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French Pages 261 [262] Year 2020
Gustave Flaubert Trois contes
Gustave Flaubert
Trois contes
Nouvelle édition critique de Barbara Vinken, avec trois essais
ISBN 978-3-11-063929-2 e-ISBN (PDF) 978-3-11-063946-9 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-063960-5 Library of Congress Control Number: 2019948376 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de © 2020 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Meta Systems Publishing & Printservices GmbH, Wustermark Printing and binding: CPI books GmbH, Leck Cover illustration: Matthias Grünewald (1475/80–1528/32). Le Retable d’Issenheim. La Crucifixion. © Musée Unter Linden, Source : https://www.wikiart.org/en/ matthias-grunewald/the-crucifixion-detail-from-the-isenheim-altarpiece-1515. www.degruyter.com
Remerciements Sans le travail patient de Rose-Marie Eisenkolb, Simon Haffner, Anselm Haverkamp, Manuel Mühlbacher, Michael Rieser et Rebekka Schnell, ces lignes n’auraient jamais vu le jour.
https://doi.org/10.1515/9783110639469-202
Table des matières Remerciements
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Trois contes Un cœur simple
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La légende de Saint Julien l’hospitalier Hérodias
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Trois essais Une légende de la modernité : Un cœur simple
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Saint Julien l’Hospitalier. Re-marqué : révélation illuminée contre écriture 188 noire Hérodias : Iaokanaan ou l’avènement de l’Église catholique romaine, 221 fille de Babel Bibliographie
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Table des illustrations
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Un cœur simple I Pendant un demi-siècle,1 les bourgeoises de Pont-l’Évêque2 envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.3 Pour cent francs par an,4 elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, – qui n’était pas cependant une personne agréable.5
1 Demi-siècle] Saeculum désigne l’histoire terrestre comme contre-espace de l’histoire du salut. Flaubert indique ainsi le lieu où est ancré son œuvre. En tant qu’inversion d’une légende hagiographique, Un cœur simple raconte l’annulation de l’histoire du salut, niée de bout en bout par le récit. 2 Pont-l’Évêque] Petite ville du Calvados en Normandie, lieu de naissance de la mère de Flaubert et premier point d’ancrage des notations autobiographiques qui, inscrites dans Un cœur simple, sous-tendent la narration jusque dans les moindres détails, à la manière d’un basso continuo. 3 Félicité] L’ironie de Flaubert apparaît dans ce nom qui fait mentir la promesse religieuse qu’il contient : la vie de Félicité est, selon des critères temporels, tout sauf bienheureuse. Félicité porte le même nom que la dernière servante de Mme Bovary ; comme elle, elle sera séduite par un homme nommé Théodore, qui trahira son amour par égoïsme et cupidité et ne sera nullement pour Félicité un « cadeau de Dieu » (Théo-dore). Un cœur simple est une réplique à Madame Bovary. Tandis que la Félicité qui est au service de Mme Bovary vole après sa mort tout ce qui reste de sa précieuse garde-robe pour s’enfuir avec Théodore, la Félicité d’Un cœur simple reste fidèle à sa maîtresse et meurt comme elle de pneumonie. D’un côté, Flaubert oppose l’amour charitable de la seconde Félicité à l’amour terrestre, voluptueux, de la Félicité de Mme Bovary. De l’autre, cette opposition entre amour terrestre et amour céleste est sapée par un parallélisme plus profond entre les deux femmes qui portent la félicité dans leur nom. Bien qu’il prenne une forme opposée, leur amour ne peut vivifier, mais est mortel. Mme Aubain, dont le nom rappelle une « aubaine », un « avantage inespéré » constitue un autre exemple de ce jeu toujours ironique avec les noms. Elle n’est certainement pas une aubaine pour la malheureuse Félicité, mais Félicité pour elle. 4 cent francs par an] D’après de Biasi (1999), 100 francs-or correspondent à environ 1500 nouveaux francs [dB, 47], soit à peu près 230 euros. 5 une personne agréable] Comme une autre servante de Madame Bovary, Catherine Leroux qui, présentée cyniquement au milieu de porcs de concours aux bourgeois épanouis d’un comice agricole en tant que modèle d’abnégation, reçoit 25 francs comme récompense pour toute une vie de service, Félicité est un exemple de chosification et d’aliénation. Telle une machine, elle est décomposée en diverses fonctions, ce que souligne l’énumération asyndétique (cousait, lavait, repassait, etc.). Elle fait tout cela pour un salaire extrêmement modeste, son cœur aimant étant une « aubaine » supplémentaire. La construction grammaticale – elle est objet – fait d’elle une chose rentable à valeur d’usage très élevée, possédée par Mme Aubain (Felman 1975, 240). https://doi.org/10.1515/9783110639469-001
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Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses,6 dont les rentes montaient à 5000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles. Cette maison,7 revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle8 où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de
6 La ferme de Toucques et la ferme de Geffosses] Ces deux fermes situées près de Pontl’Évêque avaient appartenu à la mère de Flaubert ; Gustave et son frère Achille, de neuf ans son aîné, chirurgien comme leur père, héritent chacun d’une ferme après sa mort le 6 avril 1872, Achille de Geffosses, Gustave de Toucques, qui lui permet de vivre de ses rentes. Comme Mme Aubain, il est contraint de vendre Toucques en 1875 pour 200 000 francs afin de préserver de la faillite Ernest Commanville, le mari de sa chère nièce Caroline, un importateur de bois endetté jusqu’au cou, et d’éviter au couple d’être frappé d’ostracisme. L’histoire se passe donc sur les anciennes terres de la famille Flaubert. M. Gérard-Gailly n’a pas laissé passer l’occasion de vérifier sur place la précision de la description (Gérard-Gailly 1930, 26–27). Lui-même mû par le même désir d’exactitude jusque dans les moindres détails, Flaubert se rend encore une fois dans les deux fermes avant de commencer à écrire Un cœur simple. 7 Cette maison] D’après Gérard-Gailly (1930), cette maison se trouve au numéro 14 de la place Robert-de-Flers à Pont-l’Évêque. 8 la salle] Grande pièce du rez-de-chaussée comme on en trouve dans les châteaux, en fait un archaïsme. Des termes vieillis comme celui-ci reflètent les prétentions d’une bourgeoisie qui aimerait jouir des privilèges de l’Ancien Régime. Issue de la noblesse désargentée, Mme Aubain a dû contracter une mésalliance. Même au bord de la ruine, son intérieur avec une cheminée de style Louis XV s’efforce de prétendre à l’éclat d’une époque révolue, ce que souligne un mélange disparate de styles anciens, avec des tapisseries coûteuses et le classicisme des dernières années de l’Ancien Régime. Sous la plume de Flaubert, l’intérieur devient le symbole d’un monde absurde qui, voué à la mort, périclite : il ne donne pas l’image d’une histoire emplie de sens, mais constitue l’allégorie de la ruine du sens comme source d’ordre. Dans ce désordre historiciste, un objet retient l’attention, le baromètre qui va servir à Roland Barthes à illustrer son « effet de réel » : le réel est attesté par quelque chose qui n’a pas de fonction dans la pièce. Dans ce cas, cette notation désigne la bourgeoisie éclairée de l’Encyclopédie qui, enthousiasmée par la technique et ouverte à la science, vénère non seulement la tradition et les beaux-arts (avec le piano comme accessoire bourgeois par excellence), mais sait aussi mesurer le monde avec précision.
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Vesta ; et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin. Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin.9 Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’études ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran,10 souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.11 Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, – un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours. En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital. Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ;12 et, toujours
9 en costume de muscadin] Les muscadins doivent leur nom au parfum de musc dont ils s’aspergeaient. Ils apparaissent à l’époque de la Terreur de 1793 comme Terreur blanche. Pour se démarquer des révolutionnaires, ils portaient non le pantalon mais la culotte. Les muscadins, vêtus outrancièrement à la mode de l’Ancien Régime, se rebellaient contre la Terreur jacobine. 10 gravures d’Audran] Audran est le nom d’une famille d’artistes lyonnais des XVIIe et XVIIIe siècles, célèbres pour leurs gravures, dont l’aristocratie ornait ses salons. Les plus appréciées étaient celles de Gérard Audran et de son neveu Jean. 11 vue sur les prairies] L’opposition déterminante est celle entre la splendeur passée d’une histoire glorieuse qu’on essaie artificiellement de conserver et le paysage naturel, d’une simplicité idyllique. 12 aucun âge] L’intertexte central pour le portrait de Félicité par Flaubert est l’histoire qu’Alphonse de Lamartine consacre à Geneviève, une servante dévouée décrite de manière similaire : « Geneviève paraissait avoir trente-cinq ou quarante ans à l’époque de la mort de Joce-
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silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.13
II Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour.14 Son père, un maçon, s’était tué en tombant d’un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l’employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l’eau des mares, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols,15 qu’elle n’avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.
lyn. L’âge n’était pas lisible sur ses traits usés par la fatigue » (Lamartine 1863, 208), « un regard sans voir, un pas éternel sans but, une activité sans repos, une vie machinale, une morte qui vit. Telle était Geneviève » (Lamartine 1863, 204). Comme sainte Geneviève, patronne de Paris, Félicité représente sous les traits de la servante la figure de l’être humain sous son apparence la plus humble ; toutes deux suivent l’exemple de Marie qui dit être la servante du Seigneur (ecce ancilla Domini). Mais contrairement à la Geneviève de Lamartine, dont l’abnégation absolue se transforme en une merveilleuse élévation puisqu’elle est déjà vénérée de son vivant en tant que sainte, la promesse de salut inhérente à l’amour marial est systématiquement contrecarrée chez Flaubert. Son histoire de servante est l’antithèse de la Geneviève de Lamartine : Flaubert décrit non pas une servante qui peut agir et décider elle-même de façon autonome, mais un sujet complètement soumis dont la figure humaine est altérée et devient machine, monstre, animal. Au lieu d’une femme qui marche avec succès sur les pas de Marie (imitatio Mariae), il nous présente une femme obligée de porter ce fardeau insupportable : contrecarrer systématiquement la promesse mariale d’amour et de connaissance alors que son amour est l’égal de celui de la Vierge. 13 d’une manière automatique] Félicité perd toute ressemblance non seulement avec une femme, mais avec un être humain. En s’abaissant, elle se métamorphose en une chose sans âme, une machine : « elle apparaît dans une position qui va à l’encontre de toutes les représentations bourgeoises de l’émancipation et de l’autonomie de la personne » (Schulz-Buschhaus 1983, 125) ; a fortiori, c’est « la dignité d’un sujet agissant de façon autonome, visant à la réalisation de son désir de bonheur personnel », qui lui est déniée [Reh, 177]. 14 son histoire d’amour] L’événement unique en son genre qu’est l’histoire d’amour devient le lot du commun, la loi des séries. L’amour érotique, motif du genre romanesque, cède la place au récit d’un amour inouï, un amour autre. 15 trente sols] Le motif romantique de l’orpheline exploitée est renforcé par la parataxe. Les « trente sols » sont une allusion aux trente deniers pour lesquels Judas trahit Jésus – raccourci absurde, puisqu’il s’agit d’une somme de 1 franc 50 centimes, aujourd’hui 24 centimes. Fidèle jusqu’à la mort, Félicité est l’image antagoniste de Judas.
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Un soir du mois d’août (elle avait alors dix-huit ans), ils l’entraînèrent à l’assemblée de Colleville.16 Tout de suite elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d’or, cette masse de monde sautant à la fois.17 Elle se tenait à l’écart modestement, quand un jeune homme d’apparence cossue, et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d’un banneau vint l’inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s’imaginant qu’elle le devinait, offrit de la reconduire.18 Au bord d’un champ d’avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s’éloigna. Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore. Il l’aborda d’un air tranquille, disant qu’il fallait tout pardonner, puisque c’était « la faute de la boisson ». Elle ne sut que répondre et avait envie de s’enfuir. Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. ― « Ah ! » dit-elle. Il ajouta qu’on désirait l’établir. Du reste, il n’était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c’était mal de se moquer. ― « Mais non, je vous jure ! » et du bras gauche il lui entoura la taille ; elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le vent était mou,19 les étoiles brillaient, l’énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l’embrassa encore une fois. Elle disparut dans l’ombre. Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous. Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles, – les animaux l’avaient 16 Colleville] Nom d’une localité des environs de Pont-l’Évêque. 17 à la fois] Ayant lu Lamartine avec attention, Flaubert inscrit dans le personnage de Félicité les deux scènes qui illustrent chez Lamartine l’attraction enivrante exercée par le monde sur les enfants d’Ève. Le seul défaut de la resplendissante Josette, la sœur de Geneviève, est sa sensualité débridée, qui la conduira à sa chute : « mais le mouvement, la musique, la chaleur, la valse, le tourbillon, ça l’enivrait. […] Voilà tout son défaut » (Lamartine 1863, 285). Cette faiblesse d’Ève, Félicité l’a en partage : elle aussi est enivrée par la fête. 18 Il lui paya …] Le prix payé par le paysan pour de brefs rapports sexuels avec la fille de ferme est détaillé au centime près. 19 Le vent était mou …] On se sent ici transporté dans la vie quotidienne des paysans, qui, en dépit de tout réalisme, est transfigurée par la religion chez Jean-François Millet et qui chez Flaubert est porteuse d’une charge érotique.
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instruite ; – mais la raison et l’instinct de l’honneur l’empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l’amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l’épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments. Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l’année dernière, lui avaient acheté un homme ;20 mais d’un jour à l’autre on pourrait le reprendre ; l’idée de servir l’effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. Elle s’échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances. Enfin, il annonça qu’il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit. Le moment arrivé, elle courut vers l’amoureux. À sa place, elle trouva un de ses amis. Il lui apprit qu’elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription,21 Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques.22 Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu, et gémit toute seule dans la campagne jusqu’au soleil levant. Puis elle revint à la ferme, déclara son intention d’en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l’Évêque. Devant l’auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grandchose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d’exigences, que Mme Aubain finit par dire : ― « Soit, je vous accepte ! » Félicité, un quart d’heure après, était installée chez elle. D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et
20 acheté un homme] Instauré en 1688, le système de conscription par tirage au sort est pratiqué en France jusqu’en 1905. Les jeunes gens qui avaient tiré le « mauvais numéro » devaient effectuer un service militaire d’une durée de sept ans. S’ils en avaient les moyens, ils pouvaient « acheter un homme », un remplaçant. Ce système donnait lieu à un commerce florissant ; dans L’Éducation sentimentale, le père de Deslauriers est un « marchand d’hommes ». 21 Pour se garantir de la conscription] Les hommes mariés étaient dispensés du service militaire. 22 Toucques] Homophone de l’orthographe sans doute plus ancienne de la ferme de Toucques à proximité immédiate de Pont-l’Évêque, Touques est située un peu en aval sur la rivière du même nom qui, dans l’Est du Calvados, traverse aussi Pont-l’Évêque du sud au nord et se jette dans la mer près de Trouville.
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Virginie,23 l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre24 à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse. Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston.25 Félicité préparait d’avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, – c’était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux26 armés d’éperons. Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s’en allaient pleins de considération pour elle. À des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville,27 un de ses oncles, ruiné par la crapule28 et qui vivait à Falaise29 sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l’heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu’à soulever son chapeau chaque fois
23 Paul et Virginie] Les enfants de Mme Aubain portent les prénoms des personnages de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1787), roman très populaire à l’époque. Ce roman qui véhicule une critique de la civilisation se passe dans l’univers idyllique et exotique d’une colonie française, l’Île de France, aujourd’hui Maurice. Emma Bovary déjà s’adonnait à la rêverie en lisant ce roman. Ceci fait écho à un registre exotique et colonial qui sert de toile de fond à la nouvelle. 24 l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre] La différence d’âge de trois ans entre le frère et la sœur est, comme la mort précoce de Virginie, un exemple de l’arrière-plan autobiographique d’Un cœur simple : Gustave naît en 1821 ; sa sœur bien-aimée Caroline, sa cadette de trois ans, meurt en 1846 à l’âge de 22 ans. 25 une partie de boston] Jeu de cartes français composé de 52 cartes, qui était à la mode à la fin du XVIIIe siècle, probablement à cause des guerres franco-anglaises en Amérique du Nord. 26 Houseaux] Guêtres de toile ou de cuir. 27 Gremanville] Autre élément autobiographique ; l’arrière-grand-oncle de Flaubert s’appelait Charles-François Fouet de Crémanville, Flaubert ne l’a pas connu. M. Gérard-Gailly raconte l’histoire de cet oncle (Gérard-Gailly 1930, 201–204). 28 ruiné par la crapule] Du latin crapula, débauche, orgie, ici : ivrognerie, vie dissolue. 29 Falaise] Sous-préfecture du Calvados.
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qu’il disait : « Feu mon père », l’habitude l’entraînant, il se versait à boire coup sur coup, et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment : « Vous en avez assez, Monsieur de Gremanville ! À une autre fois ! » Et elle refermait la porte. Elle l’ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires. Comme il gérait les propriétés de « Madame », il s’enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de « Monsieur », et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin. Pour instruire les enfants d’une manière agréable, il leur fit cadeau d’une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu’on harponnait, etc. Paul donna l’explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.30 Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte. Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses. La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise. Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d’une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n’osaient plus parler. « Mais jouez donc ! » disait-elle ; ils décampaient. Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours. Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.
30 toute son éducation littéraire.] Félicité n’est pas seulement inculte, elle ne sait pas lire. Flaubert, l’« idiot de la famille » pour parler comme Sartre, n’a appris à lire que très tard.
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Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. ― « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volteface, les autres l’imitèrent. Mais, quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes.31 Mme Aubain allait courir. ― « Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait : ― « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! » Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint. Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta. Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.
31 C’était un taureau …] Le taureau sauvage rappelle, outre le prénom de la servante et l’association maîtresse/servante, un intertexte important d’Un cœur simple, la légende du couple de martyres Perpétue et Félicité, nées en 181, mortes le 7 mars 203 à Carthage. Cette légende de l’Antiquité tardive jouissait d’une très grande popularité au XIXe siècle. À l’occasion de la fête donnée en l’honneur de Caesar Geta sous Septime Sévère, la maîtresse et l’esclave sont exposées aux animaux sauvages pour distraire les occupants romains de Carthage : une vache sauvage est lâchée sur elles dans l’arène (Die Akten der heiligen Perpetua und Felizitas, 1913, 40–56 ; Heffernan 2012 et Bremmer et Formisano 2012). Tandis que les saintes antiques, la maîtresse comme l’esclave, aspirent à la gloire du martyre, la gloria passionis, Félicité risque sa vie sans penser à elle-même, comme si cela allait de soi, mue par un amour purement altruiste, loin de tout désir de gloire.
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Virginie l’occupait exclusivement ; – car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse,32 et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.33 Dans ce temps-là, ils n’étaient pas fréquentés.34 Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un long voyage. Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l’un avait une selle de femme, munie d’un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l’âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d’en avoir grand soin. La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ; d’autres fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s’arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu’elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d’épaules : ― « En voilà une Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme… » Félicité n’entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l’âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l’on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte. La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des
32 une affection nerveuse] L’« affection nerveuse » est la première esquisse du portrait que Flaubert fait de l’hystérique Virginie. Les bains de mer venaient à cette époque d’être propagés comme thérapie contre l’hystérie. 33 Trouville] Ville balnéaire sur la Manche, devenue l’un des lieux de villégiature les plus mondains sous le Second Empire et reliée à Paris par une ligne de chemin de fer. D’innombrables tableaux impressionnistes, d’innombrables textes littéraires – Proust, Baudelaire – ont fait de cette Normandie le topos pittoresque par excellence. Le roman de Claude Simon Leçon de choses cite, avec le papier peint emporté par le vent, Un cœur simple de Flaubert comme exemple précoce de cette vogue. À l’époque où Flaubert l’écrit, ce n’était encore qu’un petit port sans importance où les Flaubert passaient les vacances. Les conditions de circulation n’y étaient pas très développées. C’est à Trouville qu’en 1836 Flaubert rencontre Élisa FoucaultSchlesinger. 34 pas fréquentés] Flaubert présente la côte normande qui, peu après, deviendra avec Deauville le « royaume de l’élégance » comme une contrée rurale parsemée de marais et de dunes, dont la population vit de l’agriculture et de la pêche.
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prunes à l’eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement « forci », sans oublier leurs grands-parents défunts que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes.35 Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu’elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes. On fut encore une demi-heure avant d’atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Écores ;36 c’était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l’Agneau d’or, chez la mère David.37 Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d’air et de l’action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d’un costume ; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs.38 L’après-midi, on s’en allait avec l’âne au-delà des Roches-Noires, du côté d’Hennequeville.39 Le sentier, d’abord, montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d’un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. À la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient ; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches.
35 la quantité de leurs pommes] La cornucopia d’une fertilité opulente, les moments de plénitude deviennent chez Flaubert l’image de la vanitas, de la fugacité de la vie. 36 les Écores] Falaise qui s’étend jusqu’à l’entrée de Trouville et qui dominait la Touques avant qu’elle soit détournée. 37 dans la cour de l’Agneau d’or, chez la mère David] C’est là que les Flaubert séjournaient pendant les vacances (Gérard-Gailly 1930, 29–30). 38 aux baigneurs] Eugène Boudin a peint Deauville et Trouville alors qu’elles étaient encore des localités rurales. 39 Hennequeville] Village situé à la sortie de Trouville, direction Honfleur (Gérard-Gailly 1930, 24–28).
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Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela.40 Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d’elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande ;41 Paul, qui s’ennuyait, voulait partir. D’autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des gode-fiches,42 des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d’écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le long de la grève ; elle s’étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais,43 large prairie en forme d’hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s’épanouir dans un désordre gai. Les jours qu’il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur chambre. L’éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats44 tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.
40 tout cela] Comme les maisons décrites, la nature ne donne pas l’impression d’un ordre beau et harmonieux. La beauté de la nature n’est jamais décrite sans être brisée par la platitude de la phrase suivante. C’est ainsi que le « tout cela » fait sombrer l’image poétique de la « voûte immense du ciel » dans l’absurdité nostalgique d’une juxtaposition aléatoire. 41 fleurs de lavande] La lavande que Félicité utilise pour parfumer le linge, comme on peut le lire dans les brouillons. 42 gode-fiches] De l’anglais God fish (poisson de Dieu), nom régional de la coquille SaintJacques, un leitmotiv des Trois Contes. C’est une allusion au plus grand pèlerinage du MoyenÂge, celui de Saint-Jacques de Compostelle, et par conséquent au genre de l’hagiographie. 43 Marais] Une grande partie du Marais appartenait à la famille Flaubert. La comparaison avec un hippodrome est prophétique, car c’est à cet endroit qu’on a plus tard édifié le champ de course de Trouville. Flaubert avait été contraint de vendre ses terres ; le « marais », où la terre disparaît sous une couche d’eau, évoque donc littéralement sa ruine. Par l’écriture, Flaubert se réapproprie la terre, au sens littéral, puisque les recettes de la publication lui permettront de garder sa maison de Croisset, qu’il craignait de devoir perdre. 44 calfats] Le calfat est un ouvrier de chantier naval, qui calfeutre les joints et les interstices de la coque d’un bateau avec de l’étoupe goudronnée afin de l’étanchéifier. Les bruits de marteau des calfats sont aussi évoqués dans l’épisode de Rouen de Madame Bovary (Neefs 1999).
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Le principal divertissement était le retour des barques.45 Dès qu’elles avaient dépassé les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts ; et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu’au milieu du port, où l’ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants ; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s’élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes. Une d’elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé une sœur ; et Nastasie Barette,46 femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l’oreille. Au bout d’un quart d’heure, Mme Aubain la congédia. On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l’on faisait. Le mari ne se montrait pas. Félicité se prit d’affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau ; évidemment ils l’exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d’ailleurs n’aimait pas les familiarités du neveu, – car il tutoyait son fils ; – et, comme Virginie toussait et que la saison n’était plus bonne, elle revint à Pont-l’Évêque. M. Bourais l’éclaira sur le choix d’un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d’aller vivre dans une maison où il aurait des camarades. Mme Aubain se résigna à l’éloignement de son fils, parce qu’il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire ; à partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.
45 retour des barques] Cf. les lettres à Caroline Commanville du 25 septembre ou du 7 octobre 1875 (Correspondance IV, 961–962 et 974–975). 46 Nastasie Barette] Une autre femme dans la vie de Flaubert, qu’il connaissait sous son vrai nom, « gnôme femelle alourdie de marmaille et fille d’un capitaine trouvillais » (Gérard-Gailly 1930, 200). Mais chez Flaubert, le niveau autobiographique et réaliste comprend toujours des éléments allégoriques : Nastasie, la sœur de Félicité, qui porte la promesse de Résurrection dans son nom et qui, avec un enfant au sein et deux à ses côtés, apparaît comme une figure de la charité, traite en fait son fils avec rudesse et montre la dureté de cœur, l’égoïsme et la froideur des miséreux.
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III Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s’avançait sous la haute nef 47 entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain,48 s’asseyait, et promenait ses yeux autour d’elle.49 Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du chœur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l’enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait Saint-Michel terrassant le dragon. Le prêtre fit d’abord un abrégé de l’Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes,50 des peuples qui mouraient, des idoles renversés ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l’avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier51 d’une étable? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l’Évangile, se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.52 Elle avait peine à s’imaginer sa personne ; car il n’était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois un souffle. C’est peut-être sa lumière
47 la haute nef] Cf. les notes sur l’église de Pont-l’Évêque en Carnet 16 (Carnets de travail, 691–692). 48 le banc de Mme Aubain] Le banc d’église marqué du nom de famille et parfois séparé de l’allée par un portillon faisait partie, surtout à la campagne, du statut de la noblesse et des notables. L’ardente volonté de distinction de Mme Aubain se manifeste ici aussi. 49 autour d’elle] Flaubert s’inspire de l’église Saint-Michel de Pont-l’Évêque, de style Renaissance. 50 tout en flammes] Dans la Genèse, l’épisode de la tour de Babel (Gn 11) est suivi de l’histoire d’Abraham et de Lot, qui illustre l’opposition entre le berger et patriarche de l’Ancienne Alliance et le riche habitant de la ville et culmine dans le jugement céleste qui s’abat sur Sodome et Gomorrhe (Gn 19). 51 au milieu des pauvres, sur le fumier] Habituellement, on emploie pour cette scène « sur la paille ». Félicité situe la naissance de Jésus encore plus bas, ce qui correspond à un niveau de style encore plus humble. Illustration du « Sermo humilis » d’Erich Auerbach (1958). Flaubert cite avec Félicité la peinture flamande, où la naissance sublime de Jésus est transposée dans la bassesse de la vie paysanne. 52 les colombes à cause du Saint-Esprit] Iconographie explicite du Saint-Esprit. Il s’agit d’une spiritualisation du littéral : Félicité voit le monde à la lumière des Évangiles.
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qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ;53 et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l’église. Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre.54 Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s’endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s’en allant claquer leurs sabots sur les dalles. Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ;55 et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir. La première communion la tourmentait d’avance. Elle s’agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l’habiller ! Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du chœur ; mais juste en face, le troupeau56 des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ;57
53 les cloches harmonieuses] Flaubert énumère systématiquement, tel un catéchète, les attributs et les modalités d’action du Saint-Esprit ainsi que Félicité les perçoit dans son aveuglement : à la Pentecôte, il prend l’apparence de « langues de feu » (Ac 2,3). En tant que souffle de Dieu, il descend sur les disciples et ranime leur flamme intérieure. Le don du Saint-Esprit sous forme de langues de feu et de coup de vent met fin à la confusion babylonienne des langues ; tous se mettent à parler d’autres langues et tous se font entendre dans la langue des autres. Sur le plan herméneutique, le Saint-Esprit est le phénomène qui annule l’opacité des lettres et dissout toute médialité dans une compréhension immédiate. 54 elle n’y comprenait rien …] Flaubert s’inspire pour Félicité de Maury et de ses propos sur l’état d’esprit des premiers chrétiens : « Ces âmes […] n’avaient qu’un besoin, aimer, et le christianisme ne leur apprit qu’un mot, amour […] bonheur […] dans la simplicité de l’enfant et la jeunesse de l’espérance » (Maury 1896, 73). 55 négligée dans sa jeunesse] Allusion à la république laïque qui, depuis la Révolution, lutte contre le monopole de l’enseignement détenu par l’Église et qui sortira victorieuse de ce combat. 56 le troupeau des vierges] Le « troupeau » au sens religieux, la communauté des croyants, les brebis sous la houlette du Bon Pasteur. 57 l’Agnus Dei] Partie immuable de la célébration de la messe (Ordinaire de la messe), faisant référence au renouvellement du sacrifice de l’agneau pascal dans la communion et à la deixis johannique devenue emblématique « Ecce agnus Dei » (Jn 1,29 ; 1,36). Dans l’Eucharistie, prière récitée en alternance après le geste de paix : « Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem » (Agneau de Dieu qui
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puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la première marche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir. Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour que M. le Curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices. Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie – et comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l’anglais ni la musique,58 elle résolut de la mettre en pension chez les Ursulines d’Honfleur.59 L’enfant n’objecta rien ; Félicité soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison. Ces choses dépassaient sa compétence. Enfin, un jour, une vieille tapissière60 s’arrêta devant la porte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité monta les bagages sur l’impériale, fit des recommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots de confiture et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes. Virginie, au dernier moment, fut prise d’un grand sanglot. Elle embrassait sa mère qui la baisait au front, en répétant ― « Allons ! du courage ! du courage ! » Le marchepied se releva, la voiture partit. Alors Mme Aubain eut une défaillance ; – et le soir tous ses amis, le ménage Lormeau, Madame Lechaptois, ces61 demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler. La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu,62 et de cette façon comblait le vide des heures. enlèves le péché du monde, prends pitié de nous. Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde, donne-nous la paix). 58 ni l’anglais ni la musique] Les cours d’anglais et de musique faisaient traditionnellement partie de l’éducation donnée aux jeunes filles de bonne famille. 59 les Ursulines d’Honfleur] L’ordre des Ursulines se consacrait à l’instruction des filles. À Honfleur, il n’y avait pas d’école tenue par des Ursulines. Orpheline, la mère de Flaubert a grandi dans un pensionnat d’Honfleur dirigé par deux anciennes religieuses de Saint-Cyr. 60 tapissière] Calèche ouverte sur les côtés mais avec un toit, surtout utilisée pour le transport des bagages. 61 ces demoiselles] Provincialisme employé pour parler des gens importants ; l’italique accentue le caractère conventionnel de cette expression. 62 lisait un peu] La littérature est l’« [o]ccupation des oisifs » (Dictionnaire des idées reçues).
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Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit, et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main, quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils, elle n’entendait à rien,63 avait perdu le sommeil, suivant son mot, était « minée ». Pour « se dissiper »64 elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor. Il arrivait le dimanche après la Messe, les joues roses, la poitrine nue et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premier coup des vêpres elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel. Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l’eau-de-vie, parfois même de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder – et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le forçait à revenir. Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage. C’était l’époque des vacances. L’arrivée des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux et Virginie n’avait plus l’âge d’être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles. Victor allait successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; la seconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme en pain d’épice – et il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l’amusait, en lui racontant des histoires mêlées de termes marins. Un lundi – (14 juillet 181965, elle n’oublia pas la date), Victor annonça qu’il était engagé au long cours, et dans la nuit du surlendemain, par le paquebot
63 elle n’entendait à rien …] Provincialisme : elle a perdu toute forme d’habileté, elle ne s’entend plus à rien. 64 Pour « se dissiper »] Discours direct, expression de Félicité marquée par des guillemets. 65 14 juillet 1819] Le 14 juillet n’était, sous la Restauration, évidemment pas un jour de fête nationale. En mentionnant cette date, Flaubert évoque la suppression de la fête nationale et superpose à cette journée de réveil national le souvenir individuel du départ d’un voyage qui mènera à la mort.
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de Honfleur, irait rejoindre sa goélette qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti. La perspective d’une telle absence désola Félicité ; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l’Évêque de Honfleur. Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres. Puis le terrain s’abaissa, des lumières s’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel. Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait ; – et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pas reconnu, criait « Victor ! » ; il leva la tête, – elle s’enlaçait quand on retirait l’échelle tout à coup. Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné. On ne vit plus personne – et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui s’enfonça, disparut. Félicité, en passant près du Calvaire,66 voulut recommander à Dieu ce qu’elle chérissait le plus – et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages.67 La ville dormait, des douaniers se promenaient, et de l’eau tombait sans discontinuer par les trous de l’écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent. Le parloir68 n’ouvrirait pas avant le jour. Un retard bien sûr contrarierait Madame, – et malgré son désir d’embrasser l’autre enfant, 66 Calvaire] Le Calvaire est le lieu du supplice de Jésus aux portes de Jérusalem, dans un sens plus large la mise en scène monumentale de la crucifixion dans un lieu parfois surélevé, érigée en tant qu’ex-voto. Très souvent signe visible de l’orthodoxie catholique, par exemple à l’époque de la Contre-Réforme. Terme dérivé de la traduction latine du nom araméen de la colline de Golgotha, que la Vulgate a interprétée comme calvariae locus, « lieu du crâne ». L’allusion au Calvaire présente la vie de Félicité comme imitation, déplacement et condensation de la Passion : elle parcourt les étapes du chemin de croix qui la mène de la fausse promesse de Beaumont (beau mont), lieu de son rendez-vous galant avec Théodore, lequel trahit son amour, au Calvaire, monument de l’abandon de tous ses amours. 67 les yeux vers les nuages] Félicité est représentée selon l’iconographie du Stabat mater : après le départ de son neveu pour les colonies, elle s’arrête devant le Calvaire et prie au pied de la croix, le visage baigné de larmes, les yeux levés vers le ciel. 68 Le parloir] Allusion au couvent des Ursulines où se trouve Virginie. Les enfants de Félicité sont ses enfants par l’esprit ; malgré cela, elle ne peut enfanter la vie, mais enfante la mort.
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elle s’en retourna. Les filles de l’auberge s’éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l’Évêque. Le gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots ! Ses précédents voyages ne l’avaient pas effrayée. De l’Angleterre et de la Bretagne on revenait. Mais l’Amérique, les Colonies, les Îles,69 cela était perdu dans une région incertaine, à l’autre bout du monde. Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de l’orage, craignait pour lui la foudre. L’hiver, en écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d’écume,70 – ou bien, (souvenir de la géographie en estampes) il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d’une plage déserte. Et jamais, elle ne parlait de ces inquiétudes. Mme Aubain en avait d’autres sur sa fille. Les Bonnes Sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l’énervait.71 Il fallut abandonner le piano. Sa mère exigeait du Couvent une correspondance réglée. Un matin, que le facteur n’était pas venu, elle s’impatienta, – et elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre – c’était vraiment extraordinaire ! Depuis quatre jours, pas de nouvelles ! Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit : ― « Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu !… » ― « De qui donc ?… » La servante répliqua doucement : ― « Mais… de mon neveu ! » ― « Ah ! votre neveu ! » et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : « Je n’y pensais pas ! Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux, belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc ! » Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia. Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l’occasion de la petite. Les deux enfants avaient une importance égale. Un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.
69 les Îles] Les Antilles, colonie française à cette époque. 70 sous une nappe d’écume] Images qui rappellent les romans d’aventure ou les récits de voyage illustrés. 71 l’énervait] Les nerfs évoquent de nouveau le complexe de l’hystérie.
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Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane ; il avait lu ce renseignement dans une gazette.72 À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’en retourner par terre ? À quelle distance était-ce de Pont-l’Évêque ? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais. Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes ;73 et il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua, dans les découpures d’une tache ovale, un point noir, imperceptible, en ajoutant « Voici ! » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce qui l’embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément, une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’en comprenait pas le motif, elle qui s’attendait peut-être à voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée !74 Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché comme d’habitude, entra dans la cuisine ; et lui remit une lettre qu’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse. Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa près d’elle, décacheta la lettre, tressaillit, – et, d’une voix basse, avec un regard profond ― « C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu… » Il était mort. – On n’en disait pas davantage. Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, elle répétait par intervalles – « Pauvre petit gars ! pauvre petit gars ! » Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. Elle lui proposa d’aller voir sa sœur, à Trouville. Félicité répondit par un geste qu’elle n’en avait pas besoin.
72 dans une gazette] Vieilli dès la fin du XVIIIe siècle, le mot « gazette » trahit le style affecté de Bourais qui veut se singulariser non seulement par la pratique de la lecture du journal, trait distinctif de la bourgeoisie, mais aussi par un langage qui le replace dans l’aristocratie du XVIIIe siècle. 73 les longitudes] Le calcul des longitudes était considéré comme le problème le plus complexe en navigation. 74 tant son intelligence était bornée] Style indirect libre [dB, 68 ; Dec, 67].
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Il y eut un silence. Le bonhomme75 Liébard jugea convenable de se retirer. Alors elle dit : ― « Ça ne leur fait rien, à eux ! » Sa tête retomba ; et machinalement, elle soulevait de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage. Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelait du linge. En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui la rincer ; – et elle sortit de l’appartement. Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau.76 Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave. Mais à peine dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre les tempes. Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient 77 à la fois. Il était mort immédiatement – et le chef avait dit : ― « Bon ! encore un ! » Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir – et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables. Virginie s’affaiblissait. Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection78 profonde. M. Poupart avait conseillé
75 Le bonhomme] Synonyme ici de « paysan » ou d’« homme d’un certain âge » [dB, 69 ; Dec, 68]. 76 comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau] Madame Bovary : « de grandes herbes […] comme des chevelures vertes » [Weth, 264]. La rivière qui, il y a peu, évoquait encore l’eau vive, fait surgir l’image de l’Ophélie de Shakespeare : l’image vivifiante, source de vie, bascule en une image de mort. 77 le tenaient] Au lieu que ce soit la maladie, ce sont ici les médecins qui tiennent Victor, lequel se débat contre eux comme contre une maladie. Comme dans Madame Bovary, Flaubert, qui était fils et frère de médecin, n’est pas très tendre avec les représentants de la profession. 78 quelque affection] Flaubert inscrit dans le personnage de Virginie le tableau clinique de l’hystérie comme maladie nerveuse tel qu’il avait été dressé à son époque ; jamais plus elle ne se remettra de l’affection hystérique à connotation sexuelle provoquée par le taureau noir fonçant sur elle.
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un séjour en Provence.79 Mme Aubain s’y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l’Évêque. Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois, le soleil, traversant les nuages, la forçait à cligner ses paupières, pendant qu’elle regardait les voiles au loin et tout l’horizon, depuis le château de Tancarville jusqu’aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mère s’était procuré un petit fût d’excellent vin de Malaga, et, riant à l’idée d’être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage. Ses forces reparurent. L’automne s’écoula doucement.80 Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu’elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart ; et il était dans le vestibule. Madame Aubain nouait son chapeau. ― « Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plus vite donc ! » Virginie avait une fluxion de poitrine ; c’était peut-être désespéré. ― « Pas encore ! » dit le Médecin ; et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid. Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puis, elle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint : La cour n’était pas fermée ! si des voleurs s’introduisaient ? Et elle descendit. Le lendemain, dès l’aube,81 elle se présenta chez le Docteur. Il était rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l’auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux. Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C’est pour d’autres » pensa-telle ; Félicité tira violemment le marteau.
79 un séjour en Provence] Les séjours loin des climats froids et humides étaient des remèdes aux affections pulmonaires ; la tuberculose faisait partie des symptômes de la surexcitation érotique, de l’hystérie. 80 L’automne s’écoula doucement] En guise de complément : f° 253 : « *L’année 1821 apporta d’autres malheurs* ». Virginie meurt en 1821, qui est l’année de naissance de Flaubert [Weth, 264]. 81 Le lendemain, dès l’aube] Peut-être une allusion à « À Villequier » de Victor Hugo : « Demain dès l’aube / À l’heure où blanchit la campagne » [Weth, 264]. La mort de Virginie serait donc déjà inéluctable, car dans le poème le père part déposer des fleurs sur la tombe de sa fille bien-aimée.
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Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s’entrebâilla ; et une religieuse parut. La Bonne Sœur avec un air de componction dit « qu’elle venait de passer ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait. Félicité parvint au second étage. Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie. La Supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain. Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte.82 Elle répétait les mêmes prières, jetait de l’eau bénite sur les draps, revenait s’asseoir, et la contemplait. À la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient.83 Elle les baisa plusieurs fois, et n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts : pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple.84 Elle fit sa toilette, l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds – et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en dessaisir. Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque,85 suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée. Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête86 et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et, n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l’eût enterré avec l’autre.
82 La morte] Voir la mort d’Alfred Le Poittevin (Vie et travaux du R. P. Cruchard et autres inédits, 27–39). 83 les yeux s’enfonçaient] De Virginie, il ne reste pas, comme dans Paul et Virginie et comme son nom l’indique, un corps de sainte, intact, incorruptible, mais un cadavre en décomposition. 84 pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple] Rare intervention de l’auteur. 85 Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque] Peut-être un souvenir de la mort de Caroline, la sœur de Flaubert, en 1846. (Gérard-Gailly 1930, 200) [May, 211]. 86 Paul marchait en tête] Ordre habituel du cortège funèbre : seul mâle de la famille, Paul marche en tête [Dec, 72].
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Le désespoir de Mme Aubain fut illimité. D’abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste d’avoir pris sa fille – elle qui n’avait jamais fait de mal, et dont la conscience était si pure ! Mais non ! elle aurait dû l’emporter dans le Midi. D’autres docteurs l’auraient sauvée ! Elle s’accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l’obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’il avait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part. Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l’heure (elle montrait l’endroit) le père et la fille lui étaient apparus l’un auprès de l’autre, et ils ne faisaient rien ; ils la regardaient. Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la sermonnait doucement ; il fallait se conserver pour son fils, et pour l’autre, en souvenir « d’elle ». ― « Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. « Ah ! oui ! … oui ! … Vous ne l’oubliez pas ! » Allusion au cimetière, qu’on lui avait scrupuleusement défendu. Félicité tous les jours s’y rendait. À quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombe de Virginie. C’était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de consolation. Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint.87 Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent 88 le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme.89 L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ;90 Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les 87 le retour des grandes fêtes …] L’année liturgique comme critère de l’absurdité du temps qui s’écoule. Elle est le signe du caractère éphémère de la vie vouée à la mort, et non de la promesse de Résurrection, d’Assomption et de Toussaint. 88 Badigeonnèrent] Le badigeon est le blanc de chaux qui donne au crépi l’apparence de la pierre. 89 Tuer un homme] Le temps n’est pas rythmé par des événements historiques mais par des drames individuels, comme ici le délabrement des maisons qui manque littéralement de tuer un homme. 90 offrir le pain bénit] De tout temps, les paroissiens offrent à tour de rôle le pain qui sera béni pendant la messe.
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anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps.91 Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la Révolution de Juillet.92 Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avec trois demoiselles, assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes ; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu’elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seule capable de l’émouvoir, les lettres de son fils. Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en refaisait d’autres ; et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine. Elles se promenaient ensemble le long de l’espalier ; et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement. Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillons93 s’envolèrent de l’armoire. Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu, un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent
91 paralysé depuis longtemps] Dans L’Éducation sentimentale, Arnoux meurt de cette façon, la paralysie étant très probablement un symptôme de la syphilis [Weth, 265]. 92 la Révolution de Juillet] La Révolution de Juillet signe la fin de la Restauration, le roi Bourbon Charles X abdique le 2 août 1830. L’avènement du roi bourgeois Louis-Philippe marque le début de la monarchie de Juillet. Ces bouleversements n’ont ici aucun impact. Annoncée par le cocher, la révolution mène au remplacement indifférent d’un sous-préfet par un autre. Dans Un cœur simple, ni l’histoire du salut, ni l’Histoire qui sécularise sa promesse ne peuvent préserver de la désolation d’un monde systématiquement voué à la mort. Insensée, l’Histoire est dépourvue de toute téléologie hégélienne. 93 et des papillons] Flaubert ne choisit pas le terme habituel « mite », mais celui de « papillon », symbole de l’âme quittant l’enveloppe terrestre : comme le papillon sort de l’affreuse larve, l’âme s’envole vers la beauté de l’immortalité. Dans l’inversion agressive de ce topos par Flaubert, le papillon n’est qu’un symptôme flagrant de la ruine de toutes les choses terrestres, ironiquement empreintes d’une promesse d’immortalité ici désavouée.
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un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta ; et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.94 C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pas d’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse. La bonté de son cœur se développa.95 Quand elle entendait dans la rue les tambours d’un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques.96 Elle protégeait les Polonais ;97 et même il y eut un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, en rentrant de l’angélus,98 elle le trouva dans sa cuisine, où il s’était introduit, et accommodé une vinaigrette99 qu’il mangeait tranquillement. Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93.100 Il vivait au bord de la rivière, dans les décombres d’une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux qui tombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées et au bras, une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de
94 un baiser qui les égalisait] Flaubert cite le baiser échangé selon la légende dans l’arène romaine par la maîtresse et l’esclave, Perpétue et Félicité, en signe d’égalité (elles sont sœurs en Christ) pour le démarquer du baiser de Mme Aubain et de son désir de distinction. Une telle égalité ne peut que lui être indifférente. 95 La bonté de son cœur se développa] Importante intervention de l’auteur : Félicité suit la voie d’un cœur porté vers l’amour : la bonté de son cœur se développe à mesure que l’horizon de ses attentes se restreint. Une piété extérieure, mécanique – aller tous les jours à l’église, s’endormir le soir devant l’âtre, son chapelet à la main – devient intériorité et amour. 96 cholériques] Allusion à l’épidémie de 1832. 97 protégeait les Polonais] Les « Polonais » sont les réfugiés qui se sont installés en France dans le cadre de la Grande Émigration qui a suivi l’écrasement de l’insurrection de Varsovie en 1830–1831 contre l’occupation russe. L’intelligentsia polonaise se regroupe alors à Paris. 98 l’angélus] L’angélus, qui tire son nom de sa première phrase en latin Angelus Domini nuntiavit Mariæ (L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie), se récite matin, midi et soir. « L’Angélus » de Jean-François Millet (1858, Musée d’Orsay) en est une des plus célèbres représentations de l’époque. 99 une vinaigrette] Ici salade de bœuf. La vinaigrette porte dans son nom le vinaigre qui, d’après les Evangiles imbibe l’éponge qui doit apaiser la soif de Jésus crucifié. Ce mot s’inscrit dans une série de signifiants parsemés dans le texte et ayant trait à la Passion. Ce procédé flaubertien exige une lecture fondamentalement allégorique du réalisme. 100 horreurs en 93] 1793 est l’année de la Terreur.
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nettoyer son bouge, rêvait à l’établir dans le fournil, sans qu’il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte, craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu’il la voyait s’éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le repos de son âme.101 Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner, le nègre102 de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir ; et elle priait d’accepter cet oiseau, comme un souvenir, et en témoignages de ses respects. Il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car il venait d’Amérique ; et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu’elle s’en informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit : ― « C’est Madame qui serait heureuse de l’avoir ! » Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant l’emmener, s’en débarrassait de cette façon.
IV Il s’appelait Loulou.103 Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge dorée. Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s’arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l’eau de sa baignoire ; Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
101 elle fit dire une messe …] Flaubert reprend les lieux communs des vies de saints, sans oublier ce qui impressionnait le plus la modernité : le fait de savoir surmonter, dans une charité sans bornes, la répulsion pour le pus. 102 le nègre de Mme] Serviteur ou esclave noir comme dans les colonies. Aboli sous la Révolution, l’esclavage a été rétabli sous Napoléon, avant d’être rendu définitivement illégal en 1848. 103 Il s’appelait Loulou] En tant que figure centrale dont seul le nom est cité dans la première phrase, le perroquet s’est vu consacrer d’innombrables travaux. Flaubert a probablement connu l’original entre 1861 et 1864 à Trouville, chez son ami Pierre Barbey, un ancien capitaine de navire. Tandis qu’il écrivait, il avait sous les yeux un perroquet empaillé que le musée de Rouen lui avait prêté et tout un dossier de notes prises en lisant la Monographie des perroquets d’A. G. Desmaret, le Dictionnaire d’histoire naturelle de Gerbe et La Vie des animaux de Brahm. Dans une lettre du 22 juillet 1876, il parle à sa nièce du perroquet. De même que Félicité appelle son perroquet Loulou, Flaubert appelait sa sœur Caroline, décédée jeune, et la fille de celle-ci par le même diminutif. Dans Geneviève de Lamartine, c’est le chien de Geneviève qui s’appelle Loulou.
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Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta : « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue, Marie ! »104 Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas au nom de Jacot, puisque tous les perroquets s’appellent Jacot.105 On le comparait à une dinde, à une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ! Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu’on le regardait ! Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille, monsieur de Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy l’apothicaire, monsieur Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement qu’il était impossible de s’entendre.106 La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n’être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière, puis entrait par la porte du jardin ; et les regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient de tendresse. Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étant permis d’enfoncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le cou, bien qu’il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras et ses gros favoris. Au contraire ! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu’à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison. Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu’une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C’était sous sa langue une épaisseur,107 comme en ont les 104 Je vous salue, Marie !] Dans la troisième des phrases, le « Je vous salue, Marie » de Loulou, la performance de la prière est rattachée au caractère mécanique des deux autres stéréotypes et devient une plaisanterie vide de sens. 105 Jacot] Stéréotype rappelant le Dictionnaire des idées reçues. 106 impossible de s’entendre] Contrairement à la colombe du Saint-Esprit, le perroquet incarne une confusion des langues bien pire que celle de la tour de Babel, car les cris des humains et ceux des animaux se confondent. 107 une épaisseur] Le perroquet souffre de la pépie, une maladie courante chez les poules [dB, 78]. On peut la guérir en retirant la membrane qui s’est formée sous la langue de l’animal. Félicité le sait. L’effet vivifiant du Saint-Esprit, que le perroquet incarne à ses yeux – la langue et le souffle – est littéralement entravé : le parler en langues, don de l’Esprit à la Pentecôte, fait place à une maladie, la pépie, dont le perroquet manque de mourir.
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poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut l’imprudence de lui souffler aux narines la fumée d’un cigare ;108 une autre fois que Mme Lormeau l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit. Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta une minute ; et, quand elle revint, plus de perroquet ! D’abord elle le chercha dans les buissons, au bord de l’eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait : ― « Prenez donc garde ! vous êtes folle ! » Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait les passants : ― « Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon perroquet ? » À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle109 lui affirma qu’il l’avait rencontré tout à l’heure, à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Enfin elle rentra, épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? Peut-être qu’il s’était promené aux environs ! Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais. Par suite d’un refroidissement, il lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d’oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde ; et elle parlait très haut, même à l’église. Bien que ses péchés auraient pu110 sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie. Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent sa maîtresse lui disait : ― « Mon Dieu ! comme vous êtes bête ! » elle répliquait : ― « Oui, Madame », en cherchant quelque chose autour d’elle. Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs, n’existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le
108 la fumée d’un cigare] Les attributs du Saint-Esprit sont une fois de plus inversés : le souffle qui donne la vie fait place à la fumée d’un cigare qu’on souffle dans les narines de Loulou, manquant là aussi de le tuer. 109 Un porte-balle] Colporteur, petit mercier qui sillonne le pays en portant ses marchandises dans une balle sur le dos. 110 Bien que ses péchés auraient pu …] Ici, on attendrait le subjonctif après la conjonction « bien que », mais la forme « eussent pu » aurait renvoyé au narrateur. Flaubert fait de la phrase « ses péchés auraient pu […] se répandre » une phrase indépendante qui restitue l’opinion du curé au discours indirect libre. Comme elle est introduite par « bien que », elle prend une valeur adverbiale, comme dans la langue parlée [dB, 79 ; Dec, 78].
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silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet. Comme pour la distraire, il reproduisait le tic-tac du tournebroche,111 l’appel aigu d’un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face ; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain ― « Félicité ! La porte ! la porte ! »112 Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son cœur s’épanchait. Loulou, dans son isolement, était presque un fils, un amoureux.113 Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ; et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l’oiseau frémissaient ensemble. Quand des nuages s’amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts natales. Le ruissellement de l’eau excitait son délire ; il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait barboter dans le jardin ; mais revenait vite sur un des chenets, et, sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec. Un matin du terrible hiver de 1837, qu’elle l’avait mis devant la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l’avait tué, sans doute ? Elle crut à un empoisonnement par le persil ;114 et, malgré l’absence de toutes preuves, ses soupçons portèrent sur Fabu. Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit : ― « Eh bien ! faites-le empailler ! » Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bon pour le perroquet.
111 le tic-tac du tournebroche] Mécanisme d’horlogerie faisant littéralement tourner l’aiguille ; régulateur de montre. 112 imitait Mme Aubain …] La caractéristique proverbiale du perroquet est d’imiter machinalement la parole humaine qui devient du par cœur, une stupide imitation qui imite le son sans comprendre le sens. La stupidité de ce faux Saint-Esprit sans esprit ni spiritualité – perroquet et non colombe – est soulignée par le texte qui fait répéter au perroquet des sons mécaniques. 113 un amoureux] Comme Marie aime son fils et amant, le Christ, Félicité aime son perroquet comme un fils et un amant. La charge érotique de ce lien spirituel est encore plus explicite dans la première version : « Reste en extase devant l’oiseau. Et la nuit le met dans sa chambre. Félicité en jouissant, comme d’un amant caché. Elle le voyait de dedans son lit à son réveil ». 114 empoisonnement par le persil] Le persil avait pour réputation d’être fatal aux poules et aux perroquets [dB, 80 ; Dec, 79].
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Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher115 se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le porter ellemême jusqu’à Honfleur. Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé. Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien. Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas,116 le conducteur se dressa par-dessus la capote, et le postillon117 criait aussi, pendant que ses quatre chevaux qu’il ne pouvait retenir accéléraient leur train ; les deux premiers la frôlaient ; d’une secousse de ses guides, il les jeta dans le débord, mais furieux releva le bras, et à pleine volée, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu’elle tomba sur le dos. Son premier geste, quand elle reprit connaissance,118 fut d’ouvrir son panier. Loulou n’avait rien, heureusement. Elle sentit une brûlure à la joue droite ; ses mains qu’elle y porta étaient rouges. Le sang coulait. Elle s’assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir, puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l’oiseau. Arrivée au sommet d’Écquemauville, elle aperçut les lumières de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d’étoiles ; la mer, plus loin, s’étalait confusément. Alors une faiblesse l’arrêta ; et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie,
115 Un certain Fellacher] Fellacher était le nom d’un copiste qui avait mis plus de deux ans à recopier le manuscrit de Par les champs et par les grèves. Ici, le taxidermiste met plus de six mois à empailler le perroquet. 116 qui ne se dérangeait pas] Félicité est littéralement sourde et aveugle. Flaubert littéralise ainsi le topos de la sainteté : le saint devient sourd et aveugle au monde pour voir et entendre avec le cœur. 117 le postillon] Le cocher d’une malle-poste est installé sur le siège tandis que le postillon est assis sur l’un des chevaux de l’attelage. 118 quand elle reprit connaissance] Passage d’inspiration nettement autographique : cette scène évoque la crise nerveuse qui lui fait perdre connaissance un soir de janvier 1844 au moment où une malle-poste, plus rapide, double son cabriolet (Du Champ I, 180 ; GérardGailly 1930, 205) [dB, 81]. Comme Félicité, Flaubert s’écroule inconscient sur la route verglacée qui mène de Pont-l’Évêque à Honfleur, pour se relever ensanglanté et poursuivre son chemin. Une calèche le frôle, les coups de fouet claquent, rappelant avec la chute les stations du chemin de croix.
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comme les flots d’une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l’étouffaient.119 Puis elle voulut parler au capitaine du bateau ;120 et, sans dire ce qu’elle envoyait, lui fit des recommandations. Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine ; au bout de six mois, il annonça le départ d’une caisse ; et il n’en fut plus question. C’était à croire que jamais Loulou ne reviendrait. « Ils me l’auront volé ! » pensait-elle. Enfin il arriva,121 – et splendide, droit sur une branche d’arbre, qui se vissait dans un socle d’acajou, une patte en l’air, la tête oblique, et mordant une noix, que l’empailleur par amour du grandiose avait dorée.122 Elle l’enferma dans sa chambre. Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar, tant il contenait d’objets religieux et de choses hétéroclites.123 Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait la cour ; une table, près du lit de sangle,124 supportait un pot à l’eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée
119 lui montant à la gorge, l’étouffaient] L’amertume, le sentiment d’être abandonné par Dieu sont souvent exprimés par la métaphore de la mer, de la marée amère. « Pleine mer de chagrin » écrivait Roland Barthes dans le texte poignant consacré à la mort de sa mère (Journal de Deuil. 26 octobre 1977–15 septembre 1979). L’arrière-plan métaphorologique est ici le calice qui, d’après le récit de la Passion, doit être bu jusqu’à la lie. 120 bateau] Le bateau qui relie Honfleur au Havre. Félicité, qui se méfie des malles-postes, expédie son perroquet par voie maritime [dB, 82 ; Dec, 79]. 121 Enfin il arriva] Tandis que Félicité se sent abandonnée et perd tout ce qui lui est cher, le perroquet, qu’à deux reprises elle a cru perdu, revient vers elle comme son consolateur : une fois vivant et une fois empaillé. La ressemblance troublante entre l’oiseau vivant et l’oiseau empaillé correspond à une véritable similitude entre les sons, qui réside dans l’homophonie perroquet/paraclet (traduit par Luther par « consolateur »), et la substitution du perroquet à la colombe du Saint-Esprit. Plongés dans le chaos funeste de l’absence d’esprit, les signifiants conservent un écho d’harmonie cosmique. 122 par amour du grandiose …] La vanité de l’empailleur remplace ou motive l’accueil grandiose réservé par Félicité au perroquet dans la première version f° 328 : « C’était comme une résurrection du perroquet » [Weth, 266]. 123 et de choses hétéroclites] Félicité embrasse la vanité du monde, collectionne des objets éphémères, ces signes du temps qui passe et dont plus personne ne veut. 124 lit de sangle] Cadre en bois sur lequel sont tendues des sangles en métal ou en toile [Dec, 80].
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Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes,125 une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche !126 Félicité poussait même ce genre de respect 127 si loin, qu’elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C’est ainsi qu’il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d’Artois128 dans l’enfoncement de la lucarne. Au moyen d’une planchette, Loulou fut établi sur un corps de cheminée qui avançait dans l’appartement.129 Chaque matin, en s’éveillant, elle l’apercevait à la clarté de l’aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d’insignifiantes actions jusqu’en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité. Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elle allait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d’embellir le reposoir que l’on dressait dans la rue. À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal,130 représentant le baptême de Notre-Seigneur.131 Avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou.132
125 Estampes] Estampes de Paul et Virginie ; cf. 54, l. 176 [Dec, 82]. 126 le petit chapeau de peluche] id. 74, l. 741 [Dec, 82]. 127 ce genre de respect] Pour les « reliques » du passé [Dec, 82]. 128 le portrait du comte d’Artois] Frère de Louis XVI et de Louis XVIII, il a régné de 1824 à 1830 sous le nom de Charles X. Il s’agit probablement d’une image de propagande royaliste datant de la Restauration. 129 l’appartement] Terme inhabituel, mais souvent employé par Flaubert pour désigner la pièce où on vit [dB, 83 ; Dec, 82]. 130 sur une image d’Épinal] Les images d’Épinal étaient produites en série dans les Vosges. Kitsch religieux. 131 le baptême de Notre-Seigneur] Motif traditionnel : Jésus dans le Jourdain après avoir été baptisé par Jean-Baptiste ; la colombe du Saint-Esprit plane au-dessus de sa tête. 132 vraiment le portrait de Loulou] La colombe, l’oiseau de l’Esprit, est remplacé par l’oiseau érotique, phallique, le perroquet, dans la scène de l’Annonciation, où le Saint-Esprit descend sur Marie. Dans l’érotisation de la scène de l’Annonciation, celle-ci est lue à rebours. Mais même l’iconographie de la scène de l’Annonciation reprend par le biais de la colombe la tradition antique de l’union sexuelle entre les femmes et les dieux qui descendent sur elles sous la forme d’un oiseau. Félicité et son perroquet font ainsi allusion au tableau de Courbet La Femme au perroquet. Ce Courbet avait fait scandale à l’époque car il démythifie la tradition antique en évoquant l’union sexuelle entre l’oiseau et la femme d’une façon « réaliste. »
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L’ayant acheté,133 elle le suspendit à la place du comte d’Artois,134 – de sorte que, du même coup d’œil, elle les135 voyait ensemble. Ils s’associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s’énoncer,136 n’avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l’image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l’oiseau. Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l’en dissuada. Un événement considérable surgit : le mariage de Paul. Après avoir été d’abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la douane, dans les contributions, et même avoir commencé des démarches pour les eaux et forêts, à trente-six ans,137 tout à coup, par une inspiration du Ciel, il avait découvert sa voie : l’enregistrement !138 et y montrait de si hautes facultés qu’un vérificateur139 lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection. Paul, devenu sérieux, l’amena chez sa mère. Elle dénigra les usages de Pont-l’Évêque, fit la princesse, blessa Félicité. Mme Aubain, à son départ, sentit un allégement. 133 L’ayant acheté] Le complément d’objet direct « l’ » renvoie au « portrait de Loulou » que Félicité a reconnu dans l’image d’Épinal. 134 à la place du comte d’Artois] La dimension terrestre des rapports de domination patriarcaux est évoquée par la substitution du comte d’Artois, héritier de droit divin, par l’image d’Épinal où le Saint-Esprit apparaît comme « portrait » de Loulou. Dans la perception de qu’en a Félicité, il « domine » la Vierge. En même temps, cette dimension est inversée : le perroquet empaillé devient le membre ultime et grotesque d’une série patriarcale de représentants de Dieu sur terre, qu’il défigure une fois pour toutes. 135 elle les voyait ensemble] Loulou empaillé et son portrait en Saint-Esprit sur l’image d’Épinal. 136 pour s’énoncer] Le mot « énoncer », presque homophone d’« annoncer », évoque encore une fois l’Annonciation. Derrière l’idée de Félicité selon laquelle le perroquet doit savoir parler peut se cacher cette représentation fréquente dans les hymnes mariaux : le Verbe se serait incarné en entrant dans l’oreille de la Vierge. 137 à trente-six ans] Repère temporel : Félicité est entrée au service de Mme Aubain alors que Paul avait sept ans. Elle en a donc maintenant 47. 138 l’enregistrement !] Administration chargée de l’authentification payante des actes juridiques privés. Le point d’exclamation marque autant l’admiration de Félicité et de Mme Aubain que l’ironie du narrateur. L’« enregistrement » est une forme dégradée du thème de l’écriture [Weth, 266]. En outre, cela rappelle le cas du petit-neveu de George Sand, Edme Simonnet, qui pouvait travailler dans l’enregistrement à Chartres au lieu d’être muté à Pithiviers grâce à une petite intervention de Flaubert (Edl, 285 ; et les lettres entre Flaubert et Sand dans : Correspondance IV, 151–154, 156). 139 vérificateur] Fonctionnaire responsable de l’enregistrement dans une circonscription administrative.
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La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d’un suicide se confirma ; des doutes s’élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs : détournements d’arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel, et « des relations avec une personne de Dozulé ».140 Ces turpitudes l’affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853,141 elle fut prise d’une douleur dans la poitrine ; sa langue paraissait couverte de fumée,142 les sangsues143 ne calmèrent pas l’oppression ; et le neuvième soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans.144 On la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole.145 Peu d’amis la regrettèrent, ses façons étant d’une hauteur qui éloignait. Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l’ordre des choses, inadmissible et monstrueux. Dix jours après (le temps d’accourir de Besançon), les héritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnèrent l’enregistrement. Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huit chaises, étaient partis ! La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie ! Félicité remonta les étages, ivre de tristesse.
140 « des relations avec une personne de Dozulé »] Le notaire Bourais remplace à tous égards le premier mari de Mme Aubain qui, dans la version manuscrite, est un escroc et un joueur qui trompe sa femme. Bourais reprend le rôle du premier mari et achève de la ruiner en la trompant avec une autre femme, avec qui il a un enfant naturel, et en détournant ce qu’il restait de sa fortune après son premier mariage. 141 mars 1853] Les événements historiques sont totalement absents de la vie de Félicité : aucune trace de la Révolution de 1848, du coup d’État de 1851, du Second Empire. 142 couverte de fumée] Symptôme d’une affection pulmonaire aiguë [dB, 84 ; Dec, 83]. 143 les sangsues] Les sangsues étaient utilisées pour soulager le malade par une saignée locale. 144 et le neuvième soir elle expira …] Accélération du temps de la narration qui en quelques minutes passe du mariage de Paul à la mort de Mme Aubain. 145 la petite vérole] La variole, une maladie très fréquente à cette époque. Dans Madame Bovary, Homais a lui aussi le visage grêlé. Comme on considérait que c’était une maladie vénale, transmise sexuellement, la promiscuité et donc le péché apparaissent ainsi sur le visage. Mme de Merteuil en est l’exemple le plus illustre.
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Le lendemain il y avait sur la porte une affiche ; l’apothicaire lui cria146 dans l’oreille que la maison était à vendre. Elle chancela, et fut obligée de s’asseoir. Ce qui la désolait principalement, c’était d’abandonner sa chambre, – si commode pour le pauvre Loulou. En l’enveloppant d’un regard d’angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l’habitude idolâtre147 de dire ses oraisons agenouillée devant le perroquet.148 Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.149 Elle avait une rente de trois cent quatre-vingts francs,150 léguée par sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant aux habits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu’à la fin de ses jours, et épargnait l’éclairage en se couchant dès le crépuscule. 146 l’apothicaire lui cria] Flaubert décrit les caractéristiques de la sainteté : être aveugle et sourd au monde, ne pas entendre avec les oreilles de la chair ni voir avec les yeux de la chair, mais avec le cœur. 147 l’habitude idolâtre] La différence entre idolâtrie et orthodoxie est invoquée par les religions monothéistes pour se légitimer. De même que l’idolâtrie sépare, dans la perspective chrétienne, les chrétiens des païens, le fétichisme qui, au XIXe siècle, est plus ou moins synonyme d’idolâtrie, sépare, dans la perspective humaniste, l’Europe civilisée des « sauvages » dans les colonies. Dans la propagande anticléricale, fétichisme et l’idolâtrie sont utilisés pour stigmatiser l’obscurantisme de l’Église catholique. Le culte du Sacré-Cœur de Jésus était ainsi qualifié chez Stendhal et Michelet de « cordolâtrie ». Flaubert accuse aussi l’Église de son temps d’idolâtrie et de fétichisme et situe le summum des déviances sous le pontificat de Pie IX : « Pie IX – le martyr du Vatican – aura été funeste au catholicisme. Les dévotions qu’il a patronnées sont hideuses ! Sacré-Cœur, saint Joseph, entrailles de Marie, Salette, etc., cela ressemble au culte d’Isis et de Bellone dans les derniers jours du paganisme » (À Mme X***, décembre 1879, Correspondance VIII, 343). En même temps, l’Europe abrite ce qu’elle aspire à écarter : l’Autre, l’étranger, l’idolâtre, le sauvage. Rien n’aurait mieux pu symboliser le fétichisme et l’idolâtrie que l’oiseau exotique et érotique d’outre-mer, pour lequel le cœur simple de Félicité a un faible. Illettrée, Félicité n’est sensible qu’à l’image, sous sa forme la plus kitsch, la plus clinquante. Sexualité et fétichisme, les plus parfaites inversions de la scène de l’Annonciation, sont réunis dans le perroquet. 148 devant le perroquet] L’adoration de Félicité devant le perroquet fait apparaître les connotations phalliques de l’oiseau exotico-érotique. Le perroquet, au XIXe siècle objet d’un véritable engouement, devint plus que le cygne et l’aigle, dont Jupiter prend l’apparence, l’oiseau symbole de l’amour érotique. 149 un grand rayon lumineux qui la mettait en extase] Félicité est illuminée par un rayon de soleil qui se réfléchit dans l’œil de verre du perroquet. Flaubert situe Félicité dans l’imitation – certes inversée – de Marie, en reprenant l’iconographie de l’Annonciation où Marie est illuminée par un rayon lumineux. Flaubert convertit la spiritualité en matérialité mécanique. 150 une rente de trois cent quatre-vingts francs] Félicité a hérité d’une rente insignifiante. Elle était toute sa vie au service d’une famille qui lui a laissé si peu d’argent qu’elle se retrouve dans la misère, sans toit ni pain pour se nourrir.
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Elle ne sortait guère, afin d’éviter la boutique du brocanteur, où s’étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son étourdissement, elle traînait une jambe ; et, ses forces diminuant, la mère Simon, ruinée dans l’épicerie, venait tous les matins fendre son bois et pomper de l’eau. Ses yeux s’affaiblirent. Les persiennes n’ouvraient plus. Bien des années se passèrent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas. Dans la crainte qu’on ne la renvoyât, Félicité ne demandait aucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient ; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang. Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulut savoir ce qu’elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint : « Pneumonie ».151 Il lui était connu, et elle répliqua doucement : ― « Ah ! comme Madame », trouvant naturel de suivre sa maîtresse. Le moment des reposoirs approchait. Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant la poste, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalités à propos de celui-là ; et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain. Les oppressions et la fièvre augmentaient. Félicité se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose ! Alors elle songea au perroquet. Ce n’était pas convenable, objectèrent les voisines. Mais le curé accorda cette permission ; elle en fut tellement heureuse qu’elle le pria d’accepter, quand elle serait morte, Loulou, sa seule richesse. Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa plus fréquemment. Le soir son visage était grippé, ses lèvres se collaient à ses gencives, des vomissements parurent ; et le lendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler un prêtre. Trois bonnes femmes l’entouraient pendant l’extrême-onction. Puis elle déclara qu’elle avait besoin de parler à Fabu. Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre. ― « Pardonnez-moi », dit-elle avec un effort pour étendre le bras, « je croyais que c’était vous qui l’aviez tué ! » Que signifiaient des potins pareils ? L’avoir soupçonné d’un meurtre, un homme comme lui ! et il s’indignait, allait faire du tapage. ― « Elle n’a plus sa tête, vous voyez bien ! »
151 « Pneumonie »] Affection respiratoire, manque de pneuma, de souffle divin (du grec pneuma « esprit »). Le dossier d’Un cœur simple comprend des notes sur les symptômes de la pneumonie et de la pleurésie (Co, 68) [May, 212].
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Félicité de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnes femmes s’éloignèrent. La Simonne152 déjeuna. Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l’approchant de Félicité : ― « Allons ! dites-lui adieu ! » Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée, l’étoupe lui sortait du ventre.153 Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit, pour le mettre sur le reposoir.
V Les herbages envoyaient l’odeur de l’été ; des mouches bourdonnaient ; le soleil faisait luire la rivière, chauffait les ardoises. La mère Simon, revenue dans la chambre, s’endormait doucement. Des coups de cloche la réveillèrent ; on sortait des vêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l’eût suivie. Tous les enfants des écoles,154 les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu’au milieu de la rue, s’avançaient premièrement : le suisse155 armé de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l’instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiète de ses petites filles. Trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air des pétales de roses ; le diacre, les bras écartés, modérait la musique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons ; et l’on arriva au bas de la côte.
152 La Simonne] Variante familière, fréquente à la campagne, de Mme Simon. Le nom propre est employé comme adjectif substantivé à la forme féminine ; équivalent de « la mère Simon » [dB, 87 ; Dec, 85]. 153 l’étoupe lui sortait du ventre] Inversion ironique du Saint-Esprit vivifiant, le perroquet empaillé illustre la mort complète. Dans cette hypermatérialité grossière, il n’a de la vie que l’apparence. Mais même l’apparence de la vie ne résiste pas à la déchéance : la mort est inscrite dans la fausse apparition allégorique, dans le cadavre empaillé et maintenant mangé par les vers, fétiche à l’aile brisée, dont le ventre laisse échapper l’étoupe. 154 Tous les enfants des écoles] La Fête-Dieu, sur laquelle l’État et l’Église s’était opposés, était redevenue un jour férié sous le Second Empire. 155 le suisse] Employé de l’Église chargé, comme la Garde suisse, du maintien de l’ordre.
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Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonne l’épongeait avec un linge, en se disant qu’un jour il lui faudrait passer par là. Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s’éloignait. Une fusillade ébranla les carreaux. C’était les postillons saluant l’ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu’elle put : ― « Est-il bien ? » tourmentée du perroquet. Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d’écume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait. Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides,156 les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d’un troupeau sur du gazon. Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l’œil-de-bœuf, et de cette manière dominait le reposoir. Des guirlandes vertes pendaient sur l’autel, orné d’un falbala en point d’Angleterre.157 Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d’argent et des vases en porcelaine, d’où s’élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d’hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu’au tapis se prolongeant sur les pavés ; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil 158 avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d’Alençon159 brillaient sur de la mousse, 156 ophicléides] Instrument à vent de la famille des cuivres qui doit son nom à sa forme de serpent ; son registre est plus grave que celui de la trompette. À la mode en France à partir de 1820, il était assez répandu au moment où le Conte est écrit. 157 falbala en point d’Angleterre] Bordure brodée ou plissée au bas d’un rideau ou d’une nappe ; dans ce cas broderie anglaise. 158 vermeil] Argent recouvert d’or. La couronne de Napoléon dite de Charlemagne (en fait réalisée par le joaillier attitré de la Cour Nitot en 1804) était en vermeil. Son nom désigne un ton chaud tirant sur le rouge ; il a pour origine étymologique le vermiculus, qui sert de base à la fabrication du colorant traditionnellement utilisé pour le manteau de pourpre du souverain, mais dans lequel pour Flaubert est déjà inscrite la vermoulure, vermis. 159 des pendeloques en pierres d’Alençon] Ces pierres brillantes trouvées dans les carrières proches d’Alençon et taillées pour orner des bibelots bon marché racontent presque la même histoire. Homophones de Pierre Ier d’Alençon, fils de Saint Louis, né en 1251 en Terre sainte, elles sont en vogue au XIXe siècle pour les bibelots religieux kitsch. L’autel sur lequel le perroquet est posé pendant l’agonie de Félicité est couvert de bric-à-brac venant des quatre coins du monde, de la Chine à l’Amérique du Sud, fatras coloré, étincelant, brillant de mille feux. Dans la grisaille de la Normandie, c’est une explosion de couleurs, de parfums et de sons, une explosion de sensualité. Flaubert l’inscrit dans le registre de la concupiscentia oculorum, comme disait Augustin de la curiosité : « des choses rares tiraient les yeux ». La vie éternelle,
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deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis. Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d’or qui rayonnait. Tous s’agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.160 Une vapeur d’azur monta161 dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient.162 Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ;163 et, quand elle exhala son dernier souffle, elle
dont le parfum doux des violettes selon la tradition donne un avant-goût, est devenue mort éternelle : les violettes, devenues décor, sont pétrifiées. Tout ce qui est vivant, les odeurs, les mouvements, la chaleur, est métamorphosé sur cet autel « into a Parnassian, mineralized tableau, a reliquary of eternal durability » (Haig 1983, 309, 313). 160 glissaient sur leurs chaînettes] La maladie de Félicité commence après Pâques : elle se met à cracher du sang. Elle meurt de pneumonie à la Fête-Dieu. Avec l’arrêt progressif de la respiration, du souffle vivifiant du Saint-Esprit, sa maladie a une dimension allégorique. En crachant du sang elle participe d’une Passion désormais fatale. La Fête-Dieu clôt le temps pascal. La procession de la Fête-Dieu, que Flaubert décrit avec tant de détails, évoque le cheminement dans le temps, vers la Jérusalem céleste. Dans l’hostie exposée dans l’ostensoir en forme de soleil rayonnant porté dans les rues, les bois et les champs est célébrée la présence réelle du Christ. Le texte met en parallèle la mort de Félicité qui, dans son ravissement final, réfute la promesse pascale de la Résurrection, à la présence transfigurée du Christ ressuscité. 161 Une vapeur d’azur monta] Saint Julien s’achève dans le même bleu azur. 162 Ses lèvres souriaient] Certains interprètes ont vu dans l’« apothéose » de Félicité un voyage spirituel triomphal où se révèle l’action du Saint-Esprit. S’appuyant sur l’image qu’Henri Guillemin avait de Flaubert, William J. Beck considérait ce Conte comme le triomphe de l’espoir et Félicité comme l’incarnation des huit béatitudes annoncées par Jésus dans le Sermon sur la montagne (1989). Lewis J. Overaker écrit sur un ton tout aussi affirmatif : « in re-evaluating the role of the parrot in the tale, we find ourselves witnesses to a serious and triumphant spiritual journey in which the workings of the Holy Ghost are disclosed » (2001, 119). Une lecture plus intéressante d’Un cœur simple comme mise en scène de l’esthétique ou de la poétique de Flaubert est proposée par Ross Chambers, qui lit le fétichisme que Félicité partage avec les bourgeois de Pont-l’Évêque comme une malédiction de l’esthétique réaliste, et son aptitude à l’extase mystique, qui la distingue radicalement du monde de Pont-l’Évêque, comme l’expression d’une « religion du beau » à laquelle Flaubert adhérerait, mais qu’il contournerait par l’ironie (1981). 163 comme un écho disparaît] La figure de l’écho qui ne peut que répéter des sons et non parler de manière sensée souligne la matérialité extériorisée de la lettre, illuminée par nul entendement. La mort de Félicité est modelée sur la mort extatique de la bienheureuse, qui se réunit en mourant à son époux céleste et atteint donc la vie éternelle. Dans ce « mort d’amour » mystique, Flaubert réinscrit avec l’écho la « mort d’amour » fatale, qu’Ovide raconte dans les Métamorphoses. Cette mort a aussi une dimension herméneutique : c’est aussi la mort d’un
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crut voir,164 dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque,165 planant 166 au-dessus de sa tête.167
langage qui fait sens. Y est inscrit aussi, avec le souffle au cœur, un registre médical (Dünne 2003, 346). 164 elle crut voir] Expression qui a donné lieu à toute une série d’interprétations ironiques qui voient là un signal de l’auteur laissant entendre qu’il ne s’agirait que de l’hallucination érotique d’une femme frustrée et donc qu’Un cœur simple serait une satire de la religion (Issacharoff 1976, 35–37 ; Stoltzfus 1961) ou du moins une gigantesque ironie (Stoll et van Kleffens 1983 ; Westerwelle 1993). En revanche, Olds argumente ainsi : « Le sens de croire voir dans cette citation n’est aucunement ne rien voir de réel, mais bien, maintenir avoir vu ce que les autres sont incapables de voir et par conséquent de disputer. Selon cet emploi de l’auxiliaire (emploi tout à fait légitime), l’expérience visionnaire n’est point niée » (2001, 166), tandis que Brombert plaide en faveur de l’indécidabilité : « le motif hagiographique est à la fois sérieux, parodique et démystificateur » (1994, 83). 165 un perroquet gigantesque] Comme sur les représentations de l’Annonciation, l’oiseau plane au-dessus de Félicité. Mais cet oiseau est « gigantesque », dans les versions plus anciennes il était même « monstrueux » (Bonaccorso 1983, 473), et les proportions de l’Annonciation – un petit oiseau au-dessus de Marie en grand – révèlent l’inversion iconographique, par laquelle l’Antiquité fait irruption dans le tableau chrétien de la Rédemption. L’oiseau gigantesque est l’aigle de Jupiter, un oiseau énorme qui emporte Ganymède dans les airs comme un agneau ou qui fond sur les objets de son désir, lesquels sont généralement allongés comme Félicité et non à genoux ou debout comme Marie attendant la Parole. Dans la scène de la mort de Félicité, l’Annonciation se transforme en une prise de possession érotique par l’oiseau phallique, en une domination grotesque. 166 Planant] Comme cette phrase antérieure « le souvenir de Monsieur planant sur tout ». Par l’intermédiaire du signifiant « planer », le perroquet se situe dans la lignée patriarcale du mari de Mme Aubain et de l’héritier du trône, Charles X. 167 au-dessus de sa tête] L’ascension constitue le summum de l’illusion et de l’aveuglement. Flaubert inscrit le ravissement païen dans l’extase mystique : métamorphose en mort. Félicité remplit le rôle de Marie servante de Dieu et meurt au moment précis où, pleine de grâce, celleci conçoit, tandis qu’au-dessus d’elle plane l’oiseau.
La légende de Saint Julien l’hospitalier I Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline. Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d’écailles1 de plomb, et la base des murs s’appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu’au fond des douves. Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d’une église. De longues gouttières, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l’eau des pluies vers la citerne ; et sur le bord des fenêtres, à tous les étages, dans un pot d’argile peinte, un basilic2 ou un héliotrope3 s’épanouissait.4 Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d’abord un verger d’arbres à fruits, ensuite un parterre où des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertissement des pages. De l’autre côté se trouvaient le chenil, les écuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. Un pâturage de gazon vert se développait tout autour, enclos lui-même d’une forte haie d’épines.5
1 écailles] Tuiles de plomb étroites et arrondies qui servaient à la couverture des dômes. Avec les têtes de dragon des gouttières, ces « écailles » rappellent un monstre endormi. 2 basilic] Plante aromatique dont l’étymologie signifie « petit roi », « royal ». Un monstre légendaire du même nom est déjà mentionné à une époque très ancienne, une sorte de serpent dont le regard est mortel. Déjà légendaire à l’époque païenne, le basilic fait l’objet d’une réinterprétation chrétienne qui le range parmi les allégories du péché, en particulier de la luxuria, de l’invidia et de la superbia, trois piliers de la civitas terrena qui, sous le joug de la mort et du diable, se précipite au-devant de l’Antéchrist. Présenté dans l’Apocalypse comme dragon, serpent, diable, Satan (Ap 12,9), l’« antique serpent », est surmonté sur le plan iconographique par l’image du Christ écrasant la tête d’un reptile. 3 héliotrope] Plante à fleurs bleues dont l’étymologie signifie « tourné vers le soleil ». L’héliotrope, qui est aussi un attribut de saint Jean, symbolise l’inspiration divine. 4 s’épanouissait] Ces deux plantes ont au Moyen Âge une signification symbolique : « La colère est traduite par ce bâton à fleurs rosâtres baptisé du sobriquet d’orange de savetier par le peuple, par le basilic, qui emprunte, depuis le Moyen Âge, à son homonyme de la race animale, sa déplorable réputation de cruauté et de rage […] Saint Jean [est représenté] par l’héliotrope qui allégorise l’inspiration divine » (Huysmans, La cathédrale ; May, 281, 293). Le château médiéval est dépeint en fonction de l’opposition civitas Dei/civitas terrena : céleste/ terrestre, chrétien/païen ou antique, Église/Rome, moine/guerrier. 5 d’une forte haie d’épines] Comme dans La Belle au bois dormant. https://doi.org/10.1515/9783110639469-002
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On vivait en paix depuis si longtemps que la herse6 ne s’abaissait plus ; les fossés étaient pleins d’herbes ;7 des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des créneaux ; et l’archer qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, dès que le soleil brillait trop fort rentrait dans l’échauguette, et s’endormait comme un moine.8 À l’intérieur, les ferrures partout reluisaient ; des tapisseries dans les chambres protégeaient du froid ; et les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s’empilaient dans les celliers, les coffres de chêne craquaient sous le poids des sacs d’argent. On voyait dans la salle d’armes, entre des étendards et des mufles de bêtes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes des Amalécites9 et les javelots des Garamantes10 jusqu’aux braquemarts11 des Sarrasins12 et aux cottes de mailles des Normands.13
6 la herse] Outil utilisé par les paysans, donc associé à Caïn. Ici grille armée de pointes pouvant être abaissée, utilisée au Moyen Âge à l’entrée d’un château fort. Le XIXe siècle s’appuie sur une autre signification : « sorte de chandelier » sur lequel on pique des cierges à l’église ; « à l’opéra », la herse devient une « tablette cachée au spectateur, sur laquelle on mettait des lampions pour éclairer vivement un point de la décoration » (Littré 1874a (II), 2015) « en termes de Théâtre, de l’Appareil d’éclairage de la scène dissimulé par les décors » (Dictionnaire de L’Académie française, 8ème Edition). Par le biais de cette association polysémique, la herse qui ne s’abaisse plus depuis longtemps fait donc la lumière sur la paix apparente, désormais discutable. 7 pleins d’herbes] Dans l’édition originale et aussi dans les éditions suivantes, on lit, à force d’une erreur du copiste, « pleins d’eau » ce qui est évidemment faux (Edl, 286). 8 comme un moine] L’histoire se passe prétendument à une époque lointaine ; elle illustre, avec les moyens de l’historicisme romantique, la paix terrestre d’après La Cité de Dieu d’Augustin d’Hippone. La paix terrestre y est le résultat de la guerre et donc en reste par rapport à la paix céleste. Le château montre la fragilité de cette paix qui fait suite à la guerre. 9 Amalécites] Les Amalécites de l’Ancien Testament (1 Samuel 15–30) étaient un peuple du Moyen-Orient hostile à Israël. Vaincus par Saül, ils ont été exterminés par David. D’où peutêtre la fronde, arme de David. 10 Garamantes] Les Garamantes, originaires de Numidie en Afrique du Nord, sont cités dans la littérature antique. Les Garamantes, présentés dans Salammbô comme de redoutables anthropophages ne respectant aucun dieu (II, XII, XIV, etc.), ont été exterminés par les Romains en 20 av. J.-C. 11 Braquemarts] Anachronisme. Epée à lame courbe encore utilisée au XVe et au XVIe siècle. Mot choisi par Flaubert pour sa signification érotique : au XIXe siècle, il n’était plus employé que pour désigner le sexe masculin [dB, 93]. 12 Sarrasins] VIIe–XIVe s. Méditerranée et Sud de l’Europe : les Infidèles qui occupent l’Espagne. Julien écrasera l’un de leurs descendants, le calife de Cordoue, afin d’épouser sa nièce [dB, 93]. 13 Normands] Xe–XIIe s. Europe du Sud et du Nord : les Normands représentés sur la tapisserie de Bayeux. La salle d’armes évoque une épopée guerrière qui s’étend sur toutes les époques de l’Histoire et dans le monde entier. Tous ces peuples ont en commun d’avoir été les ennemis du Dieu de la Bible.
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La maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un bœuf ; la chapelle était somptueuse comme l’oratoire d’un roi. Il y avait même, dans un endroit écarté, une étuve à la romaine14 ; mais le bon seigneur s’en privait, estimant que c’est un usage des idolâtres.15 Toujours enveloppé d’une pelisse de renard,16 il se promenait dans sa maison, rendait la justice à ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins. Pendant l’hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires. Dès les premiers beaux jours, il s’en allait sur sa mule le long des petits chemins, au bord des blés qui verdoyaient, et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. Après beaucoup d’aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage. Elle était très blanche, un peu fière et sérieuse. Les cornes17 de son hennin18 frôlaient le linteau des portes ;19 la queue de sa robe de drap traînait de trois pas derrière elle. Son domestique20 était réglé comme l’intérieur d’un monastère ; chaque matin elle distribuait la besogne à ses servantes, surveillait les confitures et les onguents, filait à la quenouille ou brodait des nappes d’autel. À force de prier Dieu, il lui vint un fils.21
14 une étuve à la romaine] Caldarium dans les thermes romains ou les villas antiques. L’allusion aux idolâtres se retrouve dans Un cœur simple et dans Hérodias. 15 idolâtres] La chapelle est « somptueuse comme l’oratoire d’un roi », l’« étuve à la romaine » est dédaignée par le seigneur comme étant une coutume païenne, idolâtre. Après les allusions à la civitas Dei, ce sont les signes (antiques) de la civitas terrena qui prédominent. Ces deux lieux ne forment pas un ensemble architectonique harmonieux ; royaume terrestre et royaume de Dieu se désintègrent dans la discordance et la cacophonie. 16 une pelisse de renard] La pelisse de renard montre que le père se substitue symboliquement ici aux animaux qui seront tués. Plus tard, c’est un renard qui déclenchera la passion de Julien pour la chasse. Le quid pro quo homme-animal est central pour toute la légende. 17 Les cornes] Les cornes de son hennin et sa grande queue (la traîne de sa robe) donnent à la mère de Julien les attributs du diable : c’est la face diabolique des femmes du Moyen Âge, comme l’a écrit Michelet [dB, 93]. 18 hennin] Coiffure très haute de forme conique, avec une ou deux pointes (ou « cornes ») [Dec, 98]. 19 frôlaient le linteau des portes ;] « Les hennins étaient si hauts, si larges, que quand les femmes qui les portaient voulaient passer sous une porte ordinaire, elles étaient contraintes de se baisser » (Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle) [dB, 93]. Charles VIII, qui en 1483 est monté sur le trône de France sous la devise « Si Deus Pro Nobis, Quis Contra Nos ? » et qui en 1494 a conquis en Italie le titre de roi de Naples et de Jérusalem, meurt quatre ans plus tard à l’âge de 27 ans au château d’Amboise, après avoir heurté du front un linteau de pierre. 20 Son domestique] Archaïsme : la vie domestique, les travaux domestiques. 21 il lui vint un fils] Dans la nouvelle configuration bourgeoise épouse-mère, où la maternité spirituelle se superpose à la maternité biologique, le fils est le fruit d’une immaculée concep-
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Alors il y eut de grandes réjouissances, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits, dans l’illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuillages. On y mangea les plus rares épices, avec des poules grosses comme des moutons ; par divertissement, un nain sortit d’un pâté ; et, les écuelles ne suffisant plus, car la foule augmentait toujours, on fut obligé de boire dans les oliphants22 et dans les casques. La nouvelle accouchée n’assista pas à ces fêtes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un soir, elle se réveilla, et elle aperçut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les lèvres : ― « Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint ! » Elle allait crier ; mais, glissant sur le rais23 de la lune, il s’éleva dans l’air doucement, puis disparut. Les chants du banquet éclatèrent plus fort. Elle entendit les voix des anges ; et sa tête retomba sur l’oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre d’escarboucles.24 Le lendemain, tous les serviteurs interrogés déclarèrent qu’ils n’avaient pas vu d’ermite. Songe ou réalité, cela devait être une communication du ciel ;25 mais elle eut soin de n’en rien dire, ayant peur qu’on ne l’accusât d’orgueil. Les convives s’en allèrent au petit jour ; et le père de Julien se trouvait en dehors de la poterne,26 où il venait de reconduire le dernier, quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui, dans le brouillard. C’était un Bohême à barbe tressée, avec des anneaux d’argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. Il bégaya d’un air inspiré ces mots sans suite : ― « Ah ! ah ! ton fils !… beaucoup de sang !… beaucoup de gloire !… toujours heureux ! la famille d’un empereur. »
tion. La famille bourgeoise se veut sainte famille et le fils est logiquement stylisé comme enfant de Dieu. 22 les oliphants] ou « olifant » : cor d’ivoire dont se servaient les chevaliers (par exemple Roland à Roncevaux). 23 glissant sur le rais] Rayon. Au XVIIe siècle, ce mot était déjà vieilli. 24 un cadre d’escarboucles] Du latin carbunculus : petit charbon. Nom ancien des rubis et des pierres précieuses de couleur analogue, « nom que les anciens donnaient aux rubis » (Littré 1874a (II), 1485). Les yeux du Bohême (bohémien), du cerf, du père de Julien comme du lépreux rougeoient du même éclat que cette pierre. 25 une communication du ciel] A. Maury souligne l’importance des prophéties lors de la naissance d’un enfant : « avertissements miraculeux, qui ont fait connaître à un père ou à une mère le rôle glorieux auquel était appelé leur enfant, la mission providentielle qui lui était destinée […] annonciations divines […] données d’ordinaire dans des songes » (1896, 94). De telles prophéties accompagnent souvent la naissance des saints et des enfants royaux. 26 la poterne] Petite porte cachée dans la muraille d’une fortification.
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Et, se baissant pour ramasser son aumône, il se perdit dans l’herbe, s’évanouit. Le bon châtelain regarda de droite et de gauche, appela tant qu’il put. Personne ! Le vent sifflait, les brumes du matin s’envolaient. Il attribua cette vision à la fatigue de sa tête pour avoir trop peu dormi. « Si j’en parle, on se moquera de moi », se dit-il. Cependant les splendeurs destinées à son fils l’éblouissaient, bien que la promesse n’en fût pas claire et qu’il doutât même de l’avoir entendue. Les époux se cachèrent leur secret. Mais tous deux chérissaient l’enfant d’un pareil amour ; et, le respectant comme marqué de Dieu,27 ils eurent pour sa personne des égards infinis. Sa couchette était rembourrée du plus fin duvet ; une lampe en forme de colombe28 brûlait dessus, continuellement ; trois nourrices le berçaient ; et, bien serré dans ses langes, la mine rose et les yeux bleus, avec son manteau de brocart et son béguin chargé de perles, il ressemblait à un petit Jésus. Les dents lui poussèrent sans qu’il pleurât une seule fois.29 Quand il eut sept ans, sa mère lui apprit à chanter. Pour le rendre courageux, son père le hissa sur un gros cheval. L’enfant souriait d’aise, et ne tarda pas à savoir tout ce qui concerne les destriers.30 Un vieux moine très savant lui enseigna l’Écriture sainte, la numération des Arabes,31 les lettres latines, et à faire sur le vélin32 des peintures mignonnes. Ils travaillaient ensemble, tout en haut d’une tourelle, à l’écart du bruit. La leçon terminée, ils descendaient dans le jardin, où, se promenant pas à pas, ils étudiaient les fleurs. Quelquefois on apercevait, cheminant au fond de la vallée, une file de bêtes de somme, conduites par un piéton, accoutré à l’orientale. Le châtelain, qui l’avait reconnu pour un marchand, expédiait vers lui un valet. L’étranger, pre-
27 comme marqué de Dieu] Les parents de Julien considèrent leur fils, né de l’Immaculée Conception, comme portant la marque de Dieu. La légende montrera qu’il ne s’agit pas d’une marque de salut, mais de la marque de Caïn. Julien porte les stigmates de la Passion du Christ comme marques du Péché originel. Il est venu sur terre pour montrer que la Création dans son ensemble n’est pas rachetée par la Rédemption. Il est marqué – maudit et élu – pour détruire ce monde jusque dans ses prémices. 28 en forme de colombe] Symbole du Saint-Esprit. 29 sans qu’il pleurât une seule fois] Faire ses dents sans pleurer est un attribut de l’Enfant Jésus. 30 les destriers] Le destrier : cheval de bataille conduit par l’écuyer de la main droite (lat. dexter). 31 la numération des Arabes] Au Moyen Âge, les chiffres arabes commencent à remplacer les chiffres romains. 32 le vélin] Parchemin très fin utilisé pour l’écriture ou la reliure et fabriqué à partir de la peau d’un veau (vitellus) mort-né.
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nant confiance, se détournait de sa route ; et, introduit dans le parloir, il retirait de ses coffres des pièces de velours et de soie, des orfèvreries, des aromates, des choses singulières d’un usage inconnu ; à la fin le bonhomme s’en allait, avec un gros profit, sans avoir enduré aucune violence. D’autres fois, une troupe de pèlerins frappait à la porte. Leurs habits mouillés fumaient devant l’âtre ; et, quand ils étaient repus, ils racontaient leurs voyages : les erreurs des nefs sur la mer écumeuse, les marches à pied dans les sables brûlants, la férocité des païens, les cavernes de la Syrie, la Crèche et le Sépulcre. Puis ils donnaient au jeune seigneur des coquilles33 de leur manteau. Souvent le châtelain festoyait ses vieux compagnons d’armes. Tout en buvant, ils se rappelaient leurs guerres, les assauts des forteresses avec le battement des machines et les prodigieuses blessures. Julien, qui les écoutait, en poussait des cris ; alors son père ne doutait pas qu’il ne fût plus tard un conquérant. Mais le soir, au sortir de l’angélus,34 quand il passait entre les pauvres inclinés, il puisait dans son escarcelle avec tant de modestie et d’un air si noble, que sa mère comptait bien le voir par la suite archevêque.35 Sa place dans la chapelle était aux côtés de ses parents ; et, si longs que fussent les offices, il restait à genoux sur son prie-Dieu, la toque par terre et les mains jointes. Un jour, pendant la messe, il aperçut, en relevant la tête, une petite souris blanche qui sortait d’un trou, dans la muraille. Elle trottina sur la première marche de l’autel, et, après deux ou trois tours de droite et de gauche, s’enfuit du même côté. Le dimanche suivant, l’idée qu’il pourrait la revoir le troubla. Elle revint ; et, chaque dimanche il l’attendait, en était importuné, fut pris de haine contre elle, et résolut de s’en défaire.
33 coquilles] La coquille Saint-Jacques (ou « God fish » : poisson de Dieu) était portée par les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle en signe de reconnaissance. Le motif des « godefiches » relie la Légende de Saint Julien à Un cœur simple. 34 l’angélus] L’angélus se récite matin, midi et soir. Cette prière tire son nom de ses mots d’introduction et est suivie de l’Ave Maria : L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie, en latin : Angelus Domini nuntiavit Mariae: Ave Maria … Voir le même mot-clé dans Un cœur simple. 35 par la suite archevêque] Les prophéties – saint, souverain – ne sont contradictoires qu’en apparence. En tant que saint, l’enfant aurait sa part d’un royaume qui n’est pas de ce monde et en tant qu’empereur il en aurait un autre, de ce monde celui-là. Les deux prophéties accomplissent les deux fantasmes narcissiques des parents, lesquels ne s’excluent pas dans la façon dont ils voient la sainteté et le pouvoir ; il y a eu des rois saints, saint Louis par exemple. Pour la mère, la sainteté n’est pas un renoncement ascétique au monde, mais la réussite au sein de l’Église en tant qu’institution. Elle interprète la sainteté d’après les critères temporels de la réussite mondaine et voit dans son fils un futur archevêque, un prince-évêque.
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Ayant donc fermé la porte, et semé sur les marches les miettes d’un gâteau, il se posta devant le trou, une baguette à la main. Au bout de très longtemps un museau rose parut, puis la souris tout entière. Il frappa un coup léger, et demeura stupéfait devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Mais une goutte de sang tachait la dalle.36 Il l’essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors, et n’en dit rien à personne. Toutes sortes d’oisillons picoraient les graines du jardin. Il imagina de mettre des pois dans un roseau creux. Quand il entendait gazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puis levait son tube, enflait ses joues ; et les bestioles lui pleuvaient sur les épaules si abondamment qu’il ne pouvait s’empêcher de rire, heureux de sa malice. Un matin, comme il s’en retournait par la courtine, il vit sur la crête du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil. Julien s’arrêta pour le regarder ; le mur en cet endroit ayant une brèche, un éclat de pierre se rencontra37 sous ses doigts. Il tourna son bras, et la pierre abattit l’oiseau qui tomba d’un bloc dans le fossé. Il se précipita vers le fond, se déchirant aux broussailles, furetant partout, plus leste qu’un jeune chien. Le pigeon, les ailes cassées, palpitait, suspendu dans les branches d’un troène. La persistance de sa vie irrita l’enfant. Il se mit à l’étrangler ; et les convulsions de l’oiseau faisaient battre son cœur, l’emplissaient d’une volupté sauvage et tumultueuse.38 Au dernier roidissement,39 il se sentit défaillir.
36 Une goutte de sang tachait la dalle] La Légende parle de stigmates et de souillures. La première victime de Julien est une innocente souris blanche, qu’il tue dans une église. Né d’une immaculée conception, « marqué de Dieu », Julien est à la source de toutes sortes de marques et de taches impures, de taches sanglantes provoquées par le meurtre. Pour une lecture psychanalytique de ces signes inscrits dans le texte, voir Felman 1981. 37 un éclat de pierre se rencontra] Les brouillons précisaient : « se rencontra par hasard sous ses doigts ». Dans la version définitive, la pierre est sujet du meurtre. 38 une volupté sauvage et tumultueuse] Flaubert ne rapproche pas par hasard la sexualité et la chasse dans la scène où Julien tue le pigeon et éprouve son premier plaisir orgiastique. Le pigeon, l’oiseau de Vénus, est un motif central dans la Légende du beau Pécopin de Victor Hugo, où le diable détourne les hommes du bonheur véritable, l’amour des femmes, en les incitant à aller à la chasse. La passion funeste pour la chasse remplace la passion amoureuse. L’amour créateur – caritas comme eros – est présenté par Hugo comme force opposée à la guerre et à la désolation. Le beau Pécopin préfère la chasse à l’amour et passe d’après Hugo à côté du bonheur. Chez Flaubert au contraire, l’amour et la guerre ne sont pas antithétiques : la sexualité et la mort, la chasse et l’acte sexuel sont identiques – en cela il suit Augustin d’Hippone. Les deux sont souillure, même prolongement funeste du péché originel. 39 roidissement] Forme ancienne pour raidissement, tension, durcissement, érection.
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Le soir, pendant le souper, son père déclara que l’on devait à son âge apprendre la vénerie ;40 et il alla chercher un vieux cahier d’écriture41 contenant, par demandes et réponses, tout le déduit 42 des chasses. Un maître y démontrait à son élève l’art de dresser les chiens et d’affaiter43 les faucons, de tendre les pièges, comment reconnaître le cerf à ses fumées,44 le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussures,45 le bon moyen de discerner leurs voies,46 de quelle manière on les lance,47 où se trouvent ordinairement leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec l’énumération des cris et les règles de la curée.48
40 apprendre la vénerie] Forme extrêmement codifiée de la chasse à courre avec chiens. Elle a cinq composantes : 1) la formation de la meute ; 2) son dressage et son entretien ; 3) la recherche des traces ; 4) la manière de « lancer » l’animal ; 5) la manière de le tuer. Flaubert traite en même temps d’une autre forme de chasse, la fauconnerie, c’est-à-dire de la sélection, du dressage et de l’utilisation des faucons pour la chasse [Dec, 103]. Tout ce passage repose sur une importante documentation, prouvant que Flaubert a effectué des recherches très méticuleuses. Une page est consacrée au cerf, une autre au loup, encore une autre au sanglier … (cf. Co, 130). Flaubert connaissait certainement la racine commune à ‹ Vénus › et ‹ venari › (lat. : chasser), le désir de posséder qui, dans le complexe mythologique de l’autre grande figure féminine de l’Antiquité païenne, Diane/Artémis, elle-même chasseresse, agissant en interaction avec des figures de chasseur et d’amant (Actéon, Orion), apparaît encore plus nettement. 41 un vieux cahier d’écriture] f° 418 v° : « *Il coucha par écrit les préceptes et les lui fit apprendre comme un catéchisme* » [Weth, 270]. Autre exemple de rapprochement systématique entre l’Église et la guerre/la chasse. 42 déduit] Archaïsme. Terme du vocabulaire courtois pour désigner l’art des divertissements et des plaisirs amoureux ainsi que les règles de la séduction. Comme celui de vénerie, il inscrit dans les techniques de chasse une connotation érotique et éclaire l’amour charnel et la chasse comme les deux faces d’une seule et même chose. À propos des animaux décrits dans une optique franciscaine, voir les brouillons d’Un cœur simple : « Le chien de garde jappait de plaisir à son approche. Les poules se rassemblaient autour d’elle. Les vaches rétives se laissaient traire. Les bourdons ne la piquaient pas et à ceux qui lui demandaient son secret, elle répondait ingénuement : ‹ Ils m’aiment. Voilà tout › » [Weth, 270]. 43 affaiter] Dresser pour la chasse, en parlant d’un oiseau de proie. 44 ses fumées] Excréments du cerf et de la biche. 45 ses déchaussures] Traces de pas et de griffes que le loup laisse près de ses déjections. 46 leurs voies] Lieux de passage du gibier. 47 de quelle manière on les lance] Débusquer, faire sortir un animal de son abri pour le poursuivre. 48 l’énumération des cris et les règles de la curée] Phase ultime de la charre à courre : on jette en pâture aux chiens, sur la peau de l’animal éventré, ses entrailles. Depuis la première édition du Dictionnaire de l’Académie en 1694, on trouve un emploi figuré de cette expression pour signifier le plaisir de faire des affaires. Littré indique un emploi en vigueur dans la deuxième moitié du XIXe siècle : il rapproche le capitalisme triomphant de la meute archaïque et associe le sens des affaires, lequel n’avait pas encore de connotation négative au XVIIIe siècle, à deux péchés capitaux, l’avarice et la démesure : « être très avide de butin, de lucre » (Littré 1873, 935). C’est cette idée qu’on retrouve dans le titre du roman d’Émile Zola.
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Quand Julien put réciter par cœur toutes ces choses, son père lui composa une meute.49 D’abord on y distinguait vingt-quatre lévriers barbaresques, plus véloces que des gazelles, mais sujets à s’emporter ; puis dix-sept couples de chiens bretons, tiquetés de blanc sur fond rouge, inébranlables dans leur créance,50 forts de poitrine et grands hurleurs. Pour l’attaque du sanglier et les refuites51 périlleuses, il y avait quarante griffons, poilus comme des ours. Des mâtins de Tartarie, presque aussi hauts que des ânes, couleur de feu, l’échine large et le jarret droit, étaient destinés à poursuivre les aurochs.52 La robe noire des épagneuls luisait comme du satin ; le jappement des talbots53 valait celui des bigles chanteurs.54 Dans une cour à part, grondaient, en secouant leur chaîne et roulant leurs prunelles, huit dogues alains,55 bêtes formidables qui sautent au ventre des cavaliers et n’ont pas peur des lions. Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre, et portaient un nom sonore.56 La fauconnerie, peut-être, dépassait la meute ; le bon seigneur, à force d’argent, s’était procuré des tiercelets du Caucase, des sacres de Babylone, des ger49 son père lui composa une meute] Tous les détails techniques sont tirés d’ouvrages spécialisés. Pour la description de la meute, Flaubert cite dans ses brouillons La Vallée, Lage de Chaillou et Du Fouilloux : f° 418 : « chiens de Norvège de Lybie » ; f° 415 v° : « différentes races de chiens » ; f° 423 : « bons pour la course », etc. ; f° 421 v° : « tellement rapides que souvent ils sautent pardessus le gibier » [Weth, 271]. D’après Bart et Cook, la source principale est Joseph de La Vallée, La chasse à tir, 1873, 254–257 (Bart et Cook 1977, 174–175). 50 dans leur créance] Le mot « créance » était employé dans le contexte de la chasse à courre et de la fauconnerie : un « chien de bonne créance / de peu de créance » désigne un chien de chasse fiable / peu fiable (Littré 1873, 886). Comme avant lui Nicot, Littré atteste la proximité entre credo et creditum (Nicot 1606, 164), le fait de croire en Dieu et de croire en la fiabilité (économique) d’autrui. 51 les refuites] Vocabulaire de la chasse à courre. Littré donne trois sens à ce terme : 1) chemin parcouru par un animal poursuivi ; 2) lieu où passe habituellement un animal poursuivi ; 3) ruse de l’animal poursuivi qui brouille sa piste ou qui fait brusquement demi-tour pour tromper ou même attaquer le chasseur (Littré 1874b (IV), 1550). 52 aurochs] Bovidé sauvage qui existait encore au Moyen Âge dans de vastes contrées d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Espèce aujourd’hui disparue. 53 talbots] Race anglaise, aujourd’hui éteinte, de chiens de chasse au pelage entièrement blanc. En raison de sa très grande taille, le talbot aurait été en mesure de traîner un cerf mort. C’est peut-être l’ancêtre du beagle et du bloodhound. Le talbot est ici présenté comme le chien de chasse fiable par excellence. 54 bigles] Beagle : chien de chasse anglais de taille moyenne, utilisé pour la chasse au lièvre et au chevreuil. 55 dogues alains] Chiens du Caucase dont on se servait pour la guerre [Dec, 103]. 56 nom sonore] Voir pour la documentation de la recherche détaillée de Flaubert en ce qui concerne la chasse et les animaux Carnets de travail, 709–735.
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fauts d’Allemagne, et des faucons-pèlerins, capturés sur les falaises, au bord des mers froides, en de lointains pays. Ils logeaient dans un hangar couvert de chaume, et, attachés par rang de taille sur le perchoir, avaient devant eux une motte de gazon, où de temps à autre on les posait afin de les dégourdir. Des bourses, des hameçons, des chausse-trapes, toute sorte d’engins, furent confectionnés. Souvent on menait dans la campagne des chiens d’oysel,57 qui tombaient bien vite en arrêt. Alors des piqueurs, s’avançant pas à pas, étendaient avec précaution sur leurs corps impassibles un immense filet. Un commandement les faisait aboyer ; des cailles s’envolaient ; et les dames des alentours conviées avec leurs maris, les enfants, les camérières, tout le monde se jetait dessus, et les prenait facilement.58 D’autres fois, pour débucher les lièvres, on battait du tambour ; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se débandant, attrapait un loup par le pied. Mais Julien méprisa ces commodes artifices ; il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C’était presque toujours un grand tartaret de Scythie,59 blanc comme la neige. Son capuchon60 de cuir était surmonté d’un panache, des grelots d’or tremblaient à ses pieds bleus : et il se tenait ferme sur le bras de son maître pendant que le cheval galopait, et que les plaines se déroulaient. Julien, dénouant ses longes,61 le lâchait tout à coup ; la bête hardie montait droit dans l’air comme une flèche ; et l’on voyait deux taches inégales tourner, se joindre, puis disparaître dans les hauteurs de l’azur. Le faucon ne tardait pas à descendre en déchirant quelque oiseau, et revenait se poser sur le gantelet, les deux ailes frémissantes. Julien vola de cette manière le héron, le milan, la corneille et le vautour.62 Il aimait, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois ; et,
57 chiens d’oysel] Chiens dressés pour chasser les oiseaux (oysel pour oiseau). Le chien tombe en arrêt quand il sent un oiseau [Dec, 104]. 58 tout le monde se jetait dessus…] Ce « tableau » ressemble aux scènes de chasse que peignait Pieter Bruegel l’Ancien, par exemple Chasseurs dans la neige (Vienne). 59 tartaret de Scythie] Il s’agit d’une variété du faucon pèlerin ; l’origine « de Scythie » n’a été ajouté que très tard, remplaçant des pays d’origines différents qui apparaissent dans les ébauches (Edl, 288). 60 Capuchon] Sert à couvrir la tête du rapace pour l’aveugler, avant et après la chasse. 61 longes] Lanières de cuir qui permettent au chasseur de tenir le faucon sur son poing ganté. 62 Julien vola …] Flaubert cite ici presque mot pour mot Victor Hugo et son Pécopin : Pécopin fait la chasse à son bonheur amoureux avec la belle Baldour : « Tu fis la chasse à l’aigle, au milan, au vautour. Mieux eût valu la faire au doux oiseau d’amour ! » (s.d., 379).
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quand le cerf commençait à gémir sous les morsures, il l’abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante.63 Les jours de brume, il s’enfonçait dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans. Trois écuyers, dès l’aube, l’attendaient au bas du perron ; et le vieux moine, se penchant à sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. Il allait à l’ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, buvait l’eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages, s’il était fatigué se reposait sous un chêne ; et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l’odeur des bêtes farouches. Il devint comme elles.64 Quand sa mère l’embrassait, il acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des choses profondes. Il tua des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l’épieu ; et même une fois, n’ayant plus qu’un bâton, se défendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d’un gibet. Un matin d’hiver, il partit avant le jour, bien équipé, une arbalète sur l’épaule et un trousseau de flèches à l’arçon de la selle. Son genet danois, suivi de deux bassets, en marchant d’un pas égal faisait résonner la terre. Des gouttes de verglas65 se collaient à son manteau, une brise violente soufflait. Un côté de l’horizon s’éclaircit ; et, dans la blancheur du crépuscule, il aperçut des lapins sautillant au bord de leurs terriers. Les deux bassets, tout de suite, se précipitèrent sur eux ; et, çà et là, vivement, leurs brisaient l’échine.
63 sa peau fumante] Ce tableau de chasse a été inspiré à Flaubert par une gravure du Livre de Chasse du roi Modus et de la reine Ratio [dB, 101]. 64 Il devint comme elles.] L’art de la chasse est une activité éminemment sociale et très codifiée. Pour Julien, c’est un divertissement solitaire, sauvage, qui ne suit aucune règle et l’exclut de la communauté des hommes. Seul, il devient paradoxalement à la fois figura Christi – ce qu’indiquent les épines sur sa tête – et bête sauvage. Il se rapproche ainsi en même temps du Christ que de son adversaire satanique, bestial, le chasseur Nemrod. Flaubert se démarque ainsi une nouvelle fois de l’intertexte de Hugo où, comme chez Augustin, Nemrod est explicitement désigné comme l’antagoniste de Dieu et où la figure de son activité destructrice pour la Création est la chasse. Tant dans La Fin de Satan de Victor Hugo que dans La Légende du beau Pécopin, c’est le Bien qui l’emporte. Nemrod/Satan est vaincu, qu’il soit mort ou reste un concurrent virtuel. Flaubert démarque Julien de cet arrière-plan. 65 gouttes de verglas] « Pluie qui se glace en tombant ou aussitôt qu’elle est tombée » (Landais 1853).
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Bientôt, il entra dans un bois. Au bout d’une branche, un coq de bruyère engourdi par le froid dormait la tête sous l’aile. Julien, d’un revers d’épée, lui faucha les deux pattes, et sans le ramasser continua sa route. Trois heures après, il se trouva sur la pointe d’une montagne tellement haute que le ciel semblait presque noir.66 Devant lui, un rocher pareil à un long mur s’abaissait, en surplombant un précipice ; et, à l’extrémité, deux boucs sauvages regardaient l’abîme. Comme il n’avait pas ses flèches (car son cheval était resté en arrière), il imagina de descendre jusqu’à eux ; à demi courbé, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs, et lui enfonça un poignard sous les côtes. Le second, pris de terreur, sauta dans le vide.67 Julien s’élança pour le frapper, et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l’autre, la face audessus de l’abîme et les deux bras écartés.68 Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaient une rivière. Des grues, volant très bas, de temps à autre passaient au-dessus de sa tête. Julien les assommait avec son fouet, et n’en manqua pas une. Cependant l’air plus tiède avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra. Il vit reluire tout au loin un lac figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, il y avait une bête que Julien ne connaissait pas, un castor à museau noir. Malgré la distance, une flèche l’abattit ; et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la peau. Puis il s’avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, à l’entrée d’une forêt. Un chevreuil bondit hors d’un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d’un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue ; – et quand il les eut tous occis,69 d’autres chevreuils se présentèrent, d’autres daims, d’autres blaireaux, d’autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication. Mais Julien ne se fatiguait pas de tuer, tour à tour bandant son arbalète, dégainant l’épée, pointant du coutelas, et ne pensait à rien, n’avait souvenir de quoi que
66 le ciel semblait presque noir] L’inversion de la « blancheur du crépuscule » en un ciel noir produit un paysage onirique ressemblant à un négatif. Flaubert prête à Julien son propre regard : « Ce marbre est blanc, trop blanc, s’écrie Flaubert, il est noir comme de l’ébène » (Journal des Goncourt) [dB, 102]. 67 dans le vide] Cf. Carnet 17, f° 82 v° : « Bouc sauvage… saute prodigieusement et dans les cas désespérés, sur les cornes » [dB, 102]. 68 les deux bras écartés] Cf. dans L’Éducation sentimentale, les bras en croix de Dussardier. 69 occis] Vieilli pour « tués » (lat. occidere). Le latinisme « occis » montre bien que Flaubert a lu l’original en latin de la Legenda aurea : « Julienus qui utrumque parentem nesciens occidit » (1890, 142).
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ce fût. Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé,70 par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissant avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves.71 Un spectacle extraordinaire l’arrêta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d’un cirque ; et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l’on voyait fumer dans le brouillard. L’espoir d’un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches, et se mit à tirer. Au sifflement de la première flèche, tous les cerfs à la fois tournèrent la tête. Il se fit des enfonçures dans leur masse ; des voix plaintives s’élevaient, et un grand mouvement agita le troupeau. Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir.72 Ils bondissaient dans l’enceinte, cherchant à s’échapper. Julien visait, tirait ; et les flèches tombaient comme les rayons d’une pluie d’orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres ; et leurs corps avec leurs ramures emmêlées faisaient un large monticule, qui s’écroulait, en se déplaçant. Enfin ils moururent, couchés sur le sable, la bave aux naseaux, les entrailles sorties, et l’ondulation de leurs ventres s’abaissant par degrés. Puis tout fut immobile.73
70 depuis un temps indéterminé] Absence, amnésie, perte de repères spatiotemporels, surexcitation : Julien présente des symptômes psychotiques. Il est devenu une machine à tuer. Flaubert a inscrit, dans La Légende comme dans toute son œuvre, le discours médico-clinique. Comme à l’habitude, celui-ci est doublé d’un discours théologique. Julien est un outil désigné par le Seigneur, sans autonomie aucune. 71 dans les rêves] État de jouissance somnambulique propre à beaucoup d’autres héros flaubertiens : cette même formule se retrouve en situation de désir amoureux dans L’Éducation sentimentale de 1845 (« avec la facilité surnaturelle que nous éprouvons dans les rêves, il leva le bras, l’étendit, et le lui passa autour de la taille »), dans Salammbô (« avec l’étrange facilité que l’on éprouve dans les rêves ») et dans L’Éducation sentimentale de 1869 (« avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les rêves ») [dB, 103]. 72 pour le franchir] Cuvette, sorte d’amphithéâtre naturel. L’arc de triomphe (« formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe ») et l’arène (« un vallon ayant la forme d’un cirque ») renvoient à Rome : la description du massacre commis par Julien s’appuie sur le récit de la persécution des chrétiens à Rome dans l’Histoire romaine de Michelet. Dans Un cœur simple, Félicité et la famille Aubain se trouvent également au fond d’une cuvette quand le taureau furieux s’élance vers elles ; ici aussi, il y a un intertexte antique, la légende du martyre de Perpétue et Félicité jetées aux bêtes dans l’arène. 73 Puis tout fut immobile] Comme la Légende du beau Pécopin de Victor Hugo, la structure de la légende de Julien est bipartite, basée sur deux chasses qui se correspondent précisément. La première partie est une montée crescendo de l’ivresse orgiastique procurée par la chasse, la deuxième débouche sur un carnage de dimension cosmique.
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La nuit allait venir ; et derrière le bois, dans les intervalles des branches, le ciel était rouge comme une nappe de sang.74 Julien s’adossa contre un arbre. Il contemplait d’un œil béant l’énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire.75 De l’autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, il aperçut un cerf, une biche et son faon. Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche.76 La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon ; et le faon tacheté, sans l’interrompre dans sa marche, lui tétait la mamelle. L’arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tué. Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d’une voix profonde, déchirante, humaine. Julien exaspéré, d’un coup en plein poitrail, l’étendit par terre. Le grand cerf l’avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa dernière flèche. Elle l’atteignit au front, et y resta plantée.77 Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir ; en enjambant par-dessus les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l’éventrer ; et Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal s’arrêta ; et les yeux flamboyants,
74 le ciel était rouge comme une nappe de sang.] Le coucher de soleil rouge est un détail déjà présent dans les premiers scénarios et brouillons. Ce n’est pas la beauté de la Création, mais le sang du massacre commis par Julien à son égard qui fait rougeoyer le soleil. Le même phénomène se manifeste au moment du parricide : les rayons du soleil levant se brisent dans le vitrail et ensanglantent tout l’appartement. Le cosmos et l’art illustrent non la gloire de Dieu, mais le crime et le chaos. 75 comment il avait pu le faire] Julien, « chasseur contre le Seigneur » chez Augustin d’Hippone (Civitas Dei XVI, 4) tue ici les animaux auxquels Adam a donné un nom au premier jour de la Création. Les animaux se présentent à lui comme à Noé dans toute leur variété, mais au lieu de prendre soin de ces créatures, il les fait mourir. Conformément à sa configuration en tant que Nemrod, il annule Adam et Noé. 76 Le cerf, qui était noir et monstrueux …] Même description chez Hugo : « la colossale silhouette noire d’un énorme cerf à seize andouillers » (s.d., 383). 77 resta plantée] Une nouvelle fois, Julien superpose sa marque, il l’imprime sur la croix que le cerf porte au front. Signe de l’amour rédempteur, elle devient pour lui signe de haine. Avec les plumes de la flèche qui, associées à la tige, forment une croix entre les bois de l’animal, Flaubert fait allusion à la tradition hagiographique de saint Hubert et de saint Eustache, qui parle d’un cerf miraculeux qui porte une croix au milieu de ses bois, et se réfère à l’Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge d’Alfred Maury, qui éclaire la signification symbolique du cerf : le cerf est confondu avec la licorne et donc interprété comme symbole du Christ. Ou bien il est vu comme l’animal qui porte au front la croix du Christ. Mais il est aussi une image de l’âme qui a soif de Dieu : « Comme le cerf soupire après l’eau des fontaines, de même mon âme soupire vers vous, ô mon Dieu ! » (Psaume 41,2, Sacy).
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solennel comme un patriarche et comme un justicier,78 pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois :79 ― « Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère ! »80 Il plia les genoux, ferma doucement ses paupières, et mourut. Julien fut stupéfait, puis accablé d’une fatigue soudaine ; et un dégoût, une tristesse immense l’envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps. Son cheval était perdu ; ses chiens l’avaient abandonné ; la solitude qui l’enveloppait lui sembla toute menaçante de périls indéfinis. Alors, poussé par un effroi, il prit sa course à travers la campagne, choisit au hasard un sentier, et se trouva presque immédiatement à la porte du château. La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l’obsédait ; il se débattait contre elle. « Non ! non ! non ! je ne peux pas les tuer ! » puis, il songeait : « Si je le voulais, pourtant ?… » et il avait peur que le Diable ne lui en inspirât l’envie. Durant trois mois, sa mère en angoisse pria au chevet de son lit, et son père, en gémissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maîtres mires81 les plus fameux, lesquels ordonnèrent des quantités de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un désir d’amour. Mais le jeune homme, à toutes les questions, secouait la tête. Les forces lui revinrent ; et on le promenait dans la cour, le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras. Quand il fut rétabli complètement, il s’obstina à ne point chasser. Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d’une grande épée sarrasine. Elle était au haut d’un pilier, dans une panoplie. Pour l’atteindre, il fallut une échelle. Julien y monta. L’épée trop lourde lui échappa des doigts, et en tombant frôla le bon seigneur de si près que sa houppelande en fut coupée ; Julien crut avoir tué son père, et s’évanouit.82 78 comme un justicier] Les patriarches et les juges, qui gouvernent la Cité de Dieu, sont les forces qui s’opposent au géant Nemrod, le « chasseur contre Dieu ». En tuant le cerf, patriarche et juge, Julien abat ceux qui ont fondé la Civitas Dei. 79 il répéta trois fois] Comme la malédiction de Jean-Baptiste dans Hérodias. 80 tu assassineras ton père et ta mère] Flaubert s’est inspiré pour cet épisode et cette prophétie des Acta sanctorum et de la Legenda aurea : « Tu me sequeris, qui patris et matris tuae occisor eris. » La vie de mercenaire et de passeur menée par Julien doit, d’après Marcel Schwob, être vue en parallèle avec la légende de saint Antoine et de saint Christophe (1921, 112–113, 119–121) ainsi qu’avec des passages des Contes populaires de la Gascogne [May, 216]. 81 je ne peux] veux [dB] ; comme dans le fabliau Le vilain mire. 82 s’évanouit] Analogie avec l’histoire du prince Agib dans le troisième Calender des Mille et une Nuits : « les astrologues ont annoncé au père d’un jeune homme que son fils serait assassi-
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Dès lors, il redouta les armes. L’aspect d’un fer nu le faisait pâlir. Cette faiblesse était une désolation pour sa famille. Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l’honneur et des ancêtres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme. Les écuyers, tous les jours, s’amusaient au maniement de la javeline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait à cent pas les clous des portes. Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les choses indistinctes, étant sous la treille du jardin, il aperçut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l’espalier. Il ne douta pas que ce ne fût une cigogne ;83 et il lança son javelot. Un cri déchirant partit. C’était sa mère, dont le bonnet à longues barbes84 restait cloué contre le mur. Julien s’enfuit du château, et ne reparut plus.
II Il s’engagea dans une troupe d’aventuriers85 qui passaient. Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine.86 Il s’accoutuma au fracas des mêlées, à l’aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures ; et comme il était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans peine le commandement d’une compagnie. Au début des batailles, il enlevait 87 ses soldats d’un grand geste de son épée. Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balancé par l’ouragan, pendant que les flammèches du feu grégeois88 se col-
né à l’âge de quinze ans par le prince Agib » (Schwob 1921, 117) ; le moment venu, le prince glisse sur le sol en allant chercher un couteau pour couper un melon et tombe en enfonçant le couteau dans le cœur de l’enfant [May, 215]. 83 une cigogne] Symbole traditionnel de la maternité. 84 le bonnet à longues barbes] Rubans de toile ou de dentelle. Mais avec le mot « barbe », la mère s’inscrit dans l’étrange réseau symbolique des barbes qui apparaissent aux moments cruciaux du récit : père, mère, Bohême, cerf, parricide, Julien vieillard, etc. [dB, 107]. 85 dans une troupe d’aventuriers] Archaïsme : mercenaires [dB, 107 ; Dec, 111]. 86 et la vermine.] Le style de cette phrase fait penser à L’Éducation sentimentale (III, VI) : « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues » (Flaubert, Œuvres II, 448). 87 enlevait] Au sens militaire : entraîner, conduire avec soi [Dec, 111]. 88 feu grégeois] Liquide enflammé utilisé par l’armée byzantine (grégeois = grec), et plus tard par les Sarrasins pour la défense de leurs places fortes. Les Francs utilisaient de l’huile et de la résine bouillante ainsi que du plomb fondu [dB, 107 ; Dec, 111].
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laient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d’une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop chargés d’hommes croulèrent sous lui. En tournant sa masse d’armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit en champ clos tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois, on le crut mort. Grâce à la faveur divine, il en réchappa toujours ; car il protégeait les gens d’église, les orphelins, les veuves et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaître sa figure, comme s’il avait eu peur de le tuer par méprise. Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d’intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée. Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.89 Tour à tour, il secourut le Dauphin de France et le roi d’Angleterre, les templiers90 de Jérusalem, le suréna91 des Parthes, le négus92 d’Abyssinie et l’empereur de Calicut.93 Il combattit des Scandinaves recouverts d’écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d’hippopotame et, montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d’or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes94 et les Anthropophages.95 Il traversa des régions si torrides que sous l’ardeur du soleil, les chevelures s’allumaient d’elles-mêmes comme des flambeaux ; et d’autres qui étaient si glaciales que les bras, se détachant du corps,
89 Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.] Le rythme de ces trois courtes phrases a été comparé au style de Montesquieu, que Flaubert admirait beaucoup : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère. Elle le rendait cruel » [dB, 108]. 90 templiers] Ordre à la fois religieux et militaire, fondé en 1119 pour défendre les Lieux saints après la première croisade. Flaubert se permet de faire une plaisanterie érudite : au lieu de prêter assistance aux Templiers, l’ordre des Hospitaliers (homonyme de Julien) lui livre une guerre sans merci qui aboutit deux siècles plus tard à son extermination [dB, 108]. 91 le suréna des Parthes] Titre militaire désignant le général en chef des Parthes ; nombreuses allusions dans Hérodias [dB, 108 ; Dec, 112]. Connu en tant que nom propre dans la tragédie de Corneille Suréna (1674). 92 le négus d’Abyssinie] souverain d’Abyssinie (Éthiopie) [dB, 108; Dec, 112]. 93 l’empereur de Calicut] ancien nom de Kozhikode, ville et port du Sud de l’Inde, dans le Kerala [Dec, 112] ; Anachronisme : cette ville puissante n’a été connue en Occident qu’à partir de la fin du XVe siècle [dB, 108]. 94 Troglodytes] Peuple mythique, censé avoir vécu dans les cavernes des bords du golfe Persique [dB, 109 ; May, 216 ; Dec, 112]. 95 Anthropophages] Dans la tradition épique, peuple effrayant [Dec, 112] qui apparaît dans Salammbô parmi les assiégeants de Carthage : armés seulement de leurs dents, ils s’avançaient vers les murs en claquant des mâchoires [dB, 109].
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tombaient par terre ; et des pays où il y avait tant de brouillard que l’on marchait environné de fantômes. Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues d’ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C’est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre96 de Milan et le dragon d’Oberbirbach.97 Or l’Empereur d’Occitanie,98 ayant triomphé des Musulmans espagnols, s’était joint par concubinage à la sœur du Calife99 de Cordoue ;100 et il en conservait une fille, qu’il avait élevée chrétiennement. Mais le Calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagné d’une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans un cul-de-basse-fosse,101 où il le traitait durement afin d’en extirper102 des trésors. Julien accourut à son aide, détruisit l’armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts.103 Puis il tira l’empereur de sa prison, et le fit remonter sur son trône, en présence de toute sa cour. 96 la guivre de Milan] serpent (vipère) dans la langue héraldique [Dec, 112]. 97 le dragon d’Oberbirbach] Monstre légendaire qui n’était à l’origine qu’un animal héraldique. Dans les Essais sur les Légendes pieuses du Moyen Âge (1843), que Flaubert a relus en rédigeant Saint Julien, Alfred Maury considère la « désymbolisation » comme l’un des principes de la formation du légendaire. La même erreur de lecture caractérise Félicité dans Un cœur simple. Sous forme de mise en abyme, Flaubert met au jour le procédé populaire qui produit le merveilleux : la voix du narrateur anime les dragons et les serpents qui figurent sur les armoiries [dB, 109]. Wetherill cite Maury : « par une confusion caractéristique le dragon qui était figuré dans l’église d’Oberbirbach était considéré par le peuple comme l’image d’un dragon qu’il avait tué » (Essais sur les Légendes, édition de 1896, 231, n.2) ; voir : « Ubert combattit le monstre, le tua et voulut que son image figurât dans les armoiries de Visconti » (233, n.1) [Weth, 272]. 98 Occitanie] Le Languedoc et les régions avoisinantes constituent, à l’époque de la présence arabe en Espagne, la zone de contact entre l’Orient et l’Occident. 99 le Calife] régnait en tant que successeur de Mahomet sur une région conquise par l’islam, le califat. 100 Cordoue] La ville de Cordoue en Espagne, occupée par les Arabes de 711 à 1236, était le centre d’une civilisation très développée. 101 un cul-de-basse-fosse] Cachot sans lumière. 102 extirper] Le terme correct serait « extorquer ». Bien qu’on ait attiré l’attention de Flaubert sur cette impropriété, il a voulu maintenir « extirper », qui signifie arracher avec les racines [Dec, 112]. Dans le Dictionnaire des idées reçues, il se moque de l’usage bourgeois du mot : « Extirper. Ce verbe est spécialement réservé pour les cors aux pieds, et les hérésies » [dB, 110]. 103 les remparts] Les exploits de Julien font penser aux chansons de geste consacrées aux campagnes du Cid Campeador à la fin du XIe siècle [dB, 110].
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L’empereur, pour prix d’un tel service, lui présenta dans des corbeilles beaucoup d’argent ; Julien n’en voulut pas. Croyant qu’il en désirait davantage, il lui offrit, les trois quarts de ses richesses ; nouveau refus ; puis de partager son royaume ; Julien le remercia. Et l’empereur en pleurait de dépit, ne sachant de quelle manière témoigner sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot à l’oreille d’un courtisan ; les rideaux d’une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut.104 Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure s’accrochaient aux pierreries de sa robe entrouverte ; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle était toute mignonne et potelée, avec la taille fine. Julien fut ébloui d’amour, d’autant plus qu’il avait mené jusqu’alors une vie très chaste. Donc il reçut en mariage la fille de l’empereur, avec un château qu’elle tenait de sa mère ; et, les noces étant terminées, on se quitta, après des politesses infinies de part et d’autre. C’était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque105 sur un promontoire dans un bois d’orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu’au bord d’un golfe où des coquilles roses craquaient sous les pas. Derrière le château, s’étendait une forêt ayant le dessin d’un éventail. Le ciel continuellement était bleu, et les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes qui fermaient au loin l’horizon. Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées de reliefs imitant les stalactites des grottes. Il y avait des jets d’eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d’architecture, et partout un tel silence que l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir.
104 une jeune fille parut] Le pouvoir de séduction de la fille du sultan – calqué allégoriquement sur la tentation du Christ dans le désert – rappelle celui de Salomé. Dans Hérodias, Salomé « parut », « anneaux/cheveux en spirales ». Voir aussi la première apparition de Salammbô. Et auparavant, dans la Légende du Beau Pécopin de Hugo : « La jeune fille était couleur de cuivre rouge, avec de grands yeux de porcelaine et des lèvres de corail […] Elle était charmante. » [Weth, 272]. 105 à la moresque] Style mauresque. L’architecture orientale s’oppose au château nordique de l’enfance du héros. Julien vit tout d’abord dans un château chrétien en Europe, puis dans un château maure en Orient ; la nouvelle embrasse l’Orient et l’Occident.
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Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d’un peuple tranquille ; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des génuflexions et des baisemains à l’orientale. Vêtu de pourpre,106 il restait accoudé dans l’embrasure d’une fenêtre, en se rappelant ses chasses d’autrefois ; et il aurait voulu courir sur le désert après les gazelles et les autruches, être caché dans les bambous à l’affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs. Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au milieu du Paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant le bras, il les faisait mourir ; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrent dans l’arche de Noé.107 À l’ombre d’une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles ; il en survenait d’autres ; cela n’en finissait pas ; et il se réveillait en roulant des yeux farouches. Des princes de ses amis l’invitèrent à chasser. Il s’y refusa toujours, croyant par cette sorte de pénitence, détourner son malheur ; car il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable. Sa femme, pour le récréer, fit venir des jongleurs et des danseuses. Elle se promenait avec lui, en litière ouverte, dans la campagne ; d’autres fois, étendus sur le bord d’une chaloupe, ils regardaient les poissons vagabonder dans l’eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage ; accroupie devant ses pieds, elle tirait des airs d’une mandoline à trois cordes ;108 puis, lui posant sur l’épaule ses deux mains jointes, disait d’une voix timide ― « Qu’avez-vous donc, cher seigneur ? » Il ne répondait pas, ou éclatait en sanglots ; enfin, un jour, il avoua son horrible pensée. Elle la combattit en raisonnant très bien ; son père et sa mère, probablement, étaient morts ; si jamais il les revoyait, par quel hasard, dans quel but, arriverait-il à cette abomination ?109 Donc, sa crainte n’avait pas de cause, et il devait se remettre à chasser. 106 Vêtu de pourpre] La pourpre des souverains de ce monde. 107 Noé] Les noms d’Adam et de Noé, seulement suggérés au niveau de l’histoire dans la première partie, apparaissent ici explicitement. Julien est un anti-Adam qui tue au lieu de nommer et donc de créer, un anti-Noé, qui tue au lieu de sauver. 108 d’une mandoline à trois cordes] Flaubert a vu cet instrument (« rebec ») en Égypte, ainsi qu’il l’écrit dans ses carnets [dB, 112]. 109 cette abomination] Au sens étymologique : repousser avec horreur une épouvantable prédiction (du latin : « ab-ominare » [dB, 112 ; Dec, 114].
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Julien souriait en l’écoutant, mais ne se décidait pas à satisfaire son désir. Un soir du mois d’août qu’ils étaient dans leur chambre, elle venait de se coucher et il s’agenouillait pour sa prière quand il entendit le jappement d’un renard, puis des pas légers sous la fenêtre ; et il entrevit dans l’ombre comme des apparences d’animaux. La tentation était trop forte. Il décrocha son carquois. Elle parut surprise. ― « C’est pour t’obéir » dit-il, « au lever du soleil, je serai revenu. » Cependant elle redoutait une aventure funeste.110 Il la rassura, puis sortit, étonné de l’inconséquence de son humeur. Peu de temps après,111 un page vint annoncer que deux inconnus, à défaut du seigneur absent, réclamaient tout de suite la seigneuresse.112 Et bientôt, entrèrent dans la chambre, un vieil homme et une vieille femme, courbés, poudreux, en habits de toile, et s’appuyant sur un bâton. Ils s’enhardirent et déclarèrent qu’ils apportaient à Julien des nouvelles de ses parents. Elle se pencha pour les entendre. Mais, s’étant concertés du regard, ils lui demandèrent s’il les aimait toujours, s’il parlait d’eux, quelquefois. ― « Oh oui » dit-elle. Alors, ils s’écrièrent : ― « Eh bien c’est nous ! » et ils s’assirent, étant fort las et recrus de fatigue. Rien n’assurait à la jeune femme que son époux fût leur fils. Ils en donnèrent la preuve, en décrivant des signes particuliers qu’il avait sur la peau.113 Elle sauta hors sa couche, appela son page, et on leur servit un repas.
110 une aventure funeste] Au sens étymologique : qui apporte la mort. 111 Peu de temps après …] D’après Lecointre-Dupont, La légende de Saint Julien le Pauvre, d’après un manuscrit de la Bibliothèque d’Alençon (1839, 190–210), il n’y a qu’une seule source indiquant que les parents de Julien rentrent pendant qu’il est à la chasse et que sa femme apparaît sitôt le meurtre accompli. 112 la seigneuresse] Féminin inhabituel, autre exemple de ces archaïsmes propres à la redécouverte du Moyen Âge par le romantisme. Flaubert les met davantage en scène qu’il ne les pratique. 113 sur la peau] Citation de l’Odyssée : quand Ulysse rentre à Ithaque, la nourrice le reconnaît à une cicatrice qu’un sanglier lui a faite à la cuisse alors qu’il chassait. La légende de Julien est une vaste transposition de mythes antiques : Œdipe, auquel on prédit qu’il tuera son père et sera banni ; Ajax qui, pris de fureur, massacre des animaux au lieu de tuer des hommes ; Actéon, métamorphosé en cerf, qui meurt déchiré par sa propre meute ; Narcisse, qui ne reconnaît pas son reflet dans l’eau ; Charon, le passeur, qui fait traverser le Styx aux âmes des morts (Wild 2009).
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Bien qu’ils eussent grand faim, ils ne pouvaient guère manger ; et elle observait, à l’écart, le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets. Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune, mais eut soin de taire l’idée funèbre qui les concernait. Ne le voyant pas revenir, ils étaient partis de leur château ; et ils marchaient depuis plusieurs années, sur de vagues indications, sans perdre l’espoir. Il avait fallu tant d’argent au péage des fleuves et dans les hôtelleries, pour les droits des princes et les exigences des voleurs, que le fond de leur bourse était vide, et qu’ils mendiaient, maintenant. Qu’importe, puisque bientôt, ils embrasseraient leur fils ? Ils exaltaient son bonheur d’avoir une femme aussi gentille,114 et ne se lassaient point de la contempler et de la baiser. La richesse de l’appartement 115 les étonnait beaucoup ; et le vieux, ayant examiné les murs, demanda pourquoi s’y trouvait le blason de l’Empereur d’Occitanie. Elle répliqua : ― « C’est mon père ! » Alors il tressaillit, se rappelant la prédiction du Bohême ; et la vieille songeait à la parole de l’Ermite. Sans doute la gloire de son fils n’était que l’aurore des splendeurs éternelles ; et tous les deux restaient béants, sous la lumière du candélabre qui éclairait la table. Ils avaient dû être très beaux dans leur jeunesse. La mère avait encore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à des plaques de neige, pendaient jusqu’au bas de ses joues ; et le père, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait à une statue d’église. La femme de Julien les engagea à ne pas l’attendre. Elle les coucha ellemême dans son lit, puis ferma la croisée ; ils s’endormirent. Le jour allait paraître, et, derrière le vitrail, les petits oiseaux commençaient à chanter. Julien avait traversé le parc ;116 et il marchait dans la forêt d’un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l’air. Les ombres des arbres s’étendaient sur la mousse. Quelquefois la lune faisait des taches blanches dans les clairières, et il hésitait à s’avancer, croyant apercevoir une flaque d’eau, ou bien la surface des mares tranquilles se confondait avec la couleur de l’herbe. C’était partout un grand silence ; et il ne
114 une femme aussi gentille] Au sens ancien : noble, de haute extraction, mais aussi au sens moderne : gracieuse, charmante, attentionnée [dB, 114 ; Dec, 117]. 115 l’appartement] Emploi inhabituel pour une pièce unique, mais emploi typique chez Flaubert. 116 Julien avait traversé le parc] L’emploi du plus-que-parfait après le paragraphe précédent révèle un bond dans le temps. Ce qui s’est passé entre la femme et les parents dure jusqu’au petit matin (« Le jour allait paraître »). Ici, au contraire, il fait encore nuit, Julien n’est pas encore sur le chemin du retour.
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découvrait aucune des bêtes qui, peu de minutes auparavant, erraient à l’entour de son château. Le bois s’épaissit, l’obscurité devint profonde. Des bouffées de vent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes.117 Il enfonçait dans des tas de feuilles mortes, et il s’appuya contre un chêne pour haleter un peu. Tout à coup, derrière son dos, bondit une masse plus noire, un sanglier. Julien n’eut pas le temps de saisir son arc, et il s’en affligea comme d’un malheur. Puis, étant sorti du bois, il aperçut un loup qui filait le long d’une haie. Julien lui envoya une flèche. Le loup s’arrêta, tourna la tête pour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la même distance, s’arrêtait de temps à autre, et, sitôt qu’il était visé, recommençait à fuir. Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin, il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates étaient clairsemées entre des caveaux en ruine. On trébuchait sur des ossements de morts ; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d’un air lamentable.118 Mais des formes remuèrent dans l’ombre indécise des tombeaux ; et il en surgit des hyènes, tout effarées, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur les dalles,119 elles vinrent à lui et le flairaient avec un bâillement 120 qui découvrait leurs gencives. Il dégaina son sabre. Elles partirent à la fois dans toutes les directions, et, continuant leur galop boiteux121 et précipité, se perdirent au loin sous un flot de poussière. Une heure après, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui pointa sa lance sous 117 pleines de senteurs amollissantes] Description d’un climat de désir (amour, chasse), quand il est voué à l’échec ou reste insatisfait comme dans Un cœur simple. 118 un air lamentable] La deuxième grande scène de chasse conduit Julien sur un plateau dénudé qui est un lieu de mort et de décomposition, un Golgotha, au milieu de croix délabrées et de ruines. Sur le plan iconographique, ce qui est important, c’est qu’après la Passion du Christ, Julien ne déambule pas dans un jardin, signe de vie et de rédemption, mais dans un lieu de désolation, un lieu stérile, où les hommes et les animaux se déchirent. C’est donc renverser délibérément le message de la Croix d’un amour plus fort que la mort, qui transformerait ce lieu du Crâne en un jardin d’Eden retrouvé. Dans le paysage traversé par Julien, la mort triomphe sur la Croix. Vermoulue, moussue, la Croix elle-même est recodée comme symbole non de vie, mais de vanitas. 119 claquer leurs ongles sur les dalles] Dans son scénario Les Sept Fils du Derviche, Flaubert notait : « Conte du désert […] Hyène […] avec des ongles qui battent sur la dalle ». Cette image, un souvenir de son voyage en Orient, poursuivait Flaubert depuis toujours : les hyènes, qui se nourrissent de cadavres, cherchent leur nourriture dans le cimetière [dB, 115]. 120 bâillement] Rictus des fauves [dB, 116 ; Dec, 118]. 121 leur galop boiteux] Démarche oblique des hyènes qui leur donne l’air de boiter ; le terme irritant « boiter » évoque en même temps Œdipe boiteux (étym. « pieds enflés »), les chevilles transpercées comme signe visible du destin qui lui a été prédit, et le pied fourchu du diable.
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les fanons.122 Elle éclata, comme si l’animal eût été de bronze ; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu. Alors son âme s’affaissa de honte. Un pouvoir supérieur détruisait sa force ; et pour s’en retourner chez lui, il rentra dans la forêt. Elle était embarrassée de lianes ; et il les coupait, avec son sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthère fit un bond pardessus son épaule, un serpent monta en spirale autour d’un frêne.123 Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien ; et, çà et là, parurent entre les branches quantités de larges étincelles, comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient des yeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes. Julien darda124 contre eux ses flèches ; les flèches, avec leurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta des pierres ; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurla des imprécations, étouffait de rage. Et tous les animaux qu’il avait poursuivis se représentèrent, faisant autour de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis sur leur croupe, les autres dressés de toute leur taille. Il restait au milieu, glacé de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort suprême de sa volonté il fit un pas ; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres ; et tous l’accompagnaient. Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par-derrière. Le taureau, à sa droite, balançait la tête ; et, à sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandes enjambées. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter ; et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-épics, des renards, des vipères, des chacals et des ours. Julien se mit à courir ; ils coururent.125 Le serpent sifflait, les bêtes puantes126 bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses, le loup, l’intérieur
122 les fanons] Repli cutané qui pend sous le cou des bovidés [dB, 116 ; Dec, 118]. 123 un serpent monta en spirale autour d’un frêne] Image paradoxale : une légende médiévale veut que l’ombre des frênes soit mortelle pour les serpents [dB, 116]. 124 Julien darda contre eux ses flèches] Même verbe étonnant que dans le rêve de Julien ; motif qui se répète plusieurs fois, par exemple chez Hugo, Légende du Beau Pécopin, où apparaît la même fantasmagorie : « Pécopin vit passer au-dessus de sa tête un milan qui était percé d’une flèche et qui volait pourtant » [Weth, 272]. 125 ils coururent.] Allusion à Notre-Dame de Paris de Hugo (II, VI) : « Il se mit à courir. L’aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut » (Edl, 290). 126 les bêtes puantes] Nom générique des blaireaux, fouines, putois, etc. [dB, 117 ; Dec, 119].
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des mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d’un revers de patte, lui enleva son chapeau ; et la panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu’elle portait à sa gueule, car une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance ; et assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier « grâce ! »127 Le chant d’un coq vibra dans l’air.128 D’autres y répondirent ; c’était le jour ; et il reconnut, au-delà des orangers, le faîte de son palais. Puis, au bord d’un champ, il vit, à trois pas d’intervalle, des perdrix129 rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa son manteau, et l’abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il n’en trouva qu’une seule, et morte depuis longtemps, pourrie.130
127 sans même avoir la force de crier « grâce ! »] Ce passage évoque en négatif le paradis : l’attitude sarcastique des animaux, leur apparent désir de vengeance rappellent l’entente qui régnait entre eux au paradis. 128 Le chant d’un coq vibra dans l’air.] Comme dans la Légende du Beau Pécopin : « Tout à coup un coq chanta. Il y avait je ne sais quoi d’horrible dans ce chant clair […]. Le jour naissait. Il leva les yeux […]. Ce château, c’était le Falkenberg » [Weth, 273]. Le chant du coq qui se fait entendre tout à coup est la réponse fixe, canonique, immédiate au reniement de Dieu qui, pardelà l’unité des Évangiles synoptiques, est encore inscrite dans l’Évangile selon Jean (Mt 26,74, Mc 14,68, Lc 22,60, Jn 18,27). Mais au lieu de se souvenir (recordatus) comme Pierre de la parole de Jésus (Mt 26,75) et de pleurer amèrement pour avoir blasphémé, Julien ne reconnaît dans le chant du coq qu’un lever de soleil funeste, qui éclaire le faîte de son palais oriental, la paix illusoire de la civitas terrena. 129 perdrix] La perdrix, dont le nid protégé sur ses bords par des piquants rappelle une couronne d’épines posée dans un champ et qui, comme partridge in a pear tree, est dans la littérature d’édification anglaise du XVIIIe siècle un emblème du Rédempteur, apparaît ici sous des prémisses discursifs nettement plus complexes. À la fin de toute une série d’observations emblématiques sur la nature, Flaubert situe au point névralgique qui précède le parricide la perdrix des bestiaires médiévaux, que la parabole du prophète Jérémie (Jr 17,11) présente comme une image de l’Antéchrist (« Perdix fovit quæ non peperit »), « qui aspire à arracher la Création à son Créateur » (« Huius exemplum imitatus est diabolus qui generationem eterni conditoris rapere contendit », Aberdeen Bestiary f° 54r) et préfigure donc Julien et ses actes « contrenature ». Incapable de se reconnaître lui-même de même qu’il n’avait pas reconnu le chant du coq, Julien devient une proie. Le trophée devient une perversion du signe de la grâce. La trinité des perdrix apparaît dans l’image d’un cadavre trinitaire. 130 pourrie] Cf. Madame Bovary : « Quand il venait à l’éteindre, elle tombait en pourriture dans ses bras » (Neefs, 1999 Troisième partie, XI, 497) ; Emma elle-même est perplexe : « D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ? » (Troisième partie, VI, 421), ce qui correspond à une tradition romantique (Cigada 1957, 484–485) [Weth, 273].
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Cette déception l’exaspéra plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes.131 Il gravit les trois terrasses, enfonça la porte d’un coup de poing ; mais, au bas de l’escalier, le souvenir de sa chère femme détendit son cœur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre. Ayant retiré ses sandales, il tourna doucement la serrure, et entra. Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l’aube. Julien se prit les pieds dans des vêtements, par terre ; un peu plus loin, il heurta une crédence encore chargée de vaisselle. « Sans doute, elle aura mangé », se ditil ; et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres, au fond de la chambre.132 Quand il fut au bord, afin d’embrasser sa femme, il se pencha sur l’oreiller où les deux têtes reposaient l’une près de l’autre. Alors, il sentit contre sa bouche l’impression d’une barbe. Il se recula, croyant devenir fou ; mais il revint près du lit, et ses doigts, en palpant, rencontrèrent des cheveux, qui étaient très longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement sa main sur l’oreiller. C’était bien une barbe, cette fois, et un homme ! un homme couché avec sa femme ! Éclatant d’une colère démesurée, il bondit sur eux, à coups de poignard ;133 et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve.134 Puis il s’arrêta. Les morts, percés au cœur, n’avaient pas même bougé. Il écoutait attentivement leurs deux râles presque égaux, et, à mesure qu’ils s’affaiblissaient, un autre,
131 massacrer des hommes] L’histoire de saint Julien est chez Flaubert l’histoire d’un jeune homme, puis d’un homme avide de sang, pour qui le carnage est synonyme de volupté. Dans la description brutale, sadique, orgiaque de sa folie sanguinaire, c’est la chasse qui marque le décalage le plus grand avec toutes les autres sources. La chasse est la figure du combat de Julien contre la Création, une négation de la Création, mais elle est surtout – et là se situe l’invention de Flaubert et de lui seul – une négation littérale de la Rédemption. 132 au fond de la chambre] La scène du meurtre est chez Flaubert plus proche du texte médiéval. Cf. Vie en prose : « La cambre n’estoit mie mult clere, car la fenestre estoit entreclose », et Lecointre-Dupont : « à la clarté douteuse de la porte entr’ouverte, il entrevoit dans son lit deux personnes endormies » (Bart et Cook 1977, 75). 133 à coups de poignard] À titre de comparaison, le très sobre récit du meurtre dans la Légende dorée : « Le matin venu, la châtelaine alla à l’église, laissant dormir dans son lit les parents de Julien, lassés. Cependant Julien, rentrant chez lui, et pénétrant dans la chambre nuptiale afin de réveiller sa femme, y trouva ses parents qui dormaient. Mais il ne savait pas que c’étaient ses parents : et ayant soupçonné tout d’un coup que sa femme était couchée là avec un amant, il tira silencieusement son glaive et les égorgea tous deux » [May, 217–218]. 134 de bête fauve] Julien tue ses parents dans le lit nuptial parce qu’il croit que sa femme, dont il se languissait après la chasse, s’y trouve avec un autre homme. Écumant de rage, il tue ses parents au lieu de faire l’amour à sa femme. Les coups de poignard sont rapprochés de l’acte sexuel. Contrairement à Œdipe, Julien ne tue pas son père et couche avec sa mère. C’est l’inceste, le coup de poignard donné à la mère, qui la tue.
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tout au loin, les continuait. Incertaine d’abord, cette voix plaintive, longuement poussée, se rapprochait, s’enfla, devint cruelle, et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir.135 Et comme il se retournait, il crut voir, dans l’encadrure136 de la porte, le fantôme de sa femme, une lumière à la main. Le tapage du meurtre l’avait attirée. D’un large coup d’œil, elle comprit tout, et, s’enfuyant d’horreur laissa tomber son flambeau. Il le ramassa. Son père et sa mère étaient devant lui, étendus sur le dos, avec un trou dans la poitrine ; et leurs visages d’une majestueuse douceur, avaient l’air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve.137 Le reflet écarlate138 du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l’appartement.139 Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire que cela n’était pas possible, qu’il s’était trompé, qu’il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa légèrement pour voir de tout près le vieillard ; et il aperçut, entre ses paupières mal fermées, une
135 du grand cerf noir] Les scènes de meurtre de la première partie sont accomplies. Le meurtre de la famille de cervidés préfigure le meurtre des parents. Lui-même était le faon tacheté qui tétait la mamelle de sa mère. Les râles des parents se transforment en bramement de cerf, illustration de l’idée augustinienne selon laquelle le meurtre et le sexe sont les conséquences du péché originel, qui se superposent dans l’interchangeabilité de la chasse, du meurtre et de la sexualité. 136 encadrure] Archaïsme, encore en usage à l’âge classique ; plus tard « encadrement » [dB, 118 ; Dec, 121]. 137 un Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve] Le Christ suspendu est taché de sang, de même que Julien présente des taches : c’est la description « des signes particuliers que Julien avait sur la peau » qui avait permis à sa femme de reconnaître ses parents. De même que sa peau est tachetée, ses parents sont souillés par son acte. La soif de sang de Julien le conduit au meurtre de ses parents, qui tache littéralement d’un nouveau sang, du sang de ses parents, le Christ sur la croix. 138 écarlate] Rouge intense ; ce terme désignait au Moyen Âge non seulement la couleur mais aussi sa qualité. Un vert profond était ainsi qualifié d’« écarlate vert » [Dec, 122]. 139 dans tout l’appartement] Dans l’éclat des vitraux colorés, la vérité de la Création divine illumine tout l’espace. La contemplation des vitraux est contemplatio divina (Duby 1976). Mais dans Saint Julien comme dans Un cœur simple, les vitraux sont un instrument de la méconnaissance de Dieu : en regardant l’Annonciation représentée sur un vitrail, Félicité comprend que Dieu n’a pas envoyé une colombe, mais un perroquet. Avec ses baguettes de plomb, le vitrail obscurcit la chambre, si bien que Julien ne reconnaît pas ses parents et devient non un instrument de la connaissance de Dieu, mais de son anéantissement. Ce n’est pas la beauté de la Création qui est multipliée par l’éclat du vitrail, mais le sang du parricide, du déicide.
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prunelle éteinte, qui le brûla comme du feu. Puis il se porta de l’autre côté de la couche, occupé par l’autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête ; – et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi,140 pendant que de l’autre main, il s’éclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher.141 À la fin du jour, il se présenta devant sa femme ; et, d’une voix différente de la sienne, il lui commanda premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas l’approcher, de ne plus même le regarder,142 et qu’elle eût à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui étaient irrévocables. Les funérailles seraient faites selon les instructions qu’il avait laissées par écrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans même retenir les vêtements de son corps, et ses sandales,143 que l’on trouverait au haut de l’escalier. Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son âme, puisque désormais il n’existait plus.144 On enterra les morts avec magnificence, dans l’église d’un monastère à trois journées du château. Un moine en cagoule145 rabattue suivit le cortège, loin de tous les autres, sans que personne osât lui parler. Il resta, pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail,146 les bras en croix,147 et le front dans la poussière. Après l’ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois et finit par disparaître. 140 bras roidi] Archaïsme, en usage jusqu’au XVIIIe siècle ; « raidi » ou « engourdi » [dB, 119 ; Dec, 122]. 141 Des gouttes, suintant du matelas] Avec le sang qui goutte du matelas, ce sont les taches du Péché originel qui s’inscrivent dans l’Immaculée Conception de la mère. 142 de ne pas lui répondre …] Le parricide et déicide est maudit, marqué de Dieu, homo sacer : tout le monde peut le tuer sans être accusé de meurtre (Agamben 1995). Tout contact avec lui, à commencer par un regard, est une souillure. Aussi Julien lui-même craint-il le regard des autres, comme Caïn qui fuit jusqu’au bout du monde pour échapper à son sentiment de culpabilité. 143 ses sandales] Dans les textes hébraïques repris dans les textes de loi du Moyen Âge (Lex salica), le don des sandales est un acte symbolique (Chassan 1847 cité d’après Bowman 1985, 53) par lequel un meurtrier accepte en signe d’expiation de se dépouiller de tous ses biens matériels [dB, 119 ; Weth, 273]. 144 il n’existait plus] Désormais moine voué au service de Dieu, Julien est après sa conversio mort au monde. 145 en cagoule] Large habit sans manches avec un capuchon que le moine peut rabattre sur son visage. 146 à plat ventre au milieu du portail] Ne faisant plus partie du corps vivant de l’Église, Julien reste sur le seuil. 147 les bras en croix] Comme sur le cadavre du bouc.
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III Il s’en alla, mendiant sa vie par le monde.148 Il tendait sa main aux cavaliers sur les routes, avec des génuflexions s’approchait des moissonneurs, ou restait immobile devant la barrière des cours ; et son visage était si triste que jamais on ne lui refusait l’aumône. Par esprit d’humilité, il racontait son histoire ; alors tous s’enfuyaient, en faisant des signes de croix. Dans les villages où il avait déjà passé, sitôt qu’il était reconnu, on fermait les portes, on lui criait des menaces, on lui jetait des pierres. Les plus charitables posaient une écuelle sur le bord de leur fenêtre, puis fermaient l’auvent 149 pour ne pas l’apercevoir.150 Repoussé de partout, il évita les hommes ; et il se nourrit de racines, de plantes, de fruits perdus, et de coquillages qu’il cherchait le long des grèves. Quelquefois, au tournant d’une côte, il voyait sous ses yeux une confusion de toits pressés, avec des flèches de pierre, des ponts, des tours, des rues noires s’entrecroisant, et d’où montait jusqu’à lui un bourdonnement continuel. Le besoin de se mêler à l’existence des autres le faisait descendre dans la ville. Mais l’air bestial des figures, le tapage des métiers, l’indifférence des propos glaçaient son cœur. Les jours de fête, quand le bourdon des cathédrales mettait en joie dès l’aurore le peuple entier, il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise151 dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes, et le soir venu, par le vitrage des rez-de-chaussée, les longues tables de famille, où des aïeux tenaient des petits enfants sur leurs genoux ; des sanglots l’étouffaient, et il s’en retournait vers la campagne. Il contemplait avec des élancements d’amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs ; tous, à son approche, couraient plus loin, se cachaient effarés, s’envolaient bien vite.152 148 mendiant sa vie par le monde] Julien, marqué, hors-la-loi, homo sacer. Plus rien n’est comme avant. Il abandonne ses biens, sa femme, pour expier le crime qu’il a commis comme dans un mouvement de folie. 149 l’auvent] Terme propre à la Normandie, employé également dans Madame Bovary, synonyme de « volet » [dB, 120]. 150 pour ne pas l’apercevoir] Manque radical d’hospitalité, de caritas des gens que rencontre Julien. Ils le chassent en proférant des malédictions, des blasphèmes, et lui laissent leurs déchets, leurs haillons – caricature de bienfaisance. Ils jettent des pierres sur celui qui incarne la conditio humana et accepte de porter sa croix. En Julien se révèle crûment l’état de nonrédemption de la société. 151 cervoise] Boisson alcoolisée proche de la bière et fabriquée à partir de céréale fermentée, généralement d’orge. 152 Il contemplait …] Celui qui tuait les animaux devient un amoureux des animaux de tonalité franciscaine. La volupté du chasseur devient l’ascèse d’un ermite qui met sa vie marquée
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Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait à son oreille comme des râles d’agonie ; les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages ; et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait.153 Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle à leur sommet. Mais l’impitoyable pensée obscurcissait la splendeur des tabernacles, le torturait à travers les macérations de la pénitence.154 Il ne se révoltait pas contre Dieu qui lui avait infligé cette action, et pourtant se désespérait de l’avoir pu commettre.155 Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu’espérant s’en délivrer il l’aventura dans des périls. Il sauva des paralytiques des incendies, des voyageurs du fond des gouffres. L’abîme le rejetait, les flammes l’épargnaient.156 Le temps n’apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable. Il résolut de mourir. Et un jour qu’il se trouvait au bord d’une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l’eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche, et d’un aspect si lamentable qu’il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L’autre aussi pleurait. Sans reconnaître son
par une solitude totale au service d’autrui sans jamais trouver une quelconque forme de communauté – même pas avec les animaux. Julien cherche une solitude absolue et persévère dans cet état de rejet de tous les liens humains tels qu’ils s’articulent au sein d’une famille – ce qui a une connotation nettement autobiographique (Brombert 1966). 153 chaque nuit] Julien est à jamais seul avec son meurtre qui se répète à l’infini dans ses rêves. Autant des puissances supérieures étaient mêlées à cet acte, autant Dieu est maintenant absent. La nature se transforme en un spectacle qui ne montre pas la grandeur de Dieu, mais l’horreur de son meurtre, l’horreur de ses chasses dirigées contre Dieu, le créateur, bref, sa nature nemrodienne. 154 à travers les macérations de la pénitence] Le cadavre de ses parents, le corps souillé du Seigneur sur la croix l’empêchent de voir la « splendeur des tabernacles », le corps transfiguré et rédempteur du Christ. À l’opposé du saint des légendes qui se fonde et bâtit sur la communauté et pour elle, le Julien de Flaubert s’exclut de la communauté des vivants et des liens du mariage. 155 de l’avoir pu commettre] Ce n’est pas de sa propre volonté mais selon celle de Dieu que Julien a commis le plus inouï de tous les crimes. 156 L’abîme le rejetait …] Celui qui maculait est maintenant lui-même maculé et, en cela, exclu de la communauté des hommes. Mais ce qui attire Julien, ce n’est pas l’homme nouveau ; une conversio n’a donc pas lieu. Ce qui manque – Sartre l’a indiqué −, ce sont les vertus cardinales : foi, amour et espérance. Julien s’abandonne au contraire au péché de l’acedia, un péché mortel. Son désespoir est si grand qu’après avoir vu l’échec de toutes ses tentatives de mourir au service d’autrui, il envisage de commettre le plus grand péché d’entre tous les péchés, le suicide.
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image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. Il poussa un cri ; c’était son père, et il ne pensa plus à se tuer.157 Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays ; et il arriva près d’un fleuve dont la traversée était dangereuse, à cause de sa violence, et parce qu’il y avait sur les rives une grande étendue de vase. Personne depuis longtemps n’osait plus le passer. Une vieille barque, enfouie à l’arrière, dressait sa proue dans les roseaux. Julien, en l’examinant découvrit une paire d’avirons ; et l’idée lui vint d’employer son existence au service des autres. Il commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettait de descendre jusqu’au chenal ; et il se brisait les ongles à remuer les pierres énormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfonçait, manqua périr plusieurs fois. Ensuite il répara le bateau avec des épaves de navires, et il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d’arbres. Le passage étant connu, les voyageurs se présentèrent. Ils l’appelaient de l’autre bord, en agitant des drapeaux ; Julien bien vite sautait dans sa barque. Elle était très lourde ; et on la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les bêtes de somme qui, ruant de peur, augmentaient l’encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine ; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu’ils tiraient de leur bissac, ou des habits trop usés dont ils ne voulaient plus. Des brutaux vociféraient des blasphèmes. Julien les reprenait avec douceur ; et ils ripostaient par des injures. Il se contentait de les bénir. Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d’argile, voilà tout ce qu’était son mobilier. Deux trous dans la muraille servaient de fenêtres. D’un côté s’étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leur surface de pâles étangs, çà et là ; et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdâtres. Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis, un vent désordonné soulevait la poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l’eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c’étaient des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres ne s’arrêtaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d’atroces gelées qui donnaient aux choses la rigidité de la pierre, et inspiraient un besoin fou de manger de la viande. Des mois s’écoulaient sans que Julien vît personne. Souvent il fermait les yeux, tâchant, par la mémoire, de revenir dans sa jeunesse ; – et la cour d’un château apparaissait, avec des lévriers sur un perron, des valets dans la salle
157 Sans reconnaître son image] Le fait de ne pas se reconnaître dans son reflet est une référence au mythe de Narcisse, mêlé ici à celui d’Œdipe.
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d’armes, et – sous un berceau de pampres, un adolescent à cheveux blonds entre un vieillard couvert de fourrures et une dame à grand hennin ; tout à coup, les deux cadavres étaient là ; il se jetait à plat ventre sur son lit, et répétait en pleurant : ― « Ah ! pauvre père ! pauvre mère ! pauvre mère ! » et tombait dans un assoupissement où les visions funèbres continuaient. Une nuit qu’il dormait, il crut entendre quelqu’un l’appeler. Il tendit l’oreille et ne distingua que le mugissement des flots. Mais la même voix reprit : ― « Julien ! » Elle venait de l’autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve. Une troisième fois on appela : ― « Julien ! »158 Et cette voix haute avait l’intonation d’une cloche d’église.159 Ayant allumé sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux160 emplissait la nuit. Les ténèbres étaient profondes, et çà et là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient. Après une minute d’hésitation, Julien dénoua l’amarre. L’eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l’autre berge, où un homme attendait. Il était enveloppé d’une toile en lambeaux, la figure pareille à un masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s’aperçut qu’une lèpre hideuse161 le recouvrait ; cependant, il avait dans son attitude comme une majesté de roi.
158 « Julien ! »] Le triple appel du lépreux indique qu’il s’agit du Christ : l’enfant Jésus doit appeler Christophe par trois fois jusqu’à ce qu’il lui fasse traverser le fleuve ; s’étant chargé des péchés du monde, il est alors aussi lourd que le lépreux du récit. 159 une cloche d’église] Son tintement, qui renvoie au cerf comme figura Christi, le désigne comme étant le Christ : quand Julien a tué le cerf, une cloche a tinté dans le lointain. Dans Un cœur simple, c’est le Saint-Esprit qui joue ce rôle : « c’est… son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses » (dB, 124). 160 Un ouragan furieux] Flaubert a trouvé cet ouragan dans une interprétation du vitrail de saint Julien, l’Essai sur la peinture sur verre de Langlois (1832). La version de Flaubert est un pastiche du style romantique des vies de saint vers 1830. 161 une lèpre hideuse] La lèpre était considérée comme une maladie allégorique, signe de Dieu, marque de Caïn pouvant être lavée par le sang du Christ. Voir Carnet 2, Carnets de travail, 211 : « La lèpre considérée comme une bénédiction, ce qui concorde avec la formule de M. Hamon de Port Royal » [presque le même nom que celui du lépreux dans Salammbô, chap. II et VI] : « La maladie est l’état naturel du chrétien ». Cf. Notes de Voyage du 2 septembre 1850 et Lettre à Bouilhet, septembre 1850 (Correspondance I, 675–684).
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Dès qu’il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids ; une secousse la remonta ; et Julien se mit à ramer.162 À chaque coup d’aviron, le ressac des flots la soulevait par l’avant. L’eau, plus noire que de l’encre,163 courait avec furie des deux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs où elle tournoyait, ballotée par le vent. Julien penchait son corps, dépliait les bras, et, s’arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l’air l’étouffait, il s’arrêta. Alors le bateau fut emporté à la dérive. Mais, comprenant qu’il s’agissait d’une chose considérable, d’un ordre auquel il ne fallait pas désobéir, il reprit ses avirons ; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempête. La petite lanterne brûlait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles du Lépreux, qui se tenait debout à l’arrière, immobile comme une colonne.164 Et cela dura longtemps, très longtemps ! Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma la porte ; et il le vit siégeant sur l’escabeau. L’espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu’à ses hanches ; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu’un squelette, il avait un trou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard et nauséabonde. ― « J’ai faim ! » dit-il. Julien lui donna ce qu’il possédait, un vieux quartier de lard et les croûtes d’un pain noir. Quand il les eut dévorés, la table, l’écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l’on voyait sur son corps.165
162 dans la barque] Voir l’ouragan et la traversée chez Lecointre-Dupont (Bart et Cook 1977, 45) [Weth, 274]. 163 L’eau, plus noire que de l’encre] Allégorie de l’écriture : obscurité striée de blanc et eau plus noire que l’encre. 164 immobile comme une colonne] Dans le lépreux immobile comme la femme de Lot transformée en statue de sel s’inscrit une composante antique : le christianisme est lu à la lumière de l’Antiquité ou de l’Ancien Testament. L’allégorèse biblique est ainsi renversée : le Nouveau Testament n’illume pas les ombres (umbra) de l’Antiquité, ni les figures (figura) de l’Ancien Testament, mais la bonne nouvelle est lue à la lumière de l’Antiquité et de l’Ancien Testament. 165 taches que l’on voyait sur son corps] Les taches du lépreux sont contagieuses ; elles marquent tout ce qui entre en contact avec elles. Les Mémoires d’un fou (Œuvres de Jeunesse, 494) de Flaubert mentionnent aussi l’image d’un corps qui laisse des taches (Cigada 1957, 474) [Weth, 274].
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Ensuite, il dit : ― « J’ai soif ! » Julien alla chercher sa cruche et, comme il la prenait, il en sortit un arôme qui dilata son cœur et ses narines. C’était du vin ;166 quelle trouvaille ! mais le Lépreux avança le bras, et d’un trait vida toute la cruche. Puis il dit : ― « J’ai froid ! » Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, au milieu de la cabane. Le Lépreux vint s’y chauffer ; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s’affaiblissait ; ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et, d’une voix presque éteinte,167 il murmura : ― « Ton lit ! » Julien l’aida doucement à s’y traîner, et même étendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau. Le Lépreux gémissait. Les coins de sa bouche découvraient ses dents, un râle accéléré lui secouait la poitrine, et son ventre, à chacune de ses aspirations, se creusait jusqu’aux vertèbres. Puis il ferma les paupières. ― « C’est comme de la glace dans mes os ! Viens près de moi ! » Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, près de lui, côte à côte. Le Lépreux tourna la tête. ― « Déshabille-toi, pour que j’aie la chaleur de ton corps ! » Julien ôta ses vêtements ; puis nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit ; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lépreux, plus froide qu’un serpent 168 et rude comme une lime.169 Il tâchait de l’encourager ; et l’autre répondait, en haletant : ― « Ah ! je vais mourir ! Rapproche-toi. Réchauffe-moi ! Pas avec les mains ! non ! toute ta personne ! »170
166 C’était du vin] Le lépreux est capable de miracles : il change l’eau en vin, comme le Christ aux noces de Cana. Ce motif annonce l’union de Julien avec le lépreux. 167 presque éteinte] Comme chez Lecointre-Dupont: « la mort gagne déjà le cœur du pauvre ; sa voix est tout à fait éteinte, et déjà ses yeux obscurcis ne voient plus la lumière » [Weth, 274]. 168 plus froide qu’un serpent] Le serpent du jardin d’Eden. 169 rude comme une lime] la lime est l’instrument de l’ars poetica, qui fait ressortir la beauté de la langue cachée sous la rudesse de l’enveloppe et la peaufine pour éliminer les rugosités. 170 toute ta personne !] Le caractère éminemment scabreux de cette étreinte satanique, une littéralisation de l’intertexte qu’est le bestiaire d’Aberdeen, lequel illustre au moyen de l’image de l’homosexualité les dommages causés à la Création, a échappé à la réception de l’époque. Sous le couvert de l’hagiographie, Flaubert se soustrait à la censure.
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Julien s’étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.171 Alors le Lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les rais du Soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens172 s’éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation, dans l’âme de Julien pâmé ;173 et celui dont les bras le serraient toujours, grandissait, grandissait 174 touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane.175 Le toit s’envola, le firmament se
171 poitrine sur poitrine] Le lit dans lequel le lépreux et Julien sont couchés est une inversion des lits tachés par le plaisir, le crime et le sang. Julien s’allonge sur le lépreux, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine, nu comme à sa naissance – car il renaîtra immaculé. Il prend soin du lépreux qui présente des taches et dont les taches se transmettent, et finalement ne forme plus qu’un corps avec lui. 172 un nuage d’encens] Le récit s’achève comme Un cœur simple dans l’odeur de l’encens et le bleu azur. Julien s’élève « vers les espaces bleus ». Voir aussi Lecointre-Dupont : « Tout à coup les sons d’un concert angélique remplissent la chambre où reposent les époux, les parfums du ciel mille fois plus délicieux que le lis et la rose embaument l’air qu’ils respirent et une douce clarté répandue autour de leur lit éclaire un dôme d’un azur diaphane. Le lépreux avait disparu ; mais rayonnant de lumière et de gloire le Sauveur des hommes s’élevait majestueusement vers les cieux » [Weth, 274–275]. 173 dans l’âme de Julien pâmé] Julien qui, en touchant le lépreux, se livre à la mort trouve dans leur union charnelle la vie éternelle. Les marques se transforment en rayons, leur puanteur en parfum, le corps en train de se putréfier en corps astral. C’est avec lui que Julien, exilé sur terre, s’élève vers sa véritable demeure. 174 grandissait, grandissait] Le verbe « grandir », souligné par la répétition, est ambigu : il fait penser à l’érection du membre viril. Ce qui grandit ici n’est pas l’esprit, mais le sexe. Le pouvoir de l’amour se révèle être un pouvoir entièrement sexuel ; la scène peut donc être lue comme un moment de plaisir phallique, orgastique. Les métaphores érotiques où le ravissement mystique est décrit en tant que « pâmoison » et « inondation » sont sexualisées sous forme d’orgasme et d’éjaculation. La promesse de résurrection se présente comme héritière d’un phallicisme antique et idolâtre. La conversion paulinienne de l’esprit est réécrite, inversée pour devenir une métamorphose des corps, dénuée de sublime. La composante phallique de l’apothéose de Julien annonce l’énigme de Jean-Baptiste dans Hérodias : « Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue ! », et renvoie à la prise de possession phallique par le gigantesque perroquet dans le ravissement de Félicité. 175 les deux murs de la cabane] Lecointre-Dupont : « Alors le Lépreux l’étreignit; et ses yeux prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens s’élevait du foyer, les flots chantaient […] et celui dont les bras le serraient toujours, grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane » (Bart et Cook, 49–50). Langlois : « O sainte et ingénieuse pitié ! Que font les deux époux ? S’aveuglant sur le terrible danger auquel ils s’exposent, ils étendent au milieu d’eux, dans leur propre lit, leur affreux hôte […] Généreux martyrs de la charité, quel beau jour va luire sur vos têtes ! […] vous cherchez, saisis d’étonne-
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déployait ; – et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus,176 qui l’emportait dans le ciel.177 Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier,178 telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays.
ment et de crainte, à reconnaître le misérable malade dans l’être surnaturel qui resplendissant de lumière et de majesté, se montre à vous yeux éblouis » [Weth, 275]. 176 face à face avec Notre-Seigneur Jésus] Le « face à face » évoque le texte paulinien : « Nous ne voyons maintenant que comme en un miroir, et en des énigmes ; mais alors nous verrons Dieu face à face. Je ne connais maintenant Dieu qu’imparfaitement ; mais alors je le connaîtrai, comme je suis moi-même connu de lui. » (1 Co 13,12, Bible Sacy). Mais cette connaissance de Dieu prend chez Flaubert le sens que ce mot avait dans la Genèse : en tant que métaphore de l’union charnelle, la connaissance, élément central de la conversio, est sexualisée. 177 qui l’emportait dans le ciel] Le lépreux de Victor Hugo, dont la lèpre se métamorphose en rayons et les abcès en étoiles constitue un intertexte manifeste pour cette scène de conversion d’un corps encore en vie mais en pleine décomposition, en une clarté céleste (1955, 792). Hugo met en scène la dynamique paulinienne de la conversion sur le chemin de Damas. Avec le sens de la formule qui lui est propre, Hugo a qualifié cette conversion de « chute transfiguration ». L’apothéose de Julien est en revanche moins une transfiguration qu’une métamorphose : un changement soudain de son physique. La figure sublime de Victor Hugo est inversée : le motif paulinien de la conversio en tant que « chute transfiguration » devient une « transfiguration chute ». 178 Et voilà …] La phrase de fin, en marge du récit, peut être interprétée comme un colophon médiéval par lequel le scribe signait son manuscrit et donnait le titre de l’œuvre. Pour des sources possibles « dans mon pays », voir par exemple la vie de saint Eustache à l’église de Caudebec-en-Caux. Flaubert y a aussi vu une statuette de saint Julien (Œuvres II, 576). Les Croyances et légendes de Maury évoquent la légende de saint Judicaël, « qui rencontre un malheureux lépreux dont les souffrances et le mal n’inspirent à la foule que dégoût et terreur. Seul, le saint compatit à son infortune. N’écoutant que son cœur, il brave le danger et soigne l’infortuné. Charité sublime qui trouve une éclatante récompense, car le lépreux était JésusChrist lui-même ! Le même fait se lit dans les légendes de Saint Julien l’Hospitalier, de saint Martin […]. » Maury ajoute cette note : « Ce trait de la vie de saint Julien figure souvent sur les vitraux […] À la cathédrale de Rouen, on a représenté l’histoire tout entière de ce saint » (161– 162) ; de même l’Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre ancien et moderne d’Eustache-Hyacinthe Langlois (Rouen 1832, 32–39), qui reproduit et explique le vitrail. Bart et Cook ont souligné l’importance capitale de cet essai (170–173). G. Leleu cite un épisode consacré à la cathédrale de Rouen dans les ébauches de Madame Bovary (vol. II, 294). Le suisse qui fait visiter l’édifice à Flaubert lui indique le vitrail consacré à saint Julien : « J’ai même oublié, reprit-il, de montrer à Monsieur deux vitraux fort remarquables : l’un représentant la vie de Saint Julien l’Hospitalier, et l’autre des mariniers qui vendent du poisson. » Ce passage montre que Flaubert connaissait le vitrail de Rouen et la légende avant 1856 [Weth, 275276]. Le vitrail se trouve dans la cathédrale, dans le déambulatoire nord, au niveau de la dernière travée du chœur. Offert à la fin du XIIIe siècle par la corporation des mariniers, des pêcheurs et des poissonniers, il représente la vie du saint à l’exception des scènes de chasse. Flaubert voulait publier chez Charpentier pour le 1er janvier 1879 une édition de luxe avec une reproduction du vitrail. Il considérait ceci moins comme une illustration que comme un
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« document historique » (Correspondance V, 542–543). La Légende de saint Julien de Flaubert est en tant que légende aussi une indication de lecture pour une image, ici un vitrail de la cathédrale de Rouen ayant pour objet le texte de la légende. Flaubert connaissait ce vitrail par Langlois, son professeur de dessin, qui en parle dans son essai. Mais le texte de Flaubert ne suit donc qu’« à peu près » l’histoire de saint Julien représentée sur le vitrail de la cathédrale de Rouen. Cet « à peu près », l’écart entre la légende et le vitrail a été souligné par Flaubert dans sa correspondance. Quiconque lit son récit inspiré du vitrail ne peut qu’être étonné : « Je désirais mettre à la suite de Saint Julien le vitrail de la cathédrale de Rouen. […] En comparant l’image au texte on se serait dit : ‹ Je n’y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci de cela ? › » (Correspondance V, 543, Lettre à Georges Charpentier, 16 février 1879). La différence avec l’histoire racontée par le vitrail n’est pas visible, elle n’est pas évidente, elle doit être décryptée à partir de la différence que l’écriture constitue pour Flaubert.
Hérodias I La citadelle de Machærous1 se dressait à l’orient de la mer Morte,2 sur un pic de basalte ayant la forme d’un cône.3 Quatre vallées profondes l’entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle4 d’un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées,5 avec des angles nombreux,6 des créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours qui faisaient 1 La citadelle de Machærous] Place forte située à l’est de la mer Morte, plusieurs fois conquise par les Romains et reconquise par les Juifs. Édifiée par Alexandre Jannée, elle est reconstruite par Hérode le Grand pour en faire le lieu le mieux protégé de toute la Palestine après Jérusalem (Pline V, 16). Flaubert s’est documenté sur Machærous comme sur les autres villes de Palestine en lisant, outre De bello Judaico de Flavius Josèphe, l’Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine de Derenbourg (1867) qui s’appuie sur ce classique, ainsi que la monographie consacrée par A. Parent à Machærous (1868) : « La terre de Syrie y compris la Palestine, forme le point éternel d’union de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe […] l’un des pivots nécessaires des grandes affaires du monde […] Machærous en raison même d’une situation impliquant une grande importance stratégique a dû forcément remplir, dans ces luttes terribles, un rôle en rapport avec ce que la nature et les travaux de l’homme avait fait pour cette forteresse » (Parent 1868, 71 et 75) [Weth, 277]. L’archéologue Clermont-Ganneau avait donné à Flaubert des indications topographiques et lui avait procuré un plan d’ensemble du site de Machærous [May, 220]. Ernest Renan écrit au sujet de Machærous : « Les constructions de Machærous, entreprises en quelque sorte contre nature, ces chambres d’une beauté merveilleuse, ces citernes inépuisables au milieu du site le plus terrible, élevées comme un défi au désert arabe, frappèrent d’admiration tous ceux qui les virent » [Dec, 143]. 2 à l’orient de la mer Morte] Le tableau qui ouvre le récit – « à l’orient » – met d’emblée l’accent sur des éléments marquants : une nature morte pétrifiée, la roche noire, lunaire du paysage basaltique entourant la mer Morte. Flaubert illustre de manière lapidaire la civitas terrena vouée à la mort. 3 la forme d’un cône] Flaubert a pour écrire utilisé les photographies réalisées par une expédition scientifique, notamment l’une d’entre elles montrant l’aspect conique du relief. Cette forme avait déjà attiré son attention 25 ans auparavant en Égypte, dans la région de Wadi Halfa : « De l’autre côté du Nil, est le désert avec deux petites montagnes de forme conique (tronquées par le sommet) et très large par la base » [dB, 129]. 4 dans le cercle d’un mur] Ici et pour ce qui suit, cf. H. B. Tristram, Land of Moab (1873) ; réécrit ainsi dans f° 659 : « système de cercles concentriques bâtis autour d’un fort central » [Weth, 277]. 5 cent vingt coudées] La coudée romaine mesurait 44,2 cm [Dec, 143]. Les murailles ont donc plus de 50 m de haut [dB, 129]. 6 avec des angles nombreux …] Cf. les notes de Flaubert (f° 660–661) d’après Parent (1862) : « Le rocher forme un pic complètement isolé, d’une grande hauteur et entouré, dans chaque https://doi.org/10.1515/9783110639469-003
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comme des fleurons à cette couronne de pierres,7 suspendue au-dessus de l’abîme. Il y avait dans l’intérieur un palais orné de portiques, et couvert d’une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore,8 où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.9 Un matin,10 avant le jour, le Tétrarque11 Hérode-Antipas12 vint s’y accouder, et regarda.13
direction, de vallées larges et profondes […] sur le sommet est un plateau assez vaste, parfaitement propre à contenir une forteresse […] le sommet de Machærous fut entouré de hautes murailles flanquées de nombreuses tours de 100 coudées (plus de 30 mètres d’élévation) […] Au centre de cette enceinte on construisit une ville entière qui fut reliée à la forteresse et au palais par un long chemin en zigzag, le long duquel on gravissait péniblement les rampes escarpées de la montagne » [Weth, 277–278]. Voir à ce propos cette conclusion interprétative de Tristram : « The citadel was placed on the summit of the cone, which is the apex of a long flat ridge, running for more than a mile from west to east […] the interior remains are few […] most interesting of all – two dungeons one of them deep and its sides scarcely broken in […] One of these must surely have been the prison-house of John the Baptist » (1873, 259) [Weth, 277]. 7 cette couronne de pierres] La couronne de pierres de Machærous, la citadelle du Tétrarque, motif conventionnel, est en même temps l’attribut de la Terre-Mère Cybèle, suspendue audessus du vide. Cybèle prépare le sol sur lequel doit avoir lieu l’histoire du salut : ses montagnes, ses pierres, le basalte dont se compose son emblème, la couronne de tours, voient naître quelque chose de nouveau. Cybèle est omniprésente dans le paysage d’Hérodias (Genette 1984, 200). 8 une balustrade en bois de sycomore] Figuier égyptien résistant à la putréfaction [Dec, 143]. 9 vélarium] Voile d’ombrage. 10 Un matin] L’unité de temps et de lieu est strictement respectée selon les règles de la tragédie : l’histoire de la décollation de Jean-Baptiste dans la forteresse du Tétrarque Hérode dure exactement 24 heures, du lever du soleil au lever du soleil du jour suivant. La naissance du christianisme, l’authentification du Messie par Jean, premier martyr proto-chrétien, est racontée sur le mode de la tragédie, un genre prétendument surmonté par le christianisme. Il apparaîtra au fur et à mesure de la narration que cette tragédie est une histoire du soleil, de son lever au lever du jour suivant, conformément au sermon d’Augustin d’Hippone qui superpose à la fête de Sol invictus la relation entre Jésus et Jean (Augustin, Sermones, 30, 288, In Natali Ioannis Baptistae (De voce et verbo)). 11 Tétrarque] Titre honorifique grec désignant pour les Romains un gouverneur placé sous leur protectorat. D’après Flavius Josèphe, il vient de ce qu’Hérode le Grand avait ordonné le partage du grand empire entre ses fils. Son fils Hérode Antipas (au pouvoir de 4 av. à 39 ap. J.-C.) est nommé par Auguste tétrarque de Galilée et de Pérée. Comme son père, il règne sous souveraineté romaine. C’est l’histoire de l’Église, que Flaubert avait étudiée, qui définit sa place dans l’Histoire : « Ce renard, ainsi que l’appelle Jésus (Lc, 13,32) […] sut se concilier la faveur de Tibère. Mais sensuel, ivrogne, brutal, il eut tous les vices de son père, sans en avoir la force » (Lebreton et Zeiller 1934, 32). Hérode est destitué par Caligula en 40 ap. J.-C. : cette menace est permanente comme toile de fond du récit.
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Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu’au fond des abîmes,14 était encore dans l’ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent.15 L’aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur.
Flaubert décrit Hérode comme un représentant typique de la caste politique française de son époque : « Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (qui était un vrai préfet) » (Correspondance VII, 296 et 309) [May, 221]. L’histoire de la civitas terrena est universelle, la politique française en est l’héritière. Le caractère évident de la domination romaine se dégage de chaque mot du texte : tous les conflits sont insérés dans un univers romain dont les intérêts sont présupposés et à peine effleurés. Le titre d’Hérode « Tétrarque » le montre : il désigne jusqu’à Constantin les rois institués par Rome. Dans les évangiles, les luttes pour le pouvoir entre les gouverneurs locaux et le pouvoir romain sont peu évoquées afin de privilégier la prédication. Flaubert mentionne la Palestine, la Galilée, la Judée, la Samarie et même les conflits entre les sectes juives et leurs alliances avec Rome, jusqu’aux guerres avec les Arabes, détachant le théâtre du Nouveau Testament comme colonie romaine de sa confiscation ultérieure par l’histoire du salut. Flaubert partage avec ses contemporains cet intérêt pour le contexte historique, politique et séculier, mais il lui donne une plus grande acuité, non seulement en démythifiant les événements, mais aussi en inversant leur contenu mythique. 12 Hérode-Antipas] L’imbroglio autour des différents Hérode, Hérode Antipas n’étant que l’un des trois, que l’on confond d’ailleurs facilement avec Hérode le Grand, est un symptôme de la confusion des langues en tant que caractéristique fondamentale du récit. Ce n’est donc pas un hasard si le mot « obscurité » est celui qui a été le plus souvent employé en lien avec Hérodias. La longue série de ceux qui ont déploré ce manque de lisibilité commence à l’époque de Flaubert avec Hippolyte Taine, Aglaé Sabatier et Sainte-Beuve et s’arrête provisoirement à l’époque du structuralisme avec Gérard Genette (1984, 201). Pourquoi Flaubert écrit-il une nouvelle aussi obscure ? Son travail sur les manuscrits montre que l’obscurité du récit résulte d’un travail minutieux sur le texte. Elle montre la difficulté à comprendre en tant que composante d’une situation linguistique extrêmement confuse, où se profile dans Hérodias le tournant épochal. Flaubert présente comme babylonien l’état d’une langue qui ne pourra plus être éclairée par la Pentecôte. 13 regarda] Le Tétrarque embrasse du regard le pays qui lui a été confié. Mais la dynamique du regard dominateur s’inverse : au lieu d’être maître de la situation, le Tétrarque, qui dépend du bon plaisir des Romains, est en proie à la peur qui se reflète dans son regard. Il est en fonction, mais n’a aucun pouvoir, ce qui est un motif classique de la mélancolie au XIXe siècle. L’inversion du pouvoir en impuissance, de la station debout en chute avec une connotation sexuelle, marque la dynamique des événements politiques. 14 jusqu’au fond des abîmes] Dans la version définitive, Flaubert a remplacé « ravins » par « abîmes » et l’a répété en l’espace de quelques lignes. C’est la dimension allégorique qui motive la répétition : tandis que le « ravin » est un terme technique géographique, « abîme » évoque le De profundis : « Du fond de l’abîme » (Ps 130,1). 15 les contours de la mer Morte apparurent] Cf. les observations du duc de Luynes : « Du sommet de [la colline] qui fut probablement l’acropole, on voit très bien la mer Morte dans les environs d’Engaddi, ainsi que les montagnes de Jérusalem, Hébron, Jéricho et Naplouse » (1874, 162) [Weth, 278]. Le signifiant « mer Morte » (mer Morte et mère morte) est lui-même répété. L’aurore prend aux alentours de la mer Morte / de la mère morte des traits sanglants qui font penser à un accouchement monstrueux de la Terre-Mère.
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Elle illumina bientôt les sables de la grève,16 les collines, le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises.17 Engaddi,18 au milieu, traçait une barre noire ; Hébron,19 dans l’enfoncement, s’arrondissait en dôme ; Esquol 20 avait des grenadiers, Sorek21 des vignes, Karmel 22 des champs de sésame ; et la tour Antonia,23 de son cube monstrueux, dominait Jérusalem. Le Tétrarque en détourna la vue pour contempler, à droite, les palmiers de Jéricho ;24 et il songea aux autres villes de sa Galilée : Caphar-
16 les sables de la grève] Les « Paysages » empruntés aux Notes de Voyages (f° 699 r° v°) fournissent des éléments de description : les couleurs, les effets de lumière, la lumière bleue sur un lac, la plaine blanche, les tons rougeâtres et grisâtres de la montagne, la blancheur éblouissante de la ville de Jérusalem, le Jourdain et la mer Morte [Weth, 278]. 17 le désert, et, plus loin, tous les monts de la Judée …] La Terre promise comprend des contrées désertiques, paysages de mort déjà décrits par Tristram, un contemporain de Flaubert : « The western shore of the lake was spread before us from the northern almost to the southern end, and the rugged and barren-looking plateau of Judaea seemed to lie far below us. Jerusalem, Bethlehem and the Hills of Hebron, the dark oasis of Engaddi all stood out clearly before us. To the north there stretched the plain of Jordan, shining bare, sulphurous, and desolate, with a silver thread issuing from the desert waste into the sea. One dark green patch alone relieved its death like pallor – the green oasis of Jericho » (1873, 256) [Weth, 278]. 18 Engaddi] ou En Gedi, à proximité de la mer Morte, dans une région qui compte de nombreux vignobles et dont provient la grappe de raison apportée à Moïse [May, 221]. C’est à En Gedi que s’étaient réfugiés les anachorètes esséniens [Dec, 144]. 19 Hébron] Ville très ancienne, pleine de souvenirs bibliques, à environ 30 km au sud de Jérusalem. Abraham et Sara, Isaac et Rebecca, Jacob et Léa y seraient morts, Jean-Baptiste y serait né [Dec, 144; Reh, 144]. 20 Esquol] Ville de Judée, au nord-est d’Hébron [Reh, 144]. Le nom escol signifie « raisin » ; on confond souvent Esquol avec En Gedi à cause de ses célèbres vignobles [May, 222]. 21 Sorek] Il n’existe aucune ville de ce nom : Sorek est un oued des environs de Jérusalem [Dec, 144]. Le Dictionnaire des antiquités bibliques de Saulcy ajoute: « Sorec : Vallée de la tribu de Dan près de laquelle Samson se prit de passion pour Dalilah » (Weth, 278). Dans le manuscrit, Flaubert avait d’abord écrit Gazer. Clermont-Ganneau fait certainement allusion à ce nom dans une lettre adressée à Flaubert : « L’opinion la plus en faveur veut reconnaître Iazer dans d’intéressantes ruines nommées Scir ou Sir, droit au nord de Machærous, entre Philadelphie et le Jourdain. Dans ce cas, je crains que le lieu ne soit masqué par les hauteurs interposées du mont Nébo et du Djebel Acarus » (Co, 209). Toujours en quête de la plus grande précision, Flaubert a sans doute renoncé à ce nom en raison de cette incertitude [May, 222]. 22 Kamel] Localité de Judée située au sud-ouest d’En Edi [dB, 129]. 23 la tour Antonia] Tour, en fait une forteresse à quatre tours qui apparaît de loin comme une seule tour (Edl, 291), s’élevant au nord du temple. Construite par Hérode le Grand en l’honneur de Marc Antoine, elle servait de place forte à la garnison romaine [May, 222]. Dans le texte de Flaubert, la tour romaine ramène la Jérusalem céleste au stade antérieur, à l’époque de Babylone. 24 Jéricho] Ville de Judée à une vingtaine de km au nord-ouest de Jérusalem, sur un affluent du Jourdain. L’une des plus anciennes civilisations urbaines que l’on connaisse, puisque son histoire remonterait à 9000 av. J.-C. Oasis protégée depuis 3100 av. J.-C. contre les assaillants
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naüm,25 Endor,26 Nazareth,27 Tibérias28 où peut-être il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain29 coulait sur la plaine aride.30 Toute blanche, elle éblouissait comme une nappe de neige.31 Le lac, maintenant, semblait en lapislazuli ;32 et à sa pointe méridionale, du côté de l’Yémen,33 Antipas reconnut ce qu’il craignait d’apercevoir. Des tentes brunes étaient disperses ; des hommes
venus de l’est par de hauts murs défensifs, Jéricho a déjà été détruite plusieurs fois avant même sa destruction légendaire par les Hébreux (Josué 6). Elle a ensuite été reconstruite. Sous Hérode le Grand, elle connaît une nouvelle période de prospérité [Reh, 144–145]. 25 Capharnaüm] Ville de Galilée au nord-ouest du lac de Génézareth ; lieu central du ministère de Jésus dans le Nouveau Testament et donc synecdoque pour Jésus le Galiléen. Au sujet du miracle de Capharnaüm, voir Mt (8,5–13) et Lc (7,1–10). C’est là que Jésus se retire quand il apprend l’incarcération de Jean (Mt 4, 12–13). L’Évangile selon Matthieu mentionne aussi la présence d’un centurion romain qui supplie Jésus de guérir son serviteur (Mt 8,5–13). La guérison de la belle-mère de Simon Pierre a également lieu à Capharnaüm, elle est évoquée par Marc (Mc 1,29–31), Luc (Lc 4,38–39) et Matthieu (Mt 8,14–15). Le topos de la prédication est ici topographiquement délimité, désigné comme tel, géographiquement re-contextualisé et donc mis à distance en tant que topos. 26 Endor] Ville située au sud de la Galilée [dB, 131] ; on connaît la sorcière d’Endor (premier livre de Samuel), la nécromancienne dont le conseil manque autant au superstitieux Antipas qu’à Saül, qui s’inquiète pour sa vie ; ce lieu fait apparaître le paysage de Galilée indifféremment comme le théâtre d’événements funestes et d’autres, annonciateurs du salut ; Hérodias occupe ici une place décisive. 27 Nazareth] Au nord-ouest d’Endor, son pendant dans le Nouveau Testament. C’est le lieu où grandit la Bonne Nouvelle ; la Sainte Famille y réside jusqu’au baptême de Jésus. 28 Tibérias] Ville fondée par Hérode Antipas comme nouvelle capitale de sa tétrarquie (17 ap. J.-C.), nommée ainsi en l’honneur de Tibère [Dec, 144]. Elle est située en bordure du lac de Génézareth ; le topos l’associe par le biais du pêcheur d’hommes Pierre à l’Eglise que Jésus a bâtie sur lui. 29 Jourdain] La vallée du Jourdain qui relie Jean-Baptiste au pêcheur de Génézareth/Tibérias unissait pour Flaubert le paysage biblique à celui de Normandie, ainsi que l’indique une Note de Voyage : « Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Touques à Pont-l’Évêque » (Weth, 278). 30 la plaine aride] Au nord de la mer Morte. Pastiche des premières lignes de Moïse d’Alfred de Vigny, dont l’intention est ici inversée : tandis que Moïse délivre Israël de la captivité babylonienne et le mène sur le chemin de la Terre promise, avec le Tétrarque nous voyons ici les prémices d’une globalisation de Babylone par l’Église catholique. 31 comme une nappe de neige] Le paysage semble figé : même l’eau n’apporte pas la vie, avec la métaphore de la neige elle devient cristalline, se pétrifie. 32 en lapis-lazuli] Dans Un cœur simple, le lapis-lazuli que rappelle le bleu sur le front du perroquet de Félicité était devenu pétrification sur l’autel de la Fête-Dieu, art parnassien qui pétrifie tout pour le garder vivant. Flaubert au contraire pétrifie pour pérenniser la mort dans la vie. Il n’est pas question d’un esprit vivant, mais de lettres mortes, inscrites dans la pierre. 33 Yémen] Désigne aujourd’hui le Sud-Ouest de la péninsule arabique. Flaubert utilise ce nom dans un sens plus large, antique, où s’appelle Yémen toute la région située au sud du golfe d’Aqaba [Weth, 278].
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avec des lances circulaient entre les chevaux, et des feux s’éteignant brillaient comme des étincelles à ras du sol. C’étaient les troupes du roi des Arabes,34 dont il avait répudié la fille pour prendre Hérodias,35 mariée à l’un de ses frères,36 qui vivait en Italie, sans prétentions au pouvoir. Antipas attendait les secours des Romains ; et Vitellius,37 gouverneur de la Syrie,38 tardant à paraître, il se rongeait d’inquiétudes. Agrippa,39 sans doute, l’avait ruiné chez l’Empereur ? Philippe,40 son troisième frère, souverain de la Batanée,41 s’armait clandestinement.42 Les Juifs ne
34 roi des Arabes] Le roi Arétas, émir de Pétra, au sud de la mer Morte, part en guerre contre Antipas afin de venger l’humiliation subie par sa fille, à qui Hérode a préféré sa belle-sœur Hérodias. Après la mort de Jean-Baptiste, Antipas demandera à Vitellius de le protéger contre Arétas. Le « roi des Arabes » – « l’Arabe vagabond » dans Athalie de Racine – est l’ennemi juré des Juifs [May, 222]. Mais contrairement à Racine, Flaubert ne souhaite pas ici « resserrer » des événements historiques afin de rendre son récit plus dramatique [Dec, 144], mais les doter d’une vérité plus profonde. Le but du travail littéraire consiste, contrairement à l’historiographie, à dégager la vérité qui sous-tend l’Histoire. 35 Hérodias] Petite-fille d’Hérode le Grand et nièce d’Hérode Antipas, mais aussi sa bellesœur, car elle avait épousé l’un de ses frères avant de séduire et d’épouser Antipas. De son premier mariage, elle a une fille, Salomé. D’après Flavius Josèphe, c’est Hérodias qui, jalouse du pouvoir croissant de son frère Hérode Agrippa, pousse Antipas à demander à Caligula le titre de roi ; elle est donc la principale responsable de sa destitution et de son bannissement [Reh, 145]. L’Histoire naît ici d’une histoire familiale, où ne règne pas l’amour, mais l’ambition, le meurtre, la jalousie, la tromperie et l’inceste. 36 l’un de ses frères] D’après Flaubert et d’autres érudits, l’un des nombreux fils d’Hérode le Grand ; d’après les évangélistes, ce serait Hérode Philippe. Procédé stylistique utilisé de bout en bout, l’obscurcissement systématique des noms propres souligne cette impression que s’ils portent le même nom, c’est parce qu’ils agissent tous toujours de la même façon, tuent et commettent l’inceste. 37 Vitellius] Lucius Vitellius, proconsul et père du futur empereur Aulus Vitellius. 38 la Syrie] Ce nom désignait pour les Romains toute la région comprise entre la Palestine et l’Euphrate [Dec, 144]. 39 Agrippa, sans doute] Frère d’Hérodias et neveu d’Hérode Antipas, avec lequel il a des différends financiers [Reh, 146]. Il est élevé à Rome, puis sert d’abord son oncle Antipas. De retour à Rome, il devient l’ami personnel du futur empereur Caligula, qui succédera à Tibère. Il est emprisonné en 36 ap. J.-C. sur l’ordre de Tibère, longtemps après la mort de Jean-Baptiste [Dec, 144], et remis en liberté en 37 ap. J.-C. par le nouvel empereur Caligula. Agrippa obtient des empereurs Caligula et Claude d’abord une tétrarchie, puis une deuxième, autrefois gouvernées par Hérode le Grand, que Caligula bannit à sa demande [Reh, 146]. Flaubert change ici les faits historiques qu’il connaît jusque dans les moindres détails afin de mettre au jour avec Antipas (et non Agrippa) une vérité plus profonde : l’incarnation de l’inceste stigmatisé par Jean. Ayant épousé la femme de son frère qui est aussi sa nièce, Antipas illustre deux fondements de la civitas terrena, le fratricide et l’inceste, marques les plus prononcées du corps politique déchiré, dominé par la soif effrénée de pouvoir et l’amour de soi.
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voulaient plus de ses mœurs idolâtres,43 tous les autres de sa domination ; si bien qu’il hésitait entre deux projets : adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes ;44 et, sous le prétexte de fêter son anniversaire, il avait convié, pour ce jour même, à un grand festin,45 les chefs de ses troupes, les régisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilée. Il fouilla d’un regard aigu toutes les routes. Elles étaient vides. Des aigles volaient au-dessus de sa tête ; les soldats, le long du rempart, dormaient contre les murs ; rien ne bougeait dans le château. Tout à coup, une voix lointaine,46 comme échappée des profondeurs de la terre, fit pâlir le Tétrarque. Il se pencha pour écouter ; elle avait disparu. Elle reprit ; et en claquant dans ses mains, il cria : ― « Mannaëi ! Mannaëi ! »
40 Philippe, son troisième frère] Hérode le Grand avait trois fils, Archélaos, Antipas et Philippe, ainsi qu’une fille, Salomé ; il avait fait tuer trois autres de ses enfants. Lors de la division du royaume, Archélaos se voit confier le royaume et Philippe la tétrarchie couvrant la Batanée, avec la Gaulanitide, la Trachonitide et Panéas [May, 223]. 41 la Batanée] Partie nord de la région située à l’est du Jourdain. En 732 av. J.-C., les Assyriens avaient arraché ce territoire aux Israélites ; depuis le IIe siècle, il était gouverné par les Nabatéens. Auguste le leur retire parce qu’ils avaient pris parti pour Marc Antoine pendant les guerres civiles romaines et le confie à Hérode le Grand en 23 av. J.-C. ; après sa mort en 4 av. J.-C., la Batanée fait partie de la tétrarchie de son fils Philippe [Reh, 146]. 42 s’armait clandestinement] Le fait de s’armer en secret, caractéristique du fratricide basé sur l’inceste, annonce la défaite historique. D’après Flavius Josèphe, cité par Desrez dans son Histoire ancienne des Juifs : « Guerre entre Arétas, roi de Pétra et Hérode, le tétrarque ayant épousé sa fille, il voulait la répudier pour épouser Hérodiade, fille d’Aristobule et femme d’Hérode son frère. L’armée d’Hérode est entièrement défaite et les Juifs l’attribuent à ce qu’ils avaient fait mettre Jean-Baptiste en prison » (1836, 481) [Weth, 279]. 43 ses mœurs idolâtres] La résistance historique des Juifs à toute forme d’idolâtrie est confirmée tout au long du récit ; les signes d’hostilité à l’encontre de l’« idolâtrie » romaine se multiplient et se retrouvent jusque dans les motifs de la persécution des chrétiens. Les phénomènes d’idolâtrie sont communs aux trois récits. 44 les Parthes] Peuple du Nord de la Perse qui, à son apogée au IIe siècle av. J.-C., occupait la région qui va de l’Euphrate à l’Indus [Reh, 146]. Même Trajan a dû renoncer à le soumettre [Dec, 145]. Après les guerres civiles romaines, les Parthes ont envahi et ravagé la Palestine [May, 223]. Au Moyen Âge, ils passent encore pour de redoutables adversaires [dB, 132]. 45 un grand festin] Connu par les Évangiles de Matthieu 14,6 et Marc 6,21. 46 une voix lointaine] Voir une note précoce de Flaubert : « Une voix – il [= Antipas] a peur » [May, 223]. C’est le signal décisif qui marque le premier tournant sensible dans un récit jusqu’alors statique. Le Baptiste, celui qui crie dans le désert, est l’incarnation de la voix. On ne le voit jamais, seule sa voix est présente avant que sa tête coupée n’apparaisse. Jean est chez Flaubert la synthèse de tous les prophètes par la voix desquels Dieu parle, avant qu’il ne le fasse directement par son fils. Les prophètes prédisent, et Hérodias est aussi un texte sur les prophéties qui, sous la forme des divinations, augures et prédictions astrologiques d’antan, se valent toutes. Phanuel, qui semble comprendre le lien entre Jean et Jésus, est un mage par qui le motif christologique
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Un homme se présenta, nu jusqu’à la ceinture, comme les masseurs des bains. Il était très grand, vieux, décharné, et portait sur la cuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevée par un peigne, exagérait la longueur de son front. Une somnolence décolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteils posaient légèrement sur les dalles, tout son corps ayant la souplesse d’un singe, et sa figure l’impassibilité d’une momie. ― « Où est-il ? » demanda le Tétrarque. Mannaëi répondit, en indiquant avec son pouce un objet derrière eux : ― « Là ! toujours ! » ― « J’avais cru l’entendre ! » Et Antipas, quand il eut respiré largement, s’informa de Iaokanann,47 le même que les Latins appellent saint Jean-Baptiste.48 Avait-on revu ces deux hommes,49 du sacrifice de soi est aisément inséré dans l’astrologie païenne, avec le soleil comme élément naturel du firmament. Dans cette perspective, Jésus n’est pas le vrai fils du Dieu unique, mais une variante du culte du soleil. La voix du prophète devient une prédiction parmi beaucoup d’autres, le christianisme comme le judaïsme une autre forme d’idolâtrie païenne. Flaubert se réfère à Augustin d’Hippone qui montre, avec l’exemple de Jean et de Jésus, la relation problématique entre la voix comme ensemble de sons et la signification : « Quid est vox ? Quid est verbum ? » demande-t-il dans le passage De voce et verbo des Sermo in natali Ioannis Baptistae (Sermones, 30, 288). C’est la parole du Christ qui donne un sens, une signification typologique à la voix de Jean : sa voix est emplie du Verbe, c’est-à-dire du Christ : « In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum » et « Et Verbum caro factum est » (Jn 1,1 et 1,14) sont les exemples de l’Évangile de Jean (et non de Jean-Baptiste) cités par Augustin. La voix du Baptiste qu’Antipas perçoit dans son angoisse est vide, elle s’éteint dans le lointain. Elle s’accomplit en Hérode contre le nexus typologique de la rédemption qu’Augustin lui attribue. 47 s’informa de Iaokanann] Nom de Jean introduit ici en hébreu exotique, comme si ce nom était ineffable au même titre que celui de Yahvé. Flaubert ignore avec la forme latine de la Vulgate, historiquement bien postérieure, l’état du savoir historique. On se trouve à l’aube d’un tournant épochal, tournant qui, dans le conte, n’a pas lieu et fait place au contraire à un malentendu historique au sens strict. 48 appellent saint Jean-Baptiste] La version française du nom latin augmente l’écart avec l’histoire connue liée à son nom, qui par la suite sera reproduite avec toutes les marques de la dépravation terrestre. Jean avait publiquement dénoncé les relations familiales, « incestueuses » dans l’acception antique du terme, d’Antipas avec sa nièce Hérodias et expliqué la stérilité du couple par l’inceste (signe de malheur et non facteur biologique). Hérodias perçoit en Jean une menace directe pour sa position. Elle a peur d’être répudiée tandis qu’Antipas craint pour son pouvoir, si discrédité soit-il. 49 ces deux hommes] Les deux disciples que Jean-Baptiste a dépêchés auprès de Jésus pour lui demander s’il est le Messie qu’il était venu annoncer (voir les Évangiles de Luc 7,18–19 et de Matthieu 11,2–15). « Or Jean ayant appris dans la prison les œuvres merveilleuses de JésusChrist, envoya deux de ses disciples lui dire : Êtes-vous celui qui doit venir, ou si nous devons en attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez raconter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Évangile est annoncé aux pauvres ; et heureux est
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admis par indulgence, l’autre mois, dans son cachot, et savait-on, depuis lors, ce qu’ils étaient venus faire ?50 Mannaëi répliqua : ― « Ils ont échangé avec lui des paroles mystérieuses, comme les voleurs, le soir, aux carrefours des routes. Ensuite ils sont partis vers la Haute Galilée,51 en annonçant qu’ils apporteraient une grande nouvelle.» Antipas baissa la tête, puis d’un air d’épouvante: ― « Garde-le ! garde-le ! Et ne laisse entrer personne ! Ferme bien la porte ! Couvre la fosse ! On ne doit pas même soupçonner qu’il vit ! » Sans avoir reçu ces ordres, Mannaëi les accomplissait; car Iaokanann était Juif, et il exécrait les Juifs comme tous les Samaritains.52 Leur temple de Garizim,53 désigné par Moïse pour être le centre d’Israël, n’existait plus depuis le roi Hyrcan ;54 et celui de Jérusalem les mettait dans la
celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute » (Sacy, Mt 11,2–6). Renan paraphrase et explique : « ‹ Es-tu celui qui va venir? Devons-nous en attendre un autre? › Jésus, qui dès lors n’hésitait plus guère sur son propre rôle de messie, leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser la venue du royaume de dieu, la guérison des malades, la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux pauvres » (Renan 1863, 196). Le texte de Flaubert est construit sur l’absence de Bonne Nouvelle. Dans Madame Bovary, il en avait présenté des exemples : la pauvre servante Catherine Leroux reçoit une bonne nouvelle qui ressemble à une insulte ; l’opération d’Hippolyte fait qu’il est encore plus handicapé qu’avant ; l’aveugle de la calèche reste aveugle malgré tous les efforts du pharmacien. 50 ce qu’ils étaient venus faire] Flaubert avait ici aussi noté un extrait de la Vie de Jésus de Renan : « Jean doute de la mission de Jésus, du fond de sa prison, il lui envoie demander s’il est celui qui doit venir […] On ignore ce que les disciples dirent à Jean et ce qu’il en pensa » (f° 743 v°), et ajouté cette remarque : « Jean envoie de Machærous deux disciples à Jésus : Math XI, 2, Luc VII, 18 et Math IX, 14 et seq – on ignore ce que les disciples dirent à Jean et ce qu’il pensa » (f° 747) [Weth, 279]. 51 C’est en Galilée qu’après son baptême, Jésus commence ses prédications : « Et Jésus allait par toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, prêchant l’Évangile du royaume, et guérissant toutes les langueurs et toutes les maladies parmi le peuple » (Mt 4,23, Sacy). 52 comme tous les Samaritains]: Flaubert note en marge « » (f° 727) [Weth, 279]. Le schisme qui divisait les peuples d’Israël depuis la mort de Salomon (env. 930 av. J.-C.) était resté profond même après la captivité babylonienne [Dec, 146] ; il a laissé des traces dans le Nouveau Testament : la parabole du bon Samaritain est à cet égard proverbiale, Flaubert la trouvait révélatrice (Jn 4,9 et Lc 10,30–37) [Reh, 147]. 53 Leur temple de Garizim] Le temple de Moïse au sud-est de Samarie, édifié par les Samaritains pour s’affirmer contre Jérusalem [Dec, 146 ; May, 223]. 54 le roi Hyrcan] Le roi Jean Hyrcan était grand prêtre sacrificateur et roi des Juifs. Il est tué par Hérode. Dans le dossier des Trois Contes, on trouve un dessin des ruines du palais d’Hyrcan et d’une porte qui semble être une reconstruction des portes du palais [May, 223]. Hyrcan avait détruit Samarie : « La haine juive s’en donna à cœur joie. La ville fut détruite avec des
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fureur d’un outrage, et d’une injustice permanente. Mannaëi s’y était introduit, afin d’en souiller l’autel avec des os de morts.55 Ses compagnons, moins rapides, avaient été décapités. Il l’aperçut dans l’écartement de deux collines. Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre blanc et les lames d’or de sa toiture. C’était comme une montagne lumineuse,56 quelque chose de surhumain, écrasant tout de son opulence et de son orgueil.57 Alors il étendit les bras du côté de Sion ;58 et, la taille droite, le visage en arrière, les poings fermés, lui jeta un anathème, croyant que les mots avaient un pouvoir effectif. Antipas écoutait, sans paraître scandalisé.59 Le Samaritain dit encore: ― « Par moments il s’agite, il voudrait fuir, il espère une délivrance. D’autres fois, il a l’air tranquille60 d’une bête malade ; ou bien je le vois qui marche dans les ténèbres, en répétant : « Qu’importe ? Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue ! »61 Antipas et Mannaëi se regardèrent. Mais le Tétrarque était las de réfléchir. raffinements pour qu’il n’en restât aucune trace. Le jour de sa destruction fut inscrit au calendrier des bons jours » (Renan, Histoire du peuple d’Israël, 1893, 5,39) [Dec, 146]. 55 avec des os de morts] Flaubert se réfère ici à Flavius Josèphe : « sous le gouvernement de Corpronius sacrilège des Samaritains dans le temple, y répandent des os de mort » (f° 673 v°) [Weth, 279]. 56 comme une montagne lumineuse …] Le temple d’Hérode le Grand, « un cube aux dimensions gigantesques » chez Melchior de Vogüé, Le temple de Jérusalem (1864, 52) ; comparer avec Flavius Josèphe (Desrez 1836, 736): « tout le devant de ce portique était doré […] le temple était tout couvert de lames d’or si épaisses que dès que le jour commençait à paraître on n’en était pas moins ébloui qu’on l’aurait été par les rayons même du soleil. Quant aux autres côtés où il n’y avait point d’or, les pierres en étaient si blanches que cette superbe masse paraissait de loin, aux étrangers qui ne l’avaient point encore vue, être une montagne couverte de neige. Toute la couverture du temple était semée et comme hérissée de broches ou pointes d’or » [Weth, 279]. 57 écrasant …] En référence à la Tour de Babel. L’orgueil vient compléter l’association avec Babylone. 58 Sion] Colline située au sud-est de Jérusalem ; son nom, qui s’est reporté depuis Salomon sur le mont du Temple au nord de la ville, désigne depuis la ville sainte de Jérusalem dans son ensemble. Cf. le prophète Ésaïe : « fille de Sion » (Ésaïe 1,8) [Reh, 148]. Dans l’éclat tapageur du temple couvert d’or, Sion ressemble ici à Babylone. 59 sans paraître scandalisé] Plus longuement, sur un ton docte : « Antipas, iduméen par ses aïeux souriait à les entendre, *mais* et cependant n’eût *pas* osé le dire » (f° 539) [Weth, 280]. 60 l’air tranquille] Le silence accompagne la seule conversation digne de ce nom dans le texte, mais il n’est que rapporté, d’une manière aussi laconique que clairvoyante. La tristesse enlève son don au prophète, pointe implicite de l’auteur. 61 Pour qu’il grandisse, il faut que je diminue !] La quintessence du prophète privé dans son désespoir de son don de prophétie, quintessence rendue avec une étonnante précision, répond
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Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés,62 les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient ; et une désolation l’envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villes maudites,63 ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes.64 Ces marques d’une colère immortelle effrayaient sa pensée ; et il restait les deux coudes sur la balustrade, les yeux fixes et les tempes dans les mains. Quelqu’un l’avait touché. Il se retourna. Hérodias était devant lui.65
à la question primordiale dont il est question ici. Elle échappe à l’observateur qui la rapporte, mais dans sa concision elle reste mot pour mot gravée dans sa mémoire. Pour le Baptiste, il importe seulement, dans sa détresse, de savoir si Jésus est le Messie et quelle est sa relation avec lui. Au cœur d’Hérodias se trouve l’énigme épochale qui est la réponse à une citation de l’évangéliste Jean : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue » (Jn 3,30) : la révélation d’une prophétie non intentionnelle quant à sa mort – on lui coupera la tête – et une révélation qui correspond à l’ironie involontaire du récit de Mannaëi : le prophète est à la hauteur de son bourreau. Augustin d’Hippone mettait ce passage de l’Évangile de Jean en rapport avec la fête de la naissance du Christ au moment du solstice d’hiver, où les nuits raccourcissent et les journées rallongent, tandis que la Saint-Jean se situe autour du solstice d’été, où les journées raccourcissent et où les nuits rallongent. Une fois de plus, Flaubert inscrit dans la référence à Augustin une pointe contraire, qui enlève à l’histoire du salut le salut lui-même. 62 comme des étages de grands flots pétrifiés …] Description comparable aux « vagues ruines » du panorama de Paris, Éducation sentimentale II, 1 [Weth, 280]. 63 l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villes maudites …] Les villes de Sodome et Gomorrhe, célèbres pour leurs mœurs dissolues, ont été détruites du temps d’Abraham par une pluie de soufre et de feu (Gn 29,24) ; recouvertes par la mer Morte, elles exhalent des vapeurs de soufre et d’asphalte [dB, 135]. 64 ensevelies plus bas que le rivage sous les eaux pesantes] Comme la forêt dans Saint Julien ou la forêt de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale, la nature ressemble à une ville antique en ruines. Les ruines en tant que traces de violence humaine se mêlent aux villes de Sodome et Gomorrhe, détruites par la violence d’un dieu furieux. Le paysage d’Hérodias donne à lire en résumé la théorie flaubertienne de l’histoire, une histoire babylonienne, définie par la verticale de la tour qui s’effondre sur elle-même. 65 Hérodias était devant lui] Dans le scénario de Flaubert, le personnage d’Hérodias est caractérisé de la sorte : « son frère est mort – regrette sa fille, caresses attiques » ; « Juive, mais par ses aïeux et de nature, monarchique. Ses ancêtres avaient été rois et sacrificateurs, et le peuple en voulait aux Asmonéens qui s’étaient imposés comme grands prêtres. – Se moquait d’Antipas, comme la grande Mariamne s’était moquée d’Hérode […] Son premier mari Hérode vivait à Rome des bienfaits d’Auguste. C’est là qu’Antipas l’avait vue ; personnage insignifiant, Hérode ne l’avait pas comprise. Antipas lui convenait mieux pour ses plans d’ambition. Sa mère Bérénice (veuve d’Aristobule) et fille de Salomé vivait à Rome et avait pour amie Antonia, mère de Germanicus et de Claude » (Co, 208). Antipas s’était lié à Hérodias « par un mariage adultère, elle fut la cause de toutes ses disgrâces comme de ses plus grandes fautes » (Lebreton et
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Une simarre de pourpre légère l’enveloppait jusqu’aux sandales. Sortie précipitamment de sa chambre, elle n’avait ni colliers ni pendants d’oreilles ; une tresse de ses cheveux noirs lui tombait sur un bras, et s’enfonçait, par le bout, dans l’intervalle de ses deux seins.66 Ses narines, trop remontées, palpitaient ; la joie d’un triomphe éclairait sa figure ; et, d’une voix forte, secouant le Tétrarque : ― « César67 nous aime ! Agrippa68 est en prison ! » ― « Qui te l’a dit ? » ― « Je le sais ! » Elle ajouta : ― « C’est pour avoir souhaité l’empire à Caïus ! »69 Tout en vivant de leurs aumônes,70 il avait brigué le titre de roi,71 qu’ils ambitionnaient comme lui. Mais dans l’avenir, plus de craintes ! ― « Les caZeiller 1934, 32–33). Flaubert voyait cette scène aussi nettement que la Seine qui coulait devant sa maison de Croisset : « Je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple » (Correspondance VII, 341) [May, 224]. Dans sa Vie de Jésus, Renan présentait Hérodias ainsi : « Un des caractères les plus fortement marqués de cette tragique famille des Hérode était Hérodias, petite-fille d’Hérode le Grand. Violente, ambitieuse, passionnée, elle détestait le judaïsme et méprisait ses lois. Elle avait été mariée, probablement malgré elle, à son oncle […] qu’Hérode le Grand avait déshérité et qui n’eut jamais de rôle public. La position inférieure de son mari, à l’égard des autres personnes de sa famille, ne lui laissait aucun repos ; elle voulut être souveraine à tout prix. Antipas fut l’instrument dont elle se servit » (Renan 1863, 109–110). 66 Sortie précipitamment …] Lors de sa première apparition, Hérodias semble non seulement ne porter aucun bijou, mais aucun fard. Pourtant elle est habillée de la tête aux pieds de pourpre, la couleur du pouvoir, et elle rappelle Ève avec la tresse qui, telle un serpent, se glisse entre ses seins. Elle semble ainsi copier la pose de reine de Cléopâtre. 67 César …!] Le premier mot de cette femme qui, enfant, rêvait déjà de régner sur un royaume. D’emblée, elle se présente comme quelqu’un qui est prêt à toutes les intrigues pour asseoir son pouvoir. Hérodias veut régner sur un royaume qu’elle a acquis en enfreignant les lois juives portant sur le mariage et grâce au pouvoir du sexe. Le César dont il est question ici est Tibère, le successeur d’Auguste. 68 Agrippa est en prison!] Agrippa est jeté en prison par Tibère en 36 ap. J.-C., plusieurs années donc après la mort de Jean (env. 28 ap. J.-C.). Le resserrement de la chronologie relie de manière dramatiquement efficace la chute d’Agrippa encouragée par Hérodias, et la prophétie de Jean [Reh, 148]. 69 l’empire à Caïus] Caïus Caligula, qui succédera à Tibère [Dec, 148]. Défendant les intérêts de Caïus Caligula, Agrippa espérait « la mort de Tibère avec si peu de discrétion que l’empereur lui-même en fut informé » [May, 225]. 70 leurs aumônes] Celle d’Hérode et celle d’Hérodias [Dec, 148]. 71 le titre de roi] Hérode Antipas n’est que tétrarque. Le titre de roi en aurait fait le successeur d’Hérode le Grand en lui donnant pouvoir sur toute la Palestine [Dec, 148]. L’ironie de l’histoire veut que ce soit Hérode Agrippa qui se voie conférer en 41 ap. J.-C. le titre de roi par Caligula, après que celui-ci a envoyé Antipas en exil [dB, 135].
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chots de Tibère s’ouvrent difficilement, et quelquefois l’existence n’y est pas sure ! »72 Antipas la comprit ;73 et, bien qu’elle fût la sœur d’Agrippa, son intention atroce lui sembla justifiée.74 Ces meurtres étaient une conséquence des choses, une fatalité des maisons royales. Dans celle d’Hérode, on ne les comptait plus.75 Puis elle étala son entreprise : les clients76 achetés, les lettres découvertes, des espions à toutes les portes, et comment elle était parvenue à séduire Euty-
72 Les cachots de Tibère …] Dans les geôles de Tibère, il y a lieu de craindre pour sa vie, car les empoisonnements sont nombreux. Ce qu’Hérodias dit dans cet échange hâtif ne s’éclaircira que quelques lignes plus tard. Elle est ravie de savoir Agrippa en prison, car ses intrigues portent leurs fruits : elle a tout fait pour qu’Agrippa se retrouve en prison et projette de le mettre hors d’état de nuire. 73 Antipas la comprit …] Contrairement au laconisme du texte que le lecteur doit percevoir comme hermétique. Dans une lettre, l’historien Hippolyte Taine a signalé à Flaubert que la généalogie d’Hérodias était compliquée et incompréhensible pour le lecteur : « Il faut un mot d’explication » [May, 225]. La concision que Taine ne comprend pas ne doit pas être interprétée comme une faiblesse de Flaubert qui inscrit habilement dans son œuvre l’interchangeabilité de tous les membres de cette famille en tant que caractéristique de l’Histoire toujours répétée du fratricide et de l’inceste ; c’est finalement celui qui en sera la victime qu’il charge de dire la morale de l’Histoire [Weth, 280]. 74 la sœur d’Agrippa …] Le lecteur ne perçoit l’étendue de la dépravation d’Hérodias que lorsqu’il apparaît qu’elle est la sœur de l’homme qu’elle a réussi à faire mettre en prison et dont elle prépare l’élimination. Ni dans la Bible, ni chez Flavius Josèphe et ni non plus chez Renan qui se range plus ou moins à l’avis de Flavius Josèphe, Hérodias n’est mise en rapport avec la tentative de fratricide dans la lutte pour le pouvoir. Or, le fratricide est un leitmotiv de la civitas terrena augustinienne qui sous-tend la construction du récit flaubertien. Historiquement, Hérodias n’a rien à voir avec l’intrigue fomentée et qui n’a eu lieu qu’en 36 ap. J.-C., soit après la mort de Jean-Baptiste en 30 : « La description d’Hérodias comme moteur de la dénonciation d’Eutychès est inventée de toutes pièces par Flaubert » [Reh, 148]. Flaubert relie deux composantes qui ne l’étaient pas chez Flavius Josèphe : la dénonciation d’Agrippa par son aurige, un certain Eutychès, suivie de l’incarcération ordonnée par Tibère, et un épisode où Hérodias incite son époux à obtenir la dignité de roi contre Agrippa (Les Antiquités juives, 18, 6, 5–6). Ces deux composantes n’ont rien à voir avec l’histoire de Jean. Mais le mépris nourri par Hérodias pour le manque d’ambition de son époux, qui figurait déjà chez Flavius Josèphe, est complété par Flaubert par la détermination d’Hérodias qui va jusqu’à envisager le fratricide ; elle devient une fratricide potentielle et donc un personnage clé de facture augustinienne, transformé en personnage type par Flaubert, qui recourt pour cela au laconisme de Tacite, principale référence d’Augustin. Les arcana domus de Tacite – « fatalité des maisons royales » – sont les arcana de la civitas terrena. 75 on ne les comptait plus] Hérode le Grand avait fait assassiner ses fils Alexandre, Aristobule et Antipater ainsi que sa femme Mariamne l’Hasmonéenne et toute une série de membres de sa famille. 76 les clients] au sens latin : ceux qui sont les obligés d’un grand personnage [Dec, 148].
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chès77 le dénonciateur. « Rien ne me coûtait ! Pour toi, n’ai-je pas fait plus ?… J’ai abandonné ma fille ! »78 Après son divorce, elle avait laissé dans Rome cette enfant, espérant bien en avoir d’autres du Tétrarque. Jamais elle n’en parlait. Il se demanda pourquoi son accès de tendresse. Cependant on avait déplié le vélarium et apporté vivement de larges coussins auprès d’eux. Hérodias s’y affaissa, et pleurait, en tournant le dos. Puis elle se passa la main sur les paupières, dit qu’elle n’y voulait plus songer, qu’elle se trouvait heureuse ; et elle lui rappela leurs causeries là-bas,79 dans l’atrium, les rencontres aux étuves,80 leurs promenades le long de la voie Sacrée,81 et les soirs, dans les grandes villas, au murmure des jets d’eau, sous des arcs de fleurs, devant la campagne romaine. Elle le regardait comme autrefois, en se frôlant contre sa poitrine, avec des gestes câlins. ― Il la repoussa. L’amour qu’elle tâchait de ranimer était si loin, maintenant !82 Et tous ses malheurs en découlaient ; car, depuis douze ans bientôt, la guerre continuait. Elle avait vieilli le Té-
77 Eutychès le dénonciateur] Il devait sa vie à Agrippa, mais l’avait trahi. Il avait surpris une conversation entre Agrippa et Caligula, où celui-ci souhaitait la mort de l’empereur et en avait informé Tibère, nourrissant sa paranoïa. Ces événements ont eu lieu quelques mois avant la mort de Tibère (36 ap. J.-C.), quelques années donc après la mort de Jean [Dec, 148]. 78 ma fille] Salomé, fille du premier mariage d’Hérodias [Dec, 148]. Flaubert la qualifie de « figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon » [May, 225], avec des traits universels : « Samiramis, Cléopâtre, Talmouss » (f° 731) ; « ses modèles de femmes fortes » (f° 748 v°) [Weth, 280]. 79 leurs causeries là-bas] À Rome, où Hérodias avait rencontré Antipas à l’âge de 25 ans, alors qu’elle était encore mariée avec Philippe. L’idylle romaine évoquée ici par Hérodias pour pousser Antipas au meurtre révèle des mobiles plus profonds – fratricide et inceste – qu’Augustin associe à Rome. 80 aux étuves] Partie des thermes publics ou privés qui comprenaient, outre les bains chauds ou tièdes, des piscines, une salle de massage et des espaces de jeux ou de flânerie [Dec, 149] ; lieux notoirement connus pour la satire, les ragots et les intrigues féminines, comme le signale L. C. Dezobry, un contemporain de Flaubert, dans Rome au siècle d’Auguste : « Les femmes aiment beaucoup ces établissements, qui sont quelquefois pour elles des lieux d’intrigues » [Weth, 280]. 81 la voie Sacrée] via sacra, la belle avenue, propice à la promenade, reliant le Forum romain et le Capitole, souvent citée dans les Satires d’Horace. 82 L’amour qu’elle tâchait de ranimer était si loin, maintenant !] Flaubert approfondit la relation entre pouvoir et sexe, qui était déjà centrale chez Flavius Josèphe, et lui donne un accent moderne en soulignant la transformation de la fascination érotique en une lasse indifférence. Le désir d’Hérode n’a occasionné que la guerre. Hérodias essaie en vain d’émouvoir son époux par des larmes de crocodile, de mobiliser une nouvelle fois sa passion pour qu’il serve son appétit de pouvoir : Jean, qui peut représenter un danger pour elle sur le plan politique, doit être éliminé. Comme il n’est plus aveuglé par elle, Hérode décrypte maintenant son art de la séduction comme un moyen d’arriver à ses fins : Hérodias ne suscite donc plus son désir.
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trarque.83 Ses épaules se voûtaient dans une toge84 sombre, à bordure violette ; ses cheveux blancs se mêlaient à sa barbe, et le soleil, qui traversait la voile,85 baignait de lumière son front chagrin. Celui d’Hérodias également avait des plis ; et, l’un en face de l’autre, ils se considéraient d’une manière farouche.86 Les chemins dans la montagne commencèrent à se peupler. Des pasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, des palefreniers conduisaient des chevaux. Ceux qui descendaient les hauteurs au-delà de Machærous disparaissaient derrière le château ; d’autres montaient le ravin en face, et, parvenus à la ville, déchargeaient leurs bagages dans les cours. C’étaient les pourvoyeurs du Tétrarque, et des valets, précédant ses convives. Mais au fond de la terrasse, à gauche, un Essénien87 parut, en robe blanche, nu-pieds, l’air stoïque.88 Mannaëi, du côté droit, se précipitait en levant son coutelas. Hérodias lui cria : ― « Tue-le ! »89 ― « Arrête ! » dit le Tétrarque. Il devint immobile ; l’autre aussi. Puis ils se retirèrent, chacun par un escalier différent, à reculons, sans se perdre des yeux. 83 vieilli le Tétrarque] Au moment où se situe le récit, Hérode avait environ 50 ans et Hérodias 37 [dB, 137]. 84 dans une toge sombre] Romanisée comme son histoire d’amour dans les habits officiels des Romains. 85 la voile] La voile d’ombrage diffracte la lumière et souligne le fait qu’ils sont devenus des étrangers l’un pour l’autre ; elle accentue les rides de l’âge qui accompagnent d’un côté la résignation d’Hérode, de l’autre un dernier effort d’Hérodias pour conforter son pouvoir. Ceci se double d’une appréciation divergente du rôle politique de Jean. 86 d’une manière farouche] La sauvagerie du regard porté sur l’autre reflète la haine latente entre les ethnies. 87 un Essénien] Les Esséniens constituent chez Flavius Josèphe un troisième groupe ascétique à côté des Pharisiens et des Sadducéens (De bello Iudaico II, 8, 2–13 ; 119–161 ; Antiquitates Iudaicae XVIII, 1, 5, 18, 21). Chassés par les autorités juives orthodoxes, ils profitent de l’occupation romaine pour se réinstaller dans le pays. Les historiens du XIXe siècle présumaient que les Esséniens étaient en quelque sorte les premiers chrétiens. Mais la spiritualité essénienne n’a que peu de points communs avec le Nouveau Testament ; il a fallu attendre la découverte des manuscrits de la mer Morte (ou manuscrits de Qumrân) en 1947 pour que naissent d’autres hypothèses [dB, 137]. Les Esséniens ne sont évoqués nulle part dans l’Ancien Testament ; en revanche, Pline l’Ancien leur consacre une notice dans son Historia Naturalis (V, 17). 88 l’air stoïque] Vertu romaine opposée aux simagrées orientales du couple de souverains. Les pieds nus et la bure blanche rappellent l’image des moines franciscains, lointain écho médiéval d’une histoire toujours recommencée. 89 « Tue-le ! »] Il apparaît ici aussi, comme avec le personnage de Julien, que le sexe et le meurtre sont interchangeables : la reine passe sans transition de sa tentative de séduction, qui s’est soldée par un échec, à l’ordre de tuer.
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― « Je le connais ! » dit Hérodias, « il se nomme Phanuel, et cherche à voir Iaokanann, puisque tu as l’aveuglement de le conserver ! » Antipas objecta qu’il pouvait un jour servir. Ses attaques contre Jérusalem gagnaient à eux le reste des Juifs. ― « Non ! » reprit-elle, « ils acceptent tous les maîtres, et ne sont pas capables de faire une patrie ! » Quant à celui qui remuait le peuple avec des espérances conservées depuis Néhémias,90 la meilleure politique était de le supprimer. Rien ne pressait, selon le Tétrarque. Iaokanann dangereux ! Allons donc ! Il affectait d’en rire. ― « Tais-toi ! » Et elle redit son humiliation, un jour qu’elle allait vers Galaad,91 pour la récolte du baume.92 Des gens, au bord du fleuve, remettaient leurs habits. Sur un monticule, à côté, un homme parlait. Il avait une peau de chameau autour des reins,93 et sa tête ressemblait à celle d’un lion. Dès qu’il m’aperçut, il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes. Ses prunelles flamboyaient ; sa voix rugissait ; il levait les bras, comme pour arracher le tonnerre.94 Impossible de fuir ! les roues de mon char avaient du sable jusqu’aux essieux ; et je m’éloignais lentement, m’abritant sous mon manteau, glacée par ces injures qui tombaient comme une pluie d’orage. »
90 Néhémias] Aux VIIe et VIe siècles, les Juifs sont déportés en Assyrie et à Babylone. Cyrus leur permet en 538 av. J.-C. de regagner la Palestine, où ils rebâtissent le Temple. Mais c’est seulement en 445 av. J.-C. que le roi de Perse Artaxerxès Ier autorise Néhémias, son favori, à reconstruire les murailles de Jérusalem. La nation juive renaît et avec elle l’espoir de rétablir le royaume de Salomon [Dec, 150 ; dB, 138]. Les prophéties concernant le Messie datent de cette époque de renaissance nationale, laquelle n’a toutefois pas réussi à réaliser l’unité du pays. 91 vers Galaad] Région habitée par la tribu de Manassé, sur la rive gauche du Jourdain, en Batanée [May, 226]. 92 pour la récolte du baume] Le baume auquel Hérodias tient beaucoup est utilisé dans la fabrication de remèdes et de parfums [Dec, 150]. Il montre la Terre promise où coulent le lait et le miel sous un jour oriental, décadent. 93 une peau de chameau autour des reins …] Topos inspiré de Renan : Jean-Baptiste « menait [dans le désert] la vie d’un yogui de l’Inde, vêtu de peaux ou d’étoffes de poil de chameau » (1880, 99) [Weth, 281]. 94 comme pour arracher le tonnerre …] Jean-Baptiste et ses prophéties dans la description qu’en donne Hérodias ne se distinguent en rien des dieux païens du culte de Baal. Le Rorate cæli du prophète Ésaïe utilisé dans la liturgie catholique durant le temps de l’Avent – « Cieux, envoyez d’en haut votre rosée, et que les nuées fassent descendre le Juste comme une pluie » (Sacy, Ésaïe 45, 8) – est un écho lointain, supprimé dans la version définitive : « Ce qu’il me reprochait, c’était mon amour pour toi » (f° 350) [Weth, 281]. Le précurseur du Fils de Dieu est contaminé par des cultes idolâtres.
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Iaokanann l’empêchait de vivre. Quand on l’avait pris et lié avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s’il résistait ; il s’était montré doux. On avait mis des serpents dans sa prison ; ils étaient morts.95 L’inanité de ces embûches exaspérait Hérodias. D’ailleurs, pourquoi sa guerre96 contre elle ? Quel intérêt le poussait ? Ses discours, criés à des foules, s’étaient répandus, circulaient ; elle les entendait partout, ils emplissaient l’air. Contre des légions elle aurait eu de la bravoure.97 Mais cette force plus pernicieuse que les glaives, et qu’on ne pouvait saisir, était stupéfiante ; et elle parcourait la terrasse, blêmie par sa colère, manquant de mots pour exprimer ce qui l’étouffait.98 Elle songeait aussi que le Tétrarque, cédant à l’opinion, s’aviserait peut-être de la répudier. Alors tout serait perdu ! Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d’un grand empire.99 C’était pour y atteindre que, délaissant son premier époux, elle s’était jointe à celui-là, qui l’avait dupée, pensait-elle.100 ― « J’ai pris un bon soutien, en entrant dans ta famille ! »101
95 On avait mis des serpents] Hérodias amène son mari, peut-être contre son gré, à éliminer son adversaire politique : « Car Hérode ayant fait prendre Jean, l’avait fait lier et mettre en prison, à cause d’Hérodiade, femme de son frère Philippe ; parce que Jean lui disait : Il ne vous est point permis d’avoir cette femme » (Sacy, Mt 14,3–4). D’après l’Évangile de Matthieu, Antipas n’ose pas faire exécuter le Baptiste parce que le peuple le considère comme un prophète et qu’il craint sa colère. D’après l’Évangile de Marc, Antipas le craint et, plus encore, il le respecte : « parce qu’Hérode sachant qu’il était un homme juste et saint » (Mc 6,20). Flaubert suit la tendance de l’Évangile de Marc, qui souligne l’antagonisme entre Hérodias et Hérode : prenant des libertés avec l’Évangile, il lui fait mettre des serpents dans son cachot afin qu’ils le tuent. 96 sa guerre contre elle] Hérodias ne comprend pas que la guerre que Jean mène contre elle a des motifs religieux : l’indécence de sa relation incestueuse avec Antipas. Elle suppose une raison historique plus profonde, insaisissable ; c’est celle que Flaubert lui prête. 97 Contre des légions …] Si Hérodias préfère le terme romain « légions », à un autre plus neutre, d’abord envisagé par Flaubert, ce n’est pas un hasard [Weth, 281]. 98 manquant de mots] Les mots que Flaubert voulait employer lui manquent : « avec son royaume des cieux, son jubilé de mille ans, sa restauration d’Israël, et autres espérances conservées depuis Cyraz » (f° 580 v°) [Weth, 281]. Entièrement romanisée, prisonnière de la civitas terrena, Hérodias ne peut imaginer un royaume qui ne soit pas de ce monde. 99 le rêve d’un grand empire] La libido dominandi qui guide Hérodias découle d’après Augustin du péché originel ; elle est la quintessence de l’amour de soi de la civitas terrena, qui triomphe en Babel et mène au fratricide et à la guerre civile. 100 qui l’avait dupée …] Dans son désir de pouvoir, elle frustre l’homme qu’elle a choisi en raison de ce désir. Maintenant, il lui faut éviter le pire et éliminer Jean-Baptiste, qui pourrait provoquer une rébellion poussant son mari à la répudier. 101 ta famille] Hérodias est la petite-fille d’Hérode le Grand, mais elle appartient aussi à la dynastie des Hasmonéens par sa grand-mère Mariamne. Les Hérode constituent pour leur part une grande famille iduméenne. Ce qui est dit sur leur origine « infâme » est une calomnie
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― « Elle vaut la tienne ! » dit simplement le Tétrarque. Hérodias sentit bouillonner dans ses veines le sang des prêtres et des rois ses aïeux. ― « Mais ton grand-père balayait le temple d’Ascalon !102 Les autres étaient bergers, bandits, conducteurs de caravanes, une horde, tributaire de Juda103 depuis le roi David !104 Tous mes ancêtres ont battu les tiens ! Le premier des Makkabi105 vous a chassés d’Hébron, Hyrcan forcés à vous circoncire ! »106 Et, exhalant le mépris de la patricienne pour le plébéien, la haine de Jacob contre Édom,107 elle lui reprocha son indifférence aux outrages, sa mollesse envers les
répandue à la fin du Ier siècle. Il est toutefois vrai que les Juifs méprisaient les Iduméens [Dec, 151]. La haine et le mépris qui règnent entre les familles et les tribus sont perceptibles jusqu’au sein des familles et s’y exacerbent. Flaubert note ce passage de l’ouvrage de Félicien de Saulcy, Histoire d’Hérode (1867) : « Marianne se moquait de la mère et de la sœur d’Hérode, à cause de leur basse origine » (f° 697) [Weth, 281]. 102 balayait le temple d’Ascalon] Située sur la Méditerranée, au sud de Gaza, à 70 km de Jérusalem, Ascalon était l’une des cinq cités formant la confédération des Philistins. Les Philistins, ennemis des Hébreux, avaient été soumis par David au Xe siècle. Une note de Flaubert indique : « Ascalon ville des Philistins multitude de colombes » [dB, 140]. À l’époque grécoromaine, on y vénérait la déesse Astarté [Reh, 149]. Le grand-père d’Hérode Antipas, dont Hérodias se moque, est Antipater, un Iduméen converti au judaïsme, nommé procurateur de Judée en 47 av. J.-C. Son fils, Hérode le Grand, né à Ascalon, rend la prospérité à cette ville bien qu’elle n’appartienne pas à la région qu’il gouverne [Reh, 149]. 103 Juda] La principale des tribus juives, implantée autour d’Hébron et de Jérusalem. Par extension, la nation juive dans son ensemble [Dec, 151]. C’est la désignation de David comme roi qui lui a valu un rôle particulier. Plus tard, le royaume du Sud s’est appelé Juda, celui du Nord Israël [Reh, 149]. 104 le roi David] Successeur de Saül et deuxième roi d’Israël. Pendant son règne (env. 1000– 964 av. J.-C.), Israël était uni et avait la plus grande extension géographique de son histoire. Depuis, le roi David, qui avait soumis les Iduméens, suscitait une attente messianique [dB, 140]. 105 Le premier des Makkabi] Judas Maccabée [Dec, 151], originaire d’une famille judéo-hasmonéenne qui avait lutté au IIe siècle contre l’occupant. Le premier des sept frères, Judas Maccabée, avait combattu avec succès contre les Syriens [May, 226 ; dB, 140]. 106 circonscrire] Critère de l’intégration au royaume juif, dont Hérodias retrace l’histoire pour montrer la légitimité dynastique qui fait défaut à Hérode Antipas [Dec, 151]. 107 la haine de Jacob contre Édom] Esaü, le frère aîné de Jacob, est par la ruse dépossédé de son droit d’aînesse et privé de son héritage ; il reste longtemps l’ennemi de Jacob (Gn 25). Il s’installe dans le « pays d’Édom », au sud de la Palestine, cette Idumée dont la famille d’Hérode est originaire [Dec, 151]. Jacob, le fils cadet d’Isaac, avait douze fils, dont les descendants ont formé les douze tribus d’Israël et se sont installés en Palestine [Dec, 151]. La lutte fratricide la plus ancienne, celle qui a opposé Caïn et Abel est, dans la description qu’en fait Hérodias, aussi constitutive pour le peuple élu qu’il l’est pour l’empire romain chez Augustin. La fracture manifeste qui apparaît de façon exemplaire dans le changement d’époque annoncé par JeanBaptiste traverse aussi le couple de souverains ; tout pouvoir terrestre est affecté par cette fracture.
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Pharisiens108 qui le trahissaient, sa lâcheté pour le peuple qui la détestait. « Tu es comme lui, avoue-le ! et tu regrettes la fille arabe109 qui danse autour des pierres. Reprends-la ! Va-t’en vivre avec elle, dans sa maison de toile ! dévore son pain cuit sous la cendre ! avale le lait caillé de ses brebis ! baise ses joues bleues !110 et oublie-moi ! » Le Tétrarque n’écoutait plus. Il regardait la plate-forme d’une maison, où il y avait une jeune fille, et une vieille femme tenant un parasol à manche de roseau, long comme la ligne d’un pêcheur. Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Des ceintures, des voiles, des pendeloques d’orfèvrerie en débordaient confusément. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses, et les secouait à l’air. Elle était vêtue comme les Romaines, d’une tunique calamistrée111 avec un péplum112 à glands d’émeraude ; et des lanières113 bleues enfermaient sa chevelure, trop lourde, sans doute, car, de temps à autre, elle y portait la main. L’ombre du parasol se promenait au-dessus d’elle, en la cachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l’angle d’un œil, le coin d’une petite bouche. Mais il voyait, des hanches à la nuque, toute sa taille qui s’inclinait pour se redresser d’une manière élastique. Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte ; des flammes s’allumaient dans ses yeux. Hérodias l’observait.
108 sa mollesse envers les Pharisiens] La faiblesse d’Antipas à l’égard des Pharisiens s’ajoute au différend entre les deux communautés, pharisienne et sadducéenne, qui se disputent l’hégémonie religieuse parmi les Juifs. Tout le monde s’unit pour crucifier Jésus. Les Sadducéens, dont les membres appartiennent surtout à l’aristocratie et à la prêtrise ou bien sont de riches propriétaires terriens et des marchands, considèrent que seules comptent les lois de Moïse fixées par écrit, c’est-à-dire la Torah [Reh, 153 ; May, 228]. Ils ne croient pas à la résurrection ni à une vie après la mort, Moïse n’ayant rien écrit à ce sujet. Contrairement aux Sadducéens, qui, pour cette raison, ont joué un rôle décisif dans la condamnation de Jésus et la persécution des premiers chrétiens [Reh, 153 ; dB, 146], les Pharisiens croient au Messie, au Jugement dernier, à la résurrection des morts et à une vie après la mort. Aussi Jésus a-t-il attaqué leur hypocrisie et non leurs croyances (Mt 23) [Reh, 151]. Politiquement, les Pharisiens rejetaient toute domination étrangère, toute prestation de serment à un souverain étranger et tout impôt à lui verser, ce qui explique que Flaubert les présente comme il le fait [May, 226]. Les Romains, qui les trouvaient suspects, les ménageaient en raison de leur influence sur les masses populaires [dB, 140]. 109 la fille arabe] La première femme d’Antipas, fille de l’émir Arétas. 110 ses joues bleues] Cf. Notes de voyages : « yeux énormes de femmes bédouines, lèvres peintes en bleu » (f° 699). Comble de l’ironie, sa danse ressemble beaucoup à celle de Salomé [Weth, 281]. 111 une tunique calamistrée] Plissée avec un fer chaud (du lat. calamister) [Dec, 152]. 112 avec un péplum] Tunique romaine avec une sorte de châle (palla), que Flaubert, suivant le goût de son époque pour l’hellénisme, qualifie en grec vulgaire de péplum. 113 lanières bleues enfermaient sa chevelure] Les Romaines portaient une résille [Dec, 152].
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Il demanda : ― « Qui est-ce ? »114 Elle répondit n’en rien savoir, et s’en alla soudainement apaisée.115 Le Tétrarque était attendu sous les portiques par des Galiléens, le maître des écritures, le chef des pâturages, l’administrateur des salines et un Juif de Babylone,116 commandant ses cavaliers. Tous le saluèrent d’une acclamation.117 Puis, il disparut vers les chambres intérieures. Phanuel surgit à l’angle d’un couloir. ― « Ah ! encore ? Tu viens pour Iaokanann, sans doute ? » ― « Et pour toi ! j’ai à t’apprendre une chose considérable. » Et, sans quitter Antipas, il pénétra, derrière lui, dans un appartement obscur. Le jour tombait par un grillage, se développant tout du long sous la corniche. Les murailles étaient peintes d’une couleur grenat, presque noire. Dans le fond s’étalait un lit d’ébène, avec des sangles en peau de bœuf. Un bouclier d’or, au-dessus, luisait comme un soleil. Antipas traversa toute la salle, se coucha sur le lit. Phanuel était debout. Il leva son bras, et dans une attitude inspire : ― « Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l’opprimes, tu seras châtié. » ― « C’est lui qui me persécute ! » s’écria Antipas. « Il a voulu de moi une action impossible.118 Depuis ce temps-là, il me déchire. Et je n’étais pas dur, au commencement ! Il a même dépêché de Machærous des hommes qui bouleversent mes provinces. Malheur à sa vie ! Puisqu’il m’attaque, je me défends ! » ― « Ses colères ont trop de violence », répliqua Phanuel. « N’importe ! Il faut le délivrer. » ― « On ne relâche pas les bêtes furieuses ! » dit le Tétrarque.
114 « Qui est-ce ? »] La mystérieuse apparition de Salomé se double du mystère de Jean dans sa relation à celui qu’il précède. Antipas reconnaît en cette jeune fille inconnue l’idole de sa jeunesse. 115 soudainement apaisée] La satisfaction d’Hérodias s’explique par son calcul politique : elle va utiliser l’attraction idolâtre qui s’est reportée sur sa fille. Jean avait condamné la première relation incestueuse d’Hérodias ; celle-ci se poursuit dans la fille qu’Hérodias a eue avec le frère d’Antipas. Flaubert met ainsi au jour la motivation plus profonde, idolâtre dont la structure est l’inceste. Hérodias instrumentalise ce désir idolâtre. 116 un Juif de Babylone] De la communauté juive qui, ne voulant pas rentrer en Palestine, est restée à Babylone [Dec, 153]. 117 d’une acclamation] À partir d’ici, grand nombre de coupures radicales dans les brouillons [Weth, 281 f]. 118 Cf. Lc 3,19–20.
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L’Essénien répondit : ― « Ne t’inquiète plus ! Il ira chez les Arabes, les Gaulois, les Scythes.119 Son œuvre doit s’étendre120 jusqu’au bout de la terre ! » Antipas semblait perdu dans une vision. ― « Sa puissance est forte !121 Malgré moi, je l’aime ! » ― « Alors, qu’il soit libre ? » Le Tétrarque hocha la tête. Il craignait Hérodias, Mannaëi, et l’inconnu. Phanuel tâcha de le persuader, en alléguant, pour garantie de ses projets, la soumission des Esséniens aux rois. On respectait ces hommes pauvres, indomptables par les supplices, vêtus de lin, et qui lisaient l’avenir dans les étoiles.122 Antipas se rappela un mot de lui, tout à l’heure. ― « Quelle est cette chose, que tu m’annonçais comme importante ? » Un nègre survint. Son corps était blanc de poussière. Il râlait et ne put que dire : ― « Vitellius ! »123
119 les Scythes] Tribus nomades d’origine perse qui, sous l’Antiquité, vivaient dans les steppes du Sud de la Russie, plus tard au bord de la mer Noire. Pour les Grecs, qui connaissaient les Scythes du sud de la Russie, ils représentaient le peuple du grand Nord. À l’époque de l’empire romain, toute l’Asie septentrionale s’appelait Scythia [Reh, 151]. Dans la mesure où cette contrée éloignée clôt l’énumération, c’est la portée universelle, catholique au sens propre, de cette mission qui est nommée. Elle dépasse les frontières du monde hellénistique. 120 doit s’étendre] Conséquence de cette « force divine » dont il est question dans les brouillons ; Antipas la craint et Hérodias la reconnaît en Jean-Baptiste : « Son œuvre doit s’étendre. Bien que nous ne soyons pas tout à fait dans les mêmes idées (car Jean était sorti de l’essénisme, mais s’en détachait par son esprit violent et positif) je sais qu’il y a en lui une force divine » (f° 757) [Weth, 282]. 121 Sa puissance est forte …] L’admiration d’Antipas reste latente, comparée à la mise en actes envisagée mais seulement sous-entendue par Flaubert. Conformément à cette courte note inspirée de Mc 6,20 : « Avait du respect pour lui, faisait beaucoup de choses selon ses avis et était bien aise de l’entendre » (f° 683 r°), Flaubert avait même envisagé entre Antipas et l’Essénien un accord secret selon lequel Jean pourrait s’évader à la faveur de la confusion créée par le banquet [dB, 142], tandis que chez l’évangéliste Matthieu Antipas avait laissé Jean en vie uniquement par peur de la colère du peuple. Flaubert renonce aux longues discussions sur la religion présentes dans les premiers brouillons [Weth, 282]. Ce qui prédomine, c’est l’appétit de pouvoir d’Hérodias. 122 dans les étoiles] Suivant en cela le savoir de son temps, Flaubert fait de l’Essénien Phanuel l’un des premiers chrétiens [dB, 143]. Mais Phanuel porte inscrite dans son nom l’ambivalence de la connaissance : ce nom désigne en effet le lieu où Jacob se retrouve face à face avec Dieu sans le reconnaître (Matthey 2008, 77). Pour Flaubert, tous sont aveugles. 123 Vitellius!] Celui dont l’arrivée est annoncée est Lucius Vitellius, suivi de son fils Aulus Vitellius [Reh, 152].
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― « Comment ? il arrive ? » ― « Je l’ai vu. Avant trois heures, il est ici ! » Les portières des corridors furent agitées comme par le vent. Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient, de meubles qu’on traînait, d’argenteries s’écroulant ; et, du haut des tours, des buccins124 sonnaient, pour avertir les esclaves dispersés.
II Les remparts étaient couverts de monde quand Vitellius entra dans la cour.125 Il s’appuyait sur le bras de son interprète, suivi d’une grande litière rouge ornée de panaches et de miroirs, ayant la toge, le laticlave,126 les brodequins127 d’un consul et des licteurs128 autour de sa personne. Ils plantèrent contre la porte leurs douze faisceaux, des baguettes reliées par une courroie avec une hache dans le milieu. Alors, tous frémirent devant la majesté du peuple romain. La litière, que huit hommes manœuvraient, s’arrêta. Il en sortit un adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnée, des perles le long des doigts.129 On
124 buccins] Trompettes courtes, à pavillon ouvert, utilisées par l’armée romaine [Dec, 154]. 125 Les remparts …] Dans les brouillons de Flaubert, la deuxième partie du récit était intitulée Vitellius. La structure des épisodes était la suivante : « compliments – Les prêtres de Jérusalem – leurs réclamations, plaintes sur Ponce-Pilate – murmures à propos des … – Vitellius visite le château – et découvre les munitions – La fosse – Jean – Les discours rapportés par l’interprète – tableau – Vitellius met des sentinelles – Jean ne sera pas sauvé – Prédiction de l’Essénien. Peur d’Antipas. Sa femme lui donne une médaille » [May, 227]. 126 le laticlave] Tunique à bandes de velours pourpre portée par les sénateurs. Vitellius apparaît doté de tous les signes du pouvoir romain. 127 les brodequins] Chaussures d’apparat en cuir rouge, ornées d’une petite lune, reprises par le pape en tant que vestige républicain mal compris à la tradition des consuls romains et – c’est ce qui intéresse Flaubert dans cet emprunt – miroir de la persistance de Rome, des symboles terrestres, dans l’Église ultérieure. 128 licteurs] Les magistrats, plus tard les gouverneurs de l’empire romain, étaient précédés par les licteurs qui portaient les faisceaux, insignes du pouvoir exécutif. La hache n’était présente qu’en dehors des murs de la ville, car les licteurs ne représentaient que dans les provinces le pouvoir de vie et de mort. 129 Il en sortit un adolescent] Notes prises par Flaubert dans la Vie des douze Césars de Suétone à propos du jeune Aulus Vitellius: « très grand, visage bourgeonné, gros ventre – Dès sa jeunesse (adolescentus) ami d’Asiaticus » (f° 669 v°). Carnet 16 jusqu’à Vitellius l’empereur jeune : « nez en truffe, gras, fortes joues, œil enfoncé le père ((souligné)) gouv. de Syrie figure de chacal, forte mâchoire, front droit, nez en avant; long cou » (f°22). Face à cela, JeanBaptiste : « dans ce silence, une voix rauque sortit de la litière » (f°555) [Weth, 283] – une voix
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lui offrit une coupe pleine de vin et d’aromates.130 Il la but, et en réclama une seconde. Le Tétrarque était tombé aux genoux du Proconsul, chagrin, disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence. Autrement, il eût ordonné sur les routes tout ce qu’il fallait pour les Vitellius.131 Ils descendaient de la déesse Vitellia.132 Une voie, menant du Janicule133 à la mer, portait encore leur nom. Les questures,134 les consulats étaient innombrables dans la famille ; et quant à Lucius, maintenant son hôte, on devait le remercier comme vainqueur des Clites135 et père de ce jeune Aulus, qui semblait revenir dans son domaine, puisque l’Orient était la patrie des dieux.136 Ces hyperboles furent exprimées en latin. Vitellius les accepta impassiblement.137
sans corps visible, par opposition à la chair opulente d’Aulus. Depuis les caractéristiques qu’on trouve chez Suétone et qui sont reprises par Flaubert, Aulus représente la décadence orientale, efféminée de l’empire, par opposition aux vertus sobres et viriles de Rome. 130 aromates] La noix muscade, la cannelle et l’anis, épices orientales mélangées au vin [Weth, 283]. 131 les Vitellius] Taine reproche de nouveau à Flaubert son manque de clarté à cause des confusions possibles entre les Vitellius père et fils. Les puissants de cet acabit sont tous babyloniens. Leur arrivée en Galilée le jour de la décapitation de Jean est une invention de Flaubert. Elle représente la naissance contre nature de l’Église romaine, fille du couple Aulus-Hérodias, en tant que conception virginale pervertie. Ce qui est nouveau est le fruit de l’alliance entre la souveraine stérile de par son inceste – selon le reproche de Jean – et l’adolescent libidineux Aulus qui doit son pouvoir au fait qu’il était, à en croire Suétone, le « sphincter » (son surnom) préféré de Tibère. 132 la déesse Vitellia] Divinité prétentieuse d’origine inconnue, déjà démasquée comme un jeu de mots par Suétone. Vitellia viendrait de vitellus, en lat. populaire : niaiserie de veau. 133 Janicule] Colline de Rome dont le nom provient d’un sanctuaire dédié au dieu Janus ; la légende veut que l’apôtre Pierre y ait été crucifié ; c’est là qu’avec son célèbre Tempietto, Bramante réalise la métamorphose de formes antiques en une œuvre maîtresse de la Haute Renaissance ; la voie allait du Janicule à la côte [Reh, 152 ; dB, 144 ; Dec, 155]. Flaubert note la généalogie qui, selon la tradition romaine, est associée à des lieux saints : « Vitellius […] remontait (soi-disant) à la déesse Vitellia, épouse de Faunus roi des aborigènes – ils auraient aussi régné du temps de Romulus. Puis passant du pays des Sabins à Rome, ils auraient donné leur nom à une colonie et à une voie publique allant du Janicule à la mer » (f° 699 v°) [Weth, 283]. 134 Les questures] Premier degré du cursus honorum, l’ordre de succession des magistratures romaines [dB, 144 ; Dec, 155], ici les carrières jusqu’au consulat. 135 comme vainqueur des Clites] Peuplade de Cilicie, au sud-ouest de l’Anatolie, qui avait refusé de payer l’impôt et que Trebellius, le lieutenant de Vitellius, avait cruellement châtiée [dB, 144 ; Weth, 283 ; May, 227 ; Dec, 155]. 136 puisque l’Orient était la patrie des dieux] Aulus est ici rapproché sous forme métonymique de l’Orient, mode de la décadence romaine. La métonymie se transforme en hyperbole latine comme genre de la glorification non justifiée et arbitraire. 137 Vitellius les accepta impassiblement] Vu la prétendue « impassibilité » de Flaubert, autocommentaire ironique.
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Il répondit que le grand Hérode suffisait à la gloire d’une nation.138 Les Athéniens lui avaient donné la surintendance139 des jeux Olympiques. Il avait bâti des temples en l’honneur d’Auguste, été patient, ingénieux, terrible, et fidèle toujours aux Césars. Entre les colonnes à chapiteaux d’airain, on aperçut Hérodias qui s’avançait d’un air d’impératrice, au milieu de femmes et d’eunuques tenant sur des plateaux de vermeil des parfums allumés. Le Proconsul fit trois pas à sa rencontre ; et l’ayant saluée d’une inclinaison de tête : ― « Quel bonheur ! » s’écria-t-elle, « que désormais Agrippa, l’ennemi de Tibère, fût dans l’impossibilité de nuire !… » Il ignorait l’événement, elle lui parut dangereuse ; et comme Antipas jurait qu’il ferait tout pour l’Empereur, Vitellius ajouta : ― « Même au détriment des autres. » Il avait tiré des otages du roi des Parthes ; et l’Empereur n’y songeait plus ;140 car Antipas, présent à la conférence, pour se faire valoir, en avait tout de suite expédié la nouvelle. De là, une haine profonde, et les retards à fournir des secours.141 Le Tétrarque balbutia. Mais Aulus dit en riant : ― « Calme-toi, je te protège ! »
138 à la gloire d’une nation] Vitellius ne se contente pas, en maniant l’hyperbole, de donner dans la surenchère. Flaubert prolonge et démasque de cette façon la rhétorique politique de son temps. L’éloge prononcé par Antipas s’en était tenu à la nouvelle convention de l’arcana imperii comme arcana domus et dissimulé ainsi sa faible légitimité. Vitellius évoque pour sa part la vocation nationale de la famille d’Antipas, grandie par sa résonance moderne. La double ironie réside dans le fait qu’ainsi, dans la perspective de l’empire romain, Hérode le Grand, originaire d’une famille non-juive, se réduit à la dimension d’un roi placé sur le trône par Rome et qu’en même temps la France de son époque baigne dans l’idolâtrie romaine. 139 Surintendance] Ce terme désigne la direction d’une administration sous l’Ancien Régime [Dec, 156] ; cet emploi historiquement « incorrect » car anachronique vise à définir tous les régimes politiques par le caractère babylonien intemporel qu’ils ont en commun. 140 l’Empereur n’y songeait plus] Vitellius avait réussi, ainsi que le souhaitait Tibère, à nouer des relations cordiales avec Artabane, le roi des Parthes. Comme gage de la nouvelle alliance, celui-ci lui avait fourni des otages, parmi lesquels son propre fils. Mais Vitellius n’avait tiré aucun avantage de ce succès diplomatique, car Antipas avait apporté la nouvelle à l’empereur avant lui. Lorsque Vitellius était finalement revenu de ses négociations de paix, Tibère l’avait accueilli avec indifférence, sur quoi Vitellius avait promis de se venger du Tétrarque [Reh, 152 ; dB, 145 ; Dec, 156]. 141 et les retards à fournir des secours] Afin de se venger d’Antipas, Vitellius avait tardé à envoyer des troupes contre l’ennemi arabe commun.
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Le Proconsul feignit de n’avoir pas entendu.142 La fortune du père dépendait de la souillure du fils, et cette fleur des fanges de Caprée143 lui procurait des bénéfices tellement considérables qu’il l’entourait d’égards, tout en se méfiant, parce qu’elle était vénéneuse. Un tumulte s’éleva sous la porte. On introduisait une file de mules blanches, montées par des personnages en costume de prêtres. C’étaient des Sadducéens et des Pharisiens que la même ambition poussait à Machærous, les premiers voulant obtenir la sacrificature,144 et les autres la conserver. Leurs visages étaient sombres, ceux des Pharisiens surtout, ennemis de Rome et du Tétrarque. Les pans de leur tunique les embarrassaient dans la cohue ; et leur tiare145 chancelait à leur front, par-dessus des bandelettes de parchemin, où des écritures étaient tracées.146 Presque en même temps, arrivèrent des soldats de l’avant-garde. Ils avaient mis leurs boucliers dans des sacs, par précaution contre la poussière ; et derrière eux était Marcellus, lieutenant du Proconsul, avec des publicains,147 serrant sous leurs aisselles des tablettes de bois.
142 Le Proconsul feignit de n’avoir pas entendu.] Le fils a ici plus d’autorité que le père, car celui-ci ne tient son pouvoir que du bon vouloir de son fils. L’amour « naturel » est inversé, et avec lui l’ordre naturel des générations, topos classique de la guerre fratricide. 143 Caprée] Tibère s’était retiré des affaires romaines et réfugié à Capri afin de s’adonner à la débauche : l’île devient alors le théâtre d’excès légendaires. Le jeune Aulus Vitellius doit sa charge à ses « complaisances » et entre ensuite, grâce à Tibère, dans les bonnes grâces de Caligula, Claude et Néron. Il est réputé non seulement pour sa sexualité efféminée, orientale, mais aussi pour sa gloutonnerie démesurée qui, d’après Suétone, allait jusqu’à lui faire dévorer les offrandes déposées sur les autels, et pour sa cruauté sadique. 144 sacrificature] Charge de sacrificateur. Le Grand Sacrificateur était le Grand Prêtre. Mais cette fonction officielle qui, en raison de son pouvoir symbolique, représentait un danger, avait été déstabilisée par les Romains : « Depuis que Jérusalem dépendait des procurateurs, la charge de Grand Prêtre était devenue une fonction amovible ; les destitutions s’y succédaient presque chaque année » (Renan 1863, 364). Ici, il est déjà question du débat sur l’alliance du trône et de l’autel. 145 tiare] Coiffure de forme conique ressemblant à celle des Assyriens. Le Grand Prêtre portait une tiare de lin cerclée d’une couronne bleue et or. Les contemporains de Flaubert pensaient aussitôt à la tiare papale. 146 des bandelettes de parchemin, où des écritures étaient tracées.] Outre une tiare, les Pharisiens portaient des phylactères autour de la tête et du bras gauche. Ces rubans de parchemin étaient couverts de prières : ceci est peut-être aussi un commentaire de Flaubert au sujet d’une pratique pharisienne de la foi qui n’est que mécanique vide. Cette critique de la mécanicité, de l’automatisme idiot qui articule les paroles sans y comprendre goutte sera reprise pour la pratique du rosaire. 147 publicains] Fonctionnaires romains chargés de collecter l’impôt. Ils tenaient scrupuleusement les comptes sur des tablettes de bois couvertes de cire ; cette rigueur leur assurait des revenus confortables et leur valait la haine de la population.
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Antipas nomma les principaux de son entourage : Tolmaï, Kanthera, Sehon, Ammonius d’Alexandrie, qui lui achetait de l’asphalte,148 Naâmann capitaine de ses vélites,149 Iaçim le Babylonien. Vitellius avait remarqué Mannaëi. ― « Celui-là, qu’est-ce donc ? » Le Tétrarque fit comprendre, d’un geste, que c’était le bourreau. Puis il présenta les Sadducéens. Jonathas, un petit homme libre d’allures et parlant grec, supplia le maître de les honorer d’une visite à Jérusalem. Il s’y rendrait probablement. Éléazar, le nez crochu et la barbe longue,150 réclama pour les Pharisiens le manteau du grand prêtre151 détenu dans la tour Antonia par l’autorité civile. Ensuite les Galiléens dénoncèrent Ponce Pilate.152 À l’occasion d’un fou qui cherchait les vases d’or de David dans une caverne, près de Samarie, il avait tué des habitants ; et tous parlaient à la fois, Mannaëi plus violemment que les autres. Vitellius affirma que les criminels seraient punis. Des vociférations éclatèrent en face d’un portique, où les soldats avaient suspendu leurs boucliers. Les housses étant défaites, on voyait sur les umbo153 la figure de César. C’était pour les Juifs une idolâtrie.154 Antipas les harangua, pendant que Vitellius, dans la colonnade, sur un siège élevé, s’étonnait de leur
148 asphalte] Goudron et huiles de pétrole naturel que l’on exploitait sur les bords de la mer Morte [dB, 146 ; Dec, 157 ; Carnets de travail, 756]. Tout cela rappelle l’époque coloniale. 149 vélites] Soldats d’infanterie équipés d’armes légères. 150 le nez crochu et la barbe longue] Son apparence correspond au cliché antisémite sur les Juifs d’Europe. 151 le manteau du grand prêtre] Manteau confisqué par Hérode et rendu par Vitellius en 36 [Weth, 285]. 152 Pilate] Procureur romain de Judée (26 av. J.-C.–36 ap. J.-C.), seul nom de personnage historique cité dans le Credo : « crucifié sous Ponce Pilate » ; connu d’après les Évangiles pour son rôle ambigu dans la condamnation de Jésus. Il règne avec une extrême brutalité sur les Juifs, ce qui lui vaut la haine de la population. Flaubert fait ici allusion au massacre de Samaritains ordonné par Pilate en 36 ap. J.-C., lequel conduit à sa destitution par Lucius Vitellius, légat de la province romaine de Syrie [Reh, 153]. Ceci est un nouvel exemple d’un réagencement des faits historiques, toujours dans le but de faire parler l’Histoire pour articuler la vérité universelle de la civitas terrena. 153 umbo] Terme latin désignant la bosse qui, au centre du bouclier, porte des ornements gravés ou des incrustations formant des figures [dB, 147 ; May, 228 ; Dec, 157]. 154 idolâtrie] Au sens propre, car l’empire romain avait officialisé le culte de la personnalité en divinisant la personne et l’image de l’empereur. Pour les Juifs, les Romains sont donc doublement idolâtres : ils vénèrent les idoles de leur religion polythéiste tout en adorant des images humaines.
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fureur. Tibère avait eu raison d’en exiler quatre cents en Sardaigne.155 Mais chez eux, ils étaient forts ; et il commanda de retirer les boucliers. Alors, ils entourèrent le Proconsul, en implorant des réparations d’injustice, des privilèges, des aumônes. Les vêtements étaient déchirés, on s’écrasait ; et pour faire de la place, des esclaves avec des bâtons frappaient de droite et de gauche. Les plus voisins de la porte descendirent sur le sentier, d’autres le montaient ; ils refluèrent ; deux courants se croisaient dans cette masse d’hommes qui oscillait, comprimés par l’enceinte des murs. Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit la cause : le festin de son anniversaire ; et il montra plusieurs de ses gens qui, penchés sur les créneaux, halaient d’immenses corbeilles de viandes, de fruits, de légumes, des antilopes et des cigognes, de larges poissons couleur d’azur, des raisins, des pastèques, des grenades élevées en pyramides. Aulus n’y tint pas. Il se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie qui devait surprendre l’univers. En passant près d’un caveau, il aperçut des marmites pareilles à des cuirasses.156 Vitellius vint les regarder et exigea qu’on lui ouvrît les chambres souterraines de la forteresse.157 Elles étaient taillées dans le roc en hautes voûtes, avec des piliers de distance en distance. La première contenait de vieilles armures ; mais la seconde regorgeait de piques, et qui allongeaient toutes leurs pointes, émergeant d’un bouquet de plumes.158 La troisième semblait tapissée en nattes de roseaux, tant les flèches minces étaient perpendiculairement, les unes à côté des autres. Des lames de cimeterres159 couvraient les parois de la quatrième. Au milieu de la
155 Sardaigne] Après la conquête de la Judée par Pompée en 63 av. J.-C., un grand nombre de Juifs avaient été déportés à Rome comme esclaves ; beaucoup y étaient restés installés une fois libres [Reh, 154]. L’exil en Sardaigne de 19 ap. J.-C. évoqué ici est décrit par Tacite dans ses Annales (II, 85), lequel indique toutefois le nombre de 4000 déportés. 156 cuirasses] Énormes marmites faites de plaques de métal assemblées, pour cuisiner de grandes quantités de nourriture. C’est l’association d’idées avec des armures qui sera fatale à Antipas : Vitellius vérifiera peu après la véracité des accusations portées à l’encontre du Tétrarque, soupçonné d’avoir fomenté une révolte contre Rome, la puissance coloniale. Ses dépôts d’armes sont en effet bien remplis. 157 forteresse] Cf. : A. Parent, Machærous, Paris : Franck, 1868, 196 : « Des approvisionnements considérables furent entassés dans la forteresse, munitions de tous genres, armes offensives, machines défensives » [Weth, 285]. 158 bouquet de plumes] Flaubert décrit ici des javelots. Le long fer est doté de crocs. On remarquera que la description ressemble à celle des plumes d’acier dont Flaubert se servait pour écrire [Dec, 159]. 159 cimeterres] Sabres courts à lame incurvée, utilisés par les armées orientales sous l’Antiquité et encore au Moyen Âge.
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cinquième, des rangs de casques faisaient, avec leurs crêtes, comme un bataillon de serpents rouges. On ne voyait dans la sixième que des carquois ; dans la septième, que des cnémides ;160 dans la huitième, que des brassards ;161 dans les suivantes, des fourches, des grappins, des échelles, des cordages,162 jusqu’à des mâts pour les catapultes, jusqu’à des grelots pour le poitrail des dromadaires !163 et comme la montagne allait en s’élargissant vers sa base, évidée à l’intérieur telle qu’une ruche d’abeilles, au-dessous de ces chambres, il y en avait de plus nombreuses, et d’encore plus profondes. Vitellius, Phinées son interprète, et Sisenna le chef des Publicains, les parcouraient à la lumière des flambeaux, que portaient trois eunuques. On distinguait dans l’ombre des choses hideuses inventées par les barbares : casse-tête garnis de clous, javelots empoisonnant les blessures, tenailles qui ressemblaient à des mâchoires de crocodiles ;164 enfin le Tétrarque possédait dans Machærous des munitions de guerre pour quarante mille hommes. Il les avait rassemblées en prévision d’une alliance de ses ennemis. Mais le Proconsul pouvait croire, ou dire, que c’était pour combattre les Romains, et il cherchait des explications.165 Elles n’étaient pas à lui ; beaucoup servaient à se défendre des brigands ; d’ailleurs, il en fallait contre les Arabes ; ou bien tout cela avait appartenu à son père. Et, au lieu de marcher derrière le Proconsul, il allait devant, à pas rapides. Puis il se rangea le long du mur, qu’il masquait de sa toge, avec ses deux coudes écartés ; mais le haut d’une porte dépassait sa tête. Vitellius la remarqua, et voulut savoir ce qu’elle enfermait. 160 cnémides] Pièces d’armure destinées à protéger les jambes [dB, 148 ; Weth, 285 ; Dec, 159]. 161 brassards] Revêtements de cuir ou de métal pour protéger les bras [dB, 148] ; ils étaient quasiment inconnus sous l’Antiquité [Dec, 159]. 162 cordages] Instruments d’assaut et de résistance aux sièges : les fourches servaient à repousser les échelles des assaillants, les grappins à s’accrocher aux murs des forteresses assiégées, les échelles et les cordages à se hisser en haut des murs [dB, 149 ; Dec, 159]. 163 dromadaires] D’après Hérodote, leur utilisation pour les transports militaires est attestée en Arabie depuis les Mèdes [dB, 149 ; Dec, 159]. 164 mâchoires de crocodiles] Cet arsenal barbare au sens ancien du terme, c’est-à-dire non utilisé par les armées civilisées, grecques ou romaines, rappelle l’armement cruel des mercenaires dans Salammbô. L’inventaire des armes du Tétrarque fait écho à la collection du seigneur dans Saint Julien et aux scènes de combats. Ceci est un nouvel exemple de l’universalité de l’Histoire qui suit partout et toujours la même logique. 165 explications] Par ses explications, qui changent chaque fois qu’un nouvel entrepôt est découvert, Antipas confirme les soupçons de Vitellius : il fomente une rébellion armée contre Rome. Historiquement, ce n’est que dix ans plus tard, en 40, qu’il est trahi par Agrippa, puis destitué par Caligula et condamné à l’exil. Flaubert s’est inspiré du texte où Flavius Josèphe raconte comment Antipas a été confondu par Caligula.
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Le Babylonien pouvait seul l’ouvrir. ― « Appelle le Babylonien ! » On l’attendit. Son père était venu des bords de l’Euphrate s’offrir au grand Hérode avec cinq cents cavaliers, pour défendre les frontières orientales. Après le partage du royaume, Iaçim était demeuré chez Philippe,166 et maintenant servait Antipas. Il se présenta, un arc sur l’épaule, un fouet à la main. Des cordons multicolores serraient étroitement ses jambes torses. Ses gros bras sortaient d’une tunique sans manches, et un bonnet de fourrure ombrageait sa mine, dont la barbe était frisée en anneaux.167 D’abord il eut l’air de ne pas comprendre l’interprète. Mais Vitellius lança un coup d’œil à Antipas, qui répéta tout de suite son commandement. Alors Iaçim appliqua ses deux mains contre la porte. Elle glissa dans le mur. Un souffle d’air chaud s’exhala des ténèbres. Une allée descendait en tournant. Ils la prirent et arrivèrent au seuil d’une grotte, plus étendue que les autres souterrains. Une arcade s’ouvrait au fond, sur le précipice, qui de ce côté-là défendait la citadelle. Un chèvrefeuille, se cramponnant à la voûte, laissait retomber ses fleurs en pleine lumière. À ras du sol, un filet d’eau murmurait. Des chevaux blancs étaient là, une centaine peut-être, et qui mangeaient de l’orge sur une planche au niveau de leur bouche. Ils avaient tous la crinière peinte de bleu, les sabots dans des mitaines168 de sparterie, et les poils d’entre les oreilles bouffant sur le frontal 169 comme une perruque. Avec leur queue très longue, ils se battaient mollement les jarrets. Le Proconsul en resta muet d’admiration. C’étaient de merveilleuses bêtes, souples comme des serpents, légères comme des oiseaux.170 Elles partaient avec la flèche du cavalier, renversaient
166 Philippe] Tétrarque de Batanée, frère d’Hérode Antipas et premier mari d’Hérodias. 167 frisée en anneaux] À la mode assyrienne [dB, 150 ; Dec, 160]. 168 mitaines] Au sens propre : gants qui laissent à nu le pouce ou gants de femme qui ne recouvrent que le poignet et la paume. Ici, sorte de gants à un seul doigt pour protéger les sabots et les pieds des chevaux [dB, 151 ; Dec, 161]. 169 frontal] Ici, l’os frontal [Dec, 161]. 170 souples comme des serpents, légères comme des oiseaux] Voir la description de la meute dans Saint Julien. Les beaux chevaux d’Hérode, qui posent une énigme à la recherche, participent des cultes solaires et phalliques sous le signe desquels est placé Hérodias : ce sont des animaux consacrés au dieu du soleil, leur berger étant comme il se doit un Babylonien, Iaçim. Dans ses extraits de la Bible traduite par Cahen (1er livre des Rois 7,8), Flaubert note à propos du roi qui veut mettre fin à l’idolâtrie qu’il chasse du temple les chevaux consacrés au soleil : « Il fit disparaître de l’entrée de la maison de l’Éternel les chevaux que les rois de Behouda
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les hommes en les mordant au ventre, se tiraient de l’embarras des rochers, sautaient par-dessus des abîmes, et pendant tout un jour continuaient dans les plaines leur galop frénétique ; un mot les arrêtait. Dès que Iaçim entra, elles vinrent à lui, comme des moutons quand paraît le berger ; et, avançant leur encolure, elles le regardaient inquiètes avec leurs yeux d’enfant. Par habitude, il lança du fond de sa gorge un cri rauque qui les mit en gaieté ; et elles se cabraient, affamées d’espace, demandant à courir. Antipas, de peur que Vitellius les enlevât, les avait emprisonnées dans cet endroit, spécial pour les animaux, en cas de siège. ― « L’écurie est mauvaise », dit le Proconsul, « et tu risques de les perdre ! Fais l’inventaire, Sisenna ! » Le publicain retira une tablette de sa ceinture, compta les chevaux et les inscrivit. Les agents des compagnies fiscales171 corrompaient les gouverneurs, pour piller les provinces. Celui-là flairait partout, avec sa mâchoire de fouine et ses paupières clignotantes. Enfin, on remonta dans la cour. Des rondelles de bronze au milieu des pavés, çà et là, couvraient les citernes. Il en observa une, plus grande que les autres, et qui n’avait pas sous les talons leur sonorité. Il les frappa toutes, alternativement, puis hurla, en piétinant : ― « Je l’ai ! je l’ai ! C’est ici, le trésor d’Hérode ! »172 La recherche de ses trésors était une folie des Romains. Ils n’existaient pas, jura le Tétrarque. Cependant qu’y avait-il là-dessous ? ― « Rien ! un homme, un prisonnier. » ― « Montre-le ! » dit Vitellius. Le Tétrarque n’obéit pas ; les Juifs auraient connu son secret. Sa répugnance à ouvrir la rondelle impatientait Vitellius. ― « Enfoncez-la ! » cria-t-il aux licteurs.
avaient consacrés au soleil, auprès de la cellule de […] l’eunuque qui demeurait dans Parvarime et il brûla au feu les chariots du soleil » (Manuscript de la Pierpont Morgan Library, XXXIII.II). 171 compagnies fiscales] Les lois fiscales étaient certes élaborées à Rome, mais dans les provinces les publicains jouissaient d’une grande liberté d’interprétation des textes ; ils étaient placés sous le contrôle exclusif du gouverneur qui se contentait souvent d’être intéressé aux recettes. Ici, le publicain Sisenna fait avec l’autorisation de Vitellius l’inventaire des biens d’Antipas afin de réévaluer son impôt sur la fortune. 172 le trésor d’Hérode] Il s’agit ici d’Hérode le Grand, qui passait pour avoir dissimulé d’immenses richesses [dB, 152 ; Dec, 161].
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Mannaëi avait deviné173 ce qui les occupait. Il crut, en voyant une hache,174 qu’on allait décapiter Iaokanann ; et il arrêta le licteur au premier coup sur la plaque, insinua entre elle et les pavés une manière de crochet,175 puis roidissant 176 ses longs bras maigres, la souleva doucement, elle s’abattit ; tous admirèrent la force de ce vieillard. Sous le couvercle doublé de bois, s’étendait une trappe de même dimension. D’un coup de poing, elle se replia en deux panneaux ; on vit alors un trou, une fosse énorme que contournait un escalier sans rampe ; – et ceux qui se penchèrent sur le bord aperçurent au fond quelque chose de vague et d’effrayant. Un être humain était couché par terre, sous de longs cheveux se confondant avec les poils de bête qui garnissaient son dos. Il se leva. Son front touchait à une grille horizontalement scellée ; et, de temps à autre, il disparaissait dans les profondeurs de son antre. Le soleil 177 faisait briller la pointe des tiares, le pommeau des glaives, chauffait à outrance les dalles ; et des colombes,178 s’envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour. C’était l’heure où Mannaëi, ordinairement, leur jetait du grain. Il se tenait accroupi devant le Tétrarque, qui était debout près de Vitellius. Les Galiléens, les prêtres, les soldats, formaient un cercle parderrière, et tous se taisaient, dans l’angoisse de ce qui allait arriver. Ce fut d’abord un grand soupir, poussé d’une voix caverneuse. Hérodias l’entendit à l’autre bout du palais. Vaincue par une fascination, elle traversa la foule ; et elle écoutait, une main sur l’épaule de Mannaëi, le corps incliné. La voix s’éleva:
173 deviné] L’échange a eu lieu jusqu’à présent en latin, langue que Mannaëi ne comprend pas. 174 hache] La hache du licteur, symbole de son pouvoir de vie et de mort. 175 crochet] Sorte de pince-monseigneur semblable à celle qu’utilisent les cambrioleurs pour crocheter les portes [dB, 152 ; Dec, 163]. 176 roidissant] Archaïsme déjà utilisé par Flaubert dans Saint Julien pour ‹ raidissant › [dB, 152]. 177 soleil] Le soleil est omniprésent. 178 colombes] Les colombes symbolisent depuis les premières heures de l’Église le SaintEsprit qui descend sur les apôtres, lesquels se mettent à parler d’autres langues et à les comprendre (voir les Actes des Apôtres). Le motif des colombes relie les Trois Contes. Dans Un cœur simple, Félicité reconnaît dans une image d’Épinal représentant le baptême de Jésus une similitude entre la colombe du Saint-Esprit et son perroquet. Le miracle de la Pentecôte est la condition d’une évangélisation universelle. La naissance du christianisme reconstruite par Flaubert inclut comme en négatif dans le topos babylonien de la confusion des langues l’Église née à la Pentecôte.
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― « Malheur à vous, Pharisiens et Sadducéens, race de vipères,179 outres gonflées, cymbales180 retentissantes ! » On avait reconnu Iaokanann. Son nom circulait. D’autres accoururent. « Malheur à toi, ô Peuple ! et aux traîtres de Juda, aux ivrognes d’Ephraïm,181 à ceux qui habitent la vallée grasse,182 et que les vapeurs du vin font chanceler ! Qu’ils se dissipent comme l’eau qui s’écoule, comme la limace qui se fond en marchant, comme l’avorton d’une femme qui ne voit pas le soleil.183 Il faudra, Moab,184 te réfugier dans les cyprès comme les passereaux, dans les cavernes comme les gerboises.185 Les portes des forteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, les murs crouleront, les villes brûleront ;186 et le fléau de l’Éternel ne s’arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votre sang, comme de la laine dans la cuve d’un teinturier. Il vous déchirera comme une herse neuve ; il répandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair ! »187 De quel conquérant parlait-il ? Était-ce de Vitellius ? Les Romains seuls pouvaient produire cette extermination. Des plaintes s’échappaient. ― « Assez ! assez ! qu’il finisse ! » 179 race de vipères] Ces imprécations sont directement inspirées des paroles de Jésus contre les Scribes et les Pharisiens (Mt, 23,13) ainsi que des prédictions de Jean-Baptiste (Mt 3,7 ; Lc 3,7). 180 cymbales] Anticipation de 1 Co (13,1), où la cymbale retentissante symbolise la vacuité ronflante d’une langue vide de sens car dénuée d’amour. Par ailleurs, la cymbale est l’instrument principal des cultes solaires et phalliques associés à Cybèle. 181 ivrognes d’Ephraïm] L’une des tribus d’Israël. Allusion à Ésaïe (28,1) : « MALHEUR à la couronne d’orgueil, aux ivrognes d’Ephraïm, à la fleur passagère qui fait leur faste et leur joie ; à ceux qui habitent au haut de la vallée grasse, et que les fumées du vin font chanceler ! » 182 vallée grasse] La vallée du Jourdain, dont certaines contrées sont fertiles [dB, 153 ; Dec, 164]. 183 qui ne voit pas le soleil] Psaume 57,9 (Sacy) : « Ils seront détruits comme la cire que la chaleur fait fondre et couler : le feu est tombé d’en haut sur eux ; et ils n’ont plus vu le soleil. » 184 Moab] Personnage biblique, fils de Loth, ancêtre éponyme des Moabites (Gn 19,37). Le peuple des Moabites vivait jusqu’à l’entrée en Terre promise à l’est de la mer Morte [May, 229]. Soumis par Saül, David, puis par les Assyriens [dB, 153]. 185 gerboises] Petits rongeurs vivant dans des terriers, nombreux en Syrie et en Arabie [dB, 153 ; Dec, 164]. 186 les villes brûleront] Ésaïe (24,12) : « La ville ne sera plus qu’un désert ; toutes les portes en seront détruites. » 187 il répandra sur les montagnes tous les morceaux de votre chair] Ésaïe (14,24–25) : « Le Seigneur des armées a fait ce serment : Je jure que ce que j’ai pensé arrivera, et que ce que j’ai arrêté dans mon esprit s’exécutera : Je perdrai les Assyriens dans ma terre, je les foulerai aux pieds sur mes montagnes ; et Israël secouera le joug qu’ils lui avaient imposé, et se déchargera des fardeaux dont ils l’accablaient. »
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Il continua, plus haut : ― « Auprès du cadavre de leurs mères, les petits enfants se traîneront sur les cendres. On ira, la nuit, chercher son pain, à travers les décombres, au hasard des épées. Les chacals s’arracheront des ossements sur les places publiques,188 où le soir les vieillards causaient. Tes vierges, en avalant leurs pleurs, joueront de la cithare dans les festins de l’étranger, et tes fils les plus braves baisseront leur échine, écorchée par des fardeaux trop lourds ! » Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes les catastrophes de son histoire. C’étaient les paroles des anciens prophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l’une après l’autre.189 Mais la Voix se fit douce, harmonieuse, chantante. Il annonçait un affranchissement,190 des splendeurs au ciel, le nouveau-né un bras dans la caverne du dragon,191 l’or à la place de l’argile,192 le Désert s’épanouissant comme une rose.193 ― « Ce qui maintenant vaut soixante kiccars194 ne coûtera pas une obole. Des fontaines195 de lait jailliront des rochers ; on s’endormira dans les
188 Les chacals s’arracheront des ossements sur les places publiques] Ésaïe (13,22) : « les hiboux hurleront à l’envi l’un de l’autre dans ses maisons superbes, et les cruelles sirènes habiteront dans ses palais de délices. » Cf. aussi Saint Julien pendant la deuxième scène de chasse [Weth, 287]. 189 grands coups, l’une après l’autre] Osée (6,5) : « C’est pourquoi je les ai traités durement par mes prophètes ; je les ai tués par les paroles de ma bouche ; et les jugements que j’exercerai sur vous éclateront comme le jour » [Weth, 287]. 190 affranchissement] Ésaïe (61,1) : « L’ESPRIT du Seigneur s’est reposé sur moi, parce que le Seigneur m’a rempli de son onction : il m’a envoyé pour annoncer sa parole à ceux qui sont doux, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour prêcher la grâce aux captifs, et la liberté à ceux qui sont dans les chaînes. » Le manuscrit prévoyait d’intercaler ce passage : « il annonçait une ère nouvelle de justice et de prospérité, un affranchissement […] » [May, 229 ; Dec, 164]. La formulation semble stéréotypée (« Christianisme : a affranchi les esclaves », Dictionnaire des idées reçues), comme si le récit ramenait à la source historique du stéréotype [dB, 154]. 191 dragon] Figuration de l’Antéchrist préfigurée dans le serpent qui tente Ève. Cf. Ésaïe (12,8 ; 14,29–30). 192 l’or à la place de l’argile] Ésaïe (60,17) : « Je vous donnerai de l’or au lieu d’airain, de l’argent au lieu de fer, de l’airain au lieu de bois, et du fer au lieu de pierres. Je ferai que la paix régnera sur vous, et que la justice vous gouvernera. » 193 comme une rose] Ésaïe (51,3) : « pour avoir soin de ceux de Sion qui sont dans les larmes ; pour leur donner une couronne au lieu de la cendre, une huile de joie au lieu des larmes, et un vêtement de gloire au lieu d’un esprit affligé : et il y aura dans elle des hommes puissants en justice, qui seront des plantes du Seigneur pour lui rendre gloire ». 194 kiccars] Monnaie d’or, ici opposée à l’obole, une petite pièce d’argent [dB, 154 ; May, 229 ; Dec, 165]. 195 fontaines] Allusion à Moïse qui frappe le rocher Horeb avec son bâton pour en faire jaillir de l’eau en plein désert. Le mot « fontaine » est à prendre au sens latin de « source » (fons).
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pressoirs le ventre plein ! Quand viendras-tu, toi que j’espère ? D’avance, tous les peuples s’agenouillent, et ta domination sera éternelle, Fils de David ! »196 Le Tétrarque se rejeta en arrière, l’existence d’un fils de David l’outrageant comme une menace.197 Iaokanann l’invectiva pour sa royauté. ― « Il n’y a pas d’autre roi que l’Éternel ! et pour ses jardins, pour ses statues, pour ses théâtres, pour ses meubles d’ivoire, comme l’impie Achab ! »198 Antipas brisa la cordelette du cachet suspendu à sa poitrine et le lança dans la fosse, en lui commandant de se taire. La voix répondit, ― « Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme une femme qui enfante !199 « Le châtiment est déjà dans ton inceste.200 Dieu t’afflige de la stérilité du mulet ! » Et des rires s’élevèrent, pareils au clapotement des flots. Vitellius s’obstinait à rester. L’interprète,201 d’un ton impassible, redisait, dans la langue des Romains, toutes les injures que Iaokanann rugissait dans la sienne. Le Tétrarque et Hérodias étaient forcés de les subir deux fois. Il haletait, pendant qu’elle observait, béante, le fond du puits.
196 Fils de David] Selon la tradition, le Messie devait être issu de la maison de David (cf. Ésaïe 7,14 ; 9,1–7 ; 11,1–10 et Jr 23,5). 197 comme une menace] Hérode Antipas, le Tétrarque, classe l’annonce de la venue du Messie et la promesse d’un nouveau royaume dans des catégories dynastiques, généalogiques et politiques. Il ne peut imaginer un royaume qui ne soit pas de ce monde. Hérode voit son trône menacé par un prétendant issu de la maison de David comme avant lui Hérode le Grand qui, après avoir entendu le message messianique des Rois mages, avait par précaution fait tuer tous les enfants mâles de la région de Bethléem : c’est ce qu’on appelle le massacre des Innocents. 198 Achab] Achab (907–888 av. J.-C.), roi d’Israël ; en raison de sa politique d’alliance avec les pays voisins, Phénicie et Juda, le pays connaît sous son règne une période de prospérité. L’Ancien Testament présente Achab comme un roi qui, sous l’influence de femmes étrangères, favorise le retour aux cultes idolâtres qui ont toujours représenté une menace pour le monothéisme des Juifs (cf. 1 Rois 16,29–22,40). Après son mariage avec la princesse phénicienne Jézabel, il introduit le culte de Baal en Samarie, ce qui lui vaut l’hostilité des prophètes du dieu unique Yahvé [Reh, 155]. Jézabel fait lapider Naboth qui avait refusé de céder ses vignes au roi d’Israël. Ici réminiscence des prophéties d’Élie contre Achab (1 Rois 21) ; « l’impie Achab » est une expression qu’on retrouve chez Racine (Athalie) [dB, 155 ; Dec, 165 ; Reh, 155]. Taine rapproche ce passage de La Vigne de Naboth des Poèmes barbares de Leconte de Lisle [May, 230]. 199 comme une femme qui enfante] Cf. Job (6,5) ; Ésaïe (59,2) ; Ésaïe (13,8) [Weth, 287]. 200 dans ton inceste] Le mariage avec Hérodias. 201 L’interprète] Le thème d’Hérodias est l’interprétation, la traduction : la compréhension et le défaut de compréhension. Entre Babel et la Pentecôte, la figure éminente est celle du traduc-
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L’homme effroyable se renversa la tête ; et, empoignant les barreaux, y colla son visage qui avait l’air d’une broussaille, où étincelaient deux charbons.202 ― « Ah ! c’est toi, Iézabel !203 « Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure.204 Tu hennissais comme une cavale. Tu as dressé ta couche sur les monts,205 pour accomplir tes sacrifices ! Le Seigneur arrachera tes pendants d’oreilles, tes robes de pourpre, tes voiles de lin, les anneaux de tes bras, les bagues de tes pieds, et les petits croissants d’or qui tremblent sur ton front, tes miroirs d’argent, tes éventails en plumes d’autruche, les patins de nacre206 qui haussent ta taille, l’orgueil de tes diamants, les senteurs de tes cheveux, la peinture de tes ongles, tous les artifices de ta mollesse ;207 et les cailloux manqueront pour lapider l’adultère ! »208 Elle chercha du regard une défense autour d’elle. Les Pharisiens baissaient hypocritement leurs yeux. Les Sadducéens tournaient la tête, craignant d’offenser le Proconsul. Antipas paraissait mourir. La voix grossissait, se développait, roulait avec des déchirements de tonnerre, et, l’écho dans la montagne la répétant, elle foudroyait Machærous d’éclats multipliés. ― « Étale-toi dans la poussière, fille de Babylone !209 Fais moudre la farine ! Ôte ta ceinture, détache ton soulier, trousse-toi, passe les fleuves ! ta honte
teur. L’échec des traducteurs illustre l’impossibilité de la compréhension en général, devenue avec Babel l’état universel du monde. 202 deux charbons] Écho au thème des regards incandescents dans Saint Julien [dB, 155]. 203 Iézabel] Épouse d’Achab, figure proverbiale pour les ravages causés par la femme. Lorsque Jéhu devient roi, il la fait défenestrer et fouler aux pieds par des chevaux. Son cadavre est jeté aux chiens comme Elie l’avait prédit. Pour la popularité de cette constellation, voir Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « La vigne de Naboth » (1862, 22–36). 204 craquement de ta chaussure] Flaubert alimente la diatribe de Jean avec son propre fétichisme pour la chaussure féminine : c’était déjà le craquement des bottines qui avait séduit Léon (Emptaz 2002). 205 ta couche sur les monts] Image biblique. Hérodias exhibe avec orgueil et impudeur la lubricité sur laquelle se fonde son pouvoir. 206 patins de nacre] Sandales à semelles très épaisses avec des incrustations de nacre brillante. Les courtisanes vénitiennes en portaient. 207 Cf. Ésaïe (3,17–25) [Weth, 288]. Le vernis à ongles, les plumes d’autruche, les diamants, les hautes chaussures, les miroirs d’argent, tout cela rappelle aussi bien sûr les courtisanes du Second Empire. 208 lapider l’adultère] D’après la loi juive, le châtiment réservé aux femmes adultères était la lapidation. Jésus oppose à la cruauté de la loi la connaissance de soi et l’amour qui pardonne : « Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette le premier la pierre » (Jn 8,7). 209 fille de Babylone] Babylone est qualifiée dans l’Apocalypse de Jean de grande prostituée. Ce n’est donc pas par hasard si Hérodias est apostrophée par Jean comme fille de Babylone.
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sera découverte, ton opprobre sera vu !210 tes sanglots te briseront les dents !211 L’Éternel exècre la puanteur de tes crimes ! Maudite, maudite ! Crève comme une chienne ! » La trappe se ferma, le couvercle se rabattit. Mannaëi voulait étrangler Iaokanann. Hérodias disparut. Les Pharisiens étaient scandalisés. Antipas au milieu d’eux, se justifiait. ― « Sans doute », reprit Éléazar, « il faut épouser la femme de son frère,212 mais Hérodias n’était pas veuve, et de plus, elle avait un enfant, ce qui constituait l’abomination. » ― « Erreur ! erreur ! » objecta le Sadducéen Jonathas. « La Loi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument. » ― « N’importe ! on est pour moi bien injuste ! » disait Antipas, « car, enfin, Absalon a couché avec les femmes de son père, Juda avec sa bru, Ammon avec sa sœur, Lot avec ses filles. »213 Aulus, qui venait de dormir, reparut à ce moment-là. Quand il fut instruit de l’affaire, il approuva le Tétrarque. On ne devait point se gêner pour de pareilles sottises ; et il riait beaucoup du blâme des prêtres, et de la fureur de Iaokanann. Hérodias, au milieu du perron, se retourna vers lui. ― « Tu as tort, mon maître ! Il ordonne au peuple de refuser l’impôt. » ― « Est-ce vrai ? » demanda tout de suite, le Publicain. Les réponses furent généralement affirmatives. Le Tétrarque les renforçait. Vitellius songea que le prisonnier pouvait s’enfuir ; et comme la conduite d’Antipas lui semblait douteuse, il établit des sentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour.214
Pour Flaubert, Rome est Babel. Hérodias raconte la naissance de l’Église qui, née de Babel, rend Babel universelle, catholique. 210 ton opprobre sera vu] Ésaïe (48,1–3) [Weth, 288]. 211 tes sanglots te briseront les dents] Psaume (58,6) [Weth, 288]. 212 la femme de son frère] Le Deutéronome conseille à l’homme célibataire d’épouser la veuve de son frère (Dt 25,5). Mais Hérodias n’est pas veuve. 213 Lot avec ses filles] Le Tétrarque résume les cas d’inceste dont parle l’Ancien Testament. La pratique de l’inceste et du fratricide était donc répandue à Rome comme en Israël : ainsi s’écroule pour l’empire romain et pour ses héritiers, pour l’Europe, mais surtout pour le catholicisme romain, l’importante distinction entre Orient et Occident, Jérusalem et Babylone. Dans cette perspective, tous, les Juifs comme les Romains, sont aussi bien orientaux que catholiques romains, unis dans l’inceste et le fratricide. 214 dans la cour] Parent, A., Machærous, Paris : Franck, 1868, 211 : « Rien ne pouvait arrêter le cours de sa parole ; car son courage inébranlable flagellait sans pitié les vices, les turpitudes, les crimes d’une époque de corruption […] Les évangélistes expliquent le motif de son
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Ensuite, il alla vers son appartement. Les députations des prêtres l’accompagnèrent. Sans aborder la question de la sacrificature, chacune émettait ses griefs. Tous l’obsédaient. Il les congédia. Jonathas le quittait, quand il aperçut dans un créneau Antipas causant avec un homme à longs cheveux et en robe blanche, un Essénien ; et il regretta de l’avoir soutenu. Une réflexion avait consolé le Tétrarque. Iaokanann ne dépendait plus de lui ; les Romains s’en chargeaient. Quel soulagement ! Phanuel se promenait alors sur le chemin de ronde. Il l’appela et, désignant les soldats : ― « Ils sont les plus forts ! je ne peux le délivrer ; ce n’est pas ma faute ! » La cour était vide. Les esclaves se reposaient. Sur la rougeur du ciel,215 qui enflammait l’horizon, les moindres objets perpendiculaires se détachaient en noir. Antipas distingua les salines à l’autre bout de la mer Morte, et ne voyait plus les tentes des Arabes. Sans doute ils étaient partis ? La lune se levait ; un apaisement descendait dans son cœur. Phanuel, accablé, restait le menton sur la poitrine. Enfin, il révéla ce qu’il avait à dire. Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avant l’aube,216 la constellation de Persée217 se trouvant au zénith. Agalah se montrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Cœti avait disparu ;218 d’où il augurait la mort d’un homme considérable, cette nuit même, dans Machærous.
arrestation par ses nombreuses et publiques attaques contre l’illégalité impie du mariage du Tétrarque avec Hérodiade. Au contraire, Josèphe prétend qu’il s’agissait d’une mesure d’ordre public. » [Weth, 288]. 215 rougeur du ciel] Comme dans Saint Julien, le cosmos préfigure le sang qui sera versé. 216 le ciel avant l’aube] Les Romains pratiquaient aussi l’astrologie. Ces pratiques étaient bien sûr considérées par les religions juive et chrétienne comme une forme d’idolâtrie, de superstition. 217 Persée] L’une des quarante-huit constellations connues à l’époque d’Hérode [Dec, 168]. 218 Mira-Cœti avait disparu] Pour la rédaction de ce paragraphe, Flaubert avait demandé à son ami Frédéric Baudry, bibliothécaire et érudit, d’effectuer des recherches sur l’astronomie. Voici sa réponse : « J’en perds la tête de courir après vos noms de constellations et d’étoiles […] Jusqu’ici je n’ai rien pu accrocher pour Persée et Mira-Cœti […] les noms hébreux et les noms arabes sont les mêmes. La Grande Ourse se nomme en hébreux Agalah ; le Char, en arabe Adjilet ; Algol est le mot arabe lui-même al-gol, la goule, le vampire; c’est la traduction de la tête de Méduse que cette étoile est censée figurer, dans la constellation, sur le bouclier de Persée » [dB, 158]. Baudry était d’ailleurs le gendre de l’avocat Sénard, qui avait défendu Flaubert lors du procès de Madame Bovary [May, 230].
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Lequel ? Vitellius était trop bien entouré. On n’exécuterait pas Iaokanann. « C’est donc moi ! » pensa le Tétrarque. Peut-être que les Arabes allaient revenir ? Le Proconsul découvrirait ses relations avec les Parthes !219 Des sicaires220 de Jérusalem escortaient les prêtres ; ils avaient sous leurs vêtements des poignards, et le Tétrarque ne doutait pas de la science de Phanuel. Il eut l’idée de recourir à Hérodias. Il la haïssait pourtant, mais elle lui donnerait du courage ; et tous les liens n’étaient pas rompus de l’ensorcellement qu’il avait autrefois subi. Quand il entra dans sa chambre,221 du cinnamome222 fumait sur une vasque de porphyre ;223 et des poudres, des onguents, des étoffes pareilles à des nuages, des broderies plus légères que des plumes, étaient dispersées. Il ne dit pas la prédiction de Phanuel, ni sa peur des Juifs et des Arabes ; elle l’eût accusé d’être lâche. Il parla seulement des Romains ; Vitellius ne lui avait rien confié de ses projets militaires.224 Il le supposait ami de Caïus, que fréquentait Agrippa ; et il serait envoyé en exil, ou peut-être on l’égorgerait. Hérodias, avec une indulgence dédaigneuse, tâcha de le rassurer. Enfin, elle tira d’un petit coffre une médaille225 bizarre, ornée du profil de Tibère. Cela suffisait à faire pâlir les licteurs et fondre les accusations. Antipas, ému de reconnaissance, lui demanda comment elle l’avait. ― « On me l’a donnée », reprit-elle. Sous une portière en face, un bras nu s’avança. Un bras jeune, charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète.226 D’une façon un peu gauche et 219 relations avec les Parthes] Antipas préparait donc bien une guerre, comme Vitellius le pressentait [dB, 158]. 220 Sicaires] Secte fondamentaliste (du latin sica, poignard ; Sicaires : les porteurs de poignards), qui au Ier siècle attaquait au poignard l’occupant romain. Voir Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II 13,3; IV 7,2; VII 7–11. 221 Chambre] Voir pour la chambre d’Hérodias le boudoir de Rosanette. Fantaisie orientale avec toutes sortes de parfums, de crèmes et de poudres sophistiquées, de soies vaporeuses et de broderies raffinées. 222 cinnamome] Myrrhe, camphre ou cannelle [dB, 158 ; Dec, 168]. 223 porphyre] Pierre de couleur pourpre foncé qui se polit comme le marbre [dB, 159 ; Dec, 168]. Summum du luxe antique, à connotation résolument orientale. Du fait de sa couleur, il était réservé aux empereurs. Pour Constantin, il y avait des cercles de porphyre incrustés dans les sols qu’il était le seul à pouvoir fouler et qui ont été transposés dans l’Occident romain avec un grand disque de porphyre à Saint-Pierre de Rome. Enfin, l’empereur Napoléon repose lui aussi dans un gigantesque sarcophage en porphyre. 224 projets militaires] Contre les Arabes, leur ennemi commun [dB, 159 ; Dec, 168]. 225 Médaille] Signe d’idolâtrie du point de vue des Juifs. L’empereur qui figure sur la médaille en or fait figure de talisman [dB, 159 ; Dec, 169]. 226 Polyclète] Célèbre sculpteur grec du Ve siècle av. J.-C. : ses œuvres passaient pour les plus représentatives des canons grecs de la beauté. L’une de ses œuvres les plus connues était
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cependant gracieuse, il ramait dans l’air pour saisir une tunique, oubliée sur une escabelle, près de la muraille. Une vieille femme la passa doucement, en écartant le rideau. Le Tétrarque eut un souvenir qu’il ne pouvait préciser. ― « Cette esclave est-elle à toi ? » ― « Que t’importe ? » répondit Hérodias.
III227 Les convives emplissaient la salle du festin.228 Elle avait trois nefs,229 comme une basilique,230 et que séparaient des colonnes en bois d’algumim,231 avec des chapiteaux de bronze couverts de sculpl’« Héra d’Argos », qui se dressait autrefois dans l’Héraion d’Argos, une statue chryséléphantine qui s’est plus tard perdue. D’un point de vue juif ou chrétien, le goût des statues relevait de l’idolâtrie. Comme toujours, quand chez Flaubert les femmes sont excitantes, c’est dans des œuvres d’art. La fascination érotique est mise en scène de façon idolâtre, comme aveuglement et comme méconnaissance. 227 III] Le troisième acte d’Hérodias a pour objet le festin donné par le Tétrarque pour son anniversaire. Le récit est dominé par la chaîne signifiante : sacrifice, repas, métamorphose, chair/viande et vin. Sur le plan thématique, c’est la question de la résurrection de la chair qui est au premier plan. Le trait constitutif du texte est la déformation presque insupportable via littéralisation du narratif du sacrifice du Christ. 228 la salle du festin] Pour sa représentation du festin, Flaubert emprunte de nombreux détails à Rome au siècle d’Auguste de C. Dozobry et certainement aussi au Festin de Trimalchio de Pétrone, bien que ce texte ait été écrit après les évènements décrits par Flaubert (probablement pendant le règne de Néron) : les lits de table, les pieds nus, la vaisselle, les plats exotiques, les parfums, les couronnes de fleurs, les vomissements pour retrouver la sensation de faim, les bains pour augmenter la soif [Weth, 289]. 229 trois nefs] Double codification de l’espace : sacré et profane. En dépit de l’exactitude historique de la description de l’espace profane, la description de la basilique à trois nefs évoque, avec le mot « nef » l’association avec une église : la structure de la basilique comme édifice profane a inspiré les églises chrétiennes. L’espace profane s’est transformé en espace sacré. Le « vaisseau », terme non sacré, architecturalement neutre, devient une « nef », terme technique pour décrire l’architecture des cathédrales. L’attitude de Phanuel priant les bras étendus dans la nef rappelle le signe de croix, complétant ainsi l’espace de l’église. 230 basilique] Étymologiquement, portique royal. La basilique est sous l’Antiquité un vaste édifice rectangulaire se terminant par un hémicycle et servant généralement de marché couvert, de tribunal de commerce ou de lieu de réunion publique. Son architecture a servi de modèle aux églises chrétiennes et plusieurs basiliques antiques ont été transformées par les premiers chrétiens en lieux de culte. Les dernières lignes du récit font apparaître cette transformation. La troisième partie du récit fait donc écho au début de la troisième partie d’Un cœur simple, consacrée à la description d’une nef d’église. 231 d’algumim] Nom arabe de l’acacia [Dec, 170].
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tures. Deux galeries à claire-voie s’appuyaient dessus ; et une troisième en filigrane d’or se bombait au fond, vis-à-vis d’un cintre énorme, qui s’ouvrait à l’autre bout. Des candélabres, brûlant sur les tables alignées dans toute la longueur du vaisseau, faisaient des buissons de feux, entre les coupes de terre peinte et les plats de cuivre, les cubes de neige, les monceaux de raisin ; mais ces clartés rouges se perdaient progressivement, à cause de la hauteur du plafond, et des points lumineux232 brillaient, comme des étoiles, la nuit, à travers des branches. Par l’ouverture de la grande baie, on apercevait des flambeaux sur les terrasses des maisons ; car Antipas fêtait ses amis, son peuple, et tous ceux qui s’étaient présentés. Des esclaves, alertes comme des chiens et les orteils dans des sandales de feutre, circulaient, en portant des plateaux. La table proconsulaire occupait, sous la tribune dorée, une estrade en planches de sycomore. Des tapis de Babylone233 l’enfermaient dans une espèce de pavillon. Trois lits234 d’ivoire, un en face et deux sur les flancs, contenaient Vitellius, son fils et Antipas ; le Proconsul étant près de la porte, à gauche, Aulus à droite, le Tétrarque au milieu. Il avait un lourd manteau noir, dont la trame disparaissait sous des applications de couleur, du fard aux pommettes, la barbe en éventail, et de la poudre d’azur dans ses cheveux, serrés par un diadème de pierreries.235 Vitellius gardait son baudrier236 de pourpre, qui descendait en diagonale sur une toge de lin. Aulus s’était fait nouer dans le dos les manches de sa robe en soie vio-
232 points lumineux] Rappelle les constellations d’yeux dans Saint Julien. 233 tapis de Babylone] Les tapis de Babylone, les plus précieux d’Orient, ont été tendus de manière à former une sorte de tente. Ils évoquent de manière implicite la pratique de la prostitution sacrée à Babylone : dans le temple de Mylitta, le nom babylonien de la déesse Cybèle, toute femme née dans le pays était obligée, une fois dans sa vie, de se livrer à un quelconque étranger l’ayant choisie (Hérodote, I, 199). La danse lascive de Salomé peut sans doute être considérée comme une forme similaire de prostitution sacrée. Renan s’étonnait que même des femmes de la haute société, ici la fille de la souveraine, s’exposent aux regards masculins avec autant d’impudeur. 234 Trois lits] L’habitude de manger couché avait été importée d’Orient ; à la fin du IIe siècle av. J.-C., elle devient une mode : on mange couché, le coude appuyé sur un coussin. 235 diadème de pierreries] Le Tétrarque n’est pas vêtu à la romaine, mais comme un souverain assyrien ou babylonien. 236 baudrier] Signe de la puissance impériale, Vitellius porte l’épée et la toge pour dîner. Il commet donc un faux pas, car pour passer à table, on devait bien sûr se débarrasser de ses armes et de sa tenue militaire. Cela montre qu’il est sur ses gardes, prêt au besoin à défendre sa vie, et qu’il a peu d’estime pour son hôte Hérode, qu’il tient pour un traître.
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lette,237 lamée d’argent. Les boudins de sa chevelure formaient des étages, et un collier de saphirs étincelait à sa poitrine, grasse et blanche comme celle d’une femme. Près de lui, sur une natte et jambes croisées, se tenait un enfant très beau, qui souriait toujours. Il l’avait vu dans les cuisines, ne pouvait plus s’en passer, et, ayant peine à retenir son nom chaldéen,238 l’appelait simplement : « l’Asiatique ».239 De temps à autre, il s’étalait sur le triclinium.240 Alors, ses pieds nus dominaient l’assemblée.241 De ce côté-là, il y avait les prêtres et les officiers d’Antipas, des habitants de Jérusalem, les principaux des villes grecques ; et, sous le Proconsul : Marcellus242 avec les publicains, des amis du Tétrarque, les personnages de Kana, Ptolémaïde,243 Jéricho ; puis, pêle-mêle, des montagnards du Liban, et les vieux soldats d’Hérode : douze Thraces,244 un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des pâtres de l’Idumée, le sultan de Palmyre,245 des marins d’Ézion237 robe en soie violette] Aulus est habillé à l’orientale, avec une tunique blanche à larges manches trompettes qu’il a fait nouer derrière son dos pour manger sans entraves. Aulus Vitellius fournit l’exemple le plus marquant du lien entre mort et chair. En proie à une avidité effrénée, il se goinfre jusqu’à risquer la mort. Aulus, qui incarne l’appétit de la chair, représente chez Flaubert comme déjà chez Suétone la perversion du corps du souverain. Aulus ne cherche même pas à maîtriser sa gloutonnerie. Il est dominé par des envies tyranniques. Efféminé, habillé avec un luxe incroyable – soie, or, argent, pierres précieuses –, Aulus réunit, avec ses débordements de chair, tous les topoi de l’Orient : il ne se domine pas mais est dominé par ses désirs et dépendant de leur satisfaction : pédérastie, vins raffinés, mets délicieux. 238 chaldéen] La Chaldée, aussi pays de Sumer, puis Babylone. La façon extrêmement variée et dense dont Flaubert inscrit Babylone et tout ce qui va avec dans son récit est proprement incroyable. 239 l’Asiatique] Le nom du jeune garçon, « l’Asiatique », sous l’emprise duquel Aulus est tombé, donne à la décadence de Rome des traits orientaux. 240 triclinium] Lit de table à trois places qu’Aulus, qui n’est pas maigre, occupe seul. 241 ses pieds nus dominaient l’assemblée] L’inversion du bon corps de souverain est reflétée par la posture d’Aulus. Ses pieds nus et non sa tête trônent littéralement au-dessus de l’assemblée. 242 Marcellus] Lieutenant de Vitellius [Dec, 171]. 243 Kana, Ptolémaïde] Kana : ville de Galilée [Dec, 171], Ptolémaïde ou Ptolémaïs : port de Phénicie [Dec, 171]. C’est lors des noces de Cana que Jésus fait son premier miracle, la transformation de l’eau en vin, la préfiguration de la Passion et de l’Eucharistie, métamorphose symbole de salut (cf. Jn 2,1–12). Ptolémaïs tient son nom de la dynastie égyptienne des Ptolémée. Depuis 64 av. J.-C., la ville appartient à la province romaine de Syrie ; au XIIIe siècle, elle est la capitale de la région conquise par les Croisés en Palestine [Reh, 156]. Les éléments païens et chrétiens s’entrechoquent dans l’énumération. 244 Thraces] Sous l’Antiquité, les hommes situaient la Thrace entre le Danube et la mer Égée, à l’est [Dec, 171]. 245 Palmyre] Oasis syrienne sur la route marchande reliant Damas à l’Euphrate et empruntée par les caravanes. Fondée à l’époque de Salomon, détruite par Nabuchodonosor dans sa
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gaber.246 Chacun avait devant soi une galette de pâte molle, pour s’essuyer les doigts ;247 et les bras, s’allongeant comme des cous de vautour, prenaient des olives, des pistaches, des amandes. Toutes les figures étaient joyeuses, sous des couronnes de fleurs. Les Pharisiens les avaient repoussées comme indécence romaine.248 Ils frissonnèrent quand on les aspergea de galbanum et d’encens,249 composition réservée aux usages du Temple. Aulus en frotta son aisselle ; et Antipas lui en promit tout un chargement avec trois couffes de ce véritable baume, qui avait fait convoiter la Palestine à Cléopâtre.250 Un capitaine de sa garnison de Tibériade, survenu tout à l’heure, s’était placé derrière lui, pour l’entretenir d’événements extraordinaires. Mais son attention était partagée entre le Proconsul et ce qu’on disait aux tables voisines. On y causait de Iaokanann et des gens de son espèce ; Simon de Gittoï251 lavait les péchés avec du feu. Un certain Jésus…
marche sur Jérusalem, Palmyre avait été reconstruite. Au moment où se déroule le récit, elle est prospère. L’empereur Aurélien la détruit définitivement deux siècles plus tard, dans sa guerre contre la reine Zénobie. Cette cité des sables, « reine de l’Orient » passait pour imaginaire jusqu’à sa découverte par des archéologues au XVIIIe siècle [dB, 162]. En 2015, elle a été rasée par Daech. 246 Éziongaber] Ville située au nord du port d’Eilat, à l’extrémité nord du golfe d’Aqaba, que les bateaux de Salomon traversaient déjà (cf. 1 Rois 9,26–9,28) [Dec, 171 ; Reh, 157]. « Éziongaber » signifie « colonne vertébrale du géant » [May, 232]. 247 pour s’essuyer les doigts] Les Grecs mangeaient avec les doigts, qu’ils s’essuyaient sur du pain. Les Romains de l’époque impériale disposaient de serviettes [Dec, 171]. 248 indécence romaine] Pour les Pharisiens, il s’agit d’un repas sacrificiel érotique et pervers. Porter des couronnes de fleurs était par exemple réservé aux cultes à mystères ; les animaux destinés au sacrifice portaient des couronnes de fleurs. De leur point de vue, il ne s’agit pas du culte voué à un dieu, mais de l’idolâtrie du pouvoir. 249 galbanum et d’encens] Le parfum qu’on brûlait dans le temple de Jérusalem se composait entre autres de galbanum, une gomme aromatique, et d’encens. C’est donc un sacrilège. Sans le savoir, Aulus se transforme lui-même en animal destiné à être sacrifié. 250 Cléopâtre] Cléopâtre s’était vu offrir les palmeraies et les baumiers de Jéricho par Marc Antoine (34 av. J.-C.) ; après leur mort, l’empereur Auguste rend Jéricho et les autres territoires de Palestine possédés par Cléopâtre à Hérode le Grand [Reh, 157]. 251 Simon de Gittoï] Simon de Gitton, aussi nommé Simon le Mage ou le Magicien, né à Gitton en Samarie, magicien professionnel qui tient aussi Jésus pour un magicien. Ses miracles sont évoqués dans le huitième chapitre des Actes des Apôtres. Cf. Renan (1866, 152–153). L’aspect trompeur, magique des miracles est souligné par l’évocation du nom de Simon le Magicien, qui s’est efforcé de convaincre Pierre de lui vendre le secret des plus beaux miracles du Christ afin de se faire valoir. Ceci fait écho à la pratique de la simonie reprochée à l’Église catholique au Moyen Âge. Tout se réduit à un monde entièrement perceptible par les sens, à ce qui est
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— « Le pire de tous », s’écria Éléazar. « Quel infâme bateleur ! » Derrière le Tétrarque, un homme se leva,252 pâle comme la bordure de sa chlamyde.253 Il descendit l’estrade, et, interpellant les Pharisiens : — « Mensonge ! Jésus fait des miracles ! » Antipas désirait en voir. — « Tu aurais dû l’amener ! Renseigne-nous ! » Alors il conta que lui, Jacob, ayant une fille malade, s’était rendu à Capharnaüm, pour supplier le Maître254 de vouloir la guérir. Le Maître avait répondu : « Retourne chez toi, elle est guérie ! » Et il l’avait trouvée sur le seuil, étant sortie de sa couche quand le gnomon255 du palais marquait la troisième heure,256 l’instant même où il abordait Jésus. Certainement, objectèrent les Pharisiens, il existait des pratiques, des herbes puissantes ! Ici même, à Machærous, quelquefois on trouvait le Baaras,257 qui rend invulnérable ; mais guérir sans voir ni toucher était une chose impossible, à moins que Jésus n’employât les démons. Et les amis d’Antipas, les principaux de la Galilée, reprirent, en hochant la tête : — « Les démons, évidemment. » Jacob, debout entre leur table et celle des prêtres, se taisait d’une manière hautaine et douce. Ils le sommaient de parler : — « Justifie son pouvoir ! » Il courba les épaules, et à voix basse, lentement, comme effrayé de luimême : — « Vous ne savez donc pas que c’est le Messie ? » Tous les prêtres se regardèrent ; et Vitellius demanda l’explication du mot. Son interprète fut une minute avant de répondre.258 visible, comptable et mesurable à l’œil nu. Un miracle, ici, n’est pas une question de force surnaturelle, c’est le résultat d’une machination humaine. 252 un homme se leva] Le capitaine de Tibériade [Dec, 173]. 253 chlamyde] Manteau militaire d’origine grecque, court et sans ceinture [Dec, 173]. La Vulgate nomme « chlamys coccinea » le manteau de pourpre dont le Christ est revêtu par dérision (Mt 27,28). 254 Maître] Titre donné à Jésus dans les Évangiles [Dec, 173]. 255 gnomon] La tige du cadran solaire [Reh, 157]. 256 la troisième heure] À Rome, le jour (période comprise entre le lever et le coucher du soleil) était divisé en douze heures. La durée de l’heure variait selon les saisons [Dec, 173]. 257 Baaras] Plante libanaise qui passait pour neutraliser les mauvais sorts. Dans De Natura deorum, Cicéron nomme de curieux exemples de plantes médicinales utilisées en Asie et en Crète afin de soigner les blessures ou de les prévenir, ou comme anti-poison [May, 232] ; voir aussi les Carnets de travail (668 et 670). 258 Son interprète fut une minute avant de répondre] La tâche des interprètes, dans le chaos babylonien d’Hérodias, n’est pas simple, si bien que souvent ils abandonnent : l’interprète
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Ils appelaient ainsi un libérateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns même soutenaient qu’il fallait compter sur deux. Le premier serait vaincu par Gog et Magog,259 des démons du Nord ; mais l’autre exterminerait le Prince du Mal ;260 et, depuis des siècles, ils l’attendaient à chaque minute.261 Les prêtres s’étant concertés, Éléazar prit la parole. D’abord le Messie serait enfant de David, et non d’un charpentier ;262 il confirmerait la Loi.263 Ce Nazaréen l’attaquait ; et, argument plus fort il devait être précédé de la venue d’Élie.264 Jacob répliqua : — « Mais il est venu, Élie ! » — « Élie ! Élie ! » répéta la foule, jusqu’à l’autre bout de la salle. Tous, par l’imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de corbeaux, la foudre allumant un autel, des pontifes idolâtres jetés aux torrents ; et les femmes, dans les tribunes, songeaient à la veuve de Sarepta.265
d’Aulus, un Galiléen, met un certain temps avant de traduire en latin la catégorie centrale pour l’historiographie juive à cette époque : le Messie. Et ce qu’il traduit n’est plus juif, mais hautement romain : ce Messie est devenu un personnage politique menant un combat pour le pouvoir et la richesse ici et maintenant, un insurgé voulant libérer Israël du joug romain, mais qui, en promettant tous les biens et la domination de tous les peuples, reproduit aussitôt le modèle auquel il s’oppose, celui de l’empire romain et de ses empereurs. Messie et modèle sont identiques. La traduction n’est pas seulement un échec. Elle trahit, en soulignant les différences insurmontables entre les concepts politiques, le profond clivage du camp juif. Car il y a longtemps – depuis les Maccabées, Flaubert ne laisse aucun doute là-dessus – que le Messie est devenu, chez les Juifs aussi, une étiquette recouvrant des visées politiques, laquelle fait de Jean un repoussoir pour les deux camps. 259 Gog et Magog] Géants ennemis d’Israël, présentés par l’Apocalypse comme les précurseurs de l’Antéchrist (cf. Ez 38 et 39 ; Ap 20,7–9) [May, 232 ; Reh, 158]. 260 le Prince du Mal] Lucifer est aussi qualifié de « prince des ténèbres » [Dec, 174]. 261 chaque minute] L’opposition entre siècles et minutes présente l’attente du Messie comme un acte absurde. 262 charpentier] Joseph était, comme on le sait, charpentier. 263 il confirmerait la Loi] La Loi donnée par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï et que le Messie devait confirmer. Le christianisme oppose la fidélité à la lettre qui tue à l’amour qui vivifie. 264 Élie] Le plus important des prophètes dont la tradition dit qu’il est monté au ciel et qu’il reviendra pour restaurer Israël. 265 Sarepta] Rappel des miracles opérés par Yahvé sur Élie (1 Rois 17–19). Ils sont évoqués ici dans le cadre d’une rivalité entre Yahvé et Baal. Ce qui compte pour Flaubert, c’est la question du fondement théologique du pouvoir, le rapport entre Dieu et le souverain. Le Messie annoncé par Jean se situe aussi dans ce contexte : roi des Juifs ou royaume qui n’est pas de ce monde ? Dans l’Ancien Testament, ce sont traditionnellement des femmes étrangères avides de pouvoir qui, par leur érotisme ravageur, montent les souverains d’Israël contre Yahvé au nom d’une autre divinité qui est plus proche du trône et soutient leur domination. Il s’agit
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Jacob s’épuisait à redire qu’il le connaissait ! Il l’avait vu ! et le peuple aussi ! — « Son nom ? » Alors, il cria de toutes ses forces : — « Iaokanann ! » Antipas se renversa comme frappé en pleine poitrine. Les Sadducéens avaient bondi sur Jacob. Éléazar pérorait 266 pour se faire écouter. Quand le silence fut établi, il drapa son manteau, et comme un juge posa des questions. — « Puisque le prophète est mort… » Des murmures l’interrompirent. On croyait Élie disparu seulement.267 Il s’emporta contre la foule, et, continuant son enquête : — « Tu penses qu’il est ressuscité ? »268 — « Pourquoi pas ? » dit Jacob. Les Sadducéens haussèrent les épaules ; Jonathas, écarquillant ses petits yeux, s’efforçait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot que la prétention du corps à la vie éternelle ; et il déclama, pour le Proconsul, ce vers d’un poète contemporain :
généralement de divinités babyloniennes, des variantes d’Astarté, mère de toute vie sur la terre, et de Baal. Élie s’élève contre l’idolâtrie du couple Jézabel – Achab, qui vénère Astarté, au nom du Dieu unique. Dans la période de sécheresse que celui-ci envoie pour châtier son peuple infidèle, Élie est miraculeusement maintenu en vie par Dieu : il boit l’eau d’un torrent et est ravitaillé en nourriture par des corbeaux, plus tard par la veuve de Sarepta, une femme pauvre, elle aussi étrangère puisqu’elle est phénicienne, qui en accueillant Élie respecte la Torah. Par l’entremise d’Élie, Dieu ressuscite son fils. Hérodias duplique la constellation Jézabel – Achab – Élie en lui adjoignant la constellation Hérodias – Antipas – Jean. Hérodias qui, totalement romanisée, est devenue une « femme étrangère », est aussi avide de pouvoir que Jézabel ; son dieu est le César romain, elle-même une personnification d’Astarté/Cybèle. Jean l’accuse de faire tout ce qu’elle peut pour son idole, le pouvoir. Un royaume qui ne serait pas de ce monde, tel que l’a promis Jésus, reste pour tout le monde lettre morte. 266 Éléazar pérorait] Il discourait d’une manière prétentieuse [Dec, 174]. 267 disparu seulement] Selon la Tradition, Élie n’était pas mort ; dans une apothéose, il avait été emporté vers le ciel sur un char de feu. On croyait qu’il était revenu dans la personne de Jean. En fait, le peuple essayait de reconnaître les traits de son visage chez tous les nouveaux prophètes, et ceux-ci faisaient tout leur possible pour répondre à cette attente. 268 ressuscité] Élie revient plusieurs fois dans les discussions portant sur la résurrection. Flaubert se réfère ici à Renan, qui dit que tous les messagers qui doivent préparer le chemin du Christ attendaient Élie. Dans la discussion juive sur la venue du Messie, il est doublement associé à la question de la résurrection : lui-même a été enlevé au ciel et a ressuscité le fils de la veuve de Sarepta. Si la question de la résurrection ou, plus précisément, du retour d’Élie, de sa résurrection des morts, est centrale, c’est parce qu’elle répond á cette question : qui est le Christ ? Car d’après la Bible, le retour d’Élie précède la venue du Messie.
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Nec crescit, nec post mortem durare videtur.269 Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l’estomac. Les Sadducéens feignirent un grand émoi ; — le lendemain, la sacrificature leur fut rendue ;270 — Antipas étalait du désespoir ; Vitellius demeurait impassible. Ses angoisses étaient pourtant violentes ; avec son fils il perdait sa fortune. Aulus n’avait pas fini de se faire vomir, qu’il voulut remanger.271 — « Qu’on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l’eau de mer,272 n’importe quoi ! Si je prenais un bain ? » Il croqua de la neige,273 puis, ayant balancé entre une terrine de Commagène274 et des merles roses, se décida pour des courges au miel. L’Asiatique le contemplait, cette faculté d’engloutissement dénotant un être prodigieux et d’une race supérieure. On servit des rognons de taureau, des loirs,275 des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre ; et les prêtres discutaient sur la résurrection. Am269 Nec crescit, nec post mortem durare videtur] « Le corps ne grandit ni ne subsiste après la mort. » Citation du poème didactique De rerum natura (3,338–339) du poète romain Lucrèce (env. 98–55 av. J.-C.). Les partisans du Christ voient en Jean-Baptiste Élie revenu et donc la promesse de la résurrection près de se réaliser. Les Romains s’en tiennent à Lucrèce, qui nie l’espérance de voir le corps connaître la vie éternelle. Dans le parallélisme entre la citation latine et la maxime du texte qu’il s’agit de comprendre : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue » – dans le parallélisme « crescit » et « croisse », transparaît la sexualisation phallique de la question de la résurrection. 270 rendue] Aussitôt, le pouvoir romain récompense l’émotion feinte. Flaubert modifie ici aussi les faits historiques afin de montrer que les signes s’opposent au sens. En réalité, Caïphe, le Grand Prêtre au fait des rites sacrificiels, a connu une carrière extrêmement longue, gardant sa fonction pendant deux décennies. 271 remanger] Si Flaubert met au premier plan le vomissement pratiqué par les Romains pendant les festins, topos habituel de la décadence, c’est pour souligner d’une part la métamorphose que connaissent les mets dans le vomissement, d’autre part la menace que la gloutonnerie fait peser sur la vie, deux éléments absents chez Suétone. La goinfrerie d’Aulus devient la figure antithétique de l’eucharistie. 272 la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l’eau de mer] Trois remèdes contre l’acidité et les maux d’estomac [Dec, 175]. 273 neige] La neige acheminée des montagnes était utilisée sous l’Antiquité pour rafraîchir les boissons ou fabriquer de la glace. 274 Commagène] Royaume s’étendant de la Cappadoce à la Syrie, qui était passé sous autorité romaine en 17 ap. J.-C. La « terrine de Commagène » était un gâteau de graisse fondue, recouvert de neige [dB, 166]. Les Romains exigeaient les mets les plus délicats des peuples devant leur verser un tribut. Flaubert cite dans ce passage plusieurs plats évoqués par Pétrone, Pline l’Ancien et Suétone. 275 loirs] Les loirs passaient pour avoir le même goût que les cochons d’Inde. Les Romains appréciaient beaucoup ces animaux et allaient jusqu’à en élever [Dec, 175].
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monius, élève de Philon le Platonicien,276 les jugeait stupides, et le disait à des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s’étaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu’il avait ressenti sous le baptême de Mithra,277 et Jacob l’engageait à suivre Jésus. Les vins de palme278 et de tamaris,279 ceux de Safet et de Byblos,280 coulaient des amphores281 dans les cratères, des cratères dans les coupes, des coupes dans les gosiers ; on bavardait, les cœurs s’épanchaient. Iaçim, bien que Juif, ne cachait plus son adoration des planètes.282 Un marchand d’Aphake283 ébahissait des Nomades, en détaillant les merveilles du temple d’Hiérapolis ;284 et ils demandaient combien coûterait le pèle-
276 Philon le Platonicien] Érudit et philosophe juif, auteur de nombreux ouvrages historiques et exégétiques (env. 15 av. J.-C. à env. 50 ap. J.-C.). Représentant du judaïsme alexandrin à l’époque de Jésus. Auteur d’un commentaire allégorique du Pentateuque. Bien que fidèle à sa religion, il est influencé par la philosophie grecque et essaie de réconcilier la doctrine de Platon avec les enseignements de la Loi juive. On lui attribue une certaine influence sur le néoplatonisme, surtout sur Plotin (cf. Lebreton et Zeiller 1934, 57–60) [May, 233]. Le lien établi par lui entre la révélation divine et le « logos » philosophique, entre le monothéisme juif et la philosophie aristotélo-platonicienne, a été d’une importance considérable pour le développement de la théologie chrétienne des premiers temps [Reh, 158]. 277 Mithra] Divinité perse dont le culte se répand à Rome au Ier siècle av. J.-C. après avoir été importé d’Orient par des soldats et des marchands romains. Au cours des mystères qui étaient célébrés dans des grottes souterraines ou creusées dans des rochers (mythrées), les fidèles consommaient des boissons enivrantes et sacrifiaient un taureau, car Mithras était vénéré comme dieu tauroctone. Le culte de Mithras atteint son apogée dans le dernier tiers du IIIe siècle quand l’empereur Aurélien l’autorise en tant que religion d’État [Reh, 159]. L’initiation à ce culte, appelée ici « baptême », comprenait une purification par l’eau, le feu et le jeûne. Tertullien a comparé certains de ces rites aux sacrements chrétiens. Un repas où les croyants se partageaient le pain, l’eau et le vin faisait aussi partie de ce culte [May, 233 ; dB, 166]. 278 vins de palme] Le vin de palme s’obtenait par la fermentation du jus de dattes non comestibles [Dec, 175]. 279 tamaris] Le tamaris était comme le houblon utilisé pour produire de la bière [Dec, 175]. 280 Safet et de Byblos] Vins de Phénicie [Dec, 175]. 281 amphores] Le vin était conservé dans de grands vases de terre, des amphores. Les esclaves en soutiraient du vin pour le mélanger avec de l’eau dans des coupes avant de le servir. 282 adoration des planètes] Iaçim était le fils d’un Babylonien immigré en Israël, ce qui explique son penchant pour l’adoration des planètes qui, comme l’astrologie, trouvait son origine entre autres à Babylone [Reh, 159]. L’astrologie, née en Chaldée, évoque donc l’ennemi des Juifs Babylone, la déportation et la captivité. L’esprit hébraïque ne connaissait pas l’adoration des planètes [dB, 167]. 283 Aphake] Ville de Syrie qui possédait un célèbre temple de Vénus [May, 233]. Comme dans les deux autres Contes, on retrouve ici le thème de la diversité géographique, des oppositions ethniques [Weth, 291]. 284 d’Hiérapolis] Ville de Phrygie, au nord de Laodicée. L’un des centres du culte de Cybèle. Son temple le plus célèbre était dédié à Apollon et Diane [dB, 167].
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rinage. D’autres tenaient à leur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne célébrant ce promontoire de la Scandinavie, où les dieux apparaissent avec les rayons de leurs figures ; et des gens de Sichem285 ne mangèrent pas de tourterelles, par déférence pour la colombe Azima.286 Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle ; et la vapeur des haleines avec les fumées des candélabres faisait un brouillard dans l’air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d’étudier le firmament,287 mais n’avançait pas jusqu’au Tétrarque, redoutant les taches d’huile qui, pour les Esséniens, étaient une grande souillure. Des coups retentirent contre la porte du château. On savait maintenant que Iaokanann s’y trouvait détenu. Des hommes avec des torches grimpaient le sentier ; une masse noire fourmillait dans le ravin ; et ils hurlaient de temps à autre : — « Iaokanann ! Iaokanann ! » — « Il dérange tout ! » dit Jonathas. — « On n’aura plus d’argent, s’il continue ! » ajoutèrent les Pharisiens. Et des récriminations partaient : — « Protège-nous ! » — « Qu’on en finisse ! »288 — « Tu abandonnes la religion ! » — « Impie comme les Hérode ! »
285 Sichem] Ville de Palestine, située au sud-est de la Samarie [May, 234]. 286 Azima] « On a coutume de citer que les Samaritains ont rendu, sur Garizim, les honneurs divins à une colombe, sous le nom d’Achima. C’est une inculpation juive, qui n’est provenue sans doute que d’une fausse interprétation faite à dessein » (Strauss, Vie de Jésus, I, 2, 50) [May, 234]. Fusions et confusions ironiques – cf. le perroquet : « toutes les fois qu’on voit figurer, dans les superstitions d’un pays, un animal étranger à son sol […] un mammifère, un oiseau, un reptile, on est fondé à attribuer à la légende une origine étrangère », dans : A. Maury, Croyances et légendes de l’Antiquité, 186 [Weth, 291]. La romanité de l’Histoire est un chaos total, babylonien, qui affecte la Terre entière, jusqu’au grand Nord germanique. Ce qui est décrit ici de façon très vivante est le manque de kérygme, le message qui reste toujours lettre morte parce qu’il n’est pas animé par l’esprit d’amour. Suivant le mythe de Babel, Flaubert illustre le caractère figé, pétrifié de la lettre par un multilinguisme déconcertant. Ses personnages parlent le latin, l’hébreu, le syrien, le grec, l’arabe, le gaulois, le germain. Scène prépentecôtienne sans espoir de Saint-Esprit. Personne n’a de liens avec personne, personne ne comprend quoi que ce soit, chacun au contraire est sous l’emprise des superstitions les plus absurdes, de préjugés aveugles et d’intérêts personnels sourds à ceux d’autrui ; dans cette stricte coexistence, dans cette absence de relations, tout se vaut. 287 firmament] Pour les astrologues de l’Antiquité, le firmament était la partie supérieure du ciel et supportait les étoiles [Dec, 177]. 288 Qu’on en finisse] Deux éléments sont communs aux hôtes du festin : leur concupiscence à l’égard de Salomé et le fait qu’ils reportent tous les malheurs sur Jean, bouc émissaire qui doit être éliminé.
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— « Moins que vous ! » répliqua Antipas. « C’est mon père qui a édifié votre temple ! »289 Alors, les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans des Matathias,290 accusèrent le Tétrarque des crimes de sa famille. Ils avaient des crânes pointus,291 la barbe hérissée, des mains faibles et méchantes,292 ou la face camuse,293 de gros yeux ronds, l’air de bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des prêtres, nourris par le rebut des holocaustes,294 s’élancèrent jusqu’au bas de l’estrade ; et avec des couteaux ils menaçaient Antipas, qui les haranguait, pendant que les Sadducéens le défendaient mollement. Il aperçut Mannaëi, et lui fit signe de s’en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne le regardaient pas. Les Pharisiens, restés sur leur triclinium, se mirent dans une fureur démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leur avait servi le ragoût chéri de Mécène,295 de l’âne sauvage,296 une viande immonde.297
289 votre temple] En tout, on compte trois temples successifs : celui de Salomon (Xe siècle av. J.-C.), détruit par Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C.; celui de Zorobabel (536 av. J.-C.) et celui d’Hérode le Grand, dont la construction avait commencé en 18 av. J.-C. [Dec, 177]. Avec l’aide de 10 000 artisans, Hérode avait agrandi et richement aménagé l’édifice jusqu’alors plutôt modeste. Inauguré dix ans plus tard, le temple n’est achevé qu’en 64 ap. J.-C. (et détruit six ans plus tard par les Romains) [Reh, 160]. 290 Matathias] Partisans de la dynastie « légitime » des rois maccabéens et donc opposants à la dynastie « usurpatrice » des Hérode [Reh, 160]. Matathias mène en 167 av. J.-C. la révolte des Juifs contre les Syriens, qui commence à Modiin, près de Lod. Matathias et ses cinq fils meurent pour l’indépendance de leur peuple, mais non seulement ils libèrent la Judée du joug syrien mais ils la rendent plus puissante que jamais depuis l’exil [Dec, 177 u. May, 234]. Le nom Matathias symbolise la résistance juive à toute forme d’occupation étrangère, donc aussi à celle des Romains [Reh, 160]. 291 crânes pointus] Cf. Sénécal dans L’Éducation sentimentale [Weth, 291]. 292 faibles et méchantes] Cette expression avait été critiquée par Taine : « cette expression n’est claire qu’en réfléchissant beaucoup, et pas à tout le monde. » Flaubert n’a pas tenu compte de cette remarque. En revanche, Taine admirait beaucoup dans ce passage « l’antagonisme intime du Juif et du Latin » [May, 234]. 293 la face camuse] Avec un nez court et plat [Dec, 177]. 294 holocaustes] Mot grec pour le sacrifice d’un animal passé par le feu. Les prêtres en recevaient les restes. 295 Mécène] Caius Mæcenas (env. 69–8 av. J.-C.), proche de l’empereur Auguste, qu’il désigne comme héritier de son immense fortune. Lui-même écrivain, Mæcenas promeut les plus grands poètes de son époque, dont Horace et Virgile [Reh, 160]. 296 de l’âne sauvage] f° 693 v° : « La chair de l’âne sauvage ressemble à celle du cerf. » L’allusion à la « tête d’âne » est un souvenir ironique de la « tête de veau » dans L’Éducation sentimentale [Weth, 291]. 297 viande immonde] Impure selon la Loi [Dec, 177].
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Aulus les railla à propos de la tête d’âne, qu’ils honoraient, disait-on, et débita d’autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C’était sans doute parce que cette grosse bête avait tué leur Bacchus ; et ils aimaient trop le vin, puisqu’on avait découvert dans le Temple une vigne d’or.298 Les Prêtres ne comprenaient pas ses paroles. Phinées, Galiléen d’origine, refusa de les traduire. Alors sa colère fut démesurée, d’autant plus que l’Asiatique, pris de peur, avait disparu ; et le repas lui déplaisait, les mets étant vulgaires point déguisés suffisamment !299 Il se calma, en voyant des queues de brebis syriennes, qui sont des paquets de graisse.300 Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur dieu pouvait bien être Moloch,301 dont il avait rencontré des autels sur la route ; et les sacrifices d’enfants302 lui revinrent à l’esprit, avec l’histoire de l’homme qu’ils engraissaient mystérieusement. Son cœur de Latin était soulevé de dégoût par leur intolérance, leur rage iconoclaste,303 leur achoppement de brute. Le Proconsul voulait partir. Aulus s’y refusa.
298 vigne d’or] Flaubert s’inspire ici de Tacite (Histoires, V, 2–4) : les Juifs vénéraient l’âne qui avait permis à Moïse de trouver de l’eau dans le désert. La vigne d’or rappelle le culte du dieu Bacchus [Dec, 178]. 299 vulgaires point déguisés suffisamment] S’inscrivant dans la tradition de la décadence romaine, Aulus trouve que les mets ne sont pas assez déguisés, trop primitifs, et ne conviennent donc pas à son goût raffiné. Le sens plus profond ne se révèle que dans le contexte de l’Eucharistie, de la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ : en se plaignant que les mets ne sont pas suffisamment élaborés, Vitellius indique donc – à l’aveugle bien sûr et donc de manière « travestie », « déguisée » en quelque sorte – que la transsubstantiation n’a pas lieu. Ce qui est absorbé lors de cette fête, ce n’est pas la chair et le sang sous forme de pain et de vin, mais des outres entières de vin et des montagnes de viande. 300 paquets de graisse] Le fait que seules des queues de brebis, des paquets de graisse parviennent à apaiser la colère de Vitellius est une pointe particulièrement sombre de cette contrefigure de l’Agneau de Dieu. 301 Moloch] Moloch : nom grec pour molek « roi » en hébreu. Divinité phénicienne à l’origine, adoptée par les Israélites à l’époque de l’apogée des cultes idolâtres avec sacrifices humains. On lui sacrifiait des petits enfants, plus tard des animaux. Le culte de Moloch était pratiqué du VIIIe au VIe siècle av. J.-C. dans le sanctuaire de Tophet au sud de Jérusalem (cf. 2. Rois 23,10 ; Jérémie 7,31–32 ; 19). Flaubert décrit dans le 13e chapitre de Salammbô les sacrifices massifs d’enfants à Moloch dans la Carthage antique. Ici, les Romains sous-entendent que les Juifs pratiquent ce culte idolâtre, alors qu’il est bien sûr combattu par les Juifs orthodoxes. Flaubert lui-même trouvait que le Livre des Rois témoignait du fait que ce combat contre le polythéisme idolâtre avait été perdu par les juifs, ce qu’il résumait par la formule : Yahvé = Moloch. 302 sacrifices d’enfants] La calomnie antisémite affirmant que les Juifs tuaient des enfants pour ensuite les manger est resté un cliché qu’on retrouve fréquemment dans la propagande en faveur des pogroms. 303 rage iconoclaste] Allusion à l’aniconisme de la religion juive orthodoxe.
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La robe abaissée jusqu’aux hanches, il gisait 304 derrière un monceau de victuailles, trop repu pour en prendre, mais s’obstinant à ne point les quitter. L’exaltation du peuple grandit. Ils s’abandonnèrent à des projets d’indépendance. On rappelait la gloire d’Israël. Tous les conquérants avaient été châtiés : Antigone,305 Crassus,306 Varus307… — « Misérables ! » dit le Proconsul ; car il entendait le syriaque ;308 son interprète ne servait qu’à lui donner du loisir pour répondre. Antipas, bien vite, tira la médaille de l’Empereur, et, l’observant avec tremblement il la présentait du côté de l’image. Les panneaux de la tribune d’or se déployèrent tout à coup ; et à la splendeur des cierges, entre ses esclaves et des festons d’anémone, Hérodias apparut, – coiffée d’une mitre assyrienne qu’une mentonnière attachait à son front ; ses cheveux en spirales s’épandaient sur un péplos309 d’écarlate, fendu dans la longueur des manches. Deux lions en pierre, pareils à ceux du trésor310 des Atrides,311 se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle312 accotée de
304 gisait] Le verbe « gisait » évoque un cadavre : Aulus finit en tant que monceau de viande morte à côté d’une montagne de viande. 305 Antigone] Le dernier roi maccabéen de Judée, fils d’Aristobule, avait repris Jérusalem aux Romains en 40 av. J.-C. avec l’aide des Parthes. Après trois ans de luttes et avec le soutien de Rome, Hérode le Grand avait pu reconquérir Jérusalem et fait mettre à mort Antigone [Reh, 161 ; dB, 169]. 306 Crassus] En 55 av. J.-C., le triumvir avait été nommé gouverneur de Syrie et de Palestine. Pendant qu’il négocie sa reddition après une guerre malheureuse contre les Parthes, il est traîtreusement assassiné [dB, 169]. 307 Varus] Général romain, gouverneur de Syrie de 6 à 4 av. J.-C. : très habile pour s’enrichir aux dépens des territoires qu’il administre, il se fait aussi connaître par la répression sanglante des troubles qui suivent la mort d’Hérode [dB, 169]. Il prend Jérusalem par la force des armes et fait crucifier plus de 2000 rebelles dans tout le pays, aiguisant la haine contre les Romains [Reh, 161]. Chargé par Auguste de pacifier la Germanie, il perd trois légions dans la bataille de Teutobourg en 9 ap. J.-C. et, pour ne pas être fait prisonnier, il se donne la mort. Varus : un homme qui met le monde à feu et à sang. 308 syriaque] Langue araméenne parlée à cette époque en Syrie et en Palestine. Jésus parlait probablement un dialecte dérivé du syriaque [dB, 170]. 309 péplos] Nom grec de la tunique portée par les femmes [dB, 170]. 310 trésor] On qualifie de trésor une tombe à coupole. En 1876, quelques mois avant la rédaction de ce texte, on avait découvert la tombe de Mycènes (« le Trésor des Atrides »), que Blouet avait représentée sur une reconstitution avec la célèbre porte de Mycènes flanquée de deux lions [dB, 170]. 311 Atrides] Le signifiant « Atrides » renvoie encore une fois à la dynastie dont le nom est devenu la formule de l’inceste et du meurtre à l’intérieur de la famille. Il relie sous le signe de Babylone les registres juifs et romains. 312 Cybèle] Le culte de Cybèle, un culte de la fertilité né en Phrygie en Asie Mineure, avait été adopté par les Grecs avant d’arriver à Rome, où la déesse orientale était vénérée depuis
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ses lions ; et du haut de la balustrade qui dominait Antipas, avec une patère313 à la main, elle cria : — « Longue vie à César ! »314 Cet hommage fut répété par Vitellius, Antipas et les prêtres. Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d’admiration. Une jeune fille venait d’entrer. Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-de-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d’orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores,315 et
204 av. J.-C. comme « Magna Mater » et « Idaea Mater ». Ce culte connaît son apogée à l’époque impériale. Les mystères en l’honneur de Cybèle étaient associés à des danses orgiaques et toutes sortes d’excès ; ses prêtres, des eunuques appelés « galles », célébraient des baptêmes avec du sang de bœuf et de bélier. Hérodias apparaît en tant que Terre-Mère sur la musique de Cybèle et flanquée de ses attributs, les deux lions. Elle constitue le prélude emblématique du motif réunissant le désir, le sacrifice et la mort dans la danse. La danse de Salomé et ensuite la décollation de Jean sont, dans ce contexte, donnés à lire comme variante du culte phallique de Cybèle, où les hommes se travestissent en femmes et pratiquent l’auto-castration. Flaubert se réfère ici à l’ouvrage en 4 volumes de Creuzer Symbolique et Mythologie des peuples anciens, de 1841. Creuzer ramène toutes les religions à un seul et même schéma : la mort et la renaissance du soleil en tant que principe de vie et de fertilité symbolisé par les cultes phalliques. La matrice originelle est l’histoire d’Isis et Osiris, dont le culte de Cybèle constitue une variante. À en croire Creuzer, le culte de Cybèle avait à l’époque le statut de religion d’État dans l’empire romain et était par conséquent religion universelle. Il ne faut donc pas attendre Flaubert pour que Rome apparaisse comme orientale, asiatique – elle l’est déjà chez Creuzer. Flaubert intègre la religion chrétienne dans le culte de Cybèle : dans un mouvement syncrétique, le culte de Cybèle et l’histoire d’Isis et Osiris – les motifs de l’inceste et du fratricide ne jouent aucun rôle dans le culte de Cybèle – se fondent dans le personnage d’Hérodias/Salomé. Cette Cybèle, Hérodias, est entièrement de ce monde. Elle règne sur l’univers politico-historique judaïcoromain par la phallolâtrie, le fratricide et l’inceste. Une danse sacrificielle tout aussi effrénée se trouve dans Madame Bovary, le jour de Mardi-Gras, transformant soudain le Rouen du XIXe siècle en une Babylone antique, sacrifices humains compris. 313 Patère] Calice ou vase sacré utilisé pour les libations [Dec, 179]. 314 Longue vie à César !] Comme lors de sa première apparition, Hérodias a toujours César à la bouche. Hérodias vénère un pouvoir qui est entièrement de ce monde. Le festin pervers résume cette idolâtrie du pouvoir : ce n’est pas une fête des différences culturelles, de la tolérance et de l’entente entre les peuples, de l’œcuménisme. Dans cette fête, où personne ne comprend rien, ou tous s’insultent, se calomnient et se maudissent, seule la haine est universelle. Tous nourrissent une colère qu’ils reportent absurdement sur des objets inanimés. Chacun n’a qu’une envie : s’en prendre à l’autre. 315 semés de mandragores] Plante à fleurs en forme de clochettes. La mandragore est censée pousser sous les gibets. On dit qu’elle jaillit du sperme des hommes qu’on exécute : au moment de mourir, ils auraient une érection et une éjaculation. La célèbre comédie éponyme de Machiavel fait connaître la mandragore en tant qu’aphrodisiaque aux vertus fatidiques.
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d’une manière indolente elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri.316 Sur le haut de l’estrade, elle retira son voile. C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse.317 Puis, elle se mit à danser.318 Ses pieds passaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûte et d’une paire de crotales.319 Ses bras arrondis appelaient quelqu’un, qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché320 curieuse, comme une âme vagabonde et semblait prête à s’envoler.
316 pantoufles en duvet de colibri] Nouvelle occurrence du fétichisme flaubertien pour les chaussures. Les pantoufles en duvet de colibri étaient très à la mode dans la seconde moitié du XIXe siècle. 317 dans sa jeunesse] Au paroxysme du désir charnel, Hérode voit le voile se lever sur le mystère de l’identité de la jeune fille qui l’a fasciné dès qu’il l’a vue pour la première fois. Il comprend qu’il désire la fille de sa femme et de son frère. Hérodias est placé sous le signe de l’inceste. Certes, le divorce de sa femme d’avec un frère encore en vie enfreint la Loi hébraïque, mais il est avant tout incestueux. L’inceste est le reproche décisif contenu dans les prophéties de Jean selon Flaubert. La fascination d’Hérode pour Salomé, sa belle-fille et nièce, n’est qu’une nouvelle répétition du même désir. Sont donc réunis les paramètres décisifs de la civitas terrena : l’appétit de pouvoir, celui de l’inceste, le fratricide et la guerre civile, une guerre de tous contre tous. 318 elle se mit à danser] La danse de Salomé s’inspire de deux sources : 1) Sur un tympan de la façade nord de la cathédrale Notre-Dame de Rouen, la ville natale de Flaubert, sont représentées trois scènes de la vie de Jean-Baptiste : la danse de Salomé pendant le festin d’Hérode, la décollation de Jean-Baptiste et la présentation de sa tête. 2) Pendant un voyage en Orient, le 6 mars 1850, Flaubert rencontre dans la ville égyptienne d’Esna la célèbre courtisane et danseuse Ruchiouk-Hânem, avec laquelle il passe une nuit. Dans son journal, il décrit avec force détails son art de la danse érotique. Cf. Gabriele Brandstetter 2012. 319 au rythme de la flûte et d’une paire de crotales] Instrument à percussion composé de deux plaques de métal concaves, rappelant les castagnettes, dont on jouait comme de cymbales antiques [Dec, 179]. Le son des « crotales » accompagnait les cérémonies consacrées à Cybèle, qui étaient au moins aussi licencieuses que celles de Dionysos. 320 Psyché] D’après la fable d’Apulée (Métamorphoses, 4.28–6.24) reprise par La Fontaine, Psyché, la plus belle des mortelles, était aimée du plus beau des dieux, Amour, qui lui rendait visite toutes les nuits quand l’obscurité était totale. La condition de cet amour était que l’amant ne soit pas reconnu. Une nuit, Psyché cède à la curiosité, allume une lampe et perd Amour au moment où elle le reconnaît. De cette union brisée naît une fille, Volupté. Psyché signifie âme en grec et, par analogie, papillon. Sur certains monuments antiques, Psyché est représentée avec des ailes de papillon qui tremblent sur son dos. À la demande d’Amour, Psyché finit par devenir une déesse. Cette histoire est une allégorie de la divinisation, de l’élévation vers le surnaturel par l’amour. Mais dans le conte de Flaubert, cette dynamique est renversée : le spirituel devient chair tandis que dans la métamorphose grecque la chair devenait esprit.
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Les sons funèbres de la gingras321 remplacèrent les crotales. L’accablement avait suivi l’espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu’on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n’arrêtaient pas. Vitellius la compara à Mnester,322 le pantomime.323 Aulus vomissait encore. Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la voir près des Sadducéens. La vision s’éloigna. Ce n’était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de Machærous, Salomé sa fille, que le Tétrarque aimerait ; et l’idée était bonne. Elle en était sûre, maintenant ! Puis ce fut l’emportement de l’amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes,324 comme les bacchantes de Lydie.325 Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l’étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d’invisibles étincelles qui enflammaient les hommes.326 Une harpe chanta ; la multi321 Les sons funèbres de la gingras] La danse est accompagnée de musique funèbre comme il y en avait pour accompagner le culte de Cybèle. 322 Mnester] Salomé a, comme les prêtres de Cybèle qui s’habillaient en femmes, quelque chose de travesti. Mnester était le comédien le plus célèbre de son époque, amant de Messaline et favori – Suétone dit : amant – de l’empereur Caligula. Mnester est une autre formule pour la perte de la virtus romaine ; Rome est devenue orientale de fond en comble. 323 le pantomime] Le pantomime était chargé de la représentation scénique et gestuelle tandis qu’un autre chantait au son de la musique qui était jouée. Comme le pantomime portait un masque, son jeu consistait dans des mouvements de la tête, des épaules et des mains [Dec, 180]. 324 cataractes] Le 11 mars 1850, pendant son voyage en Orient, Flaubert se rend près de Wadi Halfa, à la hauteur de la deuxième cataracte du Nil. La veille, il avait été fasciné par une prestation de la danseuse nubienne Azizeh ; il note dans son journal qu’il avait trouvé sa danse encore plus « plus savante » que celle de Ruchiouk-Hânem [Reh, 163]. 325 bacchantes de Lydie] Les adeptes du culte de Bacchus portaient en dansant leur ivresse et leur extase au paroxysme fou [Dec, 180]. Dans ses Bacchantes, Euripide fait de Dionysos (Bacchus) un Lydien. La Lydie était une province d’Asie mineure [Dec, 180], les bacchantes des femmes ivres et nues qui célébraient les Orgies ou fêtes de Dionysos. Leurs danses, accompagnées de cris sauvages et de postures lascives, étaient fameuses à cause de leur violence et de leur licence [dB, 172]. Ce qui est déterminant ici, c’est qu’il s’agit de la danse par excellence, réunissant tous les charmes érotiques qu’on puisse imaginer. 326 enflammaient les hommes] La danse de Salomé inverse et pervertit la Pentecôte, l’effusion du Saint-Esprit. De même que le Saint-Esprit se pose sur la communauté rassemblée sous forme de langues de feu et que tous ses membres sont emplis d’un amour ardent, les hommes du festin s’enflamment d’un amour dévastateur.
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tude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l’abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.327 Ensuite elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ;328 et d’une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait : ― « Viens ! viens ! » Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarque criait plus fort : « Viens ! viens ! Tu auras Capharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume ! »329 Elle se jeta sur les mains,330 les talons en l’air, parcourut ainsi l’estrade comme un grand scarabée ; et s’arrêta brusquement. Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit.331 Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l’épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc. Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.
327 palpitaient de convoitise] Par-delà toutes les différences, les hommes sont unis au sein d’une nouvelle « alliance d’amour », scellée ici à l’opposé de l’évangile non par la charité, mais par la concupiscence. 328 le rhombe des sorcières] Fuseau ou rouet dont les sorcières se servaient en prononçant les formules magiques [Dec, 180]. Les poètes latins Properce, Ovide et Martial ont à maintes reprises évoqué cet instrument [May, 236]. 329 la moitié de mon royaume] Dans le cas d’Hérodias, Hérode veut monnayer le sexe par du pouvoir. Mais Salomé, on le sait, exigera la tête de Jean. On peut rapprocher cette situation d’un passage de La Légende de Saint Julien : pour le récompenser d’avoir eu la tête du calife de Cordoue, l’empereur d’Occitanie fait la même proposition à Julien (la moitié de son royaume), qui la refuse, mais il accepte d’épouser sa fille. 330 Elle se jeta sur les mains] Cf. les gargouilles au début de Saint Julien [Weth, 292]. 331 un angle droit] Le modèle de cette figure est Azizeh, que Flaubert décrit dans son Voyage en Égypte, où Azizeh danse une décapitation : « son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber — cela fait un effet de décapitement effrayant. Elle reste sur un pied, lève l’autre, le genou faisant angle droit, et retombe dessus — ce n’est plus de l’Égypte, c’est du nègre, de l’africain, du sauvage » [dB, 173]. Toute la danse de Salomé est placée sous le signe de l’érection et de la castration, de la mort et de la résurrection. Flaubert oppose à l’alliance d’amour de l’Église née à la Pentecôte une alliance d’une tout autre nature. Il donne à lire le récit biblique de la danse de Salomé et de la décapitation de Jean comme une variante du culte de Cybèle, un culte phallique.
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Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant 332 un peu, prononça ces mots, d’un air enfantin : — « Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête… » Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : « La tête de Iaokanann ! » Le Tétrarque s’affaissa sur lui-même, écrasé.333 Il était contraint par sa parole, et le peuple attendait. Mais la mort qu’on lui avait prédite, en s’appliquant à un autre, peut-être détournerait la sienne ? Si Iaokanann était véritablement Élie, il pourrait s’y soustraire ; s’il ne l’était pas, le meurtre n’avait plus d’importance. Mannaëi était à ses côtés, et comprit son intention. Vitellius le rappela pour lui confier le mot d’ordre, des sentinelles gardant la fosse. Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout serait fini ! Cependant, Mannaëi n’était guère prompt en besogne. Il rentra, mais bouleversé. Depuis quarante ans il exerçait la fonction de bourreau. C’était lui qui avait noyé Aristobule,334 étranglé Alexandre, brûlé vif Matathias, décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater ; et il n’osait tuer Iaokanann ! Ses dents claquaient, tout son corps tremblait. Il avait aperçu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains,335 tout couvert d’yeux et brandissant un immense glaive, rouge, et dentelé comme une flamme. Deux soldats amenés en témoignage pouvaient le dire.
332 zézayant] Le zézaiement de Salomé quand elle prononce le nom de Jean, qu’elle n’arrive pas à retenir, est le signe qu’elle est encore une enfant. Ce trait évoque le motif de la prostitution de la fille par la mère, que l’on connaît de L’Éducation sentimentale. Sur le plan allégorique, cette prostitution des filles par les mères renvoie à l’ordre matriarcal des villes dépravées. Mais le fait que la langue de Salomé heurte ses dents est dans son caractère charnel aussi une image contraire aux langues de feu purement spirituelles de la Pentecôte ; elle évoque aussi le serpent, figure de l’Antéchrist qui s’oppose au salut divin. 333 écrasé] Après l’excitation extrême, le Tétrarque semble émasculé, comme les prêtres de Cybèle qui se castraient eux-mêmes pendant l’extase cultuelle. 334 Aristobule] Énumération des victimes d’Hérode le Grand : Aristobule, son beau-frère, noyé en 33 av. J.-C., Joseph, son oncle, décapité la même année. Alexandre et Antipater, ses fils, l’un étranglé, l’autre décapité [Dec, 182] ; Matathias, un Pharisien docteur de la loi, brûlé vif peu avant la mort d’Hérode [Reh, 164]. Pappus, général d’Antigone Matathias, tué pendant une bataille ; Hérode avait fait trancher sa tête après sa mort [Dec, 182]. Zosime, proche d’Hérode, qui le charge, pendant la visite qu’il rend à Auguste à Rhodes en 30 av. J.-C., de surveiller sa femme Mariamne et la mère de celle-ci dans la forteresse d’Alexandrion ; à son retour, il le fait exécuter pour un prétendu adultère avec Mariamne [Reh, 164]. 335 le Grand Ange des Samaritains] La plupart des Juifs, à l’exception des Sadducéens, croyaient aux anges. Chaque personne, chaque peuple possède son « ange », qui ne peut être
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Ils n’avaient rien vu, sauf un capitaine juif,336 qui s’était précipité sur eux, et qui n’existait plus. La fureur d’Hérodias dégorgea en un torrent d’injures populacières et sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les deux lions sculptés semblaient mordre ses épaules et rugir comme elle. Antipas l’imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tous réclamant une vengeance, et les autres, indignés qu’on retardât leur plaisir. Mannaëi sortit, en se cachant la face. Les convives trouvèrent le temps encore plus long que la première fois. On s’ennuyait. Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolérable. La tête entra ; — et Mannaëi la tenait par les cheveux, au bout de son bras, fier des applaudissements. Quand il l’eut mise sur un plat, il l’offrit à Salomé. Elle monta lestement dans la tribune : plusieurs minutes après, la tête fut rapportée par cette vieille femme que le Tétrarque avait distinguée le matin sur la plate-forme d’une maison, et tantôt dans la chambre d’Hérodias. Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regard indifférent. Mannaëi descendit l’estrade, et l’exhiba aux capitaines romains, puis à tous ceux qui mangeaient de ce côté. Ils l’examinèrent. La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe.337 Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles ; et des candélabres à l’entour envoyaient des rayons.338
échangé contre un autre. Que l’ange des Samaritains protège un Juif pourrait donc surprendre Mannaëi. Ici, il s’agit très certainement d’Azraël, l’ange de la mort [May, 236 ; dB, 174]. 336 capitaine juif] Le capitaine qui avait cherché à protéger Jean-Baptiste et qui avait été tué par les gardes de Vitellius [Dec, 182]. 337 parsemait la barbe] Le registre anatomique utilisé par Flaubert pour décrire la tête coupée met en avant l’aspect cadavérique de la chair. L’exécution de Jean est mise en parallèle avec la mise à mort du bouc émissaire, victime sacrificielle. Le passage toujours fluctuant entre l’homme et l’animal, saisissant dans Trois Contes, en particulier dans ce troisième récit – avec des animaux dotés de qualités humaines et des êtres humains dotés de propriétés animales – s’achève de façon terrible sur l’image du bouc émissaire immolé. 338 Rayons] Dans les premiers brouillons, Flaubert avait pensé terminer sur une évocation des rayons du soleil comme sur le tableau Apparition (1876, aujourd’hui au Musée d’Orsay) de Gustave Moreau, que Flaubert venait d’admirer au dernier Salon du Louvre : « Soleil levant — mythe — La tête se confond avec le soleil dont elle masque le disque […] des rayons ont l’air d’en sortir » [dB, 175].
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Elle arriva à la table des prêtres. Un Pharisien la retourna curieusement ; et Mannaëi, l’ayant remise d’aplomb, la posa devant Aulus, qui en fut réveillé. Par l’ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque chose.339 Ensuite Mannaëi la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque. Les flambeaux s’éteignaient. Les convives partirent ; et il ne resta plus dans la salle qu’Antipas, les mains contre ses tempes, et regardant toujours la tête coupée, tandis que Phanuel, debout au milieu de la grande nef,340 murmurait des prières, les bras étendus. À l’instant où se levait le soleil,341 deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée.342
339 dire quelque chose] L’adolescent libidineux et futur empereur romain émerge de son sommeil alcoolisé pour regarder le prophète dans les yeux ; sa mort le renvoie à la sienne. Tous deux sont des témoins identiques, des martyrs au sens propre, soumis à la même loi de la violence que la mort de Jean – et donc la fondation de l’Église – ne surmonte pas, mais continue aveuglément à dérouler. Sous le couvert d’un nouveau royaume qui n’est pas de ce monde, la fatalité de l’histoire terrestre s’éternise avec d’autant plus d’efficacité. La religion chrétienne ne représente donc aucunement un changement épochal, le début de quelque chose de nouveau, mais la mondialisation de la dépravation régnante. Flaubert considère l’Église comme universellement romaine, catholique sur le mode romain. C’est la mauvaise nouvelle, le dys-évangile que Flaubert annonce dans Hérodias comme ironie de l’Histoire. Il sous-tend comme structure ironique le reflet allégorique que l’on perçoit dans la rencontre des regards morts d’Aulus et de Jean. 340 nef] Comme au début du récit dans la description de la basilique, la « nef », terme technique de l’architecture des cathédrales, désigne l’édifice païen. Dans le festin babylonien du Tétrarque qui s’achève par le sacrifice de Jean – de facto un culte solaire de Cybèle – cet espace sacré de l’église est perverti avant même qu’il y ait des églises chrétiennes. 341 levait le soleil] f° 739 : « Soleil levant mythe » – cf. la fin de La Tentation de Saint Antoine. Cf. f° 663 v° : « les esséniens attendaient le lever du soleil dans une attitude religieuse. Ils s’arrangeaient de manière à avoir fini la lecture (Deutéronome VI 4–9) avec les bénédictions relatives à la création de la lumière) à l’instant même où le disque du soleil se montrait. — Derembourg Essai sur l’Histoire […] » [Weth, 293]. C’est pourquoi le fait que le Christ soit le Messie tant attendu est annoncé au moment du soleil levant. Flaubert replace la relation entre Jean et le Christ parmi les cultes solaires marqués par le phallisme et l’émasculation. 342 réponse si longtemps espérée] Par cette réponse, Jésus révèle son identité à Jean. Le texte de Flaubert omet la Bonne Nouvelle qui d’une part confirme l’identité de Jésus en tant que Messie et de l’autre spécifie le royaume à venir (cf. Mt 9,4–6). La réponse tant attendue arrive trop tard pour Jean. Comme la voix et le Verbe se manquent, la voix de Jean, qui réunit celle de tous les prophètes, ne peut pas être emplie de sens. Flaubert détruit LA figure herméneutique de l’exégèse biblique, où l’Ancien Testament devient la figure du Nouveau.
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Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement.343 Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes lui dit : — « Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ ! »344 L’Essénien345 comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue. »346
343 ravissement] Vocabulaire de la connaissance de Dieu tel qu’il est développé par la mystique du haut Moyen Âge, fortement imprégnée d’érotisme. Le motif du ravissement relie la fin de la dernière nouvelle à la mort extatique de Félicité et de Julien. 344 descendu chez les morts annoncer le Christ] De Jésus, on dira qu’il est Jean ressuscité des morts (cf. Lc 9, 7). 345 L’Essénien] Phanuel [Dec, 180]. 346 Pour qu’il croisse, il faut que je diminue] La réponse inspirée de l’Évangile selon Matthieu fait que pour la première fois quelqu’un comprend. Cependant, le fait que l’Essénien Phanuel soit manifestement le premier à comprendre ne peut être saisi que par le lecteur qui lit Matthieu comme proclamation de la Bonne Nouvelle et sait compléter ce passage. L’absence de Bonne Nouvelle mise en scène par Flaubert n’est pas exprimée littéralement dans le récit. La compréhension ne peut donc être entendue que comme erronée, au sens des cultes solaires phallolâtres. Mais que comprend en fait Phanuel ? D’après la doxa chrétienne, il comprend que Jean l’annonciateur disparaît pour laisser la place à l’annoncé, Jésus, le Messie. Mais le contexte immédiat de la décapitation invite à lire le verbe « diminuer » de façon littérale, au sens de l’argot du XIXe siècle, où « raccourcir » pouvait signifier « raccourcir d’une tête ». Mais il peut surtout être mis en rapport avec la date de la naissance de Jean et de Jésus, c’est-à-dire avec les solstices. Ceci nous mène sur la trace du principal intertexte du récit sur le plan structurel : le sermon d’Augustin d’Hippone consacré à Jean-Baptiste (Sermones, 30, 288, In Natali Ioannis Baptistae (De voce et verbo)). Augustin explique que l’Église ne fête que deux naissances, celle de Jean et la Nativité du Christ. Il relie la phrase « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue » aux solstices d’été et d’hiver, et l’allongement ou la diminution de la durée du jour avec leur mort : Jean est raccourci par la décapitation comme le soleil qui commence à diminuer à partir de sa naissance, tandis que le Christ élevé en croix grandit de même que les jours commencent à rallonger à partir de sa naissance. Avec la croix, Augustin spiritualise la métaphore du soleil, Flaubert la sexualise dans la chair. Augustin a une lecture littérale de la diminution – Jean diminue de même que les jours raccourcissent –, et une lecture spirituelle de la mort sur la croix : élevé, le Christ grandit. Augustin passe ainsi sur le plan herméneutique du registre de la lettre qui n’est pas encore emplie de vie (Ancien Testament) à celui du Verbe empli de vie et d’Esprit Saint (Nouveau Testament). En revanche, Flaubert situe l’élévation sur la croix, la quintessence du spirituel, dans le contexte littéral, sexuel de la castration et de l’érection : « Pour qu’il croisse, grandisse (au sens sexuel du terme), il faut que je diminue, que je sois châtré. » La religion chrétienne prend définitivement place parmi les cultes phalliques de castration ; il y va de la chair morte et non du Verbe vivant. En même temps, c’est aussi l’herméneutique de l’Ancien et du Nouveau Testament qui est inversée.
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Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann,347 s’en allèrent du côté de la Galilée.348 Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement.349
347 la tête de Iaokanann] Les évangiles n’évoquent pas l’histoire de la tête. Celle-ci rappelle plutôt la légende de saint Denis qui emporte sa tête telle une relique du lieu du martyre, longe la rue des Martyrs et marche jusqu’au lieu de sa sépulture, où se trouve aujourd’hui la cathédrale qui porte son nom. La tête de ce premier martyr portée par ses disciples hors de la forteresse éclaire la fonction littéralement testamentaire du récit. La verticale de la forteresse croise l’horizontale formée par ce chemin. Car cette tête ne confirme pas seulement que Jésus est le Messie, mais montre le chemin menant à la croix et présente Jean-Baptiste comme son précurseur au vrai sens du terme. Le Conte de Flaubert atteste que la césure réellement capitale représentée par la décapitation de Jean n’est que la vérité d’un mal qui se réitère du fait de la politique terrestre et qui trouvera sa figure définitive, porteuse dans la croix. 348 Galilée] Où se trouve Jésus [Dec, 180]. 349 Que deviendra Hérodias ? Pourquoi cette histoire de décapitation ne s’appelle-t-elle pas « Salomé », titre qui aurait davantage correspondu aux usages du XIXe siècle ? Ou selon la tradition hagiographique « La décollation de Jean-Baptiste » ? Comme celle de la signification symbolique du cerf dans la Légende, la clé de l’identité d’Hérodias se trouve dans l’ouvrage de Maury Croyances et légendes du Moyen Âge. D’après Maury, le Moyen Âge croyait qu’après l’exécution de Jean-Baptiste Hérodias avait été condamnée à errer toutes les nuits dans les bois jusqu’au chant du coq. Mais ce n’est pas tout. Maury écrit en effet qu’Hérodias est l’un des noms de Diane, la déesse de la chasse, ou de Vénus, la déesse de la volupté : « La déesse Holda, identifiée par les Romans à Diane et à Vénus : on l’appelait aussi […] Hérodiade » (1896, 376). Hérodias réunit la chasseresse – qui, chez Flaubert, doit toujours être lue comme chasseresse contre Dieu – et la déesse de l’amour charnel. Cette chasseresse n’a rien de commun avec la chaste Diane de l’iconographie des statues classiques. Hérodias est une version de la très désirable « Diane infernale », que Flaubert voyait incarnée en Diane de Poitiers, laquelle fascine Frédéric au-delà du tombeau dans le château de Fontainebleau. Diane, maîtresse de François Ier et de son fils Henri II, est comme Hérodias une amante incestueuse. Le nom de l’héroïne nous indique qu’avec la Terre-Mère, le sujet de ce récit est l’idolâtrie orientale par excellence sous forme de cultes phalliques et solaires. L’ancienne comme la nouvelle religion sont placées sous le signe de cette idolâtrie ; la mauvaise nouvelle, c’est que la nouvelle alliance s’avère être une pseudomorphose des cultes phalliques orientaux. À propos de la fascination du XIXe siècle pour Vénus/Holda, par exemple chez Zola, voir Vinken 2015, ou chez Fontane, voir Vinken 2016.
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Une légende de la modernité : Un cœur simple Cette aride fictionnalité tend à dénoncer les images, les figures, les idoles, la rhétorique. Il faut penser à une fiction iconoclaste. —Jacques Derrida1
1876. Flaubert est installé à son bureau de Croisset, son ermitage normand. Devant lui, un perroquet empaillé et tout autour de lui, c’est du moins ce qu’il écrit à sa nièce Caroline, une petite bibliothèque composée d’ouvrages spécialisés ayant trait à la religion et à la médecine : le bréviaire d’un chantre où il s’informe sur la procession de la Fête-Dieu, un traité sur les pneumonies, le livre de prières de sa nièce, le missel de Lisieux ayant appartenu à sa grandmère, l’arrière-grand-mère de Caroline. Flaubert réunit autour de lui les fondements d’une tradition familiale dans laquelle il s’inscrit : la religion pour les femmes et la médecine pour les hommes. Dans le conte Un cœur simple se croisent, comme dans Madame Bovary, ces deux promesses de salut, l’une ancienne, celle d’une religion pâlissante et l’autre nouvelle, d’une médecine synonyme de progrès. Si dans Madame Bovary c’était l’échec de la promesse faite par la médecine qui était au premier plan, dans Un cœur simple c’est l’échec de la religion. Afin de prévenir la faillite de la fille de sa sœur adorée, qui elle aussi s’appelait Caroline, Flaubert vient, à ce qu’il dit, de « se ruiner » en vendant sa part de l’héritage maternel. C’est donc ruiné qu’il entreprend d’écrire sa dernière œuvre, les trois légendes de saints que sont les Trois Contes. Leur contenu autobiographique est indéniable. Flaubert inscrit sa propre vie dans ces légendes de la modernité. Non loin de Pont-l’Évêque, où se passe Un cœur simple et où est née sa mère, Flaubert vient de vendre la ferme de Toucques, que Mme Aubain, un des personnages du Conte, réussit à sauver malgré ses dettes. Enfant, Flaubert y passait souvent les vacances comme Paul et Virginie, les enfants de Mme Aubain, chez qui Félicité travaille comme servante. À maints égards, Félicité est une projection autobiographique de l’auteur. Longtemps, comme elle, il n’a pas su lire, il a partagé son statut d’idiot de la famille.2 Comme elle, il perd connaissance sur la route verglacée qui relie Pont-l’Évêque à Honfleur ; comme elle, il
1 Jacques Derrida, Sauf le nom, Paris : Incises, 1993, 53–54. 2 Cf. Jean-Paul Sartre, L’idiot de la famille – Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris : Gallimard, 1971, vol. I, 13–15. https://doi.org/10.1515/9783110639469-004
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se réveille ensanglanté et poursuit son chemin. Une malle-poste le frôle, exactement comme elle !3 Et comme elle, il aime Loulou : c’est ainsi qu’il appelait sa sœur Caroline, morte prématurément, et sa fille, qui portait le nom de sa mère. Avec Un cœur simple, Flaubert écrit un dysévangile ; c’est un rejet radical de l’interprétation paulinienne du christianisme. De même que les Évangiles ont un sens allégorique et un sens historique, ce dysévangile a lui aussi un sens historique dans ses composantes autobiographiques. L’ironie avec laquelle il avoue dans une lettre à Emma Roger de Genettes, avec laquelle il correspond depuis de longues années, qu’il finira par avoir sa « place parmi les lumières de l’Église » s’il continue ainsi avec ses histoires de saints, va plus loin qu’on ne pourrait le supposer.4 Avec ses Contes dérangeants qui, comme toutes les vraies histoires de saints, sont plutôt choquants et dénués de toute trace de sentimentalisme, Flaubert se démarque du genre édifiant dans lequel brillait Lamartine. Après lui, ce genre est en ruines. En présence d’un perroquet empaillé qui, dans Un cœur simple, s’appelle Loulou, Flaubert écrit dans un style lapidaire l’histoire d’une servante. La vie de cette vieille fille illettrée, d’une candeur affligeante, marquée par les vicissitudes de l’existence, s’achève devant les restes d’un perroquet empaillé dévoré par les vers, dans lequel elle vénère le Saint-Esprit. La vie de Félicité est racontée selon le modèle hagiographique. La contradiction grotesque entre une vie ascétique de saint et une lubie des perroquets n’a cessé de tenir les lecteurs en haleine. Certains interprètes éclairés y ont vu une satire de la religion. Ils ont considéré ce Conte comme étude de religiosité pathologique des femmes de province qui montrerait que sainteté et névrose seraient interchangeables. Le texte allierait l’ironie à une certaine tendresse pour la pauvre victime de telles illusions. D’autres ont cru y déceler le cheminement spirituel de cette bonne Félicité s’achevant sur le triomphe du Saint-Esprit. Au-delà de cette controverse entre Lumières et religion, Un cœur simple a été lu en tant que poétique de Flaubert. J’aimerais montrer que la surface satirique n’est pas sans profondeur théologique ; le conte est bien autre chose qu’une critique éclairée de la religion. Flaubert développe sa poétique en se confrontant au substrat théologique. Nietzsche aurait pour une fois raison en affirmant (encore qu’il l’entende d’une tout autre manière) : « Les histoires de saints sont la littérature la plus équivoque qui soit. »5 3 Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 2 septembre 1853, dans : id., Correspondance, éd. Jean Bruneau, V vol., Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1973–2008, ici vol. II, 423. Sauf indication contraire, toutes les citations de lettres se réfèrent à cette édition. 4 Gustave Flaubert, lettre à Madame Roger des Genettes, 19 juin 1876, dans : Correspondance, vol. V, 56. 5 Friedrich Nietzsche, Der Antichrist, dans : id., Kritische Gesamtausgabe, éd. Giorgio Colli et Mazzimo Montinari, Berlin [et al.] : de Gruyter, 1969, vol. VI/3, 162–252 et 197, traduit par nous.
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Dans Un cœur simple, Flaubert réécrit le scandale inouï de la Bonne Nouvelle face à une Église qu’il voit impliquée dans une alliance pas très sainte avec la société bourgeoise et dont il ne cesse de condamner la dureté de cœur et l’aveuglement. Cette Église littéralement en proie à l’hébétude recouvre le scandale qui constitue son fondement jusqu’à le rendre invisible et inaudible. Ce que Flaubert transpose à l’époque moderne dans le personnage de Félicité, c’est le scandale d’un dieu qui s’est dépouillé par amour, qui s’est abaissé et qui, devenu homme, est mort de la mort la plus avilissante. Flaubert n’est pas le seul à avoir transféré à la modernité le dépouillement de Dieu par amour du monde. Il participe d’un courant sous-jacent du christianisme qui, pour l’institution officielle, a toujours été une provocation mystique : celle de la kénose ou, pour reprendre la traduction de Luther, de la Entäußerung. Les formes de cet autodépouillement du Fils de Dieu s’incarnant dans un monde qui pour Flaubert devient de plus en plus funeste, obscur et chosifié, constituent l’horizon de ce que l’on a cru pouvoir qualifier de « réalisme » dans son œuvre. C’est saint Paul qui a le mieux exprimé les événements centraux du christianisme par la dynamique verticale dépouillement – mort – résurrection, qu’il applique à sa conversion sur le chemin de Damas.6 Flaubert opère dans son Conte un renversement radical de la dynamique verticale paulinienne mort – résurrection. Dans la tradition française, cette conception radicale du dépouillement de soi, de la via negativa, s’appelle « pur amour ».7 La doctrine du pur amour a pour horizon extrême la mort de Dieu. Une conception aussi radicale de la kénose confirme la valeur chrétienne par excellence, le don total qui va jusqu’au renoncement à soi-même dans l’amour du prochain, tout en remettant laconiquement en question la Bonne Nouvelle de la Résurrection, qui voit le Fils de Dieu triompher de la mort dans le sacrifice, le don de soi sur la Croix. La kénose radicale pense ce que Jacques Derrida a appelé « la pire des violences » : la crucifixion et la mort de Dieu sans résurrection.8 Dans Un cœur simple, Flaubert redéfinit cet horizon extrême : aussi bien celui d’un amour qui ne cherche pas à se faire valoir, d’une charité ardente, que la mort de Dieu. Avec tout son amour, cet amour non pareil, Félicité ne donne pas la vie, elle n’accouche que de la mort. Sa propre mort extatique, son apothéose est une inversion radicale 6 Sur l’importance capitale de l’apôtre Paul pour le XIXe siècle, voir Jean-Michel Rey : Paul ou les ambiguïtés, Paris : Éd. de l’Olivier, 2008. Pour présenter la position inverse, Rey cite Spinoza : « Je prends à la lettre le récit de la passion du Christ, de sa mort et de son ensevelissement, mais dans un sens allégorique celui de la résurrection » (51). 7 Cf. Jacques Le Brun, Le pur amour – De Platon à Lacan, Paris: Éd. du Seuil, 2002, 200. 8 Cit. d’après Hent de Vries, Philosophy and the Turn to Religion, Baltimore [et al.] : John Hopkins Univ. Press, 1999, 316.
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de la dynamique verticale telle qu’elle est développée dans l’épître aux Corinthiens : c’est parce que Jésus s’est dépouillé pour s’incarner dans le monde et qu’il s’est abaissé qu’il a été élevé au-dessus de tous. La mort extatique de Félicité ne l’enlève pas vers la vie éternelle. C’est une mort définitive. La promesse de salut est renversée ; elle devient la signature définitive de la mort. Un cœur simple contient une poétique de la kénose. C’est l’écriture même du dépouillement kénotique, une écriture qui conduit l’œuvre de Flaubert à sa perfection. Les réactions ambivalentes suscitées par Félicité, sa bienheureuse héroïne, et son perroquet empaillé, montrent à quel point la provocation qui vise le scandale chrétien de la kénose est réussie. Le format de l’imitatio qui définit le genre de la légende dévoile peu à peu son exacerbation kénotique. Elle apparaît en deux étapes, dont la première est centrée sur le schéma lui-même et la seconde sur son exacerbation. L’imbrication des deux donne un résultat littéraire qui s’avère désastreux tant pour la religion que pour les Lumières, et a fortiori pour la philosophie de l’Histoire. Le monument élevé à la gloire de son héroïne, la bienheureuse Félicité, est aussi un triomphe de la littérature. La dimension théologique de la kénose a trouvé ici sa forme la plus achevée. Un cœur simple raconte l’histoire d’une femme qui n’a rien, mais absolument rien d’aimable. Orpheline dès son plus jeune âge, elle est recueillie comme servante dans une ferme. Toute petite, elle garde les vaches ; en proie à une misère et une solitude infinies, elle grelotte dans ses haillons et boit à plat ventre l’eau des flaques. Accusée à tort d’avoir volé trente sols, elle est chassée et couverte d’opprobre. Et Flaubert énumère dans un style lapidaire ceux qu’elle aime : d’abord un homme qui l’abandonne pour épouser une riche veuve, puis la fille de sa maîtresse, emportée dans sa plus tendre jeunesse par la tuberculose (et pour qui, ainsi que l’indique le brouillon, elle n’était pas plus qu’une « bête de somme, un chien »9), puis son neveu Victor qui, dans la fleur de l’âge, à cause de l’incompétence des médecins, se vide de son sang dans les colonies, puis un vieillard qui mourra d’un cancer et enfin Loulou, le perroquet qui, dans l’isolement causé par les progrès de la maladie la rendant aveugle et sourde, devient pour elle « presque un fils, un amoureux » (184).10 Un jour, elle croit même qu’il l’a abandonnée, mais il revient vers elle. Une fois qu’il est empaillé, elle voit en lui le Saint-Esprit et le vénère. Elle a soigné avec abnégation des pauvres et des malades pour finir oubliée sous les combles, tel un vieux meuble, par le fils de sa maîtresse, qu’elle a pourtant élevé.
9 Gustave Flaubert, Plans, Notes et Scénarios de « Un Cœur simple », éd. François Fleury, Rouen : Lecerf, 1977, 53. 10 Toutes les citations d’après Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Peter Michael Wetherill, Paris : Classique Garnier, 2018, 157–192. Les indications de page figurent dans le texte.
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La maison où elle vit confinée se dégrade, le toit ne la protège plus de la pluie. Durant un hiver particulièrement rigoureux, elle dort sur un matelas mouillé et, à Pâques, elle crache du sang. Elle meurt comme Mme Bovary aurait dû mourir : « vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme. »11 Tandis que la procession de la Fête-Dieu s’arrête devant un autel sous sa fenêtre, elle s’unit dans un ravissement avec le Christ, l’époux céleste, en rendant son dernier souffle. Cette mort extatique de l’épouse du Christ dans le mariage mystique accomplit le schéma de la légende tout en le détruisant. C’est l’amour à l’antique qui revient dans cet amour nouveau. Ce retour de l’Antiquité dans le chrétien est décrit d’une façon si subtile qu’il ne peut être examiné que mot pour mot. Le retour des mythes antiques annule le monde chrétien et scelle l’échec de la promesse chrétienne d’un amour plus fort que la mort. Flaubert inverse la typologie et surtout la figure herméneutique sur laquelle se fonde le christianisme paulinien : l’ancien prend son sens a posteriori, une fois illuminé du point de vue du nouveau. C’est l’apôtre Paul qui a marqué de son empreinte ce type de lecture avec sa formule de l’Esprit qui donne la vie et de la lettre qui tue.12 Dans Un cœur simple, c’est au contraire la vérité du nouveau qui se lit à la lumière de l’ancien, inversant le rapport entre figura et implementum. Cette lisibilité doit tout à la lettre de la tradition et non à un événement kérygmatique qui se désagrège littéralement sous l’effet de ladite lettre. L’Antiquité ne devient pas l’umbra ; au contraire, c’est la vérité dévastatrice du christianisme qui se révèle à la lumière de l’Antiquité. Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. (192)
La ruine du monde : fortune fatale Un cœur simple est marqué de bout en bout par la structure herméneutique figura-implementum, figure et réalisation, telle qu’elle définit dans l’exégèse pa-
11 Gustave Flaubert, lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857, dans : Correspondance, vol. II, 697 ; citation abrégée. 12 Cf. Leonhard Goppelt, Typos. Die typologische Deutung des Alten Testaments im Neuen, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1966.
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tristique la relation entre le Nouveau et l’Ancien Testament, qui devient donc par ce processus de lecture, non dépourvu de violence, « ancien ». Tous les motifs sont repris deux fois. Mais ce qui ici se réalise, c’est, par un retournement de la structure, non la promesse mais l’illusion. On ne va pas vers une vie éternelle, mais vers la mort totale. Le monde tel que nous le voyons dans Un cœur simple n’est que trace laissée par le temps, trace de déchéance et de ruine. Au niveau de la narration, cette ruine permanente est due à l’attirance sensuelle exercée par une belle apparence. Ce motif qui consiste à être victime de l’illusion des sens est une composante traditionnelle du topos de la vanitas. Mme Aubain succombe au charme d’un « beau garçon, sans fortune » (157), qui dilapide sa fortune et lui laisse à sa mort deux enfants en bas âge et une montagne de dettes. Sa ruine finale est due, elle aussi, à son goût des apparences ; cette fois, il s’agit de la probité de façade du notaire Bourais avec lequel elle passe de longues heures à étudier ses finances, enfermée dans le cabinet de « Monsieur ». Le notaire trompe Mme Aubain sur le plan à la fois financier et érotique, pour finir par se suicider, ruiné, après avoir gaspillé sa fortune et fait un enfant illégitime à une autre femme. Cette déception, qui redouble et approfondit la première expérience de Mme Aubain avec le « beau garçon, sans fortune », entraîne finalement sa mort. Dès la première scène, la maison de Mme Aubain est décrite comme une sorte de tombeau abritant toutes sortes de souvenirs (157–158), autant de signes pétrifiés d’une mémoire chosifiée. Le linceul est remplacé par le drap qui recouvre les meubles, l’idée de tombeau soulignée par l’humidité qui règne dans cet appartement situé au rez-de-chaussée : « et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin » (157–158). À la fin, la maison tombe en ruines. De la ferme de Toucques, il ne reste plus que les pauvres vestiges d’un passé meilleur, les lambeaux d’un papier peint agités par le vent (163). Les pommiers autrefois paradisiaques, dont le tronc et la cime sont maintenant envahis de parasites et qui de surcroît ploient sous leur fertilité, sont une image de cette vanitas qui ne voit dans toute vie qu’un signe chaotique et insensé de la mort : « et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes » (165). Leur vie induit leur mort, leur fertilité leur est fatale. Dans leur décrépitude, toutes les maisons décrites ne donnent pas une image d’ordre, mais de désordre et de ruine ; avec leur bric-à-brac, tous leurs vieux objets hétéroclites, elles renvoient au caractère arbitraire d’un univers dépourvu de sens et voué à la mort, où tout s’en va à vau-l’eau : les seuils sont d’une hauteur inégale, les toits de paille n’ont pas tous la même épaisseur (165). La nature, elle non plus, ne donne pas l’image d’un ordre harmonieux. Jamais les scènes de nature, d’abord incroyablement belles, ne sont dépeintes sans être brisées
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par la platitude de la phrase qui suit : « et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela » (166). Ce « tout cela » fait sombrer l’image de la mer et des rochers dans l’absurdité mélancolique d’un ensemble arbitraire, incohérent. Après avoir atteint le sommet de la poésie, on retombe brutalement sur le sol : c’est comme si Flaubert avait peur de la beauté de sa langue, comme s’il se l’interdisait et la détruisait systématiquement. La nature n’est belle que représentée comme image du deuil ou de la mort : « Çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches » (166). Les événements historiques, un triple changement de régime politique (la Révolution de 1830, celle de 1848 et le coup d’État de 1851), ne créent pas non plus un nouvel ordre ; ils restent tout simplement sans effet. La Révolution de Juillet est annoncée par le cocher et conduit au remplacement arbitraire du sous-préfet par un autre, ce qui ne fait strictement aucune différence. Le temps est rythmé par le délabrement des maisons, qui peut littéralement signifier la mort : le père de Félicité se tue en tombant d’un échafaudage. Plus tard, l’effondrement d’un toit manque de justesse de faire une victime : « en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme » (179). Félicité meurt parce qu’il pleut à l’intérieur de sa chambre, dans la maison tombée en ruines (189). Les absences et les décès jalonnent sa vie : « Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent » (179). La mort, qui n’a rien de noble, d’édifiant ou de consolateur, mais qui est au contraire présentée de bout en bout comme la complète décomposition physique des cadavres sans aucun espoir de rédemption, est le symbole de cet éternel retour du « toujours même », lequel a quelque chose de mécanique. Sur le plan stylistique, cette déchéance que Flaubert ne dissimule jamais avec bienveillance, mais qui est dépeinte avec crudité, rappelle la langue de l’anatomie qui veut tirer de l’observation d’un mort une meilleure connaissance de la vie. Dans le cas de Victor, la mort devient une sorte de mort à la chaîne qui efface toute individualité et rapproche l’être humain du bétail mené à l’abattoir. De Virginie, il ne reste pas comme chez son homonyme de Paul et Virginie – nomen est omen – un corps de sainte intact, odorant et incorrompu, mais un cadavre en train de se décomposer : « À la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient » (177). Même la rivière, eau vivante et source de vie, rappelle dans sa description le suicide de l’Ophélie de Shakespeare et se transforme en image de mort : « Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau » (175). Dans ce monde en pleine décomposition et voué à la mort sans espoir de salut, où la Fortune joue un rôle funeste et où la beauté ne transparaît plus que de temps en temps dans l’image de la mort, le ciel
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intervient avec l’ironie dévastatrice propre à Flaubert pour révéler une vocation de comptable : « à trente-six ans, tout à coup, par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie : l’enregistrement ! » (187) Ce monde en ruine, voué à la mort, est marqué par la cupidité et la tromperie, par la dérision et l’insulte, l’ennui et le manque d’amour, le désespoir et l’orgueil. Le christianisme qui annonce un amour plus fort que la mort s’est luimême dégradé jusqu’à devenir une mortelle répétition du « toujours même » : on va à l’église par pure routine, les jeunes filles sont envoyées au couvent pour que l’éducation qu’on y prodigue fasse d’elles des « personne[s] accomplie[s] » (170), conformément aux conventions d’usage. Les noms de saints disséminés dans le conte ne sont que lettre morte. Pâques, l’Assomption et la Toussaint rythment mécaniquement le temps, comme la mort (179) ; plus personne ne se souvient de la promesse de la Bonne Nouvelle. Il ne reste plus que des signes, des traces du temps que le corps a laissées sur le chemin qui le conduit à la mort : « Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps » (180). L’une des figures les plus impressionnantes par laquelle Flaubert inscrit dans toute son œuvre le fait que la promesse de salut ne s’est pas réalisée est celle des papillons. Lorsque Félicité se résout à débarrasser la chambre de Virginie après sa mort, les mites ont eu raison de la fourrure de la jeune fille et s’envolent de l’armoire (180). Mais pourquoi Flaubert n’utilise-t-il pas le terme habituel de « mite », préférant parler de « papillons » ? Le papillon est le symbole de la résurrection de l’âme qui abandonne son enveloppe terrestre : de même que le papillon s’échappe d’une affreuse larve, l’âme s’envole dans toute sa beauté vers l’immortalité après s’être débarrassée de la gangue d’ici-bas. Mais dans un retournement agressif de ce topos, le papillon ne devient plus chez Flaubert que le signe manifeste de toute déchéance terrestre. Avec une ironie ravageuse, la promesse d’immortalité désavouée s’inscrit dans le mot papillon. Dans Un cœur simple, les dénominations participent aussi, comme cela a été fréquemment souligné, de cette ironie désespérée, car elles font mentir la promesse souvent religieuse que signifient les noms, à commencer par Félicité, dont l’existence n’est en rien, selon les critères temporels, synonyme de félicité. L’homme qui trahit l’amour de Félicité par égoïsme, pour des raisons économiques, répond au beau nom de Théodore (« don de Dieu »). Sa maîtresse, « qui n’était pas cependant une personne agréable » (157), s’appelle Aubain, nom dont les sonorités évoquent une « aubaine ». Or justement, Mme Aubain était, sur le plan humain, tout sauf une aubaine pour Félicité. Victor, le neveu de Félicité embarqué sur un bateau comme mousse, ne meurt nullement d’une mort héroïque, mais il se vide de son sang tel un animal en raison de l’incompé-
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tence, de l’indifférence et du cynisme des médecins : « On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit : – Bon ! encore un ! » (175) Nastasie, la sœur de Félicité, qui porte la promesse de résurrection dans son nom, traite son enfant avec barbarie (175), montrant la dureté profiteuse, l’insensibilité et l’intransigeance des miséreux. Contrairement à son illustre homonyme de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, Virginie ne reste que physiquement virgo intacta. Elle ne s’est jamais remise de l’attaque du taureau noir qui galopait vers elle. Chez Bernardin de Saint-Pierre, Virginie ne manifeste aucun signe d’hystérie sexuelle, et tandis que le cadavre de la Virginie de Flaubert ne tarde pas à montrer des traces de décomposition, le corps de son homonyme reste intact dans la mort et elle est vénérée en tant que sainte.
Une maternité charnelle et spirituelle Le destin de Félicité peut être vu comme une paraphrase de l’épître de Paul aux Philippiens, qui porte à son comble la provocation que représentait le Sauveur pour le monde antique quand il écrit qu’il « s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur [formam servi], devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort », jusqu’à la mort la plus honteuse et la plus méprisante qui soit, jusqu’« à la mort sur une croix » (Ph 2,7–9, TOB).13 Le portrait que Flaubert dessine de Félicité n’est pas fait, comme celui de Mme Arnoux, Mme Bovary, Salammbô, Rosanette ou Salomé, à la manière d’un tableau ; il ne s’inspire pas de l’art pictural (une Vierge de Raphaël ou une odalisque d’Ingres). C’est l’apparition sous forme de tableau, l’apparition idolâtre, qui suscite le désir. Le sexe et l’idolâtrie sont les deux facettes d’une même médaille. Le portrait de Félicité, laquelle n’a aucun charme, n’est pas fait d’après un tableau, il est écrit d’après un texte : d’après le portrait par Lamartine de sa servante Geneviève.14 Dans son personnage de servante, Félicité re-
13 Cf. Lucien Cerfaux, « L’hymne au Christ – Serviteur de Dieu », dans : Miscellanea Historica in honorem Alberti de Meyer, Louvain : Bibliothèque de l’Université, 1946, 117–130, et de façon générale Paul Henry, « Kénose », dans : Supplément au Dictionnaire de la Bible, Paris : Letouzey et Ané, 1994. 14 « Geneviève paraissait pour avoir trente-cinq ou quarante ans à cette époque. L’âge n’était pas lisible sur ses traits usés par la fatigue. » Citation d’après Alphonse de Lamartine, Geneviève – Histoire d’une servante, dans : id., Œuvres complètes, vol. XXX, Paris, 1863, 141–441, 208, « […] un regard sans voir, un pas éternel sans but, une activité sans repos, une vie machinale, une morte qui vit. Telle était Geneviève » (204).
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présente la figure de l’être humain sous sa forme la plus humble. Humiliée, elle menace même « avec un dévouement bestial » (180) de défigurer sa propre humanité pour devenir animal. Moquée, ridiculisée, offensée, abandonnée, trahie, battue, elle est la confirmation, en une félicité contrefactuelle, de la formam servi, mais elle exalte sa transcendance dans une inversion aporétique d’une immanence sans issue : réduite à n’être plus qu’un automate, Félicité n’a ni beauté qui puisse attirer notre regard, ni prestance qui puisse susciter notre amour, pour reprendre le commentaire de l’épître aux Philippiens d’Isidore de Séville (LIII.2–3), qui se réfère à la figure du livre d’Isaïe. Un cœur simple est un roman d’apprentissage inversé. Félicité ne cultive pas son moi, l’appétit du savoir lui est étranger. Elle ne vit pas dans le monde, dont d’ailleurs elle ignore tout, elle n’a aucune idée de ce qu’est l’Histoire. Plus sa capacité de penser et de s’exprimer est limitée, puisqu’elle finira sourde et aveugle, et plus son cœur devient bon. Félicité, le degré zéro des normes de la subjectivité moderne, est à tous égards assujettie. Asservie et s’asservissant, elle n’est en tout cas pas un sujet maître de soi, sûr de lui et autonome. Elle ne pense jamais à elle, elle ne s’affirme jamais en tant que sujet, elle ne dit jamais « je », mais elle fait inconditionnellement don d’elle-même. Rien ne se passe jamais pour l’amour d’elle-même ; elle n’est là que pour les autres. Elle se dépouille avec amour pour des gens à qui elle est indifférente, qui l’exploitent et se détournent d’elle avec mépris. Ils ne comprennent pas l’amour inconditionnel que Félicité leur porte, ils le dédaignent. Jamais ils ne répondent à l’amour par l’amour.15 Personne ne console Félicité de la mort de Virginie et personne ne la console de la mort de Victor. Pas plus que son amour, son chagrin n’est pris en compte. La vie de Félicité est don aux autres par amour, mais ce don est méconnu et nié. Ceux qu’elle aime sont voués à la mort : Virginie, Victor, Mme Aubain, le perroquet ; son imitatio est l’imitation de la mort : de même que Virginie et Mme Aubain dont elle est la servante, elle meurt de pneumonie. La vie de Félicité est à la fois déplacement et condensation de la Passion du Christ ; elle l’imite en se dépouillant au profit de la médiocrité du monde moderne. Elle parcourt les stations d’un chemin de croix qui la mène de la fausse promesse de Beaumont, le lieu de son rendez-vous galant avec Théodore,
15 Cf. Jean-Luc Marion, L’idole et la distance, Paris : Grasset, 1977, dont la définition de la kénose correspond de manière presque inquiétante à Félicité : « La kénose ne met aucune condition à se révéler, parce qu’en cette révélation elle se donne, et ne révèle rien que ce don inconditionné. Notre irrespect, notre ‹ inconvenance ›, même fondée dans le destin ontologique, ne peut poser aucune condition à ce don sans préalable. Car le mystère consiste précisément en ceci : Dieu aime ceux qui ne l’aiment pas, se manifeste à ceux qui s’en détournent, d’autant plus qu’ils s’en détournent plus » (263–264).
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le don de Dieu, le lieu de son premier amour, un amour de dupe, jusqu’au Golgotha, le véritable Calvaire (172) de cette perte répétée d’un être cher. Elle est trahie comme Jésus par Judas pour trente pièces d’argent (Mt 26,14–16). Elle perd successivement tout ce qu’elle s’est mise à aimer. Des voyages pénibles, épuisants et angoissants, effectués dans la solitude de la nuit, où elle se sent abandonnée de tous comme le Christ au mont des Oliviers, précèdent la perte des êtres chers. Quand, sur la route d’Honfleur, elle tombe à terre sous le coup que lui assène un cocher avec son fouet et qu’elle est abandonnée sans connaissance dans un fossé, Félicité, couverte de sang, suit le Christ trébuchant sous le poids de la Croix. La vinaigrette (180), une salade de viande de bœuf que le Polonais mange dans sa cuisine, porte dans son nom le vinaigre dont est imbibée l’éponge qui doit étancher la soif du Crucifié. L’amertume et le désespoir de Jésus abandonné de Dieu sur la croix menacent d’étouffer Félicité, abandonnée de Dieu et des hommes : « et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d’une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l’étouffaient » (185). De même que le Christ pardonne, Félicité pardonne à ceux qui l’abandonnent, la laissent inconsolée et piétinent son amour. La scène la plus dense de la Passion représente Félicité dans l’iconographie du Stabat mater, en tant que mère priant au pied de la Croix. Après le départ de son neveu Victor vers les colonies, elle prie devant le Calvaire : « Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages » (172). L’histoire d’amour que Flaubert raconte dans Un cœur simple n’est pas une histoire d’amour banale, une histoire érotique – « Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour » (159) – mais l’histoire inouïe d’un amour incomparable. Cette constellation formée par une servante nommée Félicité, un amant nommé Théodore et une maîtresse à laquelle la servante ressemble de plus en plus, accomplissant en cela son destin, n’est pas développée par Flaubert pour la première fois dans Un cœur simple. La félicité, Mme Bovary ne l’a connue ni dans son mariage ni dans ses adultères. Mais elle commence par avoir une servante qui, comme la sœur de Félicité, s’appelle Nastasie, avant d’en avoir une autre nommée, elle, Félicité, tandis que l’amant de cette dernière s’appelle Théodore, comme celui de la Félicité d’Un cœur simple. La Félicité de Mme Bovary ne peut tirer aucune douceur spirituelle du texte, des lettres de la Bible. Comme la prière du soir ne lui apporte pas suffisamment de douceurs, elle dérobe littéralement des friandises, du sucre. Désespérément engluée comme sa maîtresse dans la matérialité du monde, elle vole, après la mort de Mme Bovary, ce qui reste de sa délicieuse et précieuse garde-robe. Elle s’investit pour ainsi dire dans sa maîtresse et revêt à sa place l’aveuglante matérialité du monde qui l’avait
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menée à la ruine. Cédant à l’empire de ses sens, elle réalise ce qui était resté interdit à sa maîtresse et se fait enlever par son amant afin que la promesse contenue dans son nom s’exauce et que se réalise la félicité qu’Emma avait en vain recherchée. Préfigurant l’autre Félicité, elle le fait sous le signe du SaintEsprit, le jour de la Pentecôte : « Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée par Théodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe. »16 Les deux Félicité restent fidèles à leur maîtresse jusque dans la mort, mais chacune à sa façon : tandis que la Félicité d’Emma reste fidèle à sa maîtresse dans la réalisation de son désir d’amour, lequel ne peut déboucher que sur une catastrophe – comment en serait-il autrement chez Flaubert ? – l’autre demeure fidèle à sa maîtresse jusque dans sa façon de mourir : « comme Madame » (189), elle succombe à une pneumonie. D’une part, Flaubert dépeint la charité de la seconde Félicité par opposition à l’amour terrestre, sensuel de la première, celle de Madame Bovary, qui se comporte comme le Nouveau Testament par rapport au discours prophétique de l’Ancien, lequel reste aveugle parce que prisonnier de son attachement au monde. De l’autre, cette opposition est sapée par un parallélisme plus profond, car malgré leur opposition parfaite, ces deux amours ont la même fin : la mort. Flaubert met en scène la sainteté de Félicité dans un auto-commentaire : Un cœur simple est une réplique à Madame Bovary. S’y opposent le goût du profane et le renoncement au monde, l’amour charnel et l’amour spirituel. De plus, la réécriture de l’histoire des deux martyres Perpétue et Félicité, la maîtresse et l’esclave s’inscrit subtilement dans cette réplique.17 Si dans l’autocommentaire le renoncement au monde s’oppose au goût des choses terrestres, dans la réécriture de la légende, c’est la maternité charnelle qui s’oppose à la maternité spirituelle. Cette légende très célèbre au XIXe siècle se situe dans la tradition du pneumatisme paulinien. Si elle est déterminante pour le cœur simple flaubertien, qui vénère un perroquet comme s’il s’agissait du SaintEsprit, c’est d’une part parce que cette célébrité repose sur les visions par lesquelles se manifeste l’Esprit saint, d’autre part parce que Flaubert utilise la légende en tant que matrice pour s’en démarquer et la surpasser dans le point central de son récit. À la maternité toute naturelle, exacerbée, des saintes de l’Antiquité, il oppose la maternité spirituelle de sa Félicité.
16 Gustave Flaubert, Œuvres, éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, II vol., Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, vol. I, 604. 17 Hippolyte Delehaye, Les passions des martyrs et les genres littéraires, Bruxelles : Société des Bollandistes, 1966 [1920], 49 : « Les Actes de Perpétue et Félicité sont, pour l’ampleur et le pathétique, le chef-d’œuvre de la littérature hagiographique. Tout le monde les a lus, et nous pouvons nous dispenser de les résumer ». Cf. Passion de Perpétue et Félicité, éd. Jacqueline Amat, Paris : Le Cerf, 1996, 38–41, où est approfondie la question de l’inspiration.
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Si Emma et sa Félicité se consument de désir pour les plaisirs du monde, le désir ardent de Perpétue et Félicité, suppliciées au IIe siècle après J.-C. (probablement en 203), se portait vers un amour qui ne veut pas être de ce monde et qui pourtant en reste ostensiblement prisonnier. Là où le lien avec le martyre de la maîtresse et de l’esclave, jetées en pâture aux fauves pour l’anniversaire de César Geta sous Septime Sévère afin de divertir les occupants romains de Carthage, est le plus palpable, c’est dans le motif du bétail : une vache en furie est lâchée dans l’arène sur les deux martyres. Or des vaches, on en trouve tout au long d’Un cœur simple. Félicité garde au début un troupeau de vaches et à la fin, la mère Simon regarde, au moment de la mort de Félicité, la procession de la Fête-Dieu et l’autel avec le perroquet par un œil-de-bœuf (191). Le reflet le plus net au niveau thématique est le taureau sauvage (et non la vache en furie) surgissant dans le brouillard qui flotte le soir sur les prairies normandes (lesquelles correspondent à l’arène romaine baignée de soleil) pour se ruer sur Félicité, Mme Aubain et ses enfants. Au péril de sa vie, Félicité sauve sa maîtresse et ses enfants en jetant des mottes de terre dans les yeux du taureau furieux et échappe comme par miracle elle-même à la mort (163–164). Il suffit de jeter un coup d’œil sur les Acta Sanctorum pour montrer comment Flaubert métamorphose la maternité charnelle des saintes de la Rome tardive en maternité spirituelle chez Félicité. Il suit en cela saint Augustin, qui voulait imposer face à la matrone l’idéal de l’épouse du Christ, à la fois chaste et féconde. Aussi saint Augustin interprète-t-il la scène originelle de cette maternité charnelle qui, dans la légende, s’accomplit et est surpassée dans le martyre. Dans ses Sermons, la maternité est reléguée à l’arrière-plan ; elle ne s’accomplit pas dans le martyre, lequel souligne plutôt la virilité ou le caractère asexué des deux saintes : elle ne sert que d’angle d’attaque au diable.18 Perpétue, la maîtresse, a un nourrisson qui, peu avant le martyre et par la volonté de Dieu, n’a plus envie d’être allaité. Miraculeusement, ses seins n’en souffrent pas : Comme mon enfant prenait encore le sein et restait habituellement avec moi en prison, […]. Depuis ce jour mon fils ne demanda plus le sein et je ne fus plus incommodée par le lait. Ainsi cessèrent les inquiétudes au sujet de mon enfant et les douleurs de mes seins.19
Félicité, la servante, qui est en fin de grossesse, prie pour un accouchement prématuré parce que les femmes enceintes n’étaient pas jetées en pâture aux animaux du cirque et qu’ainsi la couronne du martyre risquait de lui échapper : 18 Saint Augustin, « Sermones on Felicitas and Perpetua », dans : id., The passion of SS. Perpetua and Felicity, trad. W. H. Shewring, Londres : Sheed and Ward, 1931, 43–59. 19 Bruno Chenu et al., Le livre des martyrs chrétiens, Paris : Centurion, 1988, 68–81. Texte repris sur http://www.patristique.org/Actes-des-martyres-de-Perpetue-et-Felicite.html (12. 03. 2019). Toutes les citations d’après ce texte.
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Félicité, elle aussi, obtint du Seigneur une grande grâce. Elle était enceinte de huit mois, au moment de son arrestation. À l’approche du jour des jeux, elle se désolait, à la pensée qu’on ajournerait son martyre, à cause de son état : la loi interdisant d’exécuter des femmes enceintes. Elle craignait aussi qu’elle n’eût à verser plus tard son sang pur et sans tache dans une fournée de criminels.20
Sa prière est exaucée et au huitième mois, le jour de l’anniversaire de César Geta, elle accouche en prison d’une petite fille : À peine avaient-ils terminé leur demande, que les douleurs saisirent Félicité. En raison des difficultés inhérentes à un accouchement au huitième mois, elle souffrait beaucoup et gémissait. Alors, un des geôliers lui dit : « Si déjà tu gémis ainsi maintenant, que ferastu une fois livrée aux fauves, que tu as bravés en refusant de sacrifier ? »21
Là, elle peut enfin subir le glorieux martyre : « Félicité la suivait ; elle était toute joyeuse de son heureuse délivrance qui lui permettait d’affronter les fauves ; elle était ravie d’aller du sang au sang, de l’accoucheuse au rétiaire, pour se purifier par un second baptême. »22 Le lait qui jaillit de seins lorsqu’après avoir accouché elle est déposée nue dans l’arène remplit même de honte la soldatesque romaine installée sur les gradins : « Le public en frémit de honte, en voyant que […] l’autre relevait à peine de couches, et perdait le lait de ses seins. »23 La maternité (l’allaitement, l’accouchement) de ces deux femmes est accomplie et surpassée dans leur martyre. La féminité des deux martyres est encore une fois accentuée par la défiguration sexuelle : un animal du même sexe, une vache, est lâchée contre elles. La légende y voit déjà un commentaire diabolique. La fureur de cette vache doit répondre à la fureur de leur sexe : « Le Diable avait inspiré aux bourreaux de se procurer cet animal inaccoutumé dans les jeux, comme pour mieux insulter leur sexe. »24 La Félicité de Flaubert, en revanche, ne sera pas mère. Sa féminité disparaît, elle n’a plus d’âge ni de sexe. Mais ce caractère asexué n’a rien de sublime, comme c’était le cas des vierges saintes et héroïques de l’Antiquité tardive, qui surpassèrent les faiblesses présumées de leur sexe et furent plus que des femmes. Flaubert inscrit ainsi dans la maternité spirituelle de sa Félicité l’interprétation qu’en donnent l’Ancien Testament et en partie encore le Nouveau, pour lesquels l’absence d’activité sexuelle est, en raison de la stérilité qui en découle, quelque chose de monstrueux. Saint Augustin a fait tout son possible pour bannir de
20 21 22 23 24
Chenu, Chenu, Chenu, Chenu, Chenu,
ibid. ibid. ibid. ibid. ibid.
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l’idéal d’une chaste virginité cette sexualité d’eunuque, cette monstruosité – et Flaubert l’y réinscrit subrepticement. La maternité spirituelle de Félicité s’accomplit de manière très peu spectaculaire dans les tâches les plus humbles : donner à manger, rapiécer, nouer des lacets, border des lits, peigner des cheveux, faire des colis contenant des poires, des violettes, de la confiture. Elle s’occupe des miséreux et des faibles, donne à boire aux soldats, soigne les malades qui souffrent du choléra et panse un mourant, « le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93 » (180), sans reculer devant les abcès cancéreux purulents du vieil homme. Reprenant tous les lieux communs des hagiographies, Flaubert n’oublie pas celui qui a le plus impressionné l’époque moderne : la charité chrétienne qui fait surmonter la répulsion suscitée par la purulence. Sans cesse, les gestes éculés des légendes de saints sont transférés dans le récit flaubertien. Les catachrèses qui relèvent d’une religion figée, figures que plus personne ne comprend, retrouvent vie dans cette nouvelle langue. Flaubert invente ainsi une nouvelle langue pour cette forme de dépouillement en faveur d’autrui. Les poncifs religieux qui avec le temps se sont solidifiés sont brisés et se voient insuffler une nouvelle vie. Le cœur simple de Félicité, sourd et aveugle aux tentations de ce monde, est l’inversion de la Félicité de Madame Bovary et de son goût du monde profane. Dans sa naïveté et son humilité, elle surpasse aussi l’amour de Dieu absolument héroïque de celles qui l’ont précédée sur le chemin du martyre et pour qui il s’agissait d’atteindre cette félicité perpétuelle inscrite dans leur nom. Tandis que les saintes antiques visaient à obtenir la couronne du martyre, à rejoindre dans la gloria passionis la gloire des martyrs, Félicité risque sa vie pour les autres avec une évidence, un oubli de soi et une charité dont elle ne veut pas tirer la moindre gloire : « Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Evêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût fait rien d’héroïque » (164). À la différence de la légende de l’Antiquité tardive, l’opposition entre la maternité spirituelle et la maternité charnelle sépare, dans le récit flaubertien, la maîtresse de la servante : à la maternité charnelle de Mme Aubain s’oppose la maternité spirituelle de Félicité. Dans la légende antique, la maîtresse et l’esclave surmontent dans le martyre leurs différences de classe pour devenir des égales : la maîtresse aide l’esclave renversée par la vache à se relever : « Puis elle se releva et aperçut Félicité qui semblait brisée ; elle s’approcha d’elle, lui tendit la main et l’aida à se relever. »25 Dans le Conte, la maîtresse et la servante
25 Chenu, ibid.
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restent séparées et les couches sociales deviennent chez Flaubert une métaphore de l’intelligence du cœur et donc une métaphore des différents types de maternité. En mère spirituelle, Félicité la servante, semble transfigurée tandis que l’orgueil de sa maîtresse, une bourgeoise, s’exprime dans un amour maternel des plus égoïstes. L’amour de cette femme au cœur dur qui n’aime que ceux qui sont issus de sa propre chair et de son propre sang, apparaît le plus nettement dans la scène où Félicité essaie de la consoler de ne pas avoir reçu de lettre de sa fille : Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit : « Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu ! » « De qui donc ? » La servante répliqua doucement : « Mais… de mon neveu ! » « Ah ! votre neveu ! » Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : « Je n’y pensais pas !… Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux, belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc ! » (173)
À cela s’oppose l’affection de Félicité pour les enfants de Mme Aubain : « Les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son cœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même » (174). Leurs destins sont effectivement les mêmes, unis dans la stérilité et la ruine. S’ils survivent, c’est dans le cœur de Félicité, lieu de la maternité spirituelle. Là, ils ne s’éveillent pas à la vie, mais à la mort. Flaubert inverse ainsi le modèle de maternité spirituelle que l’Antiquité tardive avait élaboré de Grégoire de Nysse jusqu’à saint Augustin et qui est resté déterminant jusqu’au XIXe siècle : l’opposition entre une maternité charnelle, vouée à la mort et donc finalement stérile et la naissance féconde qui vient du cœur de la mère spirituelle. Flaubert recourt à l’auto-commentaire sur la légende afin d’opposer l’amour charnel à l’amour spirituel, la maternité charnelle à la maternité spirituelle. La maternité spirituelle de Félicité se démarque très nettement de ce schéma : elle est le summum insurpassable de cette maternité. La Félicité de Madame Bovary et Mme Aubain semblent avoir le même rapport avec la Félicité du Conte que l’Antiquité païenne avec la Bonne Nouvelle du christianisme. Si la première est placée sous le signe d’un amour sensuel trompeur et de l’ancienne forme d’amour liée à la maternité charnelle, Félicité l’est sous le signe de la maternité spirituelle de la Vierge Marie. Mais Flaubert ne construit cette opposition entre la maternité charnelle et la maternité spirituelle établie par la doctrine chrétienne que pour mieux la détruire en contradiction radicale avec cette doctrine. Car cette opposition si soigneusement mise en scène est anéantie par une similitude plus profonde, laquelle s’exprime dans le baiser qui réunit Mme Aubain et Félicité dans le chagrin causé par la mort de Virginie. Ce baiser les fait ressembler aux deux martyres de l’Antiquité : « Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta ;
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et elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait » (180). Ce baiser est toutefois le signe d’une égalité fatale ; il ne scelle pas la maternité qui s’accomplit glorieusement dans le martyre ; leur maternité se ressemble en ce sens qu’elle est vouée à la mort ; Mme Aubain et Félicité ne s’opposent plus, elles sont semblables. Ceci les unit en dépit d’une opposition ciselée dans les règles de l’art et les oppose radicalement aux deux martyres de l’Antiquité. La Félicité de Flaubert emprunte la voie suivie par un cœur aspirant à l’amour : plus le cercle de ses représentations se restreint, plus son cœur s’emplit de bonté.26 Une piété extérieure et mécanique, qui consiste à aller tous les jours à l’église et à s’endormir chaque soir devant l’âtre, son chapelet à la main, fait place à une intériorité aimante : « La bonté de son cœur se développa » (180). Comme mère spirituelle, elle porte les enfants dans son cœur. Cependant, elle ne donne pas naissance à la vie, mais à la mort. La maternité spirituelle de Félicité n’est pas féconde, mais stérile. Nous sommes ici au cœur même de l’exacerbation de la kénose. Celle-ci trouve son origine dans la première phrase du récit, où Félicité est présentée comme la servante par excellence, comme le sujet humble, assujetti, asservi : Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Evêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, – qui n’était pas cependant une personne agréable. (157)
Comme Catherine Leroux, la servante modèle dans Madame Bovary, qui est exhibée au comice agricole au milieu de porcs primés devant des bourgeois suffisants en tant qu’exemple cynique d’une authentique servitude et qui reçoit 25 francs en récompense de toute une vie de dur labeur, Félicité est un exemple de réification et d’aliénation comme Marx n’aurait pu en trouver de plus beau. Telle une machine, elle est décomposée en différentes fonctions, exécutées pour un prix dérisoire, avec par-dessus le marché un cœur aimant. Elle n’est guère plus qu’un objet rentable possédé par Mme Aubain.27 Ce qui est remarquable, c’est qu’elle perd toute ressemblance non seulement avec une femme, mais avec un être humain. Dépouillée de tout, elle se transforme en une chose, mécanique et sans âme : 26 Ulrich Schulz-Buschhaus, « Die Sprachlosigkeit der Félicité. Zur Interpretation von Flauberts Conte Un cœur simple », dans : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 93 (1983), 113–130. 27 Cf. Shoshana Felman, « Illusion et répétition romanesque », dans : La lecture sociocritique du texte romanesque, éd. par Graham Falconer et Henri Mitterand, Toronto : Stevens, 1975, 239–247, 240.
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Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; – et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique. (158)
Une réification mécanique est devenue la quintessence de son être. Sur le plan stylistique, ceci s’exprime, par opposition à la vie insufflée aux catachrèses de la vie des saints, par une littéralisation des métaphores spirituelles de la sainteté : Félicité ne devient pas, comme le voudrait le topos, sourde et aveugle au monde afin d’en appréhender la vérité dans son cœur, elle devient réellement sourde et aveugle. Son cœur simple n’est pas, ou pas seulement, l’intelligence du cœur de chair s’opposant chez l’apôtre Paul au cœur de pierre ; elle est réellement idiote. Loin d’être l’amour spirituel de la mère de Dieu, de l’épouse du Christ, son amour pour le perroquet reste marqué par le désir érotique d’Ève.
L’inversion de Marie : une histoire d’oiseaux ? Ces questions de maternité spirituelle et de maternité charnelle nous amènent à Marie, le paradigme sur lequel se fonde le concept de maternité spirituelle comme virginité spirituelle dans l’Antiquité tardive, puis celui de maternité spirituelle au Haut Moyen Age. Bien que le lien entre Félicité et Marie ne soit explicité qu’une fois, lorsque Félicité envisage de rejoindre la communauté laïque des « demoiselles de la Vierge » (187), la matrice d’Un cœur simple est l’Annonciation : en Félicité, l’antithèse de Marie, Flaubert inverse le moment où une compréhension profonde et féconde fait se transformer le Verbe en chair. Un cœur simple, qui raconte donc une histoire de connaissance, d’entendement, en prenant exemple sur l’Annonciation, est une allégorie classique de la lecture. Afin d’apprécier la transposition radicale opérée par Flaubert sur le paradigme marial, il convient d’analyser la représentation la plus complète de ces poncifs mariaux ayant trait à une maternité spirituelle, celle qui a eu le plus de succès au XIXe siècle, Geneviève, Histoire d’une servante, de Lamartine. Le lien entre la servante et Marie, qui part de la réponse de Marie à l’ange : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu me l’as dit ! » est un, sinon LE topos des œuvres qui mettent en scène des servantes.28 La scène originelle de cette littérature est donc l’Annonciation et les questions
28 Cf. Eva Esslinger, Das Dienstmädchen, die Familie und der Sex – Zur Geschichte einer irregulären Beziehung in der europäischen Literatur, Paderborn : Fink, 2013, 182–190.
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portant sur la maternité spirituelle sont centrales pour ce genre. Flaubert décompose la Geneviève de Lamartine à la manière d’un puzzle afin d’en assembler les pièces différemment. Il aborde le texte comme les auteurs chrétiens le faisaient avec l’Antiquité, qu’ils exploitaient comme une carrière, comme un matériau de signifiants afin d’en déformer le sens. Flaubert détourne le message chrétien de Lamartine en le replaçant dans la vérité de l’Antiquité et de l’Ancien Testament : au lieu de surmonter la mort, l’amour, marqué par la mort, lui est voué. Le fait que Lamartine omette dans son récit principal la scène de l’Annonciation où, dans l’iconographie classique, le Saint-Esprit plane sous forme de colombe au-dessus de Marie, ressemble à un acte manqué. Lamartine transpose l’oiseau dans sa préface et ici, il ne raconte pas une Annonciation, mais une scène érotique antique à la Catulle (Carmina III). Lamartine dicte un tel poème s’inscrivant dans la tradition élégiaque à une autre servante, joliment prénommée Reine. Ainsi, ce motif qui érotise l’oiseau substitut de l’amant absent reste cantonné à la préface. Dans Un cœur simple, Flaubert superpose ces deux scènes : l’Annonciation avec la colombe-Esprit saint et la tradition antique avec l’oiseau à connotation phallique.29 Dans sa préface programmatique, Lamartine décrit son projet de création d’une littérature nouvelle, enfin vivante, destinée aux masses qui certes savent lire, mais ne comprennent pas ce qu’elles lisent, d’un Évangile illustrant l’idéal de la simplicité de cœur. Geneviève, l’héroïne de Lamartine, est la sancta simplicitas par excellence. Ce qui est moins simple, ce sont les multiples rebondissements qui marquent les relations entre maternité spirituelle et maternité charnelle que Lamartine décrit dans l’histoire de ce « cœur simple », terme mentionné à maintes reprises dans le texte. Geneviève s’est fiancée à un homme qu’elle aime beaucoup. Son mariage l’obligerait, pour des raisons financières, à laisser à la ville la petite sœur qu’elle élève à la place de sa mère. Afin de ramener à la vie sa sœur qui, en proie à un profond chagrin à l’idée d’être abandonnée, a fait une vilaine chute, Geneviève fait à la Vierge Marie le vœu de renoncer à se marier. Au nom de sa maternité spirituelle, elle renonce aux liens familiaux terrestres, à la propriété et à la procréation. La sœur pour l’amour de laquelle Geneviève a sacrifié ce qu’elle avait de plus cher, réitère sa première chute : elle tombe amoureuse, se retrouve enceinte et, folle de chagrin en apprenant la mort de son amant, meurt à la naissance de son enfant. Geneviève assume son écart de conduite et se fait passer pour la mère de l’enfant
29 La colombe et le perroquet, tous deux masculins, forment déjà un couple chez Ovide, Amores, II, VI, 11–16.
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afin que dans la mort sa sœur soit honorée par toute la communauté comme une vierge immaculée. La vie de Geneviève se déroule entre l’entrée du Christ à Jérusalem – lors de ses fiançailles, elle prend possession de son nouveau domaine « comme une reine qui ferait son entrée dans Jérusalem »30 –, son chemin de Croix lorsqu’apparemment fille-mère elle connaît la prison, les calomnies et la déchéance, qu’elle est chassée, méprisée et raillée de tous, et son élévation au plus profond de l’humiliation, quand pauvre mendiante, elle revient dans la maison de son ancien fiancé. Là, elle tombe sur sa femme, qui est déjà mère de deux enfants et s’apprête à accoucher du troisième. En elle, elle revoit ce à quoi elle a renoncé. L’humiliation absolue se métamorphose dans cette maison en une miraculeuse élévation : Geneviève est réhabilitée aux yeux de tous. Là où elle aurait pu être maîtresse de maison, épouse et mère, elle accepte d’être servante, mais ne le reste que le temps de voir toute la famille emportée par une épidémie. Tandis que les liens charnels sont ici voués à la mort, Geneviève se crée une famille spirituelle en servant avec amour les malades et les faibles. Et son chemin de Croix s’achève en triomphe : elle est déjà vénérée comme une sainte de son vivant et ceux pour qui elle est devenue une mère spirituelle organisent une procession où elle joue le rôle marial par excellence : celui de médiatrice entre Dieu et les hommes. Ce triomphe est plus grand que son triomphe de fiancée, car ce ne sont pas les fleurs mais les cœurs qui jonchent son chemin : Vous disiez qu’on ne verrait plus jamais un triomphe comme celui du jour où vous fûtes arrêtée sur ces mêmes planches avec le mulet ! En voilà un autre, pourtant de triomphe ! Si ce n’est que le pont était jonché de coquelicots et qu’aujourd’hui il est jonché de tous ces cœurs qui vous aiment !31
À la fin, Geneviève retrouve même l’enfant de sa sœur et devient, à côté de sa mère charnelle décrite comme Vénus et Niobé, sa deuxième mère, une mère spirituelle à l’instar de Marie. Jusque dans les hasards les plus absurdes, la vie de cette servante est dominée par une Providence aimante. Elle illustre de façon exemplaire la dynamique paulinienne : abaissement absolu et sublime élévation. La vie de Geneviève s’achève dans un univers idyllique où, nouvelle Marie, emplie d’une félicité presque éternelle, elle vit déjà sur terre sous l’arbre du paradis, lavée du péché originel, du péché d’Ève. Elle est récompensée du sacrifice de son amour, de son sacrifice par amour. Sa maternité spirituelle est devenue féconde.
30 Lamartine 1863, 257. 31 Lamartine 1863, 382.
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Le Conte de Flaubert calque mot pour mot sa Félicité sur la Félicité de Lamartine. Il reprend d’innombrables détails pour les arranger différemment : chez Lamartine, le chien s’appelle Loulou ; on achète aussi un homme pour éviter le service militaire, de même que la riche veuve va acheter un homme pour pouvoir garder son Théodore ainsi préservé du service militaire. Mais la reprise exacte de maints détails met en relief l’inversement de la structure de l’histoire racontée par Lamartine et ainsi le renversement du message lamartinien. L’histoire de servante écrite par Flaubert est l’antithèse parfaite de la Geneviève de Lamartine. Si cette dernière correspond strictement au schéma figure – réalisation, le récit de Flaubert correspond au schéma figure – déchéance. Chez Lamartine règne la bienveillante Providence divine, chez Flaubert la Fortune, avec ce qu’elle représente d’aveugle fatalité. Au lieu d’une édification au moyen d’une littérature patriarcale aux accents humanistes et chrétiens, nous avons affaire dans Un cœur simple à la ruine complète du patriarcat en raison d’une corruption omniprésente : faux monnayeurs, enfants illégitimes, prostitution. Le roman de Lamartine corrobore en fin de compte une structure sociale voulue par Dieu ainsi que, malgré toutes les affirmations d’égalité, la hiérarchie des classes et des sexes. Flaubert en revanche détruit l’ordre patriarcal justifié par des arguments théologiques ; celui-ci repose non sur une maternité spirituelle, mais sur le désir aveugle d’Ève pour l’homme et est donc la conséquence du péché originel. D’un côté, Lamartine, qui n’est pas un seul instant disposé à abandonner ses privilèges de classe, qui les justifie par le cœur simple de son héroïne et garde ses distances afin que ce ne soit pas la servante qui ait voix au chapitre, mais que ce soit bien lui l’auteur, et de l’autre Flaubert qui suit sa servante sur son chemin de Croix et s’incarne dans cette idiote. Au lieu de présenter une servante qui peut décider et agir de manière autonome, Flaubert raconte l’histoire d’un sujet en tous points assujetti, chez qui l’humain est déformé jusqu’à l’animalité et la monstruosité. Chez Lamartine, une servante qui imite avec succès le chemin de Marie, ici une femme dont le fardeau consiste à contrecarrer la promesse mariale d’amour et de compréhension en vivant un amour qui ne le cède en rien à celui de Marie. C’est précisément dans sa mort, apparemment bienheureuse, que Félicité laisse le lecteur d’autant plus inconsolable. Non seulement Félicité a jusqu’à la fin une vie extrêmement dure, mais son élévation dans la mort représente, dans la mesure où la scène de l’Annonciation y est déformée, son plus profond aveuglement. La femme dont le désir se réalise dans cette vision érotique (hystérique) nous donne à lire en tant qu’inversion de Marie le lien indissoluble entre l’amour qui, chez Flaubert, reste un désir sexuel, c’est-à-dire fatal, et la mort. Dans son incomparable amour, Félicité annule la promesse d’un amour plus fort que la mort et par là même fait mentir son propre nom. La Geneviève de Lamartine est touchée par la rédemp-
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tion de son vivant, quand Ève se change en Ave, quand le péché et la mort font place à un état paradisiaque. Celui-ci est annoncé par le chien nommé Loulou qui, comme le lion du paradis, dort paisiblement à côté de l’agneau. À la fin, Geneviève, telle Marie, file sa quenouille sous l’arbre du paradis. Flaubert au contraire fait tout son possible pour marquer le cheminement de sa servante d’une empreinte érotique, en superposant les détails lamartiniens qui rappellent Ève à son personnage marial : même dans un amour synonyme d’autodépouillement complet, il lui est impossible d’échapper aux conséquences du péché originel, au sexe et à la mort. L’amour incomparable de Félicité est donc, au sens propre du terme, gratuit. De la sainte lamartinienne et de son triomphe, il ne reste, à cause des accents condescendants, serviles et patriarcaux de cette histoire destinée au « peuple », plus rien du tout ; avec Félicité, à laquelle il adhère complètement, Flaubert a créé, avec la perfection de la langue qui est la sienne, un personnage qui rejette les grandes figures de la littérature mondiale dans une ombre obscurcie par une stupide humilité. Flaubert, qui aurait pu dire « Mme Bovary, c’est moi », aurait tout aussi bien pu dire « Félicité, c’est moi ». Flaubert a lu Lamartine à la lettre ; c’est avec les mots de Lamartine qu’il illustre l’attraction enivrante que le monde exerce sur les enfants d’Ève, dont sa Félicité fait malgré tout partie. Le seul défaut de la resplendissante Josette, faute qui conduira à sa chute, est sa sensualité débridée : « mais le mouvement, la musique, la chaleur, la valse, le tourbillon, ça l’enivrait. […] Voilà tout son défaut. »32 Félicité aussi a ce défaut d’Ève, la fête l’enivre : « Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétiers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d’or, cette masse de monde sautant à la fois » (159). La scène dans laquelle, tels des fétiches dans un cabinet de curiosités, les objets colorés, brillants sont étalés sur l’autel de la Fête-Dieu où Félicité place tendrement son perroquet, correspond à la scène où le fils de Josette, d’une beauté aussi resplendissante que sa mère, d’une beauté féminine qui en fait un authentique enfant d’Ève, étale soigneusement, tendrement ses jouets aux couleurs attrayantes sur la table : C’étaient des étuis de bois peints à grosses fleurs rouges et jaunes, des aiguilles et des épingles dans des petits carrés de papier bleu, des jouets d’enfants, des chapelets de petits grains noirs et rouges pour colliers, des bagues de laiton.33
Cette présence d’Ève en Marie apparaît le plus nettement dans le motif de l’oiseau. Dans la préface programmatique de Lamartine figure le poème d’une ser-
32 Lamartine 1863, 285. 33 Lamartine 1863, 389.
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vante qui parle de la mort de son chardonneret, son seul amour, dans la tradition élégiaque de Catulle. Or, Lamartine supprime tous les éléments érotiques qui relèvent de la tradition élégiaque afin de faire de ce poème une illustration de la maternité spirituelle. Le motif de l’oiseau, bizarrement déplacé, ne joue plus aucun rôle dans l’histoire principale. Flaubert met précisément ce motif au centre de son histoire de servante afin d’inverser l’orientation de Lamartine. Le perroquet qui reprend le motif d’Ovide remplace pour Félicité la colombe du Saint-Esprit dans la scène de l’Annonciation. La scène originelle de la maternité spirituelle est ainsi érotisée par la tradition antique, la scène originelle de la naissance de l’Église vierge et chaste, fruit d’un amour pur qui rachète du péché originel, subrepticement maculée. Ce qui est décisif dans la scène de l’Annonciation, c’est sa dimension herméneutique : à ce moment précis se produit en Marie, bénie entre tous les lecteurs, le miracle d’une compréhension vivante, d’une lisibilité féconde.34 Marie est exempte des conséquences du péché originel ; Ave est Ève inversée. Mais la connaissance propre à Marie est aussi l’inversion de Babel, l’annonce de la Pentecôte. La lettre qui devient vivante mène à un amour qui est plus fort que la mort. L’événement poétologique et herméneutique central du Conte est une substitution : celle de la colombe du Saint-Esprit représentée dans l’iconographie qui, dans la scène de l’Annonciation, plane au-dessus de la Vierge ou vole dans sa direction. À ce moment précis, Marie conçoit dans son cœur et le Verbe se fait chair. La virginité de Marie est moins l’absence d’acte sexuel que l’action de grâce d’un cœur qui saisit le mystère de Dieu, telle est l’interprétation qu’en donne saint Augustin, lequel insiste sur la dimension herméneutique de cette scène et sur la maternité spirituelle : Marie fut donc plus heureuse en recevant la foi de Jésus-Christ, qu’en enfantant sa chair. « Bienheureux le sein qui vous a porté », s’écriait une femme ; « bien plus heureux, reprit le Sauveur, ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 11,27s.). À ceux de ses frères, c’est-à-dire à ceux de ses parents qui ne crurent point en lui, de quel avantage fut cette parenté ? La maternité même de Marie n’eût été pour elle d’aucune utilité, si en portant Jésus-Christ dans sa chair, elle ne l’avait porté plus heureusement dans son cœur.35
Les mots qui dépeignent la maternité du cœur deviendront ceux qui désignent la maternité spirituelle d’une virginité féconde, qui donne la vie et non la mort
34 Cf. Anselm Haverkamp, Begreifen im Bild. Methodische Annäherung an die Aktualität der Kunst. Antonello da Messina, August Sander, Berlin : August Verlag, 2009. 35 Saint Augustin, Œuvres complètes de Saint Augustin, trad. M. Poujoulet et M. l’abbé Raulx, XVII vol., Bar-le-Duc, 1864–1872, De la sainte virginité (vol. XII, 1868), 123–146, chap. III, 125.
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et qui a sa source en Marie. La virginité est un concept spirituel qui trouve son expression terrestre dans l’absence de tout rapport sexuel. L’amour est donc l’allégorie de la lecture. La substitution du perroquet à la colombe, symbole du Saint-Esprit, est d’abord une erreur de lecture, une littéralisation, un dépouillement chosifiant de la part de Félicité. À cette erreur de lecture correspond la dimension érotique ; toutes deux représentent des conséquences fatales du péché originel. Le fétichisme et la sexualisation sont les inversions herméneutiques et poétologiques de l’Annonciation qui se produisent par la substitution du perroquet à la colombe. Elles sont inéluctables. Flaubert marque le dépouillement réifié de sa Félicité des trois grands stigmates qui, pour la critique éclairée, sont inhérents à la religiosité du XIXe siècle : le stigmate des païens idolâtres, celui des sauvages fétichistes et celui des bigotes sexuellement insatisfaites ; mais il le fait uniquement pour en inverser l’orientation éclairée. Dans cette érotisation de la scène de l’Annonciation à laquelle le perroquet donne un caractère singulier, l’annonce faite à Marie est lue à rebours, pour redevenir ce qu’elle était censée avoir surmonté. Peut-être l’iconographie marque-t-elle même la scène de l’Annonciation d’un reliquat de cette tradition antique présent dans la colombe du Saint-Esprit : l’union sexuelle entre des femmes (ou de jeunes garçons comme Ganymède) et des dieux qui, métamorphosés en oiseaux, descendent vers elles pour s’unir à elles. Mais cette sexualisation véhiculée par tous les moyens dont dispose Flaubert ne sert pas à railler ou à ridiculiser sa sainte, qui apparaît sous les traits ridicules d’une vieille fille esseulée et dénuée de charme. Et cela le distingue des philosophes éclairés et du scientisme masculin qui ne voient que des femmes frustrées et savent comment les guérir : une bonne baisade. Flaubert ne croit pas à la guérison apportée par une sexualité enfin libérée. Contrairement à ses contemporains sûrs d’eux-mêmes et des forces bénéfiques de la masculinité, il ne s’intéresse nullement à la normalisation et à la standardisation de la sexualité féminine promues avec une agressivité inégalée par le XIXe siècle. Pour Flaubert, il ne s’agit pas d’opposer à l’idéal de l’épouse du Christ considéré par ses contemporains comme pervers, comme hystérique, une féminité épanouie dans l’épouse et la mère, qui vit une sexualité assouvie. Le salut apporté par la sexualité – le dogme de la modernité – il n’y croit tout simplement pas. Le remède miracle, proposé par le discours médical de l’époque avec suffisance, l’homme entier, lui paraît être une chimère. En Mme Bovary et du reste aussi en Mme Aubain, Flaubert fait échouer en fanfare cette norme qui veut que la féminité heureuse et accomplie soit celle de l’épouse et mère. La passion érotique échoue tout autant. Flaubert constate sans raillerie l’érotisation hystérique de l’amour spirituel de Félicité. C’est plutôt dans cette érotisation que réside la véritable tragédie de son récit. Dans sa célèbre lettre à
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Mme Roger des Genettes, Flaubert a insisté sur le fait qu’Un cœur simple n’était pas une satire de la religion qui serait le fait d’un esprit éclairé : « Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. »36 L’histoire que Flaubert raconte en remplaçant la colombe par un perroquet, le messager de Dieu par un oiseau phallique, ne proclame pas une sexualité éclairée. D’après Flaubert, la sexualité reste liée à l’aveuglement et à la mort, elle reste une allégorie du péché originel et ne peut rien avoir de rédempteur. Les hommes entiers, les bonnes baisades n’y changeront rien. Paradoxalement, c’est parce qu’elle est contrecarrée par le discours éclairé et qu’elle reste inexaucée, vaine, que la promesse scellée dans l’Annonciation apparaît dans toute sa beauté. Félicité est la plus parfaite de tous les disciples du Christ. Elle est en même temps la plus parfaite de toutes les mères spirituelles. Et pourtant elle reste prisonnière du désir trompeur et funeste d’Ève – nous devrions dire : elle aussi, elle encore. Elle se voit chargée d’une mission incroyablement ardue : décevoir la promesse incarnée en Marie. La différence entre pure idolâtrie et foi authentique compte parmi celles que les religions monothéistes mettent en avant pour se démarquer des autres religions. Si c’est l’idolâtrie qui sépare les chrétiens des païens, c’est le fétichisme, fréquemment utilisé comme synonyme d’idolâtrie au XIXe siècle, qui sépare l’Europe civilisée des sauvages vivant dans les colonies. Selon le discours républicain éclairé, on trouve ces sauvages, ces idolâtres au cœur de l’Europe même ; c’est l’Église catholique.37 Fétichisme et idolâtrie servent à décrire, dans la propagande anticléricale, l’obscurantisme érigé au rang de culte dans l’Église. C’est ainsi que le culte du Sacré-Cœur est qualifié de « cordolâtrie » par Stendhal et Michelet par exemple. Flaubert relève avec dégoût une tendance à l’idolâtrie et au fétichisme dans l’Église catholique et en voit le summum dans les égarements de Pie IX : « Pie IX – le martyr du Vatican – aura été funeste au catholicisme. Les dévotions qu’il a patronnées sont hideuses ! Sacré Cœur, Saint Joseph, entrailles de Marie, Salette, etc. cela ressemble au culte d’Isis et de Belone, dans les derniers jours du paganisme. »38 De même que l’idolâtrie fait ressembler l’Église à un culte païen décadent, le fétichisme donne de l’Occident l’impression qu’avec le triomphe de la bourgeoisie il est peuplé de païens et de sauvages.
36 Gustave Flaubert, lettre à Mme Roger des Genettes, 19 juin 1876, dans : Correspondance V, 57. 37 Manuel Borutta, Antikatholizisimus – Deutschland und Italien im Zeitalter der europäischen Kulturkämpfe, Göttingen : Vandenhock & Ruprecht, 2011. 38 Gustave Flaubert, lettre à Mme X***, décembre 1879, dans : Correspondance (1877–1880), éd. Louis Conard, VIII, Paris : L. Conard, 1930, 343.
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Les prêtres surtout, qui ont toujours ce nom-là à la bouche, m’agacent. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel : la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser Dieu, voilà leurs mots. C’est le considérer comme un homme et, qui pis est, comme un bourgeois. On s’acharne encore à le décorer d’attributs, comme les sauvages mettent des plumes sur leurs fétiches.39
L’Europe est soucieuse de se démarquer de l’Autre, de ce qui lui est étranger et ne se rend pas compte qu’il est présent en elle. La même idolâtrie, le même fétichisme stigmatisés chez les autres sont incrustés dans son cœur. Le plus bel exemple en est la Vierge de l’église d’Yonville, construite sous la Restauration. Sans le moindre scrupule, la religion soutient le pouvoir et le pouvoir la religion : « Le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle, semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich. »40 Rien n’aurait pu mieux symboliser le fétichisme et l’idolâtrie que l’oiseau d’outre-mer, à la fois exotique et érotique, le perroquet qui a conquis le cœur simple de Félicité. Il inverse l’ordre médial mot / image ancré dans l’Annonciation comme scène de la naissance de l’Église. Marie retient les mots dans son cœur ; en elle le Verbe se fait chair. Illettrée, Félicité ne saisit que l’image sous sa forme la plus convenue, la plus plate : les scènes kitsch de l’imagerie d’Épinal. Sexualité et fétichisme, les inversions les plus parfaites de la scène de l’Annonciation, sont réunis dans le perroquet. Les connotations phalliques de cet oiseau érotico-exotique ont été soulignées par le XIXe siècle, où le perroquet faisait fureur. Plus encore que le cygne (illustr. 1 et 2) ou l’aigle, figures empruntées par Zeus pour aimer Léda et Sémélé, le perroquet devient au XVIIIe et au XIXe siècle l’oiseau symbolisant plus que tout autre l’amour érotique.41 Félicité
39 Gustave Flaubert, lettre à Mme Roger des Genettes, 18 décembre 1859, dans : Correspondance III, 67–68. 40 Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. Jacques Neefs, Paris : Librairie générale française, 1999, 148. 41 Dans une tout autre tradition, le perroquet est l’oiseau marial, l’attribut de Marie, le signe de sa pureté, parce que le péché n’a aucune prise sur l’Immaculée Conception, de même que les gouttes d’eau glissent sur le plumage épais du perroquet. Cf. à ce propos Wilhelm Molsdorf, Christliche Symbolik der mittelalterlichen Kunst, Leipzig: Hiersemann, 1926, 148 et 217. Dans une autre tradition également importante pour Un cœur simple, le perroquet est l’oiseau de la médiation de la vérité divine. C’est sans doute la raison pour laquelle les papes en avaient un dans leur cabinet de travail, la « camera dei papagalli », en guise d’animal domestique. On en trouvera la preuve dans l’iconographie de saint Jérôme qui, outre un lion, a aussi un perroquet quand, assis à son bureau, il traduit la Bible, par exemple chez Lucas Cranach l’Ancien : Le cardinal Albert de Brandebourg en saint Jérôme dans son étude. Cf. Brigitte Le Juez, Le papegai et le papelard dans « Un Cœur simple » de Gustave Flaubert, Amsterdam : Rodopi, 1999, 45–47.
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tombe à genoux devant un tel perroquet : « et [elle] contracta l’habitude idolâtre de dire ses oraisons agenouillée devant le perroquet » (189). Le poème héroïco-comique Ver-vert de Gresset (1736) raconte l’histoire d’un perroquet qui, en tant que mignon, joue le rôle d’amant chez les Visitandines de Nevers et fait chavirer tous les cœurs avec son langage mielleux. Il ne fait aucun doute que les épouses du Christ se consument d’amour pour le perroquet et non pour le Christ. Comme toutes les religieuses, les Visitandines se réclament de Marie ; le nom de leur ordre, qui rappelle la visite faite par Marie enceinte à Elisabeth un peu plus avancée dans sa grossesse, souligne ce lien particulier avec Marie. Comme Flaubert, Gresset superpose déjà au genre de la légende célébrant l’amour mystique de l’épouse pour son amant céleste le genre antique de l’union sexuelle de l’oiseau et de la femme. Comme chez Flaubert, le perroquet est un oiseau prophétique qui énonce clairement la vérité : chez Gresset la vérité, la crudité du sexe, chez Flaubert le « par cœur » de la lettre morte. Comme Flaubert, Gresset élabore une poétique qui trouve son allégorie dans l’amour. L’humour du texte consiste à réduire la langue érotique de la dévotion à la lettre d’un texte ouvertement sexuel. « [T]endre idole des cœurs »,42 le perroquet passe les nuits à tour de rôle dans l’alcôve des plus belles novices et les observe avec gourmandise « au lever de l’astre de Vénus »43 tandis qu’elles font leur toilette. Finalement, il dame le pion au confesseur qui, dans ce genre littéraire, serait l’amant prédestiné et, dans une belle harmonie d’extase érotique et spirituelle, comble les religieuses qui soupirent et roucoulent comme des colombes « bienheureuses ».44 Une explication univoque, à caractère nettement sexuel, de ces marques ambiguës de tendresse est fournie un peu plus loin par les mots que l’impertinent perroquet apprend lors d’un voyage en bateau qui doit le mener dans un autre couvent de Visitandines : « Les B., les F. voltigeaient sur son bec. / Les jeunes sœurs crurent qu’il parlait grec ».45 Le subtexte érotique devient à la fin du poème, par le biais des citations de la littérature classique et de l’association avec Vénus, le texte qui est donné à lire. C’est la petite mort qui chez le perroquet conduit à la grande. Certes, il ne monte pas au Ciel, mais entre au Panthéon où il vient se placer à côté d’Ovide, « l’amant de Corinne », qui est non seulement l’auteur de poèmes érotiques et libertins, mais qui, dans un registre comique et grotesque, remplace aussi
42 43 44 45
Jean-Baptiste Louis Gresset, Ver-Vert, Paris : G. Richard et cie, 1887, 19. Gresset 1887, 18. Gresset 1887, 25. Gresset 1887, 47.
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l’inoffensif moineau de Catulle par un perroquet bouffi d’orgueil, sur lequel pleure Corinne (Amores, II, VI) : Du tendre Amour victime fortunée Il expira dans le sein du plaisir. On admirait ses paroles dernières. Vénus enfin, lui fermant les paupières, Dans l’Élysée et les sacrés bosquets, Le mène au rang des héros perroquets, Près de celui dont l’amant de Corine A pleuré l’ombre et chanté la doctrine.46
L’amour des religieuses l’immortalise sous forme de portraits brodés et peints : Son portrait fut tiré d’après nature : Plus d’une main, conduite par l’Amour, Sut lui donner une seconde vie Par les couleurs et par la broderie.47
Tout ce qui chez Gresset réussit sur le mode héroïco-comique et gomme la mystique (à l’amour synonyme de plénitude sexuelle correspond la capacité d’insuffler la vie) échoue chez Flaubert. Chez Félicité, la plénitude érotique est une forme d’hallucination hystérique dans laquelle, malgré un semblant de petite mort, la grande mort n’est pas surmontée par l’entrée dans la vie éternelle, mais où transparaît la vérité antique inverse : la petite et la grande mort sont identiques. La tentative d’insuffler une seconde vie au perroquet, une vie née de l’amour, échoue : l’animal empaillé n’est pas immortalisé vivant, il a l’air plus mort que mort. La série des tableaux à scandale de Gustave Courbet Femme au perroquet (illustr. 3) est contemporaine de Flaubert, donc plus proche dans le temps que le poème héroïco-comique enchâssé comme intertexte dans Un cœur simple. Courbet y représente de manière extrêmement claire l’acte sexuel entre une femme et un oiseau. Dans une alcôve, sur fond de paysage, une femme nue aux cheveux défaits est allongée sur le dos, dans une pose extatique, et offre tendrement sa main à un perroquet aux ailes écartées afin qu’il vienne s’y poser. Le plumage coloré des ailes déployées correspond aux boucles étalées dans lesquelles joue la lumière. Le motif de Vénus cité par Courbet, avec une femme nue dans une alcôve et un paysage à l’arrière-plan, qu’on retrouve dans les beaux tableaux de Titien et de Giorgione (illustr. 4 et 5), est ici érotisé. Les
46 Gresset 1887, 53. 47 Gresset 1887, 53.
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formes classiques, harmonieuses de la Vénus antique qui font écho à la beauté du paysage, semblent bizarrement tordues, déformées. Ceci souligne le désir érotique représenté dans la figure de la serpentina : cette femme ne se suffit pas à elle-même, même dans sa beauté. Elle attend quelque chose du perroquet. La promesse d’un exotisme érotique montrée par Courbet dans le badinage avec le perroquet est déçue chez la jeune femme triste de Manet (illustr. 6), où le citron évoque l’amertume du veuvage. La beauté s’est retirée de l’oiseau entre perchoir et écuelle pour se réfugier dans le satin de soie brillant du peignoir qui recouvre la femme du cou jusqu’à la pointe des pieds. Le perroquet n’est pas promesse de plénitude sexuelle, mais symbole de son absence. Le tableau est une allégorie des cinq sens qui, comme l’indique le visage malheureux de cette femme seule, ne sont rien sans épanouissement sexuel. Courbet, chez qui le moineau de Catulle est remplacé par le perroquet d’Ovide, illustre le premier poème de Catulle (Catulle, Carmina, II), où l’amante joue innocemment avec le moineau, pars pro toto du membre masculin, à qui elle donne le bout de son doigt à baiser ; chez Manet, le perroquet devient le symbole de l’amant absent. Compagnon de la femme seule, il symbolise son insatisfaction momentanée ou peutêtre permanente. Félicité remplace l’oiseau spirituel par excellence, la colombe, par le perroquet, oiseau érotico-phallique par excellence, dans la scène même de l’Annonciation, où le Saint-Esprit descend vers Marie sous forme de colombe. C’est précisément cette scène que Félicité contemple sur un vitrail de Pont-l’Évêque : « sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge » (168) ; la scène de l’Annonciation représentée sur le vitrail est divisée en deux, comme d’habitude, et Félicité se concentre sur la partie figurant Marie et la colombe.48 Dans l’une des trois phrases que le perroquet sait dire, « Je vous salue, Marie ! » (181– 182), l’acte annonciateur de la Rédemption se fige en une répétition mécanique. Félicité comprend alors clairement pourquoi la colombe ne peut être en vérité qu’un perroquet. Cette idée lui vient tandis qu’elle contemple une image de saint à la fois mièvre et édifiante, une « image d’Épinal » (187), du kitsch religieux fabriqué en série dans les Vosges, une forme précoce du pop art ; sur cette image, le Saint-Esprit descend vers Marie pendant que résonne la voix de Dieu le Père descendant des cieux : « Celui-ci est mon fils bien-aimé » (Mt 3,17). Félicité trouve que sur cette image la colombe ressemble à son perroquet : À l’église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu’il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal,
48 Voir le vitrail chez Jean Lafond, « Une victime de la guerre : la vitrerie de l’église SaintMichel de Pont-l’Évêque », dans : Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie 56 (1961/ 1962), 569–586.
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représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d’émeraude, c’était vraiment le portrait de Loulou. (187)49
Contrairement à la colombe, le perroquet est doué de parole : « Le Père, pour s’énoncer, n’avait pu choisir une colombe, puisque ces bêtes-là n’ont pas de voix, mais plutôt un des ancêtres de Loulou » (187). Le mot « énoncer » joue aussi avec les sonorités d’« annoncé » et évoque lui aussi le motif de l’Annonciation. L’idée de Félicité selon laquelle il faut que l’oiseau annonciateur sache parler peut reposer sur celle qui veut que Marie ait conçu non dans son sexe mais dans son oreille, une idée étrangement matérielle et attestée dans certains hymnes mariaux : « Gaude, Virgo, mater Christi, Quae per aurem concepisti » ou bien « Deus per angelum loquebatur et Virgo per aurem impregnabatur. »50 Dans l’acte de saluer « Je vous salue, Marie ! » (181–182), c’est-à-dire dans la répétition mécanique, parodique de la parole de l’Annonciation par Loulou, le Verbe se fait chair. Par le biais de la métamorphose de la colombe en perroquet, la conception comme rapport sexuel fécond est transportée dans le schéma antique où un dieu métamorphosé en oiseau désire un(e) mortel(le). En choisissant le perroquet, Flaubert accentue encore l’orientation érotique, littéralisante. L’erreur sémiotique de Félicité qui ne voit pas la colombe comme symbole, mais comme le Saint-Esprit lui-même, pour lui substituer ensuite un perroquet,51 remplace la conversio herméneutique dans la lisibilité du monde dont la finalité est l’esprit vivant prenant corps en Marie par un schéma antique (et non chrétien) : une métamorphose des corps. Félicité remplit le rôle de Marie, la servante, et meurt au moment où, pleine de grâce celle-ci conçoit : au-dessus d’elle l’oiseau qui plane. Dans la scène de la mort de Félicité, où transparaît une inversion de l’Annonciation, le gigantisme de l’oiseau – « un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête » (192) – évoque sans nul doute la possession charnelle, l’emprise de l’oiseau phallique. Dans sa perception, la colombe du vitrail domine déjà la Vierge (elle
49 Il s’agit ici moins d’une description zoologiquement exacte du perroquet d’Amazonie que d’une citation d’Ovide (Amores II, VI, 21/22) : « Tu poteras fragiles pinnis hebetare zmaragdos tincta gerens rubro Punica rostra croco » (Ovide, Les Amours, éd. Henri Bornecque, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1961, 49 ; souligné par nous, B.V.). 50 Citations d’après Le Juez 1999, 46. Pour une interprétation « éclairée » où le maître-mot est le refoulement de la sexualité, voir Ernest Jones, Essays in Applied Psycho-Analysis, vol. II, London : Hogarth Press, 1951, 322–341. 51 Flaubert a trouvé des indices d’une telle erreur de lecture dans l’Essai sur les légendes pieuses du moyen âge d’Alfred Maury (Paris : Ladrange, 1843). Voir le commentaire de PierreLouis Rey sur les Trois Contes (Paris : Presses Pocket, 1989), 153–154. L’incapacité à saisir le sens allégorique, à prendre la représentation pour ce qui est représenté, est propre selon Maury à une certaine classe sociale : le peuple naïf, les gens non instruits.
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« dominait la Vierge », 168), contrairement à la représentation effective où une petite colombe s’approche de l’oreille de Marie. La dimension terrestre de ces rapports de domination patriarcaux et donc le principe de la monarchie de droit divin (on se situe entre la Restauration et la monarchie de Juillet) sont évoqués par la substitution au portrait du comte d’Artois, héritier du trône, de l’« image d’Épinal » (187) où le Saint-Esprit apparaît à Félicité comme le « portrait » de Loulou : « L’ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d’Artois » (187). Par le biais du signifiant « planant », le perroquet vient se ranger dans la lignée patriarcale de l’époux de Mme Aubain et de l’héritier du trône : « D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient ‹ le genre de la maison › et le souvenir de ‹ Monsieur ›, planant sur tout ! » (161). Le mari et l’héritier du trône sont à leur tour associés par le signifiant « Monsieur », puisque le nom du comte d’Artois était « Monsieur frère du roi ». Par-delà ce signifiant, l’époux défunt de Mme Aubain et le comte d’Artois sont liés par leur appartenance, ne fût-elle que déguisée, à l’Ancien Régime. « Monsieur » est représenté sur un tableau « en costume de muscadin » (158). Les muscadins étaient des hommes issus pour la majeure partie de la petite bourgeoisie qui, à partir de 1794, exerçaient une terreur blanche contre la terreur des sans-culottes et étaient mis avec l’élégance des hommes de l’Ancien Régime. L’affirmation de l’autorité patriarcale qui voyait dans le roi le représentant de Dieu sur terre et dans le pater familias le représentant du roi, est tournée en dérision par ce « beau garçon sans fortune » (157) ou, pour reprendre la langue du perroquet, ce « charmant garçon » (181) qui dilapide la fortune de sa femme et la laisse ruinée. Le perroquet constitue à la fois le summum et l’inversion de cette ridiculisation, en ce sens que la substitution et la répétition l’intègrent dans cette lignée et qu’il finit orné de fleurs comme le portrait du mari. Le perroquet empaillé est le dernier membre tout à fait grotesque de cette lignée patriarcale de représentants de Dieu sur terre, définitivement défigurée. Il représente la vérité de cette affirmation grotesque confortée par l’aveugle désir féminin et mène jusqu’à l’absurde l’idée de la monarchie de droit divin et des formations patriarcales bourgeoises qui lui ont succédé. La figure du représentant de Dieu sur terre dans le pater familias est déchue, défigurée. Le premier mari de Mme Aubain, un « charmant garçon », lui laisse des dettes et une fille qui, effrayée par le taureau au moment de l’éveil de sa sexualité, meurt adolescente tandis que le fils au cœur endurci poursuit l’œuvre désastreuse du père. Le notaire Bourais est un substitut du premier mari qui, dans la version manuscrite, vole et trompe sa femme et perd son argent au jeu. Bourais accomplit la figure du premier mari et achève son œuvre de ruine. Trompant Mme Aubain, le notaire fait un enfant naturel à une autre femme et dilapide ce que Mme Aubain avait à grand-peine réussi à sauver de son premier mariage :
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La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d’un suicide se confirma ; des doutes s’élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs : détournements d’arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel, et « des relations avec une personne de Dozulé ». (188)
Dans la figure du perroquet, Flaubert défait l’alliance patriarcale du trône et de l’autel. Ce qui unit les familles terrestres, marquées par la hiérarchie des sexes où le châtiment de la femme, Ève éternelle, consiste à désirer la beauté de l’homme, ce qui lui vaut d’être soumise, ce sont le sexe et l’argent. Dans ces deux domaines, les hommes trompent et escroquent. L’homme est le représentant de Dieu sur terre grâce à l’aveuglement féminin. Flaubert montre ces familles terrestres vouées à la ruine de manière encore plus radicale que les Pères de l’Église. Le prix que la femme a à payer pour son attirance sensuelle est réellement la perte de sa fortune que l’homme idolâtré dilapide systématiquement chez Flaubert. Les enfants qui naissent de cette union meurent tôt ou restent stériles. Flaubert n’est pas Zola ; tout ce qui est d’ordre sexuel, que ce soit dans le mariage ou non, reste chez lui inassouvi, voué à la mort. Pour lui, il est impensable que sa sainte, à l’instar de Marie dans le roman de Zola Lourdes, tourne le dos à une virginité stérile afin de vivre enfin sa sexualité, d’épouser un homme, un vrai, et d’avoir des enfants, aurore d’une France impérialiste nouvelle. En voilà pour la maternité charnelle, selon Flaubert. Mais la maternité spirituelle ne se porte guère mieux. Toutes deux sont reliées par le perroquet. D’un côté, celui-ci se situe dans la lignée de « Monsieur » et donc dans celle des familles terrestres. De l’autre, les liens spirituels qui l’unissent à Félicité sont évoqués par les mots « fils » et « amoureux » (184) quand Félicité aime son perroquet comme Marie le Christ, son fils-amant. Le caractère érotique explicite de cette relation entre Félicité et Loulou a été atténué dans la version définitive. Dans la première version, on pouvait encore lire : « Reste en extase devant l’oiseau », « Et elle le met dans sa chambre » […] Félicité en jouissant, comme d’un amant caché. – Elle le voyait de dedans son lit à son réveil ».52 Dans la version finale, il ne reste plus que les conversations déchirantes entre Félicité et son perroquet qui, dans leur tendresse maladroite, leurs formules vides de sens, rappellent l’amour incommensurable de Marie pour son fils-amant, soumis au monde : Loulou, dans son isolement, était presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ; et, comme elle penchait son front en
52 George A. Willenbrink, The Dossier of Flaubert’s « Un cœur simple », Amsterdam [et al.] : Rodopi, 1976, 71 et 92–93.
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branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l’oiseau frémissaient ensemble. (184)
Si l’on en croit les Pères de l’Église de l’Antiquité tardive, l’amour spirituel doit devenir fécond et mener à la vie, à la félicité éternelle, contrairement à l’amour érotique, aveugle et fatal.53 Mais confirmant l’inversion de la promesse chrétienne de salut, l’amour de Félicité reste voué à la mort. Si Flaubert fait de Félicité l’incarnation de la maternité spirituelle, c’est uniquement pour renverser l’opposition mise en avant : Marie n’a pas inversé Ève, la Rédemption n’a pas eu lieu. Félicité, qui est l’antithèse de Marie tout en s’inscrivant dans sa lignée, est là pour rendre la catastrophe lisible. Ce que Flaubert révèle en Félicité par l’inversion de la scène de l’Annonciation, scène originelle de la maternité spirituelle, c’est l’exacerbation absolue du dépouillement au profit d’un monde abandonné de Dieu. Ici aussi, Flaubert se situe dans une longue tradition qui ne s’arrête pas avec lui ; après Flaubert et de manière presque obsessionnelle, la littérature articulera ses allégories de lisibilité et de non-lisibilité sur le fond de la scène de l’Annonciation. Claude Simon peut être considéré comme l’héritier le plus célèbre de Flaubert pour ce type de littérature mariale.54 Félicité devient le paradigme d’un état de la langue à l’époque moderne où le mot, privé de toute force créatrice, n’est plus que lettre morte. Une langue figée en clichés bute des cœurs de pierre, des cœurs sourds qui n’entendent ni ne comprennent rien. Dans le discours amoureux d’Emma Bovary, Rodolphe ne comprend pas la langue du cœur ; il n’y saisit que des clichés qu’il pense avoir déjà entendus des milliers de fois. L’insuffisance tragique de la langue est comparée par Flaubert dans un commentaire on ne peut plus auctorial avec un chaudron fêlé dont la musique fait danser les ours, mais ne réussit pas à attendrir les étoiles. Cette métaphore est l’illustration de la première épître de Paul aux Corinthiens (1,13) : « Si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit ». À cette langue dissonante, condamnée aux clichés, s’oppose dans Un cœur simple le « par cœur » de Félicité qui emplit d’amour des sons éternellement répétés, des mots sans queue ni tête pour en faire la langue du cœur (184). Contrairement à la modernité où elle devient l’antithèse d’une nouvelle Marie, Félicité emplit avec son cœur les formules vides, la langue mécanique du perro-
53 Cf. Susanna Elm, Virgins of God. The Making of Asceticism in Late Antiquity, Oxford : Clarendon, 1994. 54 Cf. Barbara Vinken, « Makulatur oder von der Schwierigkeit zu lesen – Leçon de choses de Claude Simon », dans : Poetica : Zeitschrift für Sprach- und Literaturwissenschaft 21 (1989), 403–428.
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quet. Ce qu’elle emplit d’amour dans sa simplicité, dans son « par cœur », est toutefois voué non à la vie mais à la mort. Le noyau théologique de la kénose exacerbée est l’annulation de la promesse scellée dans la scène de l’Annonciation, promesse qui veut que le Verbe devienne vie et surmonte la mort. L’amour de Félicité est non seulement dépourvu de toute beauté, mais privé d’une perspective de salut : il est amour pur sans la moindre apparence esthétique, il est pure écriture, il contrecarre toute capacité à insuffler la vie et, par là même, conduit Flaubert et ses successeurs à une autre littérature, sans pareille.
L’inversion du Saint-Esprit Le perroquet porte les stigmates d’un monde moderne voué à la mort, dénué de toute spiritualité, dans lequel le dépouillement du divin n’apparaît plus que comme grotesque. Les attributs du Saint-Esprit que Flaubert a tirés du missel de Lisieux et du bréviaire du chantre sont mortellement inversés, assimilés au monde, anéantis en lui et dispersés dans tout le texte. Un esprit transcendant la lettre fait place à une littéralité absolue. D’après la liturgie, le Saint-Esprit est la respiration de Dieu, un souffle tout-puissant qui crée l’étincelle de vie. La venue du Saint-Esprit sous forme de langues de feu et d’un violent coup de vent met fin au brouillage des langues babylonien ; tous se mettent à parler toutes les langues et tous se comprennent : « Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n’était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois un souffle » (168). Sur le plan herméneutique, le Saint-Esprit est précisément le phénomène qui rend transparent le « par cœur » de la lettre et qui dissout toute médialité dans une compréhension immédiate. Dans Un cœur simple, c’est l’image idolâtre qui prend la place du mot, le « par cœur » mécanique celle du discours spirituel, l’imitation, la singerie celle de l’entendement. La langue et le souffle, la respiration et le feu, tout ce par quoi l’Esprit saint insuffle la vie se retrouve littéralement inversé au fil du texte pour ne plus être présage de mort. Le perroquet souffre d’un grain sous la langue qui manque de le tuer (182–183). On souffle dans ses narines la fumée d’un cigare et là aussi il manque d’y rester (183). Félicité se représente La Havane emplie de la fumée des cigares et non du Saint-Esprit. La langue de Mme Aubain paraît « couverte de fumée » (188). Le vent qui gronde dans la cheminée (le Saint-Esprit qui se pose sur les disciples vient du ciel comme un vent impétueux) évoque pour Félicité les dangers encourus par son neveu. Mme Aubain, sa fille Virginie et Félicité meurent de pneumonie, c’est-à-dire d’une absence de pneuma, de souffle de vie. Par ses cris, Loulou empêche quiconque de comprendre ses propres mots. L’esprit babylonien du brouillage des langues domine entière-
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ment le monde de Félicité et se manifeste entre autres dans la confusion des bruits produits par les humains et par les animaux. Au lieu du souffle spirituel du Verbe, le perroquet représente l’imitation mécanique de la parole humaine, qui devient singerie, répétition inepte. Le texte souligne cette vacuité, cette hébétude mécanique en faisant imiter au perroquet des bruits mécaniques : « il reproduisait le tic-tac du tournebroche, […] la scie du menuisier » (184). Dans le même registre matériel, mécanique, Félicité est illuminée par un rayon de soleil réfléchi par l’œil de verre du perroquet. Là aussi, en reprenant l’iconographie des scènes de l’Annonciation où Marie est illuminée par un rayon de lumière, comme par exemple sur les deux Annonciations de Titien qui se trouvent à Venise (illustr. 7 et 8), Flaubert situe Félicité dans la lignée de Marie – pour l’inverser : « Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase » (189). C’est ainsi que le « par cœur » de la lettre et l’arbitraire des signes se révèlent dans un jeu de mots qui provoque la substitution du perroquet au Saint-Esprit : la plus grande qualité du perroquet pour Félicité, c’est d’être le consolateur, le Paraclet. Alors que tout l’abandonne et qu’elle perd tout ce qu’elle avait, le perroquet qu’à deux reprises elle pensait avoir perdu, revient vers elle, une fois vivant, une fois empaillé. À une similitude externe trompeuse s’oppose, au niveau du texte, une véritable similitude des sons. L’homophonie Paraclet/perroquet induit la substitution du perroquet au Saint-Esprit. Ce jeu de mots échapperait à Félicité. Mais pour le lecteur, il s’agit de la dernière trace d’une composante linguistique des velléités d’annonciation dans le livre de la nature pouvant apporter une consolation éphémère. Dans une inversion ironique, radicale, de l’être même de l’Esprit saint qui, immatériel et toujours changeant, résiste à toute matérialisation par l’image, le perroquet empaillé illustre un état complètement figé. Flaubert souligne l’hypermatérialité absolue qui n’est plus qu’apparence de vie. Mais celle-ci n’a jamais résisté à la mort ; or, la mort s’inscrit avec une radicalité insurpassable sur cette fausse apparition allégorique, un cadavre empaillé mangé par les vers, un fétiche suspendu, aux ailes brisées, dont le ventre laisse échapper l’étoupe : « Bien qu’il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée, l’étoupe lui sortait du ventre » (190). Ce que l’art de la momification avait produit pour durer ne donne ici même pas une apparence de vie, mais une imitation de la décomposition d’un cadavre. On peut donc en conclure que c’est bien l’Esprit saint lui-même qui se dépouille dans cette mort mécanique. Lui qui au sein de la Trinité avait pour rôle de garantir la vie du Christ ressuscité, se dépouille dans la figure du perroquet au profit d’un monde dépourvu de tout esprit vivant, de tout esprit d’amour, pour s’anéantir lui-même : c’est la kénose au sens purement lexical du terme.
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Il se conforme de plus en plus au monde et dans cette métamorphose il le donne à lire en tant qu’anéantissement. En ce sens, le perroquet a la double signification, en apparence contradictoire, que lui attribue Flaubert. C’est justement parce que les perroquets répètent machinalement ce qu’ils ont appris sans même comprendre un seul mot de ce qu’ils disent, ainsi que Flaubert le note dans sa pièce inédite Les Trois Frères à propos d’un tableau intitulé « pays de Perroquets » : « Tous donnant dans les idées reçues, répétant des mots appris et qu’ils ne comprennent pas »,55 que le perroquet est un oiseau prophétique, un oiseau qui, au sens littéral du terme, dit la vérité : la vérité d’un monde qui, réduit au cliché, reste une aveugle répétition que nul ne comprend plus avec le cœur et où tout est voué non à la vie, mais à la mort. Ce qu’il en reste, les pauvres vestiges du temps qui passe dont personne ne veut, Félicité les rassemble fidèlement dans sa chambre, si encombrée de souvenirs qu’on a à peine la place de s’y retourner, une chambre qui a « l’air tout à la fois d’une chapelle et d’un bazar » (186). Félicité embrasse la vanité du monde, collectionnant avec amour des vestiges altérés et réifiés, les souvenirs figés de l’amour perdu. Il ne reste plus que l’agonie et l’apothéose. Un bref instant, on croit avoir l’illusion que le perroquet de l’autel de la Fête-Dieu possède une dernière fois le pouvoir performatif du Saint-Esprit qui agit, qui vivifie. À travers lui, la vie, la lumière, la flamme affluent dans les restes morts d’une allégorie en proie à la décomposition. La mort définitive du monde qui n’existe plus que dans les fragments de souvenirs hétéroclites et méprisés, s’emplit chez Flaubert de lumière, de couleurs éclatantes et de parfum. En même temps semble se réaliser un idéal stylistique, l’energeïa : « faire clair et vif ».56 C’est ainsi que Flaubert avait décrit son idéal artistique. Mais la description claire et vive qui nous est donnée à lire est celle de la mort. L’autel sur lequel le perroquet est placé pendant l’agonie de Félicité disparaît sous toutes sortes d’objets d’un goût douteux, un bric-à-brac de provenance diverse, allant de la Chine à l’Amérique du Sud, des bibelots clinquants et colorés, une explosion de couleurs, de parfums et de sons dans la grisaille normande. Mais ce n’est pas un hasard si cet autel est aussi placé sous le signe de la curiosité, du plaisir des yeux, de la concupiscientia oculorum, de l’illusion : « des choses rares tiraient les yeux » (192). Ce n’est pas un hasard non plus si les promesses de résurrection et de victoire sur la mort sont transposées dans ce décor superficiel et y gisent, pétrifiées, comme les violettes dont le parfum suave évoque précisément la Résurrection. Sur cet autel, toute ce qui est vivant,
55 Gustave Flaubert, Les Trois Frères, dans : id., Œuvres diverses, Fragments et Ebauches. Correspondance, Paris : Club de l’Honnête Homme, 1974, 222–227, 226. 56 Gustave Flaubert, lettre à Ivan Tourgueneff, 28 octobre 1876, dans : Correspondance IV, 127.
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le parfum, le mouvement, la chaleur, est « metamorphosed into a Parnassian, mineralized tableau, a reliquary of eternal durability. »57 Le prix de l’éternité est la mort qui fige tout, la mort pétrifiante, l’esthétique fétichisant. Ce que le miracle de la Pentecôte semble réaliser encore une fois s’avère en réalité être son annulation babylonienne : des fragments d’aveuglement, parsemés de par le monde. Le perroquet-Esprit saint qui devait convertir Babel est devenu partie intégrante du scénario babylonien. Rien n’illustre de manière plus saisissante le fait que le monde est abandonné de Dieu que la fête du Corps du Christ, la Fête-Dieu. Au lieu de la présence réelle de Dieu ne brille que l’éclat doré de l’ostensoir, qui transforme la fête en danse autour du Veau d’or. Seul cet ornement pétrifié et métallisé, mort à jamais alors qu’il était jadis promesse de vie après la mort, est représenté vivant selon l’idéal flaubertien de l’energeïa de l’art, du « faire clair et vif ». La maladie de Félicité commence quand après Pâques elle se met à cracher du sang. Le jour de la Fête-Dieu, elle meurt de pneumonie. À la présence réelle du Christ dans l’eucharistie s’oppose la mort de Félicité, accompagnée de l’ascension du perroquet : « elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête » (192) ; ceci l’emplit de félicité. Comme sur les tableaux représentant l’Annonciation, l’oiseau plane au-dessus d’elle. Mais cet oiseau est « gigantesque » (192), voire « monstrueux »58 dans les versions manuscrites ; les proportions de l’Annonciation (un petit oiseau planant au-dessus de Marie) (illustr. 9) révèlent une inversion iconographique et l’irruption de l’Antiquité dans le tableau de la Rédemption chrétienne. L’oiseau gigantesque est l’aigle de Zeus enlevant Ganymède dans les airs tel un agneau, descendant vers les objets de son désir ou fondant sur eux. Comme Félicité, ils sont généralement allongés alors que Marie attend la parole divine à genoux ou debout. Dans son tableau « L’Apothéose de Sémélé » (illustr. 10), Antoine Caron, un peintre qui officiait à la cour de Catherine de Médicis, a donné un certain charme parisien au motif de l’aigle lançant des éclairs, apparence prise par Zeus pour se jeter sur Sémélé et l’anéantir. Le tableau ne se trouvait pas au Louvre, mais dans une collection privée si bien qu’il est fort peu probable que Flaubert l’ait connu. Mais il est difficile d’imaginer une plus belle figuration de ce célèbre motif mythologique. L’entrée dans la vie éternelle comme union extatique entre les époux devant mener à une félicité éternelle est présentée comme une promesse d’amour d’emblée contrecarrée par la mort
57 Stirling Haig, « The Substance of Illusion in Flaubert’s Un Coeur simple », dans : Stanford French Review 7/3 (1983), 301–315 et 313. 58 Giovanni Bonaccorso, Corpus Flaubertianum, II vol., Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1983, vol. I, 473.
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et donc mortelle. Son accomplissement est la mort. Dans le rythme de la phrase où sur fond antique est décrite la mort de sa sainte, Flaubert fait succéder au motif de l’écho fugitif qui, dans la métamorphose d’Ovide, souligne l’absurdité d’une langue réduite à ses pures sonorités et la perte fatale de l’amour, le trouble du rythme cardiaque caractéristique d’une vie qui s’éteint.59 Le « connaître par cœur » est symbolisé par la figure d’Écho qui ne peut parler intelligiblement, mais seulement restituer les sons. Ceci scelle l’opposition entre Marie et Félicité, son antithèse. Dans une inversion radicale de la promesse mariale du Verbe qui devient chair dans le cœur qui l’accueille, Félicité est la figure dans laquelle Flaubert met en scène l’échec de cette promesse. Dans ce processus, l’esprit vivant s’est avéré n’être que lettre morte, s’est figé en idolâtrie fétichiste de l’image ; la réponse du cœur simple de Félicité ne peut plus consister qu’à l’emplir d’amour gratuit. Félicité, qui meurt dans un état d’aveuglement complet, révèle la situation du monde moderne qu’elle nous donne à lire dans son « par cœur » idolâtre. Félicité survit grâce au texte, monument à la gloire d’un amour incomparable et totalement gratuit. Ce qui reste d’elle après la ruine de tout ce qui pourrait être édifiant, consolateur, c’est le miracle d’un amour d’autant plus sublime qu’il n’avait aucune perspective. Ce qui reste, c’est le balbutiement amoureux de la littérature, Loulou, le pseudonyme de tous les amours perdus de Flaubert, auxquels il élève ce monument de l’impuissance radicale de l’écriture.60
59 Cf. Jörg Dünne, Asketisches Schreiben. Rousseau und Flaubert als Paradigmen literarischer Selbstpraxis in der Moderne, Tübingen : Narr, 2003, 346. 60 Cf. Jacques Derrida, « Une idée de Flaubert : La lettre de Platon », dans : id., Psyché. Inventions de l’autre, Paris : Éd. Galilée, 1987, 305–325.
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Illustrations
Illustr. 1 : Cornelis Bos (1506–1556) d’après Michel-Ange (1475–1564). Léda et le Cygne. © Dresde, Cabinet des estampes, Staatliche Kunstsammlungen Dresden.
Illustr. 2 : Giorgione (1478–1510). Léda et le Cygne. © Padoue, Museo Civico.
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Illustr. 3 : Gustave Courbet (1819–1877). La Femme au perroquet. © New York, The Metropolitan Museum of Art, H. O. Havemeyer Collection, Bequest of Mrs. H. O. Havemeyer, 1929.
Illustr. 4 : Giorgione (1478–1510). Vénus endormie. © Dresde, Galerie de peinture des maîtres anciens, Staatliche Kunstsammlungen Dresden.
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Illustr. 5 : Titien (1488/90–1576). Vénus et Cupidon. © Florence, Galleria degli Uffizi.
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Illustr. 6 : Édouard Manet (1832–1883). La Femme au perroquet. © New York, The Metropolitan Museum of Art, Gift of Erwin Davis, 1889.
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Illustr. 7 : Titien (1488/90–1576). Annonciation (1560–1565) © Venise, San Salvatore.
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Illustr. 8 : Titien (1488/90–1576). Annonciation (1540) © Venise, Scuola Grande di San Rocco.
Illustr. 9 : Gerard David (ca. 1455–1523). Annonciation. © New York, The Metropolitan Museum of Art, Bequest of Mary Stillman Harkness, 1950.
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Illustr. 10 : Anonyme (attribution ancienne à Antoine Caron, 1521–1599). L’apothéose de Sémélé, aujourdh’ui dit La Mort de la jeune fille de Sestos. © Château-Musée de Saumur, cliché Decker.
Saint Julien l’Hospitalier. Re-marqué : révélation illuminée contre écriture noire Légende La légende de saint Julien de Flaubert n’est pas seulement la légende d’un saint, mais une légende au sens de « texte destiné à expliquer une image ». Elle est écrite pour accompagner un vitrail de la cathédrale de Rouen, lequel a pour objet précisément cette légende : « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays » (222).1 Flaubert connaissait bien ce vitrail de par Langlois, son professeur de dessin, qui en parle dans son essai. Cet « à peu près », à savoir le décalage entre la légende et la fenêtre, le texte et l’image, a été souligné par Flaubert dans sa correspondance. Quiconque lit le récit qu’il consacre au vitrail est en droit de s’étonner : « Je désirais mettre à la suite de Saint Julien le vitrail de la cathédrale de Rouen. […] En comparant l’image au texte on se serait dit : ‹ Je n’y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci de cela ? › »2 Je me propose donc d’analyser en quoi consiste la différence avec la légende. L’hypothèse serait que Flaubert met en scène une concurrence entre médias, entre vitrail et texte. Le texte n’explique pas le vitrail, il le détruit par l’écriture. À la révélation illuminée s’oppose l’écriture noire. Flaubert obscurcit et macule le vitrail par son écriture, il le rend opaque. Si l’on se place au niveau du médium, cela signifie qu’expliquée par le texte, la révélation du vitrail illuminé est démasquée en tant qu’illusion. Les sources utilisées par Flaubert 3 se réfèrent à la Légende dorée :4 né dans une famille noble, Julien poursuit un cerf durant une chasse. Celui-ci lui prédit
1 Sauf indication contraire, toutes les citations d’après Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Peter Michael Wetherill, Paris : Classiques Garnier, 2018, 193–222. Les indications de page figurent dans le texte. 2 Gustave Flaubert, lettre à Georges Charpentier, 16 février 1879, dans : id., Correspondance, éd. Jean Bruneau, V vol., Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1973–2008, vol. V, 543–544. 3 Eustache-Hyacinthe Langlois, Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre ancien et moderne, Rouen, 1832, 32–39, cité d’après Benjamin F. Bart et Robert Francis Cook, The Legendary Sources of Flaubert’s Saint Julien, Toronto : Univ. of Toronto Pr., 1977, 170–173. 4 L’adaptation de la légende par Lecointre-Dupont et Joseph de La Vallée, La chasse à tir, Paris, 1873, 254–257, cit. d’après Bart et Cook 1977, 174–175. Le fait que Flaubert a lu l’original latin est attesté par le latinisme « occis » « et quand il les eut tous occis » (Trois Contes, 202) : « Julienus qui utrumque parentem nesciens occidit » (Jacques de Voragine, Legenda aurea, éd. Johann Georg Graesse, Vratislaviae, 1890, 142). https://doi.org/10.1515/9783110639469-005
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qu’il tuera son père et sa mère. Julien quitte le château de ses parents pour échapper à cette malédiction et se met au service d’un empereur qui, pour le récompenser de sa loyauté, lui offre un château et sa fille. Entre-temps, les parents de Julien sont partis à sa recherche. Au terme de longues errances, ils arrivent enfin à son château, sont reconnus par sa femme, qui leur offre l’hospitalité et les couche dans le lit conjugal. Julien, qui revient de ses pérégrinations le lendemain matin à l’aube, croit sa femme coupable d’adultère et tue ses parents. Lorsqu’une fois le meurtre accompli il sort du château, sa femme vient à sa rencontre. C’est alors qu’il se rend compte que la prédiction s’est accomplie. Julien souhaite expier ce péché, mais sa femme ne le laisse pas partir seul et c’est ainsi qu’ils laissent tout derrière eux, vont s’installer au bord d’un fleuve, transportent d’une rive à l’autre les gens qui veulent le traverser et construisent dans ce désert un hôpital pour les pauvres et les malades. Une nuit, Julien entend une voix qui lui parvient de l’autre rive ; là, il trouve un lépreux à demimort de froid. Malgré la tempête, il lui fait traverser le fleuve, lui donne à manger et à boire et le couche dans son lit pour le réchauffer. Dans d’autres sources, le couple lui-même se couche avec lui dans le lit. Le lépreux s’élève dans les airs, tout auréolé de lumière. C’est le Christ en personne, qui dit : « Le Seigneur a agréé ton repentir, ta femme et toi pourrez bientôt vous reposer en lui. » Flaubert s’écarte de cette version de la légende comme de toutes les autres par trois points décisifs : premièrement, la chasse, qui ne joue pas dans les légendes un rôle central, passe chez lui au premier plan. Jamais aucune chasse n’a été décrite comme un tel carnage, sadique et voluptueux. Deuxièmement, Julien part dans le désert sans sa femme ; ses bonnes œuvres ne constituent plus un rôle social destiné à l’intégrer dans la société qu’il sert, mais il mène l’existence d’un banni, d’un lépreux, d’un stigmatisé.5 Et troisièmement, Julien connaît dans l’union littéralement charnelle avec le Lépreux une véritable apothéose, tandis qu’il n’y a d’Ascension dans aucune des versions de la légende, car, comme chacun sait, seuls Jésus et Marie sont enlevés au Ciel. La légende de Flaubert est en premier lieu une translation, un transfert universel serait-on tenté de dire, des mythes antiques dans le moule de la légende.6 Œdipe vient aussitôt à l’esprit, à qui il avait été prédit qu’il tuerait son
5 La solitude absolue de Julien et sa dimension autobiographique à l’écart de tous les liens humains tels qu’ils s’articulent dans la famille ont été soulignés par Victor Brombert, « Flaubert’s Saint Julien : The Sin of Existing », PMLA 81 (1966), 3, 297–302. 6 À propos du topos « littérature européenne et Moyen Âge européen », voir Cornelia Wild, « Saint Julien l’hospitalier de Flaubert : un face à face entre la littérature européenne et le Moyen Âge latin », dans : Le Flaubert réel, éd. Barbara Vinken et Peter Fröhlicher, Tübingen : Niemeyer, 2009, 125–138.
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père et coucherait avec sa mère. Une fois que son destin est accompli, les hommes le chassent hors de leur vue et le bannissent dans une contrée inhabitée (Œdipe à Colone) ; Ajax qui dans sa fureur, massacre des animaux au lieu de tuer des hommes ; Actéon qui, métamorphosé en cerf, est déchiré par sa propre meute ;7 Ulysse qui, à son retour, n’est reconnu que par sa nourrice à une marque très ancienne ; Narcisse qui ne se reconnaît pas dans son reflet dans l’eau ; Charon, le passeur, qui fait traverser le Styx à des passagers souvent grognons pour les emmener aux Enfers. Avec ce transfert de l’Antiquité dans le christianisme, Flaubert opère en fait de la même manière que Julien, le passeur qui fait traverser les voyageurs, les transfère. Et si l’ultime et déterminante traversée de Julien évoque, avec l’obscurité et le blanc des vagues, plus tard l’eau noire comme de l’encre, le noir sur blanc de l’écriture, il s’agit de bien plus que des relectures romantiques de la légende de Jacques de Voragine.8 Il s’agit du procédé poétique employé par Flaubert. C’est l’apothéose de Julien, l’élément chrétien par excellence de la légende – du moins en apparence –, qui éclaire le mieux ce transfert antique. Il apparaîtra que les sources antiques ne sont pas une ombre, umbra, qui s’accomplit dans le christianisme mais qu’à l’inverse le christianisme reste dans l’ombre de l’Antiquité. La Légende de saint Julien est, comme l’a montré Shoshana Felman, une histoire de l’écriture, de la langue, de la compréhension.9 La légende parle tout d’abord des marques que Dieu inscrit sur le corps humain en signe de son amour ou de son rejet. Nous nous proposons donc de mettre au jour les éléments théologiques, patristiques figurant dans cette histoire de l’acte d’écrire.
Civitas terrena Si l’intrigue est prédéfinie par la Légende dorée, l’histoire donnée à lire est organisée par un sous-texte qui ne remonte que de temps en temps à la surface. C’est en effet la question augustinienne des deux royaumes, la civitas Dei et la civitas terrena, qui se trouve au centre de la légende de Julien. L’intuition sartri-
7 « et, quand le cerf commençait à gémir sous les morsures, il l’abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante » (200). 8 Cf. la thèse de Bart et Cook 1977, qui considèrent les remaniements romantiques comme plus importants que la Legenda aurea. 9 Shoshana Felman, « La Signature de Flaubert : La Légende de St. Julien l’hospitalier », dans : Revue des sciences humaines 181 (1981), 39–57.
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enne d’une conception ultra-janséniste du péché originel confirme cette idée.10 Car contrairement à la réception traditionnelle d’Augustin d’Hippone, c’est l’illusion du règne de la civitas Dei sur terre que Flaubert cherche à défaire. Saint Julien l’Hospitalier est peut-être le texte de Flaubert qui se situe le plus nettement dans un système de référence augustinien. L’empire romain, pour Augustin exemplaire de la civitas terrena, et l’Église en chemin vers la civitas Dei sont déjà présentes dans l’architecture du château des parents : les pavés de la cour sont « nets comme le dallage d’une église » (193) et il y a un peu à l’écart « une étuve à la romaine » (194). La chapelle est aussi somptueuse que l’« oratoire d’un roi » (194). Le basilic et l’héliotrope ornent le rebord des fenêtres ; l’héliotrope, qui est aussi un attribut de saint Jean, symbolise l’inspiration divine (civitas Dei), le basilic, la colère et la cruauté (terrena).11 Cette juxtaposition ne deviendra pas une harmonie laissant transparaître les premiers signes de la civitas Dei sur terre ; toutes deux se désintégreront bientôt dans la dissonance. La légende de Flaubert ne se passe qu’en apparence à une époque historique concrète ; quelle que soit la part de l’historicisme romantique d’inspiration médiévale, elle illustre la paix terrestre en fonction des critères de description de la cité de Dieu. Celle-ci est toujours le résultat de la guerre et, d’après les catégories de la civitas Dei, elle est toujours présentée par Augustin comme déficitaire par rapport à la paix éternelle de la civitas Dei. Le château reflète cet état de paix résultant de la guerre : On vivait en paix depuis si longtemps que la herse ne s’abaissait plus ; les fossés étaient pleins d’herbes ; des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des créneaux ; et l’archer qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, dès que le soleil brillait trop fort rentrait dans l’échauguette, et s’endormait comme un moine. (193–194)
La guerre a bien sévi avant cette période de paix, ainsi que le montre la salle d’armes, avec « des armes de tous les temps et de toutes les nations » (194), rassemblées comme dans un musée, englobant la Terre entière et toutes les époques. Pour Augustin, la paix terrestre est sans nul doute une bonne chose, mais arrachée à la guerre, elle n’est que terrestre :
10 Cf. Sartre, Jean-Paul, L’idiot de la famille – Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris : Gallimard, 1971, 2109–2110 : « C’est sous cette forme ultra-janséniste qu’il conçoit la malédiction d’Adam : tous damnés, tous vicieux jusqu’aux moelles, tous hantés dans leur sexe par l’impérieux désir de tuer. Bref, au départ, l’espèce est foutue : […] La nature humaine est telle qu’elle ne peut se vivre authentiquement que dans le dégoût ». 11 Pour la signification symbolique de ces deux plantes, voir Huysmans, La cathédrale, cit. d’après Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Édouard Maynial, Paris : Garnier Frères, 1960, 281 et 293.
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Or, pour jouir de ces biens terrestres, elle désire une certaine paix, et ce n’est que pour cela qu’elle fait la guerre. Lorsqu’elle demeure victorieuse et qu’il n’y a plus personne qui lui résiste, elle a la paix que n’avaient pas les partis contraires qui se battaient pour posséder des choses qu’ils ne pouvaient posséder ensemble. C’est cette paix qui est le but de toutes les guerres et qu’obtient celui qui remporte la victoire,12
dit Augustin sur un ton polémique à propos de la pax augusta.
La sainte famille Dans l’ensemble de signifiants de la légende ainsi que dans la conscience des protagonistes, la civitas Dei semble être devenue réalité – et c’est peut-être là que se situe la composante « médiévale » du récit. L’Église et le monde vivent dans la plus belle harmonie. L’homme d’Église peut parler indifféremment au nom de Dieu, de l’honneur et des ancêtres : « Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l’honneur et des ancêtres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme » (204). Cette apparente réalisation de la cité de Dieu sur terre apparaît dans les formules consacrées du juste souverain, de la maison en ordre, de l’union heureuse : Toujours enveloppé d’une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison, rendait la justice à ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins […] et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. (194)
Et pourtant, ces trois domaines – l’Église, le ménage et le mariage – semblent chez Flaubert vides de sens, ne représentant plus que les enveloppes stéréotypées d’une idéologie bourgeoise, désertée par l’amour qui devrait leur donner vie. Conformément au stéréotype bourgeois, le seigneur a fait, après un grand nombre d’aventures érotiques, un beau mariage : « Après beaucoup d’aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage » (194). L’abstinence sexuelle qui s’exprime dans le blanc austère de la châtelaine en est le pendant et relève de la norme en vigueur pour l’épouse bourgeoise. Chez Rousseau, annonciateur de la morale familiale bourgeoise, la mère de famille idéale est recluse comme une religieuse dans son couvent, mais sans l’amour de Dieu. La mère de Julien dirige sa maison d’une manière monacale : « Son domestique était réglé comme l’intérieur d’un monastère. Chaque matin elle distribuait la besogne à ses suivantes […] » (194) – mais la vie du couvent se limite à la
12 Saint Augustin, Œuvres complètes trad. M. Poujoulet et M. l’abbé Raulx, XVII vol., Bar-leDuc, 1864–1872, La cité de Dieu (vol. XIII, 1869), XV, 4, 310.
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régularité du mécanisme d’une horloge. À l’intérieur du château, c’est la dimension toute matérielle du confort et de l’aisance qui correspond à cette paix. Le seigneur s’adonnait, lui, aux plaisirs de la chair, à la guerre et à la chasse tandis qu’au cœur de la chasteté monacale de la châtelaine se trouve l’orgueil que trahissent la longue traîne et les cornes de son hennin, si hautes qu’elles effleurent le linteau des portes. Ainsi que le veut la tradition de la famille bourgeoise, modelé sur la Sainte Famille, l’enfant qui leur est né est stylisé comme Enfant Jésus. Suivant la tendance de la reconfiguration bourgeoise de l’épouse et mère, qui superpose à la maternité biologique une maternité spirituelle, l’enfant est le fruit d’une immaculée conception : « À force de prier Dieu, il lui vint un fils » (194). Les deux prophéties qui s’adressent aux parents s’inspirent de façon stéréotypée de la littérature spécifique pour chacun des sexes : celle qui s’adresse à la maman reprend le style de la littérature d’édification, celle du papa celui de la gothic novel. Si l’on considère leur contenu, les prophéties, opposées seulement en apparence, promettent sainteté et pouvoir : en tant que saint, l’enfant serait part d’un royaume qui n’est pas de ce monde tandis qu’un royaume bien de ce monde lui appartiendrait en tant qu’empereur : « Réjouis-toi, ô mère! ton fils sera un saint ! » (195) ; au père, il est prédit : « Ah ! ah ! ton fils !… beaucoup de sang, beaucoup de gloire, toujours heureux ! La famille d’un empereur » (195). Les deux parents considèrent leur fils comme « marqué de Dieu ». Sa ressemblance avec Jésus réside en ceci que ses dents poussent sans qu’il ait mal, mais elle est surtout due à l’éclat du monde de la marchandise. Vêtu de tissus précieux, Julien est couché sur des coussins brodés dans un berceau qui rappelle le raffinement des crèches de béguines. Ce qui reste de la piété et de l’abnégation de ces travaux d’aiguille, c’est seulement l’enveloppe extérieure. Le Saint-Esprit n’est plus qu’une lampe en forme de colombe : la lumière de la vérité est réifiée en marchandise, en fétiche. Les deux prophéties réalisent les fantasmes narcissiques des deux parents, lesquels ne s’excluent pas dans leur représentation de la sainteté et de l’exercice du pouvoir. Il y a d’ailleurs eu des rois saints, saint Louis par exemple. Pour la mère, la sainteté n’est pas non plus un renoncement au monde, mais une ascension dans la hiérarchie de l’Église. Elle interprète la sainteté d’après les critères sociaux, temporels d’une réussite toute mondaine : elle voit en son fils un futur prince de l’Église, un futur archevêque. L’apparent avènement de la cité de Dieu sur terre est démasqué par Flaubert comme une illusion au moyen d’une langue préformulée, stéréotypée, mécanique, apprise par cœur. Derrière la version romantique du Moyen Âge transparaît ainsi le monde de la bourgeoisie chosifiant tout ce qui est esprit et caractérisé par le fétichisme de la marchandise et le mécanique, la mort.
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Julien est venu détruire cette apparente synthèse des deux royaumes. Croire dans la réalisation de la cité de Dieu sur terre, croire en un monde sauvé, est la plus fatale, la plus funeste des illusions. Julien est marqué de Dieu afin de montrer que la nature objective de l’homme reste plongée malgré la venue du Messie dans un état de dépravation absolue, de péché originel : il est venu dévoiler un monde où la Rédemption apportée par le Christ n’a pas eu lieu. Cette nature se révélera en lui en tant qu’il macule et est maculé. Il superposera aux marques du salut les taches de la malédiction.
Chasseur contre le Seigneur Quelle est la signification de la chasse ? Dire qu’elle joue un rôle central est un euphémisme. La structure de la légende, celle d’un double mouvement, est déterminée par deux chasses qui se réfèrent précisément l’une à l’autre.13 La première partie est une montée de l’ivresse orgiaque causée chez Julien par le plaisir de tuer ; à la manière d’un crescendo, ce plaisir culmine dans un massacre aux dimensions cosmiques, la mise à mort de la famille de cerfs et la malédiction proférée par le cerf qui prédit que Julien assassinera ses parents. Après avoir failli accomplir cette malédiction, Julien, paniqué, veut à tout prix échapper à la malédiction du meurtre de ses parents : par précaution, il quitte le château familial. La deuxième partie est dominée par sa frustration de ne plus pouvoir chasser. Et quand son penchant reprend le dessus, les animaux viennent à manquer. C’est cette frustration qui l’amène à tuer ses parents à la place des animaux. C’est un renard qui fait que le désir de Julien de chasser devient irrésistible. Ce renard renvoie à la « pelisse de renard » (194) que portait son père dans son château : elle indique l’interchangeabilité entre homme et animal. Mais si la chasse est marquée, c’est, en plus de sa fonction structurante pour la légende, parce qu’elle représente, dans sa description crue, sadique et orgiaque du carnage, la principale divergence par rapport à toutes les autres sources. L’histoire de Julien est chez Flaubert l’histoire d’un jeune garçon, puis d’un homme assoiffé de sang, qui trouve une plénitude voluptueuse dans le meurtre : « Sa soif de carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes » (213). La chasse est une figure de la dé-création. Elle est – et cette
13 Cf. René Descharmes, « Saint-Julien l’Hospitalier et Pécopin », dans : Revue biblio-iconographique 3 (1905), 12, 1–7 et 67–75 et Pierre-Marc de Biasi, qui décrit la deuxième chasse comme l’exact contraire de la première (Trois Contes, éd. Pierre-Marc de Biasi, Paris : Librairie générale française, 1999, 21).
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invention est due uniquement à Flaubert − une annulation pure et simple de la Rédemption. Julien succombe à la volupté de tuer sans raison, d’anéantir tout ce qui est vivant. La chasse, la passion dominante de sa vie, est pour lui un plaisir solitaire qui l’exclut radicalement de la communauté des hommes. Flaubert se donne beaucoup de peine pour opposer les pratiques barbares de Julien à la chasse comme technique codifiée, art civilisé par excellence. Solitaire, isolé, Julien devient paradoxalement figura christi – la couronne d’épines y fait allusion – et animal sauvage : « […] et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l’odeur des bêtes farouches. Il devint comme elles » (200). La solution de l’énigme de la chasse, qui va permettre de la décrypter, se trouve dans la Cité de Dieu d’Augustin. Choisissant la forme très simple de la légende, Flaubert raconte l’histoire cosmique de la lutte entre le Bien et le Mal, la lutte entre les fondateurs de la civitas terrena et les précurseurs de la civitas Dei. Les combattants du Mal sont menés par un « vaillant chasseur », Nemrod. Ignorant l’arrière-plan augustinien, la recherche n’a pas vu la signification symbolique de la chasse – et ce malgré le fait que cette signification symbolique saute aux yeux dans l’un des intertextes de La Légende de saint Julien connu depuis longtemps et cité par Flaubert lui-même dans sa correspondance : la Légende du beau Pécopin qu’Hugo raconte dans Le Rhin. Le personnage le plus important dans cette lutte cosmique entre les fondateurs des deux royaumes est pour Augustin et à sa suite Hugo : Nemrod. Qui est Nemrod ? Dans la Cité de Dieu, Nemrod est le fondateur de Babylone, le successeur de Caïn, fratricide et fondateur de la civitas terrena. C’est le précurseur des fondateurs de Rome, la nouvelle Babylone qui se dresse sur les bords du Tibre et qui est pour Augustin la civitas terrena par excellence. Nemrod est à l’opposé de tous ceux qui concluent une alliance avec Dieu, qui portent la marque de Dieu pour devenir en tant que patriarches des figures de la civitas Dei : c’est l’anti-Abel, l’anti-Noé, l’anti-Abraham « béni de Dieu », de ces hommes qui, en exil sur terre, sont des aïeux du Christ, des précurseurs de la civitas Dei. Le géant Nemrod, décrit dans la Bible comme un « chasseur contre le Seigneur »14, est régulièrement désigné par saint Augustin avec ce surnom. Ce qualificatif de Nemrod est particulièrement mis en avant parce qu’Augustin explicite le sens de « contre » au moyen d’une exégèse de la Bible. Elle élève le cœur en haut, mais au Seigneur, et non pas contre le Seigneur, comme l’Écriture le dit de ce géant, qui était un chasseur contre le Seigneur. C’est en effet ainsi qu’il faut traduire, et non : devant le Seigneur, comme ont fait quelques-uns, trompés par
14 Saint Augustin, 1869, 335.
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l’équivoque du mot grec, qui peut signifier l’un et l’autre. La vérité est qu’il est employé au dernier sens dans ce verset du psaume : « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits » ; et au premier dans le livre de Job, lorsqu’il est dit : « Vous vous êtes emportés de colère contre le Seigneur ». Et que veut dire un chasseur sinon un trompeur, un meurtrier et un assassin des animaux de la terre ?15
Le cerf que Julien tue et qui, avant de mourir, le maudit en lui prédisant qu’il assassinera son père et sa mère est « solennel comme un patriarche et comme un justicier » (203). Les patriarches et les juges s’opposent à Nemrod ; ils sont les gouverneurs de la civitas Dei, les ancêtres du Christ. En tuant le cerf, patriarche et justicier, Julien devient réellement un chasseur contre ceux qui sont les ancêtres du Christ, les fondateurs de la civitas Dei. La Fin de Satan de Victor Hugo – un intertexte central pour Flaubert – évoque également Nemrod : « cet homme, / Ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme ».16 La figure de la chasse contre Dieu devient littéralement, dans le drame cosmique qu’est La Fin de Satan, une chasse à Dieu : Nemrod tire en effet une flèche pour l’atteindre et le texte laisse entendre que cette flèche aurait pu toucher Dieu, car elle retombe sur terre teintée de sang. Cette littéralisation hugolienne de la chasse non seulement contre Dieu, mais visant à le tuer, est reprise par Flaubert. Comme Caïn dont il est le successeur, Nemrod est marqué de Dieu. Et Julien lui aussi, la figure flaubertienne de Nemrod, porte la marque de Dieu. Descendant et héritier de Caïn, le géant Nemrod apporte dans l’épopée d’Hugo la guerre, les destructions et l’intempérance à l’humanité.17 Sa pratique de la chasse et de la guerre est interprétée comme une conséquence directe du péché originel qu’il répand sur la terre entière comme une maladie contagieuse avec sa fureur guerrière et ses carnages : « L’Hindou, […] l’assyrien, / Ont mordu dans la chair comme Ève dans la pomme ».18 La guerre est vue comme « le ver monstrueux du fruit de la création »19 et le processus de destruction violente de la Création comme le prolongement du péché originel. « Ce que Dieu fit, les hommes le défont ».20 Chez Hugo aussi, Nemrod devient l’antétype de Noé,
15 Saint Augustin 1869, 335–336. 16 Le « justicier » est historiquement celui qui rend la justice. Victor Hugo, La Fin de Satan, éd. Jacques Truchet, Paris : Gallimard, 1955, 798. 17 « Lorsque Caïn, l’aïeul des noires créatures, / Eut terrassé son frère, Abel au front serein, / Il le frappa d’abord avec un clou d’airain, / Puis avec un bâton, puis avec une pierre ; / Puis il cacha ses trois complices sous la terre / Où ma main qui s’ouvrait dans l’ombre les a pris », Hugo 1955, 781. 18 Hugo 1955, 787. 19 Hugo 1955, 788. 20 Hugo 1955, 788.
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celui qui au lieu de sauver apporte la ruine et la mort.21 Mais Hugo présente aussi bien dans sa Légende du beau Pécopin que de manière plus explicite dans son épopée cosmique, l’amour créateur – à la fois caritas et eros – en tant que force opposée à la stérilité destructrice. Afin de le montrer très clairement, Hugo double Nemrod d’un eunuque. C’est sa stérilité, son incapacité à aimer et à donner la vie qui le pousse à la haine et à la vengeance contre tout ce qui est vivant. Alors que tout ce qui donne la vie accomplit l’œuvre de Dieu, l’eunuque se voue à l’anéantissement de la Création en répandant la mort autour de lui : « et que le ramier s’accouple à la colombe, / Moi l’eunuque, j’ai pris pour épouse la tombe ! »22 Chez Hugo comme chez Augustin, Nemrod est de manière explicite le rival de Dieu et la chasse la figure de ses actes de dé-création.
Chasse et amour Dans la Légende du beau Pécopin, Hugo raconte comme le diable éloigne les hommes du bonheur, c’est-à-dire de l’amour et des femmes, en les entraînant à la chasse. Le beau Pécopin chasse son bonheur avec la belle Baldour. La passion de la chasse remplace la passion amoureuse. « Tu fis la chasse à l’aigle, au milan, au vautour. Mieux eût valu la faire au doux oiseau d’amour ! » :23 c’est ainsi qu’à la fin les oiseaux résument la morale de l’histoire, laquelle se termine sur le nom de la femme aimée, « Baldour, Baldour, Baldour ! »,24 répété trois fois par le pigeon qui, roucoulant tendrement, est appelé oiseau d’amour. Le beau Pécopin chasse au lieu d’aimer et, d’après Hugo, manque ainsi de trouver le bonheur. Car le diable l’entraîne à partir une dernière fois à la chasse et celle-ci ne dure pas, comme Pécopin le croit, une nuit mais cent ans. Lorsqu’il revoit la belle Baldour, celle-ci est devenue une vieille femme hideuse. Ce n’est pas un hasard si Flaubert rapproche le motif du plaisir amoureux et celui du plaisir de la chasse dans la scène où Julien étrangle le pigeon. Il éprouve son premier plaisir orgiaque en tuant le pigeon, l’oiseau de Vénus qui, dans la légende d’Hugo, a le dernier mot quand il murmure le nom de l’amour manqué : « La persistance de sa vie irrita l’enfant. Il se mit à l’étrangler ; et les convul-
21 Cham, son ancêtre, « le fils au rire infâme, / Dont Noé dans la nuit avait rejeté l’âme », Hugo 1955, 783. 22 Hugo 1955, 789. 23 Victor Hugo, « Légende du beau Pécopin et de la belle Baldour », dans : Œuvres complètes de Victor Hugo – Le Rhin, Paris s.d. [Nelson, Éditeurs], vol. I, 311–379 et 379. 24 Hugo s.d., 379.
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sions de l’oiseau faisaient battre son cœur, l’emplissaient d’une volupté sauvage et tumultueuse. Au dernier roidissement, il se sentit défaillir » (198). Pour Flaubert, par contre, amour et meurtre reviennent au même. Pour Julien, tuer, c’est jouir. La chasse est chez Hugo dévoiement, égarement, séduction. Le lien entre la première et la seconde chasse existe déjà chez Hugo. Or, c’est la deuxième chasse qui révèle le véritable caractère de la première.25 Ce n’est qu’au moment où les trois rapaces tués par Pécopin lors de la première chasse, le milan, le vautour et l’aigle, traversent les airs, une flèche plantée dans le corps, et que le vent souffle le nom des trois châteaux devant lesquels la chasse est passée, « Heimburg », « Vaugtsberg », « Rheinstein »,26 que Pécopin se souvient de la première chasse du pfalzgraf. « Alors Pécopin se souvint de la chasse du pfalzgraf, où il s’était laissé entraîner, et il frissonna. »27 Le diable, auquel un ancien écuyer de Pécopin a révélé son inclinaison pour la chasse, l’entraîne au bout du monde dans cette deuxième chasse, une chasse cosmique, funeste, à la poursuite d’un cerf seize cors noir et monstrueux ; le temps et l’espace sont abolis. La deuxième chasse, chasse noire, s’achève dans le château de Nemrod, un château qui réunit tous les lieux et toutes les époques et où le cerf chassé jusqu’à l’extrémité de la terre est mangé comme dans une messe noire. C’est le diable qui apporte le rôti de cerf aux convives, qui sont tous les chasseurs de la Terre : « un immense plat d’or vert dans lequel gisait, au milieu d’une vaste sauce, le cerf aux seize andouillers, rôti, noirâtre et fumant »28 − sinistre inversion de l’eucharistie pour une alliance de dépravation. Le cerf n’est toutefois pas un animal quelconque, mais figura Christi. Si donc chez Hugo le cerf est dépecé et mangé, c’est un travestissement, une perversion de l’eucharistie, fondatrice de la Nouvelle Alliance, qu’il décrit. L’alliance que fonde Nemrod par ce repas est placée sous le signe du péché originel et de la guerre – et donc sous le signe de Rome, pour Augustin comme pour Hugo la réalisation exemplaire de la civitas terrena : « Les murailles de cette salle étaient couvertes de tapisseries figurant des sujets tirés de l’histoire romaine. […] Le reste du pavé était une mosaïque représentant la guerre de Troie. »29 Au-dessus du linteau se trouve une inscription évoquant la relation
25 Cf. Hugo s.d., 351–352. 26 Hugo s.d., 351. 27 Hugo s.d., 352. 28 Hugo s.d., 362. 29 Hugo s.d., 365. Cf. pour Rome et pour le péché originel : « ADAM A INVENTÉ LE REPAS, / EVA A INVENTÉ LE DESSERT » (s.d., 359). Pour le jugement plutôt négatif d’Hugo au sujet de Rome – en cela, il s’inspire manifestement d’Augustin –, voir l’épopée La fin de Satan, mais aussi « À l’arc de triomphe », où les taches de sang sur les fondations de Rome en font l’anté-
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entre repas et péché : « ADAM A INVENTÉ LE REPAS, EVA A INVENTÉ LE DESSERT ».30 Dans un monde sauvé de Rome et de sa malédiction par le Christ, dans une renaissance par et pour l’amour, bref, dans notre monde, cette société mène une existence fantomatique et se volatilise à la lumière du jour. Chez Hugo, aussi bien dans La Fin de Satan que dans cette Légende du beau Pécopin où le chasseur Nemrod est un personnage si important, c’est le Bien qui l’emporte. Nemrod/Satan, le rival vaincu, est mort ou reste virtuel. Dans La Fin de Satan, il meurt au terme de son envolée meurtrière et est précipité sur terre ; dans la Légende du beau Pécopin, le cri du coq met fin au cauchemar. Nemrod se volatilise et avec lui son alliance néfaste contre la nouvelle alliance. Le lever du jour nous ramène dans le monde véritable, dans notre monde, racheté par le Christ. Chez Flaubert, l’opposition entre le Bien et le Mal est annulée. Ceci apparaît dans le fait que le Nemrod d’Hugo et son pendant, l’antétype nemrodien par excellence, le Lépreux, figure du Christ, sont inscrits dans son Julien. Si Nemrod/l’eunuque qui ne peut transmettre la vie veut se venger en détruisant la Création, le Lépreux aime encore la Création qui l’exclut. Le rejet de Julien par les hommes, le mépris que lui portent la Création et même la mort, sont calqués sur le lépreux d’Hugo. Seigneur ! Seigneur ! je suis dans le cachot misère. La création voit ma face et dit : dehors ! La ville des vivants me repousse, et les morts Ne veulent pas de moi, dégoûts des catacombes ; Le ver des lèpres fait horreur au ver des tombes. Dieu ! Je ne suis pas mort et ne suis pas vivant. Je suis l’ombre qui souffre, et les hommes, trouvant Que pour mordre et ronger le damné qui se traîne, C’était trop peu du chancre, ont ajouté la haine. Leur foule, ô Dieu, qui rit et qui chante, en passant Me lapide saignant, expirant, innocent ; Ils vont marchant sur moi comme sur de la terre ; Je n’ai pas une plaie où ne tombe une pierre.31
Pour Hugo, la guerre et l’anéantissement sont le symptôme d’une incapacité à aimer et à procréer. La haine destructrice s’oppose à l’amour créateur, Satan au
type de Paris, ville immaculée. Voir aussi Barbara Vinken, « Zeichenspur, Wortlaut : Paris als Gedächtnisraum. ‹ À l’Arc de Triomphe ›, ‹ Le Cygne › de Baudelaire », dans : Gedächtniskunst : Raum-Bild-Schrift. Studien zur Mnemotechnik, éd. Anselm Haverkamp et Renate Lachmann, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1991, 231–262. 30 Hugo s.d., 359. 31 Hugo 1955, 791.
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Christ. Julien en revanche est calqué à la fois sur le Christ et sur ses adversaires sataniques.32 Le lépreux d’Hugo bénit ceux qui le tourmentent, se détournent de lui avec dégoût et le maudissent : Petit enfant qui tiens la robe de ta mère, Et qui, si tu me vois songeant sous l’infini, Dis : – Mère, quel est donc ce monstre ? – sois béni ! Vous, hommes, qui riez des pleurs de mes paupières, O mes frères lointains qui me jetez des pierres, Soyez bénis, bénis sur terre et sous les cieux ! Pères, dans vos enfants, et, fils, dans vos aïeux ! […] Et, ciel, puisque mon œil voit ta face éternelle, La bénédiction doit emplir ma prunelle ! […] J’ai le droit de sacrer la terre vénérable, Étant le plus abject et le plus misérable ! J’ai le droit de bénir puisque je suis maudit.33
À l’inverse, la malédiction de Julien devient chez Flaubert une bénédiction, son nécessaire auto-anéantissement la condition du salut. Chez Flaubert, l’amour et la guerre ne sont pas antithétiques comme chez Hugo ; l’acte sexuel et l’acte de tuer – il suit en cela Augustin – reviennent au même ; tous deux maculent. Tous deux sont les conséquences fatales du péché originel. Dans la légende de Flaubert, Nemrod/Julien n’est pas la seule créature qui soit damnée, mais bien la seule à mettre au jour la malédiction qui pèse sur la Création tout entière, nullement sauvée ou rachetée. Doté par Dieu des marques de Caïn, Julien est élu pour superposer ses marques aux marques du salut : il re-marque les stigmates de la Passion comme marques du péché originel. Chez Flaubert, c’est toute la création qui reste condamnée. Elle n’est ni rachetée, ni sauvée. Sans amour, sans charité, elle est focalisée sur le sexe et le meurtre, souillée du haut en bas par les taches du péché originel. Julien est venu au monde pour révéler que la paix chrétienne n’est que paix terrestre et la condition humaine inéluctablement et entièrement celle de la civitas terrena. La synthèse apparemment
32 Cette étrange confusion entre imitateur et rival du Christ figure déjà dans la principale source de Flaubert, la Légende dorée, où parmi les différents Julien se trouve aussi l’Apostat, qui renie sa foi, lave la tache représentée par le baptême chrétien dans le sang du taureau sacrifié dans le culte de Mithra (taurobolie) et attaque la secte des Galiléens. La Légende dorée le présente comme un adepte si fervent des sacrifices d’animaux qu’il est surnommé « victimaire ». 33 Hugo 1955, 791–792.
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réussie entre civitas terrena et civitas Dei s’avère être une dissimulation de la corruption réelle de toute chose. Julien est marqué – damné et élu – pour détruire ce monde jusque dans ses prémices, pour se détruire lui-même jusque dans ses fondements. Il est marqué pour tuer toute la Création et avec lui encore une fois le Christ, ré-inscrire en lui les stigmates, les plaies mortelles de la Passion.
Marqué de Dieu Ceci nous amène aux taches, aux entailles, aux marques écrites. Je me propose de lire la légende de saint Julien en tant qu’histoire d’inscriptions, histoire d’une écriture.34 Cette histoire s’oppose noir sur blanc à l’histoire d’une vision lumineuse, le texte s’oppose au vitrail, le maculage à l’illumination. Les parents de Julien pensent que leur fils, né d’une immaculée conception, est marqué de Dieu. Mais le cher Enfant Jésus ne tarde pas à laisser des marques et des taches très peu saintes, des taches de sang. Sa première victime est une innocente souris blanche dont le sang tache le sol de l’église : « [u]ne goutte de sang tachait la dalle » (197). Son re-marquage le plus lourd de conséquences est le paroxysme de la première grande scène de chasse. Tout d’abord, Julien tue au lieu de nommer et donc de créer à l’instar d’Adam, puis il tue au lieu de sauver la Création comme Noé. Conformément à sa configuration en tant que Nemrod, fondateur de Babel, première pleine réalisation historique de la civitas terrena, il s’avère être une figure qui annule Adam et Noé, les ancêtres de la civitas Dei. Puis il re-marque les marques des martyrs tués en raison de leur foi dans les arènes de Rome. Il réécrit l’histoire du salut pour la défaire. Puis il s’avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, à l’entrée d’une forêt. […] Un spectacle extraordinaire l’arrêta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d’un cirque ; et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l’on voyait fumer dans le brouillard. […] le ciel était rouge comme une nappe de sang. Julien s’adossa contre un arbre. Il contemplait d’un œil béant l’énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire. (201–203)
L’arc de triomphe et l’arène renvoient à Rome ; la description s’appuie sur les massacres de chrétiens à Rome tels que Michelet les dépeint dans son Histoire romaine.35 Dans la grandiose superposition opérée dans une scène pour la34 Cf. Felman 1981. 35 Flaubert a très tôt lu Michelet ; Adolphe Chéruel, son professeur d’histoire, était en effet un élève de Michelet.
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quelle il n’y avait déjà chez Hugo ni indication de temps ni indication de lieu – « Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé […] » (202), le chasseur contre Dieu tue ici les animaux auxquels Adam avait donné un nom aux premiers jours de la Genèse. Les animaux se présentent à lui comme à Noé dans toute leur variété d’espèces, mais au lieu de les sauver par paires dans son arche du déluge comme Noé, Julien les tue tous. Il est fait allusion à l’Église dans la figure de l’arche où toutes les nations cohabitent en paix. Ici, en revanche, n’a lieu qu’un carnage bestial. Après un bain de sang dont Flaubert souligne la dimension cosmique – « le ciel était rouge comme une nappe de sang » (203) −, Julien finit par tuer le cerf, figure des patriarches et des juges, mais surtout figure du Christ, terme et accomplissement de tous les précurseurs de la civitas Dei. Dans ce meurtre, Julien imprime les stigmates par excellence, les plaies de la Passion sur le corps du Christ. Dans la grande finale de cette chasse orgiaque, l’Ancien et le Nouveau Testament se trouvent contrecarrés, défaits, réécrits à rebours : car les figures du Christ et le Christ lui-même sont tués par Julien. Le cerf n’est pas pour Flaubert, si tant est que cette métaphore soit permise, une feuille vierge. Dans L’Éducation sentimentale déjà, le cerf de saint Hubert parcourt la forêt de Fontainebleau, une croix entre les cors. Le cerf de Julien sort tout droit de la légende d’Hugo : « Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche » (203), écrit Flaubert et Hugo : « la colossale silhouette noire d’un énorme cerf à seize andouillers apparaissait »,36 description à laquelle Hugo ajoute plus loin l’adjectif « monstrueux » : « Le monstrueux cerf de la nuit bramait dans les halliers ».37 Le texte d’Hugo souligne la nature christologique de l’animal. Car la chasse satanique qui empêche Pécopin de faire l’amour s’achève là par une messe noire dans le château de Nemrod, où tous les chasseurs de ce monde s’unissent dans la sombre perversion de la communion, célébrant une alliance diabolique de la haine et de la destruction – en mangeant dans une perversion de l’eucharistie le cerf, figure du Christ. L’Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge de Maury déploie toute la puissance symbolique du cerf : c’est effectivement un objet christologique surdéterminé. Le cerf est confondu selon Maury, qui cite aussi saint Julien dans ce contexte, avec la licorne et par conséquent interprété comme symbole du Christ. Il est, en outre, vu comme l’animal qui porte l’instrument de la Passion sur le front : « c’est que les premiers chrétiens s’imaginaient voir sur le front du pre-
36 Hugo s.d., 349. 37 Hugo s.d., 352.
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mier animal, la marque du Thau, le signe de la croix ».38 Le cerf est aussi une image de l’âme assoiffée de Dieu ; comme le cerf se languit de l’eau vive, elle se languit de Dieu : « Comme le cerf soupire après l’eau des fontaines, de même mon âme soupire vers vous, ô mon Dieu ! » (Psaume XLI,2).39 La légende de saint Hubert est une variante de la conversion de saint Paul. Le cerf dit à Hubert ce que le Seigneur dit à Paul : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? », sur quoi celui-ci est marqué au front du signe de la croix, ce qui a été lu comme une stigmatisation invisible. Saul devient Paul. Le cerf, souvent associé à Paul par l’iconographie chrétienne, « rendait plus visible le stigmate qu’il portait sur le front »,40 parce qu’il porte en plus la croix entre les cors. Julien plante sa flèche dans le front du cerf : « Julien lui envoya sa dernière flèche. Elle l’atteignit au front, et y resta plantée » (203). Il superpose sa marque, il l’imprime sur la croix que le cerf porte au front. Du signe d’amour et de rédemption, il fait un signe de haine. L’échec de la conversion de Julien, la marque indélébile de sa malédiction sont ainsi soulignés de façon radicale. Paradoxalement, cette croix re-marquée et défaite, deviendra la condition de la sainteté. Mais d’abord, il y a malédiction. Touché à mort, le cerf le maudit : « Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère » (203). La deuxième partie représente l’accomplissement de la figura qu’était la première partie. Ce qui s’y dessinait et qui s’accomplit maintenant n’est pas une promesse de salut, mais une malédiction qui annule, nie la Rédemption. D’abord, Julien prend part à la guerre étendue à tout le cosmos. Cette guerre socialement reconnue, aux accents de croisade, lui procure femme et richesse et fait de lui le gendre de l’empereur. La dimension universelle du conte qui unit l’Occident et l’Orient est mise en évidence par le fait qu’au début Julien vit dans un château chrétien en Europe, puis dans un château maure en Orient.
38 Alfred Maury, Essais sur les Légendes pieuses du Moyen Âge, Paris : Ladrange, 1843, 173– 174. Ézéchiel 9,4 décrit le Tau comme le signe de Dieu marqué sur le front du peuple élu. Le Tau, la dernière lettre de l’alphabet hébreu, retranscrit comme T grec par les premiers auteurs chrétiens, préfigurait l’inversion par la croix de l’ancien Adam en nouvel Adam. Dans notre contexte, il est important parce que François d’Assise et les frères de saint Antoine ont utilisé le Tau comme protection contre la lèpre. François d’Assise place sa rencontre avec le lépreux sous ce signe. 39 Züricher Bibel. Die Heilige Schrift des Alten und des Neuen Testaments, Zürich : Verlag der Züricher Bibel, 1955, 627 : « Quedmadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus » (Psaume XLI,1). 40 Alfred Maury, cit. d’après Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Pierre-Louis Rey, Paris 1989, 155–156.
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Dans son mariage, il fait l’expérience du pouvoir de la volupté. Le pouvoir de séduction de la fille du sultan – calqué sur la tentation du Christ dans le désert – est discrètement souligné : Flaubert fait allusion à la fascination érotique exercée par sa Salomé. À ce stade, Julien est comme son père, dans une variante orientale : « Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d’un peuple tranquille ; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des génuflexions et des baisemains à l’orientale. Vêtu de pourpre » (207–208). Mais contrairement à son père, il ne lui est pas permis de vivre son penchant sanguinaire dans les limites imposées par la société. Il continue à rêver de chasse. Les noms « Adam » et « Noé », qui n’étaient que sous-entendus par la narration dans la première partie, mais qui n’y apparaissaient pas, sont maintenant cités. Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au milieu du paradis, entre toutes les bêtes ; en allongeant le bras, il les faisait mourir ; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu’aux hermines et aux canards, comme le jour qu’elles entrèrent dans l’arche de Noé. (208)
Julien est présenté comme un antétype qui détruit, comme un nouveau Nemrod qui apporte non la vie mais la mort, non le salut mais la damnation. La deuxième grande chasse est une exposition à la tentation. Mais rendu incapable de tuer par des puissances supérieures, Julien, impuissant, ne peut céder à cette tentation. Cette chasse conduit Julien à un Golgotha de mort et de putréfaction, un calvaire au milieu de croix délabrées et de ruines : « Des pierres plates étaient clairsemées entre des caveaux en ruines. On trébuchait sur des ossements de morts ; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d’un air lamentable » (211). Ex negativo, ce lieu évoque le paradis. L’attitude sarcastique des animaux à son égard, les plans de vengeance qu’ils semblent fomenter − « une ironie perçait dans leurs allures sournoises. […] ils semblaient méditer un plan de vengeance » (213) − évoque en la déformant l’harmonie paradisiaque des animaux qui vivent en paix côte à côte. Ce qui est déterminant sur le plan iconographique, c’est qu’après la Passion du Christ, Julien ne déambule pas dans le jardin de la vie sauvé par la Passion, mais dans le jardin stérile, désolé, impur, où les hommes et les animaux se déchirent. La Croix est, on le sait, signe d’un amour plus fort que la mort. Dans d’innombrables peintures médiévales, le lieu du Crâne, le calvaire est transformé grâce à la Croix en jardin de vie. À l’inverse, dans la contrée traversée par Julien, la mort et la putréfaction triomphent de la Croix. Vermoulue et moussue, elle-même devient un signe d’impure vanitas, d’un triomphe incontesté de la mort. La contrée traversée par Julien est une inversion du jardin d’Éden restauré par la Passion.
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Son goût inassouvi pour le sang conduit Julien à tuer ses parents. Ce meurtre macule une nouvelle fois de sang le Christ en croix. Les deux conséquences du péché originel, sexe et mort, sont illustrées par la stricte mise en parallèle du goût du meurtre et du désir sexuel. Julien poignarde ses parents couchés dans son lit parce qu’il croit y trouver sa femme, dont il avait très envie durant sa partie de chasse, en train de souiller le lit conjugal avec son amant. Écumant de rage, il tue ses parents au lieu de faire l’amour à sa femme. Tuer et faire l’amour sont la même chose : le poignard, l’arme avec laquelle Julien transperce sa mère, est une métaphore du membre viril. Le Christ et ses propres parents sont maculés par son acte de même que lui-même est maculé : c’était la description de ses taches de naissance, qui avait permis à sa femme de reconnaître ses parents – « en décrivant des signes particuliers qu’il avait sur la peau » (209).41 Et de même que sa peau est tachée, ses parents sont maculés par son acte. Des éclaboussures et des flaques de sang s’étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d’un Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l’appartement. (214)
Le sang qui coule à travers le matelas imprime a posteriori la tache du péché originel sur l’immaculée conception de sa mère : « Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher » (215). Après le meurtre, lors des funérailles de ses parents, Julien se retrouve « à plat ventre au milieu du portail » (215) comme il s’était retrouvé allongé sur le bouc, les « bras écartés » (201) deviennent ici « les bras en croix » (215). Les scènes de meurtre de la première partie se sont accomplies dans la deuxième. Le carnage de la famille de cerfs était une figure du meurtre de ses parents. Lui-même était alors le faon tacheté, « le faon tacheté […] lui tétait la mamelle » (203). L’ultime râle de ses parents devient le bramement du cerf : « Incertaine d’abord, cette voix plaintive longuement poussée, se rapprochait, s’enfla, devint cruelle ; et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir » (214). Difficile d’imaginer une meilleure illustration de l’idée augustinienne selon laquelle le meurtre et le sexe sont des conséquences du péché originel que cette superposition et donc cette interchangeabilité de la chasse, du meurtre et
41 Ceci aussi est un renvoi, mais en même temps une étrange inversion de l’histoire d’Ulysse. Dans l’Odyssée, c’est, comme chacun sait, la nourrice qui reconnaît Ulysse à ses taches de naissance ou ses cicatrices, tandis que chez Flaubert ce sont les parents qui sont identifiés grâce aux signes particuliers que leur enfant porte depuis sa naissance. Un tel renversement des mythes antiques auxquels il est fait allusion se retrouve constamment.
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du sexe. Tous trois sont dirigés contre Dieu, tous trois blessent Dieu à mort.42 Le vitrail devient le médium non de la lumière de la Rédemption, révélation de la beauté de la Création, mais il la plonge tout entière dans le sang incestueux du meurtre et du sexe.
Maculé Dans la troisième partie, Julien, marqué dans sa personne, devient par sa dévestiture un lépreux, homo sacer. Rien en lui n’est plus comme avant ; même sa voix a changé. Il abandonne ses possessions, sa femme pour expier le crime qui n’est pas proprement le sien. Car ce n’est pas de par sa propre volonté, mais de par celle de Dieu que Julien a commis le plus incroyable des crimes : « Il ne se révoltait pas contre Dieu qui lui avait infligé cette action, et pourtant se désespérait de l’avoir pu commettre » (217). Celui qui maculait est maintenant luimême maculé et, en cela, exclu de la communauté des hommes. Mais ce qui attire Julien, ce n’est pas l’homme nouveau ; aussi une conversio n’a-t-elle pas lieu. Ce qui manque – Sartre l’a déjà souligné −, ce sont les trois vertus cardinales, la foi, l’espérance, l’amour, dont on ne trouve aucune trace chez Julien. Complètement désespéré, Julien cède au contraire à l’accedia – un des péchés cardinaux. Son désespoir le pousse jusqu’à envisager le suicide, le péché par excellence, une fois que ses tentatives de mourir au service d’autrui se sont avérées vaines : « Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu’espérant s’en délivrer il l’aventura dans des périls. Il sauva des paralytiques des incendies, des voyageurs du fond des gouffres. L’abîme le rejetait, les flammes l’épargnaient » (217). Ceci aussi est une inversion de l’hagiographie qui n’a pas besoin d’être explicitée dans le texte parce qu’elle est automatiquement transportée par le
42 Contrairement à Œdipe, Julien ne tue pas son père et ne couche pas avec sa mère. C’est l’inceste, le fait de « transpercer » sa mère, qui la tue. Flaubert met en scène le drame de la concomitance entre inceste et meurtre dès le Quidquid volueris. Avec Freud, on pourrait parler d’un complexe d’Œdipe qui n’aurait pas été surmonté par le complexe de castration : il ne renonce pas à sa mère en tant qu’objet d’amour. En même temps, Flaubert s’en tient à l’interprétation enfantine de la scène originelle : le père auquel il s’identifie ne fait pas l’amour à la mère, il la tue. Faire l’amour à quelqu’un qu’il aime signifie dans ce cas la blessure de l’autre et la blessure de soi. Il défie la menace de castration ; celle-ci est acceptée, intégrée – afin de ne pas devoir renoncer à l’objet de son amour. Pour une élégante interprétation lacanienne, voir Jean Bellemin-Noël, Le Quatrième conte de Gustave Flaubert, Paris : Presses Univ. De France, 1990, 55–79.
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genre : car si le saint doit être prêt à donner sa vie pour l’amour des autres, la recherche active de la mort ne doit bien sûr pas conditionner ses actes. Julien se reconnaît en tant que stigmatisé, marqué de Dieu, réprouvé, rejeté, bref en tant qu’incarnation de l’existence corrompue par le péché, de l’existence marquée par la tache du péché originel. Cette prise de conscience signifie aussi que sa demeure n’est plus la terre, mais que l’existence terrestre est devenue pour lui un exil. Personne, ni les êtres humains ni les animaux ni même la mort, ne veut de lui − Œdipe à Colone, mais aussi Caïn marqué par Dieu en tant que meurtrier. Julien est pour toujours seul avec son meurtre qui se répète à l’infini et qu’il doit sans cesse revivre avec tous ses sens. Autant des puissances supérieures étaient impliquées dans l’acte qu’il a commis, autant Dieu est maintenant absent. La nature tout entière se transforme en un spectacle qui montre non la nature de Dieu, mais l’horreur du meurtre de ses parents, du meurtre de Dieu, en un mot l’horreur de sa chasse, sa nature nemrodienne. Mais le vent apportait à son oreille comme des râles d’agonie : les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages ; et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait (216–217).
Ce sont les corps de ses parents, maculés de sang, le corps maculé du Christ en croix qui lui dissimulent la « splendeur des tabernacles », le corps transfiguré, rédempteur du Christ : « Mais l’impitoyable pensée obscurcissait la splendeur des tabernacles » (217). Contrairement au saint des légendes antérieures qui crée et construit dans et pour la communauté, le Julien de Flaubert est exclu de la communauté des vivants et du lien sacré du mariage. Cette communauté se présente chez Flaubert sous le signe de la nonrédemption. Là réside peut-être le topos, le lieu herméneutique de toute la littérature réaliste. Fontane par exemple décrit dans Effi Briest la société de son temps comme une société placée sous le signe de l’ancienne alliance, déterminée par la loi, la lettre qui tue et non par l’esprit d’amour. Chez Flaubert, l’Église elle-même n’a pas connu la Rédemption. Les cloches n’appellent pas à l’amour : les jours de fête donnent aux puissants l’occasion de faire étalage de leur pouvoir et au peuple celle de s’adonner aux plaisirs de la chair. Ils n’encouragent pas la caritas, mais la libido dominandi et la superbia des princes ainsi que la concupiscentia du peuple. Flaubert montre crûment les effets de la danse et de la bière : les enfants qui sautent sur les genoux des aïeux ne sont attendrissants qu’en apparence. Le texte dit des gens en général qu’ils ont l’air « bestial » : « Mais l’air bestial des figures, le tapage des métiers, l’indifférence des propos glaçaient son cœur » (216). Leur manque d’hospitalité, de charité, est particulièrement criant quand ils voient approcher Julien. Ils le chassent en l’abreuvant d’insultes blasphématoires et ne lui laissent que leurs déchets et leurs haillons,
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face hideuse de la charité. Ils menacent le seul qui incarne la conditio humana et la porte comme sa croix, ils lui jettent des pierres. Celui qui tuait les animaux devient un amoureux des animaux aux accents franciscains : « Il contemplait avec des élancements d’amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs » (216). La volupté de la chasse fait place à l’ascèse pour cet ermite qui met sa vie, marquée par une solitude absolue, au service des autres, sans qu’aucune forme de communion n’émerge. Julien reste seul, exclu de la communauté des hommes, avant comme après. C’est un exilé, un réprouvé qui, peu à peu, se transforme dans la souffrance de l’hostile désert de boue où il se rend. Il devient co-substantiel à la putréfaction nauséabonde qui l’entoure et où rien ne vit ni ne prospère, et qui rappelle la description absurde et désespérée qu’Ovide donne de son exil dans les Pontiques.
Une conversion inversée Finalement, le Lépreux vient à lui. Il l’appelle par trois fois, ce qui prouve qu’il est bien le Christ : l’Enfant Jésus doit appeler saint Christophe par trois fois jusqu’à ce que celui-ci lui fasse traverser le fleuve où, se chargeant des péchés du monde, il devient de plus en plus lourd, comme ici le Lépreux. Sa voix aussi montre qu’il est bien le Christ − « Et cette voix haute avait l’intonation d’une cloche d’église » (219) − cloche qui renvoie à la figura Christi, le cerf dont la mort est accompagnée d’un tintement de cloche dans le lointain (203). Comme Julien, il est marqué dans son corps par des taches, les traces de la lèpre ; c’est un lépreux stigmatisé, un corps qui, bien qu’encore vivant, se putréfie, un squelette vivant. La lèpre était lue autrefois comme une maladie entièrement allégorique, un signe de Dieu, une marque de Caïn. Elle passait pour être une stigmatisation, une marque écrite lavée par le sang du Christ. Les taches du Lépreux sont contagieuses. Elles recouvrent tout ce avec quoi la lèpre entre en contact : « […] la table, l’écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l’on voyait sur son corps » (220). Julien offre au Lépreux une hospitalité qui va jusqu’à l’oubli de soi : malgré la tempête, il lui fait traverser le fleuve, il donne tout ce qui lui reste à manger, il le réchauffe dans son lit, il l’accueille dans son corps. Julien incarne la vertu de l’hospitalité, variante de la charité chrétienne, jusqu’à l’abandon absolu de soi. Il s’expose sans la moindre défense au Lépreux.43 Cet être maculé fait des miracles ; comme le Christ des noces de
43 Cf. René Scherer, Zeus hospitalier. Éloge de l’hospitalité. Essai philosophique, Paris : Colin, 1993, 28 : « Derrière la charité, l’humilité de l’hospitalier […], il faut déceler autre chose : une folie de Dieu, la recherche de l’abandon absolu de ‹ Soi ›, une affirmation de l’exil terrestre.
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Cana, il transforme l’eau en vin. Les noces annoncent l’union érotique à venir entre Julien et le Lépreux qui, par-delà la tentation, évoquée par le serpent du paradis − « plus froide qu’un serpent » (221) −, représente la charité pure, l’oubli de soi. Le lit qui accueille le Lépreux et l’exilé est aussi une inversion des lits souillés par le désir et donc par le meurtre et le sang. Julien s’allonge bouche contre bouche, poitrine contre poitrine, nu comme au jour de sa naissance, immaculé et lumineux, sur le Lépreux, dont la maladie est la marque du rejet par Dieu. Il accueille celui qui est maculé et macule et va jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui. Dans cette union, Julien, qui accepte la mort en se tachant fatalement, accède à la vie éternelle. Les marques se transforment en rayons de soleil, leur puanteur en parfum, le corps putréfié en corps astral. Avec lui, Julien, l’exilé sur terre, monte vers l’espace qui est le sien. Julien, maculé et maculateur, est celui par lequel la tache du péché originel est rendue visible, évidente dans le monde – la tache de la mort et du sexe, en un mot la marque du péché originel et de la Chute − et cette tache, il ne fait pas que l’y inscrire, il l’accueille en lui ou, plus précisément, il se transforme en elle. Son immaculée conception par sa très blanche mère est a posteriori radicalement entachée par le sang qui suinte à travers le matelas. Les taches dont il est la source, ses meurtres, sont commis à l’intérieur même de l’Église où la cité céleste et la cité terrestre sont réunies, apparemment agréables à Dieu et pures de tout péché : la souris blanche est tuée dans la chapelle ; les animaux sont massacrés dans l’arche de Noé, figura ecclesiae ; l’Église construite sur le sang des martyrs est évoquée dans le carnage de l’arène ; le vitrail transforme la chambre en un intérieur d’église. L’Église telle qu’elle transparaît ici est à l’opposé de la conception que celle-ci a d’elle-même, et ceci est particulièrement frappant dans ce motif si central pour le conte, celui du vitrail : dans le reflet des vitraux colorés, la vérité divine de la Création baigne l’espace tout entier dans une lumière d’une indicible beauté. Contempler des vitraux, c’est s’abîmer dans la contemplatio divina. Les vitraux d’Un cœur simple étaient déjà, eux aussi, un médium de la méconnaissance de Dieu : en effet, c’est en contemplant une Annonciation sur un vitrail que Félicité s’aperçoit que Dieu doit avoir envoyé non une colombe, mais un perroquet. Le vitrail obscurcit d’abord tellement la chambre que Julien ne distingue rien, pour devenir ensuite médium non de la connaissance, mais de la négation de Dieu. Ce n’est pas la beauté de la Création, mais le sang du parricide et du déicide qui, dans le reflet, se multiplie horriblement à
Là se situe le point extrême de la vertu hospitalière. L’exilé est accueilli, mais parce que celui qui accueille se reconnaît, en lui et grâce à lui, comme un être d’exil ».
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l’infini.44 « Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l’appartement » (214). Les marques de la Rédemption − les stigmates −, qui lavaient de la tache du péché originel, Julien les transforme en coup de poignard, stigmate de la malédiction. Il commet le plus impensable de tous les péchés : il tue Dieu. Mais son destin est d’être à la fois celui qui macule et qui est maculé, celui qui met au jour ce qui entache vraiment le monde et donc met fin à l’illusion mortelle de l’immaculé. Or, c’est dans une telle illusion dévastatrice, un tel aveuglement que se trouve d’après Flaubert le monde tout court, surtout le monde bourgeois du XIXe siècle. Le monde n’est pas sauvé − et la réalisation de la civitas Dei sur terre dans ce retournement augustinien au sens propre, pascalien, n’est qu’une terrible et funeste illusion. Julien est marqué de Dieu afin de mettre au jour l’horreur de toute la Création, de transformer à rebours les stigmates de la grâce en stigmates du péché originel, de se métamorphoser lui-même en lépreux, en réprouvé, en stigmatisé, en exilé banni de toute communauté, dont le marquage par le péché originel est transformé en signe de la grâce – à titre purement individuel et en dehors de ce monde. La croix est contrecarrée, re-marquée et ceci a lieu dans l’espace du salut, l’espace de l’Église. Les taches de l’écriture de Flaubert, laquelle doit être décryptée, s’opposent à la Bonne Nouvelle immédiatement perceptible transportée par le vitrail illuminé. Nous en arrivons maintenant à la scène-clé dans toutes les interprétations, l’apothéose de Julien dans les bras du Christ. Tout d’abord, il faut constater que chez Flaubert, contrairement à Hugo, Nemrod ne reste pas l’ennemi vaincu. Il est sauvé en tant qu’instrument de Dieu, lui seul devient, dans une imitation parfaite, semblable au Christ, il est même le seul à soumettre toutes ses forces à la véritable imitatio dans l’esprit de la caritas. Le reste de la Création est irrévocablement condamné à être damné. Mais lorsqu’il s’agit de transfigurer les marques de la première naissance, de faire naître le corps une seconde fois, en tant que fruit non du désir sexuel mais de la caritas, de laisser derrière soi la marque du péché originel et donc de la mort, c’est l’écriture qui passe au premier plan. Elle arrive à l’antique, dans les habits de l’Antiquité. C’est, comme déjà dans Un cœur simple et plus tard dans Hérodias, l’histoire d’une traduction, d’une translation, d’un transfert vraiment dévastateur de l’Antiquité dans le christianisme. Le noir sur blanc de l’écriture est déjà évoqué dans le noir et blanc de la traversée du fleuve : « Les ténèbres étaient profondes, et çà et là
44 Pour la fonction des vitraux et de l’abbé Suger de Saint-Denis, voir Georges Duby, Le temps des cathédrales, L’art et la société 980–1420, Paris : Gallimard, 1976. Et pour un exemple contemporain particulièrement réussi, Gerhard Richter dans la cathédrale de Cologne, qui fait, dirions-nous, resplendir la croix.
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déchirées par la blancheur […] » (219). Plus tard, l’eau deviendra « plus noire que de l’encre » (219). L’élément architectural antique par excellence, la colonne, est inscrit dans le Sauveur, immobile dans le bateau avec la majesté d’un roi : « immobile comme une colonne » (220). Mais c’est dans l’image de la lime que cette écriture à l’antique est la plus évidente. La peau du Lépreux est « rude comme une lime » (221). La lime est l’instrument de tout ars poetica, qui, sous la rudesse de l’enveloppe, peaufine la beauté de la langue, de même que la peau ici est polie pour éliminer les rugosités et faire apparaître le corps astral. Flaubert traduit les mythes antiques ainsi que le motif central de l’Ancien Testament – le péché originel et ses fils, les fondateurs de la civitas terrena, marqué par Dieu, ennemi du Christ – tel qu’il est raconté par Augustin, dans la forme très simple de la légende. Tandis que les mythes antiques sont défigurés au niveau du contenu, le message de la Bible est inversé. Julien est un antiAdam, un anti-Noé, qui tue au lieu de créer en donnant un nom ou de sauver. L’élément central, c’est l’annulation des stigmates rédempteurs de la Croix que Julien, porteur de la marque de Caïn en tant que figura Christi renverse en marques du péché originel. Et c’est ainsi seulement qu’apparaît le caractère babylonien, définitivement corrompu de toute la Création. Marqué pour tuer encore une fois avec un plaisir satanique les précurseurs du Christ et le Christ lui-même, Julien va jusqu’à ne plus former qu’une seule chair avec le Lépreux et devenir, à l’image des saints et selon l’expression de Jacques de Voragine, temple de Dieu. À ce moment-là se produit la transfiguration attendue dans un contexte chrétien. Ce ravissement lié à la mort est toujours décrit à l’aide de métaphores érotiques. Au moment de l’enlèvement vers le ciel et du passage à la vie éternelle, ces figures perdent leur sens charnel et terrestre pour revenir à leur sens originel, anagogique et spirituel. Elles renvoient au corps transfiguré et par là même à leur sens propre : Alors le Lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les rais du Soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens s’éleva du foyer ; les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l’âme de Julien pâmé ; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s’envola, le firmament se déployait ; – et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel. (221)
Mais s’agit-il vraiment d’une transfiguration ? L’intertexte de cette scène de conversion d’un corps en vie déjà en train de se putréfier en illumination céleste est manifestement de nouveau le lépreux d’Hugo dont les abcès purulents contiennent le germe de splendeurs infinies, dont la lèpre répand des
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rayons, dont les pustules sèment des étoiles qui permettent aux hommes de connaître la vérité : Dans le ciel radieux je jette ma torture, Ma nuit, ma soif, ma fièvre et mes os chassieux, Et le pus de ma plaie et les pleurs de mes yeux, Je les sème au sillon des splendeurs infinies, Et sortez de mes maux, biens, vertus, harmonies ! Répands-toi sur la vie et la création, Sur l’homme et sur l’enfant, lèpre, et deviens rayon ! Sur mes frères que l’ombre aveugle de ses voiles, Pustules, ouvrez-vous et semez des étoiles !45
Hugo met en scène la dynamique paulinienne de la conversion sur le chemin de Damas, après laquelle la plus haute illumination succède à la détresse la plus profonde. Avec le sens de la formule qui est le sien, Hugo a qualifié cette conversion de « chute transfiguration » ; c’est la quintessence du sublime. Dans cette illumination subite, dans ce retournement dramatique qui conduit, en cet instant de clarté évidente, à une conversion complète due à la connaissance de la vérité, le Dieu chrétien est supérieur au dieu païen, qui ne disposait que de la clarté des éclairs.46 En revanche, l’apothéose de Julien est moins une transfiguration qu’une métamorphose : c’est en effet un changement subit non d’âme, mais de forme corporelle, limité à l’aspect purement visuel et privé de la dimension spirituelle de la connaissance de la vérité.47 Et ce n’est pas un hasard si cette ascension se présente comme une allégorie des cinq sens : nous la percevons par la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. À la manière des dieux antiques, le Lé-
45 Hugo 1955, 792–793. 46 Victor Hugo, William Shakespeare, cit. d’après Jean-Michel Rey, Paul ou les ambiguïtés, Paris : Éd. de l’Olivier, 2008, 27. 47 Karin Westerwelle, « Saint Julien et le mythe de Narcisse – Les images du christianisme chez Gustave Flaubert », dans : Le Flaubert réel, éd. Barbara Vinken et Peter Fröhlicher, Tübingen : Niemeyer, 2009, 108–123, y voit l’intégration par Flaubert du mythe de Narcisse selon Ovide, métamorphose par excellence, qui déforme les topoi de l’Ascension chrétienne. Le rapprochement entre transfiguration et métamorphose, citations bibliques et citations d’Ovide, marque toute la scène de la Visitation par le Lépreux. Voir aussi par exemple de Biasi (Trois Contes, éd. Pierre-Marc de Biasi, Paris : Librairie générale française, 1999, 126), qui considère que la transformation de l’eau en vin est une allusion aux noces de Cana, tandis qu’Alain Montandon, « Mythes et représentation de l’hospitalité », dans : Mythes et représentation de l’hospitalité, éd. Alain Montandon, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 1999, 11–21, 20, y perçoit une citation de la métamorphose de Philémon et Baucis chez Ovide. Mais la systématique de ce rapprochement et son objectif sont perdus de vue.
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preux se transforme en une constellation d’étoiles au firmament (221). Dans cette apothéose antique, purement sensuelle, il n’est point besoin de noli me tangere. Le caractère purement physique de la métamorphose repose sur une dé-sublimation radicale.48 Chez Flaubert, la figuralité de la transfiguration est inversée : l’union entre Julien et le Christ, où l’élément féminin échoit à Julien conformément au rôle féminin de l’âme, n’est pas sublimée, mais sexualisée. La répétition du mot « grandissait, grandissait » ainsi mis en relief fait penser à une érection. Ce qui grandit ici, ce n’est pas l’esprit – « le grandissement d’un esprit par interruption de la clarté », pour citer encore une fois la paraphrase de Damas par Victor Hugo –49 mais le membre viril. Le pouvoir de l’amour est démasqué en tant que pouvoir uniquement sexuel. La scène peut être lue comme un moment de plaisir phallique, orgastique. Les métaphores érotiques classiques où le ravissement mystique est décrit en tant que « pâmoison » et « inondation », sont sexualisées sous forme d’orgasme et d’éjaculation. La description flaubertienne de l’Ascension s’avère être un mythe, pure fiction, hallucination phallique. La promesse de résurrection est donnée à lire comme reliquat d’un phallicisme antique, aussi illusoire qu’idolâtre. La conversion paulinienne de l’esprit est réécrite pour devenir une métamorphose des corps, dénuée de sublime. L’apothéose annonce donc la composante phallique de l’énigme de Jean-Baptiste « pour qu’il croisse il faut que je diminue » et renvoie à la prise de possession phallique par le perroquet (« gigantesque », 192) dans le ravissement de Félicité. La composante sexuelle de l’« amour antique », de la scène d’amour homosexuel, est soulignée par le mot « limer », qui qualifie tout autant le travail de peaufinage du texte que l’acte sexuel. Que cet amour antique soit vu par le christianisme comme un acte satanique est d’autant plus approprié.50 « Jésus-Lépreux-tentateur-sodomite, c’est-à-dire Jésus-Diable », a résumé Pierre-Marc de Biasi. La composante blasphématoire de l’Ascension homosexuelle dans les bras du Rédempteur est soulignée par la citation directement empruntée au titre de la traduction de la Bible par Lemaître de Sacy utilisée par Flaubert Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus : « et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus ».
48 « et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s’envola […] » (221). 49 Victor Hugo, William Shakespeare, d’après Rey 2008, 30. 50 Pierre-Marc de Biasi, « Le palimpseste hagiographique – l’appropriation ludique des sources édifiantes dans la rédaction de ‹ La Légende de saint Julien l’Hospitalier › », dans : Gustave Flaubert 2, Mythes et religions I, éd. Bernard Masson, Paris : Minard, 1986, 69–124, souligne le constant quid pro quo entre le Christ et Satan et leur structure inversée, laquelle se trouve déjà sur le vitrail de la cathédrale. « Jésus-Lépreux-tentateur-sodomite, c’est-à-dire Jésus-Diable » (98). C’est cette inversion qui donnerait son nom à l’amour homosexuel.
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Flaubert lui oppose son dys-évangile. Au vitrail illuminé de la cathédrale, il oppose « dans mon pays » (222) l’obscurité de son texte. Le « face à face » de Julien et du Lépreux rappelle le « face à face » de l’apôtre Paul, métaphore de la connaissance. « Nous ne voyons maintenant que comme en un miroir, et en des énigmes ; mais alors nous verrons Dieu face à face. Je ne connais maintenant Dieu qu’imparfaitement ; mais alors je le connaîtrai, comme je suis moi-même connu de lui » (1 Co 13,12, traduction de Lemaître de Sacy). Mais cette connaissance de Dieu prend chez Flaubert le sens que ce mot avait dans la Genèse : en tant que métaphore de l’union charnelle, la connaissance – élément central de la conversio − est sexualisée. Ce qui est nouveau est lu à la lumière du passé, le Nouveau Testament est lu à la lumière de l’Ancien Testament et de l’Antiquité, si bien que la perspective typologique de saint Paul est inversée. La figure sublime de Victor Hugo qui qualifie cette composante paulinienne de « chute transfiguration » montrant la voie à l’humanité tout entière, est inversée pour devenir une « transfiguration chute ». La Légende de saint Julien est le testament de l’autoprocréation réussie d’un écrivain qui, en portant la croix, met sous rature l’espérance et la promesse dont la Croix est le signe, et donc la possibilité d’une transfiguration. Ce n’est pas la Croix qui illumine les ombres, umbra, de l’Antiquité et les figures (figura) de l’Ancien Testament, mais ce sont l’Antiquité et l’Ancien Testament qui montrent que l’espérance chrétienne de transfiguration n’est qu’un reliquat fictif de l’Antiquité : ce n’est pas une conversion, mais une métamorphose. L’hospitalité devient alors une métaphore de l’intertextualité : comme saint Julien, Flaubert s’ouvre entièrement à l’autre et accueille en lui les textes de la tradition, il leur donne l’hospitalité. Mais cette vertu chrétienne par excellence de l’oubli de soi mène à une déformation complète des figures chrétiennes, à commencer par la typologie qui est retournée – l’ancien n’est pas lu à la lumière du nouveau, mais le nouveau à la lumière de l’ancien − et par la conversio qui devient métamorphose. Sont effectivement contrecarrés, avec l’ironie mordante propre à Flaubert, les textes des pères, en premier lieu Hugo, poète et prêtre laïque.51 Sur le plan poétologique, l’écriture flaubertienne devient lettre morte – lettre mortelle, serait-on tenté de dire – au moment où Flaubert raconte l’événement qui devrait être le signe de l’esprit vivant : l’Ascension. Celle-ci étant présentée comme une métamorphose, un simple changement perceptible de forme, tout ce qui est esprit est tué en devenant une pure littéralisation dont la figure
51 Sur le rôle de prêtre laïque joué par le poète et sur la mission d’Hugo, incarnation de ce prêtre, voir Pierre Bénichou, Le sacre de l’écrivain 1750–1830 – Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris : Corti, 1973, 380–407.
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est la chair. Ceci correspond à la chute de la langue devenue ensemble de clichés. Si la langue de Flaubert tue ce qui est destiné à la vie éternelle, elle anime ce qui est voué à la mort : ce qui est représenté de façon très vivante, c’est la chasse auquel s’adonne Julien, mais aussi son oubli de soi par amour, sa véritable hospitalité sans espoir de transfiguration. L’hospitalité pratiquée par Julien est une métaphore de l’intertextualité flaubertienne. Dans sa réécriture inversée de l’histoire de la Rédemption, Flaubert construit un espace de la littérature contre l’Église, du mot contre l’image, de la tache, de la macule, contre l’illumination. Cette œuvre érigée contre l’Église « dans mon pays » (222), érigée à partir du matériau de la cathédrale de Rouen et contre son message, n’est pas de nature matérielle. Ce n’est ni la construction d’une église ni la fondation d’une ville, dont le point de départ était souvent un hôpital ou un asile et qui étaient donc édifiées contre les riches de ce monde. Dans la métaphore du corps qui accueille, le conte renvoie à l’idée paulinienne du corps vivant de l’Église, composé des membres de la communauté des croyants. De même que le texte de Flaubert s’oppose au temple, au sens que lui donne saint Pierre, elle s’oppose aussi à la doctrine paulinienne selon laquelle, animé de l’Esprit vivant, on pense pouvoir renoncer entièrement à la lettre qui tue et écrire non plus avec de l’encre sur des tables de pierre, mais avec l’Esprit dans les cœurs : au monument de pierre, mais aussi au monument de lettres, on oppose le témoignage de la chair, sa propre vie.52 Cette littérature tue toute velléité d’Esprit vivant en devenant uniquement littéralisation ; elle inverse ainsi la pensée fondamentale de l’herméneutique paulinienne de la lettre qui tue et de l’Esprit qui donne la vie. Dans l’œuvre de Flaubert, aussi abyssale que patiemment construite, œuvre érigée comme le sont souvent les églises à partir de spoliations de la tradition, de pierres antiques et chrétiennes, la Bonne Nouvelle édifiante est ruinée. L’herméneutique paulinienne est renversée. L’Antiquité n’est ni annulée ni surmontée par le christianisme ; au contraire elle l’éclipse. La promesse de la résurrection apparaît, dans un renversement vertigineux de la dynamique paulinienne de la kénose, comme une catastrophe. Il a semblé tout d’abord que l’infirmation de la Bonne Nouvelle de la Rédemption était nécessaire pour annoncer une nouvelle encore meilleure : que la figure satanique de Nemrod, ennemi de Dieu, incarnait l’amour et qu’elle aussi était non vaincue mais rachetée. Mais dans la mesure où Satan est l’égal du Christ, l’Ascension de ce dernier peut être décryptée comme étant le rêve phal-
52 Pour l’actualité théologico-politique de cette question de la fondation de la nation et de la communauté dans la France de Flaubert, voir Cécile Matthey, L’écriture hospitalière. L’espace de la croyance dans les « Trois Contes » de Flaubert, Amsterdam [et al.] : Rodopi, 2008, 179– 193.
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lique, idolâtre d’un « amour antique ». Seul le re-marquage radical de l’histoire de la Rédemption, lequel réduit à néant l’illusion phallique de la Résurrection, ouvre un nouvel espace à la littérature comme espace d’une imitatio Christi enfin vraie, désillusionnée, jusqu’à la lie : Gustave l’Hospitalier. Le conte raconté par Flaubert ne suit donc qu’« à peu près » (222) l’histoire de saint Julien sur le vitrail de la cathédrale de Rouen. La différence absolue qu’elle exprime est aussi une différence de médias, car la différence avec l’histoire racontée par le vitrail n’est pas visible. Elle n’est point évidente, elle doit être décryptée et est donc dépendante de la différence liée à l’écriture. Cette écriture macule toute transfiguration, révélation, illumination.
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Illustrations
Illustr. 1 : Vitrail de Saint-Julien-lʼHospitalier de Notre-Dame de Rouen.
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Illustr. 2 : Franz Marc (1880–1916). La biche morte. © Franz Marc Museum, Stiftung Etta und Otto Stangl.
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Illustr. 3 : Taddeo Gaddi (13?–1366). Saint Julien. © New York, The Metropolitan Museum of Art.
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Illustr. 4 : Masolino da Panicale (1383–1447). Scènes de la légende de saint Julien l’Hospitalier. © Musée Ingres Montauban.
Hérodias : Iaokanaan ou l’avènement de l’Église catholique romaine, fille de Babel Illum oportet crescere, me autem minui —Le retable d’Issenheim Son style, qui rend tout immobile, est la plus singulière fontaine pétrifiante de notre littérature. — Jean Prevost 1 Das Christentum als Formel, um die unterirdischen Culte aller Art, die des Osiris, der großen Mutter, des Mithras zum Beispiel, zu überbieten – u n d zu summiren: in dieser Einsicht besteht das Genie des Paulus. — Friedrich Nietzsche2
Hérodias, le dernier des Trois Contes, est généralement jugé incompréhensible. Flaubert sachant écrire, on est en droit de supposer que cette inintelligibilité est voulue. La réception d’Hérodias contraste fortement avec les deux autres Contes, considérés comme accessibles et lisibles. Cette impression encore souvent partagée est trompeuse. Car tandis que dans Hérodias c’est l’incompréhensibilité, l’illisibilité qui se donne à lire, on reste dans les deux autres Contes prisonnier de l’illusion d’une fausse lisibilité, aveugle en quelque sorte. La trilogie des Trois Contes raconte aussi l’histoire de la lisibilité qui se caractérise, plus on se rapproche de l’époque moderne, par l’opacité croissante d’une prétendue intelligibilité. Cette opacité est due au refoulement de la scène originelle de la naissance du christianisme, donnée ici à lire par Flaubert à rebours de la tradition. C’est pourquoi il inverse la chronologie et commence par l’opacité, l’obscurité de la modernité comme méconnaissance de l’inintelligibilité sous couvert d’une lisibilité trompeuse pour finalement en arriver, avec Hérodias, à une lisibilité de l’illisible sous l’Antiquité. Flaubert renverse l’idée selon laquelle à l’époque moderne on irait plus « éclairé » vers la lumière de l’entendement.
1 Jean Prévost, « Aspects du roman moderne », dans : Problèmes du roman, éd. id., édition spéciale de la revue Confluences (Lyon) (1943), 21–24, 22. 2 Friedrich Nietzsche, Der Antichrist, dans : id., Kritische Gesamtausgabe, éd. Giorgio Colli et Mazzimo Montinari, Berlin [et al.] : de Gruyter, 1969, vol. VI/3, 162–252, 245. https://doi.org/10.1515/9783110639469-006
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« Obscurité » est le mot le plus fréquemment employé en rapport avec Hérodias. La longue série de ceux qui déploraient son illisibilité commence du temps de Flaubert avec Taine, Aglaé Sabatier et Sainte-Beuve, pour s’arrêter provisoirement avec Gérard Genette.3 L’impression d’inintelligibilité communément partagée est d’autant plus étrange que Flaubert raconte une histoire que tout le monde connaît : l’histoire de la décollation de Jean-Baptiste. Cette intrigue familiale où il est question de pouvoir, de meurtres et de sexe, a des implications politiques. Hérodias veut rester maîtresse d’un royaume qu’elle a conquis en transgressant par le pouvoir du sexe la loi judaïque interdisant les mariages consanguins. C’est par ce pouvoir qu’elle veut asseoir sa domination.4 Les évangélistes Matthieu et Marc sont d’accord sur cette interprétation avec l’historien Flavius Josèphe, que Flaubert reprend conformément à l’état de la recherche à son époque. Voici, dans ses grands traits, l’interprétation qu’en donne Flaubert : la reine Hérodias, maudite en public par Jean-Baptiste pour avoir contracté un mariage incestueux avec Hérode, amène son époux, malgré ses réticences, à éliminer l’adversaire politique qui représentait pour elle un danger. « Car Hérode ayant fait prendre Jean, l’avait fait lier et mettre en prison, à cause d’Hérodiade, femme de son frère Philippe ; parce que Jean lui disait : Il ne vous est point permis d’avoir cette femme » (Mt 14,3–4). Dans l’Évangile selon Matthieu, Hérode n’ose pas faire assassiner Jean-Baptiste parce que le peuple le considère comme un prophète et qu’il en a peur. Dans l’Évangile selon Marc, Hérode craint Jean et lui voue même du respect, car il savait « qu’il était un homme juste et saint » (Mc 6,20). Flaubert suit la tendance qu’a l’Évangile de Marc à souligner l’antagonisme entre Hérodias et Hérode et l’adapte en écrivant qu’Hérodias essaie sournoisement de tuer Jean en faisant mettre des serpents dans son cachot. Dans les deux Évangiles, Hérodias obtient ce qu’elle voulait : la tête de Jean. Elle triomphe sur celui qui menaçait sa domination et qui avait œuvré en faveur de sa répudiation. Utilisant les armes d’une femme, elle pousse Hérode à accomplir sa volonté à elle, en profitant de son excitabilité érotique, qu’elle a déjà éprouvée dans sa chair. Pour parvenir à ses fins, elle se sert de sa fille Salomé, qu’elle a eue de son premier mariage avec le frère d’Hérode. Au comble de l’excitation provoquée par la danse de Salomé lors du grand festin donné pour son anniversaire,
3 Pour Aglaé Sabatier, voir Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Louis Conard, Paris 1910, 225– 226. Gérard Genette, « Demotivation in Hérodias », dans : Flaubert and Postmodernism, éd. Naomi Schor et Henry F. Majewski, Lincoln et Londres : Univ. of Nebraska Press, 1984, 192– 201, 201. 4 Voir Flavius Josèphe, Jüdische Altertümer, trad. Heinrich Clementz, Wiesbaden : Marix, 2004 [Halle a. d. Saale 1899], XVIII, 5, 1, 885.
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Hérode promet à Salomé de lui donner tout ce qu’elle exigera. Salomé – nous connaissons tous cette scène qui a enflammé l’imagination du XIXe siècle – demande, sur l’ordre de sa mère, qu’on lui apporte la tête de Jean sur un plat. Hérode, lié par sa promesse, s’affaisse sous le poids de ses sombres pressentiments quant aux conséquences de ce geste, lesquelles s’opposent aux espérances d’Hérodias ; il fait apporter sur un plat la tête de Jean pour l’offrir à Salomé, qui, docile, la remet à sa mère. Ce plat est un détail étonnant, sur lequel Marc insiste, car c’est déjà dans l’Évangile une preuve emblématique de la dépravation du festin en tant que signe prémonitoire pervers de la Cène. L’élément emblématique du récit – la tête coupée sur un plat – me semble mettre en valeur la proposition faite à propos de cette scène par René Girard dans sa belle lecture de l’Évangile de Matthieu : il suppose chez Salomé une « error in reading ».5 Celle-ci aurait compris de façon trop littérale le désir de sa mère et de travers la figure rhétorique correspondante : la tête comme métonymie de l’exécution. Chez Flaubert, sa danse montre très précisément de quoi il s’agit. Il modèle la danse de Salomé sur la danse d’Azizeh, dont il se souvient en détail dans son Voyage en Égypte. À l’en croire, elle danse une décapitation ; la danse produit un « effet de décapitement effrayant ».6 Le plat qui connaîtra un succès étonnant au plus tard dans l’art fin de siècle est un élément littéraire rare dans les Évangiles. Mais les Évangiles ne racontent pas une quelconque intrigue tirée du cabinet des horreurs de la politique romaine ; si cette histoire est importante, c’est parce qu’elle situe la naissance du christianisme dans une scène pré-chrétienne qui se prête à une perversion anticipée de l’Eucharistie. Son premier martyr est Jean, le précurseur du Messie et de tous les martyres politiques à la suite du Christ. Il faut une habileté considérable pour créer un effet de distanciation tel avec une histoire familière qu’elle en devient inintelligible. La mise en lumière jusque dans ses moindres détails de la source qui va de pair avec cette distanciation est tout aussi étonnante. Le stratagème le plus évident utilisé par Flaubert est le changement de perspective : Hérodias situe la naissance du christianisme dans un contexte inhabituel, purement romain. Chaque mot du texte respire en effet l’évidence de la domination romaine avec toutes ses implications. « César » est le mot qui accompagne l’entrée en scène d’Hérodias et qu’elle a sans cesse à la bouche. Tous les conflits s’inscrivent dans un monde romain dont les intérêts politiques, supposés connus, ne sont que suggérés. Le
5 René Girard, « Scandal and the Dance : Salome and the Gospel of Mark », dans : New Literary History 15 (1984), 311–324, 318. 6 Pierre-Marc de Biasi, commentaire de l’édition des Trois Contes, éd. P.-M. de Biasi, Paris : Librairie générale française, 1999 [= dB], 173.
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titre d’Hérode suffit à le montrer : les gouverneurs institués par Rome s’appelaient jusqu’à Constantin des « tétrarques ». Dans les Évangiles, les luttes pour le pouvoir menées dans le cadre du conflit avec Rome restent à l’arrière-plan, de même que la dépendance des gouvernants locaux vis-à-vis de Rome ou les questions de « romanisation ». Dans le texte de Flaubert, la Palestine, la Galilée, la Judée et la Samarie constituent indéniablement une colonie romaine jusque dans les querelles entre les sectes juives et leurs alliances avec les Romains, jusqu’aux guerres avec les Arabes. Au cœur de cette distanciation historique, de cette dé-automatisation de la lecture de la tradition chrétienne, Flaubert inscrit une révocation du contenu de l’Évangile tel qu’il a été annoncé. L’historicisation et la distanciation ne sont pas au service de la modernisation, de la démythification ou de la relativisation de la source biblique, comme cela était le cas des études bibliques de son époque à l’instar de Renan. En plaçant l’Évangile dans un contexte romain, Flaubert révèle sa vérité dans son testament littéraire que sont les Trois Contes. Le sujet d’Hérodias est une translatio cachée, restée dans l’ombre, de l’Antiquité romaine et du judaïsme dans le christianisme, mise au jour par Flaubert. Ce transfert est nommé dans le titre : son dénominateur est Hérodias, cette souveraine juive entièrement romanisée qui fait le lien mediatrix entre les Juifs et les Romains.7 Son origine judéo-romaine, son indéniable romanité altèrent d’emblée la Bonne Nouvelle. Au même titre d’ailleurs que Jérusalem, Rome est synonyme pour Flaubert de Babel. Hérodias raconte l’avènement de l’Église, née de Babel et rendant Babel universelle, c’est-à-dire catholique. Flaubert illustre ce transfert de façon appropriée, babylonienne donc. Le testament de Flaubert n’est pas exotérique comme l’Évangile, mais ésotérique. Si cette histoire est un « contre-évangile », c’est déjà en raison de cette intention formelle, rhétorique. Tandis que la religion chrétienne mise sur une évidence universelle pour tous les humains de bonne volonté, comme le montrent la Pentecôte et l’Épiphanie, Flaubert invalide la Bonne Nouvelle sur un mode ésotérique, complexe et intertextuel en l’éclairant paradoxalement à contre-jour, au moyen de la tradition antique. Saint Julien et Un cœur simple sont des légendes qui inversent la forme simple de la Vita sanctorum. Hérodias en revanche est une réécriture inversée de l’Évangile, qui parle du message de l’Évangile sous une forme plus complexe, inspirée de la tragédie classique. La surface parfaitement lisse d’Hérodias présente l’imposture de l’Évangile éclairée par la lumière éblouissante de la tradition : la promesse d’un royaume qui n’est pas de ce monde, où tous sont
7 Philippe Bourgeaud, La Mère des Dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris : Éd. du Seuil, 1996.
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unis par une alliance d’amour d’ordre spirituel, alliance née à la Pentecôte avec l’avènement de l’Église universelle en tant qu’alliance des cœurs entendant la Parole, et la promesse d’une victoire sur la mort et de la résurrection de la chair par un amour plus fort que la mort. Prenant le contre-pied des Évangiles, Flaubert ancre la naissance de l’Église dans le contexte historique, c’est-à-dire romain/païen et juif. Contre le nexus des Évangiles, il mobilise des témoignages séculiers alternatifs qu’il insère parfaitement dans son récit, de Flavius Josèphe à Suétone, avec leur traitement par l’étude critique des sources et leur réécriture à son époque, la plus connue étant celle de Renan. En tenant compte de la nouvelle source qu’est le Nouveau Testament, mais en inversant son scopus – à savoir l’histoire du salut – le conte Hérodias atteste la naissance d’une Nouvelle Alliance qui s’avère être une globalisation des religions funestes de type babylonien. Mais ceci ne peut être déchiffré qu’à la lumière d’une ironie restée présente uniquement dans la négation : l’« histoire » terrestre n’est que la promesse chrétienne contrecarrée. C’est, paradoxalement, l’histoire séculière, et donc l’histoire romaine, qui est révélation ex negativo de l’histoire du salut. Flaubert livre dans Hérodias une version de la naissance du christianisme radicalement différente de la Bible. Le conte est littéralement bâti sur l’omission de la Bonne Nouvelle. Le texte supprime la réponse tant attendue, qui certifie que le Christ est bien le Messie. Il manque le fondement de la Nouvelle Alliance : Or Jean ayant appris dans la prison les œuvres merveilleuses de Jésus-Christ, envoya deux de ses disciples lui dire : Êtes-vous celui qui doit venir ou si nous devons en attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez rapporter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Évangile est annoncé aux pauvres. Et heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute.8
À cette Nouvelle Alliance, à ce Nouveau Testament, Flaubert oppose un autre testament. Notre propos sera donc de montrer en quoi consiste l’objection de Flaubert à la Bonne Nouvelle. Le récit de Flaubert respecte strictement l’unité classique de lieu et de temps : l’histoire de la décapitation de Jean dans la forteresse du tétrarque Hérode dure exactement vingt-quatre heures, du lever du soleil au lever du soleil le jour suivant. Le soleil jouera encore un rôle décisif ; finalement, Hérodias est une histoire solaire. Son caractère dramatique est renforcé par le recours massif au discours direct. Pourquoi la naissance du christianisme, à savoir l’authentification du Messie par le premier martyr protochrétien Jean-Baptiste est-elle ra-
8 Louis Isaac Lemaître de Sacy, La Bible, Paris : Laffont, 1990, Mt 11,2–6.
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contée sous forme de tragédie, genre qui passe pour avoir été surmonté par le christianisme – il suffit de se souvenir de la Divine Comédie de Dante ? Telle est l’énigme posée par Hérodias. Que signifie romain pour Flaubert ? Romain est pour lui synonyme de babylonien. Ce topos est illustré ; l’enjeu esthétique consiste à donner à lire l’illisibilité. Le défaut d’intelligibilité, voilà le sujet d’Hérodias, où personne ne comprend rien si ce n’est la violence et le sexe, où chacun est aveugle et sourd et n’entend que son intérêt propre. Ce n’est pas un hasard si le thème dominant d’Hérodias est la traduction. Sur le plan théologique, le récit se situe entre deux pôles que sont Babel et la Pentecôte. La cacophonie chaotique appelle en creux, comme contre-image, la Pentecôte. La naissance du christianisme racontée ici inclut dans le topos babylonien sa contre-image, l’Église née à la Pentecôte. Le prélude à la Pentecôte est représenté, à la cour d’Hérodias, par les colombes, symboles du Saint-Esprit : « des colombes, s’envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour » (239).9 Il est dit dans la Bible que Jean baptisait dans l’eau pour annoncer la venue de celui qui baptiserait dans l’Esprit Saint ; l’Esprit de Dieu descend sur Jésus comme une colombe afin d’attester qu’il est bien le Fils de Dieu. La Pentecôte, qui met fin à la confusion des langues, est la condition de l’évangélisation du monde. Elle fondera une nouvelle forma vitae, inouïe dans l’univers babylonien romain. Cette forma vitae n’est pas motivée par l’amour de soi et ne cherche pas le sien. Elle est motivée par l’amour d’autrui qui trouve sa plus haute manifestation dans le don de soi du « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue » (Jn 3,30) de Jean-Baptiste préfigurant la mort sacrificielle du Messie, comprise dans un ravissement par Phanuel à la fin du récit.10 Il est frappant de voir que toute l’écriture de Flaubert tourne autour du retable d’Issenheim. C’est là que commence la tentation de Saint Antoine, c’est là que son écriture aboutit dans son testament, que sont les Trois contes. Le retable d’Issenheim représente une des crucifixions les plus « réalistes », les plus cruelles qui soient. Le Christ en Croix n’est que blessure. Ses mains semblent accuser Dieu le père de l’avoir abandonné. La mise au tombeau a
9 Sauf indication contraire, toutes les citations d’après Gustave Flaubert, Trois Contes, éd. Peter Michael Wetherill, Paris : Classiques Garnier, 2018, 223–256. Les indications de page figurent dans le texte. 10 Dans Gustave Flaubert, Carnets de travail, éd. Pierre-Marc de Biasi, Paris : Balland, 537 et 646, de Biasi suggère qu’en relisant Renan, Flaubert aurait pensé à transformer son ouvrage Les origines du christianisme en récit. On est en droit de se demander si cette formule de Flaubert n’est pas une illustration particulièrement réussie du résumé fait par Renan de l’histoire de Jean-Baptiste : « Pour avoir été supérieur à l’amour propre, il est arrivé à la gloire et à une position unique dans le panthéon religieux de l’humanité » (Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme, éd Laudice Rétat, II vol., Paris 1995, ici vol. I, 147).
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inspiré le Christ mort d’Holbein, le plus mort des Christs morts. Sous la Croix d’Issenheim, il y a deux Jean : Jean, le disciple préféré de Jésus, désormais fils de la mère de Dieu, et Jean-Baptiste, décapité évidemment bien avant la crucifixion. Jean-Baptiste montre, avec les mêmes doigts tordus que ceux avec lesquels les mains de Jésus accusent Dieu le père, le Christ sur la Croix. Avec les paroles citées d’après l’Évangile, il atteste l’identité de Jésus, qui est au cœur de notre conte : « illum oportet crescere, me autem minui. » L’Église, la Nouvelle Alliance, se conçoit comme la contre-image de la Babylone romaine. En référence à la Cité de Dieu d’Augustin d’Hippone, la Babylone romaine est civitas terrena : une société guidée par la concupiscence et non par la charité. Sur le plan politique, cela s’exprime dans le fratricide et l’inceste. Que Flaubert écrive sur son époque, la Révolution de 184811 comme dans l’Éducation sentimentale, ou sur une période historique, une révolte à Carthage pendant les guerres puniques comme dans Salammbô, le fratricide demeure un thème central. Comme motif fondamental, représentatif du déchirement de tout corps politique régi non par la volonté de Dieu, mais par les intérêts particuliers d’individus mûs par la concupiscence, le fratricide trouve littéralement son accomplissement dans la guerre civile – jusqu’à l’époque de Flaubert. Suivant en cela Tacite, Flaubert ajoute à ce tableau le motif de l’inceste, lequel ne joue pas un rôle important chez Augustin, et en fait un motif parallèle au meurtre. La guerre fratricide et l’inceste fondent et détruisent le corps social. À la différence des auteurs romains, le fratricide, l’inceste et leur accomplissement dans la guerre civile ne sont pas chez les auteurs chrétiens et postchrétiens comme Augustin et Flaubert une perversion du corps social et politique ; ils en sont le fondement caché et en garantissent secrètement le fonctionnement. Dans une translatio dévastatrice, esquissée par Flaubert, l’Église catholique romaine se situe dans le prolongement de l’héritage romain ; c’est même elle qui assure à Rome/Babel son triomphe universel, véritablement catholique. Dans la perspective de Flaubert, le christianisme repose sur une strate mythique : il n’est – d’un côté – que la mondialisation du culte de Cybèle devenu culte d’État prédominant à Rome. La naissance du christianisme est donc le moment où ce n’est pas la Pentecôte qui mène à une Nouvelle Alliance basée sur l’amour, mais Babel qui est effectivement globalisée et devient proprement catholique. Le christianisme tel que l’entend Flaubert est une variante des cultes orientaux qui, avec la fin de l’austérité de la République romaine, envahit la struc-
11 Cf. Barbara Vinken, « Rom – Paris », dans : Tumult. Schriften zur Verkehrswissenschaft. Römisch, vol. 30, éd. Walter Seitter et Cornelia Vismann, Zürich [et al.] : Diaphanes, 2006, 81– 96.
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ture de l’État, la res publica. Il naît de la chair des cultes phalliques, des cultes orientaux orgiaques qui, à Rome, s’efforcent de conquérir l’hégémonie du monde. En tant qu’avatar des cultes orientaux dans lesquels l’héritage judaïque se fond entièrement, la religion chrétienne crée le nouveau type de religion du Salut avec sa nouvelle rhétorique. L’Occident chrétien, avant même sa naissance, est dans cette perspective depuis toujours « asiatique », ce qui ne manque pas d’ironie, car – et c’est du moins ce que Flaubert retient des Actes des Apôtres – les apôtres excluaient l’Asie expressis verbis de l’annonce de l’Évangile.12 Les idéaux classiques, la rationalité grecque, la noble simplicité et calme grandeur, sont systématiquement chassés de cette translatio Romae. En associant le royaume et le salut, la victoire et la croix, en pratiquant donc une théologie politique, l’Église poursuit la malédiction romaine jusque dans ses avatars politiques – la République française, l’Empire français –, et ce jusqu’en plein XIXe siècle. Dans ce signe, in hoc signo, ce ne sont pas les Juifs, comme l’affirme Nietzsche dans son antisémitisme chronique, qui l’ont emporté, mais Babel. C’est la Mauvaise Nouvelle, le dys-évangile, que Flaubert annonce dans Hérodias en tant que plus grande ironie de l’Histoire.13 Au Nouveau Testament, Flaubert oppose un autre testament, qui est une mauvaise nouvelle, n’a rien de nouveau et ne fait que perpétuer l’ancien avec des moyens plus efficaces. Sa Nouvelle Alliance, forgée sous le signe de Babylone, unit les Romains et les Juifs. C’est l’alliance entre Hérodias et Aulus qui engendre l’avenir. De l’autre côté, la promesse faite par le christianisme d’un amour inouï – Pentecôte, Eucharistie, sacrifice de soi – a dans la perspective de Flaubert marqué l’histoire profane depuis toujours et pour toujours. Malgré toute sa précision historique, Flaubert n’écrit pas de romans historiques : il n’existe pas d’espace du séculier en dehors de la Révélation. L’Histoire n’est que Révélation inversée, ordo inversus. Augustin d’Hippone abandonna la politique et misa sur la civitas Dei. À la présomption d’un royaume terrestre éternel, né de la volonté de Dieu, dont il voyait l’incarnation dans la prophétie du Jupiter de Virgile « imperium sine fine dedi », il oppose le Royaume du Christ qui n’est pas de ce monde et qui ne fait que s’esquisser sur terre dans l’Église. Chez Flaubert au contraire, c’est – dans une inversion extrêmement ironique de la théologie romaine d’Origène – la prédiction du règne infini du Jupiter romain qui trouve sa confirmation dans l’His-
12 Flaubert remarque que dans les Actes des Apôtres, le Saint-Esprit exclut l’Asie de l’annonce de la Bonne Nouvelle. « L’Asie ne doit pas être chrétienne », note Flaubert, s’appuyant sur cette citation : « le Saint-Esprit leur défendit d’annoncer la parole de Dieu en Asie », Manuscrit de la Pierpont Morgan Library, citation des Actes des Apôtres. 13 Hans Peter Lund, Flaubert – Trois Contes, Paris : Presses Univ. de France, 1994, 88.
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toire. Ce n’est pourtant plus une promesse, c’est une malédiction. Babel règne en maître absolu, pour l’éternité, au nom de l’Église catholique et avec son soutien. La priorité de Flaubert ne va pas comme chez les auteurs romains à la critique du système politique et social. Flaubert fait porter son attention sur les manifestations de la civitas terrena en tant que variantes de la perversion d’une promesse : de la promesse d’une Nouvelle Alliance qui, dans l’acte même de l’annonce de la malédiction qu’elle devait lever, a été absorbée pour ne plus être présente dans l’Histoire qu’ex negativo. Seule l’histoire terrestre maintient présente la matrice chrétienne en tant que schéma perverti. Il n’y a que là qu’elle peut être déchiffrée. En cela, Flaubert se distingue radicalement d’Augustin. Chez Flaubert, contrairement à Augustin, l’histoire et le salut, la civitas terrena et la civitas Dei ne sont pas tout simplement indépendantes l’une de l’autre, mais – est-on tenté de dire – liées par un rapport plus dialectique. Car l’Histoire n’est lisible que sur l’arrière-plan de la promesse des Évangiles, elle en est l’inversion ; de même, à l’inverse, cette promesse ne peut plus poindre que dans la perversion de l’Histoire. Elle n’a plus de lieu positif. Flaubert déchiffre le monde qu’il dépeint dans Hérodias sur le fond de la Bonne Nouvelle. L’état de la confusion babylonienne des langues, où personne n’entend rien que le sexe et la violence, universellement compris, également mortels, est l’inversion de la Pentecôte où l’Esprit Saint unit tous les hommes dans l’amour de Dieu. Le festin d’Hérode est l’inversion de l’Eucharistie. Le corps politique tel qu’il est mis en scène dans le festin donné par le Tétrarque pour son anniversaire n’est pas uniquement, en référence à la Vie des douze Césars de Suétone, une perversion du corps politique, mais aussi une inversion du corps tel que l’Église du Christ le représente. La mort de la chair – la tête de Jean sur le plat deviendra charogne parmi la charogne – est la contre-image de la transfiguration et de la résurrection de la chair. La matrice chrétienne n’est pas évoquée explicitement, mais c’est seulement si on la reconnaît en tant que schéma inversé, qu’Hérodias dévoile son sens. Le dernier des Trois Contes de Flaubert achève, dans sa lecture critique des mythes, d’un côté l’anéantissement de l’Église catholique romaine en tant que religion complètement dépravée depuis ses origines ; seule la littérature peut s’opposer à ses ravages, à sa fausse promesse de rédemption, seule la littérature peut rester résolument fidèle au témoignage apporté par la vie du Christ et par tous ceux qui, imitant le Christ, souffrent avec lui, mort sur la croix. Ce que préserve la littérature n’est autre qu’un amour allant jusqu’au don de soi, un amour que l’on perçoit pour la première fois, de façon encore incomplète certes, dans cette sentence d’Hérodias : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». Le fait qu’il soit encore mû par un calcul de profits et pertes – diminuer et
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croître – met au jour son caractère provisoire. Néanmoins, même provisoire, il signifie une rupture radicale avec tout ce qui est romain, babylonien. La littérature, du moins les textes de Flaubert, devient, en tant qu’elle préserve cette maxime, une instance opposée à l’Église catholique romaine et à ses héritiers séculiers modernes. Flaubert interprète le christianisme catholique romain comme une forme aggravée de l’idolâtrie. Il l’analyse comme phallolâtrie à l’instar du culte de Cybèle. Mais cette critique des mythes ne se fait pas dans l’esprit des Lumières, il se fait sous le signe de la croix. Flaubert ne participe pas à une entreprise de sécularisation, car il ne voit en elle qu’une réécriture de l’histoire du salut, avec des conséquences peut-être encore plus dévastatrices que celles de l’Église catholique : sous couvert d’un nouveau royaume salvateur, royaume bien de ce monde dont les révolutions ne cessent d’annoncer l’avènement, la fatalité que représente toute histoire terrestre se pérennise avec encore plus d’efficacité, à une allure de plus en plus vertigineuse. Qui est le Iaokanann de Flaubert ? Dans le seul entretien dans ce conte digne de ce nom, il y va de l’interprétation de deux passages, dont une sorte d’énigme constituant le cœur d’Hérodias : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue » (Jn 3,30). Si le sens de cette phrase doit rester inintelligible pour Hérode lui-même et pour son bourreau, cela est encore plus vrai du deuxième passage qui évoque une « grande nouvelle » (225) devant éclairer la relation entre Jean et Jésus, laquelle n’est toutefois pas explicitée. En fait, l’histoire est bâtie autour de l’omission de la « grande nouvelle » que l’Évangile sera un jour, mais qui est ici un blanc. « [L]a réponse si longtemps espérée » (256) arrive trop tard pour Jean, mais joue un rôle significatif bien au-delà de sa mort : sauvée des reliefs du festin fatal, la tête de Jean est trop lourde pour n’être portée que par un seul homme. Les porteurs sont les messagers envoyés par Jean pour s’enquérir si Jésus était le nouveau Messie. Jésus lui transmet une bonne nouvelle, qui ravit l’Essénien Phanuel, appelé en renfort par Flaubert. Matthieu écrit ceci : Or Jean ayant appris dans la prison les œuvres merveilleuses de Jésus-Christ, envoya deux de ses disciples lui dire : Êtes-vous celui qui doit venir ou si nous devons en attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez rapporter à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Évangile est annoncé aux pauvres. Et heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute (Mt 11,2–6).
Paraphrasé par Renan, cela donne ceci : Es-tu celui qui va venir ? Devons-nous en attendre un autre ? Jésus, qui dès lors n’hésitait plus guère sur son propre rôle de messie, leur énuméra les œuvres qui devaient caractéri-
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ser la venue du royaume de dieu, la guérison des malades, la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux pauvres.14
Dans Madame Bovary, Flaubert avait réfuté précisément cette bonne nouvelle : la pauvre servante Catherine Leroux reçoit une bonne nouvelle qui tient du sarcasme ; l’opération subie par Hippolyte boiteux fait qu’après il peut encore moins marcher, et l’aveugle de la diligence reste aveugle malgré les miracles de la pharmacie. L’information relatée par Matthieu fait que pour la première fois dans Hérodias, quelqu’un comprend : « L’Essénien comprenait maintenant ces paroles : ‹ Pour qu’il croisse, il faut que je diminue. › », 256) Cependant, le fait que l’Essénien Phanuel soit manifestement le premier à comprendre ne peut être compris que par le lecteur qui, lui, est habitué à lire Matthieu comme Bonne Nouvelle et est en mesure de compléter ce passage. L’invalidation de l’Évangile mise en scène par Flaubert n’est pas évoquée explicitement. Ceci a une pointe au niveau herméneutique. Les deux sermons d’Augustin d’Hippone consacrés à Jean-Baptiste constituent sur le plan structurel le principal intertexte du récit. D’après Augustin, l’Église ne fête que deux naissances : celle de Jean (24 juin, solstice d’été) et la Nativité du Christ (24 décembre, solstice d’hiver). Augustin relie la phrase « pour qu’il croisse, il faut que je diminue » aux solstices d’été et d’hiver, et l’allongement ou la diminution de la durée du jour avec leur mort : Jean est raccourci par la décapitation comme le soleil qui commence à diminuer à dater de sa naissance, tandis que le Christ élevé en croix grandit de même que les jours commencent à rallonger à partir de sa naissance. À cela correspond la relation typologique entre Jean et Jésus, relation qu’Augustin définit comme celle entre la voix et la parole : John was asked who he was, whether he was the Christ, whether Elijah, whether the prophet: I am not, he said, the Christ, nor Elijah, nor the prophet. And they said, So who are you? I am a voice drying in the desert. (N 1:22–23) He called himself a voice. You have John as a voice; what have you got Christ as, if not as a word?15
Augustin définit le rapport entre la voix et la parole comme celui entre les sons qui ne veulent encore rien dire et sont donc en soi inintelligibles et le Verbe porteur de sens. « It is a kind of formless sound, bearing or carrying a noise to the ears, without any meaning to the intelligence. »16 C’est le Verbe ou signifié en langage moderne qui donne un sens à la voix, décrite comme signifiant. Pour Augustin, Jean devient la première des voix, la voix par excellence :
14 15 éd. 16
Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris : Michel Lévy Frères, 1863, 196. Sermon 288, dans: The Works of Saint Augustine 3 : Sermons ; 8. (273–305A) on the Saints, John E. Rotelle, trad. Edmund Hill, Brooklyn, NY : New York City Press, 1994, 112. Saint Augustin 1994, 112.
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So gather together all the voices which preceded the Word as into one man, and lump them all together in the person of John. He was cast in the symbolic role of all of them, he alone was the sacred and mystical representative or person of them all. That’s why he is properly called the voice, as the sign and sacrament of all voices.17
Le rapport entre figura et implementum fait chez Augustin l’objet d’une nouvelle figuration avec l’exemple de la voix et du Verbe : la voix, véhicule dénué de sens, ne prend un sens que par le Verbe. C’est la parole de Jésus qui donne un sens à la voix de Jean, lui permettant enfin de signifier quelque chose ; là, Augustin cite l’Évangile de Jean « Au commencement était le Verbe » et « Et le Verbe s’est fait chair ». Chez Flaubert aussi, Jean-Baptiste est l’incarnation de la voix. Jamais on ne le voit vivant, sa présence ne repose que sur sa voix et sa tête coupée. Jean est voix, il est LA voix : « Tout à coup, une voix lointaine, comme échappée des profondeurs de la terre » (225). « La voix répondit » (241), etc. La voix qui parle chez Flaubert dans un collage intertextuel composé de la voix de tous les prophètes et incarne donc la figura de l’Ancien Testament, n’est cependant pas emplie de la parole du Christ. Le récit de Flaubert est construit sur un blanc, sur les mots manquants de Jésus. La nouvelle de l’essence du Christ arrive trop tard pour Jean. Ils se manquent, si bien que la voix ne peut pas devenir parole, Verbe. Toutes les prophéties ne s’accomplissent pas en Jean, la voix ne transporte aucun message, elle reste littéralement in-sensée. Si Flaubert inverse la signification typologique de la relation entre Jésus et Jean élaborée par Augustin, il inverse aussi le mode d’interprétation de la métaphore du solstice pour la mort de l’un et de l’autre. Augustin spiritualise la métaphore du soleil dans le motif de la croix, Flaubert la sexualise dans la chair. En prenant la diminution au sens littéral – comme les jours qui raccourcissent, Jean raccourcit, mais lui, c’est d’une tête –, Augustin donne de la mort sur la croix, et donc du basculement de la figuration du charnel vers le spirituel, une lecture spirituelle : le Christ est élevé sur la croix. L’élévation sur la croix, symbole du spirituel, est située par Flaubert dans le contexte sexuel de la castration et de l’érection. La figuralisation inversée correspond à l’interprétation opposée de la relation typologique entre l’Ancien et le Nouveau Testament : d’après Augustin, le Nouveau Testament accomplit avec le Christ et en lui la spiritualisation de l’Ancien Testament. Pour Flaubert au contraire, le Nouveau Testament poursuit en les niant les littéralités antique et juive sous forme de « pseudomorphose ».18
17 Saint Augustin 1994, 115. 18 Hans Jonas emprunte à Spengler le concept de pseudomorphose pour décrire les fusions religieuses (généralement gnostiques) dans La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive (Gnosis und spätantiker Geist), Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1934.
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Flaubert raconte la naissance du christianisme à rebours des Évangiles et de leurs interprétations déterminantes. Mais il interprète l’histoire terrestre sur l’arrière-plan de la Bonne Nouvelle ; ce n’est qu’en tant que perversion de la promesse d’une alliance d’amour universelle que l’Histoire est déchiffrable et fait sens. La vaste cacophonie chaotique du conte implique l’image contraire, celle de la Pentecôte. La naissance du christianisme telle qu’elle est reconstruite par Flaubert comprend dans le topos babylonien comme dans une contre-image l’Église née à la Pentecôte. C’est ainsi que les colombes évoquent dès le début du récit la Pentecôte, dont elles accompagnent le prélude à la cour d’Hérode : « des colombes, s’envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour » (239). Il est écrit que Jean-Baptiste baptisait dans l’eau afin d’annoncer celui qui baptiserait dans le Saint-Esprit. Le motif du Saint-Esprit est un écho que les Trois Contes se renvoient. Il figurait déjà explicitement dans Un cœur simple et rendait possible sa simplicité tardive : « Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d’Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur » (187). Le miracle de la Pentecôte qui met fin à la confusion des langues est la condition d’une évangélisation universelle. Il devait inaugurer une nouvelle forma vitae absolument inouïe dans un contexte babylonien, qui s’articule non dans l’amour de soi mais dans le don de soi du « pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». Jean ne comprend pas parfaitement cette maxime dans l’attente de sa mort messianique ; elle n’est compréhensible qu’après-coup, post factum, par Phanuel pris d’un ravissement. Mais ce qu’a vraiment compris Phanuel, le mage, seul l’avenir le dira : Jean sera-t-il éclipsé par Jésus ? Phanuel porte l’ambiguïté de la compréhension littéralement inscrite dans son nom, car celui-ci désigne le lieu où Jacob se retrouve face à face avec Dieu sans le reconnaître (Gn 32,30).19 Le christianisme est présenté dans Hérodias comme le résultat d’un transfert de Rome nié, resté aveugle et inconscient de son aveuglement. Cette translatio est une pseudomorphose du culte de Cybèle, une phallolâtrie. La naissance de l’Église catholique romaine à partir du culte de Cybèle est la translatio ironique que Flaubert élabore dans Hérodias : la religion chrétienne repose sur un substrat mythique que même une analyse historique à la Renan n’a pas vu. Elle n’est que le prolongement le plus efficace, la mondialisation du culte de Cybèle. Ce culte, d’après les recherches auxquelles Flaubert se réfère, était déjà à l’époque de la naissance du Christ le culte d’État prédominant à Rome.20 La 19 Voir l’analyse éclairante de Cécile Matthey, L’écriture hospitalière. L’espace de la croyance dans les « Trois Contes » de Flaubert, Amsterdam [et al.] : Rodopi, 2008, 77. 20 Il n’est pas intéressant de savoir si, d’après les recherches les plus récentes, ceci est encore historiquement vrai. Flaubert s’inspire surtout de la critique des mythes de Creuzer, Georg Friedrich Creuzer, Religions de l’antiquité considérées principalement dans leurs formes symbo-
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naissance du christianisme est le moment où ce n’est pas la Pentecôte qui conduit à une alliance d’amour universelle, mais au contraire Babel qui, sous la forme de l’Église catholique romaine, s’est globalisé, mondialisé. Tout est donc indéniablement devenu babylonien ou plutôt l’est resté, civitas terrena pour reprendre l’analyse d’Augustin, mais sans la moindre perspective de civitas Dei. La gloutonnerie d’Aulus évoque en négatif l’Eucharistie, la danse de Salomé la Pentecôte. Le troisième acte d’Hérodias, le festin donné par le Tétrarque pour son anniversaire, est dominé par le réseau de signifiants sacrifice, cène, transsubstantiation/métamorphose, chair et vin. Sur le plan thématique, c’est la question de la résurrection de la chair qui est au premier plan, « Il ressuscita le troisième jour », et cette résurrection de la chair est liée à une question politique, la question du royaume : « Mon royaume n’est pas de ce monde », « Que ton règne vienne ». La chair et son aptitude à être consommée s’imposent massivement. L’interchangeabilité de la chair humaine et de la viande animale – Agneau de Dieu, bouc émissaire – joue à cet égard un rôle important. Ce qui constitue le texte, c’est une déformation confinant à l’insupportable de ce motif narratif : le sacrifice par amour et la communion dans l’amour, la Crucifixion et l’Eucharistie.21 La relation entre la chair et la résurrection est l’objet de la conversation ou plutôt des hurlements qui entrecoupent le festin et qui unissent Romains et Juifs, contre la tradition biblique et la vérité historique, mais pour l’amour d’une vérité plus profonde, celle du nouveau testament flaubertien. La question de la résurrection de la chair est discutée en contact direct, pour ainsi dire côte à côte avec des montagnes de viande morte : « On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre ; et les prêtres discutaient sur la résurrection » (249). Les Juifs discutent pour savoir si Jean est Élie ressuscité, les Romains pour leur part s’en tiennent à Lucrèce qui montre l’absurdité de la prétention du corps à la vie éternelle : « Nec crescit, nec post mortem durare videtur », « le corps, après la mort, ne croît plus et ne semble pas se conserver ». Ce parallélisme entre la citation latine et la maxime du texte qu’il s’agit de comprendre : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue », cette allitération « crescit » – « croisse » laissent transparaître la sexualisation phallique de la question de la résurrection.
liques et mythologiques, ouvrage traduit de l’allemand par J.-D. Guigniaut, X vol., Paris, 1825– 1851, ou encore de Michelet, Histoire romaine, Paris : Hachette, 1831. 21 Dans ce contexte, on ne parlera pas de « carnavalisation », car il ne s’agit pas d’une affirmation jouissive, mais de la dénonciation de quelque chose d’insupportable, d’horrible.
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Le rapport entre la mort et la chair est illustré de la façon la plus frappante par Aulus Vitellius. Dévoré d’avidité, il se goinfre à en mourir. Aulus, qui personnifie l’appétit de la chair, est chez Flaubert comme chez Suétone, la perversion du corps du souverain. Aulus n’essaie même pas de maîtriser sa gloutonnerie, qui plus tard – ainsi que Flaubert peut le dire du point de vue de celui qui connaît l’histoire – surprendra l’univers. Il est esclave de ses envies. Afin de pouvoir les satisfaire sans entraves, il a fait nouer dans son dos les manches de sa robe de soie. Son corps a perdu son sexe naturel ; sa nature efféminée est soulignée par son luxe ostentatoire : « et un collier de saphirs étincelait à sa poitrine, grasse et blanche comme celle d’une femme » (245–246). De même que par manque de volonté il ne réussit pas à contenir sa goinfrerie, il se laisse guider par ses pulsions sexuelles effrénées. Le nom du très bel enfant sous l’emprise duquel se trouve Aulus, résume d’un mot la décadence de Rome : c’est « l’Asiatique ». Sous l’emprise de son avidité, Aulus n’est que chair, une chair obscène exhibée sans pudeur. L’inversion du bon corps du souverain qui se retrouve sens dessus dessous est littéralement mimée par Aulus : « Alors, ses pieds nus dominaient l’Assemblée » (246). En cela, Flaubert suit Suétone. Mais chez Flaubert, Aulus se voit investi d’une fonction qui dépasse le motif romain de la perversion du corps politique. En mettant en avant le vomissement, que les Romains pratiquaient couramment pendant les banquets et qui est devenu un topos de la décadence, Flaubert souligne d’une part la transformation subie par les aliments dans le vomi. Il souligne d’autre part la menace de mort qui réside dans cette gloutonnerie sans limites – deux éléments qui manquent chez Suétone. Cette menace de mort due à l’ingestion d’aliments se manifeste dans l’image donnée à la fin par le corps d’Aulus : « il gisait derrière un monceau de victuailles » (251). Ce « gisait » rappelle une dépouille mortelle, si bien qu’Aulus finit en tant que montagne de chair morte à côté d’un amoncellement de viande morte. La goinfrerie d’Aulus devient un contre-motif de l’Eucharistie source de vie. Le texte dit que seules des queues de brebis, de véritables paquets de graisse, sont en mesure de calmer sa colère, ce qui dans l’allusion à la fellatio homosexuelle, représente un trait particulièrement obscène de ce contre-motif de l’Agneau de Dieu. Ce contexte de l’Eucharistie, on le retrouve aussi dans le fait qu’Aulus se plaint – bien sûr dans un tout autre sens – que les mets soient insuffisamment transformés. Fidèle à la tradition de la décadence romaine, Aulus trouve que les mets ne sont pas assez déguisés et qu’ils ne peuvent assouvir ses goûts raffinés parce qu’ils sont trop primitifs. Mais en même temps, il se réfère, en aveugle bien sûr, en travesti, pour ainsi dire déguisé, à l’absence de transsubstantiation : « et le repas lui déplaisait, les mets étaient vulgaires, point déguisés suffisamment ! » (251) Le rapport entre le vin et le sacrifice qui fera que plus
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tard le Christ et Bacchus se fondront parfois dans l’iconographie – Bacchus/le Christ en tant que figure de la sobre ivresse provoquée par l’Évangile – est en effet anticipé par Aulus ivre dans un sens différent, un sens littéral, aveugle : le Roi des Juifs est Bacchus, les Juifs vénèrent le dieu de l’ivresse, ce qui explique la présence d’une vigne dans leur Temple.22 Le traducteur, Galiléen d’origine, refuse de traduire cette offense – la translatio n’a pas lieu (251). L’ivresse qui règne durant le festin n’est pas la sobre ivresse qui s’empare de celui qui aime Dieu à la lecture de l’Évangile, mais tout simplement une ébriété qui dégénère en fureur, colère, lubricité et meurtre. Le personnage d’Aulus concentre et pervertit tous les éléments constitutifs de l’Eucharistie, ce qui lui vaut d’avoir dans l’économie de l’histoire un poids tout particulier, si ce jeu de mots sur sa corpulence trop réelle est permis. Dans un cadre ainsi défini, Jean devient bouc émissaire.23 Deux éléments unissent les convives de ce festin, que sinon tout sépare : leur convoitise pour Salomé et le rejet de tous leurs maux sur Jean, dont ils souhaitent unanimement avoir la tête. L’appétit sexuel et le désir de meurtre sont tout ce qui unit le corps social : « ‹ Il dérange tout ! › dit Jonathas. ‹ On n’aura plus d’argent, s’il continue ! › ajoutèrent les Pharisiens. Et des récriminations partaient : ‹ Protègenous ! › ‹ Qu’on en finisse ! › » (250) L’amour auquel Jean succombe n’est pas l’amour du Père, la caritas, mais le désir d’inceste qui pousse Hérode vers sa nièce : « C’était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse » (252). Ce qui est mangé et bu à ce festin, ce n’est pas de la chair et du sang sous forme de pain et de vin, mais des montagnes de viande morte et de pleines outres de vin. Cette qualité mortifère est soulignée par la description des parties anatomiques d’un cadavre dépecé – langues, queues, reins – et par la charogne en tant que summum de la mort, ce qu’évoquent les cous de vautour (256). À la fin, la tête de Jean, restée sur son plat entre les débris du repas – à la manière d’une nature morte flamande – est aussi charogne : « Puis il leur montra l’objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin » (256). Le caractère mortifère de la chair naît du registre anatomique utilisé par Flaubert pour décrire la tête coupée de Jean : « La lame aiguë de l’instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les
22 Le rapport entre Bacchus, Adonis et le Christ mériterait d’être analysé. Aulus se réfère à Adonis, car c’est lui et non Bacchus qui a été tué par un sanglier (« pourceau », « grosse bête » ; 251). 23 Cf. Girard 1984. Girard a magnifiquement analysé la dynamique de cette alliance sociale précaire qui unit dans le sacrifice humain ceux qui sont mûs par des intérêts mimétiques et donc contradictoires : « The dreadful paradox of these desires is that they can make peace with each other only at the expense of some victim », 320.
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coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe » (255). L’exécution de Jean est mise en parallèle avec l’immolation du bouc émissaire dans le sacrifice animal. Les représentations d’immolation et de massacre ne sont pas seulement liées à la tête de Jean, mais aussi, implicitement, à Aulus qui, plus tard, sera lynché et dont le cadavre lynché sera porté dans Rome et exhibé à la populace ; cette scène ultérieure est actualisée dans le conte par les Pharisiens qui, avec des couteaux, menacent Antipas comme s’ils voulaient l’égorger (250). Ces images d’interchangeabilité entre l’homme et l’animal convergent dans la représentation de l’Agneau de Dieu qui, en tant que bouc émissaire, enlève le péché du monde. La sublimation opérée par l’Evangile dans cette image est inversée par Flaubert, elle n’est pas spiritualisée dans l’humain et le divin, mais transposée dans le domaine animal et charnel. Cette interchangeabilité fondamentale entre les hommes et les animaux que l’on observe dans les nouvelles de Flaubert et qui est proprement renversante dans ce troisième conte – avec des animaux dotés de qualités humaines et des hommes pourvus de qualités animales – trouve une fin terrible dans l’image du bouc émissaire immolé. La danse de Salomé, elle, inverse la Pentecôte. Elle mène à une réaction qui est la perversion de la descente de l’Esprit Saint. Les langues de feu de l’Esprit Saint enflamment tous les hommes d’un amour ardent par lequel chacun entend l’autre dans une langue universelle. Les hommes présents au festin du Tétrarque, eux aussi, brûlent d’amour sous l’effet des étincelles invisibles qui jaillissent de Salomé : « de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d’invisibles étincelles qui enflammaient les hommes » (253). Par-delà toutes leurs différences, ils sont soudain unis dans une nouvelle « alliance d’amour ». Comme ils sont en proie à leur désir charnel, toute dimension spirituelle reste un mystère : « et les nomades habitués à l’abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise » (253). Le fait que Salomé zézaie en prononçant le nom de Jean dont elle n’arrive pas à se souvenir est le signe de son caractère enfantin ;24 mais qu’elle achoppe avec sa langue constitue, dans sa charnalité rebelle, encore une fois une contreimage des langues de feu de la Pentecôte, qui sont tout esprit (254).25 La danse de Salomé est placée sous le signe de l’érection et de la castration, de la mort et de la résurrection. Au-delà de cette contre-image de la Pentecôte,
24 En évoquant ce caractère enfantin, Flaubert se situe dans la tradition de la Bible et s’oppose à la réception décadente de Salomé. Cf. Helmut Pfeiffer, « Salome im Fin de Siècle. Ästhetisierung des Sakralen, Sakralisierung des Ästhetischen », dans : Das Buch der Bücher – gelesen: Lesarten der Bibel in den Wissenschaften und Künsten, éd. Steffen Markus et Andrea Polaschegg, Bern [et al.] : Lang, 2006, 303–336. 25 C’est à Gabriele Brandstetter que nous devons cette observation.
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Flaubert interprète le récit biblique de la danse de Salomé et de la décapitation de Jean-Baptiste comme une variante du culte de Cybèle, lequel était un culte phallique. Pour cela, il s’appuie sur l’ouvrage publié par Creuzer en 1841, Symbolik und Mythologie der alten Völker.26 Creuzer ramène dans son ouvrage toutes les religions à un seul schéma, celui de la mort et de la naissance du soleil en tant que principe de fertilité et donc de vie. D’après lui, les religions préchrétiennes ne font que symboliser et mettre en scène cette mort et cette renaissance de la nature dans la sexualité humaine et en particulier dans les cultes phalliques. La danse de Salomé et la décapitation de Jean qui lui succède sont un condensé des éléments du culte de Cybèle. Hérodias apparaît en tant que mère nourricière comme Cybèle avec ses deux lions et fournit le prélude emblématique du thème développé dans la danse : le désir, le sacrifice et la mort. « Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions » (252). Le motif de la mort s’annonce dans les deux lions qui ressemblent ici aux lions qui gardent l’entrée de la tombe de Mycènes.27 S’y rapporte également le motif guerrier : ces hommes, dans un débordement de joie provoqué par l’immortalité du pénis d’Attis – par le lever du soleil source de vie –, non seulement s’automutilent, mais « furieux et belliqueux » prennent les armes. Autre élément important : les adorateurs de la déesse portent souvent des vêtements de femme. Les hommes réunis pour la fête donnée par le Tétrarque présentent incontestablement un goût pour la guerre et le travestissement. La musique sur laquelle danse Salomé, celle qui donne le ton, est celle de sa mère, celle de Cybèle ; « les tambourins tendus tonnent sous le choc des paumes, les cymbales concaves bruissent autour de la statue, les trompettes profèrent la menace de leur chant rauque » : Flaubert reprend la description d’une telle fête par Lucrèce, citée par Creuzer.28 Salomé – continuons de filer la métaphore – est dans les mains de sa mère un instrument bien rodé, aussi docile qu’indifférent, abusée afin de tuer pour l’amour du pouvoir. Les caleçons de Salomé sont parsemés de mandragores ; le savoir populaire veut qu’elles jaillissent sous les gibets du sperme des pendus qui, selon le même savoir, auraient à l’instant de leur mort une éjaculation.29 La danse est accompagnée par « [l]es sons funèbres de la gingras » (252) et par des crotales,
26 Flaubert travaille avec la traduction française. 27 Voir au sujet des fouilles : dB, 170. 28 Georg Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, IV vol., Hildesheim [et al.] : Olms, 1973 [1840/1841], vol. II, 380. 29 Cette idée est toujours d’actualité ; il suffit pour cela de penser à la sculpture en tubes au néon de Bruce Naumann dite Le Pendu, Hanged Man, Dia Art Foundation.
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une musique funèbre comme celle du culte de Cybèle. Salomé anticipe déjà le résultat de la danse – la tête coupée – dans le tableau de la décapitation qu’elle met en scène en dansant : « Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit » (253). En ce qui concerne l’image de la décapitation, le Voyage en Egypte de Flaubert est encore plus explicite, puisqu’il mentionne aussi la peur suscitée par cette figure de danse : « son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber – cela fait un effet de décapitement effrayant. »30 Le Tétrarque ressort de cette excitation comme émasculé : « Le Tétrarque s’affaissa sur lui-même, écrasé » (254). La décollation de Jean-Baptiste est de toute évidence une métaphore de l’émasculation,31 elle correspond à l’émasculation des prêtres de Cybèle. La danse illustre le lien fondamental pour le mythe de Cybèle entre le plaisir et l’émasculation, le plaisir et le sacrifice, le plaisir et la mort. Dans Hérodias, Flaubert fait d’une pierre deux coups : il cible l’humanisme du XIXe siècle (par exemple celui de Sainte-Beuve qui a en tête une Antiquité raffinée et qui voit l’Europe et Paris comme héritières d’une Rome humaniste) autant que l’Église catholique. La translatio Romae dont la France se dit l’héritière depuis la Renaissance et dont Napoléon III apparaît comme l’héritier autoproclamé est soumise à la malédiction babylonienne. Mais les sauveurs du christianisme disent parler au nom d’un humanisme éclairé comme Renan, qui croit découvrir le génie, le héros Jésus, ne s’en tirent pas mieux eux non plus. Flaubert ébranle la France dans ses deux constructions historiques dominantes : Paris en tant que nouvelle Rome, meilleure car sans souillure de fratricide, et la France comme fille aînée de l’Église, la plus fidèle de surcroît.32 Impossible de rêver encore d’une renaissance née de l’esprit antique. C’en est fait de son sérieux, de sa fierté, en un mot de sa virtus, de sa vertueuse virilité. Toute translatio de l’Antiquité, qu’elle soit catholique, républicaine, ou impériale, n’est que le travestissement des cultes orientaux, babyloniens, auxquels le christianisme avait succombé avant même sa naissance. Si l’on en croit Flaubert, l’orientalisme a toujours été plus fondamental en Europe qu’un Edward Said aurait pu l’imaginer. L’Orient doit fonctionner comme espace de l’Autre parce
30 Citation d’après dB, 173. 31 Cf. Mary Jacobus, « Judith, Holofernes and the Phallic Woman », dans : Reading Woman, New York : Columbia Univ. Press, 1986, 110–136, trad. dans : Dekonstruktiver Feminismus – Literaturwissenschaft in Amerika, éd. Barbara Vinken, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1992, 61–96. 32 Flaubert ébranle ce qu’il a désigné dans un texte précoce comme les deux piliers du monde moderne : cf. « Lutte du sacerdoce et de l’empire », dans: Gustave Flaubert, Œuvres de jeunesse (Œuvres complètes I), éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Paris : Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, 1137.
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qu’il est la racine de l’identité propre, le fondement nié d’une politique qui est pour toujours déguisée, hypocrite, babylonienne. À l’inverse d’Augustin pour qui il s’agissait de séparer l’Église de Rome, Flaubert voit l’Église catholique romaine comme universellement catholique au sens romain. Elle est fille de Babylone. Ainsi est scellée la ruine totale de toute théologie politique. Sous le couvert d’un royaume porteur d’un nouveau salut, le caractère funeste de l’histoire terrestre s’impose avec encore plus de force : travestie, Rome-Babel triomphe sur le monde. Tandis que la brutalité de l’histoire se manifeste crûment dans l’Antiquité, comme par exemple dans Salammbô, cette brutalité devient encore plus abyssale quand elle se présente hypocritement comme chrétienne sous le couvert de l’amour du prochain. En associant royaume et salut, victoire et croix, en pratiquant une théologie politique, l’Église fait vivre la malédiction romaine jusque dans les formations politiques ultérieures : la République, l’Empire, c’est-à-dire l’époque de Flaubert. Flaubert réfute les possibilités d’une politique à fondement théologique telles qu’elles apparaissent dans la sécularisation ou la laïcité. Les conséquences fatales de ces réécritures modernes de l’histoire du salut sont encore plus prévisibles que celles de la religion chrétienne. Sous ce signe, hoc signo, ce ne sont pas les juifs qui triomphent, comme le pensait Nietzsche, antisémite notoire, mais Babel. C’est la mauvaise nouvelle, le dys-évangile que Flaubert annonce dans Hérodias comme la plus grande ironie de l’histoire. C’est cette structure ironique qui sous-tend le reflet allégorique que nous percevons dans la rencontre des regards morts d’Aulus et Jean. « Par l’ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque chose » (255). Le futur empereur romain sort de son état d’ébriété pour voir sa propre mort dans les yeux éteints du prophète ; Hérode, Tétrarque par la grâce de Rome, préfigure la mélancolie tardive du XIXe siècle. Ce siècle hypocrite et aveugle croit avoir réalisé avec Paris une nouvelle Rome ou, mieux encore, une version de la Jérusalem céleste. En réalité, il ne fait que promouvoir dans son aveuglement la suprématie des cultes phalliques de Babel. Flaubert inscrit dans les Évangiles ces mythes phalliques avec le motif du soleil, où la mort et la naissance du soleil sont symbolisées par la castration et la renaissance du phallus. L’énigme autour de laquelle tourne Hérodias est la sentence que Jean ne cesse de répéter du fond de son cachot, la fosse où il est détenu représentant en quelque sorte l’utérus de la déesse de la terre Cybèle : « pour qu’il croisse, il faut que je diminue. » « Pour qu’il soit plus grand, qu’il croisse, il faut que je me fasse plus petit, que je raccourcisse, que je rapetisse. » Cette sentence est d’une part un condensé du message d’amour chrétien : le sacrifice de soi pour l’amour d’autrui. D’autre part, c’est un jeu de mots qui réduit ce message d’amour à un sens littéral : « pour qu’il puisse grandir, il faut
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que moi, je sois raccourci d’une tête ». Sur l’arrière-plan du culte de Cybèle, on obtient encore une troisième et une quatrième lecture. Le Christ est né au moment du solstice d’hiver, quand le soleil croît et que les jours rallongent, JeanBaptiste au moment du solstice d’été quand la lumière diminue et que les jours raccourcissent : « Il faut que je diminue, que je meure pour qu’il croisse, qu’il grandisse. » Flaubert situe ainsi la relation entre Jean-Baptiste et le Christ dans les cultes du soleil marqués par la castration et la renaissance phallique. Aussi l’annonce que le Christ est le Messie tant attendu est-elle faite au lever du soleil : « À l’instant où se levait le soleil, deux hommes expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse tant espérée » (256). Mais cela signifie maintenant aussi, retraduit dans la symbolique sexuelle constamment présente dans ces cultes « Pour qu’il grandisse, qu’il croisse (au sens sexuel), il faut que je rapetisse, que je sois castré. » Une fois l’analyse critique des mythes menée à son terme, le christianisme se retrouve définitivement classé parmi les cultes phalliques. Flaubert situe le christianisme dans le culte de Cybèle et en fait une religion primitive mythique et, en tant que telle, une phallolâtrie. Dans le personnage d’Hérodias/Salomé, le culte de Cybèle et l’histoire d’Isis et Osiris – c’est-à-dire le motif de l’inceste et du fratricide, lequel ne joue aucun rôle dans le culte de Cybèle – se fondent syncrétiquement. Cette Cybèle, Hérodias, est entièrement de ce monde ; elle domine ce monde judaïco-romain par la phallolâtrie, le fratricide et l’inceste. Le futur empereur Aulus Vitellius et Hérodias donnent naissance à cette religion romaine universelle, à cette nouvelle Alliance. Ils sont tous deux stériles – Hérodias châtiée pour son inceste, dit Jean – Aulus en tant que jeune prostitué ou, comme le disent crûment les Romains, docile sphincter de Tibère, qui recherche à son tour le plaisir dans l’homosexualité, auprès de jeunes garçons. Leur nouvelle alliance est aussi une perversion de la conception virginale de Jésus par laquelle Marie, dans l’acte d’amour qui lui fait comprendre la Parole, accepte de donner naissance à Jésus. Aulus et Hérodias symbolisent la perversion, la réduction de l’Eucharistie et de la Pentecôte à une chair qui, dans le sexe et la violence, est vouée à la mort – sans transfiguration aucune – et une compréhension littérale dont tout esprit d’amour est exclu. Dans le syncrétisme de Flaubert, l’élément décisif nous semble être un point d’histoire politique concernant la question du royaume.33 Flaubert com-
33 La promesse d’un autre royaume s’explique par la situation de la Palestine sous domination romaine. Le Messie est compris par les Juifs comme un personnage politique qui se rebelle contre la domination romaine. Les prophéties de Jean-Baptiste sont en permanence de nature politique. La force de Jésus, d’après Renan, est d’avoir séparé le religieux du politique : Mon royaume n’est pas de ce monde. Le christianisme a complètement dépolitisé l’attente messianique des Juifs ; c’est en cela qu’il présentait un attrait particulier pour les Romains. Ce
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bine, en les déformant consciemment, des faits historiques relatés dans des textes historiques et politiques – Suétone, Flavius Josèphe – et des mythologies – Creuzer. Dans quel but ? Afin de montrer la double généalogie du christianisme. D’un côté en effet, l’Église catholique romaine ne rompt pas avec la théologie politique, mais la fait triompher en faisant encore plus de ravages. Ce n’est qu’avec le christianisme, né de l’alliance funeste entre Aulus et Hérodias, que la prétention à un royaume salvateur bien de ce monde devient universelle, car elle opère sous le couvert d’un royaume qui ne serait pas de ce monde, ce qui la rend plus efficace. La distinction si importante pour Rome et, plus tard, pour l’Occident chrétien entre Orient et Occident, l’étranger et le propre, le sensuel et le rationnel, la vertueuse République et la tyrannie efféminée, entre Rome et Babylone, mais aussi entre Jérusalem et Babylone s’effondre ; tous, Juifs et Romains, sont dans cette perspective aussi « asiatiques » que catholiques romains. Cette collaboration entre Juifs et Romains apparaît dans la pratique universelle de l’inceste et du fratricide : « ‹ N’importe ! on est pour moi bien injuste ! › disait Antipas, ‹ car enfin, Absalon a couché avec les femmes de son père, Juda avec sa bru, Amnon avec sa sœur, Lot avec ses filles › » (242), tel est le résumé que le Tétrarque donne des cas d’inceste relatés dans l’Ancien Testament. L’arcana imperii de la dynastie juive d’Hérode le Grand se présente ainsi : « C’était lui qui avait noyé Aristobule, étranglé Alexandre, brûlé vif Matathias, décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater » (254). Les meurtres sont une affaire de famille dans les dynasties juives comme dans les dynasties romaines : Aristobule est le beau-frère d’Hérode le Grand, Joseph, Alexandre et Antipater sont ses fils. Sur le plan politique, cette alliance entre Romains et Juifs se manifeste concrètement dans l’alliance entre Hérodias et les Sadducéens, qui œuvrent ensemble à l’exécution de Jean-Baptiste. Le rôle de l’Ancien Testament est réduit à celui d’une quelconque source, qui, comme toutes les sources historiques, ne parle d’après Flaubert que des arcana imperii : l’inceste et le fratricide. Hérodias/Jean est la figura d’une confrontation qui s’accomplit en Julien/ Christ : le chasseur devant Dieu et le Christ se font face dans La Légende de saint Julien. Hérodias et Julien se rapprochent sous le signe de la chasse. La clé
royaume a ouvert aux Romains un espace situé en dehors du politique, un espace qui ne les obligeait pas à être, pour le meilleur et pour le pire, zoon politicon. Renan montre aussi que dans la patristique l’empire romain est mis en relation avec la promesse d’un royaume qui n’est pas de ce monde : Néron par exemple devient l’incarnation de l’ironie satanique, c’està-dire l’Antéchrist. Cf. Renan 1995, II, 382. L’opposition entre l’empire romain et la promesse chrétienne d’un royaume qui n’est pas de ce monde se trouve déjà au cœur de l’Histoire des origines du christianisme de Renan.
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de l’identité d’Hérodias se trouve, comme celle de la signification symbolique du cerf de La Légende, dans les Croyances et légendes du Moyen Âge de Maury. Les lecteurs de Flaubert se sont toujours étonnés que la réaction d’Hérodias à son succès tant désiré, son triomphe sur son ennemi qui lui est, pour ainsi dire, littéralement servi sur un plateau, sont simplement omis du conte. Hérodias, qui donne pourtant son nom au titre du conte disparaît sans tambour ni trompette parce qu’elle est partie chasser. D’après Maury, le Moyen Âge croyait qu’après l’exécution de Jean-Baptiste Hérodias avait été condamnée à errer toutes les nuits dans les bois jusqu’au chant du coq. Mais ce n’est pas tout. Hérodias, explique Maury, est l’un des noms de Diane, la déesse de la chasse, ou de Vénus, la déesse de la volupté : « La déesse Holda, identifiée par les Romains à Diane et à Vénus : on l’appelait aussi […] Hérodiade. »34 Hérodias réunit la chasseresse – qui, chez Flaubert, doit toujours être lue comme chasseresse contre Dieu – et la déesse de l’amour charnel. Cette chasseresse n’a rien de commun avec la chaste Diane de l’iconographie des statues classiques. Hérodias est une version de la très désirable « Diane infernale », que Flaubert voyait incarnée en Diane de Poitiers, laquelle fascine Frédéric à Fontainebleau. Dans une phrase célèbre et souvent citée de L’Éducation sentimentale, Flaubert présente l’infernale reine de la chasse comme le type même de l’objet de désir : La plus belle de ces fameuses s’est fait peindre à droite, sous la figure de Diane chasseresse, et même en Diane infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau. […] Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable.35
Toutes les femmes douées d’un pouvoir de séduction érotique sont chez Flaubert filles de Babylone et toutes, comme filles de la grande prostituée, ont quelque chose d’oriental. Hérodias, qui enfante l’Église, est comme Julien ennemie mortelle du Christ. D’un côté, l’Église catholique achève, sous Aulus et Hérodias et sous le signe du pouvoir romain et de ses alliés juifs, la mondialisation de Babel. Mais en même temps, Aulus et Hérodias maintiennent tous deux ex negativo, par le biais d’une ironie satanique, la promesse chrétienne de la Résurrection et de la Pentecôte. Il leur échoit la fonction que Renan attribue à Néron, celle d’Antéchrist. Hérodias n’opère donc pas une critique, mais une déconstruction du christianisme. Dans l’inversion, la perversion d’une promesse d’amour inouï
34 Alfred Maury, Croyances et légendes du Moyen Âge, Paris 1896, cité d’après Gustave Flaubert, Trois contes, éd. Pierre Louis Rey, Paris : Presses Pocket, 1989, 157. 35 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, éd. Pierre-Marc de Biasi, Paris : Librairie générale française, 2002, 477–478.
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par l’Histoire, cette promesse n’est pas niée, mais affirmée en tant que norme implicite de tout jugement. Les disciples emportent la tête de Jean hors de la forteresse, elle ne reste pas comme dans la Bible auprès d’Hérodias. Contre toute empirie, la tête de Jean est lourde. La lourdeur de cette tête coupée doit donc être prise au sens figuré : son testament est lourd, comme pétrifié. Anticipant inconsciemment le chemin de croix, les disciples marchent vers la Croix qui se trouve devant eux et achèvent l’œuvre de Jean comme sur le retable d’Issenheim. Le poids en quelque sorte pétrinien de la tête – Pierre, fondement de l’Église grâce à Jean, qui atteste l’identité du Christ fils de Dieu par sa décapitation – éclipse dans sa littéralité matérielle tout esprit vivant de la lettre paulinienne, toute transfiguration. La césure capitale est constituée d’une part, au sens littéral, par la décollation de Jean, signe que l’ancien perdure dans des conditions dévastatrices.36 D’autre part, il s’agit d’une césure capitale au sens métaphorique, d’un tournant de l’histoire : la Nouvelle Alliance prend la place de l’ancienne. Dans la Croix se manifeste un amour inouï. L’Histoire n’est rien d’autre que l’inversion de ce sacrifice d’amour, qu’elle atteste depuis toujours et pour toujours ex negativo. Il reste l’azur. Flaubert a écrit les Trois Contes sur du papier bleu ciel. L’azur éclaire la crinière des chevaux, les cheveux du Tétrarque, le lapis-lazuli du lac, le front du perroquet, les cieux qui s’ouvrent sur une promesse d’azur. L’azur est la couleur de la Vierge, qui inonde Notre-Dame de Chartres d’une couleur sublime (là aussi, des vitraux). Chartres est la ville de Mme Arnoux, la madone de L’Éducation, qui porte l’Annonciation inscrite dans son nom. Flaubert superpose à son testament, dans l’azur qui filtre malgré tout dans sa cathédrale en ruines, la lumière d’une autre annonciation.
36 Cordula Reichart, Stil als Schöpfung – Zur Genesis der Moderne bei Baudelaire und Flaubert, Paderborn : Fink, 2013, 252–273.
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Illustration
Illustr. 1 : Matthias Grünewald (1475/80–1528/32). Le Retable d’Issenheim, La Crucifixion. © Musée Unter Linden.
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Table des illustrations Un cœur simple Illustr. 1 :
Illustr. 2 :
Illustr. 3 :
Illustr. 4 :
Illustr. 5 :
Illustr. 6 : Illustr. 7 :
Illustr. 8 :
Illustr. 9 : Illustr. 10 :
Cornelis Bos (1506–1556) d’après Michel-Ange (1475–1564). Léda et le Cygne. © Dresde, Cabinet des estampes, Staatliche Kunstsammlungen Dresden. Source : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/364519. Giorgione (1478–1510). Léda et le Cygne. © Padoue, Museo Civico. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/39/Giorgione_-_Leda_ e_il_cigno%2C_162.jpg / https://meb.comune.padova.it/it/musei/museo-artemedievale-moderna/collezioni/dipinti/leda-il-cigno / User : Maltaper. Gustave Courbet (1819–1877). La Femme au perroquet. © New York, The Metropolitan Museum of Art, H. O. Havemeyer Collection, Bequest of Mrs. H. O. Havemeyer, 1929. Giorgione (1478–1510). Vénus endormie. © Dresde, Galerie de peinture des maîtres anciens, Staatliche Kunstsammlungen Dresden. https://upload. wikimedia.org/wikipedia/commons/8/86/Giorgione_-_Sleeping_Venus_-_ Google_Art_Project_2.jpg / User : DcoetzeeBot. Titien (1488/90–1576). Vénus et Cupidon. © Florence, Galleria degli Uffizi. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c5/Titian_-_ Venus_and_Cupid_%28Galleria_degli_Uffizi%29_-_WGA22903.jpg / User : JarektUploadBot. Édouard Manet (1832–1883). La Femme au perroquet. © New York, The Metropolitan Museum of Art, Gift of Erwin Davis, 1889. Titien (1488/90–1576). Annonciation (1560–1565) © Venise, San Salvatore. Source : https://www.flickr.com/photos/99511939@N07/15772084578/in/ photolist-q2J4fJ-TP1Y9g-2ddP634-WB1g7p-dR35e7-gdC2fL-dR35eN-8V27tzdRaQwP-9vTUDW-dRusKs-qC4EGL-qsqHgG-phNwyn-iKq7Cv-e7NxU2-jAxf7k7f8wRW-bwHCr1-qF2ctF-kuxpxT-25k9jss-NJuMa8-58cVU3-dnK2ka-jBB8WT293DHzp-qXyEB8-7iCv7H-n8RJ5Y-qrQ422-n8PCUT-Uj5Ld8-DmBNz-ncpnn2-5P5d632cvH1m8-dgm7DR-qnNgMQ-na7yoz-RjxmB7-tTzWf-mTDutr-aAockb-dnJZni2eTzmgJ-qJnhQ2-cxrESG-mZnL3R-dugH2S / User : young hyo Kim. Titien (1488/90–1576). Annonciation (1540) © Venise, Scuola Grande di San Rocco. Source : / http://www.the-athenaeum.org/art/detail.php?ID=36984 / User: laure9. Gerard David (ca. 1455–1523). Annonciation. © New York, The Metropolitan Museum of Art, Bequest of Mary Stillman Harkness, 1950. Anonyme (attribution ancienne à Antoine Caron, 1521–1599). L’apothéose de Sémélé, aujourdh’ui dit La Mort de la jeune fille de Sestos. © Château-Musée de Saumur, cliché Decker.
https://doi.org/10.1515/9783110639469-008
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Table des illustrations
La légende de saint Julien lʼHospitalier Illustr. 1 :
Illustr. 2 : Illustr. 3 : Illustr. 4 :
Vitrail de Saint-Julien-lʼHospitalier de Notre-Dame de Rouen. Source : https:// commons.wikimedia.org/wiki/File:Baie_23_-_Vitrail_de_Saint-Julienl%27Hospitalier_5_-_d%C3%A9ambulatoire,_cath%C3%A9drale_de_ Rouen.jpg?uselang=fr / User : Giogo. Franz Marc (1880–1916). La biche morte. © Franz Marc Museum, Stiftung Etta und Otto Stangl. Taddeo Gaddi (13?–1366). Saint Julien. © New York, The Metropolitan Museum of Art. Masolino da Panicale (1383–1447). Scènes de la légende de saint Julien l’Hospitalier. © Musée Ingres Montauban. Source : http://images.wikioo.org/ ADC/Art.nsf/O/8XZLPU/$File/Masolino-Da-Panicale-Scenes-from-the-Lifeof-St-Julien.JPG.
Hérodias Illustr. 1 :
Matthias Grünewald (1475/80–1528/32). Le Retable d’Issenheim. La Crucifixion. © Musée Unter Linden, Source : https://www.wikiart.org/en/matthiasgrunewald/the-crucifixion-detail-from-the-isenheim-altarpiece-1515.