osciller et étudie la nature des excitations. Je peux maintenant énoncer ce que les physiciens veulent dire par configuration du monde : c’est la description du monde au repos. Dans les théories des champs étudiées avant les années 1960 (voir cependant la note 13a), les champs sont toujours nuls dans l’état de repos, ou état fondamental, qui est la terminologie technique. C’est ce qui correspond à la bille dans la bouteille à culot plat. Dans l’état de repos, la bille est à une distance nulle du centre du culot. L’intensité du champ correspond à la localisation de la bille, mesurée par sa distance au centre du culot. Considérons les transformations de symétrie qui laissent l’action invariante. Dans ces transformations, un champ nul le reste. Dans notre analogie, ce sont les rotations autour de l’axe de la bouteille qui laissent la bouteille invariante. Si la bille est localisée à l’origine – c’est-à-dire au centre du culot de la bouteille – elle reste en ce point si l’on applique une rotation. Mais que se passe-t-il si un des champs n’est pas nul dans l’état de repos ? Cela correspond au cas de la bille dans la bouteille à culot creux : la bille n’est pas à une distance nulle du centre et elle sélectionne une direction privilégiée. Dans ce cas l’intensité du champ, représentée dans notre analogie par la distance au centre, n’est pas nulle. Appelons le champ non nul dans l’état de repos le champ de Higgs ou champ BEH1 , pour Brout, Englert et Higgs, qui firent partie des physiciens ayant étudié 1 Nous

avons appelé ce champ le champ de Higgs, en suivant l’usage courant. La dénomination champ BEH rend justice à trois auteurs : le Prix Nobel pour cette découverte fut attribué à Englert et Higgs, Brout étant décédé avant l’attribution de ce prix. Mais d’autres physiciens, cités au § 13.6, ont aussi eu l’intuition de ce phénomène.

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la brisure de symétrie spontanée. Parce qu’il n’est pas nul, le champ de Higgs est juste comme la bille, il sélectionne une direction. Considérons les transformations de symétrie qui laissent l’action invariante. Ces transformations vont, en général, modifier le champ de Higgs. Dans la bouteille à culot creux, une rotation autour de l’axe de la bouteille laisse la bouteille invariante, mais elle change la position de la bille. Ainsi que nous l’avons expliqué ci-dessus, alors que l’interaction entre la bouteille et la bille est invariante par rotation, la configuration de la bille au repos ne l’est pas. De la même façon, les transformations de symétrie qui laissent l’action invariante modifient le champ de Higgs. La stratégie est maintenant claire. Les physiciens peuvent postuler au départ une action du monde symétrique, mais il s’agira d’une symétrie analogue à celle de la bouteille à culot creux, et non celle à culot plat. Après brisure de symétrie, les lois physiques réelles déduites de l’action ne respecteront plus la symétrie de l’action. L’action du monde, bien entendu, doit être conçue de telle sorte que nos symétries bien-aimées, telles que l’invariance de Lorentz, ne soient pas brisées. Comme nous l’avons déjà noté, un des avantages de la brisure spontanée de symétrie par rapport à la brisure explicite est que le schéma de la brisure de symétrie est contrôlé par l’action et non par le physicien. 13.9

L’étude du rien

Incidemment, le monde au repos est l’endroit le plus tranquille que vous puissiez visiter. Il est vide de particules ; il est connu des physiciens sous le nom de vide. Les particules qui fabriquent les étoiles aussi bien que vous et moi, sont bien sûr les excitations des champs. Le vide est un monde où toutes les excitations auraient disparu. Afin de déterminer le schéma de la brisure de symétrie, les physiciens ont consacré une énergie considérable à l’étude du vide, prêtant ainsi le flanc à la boutade selon laquelle la physique fondamentale a été réduite à l’étude du rien ! Ayant appris qu’il est possible de partir d’une action construite avec des symétries parfaites et d’observer malgré tout des manifestations de cette action qui sont entièrement non symétriques, nous allons poursuivre en discutant un développement spectaculaire rendu possible par notre compréhension de la brisure spontanée de symétrie. Je me réfère ici à la prise de conscience d’une propriété qui fit date : en fait, les interactions électromagnétiques et faibles sont reliées. Pour raconter cette histoire, je dois vous en dire un peu plus sur les interactions faibles.

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Une marieuse corpulente

À première vue, il semble que l’interaction faible ne puisse pas être reliée à l’interaction électromagnétique, car elle est tellement plus faible que l’interaction électromagnétique. Rappelez-vous l’insouciance fantomatique du neutrino, et par contraste le comportement des photons, qui s’accrochent à tout ce qui passe de chargé. L’interaction électromagnétique est à longue portée, alors que l’interaction faible possède une portée si courte que, pour interagir, deux particules doivent être pratiquement l’une sur l’autre. La portée de l’interaction faible est minuscule, même à l’aune des distances nucléaires qui sont fixées par la portée de l’interaction forte. Rappelons du chapitre 11 que l’interaction entre deux particules est comprise comme résultant d’une particule médiatrice qui fait la navette entre ces deux particules : c’est la particule marieuse qui essaie d’attirer l’une vers l’autre les deux parties intéressées. La portée de l’interaction est déterminée par la masse de la particule médiatrice. Ainsi l’interaction forte est de courte portée parce que le pion est de masse non nulle. L’extrême courte portée de l’interaction faible peut s’expliquer si la particule médiatrice est beaucoup plus lourde que le pion. Le médiateur de l’interaction faible est connu comme le « boson vecteur intermédiaire », noté par la lettre2 W, qui fut mis en évidence en 1982. Le boson W est électriquement chargé, il existe sous deux formes de masse identique, le boson chargé positivement W + et son antiparticule, le boson chargé négativement W − . Les leaders de l’équipe expérimentale responsable de la découverte du boson W au CERN à Genève, Carlo Rubbia et Simon van der Meer, reçurent le Prix Nobel en 1984. Le boson W est plusieurs centaines de fois plus lourd que le pion : comme marieuse, le boson W est vraiment si corpulent qu’il ne peut pas aller bien loin ! Bien que la découverte du boson W soit relativement récente, les physiciens des particules furent capables de déduire nombre de ses propriétés peu après que la structure des interaction faibles eut été établie. Si l’on veut que l’interaction faible ait les propriétés observées, sa « marieuse » doit se comporter de façon bien définie. Il est remarquable que le boson W ait des propriétés qui rappellent celles du photon, le médiateur des interactions électromagnétiques. Par exemple, le mouvement de rotation propre des deux particules, leur spin, est le même13d . Mais sous d’autres aspects le boson W et le photon sont étonnamment différents. Le photon est de masse nulle, tandis que le boson W est l’une des particules les plus lourdes connues expérimentalement : sa masse est plus de 80 fois celle du proton. Quand une particule émet ou absorbe un photon, 2 La

première lettre de weak, qui veut dire faible en anglais.

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la parité est conservée, mais comme l’interaction faible viole la parité, la parité n’est pas conservée quand une particule émet ou absorbe un boson W. La situation est encore plus déroutante que la renconte de Chadwick avec Tweedledum et Tweedledee. Imaginez que vous rencontriez à une fête deux personnes avec des visages identiques. Mais l’une ne pèse presque rien, tandis que l’autre est très lourde. Sont-elles ou non reliées ?

13.11

De la même force

À la fin des années 1950, certains physiciens suggéraient déjà que la ressemblance entre le boson W et le photon indiquait que les interactions électromagnétiques et faibles pouvaient être d’une certaine façon reliées. Le premier obstacle à cette interprétation était l’énorme disparité entre les couplages. En physique quantique, l’intensité d’une interaction est mesurée par l’amplitude de probabilité que deux particules situées à une distance déterminée interagissent entre elles, ainsi que nous l’avons vu au chapitre 11. Nous comprenons aujourd’hui l’interaction comme résultant d’un médiateur faisant la navette entre les deux particules, et en conséquence cette amplitude de probabilité est égale au produit de trois amplitudes de probabilité : l’amplitude qu’une première particule émette le médiateur, l’amplitude que le médiateur arrive à la seconde particule et finalement l’amplitude que la seconde particule absorbe le médiateur. Cette règle de multiplication des amplitudes vient de celle de la multiplication des probabilités : en physique quantique, comme dans la vie quotidienne, la probabilité qu’une chaîne d’événements indépendants se produise est le produit des probabilités individuelles de chacun des événements. Cette remarque suggère une échappatoire au problème des intensités si disparates. Il est possible que l’amplitude d’émission d’un boson W ne soit pas réellement plus petite que celle d’émission d’un photon, mais le boson W est tellement massif que son amplitude pour passer d’une particule à l’autre est très petite – il est si fatigué de voyager qu’il est toujours sur le point de faire demi-tour. Cela expliquerait pourquoi l’interaction faible est si faible. Cet argument nous permet de deviner ce que pourrait être la masse du boson W. Supposons que les amplitudes pour l’émission d’un photon et celle d’un boson W soient égales en première approximation. L’intensité relative des interactions électromagnétiques et faibles est alors déterminée uniquement par la masse du boson W. Nous pouvons donc avoir un ordre de grandeur de la masse du boson W en imposant qu’elle reproduise ce rapport des intensités.

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13.12

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Une sororité de bosons de jauge

Plusieurs physiciens, et parmi eux Julian Schwinger, Sidney Bludman et Shelley Glashow, firent un pas de plus : ils émirent l’hypothèse que le photon et le boson W sont tous deux des bosons de jauge d’une théorie de Yang-Mills. Pour apprécier leur audace, nous devons observer qu’à la fin des années 1950, la pertinence de la théorie de Yang-Mills était tout sauf évidente. Rappelons que dans la théorie de Yang-Mills une particule est transformée en une autre en émettant ou en absorbant un boson de jauge. C’est compatible de façon naturelle avec l’interaction faible. En radioactivité, l’archétype d’un processus radioactif est la désintégration du neutron en un proton, un électron et un antineutrino. Les théoriciens ont l’image suivante de ce processus : le neutron émet un boson W − chargé négativement et se transforme en un proton, et ensuite le boson W − se désintègre en un électron et un antineutrino. À un niveau plus fondamental, un quark down du neutron, de charge −2/3, émet un boson W − et se transforme en quark up de charge +1/3. Ou considérons un autre processus typique des interactions faibles : un neutrino et un neutron entrent en collision, se transformant en un électron et un proton (figure 13.2). À nouveau nous pouvons imaginer le neutrino émettant un boson chargé W + et se transformant en un électron ; ensuite le neutron absorbe le boson chargé W + et devient un proton. L’étude des interactions faibles se résume à celle de l’émission et l’absorption des bosons de jauge. À ce stade, nous devons décider du choix du groupe de notre théorie de Yang-Mills. Ce choix détermine le nombre de bosons de jauge et leurs propriétés. Bludman essaya le choix le plus simple, notre vieille connaissance SU (2), mais la théorie qui en résultait ne correspondait pas au schéma observé. Glashow persista et se mit à étudier la possibilité la plus simple suivante, le groupe SU (2) × U (1). Ce groupe est à la base simplement SU (2), mais avec l’addition d’autres transformations. 13.13

Une famille dispersée depuis longtemps

Glashow fut capable de rendre compte du schéma expérimentalement observé des interactions électromagnétiques et faibles, mais il en tira plus que ce qu’il avait prévu : la symétrie SU (2) × U (1) exige un nouveau boson électriquement neutre, appelé boson Z0 , ou simplement boson Z. Quand un neutrino émet ou absorbe un boson Z, il reste d’après la théorie un neutrino. De même un électron ou un neutron, ou toute autre particule, reste inchangé quand il émet ou absorbe un boson Z. Sous cet aspect, le boson Z ressemble au photon : le photon est aussi électriquement neutre, et une particule

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F IGURE 13.2. Une vue d’artiste de la collision entre un neutron et un neutrino. Deux réactions peuvent se produire. (A) Un processus dit de courant chargé, où un électron et un proton filent à partir du point de collision. (C) Un processus dit de courant neutre où un neutron et un neutrino filent à partir du point de collision. Le processus de courant chargé fut observé dès 1961-62, le processus de courant neutre en 1973. Au lieu de dessiner des images comme celles de (A) et (C), les physiciens dessinent des « diagrammes de Feynman », comme en (B) et (C), afin de décrire le processus plus en détail. Dans le processus de courant chargé (B), le neutrino émet un boson chargé W + et devient un électron. Le boson W + convertit ensuite le neutron en un proton. Dans le processus de courant neutre (D), le neutrino émet un boson neutre Z0 et reste un neutrino. Le boson Z0 est ensuite absorbé par le neutron.

reste inchangée quand elle émet ou absorbe un photon. Mais, au contraire de l’émission ou de l’absorption d’un photon, celle d’un boson Z viole la parité. La médiation du Z implique une interaction jusque-là inconnue. Par exemple, dans la collision d’un neutron et d’un neutrino, cette interaction peut simplement conduire à la diffusion élastique d’une particule l’une sur l’autre, puisque l’échange d’un boson Z ne transforme aucune des deux particules. Ce processus, connu aujourd’hui sous le nom de « processus de courant neutre », diffère des processus d’interaction faible habituels où le neutron et le neutrino qui entrent en collision sont transformés en proton et électron respectivement (figure 13.2). Les processus de courant neutre sont à l’évidence plus difficiles à détecter que les processus habituels, car il en émerge un neutrino fantomatique au lieu d’un électron facile à détecter. En partie en raison de cette difficulté, et en partie aussi en raison d’un scepticisme largement répandu

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dans la communauté des expérimentateurs, les processus de courants neutres ne furent mis en évidence qu’en 1973, au CERN à Genève. Je dois souligner que le principe d’Einstein : la symétrie dicte le dessein, opère ici dans toute sa splendeur. Qu’il existe un boson de jauge supplémentaire conduisant à des processus auparavant inconnus était une obligation pour Glashow. Une fois la symétrie choisie, il n’y avait plus rien à ajouter. 13.14

Belle, mais oubliée

La détection des processus de courants neutres a confirmé théâtralement l’idée qu’une théorie de Yang-Mills pouvait décrire les interactions électromagnétiques et faibles. Mais si l’on revient en 1961, la situation devait sembler plutôt décourageante. Les expérimentateurs n’avaient jamais vu de processus de courants neutres. De plus, Glashow était confronté à une difficulté apparemment insurmontable : dans une théorie de Yang-Mills, les bosons de jauge sont obligatoirement de masse nulle en raison de la symétrie de jauge. Se sentant bloqué, Glashow brisa simplement la symétrie de jauge de façon explicite en donnant « à la main » dans l’action une masse aux bosons W et Z. Ce faisant, il perdit tout pouvoir prédictif, car il pouvait essentiellement attribuer les masses selon son bon plaisir. Comme les bosons W et Z sont très loin d’être de masse nulle, il devait briser la symétrie de façon brutale. L’action qui en résultait était loin d’être symétrique. Rappelez-vous l’architecte qui essayait de faire passer un bâtiment hexagonal pour un bâtiment approximativement circulaire ! Ce qui est encore pire, c’est que briser la symétrie à la main de façon aussi brutale bouleverse complètement les compensations délicates qui rendent une théorie renormalisable. Rappelez-vous la discussion du chapitre précédent sur la renormalisabilité et le problème de la sommation d’une suite infinie de nombres. Nous pouvons par exemple calculer la somme 1−

1 1 1 1 + − + − · · ·  0, 693 · · · 2 3 4 5

Briser la symétrie à la main est l’analogue de changer tous les signes moins en signes plus, ce qui rend la somme sans signification. Dans le travail de Glashow, il n’y avait aucune façon de sommer un nombre infini d’histoires et la théorie n’avait simplement pas de signification. En raison de ces difficultés, les physiciens ne suivirent pas la voie tracée par Glashow, et sa théorie sombra dans l’oubli, sauf pour un petit nombre de fidèles qui essayaient de la maintenir à flot. En 1964, John Ward et Abdus Salam, que nous avons déjà rencontrés au chapitre 11, tentèrent de ressusciter la théorie,

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mais en vain. Oui bien sûr la théorie de Yang-Mills est sans aucun doute belle, mais qu’est-ce que la Nature a à faire de la beauté, après tout ? Les philistins sont dans la domination.

13.15

La brisure de symétrie à la rescousse

Pendant ce temps, l’éminent physicien nippo-américain Yoishiro Nambu avait introduit la brisure de symétrie en physique des particules. J’ai déjà mentionné que Gell-Mann avait inventé certaines des symétries des interactions fortes en utilisant l’approche « faisan entre deux tranches de veau. » La méthode de Gell-Mann13d était si manifestement absurde que nombre de physiciens ne s’attendaient pas à ce que ces symétries soient pertinentes. Et, de fait, les phénomènes régis par les interactions fortes ne semblaient pas invariants par ces symétries. Ultérieurement, il s’avéra que ces symétries étaient présentes dans l’action du monde : cependant elles étaient spontanément brisées. Aux environs de 1964, alors que la brisure explicite de symétrie avait été appliquée avec succès aux interactions fortes, plusieurs physiciens – Philip Anderson, Gerald Guralnik, Carl Hagen et Tom Kibble, ainsi que François Englert, Richard Brout et Peter Higgs, travaillant indépendamment, eurent l’idée de regarder ce qui se passerait si une symétrie de jauge était spontanément brisée. Dans une théorie de jauge, rappelez-vous, la symétrie de jauge exige que les bosons de jauge soient de masse nulle. Il n’est pas surprenant que, lorsqu’une symétrie de jauge est spontanément brisée, les bosons de jauge correspondants deviennent massifs. Cette propriété est connue sous le nom de phénomène de Higgs, ou phénomène BEH. Le fait que dans une symétrie de jauge spontanément brisée certains des bosons de jauge deviennent massifs, alors que d’autres restent de masse nulle, est précisément l’ordonnance médicale nécessaire pour guérir le schéma à l’agonie de Glashow ! Les bosons W et Z pouvaient devenir massifs tandis que le photon restait de masse nulle. L’idée pouvait marcher ! De façon surprenante, du moins avec le recul du temps, Higgs et autres n’appliquèrent pas leurs considérations aux interactions électromagnétiques et faibles. Ils considérèrent leur travail comme un exercice amusant illustrant la brisure spontanée de symétrie, et on s’arrêta là. Le schéma de Glashow, non seulement restait à l’agonie, mais de plus il était oublié. Les médecins qui avaient le bon médicament n’étaient pas au chevet du mourant. Les raisons psychosociologiques de cette curieuse tournure des événements sont faciles à comprendre si l’on se replace dans le contexte historique du moment. Au milieu des

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années 1960, la revanche de l’art était encore un rêve pour les héritiers d’Einstein. L’approche phénoménologique était dominante et les symétries de jauge très éloignées des préoccupations de la communauté des physiciens des particules. Finalement, en 1967, Abdus Salam et Steve Weinberg, travaillant indépendamment, proposèrent l’idée brillante d’utiliser le phénomène de Higgs, ou phénomène BEH (Brout-Englert-Higgs) pour expliquer les différences entre les interactions électromagnétiques et faibles. À cette époque, Weinberg utilisait la notion de brisure spontanée de symétrie pour étudier le schéma de Gell-Mann des symétries, le « faisan parfumé au veau. » Il batailla pour appliquer le phénomène de Higgs à ces symétries approchées des interactions fortes. Ainsi qu’il le rappelle dans sa conférence Nobel, alors qu’il conduisait pour rejoindre son bureau, il se rendit soudainement compte qu’il avait appliqué des idées correctes au mauvais problème. Incidemment, j’évite autant que possible de me trouver comme passager dans une voiture conduite par un physicien théoricien et, quand ma femme et moi sortons, elle insiste à juste titre pour conduire. Il m’est arrivé d’avoir un accident de voiture sur la route menant à l’Institut for Advanced Study à Princeton, alors que j’étais absorbé par un problème de physique. Une fois que Weinberg se fut rendu compte de la pertinence du phénomène de Higgs, il fut capable de déduire très vite l’unification des interactions électromagnétiques et faibles. Salam, de son côté, réfléchissait depuis des années sur les symétries des interactions faibles. J’ai déjà mentionné qu’en 1964, en collaboration avec John Ward, il s’était battu avec le groupe de symétrie SU (2) × U (1). Le combat avait apparemment laissé tellement de traces que Salam passa à autre chose. Il se trouvait que Tom Kibble, un des physiciens qui avait mis au jour le phénomène de Higgs, était le collègue de Salam à l’Imperial College. Ainsi que Salam le rappelle dans sa conférence Nobel, Kibble lui avait expliqué le phénomène de Higgs. Dans un de ces actes insondables de créativité, Salam mit bout à bout ces divers éléments en 1967. L’utilisation de la brisure de symétrie était cruciale. Glashow avait dû mettre à la main les masses des bosons W et Z. C’était l’analogue du souffleur de verre créant une petite dépression dans le fond d’une bouteille de vin. Au contraire, avec la brisure spontanée de symétrie, la théorie nous donne la masse des bosons W et Z en fonction de la valeur, inconnue à l’époque, du champ de Higgs13e . Il est intéressant de remarquer que Salam, tout comme Weinberg, avait acquis depuis un certain temps une grande familiarité avec la brisure spontanée de symétrie. Weinberg avait passé l’année universitaire 1961-1962 comme invité de Salam à l’Imperial College. Avec le physicien anglais Jeffrey Goldstone,

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ils avaient travaillé à élucider le mécanisme de brisure spontanée de symétrie. Il est curieux que plusieurs années aient passé avant que Weinberg et Salam ne se rendent compte de la pertinence de la brisure de symétrie pour expliquer l’unification de ces interactions aussi disparates. Ainsi que Weinberg l’a suggéré, lui-même comme d’autres, en suivant Nambu, s’étaient focalisés sur la brisure des symétries approchées des interactions fortes. Le travail de Weinberg et Salam n’a pas provoqué initialement un grand emballement dans la communauté des physiciens des particules. De fait, je me rappelle que lorsque je suis tombé sur l’article de Weinberg comme étudiant en thèse débutant, un de mes professeurs m’a découragé de le lire. La physique fondamentale était alors dominée par l’approche phénoménologique, ainsi que je l’ai plusieurs fois remarqué. Il y avait une autre raison à ce manque d’intérêt de la communauté des théoriciens. Personne ne savait comment sommer le nombre infini d’histoires dans une théorie de Yang-Mills. Le physicien néerlandais ’t Hooft réussit finalement à faire cette somme, ainsi que nous l’avons mentionné au chapitre précédent. À nouveau, l’utilisation de la brisure de symétrie est cruciale. Les compensations délicates qui permettent de faire la somme seraient détruites si on brisait brutalement la symétrie à la main. Je me souviens de mon excitation et de celle de mes collègues quand la nouvelle du travail de ’t Hooft nous parvint depuis l’Europe. Sidney Coleman proclama que « le travail de ’t Hooft a changé la grenouille de Weinberg en prince ! » Une théorie des interactions électromagnétiques et faibles était enfin née.

13.16

Une nouvelle ère

La théorie standard de Weinberg, Salam et Glashow fut un tournant dans l’histoire de la physique13f . Elle a ouvert une nouvelle ère dans cette histoire. Les physiciens avaient résumé tous les phénomènes physiques en quatre interactions fondamentales, si disparates qu’il semblait, à première vue, qu’aucune symétrie ne pouvait les relier. Mais la Nature avait seulement essayé de nous piéger, en dissimulant les symétries élégantes de l’action. Le photon et les bosons W et Z sont effectivement reliés en tant que bosons de jauge d’une théorie de Yang-Mills, se transformant les uns dans les autres par le groupe de symétrie. Comme les membres d’une famille de triplés séparés à la naissance, ils ne gardent qu’une vague ressemblance les uns avec les autres une fois la symétrie spontanément brisée. Cependant, nous pouvons imaginer des énergies beaucoup plus élevées que les masses des bosons W et Z, telles que ces bosons puissent être considérés comme effectivement de masse nulle. Dans ces processus, les bosons W et Z proclament leur parenté avec le photon.

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Oui, nous sommes vos frères, et nous nous couplons aux diverses particules aussi fortement que toi ! C’est juste qu’à basse énergie il nous faut traîner nos masses imposantes, et du coup tu penses que nous sommes faibles. Pour conclure, les interactions électromagnétiques et faibles n’existent pas comme entités séparées : elles sont unifiées dans une interaction électrofaible unique. Le physicien auquel j’ai fait allusion dans la première partie de ce chapitre était trop pessimiste sur la puissance de la symétrie. Il n’y avait pas d’impasse pour la symétrie, au contraire c’était un commencement.

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14 L’unité des forces L’unification des interactions électromagnétiques et faibles marqua l’aube d’une ère nouvelle dans notre compréhension de la Nature. Le point important n’est pas que nous ayons finalement réussi à comprendre la radioactivité ou les singeries du fantomatique neutrino. Ce n’est pas non plus d’avoir accédé à une compréhension plus profonde de l’électromagnétisme. Le point important est que nous nous sommes enhardis à penser que nous pourrions un jour pénétrer Sa pensée. Pendant les presque quarante années où les symétries phénoménologiques approchées ont régi la physique fondamentale, ceux qui croyaient en la beauté et la perfection préparaient leur retour. Les éléments intellectuels qui entraient dans l’unification électrofaible sont longtemps restés en gestation. La quête a commencé avec la reconnaissance par Einstein des symétries et son insistance sur les transformations locales. La flambeau fut repris par Weyl, qui fut séduit par la vérité spirituelle profonde mise au jour par Noether. Heisenberg ouvrit un monde nouveau de géométries internes et de symétries. Yang et Mills échafaudèrent sur cet héritage. Avec la compréhension de la brisure spontanée de symétrie, ces divers éléments fusionnèrent pour fabriquer la « théorie standard. » Que les expériences aient confirmé avec éclat cette théorie a eu un effet libérateur stupéfiant. La Nature nous a dit que nous étions sur la bonne piste. Elle pense aux choses que nous-mêmes, aussi insignifiants que nous puissions être, pensons aussi. 14.1

Une réunion fatidique

Une fois que les interactions électromagnétiques et faibles ont été unifiées en une seule interaction électrofaible, décrite par une théorie de Yang-Mills, les

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physiciens se sont interrogés sur les interactions fortes. Au chapitre 12, nous avons vu comment les physiciens ont découvert que les interactions fortes étaient aussi décrites par une théorie de Yang-Mills. Il était donc naturel d’imaginer que les interactions électrofaibles et les interactions fortes puissent aussi être unifiées. La fusion du photon, du W et du Z les ont fait pleurer à chaudes larmes. Maintenant ils regardent avec convoitise du côté des huit gluons. Est-ce que vous ne seriez pas les cousins que nous avons perdu de vue depuis longtemps ? Après tout, nous sommes tous des bosons de jauge. Non, nous ne pouvons pas être nés de la même matrice, telle doit être la réponse. Vous êtes faibles, nous sommes forts ! Comme messagers du monde obscur à l’intérieur des hadrons, nous sommes tout puissants. Mais attendez ! La liberté asymptotique vous parle. Oui, c’est vrai, vous les gluons êtes les esclaves infrarouges, confinés par votre propre puissance mais, à mesure que votre énergie augmente, vous les gluons devenez de plus en plus faibles. Alors tout se met en place. Au chapitre 12, quand j’ai raconté la quête de la liberté aymptotique, j’ai mentionné que l’électromagnétisme n’était pas aymptotiquement libre. Autrement dit, si nous regardons le monde avec des énergies toujours plus élevées, la force électromagnétique devient de plus en plus intense, tandis que l’interaction forte devient de plus en plus faible. À une énergie suffisamment élevée, l’interaction électromagnétique deviendra aussi intense que l’interaction forte. L’unification est possible ! Moi, le photon, il m’est arrivé de penser, alors que je traversais la solitude éternelle de l’Univers, que j’étais tout seul. Je voyais les bosons W et Z englués dans leur obésité massive. Comment pourrais-je leur être lié ? Mais en fait ils ne sont pas nés en surpoids : leurs masses résultent uniquement de la brisure de symétrie. À des énergies suffisamment élevées, nous sommes tous les trois de masse nulle. À des énergies encore plus élevées, nous allons devenir plus forts, alors que vous les gluons, vous allez devenir plus faibles. À un certain point, lorsque l’énergie sera vraiment énorme, on se rendra compte que nous sommes tous de la même famille ! 14.2

La grande unification

La proposition théâtrale selon laquelle les interactions fortes, électromagnétiques et faibles sont unifiées à une certaine échelle d’énergie est appelée la « grande unification », pour la distinguer de l’unification électrofaible.

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Aux environs de 1973, l’idée que nous pourrions peut-être faire un pas de plus et unifier les quatre interactions fondamentales était dans l’air. Mais nous avons appris que l’histoire n’est jamais aussi tranchée. Il y avait encore des doutes persistants sur l’unification électrofaible. Les sceptiques critiquaient l’ensemble du cadre théorique comme une sorte de château de cartes qui n’était pas encore fermement ancré dans les observations expérimentales. En physique théorique, la prime va à ceux qui sont hardis, à ceux qui, quand ils traversent une rivière, n’attendent pas de voir si la prochaine pierre est stable avant de sauter. Il arrive souvent qu’ils se retrouvent dans l’eau, mais il arrive parfois qu’ils rejoignent la rive opposée avant tout le monde. En 1973, Jogesh Pati et Abdus Salam, et indépendamment Howard Georgi et Shelley Glashow, proposèrent hardiment une théorie de grande unification. Les deux théories sont en accord philosophique général, mais diffèrent dans le détail. La théorie proposée par Georgi et Glashow est plus précise et donc plus prédictive, et c’est sur elle que je vais me concentrer.

14.3

Un grand bond en avant

Dans un article classique, Howard Georgi, Helen Quinn et Steve Weinberg calculèrent l’énergie à laquelle la fusion fatidique des interactions électrofaibles et fortes se produirait. Comme nous savons comment chaque couplage change en fonction de l’énergie, une arithmétique élémentaire permet de déterminer l’énergie à laquelle les couplages deviennent égaux. Rappelez-vous, les couplages « courent » lentement – cela prend une énergie considérable pour une faible modification des couplages. De fait, ils courent si lentement avec l’énergie qu’ils deviennent égaux seulement à l’énergie fantastique de 1015 fois la masse du nucléon. Le nombre 1015 est bien sûr le chiffre ahurissant de 1 000 000 000 000 000, un suivi de quinze zéros. Les physiciens associent à chaque processus physique une échelle d’énergie, définie comme l’énergie typique portée par une particule participant au processus. Par exemple, l’énergie totale impliquée dans la collision de deux poids lourds est énorme, mais celle portée par un nucléon individuel d’un des camions est ridiculement faible. L’énergie de 1015 fois la masse du nucléon est appelée échelle d’énergie de la grande unification. Pour apprécier combien cette énergie est élevée, nous pouvons noter que l’énergie typique fournie par une réaction nucléaire est d’un centième de la masse du nucléon. Ou bien, considérez que l’énergie des protons accélérés dans l’accélérateur le plus puissant du monde, le Large Hadron Collider (LHC) au CERN à Genève, est de dix mille fois la masse du nucléon.

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Traditionnellement, la physique a progressé en changeant de façon continue, d’une échelle d’énergie à une autre. Ici, en effectuant un calcul simple qui aurait tenu sur une enveloppe, les physiciens ont pu faire un grand bond en avant vers un domaine complètement nouveau, où trois des quatre interactions fondamentales fusionnent en une seule. 14.4

Une famille recomposée

L’idée de la grande unification est de considérer le photon, les bosons W et Z et les gluons comme les bosons de jauge d’une théorie de Yang-Mills unique. Le photon et les bosons W et Z sont les bosons de jauge d’une théorie reposant sur le groupe SU (2) × U (1), alors que les gluons sont les bosons de jauge d’une théorie fondée sur le groupe SU (3). Rappelons que SU (3) transforme trois objets les uns dans les autres, et que SU (2) transforme deux objets les uns dans les autres. Nous sommes maintenant prêts à effectuer un des calculs les plus importants de l’histoire de la physique : 3 + 2 = 5. Nous en concluons que nous avons besoin d’un groupe qui va transformer cinq objets les uns dans les autres14a . Nous voulons SU (5). En conséquence, Georgi et Glashow proposèrent une théorie de grande unification utilisant une théorie de Yang-Mills fondée sur le groupe SU (5). Une fois le groupe choisi, le nombre de bosons de jauge est entièrement fixé par la théorie des groupes. Cette théorie montre que, outre les photons, les bosons W et Z et les gluons, il doit exister deux bosons supplémentaires, appelons-les X et Y . Après une réunion de famille où tous les participants ont pleuré à chaudes larmes, une réunion où les gluons, après une longue séparation, ont reconnu le photon et les bosons W et Z comme faisant partie de leur famille, deux autres individus ont surgi. J’expliquerai ultérieurement le rôle important qu’ont peut-être joué ces deux bosons dans l’évolution de l’Univers. Ici, j’aimerais insister sur le fait que ces bosons X et Y doivent être présents, que cela nous plaise ou non. La situation est exactement analogue à celle rencontrée par Glashow quand il s’est rendu compte que le boson Z était nécessaire pour l’unification électrofaible. 14.5

Que la grande unification soit

Je résume. Georgi et Glashow proposèrent que le Concepteur Ultime soit parti d’une théorie de Yang-Mills reposant sur le groupe SU (5). À l’échelle de la grande unification, la symétrie est brisée spontanément en SU (3) couleur et le SU (2) × U (1) de Glashow, Salam et Weinberg. Autrement dit, la théorie de 242

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Yang-Mills initiale se scinde en deux théories de Yang-Mills, l’une fondée sur SU (3) et l’autre sur SU (2) × U (1). À cette étape, les bosons X et Y acquièrent une masse énorme – de l’ordre de l’énergie de grande unification, c’est-à-dire environ 1015 fois la masse du nucléon – et ils souhaitent bon vent au reste de la famille, le photon, les bosons W et Z et les gluons, qui restent de masse nulle. À mesure que l’énergie diminue, nous finissons par atteindre l’échelle d’énergie électrofaible, de l’ordre de quelques centaines de fois la masse du nucléon. La théorie de Yang-Mills fondée sur SU (2) × U (1) subit à son tour une brisure spontanée de symétrie, dans laquelle les bosons W et Z acquièrent une masse, tandis que le photon reste de masse nulle. De toute la famille des bosons de jauge de SU (5), seuls le photon et les gluons apparaissent comme des excitations de masse nulle à basse énergie. Mais les gluons sont confinés par l’esclavage infrarouge, laissant le seul photon vagabonder à travers le monde en l’éclairant. Quand Il est supposé avoir dit « Que la lumière soit ! », il est possible qu’il ait dit en fait « Qu’il y ait une théorie de Yang-Mills avec un groupe de symétrie SU (5), que la symétrie soit brisée spontanément, et que tous les bosons de jauge de masse nulle sauf un seul soient réduits en esclavage infrarouge. Ce boson de jauge reste mon favori, qu’il fonce pour éclairer toutes mes créations ! » Cela ne résonne pas aussi dramatiquement, mais c’est plus près de la vérité.

Qu’il y ait une théorie de Yang-Mills SU(5) avec tous ses bosons, que la symétrie soit…

F IGURE 14.1. Un Dieu blakien apportant la lumière au monde. « Qu’il y ait une théorie de Yang-Mills SU (5) avec tous ses bosons, que les symétries. . .

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14.6

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Un ajustement harmonieux

Qu’advient-il des autres particules dans l’Univers, les quarks et les leptons – comment rentrent-ils dans le schéma ? Les quarks et les leptons sont supposés se transformer les uns dans les autres ou, dans un langage plus mathématique, les quarks et les leptons fournissent une représentation de SU (5). Examinons quelques représentations de SU (5), en particulier leur dimension. Rappelons que la dimension d’une représentation est simplement le nombre d’entités de base formant cette représentation. La représentation de définition est bien sûr de dimension cinq. Au chapitre 9, nous avons appris à construire des représentations de dimension plus élevée en collant l’une à l’autre deux représentations. Donc, allons-y ! En utilisant le schéma visuel du chapitre 9, nous pouvons imaginer coller l’une à l’autre une lettre romaine et une lettre grecque. Ces deux types de lettres doivent être peints avec l’une des cinq couleurs possibles, correspondant aux cinq objets de base de la représentation de définition. Comme nous avons cinq choix possibles de couleur pour les lettres romaines et cinq aussi pour les grecques, nous avons 5 × 5 = 25 combinaisons, ou entités. Dans l’annexe au chapitre 9, j’explique comment ces entités sont scindées en deux types de combinaisons, que l’on appelle paires et impaires. Examinons les combinaisons impaires, c’est-à-dire les combinaisons de la forme G Ω − O Γ (G, Γ = gris, O, Ω = ocre etc.). Si nous voulons que la combinaison ne s’annule pas, il faut évidemment choisir deux couleurs différentes pour les deux types de lettres. Faisons le décompte. Il y a cinq choix de couleurs pour les lettres romaines : une fois ce choix fait, il reste quatre choix possibles pour les grecques. Il semble que nous ayons 5 × 4 = 20 combinaisons, mais comme G Ω et O Γ apparaissent deux fois dans la même combinaison, nous devons diviser par deux pour ne pas faire de double comptage. Autrement dit, si nous inversons les couleurs grise et ocre, nous obtenons O Γ − G Ω, ce qui n’est pas une nouvelle combinaison mais la combinaison précédente avec un signe moins O Γ − G Ω = −( G Ω − O Γ) Nous avons donc en tout 20/2 = 10 combinaisons impaires. En conséquence, nous avons une représentation de dimension dix. Si le lecteur ne se sent pas sûr de lui dans ce décompte, il est possible que l’analogie avec le problème mathématique suivant puisse l’aider. Dans un tournoi de tennis inter-universitaire, une équipe a inscrit cinq joueurs au tableau. Pour les matchs de double messieurs, combien de joueurs l’entraîneur doit-il utiliser pour ses équipes de double ? Il peut associer M. Gris et M. Ocre, et ainsi de suite. Comme à l’évidence, il ne peut pas associer M. Gris à lui-même, il peut

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penser qu’il y a 5 × 4 = 20 choix possibles, mais associer M. Gris et M. Ocre est identique à associer M. Ocre et M. Gris, et l’entraîneur ne dispose en fait que de 20/2 = 10 équipes possibles. Assez de mathématiques – revenons aux quarks et aux leptons et comptons-les. Pour des raisons qui seront expliquées ultérieurement, nous laissons provisoirement de côté les quarks étranges. Les leptons comprennent l’électron et le neutrino. Nous avons le quark up et le quark down, mais nous devons nous rappeler que chaque saveur de quarks se manifeste avec trois couleurs possibles, ce qui fait en tout 2 × 3 = 6 quarks. Ensuite, rappelez-vous depuis la discussion sur la violation de la parité, que le coupable, le neutrino, est toujours de chiralité gauche. Au contraire, les autres particules peuvent avoir une chiralité droite ou gauche. En théorie des champs quantiques, on associe un champ à chaque chiralité. Autrement dit, l’électron est associé à deux champs, un pour chaque chiralité, tandis que le neutrino est associé à un seul champ. Weyl fut le premier à comprendre cette association mystérieuse entre champs quantiques et particules de chiralité déterminée et, pour cette raison, ces champs sont parfois appelés champs de Weyl. Nous sommes maintenant prêts à faire le décompte des champs associés aux quarks et aux leptons. Six quarks plus l’électron, chacun associé à deux champs, cela fait (6 + 1) × 2 = 14. Ajoutons le champ du neutrino, et cela fait en tout quinze champs. Mais, miracle, c’est exactement 5 + 10 = 15 ! Les quarks et les leptons entrent exactement dans les représentations de dimension14b cinq et dix de SU (5). Comme physicien fondamental, je L’imagine effectuant précisément cette sorte de calcul, simple mais profond, et assurément pas le type de calcul qui couvre des pages et des pages avec des formules et des équations brouillonnes et obscures. L’ajustement harmonieux des quarks et des gluons dans des représentations de SU (5) me convainc, tout comme de nombreux autres physiciens, que Dieu doit avoir utilisé SU (5) dans Son dessein. Le groupe SU (5) n’est peut-être pas toute l’histoire, mais il en fait certainement partie. L’ajustement est encore plus harmonieux que ce que notre compte-rendu un peu simpliste le suggère. Si l’on examine la façon dont chaque quark ou chaque lepton répond à l’interaction avec chacun des bosons de jauge de la théorie, nous constatons qu’ils répondent exactement comme prévu. Par exemple, en nous demandant comment chaque quark ou lepton répond à l’interaction avec un photon, nous déterminons la charge électrique des quarks et des leptons. On constate que le groupe SU (5) donne précisément les charges correctes des quarks et des leptons, et en particulier les charges des quarks multiples de 1/3. Ainsi, l’électron a une charge unité (en unités de la charge du proton) négative, le neutrino une charge nulle et ainsi de suite. Comme analogie grossière, on peut penser à un puzzle : non

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seulement toutes les pièces s’ajustent les unes avec les autres, mais l’ensemble se forme parfaitement. C’est ainsi que la grande unification résout une des énigmes les plus fascinantes de la physique : pourquoi l’électron porte-t-il une charge électrique opposée mais exactement égale en valeur absolue à celle du proton ? Ce fait joue un rôle capital dans la construction du monde tel que nous le connaissons : les atomes, et par extension les objets macroscopiques, sont électriquement neutres. Avant la grande unification, la question de savoir pourquoi les charges électriques de l’électron et du proton étaient égales et de signe opposé ne pouvait pas recevoir de réponse. De fait, c’était le type de question que la vaste majorité des physiciens, plus intéressés par la façon dont l’électron se comporterait dans telle ou telle situation, ne prenaient même pas en considération. Le schéma des quarks ne répond pas plus à la question, mais il se contente de la déplacer : pourquoi les charges des quarks sont-elles liées à celle de l’électron ? Dans le schéma de Georgi-Glashow, l’égalité exacte des valeurs absolues des charges électriques portées par l’électron et le proton émerge naturellement de la théorie des groupes, celle du groupe SU (5).

14.7

Rendez-vous à trois

De nombreux physiciens dont moi-même sont prêts à accepter la théorie de Georgi-Glashow simplement pour des raisons esthétiques. Mais la validité d’une théorie physique repose de façon ultime sur sa vérification expérimentale. Il est remarquable que la notion même de grande unification puisse être testée expérimentalement. Représentez-vous un chemin qui conduit au sommet d’une montagne : voir la figure 14.2. Comme un couplage est un nombre qui peut seulement diminuer ou augmenter, nous pouvons nous représenter un couplage variable comme une sorte de randonneur qui se déplace le long d’un chemin en pente14c . L’intensité du couplage est l’analogue de l’altitude du randonneur. Le randonneur correspondant à l’intensité forte, ou randonneur « fort », démarre d’une altitude élevée et commence à descendre. Les randonneuses correspondant aux intensités électromagnétique et faible, les randonneuses « électromagnétique » et « faible », démarrent au contraire au pied de la montagne14d . En physique, l’intensité des couplages varie avec l’échelle d’énergie avec laquelle nous observons le monde. Dans notre analogie, les randonneurs se déplacent au fil du temps. Pour obtenir la grande unification du monde, nous devons exiger que les couplages deviennent égaux à une certaine énergie. S’il y a seulement deux randonneurs, ils vont bien sûr se croiser en un endroit déterminé. Mais s’il y

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FOR T

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ÉLECTR

LE

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TEMPS

F IGURE 14.2. Juste à l’aube, un randonneur appelé « fort » démarre du sommet de la montagne tandis que deux randonneuses, appelées « électromagnétique » et « faible », commencent leur montée. « Faible » part de plus bas que « électromagnétique » et doit marcher plus vite pour la rattraper. J’ai porté l’altitude des trois randonneurs en fonction du temps. Étant donné les positions de départ des trois randonneurs, exiger que les trois randonneurs arrivent au même point au même instant fixe à l’évidence le point de départ de la troisième randonneuse. Par exemple, si « électromagnétique » part d’une altitude trop élevée (tirets de la ligne supérieure), elle rencontrera « fort » avant que « faible » ne l’ait rattrapé. Si elle part de trop bas (tirets de la ligne inférieure), alors « faible » va la doubler avant qu’elle ne rencontre « fort ».

en a trois, un qui descend et deux qui montent, ils n’arriveront pas en général au même endroit en même temps. Supposons que nous connaissions la vitesse de déplacement de chaque randonneur ainsi que la position de départ de deux d’entre eux. Alors la condition que les trois randonneurs se rencontrent en un même point au même instant fixe la position de départ de la troisième. À moins que la troisième randonneuse ne démarre à la position correcte, elle va rater le rendez-vous. À ce stade, nous nous rendons compte qu’à nouveau la Nature a été bienveillante. Étant donné le point de départ – autrement dit, les valeurs des couplages à basse énergie – de deux des trois couplages, nous pouvons prédire la valeur de départ du troisième. En conséquence, l’exigence de grande unification du monde fixe l’intensité de l’interaction faible relativement à celles des interactions électromagnétique et forte. En pratique, on utilise cet argument pour prédire l’intensité des courants neutres. Les mesures expérimentales sont en accord avec la prédiction. J’ai mentionné aux chapitres 2 et 10 que, dans certains cas, la bonne marche de l’Univers dépendait d’un équilibre fragile entre les intensités disparates d’interactions concurrentes. Pendant longtemps, les physiciens sont restés perplexes

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face à la hiérarchie des interactions ; ils furent donc ravis de voir la grande unification expliquer naturellement cette hiérarchie entre trois des quatre interactions fondamentales.

14.8

Le livre cosmique des transformations

Pour sceller le cas en faveur de la grande unification, nous devons encore prendre en considération les bosons X et Y . Compte tenu de ce que nos accélérateurs les plus puissants peuvent fournir au maximum des énergies de dix-mille fois la masse du nucléon, nous ne pouvons pas espérer produire dans un laboratoire ces bosons X et Y , dont les masses sont de l’ordre de 1015 fois la masse du nucléon. Nous devons donc détecter leurs effets indirects. Que peuvent bien faire ces bosons ? Pour répondre à cette question, passons d’abord en revue ce que font leurs cousins, les autres bosons de jauge. Les gluons transforment les quarks en d’autres quarks de même saveur mais de couleur différente : autrement dit, quand un quark émet ou absorbe un gluon, il change de couleur mais garde sa saveur. Les gluons n’agissent pas sur les leptons. Le boson W, au contraire, ne change pas la couleur d’un quark mais le transforme en un quark de saveur différente. Il transforme également un lepton en un autre lepton : par exemple, il transforme un électron en un neutrino. Le photon transforme une particule chargée électriquement en elle-même : quand une particule chargée comme un électron absorbe ou émet un photon, l’électron reste un électron14e . Finalement le boson Z, comme le photon, transforme une particule en elle-même mais, contrairement au photon, ne limite pas ses interactions aux particules chargées. Un peu déroutant sans doute ? La figure 14.3 va peut-être vous aider. Selon la physique moderne, la réalité ultime du monde implique changement et transformation. Ici, un quark up rouge est transformé en un quark up bleu par un gluon, et un quark up bleu est transformé en un quark down bleu par un boson W. Le boson W vagabonde alentour et, voyant un électron, se précipite pour le transformer en neutrino. C’est un monde magique devenu sauvage. Mais il y a de la continuité dans le changement. Les quarks sont toujours transformés en quarks et les leptons toujours en leptons. Ainsi que je l’ai mentionné, les transformations des quarks se manifestent sous forme de transformations des hadrons. Comme exemple, considérons un neutron composé d’un quark up et de deux quarks down collés les uns aux autres par des gluons, et un proton, composé de deux quarks up et d’un quark down également collés les uns aux autres par des gluons. Un des quarks down du neutron peut

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S A V E U R

COULEUR

F IGURE 14.3. Alchimie du début du XXIe siècle. Un schéma montrant les transmutations des constituants de la matière par les bosons de jauge. Les cercles marqués u, d, ν (lettre grecque nu) et e représentent respectivement le quark up, le quark down, le neutrino et l’électron. Chaque quark se manifeste sous trois couleurs différentes, ce que suggèrent les zones hachurées. Les effets des bosons de jauge sont représentés par des doubles flèches étiquetées par le symbole du boson de jauge correspondant. Comme nous l’avons représenté, le boson W transforme les quarks up et down l’un dans l’autre, mais ne modifie pas leur couleur. Il transforme également le neutrino et l’électron l’un dans l’autre. Au contraire, le gluon, g, transforme un quark en un autre quark de couleur différente, mais de même saveur. Par souci de simplicité, nous n’avons pas représenté explicitement tous les gluons. De même, nous ne montrons que deux saveurs, up et down. Dans la terminologie du chapitre 15, nous montrons uniquement les deux premières familles. Ainsi, dans ce schéma, les médiateurs des interactions faibles opèrent verticalement, dans la « direction » de la saveur, tandis que les médiateurs des interactions fortes opèrent horizontalement, dans la « direction » de la couleur. Quand une particule émet ou absorbe un photon, elle demeure identique à elle-même, ce qui est indiqué par la flèche courbée qui commence et finit sur la même particule. Le photon est désigné traditionnellement par la lettre grecque γ (gamma), comme dans les rayons γ. Finalement le boson Z, tout comme le photon, transforme une particule en elle-même. Les bosons X et Y (non représentés), qui sont postulés dans une théorie de grande unification, relient les mondes des quarks et des leptons qui sont séparés aujourd’hui, ce qui est indiqué par un mur de briques. J’imagine un alchimiste médiéval dessinant un schéma analogue, où un cercle représente la terre, un autre l’or, et la flèche entre les deux le sang d’un crapaud. La différence, bien sûr, est que mon schéma repose sur des faits.

émettre un boson W − et se transformer en quark up. Il en résulte que nous avons maintenant deux quarks up et un quark down, autrement dit un proton. Le boson W − , lui, se désintègre en un électron et un antineutrino électronique. Ce que nous observons en fait est un neutron se désintégrant en un proton, un électron et un antineutrino électronique (figure 14.4). Un neutron libre, livré à lui-même, se désintégrera au bout d’une quinzaine de minutes en moyenne. En effet, le neutron possède une masse plus élevée que celle du proton, et il dispose donc de suffisamment d’énergie pour que la désintégration soit possible,

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F IGURE 14.4. La désintégration du neutron : le neutron est formé de deux quarks down, représentés par des visages à l’envers, et un quark up, représenté par un visage à l’endroit, confinés dans un sac. Tout d’un coup, un des quarks down émet un boson W − et se transforme en quark up. Notez que la charge électrique est bien conservée : le quark down de charge −1/3 en unités de la charge du proton donne un boson W − de charge −1 et un quark up de charge +2/3, ce qui assure la conservation de la charge. En effet, −1/3 = −1 + 2/3. Ensuite le boson W − se désintègre en un électron de charge −1 et un antineutrino de charge nulle qui, étant des leptons, peuvent s’échapper du sac. Les deux quarks up et le quark down qui restent confinés dans le sac forment un proton.

la différence de masse neutron-proton étant convertie en énergie de masse et énergie cinétique des leptons. Au contraire, le proton, plus léger, ne peut pas se désintégrer en donnant un neutron. Nous arrivons donc à une question intéressante : si les quarks peuvent être seulement transformés en quarks et les leptons en leptons, quelque chose doit être conservé. Mais quoi ? Considérons un magicien dont l’art se limite à transformer un animal en animal et un fruit en fruit. Il y a un lapin et une pomme sur scène. Le magicien, dont le nom de scène est W. Boson, agite sa cape et hop !, le lapin et la pomme sont transformés en renard et en raisins. L’assistance applaudit à tout rompre. Et ça continue, le renard et les raisins sont transformés en souris et en pastèque. Mais aussi fantastiques que soient ces transformations, il y aura toujours un animal et un fruit sur scène. De même, dans le monde des particules élémentaires, le boson W est limité dans son art. Il en résulte que le proton est absolument stable. Les trois quarks contenus dans le proton ne peuvent simplement pas se volatiliser. Les quarks à l’intérieur du proton peuvent uniquement se transformer en une autre variété de quarks, mais il y aura toujours des quarks. Comme le proton est le hadron le plus léger formé de trois quarks, il n’existe pas de hadron dans lequel il pourrait se désintégrer. Les protons sont là pour l’éternité.

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F IGURE 14.5. La désintégration du proton : le proton se désintègre lorsqu’un de ses quarks up se désintègre soudainement en un boson X et un positron. L’autre quark up absorbe le boson X et se transforme en un antiquark down, représenté avec un visage à l’envers et par une bordure ombragée. Le positron s’échappe, laissant derrière lui un sac contenant un quark down et un antiquark down, que nous reconnaissons comme un pion neutre π 0 .

Voilà une bonne nouvelle ! Alors qu’autour de nous tout se désintègre et part en miettes, le proton demeure un roc de stabilité, garantissant la stabilité du monde. Ce qui est conservé, c’est le nombre total de nucléons, c’est-à-dire le nombre de protons plus celui de neutrons. Le neutron peut bien se désintégrer et donner un proton, mais le nombre de nucléons ne change pas. De fait, ainsi que nous l’avons appris au chapitre 10, les hypérons, c’est-à-dire les cousins du proton et du neutron dans le schéma de la voie octuple, se désintègrent aussi en nucléons. À strictement parler, nous devrions inclure les hypérons dans notre discussion et parler de la conservation du nombre baryonique. Rappelons qu’un baryon, tel un baryton, est juste le terme générique qui désigne l’ensemble des protons, neutrons et hypérons. Chaque baryon est composé de trois quarks. Imaginons que nous placions vingt-et-un hypérons, quatre neutrons et six protons dans un boîte. Quand nous l’observons quelques instants plus tard, nous pourrions trouver, disons, dix hypérons, onze neutrons et dix protons. Mais quoi qu’il arrive, le nombre baryonique reste égal à trente-et-un. Les quarks ne peuvent pas se volatiliser. 14.9

Les protons, comme les diamants, ne sont pas éternels

Voyons ce qu’il advient de cette situation rassurante si nous y balançons les bosons X et Y . Avant la grande unification, les quarks et les leptons sont séparés : ils appartiennent à des représentations différentes. Mais, avec la grande

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unification, les douze quarks et les trois leptons sont placés dans les représentations de dimension cinq et dix de SU (5). Douze cannibales et trois missionnaires voyagent dans deux bateaux, l’un pouvant transporter cinq passagers et l’autre dix. Il est inévitable que certains quarks et certains leptons soient jetés dans la même représentation. Il en résulte que, dans une théorie de grande unification, les quarks peuvent être transformés en leptons et vice-versa. Les bosons de jauge responsables de ces transformations sont précisément les bosons X et Y . Les quarks peuvent se volatiliser en leptons en interagissant avec des bosons X et Y . Sur scène se pavane un nouveau magicien, M. X. Y. Bosons. On applaudit et hop !, le lapin est transformé en orange. À l’intérieur du proton, un quark up émet un boson X et se transforme en positron, ou antiélectron. Le boson X se balade vers l’autre quark up et hop !, se transforme en antiquark down. Que voyons-nous en fait ? Nous sommes partis de deux quarks up et d’un quark down, et nous terminons avec un quark down, un antiquark down et un positron. Comme les quarks sont confinés, le quark down, et l’antiquark down ne peuvent pas émerger séparément, mais doivent se combiner pour former un pion. En résumé, le proton se désintègre en un pion et un positron. 14.10

Le désastre final

Les scientifiques ne sont pas avares de prédictions de désastres qui nous attendent au tournant – un astéroïde massif va entrer en collision avec la Terre ; le Soleil va devenir une géante rouge absorbant notre infortunée planète ; notre galaxie va entrer en collision avec une autre galaxie ; et ainsi de suite. Ces scénarios sont déjà assez noirs, mais ici le désastre est absolu, un désastre qui surpasse tous les autres et face auquel l’explosion d’une étoile aux confins d’une galaxie appelée la Voie Lactée fait figure de broutille : chaque proton de l’Univers va se volatiliser. Les étoiles vont disparaître, nos corps vont se désintégrer. Toute chose va se désintégrer en un nuage de pions et de positrons. La matière n’existera plus. Mais ne vous faites pas de soucis ! Le désastre ultime n’est pas sur le point d’arriver. Rappelez-vous que si l’interaction faible est si faible, c’est parce que le boson W est tellement lourd. Maintenant, si une personne corpulente de 250 kg peut difficilement se déplacer, imaginez comment une personne qui en pèse 2 × 1015 doit se sentir. Les effets des bosons X et Y vont être des zillions de fois plus faibles que ceux de n’importe quelle interaction faible. Un calcul utilisant le groupe SU (5) donne pour le proton une vie moyenne de 1030 années.

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Notre esprit est ahuri face à une telle échelle de temps, une échelle de temps telle qu’une éternité apparaît comme un clin d’œil. Je ne peux pas réellement appréhender le passé lointain où les dinosaures parcouraient la Terre, aussi comment pourrais-je appréhender la vie moyenne du proton ? Il y a de très bonnes indications selon lesquelles l’Univers est âgé d’environ 13,8 milliards d’années, disons 1010 années pour faire un compte rond. Il y a à peu près 3 × 107 secondes dans une année, l’Univers est donc âgé d’environ 3 × 1017 secondes. Pensez au nombre de secondes qui se sont écoulées depuis le début de l’Univers. Maintenant, imaginez que chaque seconde soit dilatée jusqu’à devenir l’âge de l’Univers. Cela ferait « seulement » 3 × 1017 × 1010 = 3 × 1027 années, une durée trois cents fois plus courte que la vie moyenne du proton telle que prédite par SU (5). Le proton dure vraiment longtemps. 14.11

Comme Il est habile

Nous voyons combien le Concepteur Ultime est habile. Il veut une grande unification, mais il s’arrange pour que les couplages courent suffisamment lentement pour qu’ils convergent à une énergie extrêmement élevée. Alors que le neutron vit une quinzaine de minutes, le proton vit au-delà de l’éternité. Ce ne serait pas drôle de créer un Univers qui ne dure que quinze minutes. Envisagez une expérience psycho-sociologique non éthique dans laquelle des jumeaux sont séparés à la naissance et élevés dans des conditions différentes. Tandis que les photons dansent joyeusement, les bosons X et Y désespérément obèses gémissent. Désolé, dit le patron, je dois vous maintenir en surpoids afin que mon Univers puisse durer assez longtemps ! 14.12

Dans la mine de sel

Il peut sembler totalement hors de question que l’on soit capable d’observer expérimentalement la désintégration du proton. Mais, grâce aux lois de probabilité quantiques, l’expérience peut être effectivement réalisée. Dans le monde quantique, dire que le proton a une vie moyenne de 1030 années implique qu’en moyenne un proton va exister 1030 années avant de se désintégrer. Les physiciens quantiques et les agents d’assurance-vie utilisent le terme « vie moyenne » avec exactement le même sens. Un proton a une probabilité très faible, mais non nulle, de se désintégrer dans l’instant qui suit. Il en découle que si nous pouvions rassembler un grand nombre de protons, alors nous pourrions en voir un qui se désintègre. De fait, si nous observons une assemblée de 1030 protons pendant une année entière, alors en moyenne nous devrions voir l’un de

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ces protons se désintégrer. La matière macroscopique contient heureusement un nombre énorme de protons. Quand un proton d’un échantillon macroscopique se désintègre, les pions et les positrons résultant de la désintégration percutent les atomes alentour, produisant ainsi une bouffée de lumière qui sert de témoin. Quel est le matériau le moins cher transparent à la lumière ? L’eau, bien sûr. En principe donc, un expérimentateur doit se contenter de remplir d’eau un réservoir suffisamment grand et de l’observer avec des caméras électroniques sophistiquées. En pratique, l’opération est considérablement plus difficile. La surface de la Terre est continuellement bombardée par des rayons cosmiques, des faisceaux de particules qui ont été accélérées à des énergies énormes par des champs électromagnétiques dans les galaxies. Des particules cosmiques qui percutent des molécules d’eau produisent un fond de lumière qui, bien que trop faible pour être perçu à l’œil nu, submergerait complètement la lumière minuscule associée aux protons qui se désintègrent. Pour éviter le rayonnement cosmique, la seule solution est de l’arrêter par une épaisseur de terre suffisamment grande, et donc de placer le réservoir dans une mine qui soit aussi profonde possible. À ce stade, des cadres supérieurs travaillant dans les mines commencèrent à recevoir des lettres de divers physiciens expérimentateurs, esquissant des propositions visant à tester la stabilité ultime de l’Univers. Aujourd’hui, plusieurs expériences dont l’objectif est de détecter la désintégration du proton ont été montées de par le monde. Une des plus grandes, impliquant plusieurs centaines de tonnes d’eau contenant plus de 1033 protons, est localisée dans une mine de sel près de Cleveland, exploitée par Morton-Thiokol, Inc., un producteur de sel bien connu aux États-Unis. D’autres expériences ont été montées dans le Kolar Gold Field en Inde, dans les montagnes caucasiennes de Russie, dans le tunnel du Mont Blanc entre la France et l’Italie, dans une mine de fer du Minnesota, dans une mine d’argent de l’Utah et dans une mine d’or du Dakota du Sud. Il y a quelques années, alors que je me trouvais dans le Dakota du Sud, j’ai visité l’expérience localisée dans une mine d’or, le Homestake Gold Mine, connue pour la profondeur de ses puits. Pour un théoricien normalement sédentaire, ce fut une expérience marquante. Un officier de sécurité de la compagnie minière me donna des instructions sur des détails qui ne sont pas normalement expliqués par Mademoiselle Bonnes-Manières, par exemple la façon correcte de marcher dans une mine. On traîne les pieds, de façon à ne pas faire de faux pas dans le noir. J’ai appris que dans une mine, avec ses labyrinthes de puits et de couloirs, l’odorat fournit le moyen de communication le plus efficace en cas d’urgence. Des bouteilles de produits chimiques avec un parfum très pénétrant sont placées un peu partout dans la mine. En cas d’urgence, une bouteille est brisée et l’odeur d’alerte est diffusée rapidement à travers la mine par le système

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de ventilation, contrôlé par des ventilateurs gigantesques placés à l’entrée de la mine. Dans la partie désagréable des instructions de sécurité, j’ai dû m’entraîner à respirer des bouffées du signal d’alerte. La descente en ascenseur a également été mémorable : la sensation est celle que l’on ressentirait dans le métro de New York en plongeant verticalement dans une obscurité totale. Je me suis rapidement retrouvé à un kilomètre et demi sous terre, dans une obscurité ventée et humide, éclairé par une seule lampe de mineur fixée sur mon casque. La zone expérimentale, cependant, était tout à fait civilisée, avec des éléments de confort comme un réfrigérateur rempli de rafraîchissements pour les théoriciens en visite. Mes collègues expérimentateurs utilisaient un équipement de haute montagne pour se déplacer autour de l’expérience et un équipement de plongée pour plonger dans l’eau du réservoir. En ne détectant aucune désintégration, les physiciens sont capables de donner une limite inférieure à la vie moyenne du proton. Ainsi, si j’observe 1030 protons pendant une heure sans une seule désintégration, je peux conclure que la vie moyenne du proton est supérieure à 1030 heures. Je regrette de ne pas avoir observé pendant ma visite une seule désintégration de proton. Comme commentaire, mes amis expérimentateurs dirent en plaisantant que ma visite représentait une opportunité rare dans l’histoire de la physique, celle où un théoricien est capable de faire avancer la connaissance humaine en ne faisant rien d’autre, littéralement, que de consommer des rafraîchissements. Les expérimentateurs ont observé bien plus de protons et bien plus longtemps que je n’ai pu le faire au cours de ma visite. Aujourd’hui, ils n’ont encore observé aucune désintégration de proton. De fait, des bouffées de lumière ont bien été observées, mais elles semblent avoir été provoquées par des neutrinos de rayons cosmiques interagissant avec des nucléons de l’eau. Un kilomètre et demi est suffisant pour arrêter n’importe quelle particule, sauf les fantomatiques neutrinos. La meilleure limite inférieure sur la vie moyenne du proton a été obtenue à Kamiokande au Japon, et elle est d’environ 1034 années. Quelles sont les implications de ce résultat pour la grande unification ? La version originale fondée sur SU (5) prédisait une vie moyenne de 1030 années et cette version est donc exclue. Mais les théoriciens ont construit plusieurs versions alternatives dans lesquelles le proton vit plus longtemps. Aussi, comme le proton interagit fortement, un calcul effectif de sa vie moyenne doit se frotter aux détails complexes de l’interaction forte. L’idée de base de la grande unification est si extraordinairement attrayante que beaucoup de physiciens continuent à y croire aujourd’hui, même s’ils

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admettent que les réalisations les plus simples de cette idée ne sont sans doute pas correctes dans le détail. 14.13

La naissance et la mort de la matière

Si le proton est capable de mourir, il faut bien qu’il puisse naître. Si le proton peut se désintégrer en un pion et un positron, alors il en découle que nous pouvons inverser le processus et fabriquer un proton avec un pion et un positron. Cette simple remarque ouvre un nouveau chapitre grandiose en cosmologie. 14.14

Quelques faits sur l’Univers

On peut citer deux propriétés marquantes de l’Univers où nous vivons : (1) l’Univers n’est pas vide de matière et (2) l’Univers est presque vide de matière. C’est la tâche de la physique fondamentale de le comprendre. Notre image de l’Univers est celle d’une immensité vide parsemée de quelques galaxies. Ce constat effrayait le philosophe Blaise Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »1 . Comment mesurons-nous quantitativement ce vide effrayant et presque inconcevable ? Jusqu’à quel point l’Univers est-il vide ? La matière est faite de nucléons, mais un simple décompte de leur nombre dans l’Univers ne définit pas la rareté de la matière dans l’Univers : nous devons comparer ce nombre à un autre nombre. Il est naturel d’utiliser le nombre de photons comme référence. On sait aujourd’hui qu’il y a environ cinq milliards (5 × 109 ) de photons pour chaque nucléon. Autrement dit, la matière est une contamination d’une part sur deux milliards dans un Univers par ailleurs immaculé. À des physiciens fondamentaux, un Univers sans matière semblerait pur et élégant. J’aime imaginer la matière comme une poussière dans l’Univers. 14.15

Dieu ne déverse pas de poussière

Avant la grande unification, les physiciens croyaient en la conservation absolue du nombre baryonique. Le nombre de baryons dans l’Univers – c’est-à-dire le nombre de protons plus le nombre de neutrons plus le nombre d’hypérons moins le nombre d’antiparticules correspondantes, comme nous allons le voir sous peu – ne peut pas changer. 1 En

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français dans le texte.

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Vu sous cet angle, il est doublement remarquable que l’Univers, bien que presque vide de matière, ne le soit pas en fait complètement. Supposons, pour faciliter l’argument, qu’il y ait exactement 537 baryons dans l’Univers. La conservation absolue du nombre de baryons impliquerait que l’Univers contient, a toujours contenu, et contiendra toujours 537 baryons, ni plus ni moins. Dans ce cas, la question de savoir pourquoi l’Univers contient en fait le nombre de baryons qui est effectivement observé ne possède pas de réponse en physique, mais cette question relève de la spéculation théologique. Quel que soit celui ou celle qui a fait démarrer l’Univers, il ou elle a dû déverser 537 baryons. Dans cette image, il est plutôt curieux que quiconque a déversé cette poussière ait décidé d’en déverser seulement une petite quantité. De fait, pourquoi aurait-Il voulu vraiment en déverser ?

14.16

Un Univers de matière et d’antimatière

Face à cette énigme, certains physiciens ont imaginé une solution géniale : Il n’a absolument pas déversé de poussière. L’idée est d’exploiter l’existence incontestée de l’antimatière. Depuis les années 1950, les expérimentateurs ont observé de façon routinière la production de paires particules-antiparticules. Nous comptons un antibaryon comme ayant un nombre baryonique égal à −1. Ainsi, la production d’une paire proton-antiproton dans une collision protonproton est parfaitement compatible avec la loi de conservation absolue du nombre de baryons, puisque le nombre baryonique de la paire est zéro. Il se pourrait que l’Univers ait démarré sans aucun baryon ; des paires de baryons et d’antibaryons auraient pu ensuite être produites par des collisions de particules déjà présentes. Quelle qu’ait pu être la complexité de ces processus de production, la conservation absolue du nombre de baryons garantit qu’il y aura toujours autant de baryons que d’antibaryons14f . On peut imaginer une sorte de ségrégation de la matière et de l’antimatière dans différentes régions de l’Univers au cours de son évolution. Dans cette perspective, nous avons tort de penser que l’Univers est seulement composé de matière juste parce que notre voisinage immédiat l’est. Il est possible qu’une galaxie voisine soit faite d’antimatière. Le scénario selon lequel l’Univers est divisé en zones de matière et d’antimatière est très attrayant pour les auteurs de science fiction, mais il ne résiste pas à l’examen. Suivant un tel scénario, on s’attendrait à observer de temps à autre des antiparticules dans les rayons cosmiques, des intrus en provenance d’une zone d’antimatière. Mais on n’en a pas vu. On peut aussi s’attendre qu’à la frontière entre deux domaines, l’un de matière et l’autre d’antimatière, la matière et

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l’antimatière s’annihilent furieusement en émettant des photons d’énergie très élevée. À nouveau, les astrophysiciens n’ont jamais détecté de tels photons témoins. Du point de vue de la théorie, les partisans de ce scénario ne sont jamais arrivés à trouver un mécanisme convaincant qui permettrait la ségrégation de la matière et de l’antimatière. Ainsi, la croyance en la conservation du nombre baryonique semble un prérequis dans la compréhension de la quantité de matière dans l’Univers. 14.17

Un dilemme

La raison pour laquelle les physiciens croyaient à la conservation du nombre baryonique avant la grande unification est claire. Le simple fait que la matière existe implique que la vie moyenne du proton est plus grande que l’âge de l’Univers, or cela semble une durée vraiment, vraiment longue. Cependant, déjà dans les années 1950, certains physiciens se sentaient mal à l’aise face à la conservation absolue du nombre baryonique. Emmy Noether nous avait dit qu’une symétrie, soit globale, soit locale, devait être responsable de la conservation du nombre baryonique. En 1955, Lee et Yang remarquèrent que la symétrie en cause ne pouvait pas être locale, car les effets à longue portée du champ de jauge requis par la symétrie locale auraient été observés. Ainsi, pour un physicien qui souscrit au cadre esthétique esquissé au chapitre 12 et qui considère les symétries globales avec soupçon et dégoût, la conservation exacte du nombre baryonique pose une sorte de dilemme philosophique. Ce dilemme était rendu encore plus aigu parce que la conservation exacte de la charge électrique, qui garantit la stabilité ultime de l’électron, est bien, elle, accompagnée par un champ de jauge de masse nulle, celui du photon, ainsi que Weyl l’avait fait remarquer. Et ainsi, lorsqu’il fut montré que la grande unification mettait un terme à la conservation absolue du nombre baryonique et à l’immortalité du proton, certains physiciens éprouvèrent un soulagement intellectuel et une grande satisfaction. 14.18

Genèse de la matière

Si le nombre de baryons n’est pas conservé de façon absolue, alors les baryons ont pu être fabriqués dans l’Univers primordial par des processus physiques. Il n’a pas eu à déverser de la poussière, après tout. La poussière s’est engendrée d’elle-même. La grande unification a ouvert la possibilité de comprendre la genèse de la matière.

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À l’évidence, la non-conservation du nombre baryonique n’est pas en ellemême suffisante. Les lois fondamentales de la physique doivent distinguer, à un certain niveau, entre matière et antimatière. Si les lois de la physique étaient totalement impartiales envers la matière et l’antimatière, comment l’Univers aurait-il pu choisir une évolution vers un contenu en matière plutôt qu’une évolution vers un contenu en antimatière ? Pendant longtemps, les physiciens ont effectivement cru que les lois de la physique ne distinguaient pas entre matière et antimatière14g . Au chapitre 3, j’ai expliqué qu’après le scandale de la chute de la parité, les physiciens continuaient à croire que la Nature respecterait encore CP, l’opération qui transforme les particules en antiparticules (C) multipliée par l’opération P de réflexion dans un miroir. En 1964, une violation infime de l’invariance CP fut découverte dans la désintégration des mésons K neutres. Pendant longtemps, il a semblé que la violation de CP affectait seulement la désintégration des mésons K neutres, et pas d’autres processus physiques. Récemment cependant, la violation de CP a aussi été mise en évidence dans la désintégration des mésons B neutres, des mésons fabriqués avec le quark b (chapitre 15). Les expériences ont été réalisées à Stanford (expérience BABAR) et à KEK au Japon (expérience BELLE). Nous avons maintenant une piste convaincante qui nous suggère pourquoi Il a inclus une violation infime de l’invariance CP : Il veut que l’Univers soit fait de matière. Dans ce schéma, la quantité de matière contenue dans l’Univers dépend de l’intensité de la violation14h de l’invariance CP. Nous comprenons aujourd’hui pourquoi l’Univers est presque vide de matière : la violation de l’invariance CP est infime. Il semble à première vue que la matière n’ait pas eu le temps de s’engendrer elle-même. Engendrer un proton requiert l’intervention de ces mêmes bosons X et Y responsables de la désintégration du proton. On pourrait penser, en conséquence, qu’il faudrait 1030 années pour former un proton. La résolution de ce paradoxe apparent repose de façon critique sur la notion de brisure spontanée de symétrie. Imaginons les bosons X et Y qui s’adressent en larmes à leurs cousins. Oui, nous sommes désespérément en surpoids et désespérément faibles par rapport à vous, mais au voisinage de l’échelle de grande unification, nos masses sont négligeables et nous sommes aussi forts que vous. Peu de temps après le Big Bang, l’Univers était extrêmement chaud et les particules filaient à toute vitesse avec des énergies énormes. Même les bosons X et Y se sentaient agiles. Les processus engendrant des baryons étaient aussi fréquents que les processus électromagnétiques. La matière était née. Comment savons nous que l’Univers était extrêmement chaud immédiatement après le Big Bang ? Nous sommes tous familiers du fait qu’un gaz se

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refroidit quand il augmente de volume. Par exemple, il fait plus froid quand on grimpe dans une montagne. Il en est de même pour notre Univers qui se refroidit au fur et à mesure de son expansion. Connaissant la température de notre Univers aujourd’hui, nous pouvons extrapoler en remontant le temps et déterminer quelle était la température de l’Univers à tout instant dans le passé. Il est ainsi assez facile de montrer qu’environ 10−35 secondes après le Big Bang, l’énergie des particules dans l’Univers était de l’ordre de l’énergie de grande unification. Ensuite, l’Univers a continué à se dilater et à se refroidir. En un temps très court, les énergies cinétiques des bosons X et Y sont devenues très inférieures à leur énormes masses et ces bosons sont devenus très faibles. Leur instant de gloire fut glorieux, mais bref. Les baryons qu’ils ont engendrés peuvent vivre de façon quasi-immortelle pour les 1030 prochaines années. Un Univers en expansion est absolument crucial. Dans un Univers statique, les forces des bosons X et Y resteraient les mêmes, et par conséquent la naissance et la mort des baryons s’équilibreraient. En partant de zéro baryon, nous ne pourrions pas engendrer un excès net de baryons. Je suis impressionné par l’habileté dont Il a fait preuve pour tout mettre ensemble. Utiliser le principe de symétrie locale pour fabriquer la grande unification et sa conséquence inévitable, la violation de la conservation du nombre baryonique. Ajouter la gravitation pour obtenir l’expansion de l’Univers. Et voilà, un Univers qui fabrique sa propre poussière, rendant possibles les étoiles, les fleurs et le genre humain.

14.19

Origines

Une compréhension de l’origine de la matière est extrêmement satisfaisante. Nous, les humains, avons toujours voulu savoir d’où venaient les choses. Aujourd’hui, cette quête de nos origines, profondément ancrée en nous, s’est réduite à la question de savoir comment les atomes ont été créés. J’ai expliqué au chapitre 2 que les protons et les neutrons ont été « cuits » en hélium quelques minutes après le Big Bang. Les noyaux plus complexes ont été fabriqués dans les étoiles et disséminés dans l’espace suite aux explosions stellaires. Nous, et tout ce qui nous entoure, ne sommes littéralement que de la poussière d’étoiles. La grande unification nous permet une étape supplémentaire. Nous sommes, en définitive, les produits des forces primordiales dont les médiateurs sont les bosons X et Y . En principe, on pourrait calculer la quantité de matière dans l’Univers. Étant donné les mesures de la désintégration des mésons K et des mésons B neutres,

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nous devrions être capables de prédire, sans regarder à l’extérieur du laboratoire, si l’Univers est fait de matière ou d’antimatière. Malheureusement, notre compréhension de la violation de l’invariance CP est trop rudimentaire pour permettre un tel calcul. 14.20

Le maître du temps

Nous sommes nés au bon moment : nous vivons à une époque de l’Univers qui suit la naissance des nucléons, mais bien avant leur décès final. Afin d’incorporer l’énorme intervalle de temps que notre histoire implique, j’ai porté le temps sur une échelle logarithmique sur la figure 14.6. Autrement dit, la marque 20 sur

F IGURE 14.6. Sur l’échelle de temps verticale, le nombre −30 indique 10−30 secondes après le Big Bang : le nombre 30 indique 1030 secondes après le Big Bang, et ainsi de suite. J’ai supposé pour simplifier que l’expansion de l’Univers se poursuivait de façon continue, mais les données actuelles montrent que cette expansion va s’accélérer. Le pictogramme sur la gauche symbolise l’histoire humaine.

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l’échelle de temps de la figure 14.6 indique un temps de 1020 secondes après le Big Bang. J’ai porté à la gauche de cette échelle les dates de divers événements particulièrement représentatifs de l’histoire humaine. Un pictogramme représente la construction des empires de l’humanité. 14.21

Debout sur des cendres froides L’évolution du monde peut être comparée à une démonstration de feux d’artifice qui vient de se terminer : quelques mèches rougeoyantes, des cendres et de la fumée. Debout sur des cendres qui se refroidissent, nous voyons la lumière des soleils qui s’atténue lentement, et nous essayons de nous rappeler la luminosité perdue de l’origine du monde. – Abbé Georges Lemaître

Notre compréhension de la genèse de la matière a ouvert une ère où la grande unification donne un nouveau souffle à la cosmologie. J’ai expliqué que l’Univers devenait de plus en plus chaud au fur et à mesure que nous remontions le temps. À mesure que l’Univers devient plus chaud, l’énergie typique des particules dans l’Univers augmente. En conséquence, si nous voulons comprendre des époques de plus en plus reculées de l’Univers, nous devons maîtriser des énergies de plus en plus élevées. Avant la grande unification, les cosmologistes étaient limités à une époque qui, approximativement, débutait un millionième de seconde après le Big Bang. En un seul bond, les physiciens ont sauté jusqu’à l’échelle de la grande unification. Les cosmologistes sont maintenant capables de remonter aussi loin que 10−40 secondes après le Big Bang. Les profanes sont parfois étonnés que les physiciens proclament connaître exactement ce qui s’est passé dans l’Univers primordial. En fait, l’Univers primordial est une soupe de particules qui filent dans tous les sens, et il est plus facile à décrire que l’Univers d’aujourd’hui qui, d’une certaine façon, est une soupe qui a éclaté et a congelé par morceaux. Une description vivante de l’Univers primordial peut être donnée une fois que l’échelle d’énergie appropriée a été établie. Un exposé des recherches actuelles en cosmologie primordiale nous entraînerait au-delà du cadre de ce livre. Je me limiterai à mentionner une notion particulièrement excitante, celle d’un Univers inflationnaire proposé par Alan Guth, et indépendamment par Alexeï Starobinsky et Viatcheslav Muchanov. Revenons à la bouteille à culot creux.

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Dans l’Univers très chaud des tout débuts, les particules filent dans tous les sens avec des énergies élevées : cela correspond à la bille zigzagant dans la bouteille. Alors que l’Univers se refroidit, les particules ralentissent. Dans la bouteille, la bille finit par s’arrêter et la symétrie est spontanément brisée. Maintenant, supposons qu’il existe une petite dépression vers le centre du culot. Lorsque la bille s’arrête, elle peut être piégée dans la dépression. La bille possède alors une énergie potentielle proportionnelle à la hauteur de la dépression au-dessus du fond de la bouteille. De même, le champ de Higgs peut aussi se trouver piégé pendant un certain intervalle de temps, incapable d’atteindre son état de repos. Le champ de Higgs piégé, tout comme la bille, possèderait alors de l’énergie potentielle14i . L’expansion de l’Univers est pilotée par la quantité d’énergie contenue dans l’Univers. Nous pouvons nous représenter grossièrement l’expansion de l’Univers comme un ballon que l’on gonfle. L’énergie énorme transportée par le champ de Higgs piégé provoque une expansion si rapide qu’elle ne peut être caractérisée que comme inflationnaire. On estime que, durant cette phase d’inflation, l’Univers a doublé de volume en 10−38 secondes. Ici nous revoyons poindre des problèmes surprenants que nous avons déjà mentionnés : pourquoi l’Univers est-il aussi vaste ? Pourquoi contient-il autant de particules ? Alan Guth a montré que si l’Univers était passé par une phase d’inflation, alors on pourrait apporter une réponse à ces questions et à d’autres. L’Univers est devenu très grand pendant l’inflation. Pendant l’inflation, l’énergie potentielle contenue dans le champ de Higgs piégé a été convertie rapidement en particules. Bien que la mise en œuvre effective de l’inflation se soit révélée particulièrement difficile, l’idée de base demeure extrêmement excitante et attrayante. Elle aborde des questions qui auraient été considérées il y a quelques années comme sortant du cadre de la physique, et donne parfois des réponses partielles à ces questions. L’interface entre la physique des particules et la cosmologie a émergé comme un des domaines les plus excitants de la recherche contemporaine. À une conférence sur l’Univers primordial à laquelle j’assistais il y a quelques années, les participants donnaient leurs conférences vêtus de T-shirts qui proclamaient « LA COSMOLOGIE PREND LES GUTS »2 , où GUT est l’acronyme de Grand Unified Theories, théories de grande unification. Et ceux qui qui ne croient pas à la grande unification sont gutless, des dégonflés !

2 Jeux

de mots intraduisible car guts veut dire boyaux, et « gutless » « dégonflé ».

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14.22

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Nouvelle et peut-être améliorée

Dans les années qui ont suivi l’invention de la grande unification, les théoriciens ont construit plusieurs autres théories de grande unification cherchant à améliorer le schéma SU (5) de Georgi et Glashow. Par exemple, nombre de théoriciens considèrent que mettre les quarks et les leptons dans les représentations de dimension cinq et dix de SU (5) n’est pas satisfaisant. Ils pensent que dans une théorie vraiment unifiée, les quarks et les leptons devraient appartenir à la même représentation. Assez curieusement, il s’est avéré impossible d’unifier les quarks et les leptons connus dans une seule représentation de dimension quinze. Au contraire, la recherche a conduit au groupe SO(10), le groupe des rotations dans un espace à dix dimensions, qui contient le groupe SU (5) de façon naturelle. Mais le groupe SO(10) ne possède pas de représentation de dimension quinze. Il possède en fait une représentation de dimension seize, où les quarks et les leptons se placent de façon naturelle. Est-ce que le message de la théorie des groupes est que nous avons raté un champ ? Rappelez-vous que nous avons décompté quinze champs associés aux quarks et aux leptons parce que le neutrino est toujours de chiralité gauche. Il est très intrigant que le champ supplémentaire dans la représentation de dimension seize s’avère avoir exactement les propriétés nécessaires pour que l’on puisse l’associer à un neutrino de chiralité droite. Ainsi, la théorie des groupes a conduit naturellement les physiciens à prendre en considération une théorie de grande unification fondée sur le groupe SO(10). À une certaine échelle d’énergie, la symétrie SO(10) se brise spontanément en SU (5), ce qui donne une masse énorme au neutrino de chiralité droite, et explique par la même occasion pourquoi ce neutrino n’a jamais été vu expérimentalement. La théorie nous dit aussi que lorsque le neutrino de chiralité droite acquiert une masse énorme, le neutrino de chiralité gauche doit acquérir, lui, une masse minuscule. On sait aujourd’hui que les neutrinos de chiralité gauche sont de masse non nulle, mais sans avoir une estimation précise de cette masse (voir la note 3k). Nombre de théoriciens sont enclins à croire en la théorie de grande unification fondée sur SO(10) mais, aujourd’hui, cette théorie est loin d’être bien établie expérimentalement. J’ai mentionné la théorie SO(10) pour donner au lecteur un parfum de ce que peuvent être les recherches sur la grande unification. Ce parfum est celui des symétries et de la théorie des groupes, celui du décompte des champs fondamentaux et de leur ajustement dans des représentations correctes.

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Chapitre 14. L’unité des forces

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14.23

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Les concepteurs d’Univers

Au chapitre 2, j’ai parlé des théoriciens qui concevaient l’Univers dans leur imagination. Maintenant je suis prêt à expliquer au lecteur les règles du jeu. Choisissez votre groupe favori ; écrivez la théorie de Yang-Mills avec votre groupe comme groupe de symétrie locale ; placez les champs de quarks, de leptons et de Higgs dans des représentations adéquates ; brisez spontanément la symétrie. Observez alors ce que donne la brisure de symétrie. Dans l’analogie de la bouteille de vin, nous observons la direction que la bille a choisie dans le culot. C’est essentiellement tout ce que l’on a à faire. Tout un chacun peut jouer. Pour gagner, il faut réussir à deviner le choix fait par le plus Grand Joueur de tous les temps. Le prix ? La renommée et la gloire, plus un voyage à Stockholm. Pas de chance, j’ai choisi le mauvais groupe et j’ai terminé sans aucun boson de masse nulle en dehors des gluons. Eh bien, mon Univers n’aurait rien pour l’éclairer. Pas terrible. Essayons à nouveau. Je prends un autre groupe mais je finis cette fois avec deux bosons de jauge de masse nulle en plus des gluons. Mon Univers aurait deux sortes de photons. Eh bien, encore un Univers théoriquement possible mais bon pour la poubelle. Vous voulez jouer ? 14.24

Vivre dans les débris

D’après la grande unification, nous vivons dans les débris de symétries spontanément brisées. La vraie physique se trouve à une échelle d’énergie de 1015 fois la masse du nucléon : la physique que nous observons représente seulement les pièces et les morceaux de cette physique véritable. Cela me donne le vertige de penser que le photon, dont le comportement sous-tend la vaste majorité des phénomènes macroscopiques, n’est qu’un seul parmi de nombreux bosons de jauge. Pour apprécier à sa juste valeur le rôle de la brisure de symétrie, supposons pour l’instant que Dieu ait brisé la symétrie à la main. L’analogie architecturale serait de prendre un édifice construit avec une symétrie superbement complexe et de le réduire en gravats. Les physiciens se compareraient alors à des fourmis intelligentes qui ramperaient dans les gravats en s’efforçant de reconstruire le plan original. La physique serait alors condamnée pour l’éternité à demeurer phénoménologique. Mais le Concepteur Ultime semble avoir brisé la symétrie spontanément – et ce fait est d’une importance cruciale pour nous permettre d’entrevoir la physique véritable, même si nous sommes limités à des énergies pitoyablement basses.

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15 La montée de l’hubris 15.1

Voir le dessein complet

Au cours de l’histoire, nous les physiciens avons cherché à comprendre les phénomènes les uns à la suite des autres : c’est ainsi que la physique a progressé. Pourquoi une pomme tombe et pas la Lune ? Quel est ce phénomène mystérieux qu’on appelle la lumière ? Qu’est-ce que l’on trouve à l’intérieur du noyau atomique ? Mais ensuite, dans une enjambée superbe et sans précédent, les physiciens fondamentaux, qui étudiaient des phénomènes à des échelles d’énergie de quelques centaines de fois la masse du nucléon, envisagent aujourd’hui des énergies de 1015 fois la masse du nucléon. L’hubris de ma génération de physiciens a dépassé toutes les bornes. Nous avons entrevu comment Il a conçu l’Univers : maintenant nous imaginons que nous aussi, nous pouvons concevoir l’Univers. Le caractère de la recherche dans mon domaine a radicalement changé. J’étais étudiant en thèse à un moment où la phénoménologie tenait le haut du pavé, à une époque où les physiciens se frottaient à des questions comme celles du calcul de la collision de deux protons. Nombre de ces questions relevaient de ce qu’Einstein appelait « tel phénomène ou tel autre », et on ne pouvait jamais y répondre. Les physiciens fondamentaux ont simplement cessé de s’intéresser à ce type de questions15a . Ils se sont posé des questions bien plus profondes et y ont répondu : pourquoi la charge de l’électron est-elle exactement égale et de signe opposé à celle du proton ? Pourquoi l’Univers n’est-il pas vide de matière ? Pourquoi l’Univers est-il si vaste ? Nombre de physiciens estiment aujourd’hui que le schéma général de l’Univers est à notre portée, grâce au fil conducteur de la symétrie. Après des

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années passées à se focaliser sur des petits morceaux d’un tapis oriental, il est possible que nous soyons enfin en mesure de voir l’intégralité de son dessein. 15.2

Un parfum de la recherche actuelle

Pourtant, même dans leur euphorie, les physiciens fondamentaux se sont rendu compte qu’ils ne sont pas encore parvenus à une véritable compréhension unifiée du monde physique. Tout d’abord, la grande unification n’inclut pas la gravitation. Même si on laisse de côté la gravitation, il est clair que la théorie de Georgi-Glashow ne représente pas le dernier mot sur la grande unification. Alors que certaines questions qui se posaient depuis longtemps ont reçu une réponse, d’autres demeurent aussi mystérieuses que jamais. Dans ce chapitre, je vais essayer de donner au lecteur un parfum de la recherche contemporaine en physique fondamentale. Je vais d’abord me concentrer sur une des questions à laquelle ne répond pas la théorie de GeorgiGlashow, puis j’esquisserai quelques tentatives d’inclure la gravitation dans le paysage. 15.3

L’imposteur

En 1935, installés sur le sommet du Pikes Peak dans le Colorado, les expérimentateurs Carl Anderson et Seth Neddermeyer découvrirent une nouvelle particule dans les rayons cosmiques15b . On commença par penser que cette particule était le méson introduit par Yukawa, connu aujourd’hui sous le nom de pion. La nouvelle particule avait une masse en gros égale à celle prédite par Yukawa pour le pion mais, curieusement, ne semblait pas du tout se comporter comme un médiateur des interactions fortes. Après pas mal de confusion, les physiciens se rendirent compte que cette nouvelle particule, connue aujourdhui sous le nom de muon, n’avait strictement rien à voir avec le méson de Yukawa. Il se trouvait juste que sa masse était voisine de celle du pion, comme si la Nature avait voulu nous jouer un tour. Des études complémentaires révélèrent que le muon avait exactement les mêmes propriétés que l’électron. La seule différence entre les deux particules est que le muon est environ deux cents fois plus lourd que l’électron. Le muon est juste une version plus massive de l’électron. En raison de sa masse, le muon peut se désintégrer par interaction faible en un électron et deux neutrinos15c . Mais quelle est cette idée de vouloir balancer un muon dans le dessein ultime ? Autant que nous le sachions, l’Univers fonctionnerait de la même façon si le muon avait été omis. Le muon est redondant. Il est là pour un court

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instant, et puis il se désintègre en donnant un électron. En dehors de cela, l’électron peut faire tout ce que fait le muon. Exaspéré par cette remarque, l’éminent expérimentateur Isaac Isidor Rabi s’exclama un jour : « Mais qui a commandé le muon ? » Qui en fait ? Personne ne le sait. Il est vraiment curieux que le comportement du muon, en ce qui concerne les interactions faibles, soit parallèle à celui de l’électron. L’électron est transformé en neutrino quand il absorbe un boson W. Singeant l’électron, le muon est aussi transformé en neutrino quand il absorbe un boson W. Une expérience retentissante effectuée à la fin des annés 1950 établit que les deux neutrinos ne sont pas identiques. Pour faire la distinction, les physiciens les appellent neutrino électronique et neutrino muonique respectivement : le muon se désintègre en un électron, un antineutrino électronique et un neutrino muonique. Dans les années 1960, il apparut soudain aux physiciens que le quark étrange est au quark down exactement ce que le muon est à l’électron. L’infâme quark étrange a exactement les propriétés du quark down, en particulier la même charge −1/3. La différence est à nouveau que le quark étrange est plus lourd que le quark down. 15.4

La découverte du charme

À ce stade, les physiciens devinèrent de façon assez évidente qu’il devait aussi exister une version lourde du quark up. Mais ce n’était qu’un pari. À la fin des années 1960, Shelley Glashow, en collaboration avec le physicien francogrec Jean Iliopoulos et le physicien italien Luciano Maiani, purent montrer que ce quark additionnel, qu’ils baptisèrent « quark charmé », est requis dans une théorie de Yang-Mills des interactions faibles. La structure du groupe de jauge est telle que, à moins d’y inclure le quark charmé, certains hadrons se désintégreraient d’une manière exclue par les observations. Que la théorie ait prédit ces désintégrations non observées avait constitué pendant plusieurs années un sérieux obstacle à la construction d’une théorie des interactions faibles. Le quark supplémentaire possédait le charme évident d’exorciser les désintégrations non observées. Le quark charmé fut découvert expérimentalement en 1974. Je me souviens de l’excitation qui nous avait gagnés. Après la découverte des courants neutres, celle du quark charmé indiquait que le schéma théorique, fondé sur la symétrie locale et sa brisure spontanée, était en fait correct.

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Redondance dans le dessein

Boucles d’Or s’introduisit dans la maison des ours et s’aperçut que tout existait en triple exemplaire. Sur la table se trouvaient trois bols, identiques en tout point sauf en taille. Les physiciens ont également été abasourdis. Ils avaient finalement compris comment l’Univers était bâti : la matière est composée de l’électron, du neutrino électronique, du quark up et du quark down. Un ensemble de bosons de jauge et le graviton agissent sur les quarks et les leptons, les transformant les uns dans les autres. De tout cela nous extrayons la splendeur de l’Univers dans son intégralité ! Un dessein superbement élégant, n’est-ce pas ? Mais juste alors que les physiciens étaient prêts à se pâmer d’admiration, le Concepteur Ultime leur a balancé un équipage entier de particules qui apparemment ne jouent strictement aucun rôle dans la bonne marche de l’Univers. L’électron se duplique en muon, le neutrino électronique en neutrino muonique, le quark up en quark charmé et le quark down en quark étrange. Pour distinguer entre ces équipages, les physiciens les appellent des familles, par exemple la famille de l’électron et la famille du muon. Le mystère s’est encore épaissi. À partir du début des années 1970, les expérimentateurs ont encore découvert des particules fondamentales supplémentaires, et il est devenu clair qu’il y avait une troisième famille, composée d’un lepton chargé, le tau (τ), du neutrino associé ou neutrino tau, du quark top (t) et du quark bottom (b). Le tau est une version encore plus lourde de l’électron, mais en dehors de sa masse, il se comporte exactement comme l’électron et le muon. De même, les autres particules de la famille du tau sont des répliques des particules de la famille de l’électron et du muon. La Nature ne se contente pas de déconcerter les physiciens. Elle défie notre habileté à trouver des noms un peu originaux. Top et bottom ressemblent furieusement à up et down1 . Le quark top, découvert en 1995 au Tevatron, situé au Fermi National Laboratory près de Chicago, est la plus lourde des particules fondamentales connues, sa masse vaut près de deux cents fois celle du proton, elle est voisine de celle d’un noyau de plomb. La masse du quark bottom est de quatre fois la masse du proton environ, et celle du tau de deux fois la masse du proton, ou quatre mille fois celle de l’électron. C’est vraiment un lepton très lourd !

1 En anglais, top = le haut et bottom = le fond, le bas, mais aussi les fesses. Pour cette raison, certains

physiciens préfèrent beauty, beauté !

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Peindre des pieds aux serpents

Aujourd’hui, les physiciens n’ont pas de bonnes raisons d’inclure les familles du muon et du tau dans le dessein de l’Univers. De fait, comme les particules de ces familles se désintègrent rapidement en particules de la famille de l’électron, elles ne sont normalement pas présentes dans l’Univers actuel. L’Univers fonctionnerait sans problème en l’absence des familles du muon et du tau. La question exaspérée de Rabi peut maintenant être actualisée sous la forme : « pourquoi se répète-t-Il ? » Il semble ruiner Son dessein élégamment simple avec des fioritures qui ne sont pas indispensables. En Chine, on aime raconter l’histoire d’un artiste très habile pour peindre les serpents. Son travail suscitait beaucoup d’admiration, mais néanmoins il n’était pas satisfait. Les serpents qu’il peignait ne lui paraissaient juste pas réalistes. Finalement, il prit son pinceau et peignit des pieds aux serpents. L’expression chinoise « peindre des pieds aux serpents » est synonyme de destruction d’un projet en raison de fioritures excessives. Est-ce que la Nature a peint des pieds aux serpents ? Les physiciens ne le pensent pas. L’opinion qui prévaut est qu’en répliquant le contenu en matière de l’Univers, Elle a dû être motivée par des considérations esthétiques profondes que nous ne sommes pas encore en mesure d’apprécier. 15.7

Le problème des familles

Les physiciens décrivent les familles de l’électron, du muon et du tau comme trois générations appartenant à une grande famille. L’énigme est la suivante : pourquoi la Nature devrait-elle inclure trois générations là où une seule aurait suffi ? Ceci est l’énigme que l’on a nommée le problème des familles. Il y a quelques années, j’ai été invité à donner des conférences au Japon. Quand j’ai évoqué le problème des familles, l’audience a éclaté de rire. Il s’avère que le problème des familles, défini dans la vie réelle par le fait que trois générations doivent cohabiter, était un sujet chaud dans les médias japonais. La grande unification n’éclaire en rien le problème des familles. Rappelons qu’au chapitre précédent, lorsque j’ai décompté quinze champs de leptons et de quarks, j’ai omis le quark étrange. Maintenant vous comprenez pourquoi j’ai procédé ainsi : je voulais compter une seule génération à la fois. Chaque génération comprend quinze champs de leptons et de quarks, qui se glissent élégamment dans les représentations de dimension cinq et dix de SU (5). Pour héberger trois générations, Georgi et Glashow ont simplement multiplié par trois chacune des représentations qui apparaissaient dans la théorie. Mais nous n’avons absolument aucune idée sur l’origine de cette multiplication par trois,

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F IGURE 15.1. Peindre des pieds aux serpents : un caricaturiste réinterprète un ancien proverbe chinois, qui dit plus ou moins qu’il faut savoir s’arrêter en temps utile et ne pas en faire trop.

et nous ne savons pas plus pourquoi les particules des générations successives ont des masses qui augmentent. L’énigme des familles est un des problèmes les plus profonds de la physique contemporaine. En nous appuyant sur des expériences effectuées à l’anneau de collision appelé Large Electron Positron (LEP) au CERN près de Genève, nous pouvons être à peu près certains qu’il existe seulement trois familles. Plusieurs physiciens ont essayé de fixer le nombre de familles à partir de principes fondamentaux. Dans cette recherche, le Tigre Brûlant nous montre à nouveau la voie.

15.8

Miroirs

Plusieurs théoriciens supposent qu’un groupe de symétrie permet de relier les trois familles. On peut estimer que, dans une véritable théorie de grande unification, tous les quarks et leptons connus devraient appartenir à une seule représentation d’un certain groupe qui, après brisure spontanée de symétrie, se décomposerait en copies, peut-être trois copies, peut-être davantage, des représentations de dimension cinq et dix de SU (5). Il est assez intrigant que cela soit possible uniquement si des particules supplémentaires sont les images dans un miroir des quarks et des leptons connus aujourd’hui. La théorie des groupes nous oblige à introduire une particule image de l’électron, une autre du neutrino

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et ainsi de suite. Les particules miroirs se comportent comme si elles étaient les images dans un miroir des particules connues. Par exemple, le boson W transforme l’électron en un neutrino de chiralité gauche, mais il transforme l’électron miroir en un neutrino de chiralité droite. Comme les expérimentateurs n’ont jamais observé de particules miroirs, les quarks et les leptons miroirs, si jamais ils existent, doivent être beaucoup plus lourds que les quarks et les leptons connus. Cela nous amène à envisager la possibilité intrigante que le Dessein Ultime soit, en définitive, invariant par parité, et que la violation de la parité qui avait choqué le monde dans les années 1950 ne soit que le résultat d’une brisure spontanée de symétrie. A-t-Il inclus les particules miroirs dans Son dessein et ensuite décidé de briser le miroir ? 15.9

Chacun de son côté

Dans sa biographie monumentale d’Einstein, Abraham Pais a écrit qu’il était frappé par la capacité de l’homme à s’isoler. De même, l’interaction gravitationnelle, de plusieurs façons l’enfant d’Einstein, s’isole aussi ostensiblement des trois autres interactions. La gravitation apparaît singulièrement différente des autres interactions, même si l’on met de côté la disparité des couplages. Étant donné que les bosons de Yang-Mills sont les médiateurs des trois autres interactions, on pourrait imaginer que le graviton, la particule médiatrice de la gravitation, soit aussi un boson de jauge. Mais ce n’est pas le cas. Le graviton se comporte d’une façon très différente d’un boson de Yang-Mills ; par exemple, il tourne sur lui-même deux fois plus vite qu’un photon. Le graviton ne peut pas être relié directement aux médiateurs des trois autres interactions15d . Lorsque l’approche phénoménologique régnait sur la physique des particules, la gravitation apparaisait souvent comme un enfant abandonné, admiré mais négligé. Parce que la gravitation est si fabuleusement faible, ses effets sont totalement négligeables dans le monde microscopique. À cette époque, on pouvait être un éminent physicien des particules sans avoir la moindre compréhension de la gravitation. Même aujourd’hui, la plupart des physiciens obtiennent leur thèse (Ph.D) sans se préoccuper de suivre un cours sur la théorie d’Einstein de la gravitation. Un physicien qui étudie les propriétés électroniques des solides, par exemple, n’a absolument rien à faire de la gravitation dans l’étude de ces propriétés. Même aujourd’hui les opinions divergent quant au rôle de la gravitation. Certains physiciens estiment que nous ne pouvons pas comprendre complètement la grande unification sans la relier à la gravitation. D’autres préfèrent

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se focaliser sur la grande unification, sans se préoccuper de la gravitation. Quoi qu’il en soit, une poussée irrésistible de la recherche contemporaine tend à inclure l’enfant d’Einstein dans le jeu.

15.10

Une demande en mariage refusée

En tant que théorie classique, la théorie d’Einstein de la gravitation est élégamment complète, mais de même qu’Einstein avait des réserves sur la physique quantique, de même sa théorie a résisté obstinément à son mariage avec la physique quantique. Quand les principes quantiques sont appliqués à la théorie d’Einstein, la théorie qui en résulte n’a aucun sens. La gravitation quantique n’est pas renormalisable. Autrement dit, quand les physiciens essaient de sommer le nombre infini d’amplitudes associées à un processus gravitationnel, ils tombent sur une somme comme 1 + 2 + 3 + 4 + · · · . On peut entendre une grande variété d’opinions à ce sujet. Une opinion extrême est la suivante : le message de l’enfant d’Einstein est que la physique quantique doit perdre sa validité au-delà d’un certain point. D’autres estiment que c’est la théorie de la gravitation qui doit être modifiée. Où est la vérité ? La physique a commmencé avec la gravitation mais, ironiquement, elle pourrait aussi se terminer avec elle. De nos quatre interactions fondamentales, la gravitation est la moins bien comprise.

15.11

La quête d’Einstein

Le monde classique d’Einstein comprenait uniquement l’électromagnétisme et la gravitation, et Einstein était absolument convaincu que les deux étaient liés, en particulier après que Weyl eut démontré que l’électromagnétisme, tout comme la gravitation, reposait sur une symétrie locale. Après son travail impressionnant sur la gravitation, Einstein consacra sa carrière scientifique et son énergie à une quête frénétique d’une soi-disant théorie unifiée, une quête que certains de ses biographes ont estimée tragique. À ses contemporains, cette quête d’Einstein est apparue entêtée et erronée. Alors qu’Einstein était à la peine, le monde devenait quantique. Les interactions faibles et fortes avaient été découvertes et la phénoménologie se mit à dominer la physique fondamentale. Il semblait absurde et terriblement démodé d’insister sur l’unification de l’électromagnétisme et de la gravitation, alors que le monde comprenait deux autres interactions qui n’avaient rien à voir avec une symétrie

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F IGURE 15.2. Une proposition en mariage refusée : la théorie d’Einstein rejette la physique quantique.

locale. Se moquant des efforts futiles d’Einstein, Pauli eut la boutade suivante : « Qu’aucun homme ne joigne ce que Dieu a créé séparé ». Mais rira bien qui rira le dernier, car finalement Einstein a eu le dernier mot. En un sens, la grande unification réalise l’impossible quête d’Einstein. Les physiciens ont uni ce que Dieu avait seulement fait semblant de séparer. Alors qu’il est vrai que la grande unification des trois interactions, en omettant la gravitation, est très différente de ce qu’Einstein avait à l’esprit, sa vision d’un dessein unifié continue à nous inspirer aujourd’hui. J’ai commencé ce livre en disant que les physiciens sont soutenus par leur foi dans le fait que la Nature est, en définitive, simple et compréhensible. La marche vers la simplicité et l’unité a abouti aujourd’hui à une théorie de grande unification des interactions fortes, électromagnétiques et faibles (figure 15.3). Seule la gravitation reste en dehors du cadre. Les physiciens fondamentaux sont titillés par la pensée que peut-être un seul pas les sépare encore du Dessein Ultime.

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F IGURE 15.3. La marche vers l’unification au début du XXIe siècle (comparez avec la figure 4.6). Les physiciens fondamentaux sont titillés par la pensée que peut-être un seul pas les sépare encore du Dessein Ultime.

15.12

Les dimensions du monde

Il est peut-être ironique que la marche actuelle vers l’unification de la gravitation avec les trois autres interactions repose sur une idée ressuscitée des poubelles de l’histoire. En 1919, quatre ans seulement après qu’Einstein eut proposé sa théorie de la gravitation, le mathématicien et linguiste polonais Theodor Kałuza avança l’idée totalement folle que l’espace-temps pouvait être en fait de dimension cinq. L’idée fut développée par le physicien suédois Oscar Klein et devint ce que l’on appelle la théorie de Kałuza-Klein15e . Einstein avait marié l’espace et le temps, et il décrivait le monde comme doté de quatre dimensions : les trois dimensions d’espace familières et la dimension de temps. Mais pour Einstein l’espace demeurait de dimension trois, comme tout un chacun l’aurait pensé. Kałuza et Klein affirmaient quelque chose de

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beaucoup plus radical. Dans leur schéma, l’espace lui-même était de dimension quatre. Il en découlait que l’espace-temps était de dimension cinq. Comment aurions-nous pu rater une dimension supplémentaire de notre espace ordinaire après y avoir vécu toute notre vie ? Est-ce que Kałuza et Klein nous disaient qu’il y avait une autre direction le long de laquelle nous pouvions nous déplacer ? Afin de comprendre la réponse à ces questions, considérons une fourmi intelligente contrainte à se déplacer sur la surface d’un long tube. Un observateur pourrait se rendre compte que l’espace « habité » par la fourmi, la surface du tube, est en fait de dimension deux. Mais supposez que le rayon du tube soit plus petit que la plus petite distance que peut distinguer la fourmi. À cette fourmi, l’espace apparaîtrait de dimension un, puisqu’elle peut se mouvoir uniquement sur le tube. La fourmi conclurait qu’elle vit dans un espace-temps à deux dimensions : une dimension pour le temps et une dimension pour l’espace. Autrement dit, un tube très fin pourrait passer pour une ligne. Une inspection plus détaillée montrerait qu’un « point » sur la ligne est en fait un cercle. Kałuza et Klein supposèrent que chaque point de l’espace familier de dimension trois dans lequel nous nous déplaçons, est en fait aussi un cercle. Si le rayon de ces cercles était inférieur à la distance la plus petite que nous puissions mesurer, nous verrions les cercles comme des points, et nous serions induits en erreur en pensant que nous vivons dans un espace de dimension trois, au lieu d’un espace de dimension quatre. Pour l’instant, la discussion a uniquement un caractère géométrique. La physique est introduite grâce à l’hypothèse de Kałuza et Klein selon laquelle le monde, supposé être de dimension cinq, possède seulement des interactions gravitationnelles, telles que décrites par l’action d’Einstein. Kałuza et Klein se demandèrent ensuite comment les habitants de ce monde, trop myopes pour se rendre compte que ce qu’ils appelaient des points étaient en fait des cercles, percevraient la force de gravitation. À leur grande surprise, Kałuza et Klein s’aperçurent que ces habitants ressentiraient deux types de forces, qu’ils pouvaient interpréter comme une force gravitationnelle et une force électromanétique ! Dans la théorie de Kałuza-Klein, la théorie de Maxwell découle de celle d’Einstein. Plus précisément, si l’espace-temps est réellement de dimension cinq, alors la théorie de Maxwell émerge comme un morceau de l’action gravitationnelle d’Einstein. Nous pouvons donner une explication grossière de cette propriété ahurissante. Une force en dimension trois peut s’exercer dans trois directions différentes : après tout, cette propriété est équivalente au fait que l’espace est de dimension trois. Dans l’espace de dimension quatre de la théorie de

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Kałuza-Klein, la gravitation peut s’exercer dans quatre directions. Pour nous, habitants myopes, une force gravitationnelle s’exerçant dans les trois directions correspondant aux trois directions que nous connaissons et que nous chérissons, apparaît juste comme une force gravitationnelle. Mais que devient la force s’exerçant dans la quatrième direction, celle que nous sommes trop myopes pour la distinguer ? Nous pourrions l’interpréter comme une autre force. Le lecteur peut imaginer notre espace-temps à quatre dimensions comme une représentation approchée d’un espace-temps de dimension cinq. Une action décrivant la physique dans un espace-temps de dimension cinq se scinde en morceaux quand on l’examine sous l’angle de l’approximation à quatre dimensions. Kałuza et Klein trouvèrent que l’un de ces morceaux décrivait la gravitation et l’autre l’électromagnétisme. À la lumière de la discussion ci-dessus, le fait que deux forces différentes puissent émerger de la théorie de Kałuza-Klein n’est pas surprenant. Ce qui est surprenant est que la seconde force possède précisément le caractère d’une force électromagnétique. Einstein en fut abasourdi. Il écrivit à Kałuza que l’idée que l’espace puisse être de dimension quatre ne lui était jamais venue à l’esprit. Einstein adorait cette théorie.

F IGURE 15.4. Les dimensions du monde. « Pourquoi Mort marche-t-il avec deux paires de lunettes 3D ? Il essaie de trouver la sixième dimension ! » Courtoisie de Topps Chewing Gum, Inc.

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15.13

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Trop petit pour y entrer

Dans la théorie de Kałuza-Klein, l’énorme disparité en intensité entre les interactions gravitationnelles et électromagnétiques peut être expliquée si le rayon du cercle est incroyablement petit, quelque chose comme 1018 fois plus petit que le rayon du proton. La théorie remplace un nombre fabuleusement petit – l’intensité de l’interaction gravitationnelle comparée à celle des autres interactions – par un autre nombre extraordinairement petit. À présent, les physiciens n’ont pas de compréhension profonde de la raison pour laquelle, des quatre dimensions d’espace, l’une d’entre elles est si minuscule alors que les autres s’étendent sur tout l’Univers. Mais la théorie est compatible avec l’observation, dans le sens où le rayon du cercle ne s’avère pas être, disons d’un centimètre. La théorie de Kałuza-Klein, aussi extrême soit-elle, est raisonnablement modérée comparée à ce qui a été imaginé par des écrivains de science-fiction. Non, il n’y pas moyen de faire du tourisme dans la cinquième dimension. Les cercles sont si minuscules que même les particules subnucléaires ne peuvent pas y pénétrer. Au fil des ans, la théorie de Kałuza-Klein a inspiré une collection d’illuminés qui ont proposé des idées similaires fondées sur un abus de langage pour le terme « dimension. » Le point est qu’il ne suffit pas d’affirmer que l’espace possède un nombre de dimensions qui soit un pur produit de l’imagination. Kałuza et Klein ont dû analyser l’action en détail pour voir ce qu’ils obtenaient dans l’espace-temps de dimension quatre. Qu’il en émerge ou non l’électromagnétisme ne dépendait pas d’eux. 15.14

Le règne de la symétrie locale

La propriété la plus étonnante de la théorie de Kałuza-Klein, à savoir que la gravitation engendre l’électromagnétisme, est comprise aujourd’hui comme une conséquence de la symétrie locale. Rappelez-vous la discussion de la symétrie locale au chapitre 12. Einstein avait construit sa théorie à partir des transformations de coordonnées locales, ce qui avait inspiré Weyl pour fonder également l’électromagnétisme sur une symétrie locale, une symétrie connue aujourd’hui sous le nom de symétrie de jauge. Dans la théorie de Kałuza-Klein, l’action écrite dans un espace-temps de dimension cinq possède une symétrie locale, à savoir une invariance par les transformations locales de coordonnées de cet espacetemps. Lorsque l’espace-temps est réduit à quatre dimensions, la symétrie locale que possède cette action ne peut pas se volatiliser. Ainsi, les morceaux dans lesquels se scinde l’action ne peuvent pas faire autre chose que de devenir

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ces actions connues pour exhiber une symétrie locale, à savoir l’action d’Einstein et celle de Maxwell-Weyl. La découverte des interactions faibles et des interactions fortes, deux interactions qui semblaient n’avoir rien à voir avec une symétrie locale, expédia la théorie de Kałuza-Klein dans les poubelles de l’histoire. La phénoménologie tenait le haut du pavé, et la théorie de Kałuza-Klein, reposant sur la géométrie, devint une antiquité curieuse et sans espoir. Lorsque j’étais étudiant en physique, personne ne mentionnait cette théorie. Puis les partisans des symétries exactes firent leur retour en fanfare. Les trois interactions autres que la gravitation se révélèrent toutes fondées sur une symétrie locale et exacte de Yang-Mills. Les physiciens qui cherchaient un lien entre la gravitation et les théories de grande unification se tournèrent naturellement vers la théorie de Kałuza-Klein. Mais ils eurent d’abord à la généraliser de façon à produire l’action de Yang-Mills. Kałuza et Klein avaient supposé que chaque point de notre espace à trois dimensions était en fait un cercle minuscule. Il est naturel d’essayer de voir ce qui se passerait si chaque point était en fait une sphère minuscule. Notez que l’espace-temps devient alors de dimension six, car la sphère est une surface à deux dimensions. De façon assez ahurissante, l’action de Yang-Mills émerge sans crier gare ! Plus précisément, l’action d’Einstein de l’espace-temps à six dimensions se scinde en deux morceaux qui, vus sous l’angle de l’espace-temps à quatre dimensions, sont en fait un morceau correspondant à l’action d’Einstein à quatre dimensions et l’autre morceau à l’action de Yang-Mills. Les mathématiciens appellent espaces compacts des espaces courbes et fermés comme la sphère et le cercle. En général, nous pouvons supposer qu’un point de notre espace tri-dimensionnel est en fait un minuscule espace compact de dimension d, de sorte que l’espace ordinaire est de dimension [3 + d] et l’espace-temps de dimension [4 + d]. Étant donné un espace compact, les physiciens peuvent écrire la théorie de Kałuza-Klein correspondante. Les mathématiciens ont inventé des espaces compacts de toutes sortes, certains de formes si bizarres que l’on peine à se les représenter. En général, un espace compact donné est invariant par un certain nombre de transformations géométriques. La sphère, par exemple, est invariante par toute rotation autour de son centre. De fait, c’est la symétrie des objets géométriques qui a fourni la motivation originale de la notion de symétrie. Il est remarquable que la symétrie géométrique de l’espace compact utilisé dans la théorie de Kałuza-Klein émerge comme la symétrie locale de l’action de Yang-Mills.

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La géométrie dans la physique

La métamorphose de la symétrie géométrique en symétrie physique de l’action est extrêmement belle à observer mais, malheureusement, elle ne peut être appréciée à sa juste valeur que si elle revêt le splendide manteau des mathématiques. Tout au long de ce livre, j’ai essayé de transmettre mon émerveillement devant la beauté saisissante de la théorie d’Einstein de la gravitation et la théorie de Yang-Mills des autres interactions, mais la découverte que l’une émerge de l’autre peut seulement être qualifiée d’époustouflante.

15.16

La gravitation est-elle fondamentale ?

Je veux cependant mettre le lecteur en garde : la théorie de Kałuza-Klein est loin de faire consensus, et il existe de nombreuses idées concurrentes. Par exemple, une minorité de physiciens exprime l’opinion selon laquelle la gravitation n’est pas du tout une interaction fondamentale, mais une simple manifestation de la grande unification d’une théorie de jauge15f . Dans cette perspective, l’interaction de jauge engendre la gravitation, plutôt que l’inverse. La philosophie de cette approche est résumée dans l’aphorisme : La lumière fut, donc la pomme a chu. Quelques physiciens ont critiqué la théorie de Kałuza-Klein sous prétexte qu’elle exacerbe la difficulté de renormaliser la théorie d’Einstein de la gravitation. Le lecteur peut aisément comprendre que, plus les dimensions de l’espacetemps sont élevées, plus on doit sommer de processus, simplement parce que chaque processus possède un plus grand nombre de directions pour se développer – et plus on doit sommer d’histoires, moins il est probable que la somme ait un sens. Nous verrons que certains physiciens pensent que ce problème est en voie d’être résolu.

15.17

Matière et lumière

Les livres de physique décrivent le monde en termes de matière et de lumière. Notre description est devenue plus sophistiquée mais la dichotomie a persisté. D’un côté se tiennent les quarks et les leptons, connus collectivement sous le nom de fermions ; de l’autre les bosons de jauge et le graviton, connus collectivement sous le nom de bosons : voir la note 2d. Par exemple, sur la figure 14.3, les cercles dénotent les fermions, les flèches les bosons. Les navettes effectuées par les bosons entre les fermions produisent les forces que nous observons.

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Les théories que nous avons examinées jusqu’ici dans ce livre traitent différemment les bosons et les fermions. Dans une théorie de jauge, le groupe de symétrie fixe le nombre de bosons de jauge. Au contraire, un théoricien est libre d’attribuer les fermions à une représentation arbitraire du groupe de jauge. Par exemple, une fois que Georgi et Glashow eurent décidé de choisir le groupe SU (5), ils ont été contraints par la théorie des groupes d’introduire un nombre fixé de bosons de jauge. Les bosons X et Y devaient être présents, que cela plaise ou non à Georgi et Glashow. La théorie des groupes ne fixe pas par elle-même le nombre de champs de quarks et de leptons : la seule exigence est qu’ils s’adaptent à une représentation du groupe. Georgi et Glashow durent faire appel aux données expérimentales pour savoir que chaque génération contenait quinze champs de quarks et de leptons. Ainsi que je l’ai expliqué au chapitre précédent, l’adaptation sans faille de ces quinze champs aux représentations de dimension cinq et dix de SU (5) nous fournit une raison majeure de vouloir croire à la grande unification. À présent, les physiciens ne comprennent pas pourquoi le Concepteur Ultime a choisi ce nombre particulier de champs de fermions. Par exemple, le groupe SU (5) possède une représentation de dimension vingt-quatre. Un théoricien pourrait facilement envisager de construire une théorie de grande unification fondée sur SU (5), avec vingt-quatre champs de fermions attribués à la représentation de dimension vingt-quatre. L’Univers qui en résulterait, bien que très différent du nôtre, serait un Univers parfaitement viable mathématiquement. Pourquoi a-t-Il choisi quinze au lieu de vingt-quatre ? Ainsi, la dichotomie entre fermions et bosons15g peut être exprimée plus nettement sous forme de question : comment le Concepteur Ultime a-t-Il décidé du nombre de fermions et des représentations qu’Il leur a attribuées ? De fait, pourquoi le Concepteur Ultime a-t-Il seulement décidé d’inclure des fermions, étant donné que la symétrie de jauge ne les exige pas ? 15.18

La symétrie devient super

Pour répondre à ces questions, certains théoriciens ont avancé des arguments en faveur d’une symétrie reliant les bosons et les fermions, une symétrie dans laquelle les fermions sont transformés en bosons et vice-versa. Ils argumentent que matière et lumière ont une même origine. En phase avec notre âge des hyperboles, la symétrie en question a été appelée « supersymétrie » par ses inventeurs. Je regrette personnellement cette banalisation du mot « symétrie » et ce qu’elle implique. Inévitablement, les partisans

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de la supersymétrie sont parfois appelés des superphysiciens et leur domaine la superphysique. Il est assez décevant de constater que la motivation originale, qui était de relier les bosons et les fermions connus, n’a pas fonctionné. Il s’avère que la supersymétrie relie les bosons et les fermions connus à des fermions et des bosons encore hypothétiques. Si la supersymétrie est correcte, alors toute particule connue doit avoir un partenaire supersymétrique. Si l’on double le nombre de particules, on s’amuse deux fois plus. La brutale naissance (hypothétique) d’un si grand nombre de particules nouvelles a fait déborder le registre de leurs noms. En désespoir de cause, le registre a affublé les superpartenaires des quarks et des leptons de noms monstrueux : « squarks » et « sleptons », qui sont donc des bosons. Encore plus hardiment, le registre a donné aux superpartenaires des bosons, qui sont donc des fermions, des noms construits avec le diminutif italien « ino », que nous avons déjà rencontré dans « neutrino. » Le photon est ainsi associé au photino, le graviton au gravitino, le boson de Higgs (BEH) au higgsino, et ainsi de suite. Toutes ces particules hypothétiques sont des fermions. Mais quand on en est arrivé au boson W, il a bien fallu donner à son superpartenaire le nom malheureux de wino. Les expérimentateurs ont échoué à mettre en évidence ces particules requises par la supersymétrie. Il se pourrait que ces superpartenaires soient si lourds qu’ils ne puissent pas être produits par les accélérateurs actuels. La chasse aux superpartenaires a été activement menée à l’accélérateur le plus puissant du monde, le LHC au CERN à Genève, depuis sa mise en service en 2010. Mais cette chasse n’a pour l’instant rien donné. À présent, la supersymétrie, tout comme les théories de Yang-Mills dans les années 1950 et 1960, est une théorie mathématique en attente d’un monde à décrire. De plus, dans une supersymétrie non brisée, les superpartenaires devraient avoir la même masse que leurs partenaires ordinaires. Le fait que l’expérience ait repoussé les masses des superpartenaires à des valeurs très élevées, de plusieurs centaines de fois la masse du nucléon au moins, montre que la supersymétrie est, de toute façon, fortement brisée. Les théoriciens ont systématiquement rendu supersymétriques les diverses théories existantes. Par exemple, la version supersymétrique de la théorie d’Einstein de la gravitation, connue sous le nom de supergravité, prolonge la théorie d’Einstein en y incluant le partenaire supersymétrique du graviton, le gravitino. La supersymétrie, étant de plus grande envergure que les symétries prises en considération jusqu’ici, est par conséquent plus restrictive. De fait, elle est si restrictive que plusieurs théories supersymétriques ne peuvent pas être construites dans un espace-temps à quatre dimensions. On est obligé, en raison

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des mathématiques utilisées, d’envisager la théorie dans un espace-temps de dimension plus élevée.

15.19

Supercordes

Parmi les approches récentes au dessein ultime, on doit mettre en exergue l’idée ambitieuse et révolutionnaire des supercordes, développée par John Schwarz, Michael Green et d’autres. Le langage de la physique fondamentale est celui de la théorie des champs quantiques, très sophistiquée et construite au cours des deux cents dernières années. Mais, alors que la théorie des champs quantiques a atteint récemment un grand niveau de raffinement, elle est fondée en définitive sur la notion simple et intuitive que les particules sont des boules minuscules assimilables à des points mathématiques. À la fin des années 1960 se développa progressivement la notion que nous pourrions peut-être construire des théories dont les entités fondamentales soient des morceaux de ligne. Le résultat fut baptisé théorie des cordes. Une particule fondamentale est représentée par une petite corde vibrante. Si ce bout de corde est beaucoup plus petit que la résolution de nos instruments expérimentaux, elle aura l’apparence d’une particule ponctuelle. La propriété remarquable de la théorie des cordes est qu’une même corde qui vibre de façon différente peut nous apparaître sous forme de particules différentes. En vibrant d’une certain façon, elle nous apparaît comme un graviton, en vibrant d’une autre façon, elle nous apparaît comme un boson de jauge. Ainsi, la théorie des cordes nous met sur la voie de la promesse d’une véritable grande unification, où la gravitation soit intiment liée aux interactions de la grande unification habituelle. Au cours des années 1980, Schwarz et d’autres ont imposé la supersymétrie à la théorie des cordes, obtenant ainsi la théorie des supercordes. Il s’avère que la théorie des supercordes ne peut être formulée de façon cohérente que dans un espace-temps à dix dimensions. Une fois de plus, pour faire le lien de la théorie avec les observations, on doit invoquer la théorie de Kałuza-Klein. Si nous ne testons pas la corde avec des instruments trop fins, la théorie des supercordes se réduit effectivement à une théorie des champs qui contient de façon naturelle la théorie d’Einstein de la gravitation et la théorie de jauge de Yang-Mills. En 1984, Green et Schwarz ont découvert que la théorie des supercordes possède des propriétés étonnamment attrayantes. En particulier, grâce à la structure complexe de ses symétries, la version quantique des supercordes est renormalisable. Étant donné que la théorie des supercordes contient la théorie d’Einstein de la gravitation, il est possible que Green et Schwarz aient résolu le problème ancien de sa renormalisabilité.

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L’enfant d’Einstein a finalement décidé de se marier avec la physique quantique, mais seulement comme partie d’une théorie plus vaste et qui l’englobe. De nombreux théoriciens travaillent fiévreusement sur les supercordes, mais d’autres sont fondamentalement sceptiques. 15.20

Le baroque et le rococo

Dans les paragraphes qui précèdent, j’ai conduit le lecteur aux limites des connaissances actuelles sur la physique. Actuellement, il semble que nous vivions dans une ère où des centaines de fleurs éclosent et une centaine d’écoles sont en compétition. L’excitation est dans l’air. Mais il reste à voir si une quelconque des idées théoriques sur le dessein ultime se révèlera correcte. Un point de vue conservateur et timide est que même la grande unification n’a pas été solidement établie par l’expérience. Un signe inquiétant est que, alors que la théorie de grande unification SU (5) de Georgi et Glashow s’ajuste exactement aux particules observées et à leur comportement, les développements ultérieurs impliquent tous des particules qui ne sont pas observées. Dans l’histoire de l’art, le baroque et le rococo suivirent la Renaissance. En physique fondamentale, après une ère d’unification et de simplification, il semble que nous soyons entrés dans une ère de fioritures et de complexification. Les développements récents semblent aller de complication en complication ; en particulier les supercordes font intervenir des mathématiques d’une grande complexité, nécessitant de la part des physiciens un véritable bond dans leur culture mathématique. En dépit de cette escalade dans les complications, la plupart des physiciens fondamentaux voient l’avenir en rose. Dans notre hubris sans limites, nous avons l’impression que nous sommes au seuil de connaître réellement Sa pensée. Les détails des recherches en cours en physique fondamentale ne sont pas d’un grand intérêt pour le lecteur profane. Le point important est que les symétries jouent un rôle dominant dans les théories qui sont prises en considération aujourd’hui, depuis la grande unification jusqu’aux supercordes. Les complexités de ces théories sont telles que personne ne pourrait les avoir construites en suivant le schéma de la physique du XIXe siècle. Les physiciens doivent se reposer sur le Tigre Brûlant. 15.21

Le rêve des Anciens

Dans une conférence donnée en 1933, juste avant que l’approche phénoménologique ne prenne le contrôle de la physique, Einstein déclara : « Je suis persuadé

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que nous pouvons faire des découvertes en utilisant des constructions purement mathématiques de concepts et de lois. . . qui puissent fournir la clé à la compréhension des phénomènes naturels. Il est possible que l’expérience suggère les concepts mathématiques adéquats, mais ceux-ci, presque certainement, ne peuvent pas en être déduits. . . En un certain sens, par conséquent, je tiens pour vrai que la pensée peut appréhender la réalité, ainsi que les Anciens l’avaient rêvé. » Les développements récents semblent donner raison à Einstein15i . Notre bond en avant actuel dans la compréhension des résultats de l’expérience résulte de l’accent que nous avons mis sur les impératifs esthétiques.

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Le cours du temps

J’ai gardé pour la fin la symétrie la plus mystérieuse de toutes, la symétrie des lois physiques par rapport au renversement du sens du temps, ou renversement du temps pour faire court. Les physiciens disent que la Nature est invariante par renversement du temps si les lois de la Nature ne déterminent pas la flèche du temps, le sens dans lequel le temps s’écoule. Comme dans notre discussion de la parité, je dois donner une définition précise et opérationnelle de l’invariance par renversement du temps, de façon à éviter toute confusion potentielle. Filmez un processus physique quelconque. Maintenant, projetez-le à l’envers. Est-ce que le processus que vous observez dans le film projeté à l’envers contredit les lois de la physique ? Si ce n’est pas le cas, on dit que les lois de la physique sont invariantes par renversement du temps. Cette définition opérationnelle rend parfaitement clair que l’invariance par renversement du temps n’a strictement rien à voir avec un possible voyage dans le passé. Remarquez que l’invariance par renversement du temps dit seulement que le processus tel qu’il est vu dans le film passé à l’envers, le processus appelé renversé dans le temps, est physiquement possible. Dans une émission de recettes de cuisine, nous regardons un apprenti cuisinier maladroit qui laisse tomber un œuf, lequel s’écrase sur le sol. On projette le film à l’envers, provoquant l’hilarité générale : l’œuf cassé se reconstitue et remonte jusque dans la main de l’apprenti cuisinier. Mais, en ce qui concerne les lois physiques, ce processus est parfaitement possible, par exemple il ne viole pas la conservation de l’énergie, mais il est extrêmement improbable. Quand l’œuf tombe et se casse, les molécules se répartissent sur le carrelage de la cuisine. Mais si nous pouvions

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nous arranger pour que toutes ces molécules inversent leurs vitesses à un instant donné, alors le processus renversé par le temps se produirait effectivement. Le sens du temps est risiblement évident dans cet exemple. Il se peut que ce ne soit pas le cas. Prenez l’exemple d’un acteur qui parle dans un film muet : à moins de lire sur les lèvres, on aura du mal à savoir si le film est passé à l’endroit ou à l’envers. Mais, si l’acteur est méridional, on pourrait le savoir grâce à ses gesticulations. De façon générale, les physiciens pensent que la flèche du temps dans les phénomènes macroscopiques est engendrée par le comportement collectif du nombre énorme de particules impliquées. Prenons l’exemple familier où l’on verse lentement de l’eau chaude dans un verre d’eau froide. Nous savons tous ce qui va se passer : au cours du temps, l’eau devient tiède. Au niveau microscopique, les molécules de l’eau chaude se déplacent plus vite que celles de l’eau froide. Quand l’eau chaude vient au contact de l’eau froide, les molécules rapides et les molécules lentes entrent en collision. Ces collisions font qu’au bout d’un certain temps toutes les molécules se déplacent à la même vitesse, intermédiaire entre les vitesses initiales, et l’eau devient tiède. Mais la physique qui régit les collisions de molécules est en fait invariante par renversement du temps, et toute collision peut être inversée. Deux molécules de même vitesse peuvent subir une collision telle qu’une des deux molécules repart avec une vitesse élevée et l’autre avec une vitesse plus faible, en respectant la conservation de l’énergie. Si nous prenons un film des collisions d’un petit nombre de molécules et que nous le projetons à l’envers, le déroulement des événements nous semble plausible, en accord avec les lois de la physique. Personne, bien sûr, n’a jamais observé de l’eau tiède qui se sépare spontanément en une couche d’eau chaude et une couche d’eau froide. Cependant, le point est que les lois de la physique ne sont pas contredites par une telle séparation. Il n’en reste pas moins qu’une telle séparation serait extrêmement improbable. Il faudrait un hasard incroyable pour que toutes les molécules rapides se retrouvent spontanément, disons dans la couche du haut, tandis que les molécules lentes se retrouveraient dans la couche du bas. Étant donné le nombre gigantesque de molécules, la probabilité d’une telle séparation serait d’une faiblesse stupéfiante. D’une faiblesse stupéfiante, certes, mais pas nulle. Si nous pouvions observer le verre d’eau tiède sur des durées excédant largement l’âge de l’Univers, alors nous aurions une chance de voir la séparation se produire, nous observerions l’espace d’un instant un bloc de glace et de la vapeur sifflante. Étant donné que les phénomènes macroscopiques complexes peuvent se réduire à des phénomènes microscopiques tels que les collisions de deux molécules, les physiciens se sont focalisés sur les processus microscopiques.

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Depuis l’époque de Newton, les physiciens ont essayé d’inverser le sens du temps dans les processus microscopiques, afin de vérifier si la Nature, au niveau fondamental, connaissait la flèche du temps. De nombreuses expériences ont été réalisées, et c’est seulement très récemment, grâce à une expérience utilisant des mésons B, que l’on a pu mettre en évidence directement la violation de l’invariance par renversement du temps. 16.2

La chute de l’invariance par renversement du temps

J’ai expliqué au chapitre 3 que, après la chute de l’invariance par parité, les physiciens choqués se mirent à vérifier tous les principes sacro-saints. Ils ont immédiatement découvert que la Nature viole aussi l’invariance par conjugaison de charge, l’énoncé selon lequel la matière et l’antimatière se comportent exactement de la même façon. Dans la discussion qui va suivre, il sera commode de noter P l’opération parité, C l’opération conjugaison de charge et T l’opération renversement du temps. Vous vous souvenez aussi qu’après que les physiciens eurent découvert la violation de l’invariance par parité et par conjugaison de charge, ils ont d’abord pensé que la Nature respectait encore l’invariance par l’opération combinée CP, dans laquelle on effectue simultanément une réflexion dans un miroir et une transformation des particules en antiparticules et vice-versa. Mais quelques années plus tard, en 1964, des expérimentateurs montrèrent que la Nature violait aussi CP de temps à autre dans la désintégration faible des mésons K neutres. Mais qu’est-ce que cela peut bien avoir à faire avec l’invariance par renversement du temps ? Il s’avère qu’un théorème16a plutôt abscons fut démontré dans les années 1950. Le théorème énonce que, dans un monde régi par une théorie relativiste des champs quantiques, on peut violer l’invariance par parité, l’invariance par conjugaison de charge et l’invariance par renversement du temps, chacune à loisir, mais on ne peut pas violer l’invariance par le produit combiné CPT. Plus concrètement comme théoricien, je peux écrire aisément des lois physiques quantiques et invariantes de Lorentz qui violent C, P et T séparément, sans me demander si ces lois décrivent le monde réel. . ., et cependant, si je prends n’importe quel processus physique et que je le transforme en un autre en prenant son reflet dans un miroir, en transformant les particules en antiparticules et vice-versa, et finalement en inversant le sens du temps, alors ce processus transformé est permis par mes lois physiques. Ce théorème, connu sous le nom de théorème CPT, se classe certainement parmi un des théorèmes les plus étranges et les plus profonds conçus et démontrés par l’esprit humain. Étant donné que la théorie relativiste des

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champs quantiques découle du mariage du principe de l’invariance relativiste et des principes quantiques, son pedigree est impeccable. Et les physiciens, sauf développement totalement imprévu, détesteraient abandonner ce théorème. Étant donné le théorème CPT et l’observation de la violation de l’invariace CP, on en conclut logiquement que l’invariance par renversement du temps, T, doit aussi être violée16b . En conclusion, les physiciens avaient depuis 1964 une présomption indirecte forte que la Nature violait l’invariance par renversement du temps, mais jusqu’en 2012 cette violation n’avait pas pu être montrée directement16c . C’est chose faite depuis cette date, où l’expérience BABAR à Stanford, Californie, a montré directement cette violation en utilisant la désintégration de paires de mésons B neutres. 16.3

La conscience du temps Vous devez vous en souvenir Un baiser est un baiser Un soupir est un soupir Les fondamentaux s’appliquent Comme le temps passe – As time goes by, Hermann Hupfield

J’ai gardé la discussion de l’invariance par renversement du temps pour les pages finales de Vertigineuses symétries parce que je ne la comprends pas. Et personne d’autre ne la comprend. Comme physicien, je vous ai dit tout ce que je sais de l’invariance par renversement du temps : les lois fondamentales de la physique ne choisissent pas un sens du temps, sauf dans les désintégrations rarissimes de certaines particules bla bla bla. Mais, en tant qu’être conscient, je sais parfaitement qu’il y a un sens du temps, une flèche du temps. Je me moque de ce que les physiciens peuvent dire, je sais bien que l’écoulement du temps est incontestable. Pour ceux qui s’aiment et les autres, le temps passe. En physique, le temps est traité simplement comme un paramètre mathématique : quand le temps passe, les diverses quantités physiques varient en accord avec les lois physiques. Einstein a rendu le mystère encore plus épais en traitant l’espace et le temps sur un pied d’égalité. Cependant, en tant qu’être conscient, je sais que le temps est différent de l’espace : je peux aller vers le Nord, vers le Sud ou dans toute autre direction, mais je ne peux suivre qu’une seule direction de temps16e . Nous sommes confrontés ici à une impasse, inévitable en raison d’un principe fondamental de la science : l’exclusion de la conscience. Les physiciens

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prennent soin de dire que leur savoir est limité au monde physique. Le fait que l’on se soit rendu compte que le monde peut être divisé entre monde physique et monde spirituel est certainement un tournant dans l’histoire intellectuelle de l’humanité, qui a rendu possible l’avènement de la science occidentale. Mais finalement nous devons traverser la ligne de démarcation. Je pense qu’une compréhension profonde de l’invariance par renversement du temps nous mènerait au-delà de cette ligne. Est-ce que la flèche du temps perçue par notre conscience est engendrée de la même façon qu’une flèche du temps apparente est engendrée lorsque nous mélangeons de l’eau froide et de l’eau chaude ? Est-ce qu’un jour quelqu’un percevra soudain, même pour un instant, un temps qui s’écoule en sens inverse ? D’une certaine façon, je ne le pense pas. Je n’ai pas de bonne raison pour le croire, mais je refuse de penser que notre perception du temps est simplement une illusion des probabilités. La possibilité que notre perception du temps soit liée à la violation de l’invariance par renversement du temps dans la désintégration extrêmement rare de quelques particules subnucléaires exotiques, ne semble pas tenable, même si elle n’est pas absolument inconcevable. Ni les mésons K, ni les mésons B, ne sont présents dans nos cerveaux. De plus, comment un effet minuscule dans l’interaction faible pourrait-il régir le comportement du cerveau qui, pour plupart des physiciens, est entièrement régi par les interactions électromagnétiques ? La physique n’a pas été capable de fournir une réponse. Que la conscience existe dans l’Univers est indéniable. Que la science en général, et la physique en particulier, n’abordent pas le plus éblouissant de tous les phénomènes est flagrant. La conscience, aussi centrale dans notre existence, demeure un mystère16f . Un indice alléchant vient de la physique quantique. Depuis les premiers balbutiements de la physique quantique, quand on s’est rendu compte que l’observation perturbe inévitablement l’objet observé (comme l’énonce le principe d’incertitude), les physiciens et les philosophes ont spéculé sur un lien possible entre la conscience et le mystère probabiliste de la physique quantique. Il ne manque pas de spéculations et de méditations sur ce sujet, mais on peut affirmer que l’immense majorité des physiciens pratiquant la physique quantique estiment que ce qui a été écrit sur le sujet est extrêmement difficile, voire impossible à comprendre16g . Un journaliste de télévision demanda un jour à l’éminent physicien Murph Goldberger s’il lui était arrivé de travailler dans ce domaine. Il répondit que chaque fois qu’il avait essayé de réfléchir à ces questions, il s’asseyait, prenait une feuille blanche, taillait son crayon – et ne trouvait jamais rien à écrire. Ceci est un bon résumé de notre compréhension actuelle du rôle de la conscience en physique.

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En définitive, la discussion se résume à celle de savoir si la science peut expliquer la vie ; c’est-à-dire s’il existe une « force vitale », à défaut d’un terme plus approprié, extérieure au domaine de la pensée rationnelle. Est-ce que la conscience humaine est juste le résultat d’ensembles de neurones échangeant des signaux électromagnétiques ? Est-ce que le cerveau pensant n’est rien d’autre qu’une collection de quarks, d’électrons et de gluons ? Je ne le pense pas. Est-ce que j’ai un argument convaincant ? Non, c’est simplement que comme physicien je n’ai pas suffisamment d’hubris pour penser que la physique peut tout englober. Quand Il a imposé l’action symétrique du monde, y a-t-Il vu la conscience humaine ? Est-ce que la conscience est une partie de l’action, ou bien est-elle au-delà du domaine de l’action symétrique ? Sir Arthur Eddington (1882-1944), un éminent astrophysicien britannique, qui soutenait des idées farfelues vers la fin de sa vie, énonça un jour la parabole suivante : dans un village côtier, un pêcheur féru de science proposa un jour une loi de la mer stipulant que les poissons avaient tous plus de trois centimètres de long. Mais il oublia de prendre en compte que tous les filets avaient des mailles de trois centimètres. Est-ce que nous pouvons attraper la conscience avec les filets que nous utilisons ? Ainsi vont les pensées nocturnes d’un physicien contemporain, pleinement conscient, et qui est un peu effrayé par l’obscurité. Mais il vaut mieux que je m’arrête ici et que je revienne à quelque chose à laquelle je crois : la symétrie, par exemple. 16.4

La nature de la bête

Nous avons effectué un long parcours avec le Tigre Brûlant. En partant de la découverte que le Paradis n’est pas au-dessus de nos têtes, les symétries ont joué un rôle central dans notre compréhension du monde physique. Partant de la symétrie de rotation, les physiciens ont formulé des symétries de plus en plus absconses. Mais les notions de base et les motivations restent les mêmes. Les physiciens fondamentaux sont nourris par la foi que le dessein ultime baigne dans les symétries. La physique contemporaine n’aurait pas pu exister si nous n’avions pas été guidés par les symétries. Einstein nous a montré comment les secrets de la gravitation pouvaient être maîtrisés en une seule chute vertigineuse. En s’inspirant d’Einstein, les physiciens ont imposé les symétries et constaté qu’une conception unifiée du monde était possible. Ils ont entendu les symétries murmurer à leurs oreilles. À mesure que la physique s’éloignait de l’expérience quotidienne et se rapprochait de la pensée de l’Architecte Ultime, nos esprits se sont entraînés à voir au-delà de leurs mouillages familiers. Nous avons besoin du Tigre Brûlant.

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Écrivant au sujet du poème de Blake sur le Tigre Brûlant16h , le critique Lionel Trilling fit remarquer que, jusqu’à la cinquième strophe, le poète a cherché à définir la nature du Tigre à partir de celle de Dieu, mais à partir de la sixième strophe, le ton du poème change et c’est Dieu qui est défini par la nature du Tigre. Dans la même veine, j’imagine volontiers un Architecte Ultime défini par la symétrie, un Deus Congruentiae. Le point qu’il faut apprécier est que les théories contemporaines, comme la grande unification ou les supercordes, ont une structure mathématique si riche et si complexe que les physiciens ont dû rassembler toutes les ressources des symétries pour les construire. Elles ne peuvent pas surgir de nulle part. On ne peut pas non plus les construire en ajustant laborieusement les résultats expérimentaux les uns après les autres. Ces théories sont dictées par la symétrie. Est-ce que les développements récents en physique fondamentale représentent le commencement de la fin dans notre recherche de la compréhension du monde, ou est-ce que ce sont simplement le signal de la fin du commencement ? Les optimistes proclament que nous connaîtrons le dessein ultime dans peu de temps. Les pessimistes marmonnent que nous sommes comme face à un puzzle dont nous avons réussi à emboîter quatre pièces, sans nous rendre compte qu’il en restait des centaines dans la boîte. Les traditionnalistes rejettent le fait de fonder les théories sur l’esthétique, plutôt que sur la dure réalité. Certaines théories, comme les supercordes, sont si éloignées de la réalité perçue qu’elles pourraient bien s’effondrer. Ou peut-être vont-elles devenir stériles, comme le devint par exemple la théorie atomique au temps de Démocrite ? 16.5

Avions-nous le choix ? Lorsqu’il portait un jugement sur une théorie scientifique, la sienne ou celle d’un autre, il se demandait s’il aurait construit l’Univers de cette façon, s’il avait été Dieu. Ce critère [. . .] révèle la foi d’Einstein dans la simplicité et la beauté ultimes de l’Univers. Seul un homme avec une profonde conviction religieuse et artistique que la beauté était là, attendant d’être découverte, aurait pu construire ces théories dont la caractéristique la plus frappante, dépassant de loin leurs succès spectaculaires, était leur beauté. – Banesh Hoffman On a dit que la plus grande louange de Dieu consiste en Son déni par un athée, qui trouve la création si parfaite qu’il peut se passer d’un créateur. – Marcel Proust

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À mesure que les physiciens s’approchent du dessein ultime, ils commencent à se confronter au problème de l’unicité. Si nous croyons que le dessein ultime est le plus élégant possible, en découle-t-il qu’il soit le seul possible ? Un jour Einstein a dit : ce qui m’intéresse vraiment, c’est de savoir si Dieu pourrait avoir construit le monde16i d’une façon différente : à savoir, est-ce que la nécessité de la simplicité logique nous laisse une quelconque liberté ? » La plupart de ceux qui comme moi travaillent sur la physique fondamentale partagent ce sentiment. Nous voulons savoir s’Il avait un choix quelconque. Les théories de grande unification ne passent pas ce test d’unicité. Lorsque l’on en construit une, on peut choisir n’importe quel groupe, et une fois prise la décision sur le groupe, nous pouvons encore choisir les représentations auxquelles appartiennent les fermions. Pourquoi aurait-Il choisi SU (5), s’Il l’a effectivement choisi ? Pourquoi n’a-t-Il pas pris SU (4), ou SU (6), ou même SU (497), si effectivement Il ne l’a pas fait ? Nous ne savons pas pourquoi. Bien sûr, la plupart des choix alternatifs ne conduiraient pas au monde tel que nous le connaissons, mais là n’est pas la question. Quelques théoriciens s’amusent à poser la question : « si on me donnait quarante-cinq fermions, comment construirais-je l’Univers ? Est-ce que je choisirais SU (5) en répartissant les fermions entre trois générations, ou bien existe-t-il un meilleur plan ? » Il est remarquable qu’en imposant un petit nombre de règles fondées sur des principes généraux, le choix puisse être considérablement restreint. Mais qui a décidé des quarante-cinq fermions ? Beaucoup de physiciens fondamentaux pensent qu’en imposant des symétries encore plus restrictives, nous pourrions conclure qu’il n’existe qu’une seule action possible pour le monde. Alors que des philosophes, tel celui caricaturé par Voltaire sous le nom de Pangloss, ont affirmé dans le passé que notre monde était « le meilleur des mondes possibles », les physiciens fondamentaux sont aujourd’hui épris de l’hubris ultime et prétendent prouver que notre monde est le seul possible. De fait, cette vision n’est pas entièrement nouvelle. Déjà, au début du XVIIe siècle, Leibniz, se demandant pourquoi le monde était tel qu’il était, eut l’intuition que Dieu devait avoir trouvé une excellente raison pour créer ce monde-ci, plutôt qu’un monde parmi l’infinité des mondes possibles. Le lecteur ne devrait pas confondre ce désir de prouver que Dieu n’avait pas d’autre choix et une catégorie d’arguments16j connus comme « anthropiques. » Le but, dans un tel type d’argument, est de montrer que le monde doit être tel qu’il est parce que, dans le cas contraire, nous les hommes n’aurions pas pu être là. Comme exemple, considérons la combustion des étoiles. L’interaction forte entre deux protons à l’intérieur d’une étoile a tendance à rapprocher ces protons, alors que la force électrique a tendance à les repousser. Ainsi que je l’ai discuté

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au chapitre 2, si l’interaction forte était juste un peu plus forte, alors les deux protons fusionneraient rapidement, en libérant de l’énergie. Les étoiles brûleraient rapidement, rendant impossibles la combustion stable des étoiles et l’évolution biologique. Les partisans de ce principe anthropique font observer cet équilibre délicat et proclament que l’existence d’êtres intelligents exige que l’interaction forte soit forte, mais en deçà d’une certaine limite. Ils essaient ensuite de trouver une autre situation où le confort et l’existence même d’êtres intelligents seraient sérieusement compromis si l’interaction forte était juste un peu plus faible qu’elle ne l’est en fait. Ils espèrent prouver ainsi que les lois fondamentales de la physique doivent être telles qu’elles sont. Le problème des arguments anthropiques est qu’ils montrent uniquement que, pour permettre la vie telle que nous la connaissons, le monde doit être équilibré d’une façon extraordinairement délicate et complexe. Le monde est comme il est parce qu’il est comme il est. Les arguments anthropiques peuvent certes être intéressants, mais de nombreux physiciens, dont je fais partie, ne les trouvent pas intellectuellement satisfaisants. Dans le cadre des arguments anthropiques, le Concepteur Ultime est un bricoleur. Il a essayé un dessein après l’autre jusqu’à en trouver un qui puisse abriter des êtres humains. En cet âge informatique, où un ingénieur peut essayer plusieurs plans en poussant simplement quelques boutons, je peux même imaginer qu’Il a effectivement expérimenté une infinité d’univers, un pour chaque choix dans l’infinité des groupes possibles et de leurs représentations. Hum, cet univers fondé sur SU (4) n’est vraiment pas merveilleux. Celui fondé sur SU (6) que j’ai essayé hier était encore pire. Mais, super, regardez celui-ci fondé sur SU (5) : il semble bien que ça va donner un univers très amusant ! Comme beaucoup de mes collègues en physique fondamentale, je préfère la vision d’Einstein. J’aimerais penser qu’un architecte vraiment grand, lorsqu’on lui montre un site et un programme, proclamerait instantanément qu’il n’y a qu’un seul dessein possible. Il est certain que Lui aussi a été conduit par la force implacable de l’esthétique vers un dessein unique. À présent, cette vision quelque peu mystique que Dieu n’avait pas le choix n’est pas autre chose qu’un rêve éveillé. Nous avançons encore à tâtons vers la découverte de ce que sont les critères esthétiques pertinents, mais nous n’avons pas de doute que c’est la symétrie qui éclairera notre chemin dans la quête de la connaissance de Sa pensée.

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17 Postface à la deuxième édition, 1999 En m’asseyant pour écrire la postface de cette édition de Princeton University Press, je me suis rendu compte qu’elle devait comporter deux parties : la première partie serait un compte-rendu plus ou moins journalistique et direct de ce qui s’est passé en physique fondamentale depuis la publication il y a treize ans de la première édition de Vertigineuses symétries et la seconde partie développerait le thème de la symétrie qui sous-tend le parcours du livre.

17.1

Supercordes

Il ne fait pas de doute que la théorie des supercordes représente, et de loin, le développement le plus significatif depuis la publication de Vertigineuses symétries en 1986. Mais exposer la théorie des supercordes en un espace limité est littéralement impossible. Un livre entier serait nécessaire, et de fait des livres entiers ont été écrits sur le sujet17a . J’ai brièvement abordé, cependant, la théorie des supercordes au chapitre 15. Je finissais de rédiger Vertigineuses symétries juste au moment où la révolution des supercordes emballait la communauté des physiciens théoriciens. Dans l’espace très limité dont je dispose ici, je vais faire de mon mieux pour en dire un peu plus au lecteur. Ma solution sera d’inclure dans un appendice un chapitre intitulé La musique des cordes, tiré de mon livre An Old Man Toy, publié en 1989. Dans ce chapitre, je raconte ma rencontre en 1984 avec la naissance théâtrale de la théorie moderne des supercordes. J’y décris les triomphes

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spectaculaires (que les vrais croyants appellent des « miracles ») de la théorie, ainsi que ses excès extravagants. Le lecteur intéressé peut passer immédiatement à cet appendice. L’autre jour, alors que je relisais The Music of Strings (La Musique des cordes), je m’émerveillais que cette introduction grand public soit encore plus ou moins adéquate dix années plus tard. La profonde fissure provoquée par les supercordes dans la communauté des physiciens fondamentaux est encore présente aujourd’hui, une fissure peut-être plus profonde que jamais, qui reflète des différences majeures dans l’approche philosophique sur la façon dont la physique fondamentale devrait progresser. Dans The Music of Strings, j’ai mentionné que, pour développer la théorie des supercordes, les physiciens ont dû apprendre un volume énorme de mathématiques fascinantes et difficiles. Cela n’est peut-être pas surprenant, si l’on prend en considération la nouveauté conceptuelle radicale des fondements de la théorie : la théorie des supercordes est l’innovation conceptuelle la plus aboutie depuis l’invention de la théorie des champs quantiques. De fait, la théorie des supercordes a eu un impact sur les mathématiques pures, déclenchant peut-être l’irruption la plus dramatique d’idées nouvelles en mathématiques pures depuis plusieurs décennies. Le leader de la théorie des supercordes et son prophète le plus véhément, Edward Witten, a reçu la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel dans la communauté des mathématiciens. Le chemin suivi par la théorie des supercordes au cours de la période 1985-2000 a été cahotique et ardu. La théorie a traversé des bouleversements majeurs. Des développements variés ont inspiré des excitations fiévreuses dans la communauté des supercordes. À peine quelques années plus tard, ces développements sont considérés comme largement non pertinents. Alors que les années 1990 succédaient aux années 1980, des physiciens découragés quittaient massivement le domaine, mais ensuite, vers le milieu des années 1990, la théorie fit un retour en fanfare. On avait découvert les branes17b . Mais que sont ces branes, allez-vous vous écrier ? Je pensais que nous parlions de cordes ! Dans l’annexe, j’explique que les physiciens ont construit toute la physique sur l’idée que les particules fondamentales, telles que l’électron et les quarks, peuvent être représentées comme des points mathématiques. L’avancée conceptuelle de la théorie des cordes consiste à dire que ces particules sont en fait des petits bouts de cordes qui se tortillent. L’idée est que ces bouts de cordes sont si minuscules que, à moins de posséder des instruments d’une extrême résolution, nous sommes en droit de penser que ces particules sont ponctuelles. En se tortillant de façon différente, les cordes nous apparaissent comme les particules fondamentales que nous pensions auparavant ponctuelles.

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17.2

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Branes et cerveaux

Un mot de terminologie : dans le langage des mathématiques, les particules ponctuelles sont des objets de dimension zéro, alors que les cordes sont de dimension un. Ainsi, dans le cadre de la théorie des supercordes, les physiciens fondamentaux sont passés de l’étude d’objets de dimension zéro à celle d’objets de dimension un. Comme lecteur, vous vous demandez peut-être : eh bien, en suivant le même raisonnement, pourquoi ne pas imaginer que le monde est fait d’objets à deux dimensions ? C’est une remarque brillante. De fait, les physiciens ont envisagé cette possibilité. Pensez à un tube creux et long. C’est un objet de dimension deux. Lorsqu’ils comptent les dimensions, les mathématiciens prennent en considération la surface du tube, pas l’espace qu’il délimite. La surface d’un tube creux et long est de dimension deux. Si la longueur du tube est beaucoup plus grande que son rayon, et si vous le regardez de loin, alors le tube vous apparaîtra comme une corde, c’est-à-dire un objet de dimension un. Ainsi, de même qu’un bout de corde vu de loin apparaît comme un point, un tube fin vu de loin apparaît comme une corde. Les physiciens appellent membranes des objets à deux dimensions, des surfaces. Ceci est juste du jargon de physiciens : il ne faut pas imaginer que ce sont des membranes biologiques dans votre corps. Donc, pourquoi ne pas construire une théorie au-delà de celle des cordes ? Pourquoi ne pas construire une théorie des membranes ? En fait, pourquoi ne pas continuer et prendre en considération une théorie fondée sur des objets de dimension trois, que les petits farceurs chez les physiciens appellent des blobs ou, de manière plus académique, des membranes de dimension trois ? Dites-donc, nous savons tous compter : après trois vient quatre et après quatre vient cinq. Pourquoi pas une théorie fondée sur des membranes de dimension quatre ? Et ainsi de suite. Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre que, en principe, nous pourrions parler de théories fondées sur des membranes de dimension p, où la lettre p désigne un entier quelconque, sept, douze, ou ce que vous voulez. Bien sûr, les physiciens ont très tôt utilisé l’abréviation p-branes pour la substituer au terme peu pratique « membrane de dimension p. » Donc, dès que les théoriciens ont essayé de voltiger au-delà des particules ponctuelles sur lesquelles reposait leur sujet, ils ont été logiquement obligés de prendre en considération des objets de dimension toujours plus élevée. Ils ont ouvert la boîte de Pandore, et les adversaires de la théorie des cordes ont ricané.

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Il s’avère que la construction à partir de zéro d’une théorie quantique des membranes dépasse les capacités mathématiques des physiciens. Ce n’est bien sûr pas un argument pour décréter que la théorie fondamentale du monde ne repose pas en fait sur les membranes. C’est juste que les théoriciens des cordes ne savent pas comment traiter toutes ces p-branes. Du coup, pendant plusieurs années, les leaders de la théorie des supercordes adoptèrent une attitude pragmatique. Il déclarèrent que, par décret, ils prendraient seulement les cordes en considération. Ultérieurement, dans un retournement de situation plutôt ironique, les théoriciens des cordes montrèrent que la cohérence mathématique des supercordes requiert la présence de p-branes. Vous ne pouvez pas exclure les branes. Supposons que vous essayiez de construire une théorie reposant uniquement sur des cordes, vous découvrirez en fin de compte que vous êtes obligés d’inclure des p-branes si vous voulez que les différents morceaux de la théorie s’ajustent mathématiquement.

17.3

La grande brane

Dans un retournement de situation assez drôle, certains physiciens spéculent que des branes peuvent être grandes, très grandes. Vous avez appris au lycée que des particules comme l’électron sont minuscules, leur taille se mesure en zillionièmes de centimètres. Ainsi que je l’ai expliqué dans The Music of Strings, la boucle de corde qui se secoue et se tortille pour produire un électron doit être absolument minuscule. À l’origine, les physiciens pensaient de façon naturelle que les membranes et les p-branes devaient aussi être minuscules. Mais, rappelez-vous, une 3-brane est juste une structure mathématique de dimension trois. Ainsi, notre Univers entier pourrait bien être une 3-brane située dans un espace à neuf dimensions. Dans The Music of Strings, j’ai mentionné que la théorie des cordes est formulée dans un espace-temps à dix dimensions, donc un espace à neuf dimensions. Autrement dit, nous pourrions vivre dans une 3-brane. Une très vaste 3-brane ! Notre Univers est une 3-brane. Notez en passant que nous parlons uniquement ici de la structure spatiale de l’Univers ; le temps est une dimension supplémentaire que nous gardons implicitement en tête. Il n’y a aucun mystère là-dessous : les physiciens disent que notre Univers possède trois ou quatre dimensions, et on comprend que le temps n’est pas compté dans le premier cas et qu’il l’est dans le second. En fait, la notion extravagante que nous vivons dans une 3-brane située dans un espace à neuf dimensions est susceptible de développements ultérieurs

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considérables. Rappelez-vous que dans le chapitre 14, « Unité des forces », j’ai décrit une théorie de grande unification fondée sur le groupe SU (5). Vous rappelez-vous ce que le langage mathématique voulait dire ? Il existe cinq champs qui se transforment les uns dans les autres par les transformations de SU (5). Voyons comment ceci pourrait émerger d’une théorie des branes. Nous, humains, avons été équipés par l’évolution afin de pouvoir nous représenter l’espace à trois dimensions. La plupart d’entre nous avons beaucoup de difficultés à visualiser une 3-brane située dans un espace à neuf dimensions. Afin de vous donner l’idée générale, je prends l’exemple de 2-branes situées dans un espace à trois dimensions. L’espace à trois dimensions est facile à visualiser : c’est l’espace de notre vie quotidienne. Comme les 2-branes sont de dimension deux, on peut se les représenter comme des feuilles de papier. Chaque 2-brane représente un univers à deux dimensions. C’est l’analogue de la notion extravagante mentionnée ci-dessus que notre Univers pourrait être une très, très, grande 3-brane. Maintenant, considérons la situation où cinq 2-branes sont situées l’une sur l’autre, de la même manière que cinq feuilles de papier peuvent être empilées l’une sur l’autre. Bien sûr une feuille de papier a toujours une épaisseur finie, quelle que soit la minceur des feuilles que nous pouvons trouver dans une papeterie. Mathématiquement, nous devons imaginer les 2-branes comme étant infiniment minces, de sorte que les cinq 2-branes forment un seul univers de dimension deux. Sur chacune des 2-branes, on trouve des excitations physiques représentées par des champs quantiques. Concentrons-nous sur un champ particulier sur une 2-brane. Dans cet univers de dimension deux, il existe donc cinq champs, qui se distinguent entre eux par la 2-brane à laquelle ils sont associés. Cela pourrait être l’origine de la grande unification à la SU (5) dont nous avons parlé au chapitre 14, sur laquelle toute la physique connue pourrait être fondée. La discussion fonctionne de la même façon pour le cas « réel » de cinq 3-branes empilées l’une sur l’autre dans un espace de dimension neuf.

17.4

L’insaisissable théorie M

Peu de temps après que l’on se fut rendu compte que les branes ne pouvaient pas être exclues, un autre développement de grande portée mit sens dessusdessous la communauté des cordes. Dans l’euphorie initiale qui avait accompagné les trois « miracles » des supercordes, les vrais croyants pensaient qu’ils avaient découvert la véritable théorie du monde. Maintenant, si vous pensez avoir rencontré le Graal, vous ne voulez surtout pas découvrir qu’en fait il en existe cinq ! Mais c’est exactement ce qui s’est passé avec les supercordes.

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Les physiciens ont découvert qu’il n’existait pas une seule théorie des supercordes, mais en fait cinq théories différentes. La déprime gagna certains quartiers de la communauté des supercordes, tandis que ses adversaires ricanaient. Comment les supercordes pouvaient-elles prétendre au titre de théorie ultime s’il en existait cinq différentes ? En fin de compte, les théoriciens des supercordes se rendirent compte que les cinq théories différentes étaient en fait les cinq faces d’une théorie mystérieuse qu’ils ne pouvaient même pas commencer à écrire. Ed Witten baptisa cette théorie mystérieuse la « théorie M. » Quand on lui demandait ce que représentait la lettre M, Ed répondait malicieusement que cela pouvait être membrane, mystère, magique ou mère. Un plaisantin (mais est-ce toujours la même personne ?) proclama que cela pouvait simplement vouloir dire « la théorie que l’on appelait autrefois théorie des supercordes », faisant ainsi allusion à un chanteur populaire américain bien connu qui avait changé de nom pour donner une seconde vie à sa musique. La situation est littéralement celle d’une ancienne fable qui raconte l’histoire d’un groupe d’aveugles essayant de découvrir à quoi ressemble un éléphant. Un des aveugles touche ses pattes et en conclut que l’éléphant ressemble à un arbre, tandis qu’un autre touche sa trompe et insiste que l’éléphant ressemble à une corde, et ainsi de suite. La théorie M est l’éléphant. Les cinq théories différentes des supercordes sont l’analogue des cinq descriptions différentes d’un éléphant données par les cinq aveugles. Personne ne sait à quoi la théorie M ressemble réellement. Il est possible que chacune des cinq théories différentes des supercordes décrive un aspect de la théorie M. En un retournement de situation spectaculaire, on a remis au goût du jour une théorie des champs quantiques, familière aux experts sous le nom de supergravité à onze dimensions mais qui, en dépit de son nom sophistiqué, est juste une variété de théorie des champs quantiques. C’est donc une théorie de particules ponctuelles du type de celles que nous avons rencontrées dans la plus grande partie de ce livre, qui s’avère décrire également un aspect de la théorie M. Formidable, une théorie des champs ancien style a aussi rejoint la danse, tout aussi resplendissante que les cinq théories des supercordes, et avec autant de droits qu’elles d’y participer. Alors que les théoriciens des supercordes avaient déjà rejeté les théories des champs quantiques comme appartenant à une espèce de parents pauvres des supercordes, une étrange théorie à onze dimensions avait fait son grand retour. Quel sens dramatique du scénario de la physique fondamentale ! Qu’est-ce qui se passe ? Personne, vraiment personne, ne le sait. Pendant ce temps, la profonde fissure, décrite dans The Music of Strings, persiste entre physiciens théoriciens.

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Les sceptiques continuent à exprimer de sérieux doutes, pour des raisons que j’ai mentionnées. Ils sont persuadés que la théorie des supercordes finira dans les poubelles de l’histoire, et qu’en fin de compte son impact se limitera principalement aux mathématiques. Il pourrait bien arriver que, dans quelques décennies, les historiens de la physique observent avec le recul cet étrange épisode où certains physiciens ont cru en une aberration momentanée connue sous le nom de théorie des cordes. Il y a les sceptiques silencieux et les sceptiques bruyants. Les sceptiques silencieux renoncent simplement à travailler dans le domaine des supercordes et s’efforcent de trouver un autre domaine de la physique théorique où ils puissent exercer leurs talents. Les sceptiques bruyants, quant à eux, tirent à vue sur les supercordes. Je pense personnellement que ces sceptiques bruyants, et il y en a de moins en moins à mesure que les années passent, devraient se tenir tranquilles et laisser les théoriciens des supercordes vaquer à leurs occupations, ne serait-ce que parce qu’il n’ont rien à substituer aux supercordes. Le profane pourrait parfois avoir l’impression qu’en physique théorique c’est une théorie contre une autre. Mais, en physique fondamentale, c’est plus souvent le cas d’une théorie en face de rien, ou en face de quelque chose qui n’est pas suffisamment structuré pour mériter le nom de théorie, avec une définition raisonnable de ce que l’on entend par là. Par ailleurs, les vrais croyants donnent parfois l’impression de participer à une sorte de guerre sainte, tellement ils sont certains d’être sur la bonne voie. Ils ont une foi profonde dans le fait que la théorie des supercordes est la théorie correcte, une foi accompagnée d’une ferveur presque religieuse, ce qui est partiellement justifié et certainement séduisant. La théorie des supercordes, et par extension la théorie M quelle qu’elle soit, est incroyablement belle, surpassant tout ce sur quoi les théoriciens avaient posé leur regard auparavant. Mais, malheureusement, une part de cette théorie est simplement poussée par des motifs de sociologie académique. Imaginez que vous ayez consacré des années et des années à maîtriser les supercordes, que vous ayez ensuite lutté pour obtenir un poste post-doctoral, et ensuite un second poste de ce type. Après un combat sans merci, vous avez réussi à dominer vos collègues des supercordes de niveau post-doctoral et vous avez obtenu un poste de maître de conférences1 dans une université de pointe où la théorie des supercordes est en plein boom. Est-ce que, tout compte fait, vous allez faire votre « coming out » et annoncer brutalement que vous ne croyez plus à cette théorie ? Il faudrait une force de caractère extraordinaire ! Ce que je pense importe peu aux théoriciens des cordes. Mais mon opinion peut avoir un certain intérêt pour le lecteur. Je suis, comme beaucoup d’autres, 1 Traduction

approximative de assistant professor.

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ébloui par la beauté mathématique de la théorie des supercordes et j’aimerais croire que les théoriciens des supercordes sont sur la bonne voie. Néanmoins, j’ai le sentiment déplaisant que la théorie est trop conservatrice. Cela peut sembler bizarre de dire une chose pareille d’une théorie généralement considérée comme révolutionnaire. Permettez-moi de m’expliquer. Quand les physiciens ont commencé à explorer des échelles de distance d’à peu près la taille d’un atome, ils ont découvert que la physique classique n’était plus valide et qu’une physique radicalement nouvelle devait être développée. Ce fut donc la naissance de la physique quantique. Ainsi que je l’ai expliqué au chapitre 10, les notions de base de la physique quantique comme la position et l’impulsion ne peuvent plus être définies de la façon usuelle. L’ensemble du cadre théorique avec lequel travaillaient les physiciens théoriciens a dû être bouleversé. Au contraire, en théorie des cordes, une fois que les théoriciens des supercordes ont remplacé la notion de particules ponctuelles par celle de cordes (et encore, une corde peut être considérée comme formée de particules collées les unes aux autres), ils peuvent se servir des mêmes concepts que ceux décrits dans ce livre. Ils écrivent une action et appliquent les principes standard de la physique quantique. De nombreux physiciens sont réticents à accepter l’idée qu’en passant de la taille d’un proton à celle d’une corde, et donc en parcourant quelque chose comme un facteur 1019 en distance, la formulation standard de la physique quantique puisse survivre. 17.5

La nécessité de la symétrie ?

Dans ce livre, nous avons appris que la symétrie est une notion indispensable utilisée par les physiciens théoriciens pour organiser et simplifier un ensemble de phénomènes qui seraient sinon complètement déroutants dans l’arène insolite de l’infiniment petit. Au chapitre 16, j’ai raconté la parabole de Sir Arthur Eddington. Dans un village de pêcheurs, un pêcheur fasciné par la découverte de lois scientifiques est convaincu qu’il a découvert une loi fondamentale de la mer, une loi qui énonce que tous les poissons avaient une longueur supérieure à trois centimètres. Mais il n’a pas pensé à observer que tous les filets de pêche utilisés dans le village avaient un maillage de trois centimètres. En triant et en organisant le raz-de-marée des résultats expérimentaux, se demanda Eddington, est-ce que les esprits des physiciens théoriciens n’auraient pas automatiquement jeté à la mer les théories ne présentant pas de symétries ?

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Il est légitime de se poser des questions sur l’efficacité déraisonnable17c de la symétrie2 dans notre compréhension de la Nature. Est-ce que Dessein Ultime est vraiment symétrique, ou bien est-ce que nous en comprenons uniquement la partie qui est symétrique ? Un domaine excitant de la psychologie évolutive a émergé au cours des dernières décennies, en partant des travaux de Leda Cosmides, John Tooby et d’autres. Juste comme l’évolution (ou mieux la sélection naturelle), a façonné la biologie humaine sur des centaines de milliers d’années, l’évolution a dû également façonner le fonctionnement de l’esprit humain. Une masse considérable de résultats expérimentaux vient aujourd’hui étayer cette hypothèse parfaitement plausible. Le cerveau humain n’est pas un ordinateur multifonctions, comme le pensaient autrefois des chercheurs, mais il se compose de modules variés reliés entre eux qui sont dédiés à des tâches spécialisées. Par exemple, on a pu montrer, expérimentalement et quantitativement, que le cerveau humain contient un module dédié à la détection de la symétrie, ou l’absence de celle-ci, dans les caractéristiques corporelles de potentiels partenaires sexuels, une faculté qui confère à l’évidence un avantage reproductif. Le cerveau du physicien théoricien est également entraîné, ou peut-être possède une tendance naturelle, à déceler des symétries un peu partout. Un de mes amis psychologues m’a fait observer ironiquement qu’un des symptômes utilisés pour diagnostiquer les troubles obsessionnels compulsifs est un intérêt excessif dans l’ordre et la symétrie. 17.6

Déisme versus théisme

Ce livre a été inspiré en partie par la remarque d’Einstein selon laquelle ce qu’il voulait était « de savoir comment Dieu avait créé ce monde. . . de connaître Ses pensées », remarque que j’ai citée au début du chapitre 2. À travers tout ce livre, j’ai parlé librement, et comme écrivain j’ai eu plaisir à parler librement de Dieu, du Créateur, de l’Architecte Ultime, de la Mère Nature, et j’ai utilisé librement différents noms semblables ou interchangeables, pour désigner une Entité Unique. Naturellement certains lecteurs (et certains critiques de livres) m’ont demandé ce que j’entendais par « Architecte Ultime ». Mes pensées, pour ce qu’elles valent, penchent vers une vision déiste plutôt que théiste. Le déisme soutient que l’Univers est créé par une certaine tout-englobante « Présence », alors que le théisme affirme que le Créateur, quel qu’Il soit ou quelle qu’Elle soit, porte un intérêt actif aux joies, aux peines et aux aspirations des humains 2 Inspiré par l’expression originale d’Eugen Wigner : « l’efficacité déraisonnable des mathématiques. »

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individuels ou, peut-être, afin de demeurer politiquement correct, à tous les êtres sensibles de l’Univers. Rien dans le contenu de ce livre n’implique une quelconque vision théiste. J’ai été très heureux lorsque la New York Review of Books a affirmé que « j’avais réussi à transmettre les croyances religieuses de la physique théorique avec beaucoup plus d’exactitude que, par exemple, Fritjof Capra dans Le Tao de la physique. L’auteur de cette recension a parlé des croyances religieuses de la physique théorique, mais peut-être aurait-il dû parler des croyances religieuses de la communauté des physiciens théoriciens. Mon impression est que les croyances religieuses de cette communauté, ou plus précisément de la partie américaine de cette communauté, celle que je connais le mieux, couvrent un spectre très large, depuis les athées militants à ceux qui sont profondéments croyants, avec une distribution qui s’annule très rapidement du côté des croyants. Je pense que de nombreux théoriciens sont époustouflés par la structure élégante qui sous-tend la physique fondamentale. Ceux qui y ont pensé sont saisis de stupéfaction, comme le fut Einstein, à la pensée que le monde est compréhensible. Je pense que cette prise de conscience spectaculaire du fait que le monde est compréhensible est une des intuitions les plus profondes de l’histoire intellectuelle de l’humanité. Il suffit de se rappeler que plusieurs civilisations splendides et sophistiquées, en particulier orientales, n’ont jamais supposé que cela pût être le cas. Les biologistes de l’évolution contemporains ont acquis la conviction, que je partage tout à fait, qu’il n’y a pas de dessein dans le monde biologique ou, pour le dire plus exactement, le dessein apparent du monde biologique peut être compris comme provenant de mutations aléatoires et de la sélection naturelle. Ce point a été souligné avec beaucoup de force par Richard Dawkins dans son livre The Blind Watchmaker17e . Pour moi, l’argument le plus convaincant contre le créationnisme consiste à faire observer tous les défauts de construction de notre corps, comme l’a documenté récemment avec soin et élégance George Williams dans The Pony Fish’s Glow17f . Naturellement, l’absence de dessein dans le monde biologique n’implique pas logiquement qu’il n’y ait pas de dessein dans les lois physiques qui, en dernière analyse, régissent le monde biologique. Le Concepteur Ultime pourrait être considérablement plus subtil que le théologien du XVIIIe siècle William Paley et ses disciples. Je rappelle encore ici une citation fameuse attribuée au Grand Homme de la physique : « Dieu est subtil, mais il n’est pas malveillant. » Selon toute probabilité, Il (et c’est un I majuscule) n’a prêté aucune attention au fait que les testicules de l’homme enveloppent l’urètre dans sa descente vers le scrotum, mais il a fait très attention à choisir le groupe de jauge correct de sorte

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Chapitre 17. Postface à la deuxième édition, 1999

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que les lois de la physique conduisent à la possibilité des étoiles, des planètes et des lois de l’évolution et, en fin de compte, à l’existence d’une espèce de singe, peut-être une parmi plusieurs espèces d’êtres intelligents dans les galaxies, qui puissent se demander s’ils sont déistes, théistes, athées, ou quoi que ce soit. Tout cela plaiderait pour un subtil sens de l’humour. Dieu est drôle, mais il n’est pas bienveillant. 17.7

Le concept ultime ?

Ainsi que je l’ai suggéré au chapitre 16, peut-être que le Concepteur Ultime n’est pas si habile que cela, peut-être que c’est en fait un Bricoleur Ultime, qui a essayé un dessein après l’autre jusqu’à ce qu’Il en trouve un qui produise des êtres intelligents capables de débattre de Son existence. Il a essayé un groupe après l’autre. Voyons voir, SO(7) ne marche pas, essayons SO(10). Il est possible qu’il y ait un nombre infini d’univers, un par choix de la théorie fondamentale, certains possédant une structure intéressante, tandis que la plupart s’effondrent immédiatement. De fait, ce type de réflexion a été poussé à l’extrême par le relativiste Lee Smolin, qui a essayé de combiner Darwin et Einstein, pour ainsi dire, en imposant l’idée de sélection naturelle à la cosmologie17g . Seuls les univers dotés des lois physiques les plus intéressantes pourraient survivre pour engendrer encore plus d’univers. Cette idée est certes amusante, mais elle est vue par les physiciens (pour ne pas mentionner les biologistes) comme poussant la théorie de Darwin au-delà de ses limites, ne serait-ce que parce que les univers, très vraisemblablement, ne s’accouplent pas pour échanger du matériel génétique. En suivant cette ligne de pensée, un scénario de science fiction amusant pourrait être développé comme un devoir à la maison assigné à un lycéen dans un méta-univers. Peut-être qu’il, ou elle, a déjà mis en chantier tout un ensemble d’univers, et les a stockés comme des fourmilières dans le sous-sol en dehors du passage de ses parents. Il est possible qu’il (et c’est un i minuscule) ait perdu tout intérêt dans ces univers et les ait oubliés, en laissant certains se dilater et d’autres s’effondrer dans un silence futile. Il vaut mieux que je ne développe pas plus avant ce scénario, si je veux que ce livre soit publiable par un éditeur respectable.

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18 Annexe à la postface (1999) 18.1

Un spectacle de cabaret

Au cours de l’été 1984, mon épouse et moi conduisions à travers les États-Unis avec nos enfants, en nous arrêtant en chemin à divers centres de physique théorique, tout comme des animaux migrateurs cherchant des points d’eau pour s’abreuver. Nous nous arrêtâmes pour un mois à Aspen dans le Colorado. En cet endroit, dans la splendeur des Rocheuses, des physiciens se rassemblent chaque été pour discuter de choses à la mode sensées et d’autres qui le sont moins. L’atmosphère à Aspen a toujours été très détendue : le bavardage des physiciens est ponctué de tournois de volley-ball, de pique-niques, d’excursions, de musique, de spectacles locaux et ainsi de suite. Un soir d’été caniculaire, dans un cadre amusant et frivole, les physiciens prirent d’assaut le bar d’un vénérable hôtel, l’Hôtel Jerome, pour y monter un spectacle de variétés. Dans un des sketchs, un des physiciens se présenta en fulminant et en tempêtant qu’il avait enfin percé les secrets de la gravitation. Il avait maintenant une théorie complète du monde, qui incluait la gravitation. Mais avant même qu’il ait pu commencer à expliquer ce qu’était sa théorie, deux hommes habillés de blouses blanches s’en emparèrent et le sortirent de scène. Le sketch est familier, et la vue d’un physicien dérangé embarqué dans un asile de fous provoque habituellement des éclats de rire dans une audience de physiciens. Assis dans l’assistance, je trouvai qu’il y avait un certain parfum de Gary Larson dans cette saynète. Mais cet été là, le physicien qui jouait le rôle du savant fou était parfaitement sérieux quand il affirmait être en possession d’une théorie complète du monde, une théorie du tout.

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J’étais arrivé quelques jours plus tôt au Centre de Physique d’Aspen, et je rencontrai par hasard John Schwartz, qui jouait le savant fou, et son collaborateur Mike Green. Ils étaient tous deux très excités. Mike Green et moi avions été post-doctorants ensemble, et je sais très bien comment il parle quand il est excité. Green et Schwartz avaient travaillé depuis une dizaine d’années sur quelque chose alors appelée théorie des cordes, et rebaptisée ultérieurement théorie des supercordes, et ce jour-là ils avaient finalement une version de la théorie qui fonctionnait. 18.2

Non infecté par une anomalie

Lorsque les physiciens écrivent une théorie du monde, ils doivent vérifier que cette théorie peut être combinée avec les principes quantiques. Dans les années 1960, les physiciens ont découvert que certaines théories, qui semblaient au premier abord parfaitement sensées, pouvaient receler une incohérence mathématique appelée anomalie. Si votre théorie favorite souffre d’une anomalie, alors elle ne peut pas être combinée avec les principes quantiques et vous pouvez lui dire adieu. Pour vérifier si une théorie donnée est infectée par une anomalie, les physiciens ont développé ce qui s’apparente à des tests cliniques. Vous observez votre théorie et vous calculez un certain nombre en suivant un algorithme donné. Ce nombre détermine le degré d’infection de la théorie par l’anomalie. Si vous obtenez zéro, la théorie n’est pas infectée. Si vous n’obtenez pas zéro, jetez la théorie à la poubelle. La théorie des supercordes était notoirement affligée d’une anomalie, et cela expliquait en partie le manque d’intérêt général pour cette théorie jusqu’à cet été 1984. Green et Schwartz avaient calculé le degré d’infection par une anomalie de différentes variantes de la théorie des supercordes. Oups, on ne trouve pas zéro, ce n’est pas bon, essayons-en une autre. Finalement ils découvrirent une variante dans laquelle, de façon remarquable, le fameux nombre caractéristique de l’anomalie se trouvait être zéro. D’où leur grande excitation lorsque je les rencontrai. Ils me montrèrent sur un tableau noir la façon dont différents nombres se compensaient pour donner zéro. J’étais particulièrement intéressé car, pendant ma carrière, il m’était arrivé de temps à autre de travailler sur l’anomalie. J’étais stupéfait par la manière pour ainsi dire magique dont l’anomalie s’annulait dans la version de Green et Schwartz de la théorie des supercordes. John Schwartz appelle cette annulation le premier miracle de la théorie des supercordes.

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Venant de la gauche

Pour comprendre l’excitation pour la théorie des supercordes, nous devons faire un retour en arrière sur toutes les difficultés avec lesquelles était aux prises la théorie de la gravitation. Au siècle passé, plusieurs physiciens avaient essayé d’unifier la gravitation et les autres interactions et de marier la gravitation à la physique quantique, de soulever un coin du voile dans l’ère de l’ignorance absolue, mais toutes ces tentatives échouèrent. Comme c’est souvent le cas en physique, la réponse ne vint pas de ceux qui se tapaient la tête contre les murs et gémissaient sur la gravitation, mais d’un groupe entièrement nouveau. Les théories des cordes et des supercordes avaient été inventées à l’origine pour décrire le comportement des particules subnucléaires à interactions fortes, mais elles échouèrent lamentablement dans ce domaine. Ce n’est qu’en 1974 que John Schwarz et Joël Scherk, un physicien français décédé prématurément, suggérèrent que ces théories étaient appliquées au mauvais ensemble de phénomènes, et qu’au lieu des interactions fortes, il fallait les utiliser pour décrire la gravitation. Et en 1984, Green et Schwarz affirmaient que la théorie des supercordes, dans ses versions certifiées libres d’anomalie, était en fait une théorie sensée de la gravitation. 18.4

Cordes et supercordes

Au fil du temps, le langage de la physique s’est constamment raffiné, pour déboucher aujourd’hui sur l’immense sophistication de la théorie des champs quantiques. Aussi sophistiquée soit-elle, la théorie des champs quantiques est, en fin de compte, fondée sur la notion simple et intuitive que les objets matériels peuvent être décomposés en particules et que ces particules sont des boules minuscules que l’on peut traiter mathématiquement comme des points, une notion qui a accompagné la physique depuis ses débuts et que la plupart des physiciens, dont moi-même, trouvent plutôt séduisante. Il est en fait assez étonnant que la physique ait été capable de décrire la Nature aussi bien et pendant aussi longtemps en utilisant des particules ponctuelles. Quand Démocrite parlait d’atomes, quand Newton parlait de corpuscules, ils n’insistaient pas pour que ces atomes ou ces corpuscules soient strictement des points mathématiques, du moins autant que je sache. Après la découverte des atomes au tournant du XXe siècle, il apparut bientôt évident que les atomes n’étaient pas ponctuels, mais composés d’entités plus petites. Mais, à ce jour, toutes les preuves convergent pour montrer que les particules fondamentales qu’utilisent les physiciens – quarks, électrons, photons et autres – sont des points mathématiques dans les limites de la précision expérimentale.

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Par exemple, les expérimentateurs ont montré que l’électron ne peut pas être plus grand que 10−20 mètre environ. Au contraire, la théorie des cordes, qui a engendré celle des supercordes, repose sur la notion que les particules fondamentales sont en fait des petits bouts de cordes. De fait, si ces bouts de cordes sont beaucoup plus petits que la résolution de nos instruments de détection, ils vont apparaître comme des points mathématiques. Ce que nous pensions être des particules ponctuelles voltigeant dans tous les sens dans l’espace et le temps sont en fait des bouts de cordes qui voltigent çà et là, si l’on en croit les enthousiastes de la théorie des cordes. Pendant que ces bouts de cordes volent dans tous les sens, ils se tortillent comme des vers minuscules. La propriété remarquable de la théorie des cordes est qu’en se tortillant de façon différente, la corde peut nous apparaître comme des particules de type différent. De fait, la théorie des cordes contient une infinité de particules, car un bout de corde peut vibrer d’une infinité de façons. 18.5

Unification de la gravitation

Comment la théorie des cordes peut-elle unifier la gravitation et les autres interactions ? Rappelons que la théorie d’Einstein de la gravitation spécifie complètement les propriétés du graviton, la particule fondamentale de la gravitation, qui joue pour la gravitation le même rôle que le photon dans le cas des interactions électromagnétiques. Comme le photon, le graviton est de masse nulle, mais il tourne sur lui-même deux fois plus vite que le photon, et il est très différent du photon. Il est remarquable que la réciproque soit vraie : si une théorie contient une particule possédant précisément les propriétés du graviton, alors cette théorie contient celle d’Einstein. Il se trouve qu’une particule parmi le nombre infini de particules contenues dans la théorie des cordes possède précisément les propriétés du graviton. Ainsi cette théorie contient automatiquement celle d’Einstein. Les vrais croyants proclament que cette propriété de contenir le graviton est le second miracle de la théorie des supercordes. La gravitation est unifiée avec l’électromagnétisme parce qu’une autre particule parmi le nombre infini de particules des supercordes possède précisément les propriétés du photon. Un théorème analogue à celui que je viens de citer énonce que dans ce cas la théorie contient l’électromagnétisme. De la même façon, il s’avère que la théorie des cordes contient également les interactions fortes et faibles.

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Il ne s’agit donc pas d’une unification de la gravitation avec les autres interactions, mais plutôt d’une théorie qui contient à la fois la gravitation et les trois autres interactions. Super, pouvez-vous dire, tout cela est terriblement simple. J’aurais pu y penser. De fait, vous l’auriez pu. L’idée de base est conceptuellement si simple que cela en devient embarrassant. Certes, mais l’envers de la médaille est que la formulation mathématique est horriblement compliquée. Une des raisons est que nous manquons de familiarité avec les cordes. Pendant des siècles, les physiciens ont joué avec des particules ponctuelles. Pour aborder les cordes, nous avons dû étendre d’un seul coup toute notre formulation de la physique. Et ce qui est pire, toute l’intuition que nous avons bâtie en nous amusant avec des particules ponctuelles s’avère largement non pertinente. Qu’est-ce qui est si horriblement compliqué dans les cordes vibrantes ? Même les livres d’introduction à la physique décrivent souvent les vibrations d’une corde de violon. Eh bien, en premier lieu, ces cordes, contrairement aux cordes classiques, vibrent à la vitesse de la lumière. Ensuite, on doit prendre en compte le nombre infini de façons dont les cordes peuvent vibrer. Troisièmement, quand on quantifie la théorie, ce que l’on doit faire pour décrire notre monde quantique, on doit faire face à la menace d’irruption de particules aux propriétés complètement inacceptables – des particules que les physiciens se sont amusés à appeler des particules fantômes. Montrer que ces fantômes ne sont que des fictions mathématiques exige une analyse finement élaborée. Pour être honnête, je dois mentionner que lorsque la théorie des champs quantiques fut inventée, elle a été considérée par les physiciens comme horriblement complexe. Avec le passage du temps, l’horreur s’est graduellement dissipée, en partie parce que les physiciens se sont familiarisés avec cette théorie, et en partie parce qu’ils ont développé de nouvelles manières de l’aborder qui ont permis qu’elle leur paraisse beaucoup plus simple. On rencontre aussi des fantômes mis au jour par les physiciens soviétiques Faddeev et Popov dans la quantification des théories de jauge non-abéliennes, mais ceux-ci ont été domptés dès la fin des années 1960. Nombre de physiciens estiment qu’il en sera de même avec la théorie des cordes.

18.6

Les cordes deviennent super

Malheureusement, la théorie des cordes basique telle que je l’ai décrite, celle que vous ou votre oncle Jean auriez pu écrire, s’avère manifestement inadéquate : elle ne contient même pas l’électron ! C’est parce que vous ou votre oncle Jean, en tant que personnes sensées et raisonnables, si vous aviez voulu décrire les

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vibrations de la corde de façon sensée et raisonnable, cela aurait donné quelque chose comme suit : lorsqu’un dixième de seconde s’est écoulé, tel point de la corde a bougé vers l’Ouest d’un demi-centimètre, tel autre point a bougé vers le Nord-Nord-Ouest de 0,4 centimètre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le mouvement de chaque point sur la corde ait été spécifié. Vous auriez spécifié la façon dont la corde bougerait depuis un instant particulier jusqu’à un autre instant un dixième de seconde plus tard. Pour inclure l’électron, les physiciens ont dû étendre cette description. Ils disent qu’en un dixième de seconde, tel point sur la corde a bougé dans cette direction d’un demi-centimètre et de ψ, où ψ représente une espèce de nombre bizarre inventé par un mathématicien du nom de Grassman. Les physiciens représentent les nombres de Grassman par une lettre grecque comme ψ. Qu’est-ce qu’un nombre de Grassman ? En un mot, un nombre de Grassman est une entité mathématique telle que si vous multipliez un nombre de Grassman par lui-même, alors le résultat est zéro. Ainsi ψ × ψ = 0. Quoi ? Les nombres de Grassman sont bizarres. Comment est-il possible de multiplier un nombre de Grassman par lui-même et trouver zéro ? Seul un mathématicien pourrait envisager une telle bizarrerie. Une théorie des cordes où l’on permet aux cordes de bouger par des nombres de Grassman ainsi que par des nombres ordinaires est apppelée théorie des supercordes. Il m’est impossible de donner en une trentaine de pages une explication détaillée de la façon dont les physiciens utilisent les nombres de Grassman, et d’ailleurs, si je le faisais, je suis certain que vous bâilleriez vite d’ennui. J’ai mentionné les nombres de Grassman juste pour vous montrer un aspect bizarre de la théorie. Une fois que la théorie a été détachée de son point d’ancrage sur les nombres ordinaires, les physiciens ont du mal à la visualiser comme décrivant des cordes vibrantes. Si vous trouvez la théorie des cordes absconse, celle des supercordes l’est encore plus. Même pas impressionné, dites-vous ! Qu’y a-t-il de si profond quand on passe des points aux cordes ? Rien, concèderaient les physiciens si vous les pressurez suffisamment. Donc, pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour passer d’une théorie de points à une théorie de cordes ? La réponse est que les physiciens avaient fait de tels progrès avec les théories de particules ponctuelles qu’il n’y avait pas de fortes motivations pour passer à des théories de cordes. De fait, au cours du temps, il y a eu des tentatives sporadiques d’écrire des théories ne reposant pas sur des particules ponctuelles, mais les physiciens avaient fait généralement marche arrière, horrifiés par les complications afférentes. On doit rendre hommage aux pionniers de la théorie des cordes comme John Schwarz et Mike Green pour leur persévérance.

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Au-delà des cordes ?

Dites, moi aussi je peux concocter ma propre théorie, avez-vous envie de proclamer. Si vous avez juste sauté le pas menant des théories de particules ponctuelles aux théories de cordes, ou de lignes incurvées, pourquoi s’arrêter en chemin ? En tant qu’objets mathématiques, les points sont de dimension zéro, les lignes de dimension un, les surfaces de dimension deux et les boules de dimension trois. Pourquoi ne pas continuer la progression naturelle et passer aux théories de surfaces et ensuite aux théories de boules ? De même qu’un bout de corde minuscule peut apparaître comme une particule ponctuelle, une membrane minuscule peut apparaître comme un minuscule bout de corde. Pourquoi pas une théorie de membranes, puis une théorie de supermembranes, et ensuite une théorie de boules et de superboules ? Les physiciens ont essayé d’écrire des théories de membranes et des théories de boules, mais ces théories se révèlent tellement compliquées qu’ils n’ont même pas pu commencer à les analyser. Mais il est certain que cela ne faisait ni chaud ni froid à Celui, quel qu’il soit, qui a fait les plans de l’Univers, que les humains au tournant du XXIe siècle n’aient pas le souffle mathématique suffisant pour résoudre l’énigme. Bien sûr, la théorie des cordes est vraisemblablement une aussi bonne approximation de la théorie des membranes que la théorie des particules ponctuelles l’est de celle des cordes. Les enthousiastes de la théorie des cordes pourraient concéder que leur théorie favorite n’est peutêtre pas la théorie ultime, mais seulement une meilleure théorie que celle de particules ponctuelles. Cependant, de nombreux physiciens, et j’en fais partie, sont préoccupés par le fait qu’aller au-delà des particules ponctuelles pourrait ouvrir la voie à une régression infinie de poupées russes. 18.8

Une unification extravagante

La gravitation est finalement unifiée avec les autres interactions fondamentales, au sens où la théorie des supercordes contient le graviton et les particules fondamentales associées aux autres interactions, comme le photon. Mais la théorie contient aussi un nombre infini d’autres particules. Ces particules ont toutes des masses énormes, au moins 1019 fois la masse du proton. Selon la terminologie introduite précédemment, ces particules ont des masses de l’ordre de la masse de Planck et au-delà. À des énergies « ordinaires » – c’est-à-dire à des énergies bien inférieures à celle de Planck –, elles sont trop massives pour jouer un rôle actif. Elles n’interviennent que pour des énergies plus grandes que leur masse. On pourrait donc dire que la gravitation est unifiée avec les interactions fortes, électromagnétiques et faibles, mais elle l’est en même temps avec une

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infinité d’autres forces qui ne se manifestent pas à des énergies ordinaires. C’est ce qui pourrait être appelé une unification extravagante. La gravitation a été persuadée de se joindre au bal, mais au prix d’un nombre infini d’invités supplémentaires. Comment la théorie des cordes réussit-elle à marier la gravitation et les principes quantiques ? Rappelez-vous que lorsque les physiciens ont essayé de quantifier la théorie d’Einstein, les fluctuations quantiques avaient comme conséquence des corrections infinies à la force de gravitation entre deux masses. Comment la théorie des cordes se sort-elle de cette difficulté ? En gros, quand l’énergie de ces fluctuations excède l’échelle de Planck, tous ces « extras » du théâtre de la physique se manifestent en faisant valoir leur nombre infini. Ils jouent leur musique, allons, allons, à une si grande énergie nous pouvons danser au son des fluctuations quantiques et générer des fluctuations quantiques comme tout un chacun. Ces fluctuations produisent aussi une correction infinie à la force de gravitation mais, miracle des miracles, celles-ci annulent la correction inacceptable de la théorie d’Einstein quantifiée. Pour le dire autrement, la théorie d’Einstein de la gravitation est simplement une approximation d’un morceau de la théorie des cordes pour des énergies très inférieures à l’énergie de Planck. Pour des énergies supérieures, c’est une tout autre affaire, et le calcul des fluctuations quantiques utilisant la théorie d’Einstein ne raconte pas toute l’histoire.

18.9

L’Univers multidimensionnel

Une propriété surprenante de la théorie des supercordes est qu’elle ne peut être formulée que si l’espace est de dimension neuf. Lorsque vous entendez cela pour la première fois, votre réaction est de balancer immédiatement la théorie par la fenêtre, et de fait ce fut la réaction initiale de nombre de physiciens. L’espace est à l’évidence de dimension trois pour toute personne saine d’esprit. Einstein avait unifié l’espace et le temps et décrit le monde physique comme étant de dimension quatre : les trois dimensions d’espace familières et la dimension de temps. Mais pour Einstein, comme pour toute personne sensée, l’espace ordinaire restait de dimension trois. La théorie des supercordes, cependant, n’a de sens que s’il existe six dimensions d’espace supplémentaires. Comment aurions-nous pu rater ces dimensions supplémentaires ? Très facilement, si ces dimensions supplémentaires sont minuscules. Considérons une fourmi contrainte à vivre sur la surface d’un tube. L’espace où vit la fourmi,

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la surface du tube, est en fait de dimension deux. Supposons que le rayon du tube soit bien plus petit que la distance minimale que la fourmi peut percevoir. À cette fourmi, le monde apparaît de dimension un, car elle ne peut se déplacer que le long du tube. Autrement dit, nous pourrions prendre un tube très fin pour une ligne. En y regardant de plus près, chaque « point » sur la ligne s’avère en fait être un cercle. Ainsi il est tout à fait possible que chaque point de notre espace tridimensionnel familier, celui où nous nous déplaçons, pourrait, si l’on y regarde de plus près, s’avérer aussi être un cercle. Si les rayons de ces cercles étaient beaucoup plus petits que la plus petite distance que nous puissions mesurer, alors nous verrions ces cercles comme des points, et nous pourrions nous fourvoyer en pensant que nous vivons dans un espace de dimension trois et non un espace de dimension quatre. Ne vous inquiétez pas si vous avez du mal à visualiser un tel espace bizarre. Une fourmi myope vivant sur un tube long et creux ne pourrait pas non plus visualiser son espace comme étant de dimension deux. On peut continuer. Il est possible qu’en y regardant de plus près, chaque point de notre espace de dimension trois se révèle être une surface de dimension deux, comme la surface d’une sphère. Dans ce cas, notre espace tridimensionnel chéri serait en fait de dimension cinq, et ainsi de suite. Les physiciens appellent l’espace tridimensionnel que nous connaissons l’espace externe, et l’espace dissimulé à notre vue en raison de notre myopie, l’espace interne. La dimension réelle de l’espace est la somme des trois dimensions de l’espace externe et de la dimension de l’espace interne. Expérimentalement, il n’y a pas la moindre preuve qu’il existe un espace interne. Les expérimentateurs ont cherché à mettre en évidence l’espace interne et ont conclu que cet espace, si toutefois il existe, doit avoir une échelle de distance caractéristique qui soit de quelques centièmes de la taille du proton. Bien sûr, c’est complètement minuscule à l’échelle humaine, et on doit féliciter les expérimentateurs qui se sont lancés dans l’exploration de distances aussi minuscules. Mais pendant que les expérimentateurs travaillent dur, les théoriciens sont libres de croire à un espace interne. Ils ont juste à claquer des doigts et chanter à l’unisson que l’espace interne est bien plus petit que ce à quoi les expérimentateurs peuvent accéder. De fait, les théoriciens des cordes estiment que la taille de l’espace interne est 1018 fois plus petite que celle du proton. Il n’y a aucun espoir pour que les expériences soient capables de mettre en évidence un espace de cette taille dans un futur prévisible.

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L’électromagnétisme comme sous-produit de la gravitation 18.10

En fait, l’idée que l’espace possède des dimensions cachées a été extraite des poubelles de l’histoire. En 1919, à peine quatre ans après qu’Einstein eut proposé sa théorie de la gravitation, le mathématicien et linguiste polonais Theodor Kałuza suggéra que l’espace pouvait être de dimension quatre. Le physicien suédois Oskar Klein développa ensuite le travail de Kałuza en ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de théorie de Kałuza-Klein. Lorsqu’Einstein prit connaissance de ces idées, il fut stupéfait. Il écrivit à Kałuza que l’idée d’un espace de dimension quatre ne lui était jamais venue à l’esprit. N’importe quelle personne saine d’esprit pourrait réagir à la suggestion de Kałuza en demandant à quoi une dimension cachée de l’espace pourrait bien servir. N’importe qui peut affirmer qu’une espèce de chimère imaginaire existe pourvu qu’elle soit trop petite pour être observée. Il est certain que si des physiciens ont prêté attention à la théorie de Kałuza-Klein, c’est qu’ils ont trouvé un bonus extraordinaire dans les dimensions cachées. Ils ont découvert que la théorie de Kałuza-Klein unifiait la gravitation et l’électromagnétisme. Considérons la possibilité la plus simple : l’espace interne est un cercle et le monde, l’espace-temps, est donc de dimension cinq, quatre dimensions d’espace et une de temps. Supposons, en suivant Kałuza et Klein, que seule la gravitation existe dans ce monde. Comment les habitants de ce monde, trop myopes pour se rendre compte que ce qu’ils appellent des points sont en fait des cercles, percevraient-ils la force gravitationnelle ? À leur grande surprise, Kałuza et Klein découvrirent que ces habitants ressentiraient deux types de forces, qu’ils pouvaient interpréter comme la force de gravitation et la force électromagnétique. Dans la théorie de Kałuza-Klein, l’électromagnétisme est un sous-produit de la gravitation ! Nous pouvons comprendre grossièrement cette découverte stupéfiante comme suit. Une force dans un espace tridimensionnel s’exerce suivant trois directions différentes : après tout c’est pratiquement une définition d’un espace de dimension trois. Dans l’espace à quatre dimensions de Kałuza-Klein, la gravitation s’exerce dans quatre directions différentes. À nous, habitants myopes, une force gravitationnelle qui s’exerce dans les trois directions qui correspondent aux directions que nous connaissons, nous apparaît juste comme une direction où s’exerce la gravitation. Mais que dire d’une force gravitationnelle qui s’exerce dans la quatrième direction, celle que nous sommes trop myopes pour la distinguer ? Nous pouvons l’interpréter comme un autre type de force et l’appeler force électromagnétique.

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À beaucoup de physiciens, l’émergence de l’électromagnétisme à partir de la gravitation peut seulement apparaître comme époustouflante. Néanmoins, la théorie de Kałuza-Klein disparut des radars de la conscience collective des physiciens, une fois qu’ils se furent rendu compte qu’il y avait autre chose dans le monde que la gravitation et l’électromagnétisme. On a dû inventer les interactions fortes et faibles pour rendre compte d’une masse de nouveaux phénomènes, et ces interactions, comme elles étaient comprises à l’époque, n’entraient pas dans le cadre de Kałuza-Klein. Au cours de mes études de physique, je n’ai jamais entendu parler de la théorie de Kałuza-Klein. Les principaux manuels de gravitation des années 1970 ne mentionnaient jamais cette théorie. 18.11

Forces à partir de la géométrie

Alors même que la théorie de Kałuza-Klein était discréditée, quelques physiciens y revenaient périodiquement. Kałuza et Klein avaient choisi comme espace interne un cercle de dimension un. Que se passerait-il si l’espace interne était de dimension plus élevée ? Par exemple, l’espace interne pourrait être une sphère de dimension deux : figure 18.1 (A.1a). Ces physiciens découvrirent que plus le nombre de dimensions de l’espace interne était élevé, et plus grande était la variété des forces qui en émergeait. Si l’espace interne est un cercle, ce sont les forces électromagnétiques qui émergent. Si l’espace interne est une sphère, c’est une collection de forces comprenant l’électromagnétisme. Cela n’est probablement pas surprenant, à la lumière de l’argument donné ci-dessus : il y a davantage de directions le long desquelles des forces peuvent s’exercer dans le cas d’une sphère que dans celui d’un cercle. Comment ces forces dépendent-elles des symétries de l’espace interne ? Par exemple, un espace interne de dimension deux pourrait être une sphère ou un tore. Le tore est symétrique pour les rotations autour d’un axe indiqué par la droite en pointillés de la figure 18.1 (A1.b), alors que la sphère est symétrique pour toute rotation autour d’un axe passant par son centre. Il s’avère que si l’espace interne est une sphère, les forces présentent davantage de symétries que dans le cas où l’espace interne est un tore. De fait, si l’espace interne ne présente aucune symétrie comme dans le cas de la figure 18.1 (A1.c), alors aucune force n’émerge. Le nombre de forces qui émergent est lié aux symétries de l’espace interne. Plus cet espace présente de symétries, et plus grand est le nombre de forces. Ainsi davantage de forces émergent dans le cas de la sphère, qui présente plus de symétries que le cercle.

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F IGURE 18.1. Choix posssibles pour l’espace interne. A1.a : une sphère. A1.b : un tore. La droite en pointillés indique l’axe des rotations qui laissent le tore invariant. A1.c : une surface sans aucune symétrie. Dans cette figure, pour les nécessités du dessin, les surfaces sont représentées comme étant à deux dimensions. En fait les physiciens envisagent des surfaces de dimension plus élevée.

« C’est incroyablement élégant ! » pourrait s’exclamer un aficionado de Kałuza-Klein. La symétrie de la géométrie de l’espace interne s’imprime sur les symétries des forces que nous ressentons dans le monde externe. Les physiciens se sont extasiés sur les symétries des forces fondamentales. Pendant ce temps, les mathématiciens exultaient face aux symétries des formes géométriques. Dans la théorie de Kałuza-Kein, les symétries des mathématiciens rejoignent celles des physiciens. Cette métamorphose des symétries géométriques en symétries physiques est extraordinaire à observer, mais malheureusement elle ne peut être pleinement appréciée que revêtue de la splendeur d’un habillage mathématique. Dans les années 1970, les physiciens avaient atteint une nouvelle compréhension des interations fortes et faibles. Munis de cette nouvelle compréhension, ils réussirent à unifier les interactions électromagnétiques, fortes et faibles dans une théorie de grande unification. Ils se rendirent compte ensuite que cette force de grande unification pouvait émerger de la théorie de Kałuza-Klein comme un morceau de la gravitation. À ce point, la théorie de Kałuza-Klein fit un retour en fanfare. Les physiciens essayèrent différents espaces internes. J’étais personnellement convaincu que la forme de l’espace interne devait être celle d’une sphère, la forme la plus satisfaisante parmi toutes les formes géométriques. Je dois souligner que l’idée selon laquelle l’espace a plus de trois dimensions est loin d’être universellement acceptée. Pourquoi cet espace interne est-il si minuscule, alors que l’espace externe, l’Univers entier, est si vaste ? Il est possible que les différentes dimensions d’espace aient démarré sur

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un pied d’égalité mais, pour une raison inexpliquable, trois d’entre elles se sont étendues alors que les autres se sont rétrécies et se sont réduites à presque rien. Certains physiciens considèrent l’idée même de dimensions cachées comme simplement saugrenue et trop éloignée de la réalité expérimentale.

18.12

Une promesse non tenue

Au stade actuel de notre compréhension de la physique, les masses des particules fondamentales comme l’électron sont simplement considérées comme des paramètres qui ne sont pas déterminés par la théorie, et dont les valeurs sont connues uniquement parce que nous pouvons les mesurer. Pourquoi la masse de l’électron est-elle d’un demi-MeV environ ? Personne ne le sait. Dans la théorie de Kałuza-Klein, au contraire, les masses des particules sont fixées par la taille de l’espace interne. Les physiciens se sont excités sur cette promesse hardie de la théorie de Kałuza-Klein. Malheureusement, un calcul rapide leur a fait l’effet d’une douche froide : la masse de l’électron s’avérait être de l’ordre de grandeur de la masse de Planck, 1019 GeV. La théorie est dans une impasse ! La réponse, 1019 GeV – ou 1022 MeV – n’est même pas comparable en quoi que ce soit à un demi-MeV. Dans la théorie de Kałuza-Klein telle que nous la connaissons, plus l’espace interne est petit, plus les masses de particules comme l’électron sont grandes. Comme nous ne pouvons pas agrandir l’espace interne, nous ne pouvons pas rendre la masse de l’électron petite. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les physiciens ont essayé nombre de façons de modifier la théorie de Kałuza-Klein afin que l’électron émerge avec une masse petite. Rien ne marchait. Frustrés, les physiciens étaient prêts à abandonner la théorie. C’est à peu près à ce moment que la théorie des supercordes fut propulsée sur le devant de la scène. Ainsi que nous l’avons expliqué avant de nous lancer dans ce long développement sur la théorie de Kałuza-Klein, la théorie des supercordes n’a de sens que si l’espace est de dimension neuf. Après ce flirt poussé avec la théorie de Kałuza-Klein, les physiciens prirent la nouvelle avec calme. Loin de balancer la théorie par la fenêtre, ils absorbèrent immédiatement l’idée de Kałuza-Klein dans la théorie des supercordes. Dans ce qui est parfois appelé le troisième miracle de la théorie des supercordes, l’électron émerge avec une masse nulle. Bien sûr, vous pourriez penser que ce n’est pas du tout un miracle, car la masse de l’électron est d’un demi-MeV, et pas zéro. Mais, comparé à l’échelle de la masse de Planck, un demi-MeV est essentiellement équivalent à zéro. C’est certainement une énorme

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amélioration par rapport à la théorie de Kałuza-Klein. Les vrais croyants de la théorie des supercordes espèrent que finalement, quand la théorie sera mieux comprise, des effets petits que nous avons ignorés jusqu’à présent vont corriger cette valeur prédite de la masse de l’électron et la faire passer de zéro à un demi-MeV. À ce stade du jeu, cet effet est considéré comme un détail mineur.

18.13

Trop de bonnes choses

L’idée de Kałuza-Klein, cependant, a pu être mise en œuvre dans la théorie des supercordes d’une façon plutôt bizarre. La difficulté est un embarras de richesses. J’ai déjà mentionné que des cordes qui se tortillent de façon différente apparaissent comme des particules différentes. En se tortillant d’une certaine manière, la corde apparaît comme un graviton ; si elle se tortille d’une autre manière, elle apparaît comme un photon. Ainsi la théorie contient le photon et les interactions électromagnétiques associées, et aussi le graviton et les interactions gravitationnelles associées. De la même façon, elle contient les interactions fortes et faibles. La théorie contient toutes les forces connues : elle a besoin des forces qui proviendraient d’un mécanisme de Kałuza-Klein comme un faucon d’une paire de lunettes. Les théoriciens des cordes sont réellement dans une impasse. Les physiciens se sont efforcés de comprendre d’où sont issues les quatre interactions connues. Soudain il y a trop de forces : les forces issues des cordes qui se tortillent et celles issues du mécanisme de Kałuza-Klein. Pour éviter l’introduction de ces forces de Kałuza-Klein, les théoriciens des cordes sont obligés de choisir des espaces internes sans aucune symétrie. Ainsi que je l’ai mentionné ci-dessus, si l’espace interne ne possède aucune symétrie, il n’y a pas d’émergence de forces. En choisissant un espace interne sans aucune symétrie, les théoriciens des cordes réussissent à éviter un nombre de forces trop grand : ils ne conservent que celles issues des cordes qui se tortillent. Traditionnellement, les aficionados de Kałuza-Klein ont toujours pris en considération des espaces internes symétriques. Pourquoi quelqu’un devraitil prendre en considération des espaces internes sans symétries ? Après tout, le but premier de la théorie de Kałuza-Klein est d’introduire la gravitation dans une extrémité du tuyau et de sortir les autres forces depuis l’autre extrémité. En ce sens, la mise en œuvre de l’idée de Kałuza-Klein dans la théorie des supercordes va à l’encontre de l’esprit originel de Kałuza-Klein. Certains physiciens, dont je fais partie, sont gênés par cette subversion de la théorie de Kałuza-Klein. La beauté et l’avantage du passage à un espace de dimension plus élevée sont

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que les autres forces émergent comme des morceaux de la gravitation. Mais la théorie des supercordes n’a pas besoin de ces forces, et par conséquent elle doit utiliser (du moins selon certains observateurs) un espace interne peu ragoûtant. Quant à moi, j’espère toujours que l’espace interne s’avèrera être une sphère parfaite, et que la beauté originale de la théorie de Kałuza-Klein sera préservée. Mais mes amis des supercordes écartent cette sorte de sentiment en le qualifiant de pensée magique et de nostalgie hors de propos. Les complications de la théorie des supercordes viennent en partie de l’espace interne symétrique. Avec un espace interne sans symétries, les physiciens ont beaucoup de mal à déduire les conséquences de la théorie. Au chapitre 9, j’ai mentionné la façon dont les notions de topologie ont fait irruption en physique, et comment, en se servant de la topologie, les mathématiciens peuvent déduire les propriétés d’objets géométriques que le commun des mortels ne peut même pas visualiser. Dans la théorie de Kałuza-Klein et dans celle des supercordes, les considérations topologiques ont réellement occupé le devant de la scène. Tant que l’espace interne est symétrique, comme dans le cas d’une sphère, ses propriétés sont aisément déduites. Mais quand on peine à visualiser l’espace interne, comme dans la théorie des supercordes, alors on doit avoir recours à des méthodes topologiques pour répondre à des questions telles que : pourquoi la masse de l’électron peut-elle être petite par rapport à la masse de Planck ? Dans l’excitation initiale, on a pensé que la théorie des supercordes pourrait déterminer l’espace interne. Hélas, cette promesse s’est révélée illusoire jusqu’à ce jour. Plusieurs types d’espaces internes sont possibles, et à chacun de ces espaces correspond une théorie des supercordes différente. Les physiciens doivent s’appuyer sur la topologie et d’autres branches des mathématiques avancées telles que la géométrie algébrique pour les aider à classer et à étudier ces espaces.

18.14

Ici sont tapis les dragons

Mon amie grommelait « je ne peux toujours pas comprendre la théorie des supercordes. » « Eh bien, je sais », soupirai-je, « désolé, j’ai davantage décrit la théorie des supercordes que je ne l’ai expliquée. En partie, c’est parce que la théorie est physiquement et mathématiquement si novatrice que les physiciens n’ont pas encore une bonne intuition de ce qui se passe. Je n’ai pas expliqué pourquoi la théorie n’est pas affectée par une anomalie ou pourquoi la masse de l’électron qui en émerge est nulle. Personne ne comprend réellement tous ces « pourquoi ».

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Ces miracles, et c’est pourquoi on les appelle en plaisantant des miracles, sont juste le produit des équations. » « Cela me rassure. Je m’inquiétais d’avoir raté quelque chose. » Elle semblait soulagée. « Cela ne me rassure pas du tout. En écrivant un livre de physique pour une lectrice profane mais intelligente comme toi, j’essaie idéalement d’expliquer autant que je le peux. Mais quand on en arrive aux tout derniers développements, trop de choses reposent sur les subtilités de la physique quantique » dis-je avec quelque regret. « Eh bien, je peux l’imaginer. Je peux au moins me représenter une corde qui se tortille. En se tortillant de différentes façons, elle nous apparaît comme différents types de particules » répliqua-t-elle joyeusement. « Correct, c’est le point clé. Le graviton est juste une de ces infinités de façons de se tortiller. En un sens, la gravitation a été rétrogradée. C’est une des raisons pour lesquelles certains physiciens ne sont pas satisfaits de la théorie des supercordes. D’une certaine façon, nous sentons que la gravitation devrait jouir d’un statut particulier, car elle est connectée à l’espace, au temps, et à tout cela. » « Oui, ça me pose problème à moi aussi. » « Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute que la théorie des supercordes est de loin l’avancée la plus significative depuis 1915 dans notre compréhension de la gravitation. Depuis l’arrivée même sur scène de la physique quantique, la gravitation contenait en germe sa propre disparition. Tu sais comment les géographes avaient l’habitude de désigner les régions dont ils ne connaissaient rien par une inscription latine proclamant « Au-delà sont tapis les dragons. » La gravitation a caractérisé le domaine d’énergie au-delà de celle de Planck par cette inscription. Les théoriciens des supercordes se sont aventurés aujourd’hui dans cette région. Eh bien, il y a des dragons. Il y a des cordes qui se tortillent d’une infinité de façons. »

18.15

Miracles et difficultés

Avec trois miracles, la confiance des enthousiastes des supercordes était scellée. Cependant, il reste des difficultés et des complications. Aujourd’hui, la communauté des physiciens est divisée sur l’idée que la théorie des supercordes puisse se révéler comme la théorie ultime du tout, ce que proclament les enthousiastes. La théorie est extrêmement complexe à développer, et on n’a pas encore atteint le stade où une réponse définitive peut être donnée par l’expérience. Une difficulté intrinsèque est que, alors que les expériences doivent être réalisées à des énergies très en dessous de celle de Planck, la théorie des

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supercordes est formulée explicitement à une échelle d’énergie stratosphérique. Toutes ces infinités supplémentaires introduites par la théorie des supercordes – les particules supermassives représentant toutes les façons qu’ont les cordes de se tortiller – apparaissent seulement pour jouer leur musique à l’énergie de Planck et au-delà. 18.16

Barreaux sur une échelle

Pour mieux comprendre les divergences d’opinion sur la théorie des supercordes, examinons en détail les échelles d’énergie. Ces échelles d’énergie peuvent être assimilées aux barreaux d’une échelle1 . Sur chaque barreau, les physiciens essaient de comprendre tous les phénomènes caractérisés par cette échelle. Considérons par exemple un physicien atomique qui essaie de calculer les propriétés de l’atome de sodium, lequel se trouve avoir onze électrons en orbite autour d’un noyau. Pour effectuer ses calculs, ce physicien peut considérer le noyau de l’atome de sodium comme juste une petite boule caractérisée par quelques nombres, sa masse, sa charge et son moment magnétique. Le moment magnétique d’un noyau atomique nous dit comment ce noyau se comporterait dans un champ magnétique, de même que sa charge nous dit comment il se comporterait dans un champ électrique. Il considère que ces nombres sont donnés soit par une mesure directe, soit par un calcul, et qu’ils lui ont été transmis par une physicienne nucléaire. La physicienne nucléaire, quant à elle, essaie de calculer les propriétés du noyau de l’atome de sodium en partant du fait qu’il est composé de onze protons et de douze neutrons. Elle ne peut pas faire ce travail, cependant, si on ne lui donne pas les propriétés du proton et du neutron. Okay, si vous me dites quels sont les moments magnétiques du proton et du neutron, je peux calculer, au moins approximativement, le moment magnétique du noyau de l’atome de sodium. Le physicien des particules, à son tour, essaie de calculer les moments magnétiques du proton et du neutron. Ainsi, il existe une progression ordonnée dans notre compréhension du monde physique. Sur une échelle donnée, les physiciens ont à leur disposition un ensemble de nombres, parfois appelés paramètres. À mesure que nous grimpons les barreaux de l’échelle, nous espérons que le nombre de paramètres nécessaires sur chaque barreau diminue. Ainsi, les physiciens atomiques traitent les moments magnétiques de plusieurs centaines de noyaux atomiques comme des paramètres, tandis que les physiciens nucléaires considèrent les 1 La

traduction française peut prêter à confusion : en effet l’anglais utilise deux mots différents là où le français n’en dispose que d’un seul : energy scale = échelle d’énergie, et rung of a ladder = barreau d’une échelle.

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moments magnétiques du proton et du neutron comme des paramètres. En ce qui concerne les moments magnétiques, l’histoire se termine de fait avec le barreau des particules. La théorie actuelle des particules fondamentales donne une valeur définie au moment magnétique des quarks, tandis que les moments magnétiques du proton et du neutron peuvent être calculés, en principe, en termes de ceux des quarks. Alors que la physique explore des échelles d’énergie plus élevées, il reste une foule de phénomènes à comprendre à des échelles d’énergie plus basses. Par exemple, le comportement des supraconducteurs à haute température continue à défier les théoriciens. Cependant, l’explication de ces phénomènes ne réside certainement pas dans la physique des échelles d’énergie plus élevées. La désintégration d’une particule subnucléaire en un zillionième de seconde ne saurait affecter le comportement d’un supraconducteur. Ainsi, notre compréhension du monde physique peut-elle être grossièrement quantifiée par le nombre de paramètres dont nous avons besoin. La théorie actuellement acceptée de la physique des particules, ou modèle standard de la physique des particules, contient dix-huit paramètres, auxquels se sont ajoutés récemment une demi-douzaine de paramètres supplémentaires en raison du caractère massif des neutrinos. Le nombre exact dépend de la façon dont on compte et de ce que l’on estime compris. L’objectif de la physique fondamentale est de réduire le nombre de ces paramètres à un strict minimum. Certains physiciens ont même l’espoir que ce nombre soit réduit à zéro. Quel sera le prochain barreau sur l’échelle après la physique des particules ? Les physiciens peuvent seulement essayer de le deviner. Partant de la physique atomique, avec son énergie caractéristique de 10 eV, 10 électron-volts, nous avons dû grimper en énergie par un facteur cent mille pour atteindre la physique nucléaire, dont l’échelle d’énergie caractéristique est de 1 Mev, soit un million d’électron-volts. À partir de la physique nucléaire, nous avons encore grimpé en énergie d’un facteur mille pour atteindre l’échelle d’énergie de la physique des particules, soit 1 GeV, un milliard d’électron-volts. Aujourd’hui, grâce au Large Hadron Collider (LHC) au CERN à Genève, nous avons exploré jusqu’à une échelle de 10 TeV, 10 000 GeV, ou dix mille milliards d’électron-volts. En 2012, le LHC a confirmé l’existence du boson de Higgs, avec une masse de 125 GeV, mais rien de dramatiquement nouveau n’a été découvert. J’utilise « nouveau » dans un sens strict. Pour être qualifiée de « nouvelle », la physique impliquée devrait être telle qu’elle exige des modifications structurelles à la théorie qui est aujourd’hui acceptée, le modèle standard de la physique des particules. De ce point de vue, la découverte du boson de Higgs n’est pas une « nouveauté », puisque l’existence de ce boson est un maillon essentiel du

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modèle standard. En revanche, cette découverte a permis de fixer sa masse, qui est un paramètre libre dans le modèle standard. Est-ce que nous allons découvrir une nouvelle physique à 10 TeV, ou à une échelle d’énergie encore beaucoup plus élevée ? Les partenaires supersymétriques des particules ordinaires, qui seraient véritablement le signal d’une nouvelle physique, sont activement recherchés au LHC depuis 2010, mais jusqu’à présent sans succès, et de nombreux expérimentateurs commencent à douter de leur existence. Des projets d’accélérateurs encore plus puissants que le LHC sont dans les cartons, mais les physiciens aimeraient en savoir un peu plus avant de fixer l’échelle d’énergie souhaitable, étant donné le coût pour le contribuable de tels accélérateurs. Ce que nous savons de façon certaine, c’est qu’il y a un barreau à l’échelle de Planck. C’est la gravitation qui nous le dit. De plus, la théorie de la grande unification suggère que les interactions électromagnétiques, faibles et fortes fusionnent en une interaction unique aux environs de 1015 GeV, mais tous les physiciens ne sont pas convaincus de cette grande unification. Pour l’instant, nous avons exploré un domaine d’énergie qui s’étend jusqu’à 10 000 GeV, et cette exploration se poursuit actuellement au LHC. Une opinion extrême, tenez-vous bien, est que rien de dramatiquement nouveau ne va se produire entre 10 TeV, ou 104 GeV, et l’échelle de la grande unification. Cette opinion pessimiste est parfois appelée l’hypothèse du « grand désert », où un espace désertique pour les physiciens s’étend entre 104 GeV et l’échelle de la grande unification. Les enthousiastes de la grande unification disent que, dans cet espace, les expérimentateurs ne vont trouver que des sables arides. Les expérimentateurs qui s’impliquent dans la construction de nouveaux accélérateurs haïssent évidemment cette hypothèse. Indignés, ils se réfèrent à l’histoire de la physique. Dans le passé, chaque fois que nous avons pu grimper en énergie, nous avons rencontré une physique dramatiquement nouvelle, dont nous n’avions pas la moindre idée auparavant. Une vue optimiste est que le « désert » fleurisse et se révèle être une terre de lait et de miel.

18.17

Une différence philosophique

Au regard de ce qui précède, les opinions divergentes sur la théorie des supercordes reflètent une différence réelle de philosophie entre physiciens sur la façon dont la physique devrait progresser : en effectuant des bonds en avant grandioses, ou en grimpant laborieusement les barreaux d’une l’échelle. Les vrais croyants des supercordes maintiennent que la véritable physique se trouve à l’échelle de Planck et que, dans ses grandes lignes et pour l’essentiel,

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nous avons compris toute la physique jusqu’à cette échelle. Dans leur foi inébranlable, ils proclament qu’ils ont découvert le Dessein Ultime. Au contraire, les infidèles sont des mécréants. Ils veulent que leurs convictions soient ancrées dans la réalité concrète et non dans l’élégance abstraite des mathématiques avancées. Ils craignent que leurs collègues, dans leur joyeux bond vers l’échelle de Planck, aient atterri dans le domaine de nulle part de la magie mathématique. Ce conflit philosophique a toujours existé, entre les idéalistes et les empiristes, entre Einstein et l’immense majorité des physiciens théoriciens dont les journées sont largement occupées à scruter des données et à exécuter des calculs de routine. Un jour Einstein a dit : « Je veux savoir comment Dieu a créé ce monde. Je ne suis pas intéressé par tel ou tel phénomène. Je veux connaître Ses pensées : le reste n’est que détail. » Quel idéalisme arrogant ! Quelle provocation ! Et quels grincements de dents de la part de ces physiciens qui dédient leur vie à tel ou tel phénomène ! Bien évidemment, la plus grande part de la physique, de l’étude des étoiles à celle des matériaux et des métaux, est précisément concernée par tel ou tel phénomène, et c’est parfaitement légitime. Nous parlons ici de ce que l’on peut appeler la physique fondamentale, l’effort pour comprendre la façon ultime dont le monde est construit, et des divergences philosophiques qui existent dans la communauté des physiciens qui s’y consacrent. Le vieil homme ne se repent pas et le redit : « Je suis convaincu que nous pouvons découvrir les concepts et les lois à partir de constructions purement mathématiques. . . ces concepts et ces lois qui fournissent la clé de la compréhension des phénomènes naturels. L’expérience peut suggérer les concepts mathématiques adéquats, mais ces concepts ne peuvent pas en être déduits. . . En un certain sens, par conséquent, je maintiens que la pensée pure peut appréhender la réalité, ainsi qu’en rêvaient les Anciens. » La pensée pure ! Quel hubris, mais quel glorieux hubris ! C’est un rêve qui peut induire des filles et des garçons à devenir de vrais physiciens théoriciens. Quel défi de comprendre le monde à partir de la pensée pure ! Les sceptiques ricanent. Oui, les Anciens rêvaient, mais ils ne sont pas allés bien loin. Démocrite pensait que la matière était formée d’atomes, et dans les cultures islamique et chinoise on trouve des sages qui eurent la même idée. Mais nous ne saurions rien des atomes sans les expériences de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Mao pensait que le matérialisme dialectique (rappelezvous l’examen de Gamow) exigeait que les particules subnucléaires soient composées de « stratons », du latin stratum. Mais sans les grands acccélérateurs des années 1950 à 1970, nous n’aurions probablement jamais imaginé les quarks et les gluons.

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Chapitre 18. Annexe à la postface (1999)

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De quoi alors parlait Einstein ? Est-ce que la physique a jamais progressé à partir de la pensée pure ? Eh bien, le meilleur exemple (et diraient certains, le seul exemple, si c’est vraiment un exemple) est fourni par la théorie de la gravitation élaborée par le vieil homme. De l’idée qu’une personne en chute libre ne ressent aucune force de gravitation découlent les secrets de la gravitation. Bien sûr, cette idée même doit s’appuyer sur des faits, dans ce cas l’observation de Galilée que tous les objets tombent de la même façon. Le point est que la théorie ne fut pas construite laborieusement pas à pas, l’expérience servant de guide à chaque pas successif. Elle est née dans sa globalité. Ne vous préoccupez pas de ce que l’accouchement fut douloureux – Einstein dut batailler pendant des années – la théorie est née dans sa globalité. Mais Einstein est l’exception qui confirme la règle. Le combat pour comprendre les interactions faibles, par exemple, est plus typique du développement de la physique fondamentale. Depuis la découverte de la radioactivité jusqu’à aujourd’hui, la théorie des interactions faibles fut construite brique par brique, en retirant parfois des briques et en démolissant même des pans entiers de la théorie quand de nouvelles expériences la contredisaient. Les réflexions d’Einstein reflètent une certaine intoxication due à son propre succès dans l’élaboration de sa théorie de la gravitation. Beaucoup pensent, cependant, que la découverte de la théorie de la gravitation représente le cas exceptionnel où la pensée pure a été capable d’entraîner la physique aussi loin. Trois quarts de siècle plus tard, les fidèles de la théorie des supercordes déploient une fois de plus la bannière de la pensée pure. La notion selon laquelle les particules fondamentales sont en fait des cordes qui se tortillent vient de la pensée pure, elle n’est motivée par aucune expérience. Les physiciens des particules sont profondément divisés. Quand certains se délectent de la pensée pure, d’autres ont le sentiment que le rêve d’Einstein – s’il est représenté par la théorie des supercordes – s’est révélé cauchemardesque. En pratique, la décision individuelle d’un physicien de travailler ou non sur la théorie des supercordes est souvent moins fondée sur une grande vision philosophique que sur d’autres facteurs, comme le tempérament, les aptitudes mathématiques, les perspectives de carrière et, souvent plus prosaïquement, la paresse et l’inertie. Cela prend beaucoup d’énergie pour maîtriser un développement radicalement nouveau, et plusieurs physiciens, si ce n’est la moitié des sceptiques de la théorie des supercordes, ont simplement choisi de continuer ce qu’ils avaient l’habitude de faire.

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Notes Les notes qui suivent sont soit des références bibliographiques, soit des compléments au texte, soit des mises à jour. Chapitre 1 : À la recherche de la beauté • 1a. Le passage cité de Bondi peut être trouvé dans Einstein : The Man and His Achievements, édité par G. J. Whitrow (New York : Dover, 1973). • 1b. Le critère d’Einstein pour juger une théorie physique est décrit par B. Hoffmann dans Albert Einstein : Creator and Rebel (New York : Viking Press, 1972). Dans sa description des travaux d’Einstein, l’auteur, qui fut un de ses collaborateurs, écrit : « L’essence de la profondeur d’Einstein résidait dans sa simplicité, et l’essence de sa science dans son sens artistique – son sens phénoménal de la beauté. » • 1c. Einstein a exprimé son émerveillement du fait que le monde semble avoir un dessein qui nous soit compréhensible dans une lettre à son ami Maurice Solovine. Voir : « Qu’est-ce précisément que penser ? La réponse d’Einstein » par G. Holton dans Einstein : A Centenary Volume édité par A. P. French (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1979). • 1d. La distinction entre lois phénoménologiques et lois fondamentales n’est bien entendu pas aussi tranchée. Einstein a montré que les lois de la gravitation de Newton, que l’on pensait fondamentales, n’étaient qu’une manifestation phénoménologique de sa propre théorie de la gravitation mais, récemment, des physiciens théoriciens ont montré que la théorie d’Einstein pourrait se déduire à son tour d’une théorie encore plus fondamentale. L’hubris des physiciens est tel que ce qui est considéré comme fondamental par une génération peut être considéré comme phénoménologique par la suivante. Chapitre 2 : Symétrie et simplicité • 2a. Un livre classique, mais un peu démodé, sur les symétries en physique et en mathématiques est celui d’Hermann Weyl, Symmetry (Princeton, N. J. : Princeton University Press, 1952). Voir également E. P. Wigner, Symmetries and Reflections (Bloomington Ind. : Indiana University Press, 1967), et un livre plus récent à un niveau avancé, A. Zee, Group Theory in a Nutshell for Physicists (Princeton, N. J. : Princeton University Press, 2016).

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• 2b. L’explication du fait que les étoiles brûlent lentement est due à Hans Bethe et d’autres. Pour une discussion récente, voir James Lequeux, Naissance, évolution et mort des étoiles (Paris : EDP Sciences, 2014). • 2c. Dans la section « La loi des grands nombres », je parle du nombre ahurissant de photons et de protons dans l’Univers, peu importe qui les a commandés. Leur recensement n’a suivi aucun plan préétabli. Dans les années 1960, Arno Penzias et Robert Wilson, deux ingénieurs au Bell Telephone Laboratories à Holmdel, New Jersey, construisirent une antenne ultra sensible. À leur grande consternation, elle enregistrait un bruit de fond, malgré tous leurs efforts qui incluaient, incidemment, l’élimination des crottes de pigeons qui s’étaient pris d’affection pour l’antenne. Il s’avéra que Penzias et Wilson étaient en fait en train d’écouter la musique de l’Univers. L’Univers baigne dans un champ micro-ondes, comme dans un four à micro-ondes, mais bien sûr avec une intensité énormémement plus faible. Cette découverte majeure, pour laquelle un Prix Nobel a été attribué, a aussi contribué à confirmer la théorie de George Gamow de l’Univers issu d’un Big Bang. En détectant ce rayonnement microondes, Penzias et Wilson observaient en fait la faible lueur d’une explosion qui s’était produite il y a très, très longtemps ou, plus exactement ils observaient l’Univers tel qu’il était 380 000 ans après cette explosion : ils observaient ce que l’on appelle aujourd’hui le rayonnement cosmologique fossile, ou fond diffus cosmologique. Les micro-ondes, tout comme les ondes radio et les ondes lumineuses, sont une forme de rayonnement électromagnétique. Connaissant la densité numérique des photons contenus dans un rayonnement micro-ondes dont l’intensité est connue, et connaissant grossièrement le volume de l’Univers, les physiciens n’ont plus qu’à multiplier les deux nombres pour obtenir le nombre total de photons dans l’Univers. Incidemment, le nombre de photons produit par l’ensemble des étoiles de l’Univers depuis leur naissance, pour ne pas mentionner le nombre de photons produit par nos ampoules lumineuses, est minuscule par rapport au nombre total de photons dans l’Univers. Pour déterminer le nombre de protons, on peut simplement compter le nombre de protons contenus dans une étoile typique comme le Soleil, le nombre d’étoiles dans une galaxie typique, comme notre Voie Lactée, et enfin le nombre de galaxies dans l’Univers observable. Il faut aussi estimer le nombre de protons contenus dans le gaz interstellaire des galaxies et dans le gaz intergalactique. Mais comme la densité de photons est connue avec une bonne approximation grâce aux mesures du rayonnement diffus cosmologique, il est préférable de déterminer le nombre de protons indirectement en obtenant d’abord le rapport des densités des protons et des photons. Dans l’Univers primordial, pour les standards humains, mais très tardivement pour les standards de la physique des particules, les protons et les neutrons ont été « cuits » pour former les noyaux atomiques. La plupart des protons sont restés à l’état de protons, mais une partie d’entre eux ont formé des atomes d’hélium principalement par collision avec des neutrons. En goûtant un gâteau, un expert cuisinier peut aisément déduire la proportion relative de farine et de beurre qui est entrée dans sa composition. Exactement de la même façon, la proportion d’hélium que les astronomes observent aujourd’hui dans le ciel nous donne une information sur le rapport du nombre de protons au nombre de photons. Incidemment, l’analogie de la cuisine est en fait plus qu’une image dans ce cas précis : dans la cuisson, les réactions chimiques réarrangent les molécules, de même que

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dans l’Univers primordial, les réactions nucléaires ont lié les protons et les neutrons. Récemment, l’observation des fluctuations du rayonnement cosmologique fossile, en particulier par les satellites WMAP (2003) et Planck (2014), a donné des valeurs encore plus précises du rapport du nombre de photons au nombre de protons. Voir par exemple Pierre Binétruy, À la poursuite des ondes gravitationnelles (Paris : Dunod, 2016). • 2d. En fait, la raison précise pour laquelle notre main ne peut pas traverser un mur résulte de l’effet combiné de l’interaction électromagnétique et du principe de Pauli, un principe quantique énonçant que deux électrons ne peuvent pas se trouver dans le même état quantique, ce qui conduit à une répulsion effective. La structure des atomes et leurs propriétés chimiques dépendent de la combinaison de l’interaction électromagnétique et du principe de Pauli, et il en est de même de la stabilité de la matière, à savoir le fait que la masse d’un solide soit proportionnelle à son volume. Les particules comme les électrons, les protons et les neutrons, qui obéissent au principe de Pauli, sont appelées fermions, d’après le physicien américain d’origine italienne Enrico Fermi. La propriété selon laquelle deux fermions ne peuvent pas se trouver dans le même état quantique se traduit en physique quantique par l’énoncé : les fermions obéissent à la statistique de Fermi-Dirac. Il existe une autre catégorie de particules qui, au contraire, aiment s’agglutiner dans le même état quantique. Ces particules sont appelées bosons, d’après le physicien indien Satyendra Bose. La propriété selon laquelle deux bosons aiment se trouver dans le même état quantique se traduit en physique quantique par l’énoncé : les bosons obéissent à la statistique de Bose-Einstein. C’est Einstein qui a permis à Bose de publier l’article introduisant cette statistique, implicite pour le photon dans ses propres travaux de 1905 sur le corps noir. En effet, le photon est un exemple de boson et le fonctionnement du laser repose sur le fait que l’on peut mettre un grand nombre de photons dans un même état quantique. Chapitre 3 : La face lointaine du miroir • 3a. La citation sur la façon de passer les plats à table vient de Judith Martin, Miss Manner’s Guide to Excruciatingly Correct Behavior, (New York : Warner Books, 1982) p. 130. • 3b. La description de la famille de poissons Poeciliidae est tirée de G. Murchie, The Seven Mysteries of Life (Boston : Houghton Mifflin, 1981), p. 134. • 3c. J’aimerais remercier John Martin, un de mes professeurs d’histoire de l’art à Princeton, pour une conversation utile où il me montra comment Rembrandt ne se préoccupait pas de la convention droite-gauche dans ses eaux-fortes. • 3d. Dans les mariages de militaires, tels que ceux qui ont lieu à West Point, la mariée se tient à droite de son époux, de façon à ne pas être frappée au cas où il tirerait son épée. • 3e. Les cravates fournissent un autre exemple amusant des conventions humaines sur la droite et la gauche. Aux États-Unis, la convention selon laquelle les rayures vont de l’épaule droite vers la hanche gauche a émergé au cours des ans. En Angleterre, c’est juste l’inverse. Il y a quelque temps, Books Brother, un drapier américain bien connu, décida d’introduire une ligne de cravates rayées où la direction des rayures était inversée. Cet nouveau motif ne dura qu’une seule saison. Qu’une convention aussi

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arbitraire puisse avoir une telle emprise sur nous est décrit dans un rapport de Harvard Magazine (1985). • 3f. Je me suis inspiré de l’exposé de la violation de la parité donné par J. Bernstein dans A Comprehensive World (New York : Random House, 1967), p. 35. Pour un autre exposé de la symétrie et de la violation de la parité, voir C. N. Yang, Elementary Particles (Princeton N. J. : Princeton University Press, 1961). • 3g. On trouvera une biographie succincte de Madame Wu dans Chien-Shiung Wu, The First Lady of Physics Research, in Smithsonian, janvier 1971. Pour une discussion de l’histoire des expériences sur les interactions faibles, voir C. S. Wu, Subtleties and surprises : the Contribution of Beta Decay to an Understanding of Weak Interactions, Annals of the New York Academy of Sciences, vol. 294, 1977. • 3h. Certain que Madame Wu aurait une histoire fascinante à raconter, je me rendis à l’université de Columbia pour bavarder avec elle, en ayant eu soin de me procurer un permis de parking à l’avance. C’était une jolie femme énergique, avec un air de patricienne prospère. Madame Wu dément complètement toute image stéréotypée que l’on peut avoir d’une physicienne nucléaire de grande classe. En remuant ses mains délicates d’excitation, elle riait en se souvenant des personnalités et des événements qui avaient marqué sa vie. Les mots lui venaient facilement. Elle se rappelait que, toute jeune fille, elle considérait avec frayeur l’épée et le fusil que son père utilisait au cours de la révolution de 1911. Pendant la seconde guerre mondiale, elle travaillait sur le « Projet Manhattan » (« Ici même dans Manhattan », disait-elle en riant, « dans un laboratoire dissimulé dans un salon d’exposition de voitures, entre les 136e et 137e rues. ») Quand je lui demandai de parler de sa fameuse expérience où elle montra pour la première fois la différence intrinsèque entre notre monde et celui du miroir, ses yeux s’éclairèrent et elle dit avec un plaisir non dissimulé : « Ça, ce fut très amusant ! » Mais comment une jeune femme née presque sous la dynastie mandchoue dans une société féodale dominée par les hommes, a-t-elle pu devenir « la reine en exercice de la physique nucléaire expérimentale », et devenir la première femme à présider la Société Américaine de Physique ? Madame Wu m’expliqua qu’elle était née à Liu Ho, situé à l’embouchure du fleuve Yang Tsé, une ville qui, en raison de sa localisation, a figuré dans l’histoire comme le point de départ des expéditions navales impériales et, beaucoup plus tard, comme un des endroits les plus exposés à l’influence occidentale. En raison de son site, elle perdit finalement de l’importance comme port et céda sa place à une autre petite ville quelque trente kilomètres en amont, Shanghaï. Le père de Madame Wu avait déménagé à Shanghaï comme employé d’un entreprise commerciale. Il était si enthousiaste pour les idées modernes qu’après quelques années il décida de revenir dans sa ville natale pour y créer une école de filles, ce qui déplut beaucoup à son propre père. Madame Wu se souvient que son père avait appris à fabriquer des postes de radio à Shanghaï. À partir des années 1930, des émissions radio étaint reçues à Liu Ho depuis Shanghaï, et ainsi son père se mit à la fabrication de postes de radio pour les paysans. Cependant, son enfance fut tout sauf un havre de tranquillité. En raison de pirates et de seigneurs de guerre, Liu Ho était périodiquement ravagée. Madame Wu eut plus de chance que d’autres, et elle put terminer ses études universitaires en 1936, à l’université Centrale de Nankin, une université fondée, de façon peut-être surprenante, en 1902.

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Après avoir travaillé brièvement sur les rayons X à l’université de Zhejiang, sous la direction d’une physicienne qui avait fait ses études à l’université du Michigan, Madame Wu eut la possibilité de continuer ses études dans cette université. Cependant, en arrivant à San Francisco, elle fut emmenée par un ami pour une visite de Berkeley ; elle eut le coup de foudre pour le campus. De plus, Madame Wu se rappelait qu’elle avait voulu s’immerger dans le mode de vie américain, et elle apprit que, pour une raison mystérieuse, la plupart des étudiants chinois allaient à l’université du Michigan. Elle décida de ne pas faire comme eux. Un étudiant de physique qu’elle avait rencontré la mit en contact avec Raymond Birge, un physicien dont on reconnaît généralement qu’il a fondé le département de Physique de Berkeley. Madame Wu se souvient que Raymond Birge était « gentil, vraiment très gentil », et il lui permit de s’inscrire à ses cours, bien qu’il eussent déjà commencé depuis plusieurs semaines. En 1939, parvint aux États-Unis l’information que deux physiciens allemands, Otto Hahn et Fritz Strassmann, avaient réussi à casser le noyau d’uranium, ce qui libérait une énorme quantité d’énergie. Ernest Lawrence, le grand physicien originaire du Dakota, qui fut l’inventeur des accélérateurs de particules et les développa, et sans lequel nous n’aurions pas eu accès à toute la physique moderne nucléaire et des particules, mit Madame Wu immédiatement au travail. Elle obtint les autorisations nécessaires et l’expertise qu’elle avait acquise se révéla d’importance cruciale quand une des « piles » (en fait un réacteur) nucléaires construites par Fermi tomba en panne après quelques heures de fonctionnement. En 1942, Madame Wu obtint un poste d’enseignante au Smith College, l’institution pour jeunes filles bien connue située dans la campagne du Massachusetts. Cela aurait pu signifier la fin de sa carrière scientifique si Ernest Lawrence n’y était pas venu lui rendre visite. Il observa qu’elle devrait vraiment faire de la recherche. Peu après, elle se vit offrir des postes à Harvard, Columbia, Princeton, MIT et d’autres universités prestigieuses, tellement était grande l’influence de Lawrence. Elle choisit Princeton, et trouva que « les garçons étaient très gentils », en particulier le physicien nucléaire Henry Smythe qui s’efforça de lui trouver sa place dans une université entièrement peuplée d’hommes. Plus tard, elle fut la première femme à recevoir un diplôme honorifique de Princeton. Quand Columbia lui fit une proposition l’année suivante, elle décida de déménager à New York1 . Étant donné sa position, on demande souvent à Madame Wu quelle est son opinion sur les femmes qui s’orientent vers la physique. Elle est très heureuse qu’aujourd’hui les femmes aient suffisamment confiance en elles pour que tout leur soit ouvert. En rappelant que des expérimentatrices ont déjà eu un impact majeur en physique, Madame Wu s’exclama « Jamais auparavant si peu ont contribué autant dans des circonstances difficiles ! » Elle se sent chanceuse que dans sa carrière tout le monde se soit montré prévenant avec elle. Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, elle ne s’est pas heurtée à une résistance en Chine. Il y avait une telle conscience parmi ses collègues étudiants que la Chine avait un retard si important que les deux sexes devaient travailler 1 Note du traducteur : en 1961, j’ai eu l’occasion d’échanger une correspondance avec Madame Wu ; en effet, j’avais effectué des calculs théoriques sur la structure hyperfine des atomes muoniques, que Madame Wu avait mesurée dans ses expériences. J’ai été frappé par la gentillesse dans sa correspondance avec un étudiant débutant, alors qu’elle-même était une éminente physicienne.

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dur dans tous les domaines. Après son arrivée aux États-Unis, elle apprit à sa grande surprise que les femmes étaient exclues de la plupart des universités privées de pointe. Elle fut encore plus étonnée lorsque, des années plus tard, une de ses étudiantes en thèse lui dit que les garçons n’aimaient pas sortir avec les filles qui font des études de physique. À Berkeley, Madame Wu était la seule femme du département de physique. Tout le monde était « gentil et prêt à l’aider. » Robert Oppenheimer, qui lui enseigna la mécanique quantique, « était un parfait gentleman. » Madame Wu déplore que d’autres femmes n’aient pas eu autant de chance qu’elle. Lise Meitner (1878-1968), une physicienne autrichienne travaillant en Allemagne et pionnière de la recherche sur la radioactivité, était obligée de réaliser ses expériences dans l’atelier d’un menuisier en dehors du laboratoire. Meitner fut la première personne à comprendre le mécanisme de la fission nucléaire. Quand Meitner lui rendit visite à Columbia, Madame Wu, qui se souvenait que les personnes âgées ont besoin des toilettes plus souvent, lui demandait périodiquement si elle en avait besoin. Meitner répondit malicieusement qu’elle avait un bon entraînement. Il n’y avait pas de toilettes pour femmes dans l’atelier du menuisier. • 3i. L’essentiel du travail d’Ellis fut fait en collaboration avec W. A. Wooster. • 3j. Comme illustration du fait que la physique d’hier peut devenir la technologie de demain, on a suggéré que le neutrino fantôme soit utilisé pour la prospection du pétrole. L’idée est d’envoyer un faisceau de neutrinos à travers la Terre et de l’étudier alors qu’il ressort à une certaine distance. Comme la roche et le pétrole ont une composition différente, le nombre de neutrinos qui émerge peut nous dire, en principe, si le faisceau est passé ou non à travers un gisement de pétrole. Étant donné la difficulté de produire et de détecter les neutrinos, ce scénario est pour le moins futuriste. Mais qui sait, un jour les neutrinos pourront nous donner un regard furtif sur des endroits qui sont aujourd’hui hors de portée. On a déjà sondé le centre du Soleil en détectant les neutrinos émis lors de la combustion de l’hydrogène en hélium, et l’astronomie neutrino, en plein développement, nous renseigne sur des aspects du cosmos inaccessibles à l’aide des ondes électromagnétiques. Incidemment, des faiceaux d’un autre type de particule, des muons, ont été utilisés avec succès pour détecter des chambres secrètes de Pyramides. • 3k. Pendant plus d’un demi-siècle, les physiciens ont répété les mesures d’Ellis avec une précision toujours plus grande, afin de déterminer si le neutrino avait ou non une masse minuscule. L’expérience, je l’ai souligné, consiste à déterminer si l’énergie maximale du neutrino est plus petite que E∗ . Ces expériences de mesure directe de la masse du neutrino n’ont donné pour l’instant, en 2017, aucun résultat positif. La réponse est venue d’un phénomène tout à fait différent, les oscillations neutrino. En effet, il existe trois espèces, ou saveurs, de neutrino : électronique, muonique et tauonique. Le principe de superposition quantique implique que des neutrinos produits comme des états d’une saveur déterminée sont des superpositions quantiques d’états de masse définie, pourvu que les neutrinos aient une masse non nulle. Ainsi, un neutrino produit comme neutrino électronique peut être détecté comme neutrino muonique après avoir parcouru une certaine distance : sa saveur oscille en fonction de la distance parcourue. Ce phénomène d’oscillation neutrino a permis d’expliquer pourquoi seulement environ 1/3 des neutrinos produits au centre du Soleil sont détectés sur Terre comme neutrinos électroniques : les 2/3 restants sont transformés en neutrinos d’autres types. Les premières

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expériences de détection des neutrinos solaires n’étaient sensibles qu’aux neutrinos électroniques, ce qui entraînait un « déficit de neutrinos » puisque seulement en 1/3 d’entre eux étaient détectés. Des expériences plus récentes, au début des années 2000, ont permis de détecter les autres types de neutrinos et de confirmer le modèle théorique du Soleil. Ces expériences d’oscillation neutrino montrent que la masse des neutrinos est probablement voisine d’un centième d’électron-volt. Cependant, les oscillations neutrino donnent accès uniquement aux différences de masse entre les différentes saveurs de neutrinos, et pas à leur valeur absolue. Voir par exemple J.-A. Caballero Carretero, Les neutrinos (Madrid : RBA, 2016). Le phénomène des oscillations neutrino fut prédit par le physicien soviétique d’origine italienne Bruno Pontecorvo, qui « passa à l’Est » en 1950. Cette histoire fascinante mêlant physique et espionnage est racontée par Frank Close dans Le mystère Pontecorvo (Paris : Flammarion, 2016). • 3l. Le poème Cosmic Call peut être trouvé dans John Updike : Telephone Poles and Other Poems (New York : Knopf, 1965). • 3m. Il ne faut pas en déduire que la présence d’un neutrino est nécessaire pour que la parité soit violée. Un exemple est la désintégration de l’hypéron Λ0 , Λ0 → proton + π − , où il est facile de détecter la violation de la parité. • 3n. Il y a une différence technique entre chiralité et hélicité. En toute rigueur, le texte devrait utiliser l’hélicité, mais la notion de chiralité est probablement plus familière au lecteur, par exemple la notion de molécules chirales, d’où le choix de chiralité. Chapitre 4 : Le mariage du temps et de l’espace • 4a. Le poème de Y. Chen est de An annotated Anthology of Sung Dynasty Poems (en chinois), édités par Zhung-shu Chien (Beijing, People’s Literature Publishers, 1979), p. 148. La traduction anglaise est de l’auteur. • 4b. Pour une histoire du développement de l’électromagnétisme, j’ai consulté les sources suivantes : B. Morgan, Men and Discoveries in Electricity (London : Wymans and Sons, 1952) ; G. Holton et D. H. D. Roller, Foundations of Modern Physical Science (Reading, Mass. : Addison-Wesley, 1958) ; J. C. Maxwell, Physicals Thought from the Pre-Socratics to the Quantum Physicists, une anthologie éditée par S. Sambursky (New York : Pica Press, 1975). • 4c. Le mot « électrique » vient du mot grec pour « ambre. » • 4d. Les enfants ne manquent pas d’être fascinés par les aimants. Voilà une force qui s’exerce entre deux objets qui ne sont pas en contact. Pour rendre compte de ce phénomène, le poète romain Lucretius proposa qu’un « banc de graines » soit issu d’une masse magnétique, « emportant avec son souffle » l’air ambiant. Cela forme un vide où « les atomes dégringolent ». Alors que cette théorie est fausse d’une manière amusante, Lucretius montre qu’il comprend remarquablement bien les effets du vide. • 4e. En 1600, Gilbert publia ses recherches dans un des livres dont l’influence fut la plus grande de l’histoire de la physique. De fait, l’Inquisition accusa Galilée de posséder un exemplaire du livre de Gilbert, De Magnete, entre autres actions condamnables. Il vaut aussi la peine d’observer que la marine anglaise, commandée par Charles Howard, infligea une défaite cinglante à l’Armada espagnole en 1588. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois, que des intérêts militaires ou commerciaux ont stimulé la recherche.

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• 4f. La question de savoir si le passage d’un courant électrique dans un fil au voisinage d’un aimant ferait bouger le fil fut posée par William Wollaston (1766-1828), connu principalement comme l’inventeur du prisme qui porte son nom, ou prisme polarisant. • 4g. En 1887, alors qu’Einstein avait huit ans, les physiciens américains Albert Michelson et Edward Morley, stimulés par une question que Maxwell avait adressée à l’US Navy, réalisèrent une expérience ingénieuse pour déterminer la vitesse de la lumière telle que mesurée par des observateurs en mouvement uniforme l’un par rapport à l’autre. Les manuels présentent souvent cette expérience comme l’une des plus cruciales dans le développement de la physique, et de fait le résultat surprenant obtenu par les deux expérimentateurs provoqua une certaine sensation dans la communauté des physiciens. Cependant Einstein n’a donné strictement aucune indication sur le fait qu’il était au courant de cette expérience. Ainsi que je l’ai expliqué, il lui était parfaitement possible d’arriver aux mêmes conclusions par un raisonnement purement théorique. La question de savoir si Einstein était au courant de l’expérience de Michelson et Morley avant 1905 a depuis longtemps intrigué les historiens des sciences. Abraham Pais, l’auteur de la biographie de référence d’Einstein, a dépouillé toutes les archives et a conclu qu’Einstein était au courant. Voir A. Pais, Subtle is the Lord : The Science and the Life of Albert Einstein (New York : Oxford University Press, 1982), traduction française Albert Einstein : la vie et l’œuvre (Paris : Dunod, 2005). • 4h. Un autre aspect de l’histoire implique le talentueux expérimentateur français Hippolyte Louis Fizeau. En 1851, il effectua une mesure de la vitesse de la lumière dans un courant d’eau, mais le résultat de ses mesures demeura incompris jusqu’à ce que la théorie d’Einstein soit acceptée. • 4i. Einstein suggéra à Piaget qu’il devrait étudier la façon dont les enfants perçoivent le temps. Voir J. Piaget, The Child’s Conception of Time (New York : Ballantine, 1971), p. vii. • 4j. L’auteur de cette comptine sur Miss Bright est un expert en champignons. Elle peut être trouvée dans W. S Baring-Gould, The Lure of the Limerick : An Unhibited History ( New York : C.N. Potter, 1967). • 4k. Le voyage de Magellan est raconté par S. Zweig, The Story of Magellan (Philadelphia : Century Books Bondery, 1983). Incidemment, Lewis Carroll fut de ceux qui, en 1878, proposèrent l’introduction des fuseaux horaires pour résoudre le paradoxe de la façon dont Magellan avait perdu un jour. • 4l. Dans un exposé tel que celui-ci, comme dans la plupart des manuels de physique, on a naturellement tendance à attribuer un développement particulier à un physicien unique. On évite d’encombrer l’exposé avec les impasses et les fausses pistes qui sont si fréquentes en science. Pour cela, on pourra se référer aux exposés spécialisés d’histoire des sciences. Par ce long retour en arrière sur l’électromagnétisme, j’espère transmettre au lecteur une idée de l’atmosphère qui prévalait dans la communauté des physiciens au tournant du XXe siècle. Le point est que l’électromagnétisme s’était tellement développé que l’enjeu de l’invariance relativiste se glissa naturellement dans la conscience de la génération contemporaine d’Einstein. Les historiens de l’art sont connus pour utiliser ce type d’argument afin d’expliquer par exemple pourquoi l’influence baroque gagna plus ou moins simultanément tous les pays. De même, un certain nombre de physiciens

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en dehors d’Einstein – Henri Poincaré en France, Henrich Lorentz aux Pays-Bas, George Fitzgerald en Angleterre, Woldemar Voigt et Hermann Minkowski en Allemagne – se sont tous frottés à la relativité. Einstein, cependant, alla le plus loin dans l’extraction des conséquences physiques de l’invariance relativiste. • 4m. Pour ceux d’entre vous qui souhaitent en savoir plus sur la révision einsteinienne de la mécanique, voici quelques points majeurs. Une notion centrale en mécanique est, bien sûr, que la vitesse d’un objet en mouvement est la distance parcourue divisée par le temps de parcours. Mais quel temps ? Est-ce que nous devons utiliser le temps propre de l’objet ou le temps mesuré par un observateur qui regarde passer l’objet ? Les physiciens trahissent leurs préjugés et appellent ces deux vitesses propre et impropre respectivement. Dans la vie de tous les jours, la distinction est parfaitement non pertinente. Pour des objets en mouvement rapide, les vitesses propre et impropre peuvent être très différentes. Le photon est l’exemple le plus extrême. Rappelez-vous, l’horloge transportée par un photon indique une heure fixe. Le temps propre du photon ne change pas. La vitesse propre du photon est de fait infinie. La vitesse impropre du photon, au contraire, est finie et égale à 300 000 km/s environ. Certains amateurs trouvent cette propriété de la relativité particulièrement fascinante : l’existence d’une vitesse limite imposée par celle de la lumière. Mais cette vitesse limite est celle donnée par la vitesse impropre, pas la vitesse propre. En mécanique, l’impulsion d’un objet en mouvement est égale à sa masse multipliée par sa vitesse, une formule éminemment raisonnable. Un camion en mouvement possède une impulsion plus grande que celle d’une voiture roulant à la même vitesse. Einstein, en prenant en considération le mouvement d’objets se déplaçant très rapidement, dut décider si la définition de l’impulsion impliquait la vitesse propre ou la vitesse impropre. Le choix d’une définition plutôt qu’une autre est influencé par le souhait que celle-ci soit aussi « propre » et symétrique que possible. Les physiciens exigent essentiellement que les quantités physiques se transforment proprement par les transformations pertinentes, en l’occurence les transformations de Lorentz. La vitesse propre remporte la mise haut la main. Dans une transformation de Lorentz, le dénominateur figurant dans la définition de la vitesse propre – le temps propre de l’objet en mouvement – ne change pas du tout. Autrement dit, le temps propre d’un objet en mouvement est par définition une propriété intrinsèque de cet objet et ne dépend pas de l’observateur. Le temps écoulé tel qu’il est mesuré par un observateur, au contraire, dépend de celui-ci. Einstein choisit de définir l’impulsion en utilisant le temps propre, un choix qui l’a conduit inexorablement à sa formule E = mc2 . Une fois la définition de l’impulsion fixée, la conservation de l’impulsion pour tous les observateurs entraîne celle d’une autre quantité, qui se trouve être l’énergie, à condition d’inclure l’énergie au repos : énergie et impulsion sont reliées dans une transformation de Lorentz. Voir par exemple M. Le Bellac, Les relativités : espace, temps, gravitation (Paris : EDP Sciences, 2015), chapitre 4. Il découle logiquement de la formule donnant l’impulsion – l’impulsion d’un objet est égale à sa masse fois sa vitesse propre – qu’un objet massif ne peut pas se déplacer à la vitesse de la lumière. Si c’était le cas, il aurait une vitesse propre infinie, et donc

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une impulsion infinie. Comme l’impulsion, contrairement à la vitesse propre, est une quantité physique mesurable, un objet ne peut pas transporter une impulsion infinie. Inversement, une particule de masse nulle comme un photon ou un graviton doit voyager à la vitesse de la lumière s’il doit transporter une impulsion finie. • 4n. Si la combustion se fait dans une enceinte rigide imperméable aux particules et à la chaleur, alors la masse de l’ensemble carburant + enceinte ne change pas dans la combustion : l’ensemble forme un système isolé où l’énergie est conservée. Il faut attendre que l’ensemble cendres + gaz soit refroidi pour que la masse change. De même, si l’on faisait exploser une bombe nucléaire dans une enceinte rigide ultra-résistante et imperméable aux particules et à la chaleur – c’est de la science fiction, ne serait-ce que parce qu’aucune enceinte n’arrête les neutrinos –, alors la masse de l’enceinte serait la même avant et après l’explosion. • 4o. En fait l’étude de la chaleur, la thermodynamique, ne peut pas se réduire à la mécanique newtonienne. Il faut ajouter soit une hypothèse macroscopique, le second principe de la thermodymamique – on ne peut pas obtenir du travail à partir d’une seule source de chaleur –, soit une hypothèse microscopique de type statistique, par exemple toutes les configurations microscopiques compatibles avec une configuration macroscopique donnée sont équiprobables. Chapitre 5 : Une idée heureuse • 5a. Einstein a exprimé son aversion pour le terme « relativité » dans une lettre à E. Zschimmer du 30 septembre 1921, comme le cite G. Holton. • 5b. Voir Lawrence Durrell, Balthazar (New York : Dutton, 1958), pp. 9, 142. Dans son article, « Introduction : Einstein et la formation de notre imagination », publié dans Albert Einstein, Historical and Cultural Perspectives, édité par G. Holton et Y. Elkana (Princeton, N. J. : Princeton University Press, 1982), Holton fait la liste et analyse les énormités énoncées sur les travaux d’Einstein qui sont devenus une partie de notre culture. Selon lui, un des auteurs qui a réussi à incorporer avec succès la pensée d’Einstein est William Faulkner, dans Le bruit et la fureur. Holton écrit que dans Faulkner « il est futile de se demander si les traces de physique moderne sont de la bonne ou de la mauvaise physique, car ces éléments ont été utilisés pour fabriquer un nouvel alliage. » • 5c. S. Weinberg, Gravitation and Cosmology (New York : Wiley, 1972). Pour une introduction grand public, voir par exemple Jean-Pierre Luminet, L’invention du Big Bang (Paris : Éditions du Seuil, 2014). • 5d. La carte de Peters par A. Peters, est publiée aux États-Unis par Friendship Press ; une description peut être trouvée dans le numéro d’avril 1984 de Harper’s. Mes remerciements à Peggy Gallagher qui a attiré mon attention sur cette référence. • 5e. Incidemment, la notion que la gravitation pourrait courber les rayons lumineux est venue à Newton, qui pensait que la lumière était formée de corpuscules minuscules et denses. • 5f. En 1884, l’université de Harvard construisit le premier bâtiment exclusivement dédié à la physique et attira depuis l’université John Hopkins Edwin P. Hall, un des premiers expérimentateurs américains d’une certaine notoriété. Hall avait effectué des expériences électromagnétiques importantes et il est connu aujourd’hui comme

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l’inventeur de « l’effet Hall. » Il était alors enthousiate à la perspective de détecter des déviations à la loi de la chute libre de Newton. Pour le loger, Harvard incorpora une tour de vingt mètres de haut dans le nouveau bâtiment. Bien entendu, Hall ne découvrit aucun effet intéressant, et il se passa trois quarts de siècle avant que la tour ne trouve un usage sensé. • 5g. Toutefois ces différences, aussi limitées soient-elles, doivent être prises en compte dans le réglage du système GPS (Global Positioning System), car le temps s’écoule de façon différente sur la surface de la Terre et dans les satellites. • 5h. Pour comprendre un trou noir, il faut se convaincre d’une différence essentielle entre les théories de Newton et d’Einstein. Dans la théorie de Newton, un objet massif génère un champ de gravitation autour de lui, point final. La situation dans celle d’Einstein est considérablement plus compliquée. Depuis Maxwell, les physiciens ont compris qu’un champ donné contient de l’énergie : considérez par exemple le champ gravitationnel d’une étoile. Étant donné que, selon Einstein, masse et énergie sont équivalentes, ce champ gavitationnel contient de la masse et génère ainsi un champ gravitationnel additionnel. Autrement dit, l’étoile génère un champ gravitationnel qui, en retour, génère un champ gravitationnel, qui peut encore générer un autre champ, et ainsi de suite à l’infini. C’est l’analogie gravitationnelle de l’argent générant de l’argent grâce au mécanisme des intérêts composés. Ainsi, la théorie d’Einstein est un exemple de ce que les physiciens appellent une théorie non-linéaire. Dans des situations usuelles, les champs additionnels générés sont faibles et la théorie d’Einstein diffère peu de celle de Newton. Cependant, autour d’un trou noir, ces champs gravitationnels additionnels s’empilent les uns sur les autres, ce qui conduit à une déformation extrême de l’espacetemps. Pour une introduction grand public aux trous noirs, on pourra consulter JeanPierre Lasota, La science des trous noirs (Paris : Odile Jacob, 2010) ou Alain Riazuelo, Les trous noirs : à la poursuite de l’invisible (Paris : Vuibert, 2016). À un niveau avancé, deux manuels classiques sont J. Hartle, Gravity : An Introduction to Einstein Theory of General Relativity (New York : Addison-Wesley, 2003), ou A. Zee, Einstein Gravity in a Nutshell (Princeton, N. J. : Princeton University Press, 2013). • 5i. Hubble développa un travail antérieur de Vesto Slipher et celui de son collègue Milton Humaston. Voir H. Pagels, Perfect Symmetry (New York : Simon & Schuster, 1985). • 5j. La comparaison entre les œuvres d’Einstein et celles de Beethoven est tirée de A. Pais, livre cité à la note 4g. Pais remarque la pertinence de la dédicace de l’Opus 135 de Beethoven.

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Chapitre 6 : La symétrie dicte le dessein • 6a. Les figures de ces pages sont extraites de C. N. Yang, « Einstein and His Impact on the Physics of the Second Half of the XXth Century », rapport CERN, 1979. • 6b. La théorie d’Einstein semble très simple. Il en est de même de celle de Newton quand on l’exprime en fonction du champ gravitationnel. Mais la théorie d’Einstein, quand on l’exprime en fonction du champ gravitationnel, est un fatras innommable, consistant en un nombre infini de termes. On peut parier avec une quasi-certitude que personne n’aurait pu deviner cette série infinie sans l’aide d’un principe de symétrie. Chapitre 7 : Là où l’action n’est pas • 7a. Comme c’est souvent le cas, la signification d’un mot en physique est sans relation avec sa signification ordinaire, et le mot prend un sens propre aux physiciens. Il ne faut voir dans « action » aucune référence à « agir ». De même on ne doit voir aucune connotation particulière dans l’adjectif « étrange » de « particules étranges. » • 7b. Les mathématiques développées en relation avec le principe d’action se sont étendues depuis la physique jusqu’à une grande variété de sujets où la planification stratégique joue un rôle. Le coureur veut connaître l’histoire qui lui permet de finir sa course en un temps minimum. De fait, une telle analyse de la course vient juste de paraître dans un journal de physique. La pertinence pour l’économie a déjà été suggérée dans notre discussion. L’éminent économiste Paul Samuelson commença par une discussion du principe d’action en physique dans l’introduction de son discours de réception du Prix Nobel Maximum Principles in Analytical Mechanics, prononcé le 11 décembre 1970. Il en vint à parler du profit maximum pour une firme dont la production est contrôlée par quatre-vingt dix-neuf contributions différentes ; il écrit : [Un] économiste pourrait en principe enregistrer quatre-vingt dix-neuf fonctions de la demande reliant les quantités de chaque contribution achetées par la firme aux quatre-vingt dix-neuf variables décrivant les prix d’entrée. . . Quel travail colossal que de stocker tous les bits d’information définissant les quatre-vingt dix-neuf surfaces distinctes dans un espace à cent dimensions ! [L’économie moderne est rendue gérable par la reconnaissance que] les courbes observées de la demande. . . sont elles-mêmes une solution à un problème de profit maximum.

• 7c. Certaines personnes ont fantasmé que le principe d’action pouvait s’appliquer au monde non physique aussi bien qu’au monde physique, en imaginant que quelque part on trouve une collection de films, contenant toutes les histoires possibles. Dans l’une d’entre elles, Romulus et Rémus sont dévorés, plutôt que nourris par la louve. Dans une autre histoire, Napoléon inflige à Waterloo une défaite à Wellington. Parmi toutes ces histoires, on choisit celle d’action minimale ! Chapitre 8 : La Grande Dame et le Tigre • 8a. J’ai tiré les informations sur la vie de Noether de sa biographie initiale par A. Dick, Emmy Noether 1882-1935, traduction anglaise de H. I. Blocher (Boston : Birkhauser, 1981) et Emmy Noether : A Tribute to Her Life and Work, édité par J. W. Brewer et M. K. Smith (New York : Marcel Dekker, 1981), ainsi que des discours commémoratifs

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donnés par ses contemporains, dont plusieurs figurent dans les deux ouvrages cités ci-dessus. Le livre de Brewer et Smith est paru dans Monographs and Textbooks in Pure and Applied Mathematics et, tandis que l’essentiel de ce livre est de nature purement mathématique, il contient des éléments biographiques. • 8b. Selon E. P. Wigner, dans un article publié dans Understanding the Fundamental Constituents of Matter édité par A. Zichichi (New York : Plenum, 1978), J. F. C. Hessel, en examinant les symétries des cristaux, fut le premier physicien à discuter explicitement les symétries. Une des premières dicussions systématiques fut donnée par A. Krestschman, Ann. der Physik, 53 (1917), p. 575. La relation entre invariance et loi de conservation fut étudiée avec des degrés de généralité variés par G. Hamel, Z. Math. Phys. 50 (1904), p. 1 ; E. Noether, Nach. Ges. Wiss. G˜»ottingen (1918), p. 235 ; et F. Engel, ibid., p. 375. En avril 1933, quelques mois après l’arrivée au pouvoir du troisième Reich, Noether, qui était d’ascendance juive, fut expulsée de l’université. Elle décéda deux années plus tard au Bryn Mawr College. Chapitre 9 : Apprendre à lire le Grand Livre • 9a. De tous les cours de mathématiques que j’ai pu suivre, celui sur la théorie des groupes était le plus amusant. • 9b. En fait on doit exiger une propriété additionnelle si l’on veut définir un groupe au sens mathématique du terme : toute transformation doit avoir un inverse, tel que l’application de cette transformation suivie de l’application de son inverse soit la transformation identité I. Dans le cas du goupe à deux éléments Z2 , la loi T × T = I montre que T est son propre inverse. L’inverse d’une rotation de +17o autour d’un axe donné est la rotation d’angle opposé autour du même axe, soit une rotation de −17o . • 9c. Une note pour les mathématiciens qui se trouvent lire Vertigineuses symétries : je discute le groupe des rotations SO(3), et pas son groupe de revêtement universel SU (2). Chapitre 10 : Le triomphe de la symétrie • 10a. Pour une introduction grand public à la physique quantique, on pourra consulter V. Scarani, Initiation à la physique quantique (Paris : Vuibert, 2003) ou, à un niveau un peu plus avancé, M. Le Bellac, Le monde quantique (Paris : EDP Sciences, 2010). • 10b. Pendant l’hiver 1925-1926, Erwin Schrödinger partit en vacances de ski avec une jeune maîtresse. À son retour à Vienne, il avait écrit l’équation qui porte son nom. Schrödinger tenait la liste de ses conquêtes sur un carnet, mais la page correspondant à cette période a disparu. Nous ne connaîtrons vraisemblablement jamais le nom de la muse qui a inspiré une des équations les plus célèbres de la physique. Voir John Gribbin, Schrödinger and the Quantum Revolution (Black Swan, 2013). • 10c. Le point de vue d’Einstein sur la physique quantique a souvent été caricaturé et réduit au fameux « Dieu ne joue pas aux dés. » En fait les contributions d’Einstein à la physique quantique sont cruciales. En 1905, il explique le rayonnement du corps noir en introduisant pour la première fois le concept de photon, nous dirions aujourd’hui le concept de champ électromagnétique quantifié, alors que Planck avait déduit sa célèbre formule, de façon assez obscure, de la quantification des échanges d’énergie entre le milieu extérieur et le champ électromagnétique classique. En 1915, il introduit la notion d’émission stimulée, à la base de la théorie du laser. En 1917, il comprend les limitations

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de la quantification de Bohr et pressent ce qui deviendra cinquante années plus tard le chaos quantique. Enfin, en 1935, il écrit avec Boris Podolsky et Nathan Rosen un article fameux, l’article EPR, oublié pendant plus de cinquante ans et redécouvert par John Bell en 1965. Malheureusement, cet article fut rédigé par Podolsky en raison des limitations de l’anglais d’Einstein, lequel a souvent regretté que son point de vue n’ait pas été correctement exprimé dans l’article. Cet article obligea Bohr à préciser ce qu’il entendait par fondements de la physique quantique, voir la note 10g. L’article EPR est l’article fondateur d’une activité de pointe sur l’information et le calcul quantiques depuis une vingtaine d’années. Incidemment, Einstein et Rosen, environ à la même époque, ont publié un article de relativité générale sur le « pont d’Einstein-Rosen », ou « pont ER », aujourd’hui appelé « trou de ver. » Le concept d’intrication introduit dans l’article EPR et le pont ER ont été combinés dans des spéculations très récentes sur les trous noirs. • 10d. Les expériences de fentes d’Young avec des neutrons sont décrites par A. Zeilinger, « Experiments and the foundations of quantum physics », Rev. Mod. Phys. 71, 1999, p. S288. • 10e. La position du compteur D1 correspond à ce que les physiciens appellent une situation d’interférence constructive, où les amplitudes s’ajoutent. Au contraire, la position du compteur D2 correspond à une situation d’interférence destructive, où les amplitudes se retranchent. Pour que cela ait lieu, il faut que D2 soit placé à une distance spécifique de D1 . • 10f. En physique quantique, les amplitudes de probabilité ne sont pas données par des nombres ordinaires, ou nombres réels, mais par ce que les mathématiciens appellent des nombres complexes. • 10g. Le principe d’incertitude de Heisenberg – il serait plus correct d’utiliser principe d’indétermination, comme le fait Samuelson dans la citation qui va suivre – a subi le même sort que le principe de relativité d’Einstein sous la plume d’écrivains pour lesquels le mot « incertitude » évoque des images auxquelles Heisenberg n’aurait jamais pensé. À ma grande stupéfaction, j’ai appris que principe d’incertitude de Heisenberg est brandi dans quelques cercles d’architectes. D’autres ont étiré la signification de ce principe afin de lui faire dire absolument ce qu’ils veulent. Je m’abstiendrai de dénoncer plus longuement ce phénomène, et je citerai plutôt une fois de plus l’économiste Paul Samuelson qui déclarait dans sa conférence de remise du Prix Nobel : Il n’y a rien de plus pathétique que d’observer un économiste ou un ingénieur à la retraite s’efforçant d’imposer des analogies entre les concepts de la physique et ceux de l’économie [. . .] quand un économiste se réfère au principe d’indétermination de Heisenberg dans le monde social, au mieux cela devrait être considéré comme une figure de style ou un jeu de mots, et certainement pas comme une application validée des relations de la mécanique quantique.

• 10h. Dans les années 1960, Steve Adler, et indépendamment John Bell et Roman Jackiw, découvrirent que dans certains cas, il peut arriver qu’une théorie quantique ne possède pas toutes les symétries de la théorie classique correspondante. À l’époque, cette possibilité théorique était si inattendue qu’elle fut baptisée anomalie. L’étude des

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anomalies joue aujourd’hui un rôle important dans la recherche des symétries de la Nature. • 10i. Plus précisément, l’application des prescriptions quantiques à la théorie de Maxwell de l’électromagnétisme conduit au champ électromagnétique quantifié, tandis que l’électrodynamique quantique est obtenue en y ajoutant le champ électron-positron quantifié. • 10j. En physique classique, l’état d’un électron est spécifié de façon précise par sa position et sa vitesse, car on peut mesurer simultanément ou successivement ces deux variables, et le résultat ne dépend pas de l’ordre des mesures. Ainsi l’état classique d’un électron existe par lui-même, il possède une existence autonome. Ce n’est pas le cas en physique quantique, où l’ordre des mesures est crucial, et où l’état d’un système quantique ne peut pas être défini indépendamment de l’environnement expérimental qui sert à le construire et à l’observer. Dans sa réponse à l’article EPR (note 10c), Bohr le formule de la façon la plus claire : « les propriétés d’un système physique quantique et la « réalité physique » qui lui est attachée ne peuvent pas être dissociées de la configuration de l’appareillage expérimental qui sert à l’observer. » Ainsi un état quantique, contrairement à un état classique, n’a pas d’existence autonome. • 10k. Pour obtenir correctement les probabilités, il faut procéder à ce que l’on appelle une « normalisation ». Dans l’exemple ci-dessus, la probabilité de trouver l’électron dans l’état | Paris est de a2 /( a2 + b2 ), et non a2 , et celle de le trouver dans l’état | Rome  de b2 /( a2 + b2 ). Cela assure que la somme des probabilités est bien égale à un ! La même remarque s’applique à l’ensemble de la section 10.9. • 10l. J’ai simplifié la discussion du rôle de la symétrie de rotation dans les atomes en négligeant le spin de l’électron. En fait, le véritable groupe d’invariance de la physique atomique n’est pas le groupe des rotations SO(3), mais un groupe qui lui est intimement relié, le groupe SU (2), son groupe de revêtement universel : voir la note 9b. Ce groupe est essentiel pour décrire la propriété qu’a l’électron de posséder un spin. Le groupe SU (2) possède exactement les mêmes représentations de dimension 1, 3, 5, . . ., que SO(3), mais il possède en plus des représentations de dimension 2, 4, 6,. . . La présence de quatre niveaux de même énergie se transformant les uns dans les autres par rotation signalerait que l’on doit prendre en compte le spin de l’électron, et donc le groupe SU (2). Chapitre 11 : La voie octuple dans la forêt de la nuit • 11a. Les recherches sur la fusion thermonucléaire contrôlée ont débuté dès les annés 1950. Aujourd’hui, plusieurs pays collaborent à la construction du réacteur ITER à Cadarache dans le Sud de la France, mais il est loin d’être évident que cette recherche aboutira. • 11b. Ci-dessous un bref aperçu de l’histoire de la théorie de l’isospin. Comme la masse du neutron est si proche de celle du proton, Chadwick supposa de façon naturelle que le neutron était un proton avec un électron collé dessus. Ainsi, on pensait que les noyaux atomiques étaient composés de protons et d’électrons. Nous savons aujourd’hui que cette construction est incorrecte et contredit un grand nombre d’observations expérimentales. Il était par exemple difficile de comprendre pourquoi certains électrons tournaient en orbite autour du noyau tandis que d’autres étaient confinés dans ce noyau.

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Heisenberg proposa que le neutron soit considéré comme une particule à part entière et fit l’hypothèse que le noyau était composé de protons et de neutrons. Il supposa ensuite que les interactions nucléaires entre le proton et le neutron sont invariantes si on échange le proton et le neutron. Observez que cette symétrie est moins forte que la symétrie d’isospin, dans laquelle on transforme le proton et le neutron en combinaisons linéaires de ceux-ci. Cependant Heisenberg continuait à voir le neutron comme un proton avec un électron qui lui était attaché. Il expliquait l’interaction entre le proton et le neutron comme suit : quand un neutron s’approche d’un proton, l’électron contenu dans le neutron peut sauter sur le proton. Le raisonnement de Heisenberg était que l’électron, en sautant d’une particule à l’autre, pouvait générer une interaction entre eux. Dans l’image de Heisenberg, il n’y a pas d’interaction forte entre les protons, car il n’y a pas d’électron qui saute d’un proton à un autre proton. On pensait de façon erronée que le noyau atomique était lié uniquement par l’attraction entre les protons et les neutrons. Les expérimentateurs N. P. Hydenburg, L. R. Hafstad et M. Tuve montrèrent que la théorie de Heisenberg était fausse en mesurant l’interaction forte entre deux protons, en suivant des travaux antérieurs de M. White, et découvrirent qu’elle était du même ordre de grandeur que celle entre un proton et un neutron. En 1936, B. Cassen et E. U. Condon, et indépendamment G. Breit et E. Feenberg, proposèrent de généraliser en symétrie d’isospin la symétrie d’échange de Heisenberg. Je remercie S. Weinberg pour une discussion utile de ce point. Incidemment, seuls les pions chargés apparaissaient dans le papier initial de Yukawa de 1934. Le fait que la symétrie d’isospin exige aussi les pions neutres ne fut reconnu que bien plus tard, autour de 1938, par N. Kemmer, et indépendamment par S. Sakata, M. Taketani et H. Yukawa. • 11c. J’ai cité l’autobiographie de Yukawa Tabito (Le voyageur), traduction anglaise de L. Brown et R. Yoshida (Singapore : World Scientific Publishing, 1982). Dans cette autobiographie, Yukawa décrit « les longues journées de souffrance » qu’il endura de 1932 à 1934 dans sa recherche d’une théorie des interactions fortes. Pour se calmer, il dormait chaque nuit dans une pièce différente. Le point crucial lui apparut en un éclair dans une nuit de 1934. • 11d. Je simplifie quelque peu la discussion de la conservation de l’étrangeté en disant que le méson K0 est toujours produit avec un hypéron Σ+ . Il faut aussi mentionner que le chemin suivi par Murray Gell-Mann, Kazuo Nishima, Abraham Pais et d’autres fut bien plus ardu que le texte ne le laisse penser. Voir la note 7a pour l’utilisation par les physiciens de termes de la vie quotidienne comme « étrange. » • 11e. La citation attribuée à E. Fermi apparaît dans More Random Walks in Science (Bristol, England : The Institute of Physics, 1982). • 11f. Incidemment, il y a une limite à la pureté du langage chez les physiciens. Le pluriel leptons est utilisé au lieu du pluriel grec lepta. • 11g. Le terme « mésoton » fut attribué par les expérimentateurs Carl Anderson et Seth Neddermeyer à la particule qu’ils avaient découverte. Le physicien Robert Millikan suggéra de le changer en « mésotron », par cohérence avec les noms « électron » et « neutron » mais, ainsi que le remarqua Anderson, pas « proton ». La dénomination affreuse « mésotron » fut ensuite abrégée en « méson », suivant la suggestion

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du physicien indien Homi Bhabha. Selon George Gamow, certains physiciens français craignaient une confusion avec le mot « maison ». Méson possède le même son que les mots japonais et chinois pour « hallucination » ou « illusion ». Dans les années 1930, les physiciens japonais se rencontraient régulièrement à des conférences sur la physique des mésons, qui étaient connues comme « conférences des illusions ». Il s’avéra que la particule découverte par Anderson et Neddermeyer n’était pas le méson de Yukawa. Afin de les distinguer, la particule de Yukawa fut appelée méson π et l’imposteur méson μ. On découvrit ultérieurement que le méson μ n’était pas du tout un méson : c’est un lepton, tout comme l’électron (voir le chapitre 15), et son nom fut abrégé en « muon ». Incidemment, dans son article, Yukawa appelle sa particule la « U-particule ». Voir Carl Anderson dans The Birth of Particle Physics, édité par Laurie Brown et Lillian Hoddeson (New York : Cambridge University Press, 1983), p. 148. Je remercie S. Hayakawa et L. Brown pour une discussion utile sur l’histoire associée au terme « méson ». • 11h. Le lecteur pourra observer que le groupe SO(3) et le groupe SU (3) impliquent tous deux les tranformations de trois objets entre eux dans leur représentation de définition. Cependant, dans le cas de SO(3), les combinaisons linéaires de ces trois objets sont formées avec des nombres réels, et dans celui de SU (3) avec des nombres complexes (voir la note 10f). Les transformations impliquées sont donc fondamentalement différentes. • 11i. Comme témoignage de la confusion qui régnait dans les données expérimentales des années 1960, considérez le fait que, dans une liste datant de 1963, des vingt-six hadrons (avec certaines propriétés) dénombrés, dix-neuf d’entre eux ont disparu aujourd’hui. • 11j. J’ai consulté l’article autobiographique de Yuval Ne’eman, « Hadron Symmetry, Classification and Compositeness », comme source sur sa vie. Voir aussi R. Deacon, The Israeli Secret Service (New York : Taplinger, 1977) p. 318. On apprend de cette autobiographie que les ancêtres de Ne’eman faisaient partie des disciples du Rabin Eliyahu, Gaon de Vilno (1720-1797), un groupe qui représentait la partie le plus avancée du judaïsme rationaliste et érudit, les « résistants » contre les hassidiques « sentimentalistes. » D’après Ne’eman, dans un article publié dans The Interaction Between Science and Philosophy, édité par Y. Elkana (Atlantic Heights, N. J. : Humanities Press, 1974), pp. 1-26, Sakata, qui était un marxiste convaincu, s’engagea sur une voie de garage en raison de son insistance à se conformer à une philosophie de la Nature fondée sur le matérialisme dialectique. Je remercie Yuval Ne’eman qui m’a fourni des copies de ses écrits. • 11k. Gell-Mann se réfère à la grande cuisine dans son article Physics, 1, (1964), p. 63. • 11l. Une vision personnelle de l’invention des quarks peut être trouvée dans M. Gell-Mann, « Particle Theory from S-Matrix to Quarks », une conférence donnée au First International Congress on the History of Science Ideas, qui s’est tenu à Sant Feliu de Guixols, Catalogne, Espagne, en septembre 1983. • 11m. Étant donné que le proton est composé de deux quarks up et d’un quark down, tandis que le neutron est composé d’un quark up et de deux quarks down, on peut facilement en déduire les charges électriques des quarks. Les charges électriques du proton et du neutron sont simplement la somme des charges électriques des quarks qui

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les composent. On peut transformer un neutron en proton en transformant un de ses quarks down en un quark up : c’est ce qui se passe lors de la désintégration radioactive du neutron. Rappelez-vous que le proton est de charge unité (en unités convenables), et le neutron de charge zéro. Par conséquent, le quark up doit porter une unité de charge de plus que le quark down. Appelons Q la charge du quark up. Le quark down porte donc une charge Q − 1. Le proton, avec deux quarks up et un quark down doit donc avoir pour charge Q + Q + Q − 1 = 3Q − 1. Comme le proton a une charge unité, on en déduit l’équation 3Q − 1 = 1, soit Q = 2/3. Quelques-uns des calculs les plus importants de la physique fondamentale ne sont pas si difficiles. Le fait que les quarks aient des charges fractionnaires a perturbé de nombreux physiciens et explique la réticence de Gell-Mann à prendre en considération la représentation de définition de SU (3), qui est de dimension trois. Jusque-là, toutes les particles avaient des charges multiples de celle du proton. Chapitre 12 : La revanche de l’art • 12a. La découverte remarquable que James Joyce avait entendu parler des théories de jauge dès 1914 fut faite par Pedrag Cvitanovic, Field Theory, Nordita Lecture Notes (Copenhague : Nordita, Blegdamsvej, 1983), p. 72. Je remercie William Bialek qui m’a montré ce livre. Je ne peux pas résister à l’envie de reproduire le passage où Joyce parle de la symétrie de jauge. Je suis sûr que nombre de lecteurs sont curieux du contexte. Le voici (traduction dirigée par Jacques Aubert (Paris 2013 : Folio classique, Gallimard)). ZOE : (Avec raideur, un doigt dans son collier de chien.) Sans blague ? Jusqu’à la prochaine fois. (Elle ricane.) On dirait que tu t’es levé du mauvais pied ou que t’as joui trop vite avec ta petite amie. Oh, je peux lire tes pensées ! BLOOM : L’homme et la femme, l’amour, qu’est-ce donc ? Un bouchon et une bouteille. J’en ai assez. Après moi le déluge. ZOE : (Se met immédiatement à bouder.) Je déteste les pignoufs et les faux-jetons. Les putes, il faut bien qu’elles vivent. BLOOM : (Pénitentiellement.) Je suis fort désagréable. Tu es un mal nécessaire. D’où viens-tu ? De Londres ? ZOE : (Avec volubilité.) De Hog’s Norton où les porcs jouent les orgues. Une fille du Yorkshire. (Elle prend la main de Bloom qui cherche son téton.) Dis donc Tommy Tibout. Arrête moi ça, tu peux faire pire. Pas un peu d’oseille pour un petit coup ? Dix shillings ? BLOOM : (Sourit et acquiesce lentement.) Davantage, houri, davantage. ZOE : Davantage, davantage ? (Elle le papouille cavalièrement avec ses pattes de velours.) Tu viendrais pas dans notre salle de musique voir notre pianola tout neuf ? Si tu viens je me dénippe. BLOOM : (Tâtant son occiput avec un air dubitatif et l’incomparable embarras d’un colporteur harcelé jaugeant la symétrie de ses poires gelées.) J’en connais une qui serait terriblement jalouse si elle savait. Le monstre aux yeux verts. (Avec sérieux.) Tu sais comme c’est difficile. Pas besoin de te le dire. ZOE : (Flattée.) Ce que l’on ne voit pas ne peut pas chagriner le cœur. (Elle le papouille.) Viens. BLOOM : Caustique magicienne ! La main qui balance le berceau. ZOE : Bébé !

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BLOOM : (En langes et pelisse grosse tête, avec une coiffe de cheveux noirs, fixe de gros yeux sur le fluide fourreau et en compte les boucles de bronze d’un doigt boudiné, sa langue humide et pendante et bredouillante.). Un deux tloi : tloi tleux, tlu. • 12 b. Des idées analogues à celles de Yang et Mills avaient aussi été discutées par O. Klein et R. Shaw. • 12c. Niels Hendrik Abel était le fils d’un pasteur pauvre de la Norvège rurale. Brillant mathématicien, il mourut dans une pauvreté abjecte à l’âge de vingt-six ans. Rappelezvous que l’ordre dans lequel on multiplie deux transformations est important. Le nom d’Abel est associé aux groupes dans lesquels l’ordre de multiplication est indifférent : ces groupes sont dits abéliens. Les physiciens sont généralement intéressés par les groupes non abéliens, ceux où l’ordre des multiplications est important, d’où la dénomination théorie de jauge non abélienne. Notre théorie des interactions fortes, par exemple, est une théorie de jauge non abélienne. Il est assez amusant que le nom de ce brillant mathématicien soit associé aux groupes les plus triviaux. Incidemment, l’électromagnétisme est une théorie de jauge abélienne. • 12d. Mon information sur le mot anglais gauge (en français « jauge ») a été glanée dans plusieurs dictionnaires. Le Oxford English Dictionary énonce, cependant, que l’origine de ce mot est inconnue. Il est apparu d’abord au treizième siècle dans le français ancien du Nord, mais on ne le trouve pas dans d’autres langues romanes. Weekley confirme le Oxford English Dictionary, mais inclut une origine étymologique discutable dans le Haut Allemand du Moyen-Âge. Voir E. Weekley, An Etymological Dictionary of Modern English (New York : Dover, 1967). Quoi qu’il en soit, les théories de jauge de la physique n’ont rien à voir avec la distance ou la taille. • 12e. L’idée que l’intensité des couplages puisse varier avec l’échelle d’énergie où l’on observe un phénomène physique fut signalée par E. C. G. Stueckelberg et A. Peterman, par M. Gell-Mann et F. Low, et par N. Bogolyoubov et D. V. Shirkov. La communauté des physiciens ne fut pas emballée par cette idée, en partie parce que les articles correspondants étaient très difficiles à lire. • 12f. J’ai appelé les théories asymptotiquement libres « théories stagnantes », parce qu’une fois que la constante de couplage a atteint zéro, elle y reste. • 12g. G. ’tHooft s’était aussi rendu compte indépendamment que les théories de YangMills étaient asymptotiquement libres. Cependant sa découverte ne fut pas publiée dans un journal et ne fut pas largement diffusée. Le physicien soviétique I. B. Khriplovich avait aussi étudié le comportement du couplage des théories de Yang-Mills. • 12h. Incidemment, mon travail avec Wilczek sur la diffusion des neutrinos par les protons a marqué le début d’une longue collaboration. Nous avons passé ensemble plusieurs années à Princeton, où nos familles ont appris à très bien se connaître. Wilczek et moi sommes aujourd’hui à l’Institut de Physique Théorique de Santa Barbara. • 12i. Que les théories de Yang-Mills soient renormalisables fut aussi discuté par B. W. Lee et J. Zinn-Justin. Chapitre 13 : Le problème du dessein ultime • 13a. La notion de brisure spontanée de symétrie est parvenue à la physique fondamentale par une route tortueuse. Les exemples que nous avons donnés, la bouteille de vin et l’aimant, indiquent que plusieurs phénomènes physiques exhibent une brisure

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de symétrie, un fait qui n’a pas toujours été reconnu. Le premier physicien à formuler clairement cette notion de brisure spontanée de symétrie fut en 1937 le physicien soviétique Lev Davidovitch Landau, lorsqu’il établit sa théorie des transitions de phase, dont un exemple emblématique est la transition magnétique. À haute température, un aimant perd son aimantation, et l’aimant est invariant par toute rotation dans l’espace. Lorsque l’on refroidit l’aimant, il redevient aimanté en dessous d’une certaine température, la température de Curie, qui est de l’ordre de 1 000 K pour le fer : c’est la transition magnétique. L’invariance par rotation est alors brisée, car la direction de l’aimantation fixe une direction privilégiée, et seules les rotations autour de cette direction laissent l’aimant invariant. Plus exactement, cette description s’applique à un domaine de l’aimant, dont la taille est de quelques micromètres. En collaboration avec Vitaly Ginzburg, Landau développa en 1950 cette théorie pour décrire la supraconductivité de façon phénoménologique et macroscopique (et néanmoins quantique !). Il est bien connu qu’un fil électrique parcouru par un courant exhibe une certaine résistance au passage du courant, ce qui se traduit par un échauffement du fil. Depuis le début des années 1900, on sait que lorsque certains métaux sont refroidis à très basse température, leur résistance tombe brutalement à zéro : c’est le phénomène de supraconductivité. La théorie de Ginzburg-Landau est le premier exemple d’une théorie de jauge (abélienne) avec brisure spontanée de symétrie, et le premier exemple du phénomène de Higgs. Cet analogue du phénomène de Higgs en supraconductivité est fondamental pour comprendre l’existence de deux types de supraconducteurs. Le Prix Nobel a été attribué pour ces travaux à Landau en 1962, et plus récemment à Ginzburg (avec Alexeï Abrikosov). En 1957, trois physiciens américains, John Bardeen, Leon Cooper et Robert Schrieffer furent capables d’établir une théorie fondamentale microscopique de la supraconductivité, et ils reçurent le Prix Nobel pour ce travail. Incidemment, John Bardeen, qui avait déjà reçu le Prix Nobel pour le transistor, est la seule personne dans l’histoire à avoir reçu deux fois le prix Nobel dans la même spécialité ; Marie Curie a aussi reçu deux fois le Prix Nobel, mais une fois en physique et la seconde en chimie. Je m’abstiendrai de donner une explication détaillée de la supraconductivité : il me suffira de dire qu’elle implique de façon essentielle une brisure spontanée de symétrie, ainsi que l’avaient anticipé Ginzburg et Landau dans leur théorie phénoménologique. De nombreux physiciens, parmi eux Stephen Adler, Curtis Callan, G. Jona-Lasinio, Maurice Lévy, Murray Gell-Mann, Sam Treiman et William Weisberger ont contribué à notre compréhension de la brisure spontanée de symétrie, en dehors des physiciens cités dans le texte principal. • 13b. Les simulations numériques d’un système de spins de taille finie en-dessous de la température critique, avec deux orientations possibles pour le spin, montrent qu’un tel système passe de façon aléatoire d’une orientation de l’aimantation dans un sens à l’orientation opposée. Le temps moyen entre deux passages successifs d’une orientation à l’autre augmente avec la taille du système : la symétrie entre les deux orientations n’est spontanément brisée que pour un système infini, un résultat dû à T. D. Lee et C. N. Yang. Pour obtenir une symétrie brisée en taille finie, il faut par exemple fixer des conditions aux limites, une possibilité est d’orienter tous les spins du pourtour dans une direction déterminée.

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• 13c. Les symétries du « faisan parfumé au veau » de Gell-Mann se sont avérées être à la fois explicitement et spontanément brisées. C’est pour cette raison qu’il fut si difficile de les mettre au jour. • 13d. Ce n’est pas tout à fait exact. Le boson W étant de masse non nulle possède trois états d’hélicité, alors que le photon de masse nulle n’en a que deux. • 13e. La masse du boson W est donnée, en ordre de grandeur, par le produit de la charge de l’électron et de la valeur du champ de Higgs, techniquement « la valeur moyenne sur le vide » de ce champ. L’expression exacte dépend du rapport du couplage des courants chargés à celui des courants faibles. • 13f. Pour de bons exposés grand public du modèle standard des particules et de ses développement récents, voir L. Randall, Knocking on heaven’s door (New York : Harper & Collins, 2011), Sean Carroll, The Big Picture (New York : Dutton, 2016) et J. Iliopoulos, Aux origines de la masse : particules élémentaires et symétries fondamentales (Paris : EDP Sciences, 2014). La découverte du boson de Higgs au LHC est relatée en détail par D. Denegri, C. Guyot, A. Hoecker et L. Roos L’aventure du grand collisionneur LHC (Paris : EDP Sciences, 2014). Chapitre 14 : L’unité des forces • 14a. Il est possible que certains lecteurs se demandent pourquoi les quinze quarks et leptons ne pourraient pas être rangés dans trois copies de la repésentation de dimension cinq de SU (5). On peut le faire, mais alors les quarks et les leptons n’auraient pas les propriétés observées. C’est ce que je veux dire en affirmant que ce rangement est plus harmonieux qu’un simple décompte pourrait le laisser penser. Le point est que, a priori, il n’y a aucune garantie pour que les quarks et les leptons exhibent les propriétés attendues. De plus, si on utilisait ce rangement, la théorie souffrirait d’une anomalie. Voir la note 10h. • 14b. Bien sûr, un ragot a caractérisé ce rangement des quarks et des leptons dans la théorie SU (5) comme le « rangement Woolworth. » • 14c. Pour fluidifier la présentation, j’ai pris quelques libertés et expliqué la grande unification en termes d’un « randonneur électromagnétique » et d’un « randonneur faible. » À strictement parler, je devrais utiliser un « randonneur U (1) », qui monte, et un « randonneur SU (2) », qui descend. • 14d. La présence de trois randonneurs, et non de deux, peut rendre le lecteur perplexe. Bien que l’interaction électrofaible unifie les interactions électromagnétiques et faibles, elle contient encore deux constantes de couplage, une pour le groupe U (1) et l’autre pour le groupe SU (2). • 14 e. Il y a des exceptions à la règle selon laquelle la nature d’une particule ne change pas quand elle émet un photon γ, par exemple la désintégration de l’hypéron Σ0 : Σ0 → Λ0 + γ, ou la désintégration rare du boson de Higgs H 0 : H 0 → Z0 + γ. • 14f. Dans un article décisif, Gary Steigman a examiné les preuves disponibles et a conclu que l’hypothèse d’un Univers matière-antimatière n’était pas tenable. • 14g. J’ai écrit pécédemment un livre sur la grande unification, Unity of Forces in the Universe, 2. vol. (Singapour : World Scientific Publishing, 1982). Même s’il s’adresse aux étudiants en physique et aux chercheurs dans ce domaine, le lecteur novice qui veut en savoir plus sur la grande unification peut parcourir ce livre. Un livre grand public récent

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est H. Quinn et Y. Nir, The Mystery of the Missing Antimatter (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 2008) • 14h. Bien avant la grande unification, le grand physicien soviétique et célèbre dissident Andrei Sakharov avait spéculé que l’origine de la matière dans l’Univers pouvait être comprise si le nombre de baryons n’était pas strictement conservé. Peu de physiciens à l’Ouest étaient alors au courant des travaux de Sakharov. Après que la grande unification eut été proposée, plusieurs physiciens, parmi eux Y. Yoshimura, S. Dimopoulos, L. Susskind, D. Toussaint, S. Treiman, F. Wilczek, S.Weinberg et moimême réinventèrent le scénario pour la génération de matière et le replacèrent dans le cadre de la grande unification. Ma propre implication dans ce problème date du début des années 1970, pendant un long séjour à Paris. Je louai un appartement, propriété d’un collaborateur de Roland Omnès, un physicien français qui s’était fait l’avocat d’un Univers composé à parts égales de matière et d’antimatière. À Paris, je découvris un certain nombre d’articles qui traitaient de ce scénario. Plus tard, avec Frank Wilczek, j’essayai pendant quelques années de comprendre si un scénario de brisure spontanée de symétrie pourrait fournir un mécanisme de ségrégation dans un Univers matièreantimatière, mais sans succès. En fin de compte, en collaboration avec Toussaint et Treiman, je me suis rendu compte que la non-conservation du nombre baryonique fournissait la clé. • 14i. Parmi les difficultés multiples d’un scénario inflationnaire de l’Univers, les économistes apprécieront « le problème de la sortie élégante » : comment se sortir de l’époque inflationnaire. Pour le résoudre, A. Linde, A. Albrecht et P. Steinhardt ont inventé des variantes du modèle original. Chapitre 15 : La montée de l’hubris • 15a. Le fait que les physiciens fondamentaux ont changé les questions me rappelle une plaisanterie d’universitaires sur un étudiant en sciences économiques qui se prépare à passer un examen doctoral. L’étudiant décide de se préparer en examinant les sujets donnés les années précédentes. À sa grande surprise, il découvre que les mêmes questions ont été posées chaque année. En mettant son professeur face à cette découverte, l’étudiant obtint la réponse suivante : « oui bien sûr les questions sont les mêmes chaque année, mais les réponses correctes varient d’une année sur l’autre. » • 15b. Le muon fut découvert indépendamment par Jabez Street et E. C. Stevenson. • 15c. La confusion sur la nature du muon fut clarifiée dans les années 1940 par S. Sakata et T. Inoue au Japon et par R. Marshak et H. Bethe aux États-Unis. • 15d. L’isolement d’Einstein est décrit par Pais dans sa biographie. • 15e. Des théories de la gravitation avec des dimensions d’espace supplémentaires furent aussi proposées par Gunnar Nordstrom et Heinrich Mandel (voir à nouveau Pais). • 15f. La notion que l’interaction de jauge de la grande unification peut avoir son origine dans la gravitation fut initialement proposée par le défenseur des droits de l’homme Andrei Sakharov. Plusieurs autres théoriciens, parmi eux P. Minkowski, Y. Fujii, H. Terazawa et moi-même, ont redécouvert ultérieurement cette idée et l’ont développée. • 15g. Voir la note 2d pour l’explication de la dénomination fermion et boson.

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• 15h. Julius Wess et Bruno Zumino, travaillant en Europe, furent les premiers à développer la supersymétrie de façon systématique. Des discussions antérieures de la supersymétrie se trouvent dans les travaux des physiciens soviétiques Y Goldfand, E. Likhtman, D. Volkov et V. Akulov. Des indications en faveur de la supersymétrie apparaissent aussi dans les travaux d’André Neveu, John Schwarz et Pierre Ramond. • 15i. Einstein, « On the Method of Theoretical Physics », the Herbert Spencer Lecture, conférence donnée à Oxford le 10 juin 1933, publiée dans Mein Weltbild (Amsterdam : Querido Verlag, 1934). Chapitre 16 : La pensée du Créateur • 16a. Le théorème CPT fut découvert par G. Lüders, B. Zumino, W. Pauli, J. Schwinger et d’autres. • 16b. A priori, on pourrait envisager que ce soit l’invariance CPT, plutôt que l’invariance T, qui soit violée dans la désintégration des mésons K neutres. Les analyses récentes des désintégrations des mésons B, un système très analogue aux mésons K, montrent que CPT est conservé dans les limites de la précision expérimentale et, comme noté dans le texte, c’est bien l’invariance T qui est violée. • 16c. Nous sommes tous familiers du mouvement de précession d’une toupie dans un champ de gravitation. On peut rechercher la violation de l’invariance T en étudiant la précession dans un champ électrique de particules qui tournent sur elles-mêmes comme l’électron et le neutron. La précession choisit une direction du temps. • 16d. On a aussi suggéré que la flèche du temps dans notre conscience est liée à l’expansion de l’Univers. Mais il est difficile de comprendre comment le mouvement de galaxies lointaines pourrait influencer notre conscience. Cependant certains physiciens, dont Richard Feynman, pensent que l’origine de la flèche du temps réside dans un état initial de l’Univers de basse entropie, c’est-à-dire un état mieux ordonné qu’aujourd’hui : « Il est nécessaire d’ajouter aux lois physiques l’hypothèse que l’Univers a été, dans un sens technique, plus ordonné dans le passé qu’aujourd’hui, » La nature de la physique (Paris : Point Sciences, Le Seuil, 1980). R. Penrose a développé quantitativement cette idée dans L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique (Paris : Dunod, 1998). • 16e. Pour un échantillon des exposés sur la nature du temps, voir The Enigma of Time, compilé par et avec une introduction de P. T. Landsberg (Bristol, Angleterre : Adam Hilger, 1982), le livre du philosophe des sciences Huw Price Time’s arrow and Archimedes’ point (Oxford : Oxford University Press, 1996), ou M. Fink, M. Le Bellac et M. Leduc, Le temps : mesurable, réversible, insaisissable ? (Paris : EDP Sciences, 2016). À un niveau avancé, on pourra consulter le livre de référence de Hans-Dieter Zeh The physical basis of the direction of time (Berlin : Springer, 2001). Le livre de Dean Buonumano Your Brain is a Time Machine : the Neurosciences and the Physics of Time (New York : W. W. Norton, 2017) décrit les mécanismes grâce auxquels notre cerveau perçoit le temps. Sur la question de l’écoulement du temps, les physiciens et les philosophes se divisent en deux camps, que l’on peut appeler « présentiste » et « éternaliste ». Huw Price, dans le livre cité ci-dessus, résume la situation en ces termes. « Les philosophes tendent à se scinder en deux camps sur ce sujet. D’un côté on trouve ceux qui traitent l’écoulement du temps et la notion d’instant présent comme des propriétés

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objectives du monde [les présentistes] ; de l’autre ceux qui affirment que ces deux notions sont des artéfacts de notre perspective subjective du monde [les éternalistes]. . . Je considèrerai la seconde option comme allant de soi. » Avec cette option, la réalité est vue comme une entité unique dont le temps est un ingrédient, plutôt que comme une entité qui évolue au cours du temps. Il n’existe pas plus de notion objective d’instant présent qu’il n’existe d’écoulement du temps. Cette conception est souvent appelée celle de « l’Univers bloc. » Il semble que c’était la conception d’Einstein, si l’on en juge par la lettre qu’il a adressée à la famille de son ami Michele Besso après le décès de celui-ci : « Michele a quitté ce monde étrange juste avant moi, mais cela n’a aucune importance. Pour nous, physiciens de conviction, la distinction entre le passé, le présent et le futur est une illusion, bien que tenace. » Cela dit, Einstein n’était pas entièrement satisfait. En se rappelant une conversation avec Einstein, le philosophe Rudolf Carnap écrit : « Il arriva une fois à Einstein de dire que le problème du « Maintenant » le perturbait. Il expliquait que l’expérience du « Maintenant » impliquait quelque chose de spécial pour l’homme. . . Que cette expérience ne puisse pas être appréhendée par la science lui semblait une démission douloureuse mais inévitable. » Roger Penrose ajoute : « Il semble qu’il y ait une divergence considérable entre ce que nous ressentons consciemment de l’écoulement du temps et ce que nos (merveilleusement exactes) théories affirment sur la réalité du monde physique. Cette divergence doit sûrement nous dire quelque chose de profond sur la physique qui sous-tend vraisemblablement nos perceptions conscientes. » Voir aussi Marc Lachièze-Rey, Voyager dans le temps : la physique moderne et la temporalité (Paris : Éditions du Seuil, 2013). • 16f. Naturellement, j’ai à peine évoqué le mystère de la conscience humaine. Pour une introduction à la littérature, voir C. Hampden-Turner, Maps of the Mind (New York : Macmillan, 1981). • 16g. Des mécanismes quantiques fondés sur les concepts récents d’intrication et de décohérence ont été proposés pour le fonctionnement du cerveau, mais beaucoup de physiciens sont sceptiques. Voir Max Tegmark, « The Importance of Quantum Decoherence in Brain Processes », Phys. Rev. E61, 4194 (1999). Une introduction claire pour grand public de la mesure en physique quantique est donnée par H. Pagels, The Cosmic Code (New York : Simon & Schuster, 1982). À un niveau avancé, H. D. Zeh (université de Heidelberg), W. Zurek (Los Alamos) et A. Leggett (université de l’Illinois) figurent parmi les physiciens qui ont produit des analyses pénétrantes de la relation entre l’observateur et le système quantique. Voir par exemple A. Leggett, The Quantum Measurement Problem, Science 307, 2005, 871. • 16h. Pour une critique du poème de Blake, voir Lionel Trilling, The Experience of Literature (Garden City, N. Y. : Doubleday, 1967), p. 857. Le lecteur se rappelle peutêtre que la dernière strophe du poème sur le Tigre Brûlant est identique à la première, mis à part que le mot « pourrait », dans « Est-ce qu’on pourrait te formuler la symétrie effrayante » est remplacé par « Est-ce qu’on oserait » dans la dernière. Il est intéressant de remarquer que dans ses premiers brouillons, Blake avait utilisé « oserait » aussi bien dans la première que la dernière strophe. Il faut bien sûr s’abstenir de voir dans le poème les prémisses des recherches de la symétrie dans la physique contemporaine.

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• 16i. La citation sur le fait que Dieu ait eu ou non le choix est une remarque faite par Albert Einstein à Ernst Strauss, et elle figure dans Einstein : A Centenary Volume, édité par A. P. French (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1979). La citation de B. Hoffmann figure dans son ouvrage Albert Einstein, Creator and Rebel, (New York : Viking, 1972). • 16j. L’argument anthropique a été souvent sévèrement critiqué. Pour une critique raisonnée, voir H. Pagels dans The Sciences, 25, no 2, 1985. Chapitre 17 : Postface • 17a. Pour une introduction brève mais pertinente à la théorie des cordes par le maître incontesté du sujet, voir Ed Witten, « Reflexions on the Fate of Spacetime » Physics Today, April 1996, p. 24. À un niveau avancé, on pourra se reporter au meilleur livre disponible, celui de J. Polchinski, Superstrings (Cambridge : Cambridge University Press. 1998). Pour une vision (trop ?) critique des supercordes, voir L. Smolin, Rien ne va plus en physique (Paris : Dunod, 2007). • 17b. Les développements récents montrant que la cohérence des supercordes requiert la présence de p-branes furent développés par mon collègue à l’Institut de Physique Théorique de Santa Barbara, Joseph Polchinski et ses étudiants Jin Dai et Rob Leigh, en s’appuyant sur des travaux antérieurs. Pour des références aux travaux antérieurs, voir J. Polchinski, TASI Lectures on D-branes, accessible sur le Web. • 17c. A. Zee, « The Unreasonable Effectiveness of Symmetry in Fundamental Physics », dans Mathematics and Science », édité par Ronald. E. Mickens (Teaneck : World Scientific, 1990). • 17d. A. Zee, « On Fat Deposits around the Mammal Glands on the females of Homo sapiens », New Literary History, ed. Ralph Cohen, 2000. • 17e. Richard Dawkins, The Blind Watchmaker (New York : W. W. Norton & Co., 1986) • 17f. George. C. Williams, The Pony’s Fish Glow (New York : Basic Books, 1997), p. 140. • 17g. Lee Smolin, The Life of the Cosmos (Oxford : Oxford University Press, 1998).

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Index A accélération 3, 79, 80, 82, 83, 88, 93, 110, 119 action 60, 105, 106, 108–113, 116, 119, 121, 128, 131, 150, 198, 201, 225, 228, 278, 279, 294, 306, 346 amplitude de probabilité 148, 149, 171, 172 antiélectron ou positron 41 antimatière 209, 257, 259 antineutrino 41, 231, 249, 250, 269 antiparticule 41, 128, 178, 229

B baryon 178, 251, 257, 260 Big Bang 18, 93, 259–261, 262, 334, 344 bootstrap 191 boson de Higgs ou BEH 283 de jauge 202, 203, 231, 233, 243, 249, 273, 284 W et Z 233–236, 240, 242, 243 X et Y 242, 243, 248, 249, 251–253, 259, 260, 282

C champ de Higgs 227, 228, 263, 357

électromagnétique 61–63, 74, 78, 99, 111, 198, 200–202, 226, 227, 348, 349 gravitationnel 78–86, 91, 197, 345, 346 charme 58, 269 chiralité 39–42, 45, 46, 245, 264, 273, 340 chromodynamique quantique 212, 214 combinaison linéaire 130–132, 154, 155, 157 confinement des quarks 189 conjugaison de charge 41–44, 128–130, 289 conservation de la charge électrique 198, 258 de l’énergie 117, 118, 122, 156, 162, 173 de l’étrangeté 175, 176, 178, 189, 351 de l’impulsion 122, 343 du moment angulaire 123 du nombre baryonique 258–260, 358 constante cosmologique 93 couleur 86, 130, 210–212, 215, 242, 244, 248, 249 couplage 170, 205–208, 213, 241, 246, 355, 357

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“Index” — 2017/12/18 — 16:40 — page 360 — #2

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covariance généralisée 81, 84–86, 95, 115, 167, 193, 195

D désintégration 20, 30–32, 35, 36, 45, 46, 118, 210, 231, 249–251, 253–255, 259, 260, 289–291, 328, 340, 353, 357, 359 du neutron 145, 146, 162, 165–167, 231, 248, 250, 251, 327, 328, 350, 353 du proton 162, 165–167, 177, 189, 207, 215, 229, 245, 246, 249, 250–255, 258, 259, 267, 270, 279, 317, 319, 327, 328, 350, 353 diagramme de Feynman 232 dimension de l’espace 319, 321 de l’espace-temps 280 d’une représentation 244

E échelle d’énergie 206, 240–242, 265, 327, 329 électron 32, 33, 37, 41, 118, 140, 148, 152, 153, 155, 156, 165, 190, 209, 213, 231, 232, 248–250, 268, 269, 302, 349–352 énergie cinétique 109, 110, 117, 118, 250 de masse 250 potentielle 109, 110, 117, 118, 263 équations de Maxwell 63, 64, 74, 80, 98, 99, 139, 185, 200 du mouvement 106, 111–114

360

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de Newton 108 esclavage infrarouge 243 espace 134, 137, 167, 264, 277, 280, 299, 302, 303, 319–322, 324, 325, 329, 343, 346 espace-temps 68, 194, 209, 277–279, 283, 284, 302

F fermion 281–283, 294, 335, 359 flèche du temps 287–291, 359 force 5, 17, 18, 20, 57, 58, 60, 65, 78, 79, 85, 101, 105, 114, 117, 119, 122, 163, 170–173, 181, 190, 195, 205, 206, 211, 214, 225, 230, 240, 277, 278, 292, 294, 295, 305, 308, 318, 320–322, 331, 341

G gluon 214, 248, 249 grande unification xv, 134, 187, 240–243, 246–249, 251–253, 255, 256, 258–260, 262–265, 268, 271–276, 280–282, 284, 285, 293, 294, 303, 322, 329, 357–359 gravitation théorie d’Einstein de la 40, 81, 94, 151, 273, 274, 281, 283, 284, 314, 318 gravitino 283 graviton 174, 177, 199, 270, 273, 281, 283, 284, 314, 317, 324, 326, 343 groupe SO(3) 129, 134, 135, 352 SO(10) 137, 264 SU (2) 167, 168, 181, 231, 235, 242, 243, 350, 357

Index

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“Index” — 2017/12/18 — 16:40 — page 361 — #3

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SU (2) × U (1) 231, 242, 243 SU (3) 181–183, 187, 211, 242, 243, 352 SU (5) 243, 245, 252, 255, 264, 282, 285, 294, 295, 303 Z (2) 129, 130

H hadron 188, 189, 191, 241, 250, 328, 352 hélicité 39, 340 hiérarchie des interactions 20, 248 hypéron lambda Λ0 176, 178, 181, 187 sigma Σ+ , Σ0 , Σ− 178 xi Ξ− , Ξ0 176, 178

I impulsion (ou quantité de mouvement) 54, 55, 57, 70, 118, 122, 123, 149, 343 inflation 53 interactions électromagnétiques 164–166, 205, 208, 228–231, 233–237, 239, 291, 314, 322, 324, 329, 357 électrofaibles 240, 241 électron-photon 16 faibles 20, 30, 34, 36, 37, 39, 40, 42, 46, 47, 74, 165, 166, 170, 207, 208, 228–231, 233–237, 239, 240, 249, 252, 259, 260, 269, 274, 275, 280, 314, 317, 321, 322, 324, 329, 331, 336, 345, 357 fortes 161, 165, 166, 168–173, 177, 178, 183, 185–189, 192, 193, 196, 197, 203, 204,

VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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206–210, 212, 214, 221, 234–236, 240, 249, 268, 275, 276, 280, 313, 314, 317, 321, 324, 351, 354 gravitationnelles 165, 166, 277, 279, 324 invariance CP 43–46, 259, 261, 289, 290 CPT 289, 290, 359 de Galilée 64, 65, 68, 69, 80, 331 de Lorentz 193 par conjugaison de charge 42, 43, 289 par parité 27–30, 33, 39, 40, 42, 43, 54, 115, 273, 289 par renversement du temps xiv, 287–291 par rotation 12, 13, 52, 73, 115, 123, 153, 154, 166, 219, 223, 225, 226, 228, 350, 355 relativiste 54, 56, 64–66, 68, 70, 72, 74, 77–79, 151, 289, 290, 309, 342 intégrale de chemin 150, 151 isospin 167, 169, 179, 184, 193

L lepton 176, 245, 248, 270, 352 liberté asymptotique 207–209, 212, 215, 240 loi de conservation de l’énergie 117, 156 de la charge 156, 198 de l’étrangeté 175, 176 de l’impulsion 118 du moment angulaire 123, 156 loi de Coulomb 57, 60–62, 98, 113

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“Index” — 2017/12/18 — 16:40 — page 362 — #4

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de Newton 100, 105, 110, 111 longueur d’onde 141, 142, 205

M mécanique quantique vi, 37, 45, 114, 151, 349 méson B 46, 259, 260, 289–291, 359 K(ou kaon) 178, 259, 260, 289, 291, 359 pi (π ou pion) 172 modèle standard des particules 357 moment angulaire (ou moment cinétique) 123 multiplet 168, 171, 177, 178, 183 muon (µ) 268–271, 352, 358, 359

N neutrino électronique νe 269, 270, 339 muonique νµ 269, 270, 340 tauonique ντ 339 nombre baryonique 251, 256–260, 358 neutron 18, 145–149, 161–168, 175, 176, 178, 179, 181, 187, 189, 197, 202, 219, 231, 232, 248–251, 253, 327, 328, 350–353, 359 nucléon 163, 172–174, 202, 241, 243, 248, 256, 265, 267, 283

O octet 179, 183 omega moins Ω− 184 362

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P particule étrange 45, 175 phénomène de Higgs 234, 235, 356 physique quantique vi, 10, 101, 114, 139, 142, 144–153, 155–157, 167, 170, 171, 173, 174, 199, 205, 212, 215, 217, 220, 224, 230, 274, 275, 285, 291, 305, 306, 313, 326, 335, 348–350, 361 photon 15, 40, 64, 65, 87, 88, 90, 142, 171, 174, 177, 196, 199, 201, 202, 229–232, 234, 236, 240, 242, 243, 245, 248, 249, 258, 265, 273, 283, 314, 317, 324, 335, 342, 343, 348, 357 positron 41, 72, 118, 201, 209, 251, 252, 256, 272, 349 principe anthropique 295 d’action 108, 109, 111, 113, 144, 346 de Fermat 107–109 d’équivalence 80, 81, 88–90 d’indétermination de Heisenberg 349 de jauge 15 probabilité 31, 33, 37, 41, 43, 143, 144, 146, 147–154, 156, 170–172, 199, 205, 209, 230, 253, 288, 308, 349, 350 proton 18, 134, 161–163, 165–168, 170, 175, 177–179, 181, 187, 189, 190, 197, 200, 202, 207, 213, 215, 219, 220, 229, 231, 232, 245, 246, 248–259, 267, 270, 279, 306, 317, 319, 327, 328, 340, 350–353

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“Index” — 2017/12/18 — 16:40 — page 363 — #5

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Q quark bottom 270 charmé 269, 270 down 186, 189, 210, 211, 231, 245, 248–252, 269, 270, 353 étrange 186, 189, 210, 211, 269–271 top 212, 215, 220 up 186–189, 210, 212, 231, 245, 248–252, 269, 270, 353

R radioactivité 36, 74, 161, 165, 331, 339 rayonnement fossile micro-onde 334 réductionnisme 15, 16, 188, 191, 203, 206 relativité restreinte 51, 77, 81, 95 relativité générale 78, 81, 194, 348 renormalisation 217 représentation d’un groupe 130, 184 résonance 183, 184, 187, 202

S spin 31–33, 38, 39, 41, 145, 146, 148, 225, 226, 229, 350, 356 supercordes 284, 285, 293, 299–301, 303–306, 312–314, 316, 318, 323, 325, 326, 329, 331, 362 supergravité 283, 303 supersymétrie 282, 283, 284, 359 symétrie continue 121, 156 discrète 121

VERTIGINEUSES SYMÉTRIES

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et loi de conservation 347 globale 197, 198, 202 locale 197, 199–202, 258, 260, 265, 269, 274, 279, 280

T tau (τ) 270 théorie d’Einstein de la gravitation 81, 94, 151, 273, 274, 281, 283, 284, 314, 318 des champs quantiques 185, 200, 201, 204, 205, 216, 217, 226, 245, 284, 300, 304, 313, 315 des cordes 284, 300–302, 305, 306, 312–318, 361 de jauge non abélienne 200, 203, 354 des groupes 125, 128, 129, 134, 135, 137, 155–157, 168, 169, 182, 184, 187, 188, 242, 246, 264, 272, 282, 347 de Kałuza-Klein 277–281, 284, 320–325 des supercordes 284, 299–302, 304–306, 312–314, 316–318, 323–327, 329, 331 de Yang-Mills 196, 201–203, 208–211, 217, 231, 233, 234, 236, 239, 240, 242, 243, 265, 269, 281 temps absolu newtonien 66 temps propre 67–87, 342, 343 théorème CPT 289, 290, 359 transformation de Galilée 55, 64, 68, 69

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de Lorentz 69, 70, 83, 84, 98, 113, 125, 343 générale de coordonnées 84 identité 126, 129, 347 translation 122 trou noir 80, 91, 345

de la lumière 13, 40, 44, 63, 64–66, 68–70, 72, 87–89, 107, 109, 117, 118, 145, 173, 198, 315, 341, 343 voie octuple 161, 182–187, 193, 202, 211, 214, 215, 219, 224, 251

V

Z

vie moyenne 66, 210, 252, 253, 255, 258 vitesse 36, 40, 54–56, 58, 63–70, 80–83, 88, 105, 107–109, 117–119, 144, 152, 173, 200, 247, 259, 288, 315, 341–343, 349

zillion 19, 225, 252

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