Talent 9782503578262, 2503578268

Face au manuscrit roman médiéval, face à l'œuvre francophone qui s'en dégage en quittant sa peau latine, il es

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TALENT / MALTALENT

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

32

TALENT / MALTALENT LA CULTURE DES ÉMOTIONS AU SEUIL DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

Brîndușa Grigoriu

F

Illustration en couverture : Bibliothèque du Patrimoine de Clermont Auvergne Métropole; MS 79, f. 021v. Cliché: IRHT-CNRS. Première édition : Talent  / Maltalent : Émotionologies liminaires de la littérature française, Craiova, Universitaria, 2012 (coll. Études françaises), 202 p.

© 2018, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2018/0095/74 ISBN 978-2-503-57826-2 eISBN 978-2-503-57827-9 DOI 10.1484/M.CSM-EB.5.114499 ISSN 1780-2881 eISSN 2294-849X Printed on acid-free paper.

« Notre pathos connaît ». (Pierre Klossowski,

Un si funeste désir, Paris, Gallimard, 1963, p. 203)

SOMMAIRE

Préface Avant-propos Introduction au talent 

9 15 33

I. SOUS LE SIGNE DU TALENT. ÉMOTIONS HISTORIQUES

47

1. Talent d’écriture 2. Talent de vérité 3. Talent de littérature

49 55 59

II. L’HOMME DEVANT DIEU : ÉMOTIONS HAGIOGRAPHIQUES

65

1. Une émotionologie virginale  2. Une émotionologie nuptiale  3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

67 93 127

III. LE COUPLE DEVANT DIEU. LES PREMIÈRES ÉMOTIONS ROMANESQUES

217

Du roman au romanesque : une nouvelle culture émotionnelle 1. Œdipe et Jocaste : amours familiales 2. Les fils de l’inceste et les ratages de l’amour 3. Les filles de l’inceste. Couples de par Dieu ?

219 225 257 275

En guise de conclusion : l’émotion Dieu au seuil de la littérature française 295 Bibliographie 307

PRÉFACE

Pour une lecture à la « Galehaut »

L

es clercs et les lecteurs médiévaux n’auraient sans doute pas compris le concept d’« émotionologie », dont Brîndușa Grigoriu fait ici un accessus original des récits fondateurs de la letreure. Et cependant les textes médiévaux, et plus particulièrement ceux des premiers siècles, sont tous imprégnés d’une évidente charge émotionnelle et fondent en bonne partie leur littérarité sur une communion sentimentale biunivoque. La médiéviste roumaine est bien consciente, cependant, des apories critiques auxquelles une démarche empathique peut conduire le lecteur moderne. Elle sait que le « cercle herméneutique » ne permet pas de saisir pleinement la tension esthétique qu’institue la relation dialogique affectif / perceptif. La multiplicité des horizons littéraires dans lesquels le texte médiéval peut s’inscrire (horizon d’attente, horizon de réception, horizon(s) de diffusion des manuscrits, etc.) rend périlleux tout effort d’interprétation critique, a fortiori toute entreprise translative, fût-elle fondée sur une uchronie émotionnelle. L’anachronisme et / ou le catachronisme sont propres au transfert culturel, y compris du philologue, car même une édition diplomatique n’est qu’une anastylose trompeuse de la réalité textuelle passée – comme l’a illustré Jorge Luis Borges dans son Pierre Ménard, auteur du Quichotte – et ne peuvent restituer le texte dans son intégrité / altérité médiévale. Une émotion littéraire n’est pas seulement le résultat d’une expérience psychophysiologique, une réaction aux stimuli biochimiques et / ou environnementaux, elle est surtout la construction d’une perception partagée entre l’auteur et le lecteur via un être de papier ; elle relève autant d’une communauté sociale que d’une encyclopédie culturelle, dont les contours et les contenus sont aussi difficiles à définir que ceux d’une civilisation littéraire. Elle est à la fois le témoignage d’un mouvement et d’une conscience collectifs ainsi que l’agent verbal d’une intention émotionnelle, d’une passion communiquée, communiée. Brîndușa Grigoriu joue avec bonheur et prudence de l’abolition de la bonne distance critique, ou plutôt de sa sublimation dans une différance émotionnelle. Elle assume consciemment cette différance dans le but d’en faire un portail temporel, un diaphragme perceptif : Certes, le médiéviste d’aujourd’hui, surtout s’il vit dans une culture relativement éloignée, au regard de son axiologie officielle, de la culture cible, ne saurait attendre, de son pèlerinage auprès de tombes textuelles étrangères, ni son salut, ni son intégration

10

Préface

dans un corps social trans-historique… En revanche, il peut bien chercher le sens d’une continuité sensible de l’humain, tout en ravivant, en homo sentiens, les émois d’antan. Pour les éprouver – et partager – dans leur altérité même… (cf. infra, p. 25)

Les romantiques avaient déjà fait de l’anachronisme herméneutique, plus ou moins conscientisé, une clé d’accès esthétique aux lettres et aux arts médiévaux. En cherchant à tracer tel Christophe Colomb une nouvelle route pour leurs « trafics » esthétiques, ces apprentis archéologues avaient fini par faire découvrir aux premiers philologues qui leur avaient succédé un continent littéraire inexploré, recelant les vestiges des antiquités littéraires françaises. En faisant fausse route, ils avaient trouvé non pas le verbe à l’état pur dont ils rêvaient, le peuple-poète leur révélant l’alchimie originelle de la langue française, la poiésis romane se métamorphosant en poésie française, mais une civilisation littéraire qui allait vivifier l’imaginaire idéologique et mythologique moderne et produire un siècle et demi plus tard le medievalism triomphant de nos jours. Là où les poètes du XIXe siècle ne percevaient que de la spontanéité émotive, les traces d’autant plus authentiques qu’elles n’étaient que des ruines de l’émotion primitive, d’un mouvement de l’âme à peine filtré par le (mal)talent artistique, la médiéviste qui a appliqué avec bonheur au mythe de Tristan et Iseult les grilles conceptuelles de la pragmatique1, entreprend avec le respect que l’on doit aux aïeuls une visite guidée pleine de sensibilité et de tact du « premier cimetière émotionnel de la littérature française du Moyen Âge » (cf. infra, p. 16). Pour conférer au concept d’émotionologie une dimension esthétique et idéologique plus spécifique à l’horizon médiéval, Brîndușa Grigoriu s’appuie sur le binôme lexical et conceptuel talent / maltalent, qui traduit selon elle, y compris à travers son caractère désuet, « le spectre médiéval des émotions basiques, allant du désir au rejet en passant par la surprise, la joie, la honte, le dépit… » (cf. infra, p. 27). L’émotionologie ne représente plus alors seulement « les attitudes et les standards qu’une société, ou un groupe qui puisse se définir dans le cadre d’une société, maintient envers les émotions de base et leur expression appropriée »2, mais l’outil d’un processus herméneutique qui trouve dans ce que l’auteure appelle ici des « essais de translatio studii » son véritable aboutissement. Les préceptes rhétoriques antiques, plaire / instruire / émouvoir, sont ainsi partiellement revisités, selon un processus cognitif mimétique. Comprendre / translater / interpréter

1 Brîndușa Grigoriu, Amor sans desonor : une pragmatique pour Tristan et Yseult, Craiova, Universitaria, 2013. 2  En anglais : « The attitudes or standards that a society, or a definable group within a society, maintains toward basic emotions and their appropriate expression », Peter  N. Stearns et Carol  Z. Stearns, « Emotionology : Clarifying the History of Emotions and Emotional Standards », American Historical Review, XC (1985), p. 813-836, ici p. 813. La traduction est nôtre.

Préface

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pour toucher deviennent les coordonnées de cette nouvelle herméneutique émotionnelle. Ces « chapitres fantômes », comme les appelle la collègue de Iași en suivant la terminologie proposée par Umberto Eco, lui permettent d’adopter les perspectives de la communauté émotionnelle qui a produit les premiers monuments des lettres d’oïl, en puisant à ce « surplus de sens que l’écrit implique en frôlant les nœuds du récit. » (cf. infra, p. 89). Les lettres médiévales procurent à la médiéviste-réécrivain un véritable joy poétique, qu’il lui paraît naturel et même salutaire de partager avec le lecteur francophone que le terme « Moyen Âge » peut hérisser d’emblée. C’est, mutatis mutandis, la même intention herméneutique qui inspire Michel Zink dans les quarante chroniques de Bienvenue au Moyen Âge3. Vaut pour le travail de Brîndușa Grigoriu, ce que j’ai pu écrire récemment sur l’abécédaire littéraire composé par le professeur du Collège de France : La poésie d’oïl et d’oc ne sont pas destinées […] seulement à la fruition et à l’étude de ceux qui savent déjà ; elles doivent être également mises à la portée de ceux qui n’ont pas accès (accès linguistique mais aussi culturel et esthétique) aux littératures de la France médiévale. Mettre à la portée ne signifie pas seulement traduire mais bien donner à « comprendre », car seule cette compréhension procure le plaisir du texte littéraire4.

Les personnages des récits qui sont ici relus, translatés et partiellement réécrits deviennent ainsi des figures émotionnelles qui vivifient et présentifient le sentiment, et qui ne permettent pas de le réduire anachroniquement à un simple phénomène linguistique ou esthétique. Les essais de translatio studii se transforment, pour paraphraser Roland Barthes5, en « fragments d’un discours émotionnel », dont la médiéviste déconstruit avec le talent du clerc moderne les mécanismes rhétoriques et poétiques. On voit alors jaillir, grâce à une anastylose inspirée des blancs narratifs, les courants émotifs souterrains qui animent les êtres de papier médiévaux. Toujours dépourvu d’entrailles, selon le mot de Breton, le personnel romanesque médiéval se retrouve ainsi doté d’une conscience cognitive, d’une sensibilité émotionnelle, qui devrait révéler, selon les vœux de Brîndușa Grigoriu, les coordonnées émotives de la communauté socio-littéraire médiévale qui a produit ces facta littéraires. Le français, langue de l’autre médiéval et du même moderne, garantit le continuum épistémique des essais translatifs.

3 Michel Zink, Bienvenue au Moyen Âge, Paris, Éditions des Équateurs / France Inter, 2015, p. 407-425. 4 Claudio Galderisi, « Bienvenue au Moyen Âge ou des enjeux d’une nouvelle translatio studii », Cahiers de Civilisation médiévale, 232 (2015), p. 407-425, ici p. 408. 5 Roland Barthes, Les Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

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Préface

Or l’émergence des langues romanes en regard de la langue mère constitue sans doute un des premiers témoignages vernaculaires, sinon le premier, d’une poétique émotionnelle. À côté de récits tels que la Séquence de Sainte Eulalie, la Vie de Saint Alexis, la Chanson de Roland ou encore le Roman de Thèbes, qui sont relus par la romaniste roumaine avec une empathie et une conscience réfléchies et vivifiantes, d’autres vestiges des lettres d’oïl témoignent à la fois d’un jaillissement du vécu émotionnel de l’écrivain (vécu s’affichant presque toujours comme spontané) et d’une représentation mimétique des balbutiements esthétiques des lettres romanes émergentes. Il s’agit d’une série de textes plurilingues ou plus exactement « mixtilingues », pour reprendre une définition introduite au début des années 1980 par Giuseppe Tavani – même si Gianfranco Contini l’avait déjà utilisée en 1970 – qui sont à la fois l’indice d’une porosité entre le latin et les langues romanes naissantes et d’une « fonctionnalisation des oppositions linguistiques »6, qui a une claire intention « affective », référentielle ou circonstancielle. C’est ce que rappelait déjà Paul Zumthor, La fonction que revêt le bilinguisme est de nature à la fois rythmique et affective : elle introduit en effet une rupture dans le déroulement du discours ou de l’effusion. […] Il arrive qu’elle concerne directement l’esprit de l’auditeur (par le moyen de quelque association mémorielle) et comporte peu de “matière” et de “temps” (ainsi, quand elle est produite, en poème roman, par l’emploi d’un “latinisme” isolé)7.

Toucher le sentiment de l’auditeur, le prédisposer ainsi à une nouvelle littérature et forger en même temps une nouvelle sensibilité8, telle semble être l’intention première de ces textes, qui ne nous sont parvenus le plus souvent qu’à travers un témoin unique. Y résonne une voix que l’on pourrait qualifier de chorale, et où il est difficile de reconnaître et de démêler les émotions de l’auteur, des personnages et des lecteurs / auditeurs, car c’est surtout le pathos du chrétien qui est en chacun d’eux qui s’exprime dans une véritable communion émotionnelle. Du Sermon de Jonas à l’Aube bilingue de Fleury, en ce qui concerne les textes gallo-romans, en passant par les vers en italien du Planctus Mariae dans la Passion du Mont-Cassin, parvenue dans un texte incomplet du XIIe siècle et les refrains mozarabes dans les muwaššahahas9, les lettres romanes semblent inscrire 6 Paul Zumthor, Langue et techniques poétiques à l’époque romane (xie-xiiie siècles), Paris, Klincksieck, 1963, p. 84. 7  Loc. cit.. 8 Voir  H.  L.  W. Nelson,  « Die Latinisierungen in den Strassburger Eiden », Vox Romanica, xxv, 2 (1966), p. 193-235. 9  Voir Pierre Le Gentil, Le virelai et le villancico. Le problème des origines arabes, Paris, Les Belles Lettres, 1954, et toujours du même auteur « La strophe zadjalesque, les khardjas et le problème des origines du

Préface

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leur émergence dans une poétique émotionnelle. Un seul exemple, sans doute le plus frappant, le plus touchant aussi. Le Sponsus, est, comme l’on sait, un drame liturgique du XIe siècle, mélange selon Thomas de deux dialectes, le premier d’oïl et le second d’oc10, dans lequel est inséré par un auteur inconnu – mais la pratique de l’anonymat semble ici refléter encore plus le sentiment collectif – un cri choral, celui des vierges folles : « Dolentas, chaitivas, trop i avem dormit » (« Pauvres de nous, malheureuses ; nous avons trop dormi »). Ce refrain obsessionnel condense ainsi pour un public illettré l’essentiel de l’action dramatique, la faute qui prive les vierges folles du salut que le Christ était venu leur apporter, et, à travers elles, si humaines dans leur faiblesse, tous ceux qui auraient oublié le memento mori douloureux et collectif que l’apostrophe à soi-même préfigure. Mais l’alternance linguistique a ici surtout une valeur émotive, affective, poétique, que la valence rituelle de la langue latine et l’importance du contexte liturgique accentuent et officialisent. Le drame des vierges folles, tout entier inscrit dans ce cri de l’âme qui traduit leur malheur et leur désespoir, transmet à la fois l’émotion des personnages et le vécu émotif du spectateur implicite, qui le subsume. Horizon chrétien de production, horizon chrétien d’attente et horizon chrétien fictionnel ne font plus qu’un ; se mélangent et se confondent ainsi dans le miserere mei des vierges endormies les émotions et le ressenti du chrétien qui se révèle en tout lecteur / auditeur médiéval. Au-delà des textes fondateurs des lettres françaises, auxquels Brîndușa Grigoriu offre une nouvelle communion poétique, c’est toute la littérature romane qui peut être lue à travers le prisme des émotionologies. Elle s’en nourrit, en fait un puissant vecteur idéologique et poétique, en joue et surjoue par moments, elle en fait aussi chez le poeta theologus un motif métalittéraire, une véritable émotionologie sublimée, élevée à contrappasso poétique. Le mot de Francesca justifiant sa condamnation à aimer son beau-frère Francesco dans le Ve chant de l’Enfer en est l’exemple le plus célèbre : Quando leggemmo il disïato riso esser basciato da cotanto amante, questi, che mai da me non fia diviso, la bocca mi basciò tutto tremante. Galeotto fu ‘l libro e chi lo scrisse : quel giorno più non vi leggemmo avante11. lyrisme roman », Romania, lxxxiv (1963), p. 1-27, respectivement 209-250. 10 Voir L. P. Thomas, Le Sponsus, mystère des vierges sages et des vierges folles suivis de trois poèmes limousins et farcis, Paris, 1951, et du même auteur « Les strophes et la composition du Sponsus ; texte latin et roman », Romania, lv (1929), p. 45-112. 11  Enfer, v, 133-138.

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Préface

L’amour adultérin est non seulement inspiré mais induit par la lecture des amours de Lancelot et Guenièvre, par l’émotion qu’elle provoque chez les deux amants, et dont on devine sans peine l’émoi qu’elle suscite en même temps chez le lecteur médiéval. L’amour-souffrance devient ici à travers le contrappasso une promesse de joie à laquelle Dante réserve le chant le plus émouvant de la Divine Comédie, du moins pour le poète lui-même, qui avoue son émotion, et qui fait de cet aveu le pont entre lui et son lecteur. Galehaut est le médiateur émotionnel, l’agent émotionologique d’une communauté qui trouve dans la littérature, dans le récit poétique, le révélateur et le miroir de ses passions, le sens d’un pathos partagé. Ce sont les sentiments et les ressentiments, le talent et le maltalent de cette communauté de passions littéraires, par-delà les faux-semblants du contexte historique, qu’explore dans ce livre nouveau et vivifiant à tous points de vue Brîndușa Grigoriu. Le lecteur y retrouvera « l’émotion d’antan, filtrée par son axiologie culturelle, limitée par la compréhension de cette axiologie aujourd’hui, illimitée par les horizons d’attente et d’entente de l’écrit, [qui] invite à une lecture littéraire sensible aux idiomes affectifs du passé. » (cf. infra, p. 32). Claudio Galderisi CÉSCM – Université de Poitiers – CNRS

AVANT-PROPOS

C

omme toute genèse, celle de la littérature française a ses mythes ; la spontanéité de la création, l’immédiateté de l’émotion, la naïveté de l’expression et les ténèbres de l’ignorance ont la vie dure, parmi les représentations de la poésie médiévale1. Et comme la littérature française respire d’abord par le vers, cette impression (poétique !) qu’il était une fois un âge d’or du génie populaire, où tout conteur se livrait, aussi naturellement qu’un rossignol, aux trilles de la culture, embrasse l’ensemble du Moyen Âge et ne s’éteint que lorsque l’Histoire franchit le seuil de la Renaissance. Les études structuralistes ont montré la part de travail que suppose l’accouchement des lettres françaises, l’effort de construction, la maîtrise technique et rhétorique qui sous-tendent toute entreprise littéraire. Soucieux de respecter l’altérité du passé, mais aussi d’en mettre en lumière la dimension normative, Damien Boquet prévient le lecteur friand d’émotions médiévales : Cette belle histoire, lisse et linéaire, qui va de la spontanéité émotive du Moyen Âge au triomphe de la raison moderne n’est qu’un conte. Les ressentis et les usages sociaux des émotions n’étaient pas moins complexes et codifiés au Moyen Âge qu’aujourd’hui, ils l’étaient différemment2.

1  Ce mythe est illustré par le livre de l’historien néerlandais Johan Huizinga, Herfsttij der Middeleeuwen, publié en 1919 et connaissant plusieurs versions françaises (une première traduction, réalisée par Julia Bastin, Le Déclin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1932, est préfacée par Gabriel Hanotaux de l’Académie française ; à partir de 1975, le livre paraît sous le titre L’Automne du Moyen Âge, avec un entretien de Jacques Le Goff). Sur l’émotivité médiévale et sa haute dose de spontanéité, l’auteur appelle au consensus historiographique : « Il faut se rappeler cette réceptivité, cette facilité d’émotions, cette propension aux larmes, ces retours spirituels, si l’on veut concevoir l’âpreté de goût, la violence de couleur qu’avait la vie en ce temps-là. », Le Déclin du Moyen Âge , Paris, Payot, 1948, p. 15. Quant à la naïveté, J. Huizinga nous en offre un tableau séduisant : « La vie était si violente et si contrastée qu’elle répandait l’odeur mêlée du sang et des roses. Les hommes de cette époque, géants à têtes d’enfants, oscillent entre la peur de l’enfer et les plaisirs naïfs, entre la cruauté et la tendresse. Dédain absolu des joies de ce monde, ou fol attachement aux jouissances terrestres, haine ou bonté : ils vont toujours d’un extrême à l’autre. », ibid., p. 27. Il convient de nuancer cette perspective, comme le suggère Edmond Faral : « dût-on s’interdire désormais cette admiration, d’ailleurs assez dédaigneuse, qu’on a volontiers prodiguée à la naïveté et à l’ingénuité de nos plus anciens poètes, il faut constater bien plutôt que ces primitifs furent souvent des hommes instruits et qui avaient appris à bonne école leur métier. », ID., Histoire de la littérature française illustrée, dir. Joseph Bédier et Paul Hazard, Paris, Larousse, 1923, tome I, p. 3. 2  Sur le cliché de la « spontanéité » médiévale, lucidement appréhendé à notre époque, voir Damien Boquet, « Des Émotions très rationnelles », L’Histoire, « Rire, pleurer, haïr au Moyen Âge », 409 (2015), p. 46-53, notamment p. 48.

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Avant-propos

Face à cette complexité, l’imaginaire moderne des belles-lettres du passé – ce trésor de « connaissances littéraires » baptisé au Moyen Âge la letreure3 – comprend un stock d’émotions cultivées, codifiées, fossilisées, dont les œuvres offrent le seul corpus tangible aujourd’hui. Parmi ces écrits, les récits anonymes des commencements – IXe-XIIe siècles – apparaissent comme des « mémoires sans historien », pour reprendre la belle expression de Georges Duby4. Des mémoires à redécouvrir, dans leur structuration savante, dans leurs rapports avec le modèle émotif du genre et de l’époque – et à retraduire dans un idiome scientifique de notre culture. Pour bien amorcer cette entreprise, il convient de saluer, avec un grain de sel et une révérence poiétique, l’existence du premier cimetière émotionnel de la littérature française du Moyen Âge, et d’accueillir la bonne odeur de sainteté qu’il répand5. Et cela, sans trop poser la question du qui… En effet, ce qui frappe le plus, dans la géographie de cet espace liminaire, est l’impersonnalité des premiers lieux de mémoire, qui se distinguent uniquement par leur matière à vocation transhistorique, reposant sur l’adaptation de sources plus anciennes, écrites et / ou orales, latines et / ou vernaculaires. Même quand un nom – Turoldus – se laisse lire au chevet d’un monument comme le Roland d’Oxford, l’attribution d’une identité à un individu reste problématique6. Dans le cas de ces récits des IXe, XIe et XIIe siècles, qui continuent à nous hanter incognito, et qui échappent à l’Histoire par la désinvolture de leur lien avec le temps, le cimetière est public, relevant de l’institution de la littérature française, bien représentée dans l’enseignement européen ; mais, entre chercheurs, il a également un caractère privé, sinon intime7, comme ces tombes familiales d’autrefois, 3  Le mot « letreure » est attesté dès le XIIe siècle, dans le corpus de Marie de France (Ysopet) ; voir Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Vaduz, Kraus Reprint Ltd., 1965, tome IV, p. 764, article « letreure », disponible en ligne sur le site http://micmap.org/, consulté le 24 août 2017. 4  Il s’agit du titre de son article publié dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, 15 (1977), p. 213-220. 5  « L’espace cimitérial du Moyen Âge [est] sacralisé par un rite de consécration », nous assure Michel Lauwers, dans l’article « Le Cimetière dans le Moyen Âge latin. Lieu sacré, saint et religieux », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54, 5 (1999), p. 1047-1072, ici p. 1049 ; le concept d’identité collective reposerait, dès le IXe siècle, sur l’influence fédératrice des morts, censée conférer une sorte de stabilité spatioculturelle à la communauté, grâce à « l’idée d’un enracinement du sacré, lié notamment à la présence de corps de défunts, et [à] celle de la formation d’un corps mystique identifié à l’Ecclesia. Envisageant un tel enracinement, les auteurs carolingiens définirent l’église comme l’assemblée des fidèles réunis dans une maison. », ibid., p. 1050. 6  Dans une encyclopédie comme Imago Mundi, Turold / us est présenté au large public dans sa qualité de « jongleur ou récitateur » ; voir l’article « Turold » disponible en ligne sur le site http://www.cosmovisions.com/, consulté le 10 août 2017. 7  En explorant les coutumes tombales du passé, M. Lauwers remonte à « la législation romaine des premiers siècles de notre ère [, qui] fit […] de la sépulture une affaire privée : tout propriétaire avait le droit intangible d’affecter une partie de son fonds à sa propre sépulture ou à celle d’un tiers. », ID., « Le Cimetière dans le Moyen Âge latin… », art. cit., p. 1056.

Avant-propos

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aux noms et aux dates effacés. La littérature médiévale, fût-elle hagiographique, épique ou romanesque, se déguste à part soi, dans une atmosphère passionnément patiente, une chandelle et un dictionnaire [ou une liseuse] à la main… Seuls les initiés peuvent se recueillir auprès de ces tombeaux dont l’accès est jalousement gardé : et parmi ces bienheureux (qui passent leur temps devant des écrans), ce sont uniquement les happy few qui ont le droit de toucher les manuscrits, en pèlerins de la grâce littéraire… Les dieux Mânes ou les bibliothécaires réinvestissent ce locus religiosus du pouvoir fascinant qu’il pouvait avoir auprès d’une iusta sepultura, aux débuts de l’époque chrétienne, quand les divinités se côtoyaient encore8. Pour le large public, seules sont pertinentes (car accessibles) les éditions, accompagnées de traductions modernes – et les litanies de la littérature seconde… avec leur invitation à la « docte ignorance »9. Malgré tout ce qui reste intouchable dans ces corpus à jamais mystérieux, la possibilité d’une jouissance esthétique n’est pas exclue, comme le montre Hans Robert Jauss, pour qui « l’attitude de jouissance dont l’art implique la possibilité est le fondement même de l’expérience esthétique. »10. Cette expérience, dans sa dimension libératrice et / ou séductrice11, est toujours porteuse d’effets émotifs. L’identification libre (et réversible) avec une altérité historiquement déterminée12 est évoquée également par des chercheurs comme Jacques Le Goff, Jacques 8  Depuis le IIe siècle, « le caractère religieux de la tombe était la manifestation de la puissance que le mort, assimilé aux dieux Mânes (dii Manes), exerçait sur le lieu où il était inhumé. Et de ce point de vue, la distinction entre le sacré et le religieux permettait de distinguer les dieux d’en haut et les dieux Mânes. », ibid., p. 1055. L’époque médiévale fait le nécessaire pour recycler ces Mânes et réaffirmer le caractère religieux du cimetière, en l’opposant aux terres profanes – surtout au XIIe siècle, grâce aux distinctions établies par Rufin de Bologne et Huguccio ; cf. ibid., p. 1063-1064. 9  Voir M. Zink, Littératures de la France médiévale, cours au Collège de France, consacré à l’« Aventure du salut : contes religieux du Moyen Âge », document disponible en ligne sur le site http://www.collegede-france.fr/, p. 824, consulté le 10 août 2017. 10 Voir ID., Pour une esthétique de la réception, trad. Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 137. M. Zink salue, en 1996, « l’effort de Jauss pour réhabiliter la jouissance esthétique, contre Adorno et l’école de Francfort. Observer que sans elle l’art ne peut se trouver aucune justification était d’une simplicité biblique, mais n’allait pas de soi en ces années-là. Cette seule remarque a déculpabilisé, si l’on peut dire, les recherches qui portaient sur l’art littéraire. » ; voir ID., « Trente ans avec la littérature médiévale. Note brève sur de longues années », Cahiers de civilisation médiévale, 39, 153-154 (1996), p. 27-40, ici p. 31. 11  Voir H. R. Jauss, ibid., p. 151, sur « l’ambivalence du beau comme expérience sensible », comprenant, d’une part, une  « puissance de distanciation, libératrice et créatrice de normes », et d’autre part, une « puissance séductrice qui enchaîne par la fascination ou la sublimation ». 12  Sur la fonction sociale de l’art, voir ibid., notamment p. 161. Les psychologues parleraient plutôt de relations « para-sociales » pour définir les rapports entre lecteurs et personnages. L’avantage de ces liens serait leur libre gestion, en dehors des contraintes qui pèsent sur le monde social au sens strict : les relations para-sociales sont régies par le récepteur sous le signe d’un sens minimal de l’obligation, de l’effort ou de la responsabilité ; il peut s’en affranchir à n’importe quel moment, comme le remarquent Donald Horton et Richard Wohl, dans leur article fondateur « Mass Communication and Para-Social Interaction : Observation on Intimacy at a Distance », Inter / Media : Interpersonal Communication in a Media World, éd. G. Gumpert et R. Cathcart, New York, Oxford University Press, 1956, p. 215-229, ici p. 215. Sur

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Avant-propos

Ribard13 et surtout Michel Zink, pour qui « la littérature du Moyen Âge ne peut guère être lue que sur l’horizon du religieux, ou plus exactement de la foi. »14. Or, cet horizon donne corps à une durée historique moralement et émotionnellement polarisée, comme le rappelle Jacques le Goff : Le long Moyen Âge est celui du Christianisme dominateur, du Christianisme qui est à la fois religion et idéologie […]. D’où l’impossibilité d’une étude valable du Moyen Âge qui ne tiendrait pas le plus grand compte de l’Église et de la religion. Surtout ce long Moyen Âge est dominé par la lutte en l’homme ou autour de l’homme de deux grandes puissances presque égales, bien que l’une soit théoriquement subordonnée à l’autre, Satan et Dieu. Le long Moyen Âge féodal, c’est la lutte du Diable et du Bon Dieu15.

Pour reconnaître cette altérité médiévale, pour en saisir l’amplitude et les enjeux, une réception émotive devient incontournable, comme le signale Michel Zink : Comment prétendre, à la lecture d’un texte, ignorer notre propre sensibilité et faire l’économie de notre jouissance sans être plus encore dupes de nous-mêmes ? Peut-être l’historien peut-il se contenter d’une pure connaissance. Je n’en suis pas certain. Mais nous [les chercheurs en littérature médiévale], dont l’objet n’existe que

cette dimension para-sociale et inter-passive, voir aussi l’ouvrage récent de Christian Papilloud, La Société collaborative. Technologies digitales et lien social, Paris, L’Harmattan, 2007, notamment p. 104. 13 Jacques Ribard, Du Philtre au Graal. Pour une interprétation théologique du Roman de Tristan et du Conte du Graal, Paris, Honoré Champion, 1989, notamment p. 13 : « Pour notre part, fidèle, pensonsnous, à l’esprit même du temps, c’est sur un plan délibérément métaphysique et théologique que nous n’hésiterons pas à nous placer pour essayer d’interpréter, dans une optique religieuse et chrétienne [les œuvres narratives médiévales] » – même quand elles semblent relever d’une littérature profane, comme les Romans de Tristan. Et de rappeler, aussi judicieusement que fougueusement, cette vérité qui fait désormais l’unanimité dans les études médiévales : « Il ne faut pas oublier […] que les auteurs de cette époque sont tous des clercs, imprégnés au plus intime d’eux-mêmes par un christianisme ambiant et triomphant, formés de surcroît à tout un système de pensée et d’écriture qui privilégie l’usage de l’expression symbolique – constante invitation à dépasser le sens premier, pour dégager ce surplus » de la pertinence religieuse ; loc. cit. 14 M. Zink, Littératures de la France médiévale, op. cit., p. 823-824 : « la majorité des textes médiévaux – même à ne s’en tenir qu’aux textes vernaculaires, et a fortiori si l’on prend en compte le domaine latin – sont des textes religieux ou marqués, à des degrés divers et sous des formes diverses, par les préoccupations religieuses ; […] cette majorité devient écrasante si l’on fait le compte, non plus des textes, mais des manuscrits. […] La quasi-totalité des textes s’inscrit d’une façon ou d’une autre dans la perspective de la foi. ». 15 J. Le Goff, L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, chap. « Pour un long Moyen Âge », p. 11. Voir aussi ID., Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, chap. « Métier et profession d’après les manuels de confesseurs du Moyen Âge », p. 164 : « Par-delà [l]es rapports malgré tout extérieurs entre l’univers religieux et le monde matériel, il faut se rappeler que toute prise de conscience au Moyen Âge se fait par et à travers la religion – au niveau de la spiritualité. On pourrait presque définir une mentalité médiévale par l’impossibilité à s’exprimer en dehors des références religieuses – et ceci, comme l’a admirablement montré Lucien Febvre, jusqu’au cœur religieux du XVIe siècle. ».

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pour autant qu’il nous parle, nous sommes condamnés à ce va-et-vient sans fin, à ces corrections incessantes, à cette comparaison permanente entre ce que nous sentons et comprenons des textes et la lente et incertaine découverte de ce qu’ils donnaient peut-être, en leur temps, à sentir et à comprendre. Nous sommes condamnés… Douce condamnation ! Cet exercice, qui est de la façon la plus essentielle le nôtre, notre champ et notre trésor, ne nous vaudra jamais la découverte d’une vérité définitive. Mais il nous donne à chaque instant ce plaisir propre aux lettres, ce plaisir esthétique et intellectuel sans être purement l’un ni l’autre, ce plaisir laborieux qui nous façonne et nous enrichit tandis que l’œuvre prend forme et sens sous notre regard16.

La clé d’une approche légitime du Moyen Âge serait donc d’ordre sensible : le plaisir et la conscience du plaisir peuvent bien guider le médiéviste littéraire, l’invitant à scruter le pourquoi d’une communication affective plus ou moins aboutie. Seul l’accueil émotionnel – positif, de préférence ! – est apte à donner un sens aux écrits du passé. Or, face à la censure religieuse qui pèse sur les lettres des premiers siècles médiévaux, quel potentiel de plaisir reste-t-il aux chercheurs (rarement croyants) en littérature ? André Gide avertissait autrefois : C’est avec de bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature17.

L’orthodoxie morale et, a fortiori, théologique désamorce le plaisir esthétique. Les lecteurs contemporains sont en droit de se demander si l’immortalité de ces œuvres – sauvées du naufrage des âges par leur conformisme formel – n’est pas fatale à leur valeur esthétique… Comment apprécier, face à la normativité confortée, la beauté d’une littérature sermonneuse ?

16 M. Zink, Littératures de la France médiévale, « Trente ans avec la littérature médiévale… », art. cit., p. 38. 17  L’aphorisme est attribué à André Gide, qui l’avait formulé sous une forme légèrement différente : « J’ai écrit, et je suis prêt à réécrire encore ceci qui me paraît d’une évidente vérité : c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. Je n’ai jamais dit, ni pensé, qu’on ne faisait de la bonne littérature qu’avec les mauvais sentiments. J’aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d’art et que l’artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant. Je n’ai garde d’ajouter : toujours. », ID., Journal 1939-1940, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1954 (coll. Bibliothèque de la Pléiade), le 2 septembre 1940, p.  52. Par ailleurs, A.  Gide écrit à François Mauriac  une lettre où il cite son propre dicton en l’explicitant ainsi : « vous n’êtes pas assez chrétien pour n’être plus littérateur. […] J’écrivis un jour, à la grande indignation de certains : “c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature”. La vôtre est excellente, cher Mauriac. Si j’étais plus chrétien sans doute pourrais-je moins vous y suivre. », lettre citée dans François Mauriac, Dieu et Mammon, Œuvres romanesques et théâtrales complètes II, Paris, Gallimard, 1979 (coll. Bibliothèque de la Pléiade), p. 833. Conformisme religieux et excellence littéraire s’opposent, le plus souvent, dans l’esthétique d’André Gide et des défenseurs de l’autonomie de l’art.

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La notion d’« écart esthétique » de Hans Robert Jauss – la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un changement d’horizon en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l’échelle des réactions du public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d’individus isolés, compréhension progressive ou retardée)18

– pourrait fournir une solution éclairante, que nous nous proposons de développer en l’articulant à l’approche émotive. Essentiellement, nous parions sur l’efficacité émotionnelle des lettres médiévales et sur la pertinence toujours nouvelle de leur valence affective19 à travers les époques, malgré le danger de fossilisation signalé par le même Hans Robert Jauss : ce deuxième changement d’horizon que relève notamment le classicisme de ce qu’on appelle les chefs-d’œuvre, [dont] la beauté formelle désormais consacrée et évidente et [la] « signification éternelle »… semblent ne plus poser de problèmes, les rapprochant dangereusement, pour une esthétique de la réception, de l’art « culinaire », immédiatement assimilable et convaincant, de sorte qu’il faut faire l’effort tout particulier de les lire à rebours de nos habitudes pour ressaisir leur caractère proprement artistique20.

C’est bien le défi qui nous appelle : prendre, au-delà de toute habitude de lecture, une vue fraîche et rafraîchissante du corpus, qui lui restitue son altérité émouvante. Concrètement, nous estimons qu’Eulalie peut encore toucher par sa muette théâtralité, lorsqu’elle se métamorphose en colombe, grâce à l’épée de Maximien ; qu’Alexis peut toujours troubler par sa volte-face didactique, lorsqu’il sermonne sa mariée et la quitte sans consommer le lien conjugal ; que Roland peut de nouveau intriguer par ses dons lyriques et scéniques, lorsqu’il refuse tout secours et embrasse un martyre aussi meurtrier que celui (?) des terroristes de nos jours ; que Jocaste peut derechef émouvoir par son jeu de rôle, quand elle parvient à imposer – courtoisement ! – son autorité morale aux enfants, malgré le pechié fondateur.

18 H. R. Jauss, « L’Histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 58. 19  Sur la notion de valence affective (affective valence), voir, par exemple, Robert C. Solomon, « The Variety and Complexity of Emotions », article disponible en ligne sur le site http://www.britannica. com/, consulté le 23 août 2017. 20 H. R. Jauss, « L’Histoire de la littérature : un défi… », art. cit., p. 54.

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L’empathie a une chance21… outre-tombe, outre-manuscrit, et cette chance n’est autre que la fusion de deux horizons : celui qu’implique le texte et celui que le lecteur apporte dans sa lecture, [fusion qui] peut s’opérer de façon spontanée […] dans la libération des contraintes et de la monotonie quotidiennes, dans l’identification acceptée telle qu’elle était proposée, ou plus généralement dans l’adhésion au supplément d’expérience apporté par l’œuvre [mais aussi, quelquefois, sous] une forme réflexive [impliquant] la distance critique dans l’examen, [la] constatation d’un dépaysement, [la] découverte du procédé artistique, [la] réponse à une incitation intellectuelle22.

Sous le jour de cette identification diversement fusionnelle que soutient l’esthétique de la réception, le corpus narratif liminaire de la littérature française continue à interpeller ses lecteurs, en entant les mondes imaginaires du présent. Certes, nous n’oublions pas que les personnages littéraires sont dépourvus de vie et d’entrailles ; cependant, comme l’affirme Claudio Galderisi, Accorder […] par défaut au petit monde d’un récit, au corps impalpable de ses personnages, les propriétés qui régissent le monde réel, ou plutôt notre perception et notre encyclopédie personnelles de ces propriétés, c’est le propre de tout travail d’interprétation23.

Ainsi, notre travail relève d’un délicat processus de translation, réalisation, appropriation du petit monde de chacun des textes du corpus, pour répondre à l’incitation de cet impalpable à saisir, grâce au volet perceptif (au sens large) de notre encyclopédie. C’est ce monde autre, porteur d’une vie possible – puisque traduisible encyclopédiquement, dans le respect de la dimension historique – qui convie le lecteur à l’éternel retour dont parlait Pierre Klossowski, dans le sillage de la pensée nietzschéenne : Ce que l’histoire enseigne est en réalité le contraire de ce que l’esprit « historique » y projette, non pas une progression de plus en plus consciente de l’homme, mais le retour 21  L’empathie dans un contexte fictionnel est susceptible d’une redéfinition adaptée : « When I empathize in a literary context, I correctly identify what a character in a text is supposed to think and feel [according to the laws of that fictional world] and at the same time I myself actually have thoughts and feelings [according to the laws of my real world] falling under the same description. », Anders Pettersson, The Concept of Literary Application. Readers’ Analogies from Text to Life, Houndmills, Basingstoke, Hampshire et New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 97. 22 H. R. Jauss, « De L’Iphigénie de Racine à celle de Goethe. Avec une postface sur le caractère partiel de l’esthétique de la réception », Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 284-285. 23 C. Galderisi, Diegesis. Études sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Âge. (De la Vie des Pères aux lettres modernes), Turnhout, Brepols, 2005, p. 78.

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ininterrompu des mêmes dispositions jamais épuisées au cours des générations successives ; comprendre l’histoire dans ce sens-là, à l’encontre de la science qui proclame son fiat veritas pereat vita, c’est justement parvenir, grâce au stimulant de la notion de retour, à une vie hors de l’histoire ; ce qui a été possible une fois doit l’être encore une fois… [pour vivifier,] dans l’homme, le sans cesse possible24.

Certes, il ne s’agit pas, pour le lecteur d’aujourd’hui, de se laisser former – ou déformer – par ces modèles affectifs trop explicites pour aboutir selon les lignes de force qui orientaient initialement leur téléologie. Les premiers récits littéraires médiévaux sont ce qu’Umberto Eco appelle des « textes fermés », puisqu’ils postulent un Lecteur Modèle étroitement défini25 : un croyant moyen, prêt à prier pour l’intercession d’un saint et d’une sainte (Eulalie, respectivement Alexis) ; un chrétien militant, prêt à se battre pour sa foi (comme dans la Chanson de Roland) ; un intellectuel prêt à mépriser les analphabètes et à diffuser une culture antique savamment christianisée (tel le lecteur projeté par le Roman de Thèbes) ; il semble évident que ces quatre œuvres ne laissent pas beaucoup de liberté à l’interprétation et à la coopération textuelles. Or, le récepteur empirique d’aujourd’hui, s’il commence par accepter d’actualiser le potentiel du texte, reste conscient du fait qu’il ne saurait incarner le Lecteur Modèle d’autrefois, et prend la liberté de jouer avec les lectures que l’œuvre appelle, afin de les mettre en lumière, en fraîcheur et en valeur. Michel Zink envisage ainsi la réception émotive du lecteur moderne : Lire ces textes dans la perspective de leur foi, c’est bien s’arrêter à ce qu’ils prétendent être et s’accrocher à la surface qu’ils nous offrent. C’est une naïveté. Mais la lecture littéraire, dont Blanchot dit qu’elle « exige plus d’ignorance que de savoir, qu’elle exige un savoir qu’investit une immense ignorance », consiste précisément à accepter d’être dupe – non pas à être dupe sans le savoir ni, à l’inverse, à faire semblant d’être dupe, mais à accepter lucidement d’être vraiment dupe. C’est à cette condition seulement que l’on peut comprendre ensuite comment on a été dupé26.

24  Voir Pierre Klossowski, « Sur quelques thèmes fondamentaux de la Gaya Scienza de Nietzsche », dans Un Si funeste désir, Paris, Gallimard, 1963, p. 16-17. 25  Selon Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, 1985 [1979], p. 80, le Lecteur Modèle est un « ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel. ». Quant au texte fermé, il programme de façon stricte son Lecteur Modèle, puisqu’il est « conçu pour un lecteur très défini, dans l’intention de diriger d’une manière répressive la coopération. », ibid., p. 74. 26 M. Zink, Littératures de la France médiévale, cours au Collège de France consacré à l’« Aventure du salut… », op. cit., p. 824. Cette métaphore de la duperie lucidement amorcée s’inscrit dans la voie ouverte par la notion de « willing suspension of disbelief » lancée par Samuel Taylor Coleridge.

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Il s’agit donc de jouer à la foi médiévale, et de s’offrir la délectation de saisir après coup, en soi-même, les ressorts du jeu. Les charmes de la théâtralité démontée ont de quoi séduire le public de notre époque. Cette duperie lucide s’appellerait, entre psychologues anglophones, « transportation »27 et ferait l’objet de toute expérience esthétique accomplie, que ce soit dans les arts traditionnels ou dans le cinéma et les jeux interactifs. Tel un voyageur du Temps, le lecteur s’éloigne de sa contrée et accepte de se comporter à Rome comme les Romains28… au Moyen Âge comme les clercs qui lui prêtent leur monde. On assiste alors au « fait troublant de l’esprit qui se dit à lui-même : Je suis plusieurs. », au déploiement de cette « faculté spirituelle d’être autre »29. Un tel comportement implique la mobilisation d’actes et d’émotions susceptibles d’infuser leur substance au jeu de rôle. Car la « performance »30, même lorsqu’elle semble merveilleusement dépourvue d’effort (conscient), reste un volet reconnu de l’expérience de la lecture. Pour ne pas succomber à ce que l’on redoute, dans le champ de la critique littéraire, sous le nom d’« impressionnisme » (ou « affective fallacy »)31, le voyage implique nécessairement un retour conscient chez soi. Le voyageur rentre avec des souvenirs vifs d’ailleurs, mais aussi, quelquefois, avec une nouvelle optique

27  Le « transport » (transportation) est d’abord conçu comme une métaphore pour explorer la lecture d’un récit, ainsi que sa « performance » ; voir Richard Gerrig, Experiencing Narrative Worlds : On the Psychological Activities of Reading, New Haven, Yale University Press, 1993,  chap.  1,  « Two Metaphors for the Experience of Narrative Worlds », p. 2. La puissance descriptive de cette notion est testée dans le cadre d’un modèle théorique censé rendre compte du degré de transport narratif selon le genre du récit et la disponibilité des sujets à se perdre dans le « flow » de l’histoire du livre / film ; voir Melanie C. Green et Timothy C. Brock, « The Role of Transportation in the Persuasiveness of Public Narratives », Journal of Personality and Social Psychology, 79 (2000), p. 701-721. Ce cadre théorique est compatible avec les mondes de la fiction littéraire médiévale et rend compte, en grandes lignes, de la phénoménologie de la lecture comme engagement cognitif et affectif (correspondant à la première phase de l’approche – cette « duperie » dont parle M. Zink). 28 « Someone (“the traveler”) is transported. One of the hoariest bits of advice with respect to travel is “When in Rome, do as the Romans do.” In essence, we are admonished to refit ourselves for local customs. Certainly if we plan to travel in good faith, we must be sure we are willing to behave as Romans do for the duration of the trip. », R. Gerrig, Experiencing Narrative Worlds…, op. cit., p. 11. 29 P. Klossowski, « Sur quelques thèmes fondamentaux de la Gaya Scienza de Nietzsche » dans Un Si funeste désir, op. cit., p. 20. 30  Sur la « performance » qu’implique la lecture, voir R.  Gerrig, Experiencing Narrative Worlds…, op. cit., p. 17 : « In many respects, the task of the reader is much like the task of the actor. […] Readers are called upon to exercise exactly this same range of skills. They must use their own experiences of the world to bridge gaps in texts. They must bring both facts and emotions to bear on the construction of the world of the text. And, just like actors performing roles, they must give substance to the psychological lives of characters. ». Sur le manque d’efforts du lecteur-acteur (effortlessness), voir les nuances apportées p. 13. 31  C’est surtout dans les années ‘50 que l’on cultivait cette peur de l’impressionnisme critique ; la tendance actuelle est à reconnaître et même à mesurer la réponse émotionnelle à un corpus littéraire, tout en cherchant des critères plus fiables pour l’apprécier, au sein du paradigme des théories de la réception. Voir ibid., p. 20.

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pour son hic et nunc… Il « applique »32 alors des vues toutes fraîches à sa bonne vieille réalité. Dans le cas d’un « voyage » dans l’univers liminaire de la littérature française médiévale, le lecteur / voyageur / applicateur découvre un paysage émotionnel offrant, avant tout, des formes de vie animées par le souffle de la résilience : c’est elle qui fait la loi, la foi, la lettre. Or, c’est une dimension qui reste susceptible de modéliser le comportement humain à l’époque moderne aussi, même si les situations limites ont changé de configuration. Pour explorer ce pays d’autrefois, pour en dégager les leçons les plus attachantes, force est de constater que, face au feu du bûcher, face à la misère et à la solitude, face à la trahison des siens et à l’assaut des païens, face à la fatalité au visage de Furie, l’être humain se tient droit et digne. Le public était – et est – invité à un bain agonistique33 d’invincibilité. Martyre, saint, héros, bonne mère de mauvaise famille : l’histoire des lettres francophones connaît une gradation que l’on peut voir comme une émancipation. Du silence d’Eulalie au triomphe bruyant de Roland, de la sérénité d’Alexis au sourire policé de Jocaste, les monuments littéraires tendent à fixer, sinon des émotions, au moins des effigies émotives ; sans faire de ce cimetière un musée des systèmes de valeurs34, nous aimerions en explorer les reliefs et le rayonnement à

32 A. Pettersson propose de compléter la théorie du transport dans un monde narratif (transportation into a narrative world) par la notion d’« application », qui désigne le volet actif de la lecture, consistant à éprouver, lors d’une halte entre les pages, mais aussi durant le processus de découverte, l’utilité réelle des acquis de son voyage littéraire ; tout partirait d’une comparaison du monde fictionnel à celui de la réalité, et reposerait sur ce que l’auteur appelle « analogical thinking », engendrant des « analogies from text to life » ; voir The Concept of Literary Application…, op. cit., p. 4. Sur la complémentarité des deux approches, voir ibid., p. 94 : « one should not believe that one can explain literature’s effects on the reader simply by speaking of “engrossment” or “transportation” or “being lost in a book”, as if nothing were going on in the transported reader. We do many unseen things while absorbed by a text – and application may well be one of the activities in which we are involved. Indeed, no necessary contradiction exists between transportation and application. According to my theory, application can be performed unconsciously and online, and consequently it can also be performed by “transported” readers. […] Transportation is, basically, a question of how vividly you imagine the literary content, while application is a question of what you do with that content. ». Pour A. Pettersson, l’application peut prendre comme point de départ un poème ou une pièce de théâtre aussi bien qu’un récit ; quant à la période historique, elle peut être plus ou moins éloignée du monde de référence du lecteur. 33  La dimension agonistique serait une réminiscence typique de toute culture orale ; voir Walter J. Ong, Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, Londres et New York, Routledge, 2005 [1982], p. 43 : « Many, if not all, oral or residually oral cultures strike literates as extraordinarily agonistic in their verbal performance and indeed in their lifestyle. Writing fosters abstractions that disengage knowledge from the arena where human beings struggle with one another. It separates the knower from the known. By keeping knowledge embedded in the human lifeworld, orality situates knowledge within a context of struggle. ». 34  L’histoire des émotions relève d’un champ de recherche que Georges Duby appelait « l’histoire des systèmes de valeurs », installée dans un continuum stable, refusant la possibilité des « mutations brusques ». Voir ID., Mâle Moyen Âge. De l’amour et autres essais, Paris, Flammarion, 2010 (coll. Champs Histoire), chap. « L’Histoire des systèmes de valeurs », p. 165. Selon J. Le Goff, tout système de valeurs

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travers les premiers siècles de vie (et de mort) littéraire francophone : 881-1150, tout en gardant à l’esprit, grâce à Georges Duby, l’idée que le christianisme féodal est pour beaucoup, pour l’essentiel peut-être, une religion de morts. Parmi les manifestations de la piété populaire, certaines des plus importantes socialement se déroulaient à proximité des sépultures. Les tombes des saints, que visitaient des foules de pèlerins, réclamant le salut de leur corps ou de leur âme. Les tombes des ancêtres, qu’environnaient des cérémonies périodiques, réunissant, autour d’une équipe monastique chargée de la célébration, tous les membres vivants du lignage […]35.

Certes, le médiéviste d’aujourd’hui, surtout s’il vit dans une culture relativement éloignée, au regard de son axiologie officielle, de la culture cible, ne saurait attendre, de son pèlerinage auprès de tombes textuelles étrangères, ni son salut, ni son intégration dans un corps social trans-historique… En revanche, il peut bien chercher le sens d’une continuité sensible de l’humain, tout en ravivant, en homo sentiens, les émois d’antan. Pour les éprouver – et partager – dans leur altérité même… Lorsque la lecture permet d’appréhender ces histoires où des individus passent leur vie à chercher la mort36, au nom d’une transcendance salutaire, on constate l’existence d’une véritable radioactivité émotionnelle, susceptible de projeter ses rayons, sous certaines conditions, sur tout nouveau-venu, sans discrimination spatio-temporelle… Pour prendre un exemple particulièrement saillant, la culture de la gloire sanguinaire peut trouver un retentissement cognitif et affectif (relevant de l’appréhension d’une axiologie efficace autrefois) au sein d’une civilisation de la réjouissance pacifique, surtout à une époque où les effets de la démagogie terroriste ont « ensangloté »37 la France. La dialectique du martyre et de la joie de médiéval doit être appréhendé, par l’historien, via l’axiologie chrétienne, dont le rôle est déterminant : « Si le christianisme accueille dans son sein ou laisse subsister différents systèmes de valeurs, il n’y a pas, en dehors de la doctrine chrétienne, de systèmes de valeurs consciemment élaborés et systématiquement exposés. Ce sont en grande partie des systèmes de valeurs implicites, reconstruits par l’historien. », ID., Pour un autre Moyen Âge, op. cit., chap. « Travail, techniques et artisans dans les systèmes de valeurs du haut Moyen Âge (Ve-Xe siècle) », p. 109. 35 G. Duby, « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge », Mâle Moyen Âge…, op. cit., p. 213-214. 36 Avec Eulalie, Alexis et Roland, on assiste à la quête d’une mort de soi exemplaire (qui n’exclut pas, dans le cas du comte, la mort de ses compagnons) ; avec Œdipe, ce sont la mortification de soi et la mort d’autrui (en particulier des deux fils impies) qui se disputent les pulsions agressives du roman, tandis que Jocaste passe son temps à éviter toute mort et toute mortification, comme pour offrir un climat affectif alternatif. 37  Le verbe – révélateur par ses suggestions involontaires – s’est glissé dans le discours tenu par le président François Hollande le 18 novembre 2015 à Paris, devant les maires de France : « Ces attentats [du 13 novembre 2015] ont ensangloté Paris et Saint-Denis. Mais ils concernent tous les Français. ». Le

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vivre continue à interpeller la conscience du XXIe siècle ; on parle volontiers de réminiscences « médiévales » et on absorbe à foison les données contextuelles susceptibles d’éclairer les motivations diachroniques des « guerres saintes » du présent38. Ce désir d’Histoire relève d’une tradition herméneutique qui conjugue l’intuition et la suspicion, le rapprochement et la distanciation, dans un jeu serré où l’urgence de la compréhension du passé assure l’avenir d’une historiographie affective39. Dans notre approche, dans notre transport délibérément dupe et conscient de l’infranchissable « hermeneutic gap »40, nous embrassons volontiers la perspective que retraçait Denis Hüe en 2008, lorsqu’il évoquait l’attitude du chercheur au seuil de l’Histoire : La science à laquelle nous aspirons devrait nous illuminer et d’une certaine façon nous aider à vivre, et cette attente est perpétuellement déçue. Le Corpus de notre savoir, ce que nous accumulons et rassemblons avec persévérance, c’est bien souvent un corps mort. Ce à quoi nous aspirons, face à ce grand corps mort, c’est à une animation, animation du savoir, animation également du corps de la société41.

Nous allons donc tenter notre animation… via un rituel susceptible de protéger – contre des mutations imprévues – l’intégrité du corpus aussi bien que celle du pérégrin : la grille d’analyse. Plusieurs notions se prêtent au processus, différemment opportunes, selon la pertinence épistémologique des contextes dont elles participent. C’est le concept d’« émotionologie », lancé en 1985 par les historiens américains Peter N. et Carol Z. Stearns, qui nous semble le plus prometteur pour rendre compte des modèles qui informent les premiers fossiles littéraires. L’émotionologie représente « les attitudes et les standards qu’une société, ou un groupe qui puisse se définir dans le cadre d’une société, maintient envers les émotions de base et

document était disponible en ligne sur http://www.huffingtonpost.fr/, site consulté le 27 novembre 2015 ; notre italique. 38  Voir, par exemple, Daniel Wollenberg, « The New Knighthood : Terrorism and the Medieval », Postmedieval. A Journal of Medieval Cultural Studies, 5 (2014), p. 21-33. 39  Voir Nicholas Watson, « Desire for the Past », Studies in the Age of Chaucer, 21 (1999), p. 59-97, ici p. 72 et 84. 40  Ibid., p. 75 : « empathy is a responsible mode of understanding only when the phrase’s positive and negative implications are felt at the same time : that is, when the two are in irreconcilable tension with one another. Only through such tension – […] in which understanding is always conscious of the persistence of a “hermeneutic gap” that separates it from the desired object – can empathy aspire to a union that does not involve coercion or solipsism, retaining difference in likeness, acknowledging that the other remains other, however carefully it is understood. ». 41 Denis Hüe, « Conclusion II », dans Corps et encyclopédies. Actes du colloque de Cerisy (10-14 septembre 2008), dir. D. Hüe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 356, nos italiques.

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leur expression appropriée »42. La société qui nous intéresse est celle des premiers conteurs (et versificateurs) de la littérature française, dont l’humanisme43 s’avère un bon milieu pour la culture des émotions de base. Nous proposons le continuum signifiant « talent / maltalent » pour nommer, avec des mots devenus vestiges, le spectre médiéval des émotions basiques, allant du désir au rejet en passant par la surprise, la joie, la honte, le dépit… L’émotion est le fruit d’une faculté humaine qui traverse les époques : celle de s’émouvoir, qui relève, étymologiquement, d’un dynamisme corporel44, mais aussi d’un potentiel d’action psychique45 se ressourçant, tel le français au latin, à l’énergie du verbe emovere (« remuer, ébranler »)46. Comme cette faculté humaine a des racines biologiques – des programmes de réaction à base neurologique et hormonale47 – elle sous-tend la possibilité, pour l’homme (« neuronal »48) moderne, de réactiver les émotionologies conservées, plus ou moins compréhensiblement, par ces traces que sont les textes49.

42  En anglais, il s’agit de « the attitudes or standards that a society, or a definable group within a society, maintains toward basic emotions and their appropriate expression », P. N. Stearns et C. Z. Stearns, « Emotionology : Clarifying the History of Emotions … », art. cit., p. 813. 43  Sur l’humanisme médiéval et ses premières manifestations, voir Jean-Charles Payen, « L’Humanisme médiéval et la redécouverte de l’individu en Occident du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle », Les Cahiers de Fontenay, 39-40 (1985), p. 95-106, ici p. 95-96. Sur les particularités de l’humanisme carolingien, voir Pierre Magnard, « Pour une métaphysique de l’esprit », dans Métaphysique de l’esprit. De la forme à la force. Actes du colloque tenu en Sorbonne les 17-19 novembre 1995, dir. P. Magnard, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1996, notamment p. 55. 44  Ca 1100 « mettre en mouvement » – Roland, éd. J. Bédier, 2813 : « Li amirals, ki trestuz les esmut », voir le portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/ definition/%C3%A9mouvoir, consulté le 27 août 2017. 45  Ca 1170 « troubler, porter à certains sentiments » – Rois, éd. E.-R. Curtius, III, 3, 26, p. 118, loc. cit. 46  Le verbe emovere est le résultat d’une dérivation préfixale : ex et movere (« mouvoir, remuer »), loc. cit. 47 Pour une approche psychologique de l’émotion, voir Keith Oatley et Jennifer  M. Jenkins, Understanding Emotions, Oxford, Blackwell Publishing, 1996 ; pour une mise au point épistémologique adaptée aux exigences de la médiévistique et de la narratologie, voir The Inner Life of Women in Medieval Romance Literature. Grief, Guilt and Hypocrisy, éd. Jeff Rider et Jamie Friedman, New York, Palgrave Macmillan, 2011, notamment le chapitre introductif de J. Rider, « The Inner Life of Women in Medieval Romance Literature », p. 1-26. 48  L’expression est celle de J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983. 49  D’autres approches modernes viennent appuyer la lecture participative du corpus littéraire médiéval ; en particulier, Paula Leverage, de l’Université de Purdue, États-Unis, étudie les mécanismes cognitifs impliqués dans la réception écrite et orale des épopées, en montrant le continuum de l’expérience émotionnelle humaine à travers l’histoire, et en mettant en lumière le genre de participation attendu du public, compte tenu du fonctionnement de la mémoire. Voir EAD., Reception and Memory. A Cognitive Approach to the Chansons de Geste, Amsterdam-New York, Rodopi, 2010, p. 296 : « I am proposing that the processes of comparison of repetitions in different contexts, and of units distinguished formally as episodes, contribute to the historical audience’s engagement and identification with the poems and their characters. […] Most significantly, while much recent inquiry into medieval literature has tended to emphasize its “otherness”, a cognitive science approach highlights points of commonality between the medieval and modern emotional, intellectual, and esthetic experience of literature. ».

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Dans cette étude, les œuvres littéraires des IXe-XIIe siècles sont considérées comme des moyens d’accès privilégié aux codes de conduite émotionnelle de leur époque de création. Ces codes visent, certes, des publics précis (socio-historiquement), mais ils peuvent exercer une certaine emprise sur les esprits modernes aussi, d’autant plus que ces esprits se meuvent dans une culture qui reste fortement codifiée émotionnellement, assignant des rôles à chaque sexe pour la plupart des situations d’interaction. Également désignés par le syntagme de « feeling rules »50 (normes du sentiment), les codes émotionnels survivent, sémantiquement, sinon pragmatiquement, grâce à la survie – médiate – de la langue. Certes, les émotions voyagent, et charrient leur corpus de normes plus ou moins flexibles. Il n’est pas exclu qu’un lecteur du XXIe siècle, en lisant La Cantilène de sainte Eulalie ou La Vie de saint Alexis, à l’aide d’un dictionnaire ou d’une traduction, se trouve interpellé par ces règles de comportement émotionnel prescrivant un dosage subtil de désir, maîtrise de soi, exaltation et ferveur – désigné, entre connaisseurs, par le Deo menestier ou la parfite amor. Il devient alors l’un des « membres honorifiques ou correspondants de la tradition culturelle pour laquelle [le texte] fut composé »51 – voire un ministre de la foi ou un parfit amant, s’il n’a pas la veine psychanalytique52 et s’il accepte de se laisser aller, le temps d’une duperie contrôlée, au flux des transports religieux… Essentiellement, la pratique érémitique continue à se ressourcer à ces émotions exemplaires qui sont, depuis des siècles, le corollaire attendu de l’humilité chrétienne. La tradition des arts visuels suit, à sa manière, ces modèles : de nos jours, « les Super-Héros sont ainsi torturés, mis en miettes et recomposés à l’envi, dans les dessins animés ou les films. On y retrouve la même axiologie qui rend le bon incapable d’être vraiment atteint dans son corps et sa volonté, et qui l’oblige pourtant à se confronter au supplice pour prouver sa valeur et sortir grandi. », comme le remarque Camille Tauveron dans une étude sur la Légende dorée53…

50 P. N. Stearns, « History of Emotions : The Issue of Change and Impact », Handbook of Emotions, éd. Michael Lewis et Jeannette M. Haviland-Jones, 2e éd., New York, Guilford Publications, 2004 [1993], p. 14-32, ici p. 20. 51  Voir J. Rider, « The Inner Life of Women… », p. 7. 52  Il y a, bien sûr, tout un spectre de lectures possibles que les narrateurs médiévaux n’ont pas prévu de susciter ; à ce titre, on pourrait retenir l’exemple d’Alexis, « ce jeune saint d’une vie romane qui renonce à son épouse le soir de ses noces [et qui] ferait plutôt sourire, aujourd’hui, le lecteur féru de psychanalyse. », comme le remarque bien pertinemment Jean-Louis Benoit, dans l’article « Modernités d’Alexis », Images du Moyen Âge, dir. Isabelle Durand Le Guern, Rennes, PUR, 2006 (coll. Interférences), p. 111121, ici p. 111. 53  EAD., « Le Corps martyrisé dans la compilation de Vies de saints de Jacques de Voragine », Corps et encyclopédies. Actes du colloque de Cerisy (10-14 septembre 2008), dir. D. Hüe, op. cit., p. 147-163, ici p. 163.

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Sensible à la corde émotionnelle de la Passio (vibrant dans les œuvres narratives médiévales, au-delà des genres particuliers)54, le philosophe suisse Denis de Rougemont dénonçait, lui, l’impact que pouvaient avoir sur le lecteur moderne les valeurs latentes du corpus tristanien55. Plus récemment, au sein de l’EMMA56, la chercheuse italienne Giuseppina Brunetti déclarait que « l’histoire de Tristan et Iseut est certainement une partie intégrante de l’éducation sentimentale des Européens »57, invitant à une lecture émotionologique de ce même corpus. De son côté, Yasmina Foehr-Janssens consacrait en 2012 une étude au rôle de la peur comme force motrice de la narration chez Béroul, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans l’histoire des émotions littéraires58. À une époque où « le pathos et l’empathie règnent … sur l’art »59, où « l’analyse réflexive, la position critique et la distanciation de l’artiste qui gouvernaient le radicalisme des avant-gardes, se trouvent débordées de toutes parts par la vague de fond de l’émotion »60, le transport narratif – plus ou moins éducatif, selon l’am54  Si la geste de Roland « se conçoit elle-même comme une Passio », et « si on ajoute que chez Thomas d’Angleterre, trois générations plus tard, le modèle d’Alexis hante à son tour la figure de l’amant affaibli par les jeûnes et les veilles sous l’escalier qui lui sert de refuge (Douce, vv. 598 ss), le nœud ainsi formé entre Roland, Alexis et Tristan appelle à un autre type d’histoire littéraire, qui prendrait en compte non plus les distinctions entre les genres, mais le questionnement obstiné qui les relie, les traverse ou les recroise. » ; sur les possibilités d’un regroupement textuel d’ordre idéologique, voir Charles Méla, « Les Veilles du saint homme », Mélanges de philologie et de littérature médiévales offerts à Michel Burger, dir. Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Olivier Collet, Genève, Droz, 1994, p. 255-272, ici p. 256. Son projet envisage la problématique de la Passion sous un jour fédérateur. 55  Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972 [1939]. 56  « EMMA (Les Émotions au Moyen Âge) est un programme de recherche qui se consacre depuis 2006 à l’étude des émotions médiévales dans une perspective d’échange avec les sciences humaines et sociales. Il est animé par Damien Boquet (Université d’Aix-Marseille – Institut Universitaire de France) et Piroska Nagy (Université du Québec à Montréal) » ;  pour un cadrage théorique et méthodologique, voir le site du programme, http://emma.hypotheses.org/category/actualite-demma. Pour considérer une autre démarche pertinente à l’égard de l’histoire des affects en Francophonie, voir la page http://www.haifaisrael.info/files/colloque_universite_novembre_2013.pdf, consacrée au colloque « Les Émotions dans la culture française et francophone : Histoire et Littérature » (6-7 novembre 2013) du Groupe d’Études Francophones du Département d’Histoire Générale de l’Université d’Haïfa. Nous remercions JeanJacques Vincensini pour cette dernière suggestion. 57  La citation de Giuseppina Brunetti (Université de Bologne) représente un extrait de sa conférence du 22 septembre 2010 intitulée « Pathosformeln : iconographie et représentation verbale des émotions dans les Romans de Tristan (XIIe-XIIIe siècles) », dans le cadre du séminaire « Le Corps régulé. Du biologique au culturel », dir. A. Carol et I. Renaudet, à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence (UMR TELEMME), conférence disponible en ligne sur le site de l’EMMA, http://emma.hypotheses.org/, consulté le 11 août 2017. 58 Yasmina Foehr-Janssens, « Une Poétique de la peur chez Béroul ? », Regards croisés sur le Tristan de Béroul, éd. Catherine Croizy-Naquet et Anne Paupert, Textuel, 66 (2012), p. 43-57. 59 Catherine Grenier, La Revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain, Paris, Seuil, 2008, « Introduction. Pathos et empathie », p. 7. 60 C’est cette vague de fond que l’auteure appelle globalement « pathos », dans le sillage de P. Klossowski, qui « élargit la définition commune restreinte et doloriste du pathos à l’expression de toutes les émotions. », ibid., p. 13. Quant à l’« empathie » dans les arts, si elle abolit la distance entre

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plitude de l’application – pourrait se prêter, lucidement et volontairement, au jeu hagiographique d’Eulalie et d’Alexis, au drame désabusé des fatigues épiques dans la Chanson de Roland61, enfin, à la farce de la liberté dans le Roman de Thèbes. S’inscrivant dans une continuité émotionologique sous-tendue par la théologie chrétienne, le Moyen Âge conserve son attrait, appelant les médiévistes et les animateurs du passé à la double acrobatie de l’empathie fusionnelle et de l’ajustement critique62. Avec ses zones de continuité, de distanciation et de renouement esthétique, le cimetière médiéval de la littérature française se révèle un véritable champ de forces vives, comme le montrent les recherches de Colette Storms sur la persuasion émotive63. Embrassant la même esthétique de l’écoute et de l’animation, notre étude compte illustrer, à partir de quatre textes phares conçus en français entre 881 et 1150, le potentiel d’action et d’émotion du fait littéraire.

émetteur et récepteur, c’est grâce à « une compréhension de l’œuvre de type fusionnel, une projection du sujet dans la matière de la forme qui lui est soumise. », ibid., p. 36. C. Grenier remonte aux racines du concept, l’Einfühlung de la fin du XIXe siècle, et présente le développement de son corollaire théorique, la « jouissance objectivée de soi » d’après Wilhelm Worringer, Abstraktion et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style (1ère édition 1913), trad. Emmanuel Martineau, Paris, Klincksieck, 2003 ; elle mentionne également les nuances apportées par Theodore Lipps et Max Scheler et le rôle décisif d’Edmund Husserl dans la diffusion de cette notion au champ de la phénoménologie ; voir ibid., p. 36. 61 Roger Pensom reconnaît le potentiel émotif du poème, qu’il estime supérieur à, et indépendant de sa valeur didactique ou historique ; voir Literary Technique in the Chanson de Roland, Genève, Droz, 1982, p. 155. 62  Le festival de théâtre d’Avignon accueillait, en 1991, une représentation de la Chanson de Roland particulièrement sensible à l’altérité médiévale : voir http://www.ina.fr/video/CAB91033577, site consulté le 16 août 2017. Pour le public friand de lucidité historique et de comédie épique, le Théâtre de la Pire Espèce du Québec proposait, en 2008, une pièce intitulée Roland : la vérité du vainqueur, créée par Olivier Ducas, couronnée par le Prix Accès culture à la bourse RIDEAU et disponible en ligne sur https://www. youtube.com/watch?v= Hcts_05JqBE, site consulté le 16 août 2017. Avec le Roman de Thèbes, il est plus difficile aujourd’hui de remonter à des versions du Moyen Âge ; ce sont les sources antiques de l’histoire qui l’emportent dans les mises en scène modernes. Il convient d’évoquer pourtant un dessin animé réalisé en 2012 par Thierry Bleton, Frederic Caro, Renaud Madeline et Jonathan Perez, intitulé « Œdipe sans complexe », qui vient raviver à la manière d’une relecture médiévale la problématique du libre arbitre sur https://www.youtube.com/watch?v=y6VHcbbkcDQ, site consulté le 16 août 2017. 63 Attentive à l’impact de la littérature d’inspiration théologique sur ses récepteurs (en particulier chrétiens et médiévaux), Colette Van Coolput-Storms offre une illustration du potentiel affectif et cognitif – persuasif – d’un corpus ancien singulièrement digne d’intérêt : Li Romanz de Dieu et de sa Mere, rédigé par Herman de Valenciennes vers 1150 ; dans cette adaptation littéraire de la Bible, « la dramatisation a […] pour effet de laisser affleurer une certaine émotivité susceptible de mieux toucher le public, de lui ouvrir le cœur, condition indispensable à l’œuvre de conversion entreprise par le chanoine de Valenciennes. L’indice corporel le plus tangible en est l’épanchement des larmes, qui coulent d’abondance dans Li Romanz de Dieu et de sa Mere : elles traversent l’œuvre d’un bout à l’autre et constituent un véritable fil conducteur. », EAD., « Démarche persuasive et puissance émotionnelle : Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes », Lors est ce jour grant joie nee. Essais de langue et de littérature françaises du Moyen Âge, éd. par Michèle Goyens et Werner Verbeke, Louvain, Leuven University Press, 2009, p. 71-96, ici p. 75.

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À en croire Pierre Klossowski64, le « pathos connaît »65. S’inscrivant dans cette voie de la connaissance, Jean-François Chénier66 assure qu’il y a une façon de connaître qui revient à saisir un ressenti, au-delà de l’esprit et de ses catégories : l’approche émotionnelle… Lorsque nous abordons le concept de connaissance pathétique, nous devons souligner qu’il s’agit d’une re / connaissance. [Comme] forme d’empathie, il faut […] que ce soit un affect provoqué par un autre affect. Donc, l’univers pathique est communicable, mais pour ce faire il doit y avoir cette empathie et cette communicabilité qui constituent le propre de l’esthétique de l’œuvre. […] Dès lors, tout lecteur se meut dans un jeu de reconnaissance et d’ignorance, de participation et de distanciation, de célébration et d’objectivation à l’égard de l’œuvre, et c’est de ces oscillations que résulte la connaissance pathétique67.

Pour appuyer cette exploration, dont la pertinence dépasse le champ de la littérature, la découverte des neurones miroirs68 permet au lecteur d’aujourd’hui d’espérer qu’il pourra apprendre à sentir avec le destinataire des œuvres d’antan. Et à connaître, en éprouvant. Cette connaissance est susceptible, justement, de transcender le contexte historique : « quel que soit l’événement, l’affect est réflexe et immémorial »69. L’empathie est censée décrypter, ranimer, raffiner les affects d’autrefois70. Qu’il 64  « Qu’est-ce qu’une science qui rit, qui pleure, qui déteste ? Une connaissance pathétique ? », se demande P. Klossowski en lançant dubitativement ce syntagme qui a fait fortune ; voir Les Lois de l’hospitalité, Paris, Gallimard, 1965, p. 219, nos italiques. 65  C’est Jean Decottignies qui découpe ainsi la citation (trahissant une conception sur la cognition plutôt pessimiste, si on la suit jusqu’au bout) de P. Klossowski : « Notre pathos connaît […] », Biographie d’un monomane, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 51, ; pour rétablir l’idée klossowskienne (et son « mais »), voir Un Si funeste désir, op. cit., p. 203. C’est un peu grâce à cette réduction à l’essentiel qu’une nouvelle esthétique se fait jour, par la consécration académique et la véhiculation épistémologique de la notion de connaissance pathétique. 66 Jean-François ChÉnier le souligne bien dans sa thèse de 2013 : « pour Klossowski comme pour Bataille, avec Nietzsche, l’art devient une forme de connaissance, mais d’un autre type. Il s’agit d’une connaissance tragique, qui fait écho à un savoir plus ancien, que l’on retrouvait chez les Grecs, mais dont la tradition postplatonicienne s’est détournée. », La Poétique pathique de Georges Bataille et de Pierre Klossowski, thèse soutenue en 2013 à l’Université de Montréal, disponible en ligne sur le site https:// papyrus.bib.umontreal.ca/, consulté le 22 août 2017, p. 203. 67 J.-F. ChÉnier reprend, développe et tire au clair les implications de la notion, ibid., p. 214. 68  Cette découverte fait désormais partie de la doxa scientifique de notre temps et elle est largement vulgarisée ; voir, par exemple, le dossier « Du Neurone au cerveau : une promenade dans la complexité du système nerveux », préparé par Jean-Pierre Henry (laboratoire matière et systèmes complexes, Université Paris Diderot) pour l’Université ouverte 2014-2015, disponible en ligne sur le portail http://www.msc. univ-paris-diderot.fr/, consulté le 23 août 2017. 69 C. Grenier, La Revanche des émotions…, op. cit., chapitre « La Connaissance pathétique », p. 27. 70 « Empathy can change the world : l’empathie peut transformer le monde, proclamait en 1991, dans une œuvre manifeste, l’une des principales représentantes du courant postconceptuel des années 1980, l’artiste américaine Barbara Kruger. », rappelle C. Grenier, en tâchant de légitimer la possibilité, défendue par

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s’agisse d’une identification admirative, sympathique, cathartique ou ironique71, les personnages souffrants et triomphants conservent leur charisme et continuent à interpeller. Leurs quêtes nourrissent nos questionnements… Malgré sa classicisation, le monument-texte n’empêche pas l’être humain de « saisir le jour » ou le moment72 ; l’émotion d’antan, filtrée par son axiologie culturelle, limitée par la compréhension de cette axiologie aujourd’hui, illimitée par les horizons d’attente et d’entente de l’écrit, invite à une lecture littéraire73 sensible aux idiomes affectifs du passé.

de nombreux artistes contemporains, d’une « adhésion empathique à des références issues d’esthétiques et d’époques différentes », ibid., p. 11-11. 71  Voir le « tableau des modèles d’identification et d’activité communicationnelle esthétiques » de H. R. Jauss, Pour une esthétique de la reception, op. cit., p. 167. 72  Sur le type de vitalité propre à la textualité, voir W. J. Ong : « The paradox lies in the fact that the deadness of the text, its removal from the living human lifeworld, its rigid visual fixity, assures its endurance and its potential for being resurrected into limitless living contexts by a potentially infinite number of living readers. », Orality and Literacy…, op. cit., p. 80. 73  Une approche linguistique des affects médiévaux, fondée sur les poèmes des trouvères, fut tentée en 1972, et elle reste exemplaire : il s’agit de l’étude lexicale de Georges Lavis, dont l’ambition définitionnelle modeste est compensée par un désir d’exhaustivité puisant aux vertus des logiciels de l’époque. L’auteur définit ainsi les mots clés lui permettant d’appréhender son corpus : « Affectif, affectivité : ces termes, dans leur emploi courant, font référence à ces états intérieurs, souvent difficiles à exprimer, que chacun est amené à éprouver selon les circonstances de la vie : l’amour, le regret, la joie, l’espoir, etc. S’ils sont assez mal définis, ils ne comportent cependant pas d’équivoque grave ; ils présentent toujours, en effet, un caractère de subjectivité et de spontanéité qui constitue sans doute la qualité spécifique de leur valeur significative et qui les oppose aux notions de raison, d’objectivité ou de maîtrise de soi. Cette définition, toute sommaire qu’elle soit, suffit à notre propos. », ID., L’Expression de l’affectivité dans la poésie lyrique française du Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles). Étude sémantique et stylistique du réseau lexical joiedolor, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 33.

INTRODUCTION AU TALENT : DU MOT À LA DOXA ÉMOTIONNELLE

L

e nom « talent » est, à lui seul, un panthéon vénérable1, où les reliques du « talanton » grec ont été translatées, via le « talentum » latin, pour aboutir au « talan » provençal et au « talant » français. Georges Lavis rappelle la « vitalité » singulière de cette « unité lexicale » et son rôle dans la poésie du désir, ainsi que l’influence de la pensée scolastique sur sa « valeur significative »2 de plus en plus auréolée de connotations spirituelles. De la parabole biblique3 à la motivation esthétique, le cheminement du « talent » se révèle passionnant. À la fin du Xe siècle, le mot désigne un sentiment, une pensée, une humeur ; au XIe, un désir, une envie, un souhait. Le XIIe siècle rend le concept coextensif à celui d’« esprit » et connaît une nouvelle entrée, physiquement spécifiée : désormais, le « talent » nomme aussi une unité de poids remontant au monde antique. Le XIIIe siècle crée une variante féminine : « la talente », qui acquiert le sens de « besant ». Au XIVe siècle, le « talent » réfère plus spécifiquement à une aptitude, faculté ; au XVe, il étend sa sphère aux capacités physiques, et au XVIe, aux dons du Saint-Esprit4. Aussi voit-on le concept balayer la sphère des affects et s’insinuer dans celle de la spiritualité, après avoir puisé son 1  Le « talent » français dérive du mot latin talentum (poids grec ; somme d’argent), employé au sens figuré à basse époque, lorsqu’il désignait la « richesse morale » (fin IVe-Ves.). Ce glissement sémantique est dû à l’interprétation de la parabole évangélique par l’exégèse médiévale ; en particulier, les talenta deviennent chez saint Jérôme un « don de Dieu, [une] grâce ». Pour un éclairage étymologique et sémantique du « talent », voir le portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www. cnrtl.fr/definition/talent, consulté le 20 août 2017. Sur les sens du nom latin talentum au Moyen Âge, voir Charles du Fresne, sieur Du Cange et alii, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort, Léopold Favre Éditeur, 1886, consulté le 20 août 2017 sur le site http://ducange.enc.sorbonne.fr/talentum?clear=1. Voir aussi l’entrée du Dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot, Paris, Hachette, 1934, disponible en ligne sur la page web http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?p=1539. 2 G. Lavis, L’Expression de l’affectivité dans la poésie lyrique française du Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles)…, op. cit., p. 62. Se fondant sur une documentation lexicographique rigoureuse, l’auteur cite le sens de « balance », et, par extension, d’« inclination », que le « talanton » grec infuse au « talent » roman. 3  La note de G. Lavis met les points sur les i de cette étymologie si riche symboliquement : « Ce sens [scolastique de “don”, “aptitude”, que revêt le mot latin talentum] provient de la parabole rapportée par Mathieu et racontant l’histoire de trois serviteurs à qui leur maître a confié des talents (poids d’or) ; deux serviteurs font fructifier leurs talents, le troisième enfouit le sien en terre. », ibid., n. 64, p. 62. 4  Pour le paradigme du « talent » en ancien français, voir F.  Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, tome 7, éd. cit., consulté en ligne le 20 août 2017, sur le site http://micmap.org/. Pour l’acception du nom en moyen français, voir le Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), hébergé sur le portail http://www.atilf.fr/dmf/, consulté le 20 août 2017.

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INTRODUCTION AU TALENT

sens dans le champ matériel – notamment pécuniaire – comme pour inviter le chercheur à élargir l’horizon de sa pensée et à surmonter ses préconceptions, afin d’accueillir les motivations mystérieuses de la créativité linguistique médiévale. Le rayon d’action de notre lecture comprend l’espace liminaire de la littérature narrative française, allant des commencements hagiographiques aux recommencements romanesques. Nous y assistons à la mise en place d’un paradigme toujours plus librement créatif, en accord avec le potentiel généreux du « talent » au Moyen Âge central, désignant un « caractère, tempérament inhérent à la nature humaine », mais aussi un mouvement spontané, « un état ou une disposition de l’âme non permanents »5. Autant dire, une prédisposition affective ou une émotion… Des valeurs et histoires chrétiennes à l’émancipation impulsée par l’épopée6, nous entendons explorer le paysage primitif de l’émotionologie dominante au sein de la Francophonie ; l’œuvre, fût-elle hagiographique, épique ou romanesque, fournit, par ses recettes narratives, un mode d’emploi des émotions humaines7. S’il est vrai que les émotions sont des « schémas interprétatifs d’un genre particulier, comparables à un script, à une histoire, à un texte narratif, qui donnent du relief et du sens à l’expérience humaine »8, les œuvres narratives permettent justement de développer ce type de structuration expérientielle, en révélant les premiers repères émotifs français – en action. Le talent, cette émotion de base qui devient une valeur narrative, satellise tout un champ de forces dans sa grammaire sentimentale : des noms comme « entalentement », « maltalent » ; des verbes tels « talenter », « atalenter », « détalenter », « entalenter », « ratalenter » et des locutions verbales comme « avoir talent de » + infinitif / « avoir talent que » + prop. sub. objet., « acomplir son talent de » + infinitif, « talent me prend de » + infinitif, « a mon / ton / son talent », « faire son talent de » + substantif désignant une personne, « avoir / 5 G. Lavis, L’Expression de l’affectivité dans la poésie lyrique française du Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles)…, op. cit., p. 63. 6 Jean Rychner défend la primauté du Roland en dégageant son influence idéologique et stylistique sur l’Alexis : « Je crois devoir supposer qu’une Chanson de Roland très proche de celle que nous connaissons existait dès l’époque où le poète du Saint Alexis transposait la vita, que ce poète l’aimait et l’admirait et qu’il choisit d’écrire son poème hagiographique au moins partiellement dans ce style, pour proposer aux laïcs amateurs de geste, dans la forme qu’ils goûtaient, un modèle moral différent du modèle épique. », ID., Du Saint-Alexis à François Villon, études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1985, p. 60. 7  La narration distinguerait l’homme de tout animal émotif : « human emotions, thanks to a gift of language that brings with it a particularly strong form of intentionality, are differentiated from the emotions of other animals as well as from one another by the acquisition of a narrative form. », Ronald de Sousa, « Emotions : What I Know, What I’d Like to Think I Know, and What I’d Like to Think », Thinking about Feeling : Contemporary Philosophers on Emotions, éd. R. C. Solomon, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 61-75, ici p. 63. 8 Richard  A. Shweder et Jonathan Haidt, « The Cultural Psychology of Emotions : Ancient and New », Handbook of Emotions, op. cit, p. 405, notre traduction.

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tenir a son talent », « venir a / en talent de » + infinitif, « mettre tout son talent en… »9 ; des adjectifs tels « talenté », « talentieus », « talentif », « atalenti », « entalentable », « entalenté », « entalentif », « maltalenté », « maltalentif » ; enfin, des adverbes comme « talentivement » et « maltalentivement »10. Dans l’univers francophone que nous nous proposons de redécouvrir, le « maltalent » n’est pas une nébuleuse sans substance ; il se recommande comme la contrepartie négative du « talent », émotion codifiée par la plupart des récits représentatifs de l’époque. Le « maltalent » – de même que le « talent » – implique le corps et l’esprit dans un jeu complexe de signes : le bénéficiaire11 tremble, change de couleur, manifeste son « irritation », sa colère, son « dépit »12, sa « mauvaise disposition à l’égard de quelqu’un », son « animosité »13. Autant de faits pertinents pour l’histoire de l’émotivité narrative… Entre les pôles du « talent » et du « maltalent », tout un monde se révèle, gouverné par une émotionologie nuancée, qui reconnaît la spontanéité et sait l’illustrer, tout en la déconseillant aux élites : pour commencer, un chevalier doit être « sage et amesuré » autant que « preux » ; une dame doit contenir, elle aussi, son « fol corage », si elle veut réussir en littérature – et dans sa propre vie. Il s’agit, certes, d’une « constellation lexicale »14 et d’une gamme d’« attitudes affectives » et de « moyens d’expression »15 qui relèvent d’un « univers sémantique »16 particulier. Si Georges Lavis explorait le genre lyrique, qu’il trouvait d’une remarquable « cohérence thématique »17, nous nous proposons d’approcher, avec nos outils méthodologiques, le genre narratif, tel qu’il se construit, dans sa cohérence émotive, à l’époque des premiers écrits. Le champ est partiellement investi, en médiévistique : pour les récits des XIIe-XIIIe siècles, Jean Rychner propose « un

9  Sur le potentiel syntaxique du « talent », sans doute supérieur à celui du « maltalent », voir les structures idiomatiques relevées par G. Lavis dans L’Expression de l’affectivité dans la poésie lyrique française du Moyen Âge…, op. cit., p. 62-68. 10  Cette synthèse est due aux efforts de Pierre Cromer, et prend sa place dans la rubrique « famille » du lexème « talent », descendant de l’étymon latin « talentum » ; à ce sujet, voir le Trésor de la Langue Française informatisé, sur le site http://micmap.org/dicfro/, consulté le 24 août 2017. 11 Nous retenons la notion de « bénéficiaire émotif », lancée par P.  Nagy et D.  Boquet dans l’« Introduction » au livre Le Sujet des émotions au Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 2005, p. 39. 12  Sur les acceptions du « maltalent » en ancien français, voir F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, éd. cit., tome V, p. 127, http://micmap.org/ dicfro/, site consulté le 25 août 2017. 13  Sur les acceptions du « maltalent » en moyen français, voir le Dictionnaire du moyen français, http:// www.atilf.fr/dmf/, consulté le 4 août 2017. 14 G.  Lavis, L’Expression de l’affectivité dans la poésie lyrique française du Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles)…, op. cit., p. 62. 15  Loc. cit. 16  Ibid., p. 26. 17  Ibid., p. 29.

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examen de l’utilité et de l’utilisation » des modes d’expression des sentiments au niveau de l’instance narrative18. Le chercheur analyse exclusivement des énoncés du narrateur portant sur l’expérience affective et intellective des personnages du Moyen Âge central. Notre démarche relève de l’analyse littéraire et invite à la lecture reverdie d’un corpus vénérable, qui se distingue par sa liminarité linguistique et historique ; nous serons sensible à l’énonciation des affects dans les mondes des personnages aussi bien que dans l’univers intégrateur du narrateur19, sans privilégier l’utilitarisme pragmatique. Parmi les concepts opératoires les plus pertinents pour rendre compte de l’« histoire de l’affectivité »20 ou de la « sensibilité »21 littéraire à l’époque médiévale, certains se révèlent incontournables : – le style émotionnel – l’émotif – la communauté émotionnelle – les feeling rules (normes du sentiment). Loin de constituer des outils théoriques au sens strict, ces notions demandent à être spécifiées par la réalité de chaque monde narratif, compte tenu de sa configuration générale et de son insertion dans la réalité d’une période historique particulière. Ainsi, le style émotionnel22 qualifie le type de comportement illustré par une figure textuelle dans la gestion d’affects et d’échanges affectifs circonstanciellement 18  Sur la construction de la voix narrative au Moyen Âge central, et sur ses assises linguistiques, voir J. Rychner, La Narration des sentiments, des pensées et des discours dans quelques œuvres des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1990. 19  Sur les mondes du narrateur, des personnages et du lecteur, voir U. Eco, Lector in fabula…, op. cit., p. 200. 20  « Si l’histoire des émotions avait été essentiellement francophone, elle aurait probablement été dénommée histoire de l’affectivité, couvrant un large domaine allant des dispositions affectives et des traits de caractère aux sentiments durables et aux émotions qui, en français, désignent clairement un mouvement psychique bref, le plus souvent reflété par le corps. », D. Boquet et P. Nagy, « Une Histoire des émotions incarnées », Médiévales, 61 (2011), p. 5-24, ici p. 11. Pour une étude consacrée à la corporéité dans les discours didactiques au XIIIe siècle, voir Karin Ueltschi, La Didactique de la chair. Approches et enjeux d’un discours en français au Moyen Âge, Genève, Droz, 1993. 21 G. Duby préfère parler d’une « histoire globale de la sensibilité » prenant en considération la place assignée à un ressenti particulier – par exemple celui de la douleur physique – dans un « système de valeurs » historiquement et culturellement déterminé. Voir sa conférence « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge », présentée à Varsovie en 1985 et publiée dans le volume Mâle Moyen Âge…, op. cit., notamment p. 203-204. 22 William  M. Reddy véhicule le concept d’« emotional styles » en l’associant à des performances sociales telle la prédication, mais aussi spécifiquement artistiques comme le théâtre, la littérature, la musique, l’iconographie, l’architecture, le design vestimentaire ; voir The Navigation of Feeling, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p.  331. De son côté, P.  N. Stearns infuse un sens impersonnel et

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appréhendés ; il invite à écrire une stylistique du personnage adaptée au profil de chaque œuvre / genre / époque23. On pourrait déceler, par exemple, une stylistique propre à la fine amante, enracinée dans celle du genre lyrique, mais décelable aussi dans le contexte hagiographique (voir l’ethos de l’épouse-tourterelle d’Alexis). Lorsque le monde fictionnel est celui du poème épique, le style érotique mis en avant sera digne, sec, efficace : dans le manuscrit d’Oxford, Aude meurt en une dizaine de vers24. Quand il s’agit du roman, on prend son temps : Ismène parvient non seulement à différer son trépas en pataugeant dans un champ émotionnel ouvert et luxuriant, mais aussi à vivre une mort au monde féconde en conversions. Plus tard, avec l’Yseut de Thomas, la mort d’amour exige un élargissement imaginatif des notions d’oraison, de viatique et même de rédemption25… Autre concept souple et prometteur, l’émotif désigne, par une allusion au « performatif » de John Langshaw Austin26, tout énoncé ou geste susceptible de changer l’état affectif des interactants, dans leur posture d’émetteurs aussi

historique  à la notion ; il parle de la nécessité de saisir les « styles émotionnels caractéristiques d’une période particulière […] comme un moyen d’enrichir le portrait de cette époque tout en déclenchant la comparaison d’une période révolue à une autre », ID., « History of Emotions … », art. cit., p. 16. Dans son introduction à l’ouvrage The Inner Life of Women in Medieval Romance Literature, déjà citée, J. Rider reprend la notion et la réinvestit d’un sens plus compatible avec l’anthropologie culturelle : en explorant les styles émotionnels, l’approche historique d’un corpus tâcherait d’« aller au-delà des représentations des émotionologies et d’arriver à quelque chose de plus réel, comme la nature humaine ou des sentiments authentiques », op. cit., p. 7, notre traduction. 23  Pour Alice Colby, tout portrait d’un personnage (médiéval) a une vocation émotive qui s’accomplit par le recours à des stéréotypes génériquement déterminés. Ainsi, la description offre de l’information diversifiée, « which affects the listener’s interpretation of the work by provoking in him an emotional reaction to the important character being described, and which stands out from the context as a semi-indepedent, stylistically ornate, well-organized, and completely panegyrical or censorious descriptive unit much of the content of which is stereotyped. », EAD., The Portrait in Twelfth-Century French Literature. An Example of the Stylistic Originality of Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1965, p. 178. L’auteure se fonde sur l’émotivité que Mathieu de VendÔme assigne au traitement du portrait romanesque (p. 102), en écartant le corpus épique. Elle rappelle la double visée émotive qu’Edmond Faral attribuait (dans un article de 1946) aux descriptions littéraires des personnages, construites afin de susciter l’admiration ou l’horreur (ibid., p. 100). 24  Cependant, il convient de préciser ici, avec Jacques de Caluwé, que le manuscrit d’Oxford « est seul  […] à n’accorder à l’amour, représenté par Aude, qu’une place quantitativement très limitée. Les autres versions s’arrêtent davantage à ce personnage féminin, au point d’insérer parfois dans la Chanson ce que l’on a appelé un “roman d’Aude”. », ID., « La Prière épique dans la tradition manuscrite de la Chanson de Roland », La Prière au Moyen Âge : Littérature et civilisation, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1981. 25  Sur les affinités narratives entre matière hagiographique syriaque et matière romanesque thébaine / bretonne, voir C. Méla, art. cit., p. 257. 26  Pour contempler la notion dans son acception originelle, voir John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962]. La performativité d’un énoncé se réfère à sa propriété de changer l’état des choses ; elle désigne l’efficacité d’un acte de langage, liée à des facteurs comme le statut du locuteur, les rapports hiérarchiques entre les interactants, et d’autres paramètres de la communication pris en charge par la pragmatique.

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bien que de récepteurs27. Si l’émotion est extralinguistique ou prélinguistique, comme le suggère William M. Reddy28 en la comparant à la pensée, l’émotif articule l’émotion et le langage tout comme le signe linguistique articule le son et le langage29 dans la vision de Ferdinand de Saussure30. Pour l’émotif, cette articulation n’est pas gratuite ; elle vise à produire une émotion qui corresponde à l’attente sémantique et sentimentale de l’émetteur-émoteur. La littérature française des commencements se propose, justement, d’émouvoir. En effet, la sensibilité du public cible est à satisfaire, mais aussi à défaire, refaire, selon une triple visée : plaire, instruire, émouvoir. Grâce à cette rhétorique dont Cicéron avait relevé les principes31 et que des autorités comme Horace32 et saint Augustin33 ont largement diffusée dans l’enseignement médiéval européen, 27  Ces actes décrivent l’émotion et, ce faisant, l’activent, l’intensifient ou la modifient. Ils sont descriptifs, relationnels, intentionnels et auto-référentiels, sur le mode dynamique : « Emotional expressions can thus be considered as utterances aimed at briefly characterizing the current state of activated thought material that exceeds the current capacity of attention. Such expression, by analogy with speech acts, can be said to have (1) descriptive appearance, (2) relational intent, and (3) self-exploring and self-altering effects. », W. M. Reddy, The Navigation of Feeling, op. cit., p. 102-105. Ce sont les théoriciens de l’EMMA qui proposent « l’émotif » comme équivalent nominal de « the emotive » de Reddy ; pour une vulgarisation francophone de la notion, voir D. Boquet et P. Nagy, art. cit, p. 13-14. 28 W. M. Reddy, op. cit., p. 64. 29  La comparaison est proposée par J. Rider, dans le chapitre introductif cité ci-dessus, p. 3. 30  Pour notre propos, il suffit de rappeler que le nom du linguiste suisse Ferdinand de Saussure est associé à la théorisation du « signe linguistique », défini comme unité bicéphale, composée d’un signifiant (« une  image acoustique ») et d’un signifié (« un concept »). Voir ID., Cours de linguistique générale, [1916], Paris, Payot, 1979, p. 98. 31  L’homme d’État et l’auteur latin Marcus Tullius Cicero (106-43 av. J-C) révélait, à travers la doctrine de l’orateur Antonius, exposée à son confrère Crassus dans un dialogue fictionnel, les effets qu’il convient de provoquer chez les juges pour remporter la victoire juridique. Il s’agit de « ces trois points : plaire, instruire, émouvoir. De ces trois points, le premier demande un ton doux et insinuant ; le second, un esprit pénétrant ; le troisième, des mouvements pathétiques. Pour que le juge soit amené à prononcer en notre faveur, il faut, ou que sa propre inclination l’y porte, ou que la force de nos arguments l’y détermine, ou que de profondes émotions l’y contraignent. » (tres sunt res, ut ante dixi : una conciliandorum hominum, altera docendorum, tertia concitandorum. Harum trium partium prima lenitatem orationis, secunda acumen, tertia uim desiderat ; nam hoc necesse est, ut is, qui nobis causam adiudicaturus sit, aut inclinatione uoluntatis propendeat in nos aut defensionisf argumentis adducatur aut animi permotione cogatur.), Cicéron, De oratore (De l’orateur), Livre II, Chapitre XXVIII, 121 et Chapitre XXIX, 129 dans les Œuvres complètes de Cicéron, trad. Jean-Marie Napoléon Désiré Nisard, tome I, Paris, Éditeurs J. J. Dubochet et Cie, 1840, p. 242, publiées en ligne par l’Université Catholique de Louvain, sur le site de la Bibliotheca Classica Selecta, http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/, consulté le 20 août 2017. 32  Le poète romain Quintus Horatius Flaccus (65-8 av. J-C) formule en son propre nom une recette explicite du succès littéraire : « il obtient tous les suffrages, celui qui unit l’utile à l’agréable, et plaît et instruit en même temps ; son livre enrichit Sosie le libraire, va même au-delà des mers, et donne au poète une notoriété durable. » (Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, lectorem delectando pariterque monendo ; hic meret aera liber Sosiis, hic et mare transit et longum noto scriptori prorogat aeuum.), Horace, L’Art poétique ou Épître aux Pisons, trad. François Richard, Paris, Garnier, 1944, p. 343-346. 33  Saint Augustin reprend l’idée des trois visées : « ut doceat, ut delectet, ut flectat » (instruire, plaire et toucher) en soutenant, toutefois, que le plaisir est superflu, puisque la vérité seule suffit à la séduction des esprits ; voir De Doctrina Christiana, livre IV, chapitre 12, in Œuvres complètes de Saint Augustin,

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l’émotion a acquis une place dans l’art scribal des débuts. Les auteurs vernaculaires se devaient de connaître les Auctores et l’art de bien dire, ne fût-ce que pour acquérir une forme de légitimité culturelle. Il convient de rappeler ici, avec Karin Ueltschi, que le bilinguisme est une réalité durable dans l’ordre des oratores : Parallèlement au développement de la langue vernaculaire, le latin reste une langue vivante dans les cercles savants, et ce tout au long du Moyen Âge : le clerc est bilingue. Ainsi, l’auteur du Sermon sur Jonas emploie le latin lorsqu’il utilise une terminologie biblique, mais bascule dans le langage roman lorsqu’il parle en son nom propre ; cet exemple montre très clairement le rapport que même le lettré entretient avec les deux langues, la vernaculaire étant résolument du côté de la subjectivité, de la spontanéité et de l’affectivité34.

Compte tenu de cet héritage rhétorique dont jouit le français, nous pourrons dégager les « émotifs » les plus signifiants dans les œuvres de notre corpus. En outre, il sera intéressant de voir quels personnages (à côté du personnage-auteur) endossent le plus souvent le rôle d’agents émotionnels. Hommes ou femmes ? Agir, subir ? Les émotifs médiévaux risquent de conserver, au moins en partie, leur efficace, et de produire des émotions (en principe) orientées, au sein du public moderne. Pour Piroska Nagy et Damien Boquet, théoriciens francophones de l’émotivité médiévale, la littérature se prête tout particulièrement à la « communication émotionnelle à interlocuteurs multiples »35. De son côté, un chercheur comme Michel Cazenave va jusqu’à adopter la communion avec ses idoles, en se proclamant « un tristanien qui s’assume »36, comme le feraient, de nos jours, les « fans » d’un groupe musical. Parmi les textes de notre corpus, c’est le Roland qui jouit d’un impact particulièrement constant et intense, suscitant une communication / communion vive avec son public, malgré les décalages historiques relevant de la réception. Il pourrait être considéré comme un macro-acte émotif dont les récepteurs, depuis plusieurs décennies, s’appliquent à réactiver ou désamorcer le potentiel redoutable. Au tout début du XXe siècle, Gaston Paris voit la Chanson de Roland comme l’accomplissement d’une « nation d’élite »37 et prône le régime de santé propre à la littérature épique : « c’est l’air âpre et pur des sommets : il est rude d’y monter, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-le-Duc, L. Guérin et Cie, 1866, tome IV, p. 1-87, disponibles en ligne sur le site http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/, consulté le 20 août 2017. 34 K. Ueltschi, Petite histoire de la langue française. Le Chagrin du cancre, Paris, Imago, 2015, p. 51. 35 P. Nagy et D. Boquet, « Introduction », Le Sujet des émotions au Moyen Âge, op. cit., p. 43. 36 Michel Cazenave, La Subversion de l’âme. Mythanalyse de l’histoire de Tristan et Iseut, Paris, Seghers, 1981, p. 34. 37 Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, Paris, Librairie Émile Bouillon, 1905, « Introduction », p. 31 :

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mais on se sent grandi quand on y est. »38. Sur ce point, l’auteur adopte une position liminairement raciste : Il s’en faut toutefois que tous les peuples qui ont eu une poésie nationale aient des épopées ; on n’en trouve au contraire que chez un petit nombre de peuples aryens. L’épopée suppose chez un peuple une faculté poétique remarquable et le sentiment vif du concret, ce qui lui donne la puissance de personnifier, en les idéalisant, ses aspirations et ses passions ; elle a besoin de s’appuyer sur une nationalité fortement enracinée39.

En 1968, Pierre Le Gentil, au bout de plusieurs réflexions tortueuses, est prêt à défendre le droit du public moderne à l’émotion chrétienne en version rolandienne : On […] eût admiré [Roland], si, oubliant son propre drame et sa querelle personnelle avec Ganelon, il avait d’emblée parlé de croisade et de martyre. Mais, pas plus qu’il ne fallait il y a un instant mépriser les motifs de son assurance, il ne convient maintenant de mal interpréter ses silences ou le caractère avant tout féodal de ses propos. […] La folie de Roland entrait dans les desseins providentiels et a contribué à leur réalisation ; elle pouvait et devait donc en fin de compte – à certaines conditions bien sûr – prendre la valeur d’une vertu éclatante. N’oublions pas les débuts parfois bien criminels qu’attribue si volontiers l’hagiographie médiévale, avant de faire agir la grâce, aux plus grands de ses saints… Plus que jamais donc, il se confirme que l’inspiration chrétienne est une des richesses les plus authentiques du Roland d’Oxford40.

D’autres chercheurs, au contraire, s’attachent, comme Jean-Charles Payen, à dénoncer la fascination trouble d’un texte comme le Roland d’Oxford, appelant le public à refouler la « joie farouche […] du carnage »41, « l’ébahissement devant l’énormité »42, la délectation esthétique de la « cruauté », ou « morale » de la xénophobie, toutes, des émotions susceptibles de renforcer « la cohérence du

« C’est pour la France un sujet de légitime fierté de pouvoir montrer une épopée véritable, cette production rare et magnifique dont ne peuvent s’enorgueillir que les nations d’élite. ». 38  Ibid., p. 25. L’auteur y voit une éducation spartiate de la sensibilité, où la barbarie et la primitivité font violence à la morale et à l’esthétique modernes, tout en ayant une « influence fortifiante » ; les réponses émotionnelles à attendre seraient l’étonnement et la fascination, dès que la phase de rejet serait surmontée. Voir ibid., p. 24-25. 39  Ibid., « Introduction », p. 2-3, nos italiques. 40  ID., « À propos de la démesure de Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 42 (1968), p. 203-209, ici p. 205 et 208. 41 J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux : devoir de violence et plaisir de tuer dans la Chanson de Roland », Olifant, VI, 3-4 (1979), Proceedings of the Pennsylvania State University Conference, 5-7 octobre, 1978, p. 226-236, ici p. 229-230. 42  Ibid., p. 231.

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groupe en lui donnant la bonne conscience de sa normalité »43. Le médiéviste français fait le nécessaire pour écarter, justement, le danger d’une telle contagion émotionologique, et n’hésite pas à jouer sur des rapprochements singulièrement pittoresques44. Fort de sa rhétorique d’historien, il dit non à la fête (littéraire) de la violence, en la replaçant dans son contexte juridique dominé par une « conception archaïque de la justice, héritée de traditions germaniques et celtiques, selon lesquelles c’est par l’épreuve physique surmontée que se prouve la bonne cause. »45. Le travail émotionnel du médiéviste va jusqu’à dénoncer, au champ de la critique rolandienne, une tendance à ne « retenir, dans l’œuvre qu’elle examine, que les aspects sinon édifiants, au moins propices à une “récupération” de type humaniste. »46. Tout cet effort de distanciation montre bien que l’œuvre est considérée comme pernicieuse, notamment à l’époque des kamikazes47… Quoi qu’il en soit de l’enchantement ou de l’horripilation devant Roland, la réponse affective à une émotionologie du passé n’est pas un mythe : elle est la preuve que les émotifs déterrés de nos cimetières littéraires sont encore agissants… La notion de communauté émotionnelle48 vient compléter le tableau : elle reflète le caractère social de l’émotion, sa force cohésive. Lorsque l’auteur du Roman de Thèbes fait appel à un public courtois et compare les « vilains » à des ânes incapables de délectation musicale, il rassemble les esprits cultivés autour du texte littéraire et de son potentiel humanisant, ennoblissant. L’effort de fonder une vie communautaire émotionnellement sophistiquée aboutit à l’élitisme le plus impitoyable, qui n’est pas sans fonder, en creux, une communauté d’exclus : autant dire, une anti-communauté. C’est surtout le cas dans les mondes épiques, où les chrétiens investissent les mêmes valeurs émotionnelles – en particulier le courage, la foi et l’acceptation (plus ou moins enthousiaste) du martyre – tandis que les païens se réduisent, le plus souvent, à une kyrielle de corps noirs et d’âmes damnées, sans véritable axiologie affective, prompts à s’enfuir devant le danger et à renier leurs dieux. Quant aux textes hagiographiques, ils fournissent des exemples encore plus éclatants de cette convergence du groupe autour des mêmes émotions de base : les païens qui torturent Eulalie, pour citer le cas le plus net, épousent tous une version sexy de la beauté féminine, et se montrent déçus par le manque de coquetterie d’une jeune fille incapable d’apprécier les bijoux et parures qu’ils 43  Ibid., p. 227. 44  Voir le parallèle (épique !) du Roland d’Oxford avec l’épisode biblique de David et Goliath et avec celui de l’affrontement russo-allemand du film Octobre de S. M. Eisenstein, ibid., p. 226-227. 45  Ibid., p. 227. 46  Ibid., p. 226. 47  « De Charles Péguy aux pilotes kamikazés, monter à l’assaut mortel devient cérémonial et poésie, et le fanatisme chauvin a ses apologistes. », ibid., p. 232. 48 Barbara H. Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review, 107, 3 (2002), p. 821-845.

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lui destinent. Lorsque la décapitation réussit et l’envol de la colombe proclame la victoire de la pureté chrétienne, les païens ne se convertissent pas : ils restent attachés, indiciblement, à leurs idéaux, et ont toutes les raisons de croire que l’épée de leur roi (inflexiblement païen) a réussi là où son feu avait raté. Les deux communautés émotionnelles gardent leur raison d’être, de croire et de s’émouvoir. Enfin, toute société – réelle ou fictionnelle – repose sur un corpus normatif distinct, qui se retrouve, plus ou moins personnalisé, au niveau individuel ; à chaque époque de l’Histoire, les émotions se laissent moduler par cette censure, malgré leur réputation de spontanéité. Aussi est-il tentant de parler, avec Arlie Russell Hochschild, de « feeling rules »49 ou normes du sentiment50, qui se rattachent aux émotionologies agréées par une communauté à une époque donnée. Dans les textes liminaires de la littérature française, la mort est une activité strictement réglémentée, presque toujours suivie de deuil et de pleurs, aussi bien que d’une séance d’arrachage de cheveux ; le lecteur moderne inaverti qui tomberait sur une séquence de ce genre – disons celle où Charlemagne déplore la disparition de Roland – pourrait être frappé par ce spectacle inoubliable de la douleur. Or, une telle expression était probablement jugée moins spectaculaire par la communauté aurale51 de l’épopée, au sein de laquelle l’émotif s’était banalisé à force d’usage52. Ou bien – hypothèse méritant d’être considérée – faut-il imaginer que la sensibilité médiévale restait plus longuement réactive au même type de stimulation émotive… et que la banalité, avec elle, restait fraîche et ne « se banalisait » pas… Par ailleurs, il est enrichissant, pour un écrivain de toute époque, de renforcer, par des émotifs conventionnalisés, le lien avec son public, à travers une prise de conscience (ou un vécu participatif inconscient) de la « communautarité » en question. Grâce à l’inscription, dans la texture de l’œuvre, de ce potentiel liant, il se révélait probablement rassurant de se dire, comme récepteur (programmé) de la Chanson de Roland, qu’il existait une communauté émotionnelle durable et 49  C’est Arlie Russell Hochschild qui révèle pour la première fois la pertinence des « feeling rules » dans son article « Emotion Work, Feeling Rules and Social Structure », The American Journal of Sociology, 85, 3 (1979), p.  551-575. L’idée est reprise et approfondie par Barbara  H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2006, notamment p. 15. 50 Jacques Cosnier parle, lui, de « règles de cadrage affectif » dans l’article « Synchronisation et copilotage de l’interaction conversationnelle », Protée, 20, 2 (1992), disponible en ligne sur le site http://icar. univ-lyon2.fr/, consulté le 21 août 2017. 51  Sur le caractère formulaire de l’épopée et sur ses rapports avec l’oralité  / auralité, voir les nuances apportées par P. Leverage, Reception and Memory…, op. cit., p. 49-50. 52  C’est cette banalité, sous sa forme la plus schématique, la plus prévisible parce que la plus rituelle, qui est rendue par l’analyse du « motif des signes extérieurs de la douleur » et du « motif de l’expression de la douleur intérieure », entreprise par P. Zumthor dans son article « Étude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste. Actes du colloque de Liège (septembre 1957), Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 219-235, ici p. 228-229.

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légitime, « correctement » confirmée, des endeuillés-du-héros : celle des héritiers de la « douce France », par exemple53. Reste à ouvrir le cimetière de ces émotionologies liminaires, et à expérimenter l’efficace de ces « techniques de l’émotion » sur le « homo emotus »54 du XXIe siècle. La sémiotique des passions le proclame, en toute simplicité : il y a « deux grandes tendances de l’imaginaire humain, représentées d’un côté par les passions de l’attente, et de l’autre par celles de la nostalgie. »55. Avec sa culture des moi aventuriers et des émois passéistes, la littérature médiévale offre un riche champ phorique aux esprits expectatifs ou nostalgiques du présent. Notre quête se présente sous les auspices d’une liminarité multiple, conduisant à la conception d’une suite d’études émotionologiques qui visent à mettre en valeur le potentiel affectif de plusieurs corpus littéraires francophones. Après un panorama sur les motivations émotionnelles jouant dans les domaines scribal, véridictionnel et littéraire du Moyen Âge, le premier seuil à franchir est celui des émotions hagiographiques : une cantilène, une Vita et un poème épique sont les premiers artéfacts littéraires à contempler sous cet angle. Ils relèvent d’un positionnement émotionologique commun, que nous avons saisi sous le titre « L’homme devant Dieu ». Un second seuil est celui du « couple devant Dieu » ; il concerne le premier roman d’Antiquité et ouvre sur des expériences moins ascétiques : le Roman de

53  Pour Simon Gaunt (à la suite de Jacques Derrida), l’héritage culturel implique non seulement le deuil, mais aussi la construction commune d’un passé susceptible de remotiver le présent, en l’enracinant dans une identité stable, aussi exemplaire que la mort de Roland : « Roland’s death is […] a fantasy in the psychoanalytic sense of a narrative that binds people together, what Rose calls “psychic glue” : the fantasy is his own, but also the listeners’ or readers’. That the poem invites us to identify with the narrative voice that glorifies Roland is beyond doubt. If the characters refer repeatedly to our Frenchmen, to Charlemagne as our emperor, so too does the narrator, as in the very first line : Carles li reis, nostre emperere magnes. The poem posits a we, to which listeners and readers belong, a we that is indistinct from the we used by the characters. It constructs its future listeners and readers as the recipients of the heritage it creates. Roland’s fantasy, in other words, is to be shared by the future listeners he anticipates for the geste to which he hopes to be faithful. We, as readers of this text now, are potentially at least interpellated by it, part of its intersubjectivity. », ID., « The Chanson de Roland and the Invention of France », Rethinking Heritage. Cultures and Politics in Europe, éd. Robert Shannan Peckham, Londres et New York, I. B. Tauris, 2003, p. 98. 54  Dans « le » monde actuel, ce n’est pas une espèce en voie de disparition ; voir, par exemple, l’ouvrage (néo-normatif ) de Michael Sky, The Power of Emotion. Using Your Emotional Energy to Transform Your Life, Rochester, Vermont, Bear & Company, 2002, qui centre la réflexion sur le potentiel énergétique de l’homo emotus, p. 3. 55  Voir Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions : des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 282. Pour les auteurs, « les objets des passions […] sont de simples valences, des zones d’attraction et de répulsion, et les états d’âme des configurations parcourues par un style sémiotique particulier » (voir la présentation du livre sur http://www.seuil.com/) ; en revanche, notre étude s’attache à dégager l’être-au-monde de plusieurs humains construits par des textes invitant à investir, justement, l’humanité plutôt que les zones, les valences et les configurations. L’approche que nous défendons tend à une animation plutôt qu’à une dissection du corpus.

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Thèbes, avec l’hymen d’Œdipe et de Jocaste, convie aux émotions de la transgression érotique56, du repentir et du désir réinvesti, sublimé, dépassé. Et puisque le XIIe siècle est un véritable confluent d’affects littéraires en voie d’institutionnalisation, nous poursuivons notre quête avec l’exploration des « émotions idylliques »57. Des duos comme Floire et Blanchefleur ou Aucassin et Nicolette – pour ne citer que les « classiques » – viennent inscrire leur happy end au firmament d’une émotionologie du « couple agréé par Dieu ». Le quatrième seuil, qui mérite un traitement à part, est celui de « l’émotion Tristan », qui reste paradoxalement compatible avec la théologie chrétienne. C’est ici que trouveront leur place les modèles émotionnels investis par Béroul, Thomas, le Tristan en prose, mais aussi, dans un raport d’enivrement réciproque – via le philtre de l’intertextualité – les remodélisations proposées par les romans en vers de Cligès et de Lancelot, aussi bien que par le Lancelot en prose et Ysaÿe le Triste, où l’amour débouche sur une solution de désintoxication sentimentale. Un cinquième seuil appelle à la relecture des fabliaux, et a déjà conduit à la publication d’une étude intitulée Actes d’émotion, pactes d’initiation : le spectre des fabliaux58, qui propose une approche émotionologique de six récits traitant de l’initiation érotique par la fiance, l’errance et la violence. C’est un épisode (de notre recherche) que l’on pourrait baptiser « Le couple affranchi de Dieu ». Il sonde les libertés que les protagonistes des premières prouesses érotiques prennent avec la religion pratique de la vie quotidienne. Enfin, le champ littéraire des commencements invite à l’expérience des Renaissances : du Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes aux Livres de François Rabelais en passant par le Roman de Renart, le sens de l’exploration sera inversé ; à l’heure de la re-création, l’écrivain-démiurge se libère peu à peu des cilices de l’émotionologie chrétienne et s’abouche au commandement « Fay ce que vouldras », qui lui permet de régénérer la Genèse.

56 Anthropologiquement, l’inceste se définit comme un « mélange interdit de substances identiques » ; voir Colette Storms, « Le Mal dans Philomena », Imaginaires du mal, dir. Myriam WattheeDelmotte et Paul-Augustin Deproost, Paris  / Louvain-la-Neuve, Cerf  / Presses Universitaires de Louvain, 2000, p. 103-113, ici p. 111. L’auteure s’appuie sur la vision de Françoise Héritier sur la façon dont les sociétés humaines « construisent leurs catégories de l’identique et du différent », Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 11. Le Roman de Thèbes, tout comme le récit de Philomena, rédigé à la même époque, transpose sur le mode narratif « la rencontre entre l’être humain et le Mal qui se dresse brusquement devant lui – le Mal subi, donc, plutôt que le Mal commis. Le Mal comme initiation, comme énigme et comme souffrance indicible et incompréhensible », C.  Storms, ibid., p. 111. 57  Pour une approche moderne du corpus idyllique, comprenant des éclaircissements théoriques importants, voir Le récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. par J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009 (coll. Recherches littéraires médiévales, 2). 58  Le livre a paru en 2015 à Craiova, chez l’éditeur roumain Universitaria ; il est disponible en ligne intégralement (262 p.) et gratuitement sur https://www.academia.edu/.

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Après un tour d’horizon historique (chapitre I) concernant l’écriture, la véridicité et la littérature comme « talents » médiévaux, le présent volume se propose de sonder les deux premiers foyers des lettres françaises – hagiographique et romanesque (chapitres II et III) – en prenant comme point de départ le IXe siècle, âge d’or d’Eulalie et des émotions virginales, et comme point d’arrivée le XIIe siècle du premier roman, âge de l’amour et des haines thébaines, palpitant sous le signe d’une matrice damnée qui ne cesse d’interpeller. Ces premières histoires sont autant de mondes modelés par les courants remuants – essentiellement chrétiens – de l’émotionologie francophone des débuts. Pour chacun de ces petits mondes59, nous tentons de translater le volet « talent / maltalent » de l’encyclopédie médiévale en esquissant un équivalent au cœur de notre encyclopédie. Aussi proposons-nous des essais d’appropriation à la Ricœur / Eco pour faire suite à l’étude de chaque récit du corpus. Sans chercher à démontrer une thèse en nous servant des œuvres pour remporter la conviction, nous nous exposons simplement au déploiement de tous ces talents fictionnels qui nous entalentent, pour en recevoir « un soi plus vaste »60, un médium où le Moyen Âge, ravivé, puisse poursuivre sa culture des emotions.

59  Voir C. Galderisi, Diegesis…, op. cit, p. 78. 60  Voir Paul  Ricœur, Cinq études herméneutiques, Genève, Labor et Fides, 2013 [1975-1991], chap. « La Fonction herméneutique de la distanciation », p. 73.

I. SOUS LE SIGNE DU TALENT. ÉMOTIONS HISTORIQUES

1. TALENT D’ÉCRITURE

A

vant de commencer l’exploration émotionologique du corpus, il convient de répondre à quelques questions qui touchent à la motivation des premiers écrivains français. Pourquoi se donnait-on la peine de coucher des lettres sur du parchemin au Moyen Âge ? Dans une culture à dominante orale, le texte, même littéraire, était-il plus ou autre chose qu’un aide-mémoire ? Et le contenu, son éventuelle fictionalité, étaient-ils distingués comme tels, au point de faire la différence, et la valeur respective de chaque œuvre ? Selon quels repères spécifiait-on un texte ? Éprouvait-on le besoin d’une telle « spécification » ? Il semble incontestable que le manuscrit, comme lieu de manifestation de la textualité, était plus qu’un relais de la communication orale : il en appuyait et en approfondissait les enjeux, dès que le texte était prêt à passer de la tablette de cire au parchemin, des notes à l’édition1. Conjointement, l’image pouvait suivre ce parcours de l’esquisse à l’œuvre2. Quant au « livre », la notion est plus large que la nôtre, et mobilise des formes comme le codex, le rouleau et les tablettes dans le cadre du même processus de création3 – qui privilégie, quel que soit le genre, un certain sens de la communication avec le Créateur : Même en prenant ses distances par rapport à la fonction religieuse de l’écriture, le texte à destination profane garde, par le symbole, une certaine affinité avec une transcendance qui complique le jeu littéraire. Il ne s’agit pas, en effet, comme dans la définition du message par les linguistes modernes, d’une simple communication faite entre un auteur et un lecteur, un émetteur et un receveur. Tout écrivain du XIIe siècle écrit en

1  Sur ces pratiques textuelles et sur la logique du brouillon et de la transcription « au propre », voir Élisabeth Lalou, « Les Tablettes de cire médiévales », Bibliothèque de l’École des Chartes, 147 (1989), p.  123-140. Les carnets en bois recouvert de cire (et de poix) pouvaient être relativement chers : « Les carnets de bois sculpté se situaient […] entre les carnets de grand luxe, d’ivoire ou de métal précieux, or ou argent, et les livres de bois plus frustes. », ibid., p. 125. À l’inverse, il arrivait que le parchemin fût le support premier de l’écriture, comme dans le cas de Guibert de Nogent, qui reste toutefois exceptionnel ; voir p. 133-134. 2  Ibid., p. 134. L’auteure évoque les « tablettes de pourtraiture ». 3  Sur la coexistence de ces supports, notamment dans le cas des textes du Moyen Âge central, voir ibid., p. 133 : « Il est certain que les comptes et documents administratifs étaient tenus sur des supports moins nobles que le codex de parchemin, qui coûtait encore fort cher au XIIIe siècle, c’est pourquoi le rouleau de parchemin et les tablettes de cire étaient privilégiés ; le papier a remplacé les deux sauf dans certains cercles d’humeur plus conservatrice, villes ou abbayes allemandes qui ont parfois conservé le support ancien jusqu’au XVIIe siècle. Quelquefois cire et papier ont été utilisés en même temps, après cire et parchemin : le papier recevait l’immuable (l’adresse du bien possédé par exemple par l’abbaye) et la cire recevait le loyer payé selon une périodicité quelconque. ».

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

sachant bien que son message pourra être intercepté par Dieu, à sa table d’écoute. Cette mémoire qu’est l’écriture facilite l’interception4. 

Pour évoquer le XIIe siècle ainsi ausculté par Daniel Poirion, il convient de mentionner quelques cas de figure particulièrement parlants : l’historien et théologien Eadmer de Cantorbéry, qui voyait son écriture se déployer sous une sorte de dictée5 ; le compilateur anonyme de Gênes, qui s’émerveillait devant son index alphabétique comme s’il lui était parvenu par la grâce divine6 ; le chroniqueur Orderic Vitalis, qui mobilisait son corps entier dans une phénoménologie scribale faisant appel à toutes ses facultés de concentration et de dévotion7… et la série reste ouverte. Ces témoignages sur l’émotivité de l’écrit renvoient, une fois de plus, à un monde où Dieu représente la « dimension invisible » par excellence. En outre, l’écriture médiévale relève d’un véritable processus de métamorphose, comme le rappelle Walter  J. Ong8 : elle catalyse le devenir du mot en l’arrachant à son contexte « aural », en le « technologisant » et en imposant à la psyché humaine une empreinte artificielle, aussi bien qu’une invitation au dépassement du simple marquage territorial9. Fruits d’une véritable émotionologie du sacré, les premiers livres français sont souvent ouvragés, façonnés avec soin, et ils représentent des objets10 valant par leur rareté, par leur prix élevé, par leur caractère de dépositaires d’un patrimoine collectif. 4 Daniel Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du symbole (XIIe siècle), Paris, PUF, 1986, p. 28. 5 Voir  Michael  T. Clanchy,  From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Malden, Mass., Blackwell Publishers Inc., 1979, p. 218. 6 Voir W. J. Ong, Orality and Literacy…, op. cit., p. 122. 7  Pour apprécier sa contribution au développement de l’imaginaire moderne de l’écriture médiévale, voir ibid., notamment p. 90. 8 Voir ID., Orality and Literacy, op. cit., p. 14. 9  Sur l’interférence du marquage biologique (traces d’urine ou de fèces utilisées dans la communication animale) avec le traçage tout aussi ciblé et signifiant de l’écriture, voir ibid., p. 83. Le développement technologique est typiquement humain, malgré son effet aliénant : « Technologies are not mere exterior aids but also interior transformations of consciousness, and never more than when they affect the word. Such transformations can be uplifting. Writing heightens consciousness. Alienation from a natural milieu can be good for us and indeed is in many ways essential for full human life. To live and to understand fully, we need not only proximity but also distance. This writing provides for consciousness as nothing else does. […] Such shaping of a tool to oneself, learning a technological skill, is hardly dehumanizing. The use of a technology can enrich the human psyche, enlarge the human spirit, intensify its interior life. », ibid., p. 82. Sur le transfert – opéré par l’écriture – de l’audiovisuel au visuel désincarné, et sur les avantages d’une telle opération, voir ibid., p. 80-83. 10  Toutefois, il convient de rappeler que, à la différence des signes iconiques, le livre renvoie à un énoncé extrait d’une interaction humaine plutôt qu’à un simple objet : « A script in the sense of true writing, as understood here, does not consist of mere pictures, of representations of things, but is a representation of an utterance, of words that someone says or is imagined to say. […] Notches on sticks and other aides-mémoire lead up to writing, but they do not restructure the human lifeworld as true as writing does. », ibid., p. 83.

1. TALENT D’ÉCRITURE

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Qui plus est, ce silence doré où baigne la parole, ce labeur qu’investissaient, dans les parages des sanctuaires, quelques esprits d’élite, auréolaient de prestige le travail scriptural et son produit sacrosaint : le texte11. Les scriptoria12 relevaient de tout ce qui, dans l’orbite de la Scriptura, sera écrit. L’aboutissement n’était pas tant une suite d’œuvres que du déjà-œuvré, du déjà-reçu : le scriptible jugé transcriptible. Par ailleurs, le parchemin lui-même était une matière coûteuse, utilisée avec discernement et économisée par la mise en place de systèmes d’abréviation complexes13. Il se trouvait parfois rehaussé de miniatures et d’éléments décoratifs plus ou moins étroitement rattachés au texte, qu’il convient de considérer comme faisant partie d’un tout cohésif, ou voulu comme tel. Essentiellement, cet espace seuil (côté poil ou côté chair) était le lieu de rencontre de plusieurs instances auctoriales : commanditaire, scribe, miniaturiste, relieur… Il se donnait pour une confluence d’arts faisant appel à des genres de savoir-faire et savoir-émouvoir distincts, réunis par Stephen G. Nichols sous le syntagme éclairant de « multimedia literacy » (compétence dans les langues de plusieurs médias)14. Le message à recevoir, tout comme le « talent » à admirer, n’était pas unique : il se nouait, pour le regardant (viewer), au pluriel des dons et des intentions15. L’un des exemples les plus illustres de ce nœud de signifiances est le manuscrit du psautier16 de Saint-

11  Sur la contiguïté spatiale (mais aussi symbolique) du sanctuaire et de l’atelier d’écriture, voir Jacques Stiennon et Geneviève Hasenohr, Paléographie du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1973, p. 140. Cet espace de transition évoque aussi le passage de la vocalité au quasi-mutisme cellulaire. 12  En particulier, comme le rappelle K. Ueltschi dans sa Petite histoire de la langue française…, « au IXe siècle, le scriptorium de nombreux monastères était jouxté à l’église ; il faisait volontiers pendant à la sacristie, ce qui souligne la fonction sacrée dont il était investi. C’est le cas de l’abbaye de Saint-Gall dont nous conservons un plan détaillé remontant aux années précédant le grand incendie de 830 et qui nous renseigne sur la disposition des locaux et des dépendances, et par là même sur l’organisation de la vie quotidienne. La pratique littéraire au sens large est indissociable de l’Église et des structures qu’elle a créées. […] Très tôt, nous trouvons dans les manuscrits et les épîtres des marques relatives au souci du texte correct et d’une bonne orthographe – [d’abord] latine s’entend. », op. cit., p. 40. 13  J. Stiennon et G. Hasenohr, Paléographie du Moyen Âge, op. cit., p. 125. 14 Stephen G. Nichols, « What Is a Manucript Culture ? Technologies of the Manuscript Matrix », The Medieval Manuscript Book. Cultural Approaches, éd. par Michael Johnston et Michael Van Dussen, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 34-59, ici p. 36. 15 « Since medieval readers had no conception of mechanical printing (at least until the very end of the Middle Ages), it was natural for them to view the parchment page as consisting of different kinds of images, each positing meaning that engaged the other systems. It was up to the viewer to register and synthesize the several systems and interpret their collective meaning. Once we begin to think of the parchment page as a system of signs all of which contribute elements whose synthesis in turn contributes meaning to the work as a whole, we can also understand how they interact to guide the viewer’s experience and understanding. », ibid., p. 40. 16  Il convient de préciser ici que les psaumes représentent le corpus le plus enseigné au Moyen Âge, qui jouit (de manière exceptionnelle) de versions vernaculaires dès le XIIe siècle. Sur le rôle du psautier comme « livre de prière, part de la liturgie et source de méditation » dans « l’instruction morale ou religieuse pratique », et sur sa diffusion au Moyen Âge central, voir Élisabeth Schulze-Busacker, La Didactique profane au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 52-54.

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

Alban, qui conserve la Vie de saint Alexis dans un ensemble iconographique et linguistique particulièrement précieux par son ancienneté et par l’accord subtil des codes mis en œuvre. Du calendrier aux miniatures, du texte latin à la Vie française, tout se tient, tout communique par des rappels et des correspondances habilement mis en œuvre. Pour Maud Pérez-Simon et Sandrine Hériché-Pradeau, Regarder l’image peut inciter le lecteur médiéval ainsi que le lecteur moderne à reconsidérer le texte et à en réévaluer la portée ; mais parce qu’elle donne aussi au texte une cohérence, l’image re-lie le texte, le constitue en unité signifiante dans sa polyphonie17.

Sans imposer systématiquement au texte cette cohérence suggérée par l’image – dont la fonction de régie est largement interprétable – nous allons nous pencher sur les quatre récits français et tâcher de décrypter les émotions mobilisées par leur « syntaxe visuelle »18. Pour la Cantilène de sainte Eulalie, il est difficile de mettre en rapport l’histoire et le livre poilu qui la conserve ; seuls le texte et sa proximité avec des co-textes en latin et allemand peuvent fournir les indices d’un éventuel projet global qui intègre les productions vernaculaires, malgré leur position marginale. En revanche, avec les manuscrits de la Vie de saint Alexis, de la Chanson de Roland, du Roman de Thèbes, l’œuvre appelle à la contemplation méditative autant qu’à la lecture. Outre son rôle dans la conservation, la manuscriture (comme copie ou transcription au net) se révèle être une première instance de réception, qui donne le ton à toutes les interprétations littéraires ultérieures – autorisées par le texte et validées par l’image. Pour reprendre l’exemple du célèbre manuscrit de Hildesheim, on constate que saint Alexis y dévoile ses affinités avec les modèles d’Adam et de David, tout en entretenant des rapports d’identification avec Christina de Markyate dans son évasion au nom du plus grand amour et du (plus) libre arbitre. De son côté, « saint » Roland connaît une Ascension saisissante grâce au manuscrit français 3813 de la Bibliothèque Nationale (folio 122v), qui projette sur sa reconnaissance céleste les lumières du Christ aussi bien que celles du prophète Élie. Enfin, le manuscrit français 60 de la Bibliothèque Nationale fait d’Œdipe une victime suspendue au talent de Dieu, dans un arbre de vie qui rappelle la crucifixion de Pierre, comme pour légitimer une interprétation déculpabilisante du mythe, récupéré par une lecture

17 Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon, « Du Texte à l’image et de l’image au texte : en pratique et en théorie », Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, éd. par S. Hériché-Pradeau et M. Pérez-Simon, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 11-38, ici p. 11. 18  Sur les acceptions de ce terme et sur la notion de régie iconographique, voir ibid., notamment p. 22 et 35.

1. TALENT D’ÉCRITURE

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chrétienne. Dans tous ces cas, l’image fait corps avec la parole et en étoffe la scénographie émotionnelle. Quant au « texte » proprement dit, il appelle à être replacé dans son contexte, en accord avec son étymologie émotionnellement pertinente. Le mot « textus » et ses dérivés, « textura » et « textualis », désignaient au Moyen Âge l’écriture dans sa pure matérialité, à fleur d’encre. C’est le type calligraphique liturgique que Césaire d’Heisterbach (1180-1240), maître d’écriture19, baptisait « textus » ou « littera textualis ». D’autre part, la « textura » pouvait aussi bien désigner le corps compact de l’écrit par opposition aux « éléments adventices »20. Malgré les connotations métaphoriques particulières (et textiles21) du terme « textus » et des membres de sa famille lexicale, un véritable continuum sémantique semble se tisser de « textura » à « littera » : les fluctuations terminologiques relèvent souvent de la perception elle-même flottante des scribes au sujet de leur art22. Au bas Moyen Âge, « textus » désignait le type particulier d’écriture recommandé pour les livres de chœur, mais aussi une catégorie plus compréhensive, dont pouvaient procéder des sous-divisions comme « textus quadratus », « textus rotundus »23, citées à côté des classes de « nottula » et « littera ». Au fil du temps, une certaine spécialisation se fait donc jour, en fonction du type d’ouvrage que le scribe est tenu de réaliser. « Textus », « littera », « nottula » : trois supports viennent articuler la parole, dans sa visibilité picturale. À ce titre, et conformément à « une tradition […] déjà bien établie vers la fin du XIIe siècle », Alexandre Neckam, poète latin vivant en Angleterre entre 1157 et 1217, signalait qu’« il exist[ait] pour les chirographes, les chartes, les actes de la pratique administrative, un type d’écriture qu’il import[ait] de ne pas confondre avec un deuxième – celui des livres, lui-même distinct de celui qu’on employait pour transcrire les gloses »24. Compte tenu de cette différenciation graphologique, on pourrait dégager une nouvelle taxinomie textuelle à trois branches : charte, livre, glose. En effet, il convenait de distinguer ces trois types d’écriture pour assurer l’efficace des pactes qu’ils nouaient, implicitement. L’enjeu concernait la renommée des maîtres et des ateliers aussi bien que la matérialisation des attentes d’une clientèle. 19 J. Stiennon et G. Hasenohr, Paléographie du Moyen Âge, op. cit., p. 113. 20  Ibid., p. 121. 21 Sur l’image textile / textuelle, voir Guglielmo Gorni, « La Metafora di testo »,  Strumenti critici, 38 (1979), p. 18-32. 22 J. Stiennon et G. Hasenohr, Paléographie du Moyen Âge, op. cit., p. 113 : « Le choix, par les scribes, d’une nomenclature déterminée est souvent aberrant et il leur arrive même d’appeler écriture ronde un type anguleux et vice-versa. ». Les chercheurs n’hésitent pas à qualifier de « fantaisiste ou discontinu » le glossaire dont se servent les scribes médiévaux. 23 Voir ibid., p. 118. 24  Ibid.,  p.  113 ; les auteurs renvoient, « sur tout ceci », à l’ouvrage de Wilhelm Wattenbach, Das Schriftwesen im Mittelalter, Leipzig, Hirzel, 3e éd. 1896, p. 293 et p. 297 (cité p. 113, note 2).

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

En outre, lorsque les destinataires étaient illettrés, seules les fioritures du lisible s’offraient à la « lecture » – en lieu et place du tronc sémantique. L’horizon d’attente était alors la texture du texte, car ce public avait la compétence requise pour vénérer la main dont sortait l’œuvre : une compétence proprement émotionnelle, consistant à reconnaître et à sanctifier l’activité mystérieuse d’une élite. Comme indices concrets, on appréciait surtout le doigté du maître et sa réussite graphologique. En outre, on se fiait encore plus à des objets symboliques – un couteau attaché au parchemin, une épée à titre d’argument territorial25 – perçus comme signifiants univoques du contrat féodal que l’écriture venait refléter en son latin. Au nom de cette poiétique implicite, calligraphier d’amour et de chevalerie, c’était calligraphier autrement que dans le cas d’un diplôme ou d’une bulle. Les styles d’écriture renvoyaient à des normes et standards émotionnels concrets, où l’homme moyen pouvait gagner, selon le cas, un moment d’empathie humaine, une possession matérielle ou un label de noblesse – tous, des enjeux à forte connotation affective. Il n’y avait pas d’art pour l’art au Moyen Âge26. La beauté venait simplement garantir le sérieux et la fiabilité de l’écrit. Elle participait d’un ensemble où tout était soigné, maîtrisé, concerté. Le beau texte appelait ses créateurs, pourvoyeurs et récepteurs à une émotionologie du respect scripturaire, mais aussi de l’espoir eschatologique. Essentiellement, l’humain derrière le manuscrit voulait dire : je souhaite assez mon salut pour calligraphier ce que j’ai à écrire. Et encore : chaque belle page est une bonne action, qui contrebalance le poids d’un péché ; le jour du Jugement Dernier, une lettre peut sauver ma vie27…

25 Voir W. J. Ong, Orality and Literacy, op. cit., p. 94-95. 26 P. Zumthor le rappelle à la page 37 de son Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972. 27  Sur cette anecdote motivationnelle du copiste rédimé par une lettre, voir Marc Drogin, Calligraphy of the Middle Ages and How to Do it, Mineola, New York, Dover Publications, 1998 [1982], p. 20-23.

2. TALENT DE VÉRITÉ

A

u-delà du respect réclamé par les pactes calligraphiques, l’écriture médiévale répondait, essentiellement, à une vocation de la vérité1. La quête des originalia, le désir de se ressourcer au document authentique, et de le protéger contre les interpolations, semblent correspondre aux exigences intellectuelles modernes2. Or, malgré ces (res)semblances, la conception de la vérité au XXIe siècle diffère, sémantiquement, de celle que le Moyen Âge cultivait, ou prétendait cultiver, dans la plupart de ses productions. Sensible à ce décalage signifiant, Paul Zumthor met ainsi en garde son lecteur : L’historicité […] pour les hommes du Moyen Âge ne se confond pas avec la véracité : c’est le caractère de tout événement qui veut être cru. Historiographie ni roman n’avaient pour fonction de prouver une vérité, mais de la créer3.

À force d’or et d’argent, d’encre et de talent, les ouvriers du texte donnaient corps à cette vérité de consommation. Le plus grand soin était consacré aux ouvrages liturgiques (où l’écrit était souvent éclipsé d’ornements aujourd’hui difficiles à apprécier4) et aux documents diplomatiques (où l’écrit était dominé par la luxuriance des lettres5). Dans ces deux cas, il importait, avant tout, que le public fût sensible à la réalité-texte, dans sa matérialité probante. Une attention toute particulière était vouée aux ouvrages à fonction conservatrice : les biographies, les miracles de saints protecteurs et les récits de fondation que les copistes de certains établissements ecclésiastiques transcrivaient en plusieurs exemplaires

1 Roger Dragonetti, Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, p.  20 ; voir aussi, au sujet des falsifications textuelles médiévales, les observations de G.  Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, Paris, Hachette, 1981, p. 65-82. 2 Voir  Kathryn  Kerby-Fulton, « Afterword :  Social History  of the Book and Beyond : Originalia, Medieval Literary Theory, and the Aesthetics of Paleography », The Medieval Manuscript Book…, op. cit., p. 243-254, ici p. 250-251. 3 P. Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 245. L’auteur y revisite des vues de H. R. Jauss et de R. Barthes, et aboutit à la conclusion que l’« opposition réel-fictif n’est pas pertinente » pour le classement des textes médiévaux. Il se penche aussi sur certaines classifications traditionalistes s’appuyant sur la « garantie d’authenticité » que les illustres personnages « introduisent comme telle dans le texte », ibid., p. 245. 4 J. Stiennon et G. Hasenohr, Paléographie du Moyen Âge, op. cit., p. 162. 5  Sur la « recherche ornementale » des textes diplomatiques, voir, pour le XIIe siècle, ibid., p. 104 ; pour le XIIIe, p. 113-114.

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

« de luxe »6. Plus on valorisait les certitudes collectivement pertinentes, plus on multipliait et on magnifiait les objets qui les véhiculaient. L’émotionologie du crédible est d’abord ancrée dans la matière – dont l’impact dépend du nombre, de la taille, de la masse. S’il fallait dresser une hiérarchie médiévale des productions textuelles en fonction de leur intérêt pragmatique et de leur valeur émotionnelle, il conviendrait de placer au sommet les écrits ecclésiastiques, destinés à l’adoration et à la perpétuation d’une Vérité susceptible de tout expliquer ; ensuite les documents diplomatiques et historiographiques, invitant aussi à une sorte de foi ; enfin, les ouvrages que nous autres modernes appelons « littéraires », comportant une finalité cognitive (ils reposaient sur des savoirs partagés), une ambition morale (ils proposaient une axiologie), une visée esthétique (ils révélaient la beauté d’une création seconde) et une pertinence économique (ils célébraient la largesse d’un mécène). Sur chacun de ces plans, l’émotivité du corpus joue un rôle fédérateur, contribuant à instaurer une communauté de lecteurs / auditeurs prêts à accueillir les récits vernaculaires. Comme ces textes cristallisent des matières (hagiographique, épique, romanesque) renvoyant à des paradigmes révolus, mais susceptibles d’étayer une « tradition » littéraire, il est relevant de rappeler ici la vision réticulaire que propose l’herméneutique de Paul Ricœur : La tradition est à rapprocher de la suite des générations : elle souligne le réseau hyperbiologique du réseau des contemporains, des prédécesseurs et des successeurs, à savoir l’appartenance de ce réseau à l’ordre symbolique. Réciproquement, la suite des générations fournit à la chaîne des interprétations et des réinterprétations l’étayage de la vie et de la continuité des vivants7.

C’est autour de cette continuité vitale que se fonde un patrimoine narratif suscitant l’adhésion du public, la survie du texte et la recrudescence de l’émotion. Au nom d’une version médiévale de la « réeffectuation du passé dans le présent »8, le trouvère Jean Bodel (1167-1210) établit une hiérarchie de l’écrit 6  Cf. ibid., p. 156, sur la réception des textes diplomatiques : pour les destinataires illettrés et laïcs des documents diplomatiques / administratifs, s’imposait la nécessité de figurer, par des « signes exubérants qui accrochent immédiatement l’œil et l’attention, […] la solennité et [le] symbolisme ésotérique dont s’entoure volontiers la passation de l’acte juridique ». 7  Voir le chapitre « Vers une herméneutique de la conscience historique » de l’ouvrage de P. Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 413. 8  La notion, lancée par R. G. Collingwood dans l’ouvrage The Idea of History, New York, Oxford University Press, 1946, est mise à profit par P. Ricœur dans le chapitre « La réalité du passé historique », Temps et récit. 3, ibid., p. 256-263. Nous retenons, pour notre propos, ce développement éclairant : « Mais que veut dire survivre ? Rien, en dehors de l’acte de réeffectuation [reenactment]. N’a de sens, finalement, que la possession actuelle de l’activité du passé. […] Survivance, héritage sont des processus naturels. La connaissance historique commence avec la manière dont nous entrons en leur possession. On pourrait dire, en forme de paradoxe, qu’une trace ne devient trace du passé qu’au moment où son caractère de passé

2. TALENT DE VÉRITÉ

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reposant sur le critère de la crédibilité, selon lequel « li conte » sont « vain et plaisant », « voir », ou bien « sage et de sen aprenant »9 – comme les matières dont quelques « traces » médiévales viennent actualiser le potentiel de fiabilité. Ainsi, les trois traditions narratives qui s’imposent, à travers des récits qui tendent, à leur tour, à se perpétuer dans leur cadre – de Bretagne, de France et de Rome – légitiment trois émotionologies fondamentales : celle du plaisir fictionnel et de l’évasion exotique (Bretagne) ; celle de l’exaltation d’une politique proto-nationale (France) ; celle de l’émulation didactique face aux « Anciens » (nourrie d’une translatio remontant à la Grèce, via l’Empire romain). Le degré d’investissement émotionnel du public dépendait de la relevance de la matière par rapport à la communauté linguistique concernée ; ainsi, l’activation des sentiments de solidarité et de fraternité était censée atteindre son apogée dans la chanson de geste, où l’idée que le roi Charlemagne pût remporter la victoire grâce à l’intervention d’une providence chrétienne – Montjoie [saint Denis] ! – était tout aussi recevable que l’aptitude d’un Roland agonisant à tenir des discours en l’absence de sa cervelle. Ce qui comptait était la vérité (désirée) d’une invincibilité d’ordre spirituel, susceptible d’assurer la réussite de l’exemplum. Plus on ajoutait foi à ce potentiel surhumain, plus on contribuait à l’épanouissement du vécu épique, qui relevait, pour la Chanson, d’un consensus à la fois francophone, féodal et chrétien. Le roman, lui, se bornait à un vécu plutôt passif et élitiste, opposant les récepteurs éduqués à leurs frères ignares ou naïfs. Les « ânes » et les « humains » assistaient donc selon leur pouvoir à la vérité d’Œdipe et Jocaste, ignorée par les protagonistes, mais superbement contemplée par leurs dieux silencieux. Le public était invité – plus ou moins ironiquement – à s’apitoyer sur ces victimes de la fatalité, et à espérer que le salut leur serait, malgré tout, accordé, selon le paradigme religieux du XIIe siècle. Si une nouvelle Jocaste finit par émerger des brumes du destin, c’est qu’elle impose aux sombres personnages de la matière antique sa propre vérité, souriante et pacifique, incarnant une alternative courtoisement chrétienne à la damnation inhérente à la source. Une véracité nouvelle se cristallise, de plus en plus ouverte à la réhabilitation – mariale – de la Mère. Quant au récit hagiographique, qu’il soit minimaliste comme la Cantilène ou pathétiquement amplifié comme la Vie d’Alexis, il s’érigeait avant tout en une ressource fiable et recommandable, conduisant de l’ascèse d’un croyant à la prière rassemblant toute une société de fidèles. Tacitement, l’ambition des auteurs anonymes n’allait pas au-delà de l’édification d’un public chrétien ; les païens est aboli par l’acte intemporel de repenser l’événement dans son intérieur pensé. La réeffectuation, ainsi comprise, donne au paradoxe de la trace une solution identitaire. », ibid., p. 262. 9  Jean Bodel, La Chanson des Saxons, éd. Francisque Michel, Paris, J. Techener Librairie, Place du Louvre, 1839, tome I, v. 6-11, p. 1-2, consulté en ligne sur le site http://archive.org/, le 20 août 2017.

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

restaient farouchement irrécupérables, et les parents du saint profanement (et aristocratiquement) inconsolables. S’ils se révèlent des textes émotifs, dans leurs dimensions didactique et véridictionnelle, les premiers récits français pratiquent le dépassement constant du factuel en soi. Chacun de ces contes nourrit, de concert et non sans interférences, un imaginaire où la « vérité » impulse des mondes polémiquement possibles. Ki tant ne set ne l’ad prod entendut… : tel est le défi que lance, au seuil de la douce France, l’énigmatique (et emblématique) Turoldus… Fondamentalement, les narrations médiévales sont porteuses d’un savoir et d’une sensibilité collectivement pertinents. Visant à émouvoir une audience autant qu’à la renseigner, le dire, hanté de son contre-dire, « fait événement »10 dans le livre du monde. Néanmoins, la valence symbolique de cette véracité surimposée au passé « transforme […] le concret caverneux en image lumineuse », tandis que, « par la grâce, c’est la main même de Dieu qui règle l’objectif pour rectifier le flou de l’image. [En fin de compte,] la vérité du récit compte moins que le récit de la vérité. »11. Les histoires créent leur propre encyclopédie, où l’envol d’une colombe peut renvoyer au trépas d’une jeune fille, où un panégyrique peut honorer le plus discret des saints, où un gant montant vers l’au-delà peut codifier la fidélité d’un mourant, où une parure féminine peut appeler à un art de (sur)vivre aux fatalités du corpus. Dans chacun de ces récits, dans chacun des manuscrits qui le perpétuent, le vrai est celui d’une possibilité vérifiée, consacrée, thésaurisée – au nom d’une référence divine qui s’écrit sur le vif.

10  « L’émotion est ce qui fait événement dans le flux de la vie affective. », D. Boquet et et P. Nagy, « Une Histoire des émotions incarnées », art. cit., p. 13. 11 Maurice Accarie, Théâtre, littérature et société au Moyen Âge, chap. « Vérité du récit ou récit de la vérité. Le problème du réalisme dans la littérature médiévale », Nice, Serre Éditeur, 2004, p. 234 et 238.

3. TALENT DE LITTÉRATURE

D

’après les lexicographes de notre époque, la « littérature » est une réalité historique fondée sur trois dimensions : la connaissance des lettres ou la culture générale ; l’usage esthétique du langage écrit ; l’ensemble des productions intellectuelles qui se lisent et / ou s’écoutent1. Malgré cette certitude de dictionnaire, on peut se demander si le syntagme littérature médiévale n’est pas un abus de langage, lorsque l’on appréhende cette écriture dans son auralité ou dans sa connivence avec d’autres manifestations artistiques (d’ordre musical et pictural, en particulier). Théoriquement parlant – selon les théories du XXIe siècle – la littérarité est surtout une question d’intransitivité, d’ordre thématique et rhématique : une tendance à se perpétuer dans sa forme, dans son contenu, et à créer son propre monde de référence2. Est-ce que le texte du Moyen Âge, inclus par défaut dans les manuels de littérature française, est pour autant littéraire ? La question se pose surtout pour l’œuvre hagiographique, qui naît à la confluence de plusieurs intentions et motivations – difficiles à cerner aujourd’hui. Eulalie est-elle un personnage ? Et son Dieu ? Sa colombe ? A-t-on le droit de traiter un pacte de communion pieuse comme un acte de communication littéraire ? Oui, si l’on suit la vision du XXIe siècle : c’est un cas de littérarité conditionnelle, comme l’appellerait Gérard Genette3. Foncièrement, la littérarité d’un texte non-fictionnel ou non-poétique – par exemple, d’un texte critique – ne dépend pas essentiellement de l’intention de son auteur, mais bien de l’attention de son lecteur. Ce qui rend l’écriture transitive ou intransitive n’est rien d’autre que la manière dont la traverse ou s’y arrête le regard d’un lecteur4.

D’autre part, si l’on approche le spectre du talent perçant dans les discours des créateurs médiévaux – souvent anonymes, comme celui du Roman de Thèbes – on constate que ces énonciateurs se recommandaient parfois comme maîtres en

1  Voir la définition proposée sur le portail du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/, consulté le 20 août 2017. 2  Voir Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1979, p. 36. Il définit l’intransitivité du fait littéraire comme une instance d’inséparabilité de la signification et de la forme verbale, selon le critère rhématique, et comme une dénotation sans dénoté ou une pseudo-référence, selon le critère thématique. 3  Ibid., p. 39 : décider qu’un texte est littéraire revient à lui imposer ou surimposer une qualité esthétique dont l’aspect intentionnel et même conscient n’est pas garanti. C’est donc une « affaire de libre jugement de la part du lecteur ». 4 G. Genette, « Fiction ou diction », Poétique, 2, 134 (2003), p. 131-139.

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

letreure et qu’ils réclamaient une maîtrise d’ordre artistique et interprétatif de la part du public cible : la littérarité constitutive5 vient alors compléter le tableau. Cependant, la plupart des auteurs des premiers récits français ne se prononcent pas ouvertement sur leur attente d’une réception littéraire, consacrée, à l’époque, aux auctoritates latines plutôt qu’aux productions vernaculaires6. Comme le vers était le moule par excellence de cette littérature liminaire, il se prêtait bien à une transmission où le dire fît corps avec le dit, même dans le cas des redites autrement rimées. Si la syntaxe macrotextuelle appuyait le signifié complexe du récit, la souplesse du corpus était métriquement circonscrite (vers décasyllabes, laisses assonancées, couplets octosyllabiques). Ainsi, les premiers conteurs français, informés par leur clergie, étaient fort probablement conscients du caractère artistique, artisanal, poïétique de leur création7. Et s’ils pratiquaient souvent la re-création – comme dans le corpus hagiographique – le blason de la littérarité leur était d’autant plus pertinent qu’il suscitait le désir de s’élever à l’incontestable virtuosité de la source. La colombe qui surgit, en vers français, du sang d’Eulalie, crée un monde de référence qui n’annule pas celui où une colombe surgissait du bûcher, en vers latins renvoyant à la musique des hommes et des astres. De Prudence à l’auteur francophone de la Cantilène, le vers reste un marqueur constant de la littérarité de la matière, tandis qu’un culte religieux est dévolu, au fil du temps, à la sainte. La figure thaumaturgique n’évince pas le personnage littéraire8. Reste le problème de l’intransitivité, bien sûr : en dépit de cette solidarité forme-sens qui a donné lieu à tout un répertoire de types, attentivement reconstitué par Paul Zumthor, le texte médiéval connaît une franche mutabilité. Il est

5  C’est encore la taxinomie de G. Genette que nous suivons ici ; son livre sur la Fiction et diction représente une synthèse heureuse et lucide de plusieurs points de vue modernes sur la question transhistorique, mais historiquement spécifiable, de la littérarité. Quand elle est « constitutive », celle-ci représente une sorte de « label » d’« artisticité », souvent collé par l’auteur lui-même au nom de l’institution littéraire à laquelle il se rapporte en qualifiant sa création de « roman » ou « poème » etc. Indépendamment de tout mérite, « quand bien même plus personne n’écrirait des sonnets, et quand bien même plus personne ne lirait des sonnets, il resterait acquis que le sonnet est un genre littéraire, et donc qu’un sonnet, quel qu’il soit, bon ou mauvais, est une œuvre littéraire. », ibid., p. 30. 6  Sur cet horizon d’attente hybride (latin et vernaculaire) et sur son rôle dans la création d’un incongru littéraire à fonction matricielle, voir C. Galderisi, Une Poétique des enfances : fonctions de l’incongru dans la littérature française médiévale, Orléans, Paradigme, 2000 (coll. Medievalia). 7  Sur la culture latine et vernaculaire du clericus-litteratus médiéval, et sur sa qualité d’homo faber, voir les remarques éclairantes de J. Le Goff dans « Métier et profession d’après les manuels de confesseurs du Moyen Âge », chap. cité, p. 162-163. 8  La Passion peut être considérée comme un genre littéraire ; pour un plaidoyer en faveur de l’attention littéraire que les textes martyrologiques seraient en droit d’appeler, voir l’« Introduction » à l’ouvrage Perpetua’s Passions. Multidisciplinary Approaches to the Passio Perpetuae et Felicitatis, éd. par Jan  M. Bremmer et Marco Formisano, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 9-11.

3. TALENT DE LITTÉRATURE

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le théâtre d’une « mouvance »9 qui fait de son instabilité formelle une éternelle disponibilité aux in-formations, dé-formations, re-formations de toutes sortes. Un peu comme s’il était transitif !… À  cet égard, les recherches de Bernard Cerquiglini sur la « variance »10 contribuent à saisir l’effervescence (re)créatrice des lettres françaises, en focalisant le niveau de la phrase et de la macro-syntaxe textuelle. Des chercheurs comme Michel Zink11 vont plus loin encore. Malgré les fluctuations relevant de la dynamique des sources, le savant s’attache à dénicher le Moi derrière le Je, l’être de chair derrière la figure de parchemin. Essentiellement, il y a sujet, subjectivité : point de vue. Les études portent alors sur l’ancrage de l’énonciateur dans le discours ; en effet, on remonte du corps de l’énoncé aux paramètres de l’énonciation, sans aboutir à une saisie des hors-la-langue. Tout en dépassant le structuralisme et ses fonctionnalismes, on reste dans la textualité de la trace – tandis que le traceur se dérobe… avec ses pourquoi et pour qui. Or, pour capter le potentiel vecteur de cette subjectivité d’élite, Michel Zink fait valoir la fonction politique de la littérature. Ainsi, la parole en acte vient illustrer un mimétisme militant, à vertu transformatrice : « une bonne partie de la littérature de fiction se veut elle aussi miroir pour les princes ou pour les nobles. »12. Autrement dit, c’est la fiction qui se donnerait à imiter, plutôt que la réalité. Elle devient ainsi un macro-acte d’émotion – en voie d’institutionnalisation – d’autant plus susceptible d’aboutir qu’il puise sa force au champ théologique, comme les récits d’Eulalie et d’Alexis, qui cheminent subtilement de la narration vers l’oraison, sur les pas d’un « moi » donnant l’exemple (du narrant à l’orant). Par ailleurs, le dépassement de la critique immanente13 est vu comme une nécessité méthodologique. Le même Michel Zink défend une thèse qui pourrait 9  Le concept de « mouvance » est défini par P. Zumthor comme « le caractère de l’œuvre qui, comme telle, avant l’âge du livre, ressort d’une quasi-abstraction, les textes concrets qui la réalisent présentant, par le jeu des variantes et remaniements, comme une incessante vibration et une instabilité fondamentale. », Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 507. 10  Lancée par Bernard Cerquiglini, la « variance » est une notion qui rend compte de la mutabilité écrite de l’œuvre médiévale ; elle représente la contrepartie scribale de la « mouvance » zumthorienne et invite à prendre en considération chacune des variantes manuscrites dans sa dynamique propre ; voir Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 111. 11  Voir notamment La Subjectivité littéraire autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985. 12 M. Zink, « Politique et littérature au Moyen Âge », ENA Mensuel, La revue des Anciens Élèves de l’École Nationale d’Administration, numéro hors-série, « Politique et littérature » (2003), disponible en ligne sur le site www. karimbitar.org/, consulté le 20 août 2017. 13 M. Zink décrit en ces termes les tendances dominantes et (relativement) récentes en médiévistique et en sciences humaines : « on assiste aujourd’hui à un reflux de la critique immanente, sensible dans des domaines variés. L’ethnologie et l’étude des mythes prêtent plus d’attention au déroulement de l’histoire et au poids des faits historiques. La science de la littérature fait à nouveau une place à l’histoire littéraire, voire à la critique biographique : la critique génétique, dont le succès s’affirme en ce moment, est en soi une prise en compte du sujet écrivant à travers les modes de l’écriture. Quant aux linguistes, inquiets du fonctionnement in abstracto des théories linguistiques, ils portent à l’heure actuelle un intérêt significatif

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I. SOUS LE SIGNE DU TALENT

sembler dissonante par rapport au corpus le plus souvent anonyme que nous considérons : Le Moyen Âge est l’époque de la subjectivité14.

Sans aller jusqu’à traquer la personnalité de l’Auteur, qui reste donc le Deus absconditus de la création médiévale15, le médiéviste trouve une justification lumineuse – et profanement littéraire – du rôle de l’individu : Dans le domaine de la littérature profane, [la] passion de l’individu est particulièrement éclatante, si l’on songe au type du héros romanesque [dont] les aventures sont […] parfois presque le symbole de cette aventure intérieure, la découverte de luimême, à laquelle il parvient après avoir été confronté à des conflits moraux mettant en jeu des valeurs comme l’honneur, l’amour, etc16.

Ce sont précisément ces valeurs – dans leur dimension émotive – qui nous intéressent. En effet, l’individualisme médiéval est une question de talent : un désir impulse tous ces aventuriers-découvreurs, les motive, définit et parfait. Dans les écrits hagiographiques, ce désir est de lutter pour Dieu (contre soi et contre tout autre ordre) ; dans les chansons de geste, de combattre pour Dieu, pour le roi, pour la douce France (contre tout vecteur d’une altérité menaçante) ; dans le roman, l’élan combatif s’accomplit amoureusement, non sans réclamer, pour franchir les obstacles, le service d’entités divines particulièrement (é)motrices. Un talent cohésif, obsessif se dégage, au fil de ces lectures : La plupart des sources, écrites dans un langage et « encodées » dans des catégories chrétiennes, nous renseignent  […] avant tout sur la vie affective selon les normes chrétiennes. Nous retrouvons ce langage et ces catégories aussi bien dans les textes

aux problèmes de l’énonciation […]. Nous faisons nôtres ce choix et cette prudence, car dans le domaine de la communication littéraire aussi le recours à la notion de subjectivité est délicat et nécessaire. », La subjectivité littéraire, op. cit, Introduction, p. 7-8. 14  Ibid., p. 10. 15 Selon M. Zink, un dieu se laisse pourtant appréhender lors de ces épiphanies que sont les prologues et les interventions d’auteur, et c’est un dieu créateur : « Dans le roman […], le je ne renvoie qu’à l’auteur. Ce ne peut être que lui qui, dans les prologues, énumère ses ouvrages antérieurs, livre sa méthode de composition, s’adresse à un dédicataire. Une conséquence de l’intervention insistante du romancier en tant que tel dans le prologue est que par la suite toutes les marques de l’énonciation, tous les artifices par lesquels le discours attire l’attention sur sa propre élaboration seront naturellement rapportés par le lecteur à l’auteur. La lecture romanesque confirme ainsi son caractère de réception intellectualisée, puisque la présence de l’auteur s’impose d’abord à elle à travers la définition d’un projet ou d’une démarche dans l’ordre de la création littéraire. En intégrant une réflexion sur le travail de l’écrivain, le roman définit du même coup celui du lecteur. », ibid., p. 31. 16  Ibid., p. 15.

3. TALENT DE LITTÉRATURE

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théoriques sur les passions que dans les textes d’intention mystique, pédagogique, rhétorique ou politique, qui proposent l’émotion – ou y ont recours – comme un moyen, un instrument pour atteindre leur but17.

Tout en soutenant la pertinence de ce but universellement reconnu du salut, les premiers mondes littéraires français cultivent une émotionologie raffinée, élitiste et enrichissante qui se ressource au courant souterrain de « l’émotion Dieu », dont elle creuse et déborde le cadre. Au gré des méandres du moi, une vie affective de moins en moins dogmatique appelle l’individu à l’émancipation de la letreure, au seuil de l’épanouissement plus profondément profane de la littérature.

17 D. Boquet et P. Nagy, « Une Histoire des émotions incarnées », art. cit., p. 20.

II. L’HOMME DEVANT DIEU : ÉMOTIONS HAGIOGRAPHIQUES

1. UNE ÉMOTIONOLOGIE VIRGINALE : LA SÉQUENCE DE SAINTE EULALIE

Eulalie et la liminarité de la cantilène Nourrie de poésie latine et d’échos de romanité, la Cantilène ou Séquence de sainte Eulalie est un premier seuil à franchir dans l’histoire des affects en Francophonie ; pour Karin Ueltschi, le poème […] inaugure la veine hagiographique qui sera le socle littéraire de l’ancien français et de tout ce qui en jaillira1.

Sans être de la « littérature » au sens plein, cette œuvre hagiographique cultive des émotions esthétiquement orientées, dans 29 vers à vocation musicale et rituelle. Selon Marie-Pierre Dion, le texte appelle une performance totale, représentant un document multimédia avant la lettre : Attachée à l’Alleluia par sa rime finale, la Cantilène appartient […] à la partie paraliturgique d’un office et peut par ailleurs avoir été l’objet d’un chant individuel, choral, alterné ou même d’une chanson de danse2.

La Séquence est une première dans l’espace francophone. Elle « constitue le plus ancien texte non seulement français, mais roman qui soit parvenu jusqu’à nous. Qu’il s’agisse du plus ancien poème roman, du plus ancien texte littéraire roman – c’est-à-dire composé dans n’importe quelle langue issue du latin – est incontestable. »3. Par ailleurs, cette ancienneté est facile à cerner. Maurizio Perugi nous assure que « la Séquence de sainte Eulalie, qui peut être datée avec une précision exceptionnelle pour l’époque, a été composée entre 879 et 882, peu après la translation des reliques de la sainte en l’abbaye de Saint-Amand et la victoire de 1 Voir le chapitre « Défis originels » de la remarquable Petite histoire de la langue française… de K. Ueltschi, op. cit., notamment p. 36. 2  EAD., « Introduction » à La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, éd. Marie-Pierre Dion, Lille, ACCES, 1990, p. 9-17, ici p. 9. Sur l’Alleluia et l’influence de l’orthographe latine, ainsi que sur la « réalité phonétique » des « a » dans la Cantilène, voir Gérold Hilty, « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, op. cit., p. 73-79, ici p. 75. 3 Glanville Price, « La Cantilène de sainte Eulalie et le problème du vers 15 », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, op. cit., p. 81-88, ici p. 81.

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II. L’homme devant Dieu

Louis III sur les Normands à Saucourt en Haute-Marne, le 3 août 881. »4. C’est dans le sillage de cette translation (physique et spirituelle) d’un espace roman à un autre que l’on situe ce texte qui représente le remaniement d’un cantique latin refondant, à son tour, une hymne de Prudence. Quant à la paternité du récit, elle est plus difficile à établir. Néanmoins, les études sur l’identité de l’auteur de la Séquence ne manquent pas. D’après Yves Chartier, le principal « suspect » serait Hucbald de Saint-Amand, écolâtre et musicien distingué à la cour de Charles le Chauve, ayant conservé pour au moins trois siècles sa réputation d’insignus musicus, tout en composant des récits hagiographiques comme la Prosa de sancto Cyrico ; mais il s’agit seulement d’une hypothèse fondée sur des « convergences qui assurent […] un coefficient de probabilité élevé. »5. L’auteur nous rappelle que ledit Hucbald était rattaché à l’abbaye de Saint-Amand jusqu’au début de 883, « avant de trouver refuge à l’abbaye de Sithiu (Sidtiu) ou Saint-Bertin, près de Saint-Omer (Nord) pour échapper à un raid normand d’une violence exceptionnelle » ; il précise, en outre, que « l’Index Maior lui attribue spécifiquement la copie ou la supervision de la production de dix-huit volumes, dont onze concernent la patristique et cinq la grammaire. »6. Même si le nom d’Hucbald ne saurait être rattaché avec certitude à celui d’Eulalie, ces recherches révèlent l’effervescence du contexte culturel où l’hagiographie romane prend sens et racine. Translatio : une émotion manuscrite En ce IXe siècle de la Renaissance carolingienne où l’écrit acquiert une « place essentielle », où les livres « se multiplient et participent à l’épanouissement de la création artistique » via « la révision des textes sacrés et la redécouverte de textes anciens »7, le champ de la francophonie littéraire est vierge – et c’est une vierge qui vient l’ensemencer, « sur les pages finales restées vierges d’un manuscrit latin »8.

4  ID., « La Séquence de sainte Eulalie et le poème Virgo parens. Remarques sur les textes composant les additions du ms. Valenciennes, bibl. mun. 150 », Cahiers de civilisation médiévale, 54 (2011), p. 21-47, ici p. 22. 5  ID., « L’Auteur de la Cantilène de sainte Eulalie », communication présentée au XIIIe colloque annuel de la Société des Médiévistes et des Humanistes d’Ottawa-Carleton, Université d’Ottawa, Miscellanea Medievalia et Humanistica (1985), p. 159-178, ici p. 168. 6  Ibid., p. 162. 7  Pour une vulgarisation des enjeux de la Renaissance carolingienne, riche en couleurs et en clergie (au sens ancien de « savoir », « instruction »), voir le dossier thématique élaboré par Marie-Pierre Laffitte et Charlotte Denoël, Marianne Besseyre et Jean-Pierre Caillet, chercheurs rattachés à la Bibliothèque Nationale de France, responsables de l’exposition « Trésors carolingiens », notamment la fiche pédagogique II, sur le site http://expositions.bnf.fr/, consulté le 20 août 2017. 8 M.-P.  Dion, « Introduction », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes…, op. cit., p. 9. Ce manuscrit représente, à son tour, une copie de la « traduction latine, due à Tirannius

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Historiquement parlant, le prénom Eulalia renvoie à une jeune fille espagnole ayant vécu au IVe siècle de notre ère9. Elle devient la sainte que nous connaissons10 autour de 878, lorsque l’on trouve ses reliques à Barcelone11, ville qui subit la domination carolingienne depuis 874. Cette ambiance multi-cultuelle favorise la culture des émotions martyrologiques ; en effet, au dernier quart du IXe siècle, le christianisme, quoique bien établi comme religion, faisait encore de l’Espagne un berceau de martyrs : À la même époque, quelques chrétiens de Cordoue ont choisi le martyre, en blasphémant le nom du prophète Mahomet, dans une perspective d’attente apocalyptique et d’accentuation de la valeur de la sainteté subjective de l’Église tout entière par rapport au rôle de la hiérarchie. Il s’agit, dans certains cas, d’individus issus de familles « mixtes » qui ont choisi le christianisme et qu’on pouvait donc accuser, selon la législation islamique, d’« apostasie », en tant que « musulmans » pour la loi : comme Flore, fille d’une chrétienne et d’un musulman, donc juridiquement musulmane, accusée par son frère et martyrisée en 851, ou Marie, fille d’un père chrétien et d’une musulmane convertie, ou encore Adulphus, Alodia, Aurea, Aurelius, Leocritia, Liliosa, Nathalia / Sabigotho, etc12.

L’intérêt pour une scène espagnole où l’apostasie est refusée par une Chrétienne – dans un univers narratif déjà reculé, où la persécution illustre l’ethos Rufinus d’Aquilée (v. 340-410), un contemporain de saint Jérôme, des œuvres théologiques de saint Grégoire de Naziance. », Y. Chartier, « L’Auteur de la Cantilène de sainte Eulalie », art. cit., p. 160. 9  Le climat de l’époque est propice à la réception des récits hagiographiques à parfum virginal : on y assiste à une « diffusion de l’idéal de la virginité chrétienne » si significative, qu’elle assure le succès d’une propagande comme celle de Tertullien, Cyprien, Damase, Ambroise, Jérôme, en Occident, et de plusieurs autres saints en Orient ; voir Hervé Savon, « Un Modèle de sainteté à la fin du IVe siècle », dans Sainteté et martyre dans les religions du livre. Problèmes d’histoire du christianisme, éd. Jacques Marx, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 19, 1989, p. 21-31, notamment p. 22. 10  La première sainte Eulalie attestée historiquement est Eulalie de Mérida, morte le 10 décembre 304 ; cependant, « au IXe siècle (avant 806), afin de donner davantage d’autonomie à la sainte, on fixa la date de son martyre le 12 février. En 878, le 23 octobre, l’évêque Frodoin fit l’invention des reliques et procéda à leur translation de la petite église extra-muros de Santa Maria del Mar à la cathédrale primitive, appelée, à l’époque, Ecclesia Sanctae Crucis et désormais connue sous le double titre de Sanctae Crucis et Sanctae Eulaliae. Consécration d’un culte local bien assuré, cette invention allait en favoriser grandement la diffusion dans la seconde moitié du IXe siècle. », Les Séquences de sainte Eulalie. Buona pulcella fut Eulalia, éd. Roger Berger et Annette Brasseur, Genève, Droz, 2004, p. 29 et p. 31. 11  L’Eulalie barcelonaise connaît un succès considérable grâce à Bède le Vénérable ; c’est cette version qui s’impose également parmi les clercs de Saint-Amand, conformément à « une intention politique immédiatement déchiffrable vers 880. Barcelone était devenue vassale de l’Empire carolingien en 874. En 878 (coïncidence miraculeuse !), on avait découvert à Barcelone le tombeau de sainte Eulalie. Le cantique latin d’Eulalia […] sous-entendait que les reliques étaient à Barcelone, et protégeaient le lieu où la sainte avait miraculeusement choisi d’être inhumée. », Renée Balibar, Eulalie et Ludwig. Le manuscrit 150 de la Bibliothèque de Valenciennes. Colinguisme et prémisses littéraires de l’Europe, Valenciennes, E.M.E., 2004, p. 58. 12 Raffaele Savigni, « La Conversion à l’époque carolingienne », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 9  (2011), article disponible en ligne sur le site http://cerri.revues.org/, consulté le 20 août 2017.

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royal et païen – est d’autant plus vif que ce cas de figure peut s’ajouter à la liste toute fraîche (et ouverte) des sacrifices / défis carolingiens. Vers 88213, lorsque l’histoire anonyme puisant au souvenir littéraire d’Eulalie vient habiter le manuscrit 150 de la Bibliothèque municipale de Valenciennes14, la séquence fait étroitement15 suite à l’événement historique16 ; textuellement, elle représente la version francophone du culte hymnique de la sainte17. En plein déploiement de cette forme de piété qui associe miracles et reliques18, l’apparition d’un îlot roman au cœur du manuscrit 150 relève un peu des deux phénomènes : conçu pour accompagner une relique miraculeuse, ce premier 13 Suivant les pistes proposées par le paléographe Bernhard Bischoff dans son étude de référence « Paläographische Fragen deutscher Denkmäler der Karolingerzeit », Frühmittelalterliche Studien, 5  (1971), p.  101-134, M.-P.  Dion parvient à la conclusion que la Cantilène fait partie des cinq textes « transcrits à la fin d’un manuscrit du début de l’époque carolingienne » par trois mains où « l’on ne reconnaît ni l’écriture calligraphiée des manuscrits de style franco-saxon, ni aucune écriture d’un autre manuscrit de l’abbaye de Saint-Amand. », EAD., « Le Scriptorium et la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Amand au IXe siècle », art. cit., p. 49-50. 14  Selon M.-P. Dion, « le codex s’inscrirait dans une campagne de reconstitution de la bibliothèque de l’abbaye entamée à la suite des invasions normandes qui ravagèrent l’abbaye entre 881 et 883. », EAD., « La Cantilène de sainte Eulalie », Valentiana. Revue régionale d’histoire, d’art, d’archéologie, de littérature, 4 (1989), p. 3-5, ici p. 4. L’auteure s’appuie sur les recherches de Henri Platelle, Président de la Commission Historique du Nord, notamment sur son ouvrage Le Temporel de l’abbaye de Saint-Amand des origines à 1340, Paris, Librairie d’Argences, Bibliothèque Elzévirienne, nouvelle série, 1962, p. 67-68. Sur les circonstances du « grand assaut des Barbares » et les conséquences politiques, symboliques, voire mythiques de cet événement, voir aussi ID., « L’Abbaye de Saint-Amand au IXe siècle », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du colloque de Valenciennes…, op. cit., p. 27-31. 15  Il est pertinent de souligner ici « le décalage minime – une vingtaine d’années ou même moins – qui sépare la date de la transcription de celle de la composition du poème », ainsi que « le fait que nous avons ici un manuscrit qui a été recopié dans la région même et, selon toute probabilité, dans l’abbaye même où le poème avait été composé et, vraisemblablement, par un copiste qui connaissait bien la langue qu’il transcrivait même si elle n’était pas nécessairement la sienne. », G. Price, « La Cantilène de sainte Eulalie et le problème du vers 15 », art. cit., p. 83. 16  Sur l’hagiographie comme « genre historiographique » et sur les points de rencontre des discours politique et théologique, voir Des Saints et des rois. L’hagiographie au service de l’histoire, éd. Françoise Laurent, Laurence Mathey-Maille et Michelle Szkilnik, Paris, Champion, 2014. 17  Sur les sources de la Cantilène, voir Y.  Chartier, « L’Auteur de la Cantilène de sainte Eulalie », art. cit., p. 162-163 : « Comme l’avait bien vu von Fallerslerben, l’Eulalie française est, de toute évidence, modelée sur l’Eulalie latine  […] : même nombre de vers, si l’on accepte l’hémistiche final de l’Eulalie française, même coupe et même mélodie sans doute, si l’on se réfère au décompte des syllabes […]. Or, l’Eulalie latine est directement inspirée de Prudence dont elle constitue, si l’on peut dire, un thème d’imitation – un exercice pédagogique fréquent dans les écoles claustrales de l’époque. À cette source principale il convient d’ajouter le Martyrologe de Bède et les vers consacrés à sainte Eulalie par le poète anglo-saxon Adhelme dans son De Virginitate. ». Sur les rapports entre le Cantica latin et la Cantilène française, voir aussi P. Zumthor, Langue et techniques poétiques à l’époque romane, Paris, Klincksieck, 1963, p. 53-54, qui affirme l’« identité poétique » des deux Eulalies sur les plans mélodique et prosodique, tout en soulignant « le jargon scolaire » caractérisant l’auteur roman au vers 15 de la Cantilène. 18  « La manifestation de miracles [est] en grande partie liée au culte des reliques. […] Or, si l’essor de ce culte commence dans le haut Moyen Âge, la période qui va du IXe au XIIe siècle est généralement considérée comme celle de son apogée. », Pierre-André Sigal, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, Cerf / CNRS Éditions, 1985, p. 11.

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récit français occupe un seul folio, laissé libre par un hasard (bien)heureux ; il prend place, clandestinement19, dans le prolongement des sermons du théologien Grégoire de Naziance traduits du grec en latin et regroupés autour de la Pentecôte, fête des langues. Ce n’est pas le seul texte vernaculaire du recueil : le manuscrit de Valenciennes, outre son trésor roman (du folio 141v), abrite aussi le Rithmus Teutonicus ou Ludwigslied, l’un des premiers monuments de la langue germanique20. Cette rencontre des deux textes vernaculaires avec le Cantica latin relève d’un common ground : « la victoire – morale dans le cas des deux Eulalies, militaire dans le cas du Ludwigslied – des chrétiens sur les païens, incarnés respectivement par le préfet Maximien en Espagne et les Vikings en France. Il est significatif que les trois œuvres, résultat d’additions délibérées après coup, se succèdent matériellement dans un ordre à la fois spirituel (d’un héros céleste à un héros terrestre), linguistique (de la langue latine, savante et sacrée, aux langues vernaculaires, profanes et populaires), en ordre décroissant de parenté (du roman au germanique) et, peut-être, chronologique. »21. Avec tous ces échaufaudages de sens, le manuscrit de Valenciennes devient une tour de Babel où le monde est appelé à s’entendre sous la coupe de Dieu, le multilinguisme s’inscrivant avec bonheur sur la toile de fond du latin. Cette communication cosmopolite met à profit l’édification, devenue une forme d’hospitalité monacale : « une des fonctions principales de l’abbaye de Saint-Amand était la fonction d’accueil : étaient accueillis non seulement les pauvres et les humbles, mais aussi les hôtes de marque, et, parmi eux, des vassaux de la couronne. C’est ce qui expliquerait pourquoi ce texte a été copié avec la Séquence de sainte Eulalie par le même copiste : il fallait édifier les hôtes de l’abbaye avec la récitation de textes en sermo vulgaris, tout comme le prescrivait le synode de Tours [813], les francophones avec un texte 19  Sur la présence de la Cantilène dans ce contexte codicologique, il convient de fournir, avec M.P. Dion, quelques précisions incontournables : « La Cantilène de sainte Eulalie nous est parvenue clandestinement par l’intermédiaire d’un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Amand, lequel contenait un texte en latin (les traités théologiques de Grégoire de Naziance) et dont les derniers feuillets, restés blancs par hasard, ont été utilisés, par souci d’économie, pour la copie de cinq textes poétiques dont l’Eulalie française. », EAD., « La Cantilène de sainte Eulalie », art. cit., p. 3, notre italique. Sur la répartition des textes poétiques venus parasiter le manuscrit 150 de Valenciennes et sur les hasards de leur découverte et diffusion, voir Françoise Simeray, « La Découverte de la Cantilène de sainte Eulalie », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du colloque de Valenciennes…, op. cit., p. 53-60. Ce manuscrit « n’est pas de forme carrée [comme la majorité des manuscrits copiés à Saint-Amand à la même époque], mais rectangulaire » ; en plus, c’est un véritable liber pilosus (ainsi nommé par Bernhard Bischoff, art cit, p. 132), dans la mesure où il est constitué d’une simple peau non apprêtée », alors que la plupart des manuscrits contemporains possédaient « une reliure […] en peau blanchâtre sur des ais de bois » ; voir EAD., « La Découverte », art. cit., p. 54. 20  Sur les enjeux théologiques et politiques de la juxtaposition des deux textes vernaculaires dans le manuscrit de Valenciennes, voir R. Balibar, Eulalie et Ludwig…, op. cit., passim. 21 Y. Chartier, « L’Auteur de la Cantilène de sainte Eulalie », art. cit., p. 161-162.

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en français […] et les germanophones avec un texte en francique rhénan. »22. Dieter Welke insiste sur le contexte doublement convivial de la diffusion de ces ouvrages aussi nourrissants qu’instructifs : « les humbles étaient hébergés dans l’hospitale pauperum, les nobles dans la porta. Le lien entre les deux textes serait leur destination. Ce seraient deux textes destinés à être lus à table pour l’édification des visiteurs. »23. Par souci de précision codicologique, il convient de rappeler, avec Christine Ruby, que le poème d’Eulalie est un de ces passagers clandestins [qui] se cachent dans les marges ou sur des espaces restés vierges de manuscrits latins [dont ils représentent les] appendices étrangement incongrus [se rangeant] sous le double signe de l’isolement et de la modestie. […Ainsi,] ils ne participent ni à la calligraphie, ni à la mise en page, ni à l’ornementation des manuscrits qui les accueillent. N’ayant pas reçu le privilège d’un support matériel spécialement conçu pour eux, ces documents archaïques ne sont pas en euxmêmes des livres. […] Nous avons, face à eux, le troublant sentiment d’un instantané provisoire, d’un désir ébauché de conserver, de fixer une langue dont l’oralité […] reste l’une des caractéristiques essentielles24.

Ce désir relève d’un véritable talent de littérature. Pour honorer la Pentecôte ou pour en combler les espaces d’attente, il fallait une émotion fraîche, sinon une langue25 de feu : la sainteté d’Eulalie a environ trois ans quand elle inspire le cantique et la cantilène. C’est l’heure idéale26 de sa cristallisation poétique, sacramentelle, émotionologique.

22 Dieter Welke, « Forme linguistique et origines du Rithmus teutonicus (Ludwigslied) : remarques sur une énigme », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du colloque de Valenciennes…, op. cit., p. 89-96, ici p. 94. 23 Annie Faugère, « Le Rithmus teutonicus et la Cantilène de sainte Eulalie », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du colloque de Valenciennes…, op. cit., p. 97-100, ici p. 100, nos italiques. 24  EAD., « Les Premiers témoins écrits du français », art. cit., p. 63. 25 Au-delà de toute symbolique théologique, il est intéressant de faire remarquer ici, avec G. Hilty, que « la langue de l’Eulalie n’est pas homogène du point de vue dialectal. La base est wallonne, mais sur cette base se greffe un trait qui provient du Centre. Le caractère hétérogène de sa langue, la Cantilène le partage avec tous les monuments littéraires français antérieurs au XIe siècle. Ce caractère linguistique n’enlève rien à la valeur littéraire […] de ce chef-d’œuvre. », ID., « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », art. cit., p. 78. 26  Cet opportunisme hagiographique ne doit pas étonner ; il s’inscrit dans un horizon d’attente historiquement déterminé : « Le saint incarne certes des valeurs morales et religieuses universelles, mais sa représentation – interprétation, actualisation – varie d’une époque à une autre. On devient saint si sa spiritualité, son comportement et ses actions correspondent aux attentes de la société. », Edina Bozoky, « Introduction », Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers, les 11-14 septembre 2008, dir. E. Bozoky, Turnhout, Brepols, 2012, p. 5-8, ici p. 5.

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Eulalie ou l’émotif du silence Étymologiquement, Eulalie est « celle qui parle bien »27 – et dont la vie est parlante. Détentrice par défaut du « bon langage », l’héroïne a tout un programme théophanique et linguistique devant elle : Les auteurs du livre de Saint-Amand, nourris de culture antique, instruits par Isidore de Séville et ses Étymologies, entendent Eu-lalia incarnant eu (« bien ») lalein (tenir un langage, spécialement le langage musical des oiseaux, ou la conversation familière, ou les propos tenus en langues de la Pentecôte)28.

Pourtant, dans sa Cantilène, Eulalie ne parle pas « en langues », comme l’exigerait l’émotionologie de la Pentecôte ; en fait, elle se révèle une locutrice murée en elle-même, qui excelle seulement à endiguer le discours des autres. Bonne, belle et chrétienne29, elle incarne la résistance au féminin, mais aussi la force flamboyante de la grâce face à la rigidité d’une loi étrangère et aliénante. C’est le langage du corps qu’elle investit le plus puissamment, lors des affrontements humains. S’il fallait définir le talent d’Eulalie par un mot, ce serait « Non »30. Elle n’écoute pas les mauvais conseillers, ne se plie guère aux menaces et ne se soucie point de l’ordre du roi. Maximien a beau maximiser son intervention : rien n’y fait ; les relations de pouvoir31 sont ébranlées, politiquement, sexuellement, métaphysiquement. Naturellement froide (voire frigide) sans connaître le refroidissement de la foi, la première héroïne romane résiste aux flammes comme elle résiste à la parole : elle a l’immunité des âmes pures. En plein accord avec l’émotionologie chrétienne

27  Voir Philippe Walter, Naissances de la littérature française (IXe-XVe siècles). Anthologie, Grenoble et Montréal, ELLUG et Les Presses de l’Université de Montréal, 1998, p. 23. 28 R. Balibar, Eulalie et Ludwig, …, op. cit., p. 58-59. 29  Sur l’alliance entre la beauté et la bonté, entre le visible corporel et l’invisible divin, voir Jean-Paul Deremble, « Penser l’articulation des contraires avec Plotin, une clé de l’église médiévale entre terre et ciel », dans Matérialité et immatérialité dans l’Église au Moyen Âge, Actes du colloque de Bucarest, 22-23 octobre 2010, éd. Stéphanie Diane Daussy, Cătălina GÎrbea, Brînduşa Grigoriu, Anca Oroveanu et Mihaela Voicu, op. cit., 2012, p. 419-430. 30  Sur cette négativité généralisée, opposée à l’attitude assertive de l’héroïne de Prudence, voir la synthèse d’Anna Granville Hatcher, « Eulalie, Lines 15-17 », Romanic Review, 40 (1949), p. 241-249, notamment p. 245. 31  Certes, l’instance productrice de texte relève d’une « communauté émotionnelle d’élite », de veine cléricale ; les récepteurs, en revanche, sont virtuellement des gens de toutes les couches sociales, rassemblés autour des rites liturgique et paraliturgique. Le « class bias » (le biais induit par l’appartenance à une classe sociale) que suppose la dynamique émotionologique médiévale est ici surmonté par la visée pansociale du genre de la cantilène. Pour une approche sociologique en matière de constitution et diffusion d’émotionologies, voir J. Rider, Introduction, The Inner Life of Women in Medieval Romance Literature, op. cit., p. 10-11.

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de l’humilité et du silence32, Eulalie ne s’adresse qu’au Christ, auquel elle réserve son unique discours – une prière. Enfin, quand elle rouvre sa bouche, elle le fait simplement pour expirer : c’est une colombe qui prend alors son envol33. Pour reconstituer le régime émotionnel34 dominant de cet univers proto-littéraire, l’art de vivre et le modèle de personne qu’il met en chant35, deux instances normatives sont indispensables : Dieu et la royauté païenne. C’est la sainte ellemême qui assure la réception de l’une et le rejet de l’autre, en légitimant, par son propre exemple, les feeling rules du martyre chrétien. Le script émotionnel de Dieu Dans le monde de la Cantilène, le bon plaisir de Dieu est immédiatement compréhensible à Eulalie. Une telle compréhension ne va plus de soi pour le lecteur moderne : le Dieu qui sous-tend le monde textuel de la Cantilène serait-il un stratège de l’affect, prêt à infliger son émotif au public ? Ou bien un être émotionnel sans intention précise, qui se laisserait émouvoir par les prières d’une vierge ? Patient ou agent ? Pour voir comment Dieu accueille l’amour d’Eulalie36, et comment il met en scène son propre amour, le public doit « visionner » le supplice de la sainte, acte par acte, émoi par émoi. 32  Pour le chrétien médiéval, parler revient souvent à pécher ; voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les Péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, Cerf, 1991. 33  Si l’on voulait attribuer un blason à Eulalie, il porterait le signe distinctif de l’âme de la sainte : une colombe. Féminine comme l’anima ou simplement neutre, angélisée, la colombe a aussi une vertu intertextuelle : l’héroïne partage cet emblème avec un homme, Polycarpe de Smyrne, dont le martyre, datant du IIe siècle, aurait été couronné par le même genre d’envol. Voir Robert Favreau, Études d’épigraphie médiévale : recueil d’articles de Robert Favreau, Limoges, PULIM, 1995, p. 246. Sur le caractère asexué de l’âme, qui s’opposerait à la sexualité corporelle ainsi sublimée, c’est le point de vue augustinien qui semble le plus pertinent ; voir, par exemple, Sophie Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, Rennes, Ouest-France, 2012, p. 68. Les mentalités évoluent, et le XIIe siècle change la donne, se ressourçant justement au potentiel poétique et féminin de l’anima ; sur ce tournant de la sensibilité mystique occidentale, voir Caroline Walker Bynum, Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, University of California Press, 1982, notamment p. 138. Pour appuyer sa thèse de la perception généralisée de l’âme comme figure féminine aux XIIe-XIIIe siècles, l’auteure cite des arguments invoqués par des moines aussi bien que par des béguines. 34  Il s’agit d’un système de normes de conduite affective (« feeling rules ») à forte connotation politique : « Any enduring political regime must establish as an essential element a normative order for emotions, an “emotional regime”. », W. M. Reddy, The Navigation of Feeling, op. cit., p. 124. 35 « Stories provide pieces of solutions to the problem of how to act and how to be a person in the society that is depicted. », K. Oatley et J. M. Jenkins, Understanding Emotions, op. cit., p. 369. 36  « Niule cose non la pouret omque pleier, / La polle sempre non amast lo Deo menestier (Rien ne put amener la jeune enfant / À cesser d’aimer le service de Dieu) », proclame le poète (notre italique) ; la traduction que nous retenons ici est celle proposée, pour les vers 9-10, par M.-P. Dion sur le site de la Bibliothèque Municipale de Valenciennes, https://bibliotheque.ville-valenciennes.fr/iguana/. Dans la

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Au début, la jeune fille fait face, brillamment, au discours coercitif de l’autorité païenne : « lo Deo menestier (le service de Dieu) »37 et la présence du Créateur « sus en ciel (dans les cieux) »38 suffisent pour muscler son opposition. À ce stade, la divinité n’assure pas de soutien direct ; elle se borne au statut de bénéficiaire céleste des actes d’Eulalie et règne dans sa sphère, sans honnir ses opposants – « li Deo inimi (les ennemis de Dieu) »39. Lorsque le supplice charnel commence, le Seigneur s’implique, semble-t-il, plus activement dans la vie de sa servante. Eulalie est jetée au feu40 et ne brûle pas : le talent divin agit comme une loi impersonnelle, puisque, de toute façon, « elle colpes non auret, por o no’s coist (elle n’avait commis aucun péché, c’est pourquoi elle ne se consuma pas) »41. Gérold Hilty nous rappelle bien à propos que, Pour comprendre le rapport spécifique qui existe entre la sainte et le feu, il faut connaître un peu l’histoire de son martyre : plusieurs tortures auxquelles Eulalie est soumise gardent un rapport direct avec le feu et la chaleur : aspersion d’eau bouillante sur la poitrine, aspersion de plomb fondu, brûlage des genoux, introduction dans une fournaise. Mais le corps d’Eulalie est miraculeusement rendu insensible au feu et à la chaleur… Cette insensibilité miraculeuse explique aussi pourquoi aux attributs de la sainte appartiennent la fournaise et la torche42. version figurant dans l’introduction au colloque de Valenciennes, l’auteure choisit de rendre « la polle » par « la noble enfant », syntagme qui reste un hapax dans l’histoire des traductions. Le choix de P.  Walter, malgré sa clarté et son élégance, occulte le volet affectif  du vers, en évacuant le verbe « a[i]mer » : « Rien ne put jamais la faire plier ni la détourner du service de Dieu. », La Cantilène de sainte Eulalie, éd. et trad. P.  Walter, éd. cit., v. 9-10, p.  16. Dans leur édition récente, les chercheurs R. Berger et A. Brasseur proposent une variante qui se distingue par sa netteté (et longueur : il y a un verbe de plus par rapport à l’original), notamment en ce qui concerne la saillance de la dimension affective : « rien n’aurait jamais pu faire plier cette jeune fille / ni la détourner d’aimer pour toujours le service de Dieu », Les Séquences de sainte Eulalie. Buona pulcella fut Eulalia…, op. cit., v. 9-10, p. 63. 37 Voir La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, dans l’Introduction au volume La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, op. cit., v. 10, p. 17. 38  Ibid., v. 6, p. 17. La traduction de P. Walter propose, plus fidèlement, le syntagme « au ciel là-haut », voir éd. cit., v. 6, p. 14. La version publiée chez Droz est tout aussi scrupuleuse à l’égard de l’insistance du texte source sur la hauteur : « là-haut, dans le ciel », éd. cit., v. 6, p. 62. 39  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, ibid., v. 3, p. 17. 40  Le bûcher est un narrème traditionnel des récits de martyre ; chez Prudence (sous le nom de flammae), il est commun à Eulalie, Laurent, Fructuosus. Les deux autres formes de martyre les plus courantes – le fer (ferrum) et les bêtes sauvages (ferae) sont elles aussi largement utilisées dans le Liber Peristephanon. Sur les nuances impliquées par ces divers moyens de torture, et sur leurs connotations spirituelles, voir Michael John Roberts, Poetry and the Cult of the Martyrs : The Liber Peristephanon of Prudentius, Michigan, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 1993, p. 68. 41  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, ibid., v. 20, p. 17, nos italiques. Dans sa traduction, P. Walter préfère la faute au péché et le verbe brûler à son synonyme plus savant consumer. De leur côté, R. Berger et A. Brasseur s’en tiennent au péché et au verbe consumer ; voir éd. cit., v. 20, p. 62. 42  ID., « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », La Cantilène de sainte Eulalie. Actes du Colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, op. cit., p. 73.

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Avec le martyre proprement dit, Dieu défie la logique commune, en soulevant une question d’herméneutique : pourquoi ne protège-t-il pas la sainte de la « spede » (l’épée)43, comme il l’a protégée du feu ? C’est une question de vouloir plutôt que de pouvoir : celui qui fait sortir une colombe de la bouche d’une pucelle pourrait bien émousser la pointe d’une épée44. Or, ce Seigneur d’en haut ne semble pas le vouloir45. Le ressenti (ou l’absence de ressenti) qui domine ce paysage martyrologique gagnerait à être placé dans un contexte plus large, dépassant les bornes de l’expérience chrétienne et rejoignant, via Plotin46, le stoïcisme antique. Comme son Dieu, Eulalie adopte une forme de passivité tournée vers l’avenir immédiat et son acceptation intime : C’est là un exercice spirituel bien connu des stoïciens : la préméditation. Il faut vouloir à l’avance les événements fâcheux afin de mieux les supporter lorsqu’ils arriveront inopinément. La liberté doit aller au-devant de ce qui risquerait de la contraindre47…

Prête à tout et résignée d’avance, la sainte expire « a grand honestet » (elle subit une mort glorieuse)48 : une exécution noble, masculine, lui est réservée49. En effet, 43  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, ibid., v. 22, p. 17. P. Walter, dans Naissances de la littérature française…, éd. cit., p. 16, positionne l’arme de façon plus fidèle au texte-source, en tête de la phrase ; M.-P. Dion préfère une syntaxe plus naturellement recevable en français moderne (couronnée par l’épée finale). 44  Il convient justement de faire remarquer les connotations positives de l’épée, instrument honorifique entre tous : « All through the Middle Ages and far beyond, the sword has been regarded as the embodiment of power and lordship – and what was essential to both – valour and force. », Ewart Oakeshott, Records of the Medieval Sword, Woodbridge, The Boydell Press, 1991, p. 16. Nous abordons cette question dans le chapitre « L’Épée de Maximien et la colombe d’Eulalie » de l’ouvrage Armes et jeux militaires dans l’imaginaire (XIIe-XVe siècles), dir. C. Girbea, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 97-120. 45  Les racines textuelles de cette émotionologie divine sont à chercher dans une version latine de l’histoire d’Eulalie, datée avant 735, la Passio communi ou Passion B (BHL 2693), qui oppose la sainte au préteur Dacien et lui fait subir plusieurs supplices inefficaces, pour arriver, en fin de compte, à l’étêtage, réussi du premier coup. Ce texte représente, en outre, le témoignage le plus ancien du culte de sainte Eulalie de Barcelone. Voir Les Séquences de sainte Eulalie… op. cit., p. 30. 46  Philosophe néo-platonicien influent, Plotin est connu au Moyen Âge Occidental – comme auteur, voire auctoritas – grâce aux relectures chrétiennes de ses Ennéades et en particulier grâce aux allusions et citations d’Augustin dans la Cité de Dieu ; voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme : triade plotinienne et Trinité chrétienne, Paris, Beauchesne, 1992, l’Introduction, p. 5-8 et plus spécifiquement p. 89-90. 47 Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, 1997, p. 139. 48  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, ibid., v. 18, p. 17. La grand honestet devient un grand honneur chez P. Walter, Naissances de la littérature française, éd. cit., v. 18, p. 16 et une simple gloire chez R. Berger et A. Brasseur, éd. cit., v. 18, p. 62. 49 Cet honneur masculinisé serait digne d’un gladiateur victorieux ou d’une virago ; voir Daniel Boyarin, Dying for God : Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford, Californie, Stanford University Press, 1999, p. 77. Ce genre de faveur conviendrait également à un soldat romain, comme le suggère la « fonction militaire abstraite » de l’épée, telle qu’elle est appréhendée par Hincmar de Reims (s’inspirant d’Augustin) dans son De Regis persona et regio ministerio ; sur les connotations

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la décapitation est depuis l’Antiquité la plus honorable des morts violentes, le contraire de supplices ignominieux comme la croix des esclaves, […] la pendaison des manants ou le bûcher des hérétiques50.

Le martyre couronné par la décapitation hante de nombreux textes héroïques, notamment les récits et les pièces de théâtre du Moyen Âge51. C’est une mort spectaculaire par excellence, qui colore l’horizon d’attente d’un public friand d’émotions fortes et conséquentes. D’autre part, cet honneur épique, en faisant tomber une tête, revient à couper la parole à un être humain52. Pour un tyran du personnel hagiographique, l’enjeu consiste justement à se réserver le dernier mot, afin d’avoir symboliquement raison du discours qui l’affronte53 – ou du silence, dans le cas (mutin !) d’Eulalie. Honorer une victime en lui ôtant la possibilité de clamer sa vérité ne saurait coûter trop cher à Maximien, qui cherche le renforcement de sa position d’autorité plutôt que l’humiliation ou la souffrance prolongée du paria. Honneur ou anéantissement, la mort reste, dans la Cantilène, une grâce manifeste. Une entente spirituelle se tisse, ainsi, entre Dieu et sa mortelle54 : « volt lo seule lazsier, si ruovet Krist. » (elle voulait quitter le monde et elle en supplie le Christ.)55. Une sorte d’émulation inspire Eulalie, qui, déjà innocente historiques de l’épée, voir Jean Flori, L’Idéologie du glaive. Préhistoire de la chevalerie, Genève, Droz, 2010, notamment p. 54. 50 Adriana Fisch Hartley, « La Caricature de la violence symbolique », dans Jean Wirth, Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350), avec la collaboration d’Isabelle Engammare et des contributions de Andreas Bräm, Herman Braet, Frédéric Elsig, Isabelle Engammare, Adriana Fisch Hartley et Céline Fressat, Genève, Droz, 2008, p. 222. 51  Voir Margaret E. Owens, Stages of Dismemberment : the Fragmented Body in Late Medieval and Early Modern Drama, Delaware, University of Delaware Press, 2005, p. 29. 52 Julia Reinhard Lupton, Afterlives of the Saints : Hagiography, Typology and Renaissance Literature, Stanford, California, Stanford University Press, 1996, p. 53. 53  C’est aussi une façon d’assurer la clôture du récit. Une contrainte générique est à l’œuvre ; voir ibid., p. 54. 54 Selon Plotin – qui est un défenseur de la bonne mort dont les écrits recyclent, sur ce point aussi, la conception de Platon, la rendant (indirectement) populaire au Moyen Âge – quand « l’âme particulière rentre dans l’âme du tout », alors, « au plus haut degré, la mort est un bien. », Les Ennéades, I 7, 3, 7, dans la traduction de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 186. Ailleurs, ces retrouvailles spirituelles se présentent sous la forme d’une extase passéiste : « remplie de joie, [l’âme] est devenue ce qu’elle était autrefois quand elle était heureuse ; [désormais,] il lui faut laisser toutes les autres choses, et se tenir immobile en ce Seul, et devenir ce Seul, en retranchant toutes les autres choses qui nous enveloppent, en sorte que nous avons hâte de sortir d’ici, que nous nous irritons d’être liés au côté opposé [c’est-à-dire à la matière et au corps], dans notre désir de l’embrasser par la totalité de nous-mêmes, et de n’avoir plus aucune partie de nous-mêmes qui ne touche Dieu. », Plotin, Les Ennéades, VI 7, 34, 25 et VI 9, 9, 40, op. cit., p. 95 et 94. 55 Voir La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, v. 24, p. 17. Les deux autres traductions sont très proches ; celle de R. Berger et d’A. Brasseur préfère le verbe invoquer à son synonyme plus intense supplier (solution disponible sur le site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes) et au simple prier (variante proposée par P. Walter).

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et vierge comme le Christ, semble désirer une crucifixion – discrète, évanescente – pour parfaire son identification au modèle. C’est l’émotionologie de la Passion qui impulse son aspiration proprement céleste en conférant à sa chair une pertinence sacrificielle. Attentifs aux nuances, Damien Boquet et Piroska Nagy mettent en lumière le potentiel émotif de la crucifixion dans la pratique hagiographique : Les dogmes de l’Incarnation et de la Passion impliquent d’emblée une relation corpsâme et corps-émotion : Dieu s’est incarné par amour des hommes, et pour cette même raison il a souffert la Passion dans son corps. Le Dieu chrétien est donc tout affect, entretenant avec les hommes un lien d’amour, au point de faire souffrir son Fils pour eux. Ce lien est on ne peut plus charnel et il s’actualise jour après jour dans le rituel eucharistique. L’affection divine pour l’homme se manifeste également d’une manière très concrète et corporelle à travers les récits et les représentations de l’Incarnation et de la Passion, mais aussi par imitation dans les vies de saints56.

Avec les émotions d’Eulalie, le texte transmet en filigrane des motivations hautement et finement charnelles, qui viennent nourrir la « délibération » finale de l’instance divine : il s’agit de faire de la belle fille une bonne martyre, du corps faible et immature une relique secourable57, voire redoutable58. Il apparaît que le talent de ce premier Dieu de la langue française est aussi pluriel que mouvant59 ; il se plie d’abord au principe de l’immunité des purs, ensuite au désir thanatique d’une pucelle60 et, en fin de compte, aux exigences du 56 D. Boquet et P. Nagy, « Une Histoire des émotions incarnées », art. cit, p. 21. 57  Sur les reliques résultant de la décapitation, et sur l’exigence implicite de conserver l’intégrité du corps, en vue de la résurrection aussi bien que de la vénération, voir Sheila Delany, Impolitic Bodies. Poetry, Saints and Society in Fifteenth-Century England : the Work of Osbern Bokenham, Oxford et New York, Oxford University Press, 1998, p. 72. 58  Si les reliques chrétiennes sont surtout connues pour leur effet salutaire, elles sont investies quelquefois d’une énergie foudroyante, notamment dans le cas des vols : « au témoignage des récits de miracles, l’appropriation abusive des reliques à l’usage privé est sévèrement condamnée. Lorsque des individus dérobent une parcelle de relique pour la garder chez eux comme une sorte d’amulette, le châtiment divin les frappe jusqu’à la restitution de l’objet à la communauté. », E. Bozoky, La Politique des reliques de Constantin à Saint Louis : protection collective et légitimation du pouvoir, Paris, Beauchesne, 2006, p. 32. 59  Dans ce monde narratif, Dieu est une personne (invisible) qui se ravise et finit par donner suite à la prière d’une autre personne ; or, il est largement accepté, entre émotionologues, que la faculté d’émotion participe de l’instance décisionnelle ; en effet, elle est censée impliquer une synthèse des données et une évaluation de la situation conduisant au choix : « Emotions are a precondition of volition and motivation », W. M. Reddy, The Navigation of Feeling, op. cit., p. 120. 60  Eulalie conçoit le désir de mourir au moment précis où elle vient de vaincre la mort par sa résistance au feu. Or, le courant dominant dans le champ hagiographique est, depuis le Ve siècle, le « martyre blanc […] qui consiste à accepter ce qu’on ne peut éviter » ; voir Marie-Céline Isaïa, « Le Martyre, de la performance sportive à la mort sublimée », dans Agôn. La compétition…, op. cit., p. 273-292 ; il s’agit d’une forme d’épreuve, typique de la mentalité médiévale, qui remplace « la performance publique par l’endurance intime ». Le cas d’Eulalie est d’autant plus troublant qu’il ne se conforme pas aux lois implicites de

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spectaculaire hagiographique, comme si une bonne Providence devait se montrer sensible tantôt à la nature spirituelle d’un corps, à sa liberté de se désincarner, tantôt aux intérêts du corps commun des humains, pour qui la mort est graduellement mise en scène : Dans le théâtre métaphorique du monde, […] Dieu est l’agonothète, c’est-à-dire l’organisateur, imprésario, spectateur et juge61.

Devant la tête qui tombe et la colombe qui s’envole62, le public comprend une seule chose : Dieu est mystérieux63. Il est impossible de se prononcer sur la part de planification et d’improvisation de cette transcendance de cantilène, qui se dérobe à toute logique univoque. Solidaire du désir d’Eulalie et du dogmatisme de terrain qu’affiche le conteur, la divinité française se distingue de cette force cosmique qui orchestrait, dans le Cantica latin, les astres, les âmes, et les flammes du monde. Persécution et jeu d’émotions Face à la complexité d’une rhétorique divine aussi contradictoire que sibylline, il est plus aisé de reconstituer le profil émotionnel des païens, tout stable et transparent. Pour l’essentiel, il sous-tend la deuxième instance normative du texte, et possède une seule visée : veintre (vaincre) Eulalie. Initialement, les bourreaux choisissent des stratagèmes verbaux, si bien que le narrateur les qualifie de « mals conseilliers » (mauvais conseillers). Leurs

ce code de comportement : elle pourrait éviter la mort et arrêter le spectacle, en réactualisant son immunité – déjà prouvée. 61 François Bougard, « Des Jeux du cirque aux tournois : que reste-t-il de la compétition antique au haut Moyen Âge ? », Agôn. La compétition, Ve-XIIe siècle, éd. F. Bougard, Régine Le Jan et Thomas Lienhard, Turnhout, Brepols, 2012, p. 5-41, ici p. 31. 62  Le motif de la colombe qui s’envole au seuil de la mort est promis à un bel avenir : le miracle XXXVI du Gracial d’Adgar, au XIIe siècle, montre que l’on peut exhaler son âme sous forme de colombe même sans être décapité(e) – en contrepartie symbolique de cette colombe qui plane sur Jésus au moment du baptême dans le Jourdain. Pour une présentation nuancée du miracle « Le Clerc amoureux », voir J.-L. Benoit, Le Gracial d’Adgar. Miracles de la Vierge, Turnhout, Brepols, 2012, p. 137. 63 Aurait-il assigné une mission à Eulalie ? Sa mort serait-elle après tout une élection, même réactive, de cette enfant immune à la combustion, mais (rendue) vulnérable au fer ? Entre la préférence de l’héroïne et celle de Dieu, il est difficile de trancher. Un petit éclairage contextuel pourrait orienter l’interprétation vers le décret divin : « In late antiquity, for the first time, the death of the martyr was conceived of as the fulfilling of a religious mandate per se, and not just the manifestation of a preference “for violent death” over “compliance with a decree” [as suggested by Jan Willem van Henten]. For Christians, beginning with Ignatius, it was a central aspect of the experience of imitation of Christ. », D. Boyarin, Dying for God…, op. cit., p. 95. Cependant, il est incontestable qu’Eulalie demande elle-même un mandat de martyre – de nature à faciliter la perte d’immunité… de par Dieu.

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arguments se greffent sur les valeurs du siècle – statut social64, sécurité vitale, attractivité esthétique. Ils relaient, au fond, les motivations de ces parents qui, chez Prudence, tâchent de gérer la vie d’Eulalie en l’investissant dans un mariage honorable. L’héroïne doit affronter la famille et les persécuteurs en s’opposant à leur morale commune, qui comporte une émotionologie implicite, prescrivant le dévouement à un mari, l’attention affectueuse envers ses beaux-parents, l’acceptation d’une vie sexuelle fidèle et féconde, l’altruisme, la responsabilité, l’amour et une forme de vertu civique de nature profane et exemplaire. Eulalie fait tout pour rater sa carrière de matrone, si bien que la plupart des voix (aristocratiques) bruissant dans sa Vita la désapprouvent de concert. Du droit romain de la famille au désir virginal à accents chrétiens, le poème de Prudence permet d’apprécier le décalage. La situation est simplifiée dans la Cantilène, où l’optique familiale est laissée de côté. Les païens se révèlent les seuls à faire valoir une féminité associée avec l’or et l’argent, l’élégance et la mondanité. Vite déçus par le dialogue de sourds qui s’instaure entre les deux « camps », ils recourent bientôt à des menaces, pour imposer un régime émotionnel où le roi décide lui-même du bien de ses sujettes, au nom d’un utilitarisme androcentrique. Puisque la « virginitet »65 est une forme de résistance féminine66 aussi bien que la plus haute des perfections67 humaines, la lutte qui s’engage relève, indirectement, de la séduction autant que de la subjection ; les « paramenz » (parures) sont l’expression la plus claire de cette invitation païenne à tourner la beauté en vanité, le don de Dieu en service du « diaule » (diable)68. Pourtant, les païens ne sont pas exactement des violeurs, et leur émotionologie n’est pas de nature 64  Depuis Ambroise de Milan, une fille chrétienne n’avait devant elle que deux choix statutaires possibles : épouse ou vierge (le dernier étant, toutefois, le plus valorisé) ; voir ibid., p. 88. 65  La « virginitet » du v. 17 n’est pas nécessairement liée au pucelage d’Eulalie, ou, du moins, pas dans une acception étroite ; elle nomme une vertu traduite par « la pureté de son âme », vertu estimée corruptible par le luxe et par la conscience de sa propre beauté ; voir La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.P. Dion, p. 17. Cette interprétation est conforme à l’horizon d’attente du texte hagiographique : en plus de la virginité du corps, les exégètes mettent en lumière une « virginité du cœur, de l’âme ou de l’esprit », voir F. J. Barnett, « Virginity in the Old French Sequence of Saint Eulalia », French Studies, XII (1959), p. 252-256, ici p. 254. Voir aussi G. Price, « La Cantilène de sainte Eulalie et le problème du vers 15 », art. cit., p. 83 : « comme elle est menacée de la perte non de sa virginité mais de sa vie, on a le plus souvent pris le mot virginité au sens figuré : il signifierait donc quelque chose comme pureté, intégrité, innocence. C’est peut-être cela. ». 66 Chez Prudence, la pureté de l’âme se traduit par un manque total de coquetterie et par une immunité face à tout élément potentiellement frivole : « elle méprisait les parures d’ambre, était triste à la vue des roses, dédaignait les bijoux d’or fauve. », Hymne III, éd. cit., v. 21-23, p. 55. 67  Sur la hiérarchie chrétienne des perfections au IXe siècle, fondée sur la « conception des ordines », voir G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « Le Mariage dans la société du haut Moyen Âge », p. 22. 68  La présence (plus ou moins voilée) du « diaule » ne saurait surprendre dans ce contexte : dès le IIe siècle, « le thème du Malin est un thème commun dans les récits martyrologiques. »,  Boudewijn Dehandschutter, chap. « Le martyre de Polycarpe et le développement de la conception du martyr

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prépondéramment érotique : elle a une finalité polémique69, s’appuyant sur une idéologie de type féodal où l’obéissance est réclamée avant toute chose, notammant face au suzerain des suzerains. Comme Maximien entend régner sur terre, et contrecarrer l’éventualité d’une suprématie céleste inconnue et politiquement indésirable, il brandit le sceptre d’une émotionologie terre-à-terre. Il faut qu’Eulalie se rende à l’évidence : l’autorité en matière de crédos est terrestre, royale, païenne. Trêve d’amour ! Place à la loi du plus fort ! S’il commence par exhorter la chrétienne à renier le nom de Dieu, le roi renonce vite à la diplomatie et suscite devant tous l’« element »70 (la vocation d’Eulalie / son propre dieu71 / le feu ?)72 pour imposer sa raison – qui est aussi une forme d’émotion. La lecture la plus simple du vers 15 indiquerait, comme le propose Gérold Hilty, que l’héroïne « endure le feu » ; l’interprétation en est alors univoque – le feu est l’élément d’Eulalie parce que ses ennemis veulent la distinguer en la confrontant à cette force à la fois naturelle et culturelle : C’est son élément aussi parce qu’il est pour ainsi dire son allié qui ne lui cause pas de mal, mais qui nuit, en revanche, à ses bourreaux ; c’est son élément enfin au deuxième siècle », Polycarpiana. Studies on Martyrdom and Persecution in Early Christianity, éd. Johan Leemans, Louvain, Leuwen University Press, 2007, p. 103. 69  En effet, les acolytes de Maximien mènent une « joute oratoire » désignée, dans ce contexte, par le syntagme « agôn logôn ». Voir F. Bougard, « Des Jeux du cirque aux tournois : que reste-t-il de la compétition antique au haut Moyen Âge ? », art. cit., p. 7. 70  Comme synonyme fréquent du nom latin « elementum », la « substantia » renvoie à l’essence d’une entité, et en particulier à l’essence divine, plus spécifiquement à l’âme immortelle d’un chrétien. Voir A. G. Hatcher, art. cit., p. 242. D’après Maurizio Perugi, « il s’agit d’une formation artificielle signifiant choix, décision, à partir du latin eligere, suivant le même modèle qui est à la base de preiement, empedemenz. », ID., « La Séquence de sainte Eulalie et le poème Virgo parens. Remarques sur les textes composant les additions du ms. Valenciennes, bibl. mun. 150 », art. cit., p. 34. 71  Sur ce point, G. Hilty rappelle, pour la rejeter à force d’arguments, l’interprétation de F. J. Barnett, défendue par James C. Atkinson et Manfred Bambeck, selon laquelle aduret serait « une forme du verbe adorer et […] element un terme pour désigner une déité païenne. ». Voir la Note finale de G. Hilty, « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », art. cit., p. 78. Voir aussi le bilan dressé par G. Price, « La Cantilène de sainte Eulalie et le problème du vers 15 », art. cit., p. 86 ; si le verbe adurer est celui qu’il faut prendre comme référence définitive, l’element balance entre le sens de « faux dieu adoré par Maximien » et celui de « feu : l’un des quatre éléments, dont l’action est endurée avec succès par Eulalie », ibid., p. 87. 72  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, v. 15, p. 17 : dans cette traduction, c’est « le supplice du feu » qui prévaut. Néanmoins, l’auteure revient sur cette solution et propose l’expression « affirmer sa vocation » dans la traduction disponible en ligne sur le portail de la Bibliothèque de Valenciennes. Dans l’interprétation de ce vers controversé, P. Walter opte tout simplement pour le feu. C’est aussi le cas de R. Balibar, Eulalie et Ludwig…, op. cit., p. 61. Comme pour contourner l’obstacle, R. Berger et A. Brasseur s’accrochent, par des guillemets, à la lettre du texte, et proposent une traduction prudente : « Elle réplique en affirmant “l’élément” qui est sien. », éd. cit., v. 15, p. 62. Nous pencherions vers la vocation d’Eulalie, subtilement nommée… En réalité, il faudrait un mot comme focation (!) pour rendre l’ambiguïté de cet element si ardemment pertinent pour Eulalie.

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parce qu’elle prendra place dans le ciel sous la forme d’une étoile qui luit grâce au feu qu’elle contient, comme nous le dit la séquence latine conservée avec notre Cantilène73.

Impulsée par le rythme de plus en plus foudroyant de la colère royale, la Séquence brûle les étapes discursives : suite à l’ordre de Maximien, un bûcher est apprêté sans répit, et Eulalie y endure le supplice sur-le-champ. En fin de compte, le personnage négatif n’est ni le roi, ni le feu, ni le diable : il est un pluriel indéfini, aux volontés, compétences et rôles concertés – une corporation du mal qui s’acharne sur un corps de femme. Cette force tentaculaire commence par échouer, avec le feu74, mais le verbe « adurer » (endurer)75 suggère que la torture agit physiquement76, comme pour

73  ID., « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », art. cit., p. 73. 74  Par souci de comparaison, il convient de préciser ici que le feu est vaincu dans le texte le plus ancien de la matière d’Eulalie, mais de façon indirecte, par le biais de la neige plutôt que par une manifestation immédiate de la pureté de la sainte : « l’hiver glacial fait tomber la neige et en recouvre tout le forum ; il recouvre en même temps, comme un linceul de toile, les membres d’Eulalie qui gisent sous le ciel gelé. », Prudence, « Hymne III », Le Livre des couronnes (Peristephanon Liber), vol. IV, éd. et trad. par M. Lavarenne, Paris, Les Belles Lettres, 1963, v. 176-180, p. 59-60. Cette protection céleste triomphe, en fin de compte, de la corruption physique, et les cendres deviennent des reliques ; pour approfondir cette interprétation, voir R. Balibar, Eulalie et Ludwig…, op. cit., p. 57. 75  Pour le philologue, il semble incontestable que « le verbe adurer a ici le sens de endurer », même si le paléographe peut prendre en considération la lecture « adunet » aussi ; en effet, « il est évident que le scribe a écrit aduret, mais il n’est pas moins évident qu’à droite du jambage du r il y a un petit trait en encre plus claire, pas tout à fait vertical, mais allant un peu vers la gauche dans sa partie inférieure. », G. Hilty, « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », art. cit., p. 73 et p. 78. 76  Un autre éclairage mérite d’être retenu à propos de l’expression aduner / adurer soun element : « ce vers pourrait signifier quelque chose comme elle rassemble tout son courage et, si nous acceptons cette interprétation globale, que la bonne leçon soit adunet ou aduret a relativement peu d’importance : on pourrait admettre sans difficulté qu’un verbe aduner (si c’est la bonne leçon) contiendrait la racine un- (le verbe adunare est attesté en latin tardif ) et signifierait réunir, rassembler, et que adurer (si c’est la bonne leçon) contiendrait la racine dur (comme durus dur) et signifierait quelque chose comme durcir, endurcir, raffermir. », G. Price, « La Cantilène de sainte Eulalie et le problème du vers 15 », art. cit., p. 84. Pour Jean Györy, Eulalie « réunit [adunet] ou conforte [aduret] sa nature, son moi devenu simple et homogène, à la manière du Christ » et selon l’enseignement de Jean Scot Erigène ; voir ID., « Le Système philosophique de Jean Scot Erigène et la Cantilène de sainte Eulalie », Egyetemes Philologiai Közlöny (Archivum Philologicum), LX (1936), p. 29-37, ici p. 36-37. Y. Chartier opte pour une traduction proche, mais un peu plus tranchée : « réaffirmer avec force sa doctrine » ; il précise, par ailleurs, que le mot element, au sens de substantia, anima, se retrouve chez Prudence, Peristephanon X, 477, et que l’on rencontre dans le poème d’Alexis le parallèle suivant : « Aduret lo son element / tot son cuer et afermet », p. 167 et 164. Sur ce dernier point, l’auteur renvoie aux articles d’A. G. Hatcher, « Eulalie, Lines 15-17 », art. cit. et de F. J. Barnett, « Virginity in the Old French Sequence of Saint Eulalia », art. cit.

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faire valoir le durcissement77 d’une incorruptible78. En effet, Eulalie ne cède pas à toutes ces pressions qui se manifestent, ultimement, comme une oppression. Elle n’en est pas affectée émotionnellement : « lei nonque chielt »79 (peine perdue). Or, les « externalités vulnérables : celles qui peuvent être affectées par des événements échappant à son propre contrôle » (pour le dire avec Martha Nussbaum) sont censées peser davantage sur les femmes, au Moyen Âge, ce qui conduirait à l’attribution plus fréquente d’émotions négatives aux personnages féminins. Toutefois, le désir de mourir que manifeste Eulalie pourrait constituer une exception à cette règle, dans la mesure où il passerait pour une « émotion positive » aux yeux d’un public sensible aux motivations des martyrs80. En contrepartie, l’échec païen traduit – provisoirement – la défaite d’une anti-émotionologie prônant le sadisme, la persécution du plus faible et la conversion par la violence81. Le feu n’a pas gain de cause. Seulement, lorsque le roi envisage la décapitation82, une réussite se fait, obscurément, jour. Mais comme l’exécution est un baptême du sang et comme la

77 Ce durcissement marquerait le point zéro d’une transfiguration lumineuse : « pour ceux qui connaissent déjà l’histoire de la sainte, il devait y avoir aussi des liens intimes entre element et empedementz et même entre element et l’ascension finale de la sainte qui devient une étoile brillante. Dans cette perspective, notre vers est vraiment le centre de la Cantilène », dont on peut admirer « la structure parfaitement équilibrée. », G. Hilty, « La Cantilène de sainte Eulalie : analyse linguistique et stylistique », art. cit., p. 74. 78  Cette invincibilité traditionnelle relève, chez le poète latin, d’un mélange spectaculaire entre la sagesse et la jeunesse : « le visage grave, la démarche modeste, quand son caractère était encore tout jeune, elle montrait l’austérité des vieillards à cheveux blancs. », Prudence, Hymne III, éd. cit., v. 23-26, p. 55. 79  Nous retenons ici la traduction proposée par M.-P. Dion dans son Introduction aux Actes du colloque de Valenciennes, op. cit., v. 13, p. 17. P. Walter choisit d’être plus explicite : « [ce dont] elle ne tint aucun compte », Naissances de la littérature française…, éd. cit., p. 16. Explicite aussi, la version Droz fige Eulalie dans une posture adjectivale : « [ce qui] la laisse indifférente », v. 13, p. 62, notre italique. 80 Martha Nussbaum, « Emotions as Judgments of Value and Importance », Thinking about Feeling : Contemporary Philosophers on Emotions, éd. R. C. Solomon, Oxford, Oxford University Press, p. 183199, ici p. 193, notre traduction. 81  Il convient toutefois d’observer que la cantilène française épargne à Eulalie le « test par le sacrifice », que l’on retrouve par exemple dans le poème de Prudence, où la sainte est appelée à toucher « du bout des doigts un peu de sel, une pincée d’encens » consacrée aux dieux, pour signaler sa bonne volonté ; voir Prudence, Hymne III, éd. cit., v. 124-125, p. 58. Sur ce compromis païen, sur sa présence et signification dans les récits de martyre, voir Geoffroy de Sainte-Croix, Christian Persecution, Martyrdom, and Orthodoxy, éd. Michael Whitby et Joseph Streetby, Oxford, New York, Oxford University Press, 2006, p. 41. Les sujets accusés d’avoir adhéré au christianisme avaient – grâce à cette épreuve apostatique – l’occasion de témoigner leur « innocence » en faisant des libations ou en offrant de l’encens aux dieux de l’empereur. 82  Cette façon de couronner le martyre d’Eulalie se ressource à une variante insulaire de l’histoire (la Passion B, voir supra) qui remplace la combustion par un bûcher éteint et une décapitation régénératrice ; en effet, « elle est citée [à ce titre] dans le Martyrologe historique de Bède (mort en 735) » ; voir M. Perugi, « La Séquence de sainte Eulalie et le poème Virgo parens… », art. cit., note 53, p. 27.

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condamnée rayonne d’innocence, la « spede » ne vainc pas l’esprit, elle l’adoube plutôt, comme le suggèrent les fonctions régaliennes, festives et ornementales assignées à cette arme : C’est l’épée qu’on remet aux fils de rois pour symboliser leur âge adulte et accréditer leur aspiration au règne. Elle qui joue le rôle d’arme de cérémonie, que tient à la main le guerrier noble représenté sur les murs de l’église de Mals, dans les Grisons, avant 881 ; elle que décrivent par prédilection les testaments des comtes Évrard de Frioul et Eccard d’Autun parmi les éléments de parure dont ils prévoient la destination83.

Lors de son face-à-face avec l’épée (ou avec la collée !), Eulalie réussit un véritable examen de maturité – la délivrance d’un être capable de braver les lois de la gravitation et de la sujétion – tandis que les païens restent bouche bée, âme éclose. Dans ce cadre symboliquement investi, le poème évolue du singulier mutin au pluriel intégratif d’une communauté qui n’est autre que l’Église : « Tuit oram que por nos degnet preier. » (Prions tous, afin qu’elle daigne intercéder pour nous.)84. Les ennemis sont donc relégués à l’arrière-plan : seule éclate l’évidence du nos. Pour assurer le triomphe de l’émotionologie céleste sur celle terrestre, c’est le talent d’Eulalie qui se révèle décisif. Après tout, c’est elle qui désire cette révélation quasi photographique de son aura de sainteté ou de souveraineté. Au ciel comme sur la terre : la diction d’une émotion La buona pulcella n’est pas une coquette ; pourtant, trépasser en public, avec l’acquiescement de Dieu, c’est mourir avec ambition, comme pour exhiber la beauté d’une âme85, supérieure à la beauté d’un corps (déjà remarquée !). Le spec-

83 Dominique BarthÉlÉmy, La Chevalerie : de la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, Fayard, 2007, chap. « L’élitisme carolingien », p.  81 et 96. Essentiellement, à l’époque carolingienne, l’épée est un signe de distinction royale. Dans un sens [qui échappe à Maximien], Eulalie est donc adoubée par le Seigneur devant les témoins de cet honneur paradoxal ; voir A. Fisch Hartley, « La Caricature de la violence symbolique », art. cit., p. 222-223. La décapitation comme épreuve qualifiante (le beheading contest) serait à la base du rite de l’adoubement, selon une suggestion d’Alain Guerreau reprise et étoffée par Jean Wirth après l’examen de plusieurs miniatures. 84  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, v. 26, p. 17 ; les verbes retenus ici sont prier et intercéder. Dans leur traduction, R. Berger et A. Brasseur recourent au tandem implorer – prier. 85  Dans une version relatée au VIe siècle par Grégoire de Tours, le triomphe d’Eulalie sur la mort se traduit par un phénomène aussi terrestre que pittoresque : en plein hiver, les arbres montent en fleurs près de son tombeau. Ce miracle qui se renouvelle chaque année est raconté dans le livre I du De Gloria Martyrum, écrit par GrÉgoire de Tours vers 590-594, voir Les Séquences de sainte Eulalie…, op. cit., p. 28.

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tacle d’envol86 et décapitation est son chant de cygne87. Ce n’est pas un hasard que la tête88 se laisse décoller ; au-delà de l’exécution virile et de l’adoubement, des connotations autrement positives viennent greffer l’acte de prière et d’épée, qui s’inscrit dans un paradigme hagiographique abondamment représenté89 : Dans l’hagiographie, les païens s’acharnent sur les martyrs avec les supplices ignominieux les plus divers, mais en vain. C’est lorsqu’ils se résignent à leur faire couper la tête, reconnaissant ainsi la noblesse de leur naissance, que le supplice réussit, non sans que le martyr ne ramassât parfois son chef avant de mourir, comme saint Denis90.

Par ailleurs, toutes les morts par le fer ne se valent pas. Ainsi, la décapitation est considérée comme une « peine douce », en raison de la rapidité de la mort et du contact minimal avec le condamné91. Significativement, l’épée réservée à ce genre d’opérations est un instrument à trancher et non à piquer, aux côtés plus acérés que le bout92. Autant dire que le martyre d’Eulalie est aussi « doux » qu’immédiat. Face à cette efficacité du rite de passage, il convient de mentionner un autre cas de figure relevant du paradigme martyrologique : l’utilisation phallique de l’épée – pénétration du ventre – réservée, en général, aux victimes féminines, dénudées 86  Il s’agit d’une représentation allégorique influencée par l’iconographie paléochrétienne, qui illustrait l’âme sous la forme d’un oiseau ; voir Mattia Cavagna, « Les Visions de l’au-delà et l’image de la mort », La Mort écrite : rites et rhétoriques du trépas au Moyen Âge, dir. Estelle Doudet, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 67. 87  Ce chant de cygne pourrait être un chant de rossignol : ainsi, D. Poirion voit dans la Cantilène une réécriture du mythe de Philomèle, héroïne ovidienne devenue muette face à son violeur, et métamorphosée en oiseau (chantant) à la fin de sa vie. Voir Résurgences…, op. cit., chap. « Saintes paroles et belles lettres », p. 12. Effectivement, le quasi-mutisme d’Eulalie et sa transformation en colombe (même muette) invitent à découvrir des affinités qu’un public carolingien, familier d’Ovide, eût été en mesure de relever. 88  Symboliquement, la tête représente le siège de la vie et du pouvoir ; voir Larissa Tracy et Jeff Massey, « Introduction », Heads Will Roll. Decapitation in the Medieval and Early Modern Imagination, éd. par L. Tracy et J. Massey, Leiden, Brill, 2012, p. 5. 89  Les exemples féminins ne manquent pas. Comme le rappelle Paul  E. Barrette, la décapitation se révèle la torture fatale pour un bon nombre de saintes, comme Julienne, Agnès, Dorothée, Foy. Voir ID., « La Légende de sainte Julienne et ses rapports avec la Chanson de Roland », Charlemagne et l’épopée romane, Actes du VIIe Congrès International de la Société Rencesvals (Liège, 28 août – 4 septembre 1976), tome II, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 547-563, ici p. 555. En particulier, l’Hymne III de Prudence s’inspire, « indépendamment de l’historicité des faits », de la version romaine du martyre de sainte Agnès, dans un esprit d’« emprunt littéraire » ; voir Pierre-Yves Fux, Les Sept Passions de Prudence (« Peristephanon » 2.5.9.11-14) : introduction générale et commentaire, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg, 2003, p. 45 et p. 104. 90 A. Fisch Hartley, « La Caricature de la violence symbolique », art. cit., p. 222. 91  Voir Frédéric Armand, Les Bourreaux en France : du Moyen Âge à l’abolition de la peine de mort, Paris, Perrin, 2012. 92  En effet, l’utilisation de l’épée de 800 à 1350 correspond à cette particularité de construction qui en fait un instrument à trancher et non à piquer. Voir Antonio Santosuosso, Barbarians, Marauders and Infidels. The Ways of Medieval Warfare, Cambridge, Westview Press, 2004, p. 134.

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pour l’occasion93. L’éclat de cette arme rassemble des connotations positives et jouissives particulièrement fortes. Eulalie se révèle d’autant plus sainte, noble, désirable, qu’elle s’inscrit – à sa façon – dans le sillage de cette lame fantasmatique. Cependant, sa virginité n’est pas compatible avec l’ouverture symbolique du ventre : seule la tête s’évase pour catalyser l’ascension céleste. En somme, le style émotionnel d’Eulalie repose sur la traduction de la bonté en beauté, du silence en élévation muette, mais aussi sur l’évidence ambiguë de l’exhibitionnisme sacré94. Après avoir refusé sa voix à la théophanie, la belle vierge y prête son corps, au nom d’un didactisme implicite du spectacle mystique95. L’idéal qu’elle propose – au Dieu et aux mortels de ce monde fictionnel – comporte un enjeu métaphysique : réussir sa vie, c’est réussir sa mort. Pour illustrer cette réussite totalisante, le narrateur recourt à une image aussi diaphane qu’exemplaire, où l’âme-oiseau revêt une dimension eschatologique qui vient enrichir la symbolique des sarcophages et des épitaphes96. Ni caladre97, ni phénix98 ou sirène99, une colombe de mort et de vie s’incarne alors du sang d’Eulalie, comme pour couronner les paradoxes de son être. 93  Voir Martha Easton, « Pain, Torture, and Death in the Huntington Library Legenda Aurea », dans Gender and Holiness : Men, Women and Saints in Late Medieval Europe, éd. par Sam Riches et Sarah Salih, Londres et New York, Routledge, 2005 [2002], p. 49-64, ici p. 57. 94  L’acte ultime, comme dans la version la plus ancienne du récit, est essentiellement occupé par le spectacle de « l’âme d’Eulalie, blanche comme le lait, légère, innocente » (Prudence, Hymne III, éd. cit., v. 164-165, p. 59) ; c’est dans le sillage de cette vision émotrice que s’élève la prière, au nom d’une révélation commune. 95  Chez le poète latin, c’est la discrétion qui domine : la martyre se laisse envelopper dans un flot de chevelure et une langue de feu, qui préservent la « pudeur » et la « beauté » du corps vierge. Voir Prudence, Hymne III, éd. cit., v. 151-161, p. 59. 96  Voir R. Favreau, Études d’épigraphie médiévale…, op. cit., p. 247. 97  Ce sont les sèmes de la blancheur, de l’élévation et de l’illumination qui s’avèrent compatibles avec l’Eulalie française. En effet, dans le Physiologus antique et dans certains bestiaires plus récents, « le caladre apparaît comme un être connoté positivement : il est entièrement blanc, il fréquente le palais des rois et guérit de la cécité. En outre, il lui est attribué une attitude prophétique et thérapeutique qui lui permet d’apparaître comme un symbole christique, comme d’ailleurs son apparence immaculée. Ainsi, en présence d’un malade curable, le caladre absorbe sa maladie en le regardant, puis la consume aux rayons du soleil  […] à l’instar du Christ qui se charge des infirmités des hommes et expie leurs péchés sur la Croix. », Jacqueline Leclercq-Marx, « Drôles d’oiseaux. Le caladre, le phénix, la sirène, le griffon et la serre dans le Physiologus, les Bestiaires et les grandes encyclopédies du XIIIe siècle. Mise en perspective », Déduits d’oiseaux au Moyen Âge, dir. Chantal Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence (Senefiance, 54), 2009, p. 163-178, ici p. 163. 98  La mort par l’autocombustion rapprocherait peut-être l’ethos de l’Eulalie latine de la nature attribuée au phénix, rapportée à son modèle nouveau, le Christ : « En faisant de la mort et de l’autorégénération du phénix une image de la résurrection du Christ, le Physiologue n’a fait que christianiser un mythe attesté depuis bien longtemps en Grèce et à Rome : celui de l’oiseau qui renaît de ses cendres. », ibid., p. 166. 99 À  sa façon, Eulalie est une sirène du ciel, et remonte à l’archétype de sa mélodieuse nature : J.  Leclercq-Marx rappelle que « les sirènes ne sont devenues d’authentiques créatures marines qu’après leur métamorphose en femme-poisson, intervenue au plus tard au début du VIIIe siècle. En effet, jusqu’alors elles présentaient exclusivement la forme de femmes-oiseaux, comme dans le monde

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Cet épanouissement virginal représente le point culminant de la fécondité platonique de la sainte. Avec Plotin, L’âme éprouve encore, et plus que jamais, les douleurs de l’enfantement. Peut-être même qu’elle est arrivée au point où il faut qu’elle enfante : car elle a bondi vers Lui100.

Une re-naissance est à l’œuvre, impulsée par le désir d’une union mystique devenue possible grâce à la mort, expérience liminaire par excellence. Si le « bond » d’Eulalie est le vol et son enfantement un surgissement d’ailes, c’est que le poème prépare son public, de plus en plus ouvertement, au grand saut. Ainsi, le Lectorat-Modèle de la Cantilène est envisagé, sinon comme une assemblée de martyrs, du moins comme une assemblée – chrétienne – de mortels conscients de leur condition, ainsi que de leur potentiel de dépassement. Eulalie est la « vie ayant été » (pour reprendre une expression de Paul Ricœur), mais aussi la vie qui est et qui sera, au-dessus et au-delà du texte, grâce au récit : Que l’écriture de l’histoire fasse plus que tromper la mort, le rapprochement entre restitution de la dette et retour du refoulé, au sens pychanalytique du terme, le laisse déjà entendre. On ne dira jamais assez que les morts, dont l’histoire porte le deuil, furent des vivants101.

Le deuil de l’immortelle à la grâce de colombe se déploie sous le signe du blanc et de la trace indélébile : de la traversée mémorable. Cette fin qui se décline sous les apparences du survol rétablit la continuité au sein d’une communauté pour qui

gréco-romain. », EAD., « Les Créatures marines, entre réel et imaginaire », Fabuleuses histoires des bêtes et des hommes, dir. Jacques Toussaint, Namur, Musée provincial des Arts anciens du Namurois – Trésor d’Oignies, 2014, p. 42-63, ici p. 49. Sur ces « oiseaux à tête humaine » et sur leur vocation métaphysique, la chercheuse nous fournit d’autres éléments fort intéressants : « on possède des témoignages concernant un culte qui leur était rendu en tant que déesses de la mort et / ou divinités psychopompes. À ce titre, de petites statuettes de sirènes en terre cuite étaient […] déposées dans les tombes. […] Sans qu’on puisse vraiment s’en étonner, leur rapport avec la musique – également attesté dans le cadre funéraire – incita très précocement les artistes à doter les sirènes d’instruments de musique, ce qui les obligea à leur attribuer des bras et des mains. À partir de là, dans l’art hellénistique, la femme l’emporta souvent sur l’oiseau. », EAD., « Femme-enfant, femme-femme, matrone et mère. La sirène dans tous ses états à l’époque romane », La Femme à l’époque romane. Colloque du centre d’art roman « Georges Duby », Issoire, 23-24 octobre 2003, Revue d’Auvergne, 586 (2008), p. 63-76, ici p. 65. Sur l’imagerie de la femme-oiseau au IXe siècle et ses atours musicaux dans l’église haute de l’abbatiale de Corvey (Westphalie), voir EAD., La Sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du Moyen Âge. Du mythe païen au symbole chrétien [1997], chap. « De la sirène-oiseau à la sirène-poisson. Témoignages littéraires et iconographiques », publication sous l’égide de l’Académie Royale de Belgique, disponible en ligne sur le site de la Revue et encyclopédie multimédia des arts, http://www.koregos.org/fr/, consulté le 21 août 2017. 100  Plotin, Les Ennéades, Traité V. III, 17, 15, trad. P. Hadot, dans Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 18. 101 P. Ricœur, Temps et récit, tome III, Le temps raconté, op. cit., n. 1, p. 283.

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la distance temporelle est ce que la trace déploie, parcourt, traverse. La relation de représentance ne fait qu’expliciter cette traversée du temps par la trace. Plus précisément, elle explicite la structure dialectique de la traversée qui convertit l’espacement en médiation102.

La trace du texte, qui représente et présentifie une vie dans tout ce qu’elle a d’inoubliable et de liant, finit par transmuer le corps en figure103, la parole en chant, l’histoire d’une émotion en cantilène. Clandestinement, les 29 vers de la Séquence réeffectuent un passé qui repasse devant notre vue, sous le signe du Même, de l’Autre, de l’Analogue104. Au carrefour scribal de ces voies, un véritable é-moi s’élance par-delà l’époque d’Eulalie et de son élévation romane : un être-vers-la-vie105. Essai de translatio studii Toute lecture d’une œuvre éloignée dans le temps et dans l’espace aboutit, plus ou moins consciemment, à une « translatio »106 de valeurs et modes de vivre 102  Ibid., p. 282. 103  La Cantilène de sainte Eulalie, éd. M.-P. Dion, v. 25, p. 17. Les traducteurs sont unanimes à rendre le syntagme in figure de colomb par son équivalent moderne sous la forme d’une colombe. Néanmoins, le mot figure est un mausolée de sens enfouis ; il suffit d’évoquer, pour en déployer la richesse, le spectre philologique de son étymon : « le terme latin figura : “configuration, forme, aspect, représentation sculptée”, mais aussi, en rhétorique au Ier siècle, chez Quintilien ou Sénèque par exemple, “mode d’expression (figures de style)”. [En particulier,] la locution par figure, “allégoriquement”, […] reprend le terme latin figura employé au sens de “signe, symbole”. », S. HÉrichÉ-Pradeau et M. PÉrez-Simon, « Du texte à l’image… », p. 15-16. Dans la Cantilène, l’expression in figure relève aussi d’une vocation expressive, représentationnelle et symbolique. 104  Voir P. Ricœur, Temps et récit, tome III, Le temps raconté, op. cit., p. 255. 105  L’art, surtout quand il propose un ethos émotionnel censé assurer la survie dans des conditions d’oppression / annihilation, devient l’expression la plus pertinente de ce que l’on pourrait appeler, à la façon de Martin Heidegger, « l’être-vers-la-vie ». 106  Pour considérer un panorama exhaustif de la translatio studii dans le contexte francophone médiéval, mais aussi les implications théoriques du concept, voir Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe-XVe siècles). Étude et Répertoire, dir. C. Galderisi, Turnhout, Brepols, 2011, vol. I et vol. II. La notion de translatio se ressource au contexte médiéval, mais peut être employée dans un sens plus large aussi, relevant de « l’idée du mouvement progressif partant  d’une tendance à s’approprier le savoir du passé (translatio studii) et se dirigeant, surtout aux XIVe et XVe siècles, vers une prise de conscience de l’altérité et donc vers une conception plus moderne de la traduction (étude de la translatio) », comme le remarque Iris Plack dans son compte rendu des Translations médiévales…, op. cit. (publié dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes (2011), disponible sur http://crm.revues.org/). Sur la part d’« intraduisibilité » de la poésie médiévale, voir C. Galderisi, « Silences et fantômes de la “translatio studii”. La traduction empêchée », dans Translations médiévales…, op. cit., vol. I, p. 433-457. Voir aussi Aden Kumler, « Translating Ma Dame de Saint Pol », dans Translating the Middle Ages, éd. par Karen L. Fresco et Charles D. Wright, Londres et New York, 2016 [2012], notamment p. 36 : « In the European medieval context, translatio connoted a transfer : a transfer of meaning, of holiness, of power, of knowledge. ». Pour une extrapolation spatio-temporelle particulièrement généreuse de la notion, voir K. Alfons Knaut, « Translatio studii and Cross-Cultural Movements or Weltverkehr », article disponible

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dans le monde. Sensible à cette vocation trans-historique du texte, nous nous accordons, en guise de conclusion, la liberté d’écrire ce que Umberto Eco appelait des « chapitres fantômes » : des mondes possibles censés « remplir le vide que le texte ne s’est pas soucié de remplir »107. Les narrations requièrent l’intrusion de leur Lecteur Modèle [ ;] elles ne peuvent vivre sans se nourrir de son fantôme108.

Notre « intrusion » vise uniquement à mettre en lumière le volet affectif de ces mondes fatalement incomplets, en passant par le « transport » et l’« application », et en puisant à ce surplus de sens que l’écrit implique en frôlant les nœuds du récit. Ainsi, la translatio studii à laquelle nous invitons correspond à un transfert d’un type particulier : nous entendons actualiser le sens émotionnellement pertinent du concept de « studium » – « ardeur, goût, passion »109 – en illuminant ce versant affectif de la culture médiévale dont nous tentons d’explorer et de translater les premiers reliefs. Ce transfert (« la translation de la passion ») conduit à la figuration de moi possibles (possible selves)110 empreints de valeurs émotionnelles irradiant du corpus. Face à la Cantilène, nous adoptons un ethos déjà consacré par la tradition de l’interprétation textuelle. Michel Foucault nous invite, depuis 1966, à un acte de langage et courage : Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens111.

Dans ce qui suit, nous osons donc faire parler le signe Eulalie (Eu-lalia, celle qui tient la clé du bon langage). Cette expérience nous conduit à enrichir l’encyclopédie émotive de notre univers d’une nouvelle proposition de monde, comme le dirait Paul Ricœur. Sensible à la valeur d’une telle « explicitation »112, l’herméen ligne sur le site http://www.eolss.net/, consulté le 30 août 2017 : « a pragmatic and rhetorical relativism supports the concept of a cross-cultural translatio studii in which cultures are considered as mobile configurations, as translations and metaphors of each other. ». 107 U. Eco, Lector in fabula…, op. cit., p. 269. 108  Ibid., p. 284. 109  Voir, par exemple, l’article « studium » du dictionnaire Gaffiot, disponible en ligne sur le site http://www.lexilogos.com/latin/, consulté le 30 août 2017. 110 « Possible selves are those that individuals might become, wish to become, or fear becoming. », C. Green, T. C. Brook et G. F. Kaufman, art. cit., p. 318. Cf. Hazel Markus et Paula Nurius, « Possible Selves », American Psychologist, 41 (1986), p. 954-969. 111  ID., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 44. 112  « Interpréter, c’est expliciter la sorte d’être-au-monde déployé devant le texte. », P. Ricœur, Cinq études herméneutiques, op. cit., chap. « Le Monde du texte », p. 70.

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II. L’homme devant Dieu

neute français appelle la translatio « interprétation » et décrit ainsi « l’appropriation » qui la rend possible : Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres113. L’appropriation de l’identité du personnage fictif par le lecteur est le véhicule privilégié de cette interprétation. Ce qu’elle apporte en propre, c’est précisément le caractère de figure du personnage, qui fait que le soi, narrativement interprété, se révèle être luimême un moi figuré, un moi qui se figure tel ou tel. Voilà un trait qui enrichit considérablement la notion de soi telle qu’elle résulte de la référence identifiante, de la désignation de soi dans le procès de l’énonciation, enfin de l’imputation morale de soi114.

Nous aimerions contribuer, par notre interprétation de la Séquence de sainte Eulalie, à cet élargissement de la notion de soi, en figurant un moi possible, une « variation imaginative » qui immortalise le processus d’identification dont nous sommes, à la fois, le patient et l’observateur : S’approprier par identification un personnage, c’est se soumettre soi-même à l’exercice de variations imaginatives qui deviennent ainsi les variations imaginatives sur le soi115.

Cette « appropriation » est l’aboutissement naturel d’une réception émotive de l’œuvre, et nous y travaillons consciemment, depuis l’application de notre grille émotionologique jusqu’à la formulation des deux propositions de mondes possibles : Studium Eulaliae Émotions de base : spectre de l’obstination et de la jubilation, de la joie sauvage et de la liberté inaliénée. Règles émotionnelles : celles du martyre réussi, sans victimes colatérales. Se laisser miraculer ; prier pour que la torture soit efficace ; voler. Pour avoir sa récompense, Cendrillon est tenue de quitter le bal, sans rire, sans pleurer. Froidement – saintement. Style émotionnel : ascensionnel, taciturne, optimiste – pour l’amour d’une éternité avec Lui. Communauté émotionnelle : celle du public cible uni par l’angoisse de rater la (bonne) mort et par le besoin d’une intercession, sans autre talent et sans 113  Ibid., p. 71, nos italiques. 114  ID., Cinq études herméneutiques, op. cit., chap. « L’identité narrative », p. 91 ; nos italiques. 115  Ibid., p. 92, nos italiques.

1. Une émotionologie virginale

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émulation ; la communauté para-sociale configurée par le lien entre la martyre et ses survivants indisponibles au même genre de trépas. Émotif totalisant : l’envol comme réplique à la persécution ; comme invitation à la mort-dépassement ; comme défi dernier / comme parade aviaire / comme illumination céleste. Eulalie : proposition de monde116 « Vous avez mon signe – la colombe – je n’ai pas d’autre ciel à signer. Je vous écoute, soit : pour nourrir mes prières. Vous n’êtes pas de mauvais conseillers. Mais si vous voulez m’écouter… autant guetter le silence. Je suis une figure. Le réel, pour moi, est l’Invisible – sus en ciel. Sur terre, je n’ai qu’un nœud à trancher : la gratitude. Merci, Maximien ! J’ai toujours voulu trépasser : voici mon dernier mot – comme les autres – muet. Un merci, mon Dieu ! me vient aussi à l’esprit, mais puis-je dire merci pour ma vie ? Beau corps, bonne famille ; rien ne manquait, et pourtant… je manquais de poids, de voie, ou de moi. Écrire ? Oui, mon encre est le sang : hors du corps, en crissant. Ma vérité ? Dieu sait. Je n’aurai raison de personne. Ma corde sensible ? La joie de vivre : juste pincée, à la mort. Quand le glaive m’a frappée, j’ai choisi le désir. J’ai brûlé – pour la première fois – d’une soif de voler entière, à part moi ; un jeu nouveau m’attendait : un jeu coi. Bien sûr que j’aime jouer ! Gagner – aussi ! mais gagner, c’est pécher – parlons plutôt d’une Grâce, embrassée. Maltalent ? Chez moi ? Il était agaceur, ce roi. Mon element, pas le sien ! Tu croyais vaincre, Maximien ? »

116  Cette « proposition de monde » évoquée par Paul Ricœur peut s’enrichir de la contribution sémiologique d’Umberto Eco. Dans son ouvrage Lector in fabula (déjà cité), le chercheur italien consacre un volet enrichissant à la définition des « mondes de la fabula » (p. 197-200) ; après avoir cerné « le monde du narrateur (WN) », il distingue « le monde des attitudes propositionnelles des personnages (WNc) », ensuite « le monde possible que le lecteur […] attribue à un personnage (WRc) » et même « le monde possible que le lecteur imagine qu’un personnage attribue à un autre personnage (WRcc) ». Formulée dans ces termes, notre contribution consiste bien à configurer les « WRc » et « WRcc » respectifs d’Eulalie et de Maximien dans leurs reliefs émotionnels les plus saillants. Parmi les attitudes propositionnelles, U. Eco cite des actes émotifs / volitifs comme « espérer », « vouloir » à côtés d’actes cognitifs comme « savoir », « croire ». Implicitement, il reconnaît la pertinence du « cerveau émotionnel » dans la création de mondes…

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II. L’homme devant Dieu

Studium Maximiani Émotions de base : spectre de l’obstination et de la violence ; désir d’avoir raison d’un sujet, d’un dieu, d’un Autre. Règles émotionnelles : un roi doit régner ; si le feu rate, il faut persévérer. L’épée finit toujours par trancher. Style émotionnel : tranchant. Seule la chose parle ; le sujet s’assujettit ou se réifie. Communauté émotionnelle : l’ensemble des païens qui raillent la martyre et se rassurent en se disant qu’après tout, Eulalie est décapitable, et sa foi est une fable. Lien tendu à l’extrême par le risque d’une conversion. Émotif structurant : l’instrumentalisation de sa « spede » au service d’un affrontement inégal – contribution à la fabrication d’une sainteté qui le dépasse, et qu’il doit renier. Maximien : proposition de monde « Je t’en prie, Eulalie. À ton service, tes sévices. Pour moi, seul le pouvoir est réel. Je suis le César du moment. Si j’ai tort, tant pis. Ton Dieu aura éteint mon feu, sans émousser mon épée. Que peut-il contre moi ? Ingrate, tu m’entends ? Refuser les parures, quelle coquette. Es-tu plus belle, dénuée ? Dénudée ? On verra s’ils auront ton corps, ces amateurs de reliques. On verra s’ils auront ta tête ou ton sang, tout au moins. La colombe ? Elle ne prouve rien. Je suis le roi du maltalent. J’ai raison quand je signe de ma spede – et non de mon sang. Je sursigné. Maître de la vérité. En belles-lettres, mon texte reste fermé. »

2. UNE ÉMOTIONOLOGIE NUPTIALE : LA VIE DE SAINT ALEXIS

Alexis : ailleurs et transports Une Vie de saint n’est pas une histoire d’amour. Cependant, elle propose toujours un art d’aimer et un happy end nuptial où l’aimant retrouve l’aimé(e)[…] pour que le Cantique des Cantiques, en éternelle reverdie, batte son plein de vie et de poésie. Au XIe siècle, le conteur d’Alexis1 enseigne l’amour en vers nostalgiques : « Bons fut li secles al tens ancïenur, / Quer feit i ert e justise ed amor, / S’i ert creance, dunt ore n’i at nul prut. »2 (Au temps jadis, le monde était bon, car il était plein de justice, amour et foi, dont on a perdu l’usage de nos jours.). Nourrie par l’imaginaire médiéval de l’Antiquité – car Alexis est, historiquement parlant, le fils d’un sénateur romain de la fin du IVe siècle3 – cette émotionologie élégiaque4 articule la justise et la creance avec l’amor, sous les auspices de l’évasion. Selon Peter Haidu, ce passéisme participerait de la « charge sémantique et valorielle » portée par des héros de l’Ancien Testament comme Noé, Abraham et David, constituant l’exemplum du passé narratif « dans lequel le présent se reflète, d’après lequel il a à se juger »5. La projection dans le Temps serait, conjointement, une escapade du sujet écrivant et du sujet lisant, et s’exprimerait dans le cadre d’une opposition à trois termes : la catégorie temporelle du prologue produit la comparaison du temps mythologique des ancêtres constituteurs et du temps actuel de l’énonciation, comprenant à la fois

1  L’édition de référence à laquelle nous nous rapporterons est celle de Maurizio Perugi : La Vie de saint Alexis, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française. Révisions et nouvelles propositions accompagnées d’une nouvelle édition critique de la Vie, Genève, Droz, 2014, p. 618-639. La traduction est la nôtre (sauf mention contraire). 2  Ibid., v. 1-3, p. 618. Il convient de préciser que l’édition de M. Perugi prend comme manuscrit de base le célèbre Psautier de Saint-Alban (L), Hildesheim, du XIIe siècle. 3 Alexis serait mort en 404 ; voir la biographie qui lui est officiellement assignée sur http://viechretienne. catholique.org/saints/, site consulté le 24 août 2017. 4 Sur la présence de cette laudatio temporis acti dans l’Alexis français et ses sources latines, voir J. Rychner, Du Saint-Alexis à François Villon, op. cit., p. 68. 5  Voir Peter Haidu, « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », in Le Nombre du temps, en hommage à Paul Zumthor, éd. Emmanuèle Baumgartner et al., Paris, Champion, 1988, p. 106-107.

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II. L’homme devant Dieu

l’énonciateur textuel et le public du XIe siècle, malgré la temporalisation qui se rapporte à quelque époque du passé romain. Le temps ambigu de l’énonciation, le présent déictique du texte, est changé, décoloré, vieux, frêle, declinant6.

Le regret des neiges (et émotions) d’antan relève d’une longue tradition, dont l’un des cas de figure les plus anciens est représenté par « Jean de Damas, qui écrivait au début du VIIIe siècle [et se demandait] ce que sont devenus tels ou tels sentiments, la joie de vivre, le brillant des choses de ce monde. »7. Selon Charles Méla, l’opposition du passé « d’Abraham et de la première chrétienté » au « senectus mundi » remonterait encore plus loin, se ressourçant à Cyprien (IIIe siècle)8. Tout en suivant ces lignes de force et d’émotion diversement chrétiennes, la Vie de saint Alexis se situe, anonymement, dans le cadre d’un projet relevant de la vie spirituelle des années 1050. Nous adoptons ici une datation9 qui jouit d’une large reconnaissance parmi les spécialistes, étant consignée dans les Archives de littérature du Moyen Âge par Laurent Brun et ses collaborateurs, Stefano M. Cingolani, Liliane Dulac et Serena Modena10. Le poème comprend environ 600 vers et représente la version française11 d’un texte latin dû à Serge, archevêque de Damas12 ; cette vie serait le remaniement d’un

6  Ibid., p. 107. 7 Paul Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, Berne, Éditions Francke, 1972, note 2, p. 234-235. 8  Voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 263. 9 M. Perugi élabore une hypothèse différente : il date le Rythme latin de 1112-1114, « lors d’une intense activité diplomatique déployée par les Églises d’Orient et d’Occident autour des problèmes entraînés par le schisme », et estime que, « compte tenu du message politique émanant de la dernière partie de VSA, les années 1156-1157 (synode de Besançon) seraient une datation vraisemblable pour la composition de la rédaction définitive du poème vernaculaire, telle qu’elle figure dans le manuscrit L. », ID., Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française. Révisions et nouvelles propositions accompagnées d’une nouvelle édition critique de la Vie, éd. cit., p. 419. 10  Voir la page consacrée à la Vie de saint Alexis, version en laisses de décasyllabes assonancés, sur le portail http://www.arlima.net/, consulté le 22 août 2017. 11  Entre la Vita latine et la Vie française d’Alexis, « l’écart est grand. Le récit latin, monotone, procédant sans secousse ni hésitations ni conflit, dépourvu de tout autre facteur de rythme que les séquences sémiques dont il se compose, se dévide comme un conte, et l’enseignement qu’il communique ne tient aucunement à la structure » ; en revanche, le récit français, « libéré, engendre sa propre perspective, et n’a finalement plus d’autres mesures que celles qui proviennent de ses exigences particulières. », P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 321 et 322. 12  « Serge, celui qui a importé à Rome le culte d’Alexis, est un melkite exilé, c’est-à-dire qu’il appartient au milieu manifestement responsable de l’introduction de l’icône mariale dans la légende. », M. Perugi, La Vie de saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 88.

2. Une Émotionologie nuptiale

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récit grec13 remaniant, à son tour, une source syriaque du IVe siècle14. Au-delà des différences, mouvances et variances textuelles, la tradition de saint Alexis15 propose une véritable « révolution culturelle », qui s’accomplit selon les lignes de force d’un nouveau « mode d’être au monde », alliant la « pure douleur » à la « joie indicible »16 et la misère aux richesses d’une olfaction révélatrice. Tel est, en grandes lignes, le paradigme émotif de cette sainteté, couronné d’un miracle de guérison scribale17…

13  Cette tradition orientale, syriaque et grecque, assigne au saint un aller simple  (correspondant à la « forme brève » de l’histoire) : il quitte Rome – sans adieux à sa jeune mariée – pour vivre et mourir obscurément à Édesse. Voir Neil Cartlidge, Medieval Marriage. Literary Approaches (1100-1300), Cambridge, D. S. Brewer, 1997, p. 86. La contribution grecque au paradigme de la sainteté d’Alexis n’est pas seulement tributaire au genre hagiographique : elle emprunte au roman (grec) des motifs comme l’évasion du mari lors de la nuit de noces, la tempête conduisant le héros au bon port, etc. Voir Alison Goddard Elliott, Roads to Paradise. Reading the Lives of the Early Saints, Hanover, N.H., et Londres, University Press of New England et Brown University Press, 1988, p. 46. 14  « La première version connue de ce récit est syriaque : elle rapporte la vie d’un homme de Dieu, appellation générique qui reste dans la légende ultérieure et figure également dans certaines versions en langue vernaculaire. Celui-ci, originaire de Rome ou, plus souvent, de Constantinople, et fils de grands aristocrates, s’enfuit de chez lui le soir de ses noces pour mener une vie de mendiant aux portes des églises, à Édesse. »,  Catherine Vincent, « Fortunes médiévales du culte de saint Alexis », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, disponible en ligne sur le site http:// mefrim.revues.org/, consulté le 24 août 2017. Voir aussi M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op.  cit., p.  87 : « La Vie de Mar Riscia, composée vers 449 (ou même avant), est un document apologétique de l’activité de Rabbûlā [évêque et réformateur de Syrie, 412-436] en même temps qu’un manifeste d’adaptation aux exigences et aux craintes exprimées par le clergé. L’Homme de Dieu est, en quelque sorte, un Alexandre l’Acémète privé de ses armes les plus redoutables : il ne prêche pas, il n’est pas entouré d’une bande d’ascètes psalmodiant, il ne se prévaut d’aucun droit à être nourri par la société ; finalement, loin de s’infiltrer dans l’église, il vit à ses marges, et le moment venu, il refuse de devenir un moine-évêque. À sa mort, il révèle sa véritable identité, celle d’un ange autant accompli qu’anonyme. ». 15 Au sein de cette tradition complexe et plurilingue, la transmission n’est pas linéaire : « It is now known that language and textual tradition do not coincide ; during the seven centuries preceding the Old French version there were retranslations, and perhaps even translations of retranslations. The lines do not merely move forward in a straight direction, they move in many directions, so that ultimately  […] they criss-cross the map of East and West. », The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript : The Original Text Reviewed with Comparative Greek and Latin Versions, All Accompanied by English Translations, and an Introductory Study, a Bibliography and Appendices, éd. et trad. Carl J. O. Odenkirchen, Brookline et Leiden, Classical Folia, 1978, p. 12. 16  Voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 258. 17  Voir Karl D. Uitti, Story, Myth and Celebration in Old French Narrative Poetry, 1050-1200, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1973, p. 20-22.

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II. L’homme devant Dieu

Conservée dans sept manuscrits, la Vie de saint Alexis du XIe siècle doit son succès à une émotionologie virginale18 relativement répandue à l’époque19. De l’athlète de Dieu à l’ermite jouissant de ses souffrances, un paradoxe pourrait accomplir la transition : avec Alexis, « l’ascétisme est un hédonisme »20 – un art de savourer ses émotions, saintement, discrètement. Codex et contexte émotionologique Le manuscrit de Hildesheim, Dombibliothek, St. God. Nr 1, p. 57-68, 1 / 2 XII invite à un large spectre de plaisirs monacaux. Considéré comme le témoin le plus fiable de la Chanson d’Alexis21, le codex est l’œuvre de plusieurs scribes22 travaillant sous la direction de l’abbé de Saint-Alban, Geoffrey de Goron, et il est dédié à la moniale Christina de Markyate. Cette aventurière de la foi se trouve à l’époque en rupture de pacte conjugal, embrassant, à sa manière, le modèle ascétique de Sainte Cécile, largement diffusé dans les milieux culturels anglo-saxons. Si le manuscrit de Hildesheim se présente, avant tout, comme une anthologie de psaumes à l’usage d’une noble croyante, il semble aller, dans ses ambitions, plus loin qu’un simple psautier. En effet, l’iconographie correspond à une véritable scénographie émotionnelle : tout d’abord, elle situe la vie de saint Alexis dans l’Histoire, la préfaçant d’un calendrier liturgique, des tableaux les plus percutants 18  Ce rejet de l’érotisme humain au profit de la pureté relève d’un ressourcement à l’encratisme. Sur les rapports entre Alexis et l’encratisme, voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 267. Plus pertinemment peut-être du point de vue historique, il convient de mentionner que la Vie de Saint Alexis est contemporaine de certains mouvements manichéens (comme le bogomilisme) impulsés par la circulation des idées de l’Orient vers l’Occident. G. Duby montre que, pour les hérétiques d’Orléans et d’Arras, mais aussi pour les représentants de l’Église (comme Gérard, évêque de Cambrai-Arras) chargés de leur donner une réplique officielle après le procès de 1025, le mariage est une faute, et une « cause de perdition pour l’homme » ; voir Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op.  cit., p.  117-126. Sur l’impact de ces tendances puristes aux XIe-XIIe siècles, voir aussi Mélanie Mettra, « L’Inquisition, le bras armé de l’Église. Du Moyen Âge au XIXe siècle », Grands Evénements, 10 (2015), p.  1-36, ici p.  6, et Alex Vanneste, « Bonhomme, je suis – non cathare… De quelques stratégies onomasiologiques au sujet des cathares languedociens », Mémoire en temps advenir : Hommage à Théo Venckeleer, éd. A. Vanneste, Peter De Wilde, Saskia Kindt et Joeri Vlemings, Peeters, Louvain, 2003, notamment p. 677. 19  Sur la structure et l’interprétation de la Vie de Saint Alexis en accord avec les visées du manuscrit de Hildesheim, produit à l’abbaye de Saint-Alban, voir le dossier rigoureusement préfacé, commenté et illustré par l’équipe de The Saint Albans Psalter Project, Historic Collections, notamment l’article introductif de Margaret Jubb, « The Old French Life of Saint Alexis », disponible en ligne sur le portail http:// homepages.abdn.ac.uk/, consulté le 25 août 2017. 20  Voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 259. 21  Sur le décalage entre la production et la diffusion manuscrites de la Vie de Saint Alexis, voir l’Avertissement à La Vie de Saint Alexis. Poème du XIe siècle, éd. G. Paris, Paris, Honoré Champion, 1980 [1872], p. VI. 22  Sur le rôle du scribe responsable de la Vie d’Alexis (identifié par l’auteur sous le nom conventionnel d’Alexis scribe) et des autres mains à l’œuvre dans cette compilation manuscrite, voir Laura Kendrick, « Manuscripts », A New History of French Literature, éd. Denis Hollier, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1989, p. 3-29, ici 27.

2. Une Émotionologie nuptiale

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de la Genèse et de la vie terrestre de Jésus, ainsi que des représentations juxtaposées de saint Martin, de l’Ascension et de la Pentecôte ; elle la replace ensuite dans la dimension de David-musicien, autour duquel gravitent des signes comme la brebis et la chèvre (allusion au combat du Bien et du Mal) qui en infléchissent, visuellement et idéologiquement, la réception ; enfin, elle concentre l’histoire dans une miniature à trois volets, indiquant un mode de lecture médiéval du texte proprement dit23. En outre, un pré-texte en prose et une lettre du pape Grégoire fournissent des indices herméneutiques tout aussi parlants. Dès l’image inaugurale, le lecteur est appelé à atteindre le noyau visible de cette « amiable cançun »24 : le moment où Alexis prend congé de sa femme pour s’acheminer vers Dieu. Au lieu de devenir époux, géniteur, seigneur, le fils de sénateur se consacre à la mortification de son corps et à l’affinement de son esprit. En cela, il agit en accord avec des standards émotionnels monastiques d’influence encratite25, qui attribuent la matière à la juridiction d’un mauvais démiurge. Le courant remonte à une secte ascétique fondée, vers 170, par Tatien, dans la région d’Édesse, et prône l’interdiction du mariage de même que l’abstention de vin et de viande. Au XIIe siècle, époque de diffusion de la Vie française de saint Alexis (via le manuscrit de Hildesheim), l’encratisme ressurgit sous la forme du catharisme, dont la note distinctive est l’« horreur de la procréation »26. Se fondant sur une interprétation étroite de Luc 14, 26-27 – dans le sillage de ce manichéisme ambiant – la Vie fait de l’hostilité envers la famille terrestre un ingrédient émotif essentiel pour l’évolution spirituelle : Un Famille ! je vous hais ! retentit au cœur de la Charité chrétienne, comme pour rompre le lien par excellence qui nous attache au monde. Aussi bien la chanson du saint le montre-t-elle, à son retour, d’une insensibilité monstrueuse27.

Tout en remettant en cause l’enracinement familial de l’individu, Alexis se voit, polémiquement et originalement, comme un fils – de ses parents et de Dieu. Adulte, il suit les penchants de l’amour filial, d’abord par une sorte d’inertie sociale, ensuite par une recherche passionnée (et asociale) de la communion avec Dieu. À cette double ascendance qui l’interpelle correspond un double 23  Pour une exploration minutieuse et enrichissante des rapports entre texte et image, voir l’article de Lue-Yee Tsang, « Textual Polyphony in the Images of the Saint Albans Psalter », disponible en ligne sur http://st-andrews.academia.edu/, site consulté le 25 août 2017. 24  L’expression émerge du Prologue en prose de la Vie de saint Alexis, disponible en ligne sur http:// homepages.abdn.ac.uk/lib399/english/translation/trans057.shtml, site consulté le 25 août 2017. 25  Voir l’article « Encratites » de Richard Goulet, dans Encyclopædia Universalis, disponible en ligne sur le site http://www.universalis.fr/, consulté le 24 août 2017. 26  Voir René Nelli, L’Érotique des troubadours. Contribution ethno-sociologique à l’étude des origines sociales du sentiment et de l’idée d’amour, Toulouse, Privat, 1963, p. 231, note 23. 27 C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 264.

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repérage émotionnel : d’un côté, les valeurs du siècle, de l’autre, les aiguillons de la vie religieuse. La Genèse selon Alexis L’histoire débute sous le signe d’Euphémien (étymologiquement, « parole de bon augure »28), qui implore le père céleste de le rendre père. Comme « humilitét » et « feconditét » vont bien ensemble29, un « nus » conjugal se noue sous le signe de la prière : « Amfant nus done ki seit a tun talent ! »30 (Donnenous un enfant qui soit selon ton désir !). Malgré l’incompatibilité (sexuelle ?) du couple31, un enfant vient au monde. Une émotionologie de la Genèse prend corps sous le signe du « cumandement »32 de la génération charnelle. Ce n’est pas un hasard que le manuscrit de l’abbaye de Saint Alban s’ouvre sur deux miniatures génétiques : la faute et le bannissement d’Adam et Ève préfacent, symboliquement, le destin du couple humain. La première miniature, consacrée à la faute33, ne comprend que des images du monde matériel, liées dans un circuit émotionnel qui commence par l’activité linguistique d’un diable haut perché, se poursuit par la médiation digitale d’Ève et aboutit, de main en main, à la bouche d’Adam. Un ombilic peccamineux lie le serpent à l’homme : la femme. En effet, Ève n’est qu’un relais entre deux entités, un instrument de transmission, à tel point qu’elle ne goûte même pas le fruit, se contentant de le faire transiter vers son bénéficiaire. La deuxième miniature34, en revanche, est centrée sur la figure de Dieu, nimbée de lumière et flanquée, d’un côté, par le chérubin armé, de l’autre, par les exilés, comme pour suggérer que l’avenir de l’humanité sera nostalgique ou ne sera pas. 28  Voir P. Walter, op. cit., p. 23. Par ailleurs, M. Perugi souligne un autre fait pertinent : « Ce qui […] est nouveau est le personnage d’Euphémien, ainsi que son lien anthroponymique avec le miracle de sainte Euphémie, dont l’épisode de la mort d’Alexis est manifestement inspiré. Ce lien implique un retour constant à l’esprit de Chalcédoine [concile de 451], c’est-à-dire à la lutte contre tout genre d’hérésie. », Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française. …, op. cit., p. 88. 29  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 26-27, p. 619. 30  Ibid., v. 25, p. 619. 31  Loin d’être triviale, cette donnée de l’histoire remonte à la version syriaque de la Vie, où la naissance d’Alexis est également le fruit des vœux et prières des parents. Voir La Légende syriaque de saint Alexis, l’homme de Dieu, éd. et trad. Arthur Amiaud, Paris, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 1889, p. 2 ; ce topos se retrouve, copieusement amplifié, dans la version latine de la Vie : voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript…, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 35-36. 32  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 24, p. 619. 33  Il s’agit de la page 17 du manuscrit de Saint-Alban, disponible en ligne sur le site de l’Université d’Aberdeen, http://homepages.abdn.ac.uk/lib399/, consulté le 25 août 2017. 34  Ibid., p. 18.

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Or, les parents d’Alexis réitèrent la perte du paradis : au lieu de suivre la voie de l’esprit, ils en tracent une toute en chair. Comme l’Adam du psautier de Saint-Alban, c’est un homme – Euphémien – qui mord au fruit. Selon Charles Méla, la chanson introduit dans la littérature vernaculaire un motif qui va désormais hanter les romans et constituer la matière des contes, Guillaume d’Angleterre, Éracle, Dolopathos, Robert le Diable, Désiré, Tydorel et Yonec, celui de l’enfant tard venu, dont la conception fut le fruit de l’entremise divine, féerique ou diabolique, ce qui jette quelque trouble sur la véritable filiation du héros et le pousse à partir en quête d’un Autre père. Peut-être Euphémien n’est-il ainsi le père que par euphémisme35.

Toutefois, ce père assume son rôle selon la logique de Nature, en mettant en scène un oubli fondateur : celui de la Surnature à laquelle il doit cette grâce. La banalisation du miracle est vue ici comme une forme d’ingratitude ; en proie à l’obsession de sa propre mortalité, Euphémien néglige en effet les conditions du pacte : il avait demandé un enfant selon le talent du Créateur. Or, comme s’il était libre de tout engagement, il s’applique à tracer, pour Alexis, un script conjugal à l’image de sa propre communauté émotionnelle. Marié à une femme des plus nobles de sa contrée (et des moins fertiles), le Romain tâche d’assurer sa succession en mariant hautement son fils, sans se soucier du talent de celui-ci. Il va jusqu’à lui assigner une bru – et choisit le parti le plus avantageux : la fille unique d’un comte concitadin. Son calcul est rendu en toute franchise par le narrateur, qui visionne (et met en scène) le sacrement du mariage en guise de business familial : « Quant veit li pedre que mais n’avrat amfant, / Mais que cel sul que il par amat taut / Dunc se purpenset del secle an avant : / Or volt que prenget moyler a sun vivant / Dunc li acatet filie d’un noble franc. »36 (Quand le père voit qu’il n’aura plus d’enfant hormis celui qu’il aimait tant, il pensa au temps qu’il avait encore à passer dans ce monde et voulut que son fils prenne femme à son vivant ; aussi fit-il le nécessaire pour lui procurer37 la fille d’un noble franc.). L’amour paternel correspond ici à un instinct de conservation sociale ; en tant que tel, il est appelé au dépassement. 35 C. Méla, « Le Veilles du saint homme », art. cit., p. 264. 36  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 36-40, p. 619. 37  Dans l’encyclopédie du XXIe siècle, ce sens d’« acater » a sa place dans l’étymologie du verbe « acheter » : mil. XIe s. achater « procurer » (Alexis, éd. G. Paris, 40 : Donc li achater fille ad un noble franc) ; voir l’article http://www.cnrtl.fr/definition/acheter, consulté le 23 septembre 2015. Le vocabulaire suggère le champ des affaires plutôt que celui du bonheur familial ; voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 67, note 71 : « From Late Popular Latin ad-captare, it originally meant “to purchase”. It still (or again) has this meaning in more recent French. ».

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Alexis est d’abord obéissant ; l’émotionologie aristocratique est compatible avec son moi d’adolescent bien élevé, lettré, prêt à servir. Initialement, l’affaire est réglée entre pères : « Ansemble en vunt li dui pedre parler / Lur dous amfanz volent faire asembler. »38 (les deux pères vont parler ensemble : ils veulent unir leurs deux enfants.). Au XIe siècle, les dirigeants de l’Église légitiment, dans leurs écrits normatifs sur les pratiques matrimoniales, un précepte « parfaitement admis par les chefs de lignage : le bon mariage n’est pas affaire d’individus mais de familles. »39 ; ainsi, les intérêts des deux clans et les stratégies d’échange prévalent40. Enfant unique, Alexis accepte donc d’épouser une enfant unique, conformément aux attentes de la « halt parentét »41 (noble parenté). Il accepte même, pour ne pas fâcher le père, de pénétrer dans la chambre de sa femme : « Filz, quar t’en vas colcer / Avoc ta spuse, al cumand Deu del ciel. »42 (Fils, va donc coucher avec ton épouse, selon le commandement de Dieu du ciel). Un court-circuit charnel lie le lit au ciel, dans l’émotionologie génétique (et génésique) du père43. Euphémien pourrait se demander, avec Bernard de Clairvaux : « ce que l’Église a conjoint, comment la chambre (camera) pourrait-elle le dénouer ? »44… Le père n’est qu’un 38  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 44-45, p. 619. 39 G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 143. 40  Sur les pratiques conjugales de l’époque, voir S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 29 : « Ces alliances, mûrement réfléchies, ne sont pas le seul fait des aristocrates, elles sont tout aussi cruciales pour les familles paysannes. La future doit être choisie avec soin, de bonne famille et de renommée irréprochable. Il n’est pas question de sentiments, mais d’un accord financier entre deux clans. La fille apporte à son promis une dot qui représente sa part d’héritage ; en échange, elle obtient des droits sur les terres de son fiancé. ». 41  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 41, p. 619. 42  Ibid., v. 52-53, p. 619-620. 43  Ce court-circuit émotionnel n’a plus lieu dans le récit plus récent de la Légende dorée (avant 1264) ; en effet, Jacques de Voragine, dans son chapitre consacré à Saint Alexis, se borne à évoquer « la chambre nuptiale » globalement et fugitivement, sans insister sur les repères spatiaux du sermon conjugal que le marié s’empresse de tenir à la « jeune personne », au nom de la « crainte de Dieu », et surtout sans mentionner la parfite amor et la Passion, qui semblent superflues dans un contexte où tout ce qui compte est la conservation de « la pudeur de la virginité » et le départ « à la dérobée ». Voir ID., Saint Alexis, La Légende dorée, tome I, trad. J.-B. M. Roze, Chronologie et Introduction par le Révérend Père Hervé Simon, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 449. 44  Il s’agit d’une lettre de Bernard de Clairvaux adressée au pape, où l’on assisterait à la première affirmation de ce pouvoir de l’Église à nouer et à sanctifier l’union de l’homme et de la femme dans le mariage. Or, la chambre est un lieu symbolique, se prêtant doublement à cette fusion contrôlée et intéressée : « c’est le lit, et le mot évoque la chair, le péché ; mais la chambre, dans toutes les grandes maisons seigneuriales […] est aussi le réduit où l’on serre l’argent. […] Dans la convoitise qui porte les hommes de haute naissance à prendre ou à laisser telle ou telle femme, le goût des deniers s’infiltre insidieusement. », G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 210-211. C’est pour se désolidariser de la mentalité matérialiste propagée par les deux pères arrangeurs que le saint fait volte-face si subitement et si résolument. Il ne dit pas « non » uniquement au sexe conjugal, mais aussi et surtout à une vie d’aisance et de passivité, « prête-à-vivre ».

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relais du prêtre, apte à « capter la bénédiction divine » et à l’acheminer vers le couple… Georges Duby le rappelle pertinemment à propos de la scène nuptiale : il est commun et licite que le « père du mari, l’engendreur » bénisse lui-même le lit nuptial et les mariés, « comme Abraham bénit Isaac et celui-ci Jacob. Patriarche, il transmet de la sorte les charismes familiaux dont il est l’actuel détenteur. »45… Ou du moins il essaie de les transmettre, en « ultime officiant » d’un rite dont l’Église s’astreint à faire un sacrement46. À l’époque de la Vie d’Alexis, le mariage débute dans la matinée, avec une purification qui précède l’union des esprits et prépare celle des corps : « en 1072, les canons du concile de Rouen précisent que les noces doivent être célébrées le matin, avant midi, quand les fiancés sont à jeun, et en public. Les jeunes époux prennent place sous le voile et sont bénis par le prêtre. Ils prononcent des formules de consentement très simples “je te prends à époux” – “je te prends à épouse” et échangent des anneaux. »47. Ainsi, le lecteur peut imaginer le poids de ces contraintes publiques que les deux protagonistes ont dû subir le long de leur journée, avant le dénouement de la nuit. C’est une couche commune qui devrait couronner cette expérience déjà contraignante et épuisante – lorsque le marié est frappé, tout à coup, d’une révélation autre. L’alcôve d’Alexis semble évoquer, en clin d’œil, ce lit de Procuste qui illustre « une modalité du rapport de l’homme au monde » où « l’homme n’est pas à la mesure de ce lit, pas plus que ce lit n’est à la mesure de l’homme ». Victime, le héros ainsi éprouvé « ne peut se retrouver qu’amoindri, soit par l’amputation, soit par la dislocation. »48. Ce « type de démesure particulier » que dégage Denis Hüe nous semble pertinent à l’égard de la découverte de soi que vit le jeune homme en appréhendant son incompatibilité avec le moule social paternel. Il illustre la migration des motifs mythiques à travers les cultures, d’Apollodore à l’auteur anonyme de cette Vie qui marque les débuts de la littérature française. Face à l’amputation hantant le lit nuptial, Alexis se sent propulsé irrésistiblement vers une autre émotionologie ; le spectacle de la vierge en attente éveille son souvenir du « seinor celeste », son sens de l’amour divin, qui déborde

45  Ibid., p. 276. 46  C’est au XIe siècle que « les autorités ecclésiastiques avaient obtenu que, dans le milieu des rites de passage, entre la remise de la femme, la promesse, l’engagement verbal, et son introduction dans la chambre conjugale, elle se présentât devant l’autel, que le couple déjà formé mais non encore uni par la copulation fût béni. […] Un missel de Soissons du XIe siècle fait état, avant la messe, d’une bénédiction de l’anneau, après la messe d’une bénédiction de la chambre. », ibid., p. 164. 47 S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 32. 48 D. Hüe, Introduction I au volume Corps et encyclopédies…, op. cit., p. 9-10.

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« tut aveir terrestre »49, et sa conscience d’un « fort pecét »50 imminent51. Le moment est dramatique ; un conflit entre deux amours déchire Alexis – l’un palpitant dans la chair et le poussant vers une femme à peine entrevue, désirable socio-érotiquement, l’autre pour Dieu, le grand oublié d’Ailleurs. Le choix est fait sans trop de délibération, sous le coup de cette synthèse et sélection des options prioritaires52 que permet une forte émotion. Excitation, lucidité aiguisée, introspection, culpabilité s’allient, dans un rayonnement décisif, pour libérer A-lexis – privé de parole53, mais « très fort sur la parole de Dieu »54– de la parole donnée. Ainsi illuminé, le jeune homme s’attache à un autre cumand (commandement), à une autre vocation55, tout aussi légitimes à l’époque où la Vie était rédigée : ceux de l’état monastique. Or, un noble de la taille d’Euphémien aurait pu s’orienter mieux pour décider de la carrière de son fils : au XIe siècle, les hauts seigneurs, […] mais aussi les gens de petite noblesse, comme les parents de Guibert de Nogent, choisissaient encore pour leurs garçons, selon qu’ils les destinaient à l’état chevaleresque ou à l’état ecclésiastique, entre deux types d’éducation, casant les seconds dans des collégiales ou les confiant à des précepteurs. [Ils souhaitaient] seulement pour les premiers qu’ils devinssent habiles dans les exercices corporels et fidèles aux enseignements de la morale guerrière : former leur esprit par l’étude eût risqué, pensaient-ils, de gâter leur corps56.

49  Ce sont les vers 57 et 58 qui font rimer ainsi le céleste et le terrestre, comme pour mieux verticaliser l’opposition. 50  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 59, p. 620. 51  Dans l’activation de ce sens du danger féminin, on croirait entendre l’avertissement d’Adam qui, un siècle plus tard, allait dire, dans son mystère : « Ja ne saveras vers home bien atraire, / Més a raison serras tot tens contraire. ( Jamais pour l’homme tu ne feras le bien, / et tous tes actes seront déraison.) », Le Jeu d’Adam, éd. et trad. Véronique Dominguez, Paris, Honoré Champion, 2012, 551-552, p. 264-265. 52  Voir W. M. Reddy, The Navigation of Feeling, op. cit., p. 94-95 et 120. 53  L’étymologie de ce nom est relevée et commentée par P. Walter, Naissances de la littérature française, op. cit., p. 21. 54 Au XIIIe siècle, Jacques de Voragine proposait une étymologie censée auréoler le saint du Logos par excellence : « Alexis vient de a, qui veut dire beaucoup, et lexis, qui signifie sermon. De là Alexis, qui est très fort sur la parole de Dieu. », Saint Alexis, La Légende dorée, tome I, éd. cit., p. 448. 55  Pour C. J. O. Odenkirchen, il s’agit tout bonnement (!) d’un saint égoïsme sans égal (« unsurpassed saintly selfishness ») ; voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 66. 56 G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « La Renaissance du XIIe siècle. Audience et patronage », p. 199.

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Alexis jouit d’une instruction qui s’avère bien au-dessus des exigences de la classe à laquelle on le destinait en lui ceignant l’épée et en lui assignant la responsabilité d’une vie conjugale ; son corps en semble « gâté ». Si Euphémien s’est trompé sur la vocation à développer chez son fils, au moins a-t-il suffisamment élargi son horizon éducationnel pour lui donner des aperçus sur ce qu’il avait à perdre en suivant la voie large… La clergie se révèle un monde d’autant plus tentant, et déjà partiellement familier, face au programme carriériste du père. Quoi qu’il en soit, la réalité où Alexis est tenu de s’inscrire ne correspond pas à sa réalité émotionnelle : il lui est impossible de coucher avec sa spuse, qui perd sa double qualité de pucelle désirée et desideratum familial, pour devenir une option moralement indésirable57– le mal. Devant l’image appétissante du fruit, ou plutôt devant la révélation du potentiel fruitif d’une fleur, il embrasse l’optique de l’interdit. Ce faisant, il sent que le talent du Père peut très bien, en ce qui le concerne, contredire le talent que lui attribue le père. Car, aussitôt marié, l’enfant coupe l’ombilic axiologique et se sent libre de suivre son propre talent58 : servir Dieu. Implicitement, la norme sentimentale du texte prescrit une obéissance filiale aussi limitée que les prérogatives de la paternité. Un vent d’émancipation rafraîchit le poème, et ce vent n’exclut pas le plaisir. Charles Méla voit dans cette éthique de l’arrachement un hédonisme plus subtil, où, justement, renoncer aux jouissances est la seule voie d’accès à la jouissance, celle du saint, qui ne se livre qu’à l’extrême de la douleur. Mais ce n’est pas la voie sadienne, perverse, qui, par le fantasme, fabrique du plaisir, du plaisir sexuel, avec de la douleur. Le saint, dans sa père-version (suivant le mot de Jacques Lacan), parce qu’il est tout entier tourné vers le père, ne cherche pas à réduire ou à apprivoiser dans le sens du plaisir la tension, mais au contraire, à l’aggraver, à la rendre absolue, en faisant en lui-même régner le désert. Sa jouissance est tout entière hors sexe, la luxure dont est pétrie la nature humaine est à chaque instant et en tout point traquée et extirpée59.

57  Ce « talent » serait un reflet de la « théologie pessimiste de Saint Paul », telle qu’elle se révèle dans l’Épître aux Romains, qui fait du péché un synonyme du Mal et une entité presque allégorique, Péché, comme l’a montré Ulrich Mölk, en rappelant le rôle du théologien normand Lanfranc dans la diffusion de cette conception au XIe siècle ; voir son article « Cum fort pecet m’apresset ! À propos du vers 59 de la Chanson de saint Alexis », Mediœvo romanzo, 28 (2004), p. 34-38, notamment p. 38. 58 « Those who are concerned with the fine points of the poem’s organization and structure will juxtapose Alexius’ talent (will) in l. 50 and God’s talent of l. 25 : Alexius and God are of one will. », The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 68, note 73. 59 C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 260.

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Sous la poussée de ce désir plus haut que la pulsion érotique60, Alexis s’accorde – et le narrateur l’en félicite – la liberté61 du désaccord. Amour, désamour. Alexis assène son émotionologie Ayant dit oui à l’épouse, le héros commencerait sa Vie en parjure. Mais, malgré son nom (qui annonce un handicap verbal), Alexis sait bien recadrer la situation en ajustant à son talent l’amplitude lexicale du Sponsus : « Oz mei, pulcele, celui tien ad espus / Ki nos raens de sun sanc precïus. »62 (Entends-moi, pucelle : c’est celui qui nous rédime de son sang précieux que tu dois tenir pour époux). Il règle donc, par la parole, son debitum63 en le redéfinissant théologiquement. Ce sermon a beau illustrer la vocation foudroyante d’un juste justificateur ; il reste un acte unilatéral, hautain et déliant. À aucun moment, l’épouse n’est sollicitée pour exprimer son (dés)acccord ; elle est juste avertie, admonestée, et laissée sur sa soif. Ce « rapport d’inégalité » ne saurait étonner : à l’époque où la Vie d’Alexis devient un cadeau pour Christina de Markyate, les normes affectives matrimoniales prescrivent « cet échange de dilection et de révérence qui n’est pas dissemblable de ce que le latin des scolastiques nomme la caritas »64. Lorsque la femme est délaissée, la nouvelle axiologie de la greffe divine s’incarne, dans la miniature de la page 57, en une colombe65. L’Esprit Saint plonge dans la tête d’Alexis et lui inculque un idéal nuptial qui vient évincer le contre-modèle illustré par les renges de l’épée66 (spécifiquement social, fonctionnellement 60  L’idée qu’il y aurait une hiérarchie dans ce qui est désirable à un chrétien n’est pas nouvelle : déjà au IIIe siècle de notre ère, « Plotin distingue deux degrés dans les vertus. Il y a les vertus que l’on pourrait appeler sociales. […] Au-dessus de ces vertus sociales, il y a les vertus purificatrices. Par elles, l’âme, au lieu de composer avec le corps, comme font les vertus sociales, se sépare radicalement de lui et tourne toute son attention vers Dieu. », P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 119. 61  C’est une liberté, d’ailleurs, qui vient avec la majorité, « fixée par la loi canonique à l’âge de 12 ans [pour les filles] et de 14 ans pour les garçons. Ils peuvent alors prononcer leurs vœux religieux ou consentir à leur mariage. », S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 20. 62  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 66-67, p. 620, notre italique. 63 Le debitum désigne le devoir conjugal, entendu au sens proprement sexuel. Pour une perspective diachronique sur cette émotionologie octroyant et réclamant des droits au corps de l’autre, voir Daniel Borrillo, « La Luxure. L’orthodoxie matrimoniale comme remède contre les errances de la passion », Les Sept péchés capitaux et le droit, éd. N. Kasirer, Montréal, Thèmis, 2008, consulté en ligne le 15 août 2017, sur le site http://www.cersa.cnrs.fr/. 64 G. Duby, Mâle Moyen Âge…, chap. « Que sait-on de l’amour en France au XIIe siècle ? », op. cit., p. 37. 65  Voir la reproduction disponible sur le portail de l’équipe de l’Université d’Aberdeen, http://homepages.abdn.ac.uk/lib399/english/commentary/page057.shtml, consulté le 25 août 2017. 66  Sur la signification possible des « renges » (sword-rings) et sur leur circularité symboliquement chargée, qui viendrait renforcer celle de l’alliance, voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 72. Voir aussi Tatiana Fotitch, « The Mystery of “les renges de s’espethe”, VSA, 15b », Romania, 79 (1958), p. 495-507 : l’auteure lit les renges comme une déformation de renda en renga sous l’influence de la mentalité du XIe siècle. L’objet

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mâle). Ainsi, quitter l’épouse67, c’est jouir et faire jouir des noces spirituelles68, tout en sauvegardant, doublement, la virginité physique. Comme les vierges sages de la parabole qui hantent l’imaginaire liminaire de la Francophonie69, la pucelle d’Alexis reçoit un appel à conserver l’huile et les lumières de sa vertu pour plus tard, jamais ou ailleurs. Quand entre la colombe de l’Annonciation70, exeunt l’épée  et l’alliance : Alexis projette, sur le code mondain de la virilité, une véritable anti-émotionologie, et il tâche de transmettre à sa femme cette nouvelle vision71. Du même coup, représenterait un dédommagement offert par Alexis à sa femme au moment où il brise le lien conjugal : une ceinture pour l’épée, donc un matériau précieux, rappelant également la signification orientale du voile dans la cérémonie conjugale. 67 Au-delà de toute motivation pieuse, quitter sa femme n’est pas une attitude recommandée au XIe siècle : « le mari doit se tenir près de sa femme, il a charge de veiller sur elle. », G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 144. 68  Cette vision est une innovation de la Chanson par rapport à la version latine ; voir N. Cartlidge, Medieval Marriage…, op. cit., note 81, p. 93. Elle s’inscrit dans la perspective de « la vieille doctrine du contemptus carnis », qui tolère cependant les « noces spirituelles qui se dérouleront post mortem. », J.C. Payen, « La Mise en roman du mariage dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles : de l’évolution idéologique à la typologie des genres », Love and Marriage in the Twelfth Century, éd. Willy Van Hoecke et Andries Welkenhuysen, Louvain, Leuven University Press, 1981, p. 221. 69  Sur la diffusion et l’impact artistique de la parabole des vierges sages et des vierges folles au seuil du Moyen Âge central, voir Freddy Bossy, « Les vierges sages et les vierges folles, drame liturgique en parlange du XIe siècle », Aguiaine. Revue de recherches ethnographiques, Saint-Jean d’Angély, Société d’Ethnologie et de Folklore du Centre-Ouest (SEFCO), 5, 14 (1980), p. 344-365, article disponible en ligne sur http://chapiteaux.free.fr/, site consulté le 20 août 2017. 70  Dès le Ve siècle, la colombe qui descend sur Marie, à l’image de l’Esprit Saint, est un cliché iconographique de l’Annonciation : ainsi, « l’exemple le plus ancien est la mosaïque de Santa Maria Maggiore à Rome réalisée vers 432-440 : elle présente la descente de l’Esprit Saint sous la forme d’une immense colombe. », Michel Feuillet, « Le Bestiaire de l’Annonciation : l’hirondelle, l’escargot, l’écureuil et le chat », Italies, 12 (2008), disponible en ligne sur le site http://italies.revues.org/, note 12. L’auteur évoque « la symbolique liée à cet oiseau blanc, messager de paix, venu annoncer la décrue à Noé enfermé dans l’arche au moment du Déluge (Genèse, 8, 8-12) : telle la colombe, Gabriel est bien l’annonciateur d’une Alliance Nouvelle scellée avec l’humanité. », loc. cit.. Certes, Alexis n’est pas Marie, et son Annonciation émerge de son propre for intérieur ; cependant, la plongée de l’oiseau suggère que le talent du héros (du moins dans cette miniature) est à situer quelque part entre l’inspiration immanente et l’illumination transcendante. 71 M. Perugi remonte aux sources de cette anti-émotionologie : « la stultitia Dei est un motif très répandu dans les milieux grégoriens. », se ressourçant à saint Paul, ressurgissant dans la Vie du pape Léon IX et s’affinant chez Lanfranc de Pavie, qui distingue « deux formes de sagesse, dont l’une est la sapientia mundi, l’autre la sagesse de Dieu, qu’il qualifie également de stultitia » (selon Lesieur 2003, p. 105). Quant à la « paronomase mundus immundus, [elle] remonte à saint Augustin (Sermo 105) et à Tertullien ; Jérôme, dans son Commentaire sur Jonas, en fait un usage fréquent. C’est d’ailleurs par une allusion au monde immonde que commencent la Vita sancti Romualdi de Pierre Damien et le traité De vanitate mundi d’Hugues de Saint-Victor. […] Pour Damien comme pour saint Alexis, le mépris du corps n’est qu’un aspect du mépris du monde. L’esprit tire bénéfice de tout ce qui est refusé au corps : il se porte d’autant mieux que le corps est accablé. Dans ce cadre, tant la sexualité que le mariage doivent […] être rejetés. », M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française. …, op. cit., p. 17. En outre, cette paronomase est largement diffusée par la prédication vernaculaire, comme le montre M.  Zink dans La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Honoré Champion, 1976, p. 165-166.

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il lui inflige un émotif : un acte de langage censé changer son état émotionnel, remplacer l’érotique nuptiale par une mystique, une morale, une philosophie néo-nuptiales72. Au fond, Alexis ne répudie pas sa femme. À strictement parler, il ne la quitte même pas73 lorsqu’il part, « ensur nuit » (au moment de la nuit)74 : il se borne à l’inviter – un peu rondement75, il est vrai, (et fort fraternellement76) – à consommer le vrai mariage77, sans entrave et sans « culpa coniugii »78. Car, ditil, « an ices secle nen at parfit amor »79 (en ce monde, il n’y a pas d’amour parfait). Un autre monde se projette, une Jérusalem céleste où toute perfection serait enfin tangible80… par une formation à distance.

72 C.  Méla compare l’« amiable cançun » à un « Cantique d’amour », et relève pertinemment les images compatibles avec cette vision autrement nuptiale, en particulier la métaphore des tourterelles ; voir « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 268-269. 73  Il convient de citer ici l’hypothèse d’une nouvelle union nuptiale, développée par K. D. Uitti : « We assume that Alexis, on his wedding night, re-weds his wife spiritually and confides his mission to her by requesting her eternal fidelity. », Story, Myth and Celebration in Old French Narrative Poetry, 1050-1200, op. cit., p. 40. 74  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 75, p. 620. Voir aussi F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, tome III, éd. cit., p. 244. 75  Il est intéressant d’évoquer ici « le thème constant de la prédication plotinienne, la fuite du monde », dans sa « parenté singulière avec cette fugue de la vie, ce besoin continuel de changer de place, d’aller n’importe où, pourvu que ce soit hors du monde, qui sont, d’après le Dr. Pierre Janet, les caractères du syndrome mélancolique. La manière dont Plotin a quitté l’Alexandrie pour n’y plus revenir, le détachement complet de sa famille et de son pays trouvent peut-être leur cause dans cet état nerveux. », P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 130-131. Sans aller jusqu’à imaginer que cet Alexis du Moyen Âge (déjà) central réitère la philosophie (ou la pathologie) de Plotin, les similarités entre les deux arts de vivre sont frappantes – du moins jusqu’au moment où le saint décide de mener une vie sédentaire (mais toujours centrifuge) dans la demeure de ses parents. 76  C’est Pierre Damien qui recommande l’amour fraternel aux couples conjugaux ; voir M.  Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 21. 77  Dans la version latine, Alexis exprime son vœu de façon à la fois distante et fusionnelle – « Dominus sit inter nos » – comme pour indiquer un terrain d’entente (et d’attente !) susceptible de combler tout désir. Voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 37. 78  Voir U. Mölk, art. cit., p. 37. 79  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 68, p. 620. Ce perfectionnisme n’est pas sans évoquer les positions de certains mouvements hérétiques du XIe siècle, savants (Orléans) ou populaires (Arras), relevant de ce manichéisme déjà évoqué supra, note 18 ; G. Duby appréhende le climat anti-conjugal de l’époque dans ces termes : « Le mariage est chose charnelle. Il appartient au siècle mauvais. Il ne peut concerner les parfaits, qui n’ont point à le contrôler, puisque de toute façon, qu’il y ait inceste, adultère ou non, il est souillure. », Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 121. 80  Cet autre-monde qu’est la Jérusalem céleste n’est accessible que par l’expérience d’une absence, se confondant à une « city that holds a soul that yearns and reaches out for everything intangible. Because, is it not the very core of Jerusalem a black hole, the holy sepulchre – yes indeed : the absence ? », Barbara Baert, « Noli me tangere. Narrative and Iconic Space », Espaces et Mondes au Moyen Âge.  Actes du colloque

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Volontiers autodidacte et déjà autonome, Alexis est un perfectionniste prêt à chercher le Levant81. Son talent est un appel au dépassement, inintelligible à ses proches82. Affects et effets secondaires de la grâce Malgré son encadrement amoureusement rhétorique, l’émotif du saint fuyant rate sa cible83 : le désir érotique féminin se mue en frustration et non en transe mystique84. La mariée reste pucelle, et le fait de garder l’anneau85 et le baudrier de l’homme, « qui symbolisent […] l’indissolubilité du mariage [et] l’honneur »86, mais aussi une tentative de réparation au seuil même de la rupture87, international de Bucarest, les 17-18 octobre 2008, éd. par Mianda Cioba, C. Gîrbea, Ioana Gogeanu et M. Voicu, Bucarest, Éditions universitaires de Bucarest, 2009, p. 279-300, ici p. 279. 81  Sur le « tropisme oriental » hagiographique et sur les enjeux de cette mode médiévale, voir Patrick Henriet, « Un Horizon hagiographique d’opposition au pouvoir. Les milieux monastiques et ascétiques de l’Espagne septentrionale au VIIe siècle », Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers, 11-14 septembre 2008, dir. E. Bozoky, op. cit., p. 97 et p. 105-106. 82 Alexis est déjà un incompris dans la version syriaque, où le paranymphe assiste sans le savoir à des manœuvres portuaires préparant l’évasion hors-mariage, et la mariée rate ses noces aussi bien que sa défloration, se voyant privée même du droit à une scène de congé. Voir La Légende syriaque de saint Alexis, l’homme de Dieu, éd. et trad. A. Amiaud, éd. cit., p. 4. C’est aussi le cas dans la version grecque, qui évite tout face-à-face entre les époux ; voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript…, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 21. 83  Pour Emil Winkler, aucune empathie du lecteur moderne n’est possible avec ce personnage incarnant un ascétisme sans mérite et sans âme ; voir « Von der Kunst des Alexiusdichters », Zeitschrift für romanische Philologie, 47 (1927), p. 588-597, ici p. 588-589. 84  Dans la version latine, l’épouse se compare à une tourterelle qui attend la délivrance de son compagnon emprisonné ; elle passe à côté de cette liberté spirituelle où Alexis est censé se retrouver. Voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 39-40. 85  Symboliquement, l’anneau prend sa place parmi ces objets qui, au seuil du mariage, reçoivent, à l’époque de la Vie d’Alexis, le sceau du sacré : « un manuel composé à Évreux au XIe siècle contient le texte de prières récitées par un prêtre. Il opère à l’intérieur de la maison. Il bénit. Il bénit tout, les cadeaux, l’anneau, la chambre avant que les époux n’y pénètrent, la couche nuptiale. S’agit-il d’autre chose que d’exorcismes multipliés dont on attendait qu’ils refoulent le mal, de précautions prises dans le moment le plus périlleux, celui de l’accouplement, à la nuit tombante ? », G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 164. L’anneau semble toutefois se distinguer des autres signes, et revêtir un rôle aussi important que la chambre nuptiale : « un missel de Soissons du XIe siècle fait état, avant la messe, d’une bénédiction [singularisante] de l’anneau, après la messe d’une bénédiction de la chambre. », ibid., p. 164. 86 C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 269. 87  D’après T. Fotitch, il convient de rattacher l’anneau et le baudrier à [ce qui eût pu représenter] leur signification originelle : la contre-valeur du quart de la fortune du marié désireux de rejoindre une communauté monacale ; « After all, Alexis was bound to her not only by a sacrament but also by law. According to Roman (and Byzantine) law, a betrothal could not be effected without a written statement and the “arrha sponsalia”. Furthermore, if the husband wished to enter monastic life, he was forced to restitute to his wife a fourth part of his estate according to the measure of the dower. Most Greek and Latin texts and also Syriac E, which follows them closely, mention that Alexius gave his spouse a ring, and, in addition to it, a belt or

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ne la console pas de la perte de la compagnie charnelle d’Alexis88. Toutefois, il est permis d’entrevoir, avec Jean-Louis Benoit, la possibilité d’y lire le signe d’un attachement authentique et prisé, formant la substance d’un sacrifice affectivement pertinent : Le motif central de l’œuvre est le renoncement à un être cher. […] Le motif du personnage qui renonce à son amour, à son bonheur, pour accomplir son devoir est un motif tragique, particulièrement riche dans la littérature. Plus le sacrifice est douloureux, plus le choix du héros est émouvant89.

Dans ce contexte sacrificiel, le don de l’anneau « peut être interprété comme un geste de tendresse et d’union en même temps qu’un signe de renoncement. La validité du sacrement n’est nullement niée. »90. Or, une mariée – forte de la validité de son statut, mais privée de la moindre intimité avec son mari – n’a aucun talent de sainteté91 ou de virginité : Yseut aux Blanches Mains l’illustrera, quelques décennies plus tard, dans le Tristan de Thomas. Même si elle reste étrangère à toute vengeance ou trahison, l’ex-compagne d’Alexis ne se montre guère encline à l’élévation : ce n’est pas elle que la colombe du manuscrit de Hildesheim vient féconder92. L’émotionologie du sang divin, de l’appartenance à la famille

other precious objects. The ring very clearly signified the breaking of the marriage bond. The belt had a dual significance : it was the symbol of all worldly charges which the saint renounced and it was his most valuable possession offered as a compensation. Since zȫnẽ also had the meaning of “pin money”, “income from property” etc., it could be still interpreted in a third way, namely, as an income for the bride. », EAD., « The Mystery of “les renges de s’espethe”, VSA, 15b », art. cit., p. 503. Tous ces sens font allusion à une compensation matérielle, qui rejoindrait donc celle spirituelle : la pucelle aurait les moyens de survivre dans le siècle tout en cultivant un alter-mariage christique. 88  Se fondant sur une relecture en clé sociologique du Jeu d’Adam, G.  Duby plaide en faveur d’une interprétation féodale de la gestuelle de l’union – et désunion – conjugale : il faut voir « dans le geste du mari remettant l’anneau, [comme] dans le geste du seigneur remettant le fétu d’investiture, le même signe de condescendance généreuse. » – et, certes, dans le renoncement à l’anneau, une rupture du pacte… Voir ID., Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 227. 89 J.-L. Benoit, « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 116-117. 90  Ibid., p. 113. 91  Cependant, comme le fait remarquer à juste titre J.-L. Benoit, « l’épouse a une place considérable et inattendue. Elle-même, malgré ses souffrances longuement et plusieurs fois exprimées, parcourt un chemin de sanctification qui fait de “la tourterelle abandonnée” (or vivrai an guise de turtrelle v. 35) une épouse, puis une veuve consacrée qui sera réunie après sa mort à son mari, pour l’éternité. », ibid., p. 113. 92  Malgré ces évidences textuelles, U. Mölk soutient que l’épouse, « ayant accepté, des mains d’Alexis, les objets symboliques », aurait « acquiescé, par là, au mariage spirituel ainsi qu’au départ du mari » (art. cit., p. 36) ; en fait, aucun consentement verbal n’est rendu par le récit, et le personnage féminin ne semble pas avoir un mot à dire sur cette affaire, qu’il lui faut simplement subir, tristement d’ailleurs…

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céleste au sens large93, la christologie94 et le dépassement du modèle adamique la laissent froide : elle comprend juste la loi du sang familial, et reste solidaire dans la douleur et l’attente avec ses beaux-parents, qu’elle rejoint pour le reste de ses jours – sans jamais renoncer à l’espoir de parvenir au bonheur d’un mariage consommé95. Face au modèle exigeant du Noli me tangere96, qui l’emporte, sous le signe d’une imitatio Christi souverainement distante, le narrateur se plaît à décrire les torrents de larmes que versent les perdants97, qu’ils fussent parents, vassaux, ou épouse : « Quant il ço sourent qued il [fuï s’en ere,] / Ço fut granz dols quet il [en demenere] / E granz deplainz par tuta la [cuntree]. »98 (quand ils surent qu’il s’était enfui, on mena grand deuil et grande douleur dans toute la contrée.). Omniprésent sinon impartial, le conteur – prêt à rendre les litanies in extenso – ne fait pas du talent familial une anti-émotionologie, comme Alexis. Le contemptus mundi bénédictin, que l’ordre cistercien tâche de rétablir parmi les valeurs émotionnelles dominantes du XIe siècle finissant99, se mue ici en un appel muet et 93 Le Rhythmus latin Pater Deus ingenite, consacré à saint Alexis, préfère parler de Dieu le Père plutôt que du Christ en croix au seuil de la séparation des époux ; c’est la joie et non le sacrifice d’une telle union qui devient alors visible : « Hunc tibi sume coniugem / qui primum fecit hominem / cuius amoris gaudium / nullum capit interitum ! », The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 52-53. 94  Dans le manuscrit Q de la Vie française, daté des années 1400, Alexis, pleinement sensible au « delit » qu’il risque de savourer aux dépens de sa foi, s’étend en forme de croix pour mieux refouler son désir, pour l’exorciser en s’identifiant au Christ : « Lors s’est l’enfant en crois contre terre estendus, / Puis dist : Dous Jhesu Crist, bien sai, se me couchoie / Avec ceste pucele, que m’i deliteroie, / Et vostre dous servise de tous poins delaroie. / Je seroie trop fol se pour lie vos lesoie. », voir l’édition de C. J. O. Odenkirchen, ibid., p. 56-57, note 37. 95  Nous nous accordons sur ce point aussi à J.-L. Benoit : « Il est évident que l’épouse n’entre pas dans les ordres […]. L’œuvre n’est donc pas une apologie de la vie monastique comme l’ont cru certains commentateurs. », ID., « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 113. 96 Selon B. Baert, « Noli me tangere is concerned with Christ’s departure and Mary Magdalene’s need to find the strength to let Him go. […] The idea of the ascension, the return to the Father […] is moreover clearly included in the text and image tradition of Noli me tangere (“Since I am not yet returned to my Father”, 20, 17 b). », EAD., « Noli me tangere. Narrative and Iconic Space », art.  cit., p.  286-287. C’est seulement lorsque le héros laissera s’élever de son corps l’odeur de sa sainteté que l’épouse aura la voie ouverte vers ce « tangere » tellement désiré ; Alexis sera alors auprès du Père… 97 J.-L. Benoit le rappelle bien : « La Vie de Saint Alexis (vers 1050) contient déjà d’admirables monologues lyriques de lamentation. […] Il y a bien une rhétorique traditionnelle à l’œuvre dans ces tirades, mais elle est au service d’un enjeu psychologique et narratif réel, qui la rend nécessaire et efficace. », ID., Le Gracial d’Adgar. Miracles de la Vierge, op. cit., p. 281. 98  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 103-105, p. 621. 99  Dès la fin du XIe siècle, et encore plus au sein du XIIe, « le regard des moines de Cîteaux [où Robert de Molesmes s’installa en 1098 et s’appliqua à imposer le retour à l’idéal monastique bénédictin] demeurait tourné vers le passé. […] Fidèles à l’esprit du contemptus mundi, expression majeure d’une idéologie qui s’était formée dans les temps de régression et de stagnation, ils choisirent de s’écarter des mouvements de la vie, de fuir au désert. », G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « La Renaissance du XIIe siècle. Audience et patronnage », p. 185.

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irrépressible à la compassion. Ainsi, le récit est partagé entre deux idéaux affectifs dont il reconnaît, tour à tour, la légitimité, en invitant à une double empathie. Il y a même une certaine inégalité de traitement : tandis que les effusions d’amour familial freinent longuement la narration, la fugue d’Alexis ne reçoit qu’une attention expéditive, car le narrateur préfère occulter les détails de l’équipée100 (combien de temps a-t-il passé en Laodicée ? qu’a-t-il fait, concrètement, pour entamer sa carrière de saint ?). Tout ceci pourrait s’expliquer par une alternance en termes de focalisation affective : le lecteur serait appelé à s’identifier tantôt avec les parents, comme agents émotionnels prolixes, tantôt avec le bénéficiaire invisible et laconique de leur deuil101. Hurlements versus silence, sécrétion lacrymale versus endurance abstentionniste, extraversion pathétique versus intériorisation spirituelle : l’apparent déséquilibre est peut-être l’effet d’une optique binaire jouant sur les conventions représentationnelles de la présence humaine et du ravissement mystique. C’est lorsqu’Alexis arrive à Alsis / Édesse102 qu’une image clairement familiale occupe le narrateur et comble les lacunes de la narration : il s’agit d’une statue de la Vierge103 qui vient remplacer Jésus sur cette icône achéiropoïète du Mandylion faisant la célébrité d’Édesse104. Il est à supposer que le saint honore cette « imagine » façonnée par les anges, et qu’il comprend le « cumandement Deu »105 aussi intimement que Marie pouvait comprendre l’Annonciation.

100  Par contre, dans la version syriaque, on insiste davantage sur le départ miraculeux du saint (favorisé par le vent et par l’arrivée opportune d’un bateau à destination préétablie) que sur la souffrance de sa famille (expédiée en deux phrases elliptiques). Voir La Légende syriaque de saint Alexis, l’homme de Dieu, éd. et trad. A. Amiaud, éd. cit., p. 4-5. La souffrance profane reçoit le même traitement (deux phrases rapides) dans la version grecque ; voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 23. 101 « This last kind of identification – the somewhat narcissistic fantasy of imagining how others might in certain circumstances love or grieve for ourselves – is what the legend of St. Alexis offers us in the years he remains unidentified at home. […] There is a possibility of reception on two levels. While the devout might have seen the saint’s voyeur-like detachment as a model of resistance to the degrading influence of earthly affections, many others would have identified with Alexis in the splendid heroism of being able to catalyse so magnificent a tragedy. », N. Cartlidge, Medieval Marriage…, op. cit., p. 89. 102  « La substitution du nom d’Édesse par celui d’Alsis, que ce soit dans le Rythme ou dans VSA, n’est pas une mince affaire. », nous assure M. Perugi, en insistant sur le fait que, même si « des patriarches occidentaux y ont résidé […] au VIe siècle », et que Siméon le Stylite y soit né, « [Alsis / Sis demeure,] du point de vue historique, une sorte de ville fantôme. », ID., Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française. …, op. cit., p. 429. 103  Selon J.-L. Benoit, la Vierge « est […,] sans doute, le personnage féminin le plus représenté dans les arts plastiques. », Introduction : « Femme, que me veux-tu ? ( Jn 2, 4) », La Vierge Marie dans la littérature française. Entre foi et littérature. Actes du colloque international Université de Bretagne-Sud, Lorient, 31 mai-1er juin 2013, dir. J.-L. Benoit, Lyon, Jacques André Éditeur, 2014, p. 9-16, ici p. 9. Dans le cas de la Vie d’Alexis, l’image de la Vierge subit une double médiation artistique : la sculpture et la littérature. 104  Voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 268. 105  La séquence est fulgurante et comprend les vers 86-90, p. 621.

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Quant à la mère d’Alexis, elle se laisse emporter par une rage filicide, et détruit la chambre nuptiale du disparu dans un élan visant, inconsciemment, à couper l’ombilic, à dénoncer la réalité indéniable de la solitude comme abandon, comme trahison, comme désamour. Aucune pensée altruiste n’effleure son esprit – qui se rebelle justement contre l’idée de se voir sacrifier106. Incognito : un modèle affectif sans face Dans un jeu de balancier toujours plus dramatique, les excès sentimentaux de la famille s’opposent à l’extrême discrétion du parfait amant. Si Alexis s’unit à « Damnedeu » (Dieu)107 comme Marie, s’il investit efficacement ses émotions virginales, s’identifiant à la mariée céleste, tout ce que le texte nous dit est que le style du noble Romain est d’une humilité christique ; désormais, il donne et reçoit l’aumône dans un circuit de valeurs qui repose sur la solidarité la plus exigeante avec les « poverins » (pauvres gens) qui deviennent ses seuls prochains et semblables : « Entra les povres se sist danz Alexis. » (sire Alexis s’assit entre les pauvres.)108. Le narrateur nous suggère que sire Alexis occupe une place et se fraie une émotionologie aussi impersonnelles qu’inter-personnelles109, au gré de sa quête apparemment égocentrique. Au fur et à mesure que le déplacement d’Alexis se poursuit et s’approfondit, il se traduit par une mutation physique : le héros devient meconnaissable, voire invisible, et les serviteurs de son père n’arrivent plus à le voir quand ils le dévisagent, le cherchant par cœur et par mémoire sans le trouver. Dans l’attente de la Jérusalem céleste, il se révèle un « chevalier errant de la sainteté »110, pour reprendre une expression de Jean-Louis Benoit qui surprend de façon pittoresque l’ethos du pèlerin évanescent.

106  Sur l’ethos de cette mère ardente, voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 268 : « Cette mère qui n’a pas de nom dans la version française s’appelle Aglaés (Aglaïs) dans la version latine publiée dans les Acta Sanctorum des Bollandistes (t. XXXI, 4 juillet, p. 251-253), c’est-à-dire la Brillante, celle dont l’éclat incomparable fut aux sources de la vie. Mais c’est elle aussi bien qui, de désespoir, procède au saccage de la chambre nuptiale qu’elle dévaste comme l’eût fait une armée, ne laissant pour finir qu’un spectacle de désolation (v. 143-144). ». 107  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 90, p. 621. 108  Ibid., v. 97, p. 621. 109  La valeur maîtresse de cette émotionologie est le renoncement : « Ce saint passe inaperçu. Il vit en ville et semble annoncer à plus d’un titre la spiritualité des ordres mendiants. Il n’est ni vraiment un ermite, ni un religieux, mais un simple laïc qui offre sa vie à Dieu. Bien plus, il est marié. Certes, il renonce aux joies du mariage, et c’est là l’essentiel de son sacrifice. », J.-L.  Benoit, « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 113. 110  ID., « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 116.

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D’autre part, la pérégrination ne manque pas d’accents mythiques ; pour Jacques Lacarrière, Alexis est un Ulysse qui, après une série d’épreuves (longue errance sur les mers ou séjour au désert), rentre intérieurement transformé. L’homme nouveau s’est substitué à l’homme ancien et le conte traduit symboliquement cette métamorphose par un changement dans l’apparence du héros111.

Vu, méconnu, le fils de sénateur savoure une émotion perverse ou au moins inverse : il jubile en recevant, incognito, l’aumône de ses anciens vassaux. Au lieu de révéler son identité pour rassurer, à travers ces hérauts, sa propre parenté, Alexis s’abandonne aux émois de l’humilité, de la théâtralité et de l’efficacité, qui lui permettent de savourer sa propre dégringolade sociale : « Ne vos sai dire com il s’en firet liez / Il fut lor sire, or est lor provendiers. »112 (je ne saurais vous dire combien il s’en réjouit ; autrefois il était leur seigneur, à présent il est leur mendiant.). Son style émotionnel est désormais esquissé : il prendra corps et prégnance de la jubilation individualiste d’une sainteté secrète113. Alexis est l’homo sapiens invisibilus de l’histoire ; comme la colombe de Dieu, il s’absorbe dans la voie d’un emmurement114 qui passe par la distanciation de l’autre. Dans la mesure où Alexis se distingue de Jean le Calybite, avec lequel on le confond parfois115, il est pertinent de faire observer que le verbe alexein renvoie à l’acte de se mettre à l’écart…116. Cependant, l’humilité bue jusqu’à la lie – vertu

111 Jacques Lacarrière, Les Hommes ivres de Dieu, Paris, Seuil, 1975, p. 165. 112  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 124-125, p. 622. G. Paris retient le mot « provendiers » (celui qui reçoit sa nourriture d’autrui, selon le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, de F.  Godefroy, tome VI, éd. cit., p.  446). Qui plus est, cette édition adopte une autre structure de la phrase, impliquant l’inversion des deux vers : « Il fut lour sire, ore est lour provendiers / Ne vos sai dire come il s’en firet liez. » (Il fut leur seigneur, à présent il est leur mendiant. Je ne saurais vous dire sa joie.), v. 124-125, p. 5. 113  Pour J.-L. Benoit, il s’agit plutôt d’une « privation affective » qui ferait pendant à la privation matérielle ; voir « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 112. 114  Conformément aux recommandations des Pères, Alexis semble adopter « une théorie cohérente des orifices du corps, pour bannir la concupiscence ou prévenir le péché : que les lèvres ne laissent rien passer, que l’esprit se ferme à ce qu’entend l’oreille, que soient évitées les bonnes odeurs qui ramollissent, bref, que le corps soit clos sur lui-même, dans le silence et la solitude. », C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 260. 115  En effet, « à la formation du personnage d’Alexis concourent et la légende de l’Homme de Dieu et celle du saint Jean Calybite. Mais la sainteté folle d’Alexis ne révèle sa pleine signification qu’après avoir été recasée dans l’Édesse du Ve siècle : c’est dans ce contexte qu’on peut alors comprendre les traits les plus caractéristiques de sa légende, à savoir son anonymat, son angélisme, son lien avec le mouvement des Acémètes, les relations avec sa propre famille ainsi qu’avec les autorités de l’Église locale. », M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 15. 116 C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 265.

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exemplaire et imitable117 – ne suffit point pour faire une belle histoire118, puisque, aux Xe et XIe siècles, le monachisme est un « mouvement élitaire », et « les nouveaux ermites sont recrutés essentiellement parmi la noblesse ou les cercles les plus cultivés de la société »119 ; ainsi, une sainteté sans éclat ne saurait satisfaire à cet appétit du spectaculaire qui pousse le fidèle à vénérer les nobles martyrs éloquents plutôt que les petits discrets. Alexis risque d’ennuyer le public s’il ne fait que l’aumône anonyme toute sa vie. Aussi revient-il à Rome, à l’insu des siens, dans l’escalier du palace paternel, en faisant retentir, comme le suggère Jean-Louis Benoit, « une invitation très nouvelle et très claire à vivre la sainteté chez soi, là où l’on est, en intériorisant le motif du mépris et de la fuite du monde. »120. C’est une statue divine qui provoque le retour d’Alexis, en révélant sa sainteté au monde ; un véritable coup de théâtre bouleverse la vie de la communauté, à travers l’interpellation divine de son sacristain : « Deus fist l’imagine pur sue amor parler / Al servitor ki serveit a l’alter »121 (par amour pour lui [Alexis], Dieu fit la statue parler à l’homme qui servait à l’autel). Le Seigneur de la cançun semble aussi adroit que le narrateur : il ordonne à Alexis (alias « l’ome Deu ») de rester au moutier, afin de recevoir les hommages des croyants – tout en sachant que cela l’amènera précisément à quitter les lieux. En effet, devant la foule des adorateurs, le saint ne songe qu’à appareiller : « Quant il ço veit quil volent onurer : / “Certes”, dist il, “n’i ai mais ad ester ; / D’icest onur nem revoil ancumbrer”. »122 (Quand il voit qu’ils veulent l’honorer, il dit : “Certes, il n’est plus question de rester ; je ne veux pas me laisser encombrer par ces honneurs”.). Il espère éviter ainsi le

117  Selon André Vauchez, les saints du haut Moyen Âge sont plus admirables qu’imitables, et c’est à partir de la fin du XIIe siècle que des vertus comme « l’intensité de [l]a foi et de [l’]amour pour Dieu » sont exaltées et présentées comme accessibles à tous ; voir « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », Les Fonctions des saints dans le monde occidental (III e-XIII e siècle). Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, École Française de Rome, 1991, notamment p. 163-164 et 171-172. Jacques Marx dégage lui aussi la « présence, dans le paradigme sanctoral, d’une tension majeure entre l’inimitable et l’exemplaire », tension dénouée au XIIIe siècle grâce à « un ensemble de vertus et de règles spirituelles codifiées par les théologiens et les canonistes » ; voir son Introduction au volume Sainteté et martyre dans les religions du livre. Problèmes d’histoire du christianisme, p. 8. 118  Comme pour répondre à un besoin d’exceptionnel, le corps du saint disparaît miraculeusement dans la version syriaque. Seulement, ce narrème devient tabou dans la tradition hagiographique ultérieure. Voir La Légende syriaque de saint Alexis, l’homme de Dieu, éd. et trad. A. Amiaud, éd. cit., p. 8-9. 119 M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 18. 120 J.-L. Benoit, « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 113. 121  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 168-169, p. 623. 122  Ibid., v. 186-188, p. 624.

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péché de superbia123 tout comme il espérait éviter le « fort pecét »124 de luxuria en quittant sa femme…125 Émotionnellement, Alexis est enclin à l’évitement des rapports sociaux fondés sur la reconnaissance mutuelle, sur l’admiration et le respect, jusqu’au point où il pourrait passer pour une victime de l’autisme aux yeux des lecteurs modernes. Sur le plan moral, il se distingue par sa tendance à ne jamais suivre les injonctions, prières ou recommandations de ses pères. C’est sur la désobéissance qu’il fonde son talent – et sa sainteté, radicalement déracinée. Au lieu d’accepter la visée publique de la fonction d’intercesseur qui lui est assignée par Dieu126 – via la statue et le sacristain, mais aussi via les prières du menu peuple – Alexis retourne à Rome recouvrer son invisibilité. Il s’agit d’une première absolue dans la tradition textuelle127, et d’une situation insolite par rapport aux coutumes hagiographiques, qui font des saints in vita des médiateurs entre le monde et l’autre-monde, grâce à des visions / auditions célestes128. Il est intéressant de noter qu’Alexis est conscient du désir frustré qu’il a provoqué auprès des siens, et du fait que ce retour est une façon indirecte d’y répondre. Seulement, il accomplit sans accomplir le talent des siens : une fois rentré dans sa demeure paternelle, il demande à son père – qui ne le reconnaît pas – un « grabatum » (grabat) en guise de charité, au nom du fils perdu et aimé. Le conflit entre les deux émotionologies ressurgit lorsque cette couche modeste entre toutes vient remplacer le lit nuptial d’Alexis129. Car, lorsque son géniteur lui accorde une place dans son logis, il œuvre sous le coup d’une émotion subliminaire qui le pousse à 123  Comme Damien, Alexis « est persuadé que toute charge ecclésiastique est dangereuse pour la vie contemplative, dans la mesure où elle implique un commerce avec le monde (il s’agit certes d’une tradition qui remonte  […] à Cassien, Sulpice Sévère, Basile ainsi qu’à la Vita Antonii). Finalement, tant Damien qu’Alexis privilégient la prédication silencieuse, qui s’exprime par le biais d’une vie exemplaire. », M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 21. 124  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 59, p. 620. 125  Voir U. Mölk, art. cit., p. 37. 126  C’est une possibilité retenue par la source syriaque de la légende : « L’attribution de sièges épiscopaux aux moines était en Syrie une pratique ancienne. Selon les plus vieilles traditions syriennes, l’évêque est choisi par le peuple, qui en reconnaît les dons charismatiques, et élu par l’Esprit. Lors de la consécration, des signes d’approbation du ciel peuvent se manifester […]. Il est significatif que ce motif se retrouve, non seulement dans la légende d’Alexis, mais dans la Passio Iuliani et Basilissae. », M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 60. 127  En effet, ni la version syriaque, ni celle grecque n’intègrent la séquence du retour du fils, incognito, dans la maison paternelle. Sur cette innovation française, voir The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 30. 128  À ce sujet, P.-A. Sigal précise : « s’il est commode de parler de façon générale de visions, une partie d’entre elles sont en réalité des auditions, c’est-à-dire des hallucinations auditives sous forme de voix. », L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), op. cit., p. 284. 129 C. Méla souligne aussi cette substitution spectaculaire du « lit de supplice » (improvisé sous l’escalier et méprisé par les serviteurs) au « lit de délices qu’il a fui ». Voir « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 270.

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prendre l’étranger en charge complètement : « Por amor Deu e pur mun cher ami / Tut te durai, boens hom, quanque m’as quis, / Lit ed ostel e pain e carn e vin. »130 (Pour l’amour de Dieu et pour celui que je tiens cher, je te donnerai, homme de bien, tout ce que tu m’as demandé, lit et logement et pain et viande et vin.). En fait, « l’homme de bien » n’a demandé qu’un abri, comme pour éprouver la largesse de son géniteur à l’exiguïté de sa demande. Ce test d’identité / générosité réussit, dans un sens digne d’Alexis. Lui, au moins, peut reconnaître son parent en Dieu. Comme le public est appelé à se projeter dans une œuvre édifiante plutôt que dans un (improbable) polar médiéval, l’amor Deu doit ranimer le cœur sans détromper l’esprit : aussi le père est-il touché jusqu’aux larmes – mais pas jusqu’à la reconnaissance vocale ou faciale. Quand il adopte cet inconnu, cet autre infirme en misère, il le fait en cherchant un substitut filial, sans se rendre compte qu’il suit en cela un modèle familial où l’identité génétique perd son sens : « Qui sont ma mère, et qui sont mes frères ? Puis, étendant la main sur ses disciples, il dit : Voici ma mère et mes frères. Car, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. »131. Puisque Alexis a perdu toute recognoscibilité, les membres de sa famille, de sang aussi bien que d’alliance, le voient, à tour de rôle, sans l’« aviser » (reconnaître). Grâce à cet effacement identitaire qui peut être considéré comme la première ruse de la littérature française132, Alexis peut accéder à un état qui conjugue subtilement la présence objective et l’absence subjective. Peter Haidu n’hésite pas à faire d’Alexis un tricheur jouisseur déployant, d’ores et déjà, un talent dissimulateur digne de Tristan et d’Yseut : Il s’adressait comme inconnu à son père dans la rue, invoquant le fils de celui-ci comme raison de lui donner l’hospitalité (v. 219 ss.). Cette forme de discours suppose et donne à comprendre que l’énonciateur n’est pas celui dont il parle : on ne s’invoque pas à la troisième personne. Alexis communique donc à son père par présupposition le message Je ne suis pas ton fils : effectivement, le fils ment à son père. C’est un trait du légalisme médiéval que de pouvoir jouir d’un tel tour, en exculpant l’énonciateur (cf. le serment d’innocence d’Iseut dans les bras de Tristan déguisé en mendiant)133.

130  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 223-225, p. 625. 131  Matthieu, 12.46-50. 132  La ruse est déjà présente dans la version latine de l’histoire, où l’allusion d’Alexis à soi-même est subtile et dépourvue de toute référence familiale, la condition de pauvre pérégrin étant seule mise en avant ;  voir The Life of St.  Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, éd. et trad. C. J. O. Odenkirchen, op. cit., p. 41-42. En revanche, le saint devient plus prudent dans la Légende dorée de Jacques de Voragine (au XIIIe siècle), où il se contente de dire à son père : « Serviteur de Dieu, je suis un pèlerin, fais-moi recevoir dans ta maison, et laisse-moi me nourrir des miettes de ta table, afin que le Seigneur daigne avoir pitié de toi, à ton tour, qui es pèlerin aussi. », Saint Alexis, tome I, éd. cit., p. 450. 133 Peter Haidu, « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 113.

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Pieux menteur, grand parieur sinon paria, Alexis est sûr qu’il n’y a personne, parmi ses parents, dont l’intelligence émotionnelle soit assez fine ou éveillée pour débusquer un « cher ami » regretté sous l’escalier effleuré tous les jours. Froidement sceptique et obscurément ludique, il assiste, pour dix-sept ans de sainte invisibilité134, à la détresse de ses proches et cultive sa sérénité dans des conditions de plus en plus invivables135, relevant de cette « recherche de la souffrance [qui] confine à l’exploit individuel valorisé en tant que tel et [qui] n’est pas sans rapport avec le culte de la prouesse ». Il s’inscrit ainsi parmi les lauréats du « podium » de la douleur à braver, dans ces collections hagiographiques où les saints apparaissent comme des vainqueurs capables de battre tous les records d’endurance imaginables, et cela sans « craindre le péché d’orgueil »136. Si le narrateur insiste sur les hautes motivations d’Alexis (sans les dénoncer comme hautaines), il n’omet pas de remarquer, lorsque l’opportunité se présente, que ce saint ne fait rien pour consoler ses dolents : « Danz Alexis le met el consirrer137 ; / Ne l’en est rien, issi est aturnét. »138 (Sire Alexis considère cela en luimême ; [mais] il ne lui en chaut, car son esprit est ainsi tourné139.). Certes, son manquement est officiellement excusable140, mais il vaut la peine d’être évoqué en tant que tel. Le saint cultive un style émotionnel aussi glacial que celui de la statue

134 Alexis suit, une fois de plus, le modèle christique, en accédant à une perceptibilité qui rappelle celle du Christ face aux pèlerins d’Emmaüs. Au fond, comme le remarque B. Baert, « in Noli me tangere Christ is stepping out of the visual world, in order to make space for the visible invisibility. », EAD., « Noli me tangere. Narrative and Iconic Space », art. cit., p. 292. 135  Pour éclairer ces conditions qu’Alexis crée lui-même en vue de contribuer à l’épanouissement de sa vie spirituelle, il nous semble pertinent d’évoquer un principe cher à Plotin,  qui stipule qu’« il faut que l’homme diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures […]. Il ne voudra pas ignorer complètement la souffrance ; il voudra même faire l’expérience de la souffrance. », Les Ennéades, I 4, 14, 12, dans P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 130. 136  Voir C.  Tauveron, « Le Corps martyrisé dans la compilation de Vies de saints de Jacques de Voragine », art. cit., p. 162-163. 137  Le verbe « consirrer », employé comme nom, renvoie à la réflexion, à la pensée ; voir F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, tome II, éd. cit., p. 255 ; deux exemples tirés de la Vie de saint Alexis y sont reproduits (str. 32 et str. 49). 138  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 244-245, p. 626. La version du manuscrit A est plus explicite sur la dimension théologique de l’absence du saint : « Il les esguarde, sil met al cunsirrer, / N’at suing qu’il facent, tut est a Deu turné » (il les regarde et considère cela en lui-même ; [mais] il ne lui en chaut de ce qu’ils font, car son esprit est tourné vers Dieu), ibid., p. 627. 139  Tout en reconnaissant l’ambiguïté de cette tournure, C. J. O. Odenkirchen propose la traduction suivante :  « Lord Alexius gives it due consideration.  / But it is of no concern to him, for thus it has been ordained. », The Life of St. Alexius in the Old French Version of the Hildesheim Manuscript, op. cit., p. 78. 140  Toutes sortes d’hypothèses sont possibles, puisque « la narration se présente sous une forme a-psychologique, au même titre que le nom d’Alexis signifie un refus de parole. Seuls les actes du saint se laissent appréhender, en suffisants témoins de ce que fut l’intensité du drame intime. », C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 266.

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syriaque141, ce qui ne va pas de soi pour l’humain moyen ; aussi le conteur éprouvet-il le besoin de renforcer le volet volitif et caractériel de son héros. Maurizio Perugi propose pour le vers 244 la traduction « Alexis s’abstient de toute action visant à se faire reconnaître » et explicite ainsi son choix : il renonce donc à assouvir la compassion qu’il éprouve envers ses familiers. Ce faisant, le saint met en pratique sa ferme décision, son choix, ou, pour le dire avec l’auteur d’Eulalie, son element (élection) ; cette attitude se trouve en plein accord avec la tradition ancienne qui, en l’espèce, remonte à la Vie de saint Jean le Calybite142.

Que cette nonchalance soit le fruit d’un effort ascétique ou d’une nature émotionnellement stérile, elle reste une réalité textuelle incontournable (cf. v. 244). Mourir, discourir : la substance émotive du silence En fin de compte, le héros se tourne vers soi-même, pressent l’imminence de sa mort et s’y prépare avec soin, content de fructifier son refroidissement en l’investissant dans une maladie prometteuse par sa vocation spirituelle, purificatrice et mortelle. Sainteté oblige ! Une vie d’ascèse, quelque discrète qu’elle soit, ne peut conduire qu’à l’immortalité, sous la coupe d’un martyre de la patience : À un moment donné, le corps du saint doit cesser d’être sain pour avoir la chance d’être sacrifié. La sainteté passe donc, de façon constante, par l’atteinte volontaire à l’intégrité du corps, qu’elle soit imposée de l’extérieur ou auto-imposée – l’essentiel étant qu’elle soit acceptée stoïquement par le saint. Il doit en venir à considérer son corps comme quelque chose d’extérieur à lui-même dont il peut / doit se détacher143.

Dans ce détachement de soi progressif, contrôlé et maladif, le talent d’Alexis finit par se tourner vers l’aphasie : le renoncement à la parole, au je suis, voire au je. « En effet, la Vie d’Alexis s’achève par une mort tout aussi solitaire que silencieuse »144. Le silence du saint rappelle celui de Jésus aux moments clés de son interrogation ; or, la nécessité de l’identification du chrétien à Jésus était prônée

141 Le Rythme latin, source de la Vie française, le formule plus nettement encore : « ipse nihil motus animo / totum duxit pro nihilo », vers 203-204 cités par M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 582. 142  Ibid., p. 581-582. 143 C. Tauveron, « Le Corps martyrisé dans la compilation de Vies de saints de Jacques de Voragine », art. cit., p. 154. 144  Par sa façon de gérer son propre trépas, Alexis aurait inspiré le choix de l’isolement silencieux à saint Romuald et à saint Alexandre ; voir M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 32-33 et p. 71.

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par l’Église syrienne dès les IIe-IIIe siècles145. En français, on a déjà relevé l’exemple d’Eulalie, son refus de compter avec le Pilate du moment. Cependant, le solitaire de cette cançun a une façon parlante de se révéler solidaire. Il ne faut aucune émulation divine à Alexis pour écrire sa « cartre »146 et raconter « cum s’en alat e cum s’en [rafuï] »147 (comment il est parti et comment il est revenu à toute allure). Mais, une fois de plus, dire n’est pas communiquer, ou relationner hic et nunc : l’autobiographie ne devient lisible que post-mortem, lorsque la réintégration sociale prend paradoxalement effet, in absentia148. Le dernier acte d’Alexis relève au plus haut point de son talent : ce n’est pas le Père qui l’exige, ce n’est pas le père qui en jouit. Le saint écrivain met en scène sa propre vie, la confiant à une écriture narrative, élective, hagiocentrique. Dans son article déjà cité, Jean-Louis Benoit insiste avec raison sur cette dimension vitalement scribale : Le récit de la vie du saint, l’écriture, deviennent aussi importantes que la vie elle-même. C’est la naissance et le baptême de la littérature […]. Alexis renonce à sa vie, à son moi, pour revenir vers ce qu’il a quitté. C’est ce que fait l’écrivain. […]. La mort à soi-même ouvre la porte de l’œuvre. Comme Alexis, au terme de son agonie, tout écrivain est un peu un écrivain d’outre-tombe […]. La figure symbolique de l’écrivain et de son activité est dessinée avec une profondeur décisive149.

Une fois purifié par cet émotif qu’est l’écriture du premier et dernier opus d’une vie, ce conteur de soi vise, intelligemment (sinon saintement), à sa pleine réussite sémiotique. Alexis, comme Roland, se consacre à un « travail de sémiose » de sa propre mort, où « le Sujet se transforme en signe complexe, en texte, pour que celui-ci soit déchiffré par les membres de la collectivité qui lui survivent. Le Sujet opère lui-même la transformation qui en fait un texte à interpréter. Chacun des […] Sujets est donc l’énonciateur de son propre texte, et de sa vie. »150. Pour que cette énonciation soit proprement reçue, un certain suspense est nécessaire : le caprice d’Alexis – son dernier vœu – participe d’un art inouï de gérer 145  Ibid., p. 51. En particulier, le manuscrit A parle de « trente treis ans » ; « Mais comment ne pas voir », nous interpelle François Zufferey, « qu’il s’agit d’une tentative pour faire coïncider l’âge de la mort d’Alexis avec celui du Christ, sans tenir compte de la durée correspondant à l’enfance du saint ? », ID., « La tradition manuscrite du Saint Alexis primitif », Romania, 125 (2007), p. 1-45, ici p. 4-5, note 14. 146  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 348, p. 629. 147  Ibid., v. 285, p. 627. Le verbe « rafuir », dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de F. Godefroy, désigne conjointement l’action de « revenir sur ses pas, en fuyant » et celle de « s’enfuir, se réfugier » ; voir le tome VI, éd. cit., p. 555. 148  Sur cette réintégration de la communauté au-delà de la mort, voir P. Haidu, « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 120. 149 J.-L. Benoit, « Modernités d’Alexis », art. cit., p. 119-120. 150  Ibid., p. 116-117.

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l’affectivité. Seul le refoulement peut tourner le talent en letre, la vie intérieure en littérature, sinon en relique151 : sa lettre, « tres sei la tint, ne la volt demustrer, / Ne reconuissent usque il s’en seit alét. »152 (il la tint contre soi et ne veut pas la montrer, pour qu’ils ne le reconnaissent pas avant qu’il ne soit trépassé.). Alexis reste émotionnellement distant dans la mort, comme si son style de communication affective – l’asocialité au profit d’une communion ininterrompue avec la divinité – pouvait se perpétuer au-delà de son dernier départ. Face à ce livre fermé qu’est le corps d’Alexis, seul le pape153 devient le lecteur agréé de l’histoire, en porte-parole du talent divin. Mais, avant de lui donner la parole, le conteur invite sur scène l’émotionologie – bruyante, dolente, aussi spontanée que ritualisée – de la famille. D’abord, c’est le père qui s’émeut ; il arrache sa barbe chenue et déclare « a halte voiz »154 et à grand renfort de verbes au subjonctif imparfait155, comme pour déplorer le déclin d’un mode de vie à travers une ribambelle de reproches : « Tei cuvenist helme e brunie a porter, / Espede ceindra cume tui altre per ; / E grant maisnede doüses guverner / Cum fist tis pedre e li tons parentez / Le gunfanun l’emperedur porter. »156 (Il t’aurait convenu de porter le heaume et la cuirasse, de ceindre l’épée comme tes autres pairs ; tu aurais dû gouverner ta grande suite, porter le gonfanon 151  « Comme l’icône achéiropoïète, ou la lettre tombée du ciel des traditions apocryphes, l’œuvre devient elle-même un objet sacré, chargé de la Présence, au même titre que le pain eucharistique, la basilique consacrée par l’évêque, le signe de la croix ou les reliques des martyrs. », précise C. Méla dans son article « Les Veilles du saint homme », p. 270, en développant une idée de Peter Brown, La Société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1982, p. 205-206. 152  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 286-287, p. 627. 153  « Un  […] message véhiculé par la légende dans sa forme définitive concerne la primauté du pontife […]. », M. Perugi, Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, op. cit., p. 89. Cependant, Alexis n’est pas aussi élitiste dans les sources orientales : ainsi, « dans la version originaire, c’est en général aux autorités entourant son cadavre, pas spécialement au pontife, qu’Alexis cède le document qu’il a écrit juste avant de mourir. La précellence accordée à l’autorité religieuse commence à être perceptible dans M. », ibid. p. 93. C’est grâce aux traductions-remaniements occidentaux que « la prééminence du pape se fait […] plus explicite dans la Vie romaine, où les empereurs eux-mêmes le présentent comme pater universalis : Innocent I personnifie la tradition du primatus Petri qui, élaborée par les pontifes des VIIIe et IXe siècles, allait être remise au premier plan par Pierre Damien dans le cadre de la réforme grégorienne. », ibid., p. 89. 154  Sur le cliché épique de la « voix haute » et sur « la pratique médiévale de prononcer les serments et les dépositions publiques avec une voix élevée », et d’attaquer, sur le même ton, les « planctus », notamment dans un texte « à destination vocale » comme La Vie d’Alexis, voir Francesco Carapezza, « Autour du cliché roman de la voix haute et claire », PRIS-MA, La Voix dans l’écrit, IX / X, 24 (2008), p. 3-26, ici p. 7. 155  « L’imparfait du subjonctif », précise P. Haidu, « est la marque de l’irréalisme des plaintes. Ce trait est souligné par la longueur de ces syntagmes, qui amplifient l’original latin du double au quintuple. Cette amplificatio, obtenue par les recettes traditionnelles de la rhétorique, constitue la transformation la plus marquée du texte français par rapport au texte latin. », ID., « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 113. 156  La Vie de Saint Alexis, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 411415, p. 631.

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de ton empereur, de même que ton père et ta parenté.). À ses yeux, Alexis est un forslignié, selon la mentalité dominant au sein de la noblesse du XIIe siècle157. Du point de vue chevaleresque, il a raté sa carrière, et ce deuil de toute ambition sociale est l’expression la plus profane, la plus humaine du sentiment paternel. Chez la mère, l’amour n’éveille aucun sentiment de ratage. Une femme, même de haute naissance, a droit à plus de non-conformime, sinon d’originalité. Sous le signe de la même amplificatio de la scénographie sentimentale – qui pourrait relever de la spécificité de l’émotionologie francophone par rapport à celle latine158– elle s’arrache les cheveux et se bat la poitrine, adoptant la gestuelle d’une pleureuse attitrée. Lucidement, avec la vive lucidité d’une émotion authentique, elle met le point sur le i d’Alexis : « Mar te portai, bels filz ! / E de ta medra quer aveies mercit ? / Pur quem vedeies desirrer a murir : / Ço est merveille que pietét ne t’en prist. »159 (Comme je fus infortunée de te porter, mon fils ! Comment n’eus-tu pas pitié de ta mère, quand tu la voyais désirer la mort ? Je m’émerveille que tu ne te sois pas apitoyé sur elle !). En retrait par rapport à ce discours où éclate une tendre accusation d’égocentrisme, le conteur semble jouer sur le double sens du mot « merveille », en activant la connotation psychologique aussi bien que le contexte théologique. Au fond, Alexis a triomphé de son humanité, il s’est dépassé en s’effaçant – pour l’instant, au seul profit de son âme éternelle – et surtout en s’aliénant à son propre monde matriciel. Une telle mutation est digne de susciter l’émerveillement, autant que l’affliction. À son tour, la veuve-pucelle se révèle exemplaire dans la pureté de sa douleur, malgré l’absence et l’abstinence totales du mari160. Dans un registre idéaliste, où l’optimisme et la naïveté se fondent dans une immense attente de l’Époux, elle illustre l’émotionologie féminine d’une époque néo-biblique. Au commencement, elle plaint la déchéance du corps et les frustrations de la chair ; mais, petit 157  En effet, à l’époque de la première diffusion de la Vie d’Alexis, s’écarter de la voie droite suivie par ses ancêtres équivaut à forligner ; le mot circule dans les années 1121-34 et signifie « sortir de la ligne directe de descendance » (Ph. de Thaon, Bestiaire, 2138 ds T.-L.) Il est composé de fors* et de ligne* ; dés. -er. ; voir le portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales http://www.cnrtl.fr/, consulté le 26 août 2017. 158 Voir plus haut l’observation de P.  Haidu dans « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 113, sur l’amplificatio de l’Alexis français, qui serait notamment de nature quantitative. 159  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 437-440, p. 632. 160  Se référant à la mentalité misogyne du XIe siècle, G. Duby nous rappelle pertinemment que, « dans l’opinion des gens, la femme, la jeune femme surtout, tombe dans le péché, c’est-à-dire dans la luxure, dès qu’un homme cesse de la tenir à l’œil. Cette surveillance incombe aux maris. Il leur faut être présents, aux bons comme aux mauvais jours, prendre pour eux la peine, tenus qu’ils sont par droit de soutenir leur compagne, de vivre avec elle patiemment jusqu’à la mort. », ID., Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 144-145. Dans ce contexte reconnaissant à la femme le droit à la faiblesse dès qu’elle se retrouve abandonnée à elle-même, la chaste mariée d’Alexis est aussi exceptionnelle que sainte Godelive, vénérée à l’époque.

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à petit, elle s’engage à cultiver ce talent de sainteté – « Deu servirei »161 – que son mari lui avait prescrit dès la nuit de noces. Être avec son « kiers amis » (cher compagnon), en mendiante ou en compagne de paradis : tel est son unique désir. Si elle était « eguarede » (troublée, [mais aussi égarée, comme dans le Voyage de saint Brendan, rédigé une cinquantaine d’années plus tard]) à l’époque où elle se voyait engluée dans une attente sans lendemain, désormais les retrouvailles lui semblent possibles. Après tout, elle vient d’avoir des « noveles »162 de son mari… De la Vie au corps : l’émotionologie de l’Église Dès qu’il appréhende la Vita devenue lettre, le pape tourne le deuil en joie, les cris en chants163. C’est à l’autorité ecclésiastique d’institutionnaliser le miracle164, le rendant bénéfique à la communauté des chrétiens dans son ensemble, sans spécifier de bénéfices particuliers pour les proches – qui n’ont plus qu’à se fondre dans la masse. Convaincu par cette mise en scène de la relique autobiographique, le peuple de Rome accourt auprès du saint, friand de santé plus que de sainteté165. La bonne aide appelle le bon talent, pour le bonheur des corps anonymes recouvrant, spirituellement, leur santé, puisque « a cel saint hume trestut est lur talent. »166 (ils tournent tout leur désir vers ce saint homme.). Enfin (at)touché, Alexis est au 161  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 494, p. 634. 162  Ce sont de « pesmes » (cruelles) nouvelles (v. 480), mais qui donnent un sens au cheminement inexorable de la vie. 163  Le deuil humain implique une « valorisation négative de la vie du saint, ou au moins de sa mort » ; il serait donc une « profonde erreur » à laquelle le pape serait appelé à mettre fin ; voir P. Haidu, « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 114. 164  « Seule l’épître rédigée par Alexis au moment de mourir permet à ses parents de reconnaître leur fils dans le mendiant qu’ils ont hébergé, alors qu’une voix divine a déjà rendu publique sa sainteté. Cette valeur d’officialisation de la lettre est mise en relief par les circonstances de la lecture : seul le Pape a pu ouvrir la main du saint pour se saisir de la lettre. », Fanny Oudin, « Lettres de Dieu, lettres du Diable : correspondances entre Terre, Ciel et Enfer », Questes, 19 (2010), p. 37-55, ici p. 50. 165  « Le miracle sortant de la tombe d’un saint est nécessairement au centre d’une histoire du pouvoir dans le très haut Moyen Âge, car lui seul permet de distinguer et de reconnaître les véritables agents de la virtus Dei, de la puissance divine… En même temps, ce miracle – prolongeant ou réitérant les miracles du Christ […] – constitue un accomplissement des promesses de l’Évangile, en confirmant d’abord les Écritures, et ensuite, du même coup, la qualité d’élu de Dieu du saint au tombeau duquel un miracle a pu se passer. », Martin Heinzelmann, « Pouvoir et idéologie dans l’hagiographie mérovingienne », Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers, 11-14 septembre 2008, dir. E. Bozoky, op. cit., p. 37-58, ici p. 50. 166  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 530, p. 634. Dans l’édition de G. Paris, le vers est plus ouvertement dynamique : « A cel saint cors ont tornet lor talent. » (c’est vers ce corps saint qu’ils ont tourné leur désir.), La Vie de Saint Alexis, poème du XIe siècle, éd. cit., v. 530, p. 18.

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cœur des échanges, subissant des expériences de communion et d’intercession qui se poursuivent en toute a-lexie. Ermite, il devient un « faiseur de ponts », s’abandonnant aux honneurs rejetés toute sa vie, afin d’accomplir sa vocation167 en partageant, avec la foule, son sens de l’humilité et de l’indifférenciation. C’est alors qu’Alexis est canonisé168, selon les normes hagiographiques en cours : « durant leur vie, les saints sont crédités avant tout de charismes montrant qu’ils sont en communication avec l’au-delà et qu’ils possèdent des pouvoirs de connaissance surnaturelle. »169. Tel est le cas de « l’homme de Dieu », ayant joui d’attentions célestes indirectes, mais ciblées, impératives et méritées… allant jusqu’à l’anticipation / annonciation de son propre trépas. « Au contraire, après leur mort, les saints sont essentiellement des guérisseurs. »170. Alexis l’est aussi, pour tout ce monde qui afflue171, l’entourant et le fondant dans le circuit thaumaturgique, mais aussi social et politique. Enfin, le fils du sénateur retrouve sa place parmi ces « poverins » qui méprisent l’argent, se montrant fervents et incorruptibles comme lui. Au fur et à mesure que le deuil de la famille s’apaise, l’histoire elle-même se mue en chanson, par une mise en abyme qui assure la réussite d’une expérience cathartique, démonstrative, déthéâtralisante : « Si veir’ [espece] lur ad Deus mustrét, / Ki vint plurant, cantant l’en fait raler. »172 (Dieu leur a révélé une vérité qui a fait revenir en chantant ceux qui allaient en pleurant.). Cette contagion émotionnelle n’est pas sans toucher les autres témoins, exempts du don des larmes. La foule se livre à une régulation d’affects négatifs reposant sur

167  Sur le rôle unificateur de la vocation monacale, notamment dans la pensée de Bernard de Clairvaux, voir Ioan Pânzaru, « Le Monastère comme hétéropie chez Bernard de Clairvaux », Espaces et Mondes au Moyen Âge…, op. cit., p. 133 : l’ermite « est celui qui réunit les hommes dans la vie cénobitique et audelà, il est un pontifex, faiseur de ponts [malgré l’étymologie inexacte du nom], constructeur de relations et de communications. ». 168  « C’est le lieu de le rappeler », avec J. Marx : « on n’est saint que pour les autres et par les autres, ce qui suppose au moins deux conditions : la vox populi et l’approbation du clergé ; et, entre les deux, une collaboration plus ou moins poussée, ce qui conduit à considérer la sainteté canonisée, notamment, comme un phénomène de perception et de pression sociale. En clair, les conduites d’un personnage ont été perçues comme saintes, ce qui entraîne une dynamique tendant à obtenir de l’autorité la consécration officielle. », Introduction à l’ouvrage Sainteté et martyre dans les religions du livre, Problèmes d’histoire du christianisme, op. cit., p. 7. 169 P.-A. Sigal, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), op. cit., p. 313. 170  Ibid., p. 314. 171 P.-A. Sigal le proclame sans ambages : « Au départ, la piété populaire. », en rappelant que, « dès l’Antiquité, la vox populi constitua l’élément le plus important dans la reconnaissance de la sainteté », ibid., p. 167. 172  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 559-560, p. 637. L’édition de G. Paris est plus explicite sur la présence et la pertinence affective du miracle : « Si veirs miracles lour at Deus demostrez / Qui vint plorant chantant l’en fait raler. » (Dieu leur a révélé un miracle si vrai, que ceux qui vinrent en pleurant s’en allèrent en chantant.), La Vie de Saint Alexis, poème du XIe siècle, éd. cit., v. 559-560, p. 19.

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un désir commun de guérison, salut et réconfort ; rien ne saurait résister à cette déferlante de la foi. L’amour parfait – perfectionné En parallèle, un dénouement céleste s’écrit, en apothéose : saint Alexis est « senz nüle dutance / Ensembl’ot Deu, e la compaignie as angeles / Od la pulcele dunt il se fist estranges ; / Or l’at privee, ansemble sunt lur anames : / Ne vus sai dirre cum lur ledece est grande. »173 (Saint Alexis est au ciel sans nul doute : avec Dieu, dans la compagnie des anges, avec la pucelle dont il s’était tellement éloigné ; à présent, il l’a à ses côtés, et leurs âmes sont ensemble : je ne saurais vous dire combien leur joie est grande.). Le mariage est, enfin, consommé : selon le talent de Dieu. En effet, l’émotionologie théo-nuptiale triomphe sous la forme d’un ménage à trois béni par les instances célestes les plus pertinentes (les anges) ; cette vision religieusement idyllique illustre une « manière de chercher le salut, de tendre vers la pureté des anges » très répandue au XIe siècle, lorsque la distance apparaît très courte entre les hérésiarques […] et les rigoristes de l’orthodoxie. Pour les uns comme pour les autres, le mal, c’était le sexe. […En particulier,] les hérétiques se persuadaient que l’état conjugal retient de s’élever vers la lumière. Se préparant au retour du Christ, ils rêvaient d’abolir la sexualité. Dans cet esprit, ces hommes accueillaient près d’eux des femmes, les traitant en égales, prétendant vivre en leur compagnie unis par cette caritas qui rassemble au Paradis les êtres célestes dans la parfaite pureté, en frères et sœurs174.

À l’image de cette communion dans la chasteté – désirée à la fois par les dirigeants de l’Église175 et par « l’une des meilleures équipes de liturgie et de recherches spirituelles rassemblée dans la cathédrale Sainte-Croix et dans la chapelle royale [d’Orléans] »176– Dieu, Alexis et sa pucelle éternelle sont enfin réunis,

173  La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., v. 606-610, p. 638. 174 G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 118-119. 175  La position des autorités ecclésiastiques est de plus en plus radicale lorsqu’il s’agit de distinguer entre les clercs et les profanes : « Réclamer la supériorité du spirituel sur le temporel, maintenir la hiérarchie subordonnant le peuple laïc à un clergé impliquait donc d’instaurer parmi les mâles un strict clivage de caractère sexuel, d’astreindre une part d’entre eux à la chasteté permanente. », ibid., p. 127. Sous ce jour, Alexis apparaît comme un profane purifié par la chasteté, élevé au statut monacal, mais finalement réuni avec celle qui était légalement son épouse… et qu’il retrouve après la mort, comme si le mariage n’était pas suspendu, mais plutôt éternisé par sa décision. Le saint jouit donc d’un statut ambigu d’époux-moine. 176  Ibid., p. 118. Il s’agit de la branche savante des hérétiques d’Orléans.

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comme si les noces rêvées pouvaient toujours s’accomplir, au ciel comme sur la terre. Certes, l’idée que le lien conjugal, en particulier virginal, puisse rester déterminant dans l’au-delà, met en échec la doxa du Nouveau Testament selon laquelle les fils de ce siècle se marient et sont donnés en mariage ; mais ceux qui seront estimés dignes d’avoir part à ce siècle-là et à la résurrection d’entre les morts, ne se marient ni ne sont donnés en mariage, car aussi ils ne peuvent plus mourir ; car ils sont semblables aux anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection. (Luc 20 :34-36)177.

Alexis et sa femme se distinguent des anges qui les environnent : ils cultivent un ethos affectif aussi personnel que partial, cherchant la compagnie l’un de l’autre, et cela sans déranger la communion des âmes sous la coupe de Dieu. Cette élection réciproque semble trahir un penchant romantique, voire romanesque, du genre hagiographique. Tout est en germe dans ce texte qui fait du saint un athlète de l’abstinence, un acteur populaire et un héros d’épopée plus regretté et vénéré qu’un Roland. Par ce Bildungsroman avant la lettre, où la mort / vie éternelle d’un juste se construit en une cascade d’injustices démontées, la littérature française révèle son relief hybride, indistinct, sculpté d’émotions mouvantes. Au-delà de la dialectique du dogme et de l’hérésie, du cocon et de l’éclosion, du dit et de l’indicible, la Vie de saint Alexis est une réussite émotionnelle : elle fait vibrer les cordes sensibles de toutes les instances émotionnellement pertinentes, et accepte, en fin de compte, que l’homme de Dieu soit aussi l’homme d’une femme178 – in aeternum. Essai de translatio studii Pour translater la réalité émotionnelle d’Alexis en accord avec les valeurs de son monde, il est préférable de ne pas penser son expérience en termes d’autisme (recherché, aggravé, valorisé). Et il est probablement plus juste de ne pas jauger ses performances en matière d’intelligence émotionnelle.

177  C’est précisément l’argument évangélique cité par les hérétiques en faveur de l’abstinence. 178 Au XIe siècle, Alexis fait figure de partisan de l’égalité des sexes, dans un monde traditionnellement misogyne. Les représentants de l’Église (en particulier Gérard de Combrai, qui se réclame de la lignée de Jonas d’Orléans et d’Hincmar de Reims, mais surtout d’Augustin), insistent « sur la nécessaire soumission de l’épouse à son mari, pour mettre en évidence, en ce point d’appui de toutes les ordonnances sociales, l’infériorité du féminin qu’a décidée le Créateur. », G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 125. Or, la dernière image du couple est illuminée par une mentalité égalitaire, où « la circulation de la grâce » (p. 126) n’est plus unidirectionnelle, puisque la femme y est élevée au même niveau que son (saint) homme, et cela sans avoir pratiqué le jeûne, l’ensauvagement et l’art de l’humilité comme lui.

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En ce qui concerne l’épouse virginale du saint, une approche proprement féministe serait à éviter, par souci d’ouverture aux suggestions du contexte médiéval. Ces précautions prises, nous pouvons procéder, impunément, à la construction de l’être-au-monde du personnage, qui élargit, à sa façon, notre compétence encyclopédique par une « réeffectuation » du passé. Pour donner toutes ses chances au jeu complexe de l’identification, suivant à l’application de notre grille d’analyse, nous faisons nôtres les recommandations herméneutiques de Paul Ricœur : Ce que finalement je m’approprie, c’est une proposition de monde ; celle-ci n’est pas derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui, comme ce que l’œuvre déploie, découvre, révèle. Dès lors comprendre, c’est se comprendre devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d’existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde. La compréhension est alors tout le contraire d’une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste de dire que le soi est constitué par la « chose » du texte179.

Nous allons recevoir, dans ce qui suit, le soi d’Alexis, ensuite celui de la pucelle, et nous allons tenter d’expliciter leurs propositions d’existence. Studium Alexii Émotions de base : le désir de rester seul avec Dieu pour se livrer, secrètement, exclusivement, à sa foi. États affectifs négatifs : l’agacement face à l’envahissement par ses proches ; l’enfer c’est les autres (avant la lettre). Répression du désir érotique, pour éprouver, en fin de compte, l’amour et la liesse du paradis, où la présence de l’épouse est encadrée par la co-présence des anges. Règles émotionnelles : il ne faut pas faire l’amour avec sa femme, si l’on veut la retrouver au paradis. Style émotionnel : froid et ambitieux, par souci de vertu ; contre le penchant naturel pour une vie liante et aimante (dont il retrouve le reflet partiel au paradis). Communauté émotionnelle : celle des discrets, des hommes de Dieu tâchant de récupérer leur femme de par Dieu ; celle des égarés qui se cherchent et se trouvent, au seuil de la mort – sauvés, entourés. Émotif décisif : le sermon de sa nuit de noces, lui permettant de partir sans répudier, de perdre pour garder. 179 P. Ricœur, Cinq études herméneutiques, op. cit., chap. « La Fonction herméneutique de la distanciation », p. 73.

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Alexis : proposition de monde « Surtout ne me lisez point. Ceci est pour mon Dieu et son pape ; vous aurez besoin d’une translation. Si mon corps est à vous, mon corpus est hors de question. Oui, mon talent est la perfection : l’amour de loin, sans poème, sans front. Le monde est si encombrant. Même au paradis, mes parents veulent une place – ou un escalier – près de ma mariée. Mais ils sont déjà à leur place, l’un avec l’autre, pas vrai ? Ils eussent dû se quitter, pour se retrouver. Ma réalité est le cheminement ; mon chemin, l’éloignement. Au paradis, j’arrive. Au dénouement. »

Studium puellae Émotions de base : le désir de consommer son mariage, au ciel comme sur la terre. La frustration érotique et son dépassement spirituel, monoandrique, asexuel. Règles émotionnelles : il ne faut pas (re)connaître son époux, si l’on veut le retrouver au paradis. Il faut souffrir seule pour se réjouir en couple. Patienter. Style émotionnel : vif, charnel, larmoyant. Communauté émotionnelle : celle des mal mariées et des vierges sages – munies de l’huile des larmes. Émotif décisif : le silence résigné de la nuit de noces, signant l’acceptation tacite des gages d’Alexis en lieu et place de sa présence réelle. La pucelle : proposition de monde « Je n’ai pas de nom. Je suis la femme de. D’un saint qu’on appelle Alexis, l’homme de Dieu. Mon encre est la larme – j’ai écrit pour ancrer. Ma vérité est que j’ai épousé. Mes lettres ? Un talent d’anneau et d’épée : des blancs en suspens, inusés. Maltalent ? Nullement. Reprocher à l’époux d’être saint ? D’être soi ? J’ai la foi. Je voudrais me suffire à moi-même, comme église. Lui montrer que je peux m’esseuler, même passée, à ma guise. Vivre en paix. »

3. MALTALENT : L’ÉMOTIONOLOGIE DE ROLAND

Geste et émotion : le spectre épique Après la Séquence d’Eulalie et la Vie de saint Alexis, qui faisaient de la sainteté non seulement une oraison saturée d’émotions, mais aussi un art de se taire à l’usage des purs, la Chanson de Roland1 invite aux émois d’une mélopée héroïque. En effet, comme le précise Paul Zumthor, le thème général et commun des chansons de geste, par opposition aux chansons de saint, est l’héroïsme. Ce mot, vague et quasi incolore, désignerait ici l’émerveillement suscité dans la communauté humaine par la reconnaissance de son pouvoir d’agir2.

Même si le héros n’est plus exactement un saint3, il compte toujours susciter l’émerveillement, dans un climat quasi hagiographique4 : la première chanson de

1  Vénérable et globalement fiable, l’édition de référence à laquelle nous nous rapporterons pour le texte, aussi bien que pour la traduction, est La Chanson de Roland, éd. et trad. Joseph Bédier, Paris, L’Édition d’Art H.  Piazza, [1938], disponible en ligne sur le site http://archive.org/. Pour tirer au clair certains passages plus obscurs, nous consulterons avec profit une édition plus récente, saluée par la critique : La Chanson de Roland, nouvelle édition refondue, éd. Cesare Segre, trad. Madeleine Tyssens, glossaire par Bernard Guiot, Genève, Droz, 2003, qui reconnaît la validité du travail éditorial de J. Bédier (voir l’Introduction, p. 12-13). 2 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 324. 3  « Sur la cinquantaine de saints mentionnés par J. Bédier, Les Légendes épiques, 3e éd., Paris, 1926-1929, un bon nombre y figurent au titre de héros épiques. », Victor Saxer, « Le Culte et la légende hagiographique de saint Guillaume de Gellone », La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, publiés par ses collègues, ses amis et ses élèves à l’occasion de son 75e anniversaire, Saint-Père-sous-Vézelay, Musée archéologique régional, 1982, tome II, p. 565-589, ici p. 585, note 1. Une demi-douzaine de ces saints jouissent d’une légende hagiographique et quatre (dont Charlemagne) d’un culte officiel, voir ibid., p. 565 et 585, notes 2 et 3. 4  Voir Alfred Foulet, « Is Roland Guilty of Desmesure ? », Romance Philology, X (1957-1958), p. 145148. Voir aussi B. Cerquiglini, « Roland à Roncevaux, ou la trahison des clercs », Littérature, 42, 1981, p. 40-56. De son côté, Paul Imbs promet d’explorer, dans la transition de la littérature hagiographique à celle épique, la « différence de climat affectif et de structure mentale commandant une différence des rhétoriques » ; voir ID., « Quelques aspects du vocabulaire des plus anciennes chansons de geste. Résumé », La Technique littéraire des chansons de geste…, op. cit., p. 71-72.

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geste5 francophone apparaît comme « une sorte de liturgie de l’héroïsme sacré »6. Vers la fin du XIe siècle, la chanson de geste écrite n’était qu’un type particulier de chanson hagiographique, essentiellement identique au seul exemple de la même époque qui ait survécu, à savoir La Vie de saint Alexis, qui fut très probablement composée aux environs de 1050 à Rouen. En fait, dans son traité De Musica, composé vers 1300, Jean de Grouchy rangeait les contes hagiographiques et épiques sous la même dénomination, cantus gestualis, dont il donne aussi une description littéraire et musicale7.

Cette cohésion du corpus, si elle relève d’une vision médiévale des genres, n’est pas sans suggérer une certaine convergence émotionologique, qui mérite d’être explorée. De même que l’au-delà hagiographique, les cieux de l’épopée sont ouverts et les anges hantent les humains. En effet, comme le remarque Jean Maurice, on retrouve […] l’esprit de croisade dans ce qu’il est convenu d’appeler le merveilleux chrétien. S’il constitue un topos du genre épique, il reflète aussi, sur le plan littéraire, la certitude qu’eurent les premiers croisés d’être réellement portés par Dieu. […] Le merveilleux chrétien, en quelque sorte, traduit de manière imagée le décuplement des forces que permet un puissant idéal. Il révèle et renforce à la fois l’impression d’invincibilité qui accompagne ceux qui sont certains d’avoir raison8.

Cette certitude devient un ingrédient fort prisé des spectacles quotidiens, qui tendent à renforcer le consensus des croyants, en projetant des mondes compatibles avec le merveilleux et ses topoï. Un art total s’épanouit grâce à cette utopie de l’immédiateté de la Grâce.

5  Sur l’hypothèse de la primauté générique de la Chanson de Roland et sur les rapports hypertextuels qu’elle entretiendrait avec la Vie de saint Alexis et celle de Sainte Foy, voir André Burger, Turold, poète de la fidélité. Essai d’explication de la Chanson de Roland, Genève, Droz, 1977, p. 97-98. 6 Jean Subrenat, Étude sur Gaydon : chanson de geste du XIIIe siècle, Aix-en-Provence, Éditions  de l’Université de Provence, diffusion Ophrys, 1, 1974 (coll. Études littéraires). 7 Hans-Erich Keller, Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, Paris, Honoré Champion, 1989, « Introduction », p. 16. 8  ID., La Chanson de Roland, Paris, PUF, 1992 (coll. Études littéraires), p. 12-13. Sur les rapports de l’épopée avec les écrits hagiographiques, voir ibid., p. 22-23.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Au son de la vielle9, les jongleurs « chantent les gestes des princes et la vie des saints »10, pouvant compter sur une audience sensible aux valeurs religieuses11. Composée à l’extrême fin du XIe siècle12, la Chanson de Roland répond à cet horizon d’attente tout en prenant des libertés avec l’idéologie dévote : elle raconte les « gestes »13 (exploits) de l’arrière-garde de la France chrétienne contre la païennerie de Marsile, Baligant et « Mahon », mais aussi les conflits qui déchirent le monde féodal carolingien. Pour Florence Goyet, à travers l’affrontement des deux mondes géographiquement distants, c’est bien un problème interne qui nous est développé. La païennerie dans le Roland n’est que la pierre de touche de conflits français. C’est le cadre idéal où peut se développer l’affrontement des valeurs. Olivier et Roland, Ganelon et Roland s’opposent à l’intérieur du monde franc – sans aucune incidence des valeurs païennes. Mais leur affrontement ne prend toute sa mesure, tout son poids de responsabilité, toute sa gravité que sur cet

9 Philippe Ménard le précise dans son article « Les Jongleurs et les chansons de geste », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 33-47, ici p. 34 : « L’épopée médiévale, étant faite pour être chantée, et non pour être récitée, il était tout naturel que les jongleurs, professionnels du chant et de la musique, y fussent associés. […] Pour les chansons de geste, c’était évidemment la vielle qui produisait les deux ou trois phrases mélodiques servant de fond à la psalmodie des laisses. », La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 34. 10  Voir Jacques Chailley, « Du Tu autem de Horn à la musique des chansons de geste », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis, publiés par ses collègues, ses amis et ses élèves à l’occasion de son 75e anniversaire, Saint-Père-sous-Vézelay, Musée archéologique régional, 1982, tome I, p. 21-32, ici p. 23, 24 et 26. 11  Selon Paula Leverage, plusieurs phénomènes font fusionner les horizons d’attente de la chanson de geste d’un côté et de la culture religieuse de l’autre : « 1) the religious (priest, monks, etc.) constituted an important audience for the poems ; 2) the jongleurs were involved in confraternities which constitute a further religious forum and contextualization for the poems’ reception ; 3) audience response, either intended and directed, or actual, drew parallels between the heroic deeds of epic heroes and the venerated lives of saints ; in other words, the chanson de geste might well have carried a significant residue of religious meaning or association for some audiences. », EAD., Reception and Memory. A Cognitive Approach to the Chansons de Geste, op. cit., p. 31. 12 Jean Poncet soutient que la Chanson daterait plutôt du XIIe siècle, et développe des arguments historiographiques en faveur de cette hypothèse ; voir « La Chanson de Roland à la lumière de l’histoire : vérité de Baligant », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 8 (1970), p. 125-139. Pour Jules Horrent, c’est « dans la deuxième moitié du XIIe siècle plutôt que dans la première » qu’il faudrait situer le Roland d’Oxford ; voir La Chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au Moyen Âge, Liège, Presses Universitaires de Liège, 1972, p.  42. Au XXIe siècle, Florence Goyet prend pour acquise la datation du poème du XIe siècle ; voir Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 227, note 1 : « Tout le monde est à peu près d’accord sur une date de composition dans le dernier quart du XIe siècle. Turold aurait écrit entre 1086 et 1095 (voir J. Dufournet, Introduction à l’édition G. F. Flammarion 1993). Le manuscrit d’Oxford en serait une copie du deuxième quart (C. Segre) ou du troisième quart ( J. Dufournet après H.-E. Keller) du XIIe siècle. Notre texte se fixe dans ce moment d’élaboration que représente le XIIe siècle – comme l’Iliade se fixe au moment où la Cité se met en place, et est mise par écrit par les derniers tyrans d’Athènes. ». 13  Voir F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, op. cit., tome 4, p. 268.

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arrière-plan de bataille, de déroute et de danger. […] En réalité, les Musulmans de la Chanson sont […] transitifs. Ils servent à poser un problème qui n’a pas grand-chose à voir avec leur être même. Ils sont utilisés par le texte. Cependant ils sont là et, de fait, il est possible de s’attacher à leur image. Il est clair que l’éloignement nous pousse dans cette direction14.

Tout en jouant sur des oppositions axiologiques susceptibles de disloquer, voire de désagréger le monde franc, la Chanson suit l’évolution d’un chevalier cher à Dieu et hostile, par principe, aux païens : le neveu de Charlemagne15, censé fédérer les énergies du royaume chrétien dans une résistance revêtant, par la force autant que par la grâce, l’aura du martyre. Attribuée à Turoldus16 – auteur, chanteur ou copiste17 – l’œuvre représente un texte original, autonome, détaché de la liturgie, déjà littéraire : une geste. Il est unanimement accepté que la « geste » peut désigner au Moyen Âge des genres aussi divers que l’épopée, l’histoire ou la chronique18. Les typologies génériques de l’époque ne sont pas très nettes, et la forme versifiée vient brouiller davantage la limite entre art et savoir. Cependant, comme le remarque Sarah Kay, l’épopée vise […] à un but, qu’il soit purement narratif, ou qu’il se double d’une valeur morale. La marche du temps est ressentie comme la force qui nous en rapproche ; le récit est fortement marqué de cette téléologie. Dans la chronique, au contraire, le 14  EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op.  cit., p.  247-248. De notre côté, nous sommes prête à reconnaître l’existence effective et efficiente des païens dans le texte, et à explorer les (anti-)valeurs émotionnelles dont ils sont les défenseurs, face au système axiologique chrétien. 15 Selon A. Burger, « la Chanson est le premier texte à faire de Roland le neveu de Charlemagne et tout porte à croire […] que c’est Turold qui a imaginé ce lien de parenté. », Turold, poète de la fidélité. …, op. cit., p. 60. 16  Pour Rita Lejeune, ce Turoldus responsable de la version d’Oxford de la Chanson aurait laissé la « griffe » de son génie sur le monument de Bayeux aussi : « une chose est sûre : l’abbé normand Turold, neveu du Conquérant, capable de concevoir l’enchaînement magistral des scènes de la tapisserie de Bayeux, était bien capable, quelque temps après, de fournir à la vieille donnée des exploits de Roland le revêtement classique qui devait faire de son texte un chef-d’œuvre de la littérature mondiale. », EAD., « Le Caractère de l’archevêque Turpin et les événements contemporains de la Chanson de Roland (version d’Oxford) », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août-2 septembre 1967. Actes et mémoires, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1969, p. 9-21, ici p. 21. 17  « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (ici prend fin l’histoire de hauts faits que rend / raconte / reprend / transcrit Turold), dernier vers de la Chanson de Roland ; pour P. Aebischer, decliner est un latinisme familier aux clercs comme Turoldus ; il signifierait tout simplement « présenter, offrir au public, et, par extension, recopier, transcrire, reproduire, puisque pour un copiste le fait même de mettre sur le marché, de lancer dans la circulation un nouvel exemplaire d’un livre était le moyen le plus naturel dont il disposait pour mieux le faire connaître. », Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 226227. Sur les sens possibles de cette « équation algébrique », voir aussi Herbert K. Stone, « Decliner », Modern Philology, vol. XXXIII (1936), p. 337-350 et A. Burger, Turold, poète de la fidélité. …, op. cit., p. 57-58 (pour qui decliner revient à expliquer en français). 18  Voir F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, loc. cit.

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départ vaut autant que l’arrivée, parfois jamais atteinte, et le temps, ou le récit, ne fait qu’interposer des couches successives, au gré des années, entre l’auteur et le début de son texte. Les deux genres sont donc on ne peut plus différents dans leur manière de représenter l’essence même de l’historiographie, le déroulement des événements dans le temps19.

Située dans ce temps orienté vers l’aboutissement d’une vocation agonistique, la téléologie de l’épopée relèverait, avant tout, de l’exaltation scribale de la cruauté. Pour Jean-Charles Payen, dont nous apprécions la perspective désabusée, l’épopée est par définition apologie de la violence. Plus encore, elle est violence ellemême, parce qu’elle prend parti, au nom d’un groupe, contre un autre groupe qu’elle condamne et voue à l’extermination20.

Afin d’appuyer cette finalité implicite, la chanson de geste cultive un « rythme thématique »21, une idéologie soigneusement construite où « tout est prétexte à l’évocation de l’héroïsme, du pathétique, du sublime », se révélant « voué au grossissement plutôt qu’à la nuance, avec son cortège d’émotions paroxystiques »22 en accord avec le « caractère exclusivement oral [de la geste] jusque vers le milieu du XIIe siècle »23. Trois grands cycles épiques appellent à l’exaltation de ces affects ; c’est le poète champenois Bertrand de Bar-sur-Aube qui établit, dans l’ouverture de son poème épique Girart de Vienne (rédigé vers 1180), cette triade de l’émulation / condamnation / sympathie où la première geste, considérée comme « la plus seignorie », traite des rois de France, la seconde est dédiée au lignage de Doon de Mayence, auquel appartient le traître Ganelon24, et la « tierce » raconte les chevaleries de Garin de Montglanne et de ses quatre fils. Les faits et les familles25 nourrissent, essentiellement, des émotions royales (cycle de Charlemagne), déloyales (cycle de la parenté de Ganelon), loyales (cycle de Garin)26. Entre la génération héroïque 19 Sarah Kay, « Le Passé indéfini : problèmes de la représentation du passé dans quelques chansons de geste féodales », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome II, Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, 1987, p. 697-709, ici p. 709. 20  ID., « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 226. 21 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 456. 22  Voir J. Maurice, La Chanson de Roland, op. cit., p. 21. 23 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 457. 24  Pour la citation exacte, voir Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, vers 8-68, sur http:// www.arts.cornell.edu/. 25  Le mot « geste » désigne aussi la race ou la famille, voir F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, op. cit., tome 4, p. 269. 26  Pour une approche plus nuancée de cette tripartition classique, voir, par exemple, D. A. Miller, The Epic Hero, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2000, p. 35. Le chercheur s’inspire de la vision relativiste de Mikhaïl Bakthtine.

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et le genre épique, la geste se définit globalement comme un trésor de légendes à cultiver, avec la foi, la rage ou le sourire. Le tout, au nom d’une communauté émotionnelle réunie autour de la « douce France »27, mais aussi autour de ce « devoir de férocité »28 que prescrit l’idéologie religieuse du XIe siècle et que viennent relativiser, toujours plus subtilement, les textes épiques et romanesques plus récents. Selon Florence Goyet, l’épopée guerrière […] cherche à escamoter les points épineux, comme beaucoup de textes archaïques – récits héroïques, mythes – qui donnent de la réalité une vision lumineuse, ordonnée, où chaque chose est à sa place de toute éternité. Mais en même temps qu’elle tente ainsi d’évacuer les problèmes par la porte, l’épopée ne manque jamais de les faire entrer par la fenêtre. Bien loin […] d’être une inadvertance, c’est le cœur même de son fonctionnement29:

La dimension rayonnante du cycle royal ne saurait occulter la présence et la pertinence de ces lucarnes qui ouvrent sur l’inclassable, le dissemblable, le déconcertant. Traces et faces de Roland Particulièrement riche en lumières et en îlots d’obscurité, le texte de la Chanson de Roland jouit d’une popularité parlante, survivant en neuf versions qui creusent toujours plus les contradictions de la condition vassalique, en intégrant le jeu des traditions iconographiques et orales, en multipliant les supports et les éclairages. C’est toutefois le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Digby, 23 qui, grâce à son ancienneté30 et à sa « cohérence parfaite et lumineuse », reposant sur la 27  Selon Martin Gosman, « aux XIIe et XIIIe siècles, Francia et Franci cachent bien des hésitations. Francia renvoie 1) à la région autour de Paris, 2) au domaine royal proprement dit (parfois sans Paris), et 3) à la plus grande partie de la France actuelle sur laquelle le roi de Paris prétendait exercer une suzeraineté. Franci dénote 1) une obéissance plus ou moins sûre à un régime royal carolingien ou capétien, 2) la provenance d’une région dont le centre administratif se situerait grosso modo dans le bassin parisien, 3) une identification possible avec les habitants de l’actuel hexagone français (l’ancienne Gaule), 4) une possible assimilation avec les Chrétiens de rite romain, et 5) une dénomination utilisée pour des croisés. Les deux notions avec leurs champs sémantiques correspondants peuvent d’ailleurs se télescoper : l’acteur carolingien dans une chanson de geste ou le héros d’un document historiographique sera rex Franciae et / ou rex Francorum. Il n’est vraiment pas possible de savoir s’il s’agit du maître du patrimoine royal ou du suzerain des princes feudataires identifiés comme des Franci. Ou des deux à la fois. », ID., « Rex Franciae, Rex Francorum : la chanson de geste et la propagande de la royauté », Aspects de l’épopée romane : mentalités, idéologies, intertextualités, éd. Hans Van Dijk et Willem Noomen, Groningen, Forsten, 1995, p. 451-460, ici p. 453-454. 28  Voir J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 229. 29  EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 250-251. 30  Voir J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955, p. 28 : « Le manuscrit anglo-normand d’Oxford… quelle chanson de Roland lirions-nous sans lui ? On le date

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« symétrie nombrée » de la poétique des laisses similaires31, reste la référence par excellence pour la réception moderne d’une « Rolandiana » médiévale ; dès le XIXe siècle, la plupart des éditions s’y ressourcent fidèlement. Discret, ce Roland ne comprend aucune miniature, et se contente de transcrire 4002 vers décasyllabiques répartis en 291 laisses assonancées32. Comme la plupart des épopées françaises, la Chanson – telle qu’elle est conservée par le vénérable manuscrit d’Oxford – transpose des événements déjà circonscrits par la mémoire collective, décantés par une sensibilité amplement diachronique. Parmi les sources du poème, il convient d’évoquer les Gesta Karoli Magni metrica « composés dans les dernières années du IXe siècle » par un moine usant du sobriquet « Poeta Saxo », qui s’inspirait à son tour de la Vita Karoli d’Éginhard33 (830-836). Se penchant sur cette fixation par écrit de la légende carolingienne, Paul Aebischer n’hésite pas à parler d’une « mythification » de l’expédition de 778, impulsée par le souci de la censure impériale de cacher le désastre des Pyrénées, d’en minimiser les conséquences, de conserver au roi sa réputation de chef invincible. Les journalistes de l’époque, soit les annalistes, avec une discipline […] remarquable, ont suivi religieusement, et pendant des dizaines d’années, le mot d’ordre venu d’en haut, […] qui consistait à jeter un voile sur les événements de Saragosse, de Pampelune, de Roncevaux, et aussi à transmuter une inglorieuse expédition et une sanglante défaite en une guerre bondée de victoires34.

Au décalage entre la narration et les faits narrés – qu’il s’agisse d’un mythe historique35 ou d’une fabulation politique où Roland incarne le Deus ex machina36 généralement du deuxième quart du XIIe siècle, d’autres le rajeunissent un peu ; de toute façon, il est remarquablement plus ancien que les manuscrits anglo-normands du Guillaume, du Pèlerinage et de Gormont […]. Mais il n’est pas luxueux non plus ; ses dimensions sont modestes, 17 X 12 cm, son écriture à une colonne, sa mise en page négligée, son parchemin de qualité médiocre. A-t-il appartenu à un jongleur ? Il est difficile de le dire ; quoi qu’il en soit, il fut relié dès le XIIIe siècle avec une traduction latine du Timée de Platon, singulière compagnie !… Depuis Bédier, les éditeurs de la Chanson de Roland sont des éditeurs du manuscrit d’Oxford. ». 31 Pour une démonstration magistrale de l’excellence du manuscrit d’Oxford, voir Jean-Marcel Paquette, La Chanson de Roland : Métamorphoses du texte. Essai d’analyse différentielle des sept versions, Orléans, Paradigme, 2013, notamment p. 84 et 104. 32  Le fac-similé du manuscrit est disponible sur le portail http://image.ox.ac.uk/, consulté le 25 août 2017. L’édition princeps en est réalisée par F.  Michel en 1837 ; pour un panorama des éditions les plus anciennes du poème épique, voir J. Bédier, Avant-propos à La Chanson de Roland, éd. J. Bédier, éd. cit., p. 1. 33 Jean-Yves Tilliette, « La Triple mort de Roland. L’épisode de Roncevaux dans l’épopée latine du Moyen Âge », Mélanges de philologie et de littérature médiévales offerts à Michel Burger, op. cit., p. 273-288, ici p. 274. 34 P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 93-94. 35  « L’épopée, même mythique, est historique d’intention. Les éléments mythiques de l’épopée ne diffèrent donc des éléments historiques que pour la critique moderne. », nous assure, en 1905, G. Paris, dans son Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, op. cit., p. 6. 36 Roland n’a peut-être jamais existé : « Si nous voulons réduire à l’extrême les éléments communs aux deux récits, données historiques fournies par Éginhard d’une part, et données poétiques plus ou moins

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attendu – il faut ajouter le décalage chronologique impliqué par la première diffusion de l’œuvre en tant que telle : le manuscrit d’Oxford est rédigé un siècle après le récit et quatre siècles après les guerres carolingiennes. Il se ressource donc à une vérité plusieurs fois filtrée, détournée, reconstruite. Le noyau dur de ce référent, que les historiens sont prêts à revisiter, est une (seule !) attestation de l’existence de Roland dans un jugement émis en mars 772 en faveur de l’abbaye de Lorsch. Malheureusement ce texte, où le nom de Rothlando apparaît en même temps que ceux d’autres témoins, ne nous est connu que par un cartulaire du XIIe siècle, le Codex Laureshamensis, c’està-dire dans une copie faite quatre siècles après le jugement de 772, […] qui abrège fortement l’original37,

comme le remarque judicieusement Paul Aebischer. Quant aux manuscrits de la fameuse Vita Karoli d’Éginhard, ils ne mentionnent pas tous le nom de Hruodlandus : en fait, les manuscrits de la classe B sont unanimes à l’exclure38. Ce Roland en gloire s’illustrant à Roncevaux au service d’un Charlemagne lui-même auréolé de légende, n’existe donc pas « pendant les quatre-vingts ans qui suivirent cet événement tragique », puisque, nous assure André de Mandach, aucun annaliste, aucun chroniqueur ne mentionne [Roland] à propos de la description de la bataille [de Roncevaux], d’après les documents authentiques et datés. C’est au cours des IXe et Xe siècles que les deux premiers chefs tombés en 778 sont d’abord mentionnés, plus tard un troisième, ensuite un quatrième, etc. C’est au XIe siècle peutêtre qu’une symbiose s’est opérée dans l’esprit des gens entre un grand guerrier des croisades des Pyrénées et le personnage de Roland39.

Cette symbiose relève, justement, du désir de créer une réalité émotionnelle satisfaisante et crédible, qui puisse contrecarrer les tendances centrifuges de la

développées dans le Roland d’Oxford, nous sommes forcés de reconnaître que ces points de contact sont au nombre de trois : 1. Les deux textes ont comme base une expédition de Charlemagne en Espagne ; 2. un retour au pays de l’armée franque après que Saragosse n’a pu être conquise ; 3. un combat d’arrièregarde, dans lequel Roland est un des principaux personnages. L’important est maintenant de savoir s’il convient de retenir ces trois éléments. Avons-nous là trois données communes également assurées ? Rien n’est moins certain, hélas, en ce qui concerne en tout cas le troisième point [… ;] c’est en effet de l’historicité de Roland qu’il s’agit. », P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 96. 37  Ibid., p. 144. 38  Ibid., p.  143 : « Sans doute le plus vénérable des manuscrits A, le Vindobonensis que l’on date du milieu du IXe siècle, […] donne-t-il les trois [noms : Eggihardus, Anselmus et Hruodlandus] : malheureusement le feuillet où se trouve le récit de la bataille n’appartient pas à l’original, et a été remplacé au XIIe siècle seulement. ». 39 André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : La Geste de Charlemagne et de Roland, Genève, Droz, 1961, p. 32.

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vie féodale en confortant, pour le meilleur et pour le pire, les assises divines et humaines de la royauté. C’est dans ce dossier contrefactuel qu’il convient de verser la contribution de la Nota Emilianense, une notice écrite dans un latin barbare et plus ou moins espagnolisé sur un espace laissé en blanc d’un manuscrit plus ancien, provenant du monastère de San Millan, en Rioja, à quelque dix-huit kilomètres de Najera, étape dans le pèlerinage de SaintJacques de Compostelle,

comme le rappelle André Burger, pour qui il ne fait pas de doute que c’est là la plus ancienne mention de Roncevaux et du port de Cize [remontant aux années 1054-1076]40.

Selon Philippe Seringe, la Nota Emilianense serait, au fond, un témoin de la réception aurale d’une légende plutôt qu’un reflet scribal de la réalité : le copiste qui a rédigé la Nota comprenait à peu près le latin des chroniques et des annales qu’il transcrivait et s’intéressait à l’histoire de l’Espagne, mais il savait mal la grammaire latine, notamment les déclinaisons […]. Comme beaucoup de clercs du XIe et du XIIe siècle, il avait un goût plus ou moins déclaré pour les chants épiques des jongleurs ; c’est à l’un de ces poèmes, sans doute entendu dans les parages de son monastère, qu’il a emprunté la substance de la Nota41.

Dans la tradition rolandienne, la translatio se fait donc dans les deux sens, entre le témoignage événementiel et l’encadrement épique. Le consensus poétique crée la réalité historique autant qu’il s’y ressource. À ce titre, André Burger remarque judicieusement : Comme dans la Chanson, Roland meurt à Roncevaux, bien loin du port de Cize qu’a passé le gros de l’armée : invraisemblance du point de vue militaire ; dans les récits historiques, l’arrière-garde, comme il se doit, suit immédiatement les bagages ; mais cette invraisemblance est fondamentale dans la légende42.

La géographie émotionnelle propice à la solitude du héros et au dénuement de sa petite troupe l’emporte sur toute carthographie du réel. Pour l’essentiel, la matière qui se cristallise autour du Roland que nous connaissons repose sur

40 A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 86. 41 Philippe Seringe, « Pour une relecture de la Nota Emilianense », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 389-415, ici p. 390. 42  Voir plus haut A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 86.

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les dimensions de la re-connaissance et de la re-construction d’un foyer de valeurs : Le public du Moyen Âge saisit bien que l’expédition de Charlemagne en Espagne de l’année 778 et le péril musulman des années 1100 sont des événements authentiquement historiques, mais il en est tout autrement en ce qui concerne les anecdotes touchant le destrier de l’empereur ou le bouclier d’un Sarrasin. Toutefois un jongleur habile savait comment s’y prendre pour dresser la trame d’une action se composant d’exploits héroïques et d’événements extraordinaires d’une part, et de faits historiques de l’autre, de sorte que les limites entre l’illusion et la réalité restent indistinctes43.

Dans la mesure où le lecteur d’aujourd’hui est capable de saisir les motivations ou le talent d’antan, sur la base d’une tradition textuelle aussi fragmentaire et biaisée que celle de la Chanson, il semble plausible que le public francophone des premiers siècles rolandiens ait contribué à construire le fantasme de l’invincibilité de la France chrétienne en projetant, selon la recette épique, un horizon d’attente ouvert à la structuration habile et magnifiante de sa propre identité… Après tout, une « geste » n’est pas autant un texte qu’un prétexte pour la communication affective confiante et coagulante des chrétiens francophones du Moyen Âge, une invitation à vivifier l’émotionologie nucléaire d’une communauté historique. Ce n’est pas un hasard que le texte propose un transport régénératif à Roncevaux : La locution vallée des ronces a dû avoir une valeur purement symbolique, évoquant les souffrances des guerriers morts dans le combat : ce serait une formulation analogue à la locution in lacrymarum valle de l’hymne liturgique Salve Regina. Rappelons toutefois que les ronces dans les traditions populaires de beaucoup de pays sont censées plonger leurs racines dans les corps des morts. Que l’on songe aux deux ronces vivaces qui prirent naissance dans les cadavres séparés de Tristan et d’Yseult et dont les feuillages s’entrelacèrent inéluctablement par-dessus le toit de l’église voisine. Un rapprochement serait possible avec les coudriers qui, dans certaines versions rimées de la Chanson de Roland, naissent miraculeusement des corps des guerriers chrétiens tués à Roncevaux, tandis que des espines poignanz et aspres – autrement dit des ronces – jaillissent des corps des païens44.

Néanmoins, c’est l’aspre vie – mortifère – du fidèle qui reverdit dans le Roland d’Oxford, en faisant pousser à son ombre les types et degrés les plus épineux 43 Gérard J. Brault, « Ganelon et Roland : deux anecdotes du traître concernant le héros », Romania, 92 (1971), p. 392-405, ici p. 393. 44 P. Seringe, « Pour une relecture de la Nota Emilianense », art. cit., p. 413. L’auteur renvoie ici au manuscrit Vvii de l’édition Foerster, p. 300.

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d’infidélité. À commencer par le halo spinescent du parâtre, qui fait pendant à la brillance à fleur de lance de Roland. Un coup d’État émotif45 : la hargne du pacifiste Si la Chanson fait constamment retentir des allusions au grain chrétien, voire à l’amour proto-tristanien46, le conflit s’amorce via une émotion plutôt triviale et épidermique : le dépit de Ganelon. La première image du grand baron qui devient l’opposant-de-Roland se cristallise autour d’un pacifisme de circonstance. Toutefois, le personnage n’est pas à la hauteur de sa politique sentimentale : « mult anguisables »47, il attend d’être nommé par son filleul, Roland, et envoyé par son suzerain, Charlemagne, dans la mission de sacrifice48 qui l’appelle auprès du roi Marsile, au camp des païens – plutôt que de se montrer spontanément disponible et serviable, en diplomate à la vocation reconnue. Ce lapsus relève d’une syntaxe émotive remarquablement illogique, selon les repères mis en place par le conteur lors de la scène inaugurale du conseil : Lorsque Charlemagne demande un négociateur qui veuille bien aller à Saragosse, ne nous attendrions-nous pas à voir Ganelon, l’avocat du compromis, se présenter pour établir la paix avec Marsile ? […] Or, chacun le sait, il n’en est rien49.

Jean-Louis Picherit insiste sur le caractère choquant de cette « carence » que trahit « le silence coupable et inexcusable » de Ganelon. Malgré la triple opportunité

45  Pour une description de la « submersion » ou du « coup d’État » en termes d’expérience émotionnelle, voir Daniel Goleman, L’Intelligence émotionnelle. Comment transformer ses émotions en intelligence, tome I, trad. Thierry Piélat, Paris, Robert Laffont, 1997 [1995], p. 181. 46  Sur « le nœud […] formé entre Roland, Alexis et Tristan » et sur « le questionnement obstiné qui les relie, les traverse ou les recroise. », voir C. Méla, « Les Veilles du saint homme », art. cit., p. 256. 47 Voir La Chanson de Roland, éd. J. Bédier, éd. cit., v. 280, p. 22. 48  Il s’agit de donner un ultimatum à Marsile ; or, « les garanties accordées aux diplomates sont bien fragiles, dans les chansons de geste. Aussi l’aventure du messager prend-elle, aux yeux des poètes et de leur public, un intérêt particulier, et qui croît à mesure que le genre épique évolue. Elle apparaît, indépendamment de la signification propre de l’ultimatum, comme une épreuve fort dangereuse pour lui et donc comme une occasion de montrer sa valeur personnelle : la hardiesse de ses propos, sa vaillance dans le combat qu’il livre, et même sa détermination devant les risques de la route font de lui un héros. Aux périls ordinaires du voyage – brigands, bêtes féroces ou même monstrueuses, tempêtes et naufrages, s’ajoute la menace essentielle que recèle sa mission : la colère d’un ennemi qu’il recherche pour le provoquer. », JeanClaude Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 323. Cette « valeur personnelle » du messager relève d’une compétence rhétorique paradoxale : « Il ne s’agit pas vraiment d’établir un dialogue et de persuader l’autre. Le messager, malgré les apparences, ne s’attend guère à voir son discours obéi : il lui importe avant tout de proclamer la légitimité de sa cause, le bon droit de son seigneur. », ibid., p. 295. 49 Jean-Louis Picherit, « Le Silence de Ganelon », Cahiers de civilisation médiévale, 21 (1978), p. 265274, ici p. 267 et 268.

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de révéler ses qualités de vassal, de négociateur et pacificateur, le baron se sent en droit d’éprouver et même de manifester des émotions (rudement) négatives, qu’il estime justes et opportunes. Pourquoi ? Aux yeux de Florence Goyet, Ganelon est le représentant d’une vision plus pacifique de la vie militaire, qui lui vaut l’emblème de la colombe (celui de Roland étant le faucon), en accord avec l’idéal de sauvegarder l’entente au sein de la famille et de la mesnie : « le guerrier […] est un homme sous les armes et non un être réduit à sa fonction dans une sorte d’entité abstraite. Ganelon est exemplaire de cette posture, comme Roland de la sienne. »50. Quant à l’adjectif « anguisables », qui le qualifie d’entrée de jeu au niveau de l’instance narrative, il fourvoie le lecteur d’aujourd’hui, prêt à se laisser emporter par l’hypothèse d’une « peur épique » ; or, « il désigne non l’angoisse au sens moderne, mais l’oppression et la colère. En fait, Ganelon étouffe de colère et non de la peur de mourir. »51. Son « mal talant » (courroux)52, impulsé par une jalousie bouillonnante53 et par une haine froide, le pousse justement à la trahison54 – ou plutôt à la vengeance privée : L’enjeu fondamental de la posture de Ganelon […] consiste à revendiquer les droits privés du seigneur, et son autonomie. [Il] a suivi méticuleusement le cérémonial qui le justifie d’exercer un droit qui lui semble évident : celui de la défense de ses intérêts privés, en toute circonstance. […] Toute sa famille l’approuvait, exprimant à la laisse 20 l’idée que Charles ne peut protéger Roland qui a agi contre toutes les règles. Tous en déduisent que Ganelon a droit à la vengeance. Tous, à la fin du texte, concluront dans un premier temps que Ganelon n’est pas coupable. Et en effet c’est là le fonctionnement normal de la société au XIe siècle et au début du XIIe. Les historiens insistent sur l’autonomie de fait des vassaux à tous les niveaux en cette période de crise seigneuriale55. 50  EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 263, notre italique. 51  Voir Bernard Ribémont, « La “Peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française. », Le Moyen Âge, 3, 114 (2008), p. 557-587, disponible en ligne sur le site 10.3917/rma.143.0557, consulté le 18 août 2017. 52  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 327, p. 26. Dans son édition de 2003, C. Segre préfère rendre cette émotion d’un seul mot vibrant : « maltalant » ; voir La Chanson de Roland, nouvelle édition refondue, éd. C. Segre, éd. cit., v. 327, p. 109. 53  Sur les diverses cibles de la jalousie de Ganelon, voir A.  Berger, « Le Rire de Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 3 (1960), p. 2-11, ici p. 7 : « Ganelon est un jaloux. Il est jaloux de l’amour que Charles porte à son neveu, de l’amour des Français pour le chef qui les mène à la victoire. […] Sa jalousie s’étend à Olivier et aux douze pairs si chers à Charles. ». 54  Pour définir la position de Ganelon, il convient de retenir cette mise au point de Marguerite Rossi dans « Le Duel Judiciaire dans les chansons du cycle carolingien : structure et fonctions », La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis…, tome II, op. cit., p. 945-960, ici p. 946 : « sauf cas très rares, le terme signifie de façon précise atteinte au pacte vassalique, tort fait au seigneur par un de ses dépendants. ». Dans la Chanson de Roland, « l’accusateur est […] le champion de la cause royale, et non un plaignant agissant en son nom personnel : dans le contexte défini ci-dessus, c’est donc la loyauté de l’accusé à l’égard du roi qui est mise en cause. », ibid., p. 946-947. 55  Sur la « vengeance privée », voir F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 267.

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Seigneur incompris aux droits bafoués, pion sacrifié par un roi ingrat, triste traître sans alibi, tous les éclairages sont permis, même si les éclairagistes de sa mesnie perdent la tête dans le processus… Une chose est certaine : la présence, la seigneurie et les agissements de Ganelon relèvent d’une nécessité narrative forte et signifiante ; les données du dilemme humain qu’il propose restent difficiles à concilier, quelle que soit l’orientation choisie (paix et / ou guerre), continuant d’interpeller le public sous un jour dramatiquement changeant, tandis que le poème, au gré des situations et relations limites, déploie à son égard un potentiel émotif aussi vif que mitigé. La prétendue légitimité de la colère reste un sujet sensible. Exercer ou ne pas exercer son droit à la vengeance ? Là est la question… qui se révèle d’une pertinence à la fois éthique et émotionologique. Des (hauts) faits à la (sainte) foi : les prescriptions émotives de la Chanson C’est dans le sillage de cette « submersion »56 émotive que le poète met en scène le narrème central de la Chanson : l’arrière-garde du roi Charlemagne, conduite par Roland, est surprise – à une distance invraisemblable par rapport au reste de l’armée – par une embuscade sarrasine57 organisée par les soins de Ganelon. Comme il se doit, le combat est spectaculairement inégal, et offre au capitaine franc l’opportunité d’inscrire sa gloire sur la terre comme aux cieux, au cœur d’une topographie dont les coordonnées sont modifiées pour les besoins d’une vision épique. Dans un deuxième temps, le roi doit vaincre là où Roland a perdu avec éclat ; il honore donc ses morts en les enterrant proprement, attentif à leur rang et à leur mérite, aussi bien qu’à l’esprit communautaire qu’ils renforcent par leur martyre58, 56  Voir D. Goleman, L’Intelligence émotionnelle…, op. cit., p. 181. 57  Sarrasine ou basque ? En réalité, la matière narrative illustrant l’épisode de Roncevaux substitue les Sarrasins aux Basques, car, comme le remarque Jean Roumailhac, « il est évident qu’en soi il était moins désastreux de succomber sous le poids de puissantes armées musulmanes, régulièrement organisées et commandées, que de se laisser tailler en pièces et dépouiller par un parti de montagnards, mettant à profit pour cette embuscade leur connaissance du terrain, la légèreté de leur armement et la supériorité de leurs positions de départ. […]  Il est  […] probable que, dès la journée du 5 août 778, les contingents francs, recrutés en Neustrie, en Austrasie ou en Borgogne, et qui venaient d’affronter les Sarrasins à Saragosse et à Pampelune, ont pris pour des païens de la même espèce ces diables d’hommes qui dévalaient sur eux en poussant des cris de guerre dans une langue tout aussi étrange à leurs oreilles que l’arabe maghrébin ou le berbère. », ID., « Le Perron fendu de Roncevaux », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 429-480, ici p. 473. 58  Les honneurs que prodigue Charlemagne à ses morts diffèrent selon les versions : « dans la tradition assonancée c’est le champ de bataille pour les vingt mille (y compris tacitement dix des Pairs), tandis que Roland, Olivier et Turpin trouvent leur sépulture à Blaye ; d’autre part, dans la Vulgate […] de la tradition rimée les deux amis légendaires et les autres Pairs (y compris tacitement Turpin) sont tous ensevelis à Blaye. », W. G. Van Emden, « Où sont les morts de Roncevaux ? La quête des morts et le stemma du Roland rimé », Convergences médiévales. Épopée, lyrique, roman. Mélanges offerts à Madeleine Tyssens, éd. Nadine Henrard, Paola Moreno et Martine Thiry-Stassin, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 559-571, ici p. 570.

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ensuite il punit le coupable et convertit les vaillants survivants. En fin de compte, il reçoit une visite de l’archange Gabriel, tire sa barbe et regrette de passer le plus clair de son temps à faire la guerre aux païens59. Littéraire par son art de la composition – qui privilégie, comme on l’a vu, les amplifications et mutations de faits initialement posés en latin – cette histoire crée sa propre référence romane, désirable sinon vérifiable. En particulier, le mot « geste » y est évoqué pour renforcer, d’une mise en abyme, la mention des 400 ennemis abattus par Turpin60 : « Ço dit la Geste e cil ki el camp fut : / Li ber Gilie, por qui Deus fait vertuz, / E fist la chartre el muster de Loüm. / Ki tant ne set ne l’ad prod entendut. (Ainsi le rapporte la geste ; ainsi le rapporte celui-là qui fut présent à la bataille ; le baron Gilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte au moutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n’entend rien à cette histoire.) »61. Ainsi, la fiabilité médiévale de l’information est assurée par cinq instances : le texte en soi, présenté comme agent du dire (« dit la Geste ») ; le participant (saint, féodal et visionnaire62) à l’événement (le baron Gilles)63 ; la 59  Sur le continuum thématique entre la Chanson et le Rolandslied, voir Danielle Buschinger, « Les Relations entre épopée française et épopée germanique. Essai de position des problèmes », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome I, Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, 1987, p. 77101, ici p. 94. 60  Sur l’information consignée dans la geste, voir La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2091-2095, p. 160 : « Puis le dist Carles qu’il n’en esparignat nul : / Tels .IIII. cenz i troevet entur lui, / Alquanz nafrez, alquanz par mi ferut, / S’i out d’icels ki les chefs unt perdut. / Ço dit la Geste. (Bientôt, Charles dira qu’il ne ménagea personne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrazins, les uns blessés, d’autres transpercés d’outre en outre et d’autres dont la tête est tranchée. Ainsi le rapporte la geste.) ». 61  Ibid., v. 2095-2098, p. 160. Dans son édition de 2003, C. Segre fait de Gilles un saint : « Li ber sainz Gilie, por qui Deus fait vertuz, / En fist la chartre. », La Chanson de Roland, nouvelle édition refondue, éd. C. Segre, éd. cit., v. 2096-2097, p. 198 (c’est nous qui soulignons). 62  Sur ce point, voir R. Lejeune, « Le Caractère de l’archevêque Turpin et les événements contemporains de la Chanson de Roland (version d’Oxford) », art. cit., p. 14 : « Nous voici […] devant un témoignage particulièrement précieux dont tous les critiques ont reconnu l’importance : une version archaïque de la bataille de Roncevaux a existé, version selon laquelle saint Gilles de Provence fut le témoin par une vision surnaturelle – procédé hagiographique bien connu – de cette bataille dont nul chrétien n’était revenu. Le fameux vitrail de Chartres fournit aujourd’hui encore une variante de cette version où saint Gilles se trouve mêlé au drame de Roncevaux et aussi au péché de Charlemagne, à la fois oncle et père de Roland. ». Sur ce vitrail et ses rapports avec les sources textuelles du mythe rolandien, voir Isabelle Rolland, « Le Mythe carolingien et l’art du vitrail. Sur le choix et l’ordre des épisodes dans le vitrail de Charlemagne à la cathédrale de Chartres », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 255-277, ici p. 259, 267, 269 et 274-6 ; voir aussi l’étude de Colette ManhesDeremble et Jean-Paul Deremble, Les Vitraux narratifs de la cathédrale de Chartres. Étude iconographique, Paris, Léopard d’Or, 1993, notamment p. 59-61 et 255-260 et leur album Voyage au Moyen Âge à travers les vitraux de Chartres, photographies de Henri Gaud, préface de Jean-François Lagier, Moisenay, Éditions Gaud / Centre international du Vitrail, 2004. 63  Se référant aux rapports complexes entre l’art des vitraux et celui des belles lettres au Moyen Âge, I.  Rolland projette sur la circonstance de la présence de Gilles à Roncevaux un éclairage judicieux : « Certains objecteront peut-être qu’un ermite comme saint Gilles ne devrait pas porter une cotte de mailles, une épée et un bouclier comme s’il était chevalier. C’est oublier trop facilement que la tradition épique montre saint Gilles comme un baron, terme qui désigne à proprement parler un seigneur et un

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« vertuz » (traduite par miracle) que Dieu accorde, comme garantie de crédibilité, à ce participant devenu chroniqueur ; la charte qu’il produit (à chercher au monastère de Laon) ; enfin, le narrateur lui-même, qui se considère comme un initié. Mais que faut-il entendre, après tout ? Jean Maurice rappelle judicieusement les particularités du discours historiographique médiéval : si les types sociaux sont « embellis » et les actants « aisément identifiables du double point de vue de la tradition littéraire et de l’idéologie féodale des croisades »64, il est vrai que la chanson de geste conforte les valeurs du présent. Le retour stéréotypé de sujets, de situations et de personnages ne marque donc pas la pauvreté d’une littérature encore dans son enfance. Il permet aux auditeurs de se rassurer dans leur contemplation d’un univers stable, perçu grâce à des fictions strictement codifiées, qui leur procurent sans doute, dialectiquement, les cadres nécessaires à sa reconnaissance65.

Dans ce processus complexe qu’est la contemplation focalisée sur la récupération d’une époque carolingienne répondant aux besoins du XIIe siècle, la véridicité est une question d’efficacité émotionnelle : si on se fie à Dieu, qui fait des miracles, on peut bien prendre le petit risque (démonté en cinq arguments) de croire, voire de s’émerveiller qu’un prêtre franc puisse tuer quatre cents Sarrasins, malgré sa blessure à la tête et malgré les quatre épieux qui transpercent son corps66 : l’archevêque de Reims est un personnage de la geste de Turold, de homme d’armes. Si le vers 2095 de la version d’Oxford dit de lui : cil qui el camp fu, le seul sens acceptable est que Gilles accompagnait Charlemagne lors de son expédition d’Espagne et que, bien que n’ayant pas participé au combat de Roncevaux, il est revenu avec l’empereur et toute sa suite sur le champ de bataille, à l’appel du cor de Roland, ce qui lui a permis de voir l’archevêque Turpin étendu mort au milieu des cadavres entassés de quatre cents Sarrasins qu’il avait tués avant de mourir. De là vient que le poète, désireux de citer des témoins à l’appui de cette surprenante affirmation, allègue tour à tour Charlemagne lui-même, la geste Francor (Gesta Francorum) et enfin le baron Gilles qui se trouvait là tout comme le sage Naimes et Ogier le Danois. », EAD., « Le Mythe carolingien et l’art du vitrail… », art. cit., p. 275. 64  ID., La Chanson de Roland, op.  cit., p.  22. Pour  F. Goyet, sensible à l’« auralité » des narrations épiques, « Un texte aural, c’est un texte qui a été façonné par le public, qui correspond à ce dont il a besoin. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 15. 65 J. Maurice, La Chanson de Roland, op. cit., p. 21. 66  Pour rendre crédible la Chronique de Turpin, il a fallu laisser la vie au chroniqueur, tandis que la Chanson préfère le faire mourir de façon spectaculaire. Turoldus est un psychologue sensible aux actes émotifs visant à transcender la tripartition des ordres : « il était poétiquement plus tragique, donc plus beau, de faire mourir Turpin aux côtés […] d’Olivier et de Roland. Ainsi que Musset l’a dit, les événements tristes touchent davantage les cœurs des humains, leur permettant de s’apitoyer sur le sort des autres, de trouver ainsi le contact avec eux, et de s’émouvoir à propos de leur tragédie. La beauté de l’œuvre de Turoldus apparaît d’une manière frappante quand on la compare à ses remaniements danois ou islandais  […] : influencés par la Chronique de Turpin, les remanieurs ont permis à l’archevêque de survivre dans leur version de la Chanson de Roland – dans un cas, il est même condamné à vivre en s’appuyant sur de vieilles béquilles. L’effet est presque comique. », A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : La Geste de Charlemagne et de Roland, op. cit., p. 156. Il convient de noter, avec

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la charte de Gilles et du monde divin. Quiconque décide de remettre en question la possibilité du miracle67 tombe sous le coup d’un émotif culpabilisant : traité de mécréant, il s’expose à perdre le respect et même la reconnaissance de sa compétence interprétative, car, nous dit le narrateur, Ki tant ne set ne l’ad prod entendut… Entre l’émerveillement raisonné et l’orgueil blessé, le public est appelé à choisir son émotion. Au fil du texte, cette émotionologie du chantage (crois ou tu seras méprisé) se précise d’une façon pragmatique, en assignant une fonction laudative / dépréciative à la geste68 : rien n’impulse mieux l’héroïsme des grands que la peur d’une « male chançun »69, puisque les chants sont des « conservatoires de la mémoire […] qui, s’ouvrant beaucoup plus largement sur le peuple, se répandent bien au-delà de l’enclos des grandes demeures familiales. »70. Ainsi, la réputation des êtres réels dépend de celle de leurs avatars fictionnels.

Henri Treuille, les fluctuations dans l’attitude des récepteurs de la Chronique de Turpin à travers les âges : « d’abord rejetée avec suspicion par les moines de Saint-Denis lorsqu’il s’agit d’écrire les Grandes Chroniques de France, [elle] fut peu à peu admise sous la pression de l’opinion ambiante, et, dès la deuxième moitié du XIIe siècle, lorsque Frédéric Barberousse en 1165 entame la procédure de béatification de Charlemagne, des manuscrits commencèrent à authentifier le Turpin. », ID., « Les Églises fondées par Charlemagne en l’honneur de saint Jacques d’après le Pseudo-Turpin », La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis…, tome II, op. cit., p. 1151-1158, ici p. 1158. 67  Si ce doute est prévu par le narrateur, ce n’est pas un hasard : « le poète de la version d’Oxford n’aurait pas interpellé avec une telle véhémence des contradicteurs éventuels si la prétendue mort de Turpin à Roncevaux n’avait pas constitué une innovation, mal acceptée d’une partie du public, par rapport à une version plus ancienne où Turpin accompagnait Charlemagne lors de son retour en France. Cette version coïncidait d’ailleurs, quant à l’époque de la mort de Turpin, avec les données historiques, car le Turpin de la réalité (Tylpinus remensis archiepiscopus) est mort de sa belle mort dans son évêché de Reims vers 794, seize ans après la bataille de Roncevaux. », P. Seringe, « Pour une relecture de la Nota Emilianense », art. cit., p. 404. 68  Plus qu’un récit, la « geste » est une sorte de mémoire collective impitoyable, car ineffaçable. Roland s’y rapporte comme s’il s’agissait d’un au-delà plus redoutable que l’enfer : « But what interests Roland here ? His main concern seems in fact to be that his reputation as a fearless warrior be recognized, that it be enshrined in a text like the Roland itself. Twice Roland refers to his textual future, refusing to act (as he sees it) in a cowardly manner, first so as not to belie his geste (or legend), and secondly so as to ensure that no male chançun is ever sung about him […]. Roland’s actions anticipate a textual future beyond death, one might say the gaze of absent observers, but no one scrutinizes his actions more closely than he does himself as he tries to ensure he gets his destiny right. », S. Gaunt, « The Chanson de Roland and the Invention of France », Rethinking Heritage. Cultures and Politics in Europe, éd. R. Shannan Peckham, Londres et New York, I. B. Tauris, 2003, p. 98. 69  C’est Roland qui exhorte Olivier à la bataille « forte e aduree » (v. 1460), de ces mémorables paroles : « Jo i ferrai de Durendal, m’espee, / E vos, compainz, ferrez de Halteclere. / En tanz lius les avum nos portees ! / Tantes batailles en avum afinees ! / Male chançun n’en deit estre cantee. ( J’y frapperai de Durendal, mon épée, et vous, compagnon, vous frapperez de Hauteclaire. Par tant de terres nous les avons portées ! Nous avons gagné par elles tant de batailles ! Il ne faut pas que l’on chante d’elles une mauvaise chanson.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1462-1466, p. 112, nos italiques. L’édition de C. Segre retient la variante « tantes teres » pour le vers 1464, ce qui induit un changement d’accent vers la politique de la conquête territoriale ; voir La Chanson de Roland, nouvelle édition refondue, éd. C. Segre, éd. cit., p. 166. 70 G. Duby, « Mémoires sans historien », Mâle Moyen Âge…, op. cit., p. 220.

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Comme le roi a la grâce divine de son côté71, c’est par rapport à lui que l’on juge du talent plus ou moins approuvable des autres personnages72 ; nous sommes, après tout, dans le cycle royal. D’un côté, il y a les bons, de l’autre, les méchants : « au monde lumineux et plein du Bien s’oppose le monde noir et vide du Mal, symétrique de l’autre »73, dans un combat « qui ne connaît pas de fin » et qui reviendra, obsessionnellement, dans les psychomachies74. Il y a, certes, du gris aussi dans chacun de ces mondes75 ; mais, fondamentalement, l’univers de la Chanson de Roland reste bipolaire – avec des possibilités de migration honorable / blâmable d’un pôle à l’autre. Les fenêtres qui s’ouvrent au relativisme sont vite refermées par un retour général (et insatisfaisant, mais tranchant) à l’ordre. Panorama émotionologique : sexes et camps En accord avec la loi de la mixité du personnel épique, le camp des chrétiens se révèle aussi asymétriquement pétri que celui des païens : il comprend, d’une part, une foule d’hommes, de l’autre, une femme. Malgré la différence essentielle 71  À  l’époque des premiers témoignages écrits de la Chanson (fin du XIIe siècle, pour le manuscrit d’Oxford), Jean Bodel assurait son public de la précellence de la matière épique sur les deux autres et de la précellence de la royauté française sur toutes les autres ; une politique théologique sous-tend cette hiérarchie – qui sert à glorifier Charlemagne à travers ses ancêtres : « La corone de France doit estre mise avant / Qar tuit autre roi doivent estre a lui apandant / De la loi crestiene qi en Deu sont creant. / Le premier roi de France fist Dex par son commant / Coroner a ses angeles dignement an chantant / Puis le commanda estre en terre son sergent, / Tenir droite justise et la loi metre avant. / Cest commandemant tindrent apres lui li auquant : / Anseys et Pepins, cil furent conquerant, / Et Charlemaigne d’Aiz, qui Dex parama tant. » (La couronne de France doit avoir la précellence, car tous les autres rois doivent en dépendre, par la foi chrétienne à laquelle ils adhèrent. Par la grâce de Dieu, le premier roi de France fut couronné par ses anges, qui chantaient solennellement, et on lui ordonna d’être son chevalier sur la terre, de maintenir la justice et de propager la foi. Nombreux furent, après lui, ceux qui observèrent ce commandement : Anseys et Pépin, qui furent des conquérants, et Charlemagne d’Aix, que Dieu aima tant.), La Chanson des Saxons, éd. cit., v. 12-21, p. 2, notre traduction. 72 Sur cette politique de la grâce et ses réverbérations dans le corpus romanesque en prose, voir C. Gîrbea, La Couronne ou l’auréole. Royauté terrestre et chevalerie celestielle dans la légende arthurienne (XIIe-XIIIe siècles), Turnhout, Brepols, 2010. 73  Cette dichotomie est mise en vedette par P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 326. 74  Voir J.  Ribard, Du Mythique au mystique. La littérature médiévale et ses symboles, Paris, Honoré Champion, 1995, p.  34 et 38. Cependant, le chercheur réfute la pertinence d’« un motif qui pourtant s’y prêtait admirablement, celui de l’opposition entre l’ombre et la lumière » dans ce poème où les deux camps baignent pour lui dans une même, et éblouissante, clarté ; voir ibid., p. 28. 75  Du gris – ou des types distincts de luminosité, comme le propose Alain Labbé, qui dégage, inspiré par les essais de mythologie de P. Walter, la « relation rectrice qui sans faillir unit Charlemagne au soleil d’équité, alors que Roland représente au contraire le soleil-lion déchaîné, à l’ardeur périlleuse et par là même appelant les ténèbres. », ID., « Segles feniz. L’angoisse eschatologique dans la Chanson de Roland et dans Girart de Roussillon », Fin des temps et temps de la fin dans l’univers médiéval, Senefiance, 33 (1993), p. 298. Pour J. Ribard, Charlemagne est un « véritable roi-prêtre, comme en témoigne assez l’arrêt du soleil consenti en sa faveur par la puissance divine » ; voir Du Mythique au mystique…, op. cit., chap. « La Chanson de Roland : aspects symboliques », p. 35.

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portant sur le style émotionnel – âpre et dynamique du côté masculin, sentimental et passif du côté féminin – une même émotionologie appelle au sacrifice, à travers un idéal politique qui est aussi un ensemble de « feeling rules » : aimer Dieu, le roi, la douce France et ses compagnons ; se sacrifier en leur nom76 ; entretenir la certitude d’« [aveir] dreit » (avoir raison)77. Certes, le grand repère masculin est Charlemagne, relayé par Turpin, dans l’orbe duquel se meuvent, plus ou moins spontanément, les douze pairs – dont Roland et Olivier – mais aussi Ganelon78 et les chrétiens dans leur ensemble. La présence féminine est assurée par Aude, la fiancée de Roland, juste avant sa plongée dans l’immortalité épique. Dans l’autre camp, deux hommes dominent la scène : le roi Marsile et l’émir Baligant ; l’armée païenne, pour le reste, demeure une masse de corps mâles, noirs, bestiaux79 et diaboliques80, mus pourtant par des idéaux guerriers comparables. 76  Sur le rôle du sacrifice rolandien dans la construction du concept français de patriotisme, à l’époque du manuscrit d’Oxford, mais aussi au fil de l’histoire française subséquente, voir l’article de S. Gaunt, « The Chanson de Roland and the Invention of France », art. cit., p. 99 : « According to traditional literary history, what the Roland teaches us is that there can be no greater good than to die for France, which is why it is such a fitting inauguration for French literature. ». Le chercheur revoit à la baisse les contributions de médiévistes comme G. Paris et J. Bédier, et montre le rôle qu’ils ont joué dans la déformation nationaliste de la réception rolandienne aux débuts de l’histoire littéraire française. Il applique la notion derridienne d’« infidélité fidèle envers l’héritage » à la tradition propagandiste entretenue par les chercheurs français sensibles au pouvoir persuasif du Roland. 77  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1015, p. 80. 78 Si Ganelon est associé avec la communauté émotionnelle des chrétiens, cela ne doit pas étonner ; le nom de cet anti-héros évoquait probablement à ses contemporains Ganelon, l’évêque de Laon, et non la typologie du traître épique. Dans leur article « Ganelon, évêque de Laon, contemporain de Charlemagne », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op.  cit., p. 70, Suzanne Martinet et Bernard Merlette précisent : « la cathédrale de Gerfrid fut consacrée par Ganelon, en présence de Charlemagne et d’Alcuin, le dimanche du 6 septembre 800. Ce qui permet de situer entre septembre 799 et août 800 la mort de Gerfrid et la promotion épiscopale de Ganelon. ». 79  Chez les infidèles, « la noirceur est souvent accompagnée de laideur allant jusqu’à la monstruosité. Le fait que certains Sarrasins aient des qualités esthétiques (comme Margarit) ne semble pas incompatible avec l’animalité des masses. Ce sont alors des géants horribles, créatures infernales semblables à celles qui étaient représentées sur les chapiteaux et les tympans des églises : la bête remplace l’homme. », Carole BercoviHuard, « L’Exclusion du Sarrasin dans la Chanson de Roland : vocabulaire et idéologie », Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales, Aix-en-Provence, PUP, 1978 (coll. Senefiance, 5), p. 345-361, disponible en ligne sur http://books.openedition.org/, site consulté le 27 août 2017. 80  Cette masse suscite un rire programmatique, indélicat et inconcevable aujourd’hui : « Les attitudes d’hostilité envers les païens de sexe masculin se manifestent fréquemment. Dans les chansons de geste la raillerie n’est pas légère, bienveillante, amusée. Elle s’oppose nettement à l’humour souriant. Elle est agressive. Elle procède d’un net sentiment de supériorité. Elle méprise et déprécie un adversaire parfois sous forme imagée, parfois sous forme directe. », P. Ménard, « Humour, ironie, dérision dans les chansons de geste », L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès international Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome I, éd. G. Bianciotto et C. Galderisi, Poitiers, Université de Poitiers, Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (Civilisation médiévale, 13), 2002, p.  203-226, ici p.  222. Ces « monstres épouvantables » que sont les Sarrasins de la Chanson de Roland présentent des « détails pittoresques » et dégradants (pour eux), mais divertissants « si l’on embrasse le parti de la vraie foi » ; face à la « déconfiture des païens », on assiste, en surmontant la terreur qu’ils suscitent, à l’éternel « combat de David contre Goliath », motif omniprésent dans l’épopée ; voir ibid., p. 205 et 215.

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L’émotionologie féminine est représentée ici par la reine païenne Bramimonde ou Bramidonie81, qui finit par se convertir sous le nom de Julienne82, se fondant, silencieusement, passivement, dans une immortalité relevant, implicitement, de la doxa du christianisme invincible. Penser par personnages : du roi au supplicié Plus que les camps, ce sont les idéaux – mis à jour – qui s’affrontent. À travers une histoire riche en enseignements aussi bien qu’en contradictions, les personnages présentifient des valeurs autrement impensables dans leurs conséquences possibles : La longueur de l’épopée, et son apparente gratuité, sont en réalité un raccourci extraordinaire. Penser par personnages plutôt que par concepts, c’est se donner des attitudes complexes (alors que des concepts sont forcément univoques), et se permettre d’être débordé par la logique de ces attitudes et des comportements qu’elles entraînent83.

Parmi ces « attitudes complexes », l’une des plus fascinantes est celle induite par le personnage qui donne son nom et son éclat au cycle épique : Charlemagne. Prévisiblement, l’épopée commence et finit avec l’image du roi victorieux84. Or, sa première victoire est d’ordre psychologique : elle est le fruit d’un effort soutenu de régner sur ses propres émotions. D’une admiration  muette, mais éloquente, le conteur salue la maîtrise de soi que révèle le souverain lorsqu’il se confronte au défi de la guerre imminente85. L’insistance sur les moindres gestes 81  Selon H.-E. Keller, le premier nom désignerait une « gueularde », le second une personne « capable de crier très fort », les deux signifiants renvoyant donc à un personnage peu sympathique, en principe ; voir ID., « La Conversion de Bramimonde », Olifant, I, 1 (1973), p. 3-22. 82  Le nom « Julienne » s’attache à l’image d’une sainte capable de terroriser le démon ; dans la Légende dorée au moins, elle le frappe « très durement avec la chaîne qui lui servait de lien » et le jette « dans une latrine » après l’avoir torturé à la façon d’un persécuteur barbare… Ce prélude démoniaque apprête la voie à ses propres supplices, qui la transforment en une victime effroyable, prompte à épouvanter, du regard, le diable pitoyablement fuyant. Voir Jacques de Voragine, Sainte Julienne, La Légende dorée, tome I, éd. cit., p. 208-209. 83 F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 560. 84  L’image n’est pas toujours univoque, relevant d’une forme de pensée tolérant les contradictions : « l’épopée est capable de diffuser le travail intellectuel. Parce qu’il se fait dans le récit, et que le récit passionne les auditeurs, ceux-ci vont suivre eux aussi le raisonnement du texte. Ils vont voir se développer devant eux les positions qu’ils sentent à l’œuvre autour d’eux dans la crise du monde. Obscurément, confusément, ils vont participer à cette réflexion, et l’épopée les mettra à l’unisson des valeurs nouvelles quand elles s’imposeront. D’autant plus facilement qu’il s’agit en effet avec l’épopée toujours de valeurs, jamais d’illustrations de la loi du plus fort. », ibid., p. 353. Charlemagne, en tout cas, gagne sans se révéler le plus fort. 85  Parmi les critiques, l’admiration n’est pas unanime : pour Italo Siciliano, Charlemagne est « un pauvre homme, tendrement aimé, certes, par les siens, mais faible, médiocrement respecté par ses barons, joué par Ganelon, incapable d’imposer sa volonté et d’éviter les désastres qui lui sont dévoilés par les visions divines. », Les Origines des chansons de geste. Théories et discussions, trad. P. Antonetti, Paris, Picard, 1951, p. 116.

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méta-communicationnels suggère que, dans l’émotionologie d’un rex, s’abstenir d’agir conduit à intérioriser le processus actionnel avant de le mettre à l’épreuve des circonstances. En particulier, quand il faut prendre une décision qui risque de peser sur le sort de deux peuples et de deux civilisations, il faut prendre son temps : « li empereres tent ses mains vers Deu, / Baisset sun chef, si cumencet a penser. (L’empereur tend ses mains vers Dieu, baisse la tête et se prend à songer.) »86. C’est un processus délibératif dont l’issue doit advenir via une grâce qui le dépasse87, et qui ne saurait se manifester sans un prélude d’introspection. Typiquement, le roi donne la priorité à sa propre vie intérieure, pour mieux la transcender : il prie et patiente avant de tourner son « fier […] vis »88 vers les interlocuteurs du moment. C’est ainsi qu’il gère, par exemple, sa propre inimitié envers les païens lorsque leur messager propose la réconciliation-par-la-conversion : « li empereres en tint sun chef enclin. / De sa parole ne fut mie hastifs : / Sa custume est qu’il parolet a leisir. (l’empereur garde la tête baissée. Sa parole jamais ne fut hâtive. Telle est sa coutume, il ne parle qu’à son loisir.) »89. Pour gagner du temps, ou pour fournir un support matériel à cette matière à penser dont est faite l’émotion, Charlemagne tâtonne sa moustache et sa barbe90, l’espace d’un silence91, durcissant la charnière entre lui-même et le monde92. 86  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 137-138, p. 12. 87 Face à tous les obstacles « naturels, qu’il soit dans la Chanson de Roland, à Jéricho, ou à la Mer Rouge, Dieu […] rend victorieux ses serviteurs en rendant possible ce qui est impossible. », H. M. Adrien, « La Chanson de Roland ou l’hymne de la fournaise », Olifant, 21, 3-4 (1997), p. 11-40, ici p. 18. 88  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 142, p. 12. 89  Ibid., v. 139-141, p. 12. 90  « L’emperere en tint sun chef enbrunc, / Si duist sa barbe, afaitad sun gernun, / Ne ben ne mal ne respunt sun nevuld. (L’empereur tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, arrange sa moustache, ne fait à son neveu, bonne ou mauvaise, nulle réponse.) », ibid., v. 214-216, p. 18. En termes de technique narrative, « cette expression des sentiments se produit parfois sans vision du dedans. Le caractère primitif des émotions se traduit dans des gestes que le narrateur décrit en focalisation externe. », Aurora Aragon, « Statut et fonctions du narrateur dans la chanson de geste », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome I, op. cit., p. 197-221, ici p. 206. Émotionnellement, l’expression « tenir son chief enbronc » traduit « d’abord la perplexité, la réflexion embarrassée et inquiète. Dans la Chanson de Roland, après avoir entendu le message de Blancandrin, l’empereur, sombre et pensif […], s’interroge et médite en lui-même ! », P. Ménard, « Tenir le chief embronc, crosler le chief, tenir la main a la maissele : trois attitudes de l’ennui dans les chansons de geste du XIIe siècle », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août-2 septembre 1967. Actes et mémoires, op. cit., p. 145-155, ici p. 148. Le geste, épique par excellence, se révèle « le plus riche de sens. Il exprime aussi bien un léger ennui qu’un profond accablement, il traduit aussi bien l’inquiétude que la peur. », ibid., p. 155. 91  Ces détails réalistes sur l’émotivité du roi en situation limite ne sauraient étonner en contexte épique : la chanson de geste, à ses débuts, serait « plus proche des realia » et « met[trait] en place des questionnements sur les drames de la finitude humaine », D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Honoré Champion, 1992, p. 608. 92  Pour Albert Gérard, « cet Empereur bicentenaire, d’un hiératisme quasi-byzantin, défenseur de la foi, personnification de la douce France, vénérablement barbu, […] prend figure de Capétien faiblard et irrésolu, impuissant à dominer le tumulte, lissant pensif et passif sa barbe chenue, laissant à ses barons le soin des grandes décisions politiques et stratégiques. », ID., « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit

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Si son style émotionnel privilégie généralement la retenue93, Charles possède un revers redoutable (et redouté)94 : de temps en temps, après de longues époques de tempérance, le Magne fait éclater son maltalent en tuant. Territorial, imprévisible, Charlemagne est une sorte de grand fauve qu’il vaut mieux ne pas déranger, archétype95 du chef occupé, ou plutôt du dieu foudroyant96. Néanmoins, il n’est pas cruel par nature, mais plutôt par cette culture des émotions que lui impose son rang ; pour Philippe Ménard, c’est la cruauté épique qui colore les colères royales : le comique des coups ou des châtiments a le caractère simple et puissant des grandes pulsions fondamentales inscrites au tréfonds de la nature humaine. Dans les sociétés civilisées les hommes sont contraints de réfréner leurs désirs profonds. Dans les chansons de geste, par l’entremise des personnages de fiction avec lesquels ils s’identifient, ils peuvent assouvir leur agressivité. […] C’est là un rire cruel, Schadenfreude, « le plaisir de voir le dommage d’autrui ». Il faut en prendre son parti et ne pas ramener à nous les siècles passés. La mentalité médiévale était telle. Je crois que les chansons de geste révèlent ces sentiments bien plus que d’autres genres littéraires97.

dans la Chanson de Roland », Le Moyen Âge, 75 (1969), p. 445-465, ici p. 463. Dans cette optique, les tics de Charles seraient les signes d’une maîtrise de soi précaire. 93  « Le souverain Charlemagne est hésitant, partial, mais capable de douloureuses décisions opposées à son affection ; au fond c’est un grand héros tragique, dominé par une destinée contraire à son sentiment : il n’agit de son propre chef – et encore – que contre Baligant. », J. Horrent, « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », Charlemagne et l’épopée romane, Actes du VIIe Congrès International de la Société Rencesvals (Liège, 28 août – 4 septembre 1976), tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 48. 94  Un indice de cette dimension inquiétante est la mimique même de Charlemagne : J. Bédier traduit l’expression « fier […] vis » par « visage […] plein de fierté », mais en ancien français, l’adjectif « fier » est associé avec la dangérosité, fût-elle effroyable ou purement admirable : « terrible, cruel, fort, violent ; se prenait dans un sens favorable et défavorable, en parlant de personne ou de chose », F. Godefroy, op. cit., tome 3, p. 787. 95  Le profil de Charlemagne, reconstruit par J. Stiennon à partir des témoignages historiques les plus pertinents, de nature textuelle aussi bien qu’iconographique, est le plus souvent représenté par une « tête ronde » et un « cou empâté » (sur les deniers frappés après 804 et sur une statuette équestre carolingienne coulée dans le bronze et conservée à présent au musée du Louvre), embellis à souhait par des signes de sa dignité impériale ; « dans ces effigies, l’homme et l’empereur sont indissolublement liés et associés, et la dignité qui se dégage du profil sur les monnaies et du visage sur la statuette nous amène insensiblement à une idéalisation du personnage par le fait même des fonctions éminentes qu’il exerce avec l’autorité que l’on sait. », ID., « L’Iconographie de Charlemagne », Charlemagne et l’épopée romane…, tome I, op. cit., p. 162-165. 96  Charlemagne se doit de sembler immortel : « la tradition épique […] veut éviter de parler de cette mort ; elle ajoute toujours un nouvel exploit, une nouvelle campagne, une nouvelle épopée, ce qui ne surprend pas un public habitué à voir l’empereur comme un vieillard dont le hiératisme cache une belle vigueur et des forces toujours neuves. ». Deux exceptions viennent confirmer la règle : « les épopées qui osent faire allusion à cette mort – le Couronnement de Louis (d’après le manuscrit D) et accessoirement Anséis de Carthage – tout en signalant rapidement son décès – gardent à Charles une présence physique sur terre : il n’est pas l’intercesseur – le saint – que l’on invoque, ni le mort sur la tombe duquel l’on se recueille ou pour le repos duquel l’on doit prier ; il reste l’empereur siégeant sur son trône, prêt à se battre. », J. Subrenat, « Sur la mort de l’empereur Charles », Charlemagne et l’épopée romane, tome I, op. cit., p. 205-213, ici p. 212-213. 97 P. Ménard, « Humour, ironie, dérision dans les chansons de geste », art. cit., p. 216.

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L’empereur adhère à une norme émotionnelle implicite – rira bien qui rira / pleurera le dernier – légitimant la vengeance meurtrière au point d’y voir son « devoir le plus urgent »98, une fois que les pairs sont trépassés. Pour y œuvrer, il recourt aussitôt au scénario rituel de l’Ordo commendationis animae99, dont il se sert pour canaliser ses pulsions les plus sombres. Une juste colère100 (quasiment divine) vient couronner (ou ébranler ?) sa conduite affective équilibrée. Malgré le traitement politiquement correct de la furie – sciemment cultivée dans une monarchie de droit divin – les conseillers de la cour ne sont pas prêts à approuver les déferlements sentimentaux de Charlemagne : il mène son deuil101 si désespérément (tout en restant respectueux de la coutume anthropologique et littéraire)102, qu’un baron lui conseille de tempérer ses émois : « Ceste dolor ne

98  En effet, ce devoir passe « avant le planctus et les funérailles », d’autant plus que la vengeance de l’empereur est autorisée, voire soutenue et précipitée par Dieu, qui « arrête le soleil, prolonge la soirée et retarde la tombée de la nuit jusqu’à ce que tous les Sarrasins en fuite, rejoints par les Francs, soient exterminés au passage de l’Èbre. », comme le rappelle J. Roumailhac, « Le Perron fendu de Roncevaux », art.  cit., p.  472. C’est alors, d’ailleurs, que l’ange exterminateur assure Charlemagne de l’accord de Dieu – comme pour désambiguïser tous ces signes déjà parlants. 99  Voir J.  de Caluwé, « La Prière épique dans les plus anciennes chansons de geste », Olifant, 4, 1 (1976), p. 4-20, ici p. 10 : « La grâce que [Charlemagne] demande, dès le second hémistiche du premier vers, est matérielle : c’est une victoire éclatante qui lui permettra de venger son neveu. Et cette grâce, il l’obtiendra réellement. Ainsi, le rapport entre cette prière et l’Ordo commendationis animae, s’il reste évident au niveau de la forme, ne se justifie-t-il plus pour le fond et, à ce point de vue déjà, la prière de Charlemagne paraît plus proche du credo épique proprement dit que la prière de Roland. ». Sur ce point, la note 40 (ibid., p. 10) introduit une distinction intéressante : « On peut toutefois noter l’emploi du verbe “orer” (v. 3110) plutôt que “prier”, ce qui semblerait indiquer que les rapports de Charlemagne à Dieu ne se placent pas sur le plan de la requête traditionnelle, mais plutôt sur celui de la grâce. ». Venger gracieusement semble être la spécialité de l’orant Charlemagne. 100  Dans un article consacré à l’actualité de la recherche portant sur les affects appréhendés en diachronie, la colère était évoquée pour illustrer la persistance d’une attitude émotionnelle codifiée dans la longue durée ; voir Nicolas Journet, « Extension du domaine des émotions », Sciences Humaines, numéro spécial 20 ans, 1990-2010, « Le Basculement des idées », 222 (2011), consulté le 27 août 2017 sur le portail de la publication, http://www.scienceshumaines.com/. 101  Dans la Chanson de Roland, le deuil acquiert aussi une dimension cosmique : « La tellurique terreur qui marque la représentation rolandienne du definement » se ressource à « ce vaste corpus de textes qui, d’Ésaïe à Jean, n’a cessé d’enrichir la conception sismique de l’heure du Jugement. Nourri de longues traditions nouées aux plus anciens rapports de l’homme au monde, le deuil de Roland superpose ainsi l’imaginaire boréal de l’obscurcissement à l’imaginaire méditerranéen du séisme. », A. Labbé, « Segles feniz. L’angoisse eschatologique dans la Chanson de Roland et dans Girart de Roussillon », art. cit., p. 302. 102 Formellement parlant, ce deuil n’est pas insolite ; il recycle des motifs traditionnels relevant de ce script émotionnel, en particulier l’usage du « thème ubi est, qui forme l’essentiel du planctus de Charles sur les morts de Roncevaux, vers 2399 et suiv. » ; ce thème est amplifié à loisir, puisque, selon le décompte de P. Zumthor, « l’empereur l’applique successivement à 24 personnages : le premier (Roland) est désigné par son titre familial, bels niés ; les onze suivants par leurs prénoms ; les douze derniers collectivement : li XII pers. », ID., « Étude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », art.  cit., p. 226.

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demenez tant fort ! (Ne vous livrez pas si entièrement à cette douleur !) »103. Pour retrouver sa paix intérieure, il se sent alors obligé (!) de massacrer les païens et les « mauvais chrétiens » de son camp ; une autorité justicière ne saurait se laisser apitoyer, car Charles n’est pas un simple oncle regrettant son neveu104, mais bien un empereur privé du soutien le plus ferme de son empire…105 Aussi met-il en marche les rouages de l’absolutisme royal pour rétablir l’équilibre dans sa vie et dans celle de son royaume. Sans la moindre hésitation, le Magne fait exécuter non seulement Ganelon – en traître des Francs autant que des chrétiens106– mais aussi trente membres du lignage de celui-ci, dans un procès tristement exemplaire pour l’arbitraire107 de la justice médiévale d’inspiration carolingienne…108 Le lecteur est invité à embrasser 103  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2946, p. 222. 104  Charlemagne ne se montre pas toujours aussi affectionné comme oncle : lorsque Ganelon, envoyé en mission diplomatique (sans retour), évoque le sort de son propre fils, Baudouin, le roi reproche à son interlocuteur son « trop […] tendre cœr » (v. 317) et scelle sa décision mortifère ; sur ce point, voir Andrea FassÒ, « Roland est sage et Charlemagne injuste », L’Épopée romane, Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome I, op. cit., p. 499-507, p. 502 : « Et sur Baudouin ? Rien du tout. Pourtant c’est son neveu, exactement comme Roland. Le moins que l’on puisse dire est que sa conduite est partiale. Pis encore : elle est inique. » . 105 P. Haidu le remarque pertinemment, en opposant l’horizon d’attente moderne à celui du public des épopées médiévales : « Si Roland est bien nommé sur l’isotopie avunculaire qui le relie à l’énonciateur, le syntagme caractérisateur qui accompagne cette désignation l’identifie plutôt à un autre rôle (employant ce terme dans son sens sémiotique technique) : il s’agit peut-être plus du strategos de l’empereur que de son neveu. Cette caractérisation répond précisément aux considérations qu’exprime Charles plus que les relations familiales qui, à vrai dire, font plus appel à notre propre sentimentalité. En fait Charles est surtout préoccupé par l’isotopie militaire et politique. Sa force et sa joie décroîtront ; son onur – non seulement son honneur, comme nous dirions, mais le champ de ses activités politiques – restera sans soutien, car parmi ses relations pas un seul de ses amis ni de ses parents n’est aussi preux que Roland (laisse 207). », ID., « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 115. 106  Le baron est traité de « fel » ou de « felun », au même titre que les ennemis de la foi : « Cette injure est particulièrement intéressante car on peut y trouver une double évolution : dans la perspective féodale, il marque le non respect du code vassalique ; dans la perspective religieuse, il désignera l’Infidèle. On peut s’interroger sur les fondements de cette double exclusion. », C. Bercovi-Huard, « L’Exclusion du Sarrasin dans la Chanson de Roland… », art. cit., http://books.openedition.org/pup/3225. 107 J.-C. Vallecalle propose une vision différente du procès, qui met en lumière l’aspect largement collectif du tribunal  de Ganelon :  « Pour juger une trahison qui affecte l’ensemble de la chrétienté, et la cause même de Dieu, ce n’est pas trop d’une assemblée venue de tout l’empire, de la Bavière à la Bretagne. Ainsi, dans l’épopée comme dans la vie réelle, les sentences graves et les grandes décisions sont prises en commun par le souverain et par ses barons. », Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 477 ; nous ne saurions voir dans ce cadre social élargi plus qu’un indice de l’hégémonie du pouvoir royal, qui finit par imposer sa vendetta tout en manipulant les codes et autorités juridiques à sa disposition. Le lecteur attentif aura sans doute remarqué que la majorité penche pour la cause de Ganelon, au commencement de cette démarche prétendument justicière. 108  Nous ne suivons pas sur ce point l’avis de P. Haidu, pour qui « le procès de Ganelon ne fait pas que régler un cas au passé, il crée une nouvelle loi, un nouvel ordre, un nouveau système de justice, une nouvelle polity (organisation générale de la société autour de principes politiques). », ibid., p. 121. Charlemagne nous semble tout simplement s’identifier ici au rôle d’un vengeur prompt à embrasser l’émotionologie ancienne de la loi du talion.

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cette partialité sans détour ; sensible aux enjeux empathiques de tout duel épique, Marguerite Rossi signale à juste titre que le duel, bien qu’il constitue dans la réalité une procédure de preuve, et conserve ce caractère dans les chansons de geste, dont le réalisme est extrême en matière juridique, n’est pas destiné à révéler aux lecteurs ou aux auditeurs le véritable responsable d’un forfait dont l’auteur serait inconnu avant la preuve. Au contraire, partout le duel est précédé d’un récit parfaitement explicite qui ne laisse aucun doute sur la culpabilité ou l’innocence des champions en présence. Le public est donc d’avance invité à prendre le parti de l’innocent et il souhaitera la vengeance et le châtiment du crime commis, blâmera tous ceux qui, par intérêt personnel ou par lâcheté, feront obstacle à cette issue. Le duel n’est donc pas une péripétie dramatique sous-tendue par l’intérêt de curiosité ; il est essentiellement démonstration morale et accomplissement de l’œuvre de justice109.

La démonstration est éclatante dans la Chanson : la justice de Charlemagne s’inscrit explicitement à même le paysage, comme pour lui apposer une signature susceptible de clore le débat. En effet, c’est seulement quand le sang rougit l’herbe verte110 que « esclargiez est la sue grant ire. ([il est] apaisé [,] son grand courroux.) »111. Il y a derrière ce détonnement royal112 une véritable physique du maltalent, qui se sert de la curia regis pour verser le sang au nom du sang versé. Martin Gosman le rappelle pertinemment : Depuis le début du XIe siècle l’hommage prêté au roi impliquait, en cas de conflits entre vassaux, le recours exclusif à la curia regis, instance réunissant lors des grandes

109  EAD., « Le Duel Judiciaire dans les chansons du cycle carolingien… », art. cit., p. 947. 110  Il s’agit d’un réseau de motifs épiques : « le sang est celui des blessures, infligées ou reçues. Dans le premier cas le motif s’intègre dans le thème de la bataille (105, 125), dans le second c’est le motif du combattant blessé (134 Roland 148 Olivier, 250 Naimes, 286 Thierry, 289 Ganelon). Dans ce motif du sang de blessure, le sang est perçu comme coulant, d’où la notation du lieu, par exemple sur l’erbe verte (vv. 1658, 3453, 3972, cf. v. 3925). », André Crépin, « Formule, motif et thème : la clarté dans la Chanson de Roland », Charlemagne et l’épopée romane…, op. cit., tome II, p. 345-358, ici p. 351. J.-C. Payen parle de l’association fréquente, dans la Chanson, de l’herbe et de la mort, qui reposerait sur une chromatique éloquente dans la poésie universelle ; voir ID., « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 231. 111  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3989, p. 345-358, ici p. 302. 112  Cette tempête d’émotions négatives viserait à l’« extermination du mal en la personne du traître Ganelon », M. Rossi, « Le Duel Judiciaire dans les chansons du cycle carolingien… », art. cit., p. 958. Dans cette radicalisation qui précipite le dénouement, le roi fait fusionner une justice parasociale, relevant de la communion justicière avec Dieu, et une autre, d’ordre social ; ce n’est pas une situation confortable pour les conteurs : « Toutes les œuvres sont en fait embarrassées par la condition royale, parce que celle-ci est le lieu d’une contradiction qui paraît insurmontable, […] le roi est fait par le sacre, par l’élection et l’onction divines, mais il est aussi ou d’abord le premier des nobles, dont il partage le genus, c’est-à-dire à la fois l’ascendance sociale (le lignage) et l’ardeur impétueuse. À cette dualité se superpose une autre, qui la recouvre très partiellement : celle qui distingue la personne et la fonction, et qui aboutira, à la Renaissance, à la théorie des deux Corps du roi en vertu de laquelle le roi Charles I d’Angleterre pourra être exécuté au nom du roi. », D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, op. cit., p. 604.

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occasions la plupart des grands barons et prélats. Dès le Roland les épopées parlent presqu’exclusivement de cette curia-là113.

Au-delà de tout encadrement familial, c’est bien un conflit entre vassaux royaux que la Chanson met en scène, en jouant sur les hostilités entre le capitaine et son parâtre. Lors du procès, « il est éminemment significatif que les barons ne se sentent point tenus d’épouser la cause du roi », qui leur enjoint de « juger le dreit » dans une situation où « les droits et les torts sont également répartis entre Roland et Ganelon » ; au fond, malgré son pouvoir de tuer ou d’épargner, l’empereur « ne jouit d’aucun privilège judiciaire sur son grand vassal »114, comme le fait remarquer Albert Gérard. Cette situation particulièrement contraignante115 est de nature à exacerber les affects déjà perturbés de l’empereur, lui permettant de recouvrer, par un rituel propre à résoudre socialement un conflit intime, cette domination paisible de soi et des autres qui distingue son régime émotionnel. C’est l’esclarcie d’un nouveau jour dans la météo de l’Histoire, où la sérénité – pas plus que la guerre – ne saurait amener la paix. Une distillation onirique prépare, chez l’empereur, les grands gestes et les grandes effusions116 : c’est en dormant qu’il élabore et approfondit ses émotions, pour en tirer un enseignement cognitif et une motivation actionnelle. Le personnel animal qui le visite dans ses rêves – ours et léopards, et surtout le veltres (chien de chasse)117 – est une traduction pré-consciente (ou divine118 !) de l’intuition du danger119. Mais Charlemagne préfère ne pas se fier à ce genre de traduction au 113 M. Gosman, « Rex Franciae, Rex Francorum : la chanson de geste et la propagande de la royauté », art. cit., p. 458. 114 A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon… », art. cit., p. 458-459. 115 En effet, le roi « sort ici de son rôle d’arbitre, étant aussi et essentiellement plaignant » ; voir M. Rossi, « Le Duel Judiciaire dans les chansons du cycle carolingien… », art. cit., p. 948. Aux yeux de l’auteure, c’est « pour se ranger du côté du bon droit » que Charlemagne agit ainsi – sans abuser de son pouvoir : « Les circonstances, et la place du roi dans la collectivité féodale sont telles que, pour l’accomplissement de l’œuvre de justice, l’intervention d’un vassal héroïque est nécessaire, d’un vassal qui fera ce que le roi ne saurait faire ni obtenir de ses autres barons. », ibid., p. 950. 116  Par ailleurs, une « esthétique de l’hyperbole » sous-tendrait les emplois formulaires de l’adjectif « grant » dans la Chanson ;  « c’est bien d’intensification qu’il s’agit, intensification des sèmes  […] de force et de violence qui  […] peuvent être considérés comme des virtuèmes. »,  Charles Brucker, « Lexique et rhétorique : la qualification adjectivale dans l’épopée du XIIe siècle (de la Chanson de Roland au Rolandslied) », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome I, op. cit., p. 313-332, ici p. 317. 117  Cette bête de rêve « est la figure même de la fidélité et de la noblesse. […] Il doit à cet égard être distingué du nom générique de chien, qui, pour sa part, est volontiers associé au porc et comme tel rangé dans la catégorie des animaux immondes. », J. Ribard, Du Mythique au mystique…, op. cit., chap. « La Chanson de Roland : aspects symboliques », p. 31. 118  En effet, Charlemagne reconnaît dans sa fable onirique « un’avisiun d’angele (une vision […] de par un ange) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 836, p. 66. 119  Si le lecteur moderne peut interpréter les rêves comme des phases du travail émotionnel humain, leur pertinence est le plus souvent d’ordre théologique pour le personnel de l’épopée médiévale : « les révélations oniriques sont plutôt le privilège des héros chrétiens. C’est que le songe, malgré son caractère

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moment où il prend une décision majeure comme celle de confier l’arrière-garde de son armée à Roland120. Réaliste tout en restant mystique, lucide malgré les nébuleuses de la nuit121, il délibère dans la compagnie de ses nobles conseillers122, et se borne à mesurer rétrospectivement, après la délibération, tout le poids de l’avenir à l’aune (animale) du rêve123. Et l’avenir est infléchi par Ganelon, que Charles appelle, en public, « vifs diables »124, tout en acceptant sa proposition. Un roi doit, encore et encore, régner sur ses émotions125, ce qui revient ici à se contenter d’insulter au lieu de frapper, de pleurer en jouant avec sa barbe126, et de suivre le conseil d’un baron, quand il n’y a aucune raison officielle de le rejeter. mystérieux, est tenu pour une information que Dieu envoie à ses serviteurs, et c’est pourquoi il entretient d’étroits rapports avec la vision angélique. Il se présente certes comme un message sans messager, et dont on ne perçoit pas, d’ordinaire, la source de manière distincte. Mais personne, dans le monde épique, n’a de réelle incertitude à son sujet, et on l’attribue unanimement à la faveur divine. », J.-C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 71. 120  Ici, comme le signale A. Burger, le roi n’a simplement pas « les moyens d’imposer sa volonté à ses grands vassaux : comment pourrait-il faire arrêter l’un d’entre eux, suivi de ses fidèles (laisse XXVII), sur la foi d’un songe et sur un simple soupçon ? Plus tard, quand éclatera le son du cor, la trahison sera évidente pour tous et Charles pourra faire arrêter le traître. Pour le moment, il ne peut que manifester son irritation. », Turold, poète de la fidélité, op. cit., p. 125-126. 121  La fatalité est déjà enclenchée, et les deux logiques se révèlent aussi incompatibles que les régimes diurne et nocturne du vécu humain, comme le montre R. Pensom : « The movement from this obscure drama of oneiric emblems to the conflicts of waking reality shows us fully the dilemma of the king. Forewarned, he is unable to change the course of events since a private vision is no proper foundation for a constitutional decision. The poet represents the opposition between the world of oneiric foreboding and the world of conscious action in the opposition of day and night. », ID., Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 107-108. 122  Sur « les sentiments d’un auditoire […] transformé en un personnage multiple », sur la haute fréquence (52 occurrences en 4000 vers) du discours collectif dans la Chanson, voir Alexandre Micha, « Le Discours collectif dans l’épopée et dans le roman », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier par ses collègues, ses élèves et ses amis, Genève, Droz, tome II, 1970, p. 811-821, ici p. 812. 123  Pour D. D. R. Owen, tous les rêves d’animaux ne se ressemblent pas ; le dernier, en particulier, serait maladroitement inséré dans le montage textuel, comme pour masquer la transition entre la Chanson de Roland et l’épisode – prétendument interpolé – de Baligant. Pour le chercheur écossais, Turoldus n’est qu’un continuateur-imitateur, suffisamment habile pour plagier le style du vrai auteur de l’épopée. Plus les animaux sont nombreux et monstrueux, plus la dernière partie du poème tranche sur le reste, telle une caricature involontaire… ou un « simple plagiarism ». Voir ID., « Charlemagne’s Dreams, Baligant and Turoldus », Zeitschrift für romanische Philologie, 87 (1971), p. 197-208, ici p. 201-205. 124  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 746, p. 58. Marianne Cramer Vos le rappelle fort à propos : étymologiquement, le diable remonte au grec διάβολος, qui dénote le « calomniateur, celui qui calomnie (fonction primaire de Ganelon envers Roland). », EAD., « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », Charlemagne et l’épopée romane, op. cit., p. 577-594, ici p. 583, note 2. 125 Roi et héros se distinguent, en effet, par une haute dose de self-control : « It is in this almost constitutional divorce of feelings and acts that the ideological superiority of Roland and Charlemagne is to be found. », R. Pensom, Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 109. 126  Le roi « tient la tête baissée », « lisse sa barbe », « tire sa moustache », « pleure » et laisse Roland aller à Roncevaux. C’est la laisse LXI qui brosse le tableau émotionnel (ou clinique ?) de sa réaction devant la proposition de Ganelon, La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 771-773, p. 60 et 61.

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De son côté, le baron Ganelon est un sentimental de la hargne. S’il trahit127, ce n’est pas par faiblesse128, mais plutôt par un sens rancunier de la justice129. Certes, Charlemagne se passe de nuances, dans son diagnostic mystique130 : « El cors vos est entree mortel rage (Au corps vous est entrée une mortelle frénésie) »131. Comme Lucifer132, Ganelon se révèle, en effet, possédé par une nostalgie de paradis perdu133, et cette nostalgie l’arme émotionnellement contre Roland, vu comme un usurpateur affectif : « jo fui en l’ost avoec l’empereür, / Serveie le par feid e par amur. / Rollant sis niés me coillit en haür, / Si me jugat a mort e a dulur / […] / Venget m’en sui, mis n’i ad traïsun. (Seigneurs, je fus à l’armée avec l’empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, son neveu, me prit en haine134 et me condamna à la mort et à la douleur. […] je me suis vengé, 127 A. Berger trouve des circonstances atténuantes pour Ganelon : « Turold l’a conçu comme un sage et vaillant baron, du plus haut rang, beau-frère de l’empereur, victime d’un affront, mais que la haine et le désir de vengeance font glisser dans la trahison. Toutefois, à ses propres yeux, aveuglé qu’il est par cette haine, il n’est pas un traître ; il croit pouvoir rester fidèle à son seigneur, l’empereur, conformément au serment vassalique, tout en tramant avec l’ennemi sa vengeance contre Roland : ne l’a-t-il pas défié publiquement et dans les formes juridiques ? », Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 124. Sur le double sens de la « trahison » dans le Droit coutumier du Moyen Âge (surtout central), impliquant, d’un côté, toute action sournoise et criminelle, de l’autre, une rupture du pacte vassalique, voir aussi A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 454. 128  À ce sujet, nombreux sont les critiques qui soulignent l’audace presque suicidaire dont fait preuve Ganelon lors de l’ambassade auprès de Marsile. J.-L. Picherit pense que cette « témérité » est un dérivé de la haine plutôt que du courage ; voir « Le Silence de Ganelon », art. cit., p. 274. 129  Cette rancune se trouve d’ailleurs canalisée par le système féodal de l’époque ; et le défi de Ganelon à Roland suit « une procédure parfaitement légale et même légaliste. Il dénonce, par trois fois, le lien familial qui l’attache à Roland. Devant Charles qu’il prend à témoin, il défie Roland, puis Roland et les douze pairs. Il en a le droit. Il s’ouvre ainsi la possibilité de se venger de Roland sans forfaire à l’honneur : la mort de Roland sera ce que le XIIIe siècle appellera un beau fait et non un vilain cas. », F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 256, nos italiques. 130  Pour A. Gérard, « le sentiment religieux » qui sous-tend l’épopée est plutôt de nature politique, et ne se révèle jamais « empreint de spiritualité mystique », malgré les interventions miraculeuses de Dieu, le plus souvent reçues comme un dû, dans la logique binaire qui oppose la Croix au Croissant ; voir « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 461. 131  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 747, p. 58. 132 Pour  R. Pensom, qui dégage pertinemment la vision du narrateur, ce serait un Lucifer coupable d’orgueil plutôt que de traîtrise ; voir Literary Technique in the Chanson de Roland, Genève, Droz, 1982, p. 102. Selon Wilfrid Besnardeau, il est « surtout diabolisé (la rage pouvant faire penser à la frénésie des êtres possédés). […] À ce titre, il est un des personnages les plus étranges qui soient : il appartient et n’appartient pas aux deux sociétés à la fois. », Représentations littéraires de l’étranger au XIIe siècle. Des chansons de geste aux premières mises en roman, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 459 et 460. 133  Pour J.-C. Payen, il s’agit d’un paradis féodal historiquement périmé à l’époque du Roland d’Oxford : « l’idée de Croisade prévaut désormais sur les conflits entre lignages : Ganelon, nostalgique d’un premier âge féodal en voie de résorption, ne l’a pas encore compris, ce qui fait de lui un personnage un peu anachronique à une époque où l’Église prêche la paix de Dieu et l’union de tous les barons chrétiens contre l’Islam. », ID., « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 228. 134  Pour une interprétation psychanalytique attentive aux nuances du texte, voir G.  J. Brault, « Le Portrait des Sarrasins dans les chansons de geste, image projective ? », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome I, op. cit., p. 301-311, ici p. 303-304.

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mais ce ne fut pas trahison.) »135. Sa version de l’histoire n’est nullement nourrie par la culpabilité : Ganelon, tout comme Roland, a « bonne conscience », ayant respecté, comme lui, le « code de l’honneur traditionnel »136 ; en tant que sujet, il reste capable d’investir un récit, une représentation, une vision de soi-même137, et sa cause semble l’emporter, pour un moment, sur celle du roi, qui, au début, manque visiblement de défenseurs. Par ailleurs, il est révélateur que Ganelon n’assume pas, en public, son propre lien avec Roland, mais qu’il identifie son beau-fils en le rapportant au médiateur – suzerain (et en le désignant comme le niés de Charles). Son émotionologie dominante n’est pas de nature essentiellement familiale138, même si, au seuil de la mort, il sait prendre congé, fort convenablement et responsablement, de sa femme et de son fils Baudouin (beau-frère de Roland), en réglant la question de l’héritage. Ses valeurs émotionnelles, épousant la convoitise du butin139 – auri sacra fames – citée par Virgile dans l’Énéide (3, 57), et l’envie mortifère qui en 135  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3769-3772 et 3778, p. 284-286. 136 A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art.  cit., p. 452-454. 137  Selon Katherine Kong, c’est au tournant du XIe siècle qu’une certaine autonomie dans la construction d’une image de soi commence à se faire sentir ; sur ce point, la chercheuse rapproche l’épopée du lai. Sans être strictement contemporains, Ganelon et Lanval partageraient une particularité psychique : « they provide models of a culpable, self-interpellating subject, each calling into existence his own subjectivity, assessing his intentions and guilt in his own terms. », EAD., « Guilty as Charged ? Subjectivity and the Law in La Chanson de Roland and Lanval », Essays in Medieval Studies, 17 (2000), p. 35-47, ici p. 45. 138  Il n’hésite pas, par exemple, à faire, devant tout le monde, une déclaration de désamour à Roland : « Jo ne vus aim nient. ( Je ne vous aime point.) », ibid., v. 306, p. 24. De plus, il lui adresse un qualificatif qui détonne : « bricon ». J.-L. Picherit remarque que « l’invective portée contre Roland est beaucoup plus désobligeante que celle portée contre Marsile qui, lui, de toute façon, est l’Ennemi juré. Le rapprochement de ces deux traits permet de mesurer dans toute son ampleur la teneur de l’insulte de Ganelon. », ID., « Le Silence de Ganelon », art. cit., p. 266. 139  Pour Leslie C. Brook, le vers 3758 orienterait la lecture vers une rivalité matérielle – « en or e en aveir »  –  entre Ganelon et Roland, aux dépens des pulsions œdipiennes impliquées : « Le ressort de l’action, c’est bien ce jeu psychologique entre Roland et son parastre, qui font tout de suite preuve d’une relation pleine de tension, qui n’attendait que l’occasion d’éclater et de brouiller fatalement ces deux personnages. Et ayant eu soin de représenter cette antipathie en partant de son état latent, pour ainsi dire, et non de l’expliquer par quelque méfait dans le passé, l’introduction au vers 3758 d’une histoire d’argent ou de biens nous semble assez maladroite. C’est expliquer par une raison quelque chose qui avait été, par son imprécision même, plus émouvant et plus puissant. », EAD., « Le Forfait de Roland dans le procès de Ganelon : encore un vers obscur de la Chanson de Roland », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août – 2 septembre 1967. Actes et mémoires, op. cit., p. 120-128, ici p. 123. Il plaide donc pour le sens figuré de l’expression « en or e en aveir » : « l’idée de réputation et de valeur », rappelant la connotation de l’expression proche « ne pas valoir quatre deniers » dans la Chanson, ibid., p. 127 ; Jean Frappier et Erich Köhler acceptent cette interprétation seulement dans la mesure où le sens propre de possessions matérielles est maintenu. Ceci ne va pas contre la thèse de L. C. Brook, qui soutient que « or et aveir serait à la fois ce qu’on possède et la gloire qui en découle », loc. cit. Les deux chercheurs rappellent, dans la discussion qui s’ensuit, que le fief, dont Roland est dépourvu, est une pomme de discorde possible. Winifred Mary Hackett conclut : « l’accusation de Ganelon, à savoir que Roland convoite ses biens, paraît justifiée. », ibid., Discussions, p. 128.

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découle140, semblent plutôt se cristalliser autour d’une conception individualiste de la vie et de la survie141, dont les soubassements relèvent d’une identité qui refuse de se couler dans le moule général de l’intersubjectivité142. Par ailleurs, le style émotionnel de Ganelon n’est pas trop différent de celui de Charles : le visage du rénégat renvoie, textuellement, à celui de son roi (« mult fier […] lu visage »143), et toute sa personne dégage un genre de beauté virile144 qui n’échappe pas à l’admiration du public145. Ganelon aussi préfère murmurer, endurer, et se méfier, pour gagner du temps et de la contenance. Son contrôle des émotions le recommande, justement, comme l’homme le

140  Pour une démonstration de la thèse de la jalousie matérialiste de Ganelon comme mobile du crime perpétré contre ce Roland qui sorfist autant qu’il forfist, se réservant à chaque combat la part du lion, voir l’article de T. Atkinson Jenkins, « Why Did Ganelon Hate Roland ? », Publications of the Modern Language Association of America, 36 (1921), p. 119-133, ici p. 129-130 et 132. 141 Pour  J. Maurice, la politique individualiste de Ganelon tranche sur celle de l’épopée dans son ensemble : « En fait, c’est un jouisseur qui a peur de mourir – cf. v. 329-330), qui a le goût du repos (cf. v. 600), qui sait le prix du bonheur domestique (cf. v. 361-364) et ne dédaigne pas les biens matériels (cf. v. 518-519). En acceptant les cadeaux des Sarrazins, Ganelon ne porte pas seulement l’odieux à son comble, rendant quasi certaine la réaction de rejet des auditeurs-lecteurs ; il leur révèle le fond de son personnage, qui accorde la priorité aux délices de l’existence terrestre. En contravention flagrante avec des valeurs épiques aussi fondamentales que le sacrifice à l’intérêt général et l’écoute des exigences célestes, Ganelon ne peut qu’être rejeté par la chanson de geste, il ne peut que trahir. », La Chanson de Roland, op. cit., p. 92. 142  Nous embrassons, sur ce point, la vision de K. Kong sur le climat émotionologique dominant et sur l’exception Ganelon : « In the categories of injury and guilt, identity is intersubjective, shared along lines of parenté, sanguinity, agreement, and community. Ganelon, however, insists on the individual – and it is perhaps this claim that most marks him as culpable. », EAD., « Guilty as Charged ?… », art. cit., p. 40. Seulement, la différence n’engendre pas une culpabilité assumée comme telle. 143  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 283, p. 22. Theo Venckeleer le rappelle pertinemment : « Fier remonte à FERUS qui veut dire redoutable. […] L’examen des contextes directs nous apprend que […] fier qualifie des animaux (cheval v. 1879, lion vv. 2550 et 1888), des aspects extérieurs de l’homme (vis vv. 142, 895, visage vv. 283, 1640, 3161, regard v. 2802), le comportement (contenance vv. 118, 3086) et également le curage (v. 256). », ID., « Analyse syntagmatique et signification : caractères ou qualités objectives dans le Roland ? », Charlemagne et l’épopée romane…, op. cit., tome II, p. 521-527, ici p. 525. 144  Ce genre de beauté rapproche Ganelon de Roland ; sur la pertinence du parallèle implicite que propose la Chanson, à travers les portraits similaires, mais différemment contextualisés des vers 1159 et 3763-3764, voir P. Leverage, Reception and Memory. A Cognitive Approach to the Chansons de Geste, op. cit., p. 288-289. Par ailleurs, selon C. Brucker, « Lexique et rhétorique : la qualification adjectivale dans l’épopée du XIIe siècle (de la Chanson de Roland au Rolandslied) », art. cit., p. 319, la beauté dans la Chanson est « un attribut plutôt masculin », à « connotation militaire ». 145  Il est pertinent d’évoquer ici l’évolution ultérieure de Ganelon vers cette « sinistre grandeur » qu’il atteint, par exemple, dans le Carmen de traducione Guenonis, du XIIIe siècle, dont il devient le triste protagoniste ; voir J.-Y. Tilliette, « La Triple mort de Roland. L’épisode de Roncevaux dans l’épopée latine du Moyen Âge », art. cit., p. 283-287.

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II. L’homme devant Dieu

plus sage146 – le plus savant dans l’art du refoulement147 – de tout le barnage de Charles, et le seul en mesure d’accomplir une mission diplomatique148 : « Dient Franceis : “Car il le poet ben faire. / Se lui lessez, n’i trametrez plus saive”. (les Français disent : “Certes il est homme à le faire ; lui écarté, vous n’enverrez pas un plus sage”.) »149. Cette image est, d’ailleurs, promue par Ganelon lui-même, qui considère les conseils belliqueux de Roland comme un signe de folie, et recommande à tous de s’en tenir aux sages150 – un parti qu’il représente volontiers151 – et malencontreusement, dans le contexte du totalitarisme ambiant. En effet, le milieu de l’épopée est teint de cette culture du martyre qui implique, comme l’observe Jean-Charles Payen, une conception totalitaire de l’homme (car totalitaire est toute idéologie qui sacrifie l’individu à l’expansion du groupe). L’individualisme, dans la Chanson de Roland, est sans doute illusoire, ou plutôt, on confond individualisme et culte du héros. L’individualiste, c’est Ganelon, donc celui qui ne joue pas le jeu, et qu’il faut éliminer152.

Dans cette perspective résolument moderne, que le texte ne désamorce pas, la suppression devient une façon de distinguer le personnage – en lui faisant incarner une alternative (relativement) raisonnable.

146  Pour J.-L. Picherit, « Ganelon […] n’est pas démuni de tout attrait. Il est de par son mariage et ses origines un des grands seigneurs de l’armée de Charles. Son port et son maintien attestent son rang. Ganelon est sage, nous dit le poète ; et cette sagesse doit se mettre particulièrement en évidence lorsque la présence de Roland n’est pas là pour la contrarier. Ces quelques traits sont bien l’apanage du diplomate de toute époque. Ganelon apparaît donc comme le personnage le mieux doté pour mener à bien la négociation. », ID., « Le Silence de Ganelon », art. cit., p. 269. 147  Le « grant saveir » de Ganelon est une question d’expérience, de self-control et de subtilité, autant que de versatilité ; voir Tony Hunt, « Roland’s “vermeille pume” », Olifant, 7 (1979-1980), p. 203. 148  Dans son ambassade auprès de Marsile, Ganelon fait preuve d’une intelligence émotionnelle bien accordée au but et à la situation : « Il veut accomplir scrupuleusement sa mission et transmettre à Marsile l’ultimatum de l’empereur. Dans une telle ambassade, les provocations sont de rigueur. […] Les insolences sont un élément constant et nécessaire du motif : il sera donc insolent. Mais, déjà d’accord avec Blancandrin pour faire tuer Roland, il sera, d’une certaine manière, insolent avec modération. », J.-C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 291. 149  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 278-279, p. 22. 150  Ibid., v. 229, p. 18. 151  Sur le paradoxe roman d’une sagesse à valeur péjorative, voir Robert L. Kindrick, « The Definition of Wisdom in the Chanson de Roland : Roman and Non-Roman Elements », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome II, op. cit., p. 737-756, ici p. 744-745 et 751. 152 J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 233.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Roland lui-même soutient l’idée que Ganelon est, au fond, un « homme de sens »153 : c’est par là qu’il justifie, à cœur léger154, son choix stratégique155, vite accepté par le roi156, dont il représente non seulement le bras droit, mais aussi, en quelque sorte, le porte-parole autorisé157. Cependant, c’est Roland qui a raison, émotionnellement : l’attitude la plus appropriée à adopter face aux païens n’est pas exactement le pacifisme confiant ; selon Jules Horrent, toute la chanson se construit autour de ce processus délibératif qui fait la part belle aux émotions : Comment Charlemagne mettra-t-il un terme triomphant à la guerre d’Espagne : en s’emparant de Saragosse, le dernier bastion insoumis, par la force, comme le veut Roland, qui se fonde sur l’expérience du passé, ou en recevant favorablement les offres de conversion et de vassalité que lui propose Marsile par la bouche de Blancandrin, et qu’appuient un Ganelon, las de la guerre et de la prouesse de Roland, un Naimes et les Français eux-mêmes ? Le conseil païen tenu à Saragosse a indiqué d’avance qui avait raison, du pacifisme à la motivation diverse de Naimes et de Ganelon, ou du bellicisme de Roland. Le développement subséquent du poème est consacré aux conséquences tragiques et triomphales de la décision de Charlemagne158.

Une ardeur inspirant la clairvoyance politique ne sarait l’emporter, notamment au sein de la cour royale, où la lassitude dicte une trêve de rêve plutôt qu’une évaluation lucide de la situation. La France n’est pas la seule matrice du talent guerrier : comme la mère de Roland est la sœur de Charlemagne, aussi bien que

153  Sur ce point, la pensée de Roland semble nette et honnête : « mai saives hom il deit faire message (mais pour un message il faut un homme de sens) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 294, p. 24. L’arrière-pensée, en revanche, est difficile à apprécier. 154  Cette attitude n’est peut-être pas une façon de promouvoir les mérites de son beau-père, comme le pensent J. Bédier et E. Faral ; J.-C. Vallecalle soutient, en s’appuyant sur les vues de Pierre Le Gentil et Martin de Riquier, que « ce n’est […] pas faire honneur à Ganelon que de proposer son nom. […] Parent du souverain, baron de haut rang, qui a su faire entendre sa voix dans le conseil, celui-ci se voit alors traité comme l’un de ces personnages secondaires que l’on ne craint pas d’exposer au danger. Comment ne se sentirait-il pas mortellement offensé ? », Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 343. 155  Cependant, l’opinion générale n’est pas forcément favorable à Roland. Thierry lui-même, tout en acceptant un combat judiciaire contre Ganelon, admet la possibilité que Roland ait fait une mauvaise action contre son parâtre : « Que que Rollant a Guenelun forsfesist (Si même Roland eut des torts envers Ganelon) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3827, p. 289-290. 156 A. Burger le remarque à juste titre : Charles se réserve « un droit de veto qu’il exerce par trois fois ; trois fois aussi il presse ses barons de choisir. Quand enfin Roland désigne Ganelon, il se tait et laisse les Français exprimer leur avis. N’en est-ce pas assez pour faire entendre que le silence de Charles est un acquiescement ? S’il avait voulu refuser, c’est immédiatement après la proposition de Roland qu’il aurait dû intervenir. », ID., « Le Rire de Roland », art. cit., p. 10. Ce silence de Charles serait une « fine trouvaille » de l’auteur pour dire l’indicible : de ses deux neveux, le roi préfère Roland à Baudouin, et de ses deux parents proches, il préfère le plus jeune, le plus fougueux, le plus charismatique. 157  Voir J.-L. Picherit, « Le Silence de Ganelon », art. cit., p. 270. 158  ID., « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 49.

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II. L’homme devant Dieu

l’actuelle épouse de Ganelon, une sourde hostilité159 lie les trois hommes, autour d’une femme absente, sœur, mère, épouse – pomme de discorde. Cette hostilité doit éclater, tel « le rire méprisant de Roland »160 ; par une sorte de fatalité psychologique161, elle finit par le faire en entraînant des milliers d’hommes dans son sillage162, sans évincer pour autant les émotions du respect et du compagnonnage chevaleresques. Les victimes pourront ainsi passer pour des vainqueurs dans l’absolu. Comme il fait partie de la génération de Charlemagne, comme son influence parmi les barons est considérable, Ganelon le baron est estimé, dans une certaine mesure, par son fillâtre – qui va jusqu’à proposer de le remplacer dans le camp ennemi. Cette proposition est une tentative de montrer un peu de considération à un membre plus âgé de sa propre famille, et vise, en principe, à une réconciliation163, publique sinon intime. En tout cas, elle pose une équivalence entre les deux héros, que Marianne Cramer Vos trouve profondément justifiée : 159 L.  C. Brook défend ce caractère sourd du conflit latent de Ganelon et Roland : « l’architecture du Roland […] est beaucoup plus belle sans […] quelque raison solide, bien établie, qui donnerait raison à Ganelon pour détester le neveu de Charlemagne et pour s’opposer à lui quand l’occasion se présentait. Du point de vue psychologique et esthétique même, il me semble préférable de beaucoup qu’un antagonisme imprécis, mais tout de même senti, réel et compréhensible entre parastre et fillastre éclate spontanément et terriblement au sujet d’une seule question, au moment où s’ouvre le drame. Et je suis persuadé que c’était avec une telle conviction que le poète nous a présenté Roland et Ganelon au début de son poème. », ID., « Le Forfait de Roland dans le procès de Ganelon : encore un vers obscur de la Chanson de Roland », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août – 2 septembre 1967. Actes et mémoires, op. cit., p. 127-128. 160 Face à la déclaration de « grant ire » du parâtre, « le rire de Roland inflige un démenti cinglant aux propos de Ganelon ; il exprime un doute sur les capacités de ce dernier à réaliser ses projets. », J.L.  Picherit, « Le Silence de Ganelon », art.  cit., p.  273. Sur l’attitude du narrateur par rapport aux hostilités Roland-Ganelon, voir A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 118. 161 A. Burger insiste sur le « choc de deux orgueils » et sur l’« impression de fatalité inexorable » qui se dégage des échanges Roland-Ganelon : « c’est un engrenage que personne ne peut arrêter. Au début, une attitude un peu présomptueuse de Roland qui provoque une dure réplique de Ganelon ; celui-ci l’emporte et Roland ne peut résister à la tentation, le moment venu, de prendre sa revanche ; à son tour Ganelon n’est pas maître de sa colère ; Roland répond en versant l’huile sur le feu, et pour finir éclate son rire méprisant. Cette fois, c’est le geste irréparable, l’affront mortel qui ne se paiera que dans le sang : Ganelon n’a plus qu’à lancer son défi. La tragédie a commencé. », ID., « Le Rire de Roland », art. cit., p. 11. J. Ribard propose de relire cette fatalité à travers le prisme chrétien d’une Providence qui « programme » les combats et leurs issues ; voir Du Mythique au mystique…, op. cit., chap. « La Chanson de Roland : aspects symboliques », p. 36. 162  La nécessité narrative relève de la logique du genre, qui exclut l’imprévisible : « les anticipations de la Chanson de Roland placent l’auditeur à l’intérieur d’un drame dont il ne peut plus se détacher, comme si le poète l’enfermait avec lui, pour qu’il assiste, de connivence avec lui, à l’accomplissement de ces destinées qu’il connaît d’avance. […] Rappels, annonces, transitions lient entre elles les différentes parties d’un récit et compensent le caractère fragmentaire de la récitation. […] Ces artifices professionnels contribuent à lier, en une trinité organique, le jongleur, son récit et son public. Cette trinité existe certes dans les autres genres et à toutes les époques, puisqu’elle est fondamentale dans le fait artistique. Mais elle est infiniment plus concrète, plus présente, plus vivante, plus immédiate dans l’épopée chantée. », J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, op. cit., p. 66. L’auteur insiste sur le caractère lyrique des laisses similaires, en dégageant le « progrès psychologique et dramatique » plutôt que « narratif » de l’épopée ; voir ibid., p. 94-95. 163  D’autre part, cette proposition est un défi, aux yeux de Ganelon, qui la rejette en distendant jusqu’aux liens féodaux qui l’attachent à Roland ; La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 296-299, p. 24.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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En dépit de leur caractérisation diamétralement opposée, Ganelon et Roland restent toujours liés non seulement par des liens familiaux, mais aussi par la ressemblance de leur nature, par leur solitude finale et par leur ultime souffrance. […] Chacun incarne des qualités princières (Roland, bras droit de l’Empereur et même personnage plus important que le Prince Louis, refusé par Aude ; Ganelon, Roi-Ours, Prince du Mal et de la guerre). Chacun est grand baron, doté d’une beauté guerrière extraordinaire164.

Cette « ressemblance de […] nature » crée une certaine solidarité. Ainsi, malgré les éclats de colère qui font sombrer leur relation165, le beau-fils n’aime pas que Ganelon soit traité, devant lui, de traître166 : lorsqu’Olivier lui révèle l’arrivée des troupes ennemies et la volte-face du parâtre167, Roland interdit toute critique : « Mis parrastre168 est, ne voeill que mot en suns. (Il est mon parâtre : je ne veux pas que tu en sonnes mot.) »169. Un tabou170 s’installe ainsi entre les deux amis, réduisant la portée de leur intimité, au seuil d’un mariage censé justement les unir

164  Sur les similarités entre les deux personnages, voir M.  Cramer Vos, « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », art. cit., p. 584. 165  La colère est réciproque, mais se manifeste différemment chez les deux hommes : elle assombrit dès le début le discours de Ganelon, mais ne détone qu’à la fin de la répartie de Roland, créant ainsi un véritable chiasme émotionnel avec le sang-froid ; voir A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 127. 166 Pour F. Goyet, « l’affrontement entre Roland et Ganelon n’est pas un fait de personnes. […] Ce qui s’affronte ici, ce sont deux visions du monde. Les deux personnages sont deux postures, et l’affrontement est politique – comme toujours dans l’épopée. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 257. 167 J.-C. Vallecalle parle du « double jeu d’un homme qui sait tenir aux Sarrasins, en même temps que le langage belliqueux du messager, le langage amical du complice. », Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 294. Pour le lecteur averti, cette complicité ne fait pas de doute : la trahison de Ganelon revêt l’aspect d’un véritable adoubement sarrasin : « par [l]es armes qu’il reçoit, Ganelon devient chevalier sarrasin, donc l’égal d’un véritable étranger. D’ailleurs, la remise de ces présents à haute valeur symbolique s’accompagne de baisers qui rappellent celui que lui a donné Marsile avant de faire venir ses trésors (v. 601-602). Le geste est lourd de sens pour sceller l’union entre les deux partis. […] En acceptant ces baisers, Ganelon s’écarte donc radicalement de la norme et se retrouve marginalisé, d’autant plus que l’imaginaire collectif qui associe Ganelon à Judas ne peut manquer de faire songer à un autre baiser, celui de la trahison. », W. Besnardeau, Représentations littéraires de l’étranger au XIIe siècle. Des chansons de geste aux premières mises en roman, op. cit., p. 452. Qui plus est, il « s’engage sur des reliques à trahir les siens au profit d’hommes d’une autre religion, comme s’il ne craignait plus la malédiction divine qui le menace en raison même de ce qu’exprime le verbe forsfaire : Ganelon, en trahissant, est allé en dehors (fors) du droit et en dehors de sa propre communauté. », loc. cit. 168  Le mot « parrastre » est employé « sans nuance péjorative », comme le remarque J.-L. Picherit, soucieux de remettre en contexte ce vocable trompeur, « Le Silence de Ganelon », art. cit., p. 271. 169  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1026-1027, p. 80. 170  D’après A. Fassò, un code secret – rex-centrique – est à l’œuvre à la cour de Charlemagne, et il joue subtilement dans la vengeance du baron Ganelon : « à travers le désir de paix et la haine envers Roland transparaît le désir de vengeance contre l’empereur. Mais elle doit être ce qu’on appelle en Italie une “vengeance transversale” : on ne peut ni agir ni parler directement contre le roi. Bien plus, on ne peut ne pas en dire du bien.[…] Son éloge est une dénégation freudienne. Après la dénégation, le déplacement : le coupable est [donc] Roland. », ID., « Roland est sage et Charlemagne injuste », art. cit., p. 502-503.

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II. L’homme devant Dieu

par le biais d’une belle sœur. Il est remarquable171 que Roland l’impétueux tempère ainsi Olivier172, quand on sait qu’il commet lui-même ce genre de calomnie, en public, notamment quand il est nommé à l’arrière-garde. Ces contradictions relèvent, selon Eugène Vinaver, d’une logique paratactique défiant la notion de causalité173. Sur le plan de la communication affective, elles révèlent la coexistence de normes distinctes pour des acteurs différents dans des situations similaires. Une telle discrimination pourrait relever d’une prise de conscience de la pertinence respective de deux modèles émotionnels : un Olivier se doit de modérer son langage plus qu’un Roland, afin de rester fidèle à l’image de sagesse souriante qui le distingue et recommande à son ami, responsable à son tour du maintien de son irrréductible ardeur. Il y va d’un double travail émotionnel et de deux codes – l’un coulant, l’autre, inflexible – auxquels les chevaliers chrétiens sont tenus de se rapporter, pour garder leur place dans la communauté des justes vaillants. Par ailleurs, les insultes ne sont pas à bannir du vocabulaire d’un preux, quelque noble qu’il fût174 ; elles représentent de beaux coups assenés sous forme verbale175. Parler « a lei de chevaler » (comme un chevalier doit faire)176, c’est dire ouvertement ce que l’on a à dire, sans ménager ses interlocuteurs. Il est naturel (et culturel !) que Roland use largement de l’invective – Charles le fait aussi – ;

171  Ganelon peut bien être « de put aire » et « cher » au même Roland ; cf. Eugène Vinaver, « La mort de Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 26, 7 (1964), p. 133-143, ici p. 142-143 : Turoldus « évoque et oppose deux réactions de Roland vis-à-vis de Ganelon selon le procédé des développements divergents qui se dérobent à tout effort d’unification. […] Les deux images contradictoires et parallèles des sentiments qui agitent Roland sont l’une et l’autre des projections de sa pensée sur l’écran mobile du récit ; aucune d’elles n’a la prétention d’être la seule à pouvoir traduire la scène, pas plus que la réfraction de la lumière dans un prisme n’a la prétention d’en être l’unique reflet possible. ». 172  Les membres du tandem Roland-Olivier se révèlent curieusement interchangeables du point de vue historique aussi : « Depuis une trentaine d’années, on a multiplié les découvertes et les études concernant les couples de frères qui tantôt s’appellent Olivier et Roland, tantôt Roland et Olivier. », P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 108. L’auteur soutient qu’un changement signifiant a lieu à partir de 1100, quand l’influence de la tradition épique rolandienne impose le nom de Roland, via une version ancienne du poème Girart de Viane. Pour W. G. Van Emden, au contraire, la mode onomastique ne doit rien à Girart ; sur le potentiel polémique de la question, voir ID., « Rolandiana et Oliveriana. Faits et hypothèses », Romania, 92 (1971), p. 507-531. 173  Turoldus « situe la vie interne de l’œuvre hors de toute relation de cause à effet, dans l’ensemble expressif de thèmes juxtaposés qui refusent au moment causal son rôle de moment créateur. », E. Vinaver, « La Mort de Roland », art. cit., p. 136. 174  Il s’agirait d’un motif narratif : celui des « injures avant et après le combat » ; voir J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, op. cit., p. 151. 175  Il convient de rappeler ici, avec Micheline de Combarieu, que « les auteurs épiques nous présentent des personnages qui agissent plutôt qu’ils ne parlent. Aussi, leur joie de se battre s’exprime d’abord par le fait élémentaire qu’on se bat beaucoup dans l’épopée, et que, dans l’ensemble, on ne renâcle pas devant cette perspective. », EAD., « Le Goût de la violence dans l’épopée médiévale », Morale pratique et vie quotidienne dans la littérature française du Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUERMA, 1976, p. 35-68, ici p. 52. 176  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 752, p. 58.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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cependant, ses incartades ont une limite : le linge sale se lave en famille. Comme Olivier n’est que le frère de la fiancée de Roland177, comme il est appelé à jouer le rôle de modérateur auprès de son ami, il ne jouit pas du droit d’insulter Ganelon. Rolandiana : la phobie du martyr L’émotionologie de Roland comprend tout un chapitre consacré au capital honorifique de sa parenté, qu’il tâche de garder pur et rayonnant ; une véritable religion de la Famille  –  reposant sur une « morale propre aux sociétés claniques »178 – colore son refus de sonner le cor : « ne placet Damnedeu / Que mi parent pur meie seient blasmet / Ne France dulce ja cheet en viltet ! (Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et que douce France tombe dans le mépris !) »179. L’obsession des hauts standards à atteindre pour garder la réputation de sa communauté émotionnelle – familiale, chrétienne et française – est le fondement par excellence de la morale de Roland. Ce moule180 se révèle le plus apte à informer son sens de la responsabilité et / ou de l’hégémonie héroïque, comme le suggère Pierre Jonin : pour Roland, la France, « douce » ou non, est chaque fois étroitement associée à sa personne. L’appel du cor serait une déchéance pour lui d’abord, pour la France ensuite. […] Roland précède et la France suit. Elle est son prolongement, presque sa chose181.

Sur ce point, le type de représentativité du neveu se distingue de celui de l’oncle-roi. En effet, Charlemagne se voit plutôt comme le serviteur de ces entités angéliques dont il sait capter la voix, le dessein et l’influence bénéfique pour la 177 F. Goyet l’affirme judicieusement : « le lien de parenté fait que l’honneur de Ganelon est l’honneur de Roland même. Tout ce qu’accomplit l’un des membres du lignage engage tous les autres. On le voit bien lors du procès (lors de tout procès) : l’accusé comparaît entouré des siens, qui se portent garants pour lui : l’honneur de la famille est une extension de l’honneur de chacun – ou celui-ci une part de l’honneur familial. », EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 282. 178  Dans ces sociétés, l’individu « ne se définit pas comme personnalité séparée, mais comme membre d’un groupe ou de plusieurs groupes qui sont, par rapport à lui, concentriques. […] La cellule de base n’est ni l’individu, ni la famille restreinte, mais l’ensemble des descendants d’un même aïeul. », précise A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 447. 179  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1062-1064, p. 82-84. 180  La conduite de Roland serait, par ailleurs, prédéterminée par le moule textuel de la « geste », comme le suggère Brady Earnhart, en interprétant l’engagement narratif du héros – « “Deus me confondet se la geste en desment” ! » (v. 788) – sous un jour prophétique : « Roland’s most compelling reason not to sound the oliphant when Oliver asks him is a simple one : he knows that he is bound by history (as it has been recorded) not to. The biblical justification “in order to fulfill the prophecy” comes to mind, only in Roland’s case prophecy and action are two layers of the same text. », EAD., « Hero as Author in The Song of Roland », Olifant, 18 (1993), p. 84-93, ici p. 90. Ne pas sonner du cor, c’est accepter la pertinence d’un futur déjà écrit. 181 Pierre Jonin, « Deux langages de héros épiques au cours d’une bataille suicidaire », Olifant, 9 (1982), p. 83-98, ici p. 89.

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II. L’homme devant Dieu

France, nécessairement douce et constamment secourue. Roland, en revanche, va au-delà de cette instrumentalisation de soi ; devant les anges et les chevaliers, la France est sa face, qu’il s’astreint à garder haute et claire. Attentive à cette forme de représentativité, Florence Goyet s’attarde pertinemment sur l’image de soi du héros et sur son volet patriotique : La patrie n’est pas pour Roland une instance vraiment distincte. Elle est le royaume où il vit auprès de Charles, et importante comme telle. Mais il y a continuité entre lui et elle, entre le fief et le pays. Une tache sur l’honneur du plus grand de ses héros est signe d’infamie pour elle. Il n’y a pas en réalité de réflexion sur le sujet : dans cette conception il n’est même pas imaginable que la patrie puisse avoir des exigences contradictoires avec celles de son honneur personnel182.

Cette continuité, voire consubstantialité, de l’homme et du lieu, nourrit la nécessité – toute subjective – de se prêter au sacrifice magnifiant, pour innerver « la blessure première » et incarner l’« instant originel de la constitution d’une conscience territoriale »183. En accord avec cette dynamique primordiale de l’epos surprise par Jean-Marcel Paquette, l’individu devient le foyer incandescent de cette conscience d’être-là, d’être-soi. Essentiellement, Roland est reconnu pour sa démesure184 plus ou moins admirable185, voire exemplaire186, par les médiévistes qui ont la desmesure de croire à la sienne : avec Gaston Paris, Joseph Bédier, Pierre Le Gentil et, plus récemment, Wolfgang G. van Emden, les lecteurs sont appelés à saisir la dimension tragique – hamartía – du héros187, devenue une valeur épique par excellence188. 182  EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 282-283. 183  Voir J.-M. Paquette, La Chanson de Roland : Métamorphoses du texte…, op. cit., p. 16 et 17. 184  Dans la Chanson, Roland se reconnaît à l’image de fougueux que ses camarades lui attribuent. D’où son silence confirmatif lorsque la mission diplomatique lui est refusée dans ces termes : « -“Nu ferez certes”, dist li quens Oliver. / “Vostre curages est mult pesmes e fiers : / Jo me crendreie que vos vos meslisez.” (“Vous n’irez certes pas”, dit le comte Olivier, “votre cœur est âpre et orgueilleux, vous en viendriez aux prises, j’en ai peur.”) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 255-257, p. 20. 185  À ce propos, il convient de citer J. Ribard, pour lequel il est impératif de « renoncer à centrer toute la Chanson sur Roland. Ce boute-feu, ce jusqu’au-boutiste, n’est pas l’âme du poème. », ID., « Y a-t-il du pacifisme dans la Chanson de Roland ? », Charlemagne et l’épopée romane…, tome II, op. cit., p. 529-538, ici p. 534-535. Et pour conclure : « À la limite, cette guerre interminable dont Roland est l’instigateur – Se Rollant vit, nostre guerre novelet (v. 2118) – on a l’impression qu’elle pèse comme une fatalité, qu’elle a perdu toute signification. », ibid., p. 533. 186 J. Ribard voit en Galaad le descendant textuel et émotionnel de Roland : « Il est certain qu’il y a une parenté entre Galaad et Roland, héros l’un et l’autre excessifs, allant jusqu’au bout d’eux-mêmes et jusqu’à une mort acceptée et voulue. », ID., chap. « La Chanson de Roland et la Quête du Saint Graal », Du Mythique au mystique…, op. cit., p. 55. 187 W. G. van Emden, « La Réception du personnage de Roland dans quelques œuvres plus ou moins épiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles », Aspects de l’épopée romane…, op. cit., p. 353-362, ici p. 362. 188  « L’idéal épique se caractérise par une représentation verticale du monde au sein de laquelle le héros, qui occupe une place médiane entre l’infra-humain et le surhumain, cherche à échapper à sa condition

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Roland est un chrétien assoiffé de gloire189, un chevalier d’une « fière sérénité »190 qui va jusqu’au mépris de l’ordre : « la conscience de sa valeur le prive de la qualité de base qui fait le saint, l’humilité »191. Ganelon s’étonne que Dieu puisse endurer si longuement le « grant orgoill Rollant »192, qui lui porte ombrage depuis toujours, en toute circonstance de compétition / rivalité193. Pour Marianne Cramer Vos, c’est Ganelon que l’orgueil déforme et diabolise au point d’obscurcir sa vue sur Roland : la beauté de Ganelon constitue plutôt une splendeur étincelante et luciférienne, presque métallique, pour ainsi dire, égale à celle des idoles païennes et des daemones vagantes qui, toutes les fois que les forces magiques leur font défaut, sont battus à coup de bâton, comme l’est d’ailleurs Ganelon par les cuisiniers de l’Empereur. Les yeux du comte étincellent : Vairs [out] les oilz et mult fier lu visage (v. 283). Cet aspect visuel décrit avec éloquence Satan qui lui-même se déguise bien en ange de lumière, selon l’Écriture (2 Cor 11 : 4 ; cf. Jean. 8 : 44). […] Ganelon voulait toujours attribuer à Roland son propre orgueil mais tout cet orgueil est le sien. L’Orgueil, il faut se le rappeler, comme l’envie, l’avarice, et le crime de trahison, appartiennent tous à Satan, l’antique serpent, le dragon des derniers jours. Il n’y a guère d’éléments comiques dans la personne de Ganelon ou d’autres personnages démoniaques. Jusqu’à la fin, Ganelon est sérieux, sombre et tragique. C’est par sa nature noble, mais défaillante et ainsi vouée au Diable (comme Adam ou Judas) que cette épopée médiévale est élevée au-dessus de l’intrigue primitive du simple modèle transgression-vengeance à une vraie théodicée194.

Au-delà de ces étincelles lucifériennes dont la critique a souvent auréolé Ganelon (qui à son tour en auréole Roland), il convient d’admettre que l’orgueil humaine. », Chloé Lelong Colin, L’Œuvre de Nicolas de Vérone, Première partie, « Un idéal épique et héroïque », thèse soutenue à l’Université Lumière 2 de Lyon sous la direction de J.-C. Vallecalle, publiée en ligne sur http://theses.univ-lyon2.fr/, site consulté le 24 mai 2016. 189 A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art.  cit., p. 451 : cet « appétit de gloire » aurait un versant politique des plus sombres : il risquerait de conduire à l’anarchie. 190 P. Le Gentil, « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 208. 191 André Moisan, « La Transposition de la Chanson de Roland dans la Chronique du Pseudo-Turpin : contrefaçon ou sublimation ? », Actes du XIe Congrès International de la Société Rencevals, Barcelone, Real Academia de Buenas Letras, 1990, p. 81-96, ici p. 83. 192  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1773, p. 136. P. Le Gentil parle de la « crânerie » et « forfanterie » que le poète attribue implicitement à Roland, en le faisant critiquer non seulement par Ganelon, mais aussi par Olivier, avant de lui faire revêtir l’aura de martyr… Voir ID., « À propos de la démesure de Roland », art. cit., notamment p. 203-204. 193  Cet orgueil est vécu par Ganelon comme un manquement de nature éthique – « a breach of ethics » – à des lois implicites réglant les rapports entre générations de guerriers : « It was Count Roland’s misfortune, possessing as he did the great faults of his heroic virtues, it was his misfortune to stir up in an able, proud and covetous man the primal passions of envy, anger and malice. », T. A. Jenkins, « Why Did Ganelon Hate Roland ? », art. cit., p. 128 et 133. 194  EAD., « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », art. cit., p. 585.

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reste largement compatible avec les valeurs épiques. Face à l’imminence d’un combat inégal, ce péché – axiologiquement réhabilité et situé entre l’honneur et la gloire195 – peut passer pour une forme extrême de foi, comme le montre Pierre Le Gentil, sensible à l’idéalisme rolandien : Malgré l’énorme infériorité numérique de sa troupe, il persiste à espérer ; il se croit toujours sûr de la victoire. Un tel optimisme, à un pareil instant, de la part d’un chef responsable, serait certainement une faute grave, s’il était un pur et simple refus devant l’évidence. Mais, encore une fois, Roland sait ce qu’il vaut et ce que valent ses hommes ; il est persuadé qu’une cause juste finit toujours par triompher. Et aurait-il tort de penser que de vrais chevaliers n’appellent pas au secours avant même d’engager le combat et de tâter l’ennemi ?196

C’est pour le plaisir individuel de tâter, aussi bien que pour la noble cause commune, que Roland persiste dans son projet de vaincre les Sarrasins en déjouant les projets vengeurs de Ganelon. Confiant dans son bon droit, il refuse la solution la plus commode et s’investit entièrement dans le pari d’un duel judiciaire censé faire triompher les justes contre les traîtres. Son obstination à ne pas sonner du cor – geste vu comme un « ultrage » dément et scandaleux197 – s’adresse au parâtre autant qu’à l’oncle, au renégat autant qu’au suzerain198… et, insidieusement, au jongleur-chanteur susceptible de perpétuer sa fama… Telle est la réponse – silencieuse – que Roland conçoit face à l’épreuve suprême qui s’apprête pour lui – et qu’il pourrait épargner aux siens, s’il n’était pas tellement engagé dans un dialogue à distance avec l’arbitre (Charlemagne) et l’adversaire (Ganelon et / ou Marsile) de la dernière joute de sa vie. Pour Michel Zink, le refus du cor relève d’un désir de sauver l’armée de la « douce France », tout en sacrifiant sa troupe pour compléter le sacrifice de soi :

195  Pour A. Gérard, dans la Chanson, comme dans toute société épique, « le devoir suprême est d’éviter la honte (blâme, reproece, viltet), qui est la manifestation de la désapprobation publique, et d’acquérir cette forme d’honneur (los, valur) que les héros cornéliens appelleront plus tard la gloire. », ID., « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 446. 196 P. Le Gentil, « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 205. 197  Voir A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 445. 198 A.  Burger apporte un éclairage intéressant sur la question : « Personne, que je sache, n’a fait la remarque bien simple qu’en appelant Charlemagne, Roland appellerait du même coup Ganelon à son aide. », ID., « Les Deux scènes du cor dans la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste. Actes du colloque de Liège (septembre 1957), op. cit., p. 197-217, ici p. 116. En outre, F. Goyet décèle, chez Roland, une intention secrète de préserver la réputation de Ganelon en couvrant sa trahison : « le retour de Charles exposerait en pleine lumière la trahison de Ganelon, et donc déshonorerait Roland lui-même. Si l’arrière-garde vient à bout des païens toute seule, ce qu’a fait Ganelon pourra rester inconnu de tous. », EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 282.

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Il n’appellera pas à la rescousse, ce qui engagerait pour l’armée entière des pertes que seule l’arrière-garde doit supporter. Et de fait l’arrière-garde sera massacrée, mais victorieuse, les Sarrasins défaits, l’armée épargnée. Tout au long du poème, Ganelon cherche à faire passer Roland pour une tête brûlée, et il y a réussi jusqu’à aujourd’hui. Mais il sait bien que Roland est un scrupuleux, qui a le scrupule du courage. Probus199.

Ce sont justement la vaillance, la scrupulosité et l’ardeur juvéniles qui rendent le comte Roland complémentaire à son roi200 et salutaire à la France, mais fatal à l’arrière-garde dont il est directement (ir)responsable. L’armée de Charlemagne peut bien avoir le dessus, au prix d’un silence sacrificiel et d’un jet de cris assourdis, traduits en promesses de paradis. Au-delà des intérêts proprement guerriers, il faut soupeser la charge affective du lien de sang (avunculaire) cultivé par Charlemagne, qui se révèle plus pertinent qu’une relation entre père et fils – Roland est mieux aimé que Louis – et qui dissimule des péchés de jeunesse difficiles à percer, mais fondamentaux dans la compréhension bio-génétique (et intertextuelle) de ces émotions humaines qui créent des failles entre Dieu et la chrétienté. En effet, dès le IXe siècle, il existe des récits édifiants qui traitent du péché de Charlemagne sans aller jusqu’à en expliciter la nature. C’est au XIIIe siècle, dans la Karlamagnus saga, remaniement norrois du poème épique, que le roi va jusqu’à posséder sa propre sœur, se montrant capable de repentir, mais incapable de confession201. Plus tard, au XIVe siècle, le Ronsasvals, une version occitane de l’épopée, parle d’un lien érotique entre Charlemagne et sa sœur Gisèle, ayant abouti à la naissance aussi honteuse que nébuleuse de Roland202.

199 M. Zink, « Prouesse du fort, courage du faible », Séance publique annuelle des cinq académies, mardi 25 octobre 2005, dédiée au chancelier Pierre Messmer : Le courage, éd. par Renaud Denoix de SaintMarc et alii, Paris, Palais de l’Institut, 2005, p. 1-5, ici p. 3. 200  Cette complémentarité s’expliquerait aussi par une loi implicite du genre épique : « Une épopée ne chante pas, dans le même camp, deux héros de premier plan, appartenant à la même génération. Charlemagne et Roland peuvent vivre côte à côte, en raison de leur différence d’âge ; l’oncle et le neveu se complètent mutuellement. Roland et Guillaume ne pouvant être mis sur le même pied, Roland a évincé Guillaume de l’entourage immédiat de Charles. »,  Jeanne Whatelet-Willem, « Charlemagne et Guillaume », Charlemagne et l’épopée romane…, tome I, op. cit., p. 215-222, ici p. 220-221. 201  Sur le péché de Charlemagne et les narrations textuelles et iconographiques proliférant autour de l’image de saint Gilles (Aegidius), voir Vladimir Agrigoroaei, « L’Œuf ou la poule : la polygénèse de saint Gires », dans Matérialité et immatérialité dans l’Église au Moyen Âge, op. cit., p. 261-293. 202  Le thème est remarquablement stable à travers les siècles et les genres textuels : des Visions latines, il passe dans les langues vernaculaires et nourrit d’autres poèmes épiques ; pour une étude ciblée sur la dynamique diachronique de la rumeur concernant Charlemagne, voir l’article de P. Walter, « L’Inceste de Charlemagne et de sa sœur. Essai d’herméneutique d’une rumeur historique au Moyen Âge », consulté sur le portail de l’Université de Nagoya ( Japon), http://www.gcoe.lit.nagoya-u.ac.jp/, le 27 août 2017. L’iconographie carolingienne en garde des traces tout aussi persistantes, aux XIIIe et XIVe siècles ; voir J. Stiennon, « L’Iconographie de Charlemagne », art. cit., p. 172.

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La Chanson de Roland comporte un indice parlant de cet attachement particulièrement intime203 : le seul homme que Charlemagne puisse voir comme substitut possible de Roland – sur le plan conjugal tout au moins – est Louis lui-même, son fils et héritier. Pour consoler Aude, le roi propose, en effet, cette unique solution de remplacement204, que la fiancée refuse sans tarder ; or, l’initiative n’échoue pas entièrement : elle remplit le rôle narratif de rendre visible une trace de la filiation (biologique, aussi bien qu’émotionologique) du héros de toutes les démesures. Comme capitaine, comme amant, comme fiancé, Roland est donc inégalable : unique dans sa vie et solitaire dans sa mort, il est au cœur de cette vision de l’irremplaçable humain : « The central theme of the poem is […] the secret life of the individual which is never completely manifest at the social level, but which is ultimately the source of all value. »205. La conscience de cette valeur aux sources mystérieuses modèle en profondeur le profil affectif du héros. Aussi est-il vexé quand ses deux « pères » – le Magne et Ganelon – l’envoient mourir pour la patrie. Tel n’est pas le régime émotionnel auquel il est habitué : en général, c’est lui qui propose de se sacrifier et les proches qui le lui interdisent ; favori du roi ou simplement pair de France (VIP !), il est hors de soi quand il reçoit la mission d’assurer l’arrière-garde de Charlemagne. L’émotion qui le possède est irraisonnablement et partialement gérée, car Roland se montre à la fois reconnaissant envers le roi et furibond envers Ganelon. Cette dualité fait écho à la réaction que Ganelon lui-même avait eue quand le roi, sur la proposition de Roland, lui avait imposé une mission sacrificielle. Tout se passe comme si le chevalier loyal et le traître pouvaient partager, sans perdre leur statut moral, un même style émotionnel autorisant le dépit d’être envoyé au martyre206. Puisque leur ressentiment ne saurait viser le roi lui-même – protégé d’une aura contre le lot de bouc émissaire – c’est le conseiller royal du moment qui doit l’essuyer (Roland dans le cas de Ganelon ; Ganelon dans le cas de Roland). Selon les règles affectives acceptées par le parâtre et le fillâtre, un vassal 203  Inceste ou pas, il est indéniable que la mère de Roland, comme le remarque Alice Planche, « n’a pas enfanté un fils pour un époux, mais un neveu pour Charles, dont Roland devient l’émanation directe. Celui-ci se comporte avec son oncle comme si [celui-ci] cumulait les prérogatives du père oublié et de la mère infidèle. », EAD., « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », Charlemagne et l’épopée romane…, tome II, op. cit., p. 595-604, ici p. 601. 204  Il le fait, certes, pour des raisons politiques aussi, liées à la fortune et au statut que la sœur d’Olivier serait susceptible de recevoir en guise de compensation (morale) pour ses pertes ; mais l’idée que Roland vaille un Louis ouvre, en l’occurrence, la boîte de Pandore des émotions infra-familiales ; voir La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3714-3716, p. 280. 205 R. Pensom, Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 160. 206  Il convient de faire remarquer ici que Turoldus « emploie aussi le mot martirie trois fois (v. 591, 1166 et 1467) à propos des païens ; en ce cas le terme signifie tout simplement tuerie ou massacre, sans qu’il y ait de nuance religieuse. », G. J. Brault, « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août-2 septembre 1967. Actes et mémoires, op. cit., p. 220-237, ici p. 223.

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de Charlemagne, respectueux de la lei de chevaler, est libre de se mettre en colère contre l’inspirateur d’un ordre suzerain et meurtrier. Pourvu que le chevaler exécute cet ordre, pour la patrie, aussi dépiteusement qu’efficacement. D’autre part, une émotion peut subir mainte mutation, et si Ganelon passe du dépit à la faide, voire au crime de lèse-majesté207, Roland régule son dépit d’une façon cruellement exemplaire. Le seul talent que le héros cultive de façon consciente et conséquente est l’esprit de sacrifice, dont il s’endoctrine et dont il endoctrine ses proches : « Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz / E endurer e granz chalz e granz freiz, / Sin deit hom perdre e del quir e del peil. (Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil.) »208. Malgré ce que cette exigence peut avoir de cocassement naturaliste, l’enjeu est moins le record physique que la performance idéologique, dont Roland tient (et tend) la clé : « Paien unt tort e chrestiens unt dreit. / Malvaise essample n’en serat ja de mei. (Le tort est aux païens, aux chrétiens le droit. Jamais mauvais exemple ne viendra de moi.) »209. Un « mei » tempête au cœur de toutes ces motivations idéalistes. Après tout, Roland a refusé le secours que lui offrait Charles (laisse LXIII) ; il refuse de l’appeler à l’aide ; il omet d’invoquer l’aide de Dieu [de demander Monjoie comme ses compagnons, v. 1234 et 1260] ; il est clair qu’il veut vaincre par sa propre force210.

Au nom de cette force prompte à donner l’« essample », Roland embrasse une éthique de la victoire méritoire et obligatoire. Sans masochisme : avec effort, constance, et lucidité, il s’apprête à mourir, puisque mourir il faut, au nom du roi et, ultimement, de Dieu211. Jean-Claude Vallecalle suggère que, pour Roland, l’ennemi incarne le mal et on ne transige pas avec le mal. La politique ici n’a que faire. Se battre est un devoir sacré. Et puisque les Français l’oublient, il faudra le sacrifice du

207 P. Aebischer apporte quelques nuances à cette idée de la transition vers la trahison : « Ganelon n’est pas, théoriquement au moins, un mauvais vassal ; et surtout il ne veut pas l’être, il n’a pas voulu l’être. C’est un féodal, aux sentiments brutaux, sauvages, aux réactions violentes, instinctives et irréfléchies, qui essaie de concilier sa volonté de vengeance, la faide, avec le respect de ses obligations vassaliques – et qui n’y réussit pas. Il a défié Roland et les douze pairs, mais n’a jamais dit un mot contre Charlemagne, son seigneur. Il estime, une fois le défi lancé, pouvoir agir librement contre son fillâtre, et chercher à le faire périr par n’importe quel moyen : il le fait, sans se préoccuper des conséquences, sans jamais se demander si la poursuite de sa faide ne risquait pas de provoquer la ruine de l’empereur. Que cependant il soit coupable, c’est ce qui aux yeux de Turoldus ne fait aucun doute. », ID., Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 267. 208  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1010-1011, p. 78. 209  Ibid., v. 1015-1016, p. 80. 210 A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 130. 211  Sur le « rôle actantiel » de Dieu dans la Chanson de Roland, voir H. M. Adrien, « La Chanson de Roland ou l’hymne de la fournaise », art. cit., p. 12.

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héros pour le leur rappeler. Il faudra la perte de l’arrière-garde pour les obliger à reprendre la guerre sainte et à détruire les suppôts de Mahom d’une manière éclatante212.

Si le héros refuse de demander du renfort, ou de transiger, cette attitude n’est pas uniquement une question de principe : elle trahit aussi une sorte d’impuissance émotionnelle de nature intrinsèque ; en effet, Roland ne saurait être « cornant »213. Cette limite naturelle – un héros ne saurait céder le devant de la scène à un comparse mieux armé – lui ouvre d’autres horizons d’action, qu’il fructifie en tablant sur l’idéal officiel. Les émotions qui surmontent chez lui l’instinct de conservation, ces émotions censées faire d’un homme un martyr214, s’agrègent autour d’une norme du sentiment apparemment irréfutable : un chevalier ne s’appartient pas, son honneur est le bien inaliénable du peuple, voire du monde chrétien dont il devient le mandataire215. Corner, pour Roland, ce serait devenir méprisable en portant atteinte au patrimoine universel du sacré, en stigmatisant le gène de la foi dans l’une de ses incarnations les plus réussies. Au contraire, accepter le décret de la Providence revient à endosser le dépassement vital qu’elle propose216.

212 J.-C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 453. 213  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1075, p. 84. 214  En effet, Roland devient, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, « le très saint martyr Roland », qui espère, en mourant, « voir celui que l’œil de l’homme n’a point vu » ; voir Jacques de Voragine, Histoire de Charlemagne, La Légende dorée, tome II, éd. cit., p. 475. 215 Pour  P. Le Gentil, la mort des chevaliers devient un « témoignage apte à servir la foi qui avait donné le courage de la formuler », et la victoire des vengeurs, lors de la seconde bataille de Roncevaux, un « affrontement […] entre la France identifiée à la Chrétienté et l’Islam tout entier, réuni sous la bannière de l’émir Baligant. », ID., « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 207 et 208. 216  Sur ce point, nous embrassons le point de vue de J.-C.  Vallecalle à l’égard de l’idéologie dominant cette « apologie du fanatisme » qu’est la Chanson de Roland, ID., Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 567 ; en effet, Roland « est conduit par une conviction : son combat est celui de Dieu et du bien. Cette assurance nourrit son orgueil et sa certitude irrationnelle que les circonstances importent peu, et que puisqu’il incarne le bon droit, il n’a pas besoin d’aide pour vaincre. Ainsi, c’est un singulier mélange de dévouement et de narcissisme que révèle l’âme du héros. Et peut-être est-ce pour cela que les commentateurs ne peuvent s’accorder. Selon qu’ils sont attentifs à l’une ou l’autre disposition, ils inclinent à célébrer une abnégation exemplaire ou à condamner un égocentrisme coupable. Pourtant, même en ce dernier cas, l’on ne saurait parler d’individualisme. Car c’est en s’identifiant à une communauté – lignage, France, chrétienté – qui incarne le bien et le droit, que Roland légitime son orgueil et fonde son mépris du réel. Il y trouve la satisfaction narcissique d’un dépassement, mais ne se définit pas comme un individu distinct et autonome. », ibid., p. 565. Pour nous, c’est une hypertrophie de la « face positive » (du « besoin d’approbation  par plusieurs instances différemment pertinentes », selon la définition proposée par les chercheurs Penelope Brown et Stephen Levinson dans Politeness. Some Universals in Language Usage, Cambridge University Press, Cambridge, New York, New Rochelle, Melbourne, Sydney, 1988 [1978], p. 60-62) qui sous-tend cette identité expansive de Roland. Notre approche faciale fera l’objet d’une étude à part.

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Mourir, attendrir : un nœud tranché à la Roland Et pourtant, par un spectaculaire renversement de la situation, Roland finit par corner ; quand il voit que seuls survivent soixante de ses chevaliers, il a besoin de « mander […] nuveles » au roi de « France dulce, la bele »217. Certes, tout est déjà perdu dans ce monde, du moins pour l’arrière-garde de Charlemagne. Mais un désir de communiquer avec ses pères, avec sa patrie218, un besoin de crier : je meurs ! à qui veut l’entendre, d’annoncer le grand vide qui va frapper la cour219, un mouvement d’apitoiement sur soi, sur les siens, une émotion qu’il trouve honorable à exprimer, le poussent tous vers l’olifant. Corner ne relève pas du style émotionnel de Roland : Ganelon peut raisonnablement suggérer que le son du cor indique une partie de chasse, un jeu entre compagnons, plutôt que l’ultime recours d’un preux. À ses yeux, et aux yeux de la cour, Roland « gabant » (jouant, plaisantant) est plus plausible que Roland « cornant » (sonnant le cor de l’impuissance). Autant compter avec l’humour d’un original – ou d’un invincible… Mais le signal est réitéré, de plus en plus faiblement, et Charlemagne finit par le comprendre. La « télécommunication » opère par un court-circuit : sans avoir une confirmation réelle du message, le récepteur entend, est touché, et s’active. Tout ce processus est de nature émotive, et révèle bien l’algorithme du traitement d’une sensation auditive aux débuts du Moyen Âge littéraire. D’abord, Charlemagne reconnaît la nature du son (de façon adéquate, malgré l’obstacle de son âge et surtout de sa subjectivité) et l’associe à une intention précise de Roland, en émettant l’hypothèse que son neveu ne saurait corner s’il n’était en situation d’urgence220 ; ensuite, il se laisse rassurer et raisonner par Ganelon, tout en persistant à croire qu’il a bien interprété le signe221 ; enfin, il a la révélation liminaire, mais incontestable, de la bonne « lecture » : « cel corn ad lunge aleine ! (ce cor a 217  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1699 et 1695, p. 130. 218  Pour Roland, « le bon père relève d’une échelle de valeurs qui inclut la Douce France et la chrétienté pour culminer à la veraie Paterne, Dieu (vv. 2384 et 3100). », A. Planche, « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 600. 219  Ce grand vide épouse la réalité vécue des ténèbres : « Au plus profond niveau de son sens et par-delà l’articulation qui distribue les nuances de l’épiphanie solaire entre père et fils, symboliques comme entre deux hypostases, la mort de Roland et l’obscurcissement diurne qui l’accompagne transcrivent à la fois l’antique mémoire indo-européenne de la disparition hivernale du soleil dans la zone circumpolaire, et la crainte paroxystique de sa disparition ultime à la fin du cycle cosmique. », A. Labbé, « Segles feniz. L’angoisse eschatologique dans la Chanson de Roland et dans Girart de Roussillon », art. cit., p. 299. 220  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1768-1769, p. 136. 221  C’est la sémiotique de Roland qui associe « l’appel du cor à l’idée d’un message de détresse. Après Turold, d’autres trouvères, et non pas seulement les rédacteurs des versions plus tardives de la Chanson de Roland, se souviendront de la scène et s’en inspireront. […] L’appel d’un olifant est bien l’équivalent d’un message, même si nul autre messager ne le transporte que le vent. », J.-C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’illusion du dialogue, op. cit., p. 70.

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longue haleine !) »222. Car cette haleine – ou longueur d’onde – ne peut signifier que la perte de son neveu… Le processus n’est pas exactement logique, et ne saurait satisfaire, sur ce point, aux exigences cognitives d’un lecteur moderne. Mais ce que la Chanson déplore chez le Magne est, justement, son manque d’intuition et sa tendance à sur-raisonner, qui retardent son adhésion au parti des bons entendeurs, représenté par le duc Naimes. En effet, c’est uniquement au dernier moment – selon l’optique du conteur – que le roi fait ce qu’il est censé faire : il monte à cheval « par irur (plein de colère) »223 et remet Ganelon aux cuisiniers – les seuls hommes disponibles en situation de guerre – de sa maison, sans s’attarder à le juger. La juste ire ne l’embrase pas fougueusement ni irrésistiblement ; elle se laisse, une fois de plus, ajourner, ritualiser, assouvir par les procédures légales. L’emprisonnement du « traître » dans la cuisine participe, comme le souligne Wilfrid Besnardeau, d’une symbolique du lynchage : Trahir le fait passer de la salle à la cuisine, de la deuxième à la troisième fonction. Comme Rainouart, Ganelon est le souffre-douleur des cuisiniers qui le malmènent. L’accumulation des verbes rend compte des différents sévices qu’ils lui infligent, sévices physiques mais aussi moraux, notamment quand ils le rabaissent au rang d’animal ou quand ils lui imposent une monture infamante. Tout ceci prend la tournure d’un lynchage populaire qui constitue la première condamnation de Ganelon et préfigure le jugement plus canonique et aristocratique qui clôt la chanson224.

Une fois l’équilibre rétabli sur le plan moral, le conteur passe à l’autre bout du fil (télé-cornique), où il surprend Roland tout aussi démuni et endolori, victime de ses propres débordements. Par un contrecoup aussi inévitable que spectaculaire, l’émotif qu’il assène à Charlemagne le frappe lui-même, physiquement, spirituellement. Sa tempe se déchire, son talent se dévoile : il y a défaite225 – mais sans indignité. Après tout, un héros reste un héros s’il ne corne que devant la mort, pour appeler à une vengeance posthume. D’autant plus qu’il y a un risque certain de profanation – animale, démoniaque ou humaine (païenne) – à laisser les corps des compagnons, après le trépas, en plein champ. Turpin emporte la conviction 222  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1789, p. 138. 223  Ibid., v. 1812, p. 138. 224  ID., Représentations littéraires de l’étranger au XIIe siècle. Des chansons de geste aux premières mises en roman, op. cit., p. 453-454. 225 Roland semble se rendre à l’évidence de la défaite, vaincu par la conscience de plus en plus claire de sa propre mortalité, plutôt que par les païens ; ce processus se traduit par un déchirement psycho-somatique : « Li quens Rollant ad la buche sanglente. / De sun cervel rumput en est li temples. / L’olifan sunet a dulor e a peine. (Le comte Roland a la bouche sanglante. Sa tempe s’est rompue. Il sonne l’olifant douloureusement, avec angoisse.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1785-1787, p. 136. Douleur et peine font fusion ; un affect profondément négatif fait succomber à la fois le corps et l’esprit.

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avec cet argument pragmatique226, tandis que Roland s’abandonne à son obsession du déshonneur227. Le signal lancé, il désire seulement savoir si Charlemagne lui répond, s’il veut bien revenir, s’il se laisse émouvoir228. Roland est aimé, et le sait, mais, devant l’imminence de la mort – phénomène d’une présence singulièrement prégnante dans la Chanson229– il a besoin d’un climat affectif favorable à l’accomplissement de la grande traversée : d’une confirmation aimante de sa valeur, d’un « merci, tu as assez fait ! on ne t’oubliera jamais »… Ce n’est pas par hasard qu’il rattache l’efficacité de ses coups à la profondeur de l’amour de Charlemagne230. Le preux veut mériter cet amour (conditionnel !), et espère qu’il y aura, après sa mort, une évaluation de ses prouesses à Roncevaux. Chaque cadavre de païen est un cadeau destiné à Charlemagne, un émotif censé susciter, ressusciter, l’affection de cette figure tutélaire qui domine

226  « Venget li reis, si nus purrat venger / […] / Nostre Franceis i descendrunt a pied, / Truverunt nos e morz e detrenchez, / Leverunt nos en bieres sur sumers, / Si nus plurrunt de doel e de pitet, / Enfuerunt nos en aitres de musters ; / N’en mangerunt ne lu ne porc ne chen. (Vienne le roi, il pourra nous venger […] Nos Français descendront ici de cheval ; ils nous trouveront tués ou démembrés ; ils nous mettront en bière, nous emporteront sur des bêtes de somme et nous pleureront, pleins de douleur et de pitié. Ils nous enterreront en des aîtres d’églises ; nous ne serons pas mangés par les loups, les porcs et les chiens.) », ibid., v. 1744 et 1746-1751, p. 134. Ces animaux profanateurs se rattachent à une imagerie diabolique cultivée longtemps avant la rédaction de la Chanson de Roland : « c’est au commencement du Moyen Âge que l’on se mit à regarder certains animaux tels que le chat, le crapaud, le rat, la souris, le chien noir, le loup, comme servant, de préférence à tous les autres, d’auxiliaires et même de forme momentanée au diable et à ses serviteurs. On a vu […] qu’ordinairement ces animaux étaient consacrés ou sacrifiés aux divinités dont les démons avaient pris la place. Des souvenirs de sacrifices humains célébrés en l’honneur des anciens dieux doivent être à la base de l’idée que Satan et ses esclaves sont friands de chair humaine. », Albert Réville, « Histoire du diable. Ses origines, sa grandeur et sa décadence à propos d’un récent ouvrage allemand », Revue des deux mondes, 85 (1870), p. 101-134, ici p. 116. 227  C’est là l’effet d’un émotif verbal : Roland en est calmé et persuadé – « Sire, mult dites bien. (Seigneur, vous avez bien dit.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1752, p. 134. 228  « Mais saveir volt se Charles i vendrat (Mais il veut savoir si Charles viendra) », ibid., v. 2103, p. 160. 229  « Le spectre de la mort » est omniprésent dans ce poème, comme le remarque G. J. Brault : « il est vrai que la mort figure souvent dans les chansons de geste, mais je ne crois pas qu’il y ait pareille tuerie dans toute l’histoire de la littérature française. L’auteur nous raconte en détail la mort d’une centaine de personnes et, de plus, il mentionne en passant des milliers d’autres morts. En outre, il convient de noter la variété de morts dont il est question dans la Chanson de Roland. Il y a ceux qui meurent sur le champ de bataille ou au cours d’un duel mais aussi les malheureux qui périssent brûlés vifs, décapités, noyés, pendus, écartelés, sans parler de ceux dont le corps est dévoré par les bêtes féroces. », ID., « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 221. 230  « Pur ben ferir l’emperere plus nos aimet. (Mieux nous frappons, mieux l’empereur nous aime.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1092, p. 86. Dans l’édition de C. Segre, le rapport entre ferir et aimer est encore plus étroit, voire déterministe : « Pur ben ferir l’emperere nos aimet. », La Chanson de Roland, nouvelle édition refondue, éd. C. Segre, éd. cit., v. 1092, p. 148. Ailleurs, c’est avec une devise similaire que Roland encourage ses chevaliers à frapper : « Por itels colps nos eimet li emperere ! (Si l’empereur nous aime, c’est pour de tels coups !) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1377, p. 106.

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la vie sentimentale231 de Roland l’orphelin232. S’il s’évanouit et se réveille, de plus en plus sensible et disponible à la réalité de la mort, le chevalier est moins travaillé par son mal qu’il ne l’est par la présence / absence d’un signe que son message a porté233. En attendant, le moribond encourt un autre risque comparable à celui d’être dévoré par des animaux : la dépossession de soi. Liminairement vivant, Roland le vaillant est traité de cadavre234. L’état d’âme que lui inspire le païen désireux de lui enlever l’épée est plus qu’une colère mêlant le deuil à la rancœur235 : il est la réponse vive et prompte d’un sujet traité d’objet. Le narrateur ne saurait montrer Roland désarmé émotionnellement : juste alerté, bien à propos, par une atteinte à son honneur. Faute de mieux, il défend son épée « seintisme »236 avec l’olifant237, comme pour suggérer que la faiblesse peut parfois renforcer la force, et que l’efficacité d’une arme n’est pas donnée par son tranchant, mais plutôt par le style émotionnel – prompt et coupant, infaillible, voire surhumain238 – de son posses231  C’est une vie où « la profondeur des sentiments n’a d’égale que leur étroitesse. », comme le remarque G. Paris à propos du vécu épique, Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, op. cit., p. 18. 232  Si la Chanson ne parle jamais du père de Roland, c’est que ce rôle est supplanté par l’oncle et la patrie, comme on le voit au seuil de la mort : « Roland est le neveu, modèle de ceux que la geste et le roman multiplieront. Survivance d’un état dit matriarcal, conséquence du fosterage, dissimulation d’une naissance adultérine ou incestueuse, aucune des motivations évoquées pour rendre compte de ce statut littéraire des neveux n’est confirmée, ni formellement infirmée par la discrétion de notre texte, où seul l’accord de deux tempéraments exceptionnels et complémentaires est évident. Ainsi la béance laissée par le mutisme sur le père est-elle doublement comblée. Le modèle archétypal, le sur-moi, et le rival qu’il faut balayer, ces deux faces de Janus que la psychanalyse a théorisées, sont ici incarnées séparément. L’ambiguïté inhérente à la figure paternelle devient une dualité qui, dans une vision manichéiste, se résout en duel par champions interposés, après la mort du héros. », A. Planche, « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 600. 233 Roland sait bien quelles sont les suites légitimes de son acte, et s’attend à des émotions institutionnalisées : « Quant en cest camp vendrat Carles, mi sire, / De Sarrazins verrat tel discipline / Cuntre un des noz en truverat morz .XV., / Ne lesserat que nos ne beneïsse. (Quand en ce champ viendra Charles, mon seigneur, et qu’il verra quelle justice nous aurons faite des Sarrazins, et que, pour un des nôtres, il en trouvera quinze de morts, il ne laissera pas, certes, de nous bénir.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1928-1931, p. 148. 234  Lorsque le preux est évanoui, un ennemi vient piller son corps, et tâche d’emporter Durendal, l’épée légendaire de Roland, en « Arabie » ; voir ibid., v. 2274-2282, p. 174. 235  Ibid., v. 2301, p. 176. 236  Ibid., v. 2344, p. 178. 237  Ibid., v. 2287-2291, p. 174. 238 Roland est un porteur d’épée (et de cor) surnaturellement doué : « la vertu de ces reliques, pas plus que la trempe quasi-magique de l’acier, ne suffiraient à expliquer que Durendal ait, non pas entamé, mais tranché de part en part l’énorme perre byse : il y a fallu de surcroît la force plus que surhumaine, la force surnaturelle du bras de Roland, force d’autant plus étonnante que cet exploit ne précède sa mort que de quelques instants et qu’il est alors épuisé par la perte de son sang. Roland apparaît donc, dans cet épisode, comme un homme hors du commun, dont les hauts faits relèvent d’un merveilleux moins chrétien que teinté de christianisme. ». D’ailleurs, « invaincu et invincible, d’après la version d’Oxford, [Roland] est aussi invulnérable », puisque « la seule blessure » à le toucher, « celle dont il va mourir, il ne l’a pas

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seur239. Si le coup réussit, Roland a toutes les raisons de s’inquiéter pour le sort de Durendal240. En fin de compte, il décide de détruire cette partie de soi-même qu’est l’épée, et motive son geste quasi suicidaire par le souci de sauvegarder un reliquaire chrétien face à la menace sarrasine susceptible d’éclater post-mortem. La dent de saint Pierre, le sang de saint Basile, les cheveux de saint Denis et le vêtement de sainte Marie241 méritent bien ses attentions, et le héros s’évertue à casser la lame d’acier contre les pierres, tout en se rappelant que cette épée lui vient, via Charlemagne, de Dieu lui-même242. Détruire pour sauver : tel est le paradoxe du style émotionnel du héros. En termes psychanalytiques, on pourrait parler d’une illustration spectaculaire de la pulsion de mort, mais ce serait réduire un acte d’émotion culturellement codifié à la mécanique universelle du vivant. Un fait théologiquement pertinent mérite d’être relevé : quel que soit son maltalent, Roland n’attente jamais à ses propres jours. Tout au contraire : ces dernières heures de rude défensive insufflent une vitalité spectaculaire au héros. Même quand la défaite est certaine et la mort imminente, Roland ne songe guère à se tuer pour éviter d’être emprisonné243. Il est prêt à tout affronter. Néanmoins, la vision du « vasselage » (de la vaillance)244 qu’entretient Roland est déjà une façon de chercher la mort, comme le soulignent volontiers ses amis

reçue de l’ennemi : elle résulte de l’éclatement des veines de son cou et de sa tempe alors que, de toute la puissance de son souffle, il sonnait du cor pour rappeler Charlemagne. Par un prodige analogue à celui du perron fendu, le son du cor atteint Charlemagne au-delà des Pyrénées. », J. Roumailhac, « Le Perron fendu de Roncevaux », art. cit., p. 469-470. 239  C’est pour le tranchant de son style belliqueux que Roland est évoqué dans les romans contemporains : « the Arthurian romances use the references [to the chansons de geste] to heighten the interest of fighting scenes. In these cases, the superlative example is, of course, Roland with Durendal. », P. Leverage, Reception and Memory. A Cognitive Approach to the Chansons de Geste, op. cit., p. 65. 240  L’importance de ce congé chevaleresque est soulignée par la structuration particulière de cette séquence : « Turoldus coupe trois fois son récit du même fait par un discours de Roland à Durendal. Trois fois ce poète passe du genre narratif au genre lyrique, créant ainsi une gradation, par une série de contrastes et de chocs. », A.  de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : La Geste de Charlemagne et de Roland, op. cit., p. 107. Plus loin, le chercheur remarque la qualité théâtrale de ce moment triplement émotif, qui révèle le visage de « dramaturge » de Turoldus ; voir ibid., p. 155. 241  Les reliques du pommeau d’or de l’épée sont mentionnées dans cet ordre ; voir La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2345-2348, p. 178. 242  L’épée est, en effet, destinée par Dieu (!) à l’un des capitaines de Charlemagne ; elle est donc le signe d’une élection divine qui passe par « sun angle (son ange) », voir ibid., v. 2318-2321, p. 176. 243  Voir Albert Bayet, Le Suicide et la morale, Paris, Librairie Félix Alcan, 1922, p. 457. 244  Une précision de F. Goyet nous semble pertinente sur ce point : « En général, vassal est traduit vaillant, comme nous y invitent d’ailleurs les emplois à propos de Charlemagne. On peut dire que l’usage courant faisait justement du vassal le vaillant, le guerrier de deuxième fonction, quand la Chanson retravaille le concept, en particulier dans ce passage – on a […] le même type de travail avec le terme de basileus dans l’Iliade. », EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 285, note 2.

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(notamment Olivier245) aussi bien que ses ennemis (notamment Ganelon246). L’ethos de Roland repose sur un défi continu du danger, sur un élan intarissable vers les expériences-limites247. Le narrateur choisit donc pour Roland une fin aussi provocatrice que possible. Sur fond d’apocalypse248, le cerveau lui coule par les oreilles249, mais l’homme ne manque ni d’idées ni de lucidité250 ; il reste un être admirablement (!) logique, capable d’une cognition toute spirituelle, mais qui ne doit rien à la matière grise. En effet, à cette heure suprême, la cervelle n’a qu’un rôle ornemental. Roland peut se diagnostiquer soi-même ; évaluer le degré d’urgence de la situation ; parcourir, dans un rythme serré, toutes les phases nécessaires à sa rédemption ; se remémorer sa propre vie, jonchée de victoires ; enfin, choisir, parmi les actes qu’un mourant soit capable de mener à bien251, le geste élégant et convenant de tendre 245  Le discours moralisateur d’Olivier souligne bien la tendance de Roland à chercher la mort avant terme, pour lui-même et les siens : « Vasselage par sens nen est folie ;  / Mielz valt mesure que ne fait estultie. / Franceis sunt morz par vostre legerie. (Vaillance sensée et folie sont deux choses, et mesure vaut mieux qu’outrecuidance. Si nos Français sont morts, c’est par votre légèreté.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1724-1726, p. 132. Roland est vu ici comme un fléau plutôt que comme un bon compagnon. 246  Il convient de rappeler une circonstance susceptible de souligner le manque d’empathie du héros, son indifférence par rapport à la mort d’autrui : lorsque Roland recommande à Charlemagne de livrer bataille à Marsile, Ganelon s’élève contre cette attitude qui risque d’être fatale à l’armée : « Qui ço vos lodet que cest plait degetuns, / Ne li chalt, sire, de quel mort nus muriuns. / Conseill d’orguill n’est dreiz que a plus munt. (Celui-là qui vous conseille que nous rejetions un tel accord, peu lui chaut, sire, de quelle mort nous mourrons. Un conseil d’orgueil ne doit pas prévaloir.) », ibid., v. 226-228, p. 18. 247  « Ce qui importait à l’auteur du Roland, […] c’était de fournir un cas concret et récent de l’esprit d’indépendance du neveu de l’empereur. », P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 240. Pour P. Seringe, l’attitude belliqueuse de Roland est une forme de politique étrangère recommandable, dans les circonstances : « il aurait fallu suivre le conseil viril de Roland : continuer la guerre jusqu’au bout et prendre Saragosse coûte que coûte. De cette erreur fondamentale et irréparable, Charlemagne ne prendra vraiment conscience que devant le cadavre de Roland à Roncevaux  […]. », ID., « Pour une relecture de la Nota Emilianense », art. cit., p. 397. 248  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1423-1437, p. 111. Voir aussi l’article d’A. Labbé, « Segles feniz. L’angoisse eschatologique dans la Chanson de Roland et dans Girart de Roussillon », pour une interprétation allant dans ce sens. 249  « Par les oreilles fors se ist la cervel. (Par les oreilles sa cervelle se répand.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2260, p. 172. 250  L’héroïsme consommé appelle à une typologie de l’invulnérabilité : « Roland, comme Conairé, comme Batraz, est en dernière analyse invulnérable et la Mort, pour le terrasser, n’a le choix qu’entre des chemins détournés : l’éclatement de ses tempes, la rupture de sa gorge ou la dessication ne représentent que les formes convergentes de la même leçon, les ruses du Destin, et ses masques. », Joël H. Grisward, « Les Morts de Roland », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 417-428, ici p. 426. 251  Voir, sur ce point, les remarques de M. Roques, qui viennent nuancer les propos de J. Bédier en éclairant les choix des trois mourants – Olivier, Turpin, Roland – illustrant la gamme de cette gestualité ultime : « Roland, seul des trois, a choisi pour mourir une attitude de prostration ; mais, semble-t-il, ce n’est pas seulement, ou ce n’est pas tant parce qu’elle est une attitude de contrition ; c’est plutôt parce que, cette attitude, la mort ne peut pas la déranger, et qu’elle assure à la fois au mourant la protection de ses armes et sa position face à l’ennemi. Turpin a peut-être fait de sa chute accidentelle une prostration

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le gant à Dieu252, en battant sa coulpe253. La position du mourant est subtilement codifiée et athlétiquement mise en œuvre. Une fois de plus, la vraisemblance cède le pas à la symbolique de la bonne mort, voire de la Passion254. Mario Roques relève quelques détails qui singularisent cette attitude conclusive en s’attardant sur chacune de ses phases : [Roland] a commencé, comme Olivier, par la prostration totale (v. 2358), mais il ne s’y est pas exactement tenu. D’abord il a fait de son corps étendu une protection pour Durendal et pour l’olifant, et cela ôte à la prostration son caractère de pure contrition. Il a aussi déplacé un de ses bras et sans doute soulevé légèrement son corps pour pouvoir se frapper la poitrine (v. 2367 : ad une main si ad sun piz batud) ; il a encore tourné la tête, de façon qu’elle s’appuie sur l’oreille et non sur le front ou la face, puisqu’il

passagère, mais il ne s’y est pas tenu. Olivier s’est sûrement prosterné, comme Roland tout d’abord, avec humilité, mais il n’est pas resté dans cette attitude pour mourir. […] Le poète s’est préoccupé d’individualiser la fin de chacun de ses personnages ; il n’y a de commun chez tous trois que le mea culpa (v. 2014, 2239 et 2364, 2367 et 2383) et les mains jointes (v. 2015, 2240 et 2392). », M. Roques, « L’Attitude du héros mourant dans la Chanson de Roland », Romania, 66 (1940-1941), p. 355-366, ici p. 364-365. 252  Le geste aurait aussi quelque chose d’insolite, dans le contexte de cette mort sainte plutôt que vassalique : « The glove as sin-offering, as token of sacrifice, must seem at first to be a startling departure from the glove symbolism evoked earlier in the Roland, an unexpected innovation within the symbolique of this epic, though the existence of such a sign is well attested in other medieval works. […] This glove is but a specific, a narrowed and particularized aspect of the glove as symbol of loyalty (and of loyalty’s major feudal correlative, personal honor). », K. D. Robbins, « What Ganelon Dropped : Significant Symbolic Variation in the Presentation Scenes in the Oxford Roland », Charlemagne et l’épopée romane…, op. cit., tome II, p. 514. 253  Il convient de remarquer, avec H. van Dijk, la valeur exemplaire de ce geste dans la vie (littéraire) d’un chevalier participant d’une galerie de plus en plus spectaculairement christianisée, où l’on voit « l’occasion rêvée de transformer les héros épiques furibonds, qui couraient surtout après leur propre honneur, en milites Christi, processus qui fut en même temps favorisé par l’Église en vue des croisades. Dans la Chanson de Roland, Roland, qui sacrifie 20.000 hommes de l’arrière-garde de l’armée de Charles pour son propre honneur, devient un héros exemplaire qui prend conscience de son erreur et se convertit. D’autres héros se convertissent également à la fin de leur vie. Guillaume d’Orange entre dans un monastère et se fait même ermite, Ogier de Danemark combat les Païens en Terre Sainte et Renaud de Montauban utilise son énorme force physique pour aider à construire la cathédrale de Cologne. Les chansons de geste deviennent des moyens de propagande. », ID., « Présence de la matière de Charlemagne dans les genres littéraires médiévaux », Aspects de l’épopée romane…, op. cit., p. 311-320, ici p. 317. 254 Sur la présence implicite de la Passion au cœur de l’epos, voir A.  Burger, « La Légende de Roncevaux avant la Chanson de Roland », Romania, 70 (1948-1949), p. 433-473, ici p. 447 : « Qu’est-ce donc que ces soufflets, ces opprobres, ces moqueries, cette soif sinon des allusions à la Passion de NotreSeigneur, qui le premier a ouvert la voie à tous les glorieux témoins qui l’ont suivi ? ». De son côté, J. H. Grisward explore l’image de la soif Roland, chère à Rabelais, et présente de façon fulgurante dans la Chanson, à travers une tentative de remise en contexte épique ; il conclut à la modélisation purement littéraire du personnage : « sur le seul domaine français médiéval, [le motif de la soif ] court à travers la Chanson de Guillaume, et non seulement comme élément contrapunctique de l’agonie de Vivien (laisse LXIX), mais aussi comme harmonie de la fin pathétique de Girard (vv. 1158-1159) et de celle, désespérée, de Guischard (vv. 1194-1195). [Ailleurs,] dans la Chanson d’Aspremont, c’est au moment où, pressé par la soif et désarmé, il est en train de boire à une source qu’Aumont est rejoint par Charles. […] Sa soif lui coûtera la vie. […] Le motif de la soif s’inscrit dans une sorte de typologie de la mort du héros. », ID., « Les Morts de Roland », art. cit., p. 420.

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regarde envers Espaigne, et tout à l’heure il la couchera ainsi sur son bras replié (v. 2391) ; mais il a fallu qu’il tournât aussi quelque peu le corps pour pouvoir tendre son gant à Dieu (v. 2365 et 2373) sans effort anormal et sans geste étriqué et gauche ; on comprendrait mal enfin le geste des mains jointes (v. 2392) pour un homme à plat ventre, même avec la tête tournée et posant sur un bras replié. Cette prostration modifiée, atténuée, est d’ailleurs connue, c’est celle qu’ont conservée les Frères Prêcheurs sous le nom de venia255.

Cette codification de la gestuelle correspond à un genre d’automatisme émotif : Roland « ne précise jamais quels péchés – grands ou menus – pèsent sur sa conscience. Son geste de pénitent est plus rituel que commandé par une profonde contrition. »256. Une désolation sans remords semble sous-tendre ses derniers actes257, qui baignent dans un climat de « sympathie passionnée tout en méritant le blâme »258. Roland devient une inter-personne prête à la dépersonnalisation de la mort ; son moi cherche le dénominateur commun susceptible de lui offrir une solution de dépassement de sa condition de vivant chancelant. Une élévation prend corps et sens avec cette révérence finale, tandis que la constance d’une foi ouvre la voie à l’expérience d’une vie éternelle sur mesure ; Claude Blum le remarque pertinemment : Comme le chevalier ne se prépare pas au passage – l’idée est bien postérieure – mais à l’éternité qui l’attend, le récit est amené à représenter continuellement l’audelà vers lequel est tendue l’action du personnage principal. Cette prééminence est telle que l’instant de la mort lui-même cesse le plus souvent d’être figuré. La représentation de la mort retrouve par contre sa plénitude lorsqu’il s’agit de la mort violente. Omniprésente dans leur vie, la mort ne bouleverse pas les héros des chansons de geste et les surprend rarement, même lorsqu’elle survient avec brutalité. […] L’au-delà qui s’annonce […] est figuré en général d’une façon fugitive par plusieurs de ses indices habituels : les cieux s’ouvrent, des anges apparaissent audessus du mourant ou du cadavre. On peut voir en de telles scènes les futurs points de départ, l’avancée de cette notion du Jugement particulier qui, lentement, émerge dans la spiritualité chrétienne à partir du XIIIe siècle. À ce moment, elles sont encore des figures anticipées de l’éternité qui attend le chevalier, images certaines d’une réalité à venir259. 255 M. Roques, « L’Attitude du héros mourant dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 363. 256 P. Le Gentil, « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 204. 257  Voir A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 450. 258 G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, op. cit., « Introduction », p. 16. 259  ID., « L’Espace imaginaire de la mort dans les chansons de geste des origines à 1250 », La Chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis…, tome II, op.  cit., p.  929-944, ici p.  939. Sur la

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Comme pour répondre aux attentes émotionnelles du régime épique260, Roland se conforme et se déforme en battant sa coulpe. Il est impossible de dire s’il croit réellement à la justesse de ce rituel, et même s’il lui est seulement concevable d’assumer une culpabilité quelconque, au moment où il entend trépasser pour donner l’exemple. Chez un capitaine, même le conformisme se doit d’être brillant… Sensible à l’orchestration savante de la prière écervelée de Roland, Eugène Vinaver révèle les variations subtiles du dernier script chrétien qu’accomplit le héros, dans le cadre d’une structure tripartite équilibrée : Scène de gloire et scène de deuil à la fois, fidèle reflet de l’esprit qui anime le poème tout entier, ce thème divisé en trois variantes forme un triptyque dont le regard embrasse à la fois les trois volets [voir les laisses 174, 175 et 176], le premier et le troisième s’équilibrant par leur longueur. L’un regarde vers l’avenir, l’autre vers le passé, l’un et l’autre harmonieusement unis dans une vision homogène de la grandeur de Roland261.

Roland s’inscrit dans le Temps ; il construit sa propre réalité émotionnelle tridimensionnelle. Déjà, son gant montant est une réplique victorieuse au gant chutant de Ganelon262 ; déjà, il a « vendu cher sa peau »263, comme souhaité. Le

conception du Jugement particulier, voir L. A. Veit, Volksfrommes Brauchtum und Kirche im deutschen Mittelalter, Fribourg en Brisgau, Herder & Co, 1936, p. 205 ss. 260 L’auteur de la Chanson de Roland est principalement un récepteur d’épopées, nous assure P.  Aebischer : « le Girart de Viane primitif développe des thèmes qui ne sentent ni la sacristie ni le confessionnal : thème du jeune Roland qui est armé chevalier, du même jeune Roland déjà plein de démesure et de présomption, qui provoque le premier chevalier venu et se permet de donner des conseils à son oncle l’empereur. […]. Pour autant qu’on puisse, à travers les données fournies par la [Karlamagnus] saga, entrevoir ces poèmes qui environnaient le Roland d’Oxford, ou mieux qui l’ont précédé et partiellement inspiré, il faut bien avouer que leur atmosphère générale n’avait rien de docte ni de clérical. », Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 255. 261  ID., « La Mort de Roland », art. cit., p. 139-140. 262  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 331-333, p. 26. K. D. Robbins rend compte de cette belle correspondance entre les deux gants : « Finally, when Ganelon’s treason has done its worst, the scene of the dropped, fallen glove that predicts the tragedy is balanced and yet transcended by the scene of the rising glove, rendered to heaven and received by the angel. », EAD., « What Ganelon Dropped… », art. cit., p. 510. 263 Roland se propose d’émouvoir négativement son armée  par l’injonction suivante (et offensante) : « Or sai ben n’avons guaires a vivre ; / Mais tut seit fel cher ne se vende primes ! ( Je sais bien maintenant que nous n’avons plus guère à vivre. Mais honte à qui d’abord ne se sera vendu cher !) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1923-1924, p. 146.

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sentiment dominant de Roland reste donc l’optimisme du fidèle264, ou plutôt l’orgueil265 d’être fidèle, optimistement266. Le héros sait faire briller la pomme du Tentateur267 ou du Conquérant268, pour assurer le rayonnement de la couronne / auréole de son roi269… Il sait aussi s’ensevelir dans une douleur « rédemptrice » lorsque la mort de ses derniers chevaliers et la sienne lui apparaissent comme imminentes270. C’est même dans cette « détresse qui, au lieu de le raidir, attendrit son cœur et l’ouvre à des émotions nouvelles »271, dans cette souffrance nourrie d’un double souci de solidarité et d’exemplarité272, que le héros s’achemine vers la destination la plus haute qu’il

264  « Nous touchons ici », comme le rappelle A. Burger, « au ressort le plus profond de cette société féodale : la foi chrétienne. C’est le même mot, la foi, qui exprime le dévouement de la personne au suzerain terrestre et le dévouement de la personne au souverain céleste… C’est le même mot, fidèle, qui exprime la relation entre le vassal et son seigneur et entre le chrétien et son dieu. La fidélité féodale est une conséquence de la foi chrétienne. », ID., Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 64. 265 Georges Gougenheim rappelle que l’orgueil, dans la Chanson de Roland, est un « sentiment blâmable qu’en aucun cas on ne prête à ceux qu’on aime, un sentiment que l’on doit pourchasser et anéantir […]. », ID., « Orgueil et fierté dans la Chanson de Roland », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier par ses collègues, ses élèves et ses amis, Genève, Droz, éd. J.-C. Payen et C. Régnier, tome I, 1970, p. 365-373, ici p. 373. Aussi peut-on admettre, à partir des données recueillies par le chercheur, que seuls les ennemis de Roland lui attribuent ce défaut et que le narrateur, pour sa part, se contente de lui assigner une plus honorable « fierté »… compatible, elle, avec « l’invincibilité » ; cf. ibid., p. 369. 266  Essentiellement, « Roland est magnifié parce que son immolation victorieuse assure la supériorité finale de Charlemagne et des Chrétiens. […] La Chanson de Roland est un poème noble dans sa conception et son allure, d’une morale chrétienne hautaine, d’une psychologie humaine intensément conflictuelle. »,  J.  Horrent,  « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 49-59. 267 G.  J. Brault accorde à l’épisode de la pomme toute l’attention qu’une anecdote mérite au sein d’une épopée ; il rappelle que la métaphore, inspirée par la tentation de Matthieu 4, 1-2, relève du discours diffamant de Ganelon, et doit être prise, par conséquent, avec un grain de sel. Voir « Ganelon et Roland : deux anecdotes du traître concernant le héros », art. cit., p. 397-398 et 404. 268 Pour T. Hunt, la pomme rouge – peut-être une grenade plutôt qu’une pomme – est à placer dans un contexte musulman turc plutôt que judéo-chrétien  roman ; il représenterait, à la base, la ville de Constantinople et, par extension, toute ville byzantine conquise ou à conquérir, envisagée par Ganelon comme un signe pertinent pour susciter chez les Sarrasins le désir de défendre justement leurs conquêtes contre Roland : « The Turkish threat to Byzantium, culminating in the Battle of Mantzikert, may also have inspired the introduction of the vermeille pume by which Ganelon plays on the anxieties of the Saracens about their hold on Byzantium and evokes the image of Roland as the protector of Constantinople and avenger of the Christians. », ID., « Roland’s “vermeille pume” », art. cit., p. 209 et 211. 269  Sur le développement de ces deux formes de couronnement éthique dans la matière de Bretagne, voir C. Gîrbea, La Couronne ou l’auréole…, op. cit. 270 P. Le Gentil, « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 204. 271  Ibid., p. 206 : Roland « sait maintenant ce qu’est la souffrance et il bénéficie de la vertu rédemptrice qu’elle comporte. [Il est] ému d’avoir vu souffrir et mourir des êtres chers, désolé de ne plus rien pouvoir pour les morts ni pour les survivants qui tous avaient en lui placé leur confiance, persuadé que tous et luimême sont destinés à périr même si Charlemagne entend l’appel du cor et revient. ». 272 Pour  G. Paris, c’est le propre du climat épique d’offrir un modèle de cohésion humaine  – ce « germe d’un développement historique, le sentiment de la solidarité des pères et des fils, d’hier et

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puisse envisager, dans son paradigme héroïque : celle du martyre. Mario Roques est sensible à l’éclairage héroïquement et féodalement polarisé du protagoniste, dont il relève la typologie exigeante: Roland est un chef, chef de troupe, chef de guerre, chef de lignage, chef féodal avec tous ses devoirs, suzerain et vassal ; il ne doit être que cela et il meurt en capitaine glorieux et en vassal fidèle273.

Or, pour un tel chef, perdre le cerveau n’est pas perdre la face. Vaincu274, le capitaine fait tout pour s’assurer une future victoire, ou du moins un futur panégyrique à la hauteur de son élan conquérant terminal275 : « Turnat sa teste vers la paiene gent : / Pur ço l’at fait que il voelt veirement / Que Carles diet e trestute sa gent, / Li gentilz quens, qu’il fut mort cunquerant. (Il a tourné sa tête du côté de la gent païenne : il a fait ainsi, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort en vainqueur, le gentil276 comte.) »277. Pour les besoins de cette communication émotionnelle transcendante, où l’admiration et l’émulation espérées n’excluent pas la possibilité de l’apitoiement de l’avenir sur le passé, et de la reconnaissance d’une dette symbolique de la communauté envers son aïeul, Roland imprime à d’aujourd’hui. », Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, op. cit., « Introduction », p. 2. 273  ID., « L’Attitude du héros mourant dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 366. 274 Roland est vaincu par la douleur d’une prise de conscience tardive du sort des siens, dont il se sent en partie responsable ; en revanche, il reste invaincu physiquement, puisque « ce martyre auquel il désire participer, parce qu’il l’a rendu inévitable, l’ennemi aurait pu le lui faire subir. », P. Le Gentil, « À propos de la démesure de Roland », art. cit., p. 207. 275 G. J. Brault le rappelle pertinemment : « cette mort est une victoire, à l’imitation, bien entendu, de celle du Christ. […]. La description de la mort de Roland ayant été profondément influencée par la tradition hagiographique, l’idée qu’il mourut en vainqueur provient aussi sans doute de là. », que ce soit par une influence consciente et assumée, voire dépassée, ou par une assimilation inconsciente ; voir « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 234. 276  Cette insistance sur l’appartenance du comte Roland à la haute aristocratie n’est pas un hasard textuel ; il viserait à une représentativité socio-politique de la noblesse dans son ensemble : « Dès la Chanson de Roland, seuls les combats, les victoires et la mort de hauts aristocrates sont dignes d’être décrits dans les détails, tandis que les petits nobles meurent et vainquent en masse sans que leurs noms soient mentionnés et glorifiés. […] Dans les chansons de geste on rencontre des sujets qui regardent avant tout les nobles. Ainsi l’auteur de la Chanson de Roland traitait de la lutte contre les infidèles et des devoirs des vassaux. Ces questions n’intéressaient pas seulement des couches nobiliaires particulières ; il s’y agissait de problèmes particuliers pour la noblesse entière. Si l’on présentait ces problèmes sur le niveau le plus élevé de la noblesse, tous les nobles – sans restriction de rang – pouvaient se sentir apostrophés : les hauts aristocrates parce que c’étaient leurs représentants épiques qui se voyaient confrontés à ces conflits ; tout le reste de la noblesse parce que la haute aristocratie occupait la place dominante dans la noblesse entière et par ce fait lui servait de modèle. », Karl-Heinz Bender, « Un Aspect de la stylisation épique : L’Exclusivisme de la haute noblesse dans les chansons de geste du XIIe siècle », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août-2 septembre 1967. Actes et mémoires Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1969 (coll. Studia romanica), p. 95-105, ici p. 101 et p. 103. 277  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2360-2363, p. 180.

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son corps le sceau inconfondable de son esprit : une tête de Méduse et un buste de Hercule, dans une armure prête-à-sanctifier. Imbu de ses axiologies le plus intimement pertinentes, il signe une mise en scène statuaire278, voire christique279, de son propre trépas, qui consiste à occuper la position frontale par rapport à l’armée chrétienne, à tenir sous lui, comme pour les mettre en balance280, l’épée et l’olifant, tout en se désolidarisant ostensiblement, dans sa signifiance unique281, de son entourage présent… pour plaire à son jury futur282. C’est une posture remarquablement inconfortable pour un « tableau hiératique de la mort »283, que l’on a cherché à justifier par le désir de l’individu – réduit à lui-même, inscrusté dans son propre corps réifié, exposé à tous les sujets – d’éviter l’éventuel reproche des chanteurs de geste284. En mourant, le héros sait qu’il se prête à la contemplation et 278  L’attitude de Roland face à sa propre mort est ironiquement surprise par J. Maurice : « il lui faut se dresser une statue, que le texte lui accorde de fait en lui épargnant pour une grande part la description trop réaliste de ses blessures et en le figeant presque intact dans une attitude édifiante. Le voilà devenu, comme les porches romans destinés à impressionner les fidèles, une figure exemplaire, plus vraie, par la seule magie des représentations, que les reliques qu’on pouvait admirer à Blaye ou à Saint-Seurin. », ID., La Chanson de Roland, op. cit., p. 81. 279  C’est le roi qui, « évoquant le thème de la victoire sur la mort, établit un parallèle entre la mort de Roland et celle du Christ. », G. J. Brault, « Ganelon et Roland : deux anecdotes du traître concernant le héros », art. cit., p. 404-405. 280 Pour P. Jonin, ces objets emblématiques rappellent les deux attitudes héroïques opposées que propose la Chanson à travers Roland et Olivier : « Symbolisme opposé, fidèle traducteur de l’esprit des deux hommes : l’épée symbole de rupture et de violence, le cor symbole d’appel et de défense. », ID., « Deux langages de héros épiques au cours d’une bataille suicidaire », art. cit., p. 91-92. Le capitaine aurait pu choisir entre ces deux comportements, au moment où ce choix était opportun. Après la mort, ces outils marquent tout simplement les horizons de deux mondes jadis possibles. 281  L’ostension, nous signale P. Haidu, relève d’un « travail de sémiose » passant par la création d’un lien collectivement pertinent : « Pour tous ces acteurs narratifs, c’est le rapport de l’acteur particulier à la collectivité qui le valorise, qui lui donne un statut spécifique ; même la valorisation du saint passe à travers l’instance de la collectivité pour laquelle il interviendra auprès de Dieu. Cette fonction déterminante de la collectivité est indiquée par le dernier acte événementiel de chacun des deux acteurs, le saint et le héros épique. On n’a pas constaté […] que chacun des deux, dans l’ultime moment de sa vie, fait exactement le même travail de sémiose : Alexis et Roland tous deux transforment leur vie, se transformant en signe au moment de mourir. », ID., « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 116. 282 S. Gaunt relève aussi cette préméditation spectaculaire du bon trépas, qu’il analyse en termes lacaniens : « Roland’s desire to die is intersubjective, since he seems to derive pleasure from doing what he thinks others want of him. What he craves is recognition from absent others, who through their absence occupy the position of the Lacanian Other in Roland’s fantasmic account of his actions. His audience therefore exists first and foremost in his own mind’s eye, which suggests that he himself is the main observer of his actions […]. We should note the perversity of this. According to Lacan’s definition of perversion, the subject becomes the object of the Other’s jouissance, which is what happens here. », ID., « The Chanson de Roland and the Invention of France », art. cit., p. 98. 283 Jonathan Beck, « Prist l’olifan, que reproce n’en ait : Roland et le signe menteur », Olifant, 9 (1981), p. 49-52, ici p. 49. 284  Ibid., p. 50-51 : « C’est qu’il en a besoin ; l’olifant sera pour lui un signe et une pièce justificative. Obsédé de ce que dira Charles et trestute sa gent, il essaie désespérément (inconsciemment) d’effacer la honte qu’il a encourue en refusant de sonner lorsqu’il avait encore le temps. Cette honte, Olivier la lui a déjà fait boire jusqu’à la lie. ».

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à l’exaltation des survivants, et que le continuum perceptif est un moyen d’accès privilégié à cette immortalité humaine à laquelle il aspire en transmettant à ses compagnons, symboliquement, son legs de victoires et de sacrifices : un outil de glorification et un autre de mortification. Chanter de Roland : émotions posthumes Malgré la vérité mathématique de l’issue de la bataille de Roncevaux, aucune évidence extérieure ne peut triompher de l’évidence intérieure : Roland porte l’avenir en soi, et l’Histoire doit s’en laisser infléchir285 ; on honorera en lui un martyr286, et on recueillira, comme souhaité, son épée et son olifant, pour les ranimer au cœur d’un nouveau combat287. Le dernier émotif aboutit : si l’histoire continue après le vers 2397288, c’est que le personnage Roland (épaulé par un narrateur omniscient) a su utiliser ses atouts pour s’assurer une émulation, voire un culte posthumes289. Sans être prophète, il a vu juste – le succès d’un trépas dépend de la gestion de son corps et des autres corps, de la fixation des bons emblèmes au bon moment. Faute d’huile sainte 285  Par rapport à la nostalgique Vie de saint Alexis, pourtant si proche, « la Chanson de Roland est au contraire toute tournée vers l’avenir, vers la vie active et militante, vers la guerre sainte qui doit soumettre le monde entier au Dieu de la Chrétienté. Le contraste ne saurait être plus saisissant. », A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 69. 286  En outre, la « palme du martyre » est censée laver les péchés d’un homme ; cette mort solitaire et compensatrice de Roland rappelle ici une autre mort, relatée par une chronique de la même époque (le début du XIIe siècle) : celle du comte Charles le Bon, personnage pieux qui a également le temps de lever ses mains (sinon son gant) vers le ciel et de s’abandonner à Dieu, tout en connaissant la solitude sur le lieu de sa mort, avant de recevoir la reconnaissance vindicative de son sacrifice. Voir The Murder, Betrayal, and Slaughter of the Glorious Charles, Count of Flanders by Galbert of Bruges, trad. J. Rider, New Haven et Londres, Yale University Press, 2013, 15, p. 29-30. 287  Charlemagne commande à deux barons de porter l’épée, respectivement l’olifant de Roland, afin de conduire la contre-offensive des chrétiens, La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 30173020, p. 228. Le nom d’Olivier est évoqué conjointement, en cette circonstance ; voir ibid., v. 3016, p. 228. 288  Le vers 2397 est le premier de la laisse CLXXVII, et il annonce la mort de Roland bien avant la fin de la Chanson de Roland : « Morz est Rollant, Deus en a l’anme es cels. (Roland est mort ; Dieu a son âme dans les cieux.) », ibid., v. 2397, p. 182. 289 Pour A. Planche, Roland est une sorte de Messie agissant au nom d’une « religion universaliste » : « Croisé de toutes les reconquêtes, Roland est […] le nouvel Adam qui rend au Père le fruit volé de l’Éden. Premier parmi les pairs comme Jésus parmi ses apôtres, il a près de lui son disciple bien-aimé. Sa démesure est, dans cette perspective, condition de son holocauste, sur une montagne qu’on croirait plus élevée que le calvaire si, pour le chrétien, le Calvaire ne dominait toutes les cimes. L’ange change sa mort en Assomption, et le tombeau de Blaye fait partie des Lieux Saints. », EAD., « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 603. Sur les « réminiscences de la Passion du Christ dans le récit de la mort de Roland », voir aussi G. J. Brault, « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 229-230. Pour cet éclairage sur le mult merveillus turment et la terremoete annonçant en France le trépas de Roland, aussi bien que sur l’équivalence symbolique de Ganelon et Judas, qui renforcerait celle de Roland et Jésus, l’auteur rend hommage à T. Atkinson Jenkins, qui trace ce parallèle dès son édition de 1924 ; voir ibid., p. 229-230.

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ou d’aura picturale, faute de « cartre » (comme Alexis), Roland a tiré un profit émotionnel et honorifique de ce qui ponctuait, justement, sa dernière crise de personnalité : le cor cassé, comme contrepoids de l’épée incassable290. En somme, sa mort est un succès bien régi, à l’image de sa vie291. Comme pour consacrer cette paradoxale292 victoire, ainsi que l’émotionologie de la conquête et de la (vaine) gloire293, l’ange Gabriel reçoit lui-même le gant de Roland. Grâce à cette traditio, un trait d’union se dessine entre les deux mondes. Les connotations spirituelles et politiques de cette ascension d’un objet terrestre et profane dans la sphère du sacré sont remarquablement surprises par Kittye Delle Robbins, attentive au script émotionnel de la « sainte folie » : The transition from time to eternity is made graphic through the bold yet solemn passage of the glove from Roland’s hands to Gabriel’s. […] The stark simplicity of the concrete gesture is compelling : the supernatural accepts the merely natural and translates it into glory. At the center of this translation the glove has the inexhaustible manifold meanings of a primary symbol – it is Roland’s life and his death, his victories, his defeats, his martyrdom, all he has received from God and returned to him ; it is the faith and mission of feudal Christianity which Roland incarnates. […]Only after his gift is taken from his hand does Roland relax, lower his head, join his hands, and die. The significant detail of the joined hands, second in the series of dying gestures for both Olivier and Turpin, has been delayed and placed last in Roland’s agony. In his saintly folly he is not content to fold his hands and pray for Paradise. He keeps praying and offering his glove until he receives his sign. Then he folds his hands and yields the soul which the angels bear away to Paradise294.

290 Avec J. Maurice, « cette épée est en fait la figure métonymique de la force exceptionnelle déployée par Roland, toujours présente quand il accomplit ou projette un haut fait. Sa quasi-personnification la transforme presque en une allégorie de la valeur insigne propre à l’homme supérieur. », ID., La Chanson de Roland, op. cit., p. 77. 291 Selon A. Burger, le v. 3687 nous autorise à penser que, « du temps du poète, on montrait à Bordeaux un cor fendu qu’on prétendait être celui de Roland ; dès avant la Chanson existait le motif légendaire du cor. », ID., Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 88. 292  Le paradoxe consisterait dans le fait qu’une imperfection – la lâcheté du fier – est nécessaire à l’équilibre de la mise en scène du corps ; voir J. Beck, « Prist l’olifan, que reproce n’en ait : Roland et le signe menteur », art. cit., p. 52 : « Pour fort qu’il soit, Roland est faible aussi ; audacieux mais pusillanime ; il s’abaisse pour sauver les apparences, et puis s’élève pour être reçu au paradis, dans une scène d’apothéose sans égale dans la littérature médiévale. Ainsi, dans le monde de Roland et celui du poète où Dieu est le seul être ki onques ne mentit, le mensonge de Roland et le reproce de l’olifant-témoin disparaissent en même temps que ce héros entaché non d’hybris mais d’humanitas. ». 293 Au fond, « le drame de Roland, on ne le souligne jamais trop, est par ses origines un drame humain. […] Roland aime la guerre pour la guerre [… ;] il rêve de conquêtes. », P. Le Gentil, La Chanson de Roland, Paris, Connaissance des Lettres, 1967, p. 104-105. 294 Voir K. D. Robbins, « What Ganelon Dropped : Significant Symbolic Variation in the Presentation Scenes in the Oxford Roland », art. cit., p. 518.

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Après cette passation de pouvoirs et de sens, la mémoire du monde s’enrichit de la mémoire émotionnelle de Roland ; le raccourci du gant permet le passage de « l’âme » d’un format à l’autre. Pour faciliter l’incorporation de l’humain (fou ou saint) au merveilleux chrétien, deux autres anges – Michel295 et un chérubin296– descendent rendre hommage au héros, aux côtés de Gabriel297 ; ce comité d’accueil comprend donc trois « pairs » du « barnage » de Dieu. Le public est invité à saluer, du haut de la postérité, le champion – honoré – des hauteurs298. Ultimement, le bénéficiaire émotionnel de cette montée est Dieu lui-même, qui, sans autre mystère, « en ad l’anme es cels (a son âme dans les cieux.). »299. Malgré l’incompatibilité implicite entre les exigences de la grandeur militaire, d’une part, et les impératifs de la charité, de l’autre, le paradis semble assouvir le talent de Roland, répondre à sa vocation de la conquête, régénérer la vitalité de son « corage », absorber les lignes de force de son émotionologie.

295  « La dévotion de l’auteur du Roland pour saint Michel se précise, quand on voit le rôle qu’il donne à l’Archange dans la grande scène de la mort du héros. Saint Michel – et, naturellement, chez notre écrivain, saint Michel du Péril – est l’ange de la bonne mort. Il descend du ciel pour recevoir l’âme du comte et, avec saint Gabriel, la porte en pareïs. Selon certains textes liturgiques, “saint Michel est prince sur toutes les âmes qui doivent être reçues dans le royaume de Dieu” ; il est parmi ceux qui doit les présenter à Dieu. », Charles Foulon, « Saint Michel du Péril dans la Chanson de Roland », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op.  cit., p.  491-498, ici p. 496-497. 296  Il est pertinent de faire remarquer ici, avec A. Burger, le conformisme de l’auteur aux attentes « orthodoxes » du public : Turoldus « s’est souvenu de la liturgie de l’Office des morts dans le récit de la mort de Roland : la prière du héros mourant est faite de formules qui traduisent celles de l’Ordo commendationis animae. Dans le même récit, il fait preuve d’une connaissance des fonctions respectives des archanges Gabriel, le messager de Dieu et Michel, le psychopompe. En revanche, la présence de l’ange Chérubin reste énigmatique. (v. 2390-2396) », ID., Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 83. 297 P. Aebischer remarque bien l’importance de l’intertextualité dans le développement de la matière épique : « Réminiscences bibliques, que ces interventions d’anges chargés par Dieu de guider les actions humaines : intervention en particulier de Gabriel, inspiré par le livre de Daniel, ou peut-être par les nombreux textes, le commentaire de saint Jérôme spécialement, qui attribuent à Gabriel la mission de présider aux combats. », Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 233. Voir aussi René Louis, « La Grande douleur pour la mort de Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 3 (1960), p. 62-67, ici p. 63, note 1 : « N’importe quel chrétien laïque du moyen âge était familiarisé avec ces textes du seul fait qu’il assistait aux lectures de l’office divin et aux homélies des prédicateurs, les seuls conférenciers de l’époque. ». 298  Sur Roland le conquérant, voir le vers 1088 (« mis talenz en est graigne ») et le commentaire de E. Vinaver, « La Mort de Roland », art. cit., note 46, p. 143. Si l’apothéose du preux belliqueux est une évidence textuelle, cela n’exclut pas l’admiration et l’approbation remportées par le modèle du sage (Olivier). Les deux mondes coexistent, dans une tension que le dénouement ne saurait dénouer. 299  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2397, p. 182.

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Néanmoins, le conteur ne nous dit pas si le preux300 est ravi de reposer parmi les « saintes fleurs »301 dont fantasment, à l’envi, tous les chevaliers de son « ost », ou s’il est plus activement heureux – dans un monde qui ferait place à des émotions autrement vibrantes. Tout ce que l’on sait du climat émotionnel paradisiaque est qu’il se révèle, à ses heures, ascensionnel, communautaire, féodal, amical – et ouvert aux Roland302. Les conventions du genre normalisent tout ce que la soif de mort peut avoir de suspect303 chez le capitaine : un martyr est un martyr304, et sera toujours accueilli comme tel. Peu importe qu’il l’ait fait exprès, en disant, par exemple, au v. 1922 : « cy recevrum martyrie (Ici nous recevrons le martyre) », en se lançant au plus fort de la bataille, en cherchant, comme les « terroristes » de nos jours, à tuer305 le plus d’adversaires possible, pour être à son tour tué et couronné306. 300  Sur les acceptions de la prouesse dans la Chanson de Roland et au-delà, M. Zink précise : « Courageux se dit preux. Mais preux et prouesse viennent de prodesse, être utile. Être preux, c’est être de bon service. Le mot implique donc lui aussi une valeur morale qui dépasse le pur courage physique […]. En latin médiéval, preux se dit probus et prouesse probitas, les mots qui en latin classique signifient honnête et honnêteté, cette fois au sens moderne. Être courageux, c’est être probe, parce que face au danger on ne peut mentir ni à soi-même ni aux autres, mais plus encore parce que le courage, c’est de faire honnêtement ce qu’on doit faire. », ID., « Prouesse du fort, courage du faible », art. cit., p. 2. 301 Roland rêve des saintes fleurs du paradis au v. 1856, p. 142 ; l’archevêque Turpin s’y réfère au v. 2197, p. 168. Il convient de retenir notamment le propos – devenu une formule de planctus – de Charlemagne au chevet de Roland : « Ami Rollant, Deus metet t’anme en flors, / En pareïs, entre les glorius ! (Ami Roland, que Dieu mette ton âme dans les fleurs, en paradis, entre les glorieux !) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2898-2899, p. 220. 302  Cette apothéose du héros a des accents christiques et apocalyptiques, comme l’a montré A. Labbé dans son article « Segles feniz. L’angoisse eschatologique… » ; cependant, « analogue au Christ de souffrance, Roland ne rejoint en rien le Christ sauveur du monde. C’est en vain que s’ouvrent les veines de la terre et la béance du dérisoire recét : Roland perd les siens et ne sauve que lui. Nous retrouvons là l’équivalent métaphorique du thème de l’autre soleil : soleil imprudent et précipité dans l’ombre si nous le regardons dans l’ordre mythique, il est dans l’interprétation chrétienne de ce même mythe un autre Christ, isolé et par là même infructueux. Est-ce amoindrir la grandeur du héros que de le placer ainsi sous le double signe de l’autrement et du comme si ? Guerrier avant tout et comme nul autre bouillant d’un léonin furor, il n’est à cela près nulle part susceptible d’être saisi en une univoque identité : plus que fils, presque roi, quasi-soleil, christomimétis incomplet, son destin est de s’élever et de tendre, non d’accomplir. », ibid., p. 303. 303  Comme dans la littérature hagiographique, la mort est émotivement exemplaire dans les chansons de geste ; sur la « Passion épique », voir Jean Garel, « La chanson de geste », Histoire littéraire de la France, tome I, Des origines à 1492, Paris, Éditions Sociales, 1974, p. 102. 304  Sur le thème de l’Imitatio Christi dans l’épopée, voir D. Boutet, La Chanson de geste : forme et signification d’une écriture épique au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 218. 305  « À vrai dire », comme le souligne Timothy Dominic Hemming, « dans le Roland on ne meurt pas : on est tué, soit par un adversaire directement, soit par suite de multiples blessures, soit par la douleur – c’est le cas de la belle Aude – soit par la honte d’avoir été vaincu. Bref, il n’y a pas à vrai dire de distinction entre l’idée mourir et l’idée être tué. Par conséquent les verbes murir et ocire sont dans un rapport très étroit. Rapport inévitable, dans la nature des choses, mais qui, dans le Roland, dépasse de loin les limites de l’inévitable. », ID., « La Mort dans la Chanson de Roland : étude lexico-syntactique », IVe Congrès International de la Société Rencesvals, Heidelberg, 28 août-2 septembre 1967. Actes et mémoires, op. cit., p. 90. 306 Richard Landes, professeur au Département d’Histoire de l’Université de Boston, n’hésite pas à faire une comparaison entre la mentalité des héros chrétiens de la Chanson de Roland et celle des terroristes

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Au moment où le texte annonce la sentence divine, il est déjà évident, au niveau de l’instance narrative307, que Dieu a toutes les raisons d’octroyer son pardon à cet homme : même si Roland a couru volontiers à sa perte, tout en appelant, par son exemple émouvant, à une sorte de transe suicidaire collective308, Dieu-lejuge sait voir et le public sait recevoir la leçon orthodoxe309 de cette scène : vivre et mourir comme Roland310 revient à mériter le paradis épique – une sépulture triplement héroïque311, mais uniment amoureuse312. Cependant, une vengeance sur mesure se prépare sur terre. Divinement assistée… En effet, le Dieu de la geste, rudement paternel et partial, s’inscrit en rupture avec le courant dominant de la théologie de l’époque : Il est […] remarquable de voir comment le Dieu des chansons de geste demeure proche de celui de l’Ancien Testament, Dieu vengeur inspirant la crainte, à une époque où

qui ont détruit les Twin Towers de New York ; voir son étude « On the Tenth Aniversary of 9-11 : Roland, Suicide Martyr », sur le site http://www.theaugeanstables.com/, consulté le 22 août 2017. 307  Le narrateur épique est le plus souvent « omniscient », comme le montre A. Aragon en recourant aux catégories narratologiques modernes, non sans un grain de sel diachronique ; voir « Statut et fonctions du narrateur dans la chanson de geste », art. cit., p. 202. 308  C’est ainsi que se traduit, dans un volet de l’encyclopédie moderne consacré à la littérature épique médiévale, la défensive acharnée de Roland : « [his] death in a suicide-like defense of a mountain pass renders him a Christian martyr » ; voir l’article « Chanson de geste », note « The Chanson de Roland », Encyclopedic Dictionary of Semiotics, Media and Communications, éd. Marcel Danesi, Umberto Eco, Paul Perron, Thomas A. Sebeok, Toronto, Buffalo, Londres, University of Toronto Press Incorporated, 2000, p. 46. 309 M. Zink reçoit d’une façon enrichissante cette leçon émotionologique où Roland incarne la valeur paradoxale du courage : « Après tout, nous avons le droit de choisir parmi les leçons que le passé nous donne. La force du faible, le courage d’affronter l’opprobre : il n’est rien de plus difficile, rien de plus rare, à toutes les époques. Si épris qu’il ait été de l’éclat et de la gloire, le Moyen Âge en a connu et médité le sens. L’évangile ne lui permettait pas de l’ignorer. Il a nourri de cette méditation sa pensée morale comme ses chefs d’œuvre poétiques. C’est par là qu’ils nous touchent, nous à qui les héros de notre temps ont enseigné que le vrai courage est dans la résistance. », ID., « Prouesse du fort, courage du faible », art cit., p. 5. Roland mériterait alors la grâce d’être reconnu comme le parangon de l’héroïsme français : « Notre premier héros national est, comme tant d’autres après lui, un héros sacrificiel. Le sacrifice est un courage qui prend l’apparence de la faiblesse et de la défaite. Plus que l’apparence : il est une faiblesse acceptée. », ibid., p. 3. 310  Vers 1135, Guillaume, moine de Malmesbury, décrit l’effet vivifiant de la Cantilena Rolandi sur les chevaliers s’apprêtant au combat, notamment sur le duc Guillaume, qui revêt son haubert en écoutant ce récit exemplaire ; voir Bernard Gitton, « De l’emploi des chansons de geste pour entraîner les guerriers au combat », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 3-19, ici p. 4. 311  Dans le manuscrit d’Oxford, Turpin est enterré aux côtés de Roland et d’Olivier : ces « trois derniers combattants de Roncevaux [sont] les trois seuls pour qui Charles prescrit l’embaumement et le transfert des corps à Saint-Roman de Blaye, afin que les trois soient inséparables dans la mort comme ils l’avaient été dans le combat. », P. Seringe, « Pour une relecture de la Nota Emilianense », art. cit., p. 406. 312  « Les versions rimées du Roland (notamment le manuscrit T) insistent sur le fait que Charlemagne a fait enterrer la belle Aude à Blaye auprès de Roland, son fiancé, mais qu’il n’a pas accordé cet honneur à Olivier lui-même. », ibid., p. 408.

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pourtant la vision de la divinité chrétienne évolue vers une plus grande proximité de l’homme et de son Créateur, par l’intermédiaire en particulier de la Vierge Marie313.

Si proximité il y a – entre la nature humaine et la sur-nature divine – le climat épique l’illustre, ici, uniquement par le biais des anges et archanges, au service d’une sensibilité virile, activiste, triomphale et compensatoire. Nulle figure doucement maternelle n’a droit de cité dans la Chanson. Seules quelques marraines anonymes vont œuvrer à la création d’un espace affectivement sécurisant pour Julienne la Chrétienne… Ferir et périr : le catéchisme émotif de Turpin Parmi les représentants masculins de la divinité, Roland a un garant institutionnel de son émotionologie : l’archevêque Turpin, qui se livre en professionnel à la propagande de la bonne mort, et promet le paradis à quiconque veut l’écouter314 – pour mourir et tuer, libre de tout regret315. Cette politique à la fois suicidaire et meurtrière exige une remise en contexte théologique. Selon Edmond Faral, c’est l’évêque cordouan Euloge (mort en 859), aspirant à libérer l’Espagne de la domination sarrasine […] qui, pour susciter des concours actifs, a complété la doctrine ancienne [de la guerre sainte] en y ajoutant que les combattants tombés pour la cause de la chrétienté étaient assurés de la vie éternelle. À sa suite, l’affirmation fut répétée par le Saint-Siège, par les papes Léon V (847-855), Nicolas Ier, (858-861), Jean VIII (872-882) et par leurs successeurs, qui, garantissant l’octroi de l’absolution par les prêtres sur le champ de bataille, précisèrent que le guerrier tué au cours d’une guerre ordonnée par Dieu était semblable aux confesseurs de la foi et méritait comme eux la palme du martyre316.

Loin de représenter un cas singulier, Turpin ne serait donc que le fleuron d’une tradition vénérable, remontant au IXe siècle et se légitimant à travers la

313  Voir B. Ribémont, « La “Peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française. », art. cit. ; l’auteur y analyse les paradoxes de cette foi vengeresse qu’est celle du martyr. 314  La situation est ancrée dans la réalité du monde artistique et théologique de l’époque : « avant 1074, Gui de Ponthieu, évêque d’Amiens, qui était présent, raconte que Taillefer – Incisorferri mimus – a chanté de geste pour exciter les combattants […]. », B. Gitton, art. cit., p. 4. 315  « Se vos murez, esterez seinz martirs, / Sieges avrez el greignor pareïs. (Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis.) », La Chanson de Roland, éd. J. Bédier, éd. cit., v. 1134-1135, p. 88. 316 E. Faral, « À propos de la Chanson de Roland. Genèse et signification du personnage de Turpin », La Technique littéraire des chansons de geste…, op. cit., p. 272-273.

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« doctrine […] arrangée »317 par des autorités ecclésiastiques notoires, dont la plus pertinente est peut-être celle d’Urbain II – s’exprimant par un sermon mémorable à Clermont en faveur de la première croisade. Précurseur, à son tour, de cette chevalerie celestielle qui viendra peupler les romans du Graal, l’archevêque de Reims318 est un candidat reconnu à la sainteté, mais aussi aux plus hautes chevaleries319. Cependant, il n’est pas accueilli par les anges, ni salué par des tremblements de terre quand il expire. « Prophete »320, il s’occupe d’affaires spirituelles comme l’absolution des péchés et la bénédiction des pécheurs avant le combat, mais aussi d’affaires fort matérielles, comme l’entrechoc des corps et des épées : « Ferez, Franceis ! Nul de vus ne s’ublit ! / Cist premer colp est nostre, Deu mercit ! (Frappez, Français ! Que pas un ne s’oublie ! Ce premier coup est nôtre, Dieu merci !) »321. Il est saisissant d’entendre un prêtre demander à des croyants de frapper « par penitence »322, alors que Dieu est censé leur demander de tendre l’autre joue, aussi bien que de se multiplier et de remplir la terre323. Pour Jean-Charles Payen, Turpin est le pittoresque représentant du haut clergé belliqueux qui sévissait encore dans l’Occident du XIe siècle, avant la réforme grégorienne. Le massacre est pour lui comme pour ses compagnons une obligation chrétienne, et le fanatisme suicidaire un martyre immédiatement rédempteur (sous réserve d’une confession générale à Dieu même, sous forme de Confiteor)324.

317  Ibid., p. 273. Dans ce sens, l’un des textes les plus connus à accepter et défendre cette mentalité est l’Histoire anonyme de la Première Croisade, se ressourçant à Mathieu XVI, 24-25 et au discours d’Euloge qui en active le potentiel belliqueux. 318  Ce n’est pas fortuit que l’auteur de la Chanson ait choisi un archevêque de Reims : « les titulaires de ce siège étaient, devant les empereurs ou les rois de France, les représentants les plus hauts et les plus directs de l’autorité ecclésiastique. », ibid., p. 273. 319  Son « vasselage » est reconnu par exemple dans l’édition de J. Bédier aux vers 1414, p. 110 ; 1497, p. 116 ; 1605-1607, p. 124, et s’insère bien sur l’axe émotionologique de la crosse, malgré la distinction entre bellatores et oratores à laquelle Turpin lui-même fait allusion, ironiquement, aux vers 1877-1882, p. 144. 320  D’après l’appellation que lui assigne Roland, ibid., au v. 2255, p. 172. 321  Ibid., v. 1258-1259, p. 98. 322  Ibid., v. 1138, p. 88. J. Flori insiste sur l’idée que ces coups sont la pénitence, sous la forme requise aux guerriers ; un marché de la rédemption se met donc en place, au XIe siècle, sous la direction du pape Léon IX lui-même, qui promet des récompenses spirituelles aux guerriers pour les recruter et les conduire à la bataille, en suscitant l’indignation des partisans de la Réforme et l’enthousiasme des amateurs de martyres ; voir ID., Croisade et Chevalerie : XIe-XIIe siècles, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1998, p. 33. 323  Sur la spécificité rolandienne de ce portrait néo-religieux du clerc-chevalier, voir R. Lejeune, « Le Caractère de l’archevêque Turpin et les événements contemporains de la Chanson de Roland (version d’Oxford) », art. cit., p. 14 : « Cette démesure dans le caractère du prélat, cette dilatation d’un destin guerrier, tout ceci apparaît non pas comme un signe d’archaïsme antérieur à la réforme grégorienne, mais bien comme un signe distinctif de la version d’Oxford. L’auteur de cette version se présente, tout au long de l’œuvre […] comme un amateur de combats. Pour être clerc – toute son œuvre le prouve – il n’en a pas moins un tempérament de rude joûteur. Clerc, mais avant tout chevalier, tel apparaît à cet auteur l’archevêque Turpin. ». 324 J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 230.

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Fort de ses principes et obligations, tel un commanditaire d’attentats kamikazes, Turpin est prêt à officier une « liturgie du génocide »… tout en méprisant le pacifisme passif des oratores325. Une nouvelle orthodoxie326 se prépare : Des Vitae clunisiennes, dès le XIe siècle, la littérature narrative au XIIe siècle et la poésie un peu plus tard contribuèrent à façonner le type idéal du chevalier-croisé et à grossir son rôle. […] En dépit de la condition équivoque, voire aberrante, faite aux membres des Ordres militaires à la fois moines et guerriers, ceux-ci assumèrent une fonction importante327.

Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, que l’archevêque Turpin devienne, quelques années après la Chanson, le narrateur hagiographique des prouesses rolandiennes328 et leur « source la plus importante, absolument digne de foi »329. Dès le Roland d’Oxford, il est reconnu comme le représentant de cette communauté émotionnelle des prêtres plus preux que pieux, qui voient la spiritualité comme un tournoi où l’équipe des mortels fidèles fait la force, et la mort l’immortalité330. 325  Ibid., p. 226 et 230. 326  Cette orthodoxie rappelle certains penchants de la conception plotinienne, largement translatée et diffusée au Moyen Âge : « Ce n’est pas à Dieu de combattre à la place de ceux qui ne veulent pas faire la guerre. La loi veut qu’à la guerre on trouve son salut dans la bravoure et non dans les prières. », Plotin, Les Ennéades, III 2, 8, 35, dans la traduction de P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit., p. 177. 327 Paul Rousset, La Croisade. Histoire d’une idéologie, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 101. 328 La Chronique du Pseudo-Turpin date, en effet, de la première moitié du XIIe siècle et a joui d’une grande popularité. « Le pseudo-Turpin est un incontestable jacobite, féru de l’église compostelane et du chemin de Saint-Jacques. C’est aussi un exploiteur édifiant et moralisant des récits épiques qui évoquaient la gloire carolingienne en Espagne. », J. Horrent, « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 44. Sur son succès et ses rapports avec le contexte historique espagnol, voir Paulette Duval, « La Chronique du Pseudo-Turpin et La Chanson de Roland : deux aspects de l’Espagne hispano-arabe au XIIe siècle », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 25 (1978), p. 25-47, ici p. 27. Sur la popularité d’un épisode particulier du récit du Pseudo-Turpin – le combat contre Feragut – notamment dans le champ iconographique du XIIe au XVIe siècle, voir Pierre Rousseau, « Le Duel de Roland et de Feragut sur quelques chapiteaux d’Espagne et de France », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 529-548. 329  La réception immédiate est plus favorable à ce dérivé du Roland : « les contemporains ne connaissaient pas la genèse de l’œuvre ; ils considéraient ce texte latin en prose, dont l’auteur se faisait passer pour le célèbre évêque Turpin, contemporain de Charlemagne et ayant participé à la campagne en Espagne, comme la source la plus importante, absolument digne de foi, pour leur connaissance sur Charlemagne. », H. van Dijk, « Présence de la matière de Charlemagne dans les genres littéraires médiévaux », art. cit., p. 313. 330 E. Faral apporte un éclairage pragmatique à la propagande du prélat prêt-au-combat : « l’on voit, en 1063, le pape Alexandre II accorder la rémission de leurs péchés à tous ceux qui partiraient pour combattre les Sarrasins d’outre-monts. Or, pour cette entreprise, de quoi était-il besoin ? Non pas tant de gens d’Église, non pas de religieux : il fallait des bras. Et à qui par conséquent devait-on s’adresser pour susciter les enthousiasmes nécessaires ? À ceux dont c’était le métier de porter les armes. La Chanson de Roland n’était-elle pas bien faite pour y réussir, cette chanson où tout a été arrangé pour montrer par l’exemple que c’est aux vaillants qu’appartiennent la gloire sur la terre et la vie éternelle dans les cieux, au point que le sort du combattant est privilégié, même par rapport à celui d’un ministre de la religion ? C’est pour

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Oliveriana : une émotionologie sensée Olivier331 est le champion d’une autre communauté, qui recoupe, en partie, la maisnie de Charlemagne : celle des combattants capables de réfléchir à titre de vivants (potentiellement survivants) avant d’agir, de parler avant (ou au lieu) de frapper. Dans ce monde, « vasselage par sens nen est folie (vaillance sensée et folie sont deux choses) »332. Chrétien d’humeur pacifique, plus réaliste que Roland et Turpin, plus prévoyant que Ganelon, moins âgé que Charlemagne, et probablement plus viril, du moins selon l’érotique de la Chanson333, Olivier334 reste, à sa façon, à la hauteur des siens : ni lâche, ni ardent, il incarne une troisième possibilité – la franche responsabilité. Face à des adversaires qui sont visiblement plus nombreux, il propose la stratégie la plus efficace : demander du renfort. Ce n’est pas l’honneur qui lui semble prioritaire, mais la survie – et la victoire335. Le bien de la douce France est, pour lui, une question de sauvetage plutôt que de salut.

répondre à cette idée que semble avoir été conçu le personnage singulier de Turpin, dont l’image nous aide beaucoup […] à pénétrer l’intention du poème. », ID., « À propos de la Chanson de Roland. Genèse et signification du personnage de Turpin », art. cit., p. 278. 331  Le nom du héros n’est pas sans intérêt pour l’interprétation des valeurs qu’il est censé incarner ; ainsi, l’olivier devient « le symbole non de la sagesse, mais de paix et humilité (v. 72 s.) », A. Burger, Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 85. 332  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1724, p. 132. 333  Dans la Chanson de Roland, Charlemagne est un vieillard immaculé, qui ne montre aucun intérêt pour les affaires sexuelles. Cependant, G. Duby nous assure que le roi jouissait pleinement des libertés du droit matrimonial franc, qui « reconnaissait en contrebas de la Muntehe, équivalent du mariage légitime romain, et fort au-dessus de la simple liaison, la Friedelehe. On utilisait cette conjugalité de seconde zone pour discipliner l’activité sexuelle des garçons sans engager toutefois définitivement le destin de l’honneur. », Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 46-47. Le médiéviste énumère ensuite les conquêtes féminines de Charles : « outre quatre épouses légitimes (l’une aussitôt répudiée, les autres successivement mortes) et au moins six liaisons passagères, privées, non point publiques, contractées dans les périodes de veuvage, on lui connaît une compagne, une Friedelfrau, Himiltrude, qu’il avait prise avant son premier mariage plein. Le pape Étienne II tint cette union pour légale. », ibid., p. 47. 334  En effet, Olivier est le seul personnage central qui fasse des allusions à la vie sexuelle d’un proche (qui n’est autre que Roland !) ; au v. 1721, La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., p. 132, il évoque une intimité charnelle entre Roland et Aude – dont il serait le seul à tenir la clé. 335  Pour William Kibler, la chanson de geste est typiquement construite, à ses débuts, autour d’une « victoire militaire » – caractère qui se perd au Moyen Âge tardif, lorsque l’épopée connaît un éclatement narratif et une amplification comparables à ceux du roman ; voir « Relectures de l’épopée », Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, tome I, op. cit., p. 103-126, ici p. 111.

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Le narrateur salue ce tandem amical336 du Nord et du Midi337, tout en opposant les styles émotionnels de Roland et d’Olivier dans un vers promis à une grande fortune poétique et exégétique : « Rollant est proz e Oliver est sage. (Roland est preux et Olivier sage.) »338. Cependant, l’opposition entre les deux artes sentiendi n’en reste pas au simple niveau de la complémentarité ; elle traduit un dilemme éthique susceptible d’étayer une Chanson de Roland plutôt qu’un Jugement d’Olivier. La sagesse339, dans cette émotionologie guerrière340, est à peine une valeur. L’épopée propose une vision du monde où perdre la cervelle conduit à gagner le paradis – à condition de tendre son gant au bon Seigneur. Fidèle à cette mentalité, 336  Le tandem Roland-Olivier n’était pas insolite dans la littérature épique ; ce qu’il faut apprécier est justement son exploitation émotive par l’auteur de la Chanson de Roland : « dans cette analyse des caractères de Roland et d’Olivier que nous présente le Roland d’Oxford, tout n’est pas […] absolument neuf, puisque nous entrevoyons déjà certains éléments dans des chansons antérieures à ce Roland, tant dans le Girart de Viane primitif que dans l’Entrée d’Espagne primitive. […] Il introduit une chaleur humaine dans les épisodes qu’il nous raconte. », P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 285. 337  Sur l’origine géoculturelle du personnage Olivier et sur les raisons politiques de l’association des deux matières narratives, voir l’hypothèse de H.-E. Keller : « Nous croyons pouvoir rattacher – comme l’avait déjà fait R. Lejeune [La Naissance du couple littéraire Roland et Olivier, Bruxelles, Henri Grégoire, 1950, p. 383-384] – le nom d’Olivier à la dynastie des Olive, comtes de Carcassonne des IXe et Xe siècles. C’était une dynastie qui, au moyen âge méridional, était vénérée dans toutes les régions du Golfe du Lion, au point où leur nom est encore chéri des Marseillais de notre époque. […] Or, il nous semble qu’il n’y ait rien d’étonnant à ce que les comtes Olive de Carcassonne des IXe et Xe siècles aient été associés à un baron rebelle du Sud-Est. Avant toute chose, il fallait en effet veiller à l’indépendance relative du vassal, indépendance d’autant plus efficace que les comtes de Carcassonne remplissaient le rôle de vaillants défenseurs de la France contre les Sarrasins, à côté de Guillaume, comte de Toulouse. […] C’est dans le Sud-Est francoprovençal et nord-provençal, plus particulièrement dans le Dauphiné des environs de l’an mille, que s’est opérée la fusion de la matière de Roland avec celle d’Olivier. […] Mais le mérite de faire une source poétique du compagnonnage de Roland et d’Olivier revient […] au très grand poète de SaintDenis, à qui nous devons […] le poème que reflète, entre autres, le Roland d’Oxford. C’est donc à SaintDenis, dans la chanson inspirée par l’abbé Suger aux environs de 1150, que le compagnonnage de Roland et d’Olivier – malgré les différences que le poète de Saint-Denis n’a pas réussi […] à éliminer – a atteint son expression la plus noble : le voici élevé au symbole de l’union du Nord et du Midi dont Suger rêvait, de l’unité de la nation en face des mécréants et ennemis de la patrie. L’épopée d’Olivier et de Roland a ainsi trouvé sa place d’honneur dans la littérature de la France. », ID., Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, op. cit., p. 156 et 159. 338  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1093, p. 86. 339 Selon R. L. Kindrick, la Chanson de Roland donne un aperçu de deux conceptions de la sagesse qui s’affrontent grâce aux deux compagnons ; il s’agirait de « two different approaches to the same issue : national security. Roland represents the more conservative view, the earlier social perspective emphasizing individual bravery and valor. Olivier represents the newer perspective, emphasizing strategy, tactics, and general social welfare instead of individual accomplishment. », ID., « The Definition of Wisdom in the Chanson de Roland : Roman and Non-Roman Elements », art. cit., p. 750. 340 Roland est « sage » au moins dans un sens intuitif et adaptatif : « Celui qui par sa nature – cela est vrai – est le plus enclin à la guerre est également le plus en harmonie avec les circonstances. En des termes humains, immanents, le hasard veut que le belliciste ait raison. », A. Fassò, « Roland est sage et Charlemagne injuste », art. cit., p. 501.

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Jacques Ribard voit en Olivier un faire-valoir de Roland, voire un anti-héros susceptible de mettre en scène la tentation de la mesure, de la sagesse, cette sagesse un peu courte, trop étroitement humaine, qui ne croit pas au sacrifice gratuit, inacceptable pour la raison. [Olivier] s’oppose en cela au dépassement, à la folie – au sens paulinien du mot – dont Roland est le vivant symbole341.

Pour le lecteur qui suit la leçon du conteur, néanmoins, les deux qualités se valent et se renforcent l’une l’autre ; sage veut dire capable de discrétion et de dignité, mais aussi sensible aux besoins et intérêts de ses proches342. Une simple analyse des pronoms utilisés par les deux amis montre qu’Olivier est « l’homme du nous, de l’association, de l’action réfléchie et concertée en face de Roland, l’homme du je, de l’action instinctive et isolée. »343. En outre, « sur treize verbes ou syntagmes verbaux d’action, neuf expriment une idée de violence prometteuse de mort » chez Roland, dont l’action préférée est le ferir, alors que « les deux verbes sonner et retourner sont l’un et l’autre commandés par le mot clef que seul pouvait prononcer Olivier : secourir. »344. Toutefois, l’opposition n’est pas suffisamment étayée pour se doubler d’une logique disjonctive. Même s’il tâche d’apprivoiser l’individualisme de Roland, l’orientant vers une finalité collective salutaire, Olivier sait aussi reconnaître les circonstances où le secours n’est plus possible, et où il est prêt à embrasser – en tout relativisme – l’optique de l’autre. Philosophe sceptique, Olivier se résigne d’avance à la fatalité Roland345. Ainsi, les trois demandes de sonner du cor sont des émotifs qui ratent leur cible lucidement, délibérément. Il connaît bien le capitaine, et comprend que rien ne peut le déterminer à enfreindre ses principes ou à reconnaître son impuissance à faire triompher, une fois de plus, la douce France. Rien de proprement persuasif n’anime donc Olivier. Par son triple appel, il met en place une sorte de thérapie motivationnelle… avant de laisser son ami s’engager sur le chemin sans

341 Voir ID., « La Chanson de Roland : aspects symboliques », Du Mythique au mystique…, op. cit., p. 37. 342  À cet égard, F. Goyet remarque la dominante qui prévaut dans la conception qu’Olivier entretient de la vaillance : « pour lui, l’action des héros est dirigée par une téléologie : le service de Charles et, audelà, celui de la Chrétienté. [La definition que Roland donne du vassal] vise à une perfection purement individuelle […]. Nulle part dans les paroles ou les actes de Roland on ne trouvera l’idée de s’incliner devant un plan supérieur de Charles. Nulle part l’idée que ce service passe avant le los personnel. », EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 291. 343 P. Jonin, « Deux langages de héros épiques au cours d’une bataille suicidaire », art. cit., p. 98. 344  Ibid., p. 88, 90 et 95. 345  Cette fatalité relèverait, selon R. Pensom, d’un conflit neurotique profond qui animerait les actes du héros et qui, une fois dépassé (lors des épisodes centrés sur le cor), conduirait à une conduite régressive ; voir Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 133-135.

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retour : il l’amène à expliciter, toujours plus nettement, ses propres standards émotionnels. Pour Jean-Marcel Paquette, la tension entre le héros et son double est au coeur de la structure de l’épopée, et sert à projeter une « crise de conscience » sur la toile de fond de l’antagonisme de « deux principes faisant en quelque sorte office de forces absolues et irréductibles » ; pour dénouer cette tension, la logique épique exige « un échec salvateur », susceptible de conduire à l’institution d’un nouvel ordre346. Dans cette perspective, la répétition de l’acte de langage – et corage – n’est pas une simple technique mnémonique347 : elle se trouve fonctionnalisée par les exigences de cette prise de conscience portant sur deux normes affectives à interroger348 avant de prendre une décision conséquente sur les plans chevaleresque et humain – entre les pôles de la tempérance et de l’outrecuidance, de la continuité et de la rupture, de la réussite pragmatique et de l’échec transfigurateur. En fin de compte, quand Roland se rend à l’évidence qu’il faut corner, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le secourisme ou le bon sens moyen, Olivier change de rôle349, et taquine son compagnon en le caricaturant350 : cette fois, il lui 346  Voir J.-M. PAQUETTE, La Chanson de Roland : Métamorphoses du texte…, op. cit., p. 21-22. 347 P. Ménard le signale fort à propos : « Il y a des laisses parallèles dans la Chanson de Roland. Quand le récit suspend son cours, c’est pour des raisons d’esthétique hiératique et d’émotion poétique. », ID., « Les Jongleurs et les chansons de geste », art. cit., p. 41. L’importance de la répétition, notamment pour le public visé par les épopées, détenteur d’une « mémoire entrelacée », mais aussi pour la structure du récit en tant que tel, est également relevée par E. Vinaver dans son étude « La Mort de Roland », art. cit., p. 137 et 141 : « tout retour d’un thème déjà connu suppose un système mnémonique qui assure la présence de chaque moment du texte dans tous les autres […]. Le procédé en question suppose chez l’auditeur une mémoire et un degré d’attention exceptionnels. ». Sur le fonctionnement et les bases psychologiques de cette esthétique de la répétition, voir P. Leverage, Reception and Memory. A Cognitive Approach to the Chansons de Geste, op. cit., p. 282 : « Oliver’s reply adopts the pattern of Roland’s oath himself as a rhetorical / psychological strategy to assert the opposite of what Roland has maintained in his previous replies. ». Sur l’association entre la répétition verbale et l’effet émotionnel, voir aussi ibid., p. 286-287. 348 Avec Turoldus, les deux normes restent valides, et aucune ne l’emporte définitivement sur l’autre ; leur coexistence rend indécidable l’interprétation morale du geste – codé – de corner : essentiellement, « le poète ne dit pas, ne tranche pas. Aucun souci de solution raisonnée, d’unité d’esprit, de cohérence morale ne lui impose sa contrainte. La dualité demeure, profonde, irrésolue, pareille au jeu de contrastes que nous retrouverons à chacun des sommets de la poésie médiévale,  ennemie des simplifications. », E. Vinaver, « La Mort de Roland », art. cit., p. 143. 349  L’opposition entre Roland et Olivier est renforcée par ce changement d’attitude censé mettre en relief « Roland’s ethical position in contrast with Oliver’s shifting pragmatism. », R.  Pensom, Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 130. 350 Pour  F. Goyet, il s’agirait d’une « véritable accusation » plutôt que d’une taquinerie facétieuse, où l’« estultie », « cet au-delà du courage […] qui caractérise le héros dans toute sa démesure – le héros pris de fureur », est reprochée justement à Roland, qu’Olivier tient pour coupable d’ une « absence de réflexion interdite au bon chef ». La règle émotionnelle que Roland aurait refusé de suivre, et qu’Olivier énoncerait à sa façon, serait la suivante : « le vassal est inféodé [aux buts du roi]. Il n’a pas le droit de disposer de lui-même dans la vie et dans la mort, parce que c’est alors se soustraire à son service, c’est priver le roi de l’aide qu’il est en droit d’attendre de lui. Au fond, Roland se rend ici susceptible de la même

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demande de ne pas sonner du cor, et reprend ses anciennes motivations exorbitantes comme pour lui révéler, par un jeu spéculaire, à quel point il est pernicieux d’agir sous le coup d’une émotionologie de la « legerie »351 (légèreté). Le climat ludique qu’établit le discours d’Olivier ne fait qu’aggraver l’accusation indirecte d’irresponsabilité : « Quant jel vos dis, n’en feïstes nient ; / Mais nel ferez par le men loement. / Se vos cornez, n’er[t] mie hardement ! (Quand je vous demandais de le faire, vous n’en fites rien. Faites-le maintenant : ce ne sera plus par mon conseil. Sonner votre cor, ce ne serait pas d’un vaillant !) »352. Cependant, ce nouvel émotif est, de nouveau, raté, et, de nouveau, Olivier s’y attend : s’il irrite bien son destinataire353, il ne va pas jusqu’à lui inculquer une autre façon d’agir. Quand Olivier évoque les intérêts familiaux, et la vergogne qui risque d’accabler tout chevalier cornant, Roland se sent attaqué et exprime naïvement sa perplexité354 : « Por quei me portez ire ? (Pourquoi, contre moi, de la colère ?) »355. Tout en formulant son accablement par rapport à un standard implicite d’harmonie relationnelle, le héros comprend que, cette fois, le rôle de son interlocuteur n’est plus celui de conseiller intime, mais plutôt de juge ; André Burger va jusqu’au bout de cette suggestion : Responsable de la mort des vingt mille de l’arrière-garde, Roland mérite un châtiment ; Olivier perdant la vue représenterait la Justice aux yeux couverts d’un bandeau356.

L’amitié n’interdit pas une certaine dose de sadisme : dans l’émotionologie d’Olivier, il faut punir Roland, ne fût-ce qu’en le tançant357. Il faut lui assener des

condamnation que Ganelon, qui sera finalement châtié pour avoir privé Charles de son soutien. Roland est à l’origine du déshonneur de la France, parce qu’il a provoqué la mort de l’élite des Français qu’il lui avait été donné de commander (1726), et parce que lui-même va mourir. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 283-285. 351  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1726, p. 132. 352  Ibid., v. 1708-1710, p. 130-132. 353  « Dans les deux scènes », soutient A. Burger, « c’est le fidèle Olivier qui voit clair, qui est, pour ainsi dire, la conscience de Roland. La première fois la voix de l’orgueil l’a emporté ; maintenant l’orgueil cède enfin. Devant les reproches de son ami, Roland se tait et ce silence signifie qu’il reconnaît sa faute et accepte l’expiation. », Turold, poète de la fidélité, op. cit., p. 140. 354  Voir A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 449. 355  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1722, p. 132. 356  ID., Turold, poète de la fidélité, op. cit., p. 143. 357 « Puer senex, Olivier n’est certes pas l’ombre féminisée, encore moins efféminée de Roland, et la geste exclut toute implication homosexuelle. Mais, par un intermédiaire, Olivier dispose d’un pouvoir sexuel sur son ami. Il menace de lui refuser sa sœur Aude quand le preux décide, trop tard et trop tôt, de sonner du cor (vv. 1720-21). N’était l’intervention de Turpin, Aude pourrait être l’occasion d’un singulier chantage exercé par le plus faible. Fut-elle, pour Roland, le reflet d’Olivier dans le miroir du désir ? », A. Planche, « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 602.

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émotions négatives assez pénétrantes pour permettre cette illumination par la douleur qu’est l’empathie, afin qu’il appréhende le désastre humain qu’il a rendu possible, voire inéluctable. Malgré cette expérience amicalement suppliciante, Roland reste enclin à contredire tous ses proches et à poursuivre son rêve au-delà de la réalité de l’échiquier. Olivier finit par se laver les mains, tandis que le « maltalent » devient, pour lui aussi, l’émotion dominante – et légitime. Elle revêt la forme du fatalisme : « Vostre proesce, Rollant, mar la veïmes ! (Votre prouesse, Roland, c’est à la malheure que nous l’avons vue !) »358. Significativement, ce « nous » qui désigne la communauté émotionnelle des victimes intègre l’ethos d’une femme359 : la sœur d’Olivier, oubliée par Roland dans le tourbillon de ses émois guerriers. Le capitaine semble condamnable précisément parce qu’il néglige, d’une façon ou d’une autre, chacun de ses engagements : il délaisse les intérêts militaires du roi, il n’entreprend rien pour sauvegarder l’arrièregarde, il n’écoute les conseils de ses proches que lorsqu’il est trop tard, il ne se soucie ni de son futur, ni de sa future, comme si le seul dessein digne d’un Roland était de mourir honorablement360, en évitant le consensus avec les survivants. Malgré tout ce qui condamne Roland devant les instances terrestres, ni Turpin, ni Olivier, avec les communautés émotionnelles plus ou moins distinctes qu’ils représentent (prêtres combattants et chevaliers prudents) ne sont dignes de l’honneur de voir une main descendre du ciel pour repêcher leurs gants361. Les axiologies du trépas paradisiaque et de la sage survie pâlissent devant l’art de mourir de Roland, qui rayonne tel un nimbe personnalisé – avec ses flambées et ses étincelles, ses souvenirs de guerre et ses oublis d’amour, avec toutes les fougues d’un enfant terrible, parti trop tôt. D’amour et d’ire fraîche : la mort d’Aude Comme atout charismatique par rapport à ses héroïques compagnons, Roland a l’avantage d’être aimé par une gente femme, d’être aimé jusqu’au sacrifice, ce qui 358  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1731, p. 132, notre italique. 359  Il est vrai que, dans la Chanson de Roland, « les femmes sont rares, mais laissent une trace : Aude conjugue l’amour avec la mort. », J. Horrent, « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 48. 360  Entre dessein et destin, la vie de Roland acquiert cette dimension profondément humaine qui dépasse la netteté univoque du tragique. Voir R. Pensom, Literary Technique in the Chanson de Roland, op. cit., p. 141-143. 361  Cette communication gantée relève peut-être aussi de l’absolution, geste dont Roland seul jouit face au Dieu de l’épopée : « il s’agit d’un geste de droit féodal, par lequel le vassal qui a offensé son seigneur demande son pardon. Roland, par son péché d’orgueil, a offensé Dieu ; mais il a reconnu sa faute et l’a désavouée […]. Dieu a pardonné la faute si durement expiée et reçoit Roland au nombre de ses fidèles martyrs. », A. Burger, Turold, poète de la fidélité, op. cit., p. 147.

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lui donne, opportunément, un air d’homme fatal. Ce dernier ingrédient, s’il n’est pas nécessaire pour l’ascension de l’âme au paradis, se révèle utile pour susciter au sein du public des émotions plus telluriques, plus vives, plus élémentaires. Or, le narrateur n’omet rien de ce qui pourrait faire de sa Chanson un émotif efficace362. À la différence de son frère, Aude ne se dit jamais maleuree d’avoir rencontré Roland363. Elle désire tout bonnement être la « per » du héros. Paul Aebischer remarque cette double acception de la probité : Aude est l’égale de Roland. Fiancée absolue, elle meurt de sa fidélité de femme, comme Roland, preux absolu, meurt de sa fidélité de vassal364.

Belle et spontanée, Aude incarne les émotions de la jeunesse, de la candeur, de la transparence. Elle n’a même pas la pudeur de cacher son désir : où est le capitaine qui m’a promis sa main ? demande-t-elle à tout venant, comme si sa vie intérieure était d’un intérêt général. Or, quand une très jeune femme (fût-elle moderne ou médiévale) proclame son projet matrimonial devant des hommes inconnus, de formation militaire, cela l’expose à des railleries ou à de mauvaises nouvelles. Une feeling rule implicite se dégage : il vaut mieux garder pour soi le fond de son cœur, et douter des serments d’un « catanie »365. La fin du XIe siècle est une époque où la bonne réputation d’une femme dépend de valeurs comme « le sens de la mesure, de la discretio, de la droiture du cœur, de la pureté des intentions, qui deviennent alors plus importantes que les prouesses du jeûne et de la privation. »366. Mais Aude s’expose à la honte autant qu’au malheur ; elle dévoile sa vérité, pour que les témoins lui divulguent la vérité de Roland, ou, au moins, la vérité sur

362  Sur la « fonction émotive » et son fonctionnement dans d’autres poèmes épiques médiévaux, voir A. Aragon, « Statut et fonctions du narrateur dans la chanson de geste », art. cit., p. 216-217. 363 J.  Ribard voit Aude sous les auspices d’un pacifisme avant-la-lettre.  Sans adhérer complètement à sa thèse, nous sommes sensible à la beauté de cette vision (émotionnellement pertinente !) où la paix rime avec l’amour : « Quelle contestation silencieuse mais fondamentale, quelle condamnation absolue du système (comme nous dirions aujourd’hui) que cette mort choisie, voulue. Sorte de manifestation, aussi symbolique que réelle, d’un refus de la guerre dans son absurdité, manière de témoignage implicite pour la non-violence. Et, en même temps, quelle ironie suprême : Aude meurt pour quelqu’un dont elle désavoue en quelque sorte la raison d’être, ce Roland qui d’ailleurs, en mourant lui-même, n’aura pas eu un mot, une pensée, pour elle ! Étranges destins qui se croisent sans se rejoindre, épris l’un et l’autre d’une forme d’absolu, des absolus antithétiques, contradictoires  – celui de la guerre et celui de l’amour, qui n’est qu’un autre mot pour désigner la paix. », ID., « Y a-t-il du pacifisme dans la Chanson de Roland ? », art. cit., p. 537. 364  ID., Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 277. 365  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3709, p. 280. 366 Andrea Martignoni, « Claire Thiellet, Femmes, reines et saintes (Ve-XIe  siècles) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes (2004), consulté le 28 août 2017 sur le site http://crm.revues.org/.

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Roland. Elle a cette nudité éblouissante, indicible et injugeable d’une âme vierge qui court, elle aussi, au martyre. Quand Charlemagne annonce la mort de Roland à cette fiancée au cœur épanché, à la foi révélée, il est conscient de la force de l’émotif qu’il lui destine : « Soer, cher’ amie, d’hume mort me demandes. (Sœur, chère amie, de qui t’enquierstu ? D’un mort.) »367 et, implicitement, de l’effondrement à attendre d’une sœur comme elle368. Selon Alice Planche, Aude incarne la douceur d’un amour sororal : Jeune et vierge, elle s’évanouit, plus sœur qu’amante, sans avoir alourdi Roland d’une vie conjugale qui l’aurait assimilé à la condition courante des hommes. Reste que les sœurs assurent aux guerriers soit leur postérité d’élection, soit une fraternité d’armes réchauffée par le cœur. Plus que les épouses, elles donnent à la virilité un peu de douceur et de vulnérabilité369.

C’est sans doute pour atténuer l’impact de la funeste nouvelle – aussi bien que pour garder Aude « dans la famille » – que Charles propose le futur-roi à la place du neveu-de-roi. Politiquement, l’échange est avantageux, et le souverain est aussi un homme politique. Mais Aude ne connaît que la loi de la fidélité370 : « Cest mot mei est estrange. (Cette parole m’est étrange.) »371. Toutefois, distraite par ce jeu de mondes (im)possibles, elle ne succombe pas tout de suite à l’effet de la funeste nouvelle. Une partie de la charge émotionnelle du trauma passe dans l’effort d’exorciser, par une prière, la proposition du roi. Narrativement, Aude ne saurait mourir sans avoir accompli son destin de transparence, sans avoir dévoilé la dernière fibre de cette émotionologie à fleur de peau : offensée par l’idée de Charlemagne – car elle n’est pas femme à changer

367  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3713, p. 280. 368 Pour  B. Ribémont, l’évanouissement et la mort d’Aude relèvent d’une typologie de la faiblesse féminine, véritable baromètre émotionnel de la phénoménologie narrative : « Voici donc des femmes qui semblent répondre à ce que l’on attend d’elles dans un univers essentiellement viril, à savoir de montrer leur faiblesse lorsque la tension se fait trop forte. », ID., « La “Peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française. », art. cit., disponible en ligne sur le site 10.3917/ rma.143.0557, consulté le 28 août 2017. 369  EAD., « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 602 370 F. Goyet le rappelle à sa façon : « Aude est un anti-Ganelon : Ganelon est le traître, Aude la fidélité toute pure. Elle n’est que le lien qui la lie à Roland, une sorte d’hypostase de la notion même de lien, le serment incarné. Le lien ayant été rompu par la mort de Roland, Aude meurt, dans une im-médiateté absolue de leur fidélité. […] Aude est la négation de tout cet univers du compromis et de la discussion. Charles lui propose son propre fils comme échange de Roland. […] Ce passage montre comme étranger à Aude ce monde où l’on peut échanger, raisonner sur la valeur d’échange plus que sur l’essence des choses – vendre et acheter, en somme. Le Roland semble refuser en bloc l’idée d’une valeur d’échange, en condamnant Ganelon et en admirant Aude. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 328-329. 371  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3717, p. 280.

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de fiancé sur-le-champ – elle prône l’union avec son bien-aimé372, dans la mort comme dans la vie373. Si elle a pu accueillir Roland dans ses bras, voire gesir374 avec lui – comme le suggère Olivier dans les coulisses du drame – il n’est pas question de faire un accueil semblable à un autre homme, quel qu’il soit. Le public comprend aussitôt que Louis n’est ni laid, ni indésirable, mais qu’il est rejeté simplement parce qu’il n’est pas Roland. Son attractivité comme prétendant à la main d’Aude tend à zéro, et le conteur sait qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène une rencontre de ce genre. Soucieuse de se montrer digne de son fiancé375, l’élue préfère s’élever376 à la hauteur du martyr confirmé plutôt qu’à celle du roi non-confirmé. Son plus grand talent est de donner sa vie pour Roland – sans se tuer. Pour réussir cette performance psychosomatique, elle invoque le consentement de Dieu et des siens, se réclamant d’une triple nature – divine, humaine et angélique (dans cet ordre) – : « Ne place Deu ne ses seinz ne ses angles / Après Rollant que jo vive remaigne ! (A Dieu ne plaise, à ses saints, à ses anges, après Roland que je reste vivante !) »377. La forme négative de sa requête ne saurait tromper : Aude désire mourir, un peu comme Eulalie, et le plaisir de Dieu, qu’elle appelle, n’est qu’un reflet de son propre plaisir. L’émotion d’être la « per » de Roland, même si Roland ne se considère pas exactement son « per »378, mérite tous les sacrifices : elle voulait

372  Il est pertinent de mettre en lumière un parallélisme syntaxique et lexical que l’auteur utilise en abordant le double drame : « le poète réserve l’expression aller a sa fin à Roland et à Aude : 2392 Juntes ses mains est alet a sa fin. et 3723 Alde la bel est a sa fin alee. À ma connaissance, on n’a jamais signalé ce parallèle et on se demande si l’auteur a eu le dessein d’unir les deux fiancés dans la mort. », G. J. Brault, « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 224. 373  Ce modèle émotionnel n’est pas « inventé » par Aude : déjà, au Xe siècle irlandais, Grainne mourait, dans certaines versions du conte Diarmuid et Grainne, simplement sous le coup de la souffrance, quand elle apprenait la mort de son bien-aimé. 374  Le narrateur est silencieux sur ce point ; il convient de rappeler ici que le haut Moyen Âge avait une façon particulière d’encourager la virginité féminine pré-conjugale : « la Morgengabe, c’est-à-dire le Don du Matin, où le mari, pour la remercier de l’avoir trouvée vierge, lui fait un don extraordinaire composé de bijoux, de terres et de biens importants, parce qu’il est assuré, grâce à la virginité de son épouse, de la légitimité […] et de l’authenticité de la descendance. », M. Rouche, « Les Femmes de Charlemagne », loc. cit. 375  Pour une épouse, en revanche, il y a un modèle de conduite émotionnelle qui privilégie la mise en mémoire du mari et non la mort de la veuve. « L’un des devoirs de la veuve est d’assurer la Memoria de son mari, et également de la famille de celui-ci, par le biais de donations pro remedio animae en particulier. », Sylvie Joye, « Les Élites féminines au Haut Moyen Âge », article publié en ligne sur le site de l’Université Paris I, http://lamop.univ-paris1.fr/, consulté le 28 août 2017. L’auteure renvoie aux conclusions d’Emmanuelle Santinelli, Des Femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du haut Moyen Âge, Lille, Septentrion, 2003. 376 Aude se doit d’être à la hauteur de cet « idéal féminin assez vague, mais pur et élevé » de l’épopée ; voir G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, reproduction de l’édition de 1865 augmentée de notes nouvelles par l’auteur et par Paul Meyer, « Introduction », p. 18. 377  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3718-3719, p. 280, notre italique. 378  Il ne faut pas (trop) s’étonner que Roland ne songe guère à Aude avant sa mort ; pour P. Aebischer, cela aurait nui à la cohérence émotionnelle de son personnage : « En ce moment du grand départ, il n’était

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savoir où il était, elle l’a appris ; elle a cheminé vers lui, il lui reste un petit bout de chemin à faire. Et Aude tombe379. Elle vient de comprendre, en le disant à haute voix380, qu’elle est au seuil d’une époque invivable de sa vie – « après Rollant ». Or, par principe, par souci d’exemplarité, par souhait d’honorer le mort d’une mort sur mesure, elle rejette la possibilité d’une vie après Roland : « Sempres est morte. (Elle est morte aussitôt.) »381. Pâlir, s’écrouler, ne sont que les suites naturelles d’une émotion assumée par une femme, ratifiée par Dieu, ses saints et ses anges, légitimée par le roi. Le corps d’Aude est un fossile d’amour382 et de volonté. Confronté à cette mort subite, Charlemagne lui-même pose le diagnostic, verse les premières larmes, et confie la dépouille à quatre comtesses, qui la confient à leur tour à un moutier de nonnes. Ayant donné le ton au deuil, le roi a déjà satisfait aux exigences d’empathie qui conviennent à sa position : désormais, il est convenable – sans soupçon d’indifférence face à la nièce / bru perdue – qu’il cède Aude au monde des femmes, qui est un monde du rite, comme le rappelle Georges Duby. Seules quatre comtesses et quelques dizaines de nonnes ont la compétence émotionnelle de s’occuper d’Aude ; ainsi éloignée de la scène, aseptisée, récupérée par Dieu via la piété féminine, la fiancée de Roland cesse d’intéresser le vécu masculin383. Elle a tout dit, tout octroyé, et n’est plus un enjeu narratif. Une émotionologie gagnante : Bramidoine / Julienne Une seule autre femme s’impose, pour quelque temps, à l’intérêt des hommes : la Sarrasine Bramimonde, une reine avérée et vivante, appelée à renaître. nulle place pour un souvenir qui ne coïncidât pas avec l’idéal chevaleresque et chrétien qui était le sien, de sorte que la disparate eût consisté précisément en ceci, que Roland eût alors accordé la moindre pensée à Aude. », Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 278. 379 Pour J. Ribard, il y aurait un parallélisme subtil entre Roland et Aude, fondé sur le sacrifice de soi pour le salut d’autrui : « Roland […] est la figure christique par excellence : Roland meurt et la Chrétienté triomphe, comme, en mineur pourrait-on dire, Aude meurt pour que Bramidoine devienne chrétienne, dans une sorte d’échange mystérieux qui est l’expression même de la doctrine qu’on appellera plus tard le corps mystique. », Du Mythique au mystique…, op. cit., chap. « La Chanson de Roland : aspects symboliques », p. 35. 380  C’est le fonctionnement propre d’un émotif : il change d’abord l’état émotionnel de son émetteur, comme le montre, d’ailleurs, le dernier discours efficace d’Aude (qui est aussi sa première énonciation au sein de la Chanson). 381  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3721, p. 282. 382  Pour M.-D. Legge et pour G. J. Brault, « la mort d’Aude n’est pas motivée par l’amour », car ce sentiment ne saurait impulser l’action épique. Voir la discussion suivant à la communication « Le Thème de la Mort dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 237. 383 Selon J. Horrent, « la Chanson de Roland est une geste politique et religieuse ; le frémissement de l’amour n’y trouve point de place ; l’amour d’Aude est tellement absolu qu’il ne modifie pas le ton général : c’est un éclair fulgurant. », La Chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au Moyen Âge, op. cit., p. 136.

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Charlemagne n’aime pas les païennes plus qu’il n’aime les païens384 ; cependant, il daigne s’attacher, de par Dieu, à la veuve de son ennemi. Après avoir accompli son dessein de venger Roland en évinçant ses ennemis musulmans et chrétiens (d’un côté, Marsile et Baligant, de l’autre, Ganelon et les siens), le Magne s’accorde le plaisir de se pencher sur « une caitive franche (une noble prisonnière) »385 qui ne peut s’empêcher de l’admirer et de l’imaginer en vainqueur386. Malgré ce faible, Bramimonde est une femme plutôt forte et volontaire387, que le narrateur montre sous un jour nuancé388 : généreuse avec les alliés de son mari, cruelle envers ses dieux389, lorsque son mari est perdu par ceux-ci390, elle a pleuré 384 Ailleurs – dans la chanson de geste Mainet, du XIIe siècle, qui raconte l’adolescence de l’empereur – c’est une païenne qui interpelle Charlemagne : « Galienne, la fille du roi de Tolède, [est] séduite par le prestige et la prestance du jeune héros chrétien, Mainet. Cet amour devient un hommage ardent à la foi chrétienne, car Mainet se défend contre la passion qu’il a fait naître dans un cœur païen, et la brûlante Sarrasine finit par se convertir. », J. Horrent, « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 31. 385  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3978, p. 300. 386 Ainsi, « les lamentations de Bramimonde décèlent une fixation sur Charlemagne, qui fait son désespoir. Cependant l’empereur fera son salut et le fait que la reine sarrasine ne peut, malgré tout, s’empêcher d’être en admiration devant lui présage la fin édifiante du thème de la conversion dans la Chanson de Roland. », G. J. Brault, « Truvet li unt le num de Juliane : sur le rôle de Bramimonde dans la Chanson de Roland », Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Pierre Le Gentil, professeur à la Sorbonne, par ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur et Centre de documentation universitaire, 1973, p. 134-150, ici p. 140. 387 Pour  P. Aebischer, elle est « une femme de tête et de poigne », Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 270. 388  « Bramimonde a du savoir-vivre, du désespoir, de la sagacité. Son exemple », affirme J. Horrent, « prouve que les principaux Païens sont aussi l’objet d’une définition psychologique. », ID., « L’Histoire poétique de Charlemagne dans la littérature française du Moyen Âge », art. cit., p. 48-49. 389  Cette attitude iconoclaste ne saurait étonner : chez les Sarrasins épiques, « les discours religieux sont des doubles dégradés des prières ou des sermons des chrétiens permettant de ridiculiser les dieux attribués aux musulmans et de déconsidérer leur foi par la caricature. », Magali Janet, « À Cor et à cri : la voix des Sarrasins dans la Chanson d’Antioche, la Chanson de Jérusalem et les Chétifs », PRIS-MA, La Voix dans l’écrit, IX / X, 24 (2008), p. 83-109, ici p. 108. Bramimonde se prête à ce parallèle religieux d’autant plus qu’elle sera présentée comme une convertie exemplaire dans la suite du récit. 390  En effet, comme le remarque G. J. Brault, « Bramimonde soulage sa colère en brisant les idoles. Mais leur destruction signale aussi son reniement de la religion païenne, prélude nécessaire à sa conversion qui apparaît en filigrane ici. », ID., « Truvet li unt le num de Juliane… », art. cit., p. 139. Attentif aux possibles du texte, Paul E. Barrette soutient que ce n’est pas Bramimonde qui détruit les idoles : « le ms. O indique que les idoles sont détruites, mais n’indique pas de façon précise qui les détruit. On pourrait même penser que ce sont les hommes de Marsile et non pas Bramimonde qui les détruisent puisque tous les verbes sont au pluriel. », ID., « La Légende de sainte Julienne et ses rapports avec la Chanson de Roland », Charlemagne et l’épopée romane…, tome I, op. cit., p. 548-549. Pour H.-E. Keller, c’est bien la reine sarrasine qui est responsable de cette action publique, même si elle la perpètre par médiation – « n’oublions pas que Bramimonde n’est pas seule ; au contraire, elle accomplit ce sacrilège en présence et avec l’aide d’une foule de plus de trente mille Sarrasins. », Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, op. cit., p. 112 et 128. Le caractère violent de Bramimonde serait compatible, d’ailleurs, avec le profil émotif de sainte Julienne, notamment avec sa véhémence face au diable et aux dieux païens.

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toutes ses larmes de reine à la mort de son roi, sans pour autant souhaiter l’accompagner391. Comme son émotionologie est d’abord d’ordre mimétique – sa foi étant la foi de l’époux – le retour à la vie se fait suivant les lignes de force d’un nouveau modèle émotionnel, qu’elle trouve dans la personne de ce Dieu aussi inconnu que triomphal que lui propose / impose Charlemagne : « Creire voelt Deu, chrestientet demandet (elle veut croire en Dieu et demande à se faire chrétienne) »392. Cette flambée émotionnelle qu’est la conversion n’est pas forcément volontaire, comme le montrent les tueries masculines qui font la règle parmi les chrétiens missionnaires393. Mais pour vaincre394 la femme, ce dernier bastion de la résistance sarrasine395, les hommes du Christ choisissent des moyens autrement contraignants396 que les armes : ils l’exposent aux paroles et aux paraboles397 di391  Particulièrement loquace par rapport aux standards de son sexe, de sa classe et de sa culture (voir, par exemple, le reproche qu’elle encourt au v. 2724, p. 206), Bramimonde va jusqu’à dire, une fois – au vers 2723 – qu’elle voudrait trouver quelqu’un qui mette fin à ses jours ; mais la suite de l’histoire montre que c’était là une façon de parler, une fleur de rhétorique. 392  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3980, p. 300. 393  Pour expliquer cette forme inconcevable de « sagesse », R. L. Kindrick remonte aux sources romanes et à leur relecture chrétienne : « the savagery of Roland and, at times, Charlemagne, can be explained by a commitment to spreading the word of God and making conversions, even at the expense of their own lives or the enemies’. This strong Christian influence has long been recognized but has seldom been associated with Roman elements of wisdom. In the characterization of both Charlemagne and Baligant, wisdom through religion is seen to correspond to a notion of “general benevolence”. Despite the very different premises drawn by the Romans and the poet, this identification is one of the major methods of incorporating Eleventh Century Christianity into the Roman definition of wisdom. », ID., « The Definition of Wisdom in the Chanson de Roland : Roman and Non-Roman Elements », art. cit., p. 744. 394 Selon  G.  J. Brault, « la reddition de Saragosse par Bramimonde qui représente, sur le plan du récit, l’aboutissement de la campagne militaire de Charlemagne en Espagne, parvient en même temps, sur le plan métaphorique, à exprimer l’idée de la conquête spirituelle, simple variation du thème de la Conversion. », ID., « Truvet li unt le num de Juliane… », art. cit., p. 144. 395  L’héroïne du camp ennemi n’est pas dépourvue de féminité : « les premières paroles de Bramimonde sont hardies et quelque peu grivoises. On a l’impression que Turold va lui assigner le rôle sensuel de la belle Sarrasine, rôle qu’elle jouera d’ailleurs dans d’autres versions du poème. Mais l’érotisme n’est ici qu’une allusion furtive et l’auteur s’attache à souligner la cupidité de Ganelon. », ibid., p. 135. 396 Ces armes idéologiques pourraient participer, d’après H.-E.  Keller, de l’arsenal de Pierre le Vénérable, « qui était fermement convaincu que l’on devait aller à la rencontre des musulmans pour assurer leur salut ‘non ut nostri sepe faciunt armis sed verbis, non vi sed ratione, non odio sed amore’. […] Il est vrai que son Liber contra sectam sive haeresim Saracenorum (env. 1146) ne semble pas avoir joui d’une grande influence à son époque, qui était entièrement préoccupée par la Deuxième Croisade ; néanmoins, Pierre le Vénérable doit être considéré comme le précurseur d’une évolution qui allait s’accélérer. Pierre mourut à Noël 1156 ; […] en peu d’années [1156- c. 1170], l’attitude de la noblesse a donc dû changer tellement dans l’Angleterre de Henri II qu’elle pouvait accepter le fait que la version signée par Turold contenait, comme avant-dernier épisode, l’histoire de la conversion individuelle d’une dame noble. », ID., Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, op. cit., p. 30. Selon le même H.-E. Keller, c’est la tradition manuscrite alpha de la Chanson de Roland qui aurait introduit l’épisode de la conversion de Bramimonde ; sur ce narrème, ses avatars textuels et les polémiques qu’il a suscitées, voir ID., « The Song of Roland and its Audience », Olifant, 6 (1979), p. 259-274, ici p. 261 et 271-272, note 9. 397  Textuellement, il s’agit d’un appareil rhétorique formé de « sermuns e essamples », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3979, p. 300.

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vines. Charlemagne mène en personne la douce guerre398, en mettant sur pied un baptême, en convoquant des marraines-diaconesses399, et en infligeant, finalement, le christianisme à la reine d’Espagne, pour la remettre au Seigneur, en guise de trophée – « pur quei Deus en ait l’anme (pour que Dieu ait son âme) »400. Certes, le Dieu de Charlemagne, comme celui du narrateur, se révèle être un grand collectionneur d’âmes plutôt qu’un pourvoyeur de corps. Cependant, dans le cas de Bramimonde, « avoir l’âme » est une performance divine qui s’accommode du théâtre de la vie. Il ne manquerait plus qu’un mariage politiquement correct pour parfaire cette œuvre de salut. Le conteur se borne à l’acculturation par le baptême, qui assure à la nouvelle ouaille une forme de survie, autant que d’assujettissement. Par ailleurs, il n’est pas exclu que le trophée de Dieu soit capable de s’émouvoir avant de se rendre. La communauté des chrétiens convertisseurs n’ignore point qu’une âme (même païenne !) est capable de mouvements intenses, voire profonds. En général, les émotions négatives – notamment la peur – se voient attribuer aux hommes de l’armée ennemie, afin d’illustrer, par contraste, la contre-valeur du « furor épique »401. Le type d’attribution émotive diffère dans le cas des femmes, chez lesquelles le sens de la menace est anesthésié par des discours402. La reine n’a jamais peur, sur scène. Elle se montre digne de son Destinataire et entre aussitôt dans les rangs qu’on lui assigne. La transition d’un camp à l’autre, d’une culture à l’autre se fait selon une logique qui est celle des grandes passions. Comme Marsile, Bramimonde a déjà renié mainte fois ses dieux : une telle croyante ne doit pas s’opposer à la conversion. Que ce soit par prudence, par désir de parier sur une autre divinité, par goût ou émulation pour son vainqueur,

398  « Ce qui pousse Charlemagne à vouloir convertir Bramimonde par amur », nous assure G.  J. Brault, « est à la base un mouvement de générosité », voire un « ars vivendi » impulsé par l’Espoir ; voir ID., « Truvet li unt le num de Juliane… », art. cit., p. 145. 399  La présence de ces marraines serait un signe d’émancipation particulièrement éclairant pour la mentalité libératrice du XIIe siècle (date de la diffusion sinon de la rédaction de la Chanson), et si le statut d’une marraine se confond à l’époque avec celui d’une diaconesse, ce dernier participe officiellement du clergé depuis 431, date du concile de Chalcedon ; sur les implications culturelles du vers 3982, et sur les problèmes de traduction qu’il soulève, voir Joseph Lucien Roland Bélanger, « Women’s Equal Rights in Twelfth Century Church in France, as Seen in the Old French Epics, Especially La Chanson de Roland », L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome I, op. cit., p. 423-430, ici notamment p. 423-426. 400  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3981, p. 300. 401  Sur la fonction émotionnellement structurante de l’axe peur-fureur, voir B. Ribémont, « La “Peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française. », art. cit., passim. 402  Qui plus est, Bramimonde a le privilège de se voir déshabiller, signer et même baptiser par des femmes / diaconesses, dans la présence des évêques et sans l’excuse d’une urgence, par pure courtoisie royale ; voir J. L. R. Bélanger, « Women’s Equal Rights in Twelfth Century Church in France, as Seen in the Old French Epics… », art. cit., p. 427.

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elle cherche et trouve une nouvelle voie403. Soucieux de conformisme épique, le narrateur insiste sur l’émulation, qui est une forme (bien pragmatique) d’adaptation : « du côté sarrasin, les belles jeunes filles qui peuplent les chansons de geste […], on peut le dire, “n’ont pas froid aux yeux”. Nos belles Sarrasines, en effet, n’ont peur de rien pour arriver à leurs fins. »404. Surtout quand il s’agit, tout bonnement, de survivre… Dans une ambiance souverainement cordiale, l’histoire met en scène une métamorphose voulue, ou, au moins, assumée405 : la païenne Bramimonde devient la filleule Julienne406 aux bains d’Aix, avec la bénédiction de trois évêques, d’un roi et d’un nombre indicible de marraines407.

403 Elle trouverait aussi et surtout une nouvelle communauté d’appartenance, comme le soutient F. Goyet : Bramimonde « entre à la fois dans une vision du monde et dans une communauté : elle prend sa place dans la société de ses anciens ennemis. […] La conversion de cette reine qui représente les ennemis donne le dernier élément du tableau, tire le dernier enseignement du procès et de l’œuvre. Peu importe le passé, peu importe dans quel camp on a combattu. Il est toujours temps de se convertir, de se rallier à la raison et au droit. À l’évidence nous finissons là sur la Communauté toute pure, et il y a grand réconfort à penser que les ennemis d’hier puissent être inclus dans le nouveau monde. Le monde qui se crée ici est un monde pour tous. Il ne sera pas question de revanche et représailles sur l’ennemi d’hier : chacun est libre d’entrer dans la communauté nouvelle. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 345346. Nous pensons qu’il faudrait nuancer ces propos, et faire la part des circonstances : Bramimonde était uniquement libre de se convertir, pas de refuser, remercier et partir… C’est une liberté à sens unique, dont il n’est pas lieu de s’illusionner. 404  Voir B.  Ribémont, « La “Peur épique”. Le sentiment de peur en tant qu’objet littéraire dans la chanson de geste française. », art. cit. 405 Selon H. M. Adrien, « les énoncés de la fournaise, de Daniel, de Ninive sont des récits dont la sémantique est la conversion opérée par la foi que produisent les miracles de Dieu. Il faut également noter que ces récits sont des postulats de la conversion de Bramimonde. », ID., « La Chanson de Roland ou l’hymne de la fournaise », art. cit., p. 25. 406  Julienne est populaire pour plusieurs raisons : « Sans doute la grande vénération que l’on accordait à cette sainte [ Julienne] au moyen âge et le parallèle de leur conversion suffisent-ils à expliquer ce qui poussa Turold à choisir ce nom de baptême pour Bramimonde. Cependant, l’hypothèse la plus vraisemblable est que le poète a voulu ainsi évoquer la tradition rattachant le tombeau de la sainte au pays natal de la reine sarrasine. », G. J. Brault, « Truvet li unt le num de Juliane … », art. cit., p. 149. P. E. Barrette confirme cette motivation géo-culturelle : « il est clair que dans certains esprits sainte Julienne et l’Espagne étaient aussi étroitement liées que Roland et cette terre des Sarrasins. », ID., « La Légende de sainte Julienne et ses rapports avec la Chanson de Roland », art. cit., p. 563. En même temps, il avance judicieusement que « l’esprit de la Chanson de Roland s’accorde bien avec la protection de sainte Julienne qui aide les croyants à rester de bons chrétiens. », ibid., p. 556-557. Par ailleurs, sainte Juliane / Julienne est particulièrement « vénérée en Angleterre, patrie de la version d’Oxford », son culte étant « transféré de Naples à Cantorbéry dans la deuxième moitié du VIIe siècle » ; en outre, « Bède le Vénérable inclut la vie de sainte Julienne dans son martyrologe, et le plus ancien poème en langue vulgaire sur la sainte, celui de Cynewulf en anglo-saxon, du début du IXe siècle, repose sur un manuscrit latin de la légende écrit en Angleterre. » ; voir H.-E. Keller, Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, op. cit., p. 95-96, n. 3 et p. 126 (où l’auteur embrasse le point de vue de K.-E. Geith). 407 Selon H. M. Adrien, Bramimonde « a perdu sa propre ville ou sa propre nationalité pour s’incorporer ou se naturaliser dans un monde nouveau […]. En définitive, sur le plan de la hiérarchie sociale (le statut social) [elle] est une Rahab transfigurée. Car elles sont, au fond, une seule et même personne dans

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Lorsque la reine tourne son talent vers Dieu, volonté et affects se conjuguent sous le signe de la « veire conoisance »408, qui advient peut-être par la révolte d’une musulmane déçue plutôt que par la grâce d’un sacrement chrétien. En fin de compte, la vaincue est convaincue. Quelle que soit sa vérité intérieure, elle accepte la syntaxe de ces gestes étrangement rituels – le baptême n’existant pas dans la civilisation musulmane ! – et arrive à bâtir une sémiotique fiable à partir de tous ces discours prodigués en une langue autre, s’appuyant sur les chants ambiants et sur le clapotis de l’eau bénite. Au-delà des idiomes et coutumes, c’est la communication émotionnelle qui aboutit : Bramimonde saisit la coloration inoffensive, euphorique et conciliatrice d’une cérémonie qui l’aide à tourner le dos à un passé plein d’émotions négatives. La jeune femme se rend à l’évidence qu’il est plus sain de se réjouir d’une centralité bienveillante que de se désoler d’une marginalité menacée. Elle règle donc ses comptes avec l’Espagne et cueille les fruits d’une noblesse qui devient son nouveau certificat de légitimité, charisme et popularité – sinon de royauté. Il n’en est pas de même pour le roi païen, qui « s’obstine » jusqu’au bout à garder sa foi409, malgré l’imminence d’une damnation hybride et le gouffre d’un au-delà qui se veut simplement infernal. Païen jusqu’au bout : l’émotionologie (perdante ?) de Marsile Marsile a beau débuter comme iconoclaste musulman ; il n’a pas la force – physique et psychologique – de s’investir dans une conversion de circonstance, consolation et survivance. Païen, il fait semblant de vouloir devenir chrétien, ensuite fait valoir un désir (transitoire) de se prêter à la métamorphose, mais pas assez pour capituler, spirituellement, devant son vainqueur corporel… Un incident mérite d’être évoqué pour l’image fulgurante, mais inoubliable, qui éclaire le visage de vaincu de Marsile : lorsque Roland lui tranche le poing droit, il se prête à une fuite qui semble « sceller son caractère de

leur première religion païenne aussi bien que dans leur nouvelle foi  […] au sein d’Israël. », ID., « La Chanson de Roland ou l’hymne de la fournaise », art. cit., p. 28-29. 408  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3987, p. 302. 409  Pour répondre aux besoins de l’économie narrative, Marsile doit s’opposer à Charlemagne : ce sont « des forces irréductiblement adverses. ». La mouvance (en acception zumthorienne) met en valeur de façon pertinente les critères implicites de cette opposition : « alors que O [manuscrit d’Oxford, début du XIIe siècle] et V4 [Venise, fin XIIIe siècle] caractérisent ce roi païen par le fait qu’il « n’aime pas Dieu », la version C [Châteauroux, début XIVe siècle] substitue à la divinité la « loi Deo », c’est-à-dire la loi de Dieu, la religion, plaçant ainsi d’emblée à l’origine du conflit non plus la transcendance mais l’institution. », J.-M. Paquette, « Le Temps dans la mouvance du texte. Analyse différentielle de la première laisse de la Chanson de Roland d’après les diverses versions », in Le Nombre du temps, en hommage à Paul Zumthor, éd. Emmanuèle Baumgartner et al., Paris, Champion, 1988, p. 219-224, ici p. 222.

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felon » en illustrant « la portée symbolique de son amputation, l’opprobre pur », autant dire « son déshonneur et sa mort morale », comme le suggère Karin Ueltschi410. Le conteur n’insiste toutefois pas sur ce geste, qui semble révéler la valeur de Roland plutôt que la poltronnerie du roi sarrasin : « fuït est Marsilie. (Marsile s’est enfui.) »411. En effet, les fuyards effrayés par le héros sont cent mille, et ils sont tous « felon » sans retour ni excuse, mais ce n’est pas pour caractériser un vaincu particulier que la chanson peint un mouvement de masse. Il s’agit plutôt d’opposer un champion gagnant à une foule de perdants, en faisant de cette inégalité un éloge indirect, mais efficace, de la psychologie du vainqueur. Le poing de Marsile, par ailleurs, vaut la tête de Charlemagne : telle est, du moins, la vision de Baligant concernant le marché des valeurs royales. La loi du talion, tacitement agissante dans l’ensemble de la geste, est censée régner tout particulièrement chez les Sarrasins, qui en font leur boussole émotionnelle. Aussi voit-on la colère vengeresse naître tout naturellement de l’humiliation de la défaite, tandis que l’on fantasme une fuite honteuse de Charles, pour créer un contrepoids symbolique – certes, invraisemblable ! – à l’offense subie par les païens : « S’or ne s’en fuit Karlemagne li veilz, / Li reis Marsilie enquis erat venget : / Pur sun poign destre l’en livrerai le chef ! (S’il ne s’enfuit pas, le vieux Charlemagne, le roi Marsile sera tôt vengé : pour son poing droit perdu, je lui livrerai la tête de l’empereur !) »412. Au-delà des scénarios déshonorants à distance, ce qui prévaut est l’imaginaire du morcellement : faire d’une tête ou d’une main ennemie un trophée de guerre, c’est réduire la personne à une somme d’organes, et ce fétichisme est souvent entretenu dans l’épopée, où les cerveaux, jambes et autres métonymies somatiques413 virevoltent au gré de la bataille, dans un monde aussi stylisé que déshumanisé. Néanmoins, les éclairages subséquents projetés sur Marsile opèrent une réhabilitation humaine du « bers »414 barbare, dont la typologie reste efficace

410  EAD., La Main coupée. Métonymie et mémoire mythique, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 27-28. 411  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 1913, p. 146-147. 412  Ibid., v. 2807-2809, p. 212-213. 413 Pour K. Ueltschi, « le mécanisme métonymique rend en effet compte plus largement du fonctionnement de la mémoire mythique et de son évolution, qui passe par des fragmentations puis des fusions nouvelles, ce qui dote précisément les motifs mythiques de leur vitalité, tout en les rendant, à travers ces chaînes de dislocation et de recomposition, de plus en plus complexes à décrypter. », EAD., La Main coupée…, op. cit., « Introduction », p. 12. Quant à la synecdoque, il s’agit d’une figure péri-métonymique, se rapportant au même noyau dur de contiguïté qui sous-tend la pensée mythique (voir ibid., p. 14). 414  Un messager désigne « li reis Marsilie » par l’expression « li bers (le preux) », tout en admettant que c’est un preux qui a fui le camp de bataille après la mutilation : « Fuiant s’en vint, qu’il n’i pout mès ester. (Marsile s’en revint, fuyant, il ne pouvait tenir.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 2784, p. 210-211. Dans la version officielle, que Baligant entend défendre, le déshonneur du roi n’est qu’une condition contingente et provisoire, que la vaillance d’un vengeur peut efficacement effacer.

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émotionnellement, suscitant, de la part du public, un brin d’empathie sinon de sympathie… Malgré la défaite physique essuyée, qui reste irréparable et mortelle, l’humiliation n’est pas l’émotion favorite du roi sarrasin : blessé, mais digne, il se fait redresser sur son séant, soulève le gant de sa main gauche et appelle Baligant à la vengeance, tout en assumant la responsabilité pour sa défaite415. Il lui reste un bras416, et, même au seuil de la mort, il n’hésite pas à s’en servir – devant l’émir qui, lui non plus, n’hésite pas à recevoir le gant et la mission, en honorant le lien de vassalité. C’est alors seulement que le blessé tourne son visage vers la paroi, prêt à mourir dans une attitude qui a l’immobilité statuaire de Roland, et qui figure un même refus de la reddition, une même incrustation dans les contours de ses lois du sentiment417. Nonobstant, le narrateur invite, comme il se doit (!), à une lecture négative de cette mort418 : les vifs diables font noir accueil à l’âme de

415  « Al puign senestre ad pris un de ses guanz […]. Mei ai perdut e tute ma gent. (De son poing gauche il a pris un de ses gants […] Je me suis perdu et j’ai perdu tout mon peuple.) », ibid., v. 2830 et 2834, p. 214-215. 416 Selon K. Ueltschi, « le très riche réseau sémantique construit autour de la main s’explique d’abord par la grande importance que possède ce membre non seulement dans la définition de l’activité humaine, mais dans ce qui fait l’homme même dans ses principales sphères d’action : c’est un instrument de préhension mais aussi de force, de pouvoir et de justice ; la main marque en particulier un rapport de possession qui peut fonder l’autorité. », La Main coupée…, op. cit., « Introduction », p. 13. Il est clair que l’autre main de Marsile continue à signifier pleinement l’autorité royale, malgré l’offense subie par la personne même du roi. 417 Sur ce point, nous ne saurions suivre la lecture rigoureusement antinomique proposée par M. Cramer Vos : « Marsile incarne nombre de traits de ces figures des persecutores ecclesiae, étant l’antithèse exacte de son ennemi parfait : Roland. Il pleure et se désespère tandis que Roland reste toujours inébranlable, sûr de la promesse de l’Archevêque qui est basée sur les paroles du Seigneur : qui autem perseveraverit usque in finem, salvus erit. » (Mathieu 24 : 13). Marsile perd sa main droite tandis que Roland et son épée indestructible resteront intacts. Marsile perd la raison et l’esprit tandis que le Comte reste sain et courageux au milieu des ennemis. Les idoles du roi païen ne l’aident point et il est entraîné en Enfer par les démons tandis que Roland est porté aux bras de son Veire Paterne. », EAD., « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », art. cit., p. 582. Il nous semble que le style émotionnel de Roland est par moments aussi craintif et incertain que celui de Marsile (voir les échanges du héros avec Olivier), et que ces oppositions, qui appuient en effet la logique narrative, opèrent surtout au niveau littéral, se voyant sourdement subminer par un doute plus profond et inavouable, qui sous-tend le poème dans son ensemble. 418 Selon F. Goyet, Charlemagne aurait fait meilleur accueil à cette âme dont il se croirait responsable aussi : « Charles n’est pas seulement un conquérant. Il est toujours celui qui se réjouissait avant tout à l’idée que Marsile puisse encore être sauvé. Il est le champion de la Chrétienté en un sens très profond, non seulement parce qu’il est capable d’amener à elle des peuples entiers, mais parce qu’il a pour souci le salut de chacun. », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 324. Le texte ne soutient pas cet idéalisme ; Charlemagne ne se soucie guère du salut de ses ennemis, fussent-ils païens ou chrétiens (voir le cas de Ganelon et des siens).

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Marsile419, diabolisée au point d’évoquer un sanglier, un incroyant irrécupérable, voire l’Antéchrist420. Au cœur de l’anti-émotionologie païenne : Baligant et compagnie L’émir Baligant a, lui aussi, le profil d’un païen aliénant. Charlemagne lui dit bien, lors du combat final, qu’il ne saurait l’aimer aussi longtemps qu’il se refuse à la conversion, car un chrétien ne doit pas aimer un païen ; l’émir résiste à cet émotif qui ne l’affecte qu’en renforçant sa détermination et son attachement à la culture musulmane. Or, la constance, la loyauté ne sont pas reconnues comme telles dans l’épopée : toute paienie421 vaut une anti-émotionologie422, comme si l’altérité cultuelle était – et devait rester – irréductible. Autrement dit, « le guerrier sarrasin, ennemi de Dieu, doit […] être haï. »423.

419  « Morz est de doel, si cum pecchet l’encumbret. / L’anme de lui as vifs diables dunet. (Il est mort de douleur, sous le fléau [/ péché] qui l’accable. Il donne son âme aux démons.) », La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3646-3647, p. 276. 420  Sur le roi sarrasin diabolisé, voir M. Cramer Vos, « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », art. cit., p. 579 : « Comme Roland et, plus tard, le comte Thierri sont identifiés par le svelte et rapide veltres évoquant le miles Dei et même les types du Christ sur terre, ainsi Marsile, à travers un symbolisme préparatoire inhérent à l’allégorisme du sanglier, nous indique un type de l’Antéchrist. ». C’est peut-être trahir la lettre du texte, dans la mesure où Marsile reste un type humain (le perdant obstiné) suscitant la pitié plutôt que la terreur. 421 Sur le merveilleux païen et la fascination trouble qu’il exerce, en dépit des codes, voir aussi J. Maurice, La Chanson de Roland, op. cit., notamment p. 98-101. 422  Le topos de la fuite est réservé exclusivement aux païens : ni Ganelon, ni « les chefs de l’armée franque, que ce soit Roland, à l’arrière-garde, ou Charlemagne commandant à toute l’armée, ne songent pas un seul instant à la fuite, quelque périlleuse que soit la situation. » ; de ce point de vue, la Chanson se révèle un monde « manichéen et intransigeant », comme le montre Catherine Blons-Pierre, « L’Expression de la rapidité dans la Chanson de Roland et dans la Chanson de Guillaume : une manière d’établir une distinction entre Francs et Sarrasins », Aspects de l’épopée …, op. cit., p. 111-120, ici p. 116 et 120. On peut remarquer aussi, avec Marie-Louise Ollier, que le texte, lorsqu’il attribue un « discours collectif » au groupe des chrétiens, respectivement à celui des païens, pratique une discrimination tout aussi tranchante, en assignant au pôle marqué par l’altérité des traits négatifs comme, par exemple, la « menace de fissure dans le groupe. En lieu et place de l’unisson assuré des Francs en toutes circonstances, les Païens disent ainsi l’inquiétude sur leur sort (2698), la justification de leur fuite (1910), l’effort pour se rassurer (1942), ou au contraire la certitude effrayée de l’affrontement proche (2114). [En conclusion,] le DC [discours collectif ], dans la chanson de geste telle que l’illustre le Roland, confirme son historicité propre. Il est lié à une certaine vision politique de la société, supposant l’adhésion commune aux mêmes valeurs ; cette adhésion est cimentée par l’opposition axiologique du Bien et du Mal, des Chrétiens et des Païens. », EAD., « Le Discours collectif dans le Roland », Aspects de l’épopée romane…, op. cit., tome I, p. 491-499, ici p. 495-496 et 499. En effet, sur le champ de bataille, l’opposition se révèle systématique, au niveau collectif. 423 François Suard, « Les Héros chrétiens face au monde sarrasin », Aspects de l’épopée romane…, tome I, op.  cit., p.  187-208, ici p.  203. L’auteur évoque aussi le caractère énigmatique de cette altérité : « Réservoir inépuisable de masses hostiles à la foi chrétienne, l’univers sarrasin, en liaison avec la cosmographie mythique, est proche de la merveille, qui tour à tour terrifie et séduit » par la noirceur des terres,

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Il est, pourtant, impossible au narrateur d’ignorer le dénominateur commun des émotions guerrières, qui fournit du support (fort pertinent) à une certaine empathie masculine. Or, Baligant est approuvable et même admirable selon tous les critères de l’excellence virile et chevaleresque. Le racisme omniprésent dans l’épopée424 n’obscurcit pas la vue du conteur – et de ses témoins – sur ce point. En effet, « est sensible une certaine admiration pour la valeur de certains Païens » : l’amurafle de Balaguer (899-900), Margariz de Sibilie (960), en plus de Baligant (3164)425. Si l’émir est « modelé sur l’Antéchrist de la littérature eschatologique », son portrait, comme le remarque pertinemment Marianne Cramer Vos, atteint au « sommet de la beauté orientale », et « le poète nous peint ce chevalier dans des couleurs brillantes et métalliques en s’écriant quel baron ! »426. Pour que Charlemagne triomphe de ce baron-démon, il faut que saint Gabriel lui-même intervienne, comme pour un exorcisme outre-monde427. C’est alors que, sur terre, « l’espee de France »428 inflige enfin la défaite à l’Espagne païenne. Le dénouement vient éclairer l’investissement émotionnel de la juste Providence, assez close dans son orthodoxie pour rejeter définitivement les valeurs païennes du côté de l’anti-émotionologie féroce, froide et fourbe des ennemis, enrôlés, sans droit de veto, dans l’armée de l’Ennemi. Une fois de plus, Jean-Charles Payen avertit le public friand d’identification, de transports et d’application : La chanson de geste fomente intentionnellement le plus sournois des racismes : le racisme religieux, celui qui excuse la honte du génocide au nom d’une foi confortablement impérialiste429.

Dans la Chanson de Roland, le christianisme ne peut que triompher, impérialiste à souhait : sous un jour déjà patriotique, l’empereur Charlemagne, vengé par

l’absence du soleil, de la pluie et de la rosée, ainsi que par la présence probable des démons (v. 980-983) ; voir ibid., p. 194. 424  Nous embrassons ici le point de vue de J.-C. Payen : « Le poème dit la joie de tuer par un énoncé frémissant qui unit dans une liturgie du génocide les actants de la chanson, le poète qui décrit leurs massacres et l’auditoire qui se réjouit d’écouter le jongleur faire l’apologie de la brutalité mortelle […]. La beauté du Roland est celle du sang et du carnage. », ID., « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 226 et ss. Certes, la corde sensible de cette esthétique de l’atroce est moins susceptible de vibrer de nos jours, lorsque la violence est exhibée, en principe, uniquement pour être dénoncée. 425 F. Suard, « Les Héros chrétiens face au monde sarrasin », art. cit., p. 203. 426  EAD., « Aspects démoniaques de quelques protagonistes rolandiens », art. cit., p. 591. 427  « Avec ou sans Roland, Charles est toujours le représentant de Dieu, l’assisté de Dieu, celui qui, malgré ses dous cenz ans passet, ne craint pas d’affronter Baligant. », P. Aebischer, Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 208. 428  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3615, p. 274. 429 J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux… », art. cit., p. 233.

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l’ost de Dieu430, peut mettre fin à sa colère, Turoldus431 à sa matiere432. La patrie est magnifiée par ses pères. Il n’est pas déplacé de parler de « patriotisme français », dans le Roland, que ce soit à l’égard des héros ou du personnage collectif. Selon André de Mandach, dans la Chanson de Roland, la France a complètement remplacé la Gaule, nom qui a disparu, et les Français ont adopté saint Denis comme leur saint patron dont le nom figure même dans leur cri de guerre Munjoie St. Denis. Le terme de France est même amplifié, il devient la dulce France […]. En outre, ce nationalisme français se double d’un patriotisme provincial, celui des Normands. Turoldus porte un nom normand, le Thor-váldr viking sous forme francisée et latinisée. Normand, il « normannise » la langue de sa chanson, et aussi son contenu433.

430 Relevant à la fois de l’ordre des oratores et de celui des bellatores, Charlemagne est « prophète autant et plus que roi ; l’image biblique en filigrane fait de lui un vrai lien entre Dieu et son peuple – sans avoir besoin pour cela de l’entremise des évêques ou des moines qui ne font que l’accompagner, que servir Dieu autour de lui. Dans ce contexte, il est tout à fait logique que l’on voie Dieu répéter pour lui le miracle de Josué en arrêtant le soleil. Charles est le Roi des temps primordiaux, représentant direct de Dieu sur la terre. », F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 319. 431 Selon A. Burger, Turold est un clerc, autant dire un lettré, capable d’assumer une riche intertextualité livresque et désireux de promouvoir les valeurs émotionnelles reconnues sur les plans politique, théologique, social de son époque. Voir ID., le chapitre VII, « La Culture du poète », dans Turold, poète de la fidélité…, op. cit., p. 70-83. Pour Dorothea Kullmann, l’hypothèse que le Roland d’Oxford puisse avoir deux auteurs reste défendable ; il s’agirait alors de poètes instruits, prêts à adapter les procédés épiques au style écrit, en renforçant la cohésion des épisodes : « Apparemment, aussi bien l’auteur principal de la Chanson de Roland que l’auteur de l’épisode Baligant imitent la technique de la poésie épique des improvisateurs mais se heurtent à quelques phénomènes qui ne correspondent pas à leur notion d’un texte écrit, aux exigences fondamentales auxquelles un tel texte doit normalement se conformer. […] Tandis que le poète de la Chanson de Roland sans Baligant semble s’efforcer d’estomper ce que la technique épique a de brusque, d’abrupt, celui de l’épisode de Baligant reprend plus facilement les procédés épiques tels quels […,] mais essaie d’établir des rapports temporels clairs et non équivoques. […] Les deux parties de la Chanson de Roland témoigneraient […] des difficultés auxquelles se trouvaient confrontés des hommes érudits qui tentèrent pour la première ou la seconde fois d’écrire des chansons de geste. », EAD., « Le Début de l’épisode de Baligant », L’Épopée romane, Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome I, op. cit., p. 577-587, ici p. 587. Pour D. D. R. Owen, l’auteur de l’épisode de Baligant semble manquer de subtilité et de cohésion : « it was his own idea to exalt Christianity and its warrior-soldiers by showing the mighty emperor achieving, with divine aid, the total annihilation of infidel power (though the final cryptic lines might seem to suggest second thoughts). », ID., « Charlemagne’s Dreams, Baligant and Turoldus. », art. cit., p. 207. 432 Au fond, nous fait remarquer D. Boutet, si le roi réussit à « écraser immédiatement les Sarrasins d’Espagne, ce à quoi sept années de guerre n’avaient pu aboutir », c’est que la Chanson est perméable à la logique de la nécessité ; après tout, la trahison même de Ganelon a sa raison d’être… un peu comme le baiser de Judas. Voir Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, op. cit., p. 133. 433 André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : La Geste de Charlemagne et de Roland, op. cit., p. 157. Pour H.-E. Keller, « la version d’Oxford de la Chanson de Roland reflète la quintessence de l’esprit national du royaume capétien vers le milieu du XIIe siècle, dont le Saint-Denis de Suger était l’âme. », Autour de Roland. Recherches sur la chanson de geste, op. cit., p. 107. Turoldus aurait appliqué une touche normande à l’image de saint Michel du Péril : « ayant du rôle du saint une conception analogue à celle des monastères bénédictins de Normandie, l’auteur de la Chanson

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Charlemagne réussit, au nom de cette France au cœur normand, surprise en pleine « territorialisation »434, ce que Roland avait souhaité accomplir à travers son sacrifice recherché, imposé. Une logique narrative gouvernée par le principe de la substitution se met en place : il y a une transformation de regard [qui] repose […] sur la prise en charge directe et personnelle par Charles lui-même, qui cesse d’être le roi grand mais passif de la première partie, pour devenir à la fois Charles et Roland, à la fois le roi au-dessus des seigneurs – dans ce no man’s land que les théories politiques de l’époque lui assignent comme place – et le chef direct de ces troupes. […] De même que Roland était justifié autant par sa mort en vainqueur que par la caution de Turpin, de même Charlemagne dans son nouveau rôle est-il justifié par l’anéantissement de la païennerie tout entière435.

Privée de ses pairs, affranchie de ses ennemis, la douce France continue son « épopée […] chrétienne, nationale et monarchiste »436 ; il y a toujours un ange pour donner au public la nouvelle de l’avenir à faire advenir. Le bilan affectif de la geste : un gagnant, un héros, un retour à zéro Et l’histoire rebondit, comme pour ébranler le régime émotionnel de la conquête  et de la conversion437 ; elle montre que le vainqueur, au fond de sa chambre voûtée, est en proie au malheur sinon à la grandeur tragique. Charles a beau être le favori de Dieu ; le compagnon des anges ; le Magne des chrétiens ; l’exterminateur / convertisseur des païens : malgré toutes ces grâces, Charlemagne n’est pas heureux avec Dieu. Ainsi, le narrateur se permet, dans la dernière laisse de la Chanson (CCXCI), un écart par rapport à la doxa chrétienne : rappelé à la sainte guerre, le roi des de Roland a montré une vénération particulière pour l’Archange, mais aussi pour le monastère. Celuici, placé sur la route qui conduisait de Grande-Bretagne en Espagne, point de départ de l’une des voies de pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, a vu grandir son importance comme étape et comme sanctuaire, grâce à la place que lui donne un texte épique, à la fois chrétien et féodal, synthèse du loyalisme envers la royauté capétienne et d’un esprit d’indépendance qui veut conserver la franchise à la Normandie. », C. Foulon, « Saint Michel du Péril dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 497. 434  Pour J.-M. Paquette, la notion désigne « le long processus qui consiste, pour une communauté (tribu, ethnie, peuple, etc.) à occuper d’abord, puis à délimiter et à défendre un territoire donné. L’épopée aurait alors pour fonction de parachever sur le mode de l’imaginaire ce processus de territorialisation », La Chanson de Roland : Métamorphoses du texte..., op. cit., p. 16. 435  Voir F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 301 et 304. 436  Voir A. Gérard, « L’Axe Roland-Ganelon : valeurs en conflit dans la Chanson de Roland », art. cit., p. 462. Pour le chercheur de Liège, la Chanson de Roland marquerait le passage d’une « société clanique » à une « société nationale », sans pour autant s’émanciper de la tutelle de l’Église ou du Roi (ibid., p. 464). 437 A. Moisan, « Dieu qui maint en trinité. Présence du divin dans l’action épique », L’épopée romane. Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome II, op. cit., p. 959-967, ici p. 966.

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II. L’homme devant Dieu

Francs est surpris en train de résister à l’émotif d’un ange. Au lieu de s’apitoyer sur le sort de Vivien, assailli par les païens, et de s’enthousiasmer pour la cause de la chrétienté en s’acharnant, comme d’habitude, contre les ennemis de la foi, Charlemagne réagit comme si les enjeux religieux ne comptaient plus. Son talent est changé, ramolli438. Aucun désir, aucune ire ne l’animent désormais : « Li emperere n’i volsist aller mie : / “Deus”, dist li reis, “si penuse est ma vie !” / Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret. (L’empereur voudrait ne pas y aller : “Dieu”, dit-il, “que de peines en ma vie !”. Ses yeux versent des larmes, il tire sa barbe blanche.) »439. Épuisé440 sinon pacifié, le Magne retourne à cette indistinction primordiale du bien et du mal, du chrétien et du païen, et confond tout dans une lassitude sans fin, engouffrant les bilans inutilement positifs de sa politique théocentrique441. Et « la royauté devient comme un symbole de la finitude de l’humanité […] à la faveur de l’idée d’accomplissement des temps »442. Sous ce jour eschatologique, une synthèse des données s’amorce, comme pour esquisser le bilan affectif de la geste, dressé à la Charlemagne. Tout compte fait, de maltalent en maltalent, l’esprit belliqueux de la chevalerie chrétienne est en déclin443 : Ganelon meurt en traître, après avoir accompli et expié sa vengeance ;

438  Explorant la filiation de cette émotion,  J.-Y.  Tilliette attribue l’accablement de l’empereur au génie du Pœta Saxo : « on portera au crédit du Saxon l’évocation fugace, mais qui est le seul moment d’émotion du texte, de la tristesse de Charlemagne (v. 399), appelée à connaître une telle fortune dans la littérature rolandienne postérieure (voir les laisses 184-185 et 205-211 de la Chanson de Roland. », ID., « La Triple mort de Roland… », art. cit., p. 277. 439  La Chanson de Roland, éd. et trad. J. Bédier, éd. cit., v. 3999-4001, p. 302. 440 Dans l’approche d’une émotion, l’état corporel a sa pertinence : « On pourrait s’attarder sur Charlemagne, qui est las de toujours guerroyer ; mais il faut faire ici la part de la fatigue humaine : être le champion de la guerre sainte est une charge pesante, qui ne comporte pas de répit. », J.-C. Payen, « Une Poétique du génocide joyeux … », art. cit., p. 232. 441 Pour P. Aebischer, « Charlemagne conseillé par l’ange Gabriel [retrouve] son rôle sublime de vengeur de la foi » et la Chanson continue, malgré la lacune de la source du manuscrit d’Oxford, qui reste inachevé, à son tour ; voir Préhistoire et protohistoire du Roland d’Oxford, op. cit., p. 221. 442 D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, op. cit., p. 609. 443  Il nous semble judicieux de relever, avec J. Ribard, l’« aspiration profonde à la paix », le « pacifisme diffus » qui colorent le climat émotionnel des deux camps sous la forme d’une même lassitude. « Encore faut-il noter que dans un poème dont tout laisse à penser qu’il se voulait une exhortation à la guerre sainte, l’insistance sur cette fatigue qui affecte de façon si générale les combattants a quelque chose de troublant et pose problème. Nous sommes vraiment loin d’une vision simpliste, d’un enthousiasme conquérant qui s’exprimerait dans la joie sans mélange d’en découdre avec un ennemi abhorré. », ID., « Y a-t-il du pacifisme dans la Chanson de Roland ? », Charlemagne et l’épopée romane…, tome II, op. cit., p. 531. Sans aller jusqu’à imaginer « un véritable projet politique » (loc. cit.) derrière « l’aspiration » générale au « repos », nous pensons également qu’il y a des raisons de nuancer le paysage belliqueux de la Chanson à la faveur de cette fatigue des héros… Sur « le péché originel d’un genre qui sanctifie la guerre », et sur le pacifisme évangélique inhérent à la Chanson, voir aussi A. Planche, « Roland fils de personne. Les structures de la parenté du héros dans le manuscrit d’Oxford », art. cit., p. 604 : « Le clerc qui composa Roland connaissait l’Évangile. Consciemment ou non, il savait que la Bonne Parole, si largement qu’on l’interprète, n’a jamais promis un paradis à l’ombre des épées. ».

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Roland meurt en héros, après avoir surmonté la traîtrise de son parâtre444 ; Olivier expire en beauté, après avoir subi un aveuglement colérique contre Roland ; enfin, Charles, purgé de ses colères, est vidé de cette substance qui le rendait Magne : la communion affective qu’il connaissait, comme grand vassal chrétien, avec son Seigneur. Tout se passe comme s’il ne restait plus qu’une issue – l’abandon à la détresse – pour le moi bridé d’un gagnant perdant. Après Roland, le déluge. Aucune force motivationnelle n’a cours aux yeux de celui qui pleure et ne veut guère se consoler. Le narrateur ne le dit pas, mais Charlemagne a probablement les moyens de savoir – comme nous autres lecteurs – que l’âme du grand absent est retournée auprès de Dieu, dans la gloire et l’amour ; s’il persiste à investir sa frustration humaine, c’est qu’il jalouse peut-être, indiciblement, ce Dieu qui ordonne, qui possède, qui dépossède. Seule est pertinente, pour la réalité émotionnelle du sevré d’amour, la perte – même lorsqu’elle se traduit par un gain inestimable, paradisiaque, divin. De son côté, l’Histoire viendra accréditer ce sens de la perte, en désamorçant le mythe de l’éternelle victoire des chrétiens sur les païens : D’Espagne [Charlemagne] ne rapportait rien, ni conquêtes dans l’Hispania musulmane d’Abd al-Rahman, ni établissement d’une Marca hispanica protectrice, ni soumission de terres chrétiennes, ni butin. De son accidentelle équipée espagnole, […] il ne lui restait que le souvenir cuisant d’un échec personnel et l’affliction d’avoir perdu, sans pouvoir les venger, plusieurs de ses capitaines. On comprend dès lors que l’expédition d’Espagne soit demeurée isolée dans l’histoire militaire et politique carolingienne, et que Charlemagne ait attendu la fin du siècle avant de reprendre, par personnes interposées, des efforts continus de pénétration et d’implantation du côté de la Catalogne445.

Sous la force du référent historique voilé, mais liminairement présent, la notion de victoire elle-même est ouverte à plusieurs interprétations. Pour Florence 444  Si Roland jouit d’un traitement sanctifiant, Ganelon devient, par antithèse, le modèle de l’anti-saint, du renégat corruptible et corrompu, qui essaie d’éviter le martyre, et ne réussit qu’à déboucher sur la plus honteuse des morts possibles ; ce serait là le rôle du traître dans le poème : « si un exemple peut enseigner, pourquoi pas un contre-exemple ? […] Le personnage de Ganelon du manuscrit d’Oxford montre comment un clerc pouvait exhorter son auditoire à rester dans le droit chemin. Ganelon n’échappe pas à la mort, pas plus que le saint ; mais le saint reçoit une récompense explicite et éternelle et il sait qu’on va chanter une bone chançun sur sa vie. Quant à Ganelon, personnage anti-saint, il ne fera l’objet que de chansons de plus en plus critiques. Avec la Chanson de Roland […], le clerc réussit à rappeler et à élargir les leçons de la vie de saint dans le contexte des divertissements aristocratiques. », Hillary Doerr Engelhart, « Motivations religieuses dans la Chanson de Roland :  Ganelon comme anti-saint »,  L’Épopée romane, Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome I, op. cit., p. 493-497, ici p. 497. 445 J.  Horrent, « L’Équipée espagnole de Charlemagne en 778 avant et après la bataille des Pyrénées », dans Mélanges de langues et de littératures médiévales offerts à Pierre Le Gentil, Paris, 1973, p. 380-393, ici p. 397.

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II. L’homme devant Dieu

Goyet, le dénouement du Roland – placé sous le signe de l’abattement de l’imbattable Charlemagne – reviendrait à insister soudain sur la ressemblance fondamentale de Charles avec ses vassaux. Lui aussi, comme eux, renâcle au service auquel on l’appelle. Pour la première fois, il emploie un vocabulaire individuel, pour dire des émotions individuelles. Si peineuse est ma vie, si pénible, si chargée de peines : je souffre et je voudrais ne pas agir comme on me le demande, je suis appelé et voudrais ne pas venir. Comme eux pourtant, il ira. La figure légendaire, une fois de plus, garantit le propos précis du texte : il n’est pas imaginable que Charlemagne se dérobe à l’appel de l’archange. Sa définition dans la tradition est justement qu’il est le roi au service de Dieu. Ses pleurs ne font que mettre en scène la difficulté de l’obéissance. Et du coup, la pyramide prend soudain consistance et force rhétorique. Cette pyramide des services, qui n’existe pas au moment où le texte commence à se raconter, devient une entité puissante. Charles pleurant à la demande de Dieu, mais s’y soumettant bien sûr, c’est l’idée d’un royaume fort dans lequel chacun est prêt à se sacrifier, à rendre peineuse sa vie pour servir un Bien supérieur446.

Il est permis au lecteur de remarquer, malgré cette insistance sur la nécessité du sacrifice individuel, que rien n’est plus fragile que cette pyramide, dont les fondements mêmes sont sapés, émotionnellement, par l’induction d’une empathie du lecteur avec ce Charlemagne diminué, ou plutôt humanisé. Ambigu, le texte n’illustre pas le dépassement de l’abattement royal par un nouveau sacrifice ; il se laisse envahir par une émotion négative sans issue, que nul ange ne saurait aider à surmonter. Et si l’empereur même finit par s’abandonner à ce néant volitif et affectif, il s’ensuit, naturellement (et implicitement), que chaque sujet se trouve légitimé à embrasser, à son tour, un état d’échec sentimental, de révolte sournoise, de dénonciation d’une promesse divine mal tenue. On peut songer ici au Psaume 119.165 : « Il y a beaucoup de paix pour ceux qui aiment Ta loi, et il ne leur arrive aucun malheur. » ou à Jean 14.27 : « C’est ma paix que je vous donne ». Or, face à l’annonce d’une nouvelle guerre, un scepticisme généralisé noue le dénouement dans un nexus amer, abyssal, indicible comme le désenchantement d’un croyant qui a vu, qui sait, et qui néanmoins est déçu. Tout se passe comme si447 le poème aspirait à démentir la légende, à suggérer qu’un Magne est un homme, et que toute émotion humaine, fût-elle inspirée par Dieu ou le diable, finit par s’épuiser, en épuisant l’humain qu’elle a mû.

446  EAD., Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, op. cit., p. 346-347. 447  D’autre part, un chef-d’œuvre autorise toujours plusieurs interprétations, censées orchestrer son inévitable « polyphonie » – pour le dire avec Mikhaïl Bakhtine et Florence Goyet.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Aussi le public est-il appelé à contempler Charles dans son dénuement final, et à compatir avec le plus sacrifié des rois, le plus perdant des gagnants, le plus navré des miraculés. Essai de translatio studii Lors de notre transfert de savoir et d’émotivité (translatio studii), il est préférable de ne pas visionner la Chanson comme un champ pour la culture d’un terrorisme à la médiévale. La translation doit tenir compte, avant tout, des impératifs moraux et théologiques de l’époque. Sans s’oublier complètement dans le processus, le lecteur / translateur est invité à essayer de devenir l’autre : The meeting of identification is a species of empathy, in which we do not merely sympathize with a person, we become that person448.

Cette métamorphose peut aller jusqu’à l’expérience de l’état phénoménologique impliqué par le maltalent de Roland. Sur ce point, nous suivons la proposition méthodologique de Susan L. Feagin : One empathizes with a fictional character, whom I shall call the protagonist, when one “shares” an emotion, feeling, desire, or mood of that character. The “sharing” […] is done through a simulation, which explains not only what emotion or affect one has but also how one can come to be in the phenomenological state identified with that affect… [T]his similarity of experience [between the empathizer and protagonist] can be defended as knowledge of what it’s like to be a certain sort of person or in a certain sort of situation449.

La tâche est plus soutenable pour la simulation de l’être-au-monde de Charlemagne et d’Aude ; quant à Bramidoine, comme la Chanson lui donne rarement la parole – son ethos étant filtré à travers le monde du narrateur – elle reste une énigme à s’approprier intuitivement, à partir des disjonctions de probabilité du texte450. 448 Keith Oatley, « Meetings of Minds : Dialogue, Sympathy, and Identification, in Reading Fiction », Poetics, 26 (1999), p. 439-454, ici p. 446. 449 Susan L. Feagin, Reading with Feeling : The Aesthetics of Appreciation, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1996, p.  83. Voir aussi, pour un développement de cette thèse, Howard Sklar, « Believable Fictions : On the Nature of Emotional Responses to Fictional Characters », The Electronic Journal of the Department of English at the University of Helsinki, 5 (2009), disponible en ligne sur le site http://blogs. helsinki.fi, consulté le 30 août 2017. 450  Voir U. Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 198 : « Dans une fabula, le monde possible WN est celui qui est affirmé par l’auteur. Il ne représente pas un état de choses, mais une succession d’états de choses s1… sn ordonnée par intervalles temporels t1…tn. ». Voir aussi p. 199 : « Au cours de la lecture du texte […]

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II. L’homme devant Dieu

Compte tenu de ces divers écueils, notre travail d’appropriation risque de connaître des degrés différents dans ce que Paul Ricœur appelait « compréhension par la distance, compréhension à distance »451. Studium Caroli Émotions de base : le plaisir de réfléchir, de peser le pour et le contre, l’ennui de se voir pousser à l’acte ; le sens du malheur qui guette derrière la grandeur. Règles émotionnelles : il faudrait dire non à Dieu, de temps en temps. Style émotionnel : passionnément réservé ; tout aussi passionnément vengeur. Hostile aux intrusions masculines. Courtois et intrusif avec les femmes, païennes et chrétiennes. Communauté émotionnelle visée : celle des Francs capables de crier Montjoie ! et de s’en réjouir, pour finir. Celles des vassaux de tout temps, et des chrétiens capables de converser avec la divinité. Émotif constructif : la victoire contre les païens,  suivie d’une prise de conscience de la vanité du combat au nom de la Chrétienté. Charlemagne : proposition de monde « Non, je dis non. Merci bien pour toutes ces victoires, mais n’insistez plus, Gabriel, c’est fini. La bonne nouvelle ? Mon maltalent – assouvi ! Je ne hais plus Ganelon, les païens, les traîtres de tout poil. La vérité ? J’aime lisser ma barbe et penser. L’écriture ? Je suis un texte ouvert, étouffé. »

Studium Rolandi Émotions de base : le talent de combattre pour la douce patrie et le doux pater, le sens de sa propre valeur. Règles émotionnelles : il faut souffrir pour son S / seigneur, il faut mourir pour sa Chanson. Si personne ne vous tue, sonnez du cor pour le pallier. Style émotionnel : obstiné, « jusqu’au-boutiste », exalté. Oublieux de ses responsabilités de « capitaine ». Communauté émotionnelle : celle des héros prêts au martyre meurtrier.

se configure une série de WR, c’est-à-dire de mondes possibles imaginés (craints, attendus, désirés…) du lecteur empirique (et prévus par le texte comme mouvements probables du Lecteur Modèle). Ces WR sont censés se produire aux disjonctions de probabilité importantes […]. ». 451 P. Ricœur, Cinq études herméneutiques, op. cit., chap. « Le monde du texte », p. 72.

3. Maltalent : l’émotionologie de Roland

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Émotif définitoire et définitif : le positionnement de son corps en guise de corpus émouvant, au seuil de la mort. Roland : proposition de monde « Mon monde n’est pas dans le nombre. Je peux tuer autant de païens que vous pouvez en compter. Rien ne m’arrête, fors cette roche où je voulus casser mon épée. Mon écriture y demeure. Ma vérité. Pour le reste, vous n’avez qu’à chanter. Quant au maltalent, j’y ai droit. La paix, vous dites ? Un appât ! Les anges, d’accord, mais vainqueurs. Aude ? Ici ?Il ne fallait mie… Je suis l’homme de ma mort, de ma vie. »

Studium Aldae Émotions de base : le talent d’aimer un homme plus que soi-même, son Dieu ou son roi. Règles émotionnelles : il faut mourir pour être crue. Y croire en mourant. Style émotionnel :  obstiné, jusqu’au-boutiste,  exalté. Rolandien, à peine féminin. Communauté émotionnelle : celle des futures Yseut, prêtes au martyre d’amour. Sans victimes colatérales. Émotif définitoire et définitif : la déclaration de mort-d’amour, honorée du mourir subséquent. Aude : proposition de monde « Mon rocher est Roland. Mon attente, ma vie, mon pari. Il est vrai que nul ange n’est venu pour mon âme. Nul mari. Et alors ? Il m’avait promis. Charlemagne – je l’oublie. Avec son Louis, ses furies. Mon écrit est le temps. Je le pose aux pieds, aux tempes de Roland. Je suis Aude : je meurs d’amour si je veux. Sans cor et sans Dieu. »

Ganelon a eu son procès. Il n’y a plus de proposition de monde à expliciter, de son côté.

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II. L’homme devant Dieu

Studium Julianae : Émotions de base : le talent de survivre, entourée. Règles émotionnelles : il faut prier les bons dieux. En flattant, à l’occasion, les bons croyants. Rompre avec le passé. Régner sur ses émotions. Accepter une nouvelle identité ; dénouer, renouer. Style émotionnel : téléologique, attaché à la vie et à la communication humaines, sans discrimination. Tantôt véhément, tantôt diplomatique, dans la communication avec les dieux. Communauté émotionnelle : celle des converties intéressées. Émotif définitoire et définitif : la demande de se faire baptiser d’urgence, et la disponibilité à croire au Dieu-des-vivants. Bramidoine / Julienne : proposition de monde « Je ne trahis personne. Mon tort – ma raison – est la vie. Elle sied aux reines, la victoire aussi. Viennent donc les marraines chrétiennes ! L’écriture de l’eau me ravit. Charlemagne est plus magne que Marsile ? Tant pis. Je suis la lettre de qui me croit, et m’écrit. Mon maltalent s’est cassé, comme les dieux d’autrefois. J’aime la force. Je patiente. Une Chanson se chante, et j’y suis : Julienne. Reine de l’Ennemi. »

III. LE COUPLE DEVANT DIEU. LES PREMIÈRES ÉMOTIONS ROMANESQUES

DU ROMAN AU ROMANESQUE : UNE NOUVELLE CULTURE ÉMOTIONNELLE

L

es premiers romans de la littérature française relèvent, avant tout, d’une politique émotionnelle : ils sont conçus dans un « vaste dessein apologétique plus ou moins concerté par Aliénor et Henri II pour doter la récente monarchie anglo-angevine d’un prestige analogue à celui de la monarchie capétienne, en lui empruntant le mythe d’une origine troyenne. »1. Ces romans s’emploient à ressusciter un art de vivre à l’ancienne qui risque d’obscurcir l’émotionologie qu’ils viennent étayer : le christianisme à trois dimensions du XIIe siècle, déjà ouvert au purgatoire et prêt à offrir une solution de continuité mythique à l’élitisme des happy few. Le plus vénérable des romans antiques2, le Roman de Thèbes raconte une histoire d’inceste3, de fratricide et de haine qui doit son emprise émotionnelle à la

1 Francine Mora-Lebrun, « Introduction », Le Roman de Thèbes. Édition du manuscrit S (Londres, Brit. Libr., Add. 34114), Paris, Librairie Générale Française, 1995, p. 8. La cour d’Henri II d’Angleterre et de sa femme Aliénor d’Aquitaine abritait un milieu culturel plurilinguistique brillant, où « on entendait parler non seulement le français mais aussi l’anglais, le celte et l’occitan » et où « on rencontrait Wace, Benoît de Sainte-Maure, Bernard de Ventadour, Marie de France parmi tant d’autres. […] Ce n’est pas par hasard qu’on y composa les romans de Thèbes, d’Enéas et de Troie. », Muhamed NeziroviĆ, Le Vocabulaire dans deux versions du Roman de Thèbes, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1980, p. 1. 2  L’utilité du terme « romans antiques » consisterait à décrire une étape historique de la formation du genre romanesque. Ces romans introduisent et établissent certains procédés poétiques qui seront exploités par les romanciers postérieurs, dans le cadre d’un véritable paradigme romanesque ; voir Renate Blumenfeld-Kosinski,  « Old French Narrative Genres : towards the Definition of the Roman Antique », Romance Philology, 34 (1980), p. 143-159, ici p. 159. Sur l’époque de leur création – le milieu du XIIe siècle – et le traitement unitaire des données diégétiques dans les manuscrits des trois romans d’Antiquité, voir, par exemple, Dominique Battles, « Trojan Elements in the Old French Roman de Thèbes », Neophilologus, 85 (2001), p. 163-176, ici p. 163. L’article montre que la guerre de Thèbes est un avatar de la guerre de Troie, que toutes les guerres se ressemblent, et que l’histoire, selon une conception augustinienne en vogue au XIIe siècle, est une suite de répétitions désastreuses (p. 174-175). 3  L’ambiguïté planant sur la gravité des transgressions érotiques est un trait distinct du Moyen Âge central : outre l’énigmatique succès romanesque de Tristan et Lancelot, il convient d’évoquer celui, plus dogmatique, de la Vie des Pères, où l’offense charnelle, même suivie d’un meurtre, peut toujours espérer le pardon : « Il s’agit surtout de femmes, de religieuses aussi, qui ont cédé aux tentations du diable, et qui ont commis toutes sortes de péchés de la chair […,] y compris des incestes (no XXXVIII, ici l’inceste est aggravé par l’assassinat de l’enfant innocent), mais qui en se repentant et en expiant leur crime sont toutes finalement promises au salut éternel. », C. Galderisi, Diegesis. Études sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Âge. (De la Vie des Pères aux lettres modernes), Turnhout, Brepols, 2005, chap. « Motifs et thèmes de la première Vie des Pères », p. 47. Sur le traitement médiéval de la problématique des perversions familiales, voir aussi l’article de D. Buschinger, « Quelques aspects du thème de l’inceste dans la littérature médiévale », Sexuelle Perversionen im Mittelalter, éd. D.  Buschinger et W.  Spiewok, Greifswald, Reineke, 1994, p. 29-56.

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III. Le couple devant Dieu

sombre renommée d’Œdipe et Jocaste, mais aussi à l’atmosphère dysphorique de l’époque4, propice au déploiement d’une idéologie passéiste, voire fataliste. Le Roman d’Énéas raconte les expériences d’un élu sauvé du cataclysme de Troie, asservi aux intérêts divins et devenu, malgré lui, l’homme fatal de l’histoire, en brisant le cœur d’une veuve dame et en épousant la future d’un autre homme, afin d’accomplir sa mission de héros civilisateur. Quant au Roman de Troie, il repose sur un affect fort actif au XIIe siècle, notamment dans la poésie lyrique : l’amour interdit (traité, dans la hiérarchie des péchés, d’adultère simple) de Pâris et Hélène, entraînant des conséquences complexes au sein de deux peuples – traumas, morts, deuils épiques5. Ces émotions de base que la jeune littérature française ranime à travers les romans antiques en disent long sur le climat affectif trônant au cœur de la monarchie contemporaine6 ; cependant, le XIIe siècle connaît aussi les idylles à happy end : le Conte de Floire et Blanchefleur diffuse, vers 1150, une histoire d’amour et de mariage, de conquête idéologique et de succès politique7.

4 « Thèbes, le premier des romans antiques, aurait été composé vers 1150 – peut-être par un clerc poitevin des domaines d’Aliénor, au moment où la rivalité d’Étienne avec le futur Henri II faisait régner en Angleterre un certain climat d’insécurité. », F. Mora-Lebrun, Introduction, Le Roman de Thèbes. Édition du manuscrit S…, éd. cit., p. 8. En outre, le XIIe siècle débute par l’assassinat de Guillaume II (le 2 novembre 1100), avec des suspicions contre son propre frère, Henri I ; sur cette époque et son horizon d’attente dominant, voir John D. Cotts, Europe’s Long Twelfth Century. Order, Anxiety, and Adaptation (10951229), Basingstoke / New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 51. 5  Si la thématique épique est sensiblement présente dans ce premier roman, l’existence d’un continuum générique ne saurait étonner ; les recherches de Pierre Kunstmann ont mis en lumière l’homogénéité lexicale des textes narratifs du XIIe siècle ; en particulier, il n’y a pas de « nomenclature lexicale spécifique pour la chanson de geste » de cette époque ; en revanche, « plutôt que de lexique à proprement parler, il s’agit d’une différence de style, de rhétorique et probablement de contenu », différence qui va s’affinant d’un texte à l’autre ; voir ID., « Le Lexique de la chanson de geste : étude du vocabulaire de trois chansons (Roland, Couronnement de Louis, Prise d’Orange) en contraste avec celui des œuvres historiques de Wace et des romans de Chrétien de Troyes », L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès International Rencesvals, Poitiers, 21-27 août 2000, tome II, éd. G. Bianciotto et C. Galderisi, Poitiers, Université de Poitiers, Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 2002 (coll. Civilisation médiévale, 13), p. 909-915, ici p. 915. 6  Il faut signaler, à titre d’élément contextuel littérairement pertinent, le « caractère doublement incestueux de l’union d’Henri et d’Aliénor, transgression d’un interdit explicite dans lequel les figures du père biologique (Geoffroy) et du père politique (Louis) se confondent. », Philippe Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban. Une genèse sociale des représentations familiales, Paris, PUF, 2002, p. 177. 7 Au-delà de l’idylle, un parfum d’inceste plane aussi sur l’autre « premier roman » de la littérature française, consacré au couple de Floire et Blanchefleur. En effet, qui s’aime se ressemble, à cette époque des commencements, et les deux protagonistes ont un air de famille : « Ne sai se li apartenés, / par ma foi, vos le resanlés. ( Je ne sais si vous êtes de ses proches, mais, ma foi, vous lui ressemblez.) », Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. et trad. Jean-Luc Leclanche, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 76-77. Sur le revers sanglant du Conte, voir B. Grigoriu, « Non-sens ou bon sens ? Floire et Blanchefleur, une idylle sanglante », Anastasis, IV, 1 (2017), p. 24-60.

Du roman au romanesque : une nouvelle culture émotionnelle

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Certes, la veine idéaliste n’est pas totalement étrangère aux romans d’Antiquité, qui connaissent aussi des liens heureux, prédestinés et bénis –comme celui d’Énéas et Lavine – ; il faut, néanmoins, admettre que les guerres, les passions et les trépas ne confortent pas cette finalité providentielle qui pouvait motiver un Roland ou un Floire et que l’optimisme n’anime pas la plupart des héros antiques, torturés par des dieux redoutables, vengeurs et sans colonne vertébrale. Le seul genre de finalisme qui colore ces romans est d’ordre rétrospectif : pour motiver les horreurs du passé – vécues et reconnues comme telles par les personnages, dans leurs mondes – il faut un regard centré sur le présent, apte à tout récupérer, retracer, raisonner. Loin de chercher à horrifier son public, cette matière suscite, en général, une attitude respectueuse envers l’Antiquité, dont les cruautés ne sont ni maquillées, ni évincées ; ce que les narrateurs recommandent est une distanciation émotionnelle par rapport aux faits insoutenables moralement (inceste, fratricide, suicide)8, et une approche studieuse des éléments de civilisation thésaurisés (art, tenue, stratégies militaires). Le mot de Bernard de Chartres, souvent répété dans les écoles du XIIe siècle, autorise une mise à jour émotionologique que le Metalogicon de Jean de Salisbury immortalise, à sa façon, sous cette forme mémorable9 : Nous sommes comme des nains sur des épaules de géants. Nous voyons mieux et plus loin qu’eux, non que notre vue soit plus perçante ou notre taille plus élevée, mais parce que nous sommes portés et soulevés par leur stature gigantesque10.

Le maître chartrain prescrit un devoir de mémoire qui consiste à cumuler des savoirs et à épauler l’évolution ascensionnelle de l’humanité, en s’appropriant les vestiges vénérables à la lumière de la nouvelle perspective médiévale. Or, « voir mieux », pour les premiers romanciers français, c’est voir à la chrétienne, comme le rappelle Cécile Treffort dans l’introduction d’un beau volume consacré à la 8  Comme dans le récit contemporain Philomena, qui revisite un épisode des Métamorphoses d’Ovide, on peut dire que dans le Roman de Thèbes « se trouvent […] réunis quelques-uns des tabous majeurs de nos sociétés, tabous qui ont tous trait aux interdits qui régissent les rapports entre l’être humain et le corps. Cette matière, combien audacieuse au XIIe siècle, n’est abordable que parce qu’elle est située dans un cadre antique qui contribue quelque peu à atténuer le scandale : cela se passait il y a longtemps, à une époque où les valeurs chrétiennes n’avaient pas encore cours. », C. Storms, « Le Mal dans Philomena », art. cit., p. 105. 9 Voir Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4, trad. par F. Lejeune, Laval, Presses de l’Université de Laval / Paris, Vrin, 2009. 10  Sur le contexte énonciatif de ce discours si souvent cité, voir Pierre Riché, Jacques Verger, Des Nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2006, notamment p. 13 : « Dans les années 1120, Bernard de Chartres aimait ainsi comparer devant ses élèves ses contemporains et leurs glorieux prédécesseurs de l’Antiquité, ce temps des géants et des saints. Les hommes de son temps étaient écrasés par le poids de l’héritage des Anciens, et tous leurs efforts tendaient à reconstituer et à maîtriser cet héritage. ».

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III. Le couple devant Dieu

problématique de l’emprunt créatif au Moyen Âge. Ainsi, Bernard de Chartres, via Jean de Salisbury, pose d’emblée la question de la linéarité de l’évolution de la science et de la culture et, au-delà, celle de la pertinence de la notion de progrès. Lire le Moyen Âge à travers ce prisme, c’est également s’interroger sur ce que peuvent être ces géants et sur la manière de faire du neuf avec du vieux pour être capable, in fine, de voir plus loin. […] Pour faire du neuf avec du vieux, les manières peuvent être multiples. La plus évidente est sans doute celle qui, par l’interprétation, donne un sens nouveau à une matière ancienne. La lecture « typologique », qui met en regard les épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament en faisant du premier la préfiguration du second, est un mode particulièrement prisé dans la culture chrétienne médiévale. Il ne faudrait toutefois pas oublier tous les procédés tels que la glose, le commentaire, l’exégèse, omniprésente dans les textes du Moyen Âge, qui permettent la sauvegarde, par la réappropriation, de pans entiers d’une culture rendue désuète par la disparition de ses référents premiers : c’est ce qui se produit […] avec les textes païens qu’une relecture chrétienne pare de nouveaux attraits11.

Ceci dit, on pourrait s’attendre, en lisant ces premiers romans, à des « anachronismes »12 qui infléchissent constamment la perspective, et qui l’orientent exclusivement vers les valeurs théologiques du présent. La critique a d’ailleurs souligné avec soin les reflets de la civilisation chrétienne médiévale dans les mondes antiques13. Cependant, cette réinterprétation d’un passé prêt-à-ajuster est loin de s’avérer aussi claire et suivie. Un conflit idéologique oppose l’univocité fruste de la morale chrétienne au pluriel admirablement raffiné des préceptes païens ; ce conflit sourd, rarement reconnu comme tel, entraîne une oscillation émotionnelle riche en conséquences. Le ressourcement à l’Antiquité conduit à une lente émancipation par rapport à la doxa chrétienne : le fait de se tourner non plus vers le Christ, les saints et les héros chrétiens, mais vers une civilisation autrement sapiente, pourvue de sa transcendance mystérieusement efficace, pouvait mener 11 Cécile Treffort, « Des Nains ou des géants ? Emprunter et créer au Moyen Âge. En guise d’introduction », dans le volume Des Nains ou des géants ? Emprunter et créer au Moyen Âge, Actes du colloque du CESCM (Poitiers, 4-8 juillet 2011), éd. Claude Andrault-Schmitt, Edina Bozoky et Stephen Morrison, Turnhout, Brepols, 2015, p. 7-11, ici p. 8 et 9. 12  Pour Aimé Petit, « l’effet d’anachronisme […] relève sans doute d’une esthétique de l’hybridité, de la mutation et de la métamorphose, ce qui correspond à une tendance caractéristique de l’art roman. Ce monde à la fois antique et médiéval pourrait représenter, avec l’extraordinaire, le luxe et le maniérisme formel, la forme romanesque du baroque roman. », ID., Aux Origines du roman : « Le roman de Thèbes », Paris, Champion, 2010, p. 14-15. 13  Sur la dimension religieuse dans Le Roman de Thèbes, voir A. Petit, L’Anachronisme dans les romans antiques, Lille, Atelier national de reproduction de thèses, 1985, notamment le chapitre « L’anachronisme de type religieux », p. 162-200 ; voir aussi Patricia B. Grout, « Religion and Mythology in the Roman de Thèbes », dans The Classical Tradition in French Literature, Essays presented to R. C. Knight, Londres, Grant & Cutler, 1977, spécialement p. 23-30.

Du roman au romanesque : une nouvelle culture émotionnelle

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à l’ambition de montrer que, parfois, on se débrouillait de survivre fort bien, sans honorer la Sainte Trinité, sans communier ou faire des pèlerinages, simplement en menant une existence entre humains, rehaussée de rites voués à des dieux humanisés. Telles sont les saveurs – exotiques et relativistes – de ce bouquet nouveau qui puise aux sèves réputées le plus sagement anciennes. Au-delà de toute incompatibilité de fond, l’ancienneté, à cette heure de « Renaissance », devient une valeur sûre et prisée, à réinvestir dans un large spectre de formes. Le répertoire des mythèmes se prête bien aux émois du recyclage culturel, gravitant dans l’orbite de la vénération des géants et de l’émulation face à la grandeur révolue14 ; seule l’érudition peut activer cette dynamique de l’appropriation par la recréation. Thèbes (vers 1150) : un roman, trois émotionologies Après les martyrs des textes hagiographiques et épiques, qui adaptent l’émotionologie chrétienne aux besoins de la jeune littérature vernaculaire, ce sont les personnages-amants qui conçoivent et font exister Dieu – sur le mode du roman15. Tandis que les guerres et les conflits idéologiques maintiennent un climat d’épopée, les premiers romans cherchent, justement, à « se démarquer des chansons de geste. Et c’est sans doute à cette volonté de démarquage qu’il faut rapporter l’extension tout à fait remarquable du rôle joué par les femmes »16 et par l’amour. Si le roman ouvre la voie à la thématique amoureuse, il ouvre aussi la voie à une légitimation – divine – de cette thématique. Un tour d’horizon permettra de dégager quelques hypostases de ce Dieu auquel se fient, malgré leur croyance polythéiste, les amants de Thèbes. Il embrasse trois mondes de référence différents, qui constituent autant de caisses de résonance : l’Œdipodie, où Dieu retentit fatalement ; la geste fratricide, 14  Pour donner une idée de l’émulation suscitée par Stace, il convient de préciser que le XIIe siècle est une époque particulièrement favorable à la diffusion de ses épopées, en particulier de l’Achilléide via « l’instruction de plus en plus de laïcs, nobles et bourgeois » et ensuite de la Thébaïde, via une tradition manuscrite impressionnante, qui impose le poète latin comme l’un des auctores maiores de l’époque : 51 manuscrits du XIIe siècle préservent le texte latin (par rapport à 15 copies au XIe siècle) ; sur la dynamique de la réception médiévale de Stace, voir Élisabeth Schulze-Busacker, La Didactique profane…, op. cit., p. 45 et 49 et F. Mora-Lebrun, Introduction au Roman de Thèbes, éd. cit., p. 6, note 2. 15  Sur les modalités du « roman » et ses acceptions en langue d’oïl, voir C.  Galderisi, Diegesis…, op. cit., chap. « Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge : problématiques esthétiques et culturelles », p. 19-20. 16  Cette innovation concerne avant tout le Roman de Thèbes, mais touche de près aux autres textes de la famille antique ; voir F.  Mora-Lebrun, Introduction, Le Roman de Thèbes. Édition du manuscrit S (Londres, Brit. Libr., Add. 34114), éd. cit., p. 27.

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III. Le couple devant Dieu

où Dieu assourdit ses échos ; enfin, l’histoire des filles d’Œdipe, où Dieu finit par absoudre les âmes aimantes et vibrantes. Trois climats émotionnels se distinguent dans le même roman, et ils doivent une partie de leur température affective à la distance que les protagonistes adoptent et maintiennent par rapport à Dieu. Nous explorerons chacun de ces climats comme on le ferait de trois romans différents, hébergés par la même œuvre, dans un même espace-temps.

1. ŒDIPE ET JOCASTE : AMOURS FAMILIALES

Du manuscrit au transport : le sceau divin Premier roman français1, le Roman de Thèbes pousse, dès la seconde moitié du XIIe siècle (1150), à l’ombre d’un couple marié, amoureux et incestueux : Œdipe et Jocaste. Cinq manuscrits en conservent l’histoire, lui juxtaposant celles d’Énéas et de Troie, l’encadrant de miniatures et de lettres historiées. C’est le manuscrit S (Londres, British Library, Add. 34114)2 – sur lequel s’appuient les deux éditions référence du roman, de 1890 et 1995 – qui fournit le corpus thébain sur lequel nous nous pencherons, à la suite de Léopold Constans et de Francine Mora-Lebrun. Selon Muhamed Nezirović, « la version insulaire S […] conserve assez fidèlement les traits de l’original perdu, composé probablement au milieu du XIIe siècle dans le sud du Poitou. »3. Le climat affectif de cet espace-temps (perdu et retrouvé) est dominé par un didactisme ambitieux, élitiste, appliqué, apte à suspendre, par moments, la distanciation morale entre les mondes, pour permettre au public francophone de se ressourcer sans heurt à un exemplum toujours vif, éloquent, émotif. Ce qui attire d’emblée l’attention, au cœur de ces vestiges médiévaux du mythe-halo œdipien4, est l’omniprésence de « l’émotion Dieu ». Tout en créant 1  Sans vouloir ressasser une vérité devenue banale, dont Thèbes partage les honneurs avec Le Conte de Floire et Blanchefleur, nous signalons ici le point de vue subtilement nuancé d’Alexandre Micha, qui relève la primauté, autant que la primitivité de ce roman : « Thèbes est peut-être le premier roman, puisque le premier il accorde une place à l’amour, un amour qui n’est encore qu’un sentiment élémentaire, loin des raffinements de la “fine amor”. », ID., « Couleur épique dans le Roman de Thèbes », Romania, 91 (1970), p. 145-160, ici p. 160. Voir aussi R. Blumenfeld-Kosinski, « Old French Narrative Genres… », art. cit., notamment p. 159. 2  S « conserve le plus souvent l’orthographe du XIIe siècle et représente assez fidèlement, pour les parties non interpolées, un manuscrit écrit en France dans l’Ouest ou le Nord-Ouest. Il n’y a que très peu de traces de l’interposition d’un manuscrit purement français du XIIIe ou du XIVe siècle. », Le Roman de Thèbes, éd. Léopold Constans, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1890, tome II, p.  XXIII. F. Mora-Lebrun reconnaît aussi la fidélité du manuscrit S à une tradition ancienne, et l’explique « par le fait que nous avons affaire à un copiste qui écrivait en Angleterre, à une époque où l’on commençait à ne plus y comprendre le français : maîtrisant assez mal le texte qu’il recopiait, il ne s’est pas risqué à y introduire de ces corrections qui étaient monnaie courante chez les scribes médiévaux. M. Nezirović a d’ailleurs pu montrer que le manuscrit S a conservé intacts plusieurs vocables ou formes archaïques qui ont été éliminés par le reste de la tradition manuscrite. », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. MoraLebrun, Paris, Librairie Générale Française, 1995 (coll. Lettres gothiques), p. 34. 3 Voir ID., Le Vocabulaire dans deux versions du Roman de Thèbes, op. cit., p. 183. 4  En effet, Œdipe est un « mythe-halo », lié à des « souvenirs prestigieux » et à des « connotations affectives » constantes, selon l’approche proposée par Roland Barthes dans ses Mythologies, développée par Philippe Sellier dans l’essai « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, 55 (1984), p. 112-126.

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III. Le couple devant Dieu

un climat consensuel et monothéiste, la plupart des occurrences lexicales de « Deus » dans le Roman de Thèbes ont un sens proche à celui d’une interjection, et accompagnent les ressentis affectifs les plus forts : espoir5, souci6, deuil7, résignation8, anticipation heureuse9, bravade10. L’auteur anonyme adapte la matière à son émotionologie, et invite à découvrir des ficelles chrétiennes derrière les silhouettes païennes. Selon Wilfrid Besnardeau, ce monde de fiction relève de « l’autre, l’ailleurs et l’autrefois » ; ainsi, par d’habiles passerelles entre les deux univers, procédant d’un travail précis d’anachronisation, les auteurs montrent que l’étranger n’est pas à rejeter en bloc, dans la mesure où, dans ces œuvres conçues comme fondatrices, se dessine la généalogie de la société médiévale dans ses valeurs et systèmes de référence11.

Une passerelle particulièrement efficace pour le « transport » médiéval au monde antique est constituée par l’idée de « péché ». Dès le début, la geste d’Étéocle et Polynice (fils et frères d’Œdipe) s’inscrit dans l’orbe du « pechié dount sount crié (le péché auquel ils devaient la vie) »12. Or, la notion de pechié implique une émotionologie judéo-chrétienne13. Il est question d’un véritable péché originel, dans la mesure où une transgression charnelle – l’inceste – détermine l’histoire des générations à venir14. Jacques Le Goff dégage, dans une étude Sur les mythes littéraires auréolant l’image de rois médiévaux, voir aussi D.  Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, op. cit., notamment p. 11-12. 5  Le Roman de Thèbes, éd. Léopold Constans, tome I, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1890, v. 1231, p. 62. 6  Ibid., v. 1896, p. 96. 7  Ibid., v. 2454, p. 122. 8  Ibid., v. 2850, p. 142. 9  Ibid., v. 3100, p. 153. 10  Ibid., v. 3236, p. 159. 11  ID., Représentations littéraires de l’étranger au XIIe siècle. Des chansons de geste aux premières mises en roman, op. cit., p. 827. 12  V. 27, p.  46. Pour notre étude émotionologique sur le texte du roman, nous utiliserons principalement l’édition de F.  Mora-Lebrun, déjà citée, qui est plus récente et plus rigoureuse que celle de L. Constans, et qui propose également une traduction (fidèle, élégante et fiable) en français moderne. Lorsque nous citons des variantes disponibles dans l’édition de L. Constans, la traduction est la nôtre. 13  Le poète « vieuz et antis », à un moment hautement dramatique du récit, proclame le même credo, plus explicitement que le narrateur : « Por nos pecchiez Diex nous flaiele / Et par son flaiele nous rapele ; / De nos forfaitz prent sa vengeance. (C’est pour nos péchés que Dieu nous flagelle, et en nous flagellant, il nous rappelle à l’ordre ; c’est de nos forfaits qu’il tire vengeance.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 5664-5666, p. 370. Sur le ressourcement possible de cette perspective chrétienne, voir EAD., Metre en romanz. Les romans d’antiquité du xiie siècle et leur postérité (xiiie-xive siècle), Paris, Honoré Champion, 2008, p. 249 : « Le Roman de Thèbes est […] très nettement marqué par une conscience inquiète du péché, et de la mort qui en est la conséquence, dans une conception de l’histoire antique qu’on peut supposer avoir été influencée par La Cité de Dieu. ». 14  Les deux frères incestueux sont toujours dans l’erreur, quoi qu’ils fassent. Rien ne peut les rédimer aux yeux du narrateur. Le thème serait une desolatio, et appellerait à une consolatio sur mesure ; voir Alfred

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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consacrée au « refus du plaisir », la contribution du christianisme à la sensibilité peccamineuse de la civilisation occidentale. Il y dégage, en quelques mots bien pesés, cet apport fécond entre tous : Avec le christianisme, en effet, une première nouveauté est le lien entre la chair et le péché15.

C’est ce lien qui s’avère, dans le Roman de Thèbes, obscurément créateur. L’encadrement stigmatisant opéré par le narrateur se double d’un éclairage fataliste ; ainsi, il est pertinent de rappeler l’acception antique pré-chrétienne du terme, relevée par Sylvie Franchet d’Espèrey à côté de celle médiévale : le mot de peché correspond parfaitement au mot latin de nefas, si souvent employé par Stace pour désigner un acte scandaleux, [même si] sa connotation religieuse chrétienne est évidente16.

Au confluent de ces lumières diversement peccamineuses, la diégèse prend corps à partir de la situation, politiquement correcte, d’un couple royal : Laïus et Jocaste. Leur lien est vraisemblablement de nature affective aussi bien qu’institutionnelle, jusqu’au jour où Œdipe est conçu, pour leur malheur / péché. L’évitable inévité : préméditation ? C’est le dieu Apollon – dont l’existence et la puissance ne sont nullement niées – qui se livre à une prophétie de mauvais augure17. Comme Laïus y croit, l’enfant Œdipe est condamné à mort : entre « païens » (de roman), la norme affective veut que l’on use en sa faveur des présages recueillis chez un oracle, et cette norme tolère toute tentative de déjouer le destin, y compris le crime. Pour l’essentiel, le style émotionnel du père participe d’une ligne de conduite royale, centrée sur sa position de domination, et focalise avant tout la stabilité d’un régime par Adler, « The Roman de Thèbes, a Consolatio Philosophiae », Romanische Forschungen, 72 (1960), p. 257276, ici p. 257. 15 J. Le Goff, L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1991 [1985], chap. « Le Refus du plaisir », p. 137. 16  EAD., « La Thébaïde de Stace… », art. cit., p. 6. 17  « On sait que le parti constant des Pères de l’Église est non pas de nier l’existence des dieux du paganisme, mais de voir en eux des démons, et de mauvais démons. Leur argumentation est largement fondée sur une critique de la théurgie, qu’ils analysent à travers l’œuvre de Porphyre. Elle les conduit donc à traiter très longuement des manifestations des dieux par la voix des oracles. Or, les oracles les plus fameux de l’antiquité étaient, bien entendu, ceux d’Apollon, et particulièrement celui de Delphes. Apollon apparaît donc, dans la tradition patristique, comme le plus représentatif des mauvais démons vaincus par le christianisme. », M. Zink, « Apollin », La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis…, tome I, op. cit., p. 503-509, ici p. 504.

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III. Le couple devant Dieu

la suppression des adversaires politiques, fussent-ils nouveaux-nés, ignorants ou involontaires. Ce n’est pas par hasard que la prière de Laïus revêt, dans certains manuscrits, la forme d’un rite d’adoration du soleil18 : sa ligne de conduite égocentrique (ou rex-centrique) n’est pas sans suggérer qu’il se considère comme la seule lumière digne de rayonner dans le microcosme de Thèbes. Il sacrifie volontiers les autres lueurs, tout en honorant ce culte du possible19. Un détail détone dans cette version de la tragédie thébaine : Laïus est averti de l’enfantement d’un fils meurtrier, et pourrait l’éviter sans tuerie, mais ne l’évite pas. Plutôt qu’une fatalité assenée de haut, l’histoire devient le fruit d’un travail émotionnel entrepris, en pleine connaissance de cause, dans le laboratoire intérieur d’un humain. En effet, Apollon dit clairement à son prieur qu’il « engendera » un fils « felon », et qu’il le fera « a present »20 : l’événement est donc prévisible, voire imminent, mais point incontournable. Or, Laïus ne songe ni à la contraception (!), ni à la chasteté, ni à la séparation. Il veut bien engendrer, avec sa femme, dont il ne s’éloigne pas, un fils félon, prêt-à-tuer. Désir, terreur, et pulsion du pouvoir : telles sont les couleurs qui couronnent sa vie affective21. Un non au féminin C’est l’éclairage projeté par Apollon qui conduit le couple à se scinder, émotionnellement : si le père croit parer le danger annoncé par son dieu, la mère aimerait croire à un dieu qui ne tue pas ce qu’il a engendré. La politique thébaine devient, d’un côté, infanticide, de l’autre, potentiellement régicide. Le style émotionnel de la mère privilégie l’attachement naturel parents-enfants, et ne connaît que la politique du cœur (et de l’ombilic), sans s’embarrasser de calculs de probabilité. En principe, elle sait que son fils est un parricide potentiel, selon Apollon et Laïus, mais cet émotif, malgré sa charge menaçante, ne la gêne pas : elle ne remet pas en question la donne divine22. Complice de son fils, 18  C’est le cas des manuscrits A  et P, de la fin du XIIIe siècle, qui représentent la version longue du roman : « Layus .I. en aouroit, / Et nuit e jour le cultivoit : / çou ert l’ymage du soleil, / Et a celi prist son conseil. » (Laïus adorait un dieu, et l’idolâtrait nuit et jour ; c’était la statue du soleil, devant laquelle il prit conseil.), Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1890,v. 83-86, p. 107-108. 19  Ibid., v. 89-90, p. 108. 20  « Danz Apollo lui a mandé, / par un respons que ad doné, / que a presenz engendera / un felon filz qui l’ocira. (Sire Apollon lui a fait savoir, par un oracle qu’il lui a rendu, qu’il allait sur l’heure engendrer un mauvais fils qui le tuerait.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 41-44, p. 46. 21  Le narrateur insiste sur la terreur : « Li reis fu molt espoentez / Por le response qui fu donez. (Le roi fut épouvanté par l’oracle qui lui avait été rendu.) », ibid., v. 49-50, p. 46. 22  Comme dans l’épopée, « les dieux sont les principaux méchants [de l’histoire]. Mais ce ne sont pas des méchants très horribles » : ils sont principalement « considérés comme les héritiers de l’Antiquité

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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de Fortune ou de Nature, elle entend garder l’enfant qu’elle a porté, allaité, et qu’elle pense être en droit d’élever. Elle n’est pas prête à renoncer à une vie pour en sauver une autre, et ne pense pas qu’un tel commerce soit loisible à un humain. Les manuscrits de Thèbes focalisent en plein ce premier seuil émotionnel : ils consacrent des miniatures parlantes à la séquence où Œdipe est enlevé à sa mère, en illustrant tantôt le visage détourné de Jocaste, tantôt le doigt accusateur de Laïus, fixé sur le nourrisson23. La disjonction affective est criante. À partir de ce moment de crise, les parents d’Œdipe sont de moins en moins a(i)mants, et la narration montre qu’ils forment désormais un couple stérile : Dircé, la fille de Jocaste et Laïus, ne renaît pas au Moyen Âge, et rien n’indique que le lien légendaire Laïus-Jocaste ait porté d’autres fruits. Certes, Jocaste ne saurait s’éprendre, au début, de l’homme Œdipe, qu’elle vient de mettre au monde ; toutefois, elle s’attache, de toute évidence, à lui plus qu’à ce père censé le protéger, qui ne l’appelle à l’existence que pour l’en bannir plus sûrement. Un amour polémique se déclare24, à contre-destin, chez cette mère malmenée : « Por quel forfait et pur quel tort / petiz enfant, recevras mort ? / Ja ne fus tu fiz de putain, / Ne de moine, ne de nonain ! (Pour quel méfait et pour quel tort, petit enfant, vas-tu être mis à mort ? Tu n’es pourtant pas le fils d’une prostituée, ni d’un moine, ni d’une religieuse !) »25. Par un anachronisme saisissant26, la reine antique songe non seulement à des prostituées, mais aussi à ces nonnes médiévales (!) païenne », dans tout ce qu’elle a de pittoresque et d’enrichissant ; voir Norman Daniel,  Héros et Sarrasins. Une interprétation des chansons de geste, Paris, Cerf, 2001,  p.  135 et  154.  En plus, la pâte des divinités antiques reste sacrée pour un écrivain médiéval : « le sort réservé à Capanée montre de toute évidence qu’il ne fait pas bon s’attaquer aux dieux, même faux, car ils représentent, eu égard aux temps du récit […], la figure de la divinité, inférieure certes en dignité au Dieu chrétien, mais participant néanmoins, en une certaine mesure, à la divinité. », Philippe Logié, Sylvie Bazin-Tacchella et Laurence Hélix, Le Roman de Thèbes, Neuilly, Atlande, 2002, p. 108. 23  C’est le cas du manuscrit français 60 de la Bibliothèque Nationale de France, consulté sur le site http://visualiseur.bnf.fr/, le 21 août 2017. Le manuscrit 784 de la Bibliothèque Nationale semble aussi réceptif à la scène de l’enlèvement d’Œdipe, comme le montre la légende de la miniature du premier folio. Quant au manuscrit de base – Londres, British Library, Additional, 34114 – il débute par un encadrement végétal foisonnant, qui fait penser à un arbre généalogique ; l’édition de L. Constans en fournit une reproduction en noir et blanc, Le Roman de Thèbes, tome I, éd. cit., p. 11. 24  « La culpabilisation de l’amour envers l’enfant, incompatible avec l’amour conjugal (car il suscite l’opposition à l’époux) est dans cette version, tout comme chez Sophocle, très réduite sinon […] évitée. », Anna Maria Walecka, Le Thème de l’inceste dans le roman français du Moyen Âge, thèse soutenue en 1994 à l’Université de Brown, version dactylographiée, chap. IV, p. 180. Cette incompatibilité des amours que nourrit (la femme) Jocaste est bien suggérée dans le roman, malgré le laconisme du narrateur sur ce point. 25  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 65-68, p. 48. 26  Conformément à une forme d’interpretatio Christiana évoquée par J. Le Goff et soutenue par de nombreux chercheurs, tout ce qui est fondamental à l’esprit médiéval se devrait d’être contemporain ; voir, sur ce point, la synthèse de Raymond J. Cormier, « The Problem of Anachronism : Recent Scholarship on the French Medieval Romances of Antiquity », Philological Quarterly, 53 (1974), p. 145-157, ici p. 147. L’auteur signale que, malgré l’aspect frappant de certains décalages, il y a des descriptions de rites ou de coutumes antiques rédigées dans un esprit d’authenticité (p. 149).

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III. Le couple devant Dieu

qui sont mères por forfait. Et, justement, elle se clame innocente et ne comprend pas pourquoi il lui faut accepter la perte d’Œdipe, cet autre innocent27. Comme son mari, le roi Laïus, n’est pas un moine fornicateur, il devrait assumer sa paternité, lui aussi. Dans ces circonstances éthiques, tuer Œdipe, c’est fustiger un péché possible en commettant un péché effectif, et Jocaste ne saurait subir, tolérer, approuver une telle injustice : « tis pere mar t’engendras / Quant oscire te comanda ! (malheur à ton père qui t’a engendré, puisqu’il a ordonné de te tuer !) »28. Religieusement parlant – au XIIe siècle – Jocaste a raison de Laïus : engendrer un enfant, quoi qu’en dise Apollon29, n’est pas un péché. Le couple n’a pas trahi l’Époux céleste, comme ces fornicateurs érémitiques dont la fama médiévale s’épand sur l’époque antique. Quel que soit le décalage historique et théologique, la mère d’Œdipe juge son cas à la manière chrétienne : quand les parents ont péché gravement, les retombées peuvent toucher les enfants et les enfants des enfants ; en revanche, quand les parents sont innocents, la lignée reste immune. Le nicolaïsme, « qui caractérise les clercs mariés ou vivant en concubinage »30, ne saurait être imputé à Jocaste et Laïus. En rejoignant le narrateur, qui investissait, au début du texte, l’argument de la filiation morale31, Jocaste adopte donc une foi nouvelle : seuls sont coupables et châtiables ceux qui ont fait un vœu de chasteté et l’ont violé32, et non les époux fertiles, donnant naissance à un enfant

27  L’acte de tuer un innocent relève d’une foisonnante tradition textuelle. En particulier, une référence à la littérature religieuse médiévale semble s’imposer : « Entre l’infanticide de Laïus dans le Roman de Thèbes et celui d’Hérode dans la tradition chrétienne, il y a des ressemblances qui vont assez loin pour qu’on suggère prudemment une relation entre les deux traditions textuelles. […] Quant au haut Moyen Âge, l’histoire des Innocents fait partie de la tradition dramatique. Au sein de cette tradition, elle fait l’objet de seulement trois drames liturgiques sur douze qui nous sont conservés ; ils appartiennent surtout au domaine français, où ce genre semble avoir été le plus répandu. », A. M. Walecka, Le Thème de l’inceste… op. cit., p. 184-185. 28  Le Roman de Thèbes, tome I, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 71-72, p. 48. 29 Pour certains chercheurs, les dieux païens sont des métaphores, qui ne survivent que si elles s’avèrent fonctionnelles, au nom de cette « universal usefulness of ancient learning », R. BlumenfeldKosinski, « The Gods as Metaphor in the Roman de Thèbes », Modern Philology, 83 (1985), p. 1-11, ici p. 11. 30  « De Léon IX (pape 1049-1054) jusqu’au milieu du XIIe siècle, la condamnation acharnée de deux maux principaux sert de mot d’ordre et de moyen d’action aux réformateurs : la simonie […] et le nicolaïsme. […] En faisant du renoncement sans faille à la sexualité – et par conséquent du célibat – la règle définissant l’état clérical, la réforme s’emploie à sacraliser les clercs, c’est-à-dire, selon l’étymologie de ce terme, à les distinguer radicalement des laïcs, au moment même où l’Église met au point, pour ces derniers, un modèle chrétien du mariage. », Jérôme Baschet, La Civilisation féodale de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, 2006, p. 259-260. La Jocaste du XIIe siècle semble parfaitement consciente de cette distinction radicale entre les deux modes ou modèles de vie. Pour une vision circonstanciée du mariage au Moyen Âge, notamment sur le contexte de l’établissement du sacrement conjugal, voir aussi Philippe Ariès, « Le Mariage indissoluble », Communications, 35 (1982), p. 123-137. 31  Les vers qui concernent le principe de génétique métaphysique (dont nous avons déjà cité la première partie), sont les suivants : « Por le pechié dount sount crié, / Furent felon et esragié. (Le péché auquel ils devaient la vie les rendit cruels et enragés.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 27-28, p. 46. 32  Sur ce vœu nouveau, voir Myriam  T. Mangon, « La Réforme grégorienne contre le nicolaïsme. Étapes et paradoxes (xie-xiiie siècles) », Dire, 10 (2001), p. 25 : « Au cours du xiie siècle, si l’Église ne put

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légitime. Jocaste rejette l’idée d’un sort qui frapperait sans raison, quand il n’y a rien à punir. On dirait qu’Apollon est, implicitement, évincé par ce Dieu du libre arbitre, qui reste, pour le moment, innommé. Pour défendre son fils, Jocaste met la morale (implicite) des dix commandements au-dessus de la raison d’Apollon et de la politique de Laïus : « Omicide coment serrai / de mon enfant, que jeo portai ? (Comment pourrai-je être la meurtrière de mon enfant, que j’ai porté ?) »33. Son esprit de droiture rejoint le judéo-christianisme – et Jocaste ne sera pas homicide34. Si elle doit être « pecheresse »35, c’est par amour qu’elle le sera. En effet, malgré sa sensibilité infra-chrétienne, Jocaste finit par s’incliner devant la fatalité ambiante36 ; il n’est pas question pour elle de s’attaquer ouvertement à ses dieux, qui sont aussi les dieux de Laïus : « Issi ert il come il ont dit. (Il en sera comme ils l’ont dit.) »37. Jocaste n’est pas Bramidoine. Comme pour dissiper le brouillard de ce fatalisme, le narateur proclame, dans la version brève du Roman de Thèbes, la fourberie de tout oracle antique, en affirmant que la réponse d’Apollon « n’ert pas voirs, ains estoit fable, / Car çou erent li vif diable / Qui les respons a els donoient / Et les caitis en decevoient. / Çou aouroient li paiien / Or sévent il s’il fisent bien. »38 (n’était pas vraie, mais était

condamner le sacrement du mariage, elle imposa la pratique du serment, si populaire au Moyen Âge : au moment de son ordination, le clerc s’engagea par serment à respecter la continence ; s’il se faisait parjure, il devait immédiatement choisir entre l’Église et sa compagne. ». 33  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 61-62, p. 48. 34  Il convient de rappeler ici « la répartition des crimes en crimina capitalia et crimina minora. Issue du droit romain tardif, cette distinction fut ravivée aux vie-viie siècles par les moines irlandais dans leurs pénitentiels. Ils s’en servirent pour étayer la distinction théologique entre péchés mortels et véniels. Aux xie-xiie siècles, lorsque se multiplièrent chartes de franchises et coutumes arrachées par les villageois ou les citadins à leur seigneur, la plupart codifièrent la distinction entre les grands crimes (crimina magna, cas énormes, félonies, kwade feiten) et les petits délits (crimina parva, méfaits, misdemeanors, misdaden). », Xavier Rousseaux, « La Répression de l’homicide en Europe occidentale (Moyen Âge et Temps modernes) », Genèses, 19 (1995), p. 122-147, ici p. 125. 35  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 60, p. 48. 36  Il y a une sorte de fatalité mythique : Jocaste évoquerait « le sublime / le scandale de l’incarnation de Jésus où Marie devient “fille son fils, mère son père”. Cette ressemblance n’est pas parfaite […], mais elle démontre l’universalité de l’inceste comme structure généalogique mythique et légendaire, permettant d’expliquer le début de la création et le début d’une dynastie héroïque. », A. M. Walecka, Le Thème de l’inceste…, op. cit., p. 184. Voir aussi, pour le XIIIe siècle, le potentiel sordide de certaines affinités féminines de la Vie des Pères, en particulier dans L’Inceste, où une noble romaine abuse de son fils tout en restant une croyante fervente, capable d’évoquer, dans une prière aussi efficace qu’une disculpation, ce « modèle sublimé d’inceste que la théologie médiévale voit en Marie […], toujours vierge, [qui] a porté la Trinité, unique et mystérieux exemple d’un divin inceste. », Élisabeth Pinto-Mathieu, « La Chasteté dans les contes marials de la Vie des Pères », La Vierge Marie dans la littérature française. Entre foi et littérature. Actes du colloque international Université de Bretagne-Sud, Lorient, 31 mai-1er juin 2013, dir. J.-L. Benoit, Lyon, Jacques André Éditeur, 2014, p. 45-54, ici p. 51. 37  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 80, p. 48, nos italiques. 38  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 76-82, p. 107.

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une fabulation, car les diables en personne donnaient leurs réponses aux pauvres gens et les trompaient ; voilà ce qu’adoraient les païens ; qu’ils apprennent donc eux-mêmes s’ils ont bien fait). Cette vue radicale n’est pas partagée par la tradition manuscrite de Thèbes dans son ensemble, mais elle est suffisamment influente pour faire du Sphinx, par exemple, un « vif diable » de roman, sans apporter la moindre nuance à cette noire vitalité. L’écran médiéval, religieux et générique, s’interpose donc avec force entre le monde antique et le public qu’il interpelle, suggérant que la meilleure façon de se situer par rapport à ces acteurs païens est de se rappeler qu’ils avaient la malchance d’être menés par des dieux fort semblables, pour l’essentiel, à des démons. Ceci dit, la pitié suscitée par la chaitivoison des personnages doit s’accompagner d’un rejet ferme de leurs credos mal fondés. À Thèbes, au XIIe siècle français, les dieux antiques ne se contentent pas de tromper les « pauvres gens » : ils vont jusqu’à subvertir, sans en avoir l’air, l’émotionologie chrétienne. Un épisode subséquent, qui compte parmi les plus célèbres (et les plus commentés) du roman, illustre pertinemment la force de ce Deus destin, qui semble avoir incorporé certains attributs des dieux oraculaires de l’Antiquité. Dans les termes du narrateur, le « sort », connu à travers les « augures »39, finit par frapper, au nom de Dieu, Amphiaraüs le prédestiné : « la terre crosle et li ciels tone, / et, si come Dex l’ot destiné, / et cil l’ot dit et deviné, / terre le sorbit sanz enjan. (la terre tremble, le ciel tonne et, comme Dieu l’avait arrêté et l’archevêque [via l’oracle] dit et prédit, la terre l’engloutit carrément.) »40. La précision mathématique de Dieu, en particulier son algèbre de la mort41, bâtie sur les prévisions des oracles et des archevêques (païens !), s’abat volontiers sur les hommes, tout en épargnant les femmes. Melior sexus, meilleure émotionologie Le Roman de Thèbes connaît un Dieu des hommes, calculateur et exécuteur42, et un Dieu des femmes, qui est surtout un Dieu de l’amour43. Ces deux émotio39  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 5214, p. 350. 40  Ibid., v. 5231-5234, p. 352. Cette idée de péché et de justice immanente appelle, une fois de plus, à une lecture chrétienne des faits ; sur cette possibilité, voir A. Petit, L’Anachronisme dans les romans antiques du XIIe siècle, Paris, Champion, 2002 (coll. Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge), p. 150. 41 Face à ce Dieu meurtrier, le roi Adraste est si ébranlé dans sa foi, qu’il s’érige en porte-parole d’un horizon d’attente opposé, désamorcé, à son tour, par la mort inouïe d’Amphiaraüs : « Ne quide que Diex nous tant confonde / que ja la terre souz nous founde. ( Je ne crois pas que Dieu veuille nous perdre / au point de faire s’effondrer la terre sous nos pieds.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 5338-5339, p. 358. 42  Pour d’autres occurrences discursives de ce Dieu mâle et guerrier, voir, par exemple, Le Roman de Thèbes, tome I, éd. L. Constans, v. 3631-3634, p. 178 ; v. 5047, p. 247 ; v. 9064, p. 446 ; v. 10089, p. 500, etc. Les pourparlers masculins se placent souvent sous le patronage de ce Dieu vengeur, efficace et chrétien. 43  Pour un développement intertextuel de cette vision, voir notre article « Dieu(x) au service des amants. La transcendance érotique de la Thébaïde et du Roman de Thèbes », Cahiers de civilisation médiévale XeXIIe siècles, 56 (2013), p. 255-279.

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nologies doivent beaucoup à la source antique du roman, la Thébaïde de Stace44, qui glorifie ses héroïnes pour leur esprit de sacrifice, leur dévouement et leur aptitude à aimer, en les rangeant sous la bannière du « melior sexus »45 et en les associant (en général) à des divinités fastes46 et à des émotions moralement valorisées comme Piété47 ou Clémence48. Dans le Roman de Thèbes, où les femmes revêtent une mission pacificatrice quasi-pastorale, la terre n’engloutit pas Jocaste ; loin de la pousser au suicide, comme dans l’épopée latine49, le narrateur50 lui destine une vie affective vivement exemplaire. 44  Sur les sources du premier roman médiéval, c’est le vers 8543 du Roman de Thèbes. Édition du manuscrit S…, éd. cit., qui est le plus souvent invoqué : « si come dit le liver d’Estaisce. (comme le dit le livre de Stace.) ». Parmi les critiques ayant abordé le rapport créatif du roman avec l’épopée, voir notamment Aimé Petit, Naissances du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du xiie siècle, Paris / Genève, Champion / Slatkine, 1985, p. 21-250 et Frederick Morris Warren, « On the Latin Sources of Thèbes and Énéas », Publications of the Modern Language Association of America, 16 (1901), p. 375-387, notamment p. 377. 45  L’idée sous-tend les douze livres de l’épopée de Publius Papinius Statius (Stace) et ressort avec netteté dans le septième ; voir Stace, Thébaïde, Livre VII, tome II, trad. Roger Lesueur, Paris, Les Belles Lettres, 1991, 519, p. 96. 46  Pour une comparaison des deux œuvres en termes de causalité divine, voir Sylvie Franchet d’Espè­ rey, « La Thébaïde de Stace et ses rapports avec le Roman de Thèbes (prologue, épilogue et causalité) », L’Information littéraire, 55 (2003), p. 4-10, ici p. 6. 47 Chez Stace, Piété s’oppose à Tisiphone en appuyant, pratiquement, les efforts pacifistes de Jocaste ; comme celle-ci, elle finit par être vaincue. Voir ID., Thébaïde, Livre XI, tome III, éd. et trad. R. Lesueur, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 461-475, p. 98. Ainsi, la Thébaïde se lit avant tout comme l’histoire d’une impietas perpétrée, regrettée, annihilée ; voir Randall T. Ganiban, The Thebaid and the Reinterpretation of the Aeneid, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 26. C’est peut-être parce que Piété n’est pas véritablement une déesse, mais plutôt une allégorie à clé variable : « Pietas est la personnification du sentiment de ce que l’on doit aux dieux et aux autres hommes, ses parents, ses enfants, etc. Simple abstraction, Pietas ne possède pas de mythe. Son temple, qui s’élevait au pied du Capitole, entre la colline et le Tibre, date du début du second siècle av.  J-C.  Sous l’Empire, la représentation de Pietas est très fréquente sur les monnaies, où elle symbolise les vertus morales de l’empereur régent. », Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951, p. 376. 48  Stace, La Thébaïde, Livre XII, tome III, éd. cit., 508-509, p. 130. C’est au nord d’Athènes que se situe Colone, ce lieu de pèlerinage qui, au dire de Stace, rassemble tous les infortunés dans un vaste cortège qui se tourne, de ses derniers espoirs, vers l’autel de Clementia. À ce sujet, il est utile de rappeler que « la Clémence (ou plutôt la Pitié) comme […] la Vertu, sont aux yeux de Stace et aux yeux des stoïciens les vrais attributs du vrai dieu et leur action personnifiée représente l’influence invisible de la Divinité ; aussi Stace n’hésite-t-il pas à les opposer aux dieux mythologiques, formes consacrées mais impures du divin. », Léon Legras, Étude sur la Thébaïde de Stace, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1905 (coll. Librairie Georges Bellais), p. 181. 49  Ce suicide relève de la matière œdipienne traditionnelle ; dans la Thébaïde, l’épisode du suicide de Jocaste se distingue par son caractère privé : « Stace ne montre pas Jocaste se tuant sur le cadavre de ses fils, comme on le voit dans la pièce grecque ([Euripide,] Phéniciennes, 1454 sqq.) : elle se tue dans son palais en apprenant l’horrible nouvelle. », L. Legras, Étude sur la Thébaïde de Stace, op. cit., p. 129. Malgré cette apparente discrétion, les détails de la dernière apparition de Jocaste sont particulièrement saisissants : une fois de plus, la reine blesse abondamment son corps, comme pour donner un ultime spectacle-argument ; voir Stace, Thébaïde, Livre XI, tome III, éd. cit., v. 315-318, p. 93 : « la mère […] s’avançait, la chevelure et le visage lacérés, la poitrine nue et sanglante, indifférente à son sexe et à sa dignité. » (genetrix […] ibat scissa comam uultusque et pectore nuda cruento, non sexus decorisue memor.). 50  Cependant, il existe un manuscrit de la version longue du roman (P) qui montre Jocaste mourir aux côtés d’Œdipe et d’Antigone, dans une séquence qui n’a rien de suicidaire et qui ne se retrouve nulle part

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Être femme au XIIe siècle (romanesque) n’est pas une situation enviable, toutefois. Jocaste a beau se rebeller contre l’émotionologie filicide de Laïus, en la condamnant au nom de la mentalité collective51 : incapable d’émouvoir son mari ou de lui imposer ses propres standards affectifs, elle finit par renoncer au combat idéologique qu’elle menait pour sauver son fils. Ses pleurs ont un seul effet sur les hommes : « ne la poeit home escouter / del doel que lui oient mener. (on ne pouvait supporter de l’écouter, en l’entendant manifester un tel chagrin.) »52. L’esseulement de l’être juste dans un monde injuste est d’autant plus parlant – et plus perturbant – qu’il s’agit d’une femme dans un monde d’hommes, à une époque où « la douleur est d’abord affaire de femme », selon la tradition judéochrétienne53 dont le roman, malgré sa thématique, se plaît à empreindre ses articulations majeures. Après avoir pleuré toutes ses larmes, sans pour autant laver la dyablie54 de Laïus55, la mère d’Œdipe entre dans une sorte de coma émotionnel, sous l’effet de la fatigue. Peu à peu, elle lâche son fils et survit – en endormant sa foi56 et en refoulant toute pulsion vengeresse s’accordant à la loi du talion.

ailleurs dans la tradition manuscrite. Voir Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, t. II, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1890, Appendice V, manuscrit P, v. 13261-13264, p. 305 : « dame Jocaste la roïne / Et Antigoné le meschine / et ses péres ki tant fu prous / Tout .III. morurent ains .VIII. jours ». À ce sujet, voir aussi les remarques d’A. Petit, Aux Origines du roman… op. cit., p. 134. 51  « Blamez serron tout de ta mort, / tis pieres ad dreit, et je a tort. (On nous blâmera tous deux de ta mort, ton père à bon droit, et moi à tort.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 73-74, p. 48. 52  Ibid., v. 83-84, p. 48. 53  En parlant de l’héritage judéo-chrétien et de sa visibilité entre l’an mille et le début du XIIIe siècle, G. Duby insiste sur la distribution sexuellement déterminée des châtiments divins après la chute : « Pour elle, spécialement la dolor : “Tu enfanteras dans la douleur” ; pour lui, spécialement le labor : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” », ID., Mâle Moyen Âge…, op.  cit., chap. « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge », p. 205. Il en tire une conséquence émotionologique qui nous semble pertinente pour illustrer cet anti-dolorisme que les hommes adoptent en général dans le Roman de Thèbes : « L’homme digne de ce nom ne souffre pas ; il ne doit pas en tout cas manifester qu’il souffre, sous peine de se trouver dévirilisé, de rétrograder, d’être rabaissé au niveau de la condition féminine. », ibid., p. 206. 54  L’attitude de Jocaste rappelle le point de vue de saint Augustin sur le paganisme et ses tentations : « tous les dieux des nations sont d’immondes démons qui […] aspirent à passer pour des dieux, se plaisent avec un orgueil infâme à des honneurs prétendus divins, abominable mélange de crimes et d’obscénités » et « jalousent par surcroît les âmes humaines qui pourraient se convertir au vrai Dieu. », Augustin, De Civitate Dei, VII, 33, Saint Augustin : Prier Dieu (les psaumes), présentation et choix de textes par A. M. Besnard, traduction de J. Perret, Paris, Cerf, 1964, p. 51. 55  Dans les manuscrits A et P, Jocaste qualifie le crime de Laïus de « tel dyablie », et souligne le fait qu’il est désormais indigne de la couronne ; voir Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 147, p. 109. 56  La « connotation favorable » du sommeil provoqué par l’épanchement larmoyant est évidente dans d’autres écrits contemporains, où des dormeurs comme les apôtres au Jardin des Oliviers sont excusés, voire admirés, pour leur faculté de pleurer jusqu’à l’épuisement ; tel est le cas du Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes ; sur cette nouvelle perspective et sur sa pertinence pour l’histoire

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Des années durant, Jocaste est une amante et une croyante latentes. Pour s’éveiller à elle-même, à son émotionologie, elle doit revoir Œdipe. Celui-ci est devenu, grâce à son sourire porte-bonheur, un adulte. En effet, malgré l’échec de Jocaste, il commence sa vie indépendante par une réussite émotionnelle… involotaire : porté dans la forêt, en vue d’une décapitation secrète, le nourrisson Œdipe traite ses bourreaux de nourrices, au lieu de les craindre (comme Laïus) et de le leur montrer ; ces actes liants – « sez mains tendist, et si lor rist / come a sa norice feïst. (il leur tendit les mains et leur sourit, comme il l’aurait fait à sa nourrice.) »57– perturbent le rite de l’exécution, en éveillant des sentiments maternels chez ces adultes engoncés dans leur obéissance aveugle, instrumentalisés par un destin social jamais remis en question jusque-là. D’un seul émotif (accidentel !), Œdipe brise donc le cercle vicieux de la faiblesse et de la domination en féminisant / désarmant ses adversaires, pour armer, du même coup, « la sort »58. La dyablie d’Œdipe Quand il devient un jeune homme assez fort pour tuer un autre homme dans une rixe, Œdipe s’inscrit, malgré lui, dans l’orbite de la « dyablie ». Apollon et le sort cèdent leur protégé à l’anti-émotionologie du mal, en l’orientant vers Thèbes59. Un manuscrit de la version brève du roman va jusqu’à soutenir, une fois de plus, cette vue – courante à l’époque – selon laquelle Apollon est le diable ; le style énigmatique, les émotions liées à la divination, participent alors d’une obscurité proprement diabolique : « Mes sa responsse est mout oscure, / Pour ce, sachiez trés bien de voir, / Que pour cest siécle decevoir / Est la parole du deable / Double touz jors et decevable. »60 (Mais sa réponse est fort obscure, car, pour décevoir ce monde, la parole du diable est toujours double et trompeuse, sachez-le, c’est vérité.). Porté à cette dyablie oraculaire, Œdipe souffre, d’autre part, d’un complexe d’infériorité61. Traité de bâtard par ses compagnons, il apprend indirectement qu’il a un secret à dénicher / cacher, et, quand les autres insultent sa mère, en la des émotions, voir C. Van Coolput-Storms, « Démarche persuasive et puissance émotionnelle : Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes », art. cit., p. 89. 57  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 115-116, p. 50. 58  Ibid., v. 113, p. 50. 59  La version brève est plus précise au sujet de la prophétie adressée à Œdipe : « si trouveras / .I. honme que tu ocirras : / Ainsi ton pére connoistras. » (et tu trouveras un homme que tu tueras ; c’est ainsi que tu connaîtras ton père.), Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice II, texte du manuscrit C, Paris, B.N. fr. 784 (première moitié du XIIIe siècle), v. 204-206, p. 56. 60  Ibid., p. 56. 61  Ce complexe d’infériorité du jeune héros, relevant d’un malaise identitaire propre à la version longue du Roman de Thèbes, ne saurait se réduire au fameux « complexe d’Œdipe » attribué par Sigmund Freud au héros de Sophocle ; d’ailleurs, ce cadrage psychanalytique est démystifié par Jean-Pierre Vernant

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traitant de « putaine »62, il se sent trop « marriz / de blastengiez et de laidiz » (affecté par les outrages et les injures)63 pour rester à la cour d’Orces. Il part sans remercier, sans même saluer son père adoptif64, en coupant ainsi le seul ombilic familial à sa portée. Et il ne regarde pas en arrière. Propulsé vers l’avenir, il se nourrit simplement d’une colère vengeresse, d’un « mautalent »65 qui lui enlève la sensation de soif, de faim, et ne lui laisse qu’un tremplin – malheureusement, divin. C’est sous ces auspices qu’Œdipe prie Apollon. Si le manuscrit S relate ce moment sans insister sur les détails, en rendant surtout l’insouciance du jeune homme devant des prophéties trop vagues pour être inquiétantes66, le manuscrit A (Paris, B. N. fr. 375) s’attarde curieusement sur le climat du temple d’Apollon. Païen en plein exercice de sa foi, Œdipe prie son dieu d’une façon qui a de quoi étonner le public attentif à la cohésion cultuelle d’une scène mythique : « Por Diu, fait il, a moi entent. / Ki est mes pére ? di le moi : / Sovent en sui en grant esfroi. »67 (“Par Dieu, écoute-moi”, fait-il. Qui est mon père ? dis-le-moi ; j’en éprouve souvent un grand effroi.). Le rédacteur de ce manuscrit, responsable de la diffusion de la version « longue » du roman, ne se soucie pas de distinguer l’émotionologie chrétienne de celle païenne. Pour lui, Œdipe peut très bien être intimidé par Apollon, avoir honte de sa bâtardise, rougir, se pâmer, revenir à lui-même dans la solitude du temple68 – et prononcer, pour reprendre courage, le nom de Diu. L’important est qu’il réussisse à s’accrocher à quelque repère spirituel, pour maîtriser ses émotions. Tant pis s’il s’appuie sur le monothéisme chrétien pour faire face à Apollon69… dans son « Œdipe sans complexe », dans J.-P. Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, Bruxelles, Éditions Complexes, 1988 (coll. Historiques) [Paris, La Découverte, 1986], p. 1-22. 62  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 192-196, v. 180, p. 54. 63  Ibid., v. 185-186, p. 54. 64  Ibid., v. 188, p. 54. 65  Le manuscrit C s’appesantit le plus sur ce point : Œdipe « ne puet ne boivre ne mengier, / Ne ne s’en set comment vengier. / Touz plains de mautalent et d’ire, / A dant Appolo le vet dire. » (ne peut ni boire ni manger, et ignore comment se venger, plein de colère et courroux, il s’en va le dire à Apollon.), ibid., v. 167-172, p. 55. 66  « Cil eist del temple come ainz poet, / ne del responce cure nen ot ; / car lui ad dit par coverture : / por ce si n’ad del responce cure. (Le jeune homme sortit du temple aussi vite qu’il put, mais sans prendre garde à l’oracle ; car le dieu le lui avait rendu à mots couverts : c’est pourquoi il n’y prit pas garde.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 203-206, p. 56. 67  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, Appendice III, v. 416-418, p. 115, nos italiques. 68  Pour appréhender cette gymnastique émotionnelle d’Œdipe face à Apollon, voir ibid., v. 419-420, p. 115. 69  La situation est d’autant plus paradoxale (vu le contexte historique et théologique) que la relative démonisation des dieux antiques passe par une assimilation aux dieux des Sarrasins : Apollon, par exemple, est confondu avec Apolin ; associé à l’oracle de Delphes, ce dernier « représentait l’une des manifestations démoniaques les plus visibles. », Jean-Pierre Martin, « Les Sarrasins, l’idolâtrie et l’imaginaire de l’Antiquité dans les chansons de geste », Littérature et religion au Moyen Âge et à la Renaissance, dir.

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Mû par son talent de vérité, Œdipe entend l’oracle dire Thèbes et s’achemine aussitôt vers Thèbes. Tous les conteurs lient cette propension filiale au désir de rencontrer le père et jamais la mère70. Attiré par une bande de joueurs surgissant sur son chemin, Œdipe est accidentellement (et nécessairement !) frappé d’un disque de plomb. Irrité, il se jette à corps perdu dans la mêlée qui éclate. Possédé par « Carcodet, qui veint le mont » (Carcodet, qui domine le monde)71 – autre nom du « deables enfernals » (le diable d’enfer)72– le héros finit par décapiter son père, sans même le (re)connaître parmi ses adversaires de fortune. Dans toutes les versions du roman, l’auteur anonyme tient à ressourcer la guerre thébaine au caprice d’Apollon, à la noirceur du diable et à la colère d’Œdipe, quitte à se détacher, sur ce point, de son illustre source, la Thébaïde de Stace, avec ses propres racines éclectiques. Ces épisodes peints en noir et blanc (Carcodet / Dieu) ont une double visée morale : ils mettent en garde à la fois contre les dieux païens et contre les débordements (non moins monstrueux) de la colère humaine. Même s’il va de mautalent en mautalent, Œdipe n’est pas un colérique ; au contraire, il semble développer un style émotionnel froid et efficace dès qu’il sort de la mêlée. Ainsi, quand il apprend que l’homme tué n’est autre que le roi, l’orphelin ne se laisse pas émouvoir au point d’oublier sa première motivation ; il semble, au contraire, imperturbablement porté à atteindre son but : il « dist que jamais ne finera / jusque son piere trovera. (dit que jamais il ne s’arrêtera avant d’avoir trouvé son père.) »73. Face au Sphinx, qualifié par le narrateur de « deables […] fel et esragiez (diable plein de méchanceté et de rage) »74, c’est Œdipe qui a, cette fois, le beau rôle. Champion (implicite) de la chrétienté, il triomphe de sa propre peur75 et de la fameuse devinette, en décapitant le monstre tout aussi promptement que son propre père. Le geste manqué du début – Œdipe lui-même devant être décapité par les serfs de Laïus – s’accomplit symboliquement J.-C. Vallecalle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 27-46, ici p. 32-33. De son côté, M. Zink éclaire ainsi le choc des signifiants : « pour l’homme du Moyen Âge, le nom d’Apollin n’est pas seulement celui d’Apollon, et il a d’autres raisons de lui être familier. Apollin est la forme que revêt le plus souvent en français le nom latin Apollonius. Or, les Apollonius-Apollin sont, à cette époque, nombreux et célèbres. Les rapprocher du dieu sarrasin Apollin au prix d’un pur jeu sur le signifiant n’est pas absurde, puisque c’est de toute évidence un jeu sur le signifiant qui a déterminé le passage d’aben al-lain à Apollin. », ID., « Apollin », art. cit., p. 507. 70  En effet, Œdipe va à Thèbes, selon le narrateur, « por son piere, que veer velt. (pour trouver son père, qu’il veut voir.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 207-208, p. 56. 71  Ibid., v. 249, p. 58. 72  Ibid., v. 239, p. 58. 73  Ibid., v. 275-276, p. 60. 74  Ibid., v. 279-280, p. 60. 75  En effet, Œdipe a « poor de mort  (peur de mourir) », mais cela ne l’empêche pas d’affronter le monstre. Voir ibid., v. 296 et 297-298, p. 62.

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par ces coups d’épée et de fatalité. Mais le sourire de l’enfant couve une grimace, réservée liminairement au futur adulte. Car triompher du diable, dans le Roman de Thèbes, n’est pas forcément une bonne chose76. Le « parfond sens  (l’esprit profond) »77, la sagesse et la vaillance78 du damoiseau viennent parfaire la catastrophe enclenchée par le courroux. Œdipe s’achemine, malgré lui, vers l’inceste, tout comme il s’était acheminé, malgré lui, vers le parricide. Au XIVe siècle, le manuscrit B (Paris, B. N. fr. 60) de la version brève illustre le combat du héros contre un monstre cracheur de flammes, mais la Vulgate que nous suivons focalise les émotions ambiantes plutôt que l’affrontement en soi. Ce qui compte, pour l’Œdipe de toutes ces traditions textuelles médiévales, c’est la quête d’une vérité, ou plutôt d’un récit fondateur sur soi-même comme fils, comme homme en évolution, en danger et en appréhension. Et le héros est, dans un sens, sur la bonne voie : la seule qui puisse l’aider à intérioriser cette histoire dont il alimente, volens-nolens, les narrèmes. Un mariage courtois79 Arrivé à Thèbes, Œdipe est précédé de rumeurs flatteuses et suscite, de par sa jeunesse et témérité, un accueil enthousiaste : l’admiration s’empare des « grant et petit »80. En même temps, il inflige un trouble dangereux, pour ne pas dire fatal, à la dame du lieu, qui « se peine del servir, / del conreer et del blandir (s’efforce de le servir, de bien le traiter et de le séduire) »81. Certes, la norme émotionnelle est bien observée, car Œdipe reçoit simplement son dû, et Jocaste ne fait que lui offrir un accueil affable, digne d’un tel héros et d’une telle maisnie. Georges Duby le rappelle pertinemment : nous sommes au XIIe siècle, dans une société qui devenait chaque jour moins brutale, [où] le jeune chevalier ne s’emparait plus d’une femme noble par la force ; il gagnait ses faveurs par sa vaillance, 76  D’après Ioan Pânzaru, « le mythe nous dissuade de croire que la voie de la liberté mène nécessairement au bonheur. Le choix du bien ne saurait garantir des effets salutaires, parce que notre aptitude à contrôler les effets de nos actions est imparfaite ou essentiellement insuffisante. Nous ne connaissons pas toutes les données relevantes pour diriger nos actions essentielles dans un sens exclusivement moral. »,  ID.,  « Un Mythe compatibiliste », in Memory, Humanity, Meaning : Essays in honor of Andrei Pleşu’s Sixtieth Anniversary, éd. par Mihail Neamţu et Bogdan Tătaru-Cazaban, Bucarest, Zeta Books, 2009, p. 313-330, ici p. 322. L’article propose une vision philosophique qui réconcilie le libre arbitre et la pré-détermination, et représente un périple intéressant à travers des démarches herméneutiques rendant compte de la problématique œdipienne. 77  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 333, p. 64. 78  « Edypus fu sages et proz. (Œdipe était sage et vaillant.) », ibid., v. 313, p. 62. 79  Pour un développement enrichissant de la notion, voir J.  Rider, « Courtly Marriage in Robert Biket’s Lai du cor », Romania, 106 (1985), p. 173-197. 80  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 375, p. 66. 81  Ibid., v. 381-382, p. 66.

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par l’éclat de la gloire qu’il s’était acquise au cours des tournois ou bien dans d’autres compétitions, celles de l’amour82.

Œdipe est, lui, glorifié pour sa victoire dans une compétition – monstrueuse – d’intelligence interprétative, ce qui est, certes, d’autant plus méritoire que sa force brute (et meurtrière) s’en trouve éclipsée. Ce n’est donc pas le flirt courtois qui est condamné ici : le narrateur suggère plutôt que la reine change bien vite d’attitude, et ne songe qu’à passer du statut de veuve éplorée à celui d’épouse désirée, comme si l’urgence politique83 dissimulait (mal !) l’urgence érotique. D’autre part, le charisme, la jeunesse, la gloire d’Œdipe sont à la hauteur des attentes de la reine de Thèbes, qui n’a pas besoin de projeter trop de fantasmes sur l’homme devant elle pour le trouver désirable. Son appréciation de l’étranger est d’ordre objectif, comme l’atteste le narrateur, qui rend perceptible la réalité d’Œdipe par les yeux de Jocaste : « [elle] esguarde le danzel, / corteis le vit, et sage et bel. ( Jocaste le regarda, elle le trouva bien élevé, sage et beau.) »84. La sensation visuelle se traduit par une émotion ovidienne85 que la reine sait gérer convenablement, et que le narrateur n’appelle pas amur. Car Jocaste a des standards proprement royaux : elle ne cède pas à cette tentation érotique sans se rapporter aux normes sentimentales dignes de son rang. Dès qu’elle se rappelle qu’elle est, publiquement, la veuve du roi, elle se montre vivement intéressée par la situation (ludique !) où son mari vient de trouver la mort. Curieuse ou taquine, elle mène l’enquête si civilement, qu’Œdipe se rend volontiers à elle, en reconnaissant son méfait et en lui offrant un gage de sa soumission. Jocaste n’est ni choquée, ni fâchée de découvrir en lui le tueur de Laïus. Au contraire : quand Œdipe propose « l’amende honorable »86, son initiative est promptement accueillie. Jocaste fait tout pour que ce champion d’ailleurs s’attache, se fie et se soumette à elle, et qu’il reste en son pouvoir, voire en son royaume. Tout ce qui est politiquement correct : 82 G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 297. 83  Cette urgence politique n’en est pas moins pertinente : « Le remariage s’impose  […] comme une nécessité pour sauvegarder le royaume et perpétuer la race. La rapidité de cette décision n’est en rien surprenante au Moyen Âge, comme l’observe G. Duby. À travers la réécriture du mythe œdipien, le clerc illustre une coutume en vigueur au XIIe siècle, en établissant un rapport subtil entre les structures idéologiques qui lui sont contemporaines et les structures mythologiques expliquant le passé légendaire et historique. », C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au XIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 330-331. 84  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 391-392, p. 68. 85  Sur le topos ovidien de l’amour inspiré par le regard, voir, par exemple, la synthèse récente (de 2008) proposée par Marylène Possamai-Pérez,  « Ovide au Moyen Âge », conférence à l’Université de Rennes, consultée en ligne le 30 août 2017, sur le site https://halshs.archives-ouvertes.fr/, notamment p. 15. 86  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 417-419, p. 70. Le pan de sa tunique devient « une amende honorable ».

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durant cette première entrevue, chacun des protagonistes suit les didascalies émotives de son rôle ; ainsi, l’orphelin87 console sagement la veuve88, et celle-ci se laisse consoler en versant dûment ses larmes89. Le lecteur sait que Jocaste a divorcé idéologiquement (et affectivement !) de Laïus depuis que leur fils unique a été sacrifié, et qu’elle adhère, tacitement, à une nouvelle émotionologie : dans un sens, elle est une mère éplorée90 plutôt qu’une veuve, et elle saisit la nouvelle opportunité de s’investir. Le sevrage qu’elle a connu à l’époque où elle allaitait91 Œdipe peut (enfin) prendre fin. Jocaste est une femme féconde, qui veut faire l’amour

87  N’oublions pas que le jeune champion est aussi et surtout un orphelin ; or, à côté de la veuve, il passe dans le camp des victimes de « la rupture accidentelle du cadre conjugal » ; voir G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « Le Mariage dans le haut Moyen Âge », p. 23. 88  Le rôle de veuve dolente est, d’ailleurs, vu comme un simple rôle dans les récits du Moyen Âge central. En pleureuse, une épouse de fabliau a beau dire : « “Or m’ait Deus le mort otroije, / et si me mece en tele voie / que je l’ame mon segnor voie, / et que la moie le poursuiue, / et qu’ele soit avuec la siue ! / Car c’est la riens que plus desire : / que je soie avuec vos, bels sire !” (Que Dieu m’octroie la mort et m’aide à suivre la voie qui me conduise à voir l’âme de mon seigneur, et que la mienne la poursuive, et qu’elle la rejoigne ! Car c’est la chose que je désire le plus : être avec vous, beau sire !) » ; cela ne l’empêche pas de suivre la voie du désir sexuel, qui la conduit rapidement vers d’autres « beaux sires » ; voir La Veuve, dans Fabliaux érotiques, Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, éd. et trad. Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Librairie Générale Française, 1992, v. 552-558 et ss., p. 338. Le climat émotionologique du premier roman reste assez proche de celui des fabliaux, en ce qui concerne la présentation du veuvage de Jocaste, malgré l’effort de dépasser, dans un second temps (après l’aveuglement volontaire d’Œdipe), certaines idées reçues. 89  Sur « les larmes et l’attachement entre êtres humains » dans un corpus littéraire du XIIe siècle nourri par la Bible, voir C.  Van Coolput-Storms, « Démarche persuasive et puissance émotionnelle : Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes », art. cit., p. 83-84. 90 Après la perte de son fils, Jocaste mène sa vie « a grant dolor » auprès de Laïus, tout le long des quinze ans qui lui restent avant le veuvage ; voir Le Roman de Thèbes, éd. Léopold Constans, tome II, Appendice II, manuscrits A et P, v. 502, p. 116. 91  S’appuyant sur les Mémoires de Guibert de Nogent (1115), G. Duby précise qu’« il n’était pas commun aux dames de l’aristocratie de prendre elles-mêmes soin de leurs nourrissons. », si bien que le fait de « supporter les cris du petit vivant » pouvait passer pour une forme de pénitence aux yeux d’une dame pieuse comme la mère de Guibert. Voir Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 157. Toutefois, l’allaitement maternel commençait à s’imposer, grâce au modèle marial : en effet, dès le XIe siècle, via des influences coptes, ensuite byzantines (les Vierges galaktrophousa), l’image de la mère lactante se fixe et se modélise dans l’Église Occidentale à travers l’effigie de la Maria lactans ; un exemple particulièrement pertinent est offert par une « scène [qui] figure dans un légendier cistercien du premier tiers du XIIe siècle, dans une version simplifiée de l’Arbre de Jessé » conservée dans le manuscrit 641 de la Bibliothèque municipale de Dijon, folio 40v. (Cîteaux) où le sein « apparaît comme détaché du corps à l’égal d’un objet symbolique »,  Jacqueline  Leclercq-Marx,  « Les  Seins  nourriciers entre sacré et profane », Le Corps et ses représentations à l’époque romane. Actes du 22e Colloque International d’Art Roman, dir. D. Morel, 2012, Aurillac, Éditions Albédia, 2014, p. 193-213, ici p. 194-195. Un exemple contemporain du Roman de Thèbes mérite aussi d’être évoqué : « la Vierge dite de Dom Rupert, […] datée de la seconde moitié du XIIe siècle, mais issue […] du milieu mosan [ :] si la robe de Marie présente une échancrure au niveau de la poitrine pour faciliter l’allaitement – ce qui est bien observé et finement rendu – le sein que l’enfant saisit des deux mains n’a rien de réaliste, [car le petit Jésus ne l’attire pas] vers lui pour s’en nourrir, mais le présente au fidèle. », ibid., p. 195-197. L’allaitement par Jocaste est plus qu’un narrème égaré parmi les mythèmes thébains…

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et avoir des enfants vivants92 : elle ne saurait s’enterrer à côté d’un mari qui a fait – croit-elle – enterrer son fils. Avec Œdipe, elle trouve la voie vers un « talant » (désir) auquel elle puisse s’accorder entièrement. Une entente érotique et idéologique s’instaure donc entre cette femme prête à vivre sa deuxième jeunesse et cet homme vierge, entalentiz et soumis : « Tant ont parlé, esbanoié et deporté. (Ils ont tant parlé, se sont tant amusés et divertis.) »93. L’auteur ne s’attarde pas sur la différence d’âge entre les protagonistes, mais suggère que l’homme a l’initiative érotique, et la femme, l’initiative socio-politique ; les rapports de force qui s’instaurent entre eux dédommagent Jocaste de l’affront que Laïus lui avait infligé en passant outre sa volonté94, si bien qu’elle jouit, cette fois, de la position de suzeraine dans le couple. Tout semble innocenter Jocaste, qui ne trahit personne et qui s’ouvre simplement à une vie qu’elle imagine plus faste que celle partagée avec Laïus ; l’amour et l’espérance, même dans l’absence d’une foi au sens dogmatique, pourraient représenter des vertus95. Cependant, le narrateur précise que cette femme prête à la résilience affective se laisse mener par le talant d’Œdipe96 comme s’il s’agissait d’un étalage typique de luxure, ce « vice naturel »97. Or, le lecteur moderne peut bien observer que la conduite émotionnelle de la reine ne devient celle d’une amante que lorsqu’elle est sûre de compter sur un lien stable, digne du mariage, de l’établissement d’une famille, du partage de toutes les responsabilités incombant à l’anneau et à la couronne ; le concubinage est hors de question. Son empressement (réputé féminin) de trouver un nouveau mari est d’ailleurs justifié par les qualités du prétendant, reconnues à l’unanimité par les 92 Au XIIe siècle, à travers la biographie d’Ida de Boulogne, par exemple (vers 1113), « la morale […] prêchée est celle d’un accomplissement de la féminité dans le mariage », G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « La Matrone et la mal mariée », p. 53. Si Jocaste ne révèle aucun penchant vers la sainteté en cherchant ainsi son accomplissement, surtout lorsqu’elle est réduite à l’état de veuvage, au moins son désir n’est-il pas condamnable, à la faveur de cette éthique pro-conjugale… Après tout, « parmi les saints on trouve même des femmes. Et jusqu’à des femmes mariées. À condition évidemment qu’elles soient mères. », ibid., p. 58. 93  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, Appendice II, manuscrits A et P, v. 701-702, p. 116. 94  « Il t’ad oscire comandé, / cherisme filz, estre mon gré. (il a ordonné de te tuer, fils très chéri, contre mon gré.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 75-76, p. 48. 95  En termes modernes, « la rencontre crée un champ sensoriel qui […] décentre et […] invite à exister, à sortir de [s]oi-même pour vivre avant la mort. », comme le rappelle Boris Cyrulnik dans Les Nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 49. 96  « Car femme est tost mené atant / que homme en fait tot son talant. (car une femme est vite menée au point où un homme peut en user à sa guise.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 433-434, p. 70. 97  C’est surtout « l’univers culturel » de Cassien et de Grégoire qui représente un climat favorable à cette vue de la luxure, estimée, par ailleurs, un vice fort dangereux ; voir C. Casagrande et S. Vecchio, trad. Pierre–Emmanuel Dauzat, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2003 [2000], p. 229. Au XIIe siècle, Abélard développe l’idée que « le désir, mais aussi l’acte sexuel et le plaisir étaient naturels et ne pouvaient donc être coupables. », ibid., p. 251.

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barons de la cour : « n’i poon trover meillor, / ne qui si bien [tienge] l’onor. (nous ne pouvons trouver de meilleur guerrier, capable de défendre aussi bien votre fief.) »98. C’est par raison et non seulement par goût que Jocaste élit Œdipe, bien qu’il ait tué Laïus. La joie de vivre, de gouverner et de faire vivre est une émotion exemplaire, surtout chez une reine. Cet optimisme repose d’abord sur un ressenti charnel poussant « en son cuer » (au fond de son cœur)99. Si ce faible ou cette faiblesse éclate dans une élection « sanz nul conseil » (sans délibérer)100, elle semble excusable, puisqu’elle est correctement encadrée par l’émotionologie féodale, du moins dans les manuscrits de la version longue du roman : elle « li fist sanlant / Que de lui prendre n’a talent. / Ele ert bien cointe, si fu sage, / Si sot bien covrir son corage. » (fit semblant de n’avoir aucune envie de l’épouser. Elle était bien distinguée et bien sage, et sut cacher ses sentiments.)101. Laudine et Yvain sont déjà en germe, dans cette histoire qui unit, sans esclandre, la veuve et l’assassin du mari102. L’inévitable éclate : par la force des choses, Jocaste et Œdipe se marient et vivent ensemble pour une vingtaine d’années. L’erreur est vue comme une offense aux dieux, même si, à vrai dire, les Olympiens mis en scène par le roman représentent eux-mêmes des anti-modèles en matière de conduite érotique, par rapport aux standards d’une communauté émotionnelle du Moyen Âge central ; Junon, par exemple, proclame tout haut, devant Jupiter : « Je sui ta seur, et sui t’espeuse »103 (je suis ta sœur et ton épouse), tout en le blâmant de respecter si peu ce double statut… L’idée qu’un comportement humain, notamment sexuel, peut avoir un impact émotionnel aux cieux, repose sur un cliché religieux médiéval qui ne doit rien à l’émotionologie de Stace104.

98 Voir Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 453-454, p. 72. 99  Ibid., v. 456, p. 72. 100  Ibid., v. 457, p. 72. 101  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, manuscrits A et P, v. 725-728, p. 117. 102  Ce qui manque est un négociateur comme Lunette, capable de vaincre les scrupules pesants d’une veuve dolente. L’horizon d’attente (et d’empathie) du XIIe siècle exige un minimum de résistance morale avant de valider l’émotionologie du personnage féminin. 103  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 59, p. 87. 104  Il convient tout de même de préciser que le poète Publius Papinius Statius jouissait au Moyen Âge d’une réputation de martyr chrétien. Il était, d’ailleurs, le contemporain de Jésus et des apôtres, ce qui favorisait ce genre de spéculations : « Apprit-il [Domitien], comme l’affirmera Dante dans son Purgatoire, que Stace était devenu chrétien à une époque où ceux-ci se voyaient persécutés ? Toujours est-il que, tout à coup, au comble de la fureur, Domitien s’empara d’un stylet et, frappant au cœur son poète, l’étendit presque mort sur les marches de son trône. […] Stace faillit être tué par celui qu’il admirait, qu’il respectait. », Jean-Michel Renaitour, L’Amour chez les Romains à l’époque d’Auguste à travers dix grands poètes, Paris, Grassin, 1978, p. 248.

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Pour étoffer le dossier de la communication émotionnelle entre sujets terriens et divins, il convient de se tourner ici vers la rédaction longue du Roman de Thèbes. Dans ce monde, Œdipe ne s’engage pas dans l’inceste sans prévenir le Ciel. Convoqué d’urgence par Jocaste, pour la proposition du mariage, le tueur du « deable » a peur pour sa vie. Or, cette émotion négative est celle d’un chrétien, et rappelle la fameuse crainte de Dieu105 recommandée, justement, dans les situations extrêmes : « “Ha Dix !” fait il, “ce soit or biens, / ou vous donés que ce soit niens !” »106 (Ah, Dieu ! fait-il, octroyez-moi que ce soit quelque chose de bien ou alors rien du tout !). En effet, l’étranger craint le Seigneur autant qu’il craint la reine107 dont il a tué le mari, et à laquelle il a tout avoué. Œdipe est prompt à redouter les êtres qui (en) savent plus que lui-même, fussent-ils le Créateur, un oracle, sa génitrice. Une deuxième exclamation colore de fatalisme cette crainte mystique-politique, ébauchant une émotionologie du pire : « Dix ! que veut on faire de moi ? »108 (Dieu ! Que veut-on faire de moi ?). Ce mal redouté a trait au divin, et cristallise, comme pour Amphiaraüs, la cruauté immotivée du ciel néo-thébain, investie par ce « on » de toutes les collaborations. « On », c’est le style émotionnel de la divinité, qui revêt, dans le Roman de Thèbes, un aspect sidérant, redoutable, incompréhensible. Dans ce contexte insécurisant, quand Œdipe reçoit la nouvelle que la reine de Thèbes veut juste (!) l’épouser – et non le tuer pour venger feu son mari109– il est tout simplement heureux et soulagé. Le danger est passé, la femme est domptée ;

105  Voir par exemple la Seconde Épître aux Corinthiens 5, 11 : « Connaissant donc la crainte du Seigneur, nous cherchons à convaincre les hommes. » (nos italiques). 106  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, manuscrits A et P, v. 757758, p. 117. 107  Dans un sens, comme l’affirme G. Duby au sujet de l’amour courtois, « tout le piquant de l’affaire venait du péril affronté (les hommes de ce temps jugeaient avec raison plus excitant de chasser la louve que la bécasse). » ; en effet, « comme au tournoi, dont la grande vogue est contemporaine de l’épanouissement de l’érotique courtoise, l’homme bien né risque dans ce jeu sa vie, met en aventure son corps (je ne parle pas de l’âme : l’objet dont j’essaie de reconnaître la place fut alors forgé pour affirmer l’indépendance d’une culture, celle des gens de guerre, arrogante, résolument dressée dans la joie de vivre, contre la culture des prêtres). Comme au tournoi, le jeune homme risque sa vie dans l’intention de se parfaire, d’accroître sa valeur, son prix, mais aussi de prendre, prendre son plaisir, capturer l’adversaire après avoir rompu ses défenses, après l’avoir désarçonné, renversé, culbuté. », ID., « À propos de l’amour que l’on dit courtois », Mâle Moyen Âge…, op. cit., p. 75-76. 108  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, manuscrits A et P, v. 756, p. 117. 109  Désamorcer la peur d’un homme n’est pas toujours un émotif positif pour une femme, moralement et mythiquement parlant… Au XIIe siècle, une autre figure optimiste, Ève, pouvait dire, en tendant le fruit défendu : « Manjue, nen pœz doter. (Manges-en donc, et sois sans crainte !) », Le Jeu d’Adam, éd. et trad. V. Dominguez, éd. cit., 313, p. 236-237 – et elle amorçait ainsi tous les maux de l’Histoire (pour faire écho à la doxa misogyne médiévale). Rassurante, Jocaste tend sa main et son corps, tout aussi inconsciemment et allègrement que sa célèbre devancière.

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III. Le couple devant Dieu

la gratitude, à son tour, est assurée. Trêve de mystique ! il ne rend grâce à aucun dieu, mais se tourne, de toutes ses grâces, vers sa royale épouse. À ce point de l’histoire, le narrateur du Roman de Thèbes – dans toutes les versions – voit la famille fondée par Œdipe et Jocaste comme une réussite biologique et esthétique, ce qui va à l’encontre de l’idée chrétienne que le péché des parents entraîne la malformation ou la diminution physique des enfants110. La matière impose au conteur  quatre enfants sains, mais le romancier surenchérit (in)opportunément, comme pour mettre en lumière le paradoxe : ces « quatre bealx enfanz » incarnent une exception, car « onc plius beals n’ot reis ne reïne. (jamais roi ni reine n’en eurent de plus beaux.) »111. La remarque est d’autant plus étonnante qu’elle ébranle l’encadrement moral du début, selon lequel le péché d’Œdipe engendrerait la félonie et la rage. Qui plus est, à l’époque on considère que « le mariage est béni lorsqu’il est prolifique »112 ; ici, le narrème de la famille bénie vient exorciser cette « crainte d’engendrer des enfants monstrueux » si étroitement liée à l’imaginaire de l’inceste113. Ou, plutôt, il parvient à le transférer sur le plan de la vie psychique, en créant deux monstres de haine et deux fées d’amour… Une chose est sûre : Œdipe et Jocaste semblent avoir vécu « liés, […] comme le voulait Hugues de SaintVictor, “de façon unique et singulière dans l’amour partagé” »114. De même que dans la Thébaïde, deux types de génétique  opèrent dans le Roman de Thèbes : l’une masculine et encline au meurtre, l’autre féminine et encline au salut115. Si les fils de l’inceste sont des « chivaler […] vaillant »116, prêts à s’illustrer dans une guerre fratricide, les filles sont des princesses gentes, prêtes à briller en amour. Cette pertinence nouvelle des amantes dans la trame narrative relève justement de l’esthétique romanesque en train de se mettre en place :

110  Parmi les maladies qui stigmatisent les parents à travers leurs enfants, c’est la lèpre qui est la plus infamante, comme le montre le corpus tristanien ; maladie « obsessionnelle et culpabilisante », elle est censée affecter les rustres et les luxurieux. C’est « la macule de la fornication commise dans la chair », rendue voyante et horripilante, « la maladie-hantise dont la peste prendra le relais au milieu du XIVe siècle. », J. Le Goff, Un long Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2004, p. 120. 111  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 493 et 495, p. 74. 112 G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 155. 113 Voir ibid., p. 185. 114  Ibid., p. 300. 115  Il faut tout de même souligner l’aspect exceptionnellement néfaste de la féminité dans la Thébaïde telle qu’elle s’incarne dans la nature de Tisiphone, qui inspire aussi le profil satanique du personnage éponyme du roman médiéval. C’est grâce à une « poétique de la folie » (poetics of madness) que se déploie la narration de la Thébaïde, où l’efficacité des déesses l’emporte sur celle des dieux ; voir Debra Hershkowitz, The Madness of Epic : Reading Insanity from Homer to Statius, Oxford, Clarendon, 1998, p. 268-271. Le Roman de Thèbes utilise aussi cet ingrédient dans la construction de ses personnages féminins, dont les excès sont toutefois sublimés (comme dans le cas d’Ismène), sans verser dans l’insanité. 116  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 533, p. 76.

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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Désormais les personnages féminins occupent à part entière une place dans l’œuvre littéraire et il ne s’agit plus, comme c’est le cas pour la Guibourc de la chanson de geste, d’une créature virile servant d’auxiliaire au héros. Les épisodes amoureux prennent du relief117.

Le Roman de Thèbes va bien au-delà de l’attribution du rôle d’auxiliaire à Jocaste, dont la féminité, aussi rayonnante que ténébreuse, constitue, en ellemême, un noyau du récit. L’épopée du héros civilisateur cède le pas à des errances – et erreurs – de plus en plus proprement romanesques. Nu, connu : un bain d’émotions Lorsque la vérité de l’inceste fait irruption, on reconnaît Jocaste à son style émotionnel : royalement sage et conformiste (!), elle saisit une à une les coïncidences et mène l’enquête animée d’un intarissable « talent » de vérité. Certes, le lecteur moderne a toutes les raisons de s’étonner, voire de s’amuser, en constatant que le nu de l’époux n’est vu par l’épouse, entièrement et lucidement, que vingt ans après les noces118, comme si les membres les plus urgents / ravissants à considérer n’étaient pas les pieds. C’est justement pour désamorcer une telle possibilité d’interprétation que certaines versions précisent qu’Œdipe cache délibérément ses blessures, et qu’il se sent accablé de honte119 quand il est exposé à la curiosité câline de sa femme120. Le conteur anonyme choisit d’insister sur la réception du nu : il met en scène l’émotif bâti par Jocaste face à l’émoi induit par le bain d’Œdipe. Elle pourrait fuir le choc, laisser les cicatrices se refermer, saisir le jour et se dessaisir du passé. Mais elle est toujours en train de chercher des énigmes chez son jeune compagnon, même lorsqu’il n’est plus exactement un étranger, ayant fait ses preuves sur le plan politique, familial, érotique. Intriguée par l’éventualité d’un crime réussi, le jour où Œdipe faisait son apparition à Thèbes, elle est intriguée à présent par 117 A. Petit, Aux Origines du roman…, op. cit., p. 13. 118  De telles invraisemblances étaient entretenues à la cour de France vers 1171, dans des contextes scripturaires comme l’éloge de Louis VII rédigé par un moine de Saint-Germain-des-Prés ; en effet, le XVe chapitre de ce panégyrique raconte comment « la parenté [de Louis et d’Aliénor] aurait, après presque trente ans, brusquement découvert l’inceste » et comment le roi [fâché d’ailleurs de manquer de descendance masculine] ne put supporter de vivre plus longtemps dans le péché » et fit proclamer le divorce par quatre archevêques ayant constaté la consanguinité ; voir G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 202. 119  La honte est un « sentiment primordial » dont « l’acculturation chrétienne […] est un enjeu majeur pour l’Église au Moyen Âge », D. Boquet, « Des Émotions très rationnelles », art. cit., p. 47. 120  Dans la rédaction longue du roman, Jocaste serre Œdipe dans ses bras et l’attire à elle, pour lui faire confesser le secret sans crainte, tout en lui rappelant qu’elle avait su garder l’autre secret (concernant le meurtre de Laïus) dès le début de leur relation, comme s’il s’agissait pour elle de réclamer le titre de confidente ; voir Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, v. 841-849, p. 119.

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l’éventualité d’un meurtre raté – inscrit dans ce corps dont la beauté n’est plus le seul trait. Un autre coup de foudre la frappe, sous la forme d’une intuition. « Nel me celez. (Ne me cachez rien.) »121, fait Jocaste, et son plaidoyer change l’état émotionnel de son interlocuteur, en lui infligeant le souvenir d’une quête de vérité – et de paternité – manquée. Le « Pur quei » (pourquoi)122 d’une plaie ressurgit, mû par un savoir liminaire123. Et Œdipe se rappelle qu’il est un orphelin, abandonné par ses parents. Peu importe désormais s’il continue ou non son bain, s’il se couvre ou se découvre en y trempant, debout ou assis, pudique ou osé ; Jocaste poursuit, elle, son offensive cognitive. En regardant les pieds fendus de son mari, c’est comme si elle voyait pour la première fois Œdipe – dont le nom renvoie au pied enflé – sous ce jour désabusé, objectif, réifiant. Une synthèse éclairante de données diverses, stockées à plusieurs époques de sa vie, s’amorce sous l’effet de ce bain d’émotions. Peut-être y a-t-il quelque chose de maternel dans ce regard d’une femme âgée se confrontant, soudain, à l’évidence d’une blessure d’enfance subie par son homme, à l’époque où il était incapable de se défendre. Peut-être prend-elle pitié de l’orphelin qu’il est, qu’il était. Peut-être se penche-t-elle sur sa vulnérabilité insurmontable, après deux décennies de bonne royauté. Quoi qu’il en soit, une longueur d’onde différente se profile à l’horizon de son esprit, et la conduit à se demander sincèrement, au-delà de toute attraction physique : qui es-tu ? ou bien qui est-ce qui t’a blessé ?. Jocaste se laisse émouvoir, et finit par émouvoir Œdipe, gravement. Rien ne se passe, dans le monde des faits et des effets ; tout était déjà là, vécu, oublié, dépassé, mais une expérience émotionnelle partagée suffit pour changer le courant dominant au sein d’une dyade. Un choc de quelques secondes érode le travail affectif de deux décennies, en projetant un éclairage véritablement dénudant. Plus intéressant encore, cette illumination se fait, dans la version longue, sous l’égide de Dieu. La vérité devient alors un impératif divin lié au sacrement conjugal – digne d’une double foi. D’une part, Jocaste supplie Œdipe : « Or vous pri jou, par cele foi / Que vous devés et Dieu et moi, / Que vous me dites la verté. »124 (je vous prie donc, par cette foi que vous devez à Dieu et à moi, de me dire la vérité.). D’autre part, Œdipe se fie à Jocaste : « Je vous dirai tout mon secroi : /

121  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 542, p. 76. 122  Ibid., v. 543, p. 76. 123 Autour de 1150, le public pouvait aussi sourire et imaginer que, même si Œdipe et Jocaste n’ont pas deviné, ils auraient dû et pu s’apercevoir… qu’ils savaient sans savoir. D’autant plus qu’un récit contemporain stipulait une loi affective particulièrement flatteuse pour une conscience amoureuse : « car il sont boin devineor  / tout cil qui aiment par amour  (car les amoureux sont très clairvoyants !) »,  Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. et trad. J.-L. Leclanche, éd. cit., v. 336-337, p. 20-21. 124  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, v. 849-852, p. 117.

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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Sour Diu le met et sor ma loi. »125 ( Je vous dirai tout mon secret, au nom de Dieu et de ma croyance.). Au XIIIe siècle, les manuscrits A et P accordent donc à Œdipe et Jocaste, après vingt ans d’inceste fertile, la grâce d’approcher leur vérité dans le régime théocentrique de la confiance et de l’amour, voire du pardon. Avec toutes les précautions plus ou moins rituelles (et chrétiennes) prises au seuil de la révélation, l’échange devrait rapprocher les protagonistes au moment de leur rupture, comme dans le Lai d’Éliduc, lorsque les amants deviennent moine et moniale en même temps, ensemble et séparément. Mais ce n’est pas encore le moment de prendre, comme dans les mondes féeriques de Marie de France, des libertés avec l’algorithme vétérotestémentaire du crime et du châtiment, normalement réservé aux autorités ecclésiastiques. Dans le manuscrit S du Roman de Thèbes, le fruit de la nouvelle enquête de Jocaste126 est amer pour les deux époux127. Aucun triomphe de détective, aucune jubilation, et surtout aucune solidarité dans la douleur ne viennent couronner ce succès accidentel de l’intelligence émotionnelle au féminin. Jocaste se rapporte aussitôt à des normes affectives liminaires, qui lui inculquent une réaction négative : « Mar fumes né, / car ambedui fumes dampné. (Maudite soit notre naissance, car nous voilà damnés tous les deux.) »128. Sans expliciter ces normes, elle asserte et assume la situation de damnation, en donnant le ton à la colère autopunitive (maltalent) d’Œdipe, qui est une forme de componction129 exacerbée, dévoyée. Quel que soit son effondrement du moment ou son sens global de la 125  Ibid., v. 855-856, p. 119. 126  L’enquête sur l’éventuel degré de parenté des époux relève traditionnellement de la juridiction ecclésiastique ; en effet, Jocaste joue ici, avec un décalage hilarant, le rôle normalement rempli par le prêtre et l’évêque. Sur les autorités impliquées dans la publicité et l’enquête visant à empêcher la souillure de l’inceste, voir G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « Le Mariage dans la société du haut Moyen Âge », p. 23. 127  La conscience du péché serait, d’après Rosemarie Jones, tout aussi active chez les deux amants : « both Œdipus and Jocasta are fully conscious of their guilt, and their references to it have Christian overtones. », The Theme of Love in the Romans d’Antiquité, Leeds, Modern Humanities Research Association, 1972, p. 20. Toutefois, ce christianisme élémentaire connaît des évolutions spectaculairement différentes, qui se moulent bien sur l’opposition des sexes développée chez Stace. 128  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 568-569, p. 78. 129  Selon l’une des plus récentes réflexions de Piroska Nagy sur les « larmes très saintes et très politiques » du Moyen Âge, la « componction » serait le reflet, limité dans le temps à la doxa défendue par Grégoire le Grand, d’une émotionologie entièrement circonscrite à son contexte historique : elle reposerait sur « une émotion chrétienne proprement médiévale, apparue dans les premières traductions latines de la Bible. Piqûre du repentir pénétré de sensibilité, la componction décrit cette douleur aiguë qui pousse à la conversion et aux larmes permettant de cheminer de la douleur à la joie et amour divins. Par son avènement datable et sa disparition moderne, la componction permet d’illustrer combien l’émotion est culturelle. », EAD., « La Tristesse. Une Vallée de larmes », art. cit., p. 56-57, ici p. 56. L’Œdipe du Roman de Thèbes illustre, à sa façon, « l’approche individualiste » qui, au XIIe siècle, focalise « le salut de moi », s’opposant à l’approche collective aboutissant à une « ecclésiologie » ; voir l’étude de P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution (Ve-XIIIe siècle), préface d’Alain Boureau, Paris, Albin Michel, 2000, notamment p. 38.

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III. Le couple devant Dieu

malédiction, la reine, elle, ne désire point sa propre mort, comme à l’époque où elle croyait avoir perdu son enfant130. Après tout, elle vient de le retrouver, royal, blessé, pécheur, mais vivant. Œdipe, en revanche, succombe à une culpabilité irrépressible. Qu’il s’agisse d’une maturation foudroyante ou d’une dernière flambée d’immaturité, il devient conscient, pour la première fois dans sa vie de personnage, de la portée d’un mal131 commis, involontairement, par et contre lui-même, et s’en repent profondément. Ce n’est pas là son style normalement léger, coquet, prêt à parer tout blâme par un gage, une devinette ou un beau discours. Œdipe éprouve désormais, jusqu’à l’obsession, un désir absolu d’expiation, qui est aussi un désir de punir, pleinement et impartialement, le coupable. Incapable de s’attaquer aux dieux – par lesquels il est « malmené (mal loti) »132 – il s’attaque à lui-même, car sa fureur réclame un bouc émissaire sur-le-champ. L’auto-punition est dirigée contre tout « son cors », et le mot désigne non seulement le corps, mais aussi la personne133 du héros. Comme la cible immédiate de sa rage vindicative est représentée par les prunelles de ses yeux, l’effet immédiat du geste est une défiguration esthétique et honorifique, une dépersonnalisation susceptible de rayer une identité, mais aussi de rendre un moi inaccessible au monde des agents voyants (et visibles). Or, la nouvelle norme affective d’Œdipe repose sur un réflexe évangélique : « si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le et jette-le loin de toi. Il vaut mieux pour toi entrer borgne dans la vie éternelle, que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu. »134. Si ce n’est pas sûr que l’auto-mutilation du protagoniste conduise vers la vie éternelle, vu sa façon d’entretenir le « maltalent » et de le détourner vers ses enfants, il convient de contempler la proximité frappante de ces deux contextes émotionologiques (chrétien et œdipien) : un même désir de purification les hante, au cœur du processus de stigmatisation. En suggérant les émotions de la pénitence chrétienne135, le narrateur recycle bien la réponse affective de son personnage antique : « Il mesmes s’est essorbé, / en une fosse en est entré ; / jure que jamais n’en eistra / por son pecchié, que plorera. (Il s’est lui-même crevé les yeux et s’est jeté dans un cul de basse-fosse ; il jure que jamais il n’en sortira à cause de son péché, sur lequel il veut pleurer.) »136. Le repérage 130  En effet, lorsque Laïus lui ravit Œdipe, Jocaste manifeste un certain penchant suicidaire – exprimé dans un seul vers de la version du manuscrit S, que nous suivons : elle « deprie les diex pour mort. (prie les dieux de lui envoyer la mort.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 94, p. 51. 131  Ibid., v. 573, p. 78. 132  Ibid., v. 572, p. 78. 133  Voir le dictionnaire de F. Godefroy, tome II, éd. cit., consulté sur le site http://micmap.org/, le 20 août 2017. 134  Mathieu, 18, 10. 135  Que mon collègue Gianluca Valenti, de l’Université Sapienza de Rome, trouve ici mes remerciements pour sa façon d’éclairer, lors d’une discussion, les motivations pénitentielles d’Œdipe. 136  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 576-579, p. 78.

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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moral est le même : Œdipe, comme Jocaste, veut condamner l’inceste, en anéantir les conséquences. Mais tandis que Jocaste regrette d’être née et d’avoir accouché d’un tel enfant, en assumant une malédiction vague, qu’elle n’inscrit jamais dans sa chair (comme dans la Thébaïde), Œdipe passe à l’acte le plus concret. Il est si dépité d’avoir fait preuve de puerilitas, de fidélité et d’attachement exclusifs137 envers la mauvaise femme, si déçu d’avoir été un mari « uxorius, c’est-à-dire asservi à son épouse, dévirilisé, déchu de sa nécessaire prééminence »138, qu’il veut désormais imposer son autorité sous la forme du seul pouvoir qui lui reste à exercer : celui de père. Dans la rédaction longue du roman, la pénitence d’Œdipe ne se borne pas à l’auto-mutilation oculaire ; elle inclut des pratiques plus orthodoxes, qui témoignent bien de la réception créative de la légende au XIIIe siècle : « Grant penitence en ai puis faite, / En ma vie grant paine traite ; / Mainte jeüne et maint dur lit / Ai puis sofert por cel delit. »139 ( J’en ai fait par la suite une grande pénitence, et j’en ai essuyé de grandes douleurs dans ma vie ; j’ai subi maint jeûne et maint lit dur à cause de ce plaisir-là.), avoue Œdipe, en partageant l’exemplum de sa vie – inspiré sans doute par cette « valorisation progressive de la douleur dans la culture européenne » dans l’orbite de la Passion140 – avec toute sa cour, un jour où il tâche d’empêcher le fratricide de ses enfants, discursivement. Cependant, le « delit » masculin n’a pas si mauvaise presse au XIIe siècle : dans Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes, par exemple, Dieu enseigne et inflige à Adam une émotionologie du grant delit au moment précis où il lui présente Ève pour la première fois… comme pour définir le vécu idéal de la dyade humaine : « Aden, or as conpaigne et si as grant delit. »141 (Voici, Adam, ta compagne, ton délice !). Le Jeu d’Adam, à son tour, présente l’Éden comme le lieu par excellence du « bien », c’est-à-dire du « delit » : « Tunc Figura

137  À  l’époque, « les seniores  […], Gislebert de Mons nous l’affirme, n’avaient pas coutume de se contenter d’une seule femme. La place réservée aux bâtards du maître dans la littérature généalogique le confirme. Ils sont complaisamment dénombrés par les écrivains à gages, puisque le patron souhaitait que fussent également célébrées les prouesses sexuelles de ses aïeux et les siennes propres. […Ainsi en est-il du] comte de Hainaut [qui] s’était marié trop tôt [et] était devenu bien trop tard veuf ; il avait évidemment connu en état de conjugalité bien d’autres femmes que son épouse. […] Baudoin de Guînes, Baudoin de Hainaut, tant d’autres avec eux, avaient beau être mariés : ils brûlaient encore. », G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « L’Amour en France au XIIe siècle », p. 48-49. Face à ces normes virilement féodales, Œdipe fait donc figure d’original en se limitant, pour vingt ans, à une seule femme (et ensuite à aucune)… 138  Sur les défaillances les plus blâmables d’un mari à l’époque du Roman de Thèbes, voir ibid., p. 37. 139  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, v. 6439-6442, p. 174. 140 G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge », p. 208 : « Au cours de l’époque féodale, qui est celle du grand enthousiasme pour le voyage de Jérusalem, la piété tendit à se concentrer toujours davantage sur la personne de Jésus, à se nourrir d’une méditation plus assidue sur l’humanité du fils de Dieu, sur son incarnation, donc sur son corps et sur ce que ce corps avait souffert. ». 141  Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes, éd. Ina Spiele, Leyde, Presse Universitaire de Leyde, 1975, v. 28, p. 164, nos italiques.

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III. Le couple devant Dieu

manum extendit versus paradisum, dicens : / De cest jardin tei dirrai la nature : / de nul delit n’i trovez falture. / N’est bien al mond que covoit criature, / chescons n’i poisset trover a sa mesure. (Puis la Figure dit, main tendue vers le Paradis : / Je vais te dire la vertu du jardin. / Tous les plaisirs, vous les y trouverez. / Il n’y a rien, rien qu’on puisse souhaiter / qu’on n’y trouve, quel que soit son désir.) »142. Les créatures sont donc libres, au XIIe siècle français, d’attendre leur plaisir du Créateur – voire de le désirer. La faute – et après ? En quoi Œdipe, ce nouvel Adam, serait-il coupable d’avoir à son tour trouvé une compagne delitable, après avoir, sans faute, perdu le paradis de son enfance ? L’ignorance le rend aussi innocent qu’Adam après son sommeil… ou avant. Quoi qu’il en soit, l’auto-flagellation ne fait pas toujours la loi dans le Roman de Thèbes. Quand Jocaste prend conscience de la réalité (consommée, féconde) de l’inceste, elle n’entreprend aucune pénitence spécifique, quelle que soit la version considérée. Telle Ève dans le Jeu d’Adam contemporain, elle préfère offrir « l’exemple de l’espérance » plutôt que le spectacle de la damnation, et se livre à une tentative lucide, aimante et persévérante de sauver ce qui est encore à sauver : la vie et l’avenir de la lignée143. Pourtant, elle a plus de raisons qu’Œdipe de se sentir coupable144 : à la fois plus âgée et plus expérimentée que son mari, elle pourrait se reprocher d’avoir retardé son questionnaire sur les origines de celui-ci. Le lecteur moderne, façonné par une émotionologie identitaire qui repose sur le certificat de naissance, la carte d’identité et le passeport, ne saurait accepter avec empathie une telle négligence. D’autant plus que le monde n’a pas tellement changé depuis le Moyen Âge : quelques vers plus loin, le roi Adraste, qui fait partie de la même génération (et du même univers fictionnel) que Jocaste, a le réflexe fort naturel de demander aux deux nouveaux-venus qui souhaitent avoir sa compagnie : « Qu’estez vous et dont venez ? (qui êtes-vous, d’où venez-vous ?) »145. Il ne faut pas être grec(que) pour exprimer ainsi sa curiosité – naturelle et légitime – devant un étranger. Mais il

142  Le Jeu d’Adam, éd. et trad. V. Dominguez, éd. cit., 87-91, p. 196, notre italique. 143 Pour G. Duby, le Mystère d’Adam est principalement un appel « au repentir, à la soumission, [mais aussi] à l’accueil de la grâce […]. Ève montre […] l’exemple de l’espérance : un jour, celui qui doit emporter le péché du monde viendra. Telle est la signification de l’œuvre tout entière. », Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 227. 144  Jocaste pourrait dire, comme Ève : « Tu mesfesis, més jo sui la racine. (tu as trahi, mais je suis la racine.) » ; et, en même temps, elle est en droit de nourrir ce même optimisme de nature, plus irrépressible que la prise de conscience de la faute : « de nostre mal, long n’est la mescine ! (de notre mal, dont le remède est proche !) », Le Jeu d’Adam, éd. et trad. V. Dominguez, éd. cit., 579-580, p. 266-267. 145  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 902, p. 98.

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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faut bien être amoureuse, pour repousser cette double question d’une vingtaine d’années, de quatre accouchements et d’un bain146. Malgré ces circonstances aggravantes, Jocaste ne s’inflige donc aucun supplice ; on dirait que l’expiation, dans son émotionologie infrachrétienne, ne concerne que les actes intentionnels147. Le Roman de Thèbes baigne dans cette « culture de la culpabilité »148 limitative qui fleurit au XIIe siècle, et qui insiste sur la connaissance de soi et sur la responsabilité individuelle, tout en surmontant les déterminations extérieures de la « culture de la honte ». Dans l’optique d’Abélard et de son illustre interprète américain, John F. Benton, Héloïse elle-même serait excusable, sinon les bourreaux du Christ : c’est l’époque où les exigences collectives de l’honneur se laissent progressivement remplacer par les rigueurs de sa propre conscience149. L’estime de soi devient un vecteur plus important que la respectabilité sociale. Comme pour réhabiliter ses protagonistes dans leur innocence première, le narrateur souligne leur ignorance totale à l’égard des origines : « Mais ne saveient l’aventure, que molt esteit et aspre et dure. (Mais ils ignoraient leur destin, dans toute son âpreté et sa dureté.) »150. Ils n’ont pas su, pas voulu151. Dès que Jocaste 146  Telle est l’interprétation qu’en donne la version longue du roman, qui montre que si Jocaste approche Œdipe, le jour où elle le rencontre, elle est mue par un intérêt qui n’a rien à voir avec le questionnaire identitaire qu’elle fait semblant de mener ; voir Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, v. 663-668, p. 116. 147  C’est la « morale de l’intention, qu’Abélard a systématiquement développée dans le Scito te ipsum » qui sourd à l’horizon théologique du roman ; à ce sujet, voir Étienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, Librairie philosophique J.  Vrin, 1997, p.  79. Une autre source de cette nouvelle dimension éthique est le célèbre Sic et Non du théologien français : « Dans le domaine éthique, [Pierre Abélard] introduit la notion d’une subjectivité morale déterminée par l’intentionnalité individuelle comme élément nécessaire dans la complexité du jugement éthique. », comme le rappelle Peter Haidu en se référant à Yvain, autre personnage affolé de culpabilité du XIIe siècle. « Le Sic et Non », précise-t-il, « impose la discrétion des individus, la notion du propre, la séparabilité et même la nécessité de cette séparabilité dans le domaine théologique. », ID., « Temps, histoire, subjectivité aux XIe et XIIe siècles », art. cit., p. 121. Dans le Roman de Thèbes, c’est Jocaste qui « lit » Abélard, et Œdipe qui en pâtit… 148  La dichotomie « guilt culture » / « shame culture » est d’abord proposée par Eric R. Dodds dans son ouvrage The Greeks and the Irrational, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1951, p. 28-64 ; l’auteur en souligne le caractère descriptif et la validité relative, sans prétendre offrir « any particular theory of cultural change » (p. 28). Pour l’application de ces concepts au Moyen Âge central, voir John  F. Benton, « Consciousness of Self and Perceptions of Individuality », dans Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, éd. Robert L. Benson, Giles Constable et Carol D. Lanham, Toronto, Buffalo, Londres, University of Toronto Press et Medieval Academy of America, [Cambridge, 1982], 1991, p. 271-295, ici p. 272-273. 149  Ibid., p. 294. 150  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 488-489, p. 74. L’édition de L. Constans met le point sur le i de l’ignorance : « Onques de rien ne se conurent / Ne ne sorent le grant pechié / Dont il esteient entechié. » (Jamais ils ne se reconnurent, ni ne surent le grand péché dont ils étaient souillés.), Le Roman de Thèbes, tome I, éd. L. Constans, Paris, Librairie de Firmin Didot et Cie, 1890, v. 456-458, p. 24-25. 151  Sur le rôle de la volition dans la théologie du XIIe siècle, voir C. GÎrbea, « L’Individu à la quête de Dieu dans la pensée médiévale », Arches, 5 (2003), disponible en ligne sur le site http://www.arches.ro/, consulté le 30 août 2017.

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brise le lien illicite, elle s’en tient quitte envers le ciel. Le péché, pour elle, est un état de fait, qui peut être surmonté152. La vie reprend, sagement153. En revanche, c’est avec passion qu’Œdipe renonce à son amour. Il est comme aliéné par la merveille154 (faute […] extraordinaire)155, qu’il appréhende sans comprendre. Ses actes, thanatiques et érotiques, l’entraînent vers une forme de suicide qui consiste à enténébrer son univers en anéantissant sa faculté visuelle156, mais aussi, symboliquement, sa propre fécondité. Les yeux arrachés ne sont pas des testicules, mais, chez Stace, ils restent étroitement associés à la mère désirée, fixés sur elle157. Dans le roman médiéval, cette désorbitation entraîne aussi la rupture d’avec Jocaste et d’avec toute femme – telle une castration (non freudienne)158. Arrivé à 152  Il est possible de rattacher ce laxisme de Jocaste à un code chrétien plus permissif et tolérant, illustré par le pape Eugène III, en 1149, face à la discorde de Louis et Aliénor : « résolument, le pape place l’exigence d’indissolubilité avant celle d’exogamie. Il ne nie pas l’inceste, il interdit qu’on en parle. Il bloque la machine judiciaire : il n’y aura pas de divorce pour quelque raison que ce soit. Le pape enfin confirme le mariage, disons même qu’il célèbre de nouvelles noces, puisque non content de mettre un terme à la discorde de l’esprit […], il réunit les corps, menant les époux vers le lit, somptueusement paré pour être comme l’autel majeur du rite nuptial ; dans ce rite, le pape tient la place du père, bénissant le couple, l’exhortant à vivre dans la charité. », G. Duby, Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 204-205. L’historien s’appuie ici sur l’Historia pontificalis de Jean de Salisbury (1160-1161). 153  Sage sinon sainte, la Jocaste du Roman de Thèbes se situe « à mi-chemin entre Ève et Marie », comme le remarque D. Poirion dans son chapitre « Le mythe antique comme préhistoire », Résurgences, Paris, PUF, 1986 (coll. Écriture), p. 65. 154 Sur la merveille, l’émerveillement et la construction littéraire de l’énigmatique au XIIe siècle romanesque, voir J.  Rider, « Le Merveilleux et la spiritualité dans l’œuvre de Chrétien de Troyes », Merveilleux et spiritualité, dir. Myriam White-Le Goff, Paris, PUPS, 2014, p. 23-34. Est particulièrement pertinente pour notre propos cette interprétation de l’approche de Hugues de Saint-Victor : « On s’émerveille quand on appréhende à travers et au-delà d’une première réalité une seconde réalité qu’on ne comprend pas, mais qui semble être la cause et la référence de la première. », ibid., p. 25. Sur les rapports entre le merveilleux et le monstrueux, mais aussi entre l’expérience de la merveille et celle du désir dans la théologie et la littérature médiévales, et sur les apports philosophiques du théologien victorin au monde romanesque du XIIe siècle, voir aussi Jean-René Valette, « La Merveille aux limites de l’humain : Hugues de Saint-Victor et la fiction romane », Entre l’ange et la bête. L’homme et ses limites au Moyen Âge, éd. Marie-Étiennette Bély, J.-R. Valette et J.-C. Vallecalle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, notamment p. 123 et 131. 155  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 574, p. 78. 156  Sur l’importance assignée à ce mode de perception au XIIe siècle, il convient de citer ici la position d’Aristote : « puisque la vue est le sens par excellence, le nom de cette faculté est lié à celui de la vision et de la lumière, il doit en effet s’entendre au sens de ce qui est illuminé par la vision elle-même comme s’il provenait autant du latin lux, “lumière”, que de visio, “vision”, parce qu’il est impossible de voir sans lumière. », Traité de l’âme, trad. Ingrid Auriol, Paris, Univers Poche, 2009 (coll. Agora), p. 189. Le jeu de mots tenté ici par Aristote se fonde sur la proximité de phantasia (traduit par “visualisation”) et phôs (“lumière”). Voir la note 2, loc. cit. Sur la diffusion d’Aristote au XIIe siècle, à travers des traductions latines et castillanes et des commentaires comme ceux d’Averroès, voir l’Introduction, section « L’Expérience de la vérité », ibid., p. 11-12. 157  Il s’agit de « ces yeux […] abandonnés sur [s]a mère, l’infortunée », Stace, Thébaïde, Livre I, tome I, trad. R. Lesueur, Paris, Les Belles Lettres, 1990, 74, p. 4. 158  N’oublions pas que, pour Œdipe, rompre avec les terriennes, c’est se lier avec l’infernale Tisiphone, qui se fait remarquer par sa propre biographie érotique… En effet, si la déesse « ne possède pas de

1. Œdipe et Jocaste : amours familiales

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un âge où Jocaste battait le plein de sa fécondité, Œdipe s’interdit toute interaction charnelle, et, en général, toute interaction affectivement connotée159. Aller au fond d’une fosse, c’est quitter non seulement l’épouse, mais aussi la famille et le pays, accepter une mort au monde aussi obscure que la symbolique des yeux est lumineuse160, pour devenir – officiellement, irréversiblement – une persona non grata, pour soi et pour les autres. Œdipe subit une véritable « surculpabilisation », où l’on « majore les dimensions du péché par rapport au pardon »161. Jocaste n’est guère émue devant tous ces excès. Elle pleure quand elle donne à Œdipe la nouvelle, puis disparaît de sa vie. Le texte ne dit même pas si elle voit son compagnon / enfant se mutiler, si elle s’intéresse plus activement à lui, si elle a vent de cette espèce de mort qui fait d’elle une veuve répudiée / répudiante (?) et une reine régnante. C’est seulement la version longue qui ramène Jocaste aux côtés d’Œdipe pour renouer un lien familial pacifique et respectueux. Ici, la reine s’approche du lit où gît le roi – car il a quitté sa fosse au bout d’un an – et demande à Polynice d’embrasser son père. Non contente de réinvestir ainsi la relation parentale, cette Jocaste va plus loin encore (ou plus près) : elle « s’asist jouste le roi »162 (elle s’assoit auprès du roi), sur un lit qui n’est ni conjugal, ni pénitentiel, et qui absorbe des émotions historiquement codifiées : ayant appartenu au premier roi de Thèbes, il représente un trône particulièrement vénérable. Mais ce spectacle qu’offre la famille incestueuse lorsqu’elle est convenablement et royalement réunie, grâce à la pénitence du père, ne dure qu’un instant. Dans toutes les versions du roman, le tourbillon de la guerre ravale les bons sentiments. Séparés par leurs émotionologies radicalement opposées (mutilation légende particulière », il y a toutefois un « épisode […] qui la montre amoureuse du jeune et beau héros Cithaeron  […] qu’elle tua en le faisant piquer par un serpent détaché de sa chevelure. », P.  Grimal, Dictionnaire de la mythologie…, op. cit., p. 461. 159 Au fond, cette rupture ne saurait réhabiliter le sombre personnage, qui n’en devient que plus condamnable : « la faute d’Édypus est moins d’avoir épousé sa propre mère que d’avoir manqué à ses devoirs de père envers ses fils et héritiers, entre qui il aurait dû assurer la paix et l’amitié. »,  P.  Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban, op. cit., p. 193. 160  Philosophiquement, cosmiquement parlant, les yeux sont par excellence les éclaireurs de la vie ; dans un chapitre dense et divertissant sur « Le Corps de l’homme, petite histoire du microcosme » (Corps et encyclopédies, op. cit., p. 310), D. Hüe se penche sur la vision d’Honorius Augustodunensis, exprimée dans l’Elucidarium, et dégage les grandes lignes de cette conception anthropo-cosmique du début du XIIe siècle : « Dans cette représentation de l’homme comme microcosme se met en place un système alternatif : l’homme n’est plus simplement créé avec de la terre, de limo terrae, mais avec l’ensemble de la création, qui est présentée dans un jeu d’équivalences terme à terme », où la tête est « ronde comme le cercle céleste […], éclairée par deux luminaires que sont les yeux », et munie d’un visage troué de sept orifices qui rappellent les « sept cieux »… 161 Jean Delumeau, Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983, p. 10. La notion est présentée comme un trait de la civilisation occidentale médiévale. 162  Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., Appendice III, v. 6343, p. 171. Voir aussi, sur la centralité de la position d’Œdipe et de son lit, les vers 6309-6323, p. 170-171.

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III. Le couple devant Dieu

versus résilience,  sur-culpabilisation versus réhabilitation),  Œdipe et Jocaste restent chacun sur sa lèvre de la plaie, sans pouvoir se rejoindre. Essai de translatio studii Pour chaque émotionologie du Roman de Thèbes, un processus différent de « transport » et d’« identification » est à l’œuvre, comme s’il s’agissait de trois média affectifs différents, dont il faudrait dégager différemment le rayonnement herméneutique. Nous respectons donc cette tripartition émotive et la rendons dans un panorama distinct à la fin de chaque sous-chapitre thébain. Le Roman de Thèbes nous semble poser le plus de problèmes à la translatio studii médiévale, à cause de l’ardue fusion d’horizons, sur le plan théologique et idéologique. Comme roman (au sens de texte long rédigé, au XIIe siècle, dans ce parler roman de France), comme monde (encore) possible, il passe inévitablement par la censure consciente du narrateur (souvent efficace, du point de vue de l’édification d’une émotionologie politiquement correcte), notamment dans les versions tardives du récit. La christianisation de la matière relève du défi axiologique le plus éprouvant pour le texte fermé que le récit tâche – et manque – d’imposer. Les affects du roman continuent à proliférer dans un univers peuplé de divinités puissantes, haïssantes ou indifférentes. Rarement aimantes. Cette importation de dieux furieux relève d’une translatio studii jugée pernicieuse, si des garde-fous spirituels ne lui sont pas assignés. Quant à notre propre translatio d’émois et de savoirs thébains, elle suit, une fois de plus, la suggestion de Paul Ricœur : Par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne, [car] fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être163.

Il n’est pas facile, pour un lecteur du XXIe siècle, d’accepter le « pouvoir-être » et le « pouvoir-naître » incombant à la matrice textuelle de Jocaste. Cependant, depuis l’encadrement psychanalytique de la matière de Thèbes et surtout depuis son rejet par Jean-Pierre Vernant dans l’article « Œdipe sans complexe »164, le danger de « devenir Œdipe », ou de le rester, semble facile à éviter. Quant aux autres dangers…

163 P. Ricœur, Du texte à l’action : essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 128. 164  Voir J.-P. Vernant, « Œdipe sans complexe », art. cit, p. 1-22.

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Vicarious experience may take various forms : experiencing things we cannot, or have not yet had the chance to, experience in person […] ; trying on alternative identities […] ; or otherwise adopting the goals, feelings, or thoughts imagined to be those of the target of our identification. Whether this vicarious experience results in overt behavior (dressing up like Madonna or practising a Michael Jordan jump shot) or takes on a more purely imaginative form, it is this vicarious experience that makes identification central. Through identification with characters in books, films, and television, we extend our emotional horizons and social perspectives165.

Le Roman de Thèbes est l’avatar médiéval d’un mythe qui continue à susciter des émois narratifs divers – livresques, théâtraux, cinématographiques. Dans ce qui suit, nous lui prêtons simplement un « moi » de lecteur-interprète, afin d’expliciter les figures de « soi » qu’il propose / déconseille à son public cible. Puisque le seul « vécu par procuration » (vicarious experience) absolument défendu par le conteur est celui d’un âne aspirant à jouir de la harpe, le Lecteur Modèle du XXIe siècle peut espérer, lui, acquérir quelques compétences encyclopédiques relevantes – courtoises, romanesques, humaines. Studium Jocastae Émotions de base : une curiosité irrésistible, tous les vingt ans ; un désir ambigument maternel. Le plaisir d’être liante et habile – d’en sourire. Règles émotionnelles : embrasser la croyance qui s’accorde le plus à son cœur ; rompre avec le passé, chaque fois que le présent devient invivable ; survivre, régner, pacifier. Style émotionnel : expressif et efficace – tour à tour larmoyant, rêveur, souriant. Celui d’une dame noble dans ses réserves, souveraine dans sa remise en cause de la donne du destin. Communauté émotionnelle : celle des mères de famille diffamées, résilientes ; société des faiseurs de paix. Émotif constructif : l’acte de chercher et d’épouser la vérité, quelle qu’elle soit, pour la maîtriser. Jocaste : proposition de monde « Je crois à la réalité de l’enfant – à aimer. Surtout s’il est homme. J’aime veiller quand les dieux ferment mes yeux.

165 Jonathan Cohen, « Defining Identification : A Theoretical Look at the Identification of Audiences With Media Characters », Mass Communication & Society, 4, 3 (2001), p. 245-264, ici p. 249.

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III. Le couple devant Dieu

Je n’ai pas de regrets : mes filles, comme moi, aiment et sauvent ce qui peut être sauvé. Mes fils, ils vont finir par s’aimer, au bout de leur haine. Si j’écris ? À souhait. En faisant l’amour et la paix, sans ambage – par cœur et courage. Je suis l’utérus de l’histoire. Tant pis si j’ai trop enfanté. »

Studium Œdipi Émotions de base : le plaisir de se faire aimer, dès son premier sourire. Le malheur de s’attirer l’amour et la fécondité de sa mère. Règles émotionnelles :  chercher le père. Fuir la mère, jamais cherchée. Accepter d’être aveugle au sens propre, après le sens figuré. Tuer ses rivaux et s’en châtier. Style émotionnel : coquet, pénétrant, cruel. Communauté émotionnelle : celle des damnés sans faute, qui finissent par fauter. Émotif constructif : l’acte de chercher et d’épouser la vérité, quelle qu’elle soit, pour la féconder. Œdipe : proposition de monde « Pourquoi s’excuser ? Je crois à ce que je sens : tel que je suis, j’ai été aimé. Il faut que mes fils souffrent ma vérité. Peut-on, au moins, saluer mon amour ? Mon tourment ? J’ai eu le talent qu’il fallait – pour former une Antigone, une Ismène. Est-ce probant ? Les hommes, je les perds et retrouve en tuant. Le monde est injuste – Dieu n’y peut rien. Apollon me tente. Tisiphone ? J’ai le droit de prier, de crier. D’écrire ? À l’encre des yeux. Tu pourrais me chercher, Jocaste, je reste ton enfant, comme eux et comme elles. Orphelin ! J’ai battu le sphinx. J’ai régné. Fécondé. Je suis quelqu’un. »

2. LES FILS DE L’INCESTE ET LES RATAGES DE L’AMOUR

La violence créatrice : une émotionologie du Même Dans la tradition commune du Roman de Thèbes, Étéocle et Polynice s’intéressent vivement à Œdipe, après la scène de la révélation : ils voient leur père se crever les yeux, et sont assez grands pour faire sens de cette vue1. Or, l’émotion qu’ils ressentent et acceptent de perpétuer n’est pas la compassion, mais plutôt la vergogne : il n’est pas facile, pour un homme médiéval – qui joue un homme antique – d’apprendre que son père a épousé sa mère après avoir tué son père (les filles, en revanche, acceptent de bonne grâce la situation, sans un mot de reproche ou de colère). Le narrateur reviendra sur la honte de Polynice, en montrant qu’il n’arrive pas à digérer le secret de son origine2 ; il est à supposer qu’Étéocle est animé par le même « complexe » d’infériorité. Sous le coup de la découverte, les fils, vaillants chevaliers bien élevés3, changent brusquement de style émotionnel – ou, plutôt, découvrent leur véritable style, celui qui devait, génétiquement, être le leur : le maltalent, nourri d’orgueil, de cruauté… et d’amour. En effet, la colère de Polynice et d’Étéocle vise exclusivement le bouc émissaire mâle : à aucun moment les fils ne dévisagent leur mère d’un regard accusateur, bien qu’ils apprennent, du même coup, que Jocaste aussi a commis le crime d’inceste. Soit ils ne la voient pas (elle est disparue du texte, opportunément), soit ils choisissent de ne pas la re-voir sous l’angle de la vérité. En tout cas, ils concentrent toutes leurs émotions dysphoriques sur Œdipe, en gardant Jocaste indemne, pour eux-mêmes. L’acte de marcher sur les yeux de quelqu’un peut sembler aussi spontané et original  que féroce : il est une manifestation de fureur4 qui revêt une forme 1  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 580, p. 78. 2  « Cil ne dist pas le non son piere, / por ceo qu’il ert filz de son friere. (ce dernier ne donna pas le nom de son père, puisqu’il était le fils de son frère.) », ibid., v. 928-929, p. 98. 3  Œdipe lui-même les avait éduqués de façon à les orienter vers la carrière chevaleresque, et le narrateur montre bien que cette éducation avait, du moins provisoirement, porté ses fruits, puisqu’ils étaient devenus de valeureux chevaliers ; voir ibid., v. 532-533, p. 76. 4  Cette émotion est ici un carrefour de transcendances : « Le mot de furor […] désigne généralement un état de possession, qu’elle soit bachique, apollinienne ou poétique. », S.  Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et non-violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 217. Le furor est l’effet attendu de la part des Furies, et il est souvent catalysé par l’esprit du mort à venger ; voir Michael Grant et John Hazel, Who’s Who in Classical Mythology, Londres, Routledge, 1994, p. 139. Ces Furies,

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III. Le couple devant Dieu

extrême pour déshonorer un autre humain en lui infligeant une dose efficace et personnalisée de dédain. Malgré l’unicité de cet émoi qui est probablement le plus vif de leurs vies – une telle « merveille » n’arrive pas tous les jours, comme le rappelle le narrateur – Polynice et Étéocle se rapportent tacitement à un code prêt-à-porter, à un patrimoine génétique activant, malgré eux, un programme d’actions irréversible, apte à tout recadrer, relire, refonder. En parlant de l’ethos émotionnel humain à travers les âges, Boris Cyrulnik rappelle pertinemment l’aptitude humaine à vivre dans un univers de représentations susceptibles de fausser les données de l’expérience : C’est à coup sûr notre aptitude à vivre dans un monde de représentations qui crée notre aptitude à la violence en même temps qu’à la culture. L’animal reste soumis au réel qui contrôle sa violence, alors que l’homme travaille à se soumettre à l’idée qu’il se fait du monde, ce qui l’invite à la violence créatrice : détruire un ordre pour en inventer un nouveau. […] Les hommes sont violents parce qu’ils ont l’intention de se donner la possibilité d’éliminer ceux qui vivent dans une autre représentation. L’absence de rituel mène au chaos, comme l’hégémonie d’un rituel mène à la destruction de l’autre, deux formes de violence qui reviennent au même5.

Les deux fils d’Œdipe se montrent capables d’une « violence créatrice » mémorable : ils savent que, pour « escharnir » un homme (dans sa char), pour faire de la moquerie un émotif réussi, il suffit de fouler aux pieds quelque chose qui représente cet homme et son émotionologie, par métonymie. Ici, ce quelque chose est une paire de prunelles sanglantes, aveugles, mortes. Pour faire disparaître les représentations de l’autre, les mondes possibles que ces yeux ont pu investir de leur foi, il faut que les enfants de l’avenir imposent la normalité du groupe dominant : le modèle de la famille exogame, avec son ensemble de rites censés en défendre la légitimité exclusive. Biologiquement, rien n’a changé ; mais socialement, un conflit de représentations se déchaîne, opposant l’homme à l’humain, l’exception à la règle, le coup d’État émotionnel à l’ébauche (violemment créative) d’une transition vers le retour au même. Dans l’économie de la narration, le geste de piétiner ces yeux déjà rejetés par le père, en réitérant, devant lui, le rejet de soi, acquiert aussi et surtout des accents de profanation tombale. Après tout, les prunelles sont un fossile émotionnel, une également appelées Euménides (par ceux qui souhaitent s’attirer leur bienveillance), étaient « nées du sang d’Ouranos qui coula sur la terre quand il fut mutilé par son fils Saturne. […] Ces divinités ne reconnaissaient pas l’autorité des dieux de l’Olympe. Ceux-ci devaient se plier à leur volonté, comme ils le faisaient aussi avec les Parques et le Destin. », Robert-Jacques Thibaud, Dictionnaire de mythologie et de symbolique romaine, Paris, Dervy, 1998, p. 456. 5 B. Cyrulnik, Les Nourritures affectives…, op. cit., p. 120-121.

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sépulture en miniature – ceux de l’ancien Œdipe, jadis tueur de son père et épouseur de sa mère. Sans rejoindre la logique freudienne, il faut dire que Polynice et Étéocle défendent, en quelque sorte, Jocaste et la sacralité de l’amour maternel en se déchaînant contre les yeux profanateurs du mauvais père. Ils éliminent un rival à l’amour de la femme qui continue à réchauffer le foyer affectif de la famille, en coupant les liens avec ce père réduit à la dangereuse égalité du statut de frère. Peut-être font-ils ainsi éclater deux mondes possibles où ils tueraient eux aussi le géniteur pour rejoindre la matrice. Comme la norme culturelle en vigueur (respectueuse de la royauté du vainqueur du deable) est abolie, une chute au chaos de Nature devient inévitable, du moins jusqu’à l’instauration d’un nouveau paradigme. Après tout, ils sont trois hommes, trois frères, trois parricides en puissance – à traiter. Sanctionner la violation revient, pour eux, à faire le premier pas (quitte à marcher sur des cadavres !) vers une uniformisation, voire un assainissement de la communauté. Sans cette motivation érotiquement normative, il serait difficile de comprendre la rage impie des deux frères, noyau sensible du drame. Étéocle et Polynice voient qu’Œdipe s’est arraché les yeux, savent qu’un tel geste relève du spectre universel de la douleur et de l’alphabet chrétien du repentir, et pourtant ils décident de focaliser l’horreur commise au lieu du parent horrifié. La moquerie n’est pas la réponse attendue à une manifestation de douleur, mais ces jeunes hommes bien élevés n’ont aucun désir d’observer les conventions. Ils veulent exprimer un mépris tranchant et l’expriment, dans un langage parfaitement accessible à Œdipe, malgré son récent aveuglement. Certes, le piétinement de ses yeux ne saurait l’affecter via la vue, mais il est probable (même si le narrateur ne le note pas) que ses fils ont accompagné leur acte non-verbal de propos fort audibles. En tout cas, l’émotif porte pleinement : Œdipe est ému, son lien avec Jocaste est rompu. Une violence ordinaire : la prière Abandonné par sa femme et mère, sûr d’avoir tué son père, doublement orphelin et malheureux, non-voyant, détrôné, bafoué par ses fils, le roi de Thèbes n’a plus qu’une ressource pour se défendre contre ses persécuteurs du dedans et du dehors : les dieux. Il réitère donc l’élan qui avait poussé Laïus vers le meurtre (après la prophétie d’Apollon), mais, au lieu de convoquer des serfs pour exécuter ses fils, il convoque Jupiter6 et Tisiphone. Par ailleurs, instrumentaliser les divinités à ses fins est un réflexe païen qui s’est déjà manifesté dans les scènes oraculaires 6 L’hypostase du dieu particulièrement pertinente pour le propos (conjugal) d’Œdipe est Jupiter Farreus, « le témoin des époux » ; voir R.-J. Thibaud, Dictionnaire de mythologie et de symbolique romaine, op. cit., p. 196. Dans ce sens, il n’est pas anodin de noter que Stace est « un exemple assez rare d’un poète célébrant l’amour conjugal. », J. M. Renaitour, L’Amour chez les Romains…, op. cit., p. 249.

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du roman : c’est justement le style émotionnel de Laïus qui modèle le comportement de son fils, et qui colore déjà l’ethos de ses petits-fils. Une exaspération du sens de sa propre vulnérabilité, du sens du danger et des autres sens (mâles), s’orchestrent dans cette contre-offensive symbolique. L’émotionologie implacable d’Œdipe ne doit pas étonner : son « caractère foncièrement masculin et militaire » illustre la mentalité dominante au XIIe siècle qui exalte justement « les vertus viriles d’agression et de résistance tenace à tous les assauts », en renforçant la « tendance à masquer les faiblesses, à ne pas s’apitoyer […] sur les défaillances physiques »7. Cette froideur, qui s’est déjà déclarée dans la décapitation de Laïus, dans un manque mémorable de scrupules et une indifférence constante envers les malheurs d’autrui, bat de nouveau son plein. Le héros n’est pas seulement aveugle8 : il est aussi, dans un sens, autiste – un peu comme les entités tutélaires du roman. Incapable de ressentir la moindre empathie avec ses proches, il souhaite le « vengement » et choisit bien ses moyens : un dieu foudroyant9 et une Furie bouillante, qui acceptent sans hésiter l’immolation des victimes. Dans la Thébaïde, c’est Tisiphone qui incarne le mieux cette émotion fatale qu’est la furie d’Œdipe10 : « ses yeux enfoncés ont l’éclat d’un fer rouge »11, et des serpents s’agitent pour donner corps à sa colère12, au-dessus du manteau velu. 7 G.  Duby, Mâle Moyen Âge…, op.  cit., chap. « Réflexions sur la douleur physique au Moyen Âge », p. 204-205. 8  « Ce qui est une révélation pour Œdipe en est aussi une pour le lecteur : tout cela, cette haine, cette guerre, ce duel, ce sang versé, tout cela était vain. Tout cela est toujours vain. », S. Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et non-violence…, op. cit., p. 62. 9  « Comme dieu de la foudre, Jupiter est invoqué avec l’épithète d’Elicius (du verbe elicere, attirer). C’est lui qui attire la foudre du ciel, et, surtout, qui permet au sorcier de la faire descendre. C’est à Numa, le roi magicien, que l’on attribue l’introduction de ce culte. », P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, op. cit., p. 244. 10  Il est intéressant de préciser que, chez Homère et chez Eschyle, la typologie où s’inscrit Tisiphone correspond à celle d’Érynis et représente « l’objectivation de cette vengeance nécessaire au rétablissement de l’ordre moral et religieux, une sorte de démon vengeur » qui remplit le rôle d’« agent de la malédiction » ; voir S. Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et non-violence dans la Thébaïde de Stace, op. cit., p. 208. Par ailleurs, les trois Furies sont des déesses virginales serpentines qui infligent le châtiment aux meurtriers familiaux ; voir Miriam Robbins Dexter, Whence the Goddesses : A Source Book, New York, Pergamon Press, 1990, p. 179. Voir aussi Yves D. Papin, Connaître les personnages de la mythologie, Paris, Gisserot, 2003, p. 112. La virginité de Tisiphone, en particulier, est devenue un de ses traits essentiels depuis Publius Vergilius Maro – un auteur que Stace révérait. Parfois, la déesse est désignée chez Virgile par l’appellatif « la vierge » (voir le v. 6459 du livre VI de l’Énéide). 11  Cette traduction est proposée dans l’édition de la Thébaïde, Livre I, v. 105, Collection des Auteurs latins. Stace, Martial, Manilius, Lucilius Junior, Rutilius, Gratius Faliscus, Nemesianus et Calpurnius, réalisée par Désiré Nisard, Paris, Firmin-Didot, 1878, consulté sur http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/. 12  La symbolique prêtée au dragon  / serpent donne corps à des fantasmes diaboliques susceptibles d’éclairer notre cas romanesque : « le Dragon est […] associé au péché de la chair, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que le clerc et le théologien ont souvent présenté ce monstre comme un symbole du stupre, eu égard à certaines particularités morphologiques qu’on lui prêtait. Ainsi, la vigueur et le volume de sa queue combinés avec ses enroulements désignèrent symboliquement la violence des concupiscences charnelles qui entraîne les âmes dans la voie du péché. […] Dans la littérature didactique, ce symbolisme

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La bestialité s’allie bien à la divinité et le cheminement infernal de la Furie est un émotif en soi. Pour le moment, rien de sermonneur n’anime l’auteur anonyme du Roman de Thèbes : sensible uniquement à la force émotionnelle de son héros, il montre que celle-ci peut mettre en branle la volonté des dieux. Le mécanisme est simple et repose sur une norme sentimentale chrétienne, habilement détournée13 : l’humilité fait fléchir la divinité. C’est parce qu’Œdipe prie si « pitousement »14 et « tant simplement »15 qu’il obtient l’exaucement de son vœu. Cependant, le seul aspect chrétien de la prière œdipienne est l’anéantissement de l’orgueil – au prix de l’anéantissement de deux êtres humains. Cette oraison dénonce un péché en accomplissant un autre péché16. L’atmosphère où s’épanouit la juste colère est marquée par l’émotionologie du châtiment expiatoire, mise en scène, plus tard dans le roman, de façon sadique et même satanique par Tisiphone, face à Amphiaraüs : la déesse se baigne en enfer dans un fleuve diluvien, « et ses crins de serpenz aplaigne ; / come lou ule et crie et brait », tel un « Sathan » plein de « marrement »17. Si Œdipe s’allie donc avec Tisiphone18, le public médiéval apparaît rarement isolé : le plus souvent, il se combine avec celui de l’orgueil. […] Il appert donc que les démons intérieurs dont le Moyen Âge a parfois fait du Dragon l’étonnante métaphore, sont avant tout ceux de l’Orgueil et ceux de la Luxure. », Jacqueline Leclercq-Marx, « Le Dragon comme métaphore des démons intérieurs. Mots et images », Le Dragon dans la culture médiévale. Colloque du Mont-SaintMichel, 31 octobre-1er novembre 1993, Greifswald, Reineke-Verlag, 1994, p. 45-56, ici p. 50-52. 13  Cette humilité à vocation serpentine a de quoi contrarier le lecteur (s’il ne lit pas comme un âne joue de la harpe) par la nature foncièrement négative de l’émotion que Tisiphone vient figurer ; J. LeclercqMarx rappelle pertinemment la dynamique de la tentation et de l’armement,  si souvent illustrée au Moyen Âge roman : « tout thème de péché étant un thème de tentation, et l’agent initial de la tentation étant précisément le Serpent-Dragon, celui-ci apparaît donc comme le Tentateur par excellence, contre lequel l’homme doit combattre pour protéger son âme ou la délivrer du péché. C’est le sens général que l’on donne à ces scènes relativement fréquentes dans la sculpture romane, où s’opposent guerriers en armes et Dragons agressifs [par exemple sur le portail roman d’Andlau, en Alsace]. », ibid., p. 49. 14  En traduction, il prie « d’une voix [si] pitoyable », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F.  MoraLebrun, éd. cit., v. 584, p. 78. 15  Toujours en traduction, Œdipe prie « avec tant de franchise », ibid., v. 596, p. 80. 16  Le pécheur Œdipe, qui a vite oublié ses propres méfaits, se plaint aux dieux « del pecchié qu’il ont fait et del tort (du péché qu’ils ont commis, du mal qu’ils lui ont fait) », ibid., v. 584, p. 78, comme si le dédain et la profanation étaient plus graves ou plus urgents à punir que le parricide et l’inceste. 17  En traduction, Tisiphone nage tel un « démon » plein d’« acrimonie » ; en « lissant ses cheveux en forme de serpents, comme un loup elle hurle, crie, glapit »… ibid., v. 5293-5294, p. 356. Sur l’oralité démoniaque comme dominante perceptive dans l’imagerie médiévale de l’enfer, notamment dans La Vision de Tondale de 1149, voir M. Cavagna, « Les Voix de l’au-delà. Notes sur l’imaginaire acoustique dans quelques évocations infernales de la littérature visionnaire, narrative et théâtrale », PRIS-MA, La Voix dans l’écrit, IX / X, 24 (2008), p. 27-53, ici p. 43 : « le texte latin récupère, en partie, le motif topique de la tension entre les ténèbres et les impressions acoustiques et olfactives qui remplacent, au moins en partie, la perception visuelle. Le couple puanteur-son est […] présent ». Si Tisiphone est exempte de manifestations odorifères, elle reste une créature infernale typique de l’époque par ses hurlements qui étendent donc au roman l’emprise morale et l’empreinte sonore des visions latines contemporaines. 18  Il s’agit d’une réaction défensive, à la base ; Œdipe cherche à s’attirer une protection transcendante, qu’il trouve justement auprès de cette entité chtonienne, voire maternelle ; en effet, dans le cadre du culte arcadien, Tisiphone est identifiée à Demetra, déesse de la nature et des récoltes ; voir The Oxford

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est orienté, graduellement, vers la découverte de tout ce que cette alliance19 peut avoir de suspect, moralement20. Par ailleurs, Œdipe est déjà condamnable selon un autre critère, qui rejoint le sens commun via le Nouveau Testament : la partialité de celui qui ne voit pas la poutre dans son œil, mais est irrité par la paille qu’il voit dans l’œil du prochain21. Toutefois, cette hyper-sensibilité du regard n’est jamais explicitement évoquée, et il est difficile de dire qui est le plus aveugle, émotionnellement, dans cette circonstance. Le narrateur semble cibler sa réflexion morale sur la « tençon » et la « contençon » (querelle)22 des deux frères, dont il condamne l’« estrif » (la rivalité)23 comme s’il s’agissait d’une émanation naturelle, mal bridée par la culture. Lorsqu’il raconte la malédiction d’Œdipe et l’intervention des dieux, il le fait par un souci de fidélité à la source plutôt que par un désir de motiver le fratricide. Cependant, l’éclairage moraliste du versant païen de l’histoire n’est pas évité : il est plus pertinent, pour une conscience chrétienne, d’attribuer une émotion meurtrière à des dieux antiques plutôt qu’à de simples humains. Après tout, il y va d’une anti-émotionologie, où l’humilité d’Œdipe nourrit un obscur talent divin, qui impulse le crime en « admonestant » deux frères à se haïr. Cette didactique du pire est rejetée en bloc, malgré la valorisation provisoire du trop humble prieur. Le conteur suggère qu’il vaut mieux distinguer entre la bonne et la mauvaise humilité, notamment quand on se tourne vers un dieu comme Tisiphone. Indirectement, le reproche qu’encourt le roi de Thèbes est de manquer de discernement, de dignité et surtout de cette maîtrise émotionnelle qui sied à tout souverain. De la colère punitive à la vendetta par déesse interposée, le pas est franchi sans l’approbation de l’instance narrative médiévale, qui reste sévèrement vigilante. Œdipe devient l’anti-modèle thébain par excellence, en amplifiant ses affects négatifs au lieu de se focaliser sur le pardon et la reconstruction d’une communauté unie dans le malheur, solidaire, fraternelle.

Dictionary of Classical Myth and Religion, éd. Simon Price et Emily Kearns, Oxford, New York, Oxford University Press, 2003, p. 199. 19  Dans la Thébaïde, la relation entre Œdipe et Tisiphone est symétrique – elle l’inspire autant qu’il est inspiré par elle ; voir R. T. Ganiban, The Thebaid and the Reinterpretation…, op. cit., note 17, p. 28. 20  Même sans l’évocation explicite de Satan, le simple fait que Tisiphone soit une synthèse de l’humain (chevelure féminine) et de l’animal (serpent et loup), autant dire, un monstre, suffit pour la disqualifier moralement : « la monstruosité » à elle seule concentre « un message à portée morale et religieuse efficace », J. Leclercq-Marx, « Le Monstre médiéval entre traditions littéraires et traditions figurées, ou les mots piégés par l’image »,  Créis.  Publication du Centre de recherche « Esthétique, Imaginaire et Création » de la Vrije Universiteit Brussel, 2 (1994), p. 43-51, ici p. 48. 21  Luc, 6, 41-42. 22  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 515 et 511, p. 74. 23  Ibid., v. 511, p. 74.

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La fraternité est peu pertinente pour les dieux olympiens, et encore moins pour cet orphelin qui a bien cherché son père, mais jamais ses frères – pas plus que sa mère… Œdipe serait-il ému, justement, d’avoir retrouvé et surtout reperdu cette mère, qui devait être la sienne, à cause de Polynice et Étéocle, ces alter-egos, ces incarnations de l’erreur qui se doivent d’errer ? Une certaine jalousie de l’aîné est tout à fait naturelle, au début d’une relation entre frères, d’autant plus que la logique du remplacement agit ici d’une façon brusque et irréversible, en rejetant le plus âgé et en retenant les plus jeunes dans la sphère maternelle. Ce rejet engendre une guerre, et la guerre un récit. Se descorder n’est pas une attitude émotionnelle approuvable au Moyen Âge, et pourtant les « gestes » (hauts faits)24 des deux frères-rois s’enracinent dans une discorde d’inspiration divine, qui transcende la mort25. Soleil ombilic coupé Lorsque l’ombilic est coupé, une dégringolade s’ensuit, ténébreuse, sur le versant sombre d’Apollon. Plusieurs personnages essaient de résister à l’engouffrement œdipien de la haine, en tançant les « orgueilleux » et en tâchant de leur insuffler des émotions qui relèvent du spectre de l’amour. C’est la reine, déjà hostile aux histoires d’oracles et friande d’enquêtes terrestres plutôt que de prophéties divines, qui prend la tête de cette contre-offensive spirituelle. Le roman ne le dit pas, mais si la mère Jocaste finit par accepter de perdre un de ses fils – qu’elle n’a pas eu la chance d’éduquer dès le berceau – il est clair qu’elle ne se résigne pas à la perte et perdition de ses autres fils, auxquels elle tente d’inculquer ses valeurs émotionnelles en lieu et place du patrimoine génétique assombri par Œdipe. Elle n’a pas à affronter le diable (ou Apollon !) pour défendre ses enfants, mais uniquement Jupiter et Tisiphone, mus par le maltalent d’Œdipe. Subtile, elle évite le conflit et se garde de défier les dieux ou son (ex-)mari : pour l’essentiel, elle se contente d’entretenir un réseau étroit de relations affectives, une communauté émotionnelle formée de femmes terrestres et aimantes, qui puisse fléchir les cœurs des « fils félons ».

24  Ibid., v. 20, p. 44. La version donnée par le manuscrit A parle d’une « fiere geste » (une geste / histoire / famille cruelle), au v. 20, p. 106, tome II de l’édition de L. Constans, éd. cit., Appendice III. 25  Comme dans la Thébaïde, Polynice et Étéocle continuent à perpétrer le fratricide dans l’au-delà : « des que les cors as feus poserent, / li dui feu grantz flambes jousterent ; / l’une vers l’autre fist semblant / come si combatre volsissant. (dès qu’on posa les corps dans le feu, les deux feux lancèrent de grandes flammes l’un contre l’autre, faisant mine de vouloir se battre.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, v. 12010-12013, p. 744. Les cendres aussi luttent l’une contre l’autre, et ne s’apaisent que lorsqu’elles sont enfermées hermétiquement dans un cercueil ; voir ibid., v. 12020-12029, p. 744.

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Chaste sans ascétisme ni sauvagerie26, la reine de Thèbes continue à régner. Grâce à son émotionologie du calme, de la distinction, de la sagesse et de l’amour27, elle n’est jamais encline à mépriser cette famille – qui est le fruit d’une attraction incestueuse, voire animale – malgré son adoption d’un ethos bridé par la courtoisie. Sur ce point, il convient de mentionner, avec Sophie Cassagnes-Brouquet, le modèle implicite qui sous-tend et submine à la fois la perception de la femme comme source d’amour maternel : Tous les auteurs du Moyen Âge s’accordent à dire que l’amour d’une mère est plus fort que celui du père. Mais les clercs ajoutent aussitôt qu’il est de nature inférieure. Celui du père est plus noble et plus rationnel, l’amour maternel est viscéral, charnel, presque animal28.

Presque : confrontée à la disparition d’Œdipe, Jocaste accepte le sevrage érotique bien plus paisiblement qu’elle n’avait accepté le sevrage de l’allaitement ; seul ce cumul de fonctions œdipiennes lui permet de rompre avec celui qu’elle ne voit pas comme son enfant29, mais plutôt comme son égal dans l’erreur, dans le sens de la responsabilité, donc dans la capacité de surmonter le choc de la correction aussi. Elle est déliée pour l’éternité de ce paria qui a perdu son sourire en perdant l’estime et l’amour de soi. Ce qui fait d’Œdipe un orphelin au plein sens du mot est justement cette impossibilité à investir affectivement sa propre personne, lorsque les parents, sujets et semblables la désinvestissent. L’intérêt obscur d’une Tisiphone ne l’aide pas à jeter les bases d’une résilience authentique, susceptible d’aboutir au recadrage du drame et à la reconstruction de soi. Au contraire, ce partenariat divin le plonge dans une solitude plus profonde et déshumanisante que l’exil volontaire. L’ombilic filial, thébain, humain est coupé : toute détermination matricielle perd sa raison d’être. De son côté, la femme Jocaste accepte la disjonction entre les deux formes d’amour en renonçant à son tour à la compagnie de son ancien mari (dans la version longue, elle le rejoint exceptionnellement, dans la scène pacifique et solennelle déjà évoquée ; mais cette scène reste un hapax dans la tradition manuscrite), tandis que ses émotions de base restent d’ordre maternel… 26  Cette évolution peut être lue comme une consolatio philosophiae : « Jocast is a great lady. With a smile on her lips, she arranges for a tryst of a smiling son with a smiling girlfriend. Is this not a consolation ? », A. Adler, « The Roman de Thèbes, a Consolatio Philosophiae », art. cit., p. 273. 27  La Vie des femmes au Moyen Âge, op.  cit., p.  88. L’image de Jocaste est bien compatible avec ces conceptions. 28 S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 88. 29  Psychologiquement, Jocaste n’est point la mère d’Œdipe : « Une séparation précoce, totale et durable peut dissocier l’affect et la représentation, au point que le sentiment d’être mère et fils ne pourra pas naître. », B. Cyrulnik, Les Nourritures affectives…, op. cit., p. 170.

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Assez lucide et sentimentale pour savoir quand un amour devient impossible, elle est prête à aimer, de nouveau, à être déçue, de nouveau : ce sont ses fils et ses filles qu’elle prend vigoureusement en affection, et qu’elle tâche de réunir à ses côtés, comme si l’unique norme affective qu’elle pût embrasser était d’aimer son prochain, en désaimant l’homme qui devient – délibérément, pour l’amour d’une Furie – son lointain. Le contexte est favorable à cette volte-face émotionnelle : en théologie, au XIIe siècle, l’amour maternel, malgré ses pulsions animales, est capable de se spiritualiser – comme la lactation – et de devenir un lien indélébile, prompt à tout guérir, réconcilier, réparer ; à ce titre, il devient le comparant idéal pour l’amour divin, grâce à Bernard de Clairvaux, qui promeut l’idée de la maternité de Dieu30. Sensible à cette évolution, le narrateur accorde à la mère-épouse la grâce d’une parole autrement orthodoxe. Quand elle plaide pour la paix en famille, l’héroïne reçoit le droit de prononcer le nom de Dieu de sa bouche païenne31 : « Jocaste fut miere le rei :  / son filz acole et trait vers sei.  / Por amor Dieu merci li crie, / qu’a son friere face partie. ( Jocaste était la mère du roi : elle prend son fils par le cou, et l’attire à elle. Elle implore sa miséricorde, pour l’amour de Dieu, lui demandant de partager avec son frère.) »32. Ce Dieu aimant est compatible, implicitement, avec le profil affectif de Jocaste, dès l’époque où elle défendait le droit à la vie et le droit à l’amour des parents envers leur enfant. Seulement, pour cette chaste Jocaste, l’amour n’est plus une question de talant (au sens de « désir »). Il repose essentiellement sur la foi et la charité. Aussi entend-on l’héroïne plaider, dans la même conversation avec son fils, « por Dieu merci »33. Le conteur fait d’elle une icône de miséricorde. Désormais, acoler et traire vers sei sont des gestes affectifs dignes d’une mère. La générosité, la modération, l’attachement auréolent de vertu la face

30  Voir C. W. Bynum, Jesus as Mother…, op. cit., p. 160 : « A mother cannot fail to love her child ; sin is a tarnishing of what the child should be, a naughtiness, but the fundamental bond of mother-child remains. ». En particulier, ce paradigme maternel accomplit le rôle d’adoucir la sévérité de l’image traditionnelle du Seigneur, en répondant au besoin d’affectivité dans l’exercice de l’autorité et dans la création d’une communauté ; voir ibid., p. 166. 31  Dans la version du manuscrit S, le premier personnage du Roman de Thèbes à invoquer Dieu est un homme – Adraste, le roi de Grèce ; il le fait quand il décide de marier ses filles à Polynice et à Tydée, arrivés de nuit à sa cour : « de ceo que vous vei essillez, / me prent granz doels et granz pitez ; / mais ne vous chaut ja esmaier, / car Dieux vous poet tres bien aider. (vous voir contraints à l’exil m’inspire un grand chagrin et une vive émotion ; mais il ne faut pas vous décourager, car Dieu peut très bien vous venir en aide.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 1094-1097, p. 108. 32  Ibid., v. 3887-3890, p. 270-272, nos italiques. 33  Ibid., v. 3891, p. 272.

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– légendairement sombre34 – de Jocaste. C’est la matrona du roman35, la mère à suivre ou à écouter36. Telle mère, tels fils, pourrait-on dire, par moments. En effet, Polynice et Étéocle semblent mus par des ressorts affectifs qui riment quelquefois avec la tendresse et même avec la sagesse attribuées à la reine, comme si l’influence d’une féminité protectrice et apaisante pouvait encore changer la donne de Tisiphone37. Un prochain à aimer : le roi Étéocle Puisque c’est Étéocle qui reste à Thèbes, pour régner, durant la première année, selon le pacte conclu après l’abdication d’Œdipe, il devrait s’avérer le plus réceptif aux émotions pacifiques de Jocaste. Ce que la mère peut lui inculquer est l’érotique d’orientation extra-familiale : si Étéocle jouit des faveurs de Salamandre, c’est grâce à l’intervention salutaire de Jocaste38, qui fait en sorte que la famille de celle-ci – du père Daire le Roux au cousin Alexandre – jouisse à son tour des faveurs d’Étéocle. Tout commence (encore !) par un sourire : lors du procès de Daire, Jocaste voit Salamandre passer, voit Étéocle la regarder, et s’illumine : elle sent que la seule façon de sauver la vie du condamné est de nourrir l’amour entre le juge et la fille de l’accusé. Sous le jour de l’intuition féminine, qui projette un dénouement optimiste sur cette scène juridique susceptible de déboucher sur la mort, un éclairage véritablement lumineux l’emporte. On dirait que l’invitation à aimer peut faire dévier le cours des événements, comme elle détourne le courant dominant des émotions d’Étéocle, de l’hostilité tranchante à l’indulgence aimante : « puis que la vist, molt refreinst s’ire. » (dès qu’il l’a vue, il a réfréné toute sa colère.)39 ; « Al rei est bele et si s’en rit / d’iceo que sa miere lui dit. » (le roi apprécie ces propos 34  Voir J. Dufournet, « La Thébaïde de Stace et le Roman de Thèbes : à propos du livre de G. Donovan », Revue des langues romanes, 82 (1976), p. 139-160, ici p. 148. 35 Cette matrona a de quoi fasciner : « se profile […] la figuration d’une femme énigmatique, dont le mystère est une source profuse de production romanesque. », C.  Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage…, op.  cit., p.  331. L’énigme de cette Jocaste médiévale consiste, entre autres, dans cette façon d’incarner, malgré ses propres crimes sexuels, une véritable autorité éthique et… érotique. 36  Voir R. Jones, The Theme of Love in the Romans d’Antiquité, op. cit., p. 20. 37  Essentiellement, sa façon d’encourager l’amour repose sur une motivation politique : Jocaste tâche d’obtenir l’armistice, voire la paix définitive entre ses enfants, en les poussant à passer de la catégorie de juvenes à celle de sponsi responsables, royalement installés dans leurs vies, féconds à leur tour, gratifiés, reconnaissants, donc inoffensifs. Voir C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage…, op. cit., p. 332 : « Jocaste envisage  […] une ultime solution par l’entremise du mariage. Comme moyen de réconciliation, qu’Antigone épouse Parthénopée, allié de Polynice, et qu’Ysmène, la cadette, épouse Athon, allié d’Étéocle. ». 38  Salamandre n’est pas présente dans la Thébaïde de Stace. C’est le Roman de Thèbes qui fait d’elle le genre de belle-fille que Jocaste désire, pour l’amour de la paix sinon de la compatibilité sociale. 39  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 10248, p. 640.

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et sourit à ce que sa mère lui dit.)40. Le sourire (défunt sur les lèvres d’Œdipe) s’allume de mère en fils, d’amour en amour, d’espérance en espoir. Mais, au fond, ce que Jocaste dit n’est pas exactement souriant : elle suggère que l’ambition belliqueuse d’Étéocle, sa haine prompte à frapper tout opposant – indirectement, comme dans le cas de Tydée, mais aussi frontalement, comme dans celui de Daire – peuvent être orientées vers un autre genre d’investissement émotionnel. Elle croit qu’une vie érotique sur le point d’éclore – avec une partenaire de fortune (pas une élue !), exerçant une attraction indéniable, profonde et constante – peut absorber toutes les énergies guerrières, si mal investies, de son fils. Aux yeux de Jocaste, il suffit que cette femme « bele » et « vergoundose »41, même si elle n’est pas maritalement éligible, accepte ses avances, pour qu’Étéocle soit complètement apaisé, sinon pacifié. Comme après une conquête ardue. Dans un premier temps, Jocaste semble voir juste – c’est heureux qu’elle ait gardé ses yeux – et le maltalent de son fils est réellement désamorcé. Mais il y a du mal à conclure un marché pacifique aux dépens d’une vierge, à lui imposer de choisir entre l’intimité avec un roi « félon » et l’exécution de son propre père. Il y a du mal à acheter la vie et la paix avec un corps de femme, et le conteur ne défend pas ce mal. À la cour de Thèbes, l’amour est normalement une question de « talent » (désir) partagé : Jocaste et Œdipe, Ismène et Atys, Antigone et Parthénopée le montrent bien. Or, la fille de Daire n’a aucun désir d’accepter l’amitié d’Étéocle, bien au contraire :  elle le rejette constamment et sans pitié42. À  la suite de Jocaste, Antigone43 pense établir alors une équivalence entre la pitié érotique et celle juridique, qu’elle trouve interchangeables : « aiez merci entre vous deux, / vous de lui et elle de vous. (ayez donc pitié tous les deux, vous d’elle et elle de vous.) »44. Le principe semble trop badin pour l’emporter sans discussion. Soucieux de garder la ligne, en matière d’émotionologie royale et littéraire, le narrateur assure son public que les intentions de Jocaste n’ont rien de mauvais, quand elle se porte garante d’une telle trêve : « Et por ceo nel dit ele mie / que en li ait nule folie : / molt est bone femme Jocaste, bien almoniers et bien chaste ; / mais Daire vout guarir de mort, / qui l’en blasmereit avreit tort. (Et si elle parle

40  Ibid., v. 10259-10260, p. 640. 41  Ibid., v. 10256, p. 640. 42 Étéocle se tourne vers sa sœur pour lui confier le refus réitéré de Salamandre, ibid., aux v. 10269-10272, p. 640-642. 43  La « solidarité féminine transparaît […] dans l’union des mères et des filles. Le trio que forme Jocaste et ses filles se distingue par une harmonie sans faille, que reflète, à travers leurs portraits, l’épisode de l’ambassade » censée réconcilier les deux partis ; voir C. Croizy-Naquet, « Mères, filles et sœurs ; amantes, épouses et veuves dans le Roman de Thèbes », Études sur le Roman de Thèbes : Qui des sept arz set rien entendre…, dir. B. Ribémont, Orléans, Paradigme, 2002, p. 159-174, ici p. 161. 44  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 10275-10276, p. 642.

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ainsi, ce n’est pas par déraison : Jocaste est une femme très vertueuse, pleine de charité et de chasteté ; mais elle veut sauver Daire de la mort, et si on l’en blâmait, on aurait tort.) »45. Cette longue justification montre bien l’amplitude de la déviation que s’autorise la reine. Avoir pitié d’un homme entraîne le déshonneur érotique (si la pitié conduit au lit), et la réhabilitation politique (si la pitié conduit à l’acquittement). La « curteisie » n’est pas aussi « grant »46 des deux côtés. Si Jocaste n’est pas une entremetteuse, elle n’en voit pas moins Salamandre comme une « bele chose » (belle créature)47, susceptible de se mettre à la disposition des humeurs royales. Étéocle est appelé à la voir aussi comme un être inférieur, du moins dans cette situation juridique : « Ore estes desus, / ore ne vous estoet prier plus. (Maintenant vous avez le dessus et il n’est plus besoin de supplier.) »48. Le public ne saurait valider cette conduite dominatrice ; d’où les prévenances du narrateur pour légitimer cette pitié forcée, érotisée sinon pervertie – qui reste une émotion hors-norme. La pucelle, d’autre part, finit par accepter de répondre aux avances d’Étéocle, mais sans manifester un enthousiasme quelconque : elle traite la demande comme un contrat, et sollicite une garantie, afin de ne pas se donner en vain. Pragmatiquement ébauchée, l’émotionologie de Salamandre se révèle de nature sacrificielle et filiale. Étéocle n’y voit que son avantage : il garde contenance devant la cour, en rejouant son « maltalent » habituel, mais finit par libérer Daire le Roux pour rassurer Salamandre, dont les larmes l’émeuvent plus que tout contrat49. Le félon n’est pas toujours félon ; le narrateur le montre hautain et charitable à la fois, comme pour suggérer que son salut est encore possible, par amour : « puis qu’il est seür de s’amie / qui illoec plore et merci crie / tart li est que merci li face ; / peise lui de la tendre face / qu’il veit moillié de plorer. (maintenant qu’il est sûr de son amie qui pleure là et demande grâce, il lui tarde de pardonner ; il souffre de voir le tendre visage tout mouillé de pleurs.) »50. Étéocle n’est pas prêt à fouler ces yeux larmoyants aux pieds. Il s’humanise : par amour, il en vient à respecter l’image du père Daire (d’un père !) et même à embrasser une émotion filiale. Toutefois, sa certitude d’acquérir l’amour par un compromis politique n’est pas sans rappeler une stratégie militaire. Après tout, Étéocle, l’amant-conquérant, 45  Ibid., v. 10281-10286, p. 642. 46  Ibid., v. 10258, p. 640. 47  Ibid., v. 10255, p. 640. 48  Ibid., v. 10273-10274, p. 642. 49  « Il faut se laisser toucher par la détresse humaine », car « la manifestation extérieure de l’émotion […] témoigne de […] qualités humaines – pitié, miséricorde, sympathie. » : tel est le message que prêche, à la même époque, le Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes ; voir C. Van Coolput Storms, « Démarche persuasive et puissance émotionnelle… », art. cit., p. 86 et 85. 50  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 10301-10305, p. 642.

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est déjà lié à une autre amie, de Nubie. Son esprit de fanfaronnade le conduit, par exemple, à monter sur le cheval de Galathée, pour impressionner Salamandre, et à combattre les Grecs, sans armure51. Au fond, Étéocle s’aime trop lui-même pour aimer authentiquement et durablement quelqu’un d’autre. La narration confirme le fait que son unique règle affective est d’avoir le dessus – sur le trône, à cheval, au lit. Et, curieusement, Salamandre adhère aussi à cette émotionologie de la domination, et finit par se juger privilégiée de coucher avec un tel roi. Plus il abat de chevaliers, en public, « plius volentiers se dort oue lui », dans l’intimité52. Il est clair que le pacte de Jocaste réussit, dans un sens. Au fur et à mesure qu’elle se familiarise et fait corps avec le jeune roi, Salamandre cesse de s’identifier à la femme éplorée et virginale du début, et son amour de plus en plus orgueilleux nourrit, chez Étéocle, le goût des victoires de façade. Le couple se révèle étroitement uni, et la jeune amie rejoint la jeune sœur du roi, pour coudre, auprès d’elle, des vêtements de paix53. Mais c’est précisément la paix qui rate, avec un Étéocle. En fin de compte, ni les prescriptions émotionnelles (et courtoises) de Jocaste, ni les étreintes (vaniteuses) de Salamandre, dans la tradition manuscrite la plus répandue, ni le soutien de Galathée54, ni même les propos pacifiques d’Œdipe, dans la rédaction longue, ne peuvent l’emporter sur l’émotionologie de la haine : Étéocle meurt en tuant son frère, traîtreusement. Il a toutes les chances de changer de modèle affectif, en se laissant modeler par l’optimisme aimant de sa mère, mais il échoue. L’ingrédient qui manque, dans cette évolution, est peut-être la foi ; Étéocle se révèle, en effet, le moins croyant des protagonistes, et n’entretient que des rapports superficiels avec les paradigmes polythéiste et monothéiste qui sous-tendent la spiritualité du roman ; en particulier, il évite l’émotif Dieu ! en contexte amoureux55.

51  Ibid., v. 10895-10899, p. 678. 52  En traduction, « elle n’en dort que plus volontiers à ses côtés. », ibid., v. 10886, p. 678. 53  « Antigoné et Salamandre / cusent al rei un cendal d’Andre, / et sont al mur en un tour / que l’en apele Blancheflour ; / la cusent a une fenestre. (Antigone et Salamandre cousent au roi un vêtement de soie d’Andros et se tiennent sur le rempart, dans une tour qu’on appelle Blanchefleur ; elles cousent là, à une fenêtre.) », ibid., v. 10969-10973, p. 682. 54  Dans la version longue de l’histoire, c’est pour l’amour d’Étéocle que l’amie de Nubie envoie son frère, Céfas, au secours de l’armée thébaine. Seulement, celui-ci cherche à épouser Antigone et trouve sa mort dans un combat contre son rival, Parthénopée. Voir l’Appendice V de l’édition de L. Constans, tome II, éd. cit., p. 280-299. 55  Dans les rares occasions où le Dieu d’Étéocle se révèle – par regard interposé – c’est un allié politique dont le style est aussi haineux et vengeur, voire aussi sadique que le sien propre ; voir, par exemple, Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 3947-3950, p. 274 : « A ! Diex, si ja verrai le jor / que je les puisse mettre en tor, / que la force sur eux fust meie, / come volentiers m’en vengereie ! (Ah ! Dieu, si je vois venir le jour où je pourrai les jeter dans une tour, où ma puissance s’étendra sur eux, avec quel plaisir je me vengerai !) ». C’est nous qui soulignons l’interjection Dieu, devenue un simple réflexe allocutif de cette conscience vengeresse, qui active toutes ses ressources (plus ou moins spirituelles…) pour défendre le trône.

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Un lointain aimé : Polynice L’autre fils d’Œdipe, Polynice, n’est pas beaucoup plus inspiré que son frère. Loin de la matrice aussi bien que de la patrie, il a d’autres atouts affectifs de son côté. S’il perd, pour un an, le trône de Thèbes et la compagnie des siens – qui lui manquent douloureusement – il gagne, en revanche, un trône et une famille, l’amour et l’amitié, à la cour du roi Adraste. La revanche est si rassurante, émotionnellement et politiquement, pour l’exilé mal assuré du début, qu’elle devient une menace pour le roi régnant, Étéocle, qui y voit une alliance militaire des plus redoutables. Celui-ci craint même, envieusement, que Polynice ne soit trop comblé dans la vie, vu le « delit » pris avec sa « riche femme », en dormant « en son lit »56 ; l’intimité avec la richesse au féminin a de quoi susciter la frustration chez l’ami (comblé ?) de Salamandre. Toutefois, ce fantasme jouissif, qui nimbe le frère de loin de toutes les délices de la possession, du pouvoir et de la Fortune, reste un simple fantasme. Le narrateur ne dit jamais – quelle que soit la version considérée – que Polynice soit amoureux de la fille d’Adraste. Dans un sens, épouser Argie est pour l’étranger une façon de s’intégrer dans un clan puissant et rassurant, un peu comme s’il était adopté. En bon stratège, il entend bien sûr rallier la Grèce à son combat contre Étéocle. Les délicatesses d’Argie, les propos frémissants qu’elle échange avec sa sœur sur la perspective conjugale qu’elle nourrit, toute cette émotionologie de l’amour prémarital57 laisse froid Polynice, qui prend simplement l’aînée comme on prend un fief, un gage ou un trophée58. Le narrateur valide, esthétiquement, ce choix glorifiant, non sans montrer que l’autre sœur, épousée par le compagnon Tydée, est tout aussi digne d’attentions maritales59. Il ne s’attarde guère sur ce qui échappe, fragilement et provisoirement, à l’orbite toute-puissante de la guerre.

56  Ibid., v. 1432 et 1429, p. 128. 57  « Les puceles […] / dedenz lor chambres s’en alerent, / et parolent privement / de lor amis a lour talent […] / Entre eux dient lour talanz, / qui ont lez cuers liez et joianz. (Les jeunes filles […] regagnèrent leurs chambres et en secret parlèrent de leurs amis, à leur guise […]. Elles se confient leurs désirs, le cœur plein de liesse et de joie.) », ibid., v. 1114-1117 et 1120-1121, p. 110. 58  Il exprime tout simplement son consentement, sans trahir le moindre battement de cœur : « Polinicés issi l’agree / que la maire li seit doné. (Ainsi Polynice accepte qu’on lui donne la plus âgée.) », ibid., v. 1170-1171, p. 114. 59  Le narrateur invoque le jury d’une sorte de concours de beauté : « car si come dient li plusours,  / l’aisné esteit le plus gençour ; / mais je dirrai, que je ne mente, / n’esteit de rien l’autre meins gente. (en effet la plupart affirment que l’aînée était la plus belle ; mais je dirai, sans mentir, que l’autre ne lui cédait en rien.) », ibid., v. 1174-1177, p. 114. Sensible à l’aspect théâtral de cette mise en perspective des personnages féminins, et à tout ce qui contribue à l’intérêt (masculin ?) de ces arrêts sur image, C. CroizyNaquet remarque judicieusement que « les fonctions de régie sont bien représentées dans Thèbes […] Elles révèlent un narrateur et descripteur à la position dominante. », Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiie siècle, op. cit., p. 409.

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À son tour, Polynice – qui se montre non seulement maltalentiz, mais aussi franchement amical, surtout envers Tydée, son farouche frère d’adoption – finit par rater, lui aussi, la réconciliation et la paix. Rarement atteint d’une émotion transcendante en dehors du contexte guerrier60, il ne saurait se résigner à tenir sa terre d’Étéocle, et à lui prêter hommage ; quand ce pacte lui est proposé, de par Jocaste et les siens, il le refuse sans ambages. Par ailleurs, son orgueil d’exclu, son sens de la revanche sont constamment entretenus par Adraste et Tydée, au nom d’une communauté émotionnelle digne, unie, belliqueuse. Aucune tendresse, aucun attendrissement ne viennent adoucir le profil émotionnel de Polynice, qui a beau pleurer et embrasser sa mère et sa sœur, « cent feiz […] come une »61 : condamné d’avance62, il ne comprend l’étendue de sa faute que lorsqu’il voit Étéocle trépasser – à cause de lui. La compassion qui le possède, un moment, et qui l’émeut assez pour descendre de cheval et donner une dernière étreinte au mourant, dans un épanchement véritablement douloureux, ne peut guère changer son style émotionnel dominant. Blessé à mort par Étéocle, il retrouve toute sa haine et en fait la seule dynamique affective de son être – pour l’éternité63.

60  Typiquement, Polynice se rappelle que Dieu existe et qu’il est pertinent lorsqu’il se trouve confronté, comme Œdipe autrefois, à un danger de mort ; par exemple, quand il tombe prisonnier dans le camp des ennemis, « belement lour comence a dire / por Dieu nel meingent a martire. (il commence à leur demander avec douceur, au nom de Dieu, de ne pas le conduire au supplice.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6426-6427, p. 420. Lui non plus ne saurait partager la vision féminine d’un Dieu d’amour, de miséricorde et de bonheur familial au sens large. Avec sa femme, rien n’indique l’investissement d’une foi quelconque, même si Polynice ne se montre jamais, comme Étéocle, tenté par une deuxième femme de sa vie. Il n’est simplement tenté par aucune, et n’a aucun besoin d’un garant divin pour ses passions. C’est un homme, Tydée, qui absorbe ses émotions les plus liantes – et belliqueusement / fraternellement rassurantes. 61  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4417, p. 302. 62  Comme dans le cas de Perceval, écrit à peu près à la même époque, il y a des péchés qui condamnent sans appel et dont les conséquences sont inexorables : « les deux péchés majeurs du héros sont, d’abord, un manquement capital à son devoir d’aimer son prochain, en l’espèce, sa propre mère, manquement dont les conséquences s’étendent bientôt à tout un royaume ; ensuite et comme résultat direct du premier, son manquement à son devoir d’aimer Dieu. », David G. Hoggan, « Le Péché de Perceval. Pour l’authenticité de l’épisode de l’ermite dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (Suite) », Romania, 93 (1972), p. 244-275, ici p. 274. Ultimement, c’est toujours une interprétation religieuse qui assure la logique de l’histoire de Thèbes. Chacun des fils de Jocaste (vue comme une instance de la foi et de l’amour-caritas) rate son Bildungsroman à cause d’une insuffisance affective qui se révèle incurable. Il ne manque plus qu’un ermite-confesseur pour changer le cours de la Thébaïde… 63  Si le dernier discours de Polynice est teint du regret de mourir tué par son frère, en trahison (Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 11446-11448, p. 712), après lui avoir infligé un coup mortel, il faut attendre que son corps soit brûlé pour que le fils exilé d’Œdipe retrouve son maltalent et s’y coule pour l’éternité, dans un attachement indestructible, mais destructeur, à son frère meurtrier.

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Haine et happy end : un nœud éternel Après le rite funéraire, les cendres d’Étéocle et de Polynice reprennent leur guerre (comme dans la Thébaïde), mues par les mêmes émotions dysphoriques. Le fratricide continue, même si les corps n’existent plus pour lui fournir une cible clairement circonscrite64. La haine devient un affect désincarné, vif et réciproque, une transcendance éternellement émotive et destructive : un cercle vicieux. Pour rétablir la paix, il faut juste trouver, comme le duc d’Athènes, un cercueil à deux et le fermer hermétiquement. C’est alors seulement que l’histoire de la fiere geste se résorbe, matériellement, dans cette réalité émotionnelle qui enserre les deux frères à la manière d’un utérus. Car, comme le proclame Polynice avant de mourir, en embrassant Étéocle qui est lui-même sur le point de mourir, « a mal heure nous porta mere. (c’est pour notre malheur que nous a portés notre mère.) »65. La mal heure devient un espace prêt à accueillir la porteüre66 – en aval de cet espace-temps thébain où la « ronce vivace » de l’union amoureuse avait raté. La mère, l’amante, les sœurs n’ont plus de pouvoir sur ces émois purs, qui montrent au public, avant la floraison de la légende tristanienne, que la haine peut être aussi invincible, vivante et irrésistible que l’amour. Comme dans la mort théâtralement triomphale de Roland, ce sont les enjeux guerriers qui dictent le dernier regard, la dernière attitude corporelle, le dernier défi lancé à l’ennemi. L’important, dans ce cadre qui ravive l’émotionologie épique sans lui appendre un volet hagiographique, est de faire éclater la pertinence ultime d’une cause défendue jusqu’au bout, de s’affirmer persuasivement contre l’autre, et de lui infliger une défaite aussi définitive que la mort. 64  Ibid., v. 11996-12023, p. 742-744. 65  Ibid., v. 11430, p. 710. 66  Si cette double mort vient sceller le destin peccamineux d’une famille, au XIIe siècle chrétien tout comme dans la Thébaïde de Stace, c’est que l’émotionologie du Moyen Âge central est favorable à l’émerveillement devant la fine droiture de la justice divine : pour qui sait décrypter les faits et les signes – tel Galbert de Bruges – la rétribution d’une faute peut aller jusqu’à la troisième ou quatrième génération, et le sens de l’Histoire est justement de nature causale, progressant de nœud en lien, de péché en expiation. Il convient de citer ici la traduction moderne d’un passage pertinent de la chronique De multro, traditione, et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum : « If, finally, it were worth hearing, which it really isn’t but should nonetheless be written down out of simple wonder, God subsequently avenged the old betrayal with new ordeals, a new kind of casting down in the fourth or third generation of the family of the betrayers. », trad. J. Rider, op. cit., 70, p. 123. Paradoxalement, le lecteur retrouve la vocation funeste de Tisiphone dans l’image de ce Dieu vengeur et calculateur, qui ne manque jamais de frapper les pécheurs dans leurs progénitures… Sur le rôle d’une transcendance plurielle dans la rétribution décalée des crimes de l’humanité, Galbert de Bruges est parfois étrangement explicite : « Rather than enumerating them in order, let me say simply that all twenty-eight were cast down together in the same way, some of whom had hoped to escape since they had not been involved in the betrayal. But since the Fates drew them, or rather divine vengeance compelled them, they were cast down with those who were guilty of the betrayal. », ibid., 81, p. 135. Sur ce point, le traducteur renvoie à l’Énéide de Virgile, 5.709, où l’agent est représenté par les « fata » ; voir ibid., n. 400, p. 135. La loi du talion articule les données virgiliennes et chrétiennes dans une même mystique mathématique, malgré l’effort de tout ramener à la doxa du moment.

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Si aucun Dieu ne vient relever le gant de Polynice ou d’Étéocle, pour proclamer la justice de l’un et le tort de l’autre, c’est Œdipe qui « a leurs âmes » et leurs peaux, dans son monde sublunaire où l’aveuglement se perpétue. La transcendance au masculin se referme alors sur une image bafouée, amère et impaire de la paternité ratée, qui n’est pas sans rappeler la vie « penuse » de Charlemagne. Survivre à ses fils relève d’une expérience aussi démotivante qu’insurmontable, qui remet en cause l’émotionologie de la victoire même quand elle est divinement appuyée. Œdipe, comme Charlemagne, s’abandonne à ce syndrome post-traumatique du vainqueur solitaire, pour nourrir la nostalgie d’une vie humaine ordinaire. L’élection, fût-elle chrétienne ou apollinienne, finit par devenir une forme de malédiction : seules sont positives les émotions qui fleurissent, humainement, entre humains. Essai de translatio studii : suite Studium Eteoclis Émotions de base : la honte d’être le fils de son frère ; une certaine affection envers sa mère et ses sœurs ; le désir de régner, y compris sur son frère ; le plaisir de dominer, à tort et à travers, en amour et en politique. Règles émotionnelles : fouler aux pieds le passé ; se faire aimer, pour avoir le dessus ; faire tout pour régner. Style émotionnel : orgueilleux, capable de susciter l’amour docile d’une Salamandre menacée, dominée, éplorée. Communauté émotionnelle : celle des fils de roi qui souhaitent régner à tout prix. Émotif structurant, destructif : faire la guerre à son frère, pour rester le fils appuyé de sa mère. Étéocle : proposition de monde « Il n’est pas facile d’être moi, mais j’arrive à m’y plaire. Je règne et régnerai, par la paix ou la guerre. J’aime ma mère parce qu’elle m’aime, j’aime Salamandre parce qu’elle est belle et sait pleurer. J’aime le pouvoir parce qu’il me rend puissant. Ma mère aura-t-elle péché ? Avec mon frère de père ? Je romps avec lui, et j’oublie. Cette vue me blesse-t-elle ? Je l’anéantis. Ma vérité est un palimpseste rayé. Talent ? Maltalent ? Je brûle sans répit et sans âme. J’ai donné un couvent à ma sœur, pour qu’elle prie.

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III. Le couple devant Dieu

Mon frère m’a tué. Je mérite le salut plus que lui. »

Studium Polynicis Émotions de base : la honte d’être le fils de son frère ; une certaine affection envers sa mère et ses sœurs ; la recherche d’un père et d’un frère sur mesure ; le sentiment d’être méritant, et perdant ; le désir de régner, en guise de compensation ; la haine contre son frère régnant. Règles émotionnelles : fouler aux pieds le passé ; se faire aimer, respecter, par des étrangers salutaires ; se marier pour sceller une alliance ; faire tout pour régner. Style émotionnel : cruel, orgueilleux, désabusé. Communauté émotionnelle : celle des héritiers détrônés. Émotif structurant, destructif : faire la guerre à son frère, pour devenir le fils aimé de la mère. Polynice : proposition de monde « Je ne suis pas à plaindre, comme gendre. Comme fils, vous verrez. Mon frère aîné m’a trahi : il était mon père – et ma mère l’a quitté. L’autre frère a le trône. Par péché. Je crois à tout ce que je veux posséder. Thèbes surtout. Je suis roi, j’y ai droit. Le pouvoir, je l’aurai ! – en enfer, s’il le faut. Je l’aurai mérité ! Conquis par un coup. Hérité. »

3. LES FILLES DE L’INCESTE. COUPLES DE PAR DIEU ?

De la geste au roman : l’amour au féminin Si le Roman de Thèbes ne se referme pas, tel un cercueil, sur une histoire de fratricide, amorcée par une pré-histoire d’inceste, c’est que le ventre de Jocaste porte aussi deux filles : Antigone et Ismène. Essentiellement, l’ombilic qui lie la reine de Thèbes et ses filles relève d’une émotionologie aimante, à tel point que la passion amoureuse n’est plus […] qu’une forme parmi d’autres de l’amour féminin. C’est à cet amour dont sont capables les femmes en général, un amour authentique et qui n’a rien de sélectif en termes d’objet (le père, l’époux, le fils, le frère ou l’ami) que le traducteur-adaptateur de la Thébaïde se montre particulièrement sensible. Les femmes aiment et sont victimes de ce qui apparaît chez elles comme une vocation naturelle à aimer. Vouées à aimer, elles sont aussi condamnées à souffrir, parce que les hommes, dans leur folie, recherchent la mort dans le jeu cruel et absurde de la guerre1.

Pour cerner, avec Philippe Haugeard, cette spécialisation féminine, il faudrait parler d’une fatalité autre, dont la formule narrative serait : amour et mort, de par Dieu2. La souffrance, cette fois, exclut la haine et s’avère liante et résiliente. Même la mort, vue au féminin, révèle sa vertu fédératrice, appelant au dépassement du moi et à une visée chaleureusement intégrative, participant du « nous » et s’épanouissant dans la sphère de ces « eux » perdus, regrettés, malheureux. Si le roman réserve généralement le « sport-spectacle » du combat à un public composé de dames et demoiselles dont il projette (implicitement) l’éducation sentimentale, le Roman de Thèbes se révèle particulièrement éducatif dans ce sens3 : être femme, au sein de ce monde fictionnel du Moyen Âge central, revient à se révéler une spectatrice digne du théâtre de la virilité et sensible à la mission

1  Voir P. Haugeard, Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban, op. cit., p. 199. 2  Ou amour et mortification : l’éros connaît chez les héroïnes thébaines une spiritualisation qui passe justement par le sens de la perte irréparable, mutilante, insurmontable – mais surmontée. 3  Comme le rappelle F. Mora, « on sait […] que les combats se déroulent très souvent devant des regards féminins. On parle aujourd’hui, et à juste titre, de sport-spectacle ; dans Thèbes, le combat est très souvent combat-spectacle, ce qui est tout à fait cohérent, d’ailleurs, avec la valeur esthétique que lui reconnaît l’épopée traditionnelle. » ; voir « Les Combats dans le Roman de Thèbes : le clerc et les chevaliers », L’Information littéraire, 1, 55 (2003), p. 42-52, disponible en ligne sur www.cairn.info/, site consulté le 20 août 2017.

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assignée – par Dieu ou le narrateur – tout en illustrant les façons les plus raffinées d’interpréter, modeler et recadrer les pulsions du corpus primitif. Antigone : l’amor isnele Quand Antigone tombe amoureuse, elle se coule d’emblée dans le cadre normatif que lui lègue sa mère4. Elle maîtrise l’art de brûler sans s’humilier et d’aimer sans se voir condamner. Fille d’Œdipe et Jocaste, elle porte bien ses yeux. Et elle élit, selon le principe de l’exogamie qui corrige, implicitement, l’émotionologie des siens, un Grec de sa génération, qui n’a aucun air de famille : Parthénopée. C’est la beauté de l’homme qui amorce, une fois de plus, le désir de la femme5. Comme ce nouveau « talent » est traité de convoitise, la conscience du péché n’est pas loin. En effet, Antigone, « quant ele le vit, / forment en son cuer li covit. / Rien ne coveita tant come lui. (Antigone, quand elle le vit, le désira ardemment dans son cœur. Elle ne convoita rien tant que lui.) »6. Pourtant, le narrateur valide la désirabilité de l’élu, et rapporte l’idylle entre Antigone et Parthénopée à une axiologie reposant sur la compatibilité biologique, esthétique et sociale7 des partenaires. Ainsi, l’âge, la beauté et le rang sont des raisons d’aimer préétablies, qui démentent l’apparente spontanéité de l’attirance ; c’est cette triple prédestination qui lie les héros, « bien jousté […], / car il dui sont bien d’un aage, / d’une bealté et d’une parage. (bien assortis, car ils avaient tous les deux le même âge, la même beauté et la même noblesse.) »8. Comme pour montrer que l’assortiment se reflète le plus nettement dans le langage, révélateur du style émotionnel d’un couple, la conversation qui s’ensuit noue les « talents » d’une façon souple et distinguée. Ni « vilanie », ni « sermon »9, le flirt prend tôt la forme d’une demande en amitié. 4  Dans la Thébaïde, Antigone passait sa vie narrative à sauver la vie à son père, tandis qu’Ismène ratait de près le salut de sa mère. Aucun hymen ne tentait cette fille, cette sœur, cette ancille dévouée qu’était Antigone. Le lien qu’elle forme dans le Roman de Thèbes avec Parthénopée, au-delà des camps opposés qu’ils représentent, est « une invention de l’auteur médiéval », conscient du potentiel dramatique de cet embryon conflictuel ; voir A. Petit, Aux Origines du roman…, op cit., p. 13. 5 Au Moyen Âge littéraire, « la spécificité de la sexualité juvénile féminine est à chercher dans la force du désir. Si le désir des femmes est plus fort que celui des hommes, celui des jeunes filles l’est particulièrement. Aussi faut-il les marier tôt. », Agata Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen Âge, Louvain, Peeters, 2008, p. 17. 6  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4202-4204, p. 290. 7  Ce cadre émotionnel évoquerait le climat d’un autre genre littéraire médiéval, selon Anne Paupert : l’« expression non déguisée d’un désir féminin rappelle certaines “chansons de femme”, comme Onques n’amai tant que jou fui amee, et Chanterai por mon corage. », EAD., « Les Personnages féminins dans le Roman de Thèbes », disponible en ligne sur le site http://www.cavi.univ-paris3.fr/, consulté le 24 août 2017. 8  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4205-4207, p. 290. 9  Ibid., v. 4235-4236, p. 290.

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Intimement consentante, Antigone est trop noble pour se plier ouvertement à cette agréable sollicitation. Elle embrasse des feeling rules qui lui imposent une certaine lenteur dans l’approfondissement du lien et surtout dans l’expression des sentiments10. Le romancier tient à la faire passer pour un modèle de conduite émotionnelle : « Ele fu molt et proz et sage, al chivaler dist son corage. (Elle, très vertueuse et très sage, dévoila ses pensées au chevalier.) »11. Aussi prend-il soin de ne lui attribuer que des propos convenables, qui correspondent aux expressions politiquement correctes du corage d’une princesse célibataire. Il est insolite que la convoitise d’une femme soit conçue comme un aliment (culturel) de sa sagesse ou de sa vertu, dans cet univers fictionnel où seul le comportement compte dans l’évaluation d’une personne. Passer pour sage et proz, c’est observer le code émotionnel de sa classe : la comparaison aux bergères suffit pour étayer le refus de toute parole « d’amer »12. Cependant, si Antigone ne s’engage pas érotiquement envers Parthénopée, elle ne choisit pas, non plus, de le rejeter, se contentant d’énoncer la partie dicible, orthodoxe, de son inclination. Tentée, elle invoque Dieu, comme pour garantir sa bonne foi en s’y accrochant : « Par Dieu, ceo respont la pucele, / cest amor serreit trop isnele. / Pucele sui, fille de rei : / legierement amer ne dei, / ne dei amer par lecherie / dont l’en puisse dire folie. (Par Dieu, répondit la jeune fille, cet amour serait trop soudain. Je suis vierge, et fille de roi : je ne dois pas aimer à la légère, je ne dois pas aimer d’un amour sensuel capable d’engendrer de mauvais propos.) »13. Son Dieu est un garde-fou virginal, une sorte de censeur des pucelles éprises. Or, la meilleure façon d’appliquer cette émotionologie divine à un homme et à une femme, selon les canons d’une époque chrétienne, est le mariage : « s’ils ne peuvent garder la continence, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que de brûler »14… Effectivement, Antigone suggère à Parthénopée ce qu’il est convenable d’entreprendre, quand on aime une vierge royale. Mais, comme elle ne saurait demander elle-même en mariage l’élu de son cœur, elle recourt à l’émotif Dieu, pour contourner la « legerie ». Sans aller jusqu’à configurer une véritable transcendance à partir d’un nom au singulier potentiellement monothéiste, le Dieu d’Antigone devient ainsi un argument pro matrimonium – susceptible de lever efficacement les obstacles au désir. 10 Aux yeux de la critique récente, elle est bien « Antigone, la sage Antigone, si réservée lorsque, dans toutes les rédactions du R de Th (S 4238 sqq., C 4161 sqq., y 5541 sqq.), Parthénopée requiert son amour. », A. Petit, Aux Origines du roman…, op. cit., chap. « L’épisode de Céfas dans le manuscrit P du Roman de Thèbes », p. 355. 11  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4240-4241, p. 292. 12  Ibid., v. 4252, p. 292. 13  Ibid., v. 4242-4247, p. 292, nos italiques. 14 Ière Épître de Saint Paul aux Corinthiens, 7, 10.

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Certes, un lecteur moderne soucieux de replacer le coup de foudre dans son contexte culturel pourrait s’étonner précisément de la façon dont le couple instrumentalise Dieu à ses fins, en prenant son nom en vain. Ne serait-ce pas un péché, si on évalue le geste par rapport à une démarche de réécriture chrétienne ? Un péché d’ailleurs assez banal pour être prévu par le Décalogue ? Dans ce premier roman médiéval, il semble qu’une pucelle puisse dire impunément, – sous couvert d’antiquité – « par Dieu ! », pour conter fleurette à un jeune homme qu’elle connaît depuis quelques minutes15. Entre le péché sexuel et le péché de la langue, le choix est parlant. Effectivement, le tabou portant sur le nom de Dieu est suspendu ici16, et rien de dogmatique ne réprime les émotions de ces amants qui cherchent simplement – et trouvent, complexement – une façon de se dire je t’aime et / ou je te désire. Selon l’émotionologie aristocratique, qui croise avec bonheur l’émotionologie chrétienne, fleureter, insinuer, complimenter, sont de bonnes occupations pour deux jeunes gens qui veulent se marier : parler « d’amistiez » et « de gas »17 implique donc, parmi d’autres coquetteries, de prendre Dieu à témoin. Antigone se sent libre de continuer son flirt : « Por ce nel die, celer nel quier, / ne vous eüsse forment cher, / si esteiez de tiel linage / que vous fussez de mon parage. (Cela ne veut pas dire – je ne cherche pas à le cacher – que je refuserais de vous chérir si vous apparteniez à un lignage digne de mon rang.) »18. Il est convenable qu’une vierge de haut rang révèle ses préférences affectives à son prétendant, pourvu qu’elle impose des conditions liées à la compatibilité morale – sinon religieuse – et à la compatibilité sociale. Il est même convenable qu’elle lui fasse un éloge de nature esthétique, si elle garde dûment sa place. L’ardeur passe toute dans ces compliments qui sonnent comme un constat irrépressible, visant à l’objectivation du propos : « Car beals estes sur toute gent, / onc ne vi mais homme tant gent. (Car vous êtes plus beau que n’importe qui, jamais je n’ai vu un aussi bel [/ noble] homme que vous.) »19. Parthénopée ne se sent pas flatté ; il comprend que cet émotif a une valeur de prélude conjugal et non de panégyrique. Il se laisse donc émouvoir d’une façon 15  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4250-4251, p. 292. 16  Vers la fin du XIIe siècle, dans le roman Perceval ou le Conte du Graal, le tabou est réaffirmé par le personnage de l’ermite, qui confie au héros les noms de Dieu et lui enseigne qu’il ne faut pas les prendre à la légère, mais les investir émotionnellement lors de chaque oraison. Sur les sources de cette croyance, un indice précieux est fourni par l’étude de M. de Combarieu, Perceval ou le Conte du Graal : Chrétien de Troyes, Paris, Bréal, 2003, p.  90 : « Les  “noms de Dieu”, dont l’énumération constitue cette prière, pourraient se référer à la “croyance populaire aux cinquante-six ou soixante-douze noms de Jésus” ». Seulement, pour réciter cette prière, il faut remplir des conditions qui rappellent « celle que les héros des chansons de geste, en péril de mort sur le champ de bataille », sont censés affronter (loc. cit.) 17  Le Roman de Thèbes, Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4237, p. 290. 18  Ibid., v. 4254-4257, p. 292. 19  Ibid., v. 4260-4261, p. 292.

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pragmatique sinon politique, et donne à Antigone toutes les précisions attendues, en lui révélant qu’il est « reis de grant tenue (roi très puissant) »20, et en lui recommandant les avantages politiques et économiques de sa condition. De l’amitié aux fiançailles il n’y a qu’un pas, et Antigone l’indique clairement : « Parlez en, fait ele, oue ma miere, / et par le conseil de mon friere, / qui nos parentz conoist et vos, / seit acordé le plait de nos. (Parlez-en, dit-elle, à ma mère, et sur les conseils de mon frère, qui connaît nos parents et vous, faites arranger nos fiançailles.) »21. L’émotionologie de l’amour de roman implique donc, outre la présence des nobles amants désirants et de leur Dieu, celle des parents et du frère-roi de la future mariée, qui doivent consentir au désir. Or, dans le cas du Roman de Thèbes, les parents sont, comme on l’a vu, incestueux, séparés, différemment estimables aux yeux des autres personnages et du narrateur. Il est difficile d’imaginer Parthénopée en train de demander la main d’Antigone à Œdipe, dans l’état d’obscurité psycho-somatique où il se trouve, au fond de sa fosse. Tout indique que c’est le nouveau roi, Étéocle, le frère aîné d’Antigone, qui est vu comme le remplaçant officiel du pater familias, dans un nouveau tandem royal (avec Jocaste, qui garde ses prérogatives de reine de Thèbes). L’histoire, dans un sens, se répète : Étéocle remplace son père auprès de sa mère, de même qu’Œdipe remplaçait autrefois son père… Mais ces soucis d’honorabilité, ces émotions de coulisses, n’ombragent point les projets d’Antigone et de Parthénopée ; le malheur des parents est escamoté par la jeune vierge, qui se hâte d’assurer son beau prétendant de son accord total, au cas où la question des fiançailles venait à se poser comme elle l’entend et souhaite : selon toutes les normes politiques et émotionnelles en cours. En particulier, elle fait entièrement dépendre son oïl de celui de ses tuteurs, comme si le mariage ne relevait pas, pour elle, de l’accomplissement d’un vœu individuel ou dyadique, mais plutôt d’une preuve de docilité filiale : « S’il l’agreent, je l’ottreie : / ja ne serra desdit par mei. (S’ils sont d’accord, moi aussi : jamais je ne leur donnerai de démenti.) »22. Cette formulation négative d’un (sentiment et) assentiment illustre une feeling rule évidente : pour exprimer son « corage » ou « talent », une fille de roi doit éviter de parler en son nom propre, et s’astreindre à céder la responsabilité de son sort conjugal à des instances supérieures comme Dieu et la famille23… tout en badinant gracieusement avec l’élu, pour lui donner à entendre qu’elle ne serait guère contre un ordre marital le concernant. 20  Ibid., v. 4263, p. 292. 21  Ibid., v. 4266-4269, p. 292. 22  Ibid., v. 44270-4271, p. 292. 23  Cette norme n’est pas observée dans la version longue du roman, où Antigone finit par écrire à Parthénopée une lettre qui lui révèle plaintivement qu’elle risque d’être mariée à Céfas, mais qu’elle n’aime et n’aimera jamais un autre que Parthénopée : « Ne me tenés pas por piour, / Se m’umili vers vostre amour / Vostre sui et vostre serai / ja nul jour ne cangerai ; / Mes amis iestes premerains, / Et esterés

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En ce qui concerne la réputation (tout de même froissée) de Jocaste, il est à supposer soit que la rumeur honteuse n’est pas arrivée aux oreilles du Grec Parthénopée, soit qu’il n’en est pas affecté. En tout cas, il est prêt à agir de façon « isnele », mais orthodoxe – et s’en va rejoindre ce qui reste de la noble famille thébaine pour demander la main d’Antigone. En attendant, les jeunes restent amants, « franchement » et « avenantment »24, comme pour montrer qu’il y a toujours un trait d’union entre deux camps ennemis, un monde possible où l’amour puisse triompher de l’inimitié25. Ismène : la fole amor, assagie L’amour émeut aussi Ismène, l’autre fille d’Œdipe et Jocaste. Son élu s’appelle Atys et a toutes les qualités éligibles par raison et par passion26. Au début, Ismène n’aime pas Atys par Deu. Sa convoitise (devenue un trait de famille !) court-circuite sa morale : « Ou face que sage ou que fole, / coucherai mei oue lui unquore. (Que ce soit sagesse ou folie, je coucherai avec lui tantôt.) »27. Ce relativisme est d’autant plus étonnant qu’Ismène finit par consacrer toute sa vie, pour l’amour d’un homme, à l’amour de Dieu. Coucher avec Atys n’est que le premier degré d’un désir plus haut – une émotion basique qui va s’affinant, s’élevant. Comme pour élargir sa communauté émotionnelle du couple à la famille, et du présent à l’avenir, Ismène s’entretient, dans un rêve, avec sa (future) belle-mère, qui se plaint d’une perte déchirante. En se réveillant, l’amante s’épanche devant sa sœur, et s’excuse en s’accusant : « Se jo faz oue le mien aise / et cele chose que moi plaise / por quei vous semblereit ceo mal ? (Si je prends mes aises avec mon li daerrains. » (Ne me tenez pas pour une femme déchue si je m’humilie par amour pour vous ; je suis à vous et je le serai, jamais de ma vie je ne changerai ; vous êtes et serez mon premier et dernier ami.), Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 9436-9440, p. 285. 24  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4216-4217, p. 290. 25  Si la version que nous suivons, rendue par le manuscrit S, perd de vue Antigone et laisse la vedette à Ismène, tel n’est pas le cas avec la version longue, qui fait mourir la bien-aimée de Parthénopée au bout de neuf jours de deuil, après l’avoir entourée de conseils maternels et amicaux au nom de « l’amor Diu » ; voir Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, tome II, éd. cit., v. 13355, p. 257. Toute une émotionologie funéraire féminine se cristallise, grâce à Jocaste et Salamandre, autour de la bonne façon de souffrir en amante ; si Antigone meurt, ce n’est pas qu’elle manque de repères émotionnels, mais qu’elle se révèle incapable de les intérioriser. 26  En effet, « the qualities of Atys that are praised could all be summed up in the word jovens. Atys appears as a kind of representative of jovens : he is young in spirit as well as in age and he has that quality of giving, of himself as well as of his possessions, which seems to lie at the root of that concept. », R. Jones, The Theme of Love in the Romans d’Antiquité, op. cit., p. 26. 27  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 4788-4789, p. 324. Dans l’autre édition, une lègère variation liée au credo est introduite : « O face bien o jo folei, / Coucherai mei o lui, ço crei. »  (Que ce soit sagesse ou folie, je coucherai bien avec lui, je crois.), Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, éd. cit., tome I, v. 4467-4468, p. 217.

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ami et fais avec lui des choses qui me plaisent, en quoi cela pourrait-il vous sembler mal ? )»28. Face à la nébuleuse du rêve, le mal reste vague, et lié au plaisir. Le remettre en question, c’est résister, subrepticement, à une obsession chrétienne. En effet, comme le montre Jacques Le Goff, après une période antique gréco-latine où la sexualité, le plaisir charnel sont des valeurs positives et où règne une grande liberté sexuelle, une condamnation générale de la sexualité et une stricte réglementation de son exercice se mettent en place. Le principal agent de ce renversement, c’est le christianisme29.

Or, Ismène est l’illustration narrative de ce changement : symboliquement, elle se place à l’articulation de deux mondes qui se disputent le monopole moral sur la sexualité. Après une tentative de défendre la liberté sexuelle au nom d’une morale intimiste, qui ne concerne que les acteurs du sexe et n’a aucun compte à rendre à Dieu (ou au prochain), Ismène se rend, devant la mort d’Atys, aux raisons – et aux voiles – du christianisme30. Boire l’amor, vivre la mort : deux cas de figure Antigone est prête à jouer son rôle de sœur (dans la foi chrétienne aussi bien que dans la malédiction thébaine), et à catalyser la transformation d’Ismène. En écoutant son aveu, elle admet que l’érotisme aide à garder la « teste seine » (l’esprit tranquille)31, mais refuse, par principe, la consommation prénuptiale du lien. Au fond, elle jalouse les intimités – étreintes ou baisers – que sa sœur savoure légitimement avec son ami du même camp (thébain). Toutefois, si Antigone n’est pas torturée par la logique du mal et du plaisir32, c’est qu’elle s’incline devant la morale sociale, attendant que le potentiel sexuel et affectif de son lien soit renforcé d’un cadrage familial et politique. À l’époque,

28  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6771-6773, p. 440. 29 Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval, op. cit., p. 136. 30  La christianisation de la matière dans cet épisode est reconnue par A.  Petit : « La mort d’Aton donne  […] lieu à un développement dans lequel se manifeste nettement l’anachronisme de type religieux », notamment par le planctus d’Ismène et par l’enterrement du héros ; voir ID., L’Anachronisme dans les romans antiques, op. cit., chap. « L’anachronisme de type religieux », p. 165. 31  « Tu pœz parler de teste seine, / Car Aton baisez et acolez et tout jour oue lui parolez. (Tu peux parler l’esprit tranquille, car tu embrasses Atys, tu le serres dans tes bras et tu parles avec lui chaque jour.) », Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6762-6764, p. 440. 32  Cette logique est typiquement attribuée aux femmes, comme le montre, par exemple, l’interprétation que l’on donne, au XIIe siècle, au « flux de cupidité qui envahit Ève », responsable, chaque mois, « des orages de sang » qui affectent ses descendantes ; voir Hildegarde de Bingen, Causae et curae, extrait 54, cité et traduit par Sylvain Gougenheim, La Sibylle du Rhin : Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 157.

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la sauvegarde de la virginité est non seulement une lutte individuelle et quotidienne de la part de la virgo, mais elle est et doit être l’œuvre de la société chrétienne tout entière, qui profite de la présence des jeunes vierges chastes et vertueuses. Aussi, dans le droit, ces vierges sont-elles particulièrement protégées. Les statuts synodaux placent toujours les viols ou les “rapts de vierges” parmi les crimes les plus graves qui relèvent donc de la compétence de l’évêque33.

Sensible à cet interdit protecteur, vertueuse par nécessité, Antigone garde donc sa virginité pour l’heure (ardemment attendue) du mariage avec l’ennemi (grec), mais s’investit d’ores et déjà dans le corps de Parthénopée, en lui faisant arborer une queue de paon derrière son heaume ; ce système de communication esthétique est une concession courtoise faite à l’amour, dans un esprit de flirt et de fanfaronnade34 qui laisse indemne l’honneur des amants. À  chacun de ses gestes, Parthénopée déploie son plumage au vent, comme pour montrer que son style émotionnel peut revêtir des tournures ludiques et animales. Antigone réagit à cet émotif gestuel en riant avec sa sœur et en louant les prouesses de son élu gentiment – et vaillamment – ridicule35. Avec Atys, Ismène préfère être princesse d’une façon autrement souveraine : « Ja ne seie fille de rei / se por s’amour ne me desrei ! (Que je ne sois plus fille de roi si pour son amour je ne me compromets pas !) »36. En général, elle aime sans réticences, tout en prenant son plaisir aussi discrètement que possible et, le jour où la mort hante son amant, elle met son espoir en Dieu : « Diex doint qu’en bone hore le die ! (que Dieu m’accorde de le raconter sous de bons auspices !) »37. Ce Dieu de bone hore est la transcendance par excellence, accessible sans sacrifice d’animaux, sans rite – par une simple mention. Ismène parle de Dieu comme si cet émotif verbal, une fois actué, pouvait changer le cours des événements ou convaincre Fortune38. 33 Didier Lett, « Le Corps de la jeune fille. Regards de clercs sur l’adolescente aux XIIe-XIVe siècles », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 4 (1996), disponible en ligne sur le site http://clio.revues.org/, consulté le 27 août 2017. 34  Il convient de souligner le fait que cette atmosphère courtoise n’est pas redevable au climat de la Thébaïde, dominé, lui, par « cette outrance et […] cette démesure baroques » qui impliquent également des « traits frappants de sauvagerie » : A. Petit, Aux Origines du roman…, op. cit., p. 395. « D’après les traducteurs français du xviiie siècle, Stace [est dit] sacrifie[r] la nature à l’art, le beau au désir de briller. On lui reproche ses invraisemblances, ses jeux de mots, sa manie déclamatoire, et surtout ses pointes, autrement dit ses coruscations. », Paul Bay, Le style coruscant. Essai, Bruxelles, Édition des Cinquante, 1968, p. 8. 35  Pour contempler cette parade militaire et animale, voir Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. MoraLebrun, éd. cit., v. 6749-6758, p. 440. 36  Ibid., v. 4786-4787, p. 324. 37  Ibid., v. 6776, p. 440. 38  La « déesse Fortune » est une présence médiévale « plus ou moins christianisée », qui « traversa sans encombre tout le Moyen Âge. Boèce (mort en 524) surtout contribua à sa réinsertion. Il affirma, certes, que Dieu est l’ordonnateur souverain, et, donc, ce que nous nommons “chance” n’est que la jante en

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Mais il est trop tard pour Ismène. La voix de cauchemar (la mère d’Atys) l’emporte sur le nom de Dieu. Une communauté féminine s’établit, subrepticement, entre mère et amante : une communauté de pleureuses, dont les pressentiments valident, liminairement, les sentiments. Et le songe s’accomplit : Atys est blessé au combat, mortellement39. Il a le temps de prier et de formuler son dernier vœu : « Amis, fait il, pri tei por Dé, / fai mei porter en la cité. (Mon ami, dit-il, je t’en prie au nom de Dieu, fais-moi porter dans la cité.) »40. Cet ami n’est autre que Tydée, le chevalier le plus vaillant de l’armée grecque, qu’Atys ne condamne pas pour son coup fatal. Une nouvelle émotion éclate : le Grec est ébranlé d’avoir tué un adversaire jeune et désarmé ; il pleure en invoquant, à son tour, « Dex »41. Se reprochant amèrement son geste réflexe – et défensif, puisqu’Atys l’attaquait – il accepte de faire transporter aussitôt le corps du mourant dans la cité, s’inquiétant pour le devenir physique et honorifique d’un tel vaincu – « que nel manjucent chiens ça fors (pour que les chiens ne le mangent pas là dehors) »42. Ce climat émotionnel est digne d’une épopée, avec la différence que les qualités qui favorisent le rapprochement entre les guerriers des deux camps ne sont pas d’ordre militaire, mais humain. Tydée est ému par l’ardeur juvénile de sa victime, son étourderie et son incapacité à saisir une menace quand elle se présente, et non par ses éventuelles aptitudes chevaleresques. D’autre part, il est vrai qu’Atys est un Roland de roman par son « maltalent »43, éveillé, justement, devant le défi de mener un combat inégal. Irrité de voir que le grand Tydée l’évite, et qu’il raille sa verdeur au lieu de prendre au sérieux sa chevalerie, il a hâte de prouver qu’il est homme à respecter. Ce qui offense le plus Atys est, sans doute, le ton condescendant de l’adversaire, et la distinction nette que celui-ci établit entre deux émotionologies masculines – celle des guerriers et celle des amants. Aussi ne peut-il essuyer cet émotif blessant entre tous : « en chambres es uncore boens, / de tei combatre n’est pas tens. (tu peux rester dans les appartements des dames, il n’est pas encore temps

mouvement de la grande roue dont Dieu est le centre. », J. Delumeau, Le Péché et la Peur…, op. cit., p. 174. Une christianisation de Fortune similaire à celle de Boèce s’opère à travers le discours d’Ismène, qui subordonne la « bone hore » à Dieu. 39  La mort d’Atys et les présages d’Ismène sont des motifs qui évoquent et actualisent l’atmosphère sombre de la Thébaïde : « Stace n’est pas le premier qui ait imaginé cette scène du meurtre d’un fiancé dans une guerre. Mais Stace est le premier qui ait donné tant de développement à un épisode touchant, quelquefois puéril. », L. Legras, Étude sur la Thébaïde de Stace, op. cit., p. 102-103. 40  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6729-6730, p. 438. 41  Ibid., v. 6708, p. 436. 42  Ibid., v. 6738, p. 438. 43  C’est Lewis Gary Donovan qui suggère ce parallélisme entre l’ardeur juvénile d’Atys et l’impétuosité guerrière de Roland ; voir ses Recherches sur le Roman de Thèbes, Paris, SEDES, 1975, p. 153 sq.

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pour toi de combattre.) »44. Or, c’est toujours dans la chambre des dames qu’Atys finit par se retrouver avant de perdre sa vie, comme pour révéler qu’il ne saurait appartenir, émotionnellement, à un autre espace. Malgré l’héroïsme qu’il s’attribue au moment du dernier bilan – fier d’être tué par « celui […] qui est flour de chevalrie (celui […] qui est la fleur de la chevalerie) »45 – Atys échoue, désarmé, aux pieds des dames, et ne suscite que pitié et regret. Aucune admiration pour sa mort héroïque, aucune émulation, ne viennent nimber son profil émotionnel. Le conteur s’oriente graduellement vers l’amante perdante, Ismène, qui est épaulée par l’amante première – perdante aussi – Jocaste. Atys ne peut pas mourir sans revoir Ismène, et c’est la mère de celle-ci qui rend les dernières retrouvailles possibles, en relayant sa propre mère : « Amis », fait Jocaste, « veiez t’espose, / la chaitive, la dolorouse ! (Mon ami, lui dit-elle, voici ta fiancée, la malheureuse, l’infortunée !) »46. Cet appel aux dernières retrouvailles est un clin d’œil efficace pour le lecteur, qui comprend que Jocaste aussi a vu son mari enterré (deux fois !), et qu’elle reste sensible au spectre des émotions érotiques. Elle éprouve de l’empathie envers son (ex-futur-)gendre et sa fille, et respecte les vœux de chacun. Après tout, la reine de Thèbes ne s’est rien arraché – et surtout pas le cœur. Secouru par Jocaste, Atys peut retrouver Ismène, qui rime ici avec « peine ». Le narrateur insiste sur la réussite de ces dernières retrouvailles et sur leurs implications émotionnelles profondes : Atys ne peut pas affronter la mort tout seul, et c’est la présence d’Ismène qui l’aide à… mourir. L’insistance de l’« enfant » à revoir sa bien-aimée est un émotif en soi, stylistiquement modelé pour agir sur la mémoire mythique du public, en y inscrivant à jamais cette femme qui est la dernière destination d’un homme : « prié lor ad a quelque peine / que li ameinent tost Ysmeine. / Ysmeine li est en la bouche, / l’amour de lié al cuer li touche ; / il demande sovent Ysmeine, / et Jocaste la li ameine. (il les a priés, non sans quelque peine, de lui amener bien vite Ismène. Le nom d’Ismène est dans sa bouche et son amour le frappe au cœur ; il réclame souvent Ismène et Jocaste la lui amène.) »47. La narration devient lyrique, et le rythme saccadé, impulsé par l’obsession Ismène, s’accorde gracieusement à cet amour juvénile, comme pour précipiter une atmosphère d’anticipation, voire d’évolution vers une fin heureuse. Et Atys voit Ismène. Le face-à-face désiré ne dure qu’un instant, mais c’est un instant assez dense pour faire aboutir et pour dénouer une vie : « Ovrit sez oils, si l’ad veüe, / atant l’alme est del cors eissue. (il ouvre les yeux, il l’a vue ; son âme 44  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6693-6694, p. 436. 45  Ibid., v. 6727-6728, p. 438. 46  Ibid., v. 6819-6820, p. 444. En réalité, le narrateur ne parle à aucun moment de l’accomplissement du mariage Ismène-Atys, qui est seulement un vœu d’amoureux. 47  Ibid., v. 6813-6818, p. 444.

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est alors sortie de son corps.) »48. Le narrateur ne dit pas si Ismène a eu le temps de rencontrer le dernier regard d’Atys et de le retenir. Confrontée à la mort, elle cherche simplement à renouer la communion avec son ami, et n’est pas prête à accepter qu’il soit devenu un corps, autre et mort. Elle essaie de perpétuer le lien de la façon dont elle l’avait tissé : en embrassant et en serrant Atys dans ses bras. Certes, la mort n’est pas un émotif (en soi), quand elle est involontaire. Mais elle produit chez Ismène une émotion presque fatale. Dès qu’Atys a rendu l’esprit, Ismène manque de « fume » et « aleine »49. On dirait que deux souffles, deux âmes, s’exhalent en même temps. En effet, le corps d’Ismène présente tous les symptômes de la mort : pâleur50, froideur51, raideur52, insensibilité53. Mais une veine continue à battre54. La vie, latente, continue. Ismène n’est pas une Aude, elle n’arrive pas à désirer sa mort assez pour mourir sur-le-champ55, ni à penser véritablement qu’il n’y a plus de vie « après [son] Roland » ; c’est une autre communauté émotionnelle qu’elle se doit de trouver, où une amante, tout en continuant à aimer son défunt, puisse rester vivante. Loin de succomber à la souffrance, Ismène commence sa remontée. Empathique, Antigone demeure auprès de sa sœur, et passe son temps à lui prodiguer des consolations. Mais, au début, Ismène est inconsolable : « del conforter nen est leus, / car ele ne l’aime pas a jeus. » (tout réconfort est inutile, car son amour n’était pas un jeu.) »56. À son sens, aimer sérieusement, quand on voit son amant sur le lit de mort, c’est jouir du droit de hurler et larmoyer « come desvee (comme une folle) »57. De son côté, le narrateur entend susciter la pitié ; il prépare l’acheminement de cet amour, déjà avéré, vers de plus graves cimes. Lorsque l’inconsolée Ismène se remet de son coma, elle n’a plus qu’une pensée : rester auprès de son amant. Dans un premier temps, Jocaste l’empêche de se rapprocher du corps, car elle craint que les pâmoisons ne s’enchaînent de trop près. Mais Ismène est une jeune femme fougueuse, qui ne se laisse pas raisonner. Sa tendance à l’émancipation – d’abord sexuelle – se précise d’une façon radicale : 48  Ibid., v. 6821-6822, p. 444. 49  Il s’agit, en traduction, du « souffle » et de l’« haleine », ibid., v. 6832, p. 444. 50  Ibid., v. 6837, p. 444. 51  Ibid., v. 6838, p. 444. 52  Ibid., v. 6835, p. 444. 53  Ibid., v. 6834, p. 444. 54  Ibid., v. 6839-6840, p. 444. 55  Sa sœur, en revanche, est parfois capable de cette performance épique : le manuscrit A, rédigé vers la fin du xiiie siècle, montre Antigone succomber à la nouvelle de la mort de son amant ; c’est Amour qui porte alors la responsabilité de cet acte perlocutoire ; voir A. Petit, Aux Origines du roman…, op. cit., chap. « Aspects de l’influence d’Ovide sur les romans antiques du xiie siècle », p. 87. 56  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6803-6804, p. 442. 57  Ibid., v. 6800, p. 442.

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« molt tost comença a jurer, / si ja nel veit, sempres morra / et de doel ses cuers partira. (très vite elle se mit à jurer que si elle ne peut le voir, sur-le-champ elle mourra de chagrin et son cœur se brisera.) »58. Vue, Ismène veut voir ; la survie s’accroche, une fois de plus, à l’illusion d’une communion optique. Jocaste a l’habitude des désastres, elle a déjà perdu (les) deux hommes de sa vie. Son impulsion protectrice, son désir de veiller sur la santé de son enfant butent contre une émotionologie qui prescrit le droit à l’expression de la souffrance, à la proximité du mort, voire de la mort, pour celui qui aime. Jocaste accepte le chantage sentimental d’Ismène (si tu m’éloignes d’Atys, je trépasse) et lui accorde le loisir de s’exprimer pleinement, pour la dernière fois, espérant probablement qu’un épanchement définitif de la douleur lui sera plus bénéfique qu’une anesthésie transitoire. Tout en croyant éviter le pire, Jocaste semble respecter l’amour et le deuil d’Ismène plus que sa vie ou son bonheur. Comme autorité émotionnelle, elle se laisse donc fléchir dans le sens de la rectitude sentimentale et non de la santé mentale de sa fille. À l’époque où elle perdait Œdipe, elle avait appris que le sommeil pouvait amorcer la résilience et l’oubli de la perte subie – mais elle sait aussi, à présent, combien la vigilance de l’esprit est plus importante que l’apaisement d’une douleur. Aussi encourage-t-elle sa fille à embrasser le point de vue le plus lucide, le plus éveillé, le plus vrai sur la réalité. Pour rendre son dernier hommage à Atys, Ismène est flanquée de trois chevaliers qui l’aident à traverser la foule sans s’écrouler, et arrive, grâce à eux, devant le cercueil. Comme le visage est pour elle la meilleure métonymie d’Atys, elle le dévoile et l’embrasse « cent feiz »59, sans se focaliser sur la bouche. Cette face tout entière, devenue publique, lui est réservée de par la nature du lien (quasi) conjugal. C’est à Ismène de demander aux yeux de se rouvrir, à elle de les toucher aussi souvent qu’elle le désire. La légitimité de ces gestes est d’ordre affectif plutôt qu’institutionnel, et personne ne trouve juste de lui rappeler qu’elle est seulement la fiancée, et non l’épouse d’Atys. Sentimentalement, elle est bien la veuve du trépassé, et son planctus s’accorde à cet état émotionnel, comme pour remplacer l’état civil : « Et n’est merveille si je plor, / car perdu ai mon bon seignor. (Et il n’est pas étonnant que je pleure, car j’ai perdu mon cher époux. »)60. C’est l’heure de la vérité du cœur, et Ismène trouve un moyen rituel de formuler une déclaration d’amour sans en avoir l’air : « seignor avoie a mon talant. » (j’avais un époux selon mon cœur.)61. Le « talant » traduit ici l’affect dans une expression conventionnelle et autorisée, 58  Ibid., v. 6944, p. 450. 59  Ibid., v. 6955, p. 452. 60  Ibid., v. 6989-6990, p. 452, nos italiques. 61  Ibid., v. 6991, p. 452.

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et s’insère correctement, sans défi, dans l’atmosphère cordiale générale. Ismène ne tient pas à se distinguer, par son amour, des autres endeuillé(e)s. Elle précise qu’Atys était aimé de tous et qu’elle a simplement essayé de l’aimer aussi, selon ses forces, sans lui appartenir. Ce souci de généraliser le deuil est une révérence à la foule, mais aussi le point de départ d’une litanie qui, après avoir suscité au plus haut point l’empathie collective, peut se tourner légitimement vers l’amant Atys et l’honorer d’un dernier regard rétrospectif. Le talant d’Ismène semble teint du regret d’avoir refusé l’intimité à un homme si aimant et méritoire, même si ce refus est publiquement valorisant. La notion de péché, qu’elle essayait de démonter devant Antigone quand elle affirmait être prête à coucher avec son fiancé, n’a plus de sens à présent ; il n’est plus pertinent d’insister sur la droiture ou la désinvolture d’un vécu amoureux, et Ismène n’insiste plus. En revanche, les circonstances familiales et même politiques de cet amour inaccompli acquièrent un accent particulièrement touchant. Ismène sait qu’en évoquant la mère d’Atys, dont elle avait déjà anticipé la douleur dans son rêve prémonitoire, elle touche la corde sensible de tous les spectateurs de son deuil. Et là-dessus, elle insiste bien : « De ta miere, que porrai dire ? Assez avra tout tens mais ire ; / ja, a nul jor que ele vive, / n’avra mais joie la chaitive. (Et ta mère, qu’en dire ? Un profond chagrin ne la quittera plus ; jamais plus, aucun jour de sa vie, elle n’éprouvera de joie, la malheureuse.) »62. La maternité dolente devient le dénominateur commun aussi bien que le standard émotionnel de cette communauté où la femme a le fin mot (et le fin silence, si l’on pense à Jocaste !) de l’histoire. Sûre d’émouvoir, Ismène parle de l’avenir de son couple, devenu un monde impossible, en faisant jouer une politique pacifique et sentimentale : elle précise qu’Atys voulait l’emmener dans son pays, dans sa famille, après la fin de la guerre. Il était fils unique63, héritier unique64, et, à ce double titre, il sera regretté de façon unique. Ismène fait vibrer, une fois de plus, les émotions parentales, et finit par se considérer comme l’amante / veuve unique de son amoureux, en lui sacrifiant, par un deuil définitif, le reste de sa vie, comme le feraient et le feront, selon elle, les parents d’Atys. Cette façon de se rapporter à l’amour exclusif des parents, pour modeler ses propres émotions amoureuses, finit par annuler la distinction sociale et morale entre les deux types d’amour, en démontant, subrepticement, le sens de l’inceste et en suspendant la différence spécifique de la sexualité. Devant la mort, toutes les amours se fondent sur une même émotionologie du manque, 62  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 7009-7012, p. 454. 63  Il a une sœur, unique aussi ; les qualités exceptionnelles de cette sœur sont mises en lumière ibid., v. 7015-7016, p. 454. 64  Pour les questions liées à l’héritage, c’est le père qui sert de repère émotionnel, ibid., v. 7005-7008, p. 454.

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comme on le voit déjà dans la Vie de saint Alexis, qui précède le roman de quelques décennies (si l’on se rapporte au manuscrit de Hildesheim). Ismène s’oriente peu à peu vers une communauté émotionnelle plus ample que la famille, plus généreuse que l’alliance matrimoniale ou politique, simplement sacrée, dont l’auctoritas n’est autre que Dieu. Les liens corporels perdent leur raison d’être, lorsque la jeune femme constate les dégâts déjà visibles du corps de son bien-aimé65. Ce désinvestissement émotionnel porte Ismène à investir les valeurs spirituelles, et elle trouve le moyen le plus spontané et le plus rituel de s’abandonner à ce nouveau talant : « a l’alme face Diex merci ! (que Dieu prenne pitié de ton âme !) »66. Pour une fois, la prière n’est point un simple réflexe verbal. Elle prend tout son poids dans ce climat de deuil frais et vrai67. L’invocation d’un Dieu de miséricorde, qui puisse accueillir l’âme d’Atys, est le premier degré de dépassement de l’amour humain. Et Ismène va plus loin : elle s’en prend à la Mort. Son deuil atteint un degré d’universalité68 qui transcende les époques et les religions : « A ! Mort […] / cels qui s’entraiment tu dessevrez ; / grant doel ad qui son amy pert, / joie del siecle a doel revert. (Ah ! Mort […] tu sépares ceux qui s’aiment ; elle ressent un grand chagrin, celle qui perd son ami, toute sa joie de vivre se transforme en douleur.) »69. Une païenne pourrait très bien, dans un roman du XIIe siècle, accuser véhémentement un dieu, Saturne par exemple, d’avoir infligé la mort à son ami ; mais Ismène n’est pas une païenne ordinaire70. Elle ne mêle guère sa foi à ses reproches. Au contraire, malgré la souffrance, elle reste parfaitement capable de distinguer la force qui sépare les amants – qu’elle appelle Mort – de l’entité qui peut sauver les âmes – qu’elle appelle Deus. Avec elle, la Mort s’oppose à Dieu comme l’obscurité à la lumière, comme la fin à l’éternité ; Ismène a un sens manichéen de la transcendance. 65  Plusieurs allusions focalisent la dégradation imminente du corps, allant de la pâleur (v. 6951, p. 450) à la putrescence (v. 6976 et 6972, p. 452). 66  Ibid., v. 6968, p. 452. 67  « Dans le cas d’Ismène, personnage pieux, on trouve le seul passage où quelqu’un prie pour le salut spirituel. »,  Gabrielle Oberhänsli-Widmer, « Les  Plaintes funèbres du Roman de Thèbes », MarcRené Jung (Hrsg.) : Studi francesi e provenzali 1984-1985, L’Aquila, Japadre, 1986, p.  65-91, ici p.  71.  En même temps, la chercheuse remarque que la complainte d’Ismène sur son fiancé Atys est le plus fortement influencée par le planctus antique, ibid., p. 73. 68  Cette universalité relève de la rhétorique : la lamentation funèbre est une forme littéraire qui a son format médiéval ; Geoffroy de Vinsauf, dans sa Poetria Nova, se lamente pareillement sur la perte de Richard I ; l’invocation de la Mort fait partie des procédés les plus courants ; voir Velma Bourgeois Richmond, Laments for the Dead in Medieval Narrative, Pittsburg et Louvain, Duquesne University Press et E. Nauwelaerts, 1966, p. 18. 69  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 6977 et 6982-6984, p. 452. 70 Étymologiquement, le « paganus » est « l’homme du pagus, le paysan » ; or, depuis Constantin, les païens ordinaires sont considérés comme « un reliquat rural, objet du mépris des citadins », J. Baschet, op. cit., p. 75.

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Dès qu’elle évoque la joie del siecle, cette veuve célibataire conçoit aussi l’autre pôle émotionnel : la vie de religieuse. Certes, l’anachronisme est flagrant71, mais le narrateur n’hésite pas à faire d’Ismène une nonne chrétienne. Dans le roman, un tel devenir n’a rien de mystique. Il se traduit par une simple déclaration d’intention – et d’émotion : « Nonain serai, vivrai sous regle, / car n’ai mes cuer d’icest siecle. ( Je serai religieuse, je vivrai sous une règle, car ce monde ne me dit plus rien.) »72. Le désintérêt pour le siècle et ses joies est, bien entendu, un effet de la perte amoureuse. L’alternative d’une vie sous regle se présente comme une soupape de sûreté73, mais aussi comme un refuge contre le péché de mélancolie74. Il est vrai que, dans les premiers siècles chrétiens, l’Église « a accepté l’existence de vierges consacrées et de veuves vouées à une vie ascétique »75 ; en revanche, la situation des abbayes de moniales devient de plus en plus fragile à l’époque de la réforme76. Il faut un héros-enfant, comme Atys, et une héroïne émancipée comme Ismène pour que le vraisemblable romanesque rejoigne le vraisemblable historique.

71  À  lire de tels passages, « on serait en droit de penser que les hommes de l’Antiquité sont déjà des hommes du Moyen Âge, avec la même foi, et que les romanciers ne peuvent ou ne veulent faire aucune différence entre les civilisations et les religions. », opine Guy Raynaud de Lage en citant le fragment qui porte sur la conversion d’Ismène, dans son ouvrage Les Premiers romans français et autres études littéraires et linguistiques, Genève, Librairie Droz, 1976, p. 153. Le propos est à nuancer, pour d’autres séquences ; mais « l’inspiration religieuse » (loc. cit.) de cet épisode reste incontestablement chrétienne. 72  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 7061-7062, p. 456. 73 Au sujet du veuvage, G. Duby précise que « l’Église officielle ne condamnait pas, comme les hérétiques, les secondes noces. Mais les rigoristes, tel Guibert [de Nogent], réputaient l’état de veuvage, inférieur certes à la virginité, cependant, comme l’affirmait saint Jérôme, beaucoup plus méritoire que l’état conjugal. Cette femme [la mère de Guibert], comme sainte Ide, choisit de s’imposer les obligations particulières exigées des membres de cet ordo. La première était de soulager l’âme en peine du défunt par des pratiques pieuses. […] Sa condition de veuve impliquait aussi le jeûne, l’assiduité aux offices liturgiques, une prodigalité surtout dans l’aumône. », ID., Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 156-157. 74  « Au début du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor définit l’acédie comme une “tristesse née de la confusion de l’esprit, de l’ennui et de l’amertume immodérée de l’âme”. », C. Casagrande, « Quand la mélancolie était un péché », trad. S. Bonucci, L’Histoire, 285 (2004), p. 10-12, ici p. 11, disponible sur le site http://medieval.mrugala.net/, consulté le 27 août 2017. 75 Robert-Henri Bautier, « De la Recluserie au chapitre de dames nobles. Les abbayes de moniales de Lorraine et spécialement Notre-Dame de Bouxières-aux-Dames », La Femme au Moyen Âge, dir. G. Duby, éd. Michel Rouche et Jean Heudin, Maubeuge, Jean Touzot, 1990, p. 99-104, ici p. 100. 76  Les historiens soulignent « la réaction brutale de la part des réformateurs de la fin du XIe siècle et du début du XIIe. C’est alors que toutes les abbayes de femmes du domaine royal furent l’objet de véritables coups de force qui aboutirent en bien des cas à la dispersion des communautés et à l’absorption de leur patrimoine par les monastères masculins : qui ne connaît le sort du monastère d’Argenteuil d’Héloïse, liquidé par saint Denis ? […]  En 1139, le concile de Latran entendit encadrer très étroitement le courant monastique féminin. Seuls Fontevraud et les Gilbertines de Sempringham trouvèrent grâce. », ibid., p. 100.

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Dans la réalité du récit médiéval, l’investissement qu’Ismène demande à son frère, le roi, est de nature matérielle77 – une abbaye féminine78 – mais aussi de nature spirituelle : « por tei traist grant peine et grant luite : / fai bien a l’alme, molt lui coïte. / Asmoigne en avras et grant los / se sa alme ad ja par tei repos. (pour toi il a beaucoup peiné, beaucoup lutté : fais du bien à son âme, sans tarder. Tu auras fait une œuvre pie et acquis un grand renom, si son âme trouve grâce à toi le repos.) »79. La rédemption des morts par la prière des vivant(e)s est une idée proprement chrétienne, qu’Ismène met habilement à profit en orientant l’attention de son frère, le roi Étéocle, vers des valeurs séculières comme le los. Sa tentative de susciter chez lui non seulement des émotions mondaines, mais aussi le sens de la responsabilité pour la rédemption de ses chevaliers, revêt une forme conventionnellement efficace. Un détail frappe le lecteur moderne : dans le plaidoyer d’Ismène, il y a un rapport d’équivalence émotionnelle entre l’amour du héros pour son roi et… la fondation d’une abbaye royale en son honneur – autrement dit, entre le sentiment et le bâtiment : « Athes t’ama molt en sa vie, / faic ci por lui une abbeïe. (Atys t’a beaucoup aimé de son vivant, fonde ici pour lui une abbaye.) »80. L’idée de réciproquer un amour par la construction d’une église ne correspond plus aux lois sentimentales de notre époque, et projette un éclairage exotique des premiers affects romanesques. Non contente de l’octroi de ce don exorbitant, Ismène appelle, en outre, à une conversion en masse81. L’âme de son amant devient une priorité générale : les hommes pleurent82, les femmes – en particulier cent pucelles « de prez et de parage (de grande valeur et de haut rang) »83 – se voilent. Quant au roi, il fait plus que le strictement nécessaire : il garnit l’abbaye de toutes sortes de biens, et

77  Ce détail ne doit pas étonner : « les monastères de femmes sont nombreux, mais souvent de petite taille ; leur recrutement se limite le plus souvent à des filles de noble lignage car il faut une dot pour entrer au couvent. », S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 114. Très noble, un peu veuve et un peu orpheline, Ismène demande pratiquement une dot à son frère le roi… 78  Il convient d’évoquer ici, avec G. Duby, les contraintes masculines du vécu monacal féminin : « On commençait de condamner les monastères doubles d’hommes et de femmes où la supériorité du masculin était mise en cause, à proposer des formes nouvelles de vie spirituelle propres à détourner des sectes déviantes ces foules de femmes nubiles, privées de maris, à les reléguer dans les béguinages et, par de plus rudes formes d’exclusion, à les mettre hors d’état de nuire, comme les lépreux. » ; autrement – et majoritairement – l’idéal restait, pour l’Église comme pour les seigneurs féodaux, de « placer les filles sous le contrôle d’un époux. », ID., Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, op. cit., p. 228. 79  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 7069-7072, p. 458. 80  Ibid., v. 7065-7066, p. 458. 81  Le motif de la « mort convertisseuse » est présent dans les écrits des Pères, de saint Pacôme et saint Basile à saint Augustin et saint Benoît ; il est développé également au xiie siècle, dans la théologie de saint Bernard et d’Aelred de Riévaulx ; voir J. Delumeau, Le Péché et la peur…, op. cit., p. 64-66. 82  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 7083-7086, p. 458. 83  Ibid., v. 7090, p. 458.

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transforme le refuge monastique en une corne d’abondance84. Compte tenu de la diachronie où s’inscrit la tradition manuscrite de Thèbes, il est pertinent de relever ici « l’attention portée par les Cisterciens aux femmes et à leur vie spirituelle, attention devenue manifeste dans les dernières décennies du XIIe siècle. »85. C’est surtout entre 1190 et 1250 que « l’ordre féminin connaît un immense succès : […] ce ne sont pas moins de quatre-vingt-huit abbayes de femmes qui voient le jour. »86. Le roman anticipe donc cette situation singulièrement propice aux filles de bonne famille désirant échapper à l’émotionologie du mariage, avec ses alliances stratégiques. Il crée un monde possible qui ne manque ni de Dieu, ni d’institutions terrestres – pour répondre au talent féminin. Assouvi ? Détourné ?… Le Roman de Thèbes ne va pas au-delà du seuil de la vie claustrale : une fois voilée, Ismène disparaît. Son amour a réussi : il a ému une partie du monde, en donnant un sens chrétien à l’accident biographique. Le talant charnel, dont Jocaste et Œdipe signaient déjà l’échec, s’épure grâce à cette fille devenue nonain87, il devient un désir – collectivement, exemplairement – spirituel. Il est significatif de replacer cette émulation dans son contexte proprement antique, que le roman respecte, à sa façon : « le grand mouvement d’ascétisme chrétien commence par les femmes vouées à la virginité et ne s’adresse qu’à partir de la fin du IIIe siècle aux hommes simplement voués à la continence »88. L’Ismène de la Thébaïde gardait, elle aussi, sa chasteté, après un tête-à-tête décisif avec le / la mort ; la continence ne touche, elle, qu’Œdipe le malheureux, qui n’en tire aucun profit (virilement) exemplaire… En fécondant les champs sémantiques du deuil romain, le Roman de Thèbes déploie généreusement l’esprit du XIIe siècle (déjà) romanesque : il s’ouvre à l’émotionologie des larmes comme traits d’union – sur la terre plutôt qu’au ciel

84  Ibid., v. 7073-7082, p. 458. Le XIIe siècle est aussi l’époque de Suger, pour lequel l’efficacité des rites est une affaire d’éclat et d’harmonie esthétiques ; voir, par exemple, sa description de l’acte sacré accompli, à Saint-Denis, par le pape Innocent II : « Parvenu à la basilique des saints, tout éblouissante de couronnes d’or, dans l’étincellement des pierres précieuses et des perles cent fois plus brillantes que l’or et l’argent, il célébra de façon toute divine les divins mystères. », Suger, Vie de Louis VI Le Gros, éd. et trad. Henri Waquet, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1929, p. 265. La divinité est ici une question de lux(e) et / ou de luminosité. 85  Brian Patrick McGuire, « Les Mentalités du Liber visionum et miraculorum de Clairvaux », Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, dir. Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, introd. par J. Le Goff, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 138-139. 86 S. Cassagnes-Brouquet, La Vie des femmes au Moyen Âge, op. cit., p. 119. 87  Il convient de rappeler ici que saint Bernard recommande aux adeptes de la vie monastique de suivre leur vocation sans hésiter et sans se laisser émouvoir par leurs familles – susceptibles de déconseiller un tel sacrifice. Sur le motif du rejet de la famille terrestre dans la théologie du XIIe siècle, voir C. Walker Bynum, Jesus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, op. cit., notamment p. 146. 88  C’est J. Le Goff qui développe cette vision, en s’appuyant sur les travaux d’Aline Rousselle ; voir ID., L’Imaginaire médiéval. Essais, op. cit., p. 141.

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– et diffuse une image de la rédemption communautaire proche au Roman de Dieu et de sa Mere : la voie du salut n’apparaît pas […] comme une expérience individuelle (mouvement vertical) ; celle-ci est soutenue par un vécu collectif (tendance horizontale). Les pleurs peuvent contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté89.

Grâce au Roman de Thèbes, le couple s’inscrit désormais dans l’émotionologie de la famille chrétienne au sens large, et la fille de l’inceste survit, grâce à ses larmes, rédimée par un régime religieux à la fois doux et rigoureux. Avec Ismène, Dieu est cette veine qui continue à palpiter, quand le corps se refroidit : la vie après l’amour. Fort de ses horizons d’ores et déjà féconds, l’utérus du premier roman devient la matrice d’une communauté émotionnelle prête à enterrer, au blanc de la paix, les morts et les obsessions d’un passé épique : l’ost des femmes fait son entrée dans la littérature française, avec son arsenal reposant sur la rhétorique de l’amour. C’est l’ère d’une aube nouvelle, qui établit un rapport génésique entre l’émotionologie de la mort et celle du transport, entre l’état de homo emortuus et l’être de homo emotus, en passant par la réalité fluide de la trace90. Essai de translatio studii : dernier volet Studium Antigones Émotions de base : l’amour, la fraternité ; une jalousie érotique envers sa sœur ; un nuage de pudeur. Règles émotionnelles : coudre les vêtements de l’amour. Style émotionnel : passionnément patient. Communauté émotionnelle : celle des femmes qui essaient de rapiécer la paix, sans sagesse, sans témérité. Émotif structurant : parler d’amour avec sa sœur, aimer avec sa (future ?) belle-sœur.

89 C. Van Coolput-Storms, « Démarche persuasive et puissance émotionnelle : Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes », art.  cit., p.  93.  Corne d’abondance et vallée des larmes se déclinent sous les auspices du même climat affectif. 90 P. Ricœur, Temps et récit, tome III, Le temps raconté, op. cit., n. 1, p. p. 282-283.

3. Les filles de l’inceste. Couples de par Dieu

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Antigone : proposition de monde « Je suis vierge et j’aime mon ami. Il porte des plumes pour moi, je l’admire et je ris. Mon écriture ? Je la couds. Ma vérité ? Je suis plus que la fille d’Œdipe et Jocaste. Je sais dénouer les Furies ! Broder la paix. Et la vie. »

Studium Ismenes Émotions de base : l’amour, la soif d’avenir. Règles émotionnelles : pleurer toutes les larmes de son corps ; se tourner vers le salut de l’âme ; se marier pour faire l’amour et la paix. Style émotionnel : passionnel, prêt à toutes les métamorphoses : frôlant Aude et Yseut, elle « trouve » son art de survivre à l’aimé – pour l’éterniser. Communauté émotionnelle : celle des femmes aimées, fatales et aimantes. Émotif structurant : fermer les yeux à Atys et prendre le voile, en entraînant une centaine de filles gentes sur son chemin. Ismène : proposition de monde « Ma réalité est celle que j’aime créer. D’amour et de foi. De faiblesse. Ou de moi. Je désire un homme – il me désirera. Je veux l’épouser – il m’épousera. S’il meurt, bien sûr que je pleure. J’exige une abbaye et le roi me la donne. Ma mère a aimé mon père, elle comprend. Je n’ai ni honte, ni tourment. Je suis la femme qui sera. L’amour mûrit si je prie. La paix plane si je suis. »

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E

n tournant la page du paysage, nous nous proposons de contempler, une fois de plus, ces tombeaux émotionologiques qui recèlent la matrice d’une littérature déjà vénérable. Aurions-nous trouvé, au cœur de ce corpus liminaire, du plaisir ? de la jouissance esthétique ?… Prévenue par Roland Barthes sur la dichotomie entre textes de plaisir et textes de jouissance, nous revenons à sa tentative de cerner, au fil de la lecture, cette polarité émotionnellement pertinente : Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage1.

Or, ce que les premiers récits francophones projettent, comme climat émotionnel, est un conformisme paisible qui, tout en confortant les attentes culturelles de son public-cible, déroute le lecteur (accidentel !) de nos jours, le mettant face à face avec la mort, avec l’autre, avec… Dieu. En effet, d’Eulalie à Jocaste, en passant par Alexis et Roland, les mondes possibles investis par les protagonistes se déploient sous un ciel chrétien, mais ouvert à des divinités antiques susceptibles de consolider le credo consensuel de l’époque, dans un esprit de recyclage pragmatique. Eulalie rejoue Pégase en animant le paradis d’une animalité féminine et virginale (la colombe), Alexis et sa pucelle vivent le rêve ovidien de Pyrame et Thisbé dans un au-delà éclectique ; Roland « ne diffère des héros d’Homère que par son armure. Par le cœur, il est le frère d’Ajax ou d’Achille »2, tandis que Jocaste peint un sourire pacifique sur les lèvres de son aïeule furieuse. Consolatio3 et rebondissement : tel est le secret (révélé) de ce flux de réécritures où le « merveilleux mythologique non seulement subsiste, mais même est

1 R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 25-26. 2 E. Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Genève / Paris, Slatkine Reprints, 1983, p. Xl. 3  Sur la consolatio philosophiae comme empreinte médiévale sur la matière œdipienne, voir A. Adler, « The Roman de Thèbes, a Consolatio Philosophiae », art. cit., p. 257.

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introduit là où il n’était pas justifié »4. Ces œuvres fermées, ces textes de plaisir que sont les premiers récits médiévaux, dans le contexte de leur réception savante – où la coexistence de données contradictoires ne choquait pas – deviennent, pour le lecteur du XXIe siècle, un beau défi jouissif. On accumule volontiers les détails qui détonnent avec le cadre théologique : Maximien réussissant son coup d’épée contre sainte Eulalie, la vierge épouse de saint Alexis parvenant, in fine, à consommer son mariage, Charlemagne tournant le dos à la dernière annonciation du texte, Jocaste jouant à l’entremetteuse pour faire la paix par l’amour… et les mondes s’entrechoquent, non plus possibles, mais émotivement saisissants, du risible au dérisible. Les tombeaux de sens appellent le lecteur à l’aventure de l’interprétation, aux sens musical (en partition) et académique (en contextualisation) du terme. En interrogeant les limites de la lecture, Umberto Eco se demande pertinemment : Que se passe-t-il quand le lecteur, en identifiant des structures profondes, met en lumière quelque chose que l’auteur ne pouvait pas vouloir dire et que pourtant le texte semble exhiber avec une absolue clarté ? On frôle ici la limite très mince qui sépare la coopération interprétative de l’herméneutique – et, par ailleurs, le propre de l’herméneutique, n’est-ce pas d’assumer la découverte dans le texte de la vérité qu’il offre, laisse entrevoir, transparaître5 ?

Les émotionologies que nous avons tenté de dégager relèvent justement de ces structures profondes qui font vivre le texte au-delà des limites explicites de son idéologie, dans les marges de liberté qu’il concède à son Lecteur Modèle aussi bien qu’à ses personnages. Les quatre œuvres narratives soumises à notre attention confrontent leurs sujets à la vérité – à confirmer ou à rejeter – de la mort de soi6, imminente, frémissante, évitable. Eulalie l’accepte et la vit sur-le-champ ; Alexis l’intègre tout doucement et la digère par écrit ; Roland fonce dessus et y plante sa signature symbolique, des gants à l’olifant en passant par l’épée ; Laïus la rejette et la subit à contre-destin, en condamnant Œdipe à une fin violente, qu’il projette à son tour sur ses fils, malgré les efforts déployés par Jocaste pour défendre la vie. Devant une mort plus ou moins « apprivoisée »7, les récits qui s’inscrivent pour la première fois dans le champ vernaculaire francophone prévoient des rites 4 E. Faral, Recherches sur les sources latines …, op. cit., p. 5 U. Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 230-231. 6  Nous faisons allusion ici au syntagme rendu célèbre par P. Ariès, sans le prendre dans le sens nettement historicisé qu’il lui avait assigné en situant le « déplacement du sens du destin vers l’individu » à la fin du Moyen Âge. Voir ID., L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977. 7 Pour P. Ariès, la « mort apprivoisée » représente le premier grand moment de l’histoire des mentalités, où le mourant est censé se montrer coopérant, en participant activement aux cérémonies collectives

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de passage, des normes comportementales, des scripts émotionnels. Et pourtant, la ritualité du texte n’exclut pas une certaine désinvolture dans ce rapport du sujet avec le code – invitant à une approche stylisée, personnalisée, voire originale de la mort. Selon toute apparence, la spontanéité, au seuil de la littérature française, est un prêt-à-porter8 révélateur, conduisant de la singularité du moi à la validité culturelle du soi. Chaque moi, quelque non-conformiste qu’il se révèle dans le récit littéraire d’une situation-limite, semble refléter la puissance d’un Surmoi à braver, dompter, assimiler : Dieu. En effet, que le sujet s’appelle Eulalie, Alexis, Roland ou Antigone, qu’il appartienne à un passé chrétien ou païen, il est toujours prêt à crier : Deus ! dès qu’il se sent débordé par une émotion, fût-elle louable ou condamnable. Seule une lecture respectueuse de l’altérité de chacun de ces modèles humains permet de sauver le personnage derrière les automatismes d’un langage orant, orienté par défaut vers le Verbe. En revanche, Dieu est rarement un personnage dans le corpus de ces premières œuvres narratives. S’il assume une forme de présence physique (à travers la voix) ou métaphysique (par une référence à l’accueil des âmes), ceci est plutôt exceptionnel (on a une statue qui parle dans la Vie de saint Alexis et une phrase sur l’accueil de Roland dans les cieux de la Chanson), par rapport aux autres créatures de l’au-delà (vifs démons, archanges, dieux païens) : en général, il s’incarne dans un appellatif direct ou indirect, et se borne à exprimer une émotion qui le prend vaguement à témoin, comme le ferait pour nous une interjection (Tiens ! Dis donc ! Allez !) adressée à un genre d’alter-ego susceptible de théâtraliser notre vie intérieure. Or, du nom à l’interjection, de la foi à l’émotion, c’est l’histoire d’une véritable émancipation qui s’écrit, en prenant Dieu à la légère et en entérinant, par la littérature, la désacralisation progressive et de plus en plus assumée du monde des affects.

liées à son futur trépas. Le syntagme est à utiliser avec prudence par rapport aux textes de notre corpus, puisque les sujets ne sont pas des « mourants » ordinaires, mais uniquement des mortels en danger… de mort, qui ne tiennent pas à s’inscrire dans un conformisme social étroit. 8  Dans une étude sur l’improvisation du meurtre au XIIe siècle, J. Rider observe judicieusement que, pour l’homme moderne comme pour l’homme médiéval, la spontanéité est le contraire de l’originalité, puisque, « in the heat of improvisation, at the moment of murder and death, we do not have time to think, and the gestures and words that come to us spontaneously and as if they were natural are likely to be those most ready to hand and tongue, the most generic ones possible, the ones that are offered to us ready made by our cultural models. It is only when we have time to reflect and criticise that we can create original and complicated behaviours. », ID., « Like Lambs to the Slaughter : Improvising Murder in the Twelfth Century », Bulletin for International Medieval Research, 9-10 (2005 pour 2003-2004), p. 23-39, ici p. 38. Notre exploration de la spontanéité dans la littérature médiévale française doit beaucoup à cette idée que les manifestations émotionnelles qui semblent les plus fraîches et les plus personnelles se révèlent, en réalité, le plus étroitement pré-déterminées.

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Toutefois, dire que Dieu ! est un émotif littéraire en voie d’institutionnalisation n’est pas lui dénier toute efficacité, bien au contraire. Quand un personnage crie Diex ! Dix ! Deus !, il change son propre état émotionnel, l’appréhende de façon intellective et le rapporte à un système de valeurs théologiques auxquelles il adhère globalement, avec le sentiment et non la catéchèse de la foi. Cette axiologie du sous-entendu, du liminaire, se construit mimétiquement et revêt des formes distinctes pour les agents féminins et masculins. Sans surprise, le grand modèle où se coulent les émotions des premiers personnages de notre corpus est Jésus ; ce qui peut déconcerter un lecteur moderne est la liberté que prend chacun des personnages-martyrs avec le référent mystique. Une véritable stylistique émotionnelle se profile à l’horizon de cette normativité assouplie, et cette stylistique est sexuée. Féminine, Eulalie entend rester belle et subir le martyre sans altérer son teint et ses éventuelles rondeurs (ne brûlant pas). Elle exécute une danse en deux temps, rythmée par la chute d’une tête et le surgissement d’un esprit. Son style est mouvant, volatile, gracieux. Il s’accorde au profil esthétique et symbolique de la figure de colomb, même si l’héroïne refuse les atouts d’une féminitude humaine. En revanche, Alexis est un bel homme qui refuse toute mise en scène de sa beauté. Noble et bien soigné, il cherche persévéramment à se défigurer, à se rendre répulsif, méconnaissable, tout en prêchant le minimalisme biosocial. L’une se réserve les émotions esthétiques large public, l’autre les émotions dogmatiques et privées. Certes, le modèle christique n’est pas actualisé dans ses lignes de force les plus subtiles – Eulalie et Alexis ne prient pas pour que la coupe soit écartée : ils s’accordent sans sueur ni sang à leur mort – ; toutefois, il s’actualise assez pour indiquer la pertinence d’un tel éclairage pour l’émotionologie maîtresse de leurs vies. Ainsi, le refus de parler sous la pression, de dire sa vérité9, caractérise bien les deux figures : l’une se détourne de toutes les offres païennes, l’autre interdit à tout un chacun l’accès à sa cartre. Le style émotionnel du martyr, dans chacune de ces situations, est en accord avec ses valeurs, et reflète une spontanéité bien préméditée, qui s’attache au ministère impersonnel de Dieu (avec Eulalie) et à la codification personnelle de la sainteté (avec Alexis)10.

9  On pourrait évoquer ici, par exemple, le style émotionnel inflexible, muet et détaché de Jésus devant Hérode (Luc 23, 9) ou devant Pilate (Mathieu, 27, 13-14). 10  « Il n’a existé au XIe siècle qu’un Alexis qui comptait cent vingt-cinq strophes de cinq vers chacune. », ce qui renverrait, justement, à Jésus-Christ : « Pierre Damien (1007-1072) a écrit une homélie pour le jour de la fête de Saint Alexis. Or ce saint théologien considérait que les vices dont les hommes étaient victimes à travers les cinq sens sont guéris par les cinq plaies du Christ. […] Il est difficile de ne pas reconnaître dans les réflexions mystiques de Pierre Damien un rapport avec la Fünfer-Obsession de l’auteur de l’Alexis. », Michel Burger, « Existait-il au XIe siècle deux versions de la Vie de Saint Alexis, une longue et une courte ? », Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. Jean R. Scheidegger, Sabine Girardet et Eric Hicks, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 173-181, ici p. 181.

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La veine hagiographique ne tarit pas lorsque la littérature se tourne vers la chanson de geste : ce n’est pas le genre qui fait l’émotionologie. À sa manière, Roland est un solitaire sinon un discret, et son ardeur légendaire le prédispose au conformisme affectif le plus scrupuleux. Quand il refuse de corner, il est aussi porté au martyre qu’Eulalie ou Alexis, même s’il subit d’une façon plus réaliste le vécu du Calvaire. Ainsi, le narrateur ne craint pas de rompre la corde sensible du public, et s’appesantit à souhait sur les émois liminaires de Roland, depuis l’éclatement de sa tempe et la soif jusqu’aux derniers émotifs que le héros prépare avec la lucidité d’un réalisateur de la mort. Quand l’épée et l’olifant sont correctement positionnés, de manière à équilibrer les émotions du triomphe et celles de la défaite, le talent du guerrier et le maltalent du mourant, le héros peut mourir. Et il meurt – en rendant son gant à Dieu, tout comme Eulalie rendait sa colombe ou Alexis sa cartre. La spiritualité est ici une histoire de foi, où la mort correspond à un bilan, un plaidoyer et un remerciement ultimes aussi bien qu’à une transition vers un niveau de réalité supérieur : on consacre, pour la dernière fois, un lien terrestre en voie de translatio mystique. Le premier roman n’amène pas un relâchement de l’émotion Dieu, mais introduit une certaine polyphonie dans son ressenti. Il n’est plus clair qui est le saint, car tout païen s’avise de crier Deus ! face à la mort, sans pour autant remporter la rédemption. Les repères émotionnels se brouillent, et les personnages de l’Antiquité, vus à l’aune du couple, connaissent une dynamique fluctuante, impulsée tantôt par les dieux, tantôt par Dieu. Avec Jocaste et Œdipe, les émotions les plus originales se coulent dans le moule du destin, depuis les meurtrissures de l’instinct maternel jusqu’au désir d’une femme pour un homme qui pourrait être son fils – et qui l’est. Il y a, là aussi, des partitions prêtes à chanter, des cordes prêtes à pincer. Une énigme émerge, pour la communauté émotionnelle chrétienne, lorsqu’Œdipe rencontre le diable sous la forme du Sphinx. Le style émotionnel du saint champion, prêt à abattre les idoles, ne suffit pas pour assainir le climat moral de l’antiquité. Œdipe vainc le diable et réussit sa damnation ; grâce à cette épreuve (!), il épouse sa mère tout en se fiant, dans sa démarche, à Dieu (du moins dans la « rédaction longue »). Lorsque le secret éclate, les émotions semblent, de nouveau, difficiles à prévoir, surtout chez Jocaste, qui ne s’attarde guère sur le regret, l’ébahissement ou le remords qu’une telle découverte devrait susciter, au bout de vingt ans. En revanche, les expressions émotionnelles se coulent, chez les hommes, dans des paradigmes solidement établis, et quand Œdipe se crève les yeux, il est mû par des ressorts conventionnels et pénitentiels. À leur tour, les fils du couple s’engagent dans une aventure émotive qui finit par les mutiler ; ils perdent la boussole affective en s’éloignant de l’amour maternel (comme Polynice l’exilé), mais aussi en s’en rapprochant (comme Étéocle le bien-conseillé).

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III. Le couple devant Dieu

Ce sont les filles de Jocaste qui entretiennent le plus de rapports avec le pathos des récits hagiographiques, tout en s’émancipant de l’idée que le talent du saint doit rimer avec l’isolement. Si elles sont bonnes, nobles et belles, ce n’est pas à la façon d’Eulalie : courtoises, elles accueillent le désir érotique aussi bien que les aspirations spirituelles. Virginales, elles « convoitent » des hommes virginaux et préparent des mariages selon leur « corage ». Mais le jour de paix ne vient plus, et les couples se défont sous le coup de la Mort : Antigone se perd dans le sillage de Parthénopée, et Ismène se voile pour survivre à Atys. Dieu appuie les projets sombres des dieux, tandis que l’émotionologie du christianisme triomphant s’émousse contre la nécropole du réel ; ultimement, comme pour Charlemagne, le ciel pèse. Lorsque le roman referme ses héros au cercueil du déjà-lu, il refait symboliquement le corps de Jocaste, après son éclatement narratif et humain. Dans le sillage pacifiste de la mère, l’armée des femmes est la seule à ouvrir un horizon d’attente auroral pour la matière de Thèbes. Des affects ascétiques aux sensibilités les plus frénétiques, l’émotionologie des premières œuvres littéraires françaises se révèle un objet d’étude vivant. Certes, étudier un corpus implique des démarches qui vont au-delà de son auscultation émotionnelle : la remise en contexte, la recherche diachronique, l’établissement de typologies stylistiquement pertinentes. Cependant, la gamme talent-maltalent nous a permis de recueillir, avant tout traitement scientifique, les réverbérations textuelles et iconographiques de plusieurs voix qui faisaient appel à l’empathie. Une question se pose, face à cet appel : est-il, après tout, souhaitable d’« empathiser » avec des êtres de parchemin ? Y a-t-il « quelqu’un » dans ces mausolées vibrants du passé ? Oui, avons-nous répondu, ou plutôt oïl. Il y a des personnes instituées par le « talent de vérité » des narrateurs – qui assurent, immanquablement, itérativement, conventionnellement, que les personnages qu’ils jouent existent bien – et qu’ils existent dans un monde-à-Dieu, translaté en ancien français pour l’édification de ces lettrés moyens prêts à s’élancer au-delà des charnières du savoir pensé et écrit en latin. Il y a Eulalie, la « bonne pucelle », dont l’existence et la sainteté sont indiquées au passé simple (de l’indicatif ) et défendues à l’impératif ; il y a Alexis, « l’homme de Dieu », qui invite lui-même, autobiographiquement, à un credo renforcé par un pape ; il y a Roland, « le furieux », dont le vécu et la mort historiques sont rehaussés d’une charte d’inspiration divine et d’une chanson martyrique ; enfin, il y a, depuis l’Antiquité, Œdipe et Jocaste, les amants parents, qui renaissent au Moyen Âge, pour accoucher, en péché, d’une nonne et d’une abbaye. Entre les émotions politiquement correctes des saints et les émois polémiquement corrects des preux, les récits de notre corpus proposent des scénarios

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d’expériences humaines répétables sinon exemplaires. Ils reposent sur une communauté de récepteurs sensibles, bons connaisseurs des lettres antiques et de la tradition chrétienne – prêts à jouer le jeu de l’identification, y compris par la distanciation11. Dans la Cantilène de sainte Eulalie, le public est un nous formé de mortels qui attendent, après le récit de martyre, la clementia divine post la mort, sans désirer, pour autant, une décapitation immédiate et rédemptrice. Les cinq derniers vers du poème ouvrent la voie à une empathie rituelle, sans aspiration thanatique : « Tuit oram que por nos degnet prier / Qued auuisset de nos Christus mercit / Post la mort / et a lui nos laist venir / Por souue clementia. (Prions tous, afin qu’elle daigne intercéder pour nous et que le Christ nous prenne en pitié après la mort et nous laisse venir à lui dans sa miséricorde.) »12. Dans un climat d’émulation et de transe collectives, le public est censé s’identifier, admirativement, mais sans perdre la tête, avec cette fidèle capable de vivre la mort, et d’introniser la vérité de la communauté chrétienne, ou, au moins, d’un groupe marginal, mais vénérable – celui des martyrs – à l’intérieur de cette communauté. L’empathie est de mise, et elle repose sur l’investissement médiéval et francophone de ce nous construit par le narrateur dans l’orbite de la sainte espagnole de l’antiquité ; pour l’audience cible du poème, aucun risque immédiat de persécution ne sévit, ce qui confère un accent sécurisant à l’appel héroïque d’Eulalie. La Vie de saint Alexis, à son tour, invite ses lecteurs / auditeurs du Moyen Âge à tourner leur talent vers le nouveau saint13, et insiste sur la force rédemptrice d’une vie validée par la bonne mort. Toute une communauté émotionnelle se cristallise autour du grand marginal, puisant à une cascade intradiégétique de miracles et prières, mais aussi de reproches. Malgré les accents « hérétiques » (encratiques) qui ponctuent le drame d’Alexis, l’appel final du narrateur est d’un dogmatisme sans équivoque : « Aiuns, seignors, cel saint home en memorie, / Si li preiuns que de toz mals nos tolget : / En icest siecle nus acat pais e g[oi]e, / Et en cel altra la plus durable glorie. »14 (Gardons, seigneurs, cet homme saint dans notre mémoire, et prions pour qu’il nous sauve de tout mal ; qu’il nous apporte paix et joie dans ce monde, et, dans l’autre, la gloire éternelle.). Sans être appelé à dépérir 11  Sur l’identification « ironique », comme « aspect négatif de l’identification cathartique », voir H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 97. Ce genre d’identification peut être envisagé en contexte épique et romanesque ; il est difficile d’en relever des exemples dans la partie proprement hagiographique de notre corpus (si ce n’est avec les promoteurs des valeurs du siècle, comme les païens de Maximien ou les parents d’Alexis). 12  La Cantilène de sainte Eulalie, v. 30-34, édition électronique disponible en ligne, avec une traduction, sur le site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, https://bibliotheque.ville-valenciennes.fr/ iguana/, consulté le 23 août 2017. 13  Voir par exemple les vers 501-505 du texte, La Vie de Saint Alexis, éd. M. Perugi, dans Saint Alexis, Genèse de sa légende et de la Vie française…, éd. cit., p. 635. 14  Ibid., v. 621-624, p. 639.

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incognito ou à rejeter l’éros, l’amour familial et la carrière militaire, le public doit croire et sentir comme et avec Alexis, pour Dieu. L’invitation à l’empathie culmine dans le Pater nostre15, rappelant le chrétien moyen – blessé peut-être par l’aspect déliant, voire déshumanisant de la sainteté d’Alexis – à sa condition d’enfant terrien, aussi bien qu’au pouvoir céleste du pardon. Implicitement, la communauté médiévale qui tourne dans l’orbite du saint solitaire retrouve le modèle solidaire de la famille nucléaire, capable d’une cohésion qui défie toute distance. Au fond, l’obéissance à son Seigneur, l’abandon de sa propre volonté, le désir de construire sur terre un monde digne de l’Autre, se voient réinvestis par la société féodale au moment même où elle consacre l’exception de l’asocialité sacrée. La Chanson de Roland prise encore plus la discrétion, du moins dans les espaces où la parole côtoie le silence ; lorsque Charlemagne lisse sa barbe (au début, devant les barons) et pleure ses larmes (à la fin, devant Gabriel) en thésaurisant ses sentiments et en délaissant ses missions de sacrifice, l’appel à l’empathie reste implicite. Le narrateur investit pleinement le modèle émotionnel royal, certifié par des mandataires célestes. Or, malgré les nombreuses séquences épiques où les anges animent la guerre, la communauté émotionnelle qui se déploie autour de ce roi refuse, avec lui, de se laisser enrôler dans le troupeau divin. Cette émancipation prend la forme d’une dépression – à partager, empathiquement. Le Roman de Thèbes compte sur un public prêt à s’émouvoir selon les commandements divins, pour éviter le péché œdipien : « Por ce vos die : “Prenez en cure, / par dreit errez et par mesure ; / ne faciez rien contre nature, / que ne vingiez a fin dure.” (C’est pourquoi je vous dis : “Prenez-y garde, agissez selon le droit et avec mesure : ne faites rien contre la nature, afin de ne pas connaître une fin si dure”.) »16. Le romancier incite à la droiture de nature (humaine) et culture (chrétienne), sans pour autant nier l’existence ou l’influence – souvent déterminante – des dieux olympiens. La communauté émotionnelle à laquelle l’œuvre fait appel est perméable à la morale du libre arbitre, mais aussi à la philosophie de la prédestination, si bien que les repères émotionologiques interfèrent librement – au profit du lecteur. Puisqu’il ne faut pas « écouter comme un âne jouerait de la harpe »17, le lecteur contemporain n’a plus qu’à espérer se révéler 15  Ibid., v. 625, p. 639. 16  Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. Mora-Lebrun, éd. cit., v. 12056-12059, p. 746. 17  La citation complète est souvent reprise et mérite d’être évoquée pour illustrer, négativement, le public cible du premier roman : « Tout se taisent cil del mestier / si ne sont clerc ou chivaler : / ensement poent escouter / come li asnes a harper. (Qu’ils se taisent tous ceux de ma profession, s’ils ne sont clercs ou chevaliers : ils sont tout aussi capables de m’écouter qu’un âne de jouer de la harpe.) », ibid., v. 13-16, p. 44. Le rapport entre la figure de l’âne et l’idée d’ignorance, en particulier sous la forme de l’illettrisme dans les couches supérieures de la société, remonte au moins au Xe siècle et connaît une certaine résurgence au XIIe : G. Duby nous rappelle que « dans la seconde version de la Geste des seigneurs d’Amboise une anecdote fut rajoutée après 1155. Elle atteste naïvement mais de manière fort expressive ce désir [d’instruction des nobles et de rivalité en termes de culture entre princes, ducs, comtes et rois]. Elle met en scène le comte

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assez « noble », assez cultivé et sophistiqué18 pour saisir les bonnes cordes et les pincer19. Après tout, la littérature se prête à une écoute vibrante, narcissique20, sans autre utilité que l’affinement d’une « entente » humaine florissant au cœur de ce « domaine privilégié » de l’éducation « où se créent [de] multiples contacts et interpénétrations entre les apports de l’Antiquité et le Christianisme », si bien qu’un litteratus « est en droit […] de se distinguer de trois quarts de la population toujours analphabète. »21. Grâce aux « auctores » et à leur récupération moralisante et christianisante, l’instruction conduit tout naturellement vers l’épanouissement d’un art de vivre dans la gratuité, pour le jeu [intelligent !] et pour le plaisir. Essentiellement par le récit22.

Malgré tous ces appels littéraires à la réception affective, souvent élitiste, mais généralement chaleureuse, des textes du corpus, l’émotionologie de la

d’Anjou Foulques le Bon qui mourut vers 960 : les familiers du roi de France riaient de lui parce qu’ils le voyaient chanter l’office au milieu des chanoines ; ils purent bientôt entendre lire la réponse qu’il avait lui-même écrite : qu’“un roi illettré est un âne couronné” ; et le souverain dut reconnaître que “la sapientia, l’éloquence et les lettres conviennent aux comtes en même temps qu’aux rois”. De la participation à la culture savante, du mécénat qu’implique cette participation, le roi, à la date de cette interpolation, a perdu le monopole. », Mâle Moyen Âge…, op.  cit., chap. « La Renaissance du XIIe siècle. Audience et patronage », p. 189. L’âne est donc devenu un support consacré pour les caricatures de l’analphabétisme noble, à l’époque où le Roman de Thèbes commence à être diffusé. Il ne saurait surprendre le public – formé en particulier de clercs ou de chevaliers – de ce premier roman comptant avec les émois de la re-connaissance culturelle… 18  Sur les formules médiévales qui suscitent des « effets carnavalesques » par l’établissement d’un parallèle entre l’homme et l’animal, voir Alexandra Velissariou, « Le Goût de la formule dans la nouvelle du Moyen Âge tardif », La Formule au Moyen Âge II, Actes du colloque international de Nancy et Metz, 7-9 juin 2012, éd. par Isabelle Draelants et Christelle Balouzat-Loubet, Turnhout, Brepols, 2015, p. 213-236, ici p. 228 : ces expressions engendrent des images dont la « portée visuelle est essentielle pour un lectorat fortement imprégné d’une culture du même type. […] L’assimilation des personnages aux bêtes relève aussi de la caricature, et permet de cerner avec précision la nature profonde, foncièrement bestiale, du genre humain. Enfin, point n’est besoin de rappeler la portée comique de ces images. ». 19  L’élitisme du conteur exige de la part du public une compétence d’ordre culturel : pour être à la hauteur des « gestes » racontées, il doit savoir découvrir la prouesse et la noblesse d’autrefois derrière la « felonie » des crimes évoqués ; voir Le Roman de Thèbes. Édition du manuscrit S… éd. cit., v. 13-20, p. 44. 20  Se référant à Chrétien de Troyes et à son rôle dans la diffusion d’une tradition intertextuelle remontant aux sources les plus pures de l’Antiquité, Maria Pavel observe pertinemment qu’« un certain narcissisme réunit l’auteur et le public dans le plaisir de l’étalage de sa propre culture et de la science de bien écrire. », EAD., Poétique du roman médiéval. La « forme-sens » chez Chrétien de Troyes, Iași, Editura Fundației Chemarea, 1996, p. 17. 21 É. Schulze-Busacker, La Didactique profane…, op. cit., p. 39 et 45. 22 G. Duby, Mâle Moyen Âge…, op. cit., chap. « La Renaissance du XIIe siècle. Audience et patronage », p. 197.

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recherche se propose de rester froide quand elle se confronte aux écrits médiévaux. Un chercheur n’est pas un âne, mais il n’est pas, non plus, un clerc ou un chevalier, et, encore moins, un croyant friand de miracles colombins. Il ne saurait intégrer la communauté recherchée par les textes, puisqu’il appartient à un autre type de communauté : celle des scientifiques lucides et détachés, exempts d’émotions. Déontologiquement, l’empathie est interdite au savant sérieux : comment l’étayer sur un sujet, lorsque le seul témoignage objectivement disponible – le livre manuscrit – émerge de manipulations aussi vagues que la transcription, la traduction, la versification ou l’adaptation du corpus d’antan ? Et de manipulateurs anonymes qui ne sont même pas des auteurs à plein titre ? La nouveauté de notre approche consiste, précisément, à rendre son droit de cité à l’émotion : même si les humains qui ont façonné les premiers émotifs français – textes et images – sont morts depuis longtemps, même si les sciences de la littérature s’entraînent à les enterrer scientifiquement, il reste une place pour le vécu fictionnel, et ce vécu est riche en vies possibles. Afin de surprendre ce qui « fait événement »23 dans ces vies, il suffit d’interroger le mode d’emploi des émotions humaines, tel qu’il se dégage de chacun de ces récits. Pour l’interroger pertinemment, il est utile d’être un « lector in fabula », comme dirait Umberto Eco, en expérimentant, affectivement et cognitivement, les possibilités que la narration implique, « narcotise » ou actualise. S’il est vrai que le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc24,

il convient d’agir en destinataire, et d’introduire dans la mécanique textuelle médiévale cette façon de faire sens qu’est l’émotion. Catherine Grenier appelle justement à une « revanche des émotions » : Avec la mutation aujourd’hui opérée du concept vers l’affect, l’art nous propose peutêtre une nouvelle méthode pour changer le monde. […] Une méthode qui, en abolissant la distance critique du sujet au monde, réinvente un potentiel critique affranchi des cadres ou des dogmes idéologiques25.

23  Sur ce point, voir D. Boquet et et P. Nagy, « Une Histoire des émotions incarnées », art. cit., p. 13, nos italiques : « Dit en termes plus historiens, l’émotion est ce qui fait événement dans le flux de la vie affective. ». 24  Sur le rôle du lecteur dans l’activation des possibilités du texte narratif, voir U. Eco, Lector in fabula…, op. cit., p. 29. 25 Catherine Grenier, La Revanche des émotions…, op. cit., « Introduction. Pathos et empathie », p. 12.

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« Empathiser » avec les personnages revient alors à approcher leur façon d’être au monde en répondant, grâce à la fiction, à l’appel des Possible Selves, de ces sujets que l’on pourrait, voudrait ou craindrait incarner, via le récit26. L’expérience proposée à un public « transporté », quelle que soit l’époque où le texte est actualisé, relève du paradigme de « l’appropriation de l’identité du personnage fictif par le lecteur »27, théorisé par Paul Ricœur dès 1975-1991, dans plusieurs essais consacrés à l’herméneutique. Essentiellement, une œuvre « se fraye ses lecteurs et ainsi se crée son propre vis-à-vis subjectif »28. La question qui enclenche cette appropriation, à fleur de récit, pourrait être formulée d’une manière étonnamment simple : si j’étais Eulalie / Alexis / Roland / Jocaste / Œdipe / Étéocle / Polynice / Antigone / Ismène, dans un monde à Dieu(x), que devrais-je sentir pour être acceptablement une personne, dans ma société ? Aurais-je droit à un style émotionnel ? Féminin, masculin ? Autre ? Que devrais-je entreprendre, pour faire mon talent ? Et pour garder ma place dans la communauté émotionnelle dominante ? Pour (m’)émouvoir comme il faut ? Et comme j’aime ?… Malgré la distance temporelle qui nous sépare des premiers mondes littéraires francophones, il reste vrai que par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne, [car] fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être29.

Fort du mode d’emploi de soi que déploient les instances hagiographiques, épiques et romanesques des premiers récits de la littérature française, le lecteur du XXIe siècle a la chance de survivre, sentir et s’instruire, tout en éprouvant le pouvoir-être auquel invitent les modèles affectifs du passé. Un paradoxe sous-tend cette expérience fondatrice : la vitalité des lettres françaises se nourrit de la mort que frôlent, défient et dépassent ses premiers héros, dans leur face-à-face avec (les) Dieu(x). Lorsque la mort menace, le pathos connaît, dans un arc-en-ciel de formes et d’émois prêts-à-essayer.

26  Nous reprenons ici cette citation éclairante, sans en ôter le volet expérimental : « Transportation can open the doors to exploring and experimenting with other possible selves. Possible selves are those that individuals might become, wish to become, or fear becoming. », C. Green, Timothy C. Brook et Geoff F. Kaufman, art. cit., p. 318 et Hazel Markus et Paula Nurius, « Possible Selves », American Psychologist, 41 (1986), p. 954-969. 27 P. Ricœur, Cinq études herméneutiques, Genève, Labor et Fides, 2013 [1975-1991], chap. « L’identité narrative », p. 91. 28  ID., Cinq études herméneutiques, op. cit., chap. « Le monde du texte », p. 72. 29  ID., Du texte à l’action : essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 128.

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… À suivre Après ces premières explorations des affects littéraires en Francophonie, ce sont les histoires idylliques qui invitent à une découverte « émotionologique » ou, pour le dire avec Pierre Klossowski et Catherine Grenier, à une « connaissance pathétique » qui repose sur « une relation au monde et aux fondamentaux que seul l’art peut proposer »30. Naissant sous le signe d’un optimisme programmatique, appelant à l’empathie et au changement des mentalités, les couples de ces récits promettent de conjuguer avec plus de bonheur le talent humain et le bon plaisir divin. Un autre seuil sera franchi avec les Romans de Tristan, et la mort en couple ; dans ces textes, les sentiments sont régis par des codes qui deviennent, implicitement (et dangereusement ?) des modèles, et l’amour bouscule entre folie et finesse, au gré du script sentimental. Un happy end n’est pas exclu, dans la réalité émotionnelle des amants de Cornouailles. L’espace liminaire marqué par l’altérité des fabliaux – déjà sondé par notre étude Actes d’émotion, pactes d’initiation : le spectre des fabliaux – propose une approche émotionologique de six histoires d’initiation érotique, serties dans une mosaïque que nous avons appréhendée sous le signe du « couple affranchi de Dieu ». Les tableaux, souvent triangulaires, qui inspirent ces contes à rire, font parfois de la divinité un garant formel du désordre amoureux, sans risque d’anarchie affective. Enfin, le dernier seuil que nous nous proposons d’atteindre dans notre quête d’émotions narratives débouche sur la thématique de la naissance et de la renaissance. Les mythes de la Genèse, tels qu’ils s’expriment au Moyen Âge et se réécrivent au XVIe siècle, brassent les affects d’une époque où la Francophonie acquiert une image plurielle et déjà institutionnelle de sa propre émotionologie.

30  Ibid., chap. « La Connaissance pathétique », p. 13.

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