Syrie, l'État de barbarie 9782130607038

Michel Seurat, assassiné pendant sa captivité en 1986 à Beyrouth lorsqu’il était otage de l’« Organisation du jihad isla

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French Pages 288 [276] Year 2012

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Syrie L’État de barbarie

Portrait de Michel Seurat, par Rida Housos. Huile sur toile, Damas, 1977

Syrie L’État de barbarie

Michel Seurat

Presses Universitaires de France

« Proche Orient » collection dirigée par Gilles Kepel

isbn 978-­2-­13-­060703-­8 Dépôt légal – 1re édition : 2012, mai © Presses universitaires de France, 2012 6, avenue Reille, 75014 Paris

Sommaire

Préface à la présente édition, par Gilles Kepel,  7 Avant-­propos, par Gilles Kepel et Olivier Mongin,  11

Première partie : De la tyrannie aujourd’hui,  15 1. L’État de barbarie – Syrie, 1979-­1982,  17 Le clivage confessionnel ?,  20 L’armée ?,  23 La ville ?,  24 Le parti Baas ?,  28 La nation ?,  30 2. Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État. le cas syrien,  35 3. La société syrienne contre son État,  51 Sourde lutte dans les organisations professionnelles,  53 Atmosphère de fin de règne,  56 La marginalisation du pouvoir,  59 4. Caste, confession et société en Syrie. Ibn Khaldoun au chevet du « progressisme arabe »,  61

Deuxième partie : Le mouvement islamiste en Syrie (1963-­1982),  75 1. Les données syriennes de l’intégrisme musulman,  79 2. Vingt ans de guerre,  85 3. Le sens de la crise,  115 4. Le programme de la révolution islamique,  145

Troisième partie : Les populations, l’État et la société,  157 1. Les populations,  159 2. L’État et la société,  193 3. La classe politique traditionnelle ou la société introuvable,  197 L’État et l’intégration de la société,  202 Les instruments et le contrôle du changement social,  217

6          Syrie, L’État de barbarie

Quatrième partie : La genèse urbaine du politique,  227 1. La ville arabe orientale,  229 2. Le quartier de Bâb-­Tebbâne à Tripoli (Liban). Étude d’une ’asabiyya urbaine,  235 Le « quartier » et les shabâb,  244 ’Alî ’Akkâwî : saint et martyr,  259 Khalîl : identité et politique,  265 Le tawhîd : Dieu dans la ville,  271 Publications de Michel Seurat,  285

Préface

En ce printemps 1985, Michel Seurat avait passé quelques jours à Paris, dormant sur le canapé de ma bibliothèque. Le 21  mai, veille de son voyage de retour à Beyrouth,  où il serait enlevé au sortir de l’aéroport en compagnie du journaliste Jean-Paul Kauffmann, nous avions dîné à la maison avec des amis, devisant de la Syrie et du Proche-Orient, et de l’attitude à adopter face aux conflits qui déchiraient la région. Il s’était fait l’écho des griefs d’intellectuels progressistes arabes qui me reprochaient une posture trop distanciée. Lui-même se percevait comme un chercheur engagé – peut-être la différence d’âge (il était mon aîné de huit années)  – empreint des idéaux d’un Mai  68 vécu à vingt et un ans. Il venait de publier dans la revue Esprit des articles – sans les signer de son nom – qui analysaient la nature du régime syrien, son mode de domination brutal, après l’écrasement au prix de dizaines de milliers de morts, du soulèvement de Hama en 1982, à l’instigation des Frères musulmans. L’ultime article, qu’il avait intitulé « l’État de Barbarie » et que nous avons repris avec Olivier Mongin, rédacteur en chef d’Esprit, en titre de la première compilation posthume de son œuvre, parue en 1988, serait son testament intellectuel et aussi, de manière atrocement prémonitoire, la description du destin qui l’attendait, otage assassiné par ses ravisseurs du groupuscule armé chiite «  Organisation du Jihad Islamique » – prête-nom du Hezballah libanais, lui-même instrument des régimes syrien et iranien. Son acuité de sociologue perçait, avec le regard du chercheur de terrain, les œillères idéologiques des grands systèmes qui réduisaient les événements du Levant à des épiphénomènes

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locaux du combat entre l’impérialisme et le socialisme, comme on disait alors. Et son engagement butait justement sur la complexité du cas de la Syrie  : le régime socialiste y était revêtu de tous les sacrements de l’anti-impérialisme et de l’antisionisme, fer de lance de la cause arabe progressiste. Mais il était aussi devenu le pire ennemi de la cause palestinienne, ayant fait encercler par sa soldatesque à Tripoli Yasser Arafat, qui n’avait dû la vie sauve qu’à sa fuite par la mer vers Tunis sous la protection de la flotte française. En Syrie même, on vivait dans la hantise des moukhabarât – agents des services de renseignements – qui espionnaient les conversations, arrêtaient et conservaient au secret les prisonniers, torturés de manière routinière, sur une rumeur, un soupçon. Un mélange entre socialisme réel et despotisme oriental qui m’avait rendu la vie quotidienne très pénible durant l’année passée en 1977-1978 à l’Institut français d’études arabes de Damas (ifead) où, jeune boursier se cassant la tête sur les règles de grammaire d’une langue apprise avec peine, j’avais fait la connaissance de Michel Seurat, vouant une admiration sans borne à ce chercheur trentenaire qui disposait d’un grand bureau plein de journaux et de livres arabes où il recevait des intellectuels syriens de renom, leur parlant avec l’intonation melliflue des Damascènes, correspondait avec le grand Alain Touraine et avait traduit et publié aux Éditions Sindbad des nouvelles de l’écrivain palestinien Kanafani. Parmi la douzaine de boursiers débarqués de l’Université française en Syrie, une bonne partie avait pris Michel comme modèle : dans son sillage, j’abandonnais toute velléité de me consacrer aux traductions de la philosophie grecque ancienne vers l’arabe, ce qui était ma vocation originelle, et décidai d’étudier la politique du monde arabe contemporain. Il y avait là notamment parmi nous Pierre-Jean Luizard, aujourd’hui chercheur au cnrs et éminent spécialiste de l’Irak, et Wladimir Glassman, que l’agrégation d’arabe mènerait ensuite à la diplomatie puis à animer le principal blog francophone sur la Syrie en révolution – à l’initiative de qui je dois l’idée de republier, en ce printemps 2012, l’œuvre de Michel Seurat sous un format augmenté, différent de l’édition de 1988, tant l’actualité de ses écrits, un quart de siècle après sa disparition, nous frappe. En lisant son analyse des événements de Hama en 1982, ses pages sur les Frères musulmans, sa dissection du système de pouvoir qui a porté le clan Assad au pouvoir, son interprétation

Préface          9

extraordinaire des affrontements inter-ethniques à Tripoli, on est saisi par la pertinence d’un propos qui permet de décrypter l’insurrection syrienne mieux que tout ce qui a été produit à chaud depuis le déclenchement de celle-ci au printemps 2011, et de la situer dans son contexte régional et son histoire. Les générations de chercheurs du monde entier qui lui ont succédé ne s’y sont pas trompées : depuis les universitaires de renom, comme le directeur du cedej du  Caire Bernard Rougier dans son dernier ouvrage, L’Oumma en fragments, les jeunes enseignants comme Thomas Pierret, ressortissant belge professeur à Édimbourg et auteur de Baas et islam en Syrie ou encore les étudiants, à l’exemple de Mlle Tine Gade, doctorante norvégienne qui achève au moment où est publié ce livre une remarquable thèse sur Tripoli. Tous reviennent dans leurs travaux à l’œuvre fondatrice de Seurat, qu’ils méditent et dépassent chacun à leur manière, mais qui demeure une référence de rigueur pour toute recherche sérieuse portant sur le Proche-Orient, la Syrie et le Liban en particulier. Cette œuvre est aussi l’occasion d’une forte réflexion sur l’articulation entre engagement politique et pratique universitaire, dans une région que les révolutions arabes ont soudainement surchargée d’utopies et de sympathies européennes filant la métaphore du printemps, avant de susciter les inquiétudes de ceux qui voient dans les succès électoraux des islamistes et autres salafistes un facteur de régression, notamment des droits des femmes, et qui balancent, face à la crise syrienne, entre l’espoir de la chute d’un «  État de barbarie  » et la hantise que succèdent aux tueries du régime les massacres interconfessionnels dont l’histoire récente des voisins libanais et irakien a écrit des pages atroces. Michel Seurat avait d’abord ressenti de l’empathie pour ses ravisseurs, pensant qu’ils exprimaient des convictions progressistes et l’avaient enlevé par erreur, de par ses fonctions dans un institut de recherches français au Liban ; il projetait, dès sa libération, de­ compléter son travail sur le sunnisme populaire tripolitain, où il disposait de réseaux d’amitiés, par une étude sur la mobilisation des masses populaires chiites, que capterait bientôt sans appel le parti de ses ravisseurs, le Hezballah. La real-politik d’un régime syrien qui n’avait pas hésité à faire abattre l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamarre, était bâtie sur d’autres ressorts ; malade, laissé sans soins, Michel mourut dans son cachot souterrain de la dahiyé – la banlieue sud de Beyrouth, peuplée de migrants chiites

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chassés des campagnes misérables par l’exode rural. Un communiqué abject signé des commanditaires de ses geôliers se targua de l’exécution du «  chercheur-espion spécialisé  ». Un quart de siècle plus tard, les fondamentaux de ce drame sont toujours là, les acteurs en sont restés sur la scène. Et la leçon de Michel Seurat, celle de son œuvre et celle de son destin, demeure notre inspiration quotidienne. L’édition 2012 a incorporé des textes de la plume de Michel Seurat sur la Syrie contemporaine désormais introuvables en librairie, alors qu’ils étaient encore accessibles en 1988. En revanche, on n’a pas repris d’autres contributions plus éloignées de l’objet du présent recueil (voir bibliographie p. 285).

Gilles Kepel (avril 2012)

Avant-­propos* 1

Le 5 mars 1986, l’organisation du Jihad islamique annonça l’« exécution du chercheur espion spécialisé Michel Seurat ». Il avait en réalité succombé plusieurs mois auparavant, après une longue agonie consécutive aux mauvais traitements et au manque de soins, otage au fond d’une geôle libanaise. Mais la guerre du mensonge – ce ressort du terrorisme moyen-­oriental  – demandait que la mort de Seurat fût mise en scène. Annoncée aux médias en temps utile pour influer sur les élections législatives d’alors, elle se travestissait en « exécution d’un espion » afin de s’arroger une justification morale. Pourquoi cet acharnement à diffamer sa mémoire, après avoir infligé à Seurat, seul des otages français, une mort ignominieuse ? On trouvera la réponse en lisant les textes réunis pour ce recueil posthume, qui composent une analyse minutieuse et sans apprêt du paysage politique du Levant dans les années 1980. Œuvre inacceptable pour ses assassins et leurs commanditaires, soucieux d’interdire toute recherche de science sociale et de confier la peinture de la société à des agents de propagande glorifiant le parti unique, le Dieu unique ou le grand dirigeant. Les intellectuels arabes le savent bien, qui ont souvent payé fort cher, au cours des décennies écoulées, toute velléité d’expression indépendante. Les textes rédigés par Michel Seurat dans les années qui précédèrent son enlèvement sont l’aboutissement d’un lent processus de maturation qui fit d’un jeune sociologue engagé aux côtés du « progressisme arabe » – largement identifié dans les années 1970 à la cause palestinienne – un observateur exigeant de la scène sociale, cela dût-­il malmener ses premiers enthousiasmes. Né à Bizerte en 1947, il y passa son enfance jusqu’aux événements de 1961 : il subit comme un traumatisme le bombardement * Ce texte constitue l'avant-propos de Michel Seurat L’État de barbarie, Paris, Seuil, 1988. 1.

12          Syrie, L’État de barbarie français. L’harmonie dans laquelle il avait vécu jusqu’alors prenait violemment fin. Le départ précipité de Tunisie auquel sa famille fut contrainte lui évoquait, lorsqu’il en reparlait, un miroir soudain brisé, dont il tenterait ensuite de rassembler, en Orient, les éclats. Poursuivant ses études à Lyon, il ne parvint jamais à s’attacher vraiment à la France hexagonale et conservait la nostalgie d’un lieu où les cultures arabe et française se fondraient l’une en l’autre. Il partit, en  1971, s’arabiser à Beyrouth, alors capitale culturelle du monde arabe autant que cité cosmopolite où l’on respirait une liberté inconnue des autres métropoles d’Orient. Pendant l’été de cette année, il parcourt les camps palestiniens de la région, en compagnie d’autres jeunes Européens qui voient alors dans la cause palestinienne la concrétisation des idéaux révolutionnaires qui, au Quartier latin, ne parviennent guère à dépasser le stade de la théorie. C’est son premier contact avec le « terrain » du Moyen-­Orient, et il en restera durablement marqué. De 1972 à 1974, il poursuit ses études à Damas, où il traduit, dans le cadre de sa maîtrise, des nouvelles de Ghassan Kanafani. En 1974, il est professeur d’histoire contemporaine à l’École des lettres de Beyrouth et enseigne en même temps le français dans les camps, par conviction militante. C’est en  1975 que commença sa carrière scientifique proprement dite : il fut nommé pensionnaire à l’Institut français d’études arabes de Damas, où il acheva une thèse sur Sati’ al-­Husri, l’un des fondateurs du nationalisme arabe. Il devait y rester jusqu’en 1978. En dépit d’une discrétion qui devait autant à la timidité qu’au scrupule, il émanait de lui une grande force de conviction intellectuelle. En effet, Michel  Seurat était, au milieu des années  1970, l’un des très rares sociologues arabisants vivant sur le terrain même de ses recherches. À l’époque, beaucoup de spécialistes universitaires du Maghreb et du Moyen-­Orient contemporains avaient délaissé l’étude de la langue, et les orientalistes versés dans l’exégèse des textes n’étaient guère attirés par le travail d’enquête et de contact avec la société. En ce sens, sa pratique scientifique reste exemplaire, et elle a contribué de façon essentielle au renouveau intellectuel qui caractérise les arabisants français de la jeune génération. Son temps à Damas étant échu, il rejoignit, de  1978 à  1980, à Beyrouth, l’équipe du Centre d’études et de recherches sur le Moyen­Orient contemporain (cermoc), dont il devait devenir ultérieurement le secrétaire scientifique, à partir de 1983. Pour lui, ce retour au Liban, où il fonda une famille, constituait l’aboutissement de son désir le plus cher et le plus intime, lui permettant d’œuvrer à cette symbiose arabo­française qu’il portait en lui. Pour cela, il refusa toujours de revenir durablement en France, où il ne retrouvait qu’une partie de lui-­même.

Avant-­propos          13 La guerre civile libanaise ne pouvait remettre en cause l’attachement qu’il avait pour ce pays. Recruté par le cnrs en  1981, il consacra une part de son énergie à convaincre l’Administration et ses collègues qu’il lui fallait rester à Beyrouth. Et cette obstination, il faut le dire, l’empêcha de prendre le temps et le recul nécessaires à la rédaction de son œuvre : attelé aux tâches matérielles de la survie quotidienne dans une ville qui se désintégrait, sans cesse sollicité par les journalistes de passage qui lui demandaient qu’il leur expliquât le Liban, il avait choisi de rester en contact avec son terrain, partageant pour le pire le destin de la ville qui l’avait accueilli en ses jours les meilleurs. Pendant l’invasion israélienne de 1982, il fut l’un des seuls Occidentaux à demeurer à Beyrouth-­Ouest, s’activant pour sauver la bibliothèque du cermoc, protestant dans la presse contre la saisie et le transfert en Israël des documents du Centre d’études palestiniennes. Mais cette fidélité à ses idéaux – si elle lui valut l’hostilité tenace de milieux pro-­israéliens  – ne l’empêchait pas d’analyser avec lucidité le déclin du « progressisme arabe » sous ses diverses formes et l’essor des mouvements islamistes, de pair avec l’affermissement au pouvoir de « tyrannies », comme il disait, d’autant plus odieuses à ses yeux ­qu’elles se drapaient dans les oripeaux d’idéaux progressistes dont elles lui semblaient la vivante trahison. Sa réflexion sur l’État et la société en Syrie, d’abord redevable aux catégories du marxisme enseigné dans les universités françaises, s’employa bientôt à réactiver un concept majeur construit au xive siècle par Ibn Khaldoun, la ’asabiyya, qui fait des « solidarités communautaires » (de quartier, de tribu, de région…) le facteur explicatif primordial de l’évolution des sociétés arabes. Réintégrer dans la syntaxe des sciences sociales des notions construites dans la culture arabe représentait pour lui une nécessité épistémologique pour parvenir à analyser la situation moyen-­orientale. Cela lui permit de dégager les premières lignes d’une réflexion originale sur l’État et la société civile en Syrie, qui se démarquait du marxisme dont il venait. Mais il restait convaincu que le concept de ’asabiyya, s’il permettait de renouveler les fondements de la recherche, devait être enrichi par la prise en compte des situations historiques concrètes. Dans cette perspective, son intérêt se portait, dans la continuité d’Ibn  Khaldoun, sur l’espace urbain, qui lui inspira une contribution sur le quartier de Bâb-­Tebbâné, à Tripoli – son texte le plus achevé – et qui lui fit prendre la mesure de la spécificité libanaise après dix ans de guerre et de désintégration de l’État. Le modèle théorique de la ’asabiyya, fécond pour analyser la situation tripolitaine, ne devait-­il pas se voir compléter, retravailler, pour expliciter le système social syrien, où le poids de l’État est prépondérant ? Après avoir mis en lumière la

14          Syrie, L’État de barbarie dimension « barbare » de celui-­ci, caractérisé par une répression féroce et l’usage raisonné du terrorisme, Seurat avait tourné son attention vers les classes et les groupes sociaux qui, nonobstant cette « barbarie », voyaient dans l’État le garant d’une stabilité profitable à leurs affaires. Dans cette perspective, il envisageait de mener une enquête sur les classes moyennes syriennes, qui lui permettrait de compléter le spectre de son analyse et de situer le modèle tripolitain dans un ensemble régional plus contrasté. Les mutations extrêmement rapides de la situation sur le terrain se traduisaient dans son travail par l’exigence d’une remise en cause constante et du contact quotidien avec la réalité sociale. Présent tant chez les chi’ites que chez les alaouites, les maronites ou les sunnites, il s’efforçait de dépasser, par le comparatisme, les analyses confessionnalistes traditionnelles de la scène levantine : sous l’exacerbation des violences dirigées contre les autres confessions, il interrogeait la formation d’élites politiques nouvelles, disputant le pouvoir aux notables de chaque camp. La comparaison qu’il avait engagée entre ’Akkaoui, le leader islamiste de Tripoli, et Ja’ja’, le patron des Forces libanaises maronites, était porteuse d’une réflexion novatrice. L’assassinat de leur auteur a interrompu dans leur essor ces recherches dont il avait établi le programme : en rassemblant ici ce qui avait déjà pris forme, on voudrait susciter chez d’autres chercheurs le désir d’exploiter plus avant une veine dont la fécondité paraît grande. Publiés sous forme d’articles de revues, de journaux spécialisés ou de contributions à des ouvrages collectifs, les écrits de Michel Seurat n’avaient pas été travaillés pour fournir la matière continue d’un livre. Au contraire, ils illustrent les hésitations du processus d’une recherche qui, en certains points, est proche de l’aboutissement. On a pris le parti, dans l’organisation de ce recueil, de privilégier les thèmes qui ont fait l’objet de l’élaboration la plus complète, à rebours d’une présentation chronologique ; d’autre part, on n’a pas retenu les contributions à des ouvrages aisément accessibles en librairie, ainsi que de petits textes de circonstance. On trouvera les références de la bibliographie complète de Michel Seurat, présentées dans l’ordre chronologique de parution, en annexe. Gilles Kepel et Olivier Mongin Les éditeurs remercient vivement Jean  Hannoyer et Jean-­Pierre  Thieck pour leur collaboration amicale.

Chapitre I

L’État de barbarie Syrie, 1979-­1982*

En février 1982, alors que Hama, la quatrième ville syrienne avec plus d’un quart de millions d’habitants, était pilonnée par les gardes prétoriennes du régime, au plus fort d’une opération militaire qui devait se solder par quelque 10 000 morts – sinistre imprécision des chiffres (entre 7 000 et 15 000), mais combien significative –, la presse occidentale unanime, tout en regrettant la violence, bien entendu, n’était pas loin de la justifier comme un mal nécessaire pour écarter le spectre du khomeynisme1 des pays du Croissant fertile. En quelque sorte, une opération chirurgicale contre « le bastion de l’intégrisme » musulman en Syrie2. Au même moment, le Magazine littéraire publiait un numéro spécial sur le « Réveil de l’islam » avec un éditorial digne des plus belles pages de notre historiographie coloniale : « Si vermoulu ou pourri soit-­il, notre monde occidental […] avec toutes ses tares est aussi celui de la résistance aux nazis, des symphonies de Beethoven et de l’anticolonialisme. Pas le monde de ces fous de Dieu qui ne savent être que les bourreaux des ­­hommes, ces fous de Dieu qui haïssent la pensée, les intellectuels, la critique, la culture, l’amour, la beauté. Il faut dire non catégori­quement… » Du côté des observateurs avisés, le stéréotype fonctionnait à plein de l’État laïque et modernisateur en butte à une opposition religieuse *  Première publication dans Esprit, novembre 1983, sous le pseudonyme de Gérard Michaud (N.D.E). 1.  Cf. le Times de Londres, du 15 février 1982 : « La pensée d’un autre Khomeyni à Damas suffit à faire passer des frissons aussi bien dans l’échine des Arabes que dans celle des Occidentaux. » 2.  Le Monde, 13 février 1982.

18          De la tyrannie aujourd’hui obscurantiste, soutenue par les secteurs les plus traditionnels de la société. Les martyrs de Hama nous interpellent. Et dans ce climat d’exclusivisme intellectuel entretenu par les médias occidentaux, il faut crier l’urgence d’un travail de réflexion, rouvrir les portes de l’ijtihâd1 théorique, à la fois contre certains élans d’enthousiasme pour une supposée « spiritualité politique »2 de l’islam militant et les vieilles certitudes, les évidences massives d’un rationalisme de terroir. Confrontée à la crise, l’analyse se révèle assurément d’une rare indigence conceptuelle, surtout lorsqu’on l’oppose au foisonnement de la pratique politique d’un pouvoir qui sait, quant à lui, exploiter les clivages de la société avec une dextérité pour le moins fascinante, jouer sur tous les dualismes à la fois sans que jamais l’un d’eux prédomine, au risque de créer une situation de non-­retour. La pensée cartésienne, fidèle à sa stratégie, quadrille la réalité à coups de grandes interrogations-­affirmations d’ordre ontologique, toutes exclusives les unes des autres : problème confessionnel ? Lutte de classes ? Revanche des campagnes ? Régime militaire ? Le pouvoir du Baas ? Islam révolutionnaire/islam réactionnaire ? Et, bien entendu : droite/gauche, Est/Ouest, Israël/Palestine, etc. En dépit des accents grandiloquents de la phraséologie baassiste, Hâfez al-­Assad, lui, ne se soucie guère de fonder un régime (d’où, en passant, la difficulté pour ses opposants de le déraciner). Et, à l’opposé de cette (onto)logique occidentale que nous venons d’évoquer, logique de l’arbre et de sa racine, il fait rhizome, dirions-­nous en reprenant une image développée dans Mille Plateaux par G. Deleuze et F. Guattari3, selon une logique pragmatique d’intégration des multiplicités dans un même espace peuplé d’alliances, de contradictions manipulées, de dépassements. Ainsi, durant l’année  1980, pour contrecarrer le mouvement populaire qui connaît alors son paroxysme, le pouvoir mobilisait tous les organes d’encadrement bureaucratique de la société – syndicats, « organisations populaires », unions, etc. –, les forces politiques regroupées dans le Front national progressiste (Baas, Parti communiste, Union socialiste), les organisations alliées ou clientes dans le monde arabe, tel le Mouvement national libanais ou la Résistance palestinienne. Sur le plan extérieur, il signait un traité d’« amitié » avec l’Union soviétique et s’assurait de l’appui de cette autre caisse de résonance – avec l’islam – que représentent les pays du socialisme 1.  L’« effort d’interprétation » des théologiens-­juristes en islam. 2.  Michel Foucault, in Le Nouvel Observateur, 16 octobre 1978, p. 48. 3.  G.  Deleuze et F.  Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 36.

L’État de barbarie          19 réel1, concluait une alliance stratégique avec la révolution iranienne en jouant sur une parenté historique entre les alaouites et l’islam chi’ite, mais entretenait des rapports bien compris avec l’Arabie Saoudite, son principal bailleur de fonds… Sur un autre registre, il battait le rappel de la communauté alaouite, par l’entremise d’une obscure association (jam’iyya) confessionnelle, sur laquelle on reviendra –  la jam’iyya ’Alî  al-­Murtada2, orchestrée par un frère du président, Jamîl  al-­Assad. Celui-­ci exploitait de son côté de nouvelles lignes de fragmentation sociétale, en obtenant l’allégeance (bay’a) de tribus bédouines dans la Shâmiyya (rive droite de l’Euphrate) ou de tribus kurdes en Djézireh (rive gauche), contre distribution de cartes d’identité syrienne, etc. À l’occasion, une tribu pouvait arborer sa généalogie pour se prévaloir d’une origine chi’ite incontestable et se placer par ce biais dans la mouvance du pouvoir alaouite. Sur une plus vaste échelle, cette même association montait les populations rurales contre la ville, gardienne de l’islam et siège du mouvement populaire, en réveillant dans la mémoire collective un sentiment d’hostilité hérité d’un rapport d’exploitation vieux de plusieurs siècles. Le pouvoir jouait ainsi sur des parallélogrammes de forces très différents à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, sur tous les tableaux, tous les plateaux. Il démontrait, par la même occasion, que le problème ne se ramenait pas à la lutte d’une « majorité » contre une minorité dominante, et qu’il n’est point besoin de forcer l’analyse pour soutenir qu’en Syrie on est toujours le minoritaire d’un autre3. Au milieu de cet espace, comme élément moteur du système : le corps, la ’asabiyya d’Ibn Khaldoun4, la solidarité mécanique de Durkheim. Ce « corps » se constitue donc à partir des divers clivages qui, en Syrie, parcourent la réalité sociale. On relèvera qu’à tous les niveaux de lecture de cette réalité il est la négation de l’État. Il faut considérer ce 1.  « Cent quatre-vingt-dix millions de travailleurs aux côtés de la Syrie dans son combat » : titre relevé dans le quotidien syrien Teshrîn, du 13 mai 1980, à propos de la réunion à Damas d’un « congrès syndicaliste mondial de solidarité avec la Syrie ». 2.  Gendre et cousin du Prophète, quatrième calife de l’islam, ’Alî reste le maître spirituel des chi’ites et l’objet d’une profonde vénération. 3.  Cela pour répondre à la prétention des Frères musulmans de fonder la légitimité de leur lutte sur le droit imprescriptible d’une supposée « majorité » de présider aux destinées de la nation. Comme l’explique très bien E. Morqos dans Al-­Safîr (quotidien libanais) du 28 juin 1981, la nation ne peut se laisser enfermer dans ce principe de la majorité. Et Morqos de citer l’exemple de l’affaire Calas dans la France du xviiie siècle, où la nation, dans sa pleine acception, est alors incarnée et défendue par un seul homme contre tous les autres. 4.  « Esprit de corps », group feeling, selon les traductions généralement acceptées. Mais on peut considérer par extension que la ’asabiyya est aussi le groupe lui-­même. On sait qu’Ibn Khaldoun est un historien maghrébin du xive siècle.

20          De la tyrannie aujourd’hui dernier non plus seulement – comme il est de règle quand on oppose un peu vite, à l’« anarchie » libanaise, la force et la stabilité de l’« État » syrien – à travers son appareil, dans sa fonction de domination (voire, pour le coup, de destruction) de la société politique, mais aussi dans sa fonction hégémonique qui vise à obtenir l’adhésion des différents secteurs de la société civile, l’unification idéologique et culturelle de la « nation ».

Le clivage confessionnel ?

À un premier niveau d’analyse se situe le clivage confessionnel entre les alaouites, donc, qui représentent environ 10 % de la population syrienne, regroupés dans la chaîne montagneuse du même nom, au Nord-­Ouest du pays, le long du littoral méditerranéen, et la « majorité » (plus de 70 %) musulmane sunnite. Pour les Frères musulmans, c’est la « contradiction principale » : la crise actuelle est présentée par eux comme le résultat d’un « complot » contre l’islam, dans lequel les alaouites restent les acteurs principaux ; cependant que le Baas et l’armée ne sont que des instruments entre leurs mains. L’acte d’accusation est rédigé sur un mode transhistorique. S’autorisant d’une supposée ascendance ismaélienne de la secte aux ixe-­xe siècles, les Frères musulmans lui font porter sans discernement la responsabilité de tous les « crimes » perpétrés durant un millier d’années par l’ensemble des chi’ites septimains1 : le vol de la Pierre noire de la Ka’ba par les Qarmates au xe siècle, le règne des Fatimides au Caire (xe-­xiie siècle), la « collaboration » avec les croisés et la chute de Jérusalem… La dernière en date de ces « trahisons » étant la perte du plateau du Golan en juin  1967 et la reddition de Quneïtra vingt et une heures avant l’entrée effective des troupes israéliennes dans la ville. C’est là, du reste, la pièce maîtresse du dossier, car elle retourne la rhétorique du pouvoir qui présente toujours la « bande des Frères » comme des « traîtres » à la nation et des agents d’Israël. Cette thèse 1.  Les chi’ites peuvent être grossièrement regroupés en deux branches principales : les imamites, ou duodécimains, qui forment la grande majorité, croient en une succession de 12 imams après ’Alî. Les ismaéliens, ou septimains, arrêtent cette lignée au septième, Isma’il, fils aîné de Ja’far as-­Sâdiq, dépossédé de l’imamat par son père au profit de son frère cadet. Les avis divergent sur l’origine des alaouites, mais la thèse de leur affiliation aux chi’ites duodécimains semble la plus probante. Cf. H. Laoust, Les Schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1977, p. 147.

L’État de barbarie          21 du « complot » permet en retour aux Frères musulmans d’affirmer le droit imprescriptible du sunnisme de diriger les affaires du pays et d’incarner en quelque sorte une légitimité historique sur quatorze siècles. Que faut-­il penser de cette vision du social et du politique à travers le prisme du confessionnalisme ? Si elle séduit nombre d’observateurs occidentaux repentis du modèle durkheimien, elle apparaît à la réflexion tout aussi excessive que l’analyse marxiste classique du phénomène en termes de classes sociales – seules contradictions « autorisées » – et de superstructure, analyse du pouvoir, colportée par une même langue de bois dans toute la classe politique. « Nous ne sommes pas habitués à tenir un tel langage », pouvait s’exclamer Hâfez  al-­Assad, dans un discours d’avril 1976, en réponse à la rumeur qui le soupçonnait alors de vouloir monter une alliance alaouite-­chrétienne contre l’islam dans le conflit libanais. On ne peut nier que, dans l’imaginaire politique de ce pays, la référence à l’État séculariste soit toujours présente malgré tout. D’autant que le modèle, sur la base de la célèbre formule de Boutros Boustani : Al-­dîn lillah, al-­watan lil-­jamî’ (« La religion pour Dieu et la patrie pour tous »), a été pensé dans les milieux syriens de la Renaissance (Nahda) arabe au xixe siècle et que, en application de ce « modernisme » politique, la Syrie fut, en 1946, la première « république » proclamée dans le monde arabe. D’autre part, et surtout, la réalité indéniable du confession­nalisme en Syrie ne suppose pas pour autant l’existence de confessions religieuses structurées dans l’acception libanaise du terme, qui correspond à la forme la plus achevée du système. Ainsi, dans la crise actuelle, les plateaux politique et confessionnel de l’analyse ne sont pas homothétiques en règle absolue. On peut même dire que certains courants de l’opposition comme le « Mouvement du 23  février » (le Baas de la tendance « dure » Salâh  Jedîd, au pouvoir entre 1966 et 1970) ou la « Ligue d’action communiste » (Râbita al-­’amal al-­shuyû’î) recrutent essentiellement dans la communauté alaouite, et même, dans une moindre mesure, le Parti communiste (groupe dit « Bureau politique » de Riyad  Turk)1. Il n’est que de se 1.  La scission remonte au IIIe  congrès du parti, en  1969, lorsque Khâled  Bakdâsh. secrétaire général depuis  1936, en désaccord sur les nouvelles orientations qui se dessinent alors dans la majorité du bureau politique (sur la question de la lutte armée palestinienne, contre l’autoritarisme de la direction...), choisit de reconstituer son parti avec quelques fidèles, en obtenant l’investiture du Mouvement communiste international. Il est aujourd’hui membre du Front national progressiste (Baas, pc, nassériens) au pouvoir. Cependant que les principaux dirigeants du « Bureau politique » – Riyad Turk, Fâyez al-­ Fawâz, Omar Qashâsh... sont en prison depuis octobre 1980.

22          De la tyrannie aujourd’hui référer aux dernières vagues d’arrestations qui ont touché ces organisations (octobre 1980 pour le pc, mars 1982 pour la Râbita), en relevant les chiffres de la région de Lattaquié, pour saisir la disparité politique de la confession alaouite. Sans compter les clans et les familles, qui achèvent de fragmenter la communauté alaouite : la tribu des Haddâdîn et celle des Kelbiyyé pour une première ligne de clivage, et au sein d’une même tribu, comme les Kelbiyyé à Qardaha par exemple, village natal du président dans la montagne alaouite, devenu le centre politique de la confession, le code traditionnel des préséances (hasab wa nasab) règle les rapports entre les différentes familles (beyt). Et, dans ce cadre, la beyt Assad occupe une place, somme toute, secondaire vis­à-­vis d’autres familles de rang plus élevé, telles les Isma’îl, les Jerkes, ou même les Khayyir. Ce fut précisément le rôle avoué de l’association (jam’iyya) ’Alî al-­ Murtada, déjà évoquée, que de souder la communauté alaouite pour en faire une confession politique – et non plus seulement religieuse – à l’instar des maronites du Liban dont l’exemple travaille les esprits à Qardaha, de développer une « personnalité » (shakh-­siyya) alaouite –  selon la propre formulation de Jamîl  al-­Assad  – dans cette secte honnie de l’historiographie islamique. Où faut-­il situer le clan et la confession dans la hiérarchie de l’analyse sociale ? En tout état de cause, ce passage du premier à la seconde, qui constitue le programme de la jam’iyya, est présenté par ses instigateurs comme une modernisation. Le point de vue de l’État moderne serait évidemment différent, pour ne voir là qu’un retour au système du millet, qui prévalait sous l’Empire ottoman, c’est-­à-­dire l’organisation des populations non musulmanes en communautés religieuses, sous l’autorité exclusive de leurs chefs spirituels. Point de vue vérifié sur le terrain quand la jam’iyya empiète sur le terrain du parti dit « au pouvoir », entre autres en présentant aux élections législatives de novembre 1981 ses propres candidats à Lattaquié contre le Baas. Entre les deux organisations, confessionnelle et politique, une certaine tension s’est même manifestée durant l’automne  1981, au sommet de la mobilisation alaouite, allant jusqu’à l’escarmouche entre miliciens des deux bords, comme à Idlib par exemple, agglomération de quelque 60 000  habitants entre Alep et Lattaquié. Aujourd’hui, la jam’iyya connaît une activité ralentie. On peut la considérer comme une force de « réserve », pour le régime, dans le conflit qui l’oppose au mouvement islamique.

L’État de barbarie          23 L’armée ?

Deuxième plateau de l’analyse, tout aussi évident que le premier : l’armée, comme lieu de recrutement de la ’asabiyya dominante. On a vu que, pour les Frères musulmans, ce niveau n’est pas déterminant : l’armée ne serait, en fait, que l’instrument de la domination alaouite, et traversée elle-­même par le clivage confessionnel, à tel point qu’il existerait aujourd’hui deux armées en Syrie, l’une prisonnière de l’autre. En un sens, la situation ainsi présentée marquerait un progrès depuis les premières années du régime baassiste, quand les mamelouks de tous les horizons confessionnels et régionaux se disputaient encore le contrôle de l’appareil militaire1. L’un après l’autre, les pôles de regroupement (jamâ’a) ont été liquidés : en  1965, le groupe de Muhammad  ’Omrân (alaouite) ; en  1968, le groupe des officiers sunnites de la région du Hauran, dans le Sud du pays (Ahmad Sweidân, leur chef, est en prison depuis) ; le dernier en date étant le « clan des Alî » (alaouite), démantelé au milieu des années 1970, ses membres ayant été soit écartés (Alî al-­ Husein, Alî  Sâleh), soit directement associés au pouvoir (Alî  Haidar, commandant en chef des unités spéciales, ou Alî Doubâ, chef des renseignements de l’armée). Aujourd’hui, à la différence de la situation qui prévalait en  1970, quand le coup d’État de Hâfez al-­Assad – dont le groupe a traversé les liquidations successives à partir d’une position de monopole sur l’aviation – était attendu d’un jour à l’autre durant les six mois qui ont précédé l’issue du 16 novembre, il n’existe dans l’armée aucune force susceptible de menacer le pouvoir en place. Une conclusion que n’infirme pas le complot avorté de Khâled ’Atâyâ en janvier 1982, tout à fait signifi­catif, en un sens, des mouvements qui secouent périodiquement ­l’armée : quelques officiers, baassistes en général, sunnites le plus souvent, se regroupent hâtivement sur un programme minimal de renversement de l’État, persuadés qu’à la seule promulgation du Communiqué no 12 les « masses » descendront dans la rue pour les soutenir. Un tel spontanéisme, un tel vide politique laissent présager une longue existence au régime actuel, sauf accident, attentat contre la personne du président, ou défection des bailleurs de fonds pétroliers.

1.  Lire par exemple le témoignage de Munîf al-­Razzâz, ancien secrétaire national du parti, « Al-­tajriba al-­murra », dans L’Expérience amère, Beyrouth, Dar Ghzadour, 1967. 2.  Al-­balâgh raqm wâhed, diffusé à la radio, par lequel les Syriens avaient coutume d’apprendre, à l’époque « héroïque » des coups d’État dans les années  1950, qu’ils avaient changé de dirigeants.

24          De la tyrannie aujourd’hui Peut-­on dire pour autant que l’armée a construit l’État ? En d’autres termes que la Syrie doit être rangée dans la catégorie des dictatures militaires – au sens de régime dans lequel le pouvoir est entre les mains d’une armée d’État – au même titre que certains pays d’Amérique latine ? On sait quels espoirs avait effectivement fondés la sociologie américaine dans le militaire comme agent de la modernisation. Il faut relire à ce propos Manfred  Halpern ou Edward  Shils. Confrontées à la réalité présente, des phrases comme celle-­ci ne manquent pas de saveur : « L’intrusion des militaires dans la politique au Moyen-­Orient peut être attribuée à leur attachement aux idées modernes en matière d’ordre, d’efficacité, de probité dans la conduite des affaires publiques, idées qui ne correspondent pas à la tradition locale de gouvernement et qu’ils doivent à leur formation moderne. »1 À ce schéma d’un optimisme béat, il faut désormais opposer la démonstration d’un Pierre  Clastres sur la guerre qui « maintient l’éparpillement et la segmentation des groupes », la guerre qui « est contre l’État et le rend impossible »2. Michel ’Aflaq a fondé le parti Baas au milieu de ce siècle en pensant qu’une ère d’héroïsme (’ahd al-­butûla) s’ouvrait devant le peuple arabe. Dans sa prison dorée de Bagdad, il a aujourd’hui tout loisir de méditer l’aphorisme de Tocqueville sur la démocratie, qui, aux « vertus héroïques », préfère les « habitudes paisibles ». Car cet héroïsme a nourri une chevalerie qui s’est illustrée – plus que sur les champs de bataille mettant en jeu l’avenir de la « nation » – dans l’écrasement de la société civile, que la génération de ’Aflaq, précisément, représentait encore au niveau politique. Et si, effectivement, les « seigneurs de la guerre » ne cherchent plus à conquérir le pouvoir, ils n’en demeurent pas moins une instance fondamentale du système, dans le circuit de distribution des fonctions publiques et de la rente des pays pétroliers, dont une quote-­part leur est due au titre de défenseurs de l’« honneur » arabe contre Israël et l’impérialisme.

La ville ?

Reprenons Mille Plateaux (p. 280) : « La machine de guerre […] n’a pas la guerre pour objet […]. Elle a une autre origine, elle est un autre agencement que l’appareil d’État. D’origine nomade, elle est dirigée 1.  E. Shils, The Intellectuals and the Power, and Other Essays, Chicago, University of Chicago Press, 2e éd., 1974, p. 421. 2.  In Mille Plateaux, op. cit., p. 442, et P. Clastres, « Archéologie de la violence », Libre, no 1, 1977, p. 171-­172.

L’État de barbarie          25 contre lui. » Si l’on entend ce dernier terme non plus dans l’acception étroite de la bédouinité qui lui est généralement donnée, mais en rapport à « un arrière-­pays, un flanc de montagne, une étendue vague autour d’une cité », bref comme ce qui « n’est pas la ville »1, on retrouve la notion khaldounienne de bâdiya, par opposition à la ville donc (hadâra), un clivage qui constitue un autre plateau de lecture de la réalité syrienne, et de compréhension de la crise, d’une importance capitale bien que souvent négligée. Il faut bien savoir en effet que le mouvement qui secoue la Syrie depuis près de quatre ans est presque exclusivement urbain, comme l’ont montré les grèves et les manifestations qui ont ponctué le dix­septième anniversaire de la « révolution », le 8 mars 1980, dans toutes les villes syriennes à l’exception de Damas, comme l’ont montré aussi les grands moments de la répression contre Alep au printemps 1980, contre Hama en avril 1981 et surtout en février 1982. Entre parenthèses, il peut y avoir des exceptions à la règle quand le plateau confessionnel prédomine sur tous les autres : comme dans la région du Ghab par exemple, plaine à l’est de la montagne alaouite, où existent des villages alaouites, sunnites et chrétiens en relation souvent conflictuelle depuis des siècles ; ou, autre exemple, comme à Lattaquié, où, en septembre 1979, des troubles violents ont pu briser l’unité de la ville en opposant le quartier sunnite de Sleybé au quartier alaouite de Raml2. Et encore dans ce dernier cas s’agissait-­il de provocations grossières de la part du pouvoir… Dans sa composante moderne, ce mouvement était conduit par les syndicats des professions libérales comme les ingénieurs, les médecins, les pharmaciens, et surtout les avocats, jusqu’à la dissolution de ces syndicats, en avril 1980, et l’élimination physique de certaines personnalités influentes au sein de ces professions. À ce niveau, la 1.  Ibid., p. 472. 2.  Le cas de Lattaquié peut assurément poser le problème de la validité du raisonnement ici exposé et de l’image de la ville qui y est développée. L’idéal type de la « ville arabe » dans la région est en effet celui d’une ville musulmane sunnite dans une très large majorité, avec une minorité chrétienne, malkite ou orthodoxe (Rûm), deux communautés traditionnellement citadines. Ainsi Alep, Homs, Hama et Tripoli au Liban. Concernant Lattaquié, cette configuration confessionnelle a été remise en question par la colonisation alaouite de la ville à partir du mandat français. Aujourd’hui, la colonisation confessionnelle reste un excellent moyen pour le pouvoir de briser la résistance de la ville, comme à Homs par exemple, et à Hama, où l’on parle déjà de projets d’un urbanisme « orienté » sur les quartiers en ruine. Sans insister sur Damas, capitale de l’État, « défigurée » par le développement « naturel » de la société. Cependant, les résultats de cette politique, vers la systématisation d’une cassure de type Beyrouth-­Est/Ouest, sont encore loin d’être acquis, et notre idéal type ne devrait pas être trop vite rejeté.

26          De la tyrannie aujourd’hui plate-­forme revendicative pouvait se résumer à la levée de l’État d’urgence, en vigueur depuis le lendemain de la « révolution » du 8 mars 1963, et au rétablissement des libertés démocratiques fondamentales. Par ailleurs, en liaison avec les Frères musulmans, les commerçants du souk représentent l’ordre urbain traditionnel, une société civile dont ils se voudraient le dernier bastion résistant encore aux assauts de l’« État moderne ». Lequel État, à l’opposé –  en fait, sa négation, comme on l’a vu –, est désormais incarné par une minorité allogène à l’ordre urbain, une nouvelle élite dirigeante arrivée au pouvoir avec la « révolution » par le canal de l’armée et du parti, aux origines rurales très marquées : alaouites, druzes, ismaéliens1, mais aussi sunnites de la région du Hauran et de l’Euphrate (non-­homothétie des plateaux encore vérifiée). Dans l’imaginaire du mouvement d’opposition au régime, une telle situation est vécue dans une large mesure en référence au système islamique de codification du rapport ville/campagne. D’où le recours à Ibn Khaldoun, d’un intérêt heuristique évident. Dans ce référentiel, la cité est définie comme centre de civilisation, c’est-­à-­dire de production matérielle et idéologique. Mais la civilisation, précisément, en tant que produit d’une société « organique » (Durkheim), est incompatible avec la solidarité communautaire (’asabiyya), qui seule confère l’autorité et peut donc garantir la cohésion sociale. Ainsi la ville est-­elle soumise au pouvoir du « corps ». Comme rançon de sa sécurité et de sa prospérité, elle abandonne aux guerriers nomades (au nomos, pour reprendre une formule proposée par G. Deleuze et F. Guattari2) le soin de la gouverner et de la défendre, E.  Gellner écrit très justement qu’elle est « infirme politiquement »3. Sa dépendance totale sur ce plan à l’égard de la ’asabiyya dominante est contrebalancée par cette fonction idéologique que l’on vient d’évoquer, comme lieu de production d’une da’wa (prédication politico-­religieuse), autrement dit d’une légitimation du pouvoir des gouvernants. Pour le cas qui nous concerne, on sait quel rôle a joué la da’wa nationaliste arabe et socialiste dans la prise de contrôle de la société par le nomos alaouite. À l’appui de cette thèse, on notera le faible recrutement urbain des partis politiques syriens, en particulier au niveau des cadres dirigeants. 1.  Ce que la rumeur publique en Syrie désignait alors par la formule : Hukûmat ’ads, ou « le gouvernement soupe de lentilles », à partir d’un jeu de mots sur les initiales ’/d/s des trois confessions. 2.  On comprendra qu’il s’agit là encore d’une interprétation allégorique destinée à une meilleure compréhension de la crise, le terme de « nomade » devant être entendu dans le sens évoqué plus haut. 3.  E. Gellner, Muslim Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 25-­26.

L’État de barbarie          27 Ainsi, à propos du Baas, Sâmî al-­Jundî1, un de ses premiers militants, note qu’il s’est développé dès l’origine à la campagne, en demeurant à l’État de squelette dans les villes, particulièrement à Damas. Et il ajoute sur un ton de sentence : « Un véritable travail politique exigeait avant toute autre action l’enracinement du parti à Damas et le contrôle des forces populaires dans cette ville. Mais le parti, pressé, était à la recherche d’une proie facile. Et Damas est difficile… L’erreur fatale du Baas a été de disperser ses forces quand il fallait sur elle les concentrer en priorité… Il ne s’est pas intéressé à la structure sociale de Damas, un héritage plusieurs fois millénaire devenu partie intégrante de son caractère. Persuadé qu’elle ne pourrait jamais être baassiste, il a élevé entre elle et lui le mur de l’impossible. » Dans un document renoté, rédigé une décennie plus tard par le Baas arabe démocratique et socialiste (23 février) et qui est encore une autocritique sur l’expérience historique du parti, on peut lire de la même manière que l’échec s’explique, entre autres, par le fait que le Baas n’a jamais été bien implanté en ville, et que les cadres dirigeants du parti étaient toujours étrangers à celle-­ci2. Même conclusion dans ces deux documents : en contournant l’obstacle que constituait Damas – et la ville plus généralement –, le Baas a manqué son entrée dans la société civile, son évolution en tant que parti, au sens d’organisation politique. Il est demeuré à l’État de bande, de meute, dirait Canetti, une forme de regroupement qui relève de l’ordre du nomos, et que le terme arabe de jamâ’a, couramment employé dans le discours politique arabe contemporain, comme synonyme de parti (hizb), traduit parfaitement. Ayant donc été dépossédée de sa da’wa nationaliste, la ville se présente aujourd’hui comme la gardienne de l’islam et d’un héritage de civilisation vieux de quatorze siècles. Mais, pour nouveau qu’il soit, ce phénomène de la « montée de l’islam » ne doit pas nous faire oublier les liens étroits qui ont toujours uni cette religion à dimension grégaire très prononcée, à la ville, ce lieu de rassemblement par définition (Jâmi’, forme active en arabe, pour désigner la Grande Mosquée du vendredi), où sont donc réunies toutes les conditions de la piété. Et encore une fois, par-­delà l’expression purement religieuse du mouvement, qui est la seule à retenir l’attention des médias, il faut bien comprendre quel enjeu il représente : un ordre de la loi et de la connaissance que la cité entend défendre contre les nouveaux « barbares », lesquels, au contraire, veillent à ce que rien ne soit soustrait à l’ordre de leur 1.  Al-­Baas, Beyrouth, Dâr al-­Nahâr, 1969, p. 38-­39. 2.  Hawla naqd wa taqyîm tajriba al-­hizb (« Sur une critique et évaluation de l’expérience du parti »), fin 1980, p. 27.

28          De la tyrannie aujourd’hui pouvoir. On a évoqué ce qu’il est advenu du mouvement des avocats. Suivant cette même logique, l’Université, comme lieu de production désigné de l’élite citadine, est menacée. La pratique abusive des inscriptions dites « exceptionnelles » dans les facultés réputées difficiles (médecine, ingénieurs…) d’étudiants au niveau insuffisant, mais reliés au nomos dominant par une des filières possibles –  la confession, les organisations populaires, les organismes de jeunesse paramilitaires dépendant du parti –, entrave le fonctionnement de l’institution et lui ôte toute crédibilité scientifique1.

Le parti Baas ?

En tant qu’organisation, le Baas n’est désormais que la façade civile du régime. Le VIIe  congrès régional (c’est-­à-­dire proprement syrien), qui s’est tenu à Damas en décembre  1979-­janvier  1980, a balayé les dernières illusions que l’on pouvait encore entretenir sur les possibilités d’une ouverture politique en direction du « bloc » sunnite au sein du parti. Les quelques personnalités qui le constituaient, comme Mahmoud  al-­Ayyoubî surtout, ancien président du Conseil, Jâber Bajbouj, secrétaire régional avant la tenue du congrès, ’Abdallah  al-­Ahmâr, secrétaire national (c’est-­à-­dire panarabe), Hikmat  Shehâbî, chef d’état-­major, ou Mustafa  Tlâs, ministre de la Défense, se sont révélées, au cours de ce congrès, n’être que les otages sunnites de la minorité dominante, tournés en ridicule à chaque velléité d’intervention. Il faut dire que l’organisation de ce VIIe congrès avait été personnellement supervisée par un autre frère plus connu du président, Rif’at  al-­Assad. Au principe propre au centralisme démocratique d’élection des délégués de bas en haut dans la pyramide organisationnelle du parti –  shu’ba (division), fara’ (branche), lajna markaziyya (comité central)2 –, l’éminence grise du régime avait préféré la désignation pure et simple de ces délégués de haut en bas, toutes shu’ba réunies dans la grande salle du palais des sports de la banlieue nord de la capitale, avec les Mukhabarat (services de rensei1.  Un autre plateau de lecture digne d’intérêt serait celui de l’utilisation systématique d’une tranche d’âge déterminée – entre 15 et 25 ans – pour la défense du régime. 2.  La première – shu’ba – regroupe elle-­même les délégués de plusieurs sections (échelon immédiatement supérieur à la cellule) et s’applique à une aire géographique correspondant à peu près à une petite ville ou au quartier d’un chef-­lieu de gouvernorat (mohâfaza). Lequel est représenté au niveau du fara’.

L’État de barbarie          29 gnements) conduisant les opérations et un parterre d’officiers à titre d’observateurs. Comme nous le confiait, candide, un militant présent aux réunions : « Au parti, il vaut mieux ne pas faire de politique. » Un mot enfin concernant le comité central en question, qui est une innovation institutionnelle. En tant qu’instance la plus haute du parti, il se réunit une fois par trimestre pour étudier les grandes lignes de la politique du pays : sur 75 membres, il compte 30 alaouites, officiers pour la plupart. Cette reprise en main se justifiait par la situation intérieure dans le parti. Non seulement celui-­ci a failli, en tant que structure d’encadrement, à la tâche qui lui incombait, en  1979-­1980, d’endiguer la vague populaire, mais il s’est lui-­même laissé emporter ; et dans les manifestations du 8 mars 1980 déjà évoquées, les militants baassistes ont joué un rôle certain… en conduisant parfois les marches de protestation et en attaquant les sections locales du parti. D’où la compassion affectée dans Al-­Nadhîr, le porte-­parole clandestin des Frères musulmans syriens, pour ce « drame » de l’aliénation vécu par le Baas. Une « loi de sécurité du parti » est venue depuis renforcer l’appareil coercitif intérieur, en prévoyant de lourdes peines pour tous les cas d’apostasie. Répondant à ce même souci de cohésion, un projet de restructuration du parti en cellules indépendantes de cinq membres était même à l’étude, à la suite du siège de Hama en février  1982. Mais le retour au Baas d’avant la prise du pouvoir est tout à fait irréaliste, pour supposer la création de quelque 30 000 cellules, en rapport à un effectif total évalué à 150 000 militants, sans considération du chiffre des aspirants (ansâr), lesquels, par définition, ne sont pas membres à part entière mais seulement en période probatoire. En conséquence de cet effritement, si la carte du parti peut être encore nécessaire pour brûler les étapes d’une carrière et se raccrocher au groupe dominant, elle n’est plus suffisante. Au niveau de la société globale, la faillite du système politique se manifeste lors des consultations électorales qui ne mobilisent que 4 % de votants, comme aux élections législatives de 1977 et de 1981. Et ce, malgré le recours à divers procédés visant à « encourager » la participation électorale, comme le poinçonnage des cartes d’identité après dépôt du bulletin de vote. Quatre pour cent, soit un chiffre de 400 000 votants qui, rapporté à celui des effectifs du parti au pouvoir, donne à penser qu’il s’agit là d’un fonctionnement « en circuit fermé » de la classe politique. Finalement, dans ce Machreq d’aujourd’hui, où les partis fonc­ tionnent comme des bandes, les États comme des organisations poli­ tiques, n’est-­ce pas au niveau de la région dans son ensemble qu’il faut

30          De la tyrannie aujourd’hui lire le politique, entre « durs » et « mous », droite et gauche, réaction et révolution, etc.1 ? Encore que, dans une certaine mesure, ce niveau ne soit lui-­même que la continuation des systèmes politiques « nationaux », en ce sens qu’il met souvent en scène les mêmes affiliations, en mouvement les mêmes mécanismes, qui ne doivent rien à l’« État moderne ». L’idéologie de construction nationale est morte au Machreq avec Nasser, et le jeu politique régional est désormais dominé par des partis déguisés en États, qui s’entre-­déchirent dans une même adoration des absolus. Le « droit » contre la loi. Les « héros » contre les « pères tranquilles » : ’Alî contre Mo’âwiya. Un an après la mort de Nasser précisément, dans un pamphlet acerbe contre le spontanéisme palestinien et le gauchisme arabe, Elias Morqos, penseur marxiste syrien bien connu « du Golfe à l’Océan » et « apôtre de la connaissance », tel qu’il se définit plutôt aujourd’hui, écrit : « Nous avons eu une révolution palestinienne en Transjordanie, dans vingt ans il se peut que nous ayons une révolution des Damascains à Homs, une révolution des Libanais du Sud à Beyrouth et à Tripoli, une révolution des Syriens en Iraq2, une révolution des Cisjordaniens dans le Nejd, la révolution de tous contre tous sur la scène arabe. C’est cela “la montée révolutionnaire”, qui va de pair avec l’expansionnisme sioniste. »3 E. Morqos péchait seulement par optimisme : il n’a pas fallu vingt ans, pas même dix, pour aboutir à une telle situation.

La nation ?

Le Baas comme da’wa ou la légitimité du pouvoir. Inutile de s’attarder sur les mots d’ordre de « nation arabe » ou de « socialisme » qui, pour le moins que l’on puisse dire, ont perdu toute fonction de légitimation. Reste la prétention du régime de se présenter comme le légataire universel du mouvement national arabe depuis la fin du siècle dernier, 1.  M. Weber nous rappelle qu’une activité politique se définit en premier lieu par le fait qu’elle se déroule à l’intérieur d’un territoire donné. Mais, dans le cas du Machreq, la difficulté est certaine de délimiter ce territoire, la production idéologique et le jeu politique étant avant tout arabes. 2.  Elle existe désormais, regroupée autour du tanzîm qawmî, c’est-­à-­dire le Baas dit « iraqien » de Shîblî al-­’Aysamî, Marwan Hamwî (en prison à Damas), et bien sûr Michel ’Aflaq, et dispose comme il se doit d’une station de radio, dite de la « Syrie libre ». E.  Morqos oublie seulement la révolution des Iraqiens à Damas. 3.  La Résistance palestinienne et la Situation présente (en arabe), Beyrouth, Dâr al-­Haqîqa, 1971, p. 111.

L’État de barbarie          31 et donc la réalisation concrète du projet séculariste de l’État moderne. On a évoqué la force du modèle en Syrie, berceau de la Nahda, où il est vécu comme le seul commun dénominateur possible dans un espace fait d’oppositions et de diversités, de même que l’attention bienveillante de l’Occident1, soucieux sans doute de l’avenir de son modèle politique. Sur ce point nodal du système de légitimité, les Frères musulmans dénoncent ce qu’ils considèrent comme une supercherie en utilisant –  de manière implicite  – la triade khaldounienne ’asabiyya-­da’wa-­mulk, comme une clé du processus de changement social : à un endroit historique donné, une communauté (’asabiyya), soudée par les liens du sang ou simplement une unité de destin, use d’une prédication religieuse/ politique (da’wa) comme d’un tremplin pour arriver au pouvoir (mulk). Pour les « Frères », il suffit donc de remplacer dans cette chaîne logique ’asabiyya par « alaouites » et da’wa par « État moderne », pour que « tout s’éclaire ». Encore une fois, la réalité est trop foisonnante pour être lue sur le seul plateau confessionnel. Il reste que la démonstration des Frères mérite que l’on s’y arrête, pour leur perception du religieux et du politique d’une valeur heuristique au moins aussi sûre que celle qui les lie à l’économique, dans une chaîne immuable de détermination2. Ainsi, dans ce système politique dont les Frères musulmans ont fort judicieusement démonté le mécanisme, tout le jeu consiste à conserver sa ­propre cohésion confessionnelle, sa propre ’asabiyya, en faisant en sorte que l’autre la perde sous l’emprise d’une idéologie de construction natio­nale, de « modernisation », laquelle passe par le renoncement de chacun à sa diffé­rence, comme condition de l’unité et de l’égalité de tous dans la société civile. À ce jeu-­là, la « majorité » est évidemment toujours perdante puisqu’elle se définit par une absence de solidarité communautaire. En tant qu’instrument de conquête du pouvoir, la tâi’fa (confession) remplit donc le rôle véritable du parti. D’où l’État obsolète du système politique et la « crise » du Baas.

1.  La faillite de l’idéologie arabe contemporaine aidant, le regard de l’autre est devenu pour le pouvoir un instrument non négligé de légitimation. Qu’un article élogieux sur la Syrie soit publié dans un journal de Colombie, il est immanquablement reproduit en première page des quotidiens de Damas. 2.  Nous n’aborderons pas ici le plateau économique qui nécessiterait à lui seul un long développement. Mais si l’on veut bien admettre que, sous n’importe quel phénomène social, il est toujours possible de déceler un « rapport de production », on lira sans rire sous la plume de Fred H. Lawson, dans Merip Reports, no 110, novembre-­décembre 1982, que « la révolte de février était avant tout une réaction des petits artisans et commerçants de Hama au programme de développement industriel à vaste échelle [sic] entrepris par le régime ». Extraits de l’article repris et traduits dans Le Monde diplomatique de mars 1983.

32          De la tyrannie aujourd’hui L’effritement de la légitimité politique du régime se traduit sur le terrain, d’une part, nous l’avons vu, avec la jam’iyya ’Alî al-­Murtada, par une réactivation des formes prépolitiques de légitimité, autrement dit la légitimité traditionnelle de M. Weber, d’autre part, par un recours devenu systématique à la violence. Le temps est bien fini des « maîtres d’école » qui, de la Nahda à Michel ’Aflaq et Salâheddîn al-­Bîtâr, les « pères fondateurs » du parti Baas, en passant par Sâti’ al-­Husrî, cet autre « professeur d’énergie », héraut du nationalisme arabe dans les années  1950, pensaient l’intégration sociale à travers le développement de l’institution scolaire, toujours dans la lignée intellectuelle d’un Durkheim. Aujourd’hui, l’éducation est jugée « réactionnaire ». Ibn  Khaldoun ne disait-­il pas qu’elle est tout à fait incompatible avec la préservation de la ’asabiyya, seule source de l’autorité ? À l’instar de la soumission aux lois, elle est une « émasculation politique »1. Ainsi les étudiants bénéficiaires du régime des « inscriptions exceptionnelles », évoqué plus haut, sont­ils en général parachutistes dans les sections armées des Jeunesses de la révolution (Shabîba al-­thawra). Selon les propres termes du président, « ils font face aux complots impérialistes et à la réaction et n’ont de ce fait pas de temps à consacrer aux études ». Trêve de bonnes paroles, la nation est désormais au bout du kalachnikov. Et dans un éditorial du quotidien syrien Teshrîn (1er juillet 1980), Rif’at al-­Assad peut se déclarer prêt à sacrifier un million de citoyens pour sauver la « révolution ». La suite des événements a montré qu’il sait tenir parole. Le plus tragique, peut-­être, est qu’il se trouve toujours de bonnes âmes en Occident pour juger le drame inévitable. La France n’a-­t-­elle pas eu la Terreur ; l’Amérique, la guerre de Sécession ?… Pour E. Gellner, la violence est parfois « le prix à payer à la construction nationale », ce qu’il illustre comme le passage du monde d’Ibn Khaldoun à celui de Durkheim2. Mais, compte tenu de l’analyse ici proposée, nous ne voulons pas croire, pour notre part, que la tragédie de Hama ait contribué en quelque manière que ce soit à l’édification de la Syrie nouvelle. Au contraire, il n’est que de prononcer le nom de cette ville dans la conversation pour comprendre que « le fleuve de la violence sillonne désormais ce pays comme une cicatrice3 ». Face à cette situation, certains courants de l’opposition commencent à comprendre que l’enjeu ne se situe plus dans la distinction entre la droite et la gauche, la réaction et la révolution, mais tout simplement 1.  E. Gellner, op. cit., p. 26. 2.  Ibid., p. 96. 3.  Robert  Lowell, in W. J. M.  Mackenzie, Pouvoir, Violence, Décision, Paris, puf, 1979, p. 111.

L’État de barbarie          33 dans le rétablissement de toute urgence d’un régime politique1. D’où le mot d’ordre de démocratie, qui s’impose peu à peu, et qui doit être compris comme un appel au sauvetage du système politique et, par-­delà, de la société tout entière, menacés d’éclatement. « La vie politique de la nation, nous rappelle Michelet2, exprime fidèlement le degré de sociabilité atteint par le peuple. » En ce sens, la société civile reste à inventer. Il n’est jusqu’aux Frères musulmans qui ne sacrifient à leur revendication souvent proclamée en Syrie ou ailleurs d’un « gouvernement islamique »3, pour se prononcer dans leur programme4 pour le rétablissement des libertés fondamentales (liberté de pensée, d’expression, d’association, syndicale…) et le respect des principes constitutionnels (séparation des pouvoirs, régime consultatif…), faisant preuve d’une « modernité » politique plus évidente que celle de l’État, qui en est pourtant le dépositaire en titre. On perçoit toute la contradiction de la situation, et ce nouveau clivage qui se dessine dans l’intelligentsia : alors que le discours politique en termes de classes, pour être, comme on l’a vu, celui de l’État, n’est destiné en définitive qu’à occulter le social, il a suffi à d’autres de trancher le nœud gordien du confessionnalisme pour reposer correctement le problème du pouvoir et, partant, entreprendre une réflexion sur leur propre société. Pour ces derniers, il faut désormais s’interroger, aussi, sur les formes de la sociabilité, et ne plus supposer résolu le problème de l’intégration, comme le fait le pouvoir pour masquer sa propre pratique.

1.  Ce qu’en termes khaldouniens on pourrait traduire par le retour du pouvoir « naturel » (al-­mulk al-­tabî‘î), où la domination n’est que simple violence, au pouvoir « politique » (al-­mulk al-­siyâsî), fondé sur la raison, qui correspondrait à la domination légale de Weber. 2.  In Paul Viallaneix, La Voie royale, Paris, Flammarion, 1971, p. 305. 3.  Fondé sur la Loi révélée (shar’). En fait, cette forme de pouvoir n’ayant jamais connu de réalisation dans l’histoire, sinon au temps du Prophète et des quatre premiers califes (Rashidûn), il s’agit là plutôt de l’affirmation des principes de la légitimité et non d’un réel programme de gouvernement. « Une utopie consciente d’en être une », pour reprendre la formule d’A. Laroui, in L’État dans le monde arabe contemporain : éléments d’une problématique, Université catholique de Louvain, Centre de recherches sur le monde arabe contemporain, cahier no 3, 1980, p. 19. 4.  Bayân al-­thawra al-­islâmiyya fî sûrîyya wa minhâjuha (« Communiqué-­programme de la révolution islamique en Syrie »), Damas, novembre 1980.

Chapitre II

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État Le cas syrien*

« Notre science politique est obsédée par la croyance que les “jugements de valeur” sont inadmissibles dans les considérations scientifiques et que le fait de qualifier un régime de tyrannique équivaut manifestement à prononcer un “jugement de valeur”. Le spécialiste en science politique qui accepte cette conception de la science parlera d’un État collectif, de dictature, de totalitarisme, d’autoritarisme, etc., et en tant que citoyen, il est en droit de condamner tout cela. Mais, dans le domaine strict de la science politique, il est contraint de rejeter la notion de tyrannie comme un “mythe”. » Leo Strauss, De la tyrannie.

On sait que dans Le Prince de Machiavel, qui reste un des ouvrages fondateurs de la science politique moderne, il n’est fait aucune distinction entre les termes de roi et de tyran. Pour Leo Strauss, que nous citons en exergue1, le rejet de cette distinction traditionnelle n’est pas étranger au fait que l’on soit depuis incapable de « saisir la tyrannie dans toute sa réalité ». Écrites en référence à l’expérience historique de l’Europe de l’entre-­deux-­guerres, ces lignes conservent aujourd’hui une étonnante « modernité » pour ce qui nous concerne. La vague du tiers-­mondisme militant est depuis longtemps étale, sinon sur le reflux, mais il nous est *  Première publication dans Esprit, octobre-­novembre 1984, sous le pseudonyme de Gérard Michaud (N.D.E). 1.  Leo Strauss, De la tyrannie, Paris, Gallimard, p. 42-­43.

36          De la tyrannie aujourd’hui toujours aussi difficile de rendre compte de la nature de nombre de régimes politiques issus de ce moment historique, empêtrés que nous sommes dans nos schémas d’analyse en termes de développement politique, de modernisation… ou de lutte des classes. On parlera ainsi – et l’on voit que le passage cité de L.  Strauss n’a pas pris une ride  – de « situation autoritaire », de « révolution par le haut », de « césarisme », d’« autonomisation de l’État »1, mais de « tyrannie », jamais. Que l’on se mêle, à titre d’exemple, de témoigner par quelques faits concrets et de s’interroger sur la brutale réalité du régime syrien, il se trouve toujours une bonne âme – horizons politiques généralement confondus – pour arguer qu’« en Occident aussi… à tout prendre… il n’y a pas si longtemps… ». Variation sur le thème bien connu du rapport à l’autre, en l’occurrence à nous-­mêmes, qui ne fait que compliquer en la matière le syndrome mis en évidence par Leo Strauss. À l’inverse, que ce régime soit projeté au-­devant de la scène internationale, après une opération d’éclat qui dénote un sens très particulier de la gestion des rapports de force, il n’est alors pas de mots assez sévères pour le condamner, mais encore une fois pris dans une acception bien occidentale, que la formule de terrorisme d’État résume de manière significative. Non pas que cette formule soit à rejeter totalement – de fait, la politique extérieure correspondant à son meilleur champ d’application –, mais elle est pour le moins sujette à critique, surtout en tant que clé pour l’analyse du système social. On partira donc de cette formule pour aller directement à l’essentiel : l’originalité de la pratique politique syrienne par rapport à d’autres pays du Tiers Monde – on pense en particulier à l’Amérique latine – tient au fait qu’elle n’est pas la marque d’un État, mais qu’elle en est le plus souvent la négation. Avec toutes les nuances qu’il conviendra d’apporter à cette affirmation. Analysant ainsi la doctrine de la « sécurité nationale » dans le sous-­continent américain. J.-­P. Faye s’arrête sur ce slogan : « La nation est absolue », pour nous souffler qu’il faut comprendre « l’État » en lieu et place de « la nation »2. Mais, au fond, ce n’est déjà pas si mal… et sur ce point, il ne serait pas difficile de se faire l’interprète du peuple syrien dans sa large majorité, lequel, à travers les formes variées que peut prendre la « violence révolutionnaire » dans son pays – assassinats, torture, extermination en règle –, n’a même pas la (maigre) consolation d’assister à l’enfantement de cet « État moderne », promis par les bons 1.  Voir à ce propos : J.-­F. Bayart, « L’analyse des situations autoritaires, étude bibliographique », Revue française de science politique, juin 1976, vol. 26, no 3 ; et « Le politique par le bas en situation autoritaire », Esprit, juin 1984, p. 142. 2.  Jean Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Gallimard, 1982, p. 96.

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          37 esprits du « développement politique ». Car, dans cette formule de terrorisme d’État, il y a encore le mot État, même s’il n’est pas de notre intention de justifier ici un terrorisme par rapport à l’autre, ou de coller des étiquettes qui permettraient de distinguer la « bonne » et la « mauvaise » terreur. Du point de vue des victimes, cette distinction relève assurément d’une casuistique insupportable. La « terreur », nous explique H. Arendt, est « l’essence de la domination totalitaire ». En précisant plus loin : « En écrasant les ­hommes les uns contre les autres, [elle] détruit l’espace entre eux. En comparaison de ce qui se passe à l’intérieur de son cercle de fer, le désert de la tyrannie, dans la mesure où il est encore une sorte d’espace, apparaît comme une garantie de liberté. »1 Retour au concept de tyrannie, donc, dont Leo Strauss voulait favoriser la « promotion » scientifique et qui, à l’évidence, s’applique assez bien à la situation syrienne. En ce sens que le rapport État/société y est plutôt dominé par la brutalité, la violence aveugle, que par la « terreur », dans l’acception précise où l’entend H. Arendt, qui correspondrait ainsi à un état achevé de construction politique. En d’autres termes, l’« État » syrien n’a pas les moyens de son totalitarisme, lequel n’est qu’une image, un système de légitimation qu’il se donne, avec un parti dirigeant et des « organisations populaires » ayant pour tâche l’encadrement de la société sur le modèle des démocraties des pays de l’Est. Et assurément, par rapport à ces derniers, la Syrie apparaît bien comme un pays de « liberté », en application de la règle énoncée par H. Arendt. Mais, en retour, le citoyen syrien sent confusément que l’État, par le moyen de ses « brigades » de toutes sortes de dénominations, a sur lui droit de vie et de mort. Affirmation sans nuances, celle-­là, au cœur de la problématique sur le rapport État/société en Syrie, qui nous donnera de faire l’économie de quelques détours d’analyse. Revenons sur cette image du « désert » que H.  Arendt associe à la tyrannie. Pour rester dans l’allégorie, elle rappelle ce que G. Deleuze et F. Guattari conçoivent dans Mille Plateaux2 comme un espace lisse – obtenu après éradication du système politique –, par opposition à l’espace strié qui est celui de la construction politique et de la société civile, de la « différenciation », pour reprendre une formule chère aux politologues. Au centre de ce processus de destruction – « désertification » de l’espace politique, ce que M.  Kadhafi, qui représente la caricature du modèle, appelle la purification (tathîr)  –, la violence apparaît non plus comme un moyen, un recours en vue d’un réajustement du système politique, mais plutôt comme le mode de fonctionnement d’un nouveau système. 1.  Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 210 et 212. 2.  Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, 1980.

38          De la tyrannie aujourd’hui Lequel n’a jusqu’à présent suscité que peu d’intérêt de la part des analystes, trop occupés à entretenir le mythe de l’État fort intégrateur de la société. Seuls quelques intellectuels arabes, pour en être les premières victimes, commencent à l’incorporer dans leur cadre de réflexion. Parmi eux, Yasîn  al-­Hâfez a consacré quelques bonnes pages à ce qu’il définit de manière insolite comme le système chakhboutien1, à partir de quelques données d’analyse tirées de sa propre expérience politique. Pour cet auteur syrien trop tôt disparu (1978), c’est précisément sur les ruines de l’État-­nation qu’à la suite du « désastre » de juin 1967, et de l’effondrement du nassérisme, s’établissent au Machreq de nouveaux rapports de pouvoir fondés sur des formes prépolitiques d’allégeance : État-­tribu, État-­confession, etc. On ne reviendra pas sur les modalités d’application du système en Syrie. C’est là le thème d’un article publié précédemment par nous-­même dans cette revue et intitulé : « L’État de barbarie »2. Au milieu de cet espace Chakhbout, ce désert politique, en lieu et place du parti, on y insistait sur le rôle éminent joué par la bande au pouvoir, la jamâ’a –  maître mot de la nouvelle réalité syrienne3  –, ou encore le nomos, pour reprendre la terminologie de G.  Deleuze et F. Guattari dans leur « Traité de nomadologie » (in Mille Plateaux), qui nous donne de rester dans le même champ allégorique. Pour ce qui concerne notre propos sur la violence du système, on retiendra simplement que les rapports sociaux y sont toujours des rapports de force. E. Gellner le montre bien dans Muslim Society4, à cette réserve près qu’il veut y voir une règle absolue qui déterminerait l’aire arabo-­islamique et non l’aboutissement d’un processus d’éradication du politique, ce dernier terme étant compris précisément comme niveau médian/médiateur entre l’organisation sociale et l’État. Pour une meilleure appréhension de la tyrannie, Leo Strauss souligne la nécessité d’un retour aux « classiques », en l’occurrence Xénophon et 1.  En référence au cheikh Chakhbout d’Abou  Dhabi qui, jusqu’au milieu des années  1960, avait réussi à préserver autoritairement son émirat du choc de la modernisation, in Al-­Hazima wal-­Idîûlûjîâ al-­mahzûma (« La Défaite [du 15  juin] et l’Idéologie défaite »), Beyrouth, Dâr al-­talî’a, 1979, p. 182 sq. 2.  Esprit, novembre 1983, p. 16-­30 (dans ce recueil, article no 1 [N.D.E]). 3.  À chaque niveau dans la hiérarchie de l’analyse sociale, ce terme représente un groupe qui se définit principalement par rapport à un adversaire, ou plusieurs. recrutant au même niveau, selon la règle bien connue : « Mon frère et moi contre mon cousin, mon cousin et moi contre l’étranger. » D’une utilisation assez souple, jamâ’a peut donc tout aussi bien désigner quelques individus vouant fidélité absolue à un obscur capitaine des Mukhabarat (services secrets [N.D.E]) qu’un pôle de regroupement au sein de l’équipe au pouvoir, ou encore la communauté alaouite, ou sunnite, au niveau des rapports interconfessionnels et même, cas limite, les Syriens dans leur ensemble, pris dans l’espace régional et international. 4.  E. Gellner, Muslim Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          39 L’Éducation de Cyrus. Concernant le cas particulier du monde arabe, on ne saurait trop recommander la lecture d’Ibn Khaldoun. On retrouve ainsi chez cet historien maghrébin du xive siècle l’opposition développée plus haut entre un pouvoir « politique » (al-­mulk al-­siyâsî), fondé sur la raison (la domination légale de Weber), et un pouvoir primitif ou « naturel » (tabî’î), où la domination n’est que simple violence. Comme est très bien analysé cet état des rapports sociaux, en fonction duquel on est « dominant ou dominé […] aucune nuance n’est admise, aucune ambiguïté tolérée. […] Logique du tout ou rien »1. À l’évidence, on tient dans cette dernière proposition la clé de la violence comme phénomène moteur du système social. On ne pourrait comprendre autrement l’acharnement avec lequel des unités spéciales du régime ont pilonné Hama, quatrième ville syrienne avec 250 000  habitants, tout au long du mois de février 1982, faisant entre 10 000 et 25 000 morts, selon un rapport d’Amnesty International de novembre  19832. Certes, il s’agissait pour le pouvoir d’enrayer une insurrection conduite par les Frères musulmans. Mais comment expliquer l’ampleur de la répression et la destruction du centre historique, rendu à l’État de tabula rasa ? On a vu, dans notre article cité plus haut3, que la jamâ’a au pouvoir recrutait à partir de divers clivages : confessionnel, ville/campagne, civil/ militaire, politique résiduelle (le pouvoir du Baas)… C’est au niveau des deux premiers qu’il faut rechercher l’explication du drame de Hama. Nul doute en effet que les alaouites –  aujourd’hui la minorité confessionnelle (10 % de la population syrienne contre 75 % de sunnites)  – n’aient quelques comptes à régler avec la ville de Hama, qui symbolise à leurs yeux leur passé de paysans exploités et humiliés durant des siècles par les grands propriétaires citadins (sunnites). Mounir M. Mousa, auteur d’une thèse en français sur le sujet, nous rappelle que, « avant la Première Guerre mondiale, un alaouite ne pouvait pas passer dans les rues de Hama, car il aurait été insulté, aspergé d’eaux sales, frappé, et quelquefois tué »4. Plus près de nous, il rapporte comment, en 1953, fut matée une jacquerie dans les villages alaouites : « Les Kaylani et les Barazi 1.  A. Cheddadi, « Le système du pouvoir en islam d’après Ibn Khaldoun », Annales esc, mai-­août 1980, p. 539. 2.  Le chiffre le plus élevé tendrait à prouver que Rif’at al-­Assad, frère du président et chef des Brigades de défense, sait tenir ses promesses, qui, dans un éditorial du quotidien Teshrîn du 1er juillet 1980, se déclarait prêt à décimer la population de son pays, au sens premier du terme, pour sauver la « révolution ». Un million de morts sur une population totale de dix millions, 25 000 tués sur 250 000 habitants, le compte y est. 3.  Voir, dans ce recueil, article no 1 (N.D.E). 4.  Étude sociologique des Alaouites ou Nosaïris, Paris, 1958, 2  vol., sous la direction de Raymond Aron, t. II, p. 762.

40          De la tyrannie aujourd’hui de Hama avec leurs régisseurs et leurs serviteurs aidés par la gendarmerie persécutèrent de façon cruelle les paysans, les frappant, les attachant aux queues des chevaux et jetant leurs enfants nus dans la neige. Beaucoup d’entre eux furent chassés » (p. 940). À noter que le quartier Kaylani, au centre de la cité, est précisément celui qui a été rasé en février  1982. Analysant l’arrivée du parti Baas au pouvoir en 1963, É. Rouleau a écrit à juste titre qu’elle était « la revanche des campagnes »1. Il ne pouvait imaginer bien sûr la forme que prendrait celle-­ci. Mais, avec le recul du temps, des phrases comme celle qui suit, tirée des Quelques bases théoriques du VIe congrès national (octobre 1965), texte fondamental de l’idéologie du Baas, prennent une saveur toute particulière : « Durant des milliers d’années, la réaction a été sans merci pour les masses laborieuses, c’est pourquoi celles-­ci doivent aujourd’hui poser sans équivoque la question de la lutte des classes : c’est à nous de vivre ou à la réaction. Tout règlement qui tendrait à la sauver ne serait que supercherie. »2 Le système khaldounien traduit dans la langue de la « révolution » : c’est eux ou nous ! Dominant ou dominé. Aujourd’hui, plus de vingt ans après la prise du pouvoir par le Baas, les rapports sociaux à la campagne ont passablement évolué, de même que les positions respectives dans les rapports entre les différentes communautés. Et cependant, le problème se retrouve posé dans des termes absolument identiques, les alaouites demeurant persuadés que la moindre concession de leur part les ramènerait à leur ancien état de « damnés de la terre ». Encore une fois, la violence est inhérente au fonctionnement du système khaldounien, elle n’est jamais condamnée a priori, du moins par ceux sur lesquels elle ne s’applique pas directement. Voire même… Il est significatif à cet égard de relever dans la communauté maronite d’Achrafieh, quartier de Beyrouth périodiquement sous le feu des artilleurs syriens, des réactions généralement admiratives pour la « détermination » avec laquelle le pouvoir alaouite a maté l’insurrection de Hama… avec le seul regret de ne pouvoir en faire autant pour « régler » la crise libanaise. Hâfez  al-­Assad aurait donc cette virtù que Machiavel attribue aux « bâtisseurs d’État »… Il n’est pas jusqu’aux partis politiques syriens dits « de gauche » qui, dans leurs libelles, ne réclament, pour eux-­mêmes, le rétablissement des libertés démocratiques, 1.  Le Monde. 2.  Dans l’édition Le Combat du parti Baas arabe socialiste à travers ses congrès nationaux (1947-­1964), Beyrouth, Dâr al-­talî’a, 1971 (en arabe), p. 196. Le ton grandiloquent nous rappelle ce jugement de H. Arendt (op. cit., p. 38) sur le nazisme : « Une mentalité qui comme Cecil Rhodes pensait en continents et sentait en siècles. »

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          41 l’élargissement des prisonniers politiques « progressistes » et un surcroît de « violence révolutionnaire » à l’encontre de la « réaction ». De quoi dérouter d’honnêtes militants de la cause des Droits de l’homme ! Assurément, nous sommes loin de notre tradition platonicienne de la « formation des gardiens » : l’autorité n’est acquise au nomos que dans lamesure où il préserve sa solidarité communautaire, la fameuse ­’asabiyya d’Ibn Khaldoun, laquelle est elle-­même régénérée par la violence, dans l’exercice brutal du pouvoir. « Spécifique », cette violence l’est non seulement dans la signification qu’elle recouvre quant à l’organisation du système social, mais aussi dans la forme qu’elle prend et qui relève souvent d’un « folklore » très apprécié des journalistes du monde entier : « Unités spéciales » de ’Alî Haidar, « Brigades de défense » de Rif’at al-­Assad, « Chevaliers rouges » ou « Panthères roses » de ’Alî ’Id, hobereau alaouite de Tripoli au Liban… Tous ces bourreaux en puissance ne répondent de leurs actes que devant leur chef, le mu’allem, celui à qui l’on doit une obéissance absolue, à l’instar du « Vieux de la montagne » pour les assassins ismaéliens du xiie-­xiiie siècle. Assassinats ponctuels, meurtres collectifs, exécutions sommaires « pour l’exemple » de centaines d’innocents pris au hasard, comme à Alep ou au village de Jisr  al-­Shughûr, liquidation de prisonniers mitraillés dans leurs cellules, comme à Palmyre (plus d’un millier de morts1)… Comme l’écrit Canetti, « les ordres de mort sont ceux qui laissent le moins de traces en celui qui les reçoit »2. À noter également le rituel dont s’entourent certaines opérations : à Beyrouth, le corps de Selim al-­Lawzî3, journaliste à la plume « intrépide », aurait été découvert avec la main droite calcinée ; à Hama, des avocats assassinés – on n’a pas oublié le rôle d’avant-­garde joué par la profession dans les événements de 1980 – auraient été retrouvés avec la langue arrachée… Sur ce point, on ne saisit pas toujours très bien si ce rituel participe effectivement du « message » porté par l’acte en question ou s’il n’est que le produit de la rumeur publique. Toujours est-­il que l’effet de terreur recherché par le pouvoir est largement acquis. Revenons à cette notion de « terrorisme d’État ». On a dit notre réticence à l’employer dans le contexte syrien d’une éradication du politique, que le stock conceptuel propre au phénomène tyrannique, pour réduit qu’il soit, serait mieux à même d’appréhender. On a suggéré 1.  Cf. les aveux de trois des membres du commando ayant exécuté le massacre, in Al-­Ray, quotidien jordanien, 26  février 1981 ; traduction dans O.  Carré et G.  Michaud (pseudonyme de M. Seurat [N.D.E]), Les Frères musulmans (1928-­1982), Paris, Gallimard, « Archives », 1983, p. 146-­148. 2.  E. Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 350. 3.  Rédacteur en chef de l’hebdomadaire libanais publié à Londres, Al-­Hawâdith.

42          De la tyrannie aujourd’hui aussi que cette notion puisse retrouver un intérêt heuristique certain, au niveau des relations entre les différents États de la région, voire de ces États avec les grandes puissances. Parce que, dans cet espace chakhboutien que constitue aujourd’hui le Machreq, où les partis fonctionnent comme des bandes, les confessions comme des partis, où les sociétés sont structurées comme des organisations politiques, c’est sans doute au niveau de la région dans son ensemble qu’il faut lire le politique entre « durs » et « mous », droite et gauche, réaction et révolution, Est et Ouest, etc. Autrement dit, en dissociant la politique de l’instance juridico-­institutionnelle, concevoir un élargissement géographique du système politique – dont on sait que Weber pose pour première définition qu’il s’exerce sur un territoire donné – à un cadre régional arabe de rapports interétatiques. Dans ce cadre-­là, Clausewitz dirait que le terrorisme n’est que la poursuite de la politique sous d’autres formes. Et effectivement, l’à-­propos et le dosage savants qui, en règle générale, caractérisent ces opérations donnent à penser que le message qu’elles renferment l’emporte sur toute autre considération : une voiture piégée à Fakhânî, quartier général de l’olp à Beyrouth avant l’invasion israélienne, ou à Saïda (100 morts en moyenne) pour dissuader Y. Arafat de faire cavalier seul dans un règlement négocié éventuel de la question palestinienne… voitures piégées à Amman, enlèvement d’un diplomate jordanien à Beyrouth, pour faire passer le même message au roi Hussein… parallèlement, et par Abou Nidal interposé, quelques rafales de mitraillette à la sortie des synagogues à Vienne ou à Bruxelles, pour rappeler à l’opinion internationale que les Palestiniens sont des terroristes irrécupérables, ce qu’Israël a de plus en plus de mal à faire admettre… Chantage et menaces contre les chancelleries des pays du Golfe en période de fins de mois difficiles, pour rappeler à ces derniers leurs obligations financières au titre de la lutte contre Israël… Yasîn al-­Hâfez nous le dit bien : le pétrole est le nerf du système chakhboutien. Tout se passe comme si aujourd’hui, au Proche-­Orient, le langage du terrorisme doublait les canaux diplomatiques habituels. Une situation que le régime syrien a bien sûr, pour une large part, contribué à créer. Mais, poussant le paradoxe, on peut se demander si l’aisance, magistralement démontrée ces derniers mois, avec laquelle ce régime se meut dans son espace politique régional, ne tient pas précisément au fait qu’il soit parvenu, à l’intérieur, à un degré zéro du politique. Expliquons-­nous à partir d’un exemple : l’intervention syrienne dans le conflit libanais. L’opération eût été impensable avant 1970, sous le gouvernement « gauchiste » de Salah Jedid, considéré comme la tête de pont de l’Union soviétique au Proche-­Orient, et donc complètement isolé sur la scène politique régionale. Hâfez  al-­Assad, à l’inverse, en engageant

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          43 son « Mouvement de rectification » (Harakat tashîhiyya) dès son arrivée au pouvoir, en novembre 1970, avait su donner de son régime une autre image, acceptable par toutes les parties, de type chakhboutien dénoncé par Y. al-­Hâfez. Il pouvait ainsi se permettre de dialoguer tout à la fois avec les islamo-­progressistes de Kamal  Jounblat au nom du « progressisme arabe », avec Yasser Arafat dans l’intérêt de la « Cause », avec les Phalanges libanaises sur la base implicite d’une solidarité entre minoritaires… avant de les matraquer brutalement, chacun à sa mesure et en son temps, appliquant à merveille la sentence pascalienne : « S’il se vante je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante. » Par ailleurs, s’il continuait d’entretenir des rapports privilégiés avec l’Union soviétique, il rétablissait aussi les relations diplomatiques avec les États-­Unis, rompues en juin 1967, à la faveur de la visite de Nixon à Damas en 1974. Entre parenthèses, on a noté, lors du dernier rebondissement de la crise libanaise, leur hésitation constante entre la version du pays satellite de l’urss et celle du régime « récupérable ». Du point de vue des modalités de son fonctionnement, ce système politique régional est dans une large mesure le prolongement de ce que nous avons analysé au niveau propre de la Syrie, en ce sens qu’il obéit à la même logique de bande. Plus particulièrement, les opérations terroristes sont menées par des jamâ’a entretenant un rapport plus ou moins direct avec Damas, bâti sur diverses formes d’allégeances politiques ou confessionnelles. Selon les circonstances, une mission peut être confiée soit à un commando des Brigades de défense de Rif’at al-­Assad, donc à partir du noyau dur de l’État syrien (tentative d’assassinat du Premier ministre jordanien, Moudâr Badrân), soit à des organisations palestiniennes inféodées comme le groupe d’Abou Nidal, rendu célèbre par ses opérations en Europe, soit encore à l’une des innombrables organisations vassales qui recrutent sur le terrain libanais. On a cité plus haut l’exemple significatif du Parti arabe démocratique de ’Alî ’Id avec sa milice propre (les Chevaliers rouges), za’îm (chef) du quartier alaouite de Baal-Mohsen à Tripoli, brusquement projeté sous les feux des médias, pour avoir enlevé un diplomate jordanien à Beyrouth, alors que les relations syro­jordaniennes étaient au plus mal. Cette pratique des enlèvements est par ailleurs très instructive sur le plan du rapport qui lie ces obscures organisations de pistoleros libanais à la Syrie : la victime disparaît sans que jamais les auteurs de l’enlèvement ne revendiquent leur acte ou soient identifiés, mais elle réapparaît toujours –  en cas d’issue heureuse  – comme un lapin blanc sorti du chapeau des services de renseignements syriens. Ainsi, Al-­Mohaysan, le diplomate jordanien, ainsi le vice-­président Dodge de l’université américaine de Beyrouth, enlevé durant le siège israélien de l’été 1982, disparu une année entière… et, dernier exemple en date,

44          De la tyrannie aujourd’hui Hussein Farrache, diplomate saoudien enlevé en janvier 1984, retrouvé un mois plus tard à la frontière syro-­libanaise. L’invasion israélienne au Liban, en juin  1982 –  qui s’était donné entre autres prétextes, rappelons-­le, de liquider le bastion du « terrorisme international » à Beyrouth –, a évidemment modifié les composantes et l’organisation de ce réseau. D’une part, loin de disparaître, celui-­ci s’est en fait déplacé de la capitale libanaise vers la plaine centrale de la Beqaa. D’autre part, l’intrusion de l’Iran sur la scène libanaise, à la faveur de l’invasion israélienne précisément, a donné à ce nouveau réseau une composante islamique extrémiste. Ce qui n’empêche pas la Syrie de le maintenir sous son contrôle absolu. Les informations sur ce sujet sont très parcellaires, comme on l’imagine. Le double attentat du 23 octobre 1983 contre les contingents américain et français à Beyrouth, qui a retenti comme un coup de tonnerre dans l’opinion occidentale, a tout de même mis quelques journalistes sur la piste de ces terroristes « islamiques ». Le Sunday Times (britannique) du 20  novembre 1983 révèle l’existence d’un camp d’entraînement militaire dans le village syrien de Zabadani, station estivale non loin de la frontière libanaise, qui servirait de base pour la préparation des opérations terroristes contre la Force multinationale stationnée au Liban, en liaison avec le quartier général des services de renseignements syriens, à Chtaura dans la Beqaa, gros bourg sur la route internationale Beyrouth-­Damas. De son côté, l’hebdomadaire Jeune Afrique publie, dans son numéro de janvier 1984, une enquête fort bien documentée – avec organigramme à l’appui – sur ce nouveau réseau, qui rappelle étrangement l’internationale terroriste chi’ite ismaélienne des xiie et xiiie siècles. On a ainsi, sur cet « axe » stratégique chi’ite qui coupe le Moyen-­Orient d’ouest en est : –– au Liban, l’organisation Amal islamique de Hussein Moussawi, née d’une scission du mouvement Amal en été  19821, basée à Baalbek dans la Beqaa ; –– en Syrie, l’État lui-­même, investi, comme on l’a vu, par la minorité alaouite, secte historiquement issue (ixe-­xe siècle) du tronc commun du chi’isme duodécimain ; 1.  À la suite de la participation de l’avocat Nabih Berri, leader du mouvement Amal, au Comité de salut national libanais, chargé entre autres de prendre langue avec l’occupant israélien, en juin 1982. En fait, H. Moussawi reproche à la direction actuelle du mouvement, créé par l’imam Mousa Sadr en 1975, de n’être que l’organe politique de la communauté chi’ite au Liban, et donc d’afficher un laïcisme de doctrine qu’il juge, pour sa part, inacceptable. D’où la dénomination d’Amal « islamique », pour bien signifier que le mouvement a été remis dans la droite ligne de la da’wa.

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          45 –– en Iraq, où les chi’ites constituent quelque 60 % de la population, le mouvement Al-­da’wa, créé au milieu des années 1950 à Najaf ; –– en Iran, enfin, encore l’État, l’appareil de la « révolution islamique », grand ordonnateur du réseau, et surtout pourvoyeur de da’wa, la « prédication » islamique, le kérygme, indispensable au fonctionnement du réseau. Encore une fois, l’analogie ne manquera pas d’être faite entre ces mojahidine –  dont le bandeau rouge sur le front a déjà supplanté le keffieh palestinien dans les canons beyrouthins de la mode politico­vestimentaire  – et les fedayine de blanc vêtus de Hasan-­i  Sabbah, ou de Rachid ed-­Dîn Sinan, grand maître de l’ordre en Syrie, les fameux « Assassins » dont Bernard  Lewis écrit qu’ils furent les premiers terroristes1. Rapportée à l’image présente de ces ­hommes-­suicide défiant la formidable armada occidentale au Liban, cette phrase d’un poète ismaélien, citée par l’orientaliste anglais, prend assurément une résonance particulière : « Frères, lorsque l’heure du triomphe arrivera avec, pour compagne, la bonne fortune dans ce monde comme dans l’autre, alors un seul guerrier à pied pourra frapper de terreur un roi, posséderait-­il plus de cent mille ­hommes à cheval. »2 Pour ce qui concerne le rôle de la Syrie au sein de ce réseau, on se contentera de citer ce passage tiré de l’article de Jeune Afrique, qui se passe de commentaires : « [en réponse à une question posée à un adjoint de H. Moussawi] : Nous n’avons pas de liberté d’action. Nos opérations ne sont autorisées que si elles répondent aux intérêts de Damas. » Et le journaliste d’ajouter : « Toute la logistique d’Amal [islamique] est fournie par Damas : armes, argent, plans des objectifs visés, encadrement. Les camps d’entraînement situés dans la Beqaa sont dirigés par des officiers syriens appartenant aux services de Rif’at al-­Assad. […] Les Iraniens enseignent la religion, aspect important de la formation d’un homme-­suicide. » À l’évidence, la notion de « terrorisme d’État » prend ici tout son sens. Du moins en tant qu’elle oppose cette forme de terrorisme manipulée à ce qui pourrait être, pour quelques esprits non encore revenus des catégories définies dans l’Europe révolutionnaire des xixe et xxe siècles, l’expression d’un mouvement de la société. Sans doute le leader druze Walid Jounblat avait-­il ces catégories à l’esprit quand, le 25 juin 1982, il se retirait avec fracas du Comité de salut national (op.  cit.) en déclarant : « Une onde de choc terrible va 1.  B.  Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, présentation de M. Rodinson, Paris, Berger-­Levrault, 1982, p. 174. 2.  Ibid.

46          De la tyrannie aujourd’hui déferler sur le monde arabe et entraîner la chute de plus d’un régime. Aucun roi ni président ne sera à l’abri. […] Aucun régime arabe ne sera à l’abri du tremblement de terre palestinien. » Il pensait que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la région tout entière serait, dans les mois ou les années à venir, la proie du terrorisme, à l’instar du « choc en retour » qui avait suivi la perte de la Palestine en 1948, la « catastrophe » (Nakba). En un sens, la vague d’attentats qui a déferlé sur le Liban et le Moyen-­Orient (au Koweït par exemple), en automne 1983-­hiver 1984, n’a pas démenti ces sombres prévisions, que nombre d’observateurs partageaient alors. Ironie de l’histoire, cependant : quand W.  Jounblat assurait, en juin  1982, qu’« aucun régime arabe ne [serait] à l’abri », il pensait d’abord – et tout le monde pensait avec lui – à la Syrie, dont la piètre prestation face à l’armée israélienne était jugée comme une « trahison » par les « masses arabes indignées ». Sûr que ces « masses » allaient laver l’affront… Une année plus tard, non seulement la terre n’avait toujours pas tremblé à Damas, mais les dirigeants syriens eux-­mêmes jouaient les maîtres sismologues, W.  Jounblat ayant du reste rejoint leurs rangs… Mais, de « masses », toujours point. Non pas que l’existence d’un mouvement de la société dût être scientifiquement exclue, comme celle de la « société » tout court, première victime désignée du système chakhboutien. Ainsi, quand à l’inverse les responsables américains qualifient de « terroristes » les miliciens chi’ites et druzes qui investissent Beyrouth-­Ouest, une nuit de février  1984, c’est tout simplement désarmant de bêtise. Autre exemple : la Syrie précisément, qui fut, en  1979-­1982, le théâtre d’un large mouvement populaire contre le pouvoir. La composante islamique du mouvement a eu du reste elle-­même recours à l’arme du terrorisme dans sa lutte. Faut-­il alors opposer la terreur de l’opprimé à celle de l’oppresseur ? On pense bien sûr à la fameuse distinction lexicale proposée par Georges  Sorel dans ses Réflexions sur la violence : la force du côté du pouvoir d’État, la violence du côté de la révolte contre ce pouvoir. Mais, comme toujours au Proche-­Orient, les choses sont plus compliquées. Car la « violence » à Beyrouth est l’alliée inconditionnelle de la « force » à Damas, la « violence » à Damas s’est mise sous la protection du pouvoir à Bagdad, la « violence » à Bagdad a fait allégeance à la « force » de Damas et à celle de Téhéran… Finalement, on retrouve la question de l’État, développée dans la première partie de cet article, à l’alpha et l’oméga de toute problématique sur le système social. Toujours à propos des « Assassins », B.  Lewis rappelle que, « pour mener une campagne de terreur soutenue, il était indispensable de

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          47 ­ isposer d’une organisation et d’une idéologie »1. Dans l’aire de civilid sation arabo-­islamique, qui présente cette particularité bien connue de lier structurellement le théologique et le politique, voire le militaire, la proposition relève de l’évidence. Concernant cette nouvelle génération du terrorisme, issue de l’été noir  1982, on imagine sans mal que la da’wa islamique qui l’anime ne corresponde pas exactement aux vues du régime syrien, malgré une (lointaine) parenté dans la tradition du chi’isme révolutionnaire. Si cette parenté peut s’avérer utile sur le plan de l’organisation du réseau, telle que rapportée plus haut, sur le plan de l’idéologie, le Baas reste au pouvoir au moins nominalement, et ne concède rien de son modèle, fondé sur le code : arabisme plus modernisation. Au niveau de l’espace politique pris dans son sens large évoqué plus haut, l’arabisme est évidemment la clé du système de légitimation du régime syrien. Un artifice de rhétorique consiste à retourner l’équation ontologique syrien =  arabe, en une formule mieux adaptée au combat politique de type arabe = syrien = baassiste = seul vrai. Il arrive bien sûr que la formule ne relève plus de la joute oratoire par voie de presse contre quelque État voisin ; mais de la mise en demeure, suivie d’exécution par les moyens militaires. Ainsi les interventions armées contre la Résistance palestinienne, sous prétexte d’aventurisme gauchiste en  1976 et de déviationnisme droitier en 1983 ; ainsi l’épreuve de force contre l’État libanais (été 1983-­hiver 1984) après qu’il eut signé un traité de paix avec Israël le 17 mai 1983 ; ainsi les concentrations de troupes périodiques aux frontières jordanienne et iranienne. On a vu plus haut que, dans ce cadre, le recours au terrorisme n’est pas écarté. Sur le plan de la da’wa, il est même explicitement reconnu et justifié (cf. par exemple la tentative d’assassinat du Premier ministre jordanien Moudâr Badrân, par un commando des Brigades de défense dépêché à Amman, en février  1981). Démasqué, le régime syrien ne cherche même pas à nier les faits, mais répond par le truchement de ’Amîd  Khoulî, l’éditorialiste du quotidien Teshrîn (21  février) : « […] nous sommes à la veille d’un nouveau Camp David, peut-­être plus dangereux que le premier. […] C’est une noble mission, une mission nationale que de vouloir barrer la route au régime jordanien – et à l’Amérique – avant qu’il n’accomplisse son crime envers notre nation [arabe] […] la Syrie de la révolution, la Syrie d’Assad, usera de tous les moyens pour ramener la Jordanie à l’avant-­garde de la nation, quand le roi et sa clique auront cessé de brimer ses élans patriotiques. » 1.  Ibid., p. 176.

48          De la tyrannie aujourd’hui On a là un bon exemple de l’utilisation du concept de nation arabe par la dialectique baassiste, comme du potentiel de la violence que recèle un tel discours. Il n’y a pas un peuple jordanien, pas plus qu’un peuple libanais, palestinien ou syrien, mais un seul peuple en Jordanie, au Liban, etc. Du point de vue de l’État syrien, cette vérité irréfutable, de même que sa position de fermeté (sumûd) à l’égard d’Israël, le fait qu’il défende « l’honneur arabe » face au sionisme et à l’impérialisme, lui confère le droit de contrôler toute la « distribution » sur la scène arabe, à Beyrouth ou à Amman comme à Damas, à Tripoli au Liban1 comme à Hama. Avec les mêmes méthodes. Comme l’écrit le quotidien Al-­Baas (26 juin 1979) : « On ne peut défendre la partie qu’en défendant le tout ; on ne peut défendre le tout qu’en référence à la partie, qui est le tout en un. » Fort de cette approche « globalisante », l’État syrien décerne des blâmes ou des satisfecit aux États voisins, au nom des « masses du peuple arabe » (jamâhîr sha’binâ), c’est-­à-­dire en fonction d’une légitimité supra­étatique dont il est le seul à pouvoir revendiquer l’« efficacité symbolique », selon la formule de Lévi-­Strauss. Il est le dépositaire du mana (Marcel Mauss), « cette catégorie de la pensée collective qui fonde ses jugements, qui impose un classement des choses, sépare les uns, unit les autres, établit des lignes d’influence ou des limites d’isolement »2. Classement entre « durs » et « mous », comme on l’a vu, « gauche » et « droite », « héros » et « traîtres » : les baassistes sont sans conteste les grands maîtres du nationalisme arabe, « ceux qui [en islam] lient et délient » (’Ahl al-­hall wal-­’aqd), les notables et les « corps constitués », les ulémas docteurs de la loi, etc. Question : en tant que mana, l’arabisme joue-­t-­il encore un rôle en 1984 ? On peut en douter. Il est certain, en revanche, que des épisodes comme le fiasco occidental au Liban en hiver 1984 ont largement contribué à doter le régime syrien d’un regain de légitimité, sinon devant les masses introuvables, du moins dans le cadre du système politique arabe global. Enfin, la Syrie se heurtait directement aux bouches à feu de l’« impérialisme américain », et non plus seulement de son « agent » local, Israël ! De formule de rhétorique quotidiennement ressassée par une presse en mal d’inspiration, cette bataille devenait réalité. En soi, c’était déjà une victoire. Que dire alors quand l’Occident versatile, en

1.  « Nous considérons Tripoli comme une extension du quartier Mohâjirîn de Damas », a affirmé, un jour d’août  1981, Abdel Halim  Khaddam, ministre syrien des Affaires étrangères, au cours d’une réunion qui regroupait les notables politiques de la métropole du Nord-­Liban. Laquelle a vécu comme un traumatisme les massacres de Hama, de février 1982, et craint de subir un jour le même sort. 2.  In Catherine B. Clément, Le Pouvoir des mots, Paris, Mame, 1973, p. 25.

Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État          49 misant tout sur la seule carte de la « légitimité » libanaise1, se laissait prendre au piège du conflit intercommunautaire et de son internationalisation, pour ensuite se dérober de manière peu glorieuse ! Le « diabolique docteur Al-­Assad »2 dominait, quant à lui, la situation de très haut, forçant l’admiration des médias internationaux pour la virtuosité avec laquelle il pratiquait ce que Henry Kissinger a appelé, en référence précisément au chef de l’État syrien, la « stratégie du bord du gouffre ». Vivre dangereusement pourrait être en effet le mot d’ordre de Hâfez al-­ Assad, qui, plus que jamais, durant cette crise de l’hiver 1984, nous est apparu tel le « héros » de Hegel, revu par Karl Popper. On lit dans La Société ouverte et ses ennemis3 : « À travers tout l’édifice hégélien, forteresse de la société close, retentissent les cris : Nous voulons notre histoire ! Nous voulons notre destin ! Nous voulons notre lutte ! » Des exclamations tout à fait dans le style du discours politique syrien depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, elles le recouvrent totalement, comme le montre cette parole historique prononcée par Abdel Halim Khaddam, le Talleyrand du régime, dans une de ses philippiques contre Yasser Arafat, alors que celui-­ci se trouvait à Tripoli, encerclé par les troupes syriennes : « Le dirigeant palestinien, qui prétend vouloir combattre Israël, n’aurait pas dû se mettre en conflit avec un pays qui a édifié son armée, son Israël. »4 Une « société de la confrontation » (mujtama’ al-­muwâjaha), pour reprendre un titre très apprécié des pages culturelles des quotidiens syriens : on retrouve le modèle totalitaire, évoqué dans la première partie de cet article, comme clé du système de légitimation de l’État. La confrontation est une par la définition de l’adversaire, l’impérialisme, combattu avec le même acharnement sur le front extérieur de la lutte nationale (arabe) que sur le front intérieur de la prophylaxie sociale. Puisque aussi bien le schéma d’une société monolithe ne saurait être remis en cause –  « société d’une seule classe », « État des masses »… selon la connotation recherchée du discours – et la « violence révolutionnaire » être appliquée à de réels acteurs sociaux, autres que des « agents » de l’impérialisme, précisément, ou les classes résiduelles d’ancien régime5. 1.  Toujours le schéma de l’État fort intégrateur de la société, considéré comme seul valable dans les situations les plus inextricables. Au Liban, il prévoyait une sortie de la crise et la reconstruction de l’État, puis de la société, à partir du « noyau dur » que devait constituer l’armée libanaise, armée « nationale ». 2.  Selon la formule de Serge July dans Libération, éditorial du 23 septembre 1983. 3.  Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, t. II, Hegel et Marx, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 52-­53. 4.  Al-­Mustaqbal, hebdomadaire arabe publié à Paris, 19 novembre 1983, p. 15. 5.  Voir à ce sujet les analyses de C.  Lefort, in L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 19 ; et de M. Gauchet, in « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », Esprit, juillet-­août 1976, p. 8.

50          De la tyrannie aujourd’hui Au-­dessus des contingences matérielles de la vie civile, le chef (al-­ qâ’id) « appartient à sa seule fin » (la lutte), pour reprendre Hegel cité par K. Popper1, « il arrive qu’il traite légèrement d’autres intérêts. […] Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son chemin ». Quelle est donc cette « fleur innocente » que le président syrien écrase dans sa marche triomphante ? La « liberté » ? Certes, et du reste Hâfez al-­Assad concède volontiers ce point : ainsi, dans le discours qu’il prononce le 8 mars 1978, à l’occasion de sa seconde investiture présidentielle, il se justifie de ne pouvoir lever l’État d’urgence en vigueur dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir du Baas le 8  mars 1963, en arguant des contraintes de la lutte nationale. Mais, par-­delà la liberté, le système politique, comme on l’a vu, et la construction nationale. Dans sa diatribe contre Hegel, Karl Popper s’en prend à sa « conception de l’homme comme animal héroïque plutôt que comme doué de raison », en y voyant un « idéal typiquement tribal ». Il ne pensait pas si bien dire. Notre « héros » hégélien a-­t-­il bâti l’État ? On ne pourrait l’admettre qu’en choisissant délibérément de regarder la réalité à la loupe de l’anthropologie politique, pour ne pas dire du folklore, et en tirant un trait sur toute la pensée politique arabe et le projet d’État moderne qu’elle porte en elle depuis plus d’un siècle.

1.  La Société ouverte et ses ennemis, op. cit., p. 52.

Chapitre III

La société syrienne contre son État*

Six mois d’action violente1 ont donné au mouvement des Frères musulmans une dimension historique qu’il ne semble pas, cependant, en mesure d’assumer à lui seul. Plus qu’un réel danger, ce mouvement – qui n’a aucune solution politique à proposer dans l’immédiat – apparaît ­plutôt comme un défi lancé au régime du président Assad qui, jusqu’à présent, a fait montre de son incapacité à en venir à bout, malgré l’ampleur des moyens répressifs mis en œuvre. Dans la foulée de ce terrorisme, l’opposition dite « démocratique » essaie activement de s’organiser et, oubliant les formules éculées du Mouvement national arabe, de trouver un terrain d’action au niveau de la société civile, qu’elle voudrait ressusciter contre l’État. Pour faire face à la situation, celui-­ci a d’abord joué l’ouverture, en proposant un élargissement du Front national progressiste actuellement au pouvoir. Devant la fin de non-­­recevoir des principales forces concernées par cette proposition, il semble qu’il soit à présent décidé à imposer la « continuité », comme il ressort du VIIe congrès régional du parti Baas, qui s’est tenu du 22 décembre [1979] au 6 janvier [1980] à Damas, et malgré le risque évident que s’accentue l’isolement politique et confessionnel du régime. Depuis l’opération menée contre l’École d’artillerie d’Alep le 16 juin [1979] dernier et qui, on s’en souvient, avait fait 83 tués dans les rangs des élèves officiers –  tous choisis dans la communauté alaouite  –, les attentats se sont multipliés dans les grandes villes du pays, au point de *  Première publication dans Le Monde diplomatique, avril  1980. À la demande de l’auteur, cet article fut publié sous un pseudonyme (N.D.E). 1.  Pour l’analyse de la situation antérieure, voir « L’agitation confessionnelle en Syrie », Le Monde diplomatique, octobre 1979. (Voir, dans ce recueil, article no 4 [N.D.E].)

52          De la tyrannie aujourd’hui devenir la marque d’une nouvelle quotidienneté syrienne. Il serait donc tout à fait illusoire de vouloir en dresser une liste exhaustive, et l’on se contentera de rappeler les faits les plus saillants de ces derniers mois. À Alep, la métropole du Nord qui est devenue l’épicentre du mouvement, la guerre est désormais ouverte entre l’organisation militaire de la confrérie et les « Brigades de défense » de M. Rif’at al-­Assad – frère du président  –, lesquelles, malgré les 5 000 ­hommes engagés dans la bataille, ne parviennent pas à empêcher que les deux tiers de la ville ne soient de fait soustraits à l’autorité légale. Tout a commencé – ou recommencé – en novembre, quelques jours avant la grande fête musulmane de l’Adha, quand une escouade a attaqué un bureau de la sûreté, tuant 14 agents des forces de sécurité intérieure et des Mukhabarat (renseignements). Le lendemain, le pouvoir s’est cru assez fort pour arrêter le cheikh Zeineddin Khairallah, l’imam de la Grande Mosquée, dont le gendre n’est autre que Husni ’Abo, le responsable militaire des Frères musulmans pour la région d’Alep (récemment exécuté). En réponse à cette mesure, plusieurs milliers de manifestants se sont déversés dans les rues de la ville, à la sortie de la mosquée Rawda. Une fusillade a alors éclaté, qui a fait une dizaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Dans les deux jours qui ont suivi la fête – par ailleurs boycottée sur ordre de la confrérie –, 18 personnes ont été assassinées, toutes dans la commu­ nauté alaouite. Début décembre, huit ­hommes armés ont réussi à pénétrer dans une école de la ville, où se trouvaient réunis des cadres du parti Baas préparant le futur congrès régional, et ont ouvert le feu. Bilan : une quarantaine de morts. À noter à ce propos que, dans la « branche » d’Alep, les défections en masse ont réduit ce parti à l’État de squelette, puisqu’il ne compte plus que 600 militants, pour une population de près d’un million d’habitants. À Hama, le fief de l’intégrisme musulman, deux grandes manifestations avaient soulevé la population. La première, en novembre, était une réponse au meurtre d’un chauffeur de poids lourd musulman de la ville par un alaouite du village voisin de Rabi’a. Elle a réuni plusieurs dizaines de milliers de manifestants, armés pour certains. La seconde, en décembre, entendait protester de la même manière contre le meurtre d’un écolier de 16 ans par les Mukhabarat. Dernier fait marquant concernant cette ville : la tentative d’assassinat du mohafez (gouverneur), au cours de laquelle deux de ses gardes du corps ont été tués, ainsi que deux des agresseurs. À Lattaquié, après les violents affrontements qui ont embrasé la ville au début de septembre, et sur lesquels on ne reviendra pas, les Frères musulmans ont imposé un couvre-­feu de fait après 19  heures. Il faut signaler également que cette agitation a débordé le cadre urbain pour gagner la campagne avoisinante dans le Nord du

La société syrienne contre son État          53 pays, autour d’Idlib et d’Alep, en particulier, où les centres de la sûreté ont été attaqués par des éléments armés. Ainsi dans le village d’Atma, où quatre policiers ont été tués. Dans les autres villes du pays, et en particulier à Damas, où l’appareil répressif tient encore solidement la rue, les événements sont moins spectaculaires : assassinats de personnalités proches du régime (Hassan Karkora, médecin, ’Adnan Ghanem, professeur de géologie, dans son bureau de l’université…), attentats contre les forces de la sûreté. Encore une fois, ce ne sont là que des exemples limités d’une action beaucoup plus large qui, quotidiennement, secoue une rue, un quartier, un village dans le pays. Alors, bien sûr, se pose la question de la finalité de cette action du point de vue du mouvement lui-­même. Pour des raisons évidentes qui tiennent à la nature clandestine de celui-­ci, il est difficile d’apporter une réponse précise à cette question. Tout au plus peut-­on se référer aux organes de la confrérie en Syrie, comme Al-­Nadhir ou Al-­Ra’id, et autres tracts qui circulent sous le manteau dans tout le pays. Tous proclament en substance que les Frères musulmans ne sont pas contre les alaouites, mais contre le despotisme d’une minorité, pour le rétablissement de la souveraineté de la « majorité ». Il est à remarquer que les revendications formulées, telles que la libération des prisonniers politiques, le respect des convictions de chacun, etc., ne concernent pas la seule « Communauté des croyants » (Umma), mais avec elle, et explicitement, tous les citoyens victimes de l’oppression. C’est une « perche » tendue à l’opposition « démocratique » et à toutes les forces de changement.

Sourde lutte dans les organisations professionnelles

En parfaite conformité avec les clivages politiques syriens traditionnels, cette opposition est très largement dominée par trois courants : les communistes du « bureau politique » de Riyad Turk, né d’une scission du Parti communiste de M.  Khaled  Bagdash en  1971 ; les nassériens, avec le docteur Jamal Atassi, qui a aussi son pendant au sein du Front national au pouvoir en la personne de M.  Fawzi al-­Kayyali ; enfin, les baassistes du « Mouvement du 23 février », autrement dit l’aile « dure » du parti qui fut au pouvoir entre les deux coups d’État (23  février 1966-­16  novembre 1970), et dont les chefs « historiques » sont soit en exil (M.  Ibrahim  Makhos), soit regroupés dans la prison de Mezzé à Damas (MM. Salah Jedid, Noureddin Atassi, Youssef Zu’ayyen).

54          De la tyrannie aujourd’hui Tous les dirigeants de ces formations politiques que nous avons interrogés reconnaissent aux Frères musulmans l’immense mérite d’avoir les premiers brisé le mur de la peur et tiré la société syrienne de sa léthargie, même s’ils ne peuvent approuver les moyens utilisés, à savoir le terrorisme et la confessionnalisation de la lutte. Autre trait marquant que l’on retrouve dans les différentes prises de position : la froideur de l’analyse, la modestie des programmes d’action à court terme. Rompant avec une certaine « langue de bois » triomphaliste – à laquelle, il faut bien le dire, le discours politique arabe nous a habitués –, ces organisations manifestent une grande maturité et ne craignent pas d’affirmer, au risque de se voir déborder par l’effervescence de la rue, que le régime du président Assad ne tombera pas en un jour. Seul le « Mouvement du 23  février » semble avoir encore du mal à se débarrasser d’un certain atavisme putschiste, et regrette le temps où il suffisait de trois chars d’assaut pour prendre le pouvoir à Damas. Son impatience se justifie : nourri dans le sérail baassiste, il est également le mieux implanté, et de loin, dans l’armée, de même que dans la communauté alaouite : les trois assises du régime actuel. Selon deux membres du comité central que nous avons rencontrés, les 12 cam­-­ pagnes de répression que le Mouvement a dû affronter depuis 1970 sont la meilleure preuve qu’il représente le danger le plus sérieux pour le pouvoir et, dans les circonstances actuelles, « il est celui qui peut le plus facilement tirer le tapis à lui ». Mais le « Mouvement du 23 février » reste tout de même acquis à l’idée, qui s’est affirmée peu à peu dans l’opposition en Syrie, selon laquelle le plus urgent n’est pas tant de s’emparer de l’État que d’organiser et de défendre la société contre celui-­ci. Ce n’est pas un mince programme quand on mesure la situation présente : au terme d’un long processus de « dé-­socialisation », le Baas est parvenu à ramener la société syrienne au niveau d’une organisation politique avec ses organes d’encadrement que sont – à l’instar des corporations – les « organisations populaires » chargées de reproduire le discours uniforme du pouvoir dans toutes les catégories sociales. Aujourd’hui, pourtant, à la faveur de la crise, le système mis en place semble se retourner contre son initiateur. Une lutte sourde s’est engagée, depuis plus d’un an déjà, pour bouter hors de ces organisations les représentants attitrés du pouvoir. Le résultat est que des pans entiers de la société échappent désormais à l’emprise de l’État. Ainsi, chez les ingénieurs, les médecins, les pharmaciens, les élections syndicales qui ont eu lieu à la fin de l’année écoulée se sont traduites par un échec cuisant pour le parti au pouvoir. À Damas, sur un total de 15 élus par union syndicale, les baassistes n’ont obtenu que 3  représentants chez les ingénieurs, 1 chez les pharmaciens, aucun chez les médecins.

La société syrienne contre son État          55 À Homs, seul un baassiste médecin a été élu, aucun dans les autres professions. À Alep et à Hama, les jeux étaient encore plus simples puisqu’il n’y avait même pas de candidat de ce parti. Les avocats, pour leur part, ont déjà derrière eux une longue expérience d’opposition au régime1 : leur union ainsi que des groupements comme l’« Association des droits de l’homme », dont ils ont eu l’initiative, exercent une action concrète dans le domaine de la défense des libertés. En décembre dernier, ce sont les magistrats qui ont fait porter l’attention sur eux en déclenchant une grève de vingt-­quatre heures. À l’université, la situation n’est guère plus enviable pour le pouvoir. Ses représentants patentés hésitent à s’y afficher, par peur des attentats terroristes. Dans cette position stratégique, l’État se devait de réagir plus vigoureusement, par des résiliations de contrat et des mutations qui ont touché plus d’une centaine de membres du corps professoral. À la faculté de génie de Damas, l’arrestation des professeurs Rif’at  Sioufi et ’Asef  Shahine, alaouite connu pour son opposition au régime, a suscité quelques remous dans les milieux universitaires. Dans le monde ouvrier, enfin, les élections générales dans les syndicats, au mois d’octobre  1978, avaient déjà sonné comme un avertissement. Plus récemment, au mois de novembre dernier, les 5 000 ouvriers qui travaillent sur les champs pétrolifères de Rmeilan, dans l’extrémité nord-­est du pays, se sont mis en grève durant quatre jours en revendiquant de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaire. Après quelques tentatives d’intimidation des Mukhabarat, l’État a fini par céder sur tous les points, sans doute pour éviter d’avoir à se battre sur tous les fronts. De même, dans deux usines à Homs et dans la sucrerie d’Adra, près de Damas, où les ouvriers ont eu encore moins de difficultés à obtenir ce qu’ils demandaient. Ainsi, des avocats aux ouvriers, une nouvelle carte de l’opposition se dessine peu à peu en Syrie. C’est à ce large mouvement populaire, mobilisant toutes les forces de la société, que l’opposition plus proprement politique cherche à s’associer, sur le terrain des luttes ponctuelles. Le fait que ces forces soient de « droite » ou de « gauche » passe désormais au second plan, la priorité déclarée étant de dresser un front uni contre l’État. Le « progressisme » arabe a fait long feu, et une certaine nostalgie des années  1950 et de la « démocratie bourgeoise » ne craint plus de s’exprimer dans les rangs de l’opposition, fût-­elle communiste. Les contacts avec les Frères musulmans eux-­mêmes ne sont pas par principe exclus, et il est du reste vraisemblable que, sur ce point encore, la pratique ait largement dépassé la théorie. 1.  Cf. Le Monde, 27 décembre 1978.

56          De la tyrannie aujourd’hui Atmosphère de fin de règne

Comment l’État a-­t-­il donc réagi pour tenter de mettre fin à une situation dont il peut craindre qu’elle ne débouche à terme sur la multiplication des foyers insurrectionnels et la désobéissance civile ? Entre le gant de fer et le gant de velours, la politique suivie a pu paraître déconcertante. Mais, par-­delà ses atermoiements, il est encore possible de déceler en elle une certaine rationalité, comme résultante de luttes intestines qui, à l’intérieur du bloc au pouvoir, opposent divers groupes constitués selon des clivages politiques, confessionnels ou de clientèle. Durant cette dernière période, la tension a été vive entre ce que l’on est tenté d’appeler désormais la « vieille garde » du parti Baas avec MM.  Mahmoud  al-­Ayyoubi, Abdallah  al-­Ahmar, Muhammad Jaber Bajbouj… et une supposée « nouvelle génération », selon la formule consacrée par les grands organes d’information, emmenée par M. Rif’at al-­Assad, le frère du président Hâfez al-­Assad. En principe au-­ dessus de la mêlée, le président syrien veille à n’être identifié à aucune de ces tendances, mais à les utiliser l’une contre l’autre, selon les circonstances. Encore qu’en dernière analyse l’axe politique Hâfez-­Rif’at semblait l’emporter sur toute autre considération, malgré les rumeurs de disgrâce concernant le second qui se font entendre périodiquement. Face à la crise actuelle, la première tendance serait plutôt portée vers la conciliation. De par les personnalités qui l’incarnent, celle de M. Al-­ Ayyoubi en particulier, elle représente une ouverture sur la communauté sunnite, la bourgeoisie de Damas, et derrière elles l’Arabie Saoudite qui les soutient. M. Rif’at al-­Assad, qui se plaît à se définir à l’opposé comme le chef de file de la « gauche » du Baas, et qui est reconnu comme tel par le Parti communiste de M. Khaled Bagdash et par l’Union soviétique, serait partisan de ne rien céder à la pression de l’intégrisme musulman ; et, à supposer qu’on lui donne carte blanche, il se fait fort, avec ses fameuses « Brigades de défense », de régler définitivement la question en trois mois. Le seul problème est que cela signifierait leur éloignement de la capitale, là où elles sont les plus utiles pour prévenir un coup d’État militaire. À la fin du mois de septembre dernier [1979], la tendance générale dans les cercles du pouvoir était plutôt aux grandes remises en cause, sans que l’on pût vraiment savoir qui gardait l’initiative de la critique et contre qui elle était plus particulièrement dirigée. Le Front national progressiste – qui est, on le rappelle, la coalition des partis au pouvoir – publiait alors (26 septembre) un communiqué en 37 points, sous forme de réquisitoire contre la situation intérieure dans tous les domaines.

La société syrienne contre son État          57 Du fléau de la corruption et des intermédiaires à l’irresponsabilité qui entrave le fonctionnement des appareils bureaucratiques, la crise du logement et du pain, en passant par l’inexistence des libertés fondamentales et d’une vie politique démocratique, la mauvaise application de la justice, rien n’était oublié qui aurait pu être repris dans la plate-­forme politique d’un parti d’opposition. En conséquence, le communiqué réclamait une stricte application de la loi au sein des organismes d’État, le châtiment de tous les contrevenants et, surtout, un renforcement du pouvoir du Conseil des ministres, de l’Assemblée du peuple (Parlement) et des partis dirigeants pour faire face à la crise. Cette dernière revendication, visant à redonner quelque poids aux institutions, pourrait bien être la signature d’une politique menée par ce que nous avons désigné comme la première faction du parti Baas pour arracher l’État à l’emprise exclusive d’une clique aux attaches communautaires très marquées. Il est tout de même très frappant que, depuis le départ de M. Al-­Ayyoubi lors de l’intervention syrienne au Liban, le Conseil des ministres soit une institution de plus en plus négligée en Syrie – ces derniers mois, il ne prenait même plus la peine de se réunir ; il faut aussi voir de quelle manière, aujourd’hui, M. Al-­Ayyoubi parle du « régime » (nizâm) dans les conversations privées, comme s’il ne se considérait pas lui-­même comme l’un de ses représentants. Deux jours après le communiqué du Front, 52  fonctionnaires et autres citoyens syriens étaient arrêtés pour corruption, contrebande et autres délits ; et le président Assad prenait des mesures pour s’assurer que les autorités douanières soient les seules à avoir compétence pour introduire et faire sortir des marchandises du pays. Par ailleurs, la presse syrienne jetait de temps à autre de l’huile sur le feu. Ainsi l’officieux Al-­Thawra critiquait-­il violemment (17 octobre) les « dirigeants irresponsables » qui, plutôt que de chercher les véritables causes des problèmes sociaux et les moyens de les régler, en rejettent la responsabilité sur l’extérieur. « Qu’est-­ce qu’Israël, l’impérialisme américain et les accords de Camp David ont à voir avec la crise du pain et du gaz, la corruption, le vol et l’exploitation de la patrie et des citoyens ? », demandait-­il. À la suite de son fameux « communiqué », le Front entreprenait des consultations avec les représentants des différents groupes sociaux en vue d’un élargissement de sa base et de l’établissement d’un nouveau consensus pour l’étape à venir. Le 9 octobre, dans un amphithéâtre de l’université de Damas et durant sept heures, une commission ad hoc, nommée par le président et dirigée par M. Al-­Ayyoubi, s’enquérait auprès de quelques personnalités du monde de la presse et des lettres des dispositions de l’intelligentsia envers cette proposition. Dire que celle­-­ci fut en définitive repoussée est un euphémisme, tant fut cinglante

58          De la tyrannie aujourd’hui et sans appel la critique que formulèrent alors les intellectuels contre le régime et le bilan des dix-­sept années de pouvoir baassiste. Dans cette société en pleine mobilisation contre l’État, ils ne pouvaient demeurer en reste. Bien plus, les meilleurs « morceaux » du réquisitoire furent enregistrés sur une cassette d’une heure et demie, qui se mit à circuler dans toute la Syrie à des dizaines de milliers d’exemplaires. C’était un événement politique d’une portée considérable. Du coup, les projets d’élargissement du Front ont été ajournés sine die. Tous ces événements ont contribué à entretenir une étrange atmosphère de « fin de règne » dans les milieux politiques de la capitale. Dans les ministères et les différents appareils d’État, les conversations vont bon train, qui ont toutes pour thème l’issue possible à la crise. On se comporte comme si le régime devait être renversé le lendemain. Quelques noms parmi les vieilles figures du Baas, comme MM. Salaheddin Bitar ou Akram  Haurani, alimentent même les conjectures les plus fantaisistes. D’aucuns affirment que l’ambassade soviétique, inquiète de l’avenir de son allié privilégié au Proche-­Orient, tendait alors une oreille discrète. Le 27 décembre, l’affaire de l’ambassadeur de Syrie à l’onu ajoutait encore à la confusion : à New York, M. Hammoud al-­Shoufi annonçait qu’il se démettait de ses fonctions pour manifester son opposition « aux méthodes antidémocratiques et répressives, à la corruption du régime Assad ». Il a rejoint ensuite l’opposition syrienne à Paris1. Durant les derniers mois de l’année écoulée, l’armée fut tenue à l’écart de cette intense activité politique, malgré quelques attentats touchant le corps des officiers et qui furent le fait de soldats isolés. M. Rif’at al-­Assad veillait personnellement à ce que cette institution ne fût pas « contaminée ». Deux groupes d’officiers furent successivement arrêtés : le premier, d’une quarantaine de membres de toutes les armes, dont le colonel Muhammad Za’rour et le commandant Muhammad Fadil, accusés d’être en rapport avec l’opposition démocratique ; le second, un mois plus tard, comprenant neuf officiers, dont le commandant Wajih  Sleiman. Par ailleurs, dans l’aviation, où les officiers sunnites sont encore majoritaires, nombreux sont les pilotes qui se sont vu interdire de voler jusqu’à nouvel ordre. Que l’armée et les services de la sûreté demeurent un bastion alaouite, la « vieille garde » du parti Baas était disposée à l’accepter, 1.  M.  Hammoud  al-­Shoufi fut une personnalité de premier plan, aussi brillante qu’éphémère, durant les premiers mois du régime baassiste. En 1964, il fit sécession avec quelques membres éminents de l’aile gauche radicale du Baas, pour disparaître peu à peu de la scène politique. Au sein de l’armée, il pouvait alors compter sur le soutien d’un petit nombre d’officiers, parmi lesquels Salim Hatoum, Yamad Ubayd, Muhammad Rabah Tawil et un certain... Hâfez al-­Assad.

La société syrienne contre son État          59 pourvu que lui soit laissée la responsabilité des affaires politiques. Finalement, cette question du partage du pouvoir entre les deux factions allait être réglée au VIIe  congrès régional du Baas. Pour ne rien laisser à l’improvisation, M.  Rif’at  al-­Assad attacha une importance toute particulière au déroulement des élections des délégués au congrès, au niveau des différentes « divisions » (shu’ba). À la shu’ba de la place des Abbassides, à Damas, il devait, à l’occasion, définir ainsi devant les militants ses conceptions politiques, en référence à son modèle théorique : « Le Chef désigne, le Parti approuve et le peuple applaudit. Ainsi fonctionne le socialisme en Union soviétique. Celui qui n’applaudit pas va en Sibérie. »

La marginalisation du pouvoir

Malgré toutes les précautions prises dans l’« élection » des 515 délégués, il semble que les travaux du congrès ne se soient pas déroulés sans heurts entre les deux principales tendances évoquées, par des allusions directes au comportement des uns et des autres, jugé peu conforme à l’éthique du socialisme. La radio phalangiste au Liban, généralement bien informée de ce qui se passe en Syrie, a, du reste, diffusé alors les enregistrements pirates de quelques passes d’armes bien choisies. Mais, en définitive, l’élection du nouveau Commandement régional entérinait l’hégémonie du clan de M.  Rif’at  al-­Assad sur le parti. Malgré un rééquilibrage confessionnel de façade – sur 21 membres, on compte désormais 4  alaouites au lieu de  8 précédemment, 14  sunnites, 2  chrétiens et 1 druze –, les représentants notoires de la « nouvelle génération » y occupent des places de choix, comme celle de secrétaire général adjoint, le premier personnage du parti après M.  Hâfez  al-­Assad (M.  Zuhair Mashâriqa, sunnite d’Alep), ou de directeur du bureau de la sûreté (M. Ahmad Diab, sunnite). L’élection de quelques personnalités de l’autre clan au sein du Commandement, comme MM. Hikmat al-­Shehabi, sunnite, chef d’état­major, ou Mahmoud al-­Ayyoubi, a laissé croire quelque temps à une possibilité de conciliation : ceux-­ci retrouveraient, au niveau ministériel, le pouvoir dont ils n’avaient pas été gratifiés dans la répartition des différents bureaux du Commandement du parti. Mais il fallut vite se rendre à l’évidence : en chargeant un homme « neuf », sans aucun poids politique, de former le nouveau gouvernement, le régime, au sens le plus étroit du terme, à savoir l’axe Hâfez-­Rif’at, entendait montrer qu’il

60          De la tyrannie aujourd’hui n’était pas disposé à faire des concessions et à aller au-­delà d’une mesure démagogique comme la hausse des salaires. L’ascension très rapide de M. Abdel Ra’ouf al-­Kassem, des fonctions de doyen de la faculté des Beaux-­Arts il y a quelque six mois à celles de mohafez de la ville de Damas, puis de Premier ministre, est bien la preuve que cette nouvelle figure de la vie politique syrienne est une pure création du régime. La communauté sunnite en général, et celle de Damas en particulier, ne se sent pas représentée par le chef du gouvernement ; le fait est d’importance. Certes, une personnalité comme le général Nasr al-­Din Nasser, connu pour son sunnisme militant et son opposition au clan de M. Rif’at al-­Assad, peut encore donner le change en occupant des fonctions aussi importantes que celles de ministre de l’Intérieur et de directeur du Bureau de la jeunesse et des étudiants au sein du Commandement régional. Mais il est aussi connu comme l’homme de M. Hâfez al-­Assad, intégré dans la stratégie propre de ce dernier à l’intérieur de la communauté alaouite. Et c’est bien là le danger le plus grave qui guette le régime syrien en cette étape décisive du « Mouvement de redressement », dont le général Hâfez al-­Assad a eu l’initiative en arrivant au pouvoir le 16 novembre 1970 : celui d’une marginalisation toujours plus grande du pouvoir, appuyé sur sa communauté et ses appareils répressifs, mais sans attaches avec la société. Héritier d’un mouvement populaire dont le Baas fut en son temps un des animateurs, il tend de plus en plus à revêtir tous les traits d’une dictature du Tiers Monde. À ce titre, le palais que se fait construire le président syrien, isolé sur la colline désertique de Rabwé, dominant la capitale, est à lui seul un symbole. Le coût de sa construction est provisoirement évalué à deux milliards de livres syriennes, soit la moitié de l’aide extérieure annuelle.

Chapitre IV

Caste, confession et société en Syrie Ibn Khaldoun au chevet du « progressisme arabe »*

Par-­delà l’archaïsme ou l’outrance généralement relevés de leurs convictions, il faut reconnaître aux Frères musulmans le mérite de nous proposer, dans la foison de leurs libelles, une nouvelle lexicographie politique d’une valeur heuristique certaine pour conduire à une réflexion sur l’État. Celle-­ci pourrait bien remettre la réalité arabe orientale sur ses pieds, une réalité décidément rebelle à toutes les théories dont on dispose, depuis la « modernisation politique » chère à la sociologie américaine jusqu’à la « voie non capitaliste de développement » des écoles de cadres marxistes. Cette « nouvelle » approche reprend un cadre d’analyse mis en place il y a quelque six cents ans par Ibn Khaldoun, quand il montre comment, à un endroit historique donné, une communauté (’asabiyya), soudée par des liens du sang ou simplement une similitude de destin, use d’une prédication (da’wa) religieuse/politique –  en islam, les deux sont indissolublement liés  – comme d’un tremplin pour accéder au pouvoir total (mulk)1. Transposée dans le contexte syrien, tel qu’appréhendé par la pensée intégriste musulmane, la triade khaldounienne présente donc les alaouites, minorité confessionnelle regroupant 10 % de la population, originaires des zones rurales et montagneuses du ­Nord-­Ouest *  Première publication dans Peuples méditerranéens, juillet 1981, sous le pseudonyme de Gérard Michaud (N.D.E). 1.  Cf. G.  Labica, Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l’idéologie musulmane, Alger, sned, 1968.

62          De la tyrannie aujourd’hui du pays1, comme ayant fait main basse sur l’État, en récupérant pour leur propre compte les idéaux du socialisme et du nationalisme arabe. Comment cette triade fonctionne-­t-­elle aujourd’hui, confrontée aux coups de boutoir répétés de la société durant ces deux dernières années, à une situation régionale arabe difficile, enfin aux dures réalités de l’économique, c’est ce que nous voudrions montrer dans ces pages. À l’appui de la thèse intégriste, on notera qu’effectivement le pouvoir alaouite est désormais sans partage, le parti Baas arabe socialiste lui servant simplement de façade civile. Au VIIe congrès régional (syrien) du parti, qui s’est tenu à Damas en décembre  1979-­janvier  1980, un « comité central » a été institué, qui se réunit une fois par trimestre pour étudier les grandes lignes de la politique du pays. Sur 75 membres, il compte 30 alaouites (officiers pour la plupart), et sa justification première est de contrer ce qu’il reste d’influence au sein du Commandement régional pour la communauté sunnite (75 % de la population), représentée par des ­hommes tels que Mahmoud  al-­ Ayyoubi, ancien président du Conseil, Abdel Halim Khaddam, ministre des Affaires étrangères, Mustafa Tlass, ministre de la Défense ou Hikmat  Shehabi, chef d’état-­major, dont on a pu croire qu’ils incarnaient une alternative politique, mais qui ne sont de fait que les otages sunnites de la minorité dominante. La réalité du pouvoir appartient aujourd’hui à une constellation qui, au sein de la communauté alaouite, recrute selon divers critères, de fonction, de clientèle, d’alliance, de voisinage, ou encore selon les liens du sang. Comme nous l’explique Ibn  Khaldoun, la ’asabiyya n’exclut pas la hiérarchie, elle l’implique, comme le résultat de l’intégration de plusieurs ’asabiyyât secondaires. Au sommet de l’État, immédiatement derrière le président Hâfez  al-­Assad et son frère Rif’at, chef des Brigades de défense, derrière ’Alî  Haidar, qui commande les Unités spéciales, les généraux Muhammad  al-­Khouli, Ali  Douba, Muhammad Nassif doivent leur rang au fait d’être les chefs des puissants services de Mukhabarat (renseignements-­répression), respectivement de l’aviation, de l’armée et de l’intérieur. Par ailleurs, les liens du sang – le nasab – expliquent pourquoi, dans l’armée syrienne, un commandant peut disposer d’un pouvoir plus grand qu’un général, s’il est, comme Muïn  Nassif, le gendre de Rif’at  al-­Assad. Idem pour Muhammad  Makhlouf, beau-­frère du président, qui, sans être 1.  Pour une présentation des acteurs sociaux et une rétrospective des événements de ces deux dernières années, on renverra à Paul Maler, « La société syrienne contre son État », Le Monde diplomatique, avril 1980. (Voir, dans ce recueil, article no 5 [N.D.E].)

Caste, confession et société en Syrie          63 militaire – il est directeur de la Régie des tabacs1 –, commande à une véritable armée chargée de le protéger ainsi que sa famille, dans sa maison de Damas transformée en forteresse. Car un bon moyen de mesurer le pouvoir de chacun des membres de cette caste consiste à dénombrer les effectifs de sa garde personnelle : 12 000 ­hommes pour le président, une soixantaine pour les généraux susmentionnés, avec leur équipement, leur parc automobile, leurs familles aussi, déplacées de la montagne alaouite… jusqu’à quatre ­hommes « seulement » pour des personnalités telles que Faysal Dayyoub, doyen de l’École dentaire, ou Asaad ’Alî, professeur de littérature arabe à l’université de Damas, un des thuriféraires les plus zélés du régime. Une simple anecdote nous donnera de comprendre l’ampleur de ce phénomène. L’ancien ministre iranien des Affaires étrangères, Sadeq Ghodbzadeh, de passage à Damas l’été dernier, a convié à déjeuner dans un restaurant du centre-­ville quelques grands dignitaires de l’État, parmi lesquels Abdel Halim Khaddam (seul sunnite), Ahmad Iskandar, ministre de l’Information, et les chefs des Mukhabarat déjà cités : il y avait neuf convives à table, mais, chacun s’étant déplacé avec sa garde personnelle, pas moins de… 300 personnes ont investi le quartier, qui battaient la semelle aux alentours du restaurant. Bien évidemment, un tel comportement, de la part de ces nouveaux mamelouks, pèse lourdement sur le budget de l’État. Il contribue par ailleurs à donner à la capitale l’aspect d’une ville sous occupation, et l’on peut encore estimer le pouvoir de ces chefs de bande à l’aune du terrain qu’ils occupent devant leur domicile : un simple pas-­de-­porte, la longueur du trottoir d’un pâté de maisons, une rue entière dont ils interdisent l’accès2. Au sein de cette constellation, les intellectuels occupent un rang élevé, même si, comme le note Ibn Khaldoun, les « gens d’épée » (ahl al-­sayf) ont, en période de déclin de l’État-­dynastie, l’avantage sur les « gens de plume » (ahl al-­qalam). Pour la plupart fonctionnaires auprès du ministère de l’Information, énorme machine bureaucratique disposant d’un budget annuel de quelque 300 millions de livres syriennes (1  ls =  0,82  F) –  soit 20 fois celui de la Culture  –, ils sont chargés de reproduire dans la presse et à la télévision le protocole arabiste et anti­impérialiste du régime. Chaque jour, des instructions sont données en haut lieu, par le ministre ou même le palais, concernant l’orientation, le ton des manchettes et des éditoriaux du lendemain, compte tenu des 1.  Position qui lui permet par ailleurs de régner sur la contrebande de cigarettes américaines. 2.  Le prince peut, quant à lui, bloquer durant deux heures une bonne partie de la capitale et la route de l’aéroport quand il décide de recevoir un hôte de marque.

64          De la tyrannie aujourd’hui impératifs politiques de l’heure. Une attention toute particulière est accordée à la rédaction du journal télévisé1, contrôlée à la virgule près et centrée sur la personne du président. De par leur fonction, ces agents de transmission du discours de l’État vers la société sont aujourd’hui dans une position délicate. À preuve, l’assassinat de Mohammad  Hourani, présentateur à la télévision des allocutions présidentielles, membre des Mukhabarat, une semaine après qu’il eut proclamé solennellement la fin de l’opposition intégriste, dans un commentaire enflammé du discours de Hâfez al-­Assad, commémoratif de la « révolution » du 8 mars 1963. Aussi nos fonctionnaires de la plume ressemblent-­ils étrangement aux seigneurs de la guerre déjà décrits : Fadil Ansari, directeur du Baas, l’organe du parti, pour ne citer que lui, dispose d’une garde personnelle de 25 ­hommes, de la même confession que lui. Entre cette constellation et la société, la confession (taïfa) alaouite joue donc un rôle de glacis de protection. Depuis son accession au pouvoir en  1970, toute la politique de Hâfez  al-­Assad a consisté à lier le destin de la communauté à son avenir personnel. Pour ce faire, il a dû éliminer certains chefs de ’asabiyyât secondaires qui, pour entretenir de solides relations extracommunautaires, avec les sunnites de Damas en particulier, incarnaient une solution de rechange : ainsi le général Muhammad Omran, assassiné au Liban en 1971, qui était à la fois proche de l’aile civile de Salaheddin al-­Bitar et chef historique du comité militaire du parti Baas, ainsi Muhammad  al-­Fadel, recteur de l’université de Damas, marié à une sunnite de la capitale, ministre de la Justice dans le cabinet Bitar en 1965, dont le meurtre en 1976 avait alors été imputé aux Frères musulmans. Depuis l’année dernière, la communauté est mobilisée, en réponse à une vague d’agitation qui a touché la plupart des secteurs de la société, et a connu son paroxysme au mois de mars 1980, quand, pour fêter les dix-­sept ans de pouvoir baassiste, des grèves et des manifestations ont paralysé toutes les grandes villes du pays, à l’exception de Damas. Des phalanges mixtes de « chemises noires » ont été constituées, et promenées dans toute la région alaouite jusqu’à Lattaquié, durant la période la plus critique. Derrière cette mobilisation se cacherait l’association dite « humanitaire » ’Alî  al-­Murtada, que sa noble pétition de principe apparente à une loge maçonnique. Activement mise sur pied par Jamil et Rif’at  al-­Assad, deux des frères du président, Muïn Nassif et ’Alî ’Id, très influents auprès des alaouites de Tripoli au Liban, elle jouerait par ailleurs les intermédiaires entre l’État et les derniers villages alaouites de la montagne et de l’intérieur 1.  Cf. à ce propos Tahar ben Jelloun, « Le désarroi du monde arabe et les refuges de l’histoire », Le Monde diplomatique, février 1981.

Caste, confession et société en Syrie          65 (mohafazas de Homs et de Hama) à ne pas encore bénéficier de certains services comme l’eau et l’électricité. Plus sérieusement, une réunion au sommet de la confession s’est tenue à la mi-­août, en présence de Hâfez al-­Assad, à Qardaha, son village natal, à l’occasion de la fête du Ramadan que le président avait choisi de conduire dans son « fief » et non à la Grande Mosquée des Omeyyades à Damas, comme le veut la tradition. De tels « congrès » revêtent un caractère exceptionnel, et définissent la politique de la communauté sur le long terme, chaque tournant de son histoire. Au congrès de Qardaha en 1960 à celui de Homs en 1963, on étudiait les moyens, pour les officiers alaouites, de s’infiltrer davantage dans l’appareil du parti Baas. En 1980 Hâfez al-­Assad a naturellement insisté devant la hiérarchie alaouite, religieuse et profane, sur la nécessité de faire bloc pour surmonter la crise. Sur le ton du reproche, il a demandé à ses coreligionnaires de cesser de se considérer comme vivant « sur » la société, c’est­à-­dire en parasites, en tant que « communauté du pourcentage », mais au contraire d’« entrer dans la société » en disputant à la bourgeoisie sunnite le terrain de l’activité économique. Enfin, il a été décidé de « moderniser » l’appareil religieux pour qu’il assure une emprise plus efficace sur la communauté, et surtout de raffermir les liens qui, historiquement, rattachent celle-­ci au tronc commun du chi’isme, mais qui, dans les consciences, sont plutôt ténus sinon inexistants. Cette « uniatisation1 » des alaouites, dont on doute qu’elle soit bien acceptée par la hiérarchie religieuse, pourrait être un moyen, pour une secte honnie de l’historiographie islamique depuis le premier siècle de son existence (xe siècle), d’acquérir une certaine respectabilité. Plus sûrement, elle correspond au projet du régime de construire un « axe » chi’ite du Liban aux frontières du Pakistan qui, outre qu’il consoliderait sa position à l’intérieur du pays contre l’intégrisme musulman, lui permettrait de tenir à sa merci les pays du Golfe producteurs de pétrole, ses principaux bailleurs de fonds. Espoir insensé ? Il demeure que des points ont été marqués dans le sens de cette politique : d’abord, l’alliance stratégique conclue avec le nouveau régime iranien –  et, à ce propos, 200  étudiants alaouites devront être envoyés à Qom pour se spécialiser dans le rite chi’ite jaafarite ; ensuite, la tutelle exercée sur les chi’ites du Liban par l’intermédiaire du mouvement Amal, qui représente les forces vives de cette communauté. Reste évidemment le « verrou » iraqien (près de 60 % de chi’ites), que Damas 1.  Par analogie avec les chrétiens d’Orient « uniates », dont les différents rites font du xve au xixe siècle déclaration d’allégeance au pape de Rome (les maronites au xiie siècle).

66          De la tyrannie aujourd’hui attend désespérément de voir sauter à la faveur du conflit avec l’Iran. En avril dernier, des placards fleurissaient dans les rues de la capitale, qui appelaient les chi’ites iraqiens à la révolte, en commémorant le premier anniversaire du martyre du cheikh Baqer al-­Sadr, chef du mouvement Al-­Da’wa – dont le chah est à l’origine de la création, en 1958, après la chute de la monarchie hachémite –, assassiné à Najaf par les sbires du président Saddam Hussein. Vis-­à-­vis de la société, il importait donc au pouvoir d’enrayer ce mouvement qui l’avait secouée de l’été 1979 au printemps 1980, sur lequel on ne reviendra pas. L’ampleur des moyens répressifs mis en œuvre, la violence avec laquelle les opérations ont été menées – inouïe dans l’histoire de la Syrie contemporaine – ont plongé le pays dans un état de torpeur dont il n’est pas encore sorti. Dans les premiers jours de sa « reprise en main », l’État abandonnait résolument toute la façade « civile » de ses rapports avec la société, ce qu’Ibn Khaldoun appelle la souveraineté « politique » (siyasi), en l’opposant au mulk tabi’i, que l’on pourrait traduire par le « pouvoir primitif », le pouvoir comme simple violence. À grand renfort de publicité, il militarise tout son appareil d’encadrement corporatif de la société : des « phalanges » sont activement constituées parmi les paysans, les ouvriers, les étudiants, les femmes même, etc., pour défendre « les acquis de la révolution ». Comme il se doit, la jeunesse est placée à l’avant-­garde du mouvement. À l’occasion, on la fait même sauter en parachute pour impressionner les consciences. À l’opposé, les derniers réduits de société que représentaient les syndicats professionnels des médecins, avocats, ingénieurs, pharmaciens sont dissous (9 avril 1980). Ils avaient conduit la lutte – et les derniers mois particulièrement – pour le retour des libertés démocratiques et la levée de l’État d’urgence, en vigueur depuis le matin du 8 mars 1963. Dernier détail d’ordre juridique, destiné à « faciliter les choses » : une loi est votée par l’Assemblée du peuple, qui punit de mort la simple appartenance à l’organisation des Frères musulmans (7 juillet 1980). De fait, durant les opérations de ratissage des villes du Nord – Alep et Hama – et de la campagne avoisinante, menées au printemps et en été  1980 par les Unités spéciales et la 3e  division, les tribunaux d’exception fonctionnaient sur le mode tayloriste. Les Frères musulmans ne furent pas les seules victimes de la répression, il s’en faut. Partout, les notables furent particulièrement visés ; ainsi dans Hama, soumise au couvre-­feu en avril 1980, où des médecins et des avocats étaient assassinés dans leur domicile. Comme s’il s’agissait d’une manœuvre délibérée d’anéantir la société en la frappant à la tête. Et on retrouve là le schéma khaldounien de la ’asabiyya dominante, d’origine rurale, s’acharnant sur la ville et sa structure civile d’encadrement. Il fallut aussi compter

Caste, confession et société en Syrie          67 avec les inévitables « bavures » : près de 200  morts au mois de mars à Jisr al-­Shughur, un gros bourg du Sud-­Ouest d’Alep, 81 morts dans cette même ville, près du cimetière Ibrahim  Hanano, le jour de la fête du Ramadan (août), tous fusillés au pied du même immeuble, en représailles à un attentat commis un quart d’heure plus tôt contre des soldats des Unités spéciales. Parmi les victimes figuraient sept membres du parti Baas. Cependant, le plus haut fait d’armes de cette campagne de répression ne fut pas une « bavure ». Le 25  juin 1980, lors de la visite officielle du président malien à Damas, Hâfez al-­Assad échappait à un attentat perpétré par un membre de la garde présidentielle sur le perron du palais des hôtes. À l’aube du lendemain, Rif’at al-­Assad dépêcha 80 de ses ­hommes, répartis dans huit hélicoptères, à la prison de Palmyre, avec pour mission de mitrailler dans leurs cellules le plus grand nombre possible de détenus. Selon les témoignages de trois des bourreaux, interceptés en Jordanie au mois de janvier de cette année, alors qu’ils projetaient d’assassiner le Premier ministre, toujours pour le compte de leur « maître » (muallim)1, entre 500 et 700 prisonniers auraient ainsi été liquidés. Selon un rapport des Mukhabarat tombé dans les mains de l’opposition, ce sont exactement 1 181  victimes qu’il faudrait dénombrer. Quatre jours plus tard, dans l’éditorial du quotidien Teshrîn du 1er juillet, Rif’at al-­Assad se déclarait prêt à sacrifier un million de citoyens pour rétablir l’ordre et sauver la révolution. À l’automne enfin, le régime se retournait contre les différents courants de gauche qui avaient mené la lutte dans le cadre du « Rassemblement national ». L’Union socialiste de Jamal  Atassi fut durement éprouvée par cette nouvelle vague d’arrestations, de même que le Parti communiste d’opposition, dont les principaux dirigeants (Riyad  Turk, Fayez  al-­Fawaz, Omar  Qashash) et une bonne partie des cadres sont aujourd’hui incarcérés. Dans cette « charrette » d’octobre, on compte des intellectuels francs-­tireurs, tels Michel Kilo ou Wadi Iskandar, dont le seul crime est de ne pas savoir se taire. En fin de compte, on estime à présent à 12 000 le chiffre des prisonniers politiques en Syrie. Élargissant le champ de notre analyse au-­delà de la société syrienne, on pourrait relever les agissements de nos mamelouks quand ils exportent leur terrorisme d’État, pour l’ériger en nouveau code de relations internationales et éliminer les « gêneurs » de toute sorte dans le monde. Les motivations de ces opérations sont diverses. Salaheddin  al-­Bitar, assassiné à Paris en juillet 1980, pouvait représenter un danger politique comme l’un des fondateurs du Baas, mais surtout il avait publié dans 1.  Al-­Ray, quotidien jordanien, du 26 février 1981.

68          De la tyrannie aujourd’hui le dernier numéro de la revue Al-­Ihya al-­arabi (« Le Réveil arabe ») un article qui n’a pas plu au Prince. Lequel est très attentif à l’image qui est donnée de lui dans la presse internationale, et s’est employé à la faire comprendre à tous les professionnels de l’information : assassinat de Selim al-­Lawzi, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Al-­Hawades publié à Londres, attentat manqué contre le correspondant de l’agence Reuter à Beyrouth, rapatrié depuis, comme les correspondants de la bbc et du Figaro menacés de subir le même sort. À Aix-­la-­Chapelle, en Allemagne fédérale, à défaut de Issam al-­Attar, guide suprême des Frères musulmans syriens jusqu’à une date récente, c’est sa femme qui, en mars dernier, est abattue à son domicile. En février, des opposants syriens sont assassinés à Koweït ; le chargé d’affaires jordanien à Beyrouth, Hisham al-­Mohayssan, est enlevé et séquestré durant soixante-­huit jours dans la plaine de la Beqaa par le même ’Alî ’Id que nous avons rencontré comme membre de l’association humanitaire ’Alî al-­Murtada, sous couvert d’un « Front libanais de la confrontation ». Pour l’organisation de l’attentat contre le Premier ministre jordanien en janvier dernier, une telle mise en scène n’a pas été jugée nécessaire, et les médias ont revendiqué « le droit pour le peuple syrien de châtier Moudar  Badran », accusé de soutenir les « traîtres » intégristes en Syrie. Cette diplomatie de pistoleros trahit la situation « désespérée » qui, de l’avis de l’Economist1, est aujourd’hui celle de Hafez al-­Assad, elle contribue à son isolement sur la scène régionale arabe. Et cependant, qu’il ferraille contre les Frères musulmans à l’intérieur ou à l’extérieur, contre l’opposition de gauche, contre la presse internationale qu’il masse ses troupes à la frontière jordanienne ou qu’il bombarde Zahlé au Liban, le régime syrien ne fait que s’accrocher à sa da’wa, sa « prédication » progressiste arabe, parce qu’elle est tout simplement sa seule base de légitimité. Ne pouvant s’appuyer sur la longue tradition égyptienne d’un pouvoir central ou sur un système traditionnel d’allégeance de type hachémite, l’État syrien baassiste a résolu de justifier son existence par sa prétention à défendre l’honneur de la nation arabe tout entière face au sionisme et à l’impérialisme. Situation toute pirandellienne dans laquelle il lui importe donc avant tout de tenir son rôle, et par là même de rester sur la scène du Moyen-­Orient le maître de la distribution. Ainsi, les récentes manifestations de sa « mauvaise humeur » peuvent être comprises comme un moyen de rappeler au monde que le vent de l’histoire souffle toujours sur les pentes du Golan ou au Liban-­Sud, et non sur les rives du Chott al-­Arab. En novembre dernier, Hafez al-­Assad 1.  « Quarterly Economic Review of Oil in the Middle East », The Economist, no 1, 1981.

Caste, confession et société en Syrie          69 boudait le sommet arabe d’Amman qui, pour la première fois, ne centrait pas toutes ses préoccupations sur le conflit avec Israël, mais consacrait le rôle de l’Iraq sur son front oriental contre l’ennemi héréditaire. La défection de Damas a entraîné alors celle de Beyrouth, ce qui s’explique sans mal, et celle de la Résistance palestinienne, plus ou moins sous tutelle syrienne. Pour qui tient à conserver le premier rôle dans le scénario de la « bataille du destin », mieux vaut avoir cette dernière carte en main : ce que visait dans une large mesure l’entrée des troupes syriennes au Liban en 1976. On mesure tout de même la précarité de cette position, car les rodomontades et l’intimidation n’ont jamais fondé une politique. D’autant que la Résistance palestinienne ne laisse pas de montrer des velléités d’indépendance dans ses prises de position concernant l’« initiative européenne » ou l’« option jordanienne », comme en témoignent les résolutions du dernier Conseil national palestinien, qui s’est tenu à Damas en avril dernier1. Quant au deuxième volet de son système de légitimité –  savoir sa fidélité au socialisme arabe  –, il pose au régime syrien un autre problème : en signant un pacte d’amitié avec l’Union soviétique (octobre 1980), Hafez al-­Assad a confirmé le soutien que lui apportaient déjà toutes les langues de bois marxistes de par le monde, mais il s’est mis en marge d’un concert régional dominé par l’Arabie Saoudite. Sur le plan intérieur, le traité syro-­soviétique lui a certes permis de confisquer tout le discours politique à gauche. Cependant, il faut savoir qu’en Syrie, après dix-­huit années de pouvoir baassiste, le peuple frémit d’effroi au seul mot de « socialisme », et donc que celui-­ci a perdu toute fonction de légitimation. Comme est contestée du reste la prétention de nos mamelouks de se présenter comme les légataires universels du mouvement national arabe des années 1960. Car, précisément, la da’wa n’est plus dans sa phase ascendante, et, comme on l’a vu, le militaire a remplacé l’intellectuel à la tête de l’État. Dans leur guerre idéologique contre le régime, les Frères musulmans ont ouvert le dossier de la chute du Golan et de sa capitale Quneïtra, annoncée au matin du 10 juin 1967 par un décret de Hafez al-­Assad, alors ministre de la Défense, dix-­sept heures avant l’entrée effective des troupes israéliennes dans la ville2. En révélant plusieurs faits troublants, ils accréditent la thèse de la « trahison » et retournent ainsi la pièce maîtresse de l’accusation qui leur est 1.  Finalement, de tous les acteurs sur la scène du Moyen-­Orient, Israël reste le mieux disposé à jouer le jeu du jusqu’au-­boutisme syrien. 2.  L’ouvrage de référence est La Chute du Golan, publié à Amman et au Caire (en arabe), de Mustafa Khalil, officier des Mukhabarat en poste à Quneïtra avant et pendant les hostilités.

70          De la tyrannie aujourd’hui portée par le pouvoir. Sans entrer dans le détail, il faut dire que cette thèse rejoint ce que nombre d’­hommes politiques syriens déchus écrivent entre les lignes de leurs Mémoires depuis longtemps déjà, savoir que le désastre de juin 1967 fut une excellente opération politique pour le régime baassiste, qui, avec l’élimination de Nasser, devenait de fait le porte-­flambeau de la « révolution arabe ». De là à dire que le désastre fut « arrangé », il n’y a qu’une nuance sur laquelle la rumeur publique ne s’arrête pas toujours. Et il faut croire que le coup a porté, puisque, dans son discours du 25 mars dernier devant l’Union arabe des syndicats ouvriers, Hafez al-­Assad a dû se justifier en déclarant que tous les chefs d’État arabes étaient responsables de la défaite. Que la perte du Golan ait été une aubaine pour l’État baassiste, ce n’est pas faire preuve de malveillance que de l’affirmer. Parce que, effectivement, elle lui a donné cette légitimité arabe que le nassérisme lui avait refusée jusqu’alors. Et si ce point est d’une importance toute relative à l’intérieur quand on tient la société au bout du Kalachnikov, il est capital dans le contexte régional : aujourd’hui, personne ne donnerait la moindre chance de survie au régime pour le cas où l’Arabie Saoudite viendrait à concrétiser l’agacement qu’elle manifeste à son égard par une suspension de son aide financière. L’économie syrienne est en effet « sous perfusion », en ce sens que sa survie est conditionnée par l’apport des capitaux pétroliers, perçus au titre de la participation du pays à la lutte contre Israël. La part syrienne, telle que fixée depuis le sommet arabe de Bagdad à la fin de l’année  1978, s’élève à 1,850  milliard de dollars par an ou à 2,30 milliards si l’on tient compte de la facture de la force de dissuasion stationnée au Liban1. À chacune des trois échéances annuelles – janvier, mai et septembre –, le versement de la rente est attendu avec anxiété : la Libye a la réputation d’être un très mauvais payeur, l’Algérie a suspendu sa participation pour des raisons économiques, l’Iraq aussi, depuis septembre dernier, pour des raisons évidentes, les émirats du Golfe soumettent leur décision à celle de l’Arabie Saoudite, qui reste ainsi le principal bailleur de fonds. Les finances publiques sont dans un état très critique, et le député Mahmoud  Salameh faisait récemment remarquer devant l’Assemblée du peuple, au cours de la discussion du budget, que le taux de couverture des dépenses courantes n’est que de 32 % (exercice  1980)2. Les militaires sont connus pour être des budgétivores dans tous les pays du 1.  1,2 milliard de dollars pour la Jordanie et 400 millions pour la Palestine (dont 250 pour l’olp). Depuis la guerre d’Octobre, la Syrie a ainsi touché 18 milliards de dollars. Il faut aussi tenir compte des prêts de développement à long terme sans intérêts. 2.  Journal officiel, 19 février 1981, p. 170.

Caste, confession et société en Syrie          71 monde ; en Syrie, le poste « sécurité nationale » se chiffre à 9,4 milliards de livres syriennes, soit 30,8 % du budget 1981 (30,5 milliards). En fait, ce dernier chiffre est surévalué, car il comprend le budget d’investissement, qui en général n’est exécuté qu’à moitié. Rapportée au seul budget de fonctionnement, la part des dépenses militaires se monte à plus de 50 %. Or, cette part est difficilement compressible, d’abord parce que le pays doit se donner les moyens de sa politique extérieure, ensuite et surtout parce que nos mamelouks accepteraient difficilement de voir rogner leurs privilèges. Il y va de la survie du système social. À ce niveau donc, l’impasse est totale. Et il ne faut pas compter sur la production nationale pour rétablir la situation : le poste « revenus spéciaux », qui représente le surplus dégagé du secteur public, agricole, industriel, commercial et bancaire, totalise 20 % des ressources budgétaires 1980 (31 % pour l’aide arabe), soit 7,8 milliards de livres syriennes. Autrement dit, ce poste, sur lequel est donc comptabilisée l’exportation du pétrole et du coton, matières premières sous monopole d’État (75 % des exportations en valeur), ne suffit pas à couvrir les dépenses militaires. Cela malgré les sommes considérables qui ont été investies dans le secteur industriel, comme le relève Mahmoud  Salameh dans son intervention à l’Assemblée : 28,1 % du budget global pour l’exercice 1977, avant la sécurité nationale, 24,4 %1. Malgré les admonestations de Hafez al-­Assad, ou plutôt suivant son exemple, comme celui d’un chef que les questions d’« intendance » rebutent, la caste dominante bureaucratique et militaire rechigne à la production. Elle préfère louer son sabre au service de la cause arabe, et si elle s’intéresse tant à l’industrie, c’est davantage pour la dépense encourue par la création d’une unité de production et sa maintenance que pour le « bénéfice » – le plus souvent négatif – qu’elle tirera de sa mise en exploitation. La masse des « commissions » que suppose cette dépense, savamment « saupoudrée », est une autre condition de la reproduction du système. Question d’« éthique », conclura-­t-­on avec Max  Weber. Pour sa part, Ibn  Khaldoun nous rappelle que, dans ce type de société, le mulk est une des sources principales de richesse. « Au niveau du premier détenteur du pouvoir, de son entourage et de ses émanations directes aux diverses fonctions d’autorité, c’est le prélèvement des impôts et taxes [5,6  milliards de livres pour le budget  1981, soit 33,4 % d’augmentation en un an, affectant presque uniquement les impôts directs : + 62,3 %], l’usurpation pure et simple [un exemple 1.  Fiches du monde arabe, no 696, Beyrouth. Le budget 1977. Il faut préciser que ce pourcentage est en baisse du fait des difficultés financières : 12,4 % pour 1981, soit la plus forte baisse, – 26,4 % par rapport à l’année précédente.

72          De la tyrannie aujourd’hui entre mille : confiscation, en 1977, de toute la fortune, les biens meubles et immeubles, de la famille ’Alwani de Hama, pour intelligence avec l’Iraq, transformée plus tard en complicité avec les Frères musulmans, soit sept personnes âgées alors de 6 mois à 78 ans], l’exploitation directe du travail d’autrui […], les importantes commandes de l’État1» et, d’une manière générale, le contrôle des dépenses publiques. Au niveau de la société globale, l’exercice du mulk a un effet économique d’entraînement (il faut rappeler à ce propos que le budget entre pour plus de 70 % dans le pib). Dans un premier temps, « il joue un rôle d’accélérateur des divers procès de production et de circulation des biens […] [et] contribue de manière décisive à la prospérité de la cité »2. Et ce temps semble oublié (1971), qui a vu les commerçants du souk d’Alep porter sur leurs épaules en triomphe la voiture de Hafez al-­Assad, pour sa première visite comme président. En  1979-­1980, ils entretenaient l’agitation contre le pouvoir en cheville avec les Frères musulmans et conduisaient, en mars 1980, la plus longue grève de l’histoire du pays. Il est indéniable qu’« une nouvelle bourgeoisie s’est épanouie à l’ombre du Baas […], plus riche et plus étendue que l’ancienne classe de possédants3 », particulièrement après les premières retombées de la manne pétrolière, après la guerre d’Octobre  1973. Mais par la suite, ­l’inflation aidant, « le jeu des mécanismes économiques semble échapper à ses promoteurs, entraînant comme un effet inéluctable le dérèglement et la ruine de la cité »4. Des tensions sociales se manifestent, qui obligent l’appareil bureaucratique et militaire, lieu privilégié de la distribution, à se raidir, par une réactivation du mulk, comme « force de contrainte monnayée jusqu’aux niveaux les plus bas de l’échelle sociale »5. Les « commerçants et les gens de métier » se désolidarisent alors de la caste dominante, et c’est l’impasse : exactement l’impression qui prévaut aujourd’hui à Damas. Avec les décrets du 22  avril dernier organisant un marché parallèle des devises, l’État a fait un geste en direction des commerçants, lesquels étaient contraints jusqu’alors, faute de liquidités à la Banque centrale, de passer par le marché noir pour régler leurs importations (1  dollar =  6,75  livres syriennes), leur marge bénéficiaire restant évaluée en fonction du taux officiel, c’est-­à-­dire 3,95  livres syriennes. Par 1.  A. Cheddadi, « Le système du pouvoir en Islam d’après Ibn Khaldoun », Annales esc, 35e année, 3-­4, mai-­août 1980, p. 544-­545. 2.  Ibid. 3.  Mohammad Haydar, ancien responsable de l’économie au Commandement régional du Baas, à Éric Rouleau, Le Monde, 4 juin 1976. 4.  A. Cheddadi, art. cité, p. 546. 5.  Ibid.

Caste, confession et société en Syrie          73 cette ­demi-­mesure, l’État reconnaît sa dépendance à l’égard du marché occidental, tout en maintenant un secteur socialiste de façade, dont on peut douter qu’il résiste longtemps à la flambée des prix. En échange, il voudrait imposer un contingentement des importations. Mais aucune solution n’est à attendre de ce côté, car si le secteur public, qui représente 75 % du commerce extérieur, peut consentir à suspendre la plupart des projets d’équipement et ralentir ainsi les importations, le noyau de consumation des deniers publics, à savoir l’armée et la caste dominante, ne s’estimera jamais lié par cette mesure. À ce que l’on sache, la construction du palais présidentiel n’a pas été interrompue : son coût est estimé pour le moment à l’équivalent de l’aide arabe sur une année. Du coup, les commerçants de Damas reparlent d’une « alternative » politique. Quand on leur rappelle insidieusement leur télégramme de soutien à Hafez al-­Assad, le 8 mars 1980, au plus fort de la crise, ils font valoir la détérioration rapide, depuis, de l’économie et l’évolution du contexte politique régional qui leur a donné de retrouver leur base logistique traditionnelle : la Jordanie, à défaut du Liban. À ces stratèges retors, on ne fera pas lâcher la proie pour l’ombre. Mais ce qui est sûr, c’est que le fait d’être la seule force traditionnelle et organisée au sein de la société civile les place logiquement comme partie prenante dans un scénario plausible de changement, intermédiaires attitrés entre un nouveau bloc1, qui, à l’issue d’une révolte de palais, émergerait de la caste dominante, et le « centre » du système régional de redistribution de la rente pétrolière, autrement dit l’Arabie Saoudite, qui devra nécessairement donner son feu vert à l’opération. Pour le moment, celle-­ci n’est pas disposée à prendre ce risque. D’autant que malgré ses « maladresses », au Liban entre autres, cet État bénéficie toujours du soutien de la communauté internationale. Que l’alternative émane directement d’une agitation de la rue semble peu probable pour plusieurs raisons, la plus évidente étant la chape de terreur qui pèse sur la population. Donnée historique essentielle, mais aussi aboutissement d’un long processus orchestré par le pouvoir baassiste, la faible intégration de la société syrienne explique également qu’elle demeure désemparée devant la brutalité de l’État. Au niveau politique, le cloisonnement est tel qu’il est difficile de parler de 1.  Il est significatif à cet égard que les forces d’opposition en soient venues à ramener toutes leurs ambitions politiques à la chute du clan Assad (Hafez et Rif’at), comme la seule chance de débloquer la situation en rétablissant ce que nous avons défini comme l’exercice « politique » du pouvoir (mulk siyasi). Ainsi la Déclaration de la révolution islamique (9 novembre 1980), en page 11, qui expose pour la première fois le projet politique et de société des Frères musulmans syriens, et dont Jean Gueyras a rendu compte dans un article récent (Le Monde, 12-­13 avril 1981).

74          De la tyrannie aujourd’hui « masses populaires », et plus encore d’« opinion publique ». L’exemple de Damas est sur ce point très significatif : la fière cité qui avait animé le mouvement national et la vie politique des années  1950 n’est plus qu’une agglomération sans âme de populations disparates (deux  millions d’habitants), venues des zones rurales dans l’espoir de s’intégrer dans le circuit étatique de redistribution. Dans les administrations, les services publics, les coopératives, les alaouites occupent souvent des fonctions de « petits chefs », qui exercent leur autorité de la façon la plus débile. Mais tout cela ne veut pas dire, comme certains observateurs ont tendance à le conclure trop rapidement, que le régime tient la situation bien en main dans l’ensemble du pays. Le 1er mai 1981, Hama (150 km au sud d’Alep, qui a conservé, quant à elle, sa cohésion sociale) en était à son dixième jour de lutte. Les Unités spéciales bombardaient toujours la ville au mortier, comme pour prouver qu’elles pouvaient « faire mieux encore que l’année dernière », sans toutefois oser pénétrer dans certains quartiers tenus par ce que l’on appelle désormais la « Résistance » hamiote, des groupes armés qui, de toute évidence, ne sont pas tous intégristes musulmans. Des habitants, réfugiés à Damas, rapportent les scènes d’horreur dont ils ont été les témoins : fusillades, exécutions en masse dans les rues, des gens égorgés chez eux… Les estimations varient entre 200 et plus de 500 tués. Comble de l’avanie, ce même 1er mai, les « ouvriers » de Hama, comme les autres, défilaient à Damas devant le président à l’occasion de la fête du Travail.

« L’État ? Qu’est-­ce à dire ? Allons ! Ouvrez vos oreilles et je vais vous parler de la mort des peuples. » Nietzsche, Zarathoustra.

Chapitre I

Les données syriennes de l’intégrisme musulman L’ascendance égyptienne du mouvement des Frères musulmans en Syrie ne s­ aurait être niée. C’est à la fin des années 1930 que de jeunes Syriens ayant achevé leurs études supérieures au Caire, tout empreints des enseignements de Hassan al-­ Bannâ, mettent sur pied un réseau d’associations –  les Shabâb Muhammad (Jeunesses de Muhammad) – dans la plupart des grandes villes, à l’insu de l’administration du mandataire. Durant la première décennie de l’indépendance, la vie politique et intellectuelle du mouvement – en Égypte et en Syrie – est intimement mêlée, et, suite à la répression nassérienne à partir de  1954, la branche syrienne prend même le commandement général de l’organisation avec son chef « histo­rique », Mustafâ al-­Sibâ’î. Mais l’histoire ne saurait non plus faire oublier d’autres facteurs aussi fondamentaux que l’équation écologique, et la construction politique qu’elle suppose, propres à chacun de ces pays : d’un côté, l’homogénéité et la permanence du système nilotique, de l’autre, l’instabilité du rapport triangulaire citadins-­paysans‑bédouins, et donc l’atomisation du politique et la prééminence du mode d’affiliation communautaire. L’intégrisme musulman revêt donc en Syrie un caractère particulier. Plus qu’un mouvement social ou un courant doctrinal, il doit être appréhendé aujourd’hui comme la réaction de défense d’une communauté sunnite qui, si elle constitue l’énorme majorité de la population (70 %), n’en fonctionne pas moins sur le modèle de la « confession majoritaire », depuis que, pour des raisons historiques sur lesquelles on reviendra, elle se trouve écartée du pouvoir. Corollaire : la question du pouvoir – et de sa légitimité – se pose là encore par rapport à l’Égypte de manière originale. Pour faire une nation de ce pays, aux populations disparates et aux frontières arbitrairement découpées par l’impérialisme européen à l’issue de la Grande Guerre, il faut à l’évidence commencer par construire l’État, et sur une base acceptable par tous, donc difficilement concevable en dehors de la formule séculariste : Al-­dîn lillâh,

80          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) al-watan lil-­jamî’ (La religion pour Dieu, la patrie pour tous). Or, sur ce point, on pourra penser que les Frères musulmans restent en quelque sorte prisonniers de leur doctrine, pour laquelle l’idée même d’une séparation de la religion et de l’État est parfaitement irrecevable. Et, effectivement, la littérature intégriste ne laisse pas de nous répéter que l’État n’est pas le synonyme ni le contraire de la religion, mais qu’ils sont tous deux (dîn wa dawla) des expressions de l’Islam.

La question de l’État

Pourtant, cette revendication d’un État islamique ne devrait pas être prise au pied de la lettre, mais plutôt pour l’énoncé des conditions de la légitimité, ou encore comme « une utopie consciente d’en être une »1. Que l’Islam soit une théocratie, c’est une opinion que l’orientalisme a contribué à répandre très largement, mais qui n’a de sens encore une fois que pour autant que l’on s’en tienne au texte même de la sharî’a, la Loi révélée, laquelle vise à hausser l’homme, public et privé, au niveau de l’idéal éthique proposé par le Prophète et suivi par les seuls califes Rashidûn* (les « bien-guidés »). Cette restriction est d’ailleurs explicitement rappelée dans le programme de la Révolution islamique en Syrie, dont nous publions des extraits plus loin. Après le règne de ’Ali et les premiers schismes qui ont divisé la Communauté (Umma) des croyants, cet idéal du califat légitime, le meilleur système de gouvernement puisqu’il assure le bien-­être ici-­bas et le salut dans l’au-­delà, n’a plus connu aucune réalisation historique. Il ne saurait en être autrement, car l’instauration de cet État laissé en modèle aux musulmans tient de l’inspiration prophétique, et sa restauration du miracle. Il ressort de cette analyse que la composante utopique antiétatique que d’aucuns ont relevée dans le chiisme pour en faire un schéma d’explication de la Révolution iranienne, en l’opposant au côté officiel, voire thuriféraire, du sunnisme, est en fait inhérente au tronc commun de l’Islam. Autant qu’elle justifie par contrecoup, et au nom du réalisme politique, le pouvoir en place quel qu’il soit, elle entretient une dichotomie fondamentale entre l’État et la société pouvant aller jusqu’à l’absolue étrangeté lorsque le monarque appartient à une race différente de celle qu’il gouverne, ce qui est arrivé souvent dans l’histoire islamique. À lire dans les publications intégristes le portrait qui est 1.  A.  Laroui, L’État dans le monde arabe contemporain, op.  cit. (Cf. Bibliographie sur la Syrie.), p. 19. De même que pour les citations suivantes. *  Les quatre premiers califes, ainsi appelés « orthodoxes » par la tradition sunnite qui renvoie dos à dos les accusations contradictoires prononcées contre l’un ou l’autre.

Les données syriennes de l’intégrisme musulman          81 dressé des alaouites*, la minorité au pouvoir, et sans préjuger de ce qu’il recouvre de réalité quant à l’« étrangeté » de cette confession dans le creuset syrien, on comprendra que la situation qui prévaut aujourd’hui dans ce pays est en un sens parfaitement « islamique ». Ainsi la formule d’un État islamique est-­elle tout à fait antinomique, même si une théocratie peut être fondée sur autre chose que le Message prophétique. L’Iran en est une illustration. Mais plus généralement, l’Islam est le meilleur rempart contre l’instauration d’une religion de l’État, d’où qu’elle vienne. Et là encore, le cas syrien est significatif. À l’instar de son modèle stalinien – cf. les nombreuses citations du « merveilleux Géorgien » par Rif’at al-­ Asad au VIIe congrès régional** de son parti –, le Ba’th prétend détruire toutes les formes de sociabilité naturelle, édicter des consignes qui valent comme normes dans tous les domaines de la vie sociale. Totalement identifiée au pouvoir, fonctionnant sur le mode d’une organisation politique, la société ­ba’thiste renvoie une image homogène d’elle-­même à travers tout un réseau de « collectifs » : en Syrie, les « organisations populaires », les « Unions » ou autres syndicats qui sont chargés de repérer les déviants avant leur élimination. La lutte contre l’ennemi intérieur, assimilé aux couches sociales fossiles (féodalité et bourgeoisie pré-­« révolutionnaires »), car le principe d’une division interne de la société ne peut être reconnu pour autant, se trouve placée sous le signe de la prophylaxie sociale, comme le montrent crûment les quelques textes que nous citons à ce propos. Pourtant, le parallèle avec le totalitarisme s’arrête là ; l’Islam, comme référence à un ordre supérieur, fait que le critère dernier de la loi et de la connaissance échappe tout de même au pouvoir, lequel en conséquence pourra être qualifié de despotique, à défaut de totalitaire1. Nous sommes là au cœur du conflit. Pour Rif’at al-­Asad, qui apparaît dans ces mêmes textes – et seulement dans les textes – sous les traits d’un Machiavel « oriental », rien n’existe au-­dessus de l’État : attitude foncièrement anti-­islamique, idolâtrie caractérisée de l’avis des intégristes musulmans. L’État moderne, tel qu’instauré par le Ba’th, s’est tout de même bâti un système de légitimité en remplaçant la nostalgie du califat par l’utopie de l’unité arabe. C’est à ce titre, et au nom des « masses du peuple arabe », qu’il mène sa lutte à la fois contre les *  Ou nosaïris, du nom du fondateur – Ibn Nosaïr – de cette secte de l’Islam chiite au ixe-­xe siècle. Minorité qui regroupe environ 10 % de la population syrienne, principalement dans la région nord-­ouest du pays (la « Montagne Alaouite », qui porte donc son nom) et le littoral méditerranéen. **  Héritier de l’arabisme, le Ba‛th est en théorie une structure politique correspondant à la nation arabe dans son ensemble. Les congrès « régionaux » se réunissent ainsi au niveau des États, dans leur découpage (« artificiel ») actuel ; les congrès « nationaux », au niveau de la nation tout entière. 1.  Pour reprendre une distinction proposée par Cl.  Lefort dans son analyse de la « logique totalitaire », in L’Invasion démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981.

82          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) éléments stipendiés à l’intérieur et les régimes arabes « réactionnaires » qui les soutiennent à l’extérieur. Mais la situation est paradoxale, car si sa prétention à être le fer de lance de la nation, « du Golfe à l’Atlantique », permet au pouvoir ba’thiste d’incarner une légitimité arabe – largement contestée à présent il est vrai – à Amman, Beyrouth, ou au sein de la Résistance palestinienne, elle le laisse singulièrement nu à l’intérieur même des frontières existantes. Restaurer le politique

Un dernier point mérite que l’on s’y arrête, parce qu’il fait souvent l’objet d’un malentendu : pour s’accrocher au mythe du califat légitime, l’intégrisme musulman ne saurait pour autant être assimilé à un mouvement purement utopique, manifestant un souverain mépris pour les contingences d’ici-­bas, ou du moins incapable d’assurer la conduite de la chose publique. C’est là une interprétation communément admise, en Syrie comme en Occident, qui fait évidemment le jeu du pouvoir, lequel peut ainsi se présenter comme le seul dépositaire de la rationalité. Le programme de la Révolution islamique en Syrie, pétition de principes irréalisables mais aussi véritable programme de gouvernement, suffira à prouver qu’il n’en est rien. Il entend recouvrir tout le champ de la politique rationnelle, telle que définie par Ibn Khaldoun, comme un régime juste qui, en s’appuyant sur la seule raison humaine, vise au bonheur terrestre de tous, garantit la paix aux gouvernés et la pérennité du pouvoir aux gouvernants1. Dans la pensée d’Ibn Khaldoun, qui reflète parfaitement la symbolique du pouvoir dans l’Islam, ce régime s’oppose en cela à la fois – et comme un moyen terme – à la politique religieuse fondée sur la Loi, idéal inaccessible comme on l’a vu, et à la souveraineté primitive naturelle (al-­mulk al-­tabî’î) où la domination est fondée sur la passion et la force2, pour le bien-­être du despote et sans considération du bonheur d’autrui ni de son propre avenir. En visant le niveau intermédiaire, celui de la rationalité, la Révolution islamique ne fait qu’occuper une place vide. En effet, quand l’État moderne, libéral et réformateur, légataire de la Renaissance arabe du xixe siècle (Nahda) et du colonialisme européen, se situait à ce même niveau, l’intégrisme ne pouvait lui reprocher que le fait d’être seulement un État de musulmans et non pas islamique (niveau utopique)3. Mais aujourd’hui, le projet de modernisation politique a tout simplement restauré ce qu’A. Laroui définit comme l’État sultanien (niveau despotique). 1.  A. Laroui, op. cit., p. 3-­4. 2.  N. Nassar, La Pensée réaliste d’Ibn Khaldoun, Paris, puf, 1967, p. 154. 3.  Aux élections législatives de 1954, la consultation la plus démocratique qu’ait connue le pays, les Frères musulmans n’ont obtenu qu’un siège, celui de Mustafâ al-­Sibâ‛î à Damas. On voit que le mouvement est d’autant plus actif que le degré d’ouverture du système politique est faible.

Les données syriennes de l’intégrisme musulman          83 C’est une réalité que les « administrés » sont évidemment les premiers à endurer, sans même la consolation de savoir qu’ils assistent au moins à la création de leur État, fût-­il despotique éclairé, ce dont la plupart des intellectuels occidentaux sont encore persuadés. De Staline en effet, Rif’at al-­Asad n’a retenu que la « manière » : un « hégélianisme du pauvre » en quelque sorte. Et son « État » n’est que le prétexte d’une mise en coupe réglée de la société tout entière, par une caste recrutant selon divers critères, confessionnels (alaouites), de fonction (militaires), de clientèle, d’alliance, etc. Ainsi peut-­on se demander, et sans cultiver le paradoxe, si le salafi* n’est pas celui-­là même qui est au pouvoir, et dans cette situation il est clair que le conflit actuel ne se situe plus – comme il est généralement présenté – entre la « droite » et la « gauche », la « réaction » et le « progressisme » voire le « socialisme », mais entre le « politique » (siyâsî) et le « primitif » (tabî’î), dans l’acception khaldounienne de ces termes déjà évoquée. C’est du reste la conclusion que tire Jamâl Atâsî dans le texte que nous citons ici. Le chef de file (nassérien) de l’opposition non religieuse – ou de ce qu’il en reste – y lance un appel désespéré pour la sauvegarde de l’essentiel, à savoir le système politique et, au-­delà, l’unité nationale. 1

Aujourd’hui plus que jamais… Si une conjonction de circonstances favorise les forces qui nous ­poussent sur la voie de la barbarie, qu’elle soit le fait de l’État ou de ceux qui disent lutter contre lui… Si resurgit d’un côté le salafi, en complète rupture avec l’esprit de notre temps… Si de l’autre s’écroulent les formes trompeuses d’une modernité tout entière entre les mains de nouveaux barbares accumulant richesses et pouvoir au mépris de toute règle, mus par leur ’asabiyya**, entre autres instincts primaires, coupés de tous liens avec la vie de ce peuple… Si à une telle situation jugée sans issue, celui-­ci répond en se réfugiant dans une ’asabiyya ancestrale, qui dans sa ville ou son quartier, sa tribu ou sa famille, qui dans sa région ou sa confession… chacun ne cherchant plus, sous le poids de la contrainte, qu’à assurer son salut personnel dans une société de consomption, dénuée de toute base économique nationale, où le pouvoir de l’argent est porté au pinacle et sont étouffées les valeurs intellectuelles et spirituelles… 2

*  Littéralement : « qui prône un retour aux sources de l’Islam ». Les Salafiyya désignent le mouvement réformiste en Égypte au xixe siècle avec Jamâl Eddine al-­Afghânî et Muhammad ‘Abduh. **  Concept fondamental de la pensée d’Ibn Khaldoun, généralement traduit par la formule : « esprit de corps », mais qui désigne par extension la communauté elle-­même.

84          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Alors le slogan de Rosa Luxemburg : « Socialisme ou Barbarie », qui à la fin de la deuxième décennie de ce siècle a marqué l’effritement des systèmes capitalistes et la montée des mouvements fascistes et paramilitaires, devra être reformulé pour notre compte en Démocratie ou Barbarie. Le mouvement du progrès, l’édification des rapports sociaux et du système politique doivent s’appuyer sur des assises démocratiques. C’est là une nécessité impérieuse pour sauver l’existence même de notre nation, menacée de barbarie, d’égarement et de décomposition1.

1.  « Retour au dialogue démocratique », brochure ronéotypée, 11 pages, 1980, p. 5-­6.

Chapitre II

Vingt ans de guerre

Le cadre d’analyse ainsi posé, et l’intégrisme musulman considéré non plus en soi, mais comme une réponse au système social, il convient à présent de résumer l’historique de ses difficiles relations avec le pouvoir en place, depuis la « Révolution » ba’thiste du 8 mars 1963. « Révolution » est la formule officielle pour désigner le coup d’État de Ziyad Hariri. Cependant, outre que les « Officiers libres » n’ont alors aucun programme politique, la plupart ne sont pas ba’thistes mais indépendants ou nassériens, et le lien qui rattache les ba’thistes eux-­mêmes à leur parti est de nature particulière puisque ces derniers sont membres du Comité militaire, une organisation très démarquée, tant par sa composition sociale que par sa ligne politique, du commandement civil du parti Ba’th. Quant à celui-­ci, reconstitué depuis neuf mois seulement après son sabordage lors de l’Union syro-­égyptienne, il n’est pas préparé à prendre la relève du pouvoir, de l’aveu même de son secrétaire général Michel’Aflaq, et le coup du 8  mars est réalisé malgré lui : premier signe d’un débordement des civils par les militaires, accompli aux balbutiements du nouveau régime. Au fil des années, sinon des mois, le Ba’th (Renaissance), ce parti né en 1947 de l’héritage du mouvement national arabe et de la lutte contre le mandat français, autour de quelques professeurs du secondaire comme Zaki al-­Arsouzy, Michel’Aflaq ou Salâh al-­Dîn al-­Bîtâr, devenu ­Ba’th arabe socialiste après sa fusion en  1953 avec le parti socialiste d’Akrâm Hourânî, va être dépossédé de son « message » (Risâla) modernisateur « libéral », celui qu’il avait su se forger dans les luttes parlementaires des années  1950 en Syrie. Dès octobre  1963, le VIe  congrès national, dans ses Quelques bases théoriques qui demeurent aujourd’hui le seul ouvrage de référence reconnu officiellement, oriente le discours ba’thiste vers une rhétorique marxisante. Par un jeu subtil de surenchère à « gauche » auquel l’idéologie arabe s’est montrée très sensible dans les années  1960, dirigé à la fois contre la « vieille garde » du parti et l’hégémonisme nassérien, le

86          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) « néo-­Ba’th » prend progressivement le commandement. Par cette dernière formule, propre à la littérature anglo-­saxonne sur la question, on désigne au niveau social cette vague de fond qui vient briser le parti suivant des plans de clivage plus ou moins superposables sur lesquels on reviendra tout au long de ces pages : militaires/civils, donc, mais aussi sur le plan confessionnel : minoritaires/sunnites, ou encore géographique : ruraux/citadins.

Le ­ba’th et la question religieuse

En avril 1964 à Hama, partie du milieu lycéen, l’agitation est immédiatement reprise et orchestrée par tout l’appareil religieux qui appelle à la guerre sainte (jihâd) contre le parti au pouvoir. Pour réponse, le général Amîn al-­Hâfez, président du Conseil de la Révolution et l’homme fort du moment, fait bombarder la mosquée al-­Sultân, geste sacrilège qui vaut alors aux dirigeants ba’thistes d’être, pour la première fois mais non la dernière, assimilés aux Mongols, auxquels on doit, selon l’opinion, le seul antécédent connu de toute l’histoire. Du coup, le mécontentement gagne Damas et les grandes villes syriennes : les commerçants ferment boutique, et des manifestations regroupant des membres des professions libérales (ingénieurs, avocats, médecins), des professeurs et des étudiants, demandent la restauration des libertés publiques, la libération des prisonniers politiques et la levée de l’État d’exception, en vigueur depuis le matin de la « Révolution » du 8 mars. Ce dernier point, qui est inscrit aujourd’hui encore en tête des revendications de l’opposition, nous fera relever en passant la similitude des scénarios des crises d’avril 1964 et de mars 1980, du point de vue des slogans lancés de tous bords donc, mais aussi des groupes sociaux mobilisés. Au début de l’année suivante, l’agitation reprend à Damas, où les  25 et 26 janvier les commerçants déclenchent un mouvement de grève, avec le soutien actif des religieux, pour s’opposer au train de nationalisations qui vient de toucher le secteur industriel. Mais cette fois la violence de la réaction gouvernementale brise le mouvement dans l’œuf : une juridiction militaire est chargée d’expédier toutes les affaires de « sabotage du système socialiste ».

« La nation arabe se pose des questions… »

Sur le plan religieux, la ligne « progressiste » ne craint pas de s’exprimer ouvertement, cultivant même la provocation. Le 25 avril 1967, un article paraît dans la revue Jaysh al-­sha’b (L’Armée du peuple), sous la plume de son rédacteur en chef, l’officier Ibrahim  Khlas, qui incite les fidèles musulmans à l’athéisme.

Vingt ans de guerre          87 L’émotion est si vive dans les milieux conservateurs qu’elle se traduit, à Damas et dans les grandes villes, par la fermeture des souks et quelques affrontements sporadiques quatre jours durant. Les commerçants accusés d’avoir conduit la sédition sont emprisonnés et leurs biens confisqués. Pour calmer les esprits, Ibrahim Khlas est arrêté et déféré devant les tribunaux, le numéro de la revue saisi par la police. Voici quelques extraits de cet article incendiaire, intitulé « Les voies de la création d’un homme arabe nouveau »1. La nation arabe se pose des questions. L’une d’elles est de savoir comment elle peut découvrir la méthode qui lui permettrait de rejoindre la caravane de la civilisation… Jusqu’ici la nation arabe s’est tournée vers Allah, elle a recherché des valeurs anciennes dans l’Islam et le Christianisme, elle s’est appuyée sur le féodalisme, le capitalisme ou d’autres systèmes d’époques révolues. Mais en vain, car toutes ces valeurs ont fait de l’Arabe un homme misérable, résigné, fataliste, dépendant, qui subit son sort en répétant la phrase rituelle : « Il n’y a pas de recours ni de force en dehors de Dieu Tout-­Puissant… » Il croit [l’homme nouveau] que Dieu, les religions, le féodalisme, le capitalisme, l’impérialisme et toutes les valeurs qui ont régi la société ancienne ne sont plus que des poupées momifiées bonnes pour le musée de l’histoire. En fait, il n’existe qu’une seule valeur : l’homme nouveau lui-­même en qui il faut croire désormais. L’homme qui ne compte que sur lui-­même, sur son travail et son apport à l’humanité, et qui sait que la mort est sa fin inéluctable, rien que la mort, sans paradis ni enfer. […] Nous n’avons pas besoin d’un homme qui prie et s’agenouille, qui courbe avec vilenie la tête ou qui demande à Dieu pitié et pardon. L’homme nouveau est un socialiste, un révolutionnaire… Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de cette profession de foi : réciproque de ce que nous soutenions en introduction à propos de l’intégrisme musulman, l’athéisme publiquement déclaré ne sera jamais en Syrie que de l’antisunnisme. En  1970, l’évolution militaire et confessionnelle du régime est achevée avec l’arrivée au pouvoir, le 16 novembre, du général Hâfez al-­Asad (Alaouite), ministre de la Défense, à la faveur d’un putsch. Le 12  mars 1971, celui-­ci est élu président de la République, arrachant ainsi cette fonction à la communauté sunnite, pour la première fois dans l’histoire du pays. Soucieux d’atténuer le caractère provocateur de cette innovation, il s’empresse d’amender le texte constitutionnel de 1969 – le plus laïc qu’ait connu la jeune République – en réislamisant entre autres le serment présidentiel, outre qu’il multiplie dans la presse les protestations 1.  Tels qu’ils sont reproduits par E. Saab dans Le Monde du 9 mai 1967, p. 1.

88          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) d’allégeance à l’Islam, et prend quelques mesures économiques d’assouplissement en faveur des commerçants. Mais en 1973, le problème confessionnel se retrouve posé à propos du vote de la nouvelle Constitution – terrain d’affrontement traditionnel parce que niveau normatif du pouvoir – dont le texte, comme celui de la précédente du reste, ne fait mention d’aucune exclusive quant à la religion du chef de l’État. La contestation est relancée par les oulémas –  qui dans une déclaration conjointe demandent la révision du projet de loi sur ce dernier point et l’introduction de la clause de l’islam-­religion de l’État – et appuyée le 21 février par de violentes manifestations à Hama, contre les bureaux de la section locale du parti, des organisations de jeunesse et de l’Union des femmes. Soucieux d’éviter la confrontation sur ce terrain, Hâfez al-­Asad demande le même jour au Conseil du Peuple d’inclure un article établissant que la religion du président doit être l’Islam. Ce qui n’empêche pas l’agitation de s’étendre à Damas, surtout dans le bastion sunnite du Mîdân sous la houlette du cheik Habannaka, à Homs, à Alep, et de se poursuivre jusqu’à la mi-­avril avec une rare violence1. Après une accalmie de quelques mois consécutive à la guerre d’octobre 1973, le front intérieur se rallume à l’occasion de l’intervention syrienne dans le conflit libanais au printemps 1976, laquelle vise à l’origine à mettre au pas la Résistance palestinienne et le front « islamo-­progressiste » de Kamal Jounblat. Cette alliance « contre nature » avec la coalition maronite est alors perçue par l’opinion comme la tentative d’un nouvel axe minoritaire alaouite-­chrétien pour asseoir sa domination sur la région. Ce n’est pas une des moindres conséquences de cette guerre que d’avoir pulvérisé tout le discours politique arabe, et remis d’une certaine manière la réalité sur ses pieds. L’accusation est jugée suffisamment sérieuse par les autorités syriennes pour justifier une intervention de Hâfez al-­Asad lui-­même le 12 avril : Je crois que de nombreux citoyens seront étonnés en écoutant mon discours, parce que nous, dans ce pays, ne sommes pas habitués à tenir un tel langage. Je crois bien que depuis de très longues années personne n’a plus usé de tels mots. En Syrie, nous ne sommes en aucune manière confrontés à des problèmes semblables. Tout le monde se souvient de la lutte contre le colonialisme, quand, assis sur les bancs de l’école, nous répétions cette sentence : la religion pour Dieu et la patrie pour tous. Le musulman dans ce pays est un vrai musulman, attaché à sa foi, dans toute l’acception du terme. Le chrétien… un vrai chrétien… Mais le musulman et le chrétien croient aussi que le lien qui unit les citoyens de ce pays est par-­dessus tout celui de la patrie, celui de l’arabisme2… 1.  Sur la crise de 1973, cf. J. J. Donohue, La Nouvelle Constitution syrienne et ses détracteurs, Travaux et jours, 47, Beyrouth, avril 1973, p. 93-­111. 2.  Al-­Ba‛th (quotidien syrien), 13 avril 1976.

Vingt ans de guerre          89 C’est pourtant bien ce langage que les Frères musulmans vont contraindre les dirigeants de tenir désormais, avec la ponctuation des armes. La gauche arabe « moderniste » pourra le regretter, on le verra, la « mise au point » n’en a pas moins été utile pour avoir démasqué le pouvoir, dans ses assises les plus profondes. Au début, des attentats, exécutés avec une audace qui frappe l’opinion, visent particulièrement des personnalités du régime et de la confession alaouite. Le bruit court déjà qu’une liste noire de 100 noms a été dressée par les « Frères », pour venger le meurtre de l’un des leurs dans sa cellule, Marwân Hadîd, qui conduisait la révolte en 1965 à Hama avec ses « Phalanges de Muhammad ». Mais la paternité de ce terrorisme est alors officiellement attribuée à des agents irakiens.

L’attentat d’Alep

L’attentat contre l’école d’artillerie d’Alep, le 16 juin 1979, qui se solde par la mort de 83 cadets, tous systématiquement choisis parmi les alaouites de la promotion (260 sur un total de 320 élèves officiers), retentit comme un coup de tonnerre dans la société syrienne, et pousse finalement les Frères musulmans sur le devant de la scène. Après une semaine de réflexion, le pouvoir divulgue officiellement la nouvelle de l’attentat, reconnaissant ainsi pour la première fois l’existence d’une opposition armée dans le pays. Dans son éditorial du 24 juin 1979, le quotidien Al-­Ba’th, l’organe du parti, met immédiatement en place un cadre d’analyse, resté depuis inchangé : […] L’enquête sur le dernier attentat d’Alep a révélé la trame de la subversion criminelle, ourdie par l’impérialisme et le sionisme avec l’aide de ses agents parmi les Frères « musulmans », en vue de semer la discorde religieuse et confessionnelle, de briser la résistance de la nation et de liquider la question palestinienne. La dernière machination tramée par les Frères « musulmans » à Alep a fait de la bataille engagée entre nos masses combattantes et ces éléments stipendiés une bataille du destin qui ne souffre pas de recul, ni de tiédeur ou d’atermoiement. Dès lors qu’ils complotent contre la révolution des masses, ces éléments doivent endosser la responsabilité de leurs actes. La révolution doit comprendre que traiter ces éléments avec indifférence ne l’aidera pas à aller de l’avant sur la voie de la lutte contre Israël, et que le seul moyen de poursuivre le combat est d’en finir avec eux en les éliminant par la racine.

90          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Par mesure de représailles, une quinzaine de détenus initialement inculpés d’intelligence avec l’Irak, sont hâtivement rejugés dans un procès télévisé, condamnés à mort et exécutés, cette fois pour appartenance au mouvement intégriste. Sur ordre du pouvoir, la hiérarchie religieuse conduit quelques manifestations « spontanées » dans les grandes villes du pays, désavouant le « crime » d’Alep, et part en guerre, dans la presse ou les prêches (khutba) du vendredi, contre la bande (’asâba) des Frères musulmans, dont les actes vont à l’encontre de la religion, de la nation (qawmiyya) et de la patrie (watan). La terminologie employée, plus ba’thiste que véritablement islamique, en dit long sur ces déclarations d’allégeance. Dans la réalité, il semble que la mobilisation de l’appareil religieux, tiraillé entre le pouvoir et le mouvement intégriste, n’aille pas de soi. À partir de l’été 1979, la situation se dégrade très rapidement sur le plan de la sécurité, le terrorisme devenant une réalité quotidienne des villes syriennes, surtout dans le Nord. À Lattaquié, durant les derniers jours du mois d’août, c’est une véritable bataille rangée qui, à la suite de l’assassinat d’un cheik alaouite, Yûsuf Sârem, oppose les forces de sécurité à des bandes armées, organisées derrière de petits hobereaux de quartier (les abadayes, figure traditionnelle de l’histoire sociale du Machreq). Un portrait est esquissé de ces derniers dans le document reproduit plus loin intitulé : « Quelques spécimens de Frères musulmans. » Ces jeunes déclassés, en rupture avec l’école ou l’armée, considérés comme « marginaux » au niveau de la société globale, évoluent au contraire « comme des poissons dans l’eau » dans les quartiers populaires dont ils sont issus : Salibiyya à Lattaquié, Ansârî et Kallâsa à Alep… S’ils reprennent souvent à leur compte les mots d’ordre intégristes, leurs rapports avec les Frères musulmans sont très mal définis, et dès lors l’opposition au régime prend de plus en plus l’aspect d’un réel mouvement populaire.

Conciliation…

Pour enrayer ce mouvement, le pouvoir va conduire de front deux politiques apparemment contradictoires, l’une prônant la conciliation, l’autre une solution rapide par le recours à la « violence révolutionnaire ». En toute logique, la priorité est tout de même accordée à la première (automne  1979). La « vieille garde » du parti Ba’th, emmenée par des personnalités telles que Abdallah al-­Ahmâr, Muhammad Jâber Bajbûj, et surtout Mahmoud al-­Ayyûbî, ancien président du Conseil, tente de sauver les derniers pans de façade civile du régime. L’étiquette confessionnelle de cette constellation l’habilite à réaliser une ouverture en direction de la communauté sunnite

Vingt ans de guerre          91 citadine, damascène en particulier. À cette fin, le Front national progressiste – autrement dit la coalition des partis au pouvoir : Ba’th, communiste et nassérien – publie un communiqué retentissant en 37 points (26 septembre), sous forme de réquisitoire contre la situation intérieure dans tous les domaines. Du fléau de la corruption et des intermédiaires à l’irresponsabilité ambiante qui entrave le fonctionnement des appareils bureaucratiques, la crise du logement et du pain, en passant par l’inexistence des libertés fondamentales et d’une vie politique démocratique, la mauvaise application de la justice, rien n’est oublié qui pourrait être repris dans la plate-­forme politique d’un parti d’opposition. En conséquence, le communiqué réclame une stricte application de la loi au sein des organismes d’État, le châtiment de tous les contrevenants et, surtout, un renforcement du pouvoir du Conseil des ministres, de l’Assemblée du peuple et des partis dirigeants pour faire face à la crise. Cependant, quelques hauts fonctionnaires, convaincus de corruption, contrebande ou autres délits, sont arrêtés pour l’exemple. En jouant la franchise, l’aide civile sunnite du Ba’th, relayée par la presse, cherche à rejeter la responsabilité de la situation sur les véritables détenteurs du pouvoir, c’est-­à-­dire la caste dominante militaire alaouite. Sans doute est-­elle encouragée en cela par Hâfez al-­Asad lui-­même, qui, en sa qualité de chef de l’État, tient à rester au-­dessus de la mêlée, quitte à retirer par la suite tout le bénéfice de la manœuvre. Le problème est que les représentants des différents groupes sociaux, pressentis par le Front en vue d’un élargissement de sa base et de l’établissement d’un nouveau consensus pour l’étape à venir, ne se montrent pas disposés à répondre à cette initiative, autrement dit à faire le départ entre la façade civile sunnite et la façade militaire alaouite d’un régime qu’ils rejettent tout d’un bloc. Il faut dire que règne alors dans les cercles politiques de la capitale une atmosphère de « fin de règne » qui laisse s’échafauder les conjectures les plus folles. D’entre tous, le contact avec les intellectuels est particulièrement édifiant : le 9 octobre, dans un amphithéâtre de l’université de Damas, une commission ad hoc, dirigée par M. al-­Ayyûbî lui­même, doit subir leur assaut sept heures durant, en une attaque en règle contre les dix-­sept années de pouvoir ba’thiste. Plus encore, les meilleurs « morceaux » de ces philippiques sont enregistrés sur une cassette, diffusée dans tout le pays à plusieurs milliers d’exemplaires. De l’intervention la plus remarquée, nous retiendrons ce bref passage dans lequel, pour la première fois publiquement, les Frères musulmans ne sont plus présentés comme les agents du sionisme et de l’impérialisme, mais comme une force bénéficiant d’un réel soutien populaire : […] Aujourd’hui, les partis du Front [national progressiste] voudraient se mobiliser contre l’ennemi intérieur. Mais leurs positions de départ sont celles de leur sclérose et de leur isolement populaire, de l’effondrement des structures et de la politique d’un régime qui n’inspire aucune confiance. Et quant à foncer sur l’ennemi intérieur en sa

92          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) qualité d’agent de Camp David… Il faudrait enfin ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard ! Dans cinq ou six ans, et je prends date, on viendra nous demander pourquoi personne ne nous avait prévenus que le peuple marchait avec eux1. De leur côté, les Frères musulmans font connaître leur point de vue sur ces propositions d’élargissement du Front, dirigées contre eux il est vrai, dans un tract virulent dont nous reproduisons quelques extraits : Après maintes réunions de dur labeur et une intense campagne d’information, un communiqué a finalement été publié sur cette question de l’élargissement du Front national progressiste, contenant des documents qui accablent le régime de Hâfez  al-­Asad et établissent sa trahison à l’égard de l’Umma* et de la nation. Le constat dressé par le communiqué de la corruption et de la carence des dirigeants et de l’administration à tous les niveaux, y compris celui de ses auteurs, savoir le Front lui-­même, est suffisamment clair pour qu’il soit inutile d’insister… Si cette déclaration est destinée à l’usage intérieur, pour faire passer la colère du peuple opprimé contre son oppresseur, il est une vérité dont le communiqué ne dit mot – mais que personne n’ignore – trop importante pour être encore éludée par une supercherie : c’est la guerre contre l’Islam, sourde ou déclarée, contre ses fidèles et sa civilisation, dans tous les domaines, que ce soit l’éducation, l’enseignement, l’armée, les organismes d’État, etc. Cette guerre est le prix à payer par le régime à tous les ennemis de l’Islam à l’ouest comme à l’est pour son maintien en place, elle est la cause profonde de la crise, de l’éclatement de l’unité nationale, de la domination de l’esprit confessionnel… Nous disons à tous ceux qui appartiennent à ce Front ce que nous répétons à tout le monde : nous refusons toute forme de despotisme, par respect des principes mêmes de l’Islam, et n’exigeons pas la chute du Pharaon pour qu’un autre prenne sa place. La religion ne s’impose pas par la force, contrairement à ce que fait le tyran de ce pays quand il arrache ses enfants à leurs croyances. L’unité nationale ne se fera pas en répétant simplement dix fois la formule dans un communiqué, ou en cherchant à réunir le loup et les moutons. Craignez Dieu à qui vous appartenez, de lui seul vous êtes les sujets2… 1.  Al-­Hawâdith (hebdomadaire libanais publié en arabe à Londres), 7 décembre 1979, p. 29. *  Ici la communauté des croyants dans le pays, par opposition à la nation (watan) qui regroupe tous les citoyens syriens sans distinction de confessions. 2.  Les Frères musulmans en Syrie, date biffée, illisible (mi-­novembre 1979).

Vingt ans de guerre          93 ... ou violence révolutionnaire ?

Reste alors la « manière forte ». Rif’at al-­Asad, le frère du président, en est depuis le début de la crise le partisan le plus énergique, de même que le principal artisan, car avec ses fameuses Brigades de défense (Sarâyâ al-­difâ’), il se fait fort de régler définitivement le problème, pourvu qu’on lui donne carte blanche. Sa détermination à ne rien céder au mouvement intégriste lui vaut d’être alors présenté par nombre d’observateurs occidentaux comme le chef de file de la « gauche » du parti Ba’th. Champion de l’alliance stratégique avec l’Union soviétique, ce condottiere est fasciné par une certaine « efficacité », pour ce qui le concerne, du système social en vigueur dans les pays du « socialisme réel », comme en témoigne sa longue intervention au VIIe congrès régional du parti Ba’th (22 décembre 1979-­6 janvier 1980), dans laquelle il expose ses vues sur la manière de « traiter » le phénomène intégriste. Le document qui suit est un résumé de cette intervention, tel que présenté à ses lecteurs par Al-­Nadhîr, la principale publication (clandestine) des Frères musulmans en Syrie* : 1

Une copie nous est parvenue du discours de Rif’at al-­Asad devant le dénommé VIIe congrès régional du parti au pouvoir. Dans l’impossibilité de publier in extenso cette vingtaine de pages de remplissage, nous en donnons ici les grandes lignes, en insistant sur quelques recommandations importantes : –– propos sur le parti et la nécessité d’une affiliation inconditionnelle : le mot ta’assub** ne revient pas moins de 15 fois, et nous laissons aux psychologues et aux observateurs politiques le soin d’en tirer leurs conclusions ; –– aperçu sur la composition de classes de la société syrienne d’un point de vue marxiste, suivi de quelques assertions pleines de haine autant que de stupidité sur les Frères musulmans ; –– sur quelques mesures prises par le pouvoir qui auraient directement profité aux Frères musulmans, comme « le large mouvement de construction de mosquées »… Celles-­ci ont été utilisées pour 2

*  Il faut préciser qu’il est absolument interdit à quiconque de se procurer les documents officiels du congrès : le Ba‛th au pouvoir se comporte au sein de sa propre société tel un parti d’opposition. Toutefois, l’authenticité du document a pu être vérifiée. **  Même racine que le mot ’asabiyya – « esprit de corps » – déjà vu, et sens voisin quoique communément employé dans une acception nettement péjorative, proche du mot « fanatisme ». À titre d’illustration, il n’est que de citer cet extrait du discours : « Staline, camarades, a liquidé dix millions d’­hommes pour le compte de la révolution communiste, en ne prenant en considération que l’adhésion inconditionnelle au parti et à ses thèses. »

94          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) l’enseignement religieux ou les réunions (suspectes). Sur les nombreux militants qui manquent à leurs responsabilités, la corruption des administrations, les déchirements idéologiques dans le parti, le comportement des forces de sécurité, le fait qu’elles n’inspirent plus aucune crainte et que les attentats prennent des allures d’attaques en règle lancées en plein jour, le risque de voir la situation échapper totalement au pouvoir, le refus du citoyen de participer à la chose publique, d’assumer sa responsabilité nationale… Parmi les propositions de Rif’at al-­Asad que l’on peut relever : –– promulgation d’une loi dite d’« épuration nationale » touchant quiconque s’écarte de la droite ligne… et embrasse des principes allant à l’encontre de la pensée nationaliste ; –– mesures légales visant à instaurer des camps de travail et de rééducation pour la mise en valeur du désert… destinés à tous ceux qui sont dans l’erreur et qui auront été condamnés par des tribunaux populaires, en application de la loi d’« épuration nationale » susmentionnée ; –– mise en place à cette fin de programmes de rééducation nationale et socialiste, échelonnés selon le système scolaire. Le condamné devra subir des examens annuels sur toutes les matières du programme. Après avoir réussi son examen final à l’issue de son incarcération, il recevra une attestation d’« épuration nationale » et retournera à la vie normale. Un budget spécial sera alloué à ce programme de rééducation. Suivent, dans le même document, les Recommandations du VIIe congrès au commandement général : –– charger le camarade ministre de la Défense de fermer les mosquées qui sont utilisées à des fins d’enseignement et de propagation de la pensée religieuse, et frapper d’une main de fer tous ceux qui suivent cette voie. Ces mesures seront dotées d’une couverture légale ; –– charger les spécialistes de l’information de présenter aux citoyens toutes les justifications de ces mesures ; –– charger le camarade ministre de l’Éducation d’éliminer toute trace de la pensée adverse dans son secteur et de modifier les programmes scolaires en fonction des intérêts du parti et de la Révolution ; –– regrouper les résidences des camarades du commandement dans un quartier donné pour des raisons de sécurité…

Vingt ans de guerre          95 –– ne pas s’arrêter à des considérations qui viseraient à un soi-­disant « équilibre confessionnel » dans la prise de ces décisions… –– créer un bureau central de la Sûreté nationale… doté des plus larges capacités humaines et techniques… et chargé de rénover entièrement l’organisme actuel… qui supporte un héritage vieux de l’indépendance… –– charger le camarade ministre de l’Enseignement supérieur d’ouvrir la faculté de droit musulman (Sharî’a) à des camarades auxquels le parti aura confié la mission d’obtenir une licence. Cela pour contrecarrer la pensée religieuse subversive, et arriver sur une période de six années à ce que la majorité des diplômés soit des camarades armés de la pensée nationale progressiste ; –– renforcer son contrôle sur les organisations populaires et les unions professionnelles, pour éviter que la pensée religieuse fanatique ne s’infiltre dans leurs rangs et de là atteigne le parti et la Révolution1.

La crise de mars 1980

La crise atteint son paroxysme au mois de mars 1980, et plus particulièrement le 8, jour du dix-­septième anniversaire de l’arrivée du Ba’th au pouvoir, fêté cette année-­là de manière singulière. Les villes syriennes, dans leur quasi­totalité, sont alors paralysées par la grève. Partout, plusieurs milliers de manifestants scandent la chute du régime et affrontent violemment les forces de sécurité. Damas, siège de la société bureaucratique et militaire, reste toutefois largement en dehors du mouvement et apparaît dès lors comme le dernier rempart du pouvoir. Les commerçants de la ville adressent le même jour un télégramme de soutien à Hâfez al-­Asad, qui arrive à point nommé pour fournir à celui-­ci une caution civile appréciable. Alep, au contraire, conduit la révolte. On peut même dire que depuis l’été 1979, la ville a pris l’habitude de vivre plus ou moins en marge de l’autorité centrale. Des quartiers entiers échappent à son contrôle, les attentats sont le lot quotidien et les Frères musulmans distribuent leurs tracts dans les souks au vu et au su de tout le monde. Les commerçants soutiennent activement l’organisation intégriste, et durant les mois de février et mars 1980 maintiennent la cité dans un état de grève endémique. Des manifestations –  dégénérant le plus souvent en batailles rangées – sont dirigées tout particulièrement contre les établissements publics, les permanences du parti, les coopératives de consommation, les autobus, le bureau 1.  Al-­Nadhîr, n° 12, 26 février 1980, p. 14-­16.

96          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) des lignes aériennes syriennes et celui de l’Aeroflot1. Une situation économique difficile, due en grande partie à son éloignement du système redistributif étatique, essentiellement alimenté par la rente pétrolière arabe, explique fort bien le ressentiment de la fière métropole du Nord, que par ailleurs sa structure sociale traditionnelle, et donc sa cohésion et sa mémoire, mieux préservées que dans la capitale des atteintes de l’État, ont permis d’exprimer. Il faut encore préciser que par son ampleur, le mouvement de mars 1980 échappe largement à la seule initiative des Frères musulmans, dans la plupart des villes syriennes. Ce sont au contraire, dans une brusque flambée – la dernière serait-­on tenté de dire aujourd’hui –, les forces vives du pays qui se manifestent alors, aussi bien à travers un système politique réduit à l’État de squelette qu’en dehors de lui. Des organisations multiples, au confluent mal défini de l’Islam et du nassérisme, resurgissent derrière des personnalités locales, tel al-­Jarrâh par exemple, dans la ceinture rurale de Damas. À Hama, les partisans d’Akrâm Hourânî font reparler d’eux, à croire que dix-­sept années de pouvoir ba’thiste n’ont pas entamé l’autorité du vieux leader charismatique. À Alep, à Lattaquié et à Homs, les nassériens de Jamâl Atâsî ou les communistes du Bureau politique (Riyâd Turk) jouent un rôle non négligeable dans l’organisation de la lutte dans les quartiers et sur les lieux de travail, de même que les organisations professionnelles (avocats, médecins, ingénieurs), lesquelles donnent un autre aspect au conflit, celui d’une « révolte des clercs » contre la caste au pouvoir. Le « Mouvement du 23 février » – en référence au coup d’État qui, en 1966, porte la fraction dite « dure » (Salâh al-­Jadîd) du Ba’th au pouvoir – préfère quant à lui rester en terrain connu et concentrer son activité sur le parti, l’armée et la communauté alaouites, les trois assises du régime de Hâfez al-­Asad qu’il rêve de renverser de la même manière. Les trois principaux courants politiques de l’opposition – nassérien, communiste et ba’thiste – parviennent à se regrouper en ce même mois de mars 1980 dans un Rassemblement (tajammu’) national et démocratique. Mais, prisonniers d’un discours politique « national » et « socialiste » qui, pour être celui de l’État, a perdu toute force de mobilisation populaire, ils ne peuvent proposer aucune alternative politique crédible, le fameux badîl qui est alors sur toutes les lèvres. Hâfez al-­Asad, lui, ne s’y trompe pas. Son discours du 8 mars à l’université de Damas, devant la section du Ba’th de la capitale, au plus fort de la crise, est dirigé exclusivement contre l’opposition religieuse. On y remarquera la coloration nationale arabe de la rhétorique islamique*, de même que l’habileté du propos qui 1.  Les intérêts et les ressortissants soviétiques dans le pays sont une cible de choix pour le mouvement intégriste, qui les regarde comme une extension internationale du régime. *  Laquelle n’a pas changé d’un iota depuis son texte de référence : « Commémoration du Prophète arabe », conférence prononcée par Michel ’Aflaq quelque quarante ans plus tôt (1943), également à l’université de Damas. L’Islam vu à travers le prisme de l’arabisme, comme l’expression la plus haute de l’« esprit arabe » (‛Aflaq), voilà encore une position « idolâtre », tout à fait irrecevable d’un point de vue intégriste.

Vingt ans de guerre          97 fait remonter l’Islam au tronc commun du Prophète, antérieurement donc aux différents schismes qui ont conduit à sa division actuelle : manière de prendre le fondamentalisme musulman au piège de son propre discours. Il faut tout de même préciser que ces professions de foi n’ont aucune valeur pour les musulmans sunnites, qui les mettent sur le compte du caractère ésotérique (bâtin) de l’Islam chiite extrémiste (les alaouites étant un de ses rameaux), lequel autorise ses fidèles à cacher (le kitmân) leur véritable religion derrière un ralliement de façade au dogme dominant, quand les circonstances l’obligent. […] Comment croire que ces martyrs qu’ils ont assassinés étaient des ennemis de Dieu ? Qui d’entre nous peut s’arroger le droit de condamner l’autre comme ennemi de Dieu et de la religion ? À ce que je sache, Dieu n’a délégué ce droit à personne. Et qu’ils ne viennent pas dire le contraire ! Si j’étais sûr qu’ils sont les vrais défenseurs de l’Islam, je ne m’opposerais pas à eux et ils ne s’opposeraient pas à moi. Car autant que moi, notre parti dans sa totalité, s’il répugne à s’intéresser à la religion de chacun, tire orgueil de l’Islam. Nous, au parti Ba’th arabe socialiste, œuvrons à ressusciter les gloires, l’histoire et le patrimoine de cette nation. Comment pourrions-­nous le faire sans nous prévaloir de l’Islam ? Personne ne peut revendiquer avec fierté son arabité sans tirer gloire de l’Islam, car l’Islam est le message de Dieu à nous d’abord destiné. Je n’invente rien, c’est la réalité. Donc si ce message nous fut adressé à nous Arabes, comment ne pas en être fiers… D’autre part, pour ce qui me concerne, nombreux sont les citoyens de notre pays, et parmi eux ceux qui me connaissent de près, qui savent que je crois en Dieu et au message de l’Islam. Oui, je crois en Dieu et au message de l’Islam ; et quand l’Islam était en danger du fait des agissements de certains*, je fus, avec quelques camarades, parmi ses plus sûrs défenseurs. À l’époque, nous n’entendions personne de ceux qui, aujourd’hui, élèvent la voix… En tant que citoyen syrien, je crois en l’Islam et à son dogme. En tant que chef de l’État, je trouve dans le Christianisme de même que dans l’Islam sujet d’être fier, d’autant plus que de cette bonne terre, notre terre arabe, sont issus Muhammad fils d’’Abdallah –  Dieu lui accorde salut et bénédiction – et ’Îsa (Jésus) fils de Marie – sur lui le salut –… Mais le croyant ne peut faire commerce de sa foi. Celui qui croit en l’Islam ne peut commettre des actes que l’Islam récuse. Vous avez entendu tout ce qui a été rapporté à la radio et à la télévision à ce sujet, qui suffit à condamner ces gens-­là de la manière la plus claire au nom des enseignements de l’Islam. Sadate va à Jérusalem. Il prie à la mosquée Al-Aqsa, 1

*  Allusion aux dirigeants ba‛thistes de la tendance Salâh  al-­Jadîd, au pouvoir entre 1966 et 1970, dont on a vu qu’ils ne craignaient pas d’afficher leur athéisme.

98          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) au milieu des brodequins et des baïonnettes des soldats israéliens. Voilà une vérité que personne n’ignore. Eh bien, malgré cela, Sadate est musulman. Je ne les ai jamais entendus dire un seul mot sur l’Islam de Sadate. Je sais bien qu’il y a plusieurs manières de caractériser le musulman. Au temps du Prophète, il suffisait pour être musulman de dire : « J’atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est l’envoyé de Dieu. » Quant à moi, cela fait trente ans et plus que je prie et récite la shahâda, et cependant ils ne me reconnaissent pas comme musulman. C’est donc qu’il me manque quelque chose pour être un vrai musulman. Est-­ce d’aller à Jérusalem ? L’idée m’est venue à l’esprit, car je n’ai jamais entendu aucune attaque de leur part concernant ma qualité de musulman avant la visite de Sadate à Jérusalem… En tout état de cause, il est clair à mon sens que c’est un certificat (shahâda) de bonne conduite dont j’ai besoin, et qu’il devra me venir de Washington… Quiconque se met volontairement au service des ennemis du peuple, ennemis de la patrie et ennemis de Dieu, n’a plus rien à voir avec l’Islam. J’étais, je suis et resterai musulman, comme la Syrie restera cette orgueilleuse citadelle faisant claquer bien haut le drapeau de l’Islam. Mais ces gens-­là seront balayés, car ils sont les ennemis de la patrie et du peuple, les ennemis de l’Islam dont ils ne sont que les trafiquants. […]1.

La répression

À partir du 8 mars, le régime est résolu à recourir à la violence révolutionnaire armée pour contrer la violence réactionnaire, comme titre le même jour l’éditorial du quotidien Tishrîn qui ajoute que le tort en incombe à ceux qui ont commencé. Des délégations du parti Ba’th sont encore envoyées dans les villes du Nord pour s’enquérir du vœu des populations, mais désormais l’initiative est laissée aux partisans de la solution radicale préconisée par Rif’at al-­Asad. Un gros bourg sur la route d’Alep à Lattaquié, Jisr al-­shughûr, est le premier choisi pour servir d’exemple : le 9 mars, une unité héliportée est dépêchée de Damas pour mater le village en effervescence. Une fois le « nettoyage » achevé, Tawfiq Salha, membre du commandement régional du Ba’th, réunit sur les lieux un tribunal militaire pour régler le sort des prisonniers. Deux cents morts : tel est le bilan le plus souvent avancé de l’opération, qui, par sa nouveauté autant 1.  Tishrîn (quotidien syrien), 9 mars 1980, p. 4-­5.

Vingt ans de guerre          99 que par sa brutalité, frappe alors de torpeur la conscience populaire. La rumeur remplit parfaitement son rôle à cet effet, cependant que la presse, la radio ou la télévision égrènent quotidiennement les télégrammes de soutien adressés au président par d’obscures associations, professionnelles ou de quartiers, dans toutes les régions du pays. À Alep, les unités spéciales – troupes d’élite à fort recrutement alaouite – sont engagées contre certains quartiers populaires, avec l’appui de blindés et même d’hélicoptères, dont l’utilisation intensive est une grande première dans l’histoire militaire syrienne. Le dimanche de Pâques, la 3e division de l’armée régulière – soit 25 000 ­hommes – investit la ville, et boucle les quartiers avant de les passer au peigne fin les uns après les autres. Le jeudi suivant, à l’issue de cette opération de « ratissage », qui aurait abouti à l’arrestation de 8 000 suspects, le commandant en chef, Shafîq Fayyâd, debout sur la tourelle d’un char, avertit solennellement la population citadine qu’il est prêt à l’exterminer à raison de 1 000 victimes par jour, tant qu’elle ne sera pas débarrassée de sa vermine, incarnée par les Frères musulmans. L’intervention de l’armée et des troupes spéciales étant sans doute jugée insuffisante pour contrer le mouvement populaire, l’État décide de mobiliser – idéologiquement et militairement parlant – toute la société bureaucratique, autrement dit le noyau « dur » de la société civile telle qu’imaginée et dressée par les idéologues du Ba’th. À raison d’un congrès – « extraordinaire » – par jour, présidé par Hâfez al-­Asad en personne, toutes les organisations populaires – ouvriers, paysans, artisans, jeunesse, femmes, enseignants, écrivains, étudiants – sont mises sur le pied de guerre dans une atmosphère survoltée, du moins si l’on en juge par les retransmissions qu’en donne alors la télévision syrienne. Au sein de chaque organisation, des phalanges armées sont constituées pour défendre les acquis de la Révolution. Le 17 mars, Hâfez al-­Asad prend des accents lyriques pour s’adresser aux étudiants, sur un thème islamique dont la signification n’échappera à personne : Par Dieu le plus grand, que vois-­je devant moi ? Par Dieu le plus grand, c’est une mer, le déluge que je vois. Une révolution contre l’injustice et la tyrannie que je vois. Contre la réaction. Sur le visage de chacun d’entre vous –  étudiants !  – ce sont les traits de Khâled Ibn al-­Walîd* que je vois. Et sur le vôtre – étudiantes ! – le visage de Khadîja**. Par Dieu le plus grand, ce sont là nos étudiants, ce sont nos étudiantes. Par Dieu le plus grand, notre jeunesse. Le voilà donc notre peuple ! Où sont maintenant les ennemis du peuple ? Où sont les lâches assassins ? 1

2

*  Général de l’armée du Prophète, vainqueur des Byzantins en Syrie. **  Première femme du Prophète.

100          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Le 9 avril, les organisations professionnelles, dont on a évoqué le rôle déterminant dans la conduite du mouvement, sont dissoutes par décret. Une liquidation « physique » de ces têtes pensantes – dangereuses de par leur fonction sociale et l’emprise qu’elle leur assure sur les populations – est même entreprise, comme à Hama par exemple, où 11 médecins disparaissent à la faveur du couvre-­feu. À la mi-­avril, les observateurs étrangers notent, unanimes, que le calme est finalement rétabli en Syrie. En fait, si le mouvement populaire a fait long feu, les actions ­terroristes –  dont les Frères musulmans gardent seuls l’initiative  – traduisent périodiquement la précarité de la situation.

Le massacre de Palmyre

Au début de l’été  1980, le ton monte brusquement dans le subtil dialogue de la violence, entre terrorisme et répression. En réponse à un attentat manqué contre le président le 26  juin, Mu’în  Nasîf, major dans le corps des Brigades de défense et gendre de Rif’at al-­Asad, monte une expédition punitive contre la prison de Palmyre dans le désert syrien, où sont regroupés plusieurs milliers d’opposants, Frères musulmans ou apparentés pour la plupart. Plusieurs versions de l’événement sont alors colportées par la rumeur publique, mais tout le monde sent confusément que l’irréparable a été commis. Huit mois plus tard, les téléspectateurs damascènes, prévenus la veille, assisteront médusés à l’interrogatoire, retransmis par la télévision jordanienne, de trois des participants de l’opération. Interceptés en Jordanie en janvier  1981, ils avaient pour mission d’assassiner le Premier ministre jordanien, Mudar Badrân, accusé de soutenir activement la « bande des Frères ». Voici un extrait de cet interrogatoire, reproduit le lendemain dans le plus grand quotidien jordanien : ’Isâ Ibrahîm Fayyâd [né en 1960, Alaouite] : ma première mission dans les Brigades de défense fut celle de la prison de Palmyre. Le 26 juin 1980, le président Hâfez  al-­Asad avait échappé à un attentat. À l’aube du matin suivant – le 27 à 3 heures – ils nous ont réveillés en nous disant de nous rassembler dans la cour en tenue de combat et armés. De là, ils nous ont emmenés dans la salle de cinéma de la Brigade  40, où le major Mu’în Nasîf nous attendait pour nous faire un briefing. Il nous a expliqué que ces salauds de Frères musulmans assassinaient les gens du peuple, sans faire de quartier entre le musulman alaouite, le musulman sunnite ou le chrétien, que la veille ils avaient tenté d’assassiner le président, et que pour cette raison nous allions attaquer aujourd’hui la prison de Palmyre où il s’en trouvait un grand nombre. Il a demandé qui

Vingt ans de guerre          101 ne voulait pas participer à l’opération, mais personne n’a levé la main. Alors il nous a dit de monter dans les camions et nous sommes partis pour l’aéroport de Mezzé. Un autre groupe était déjà là quand nous sommes arrivés, la Brigade 138 du commandant Ali Dib, un alaouite de Lattaquié. Dix hélicoptères nous attendaient. […] Nous sommes arrivés à Palmyre vers 6 heures et demie du matin. À notre descente des hélicoptères, ils nous ont divisés en deux ­groupes : l’un est resté sur place, quant à nous, un camion Dodge est venu nous chercher pour nous emmener à la prison. Là, ils nous ont encore répartis en six ou sept pelotons. Dans mon peloton, on était 11 environ, avec le lieutenant Munîr Darwish. Autrement dit, on devait être en tout une soixantaine. Ils nous ont ouvert la porte d’un baraquement. On est entré à six ou sept, et on a tué tout ce qui se trouvait à l’intérieur, c’est-­à­dire 60 ou 70 personnes. […] Personnellement, j’ai dû en mitrailler une quinzaine. En tout, il a dû y avoir quelque 550 tués1 parmi ces salauds de Frères musulmans, et du côté des Brigades de défense un mort et deux blessés. On est ressorti. Le lieutenant Ra’îf ’Abdallah est allé se laver les mains et les pieds couverts de sang. Q. : Combien de temps la mission a-­t-­elle duré ? R. : Une demi-­heure environ. Il y a eu un grand tumulte, des explosions de grenades, des cris, des Allah Akbar… On est remonté dans les hélicoptères… À Mezzé, le major Mu’în Nasîf nous a accueillis. Il nous a remerciés pour notre effort et nous a présenté ses condoléances pour la mort de notre camarade. Puis il nous a dit de retourner à notre travail. Ce qu’on a fait2… Quatre jours après le massacre de la prison de Palmyre, le 1er juillet 1980, un éditorial du quotidien Tishrîn, signé Rif’at al-­Asad, prévient que pour sa survie la « Révolution » n’hésiterait pas à décimer, au sens premier du terme, le peuple syrien : … Nous sommes dans cette nation les propagateurs du droit, les bâtisseurs d’une révolution, les défenseurs d’une cause […]. Quant à eux, ils ne sont pas de cette nation, et ne méritent pas l’honneur de s’y rattacher par leur identité. Dorénavant, ils ne devront même plus y poser le pied, et souiller sa terre sacrée… La Syrie s’est dressée contre le Mongol, elle a défait les armées mameloukes et croisées, ébranlé le trône ottoman, rabaissé l’arrogance du 1.  Selon un autre participant de l’opération, interrogé dans les mêmes conditions, il y aurait eu 700 morts environ. D’autres sources font état de plus de 1 100 tués. 2.  Al-­Ra’y (quotidien jordanien), 26 février 1981, p. 120.

102          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) colonialisme européen… Elle est aujourd’hui le dernier sanctuaire de la nation arabe, à la tête de sa résistance… Nombreux sont ceux qui butent contre cette résistance. Et c’est pourquoi la Syrie voit se tramer contre elle tous les complots, se lever toutes les armées, elle qui, grâce à sa révolution, et derrière son chef Hâfez  al-­Asad, défend l’honneur de cette nation et représente l’arabisme dans ce qu’il a de plus juste et de plus vrai… Nous ne voulons nuire à personne et n’acceptons pas que l’on nous nuise. Nous sommes des missionnaires de la paix, de l’amour et du développement. Nous détestons la guerre et les destructions qu’elle amène. Mais si nécessaire, pour construire la paix et l’amour, nous sommes prêts à engager cent batailles, à détruire mille citadelles et à sacrifier un million de martyrs. Pour le bien et l’orgueil de la nation, pour l’honneur de l’homme dans cette nation… Les ennemis de la nation sont les ennemis de la liberté, de l’humanité, du socialisme, du progrès et de la civilisation, les ennemis de notre souveraineté et de notre unité nationale. Ils ont tous passé un pacte avec le diable contre notre révolution, contre notre nation arabe et en elle contre toutes les forces du bien. Ils veulent un Islam à leur convenance, fonction de leurs machinations, comme un instrument entre leurs mains qu’ils utilisent, déforment, falsifient, au nom duquel ils trompent et ils tuent… Or, l’Islam n’est la propriété de personne, mais la religion du droit, de l’amour, de la justice et de l’égalité. C’est ainsi que nous le comprenons et que nous le défendrons… sans laisser personne le détourner de ses enseignements. Le 7 juillet, une loi est votée par l’Assemblée du peuple, qui punit de mort la simple appartenance à l’organisation des Frères musulmans. On devine quelle marge de manœuvre est ainsi laissée aux forces de sécurité dans l’accomplissement de leur tâche. Mais en elle-­même cette couverture juridique n’est destinée qu’à donner le change, par respect des règles de conduite de l’« État moderne », car dans la pratique la répression est le plus souvent aveugle et collective. Ainsi, en août 1980 à Alep, où 80 personnes sont fusillées au pied du même immeuble, en représailles à un attentat commis un quart d’heure plus tôt à quelques centaines de mètres de là, contre des soldats des Unités spéciales. Ainsi, en avril 1981 à Hama, où un ­commando héliporté vient en pleine nuit arracher de leurs maisons ­quelque 400 innocents pris au hasard, pour les exécuter séance tenante : le « prix du sang » d’une opération terroriste avortée contre un village alaouite de la région. Chaque fois, le choix des victimes expiatoires est seulement fonction de l’âge, au-­ dessus de 14 ans, et du sexe, masculin. Pour le reste, être membre du parti ou officier n’est d’aucun secours pour qui a le malheur d’être pris dans une rafle. Dans

Vingt ans de guerre          103 sa fonction répressive, l’État ne reconnaît plus que l’affiliation communautaire pour distinguer le bon grain de l’ivraie. C’est là la forme « primitive » du pouvoir, telle que nous l’avions définie en introduction.

« Ils n’ont pas laissé un homme… »

Un rescapé du massacre de Hama d’avril 1981 témoigne, dans ce document enregistré sur bande sonore, dont le Washington Post a publié quelques extraits dans son numéro du 25 juin 1981 : Tout a commencé dans notre quartier, Mashâriqa. Il devait être 1 h 30 du matin ce vendredi 24 avril. Je ne dormais pas. J’ai vu deux hélicoptères arriver et se poser dans le cimetière voisin. Des soldats en sont sortis. Ils ont bouclé le quartier. Vers 2 heures, les coups de feu ont commencé. Ils ont donné l’assaut aux maisons. Ils cognaient aux portes et embarquaient tous les ­hommes. Quand ils en avaient ramassé 15 ou 20, ils les conduisaient dans une impasse ou dans l’entrée d’une maison et les exécutaient, puis passaient aux autres. Vers 5 heures, ce fut le tour de notre maison. Ils ont pris deux ­hommes chez les voisins. Il y a quatre appartements sur le palier, mais ils n’ont pas dû voir la troisième ou la quatrième porte parce qu’il n’y avait pas de lumière dans le couloir. Par chance, ils ne sont donc pas entrés chez nous. Je m’étais habillé et préparé à sortir, pensant qu’il s’agissait comme l’année dernière d’un passage à tabac de quatre ou cinq jours, et qu’on serait relâché. C’est ainsi qu’ils avaient procédé l’année dernière, en tirant en l’air et dans toutes les directions pour terroriser la population. Bien sûr quelqu’un pouvait être tué à l’occasion, mais ce n’était pas un problème. Cette fois, nous n’avons pas compris tout de suite ce qui se passait. C’est pourquoi il n’y a eu aucune résistance, du moins dans notre quartier. Les coups de feu ont duré jusqu’à 9 heures, 9 h 30 le matin. Durant tout ce temps, j’entendais de chez moi les hurlements des femmes qui emplissaient tout le quartier, les cris des ­hommes aussi, qui devaient être tabassés avant d’être exécutés. Vers 11 heures, j’ai reconnu la voix de mon frère dans la rue. Il n’habite pas chez nous, étant marié. Je l’ai entendu crier : « Ils n’ont pas laissé un homme, pas un garçon dans le quartier ! » Je suis descendu en enfilant ma chemise. J’ai fait quelques pas, avant de tomber sur un monceau de cadavres, puis un autre. Il devait y en avoir dix ou quinze, je suis passé devant, l’un après l’autre. Je les ai regardés longuement

104          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) sans en croire mes yeux… Dans chaque tas, il y avait 15, 20, 30 corps. Les visages étaient totalement méconnaissables. Je pense que les rafales ont été tirées à la hauteur des têtes parce que j’ai vu des lambeaux de cervelle par terre et sur les murs. De la bouillie ! Il y en avait de tous les âges à partir de 14 ans, en pyjama ou en galabiya, en sandales ou pieds nus. Du seuil des maisons au caniveau, le sang coulait comme un ruisseau. Autour des tas de cadavres se tenaient les familles en pleurs. J’ai vu une femme dans l’entrée d’une maison, près d’un de ces tas. Je lui ai dit qu’elle ferait mieux de rentrer et que le spectacle n’avait rien de réjouissant. « Comment pourrais-­je rentrer chez moi ? m’a-­t-­elle répondu. La nuit dernière, il y avait sept personnes à la maison, et maintenant les voilà. Comment rentrer et les laisser dehors ? » Je connais une famille qui a perdu neuf personnes, une autre onze. Il faut dire que durant toute la rafle, ils n’ont jamais demandé une carte d’identité. L’année dernière, ils ne tuaient jamais plus de 20 ou 25 personnes à la fois. Et sur quelle base ? Quelqu’un d’une famille était recherché. Ils faisaient une descente dans le quartier, ramassaient tous ceux qui portaient le même nom : le père, le frère, le cousin…, les liquidaient dans un coin et repartaient en les laissant sur place. Mais cette fois non, ils n’ont fait aucune distinction, ils n’ont pas demandé les cartes d’identité. D’ailleurs, il y a eu six membres des Phalanges armées parmi les victimes, des ba’thistes qui avaient suivi un entraînement militaire pour la « défense de la Révolution »…

La « bande des Frères »

Un moratoire de cinquante jours à la loi du 7 juillet ayant été accordé à la demande des religieux, plus d’un millier de Frères musulmans se rendent aux autorités durant l’été 1980, avec l’espoir d’échapper ainsi au châtiment suprême. La presse et la télévision accordent bien entendu à ces « retraits » une large publicité qui, dans la mesure où ceux-­ci peuvent être considérés comme représentatifs, donne au moins l’occasion de mieux connaître ces combattants de l’ombre : entre 20 et 25 ans, originaires de Damas ou des centres urbains du nord et du littoral, ils sont instituteurs, professeurs ou ingénieurs, mais le plus souvent étudiants, voire lycéens. Les deux textes suivants apportent des informations également intéressantes concernant la personnalité des intégristes, même s’il ne s’agit plus là de « repentis » mais d’inculpés. Le premier est un extrait d’un compte rendu (publié dans

Vingt ans de guerre          105 Al-­Nadhîr) du procès télévisé, mais tenu sans public, de Husnî’Abo, chef de l’organisation pour la région nord lors de l’attentat de l’école d’artillerie d’Alep. Le juge : Pourquoi avez-­vous déclenché cette vague d’attentats ? Husnî : C’est plutôt vous qui avez commencé en assassinant cheik Marwân Hadîd*, et de par l’existence de cet État impie. Dieu a dit (qu’il soit loué et exalté) : « Ceux qui ne gouvernent pas d’après la parole de Dieu sont des impies. » Le juge : Dites-­nous quand vous avez rejoint les Frères musulmans. Husnî : En 1966, par l’intermédiaire de Nafi’ ’Alwâni qui était mon professeur d’éducation religieuse à Alep. J’étais en classe de troisième. Il venait me rendre visite à la maison, et j’allais le voir chez lui à Hama. Une fois, il m’a emmené chez Marwân Hadîd à Hama, mais nous n’avons pas parlé de l’organisation. Le juge : Vos relations avec cheik Marwân. Comment est née l’organisation, et dans quelles conditions en avez-­vous pris le commandement à Alep ? Husnî : Je l’ai rencontré à la mosquée Rawda à Alep. Ses idées m’ont plu, et je me suis entendu avec lui sur la nécessité d’une organisation militaire à Alep. Ensuite, j’ai pris contact avec Zuhair  Zaqlûta et ’Adnân  ’Oqlâ, et les ai convaincus du projet. Nous nous sommes mis alors au travail tous les trois. Chacun d’eux a constitué un groupe autour de lui, mais je n’en sais pas plus. Mes contacts sont toujours restés limités à eux deux : en tant que chef de l’organisation à Alep, je les entraînais, leur donnais des indications et des directives. Après, chacun d’eux entraînait les membres de sa cellule au maniement des grenades, des revolvers ou des mitraillettes. Le juge : De quels oulémas vous autorisez-­vous pour commettre tous ces crimes ? Husnî : De la fatwa du cheik Ibn Taymiyya**. (La question a été posée par l’inspecteur des mukhâbarât qui, en entendant la réponse, se met à injurier Ibn Taymiyya et les oulémas de l’Islam.) 1

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*  Avec ses « Phalanges de Muhammad », il conduisait déjà la bataille contre le pouvoir à Hama en 1965. Il meurt en 1976 à l’hôpital militaire de Harasta près de Damas dans des circonstances mal élucidées, officiellement à l’issue d’une grève de la faim. **  La fatwa – consultation juridique – d’Ibn Taymiyya au xive siècle est le plus violent pamphlet jamais écrit contre la secte des Nosaïris. À preuve ce passage : « Ils sont plus infidèles que les juifs et les chrétiens, plus infidèles encore que bien des idolâtres. Le mal qu’ils ont fait à la religion de Mahomet – que Dieu le protège et le sauve – est plus grand que celui que font les infidèles belligérants, Turcs, Francs et autres... La guerre sainte et les mesures rigoureuses contre eux sont au nombre des actions les plus agréables à Dieu et des devoirs les plus sacrés » (in M. St. Guyard, La Fatwa d’Ibn Taymiyya..., op. cit.). Sur Ibn Taymiyya, cf. supra, chap. 3, p. 37, et chap. 6, p. 101.

106          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Le juge : Parlez-­nous des opérations que vous avez effectuées, et de l’école d’artillerie. Husnî : Comme chef de l’organisation à Alep, mon rôle était de réfléchir et de planifier, mais je n’ai participé à aucune opération directement. Zuhair et ’Adnân me soumettaient une idée d’opération, et je donnais mon accord ou je la rejetais. En ce qui concerne l’opération de l’école d’artillerie, je l’avais refusée… ’Adnan  ’Oqlâ m’avait donné tous les détails à ce sujet : la proportion élevée de Nosaïris dans l’école, et particulièrement pour cette promotion qui comptait 60 élèves sunnites contre 320 Nosaïris… Il m’a expliqué comment il comptait opérer, que le capitaine Ibrahim al-­Yûsef était son ami et qu’il nous aiderait. L’opération a donc eu lieu, et je n’en ai été averti que douze heures après par ’Adnân. J’ai été très peiné par le fait qu’ils ont transgressé mon avis… J’ai pensé alors à des divergences entre Damas et Alep. Les plans des opérations arrivaient tout « ficelés » à Zuhair et ’Adnân, sans que je puisse intervenir. Le juge : Pourquoi avez-­vous incendié une usine de bois, d’une valeur de dix millions de livres, qui par ailleurs est la propriété du peuple ? Husnî : Pour embarrasser l’État et amener une crise économique. L’usine est exploitée par l’État pour son seul profit, et le peuple n’en retire rien… Le juge : Nous allons vous exterminer et bâtir l’État sur vos crânes. Husnî : C’est la volonté de Dieu, pas la vôtre. Si Dieu le veut, il nous donnera la victoire. Et le peuple est avec nous. Le juge : Personne n’est avec vous… Que pensez-­vous de tous ces actes que vous avez commis, ne servent-­ils pas Israël ? Husnî : Ils servent l’Islam et les musulmans, et pas Israël. […] Ce que nous voulons, c’est débarrasser le pays de l’impiété et de tout ce qui va à l’encontre de l’Islam. Le juge : Vous croyez-­vous capables de former un gouvernement ? Husnî : Si Dieu veut, nous prendrons le pouvoir… Le juge : Pourquoi ne luttez-­vous pas contre Israël ? Husnî : Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Nous avions une organisation en Jordanie, et de là nous avons mené des opérations contre Israël au nom des Frères musulmans. En coordination avec les fedayin palestiniens. Mais par la suite, le roi nous a chassés de Jordanie et nous sommes venus en Syrie. Quand nous aurons lavé le pays de l’impiété, nous nous retournerons contre Israël. Le juge (emporté) : Vous n’avez pas combattu en Jordanie ni ailleurs ! Husnî : Comment cela ? Et nos martyrs qui sont tombés en Palestine ? (Il cite des noms)1… 1.  Al-­Nadhîr, n° 10, 1er février 1980, p. 9-­11.

Vingt ans de guerre          107 Un complot proliférant

Le texte suivant est tiré de l’interrogatoire télévisé, reproduit le lendemain dans le quotidien Al-­Thawra, de trois jeunes marginaux des quartiers populaires de Lattaquié, supposés appartenir à l’organisation des Frères musulmans. Gros titres en première page : Quelques spécimens de Frères musulmans. Déserteurs, dépravés sexuels, laissés-­pour-­compte de la société. Sadate et Begin fournissent les armes, les « Gardiens du Cèdre » le commandement, et Saddam (Hussein) le financement. Question : Pouvez-­vous vous présenter aux téléspectateurs ? Réponse : Abdallah  Tayiba, né en  1955 à Lattaquié, célibataire. Ahmed  al-­Jundî dit Abû  Alî, 1956, Lattaquié, célibataire. Ghassân Abû Kaf, 1956, Lattaquié, marié, deux enfants. Q : Nous commencerons par le dénommé Ahmed  al-­Jundî, dit Abû Alî. Peux-­tu donner aux téléspectateurs quelques détails sur ta vie, et sur tes sources de revenus ? R : Nous sommes connus à Lattaquié, ma famille et moi, comme des gens pauvres. Étant enfant, je travaillais avec mon père. Quand il lui est devenu impossible de continuer, j’ai travaillé comme pêcheur, et aussi dans la contrebande de whisky et de cigarettes avec les bateaux qui jetaient l’ancre dans le port. Q : Ainsi tu n’as pas achevé ta scolarité ? R : Non, je me suis arrêté à la 4e ou 5e année du primaire. Q : Pour quelle raison ? R : Du fait des conditions familiales quand mon père s’est arrêté de travailler […] Nous étions cinq : mon père impotent, l’aîné de mes frères aveugle, deux autres dans l’armée, et moi. Q : Comment en es-­tu venu à la contrebande ? R : Je devais subvenir aux besoins de la famille, et la pêche ne suffisait pas. Q : Fais-­tu ta prière, et observes-­tu le jeûne du Ramadân ? R : Non. Q : As-­tu retenu quelque chose du Coran ? R : Non, je connais quelques versets appris à l’école, comme la Fâtiha [la Sourate liminaire] par exemple. Q : Dans quelles conditions es-­tu devenu Abû Alî, connu comme un des abadaye de la ville ?

108          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) R : Je suis devenu célèbre à l’occasion d’une bagarre dans laquelle mon frère avait été impliqué. Comme il avait été blessé, j’ai voulu le venger tout de suite sans attendre l’avis de la famille… Q : Pourquoi as-­tu déserté ? R : J’ai fui l’armée quand mon frère a été condamné à 7 ans et demi de prison. Ensuite, mon frère cadet a été appelé, on s’est retrouvé tous les deux sous les drapeaux, et la famille sans ressources… Q : Venons-­en maintenant à la question principale qui concerne les troubles survenus à Lattaquié à l’instigation des Frères musulmans. Abû Alî, puisque c’est ainsi que tu es connu dans la ville, peux-­tu nous donner un aperçu des événements tels qu’ils se sont déroulés, et du rôle que tu y as joué ? R : Les troubles se sont produits brusquement, sans que personne ne puisse vraiment dire qui a commencé. Simplement, il y a eu des coups de feu, et un grand tumulte dans la ville. Mon rôle consistait à défendre mon quartier. Je montais la garde devant la maison avec une mitraillette quand j’ai entendu tirer de tous les côtés. Mais c’était assez loin de notre zone, qui est restée calme. […] Finalement, on a entendu parler du meurtre d’un cheik de l’autre communauté, qui aurait déclenché l’affrontement confessionnel. À partir de là, je suis resté cloué à la maison sans sortir, car les forces de sécurité patrouillaient en embarquant tous les individus recherchés, les déserteurs comme moi par exemple. […] Quand le calme a été rétabli, j’ai pu quitter la ville grâce à un passeport jordanien qu’Abdallah m’avait procuré du Liban. […] Avec le passeport, il y avait un mot qui m’était destiné, et qui me proposait du travail ou de l’aide si je voulais voyager. C’était signé du bureau des « Gardiens du Cèdre » […]. Q : Comment as-­tu obtenu ce passeport, Abdallah ? R : Par un certain Charbel Abû Sâfî à Beyrouth, que j’ai connu quand nous étions en garnison là-­bas. Ils étaient tout près de notre poste, et nous allions souvent manger chez eux… Q : Pourquoi as-­tu accepté de lui fournir ce passeport ? R : C’est mon ami, un fils du quartier. Je ne pouvais pas le laisser prisonnier chez lui. Il m’a dit qu’il voulait en finir et vivre dans un autre pays… [Abû Alî] : Quand nous sommes arrivés chez Abûl-­Arz*, il nous a fait asseoir en nous souhaitant la bienvenue, puis nous a bombardés de questions sur les événements de Lattaquié. Il a dit que nous devions monter des opérations de sabotage dans la ville, acheter des armes, fomenter un large mouvement de révolte, et que de leur côté ils pouvaient nous aider… 1

*  Nom de guerre d’Étienne Saqr, chef des « Gardiens du Cèdre », une des organisations politico-­militaires chrétiennes du Liban.

Vingt ans de guerre          109 [Le présentateur] : De fait, ces armes sont ici. Elles portent des inscriptions très claires en caractères hébraïques, avec l’étoile à six branches, qui ne laissent aucun doute quant à leur provenance1…

Les Frères : radicaux et politiques

En ce qui concerne l’organisation du mouvement intégriste en Syrie, il est très difficile de la connaître avec précision, pour des raisons évidentes qui tiennent à son caractère clandestin. On peut tout de même distinguer deux tendances principales qui se disputent aujourd’hui le commandement effectif du mouvement, en s’opposant sur la priorité à accorder dans leur programme d’action à la politique ou à la lutte armée : question fondamentale qui divisait déjà les Frères musulmans en Égypte du temps de leurs chefs « historiques ». La tendance radicale, militaire, tient solidement les muhafaza du nord du pays. Ce sont les héritiers du « Mouvement de Libération islamique », constitué dès 1963 à Alep par le cheik Abdel Rahman Abû Ghodda, aujourd’hui réfugié en Arabie Saoudite, et des « Phalanges de Muhammad » que commandait Marwân Hadîd à Hama en 1965. Ils assument la responsabilité de la plupart des actions terroristes depuis 1977, et en particulier de l’attentat contre l’école d’artillerie d’Alep en juin 1979. Leur ligne politique, et la répression qui s’est abattue sur le mouvement, leur a donné le triste monopole du martyre, mais aussi le titre de Frères musulmans de l’intérieur, qui consacre leur position dominante, voire exclusive, sur le terrain. Parmi eux, ’Adnân ’Oqlâ jouit aujourd’hui d’une autorité incontestée, pour n’avoir jamais déserté le champ de bataille malgré les multiples campagnes de « ratissage » dont il a été l’objet. L’autre branche, politique donc, revendique de même l’héritage historique des Frères musulmans syriens dans son ensemble. C’est donc en tant que dirigeant suprême (Murshid) du mouvement, que ’Isâm al-­’Attâr conduisait la lutte jusqu’à une date récente, depuis Aix-­la-­Chapelle en Allemagne fédérale où il vit en exil  *, en faisant jouer les alliances politiques à l’intérieur du pays ou auprès des États arabes voisins. Cependant, il a toujours dénié toute responsabilité des Frères dans la violence politique, à commencer par l’attentat d’Alep contre l’école militaire précisément. Voici ce qu’il écrivait à ce propos dans un communiqué publié 1.  Al-­Thawra, 28 septembre 1980. *  En  1963, ‘Isâm  al-­’Attâr conduisait déjà l’agitation, alors même que se tenait le VIe  Congrès national du parti Ba‛th qui devait poser les fondements idéologiques du régime. Parti en pèlerinage à La Mecque en 1964, il se vit interdire de rentrer en Syrie. Réside à Aix-­la-­Chapelle depuis 1968.

110          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) quelques jours après l’opération (28 juin), et reproduit dans une revue intégriste saoudienne (Al-­Da’wa) : … L’accusation portée contre les Frères musulmans est de la diffamation pure et simple, contredite du reste par les faits. Il n’est que de rappeler que le responsable de l’opération est un officier ba’thiste de longue date, de surcroît dans les forces de sécurité et responsable du parti au sein de l’école*… Peut-­être les dirigeants syriens cherchent-­ils, en rejetant la responsabilité de l’attentat sur les Frères musulmans, à camoufler leurs querelles intestines, à moins qu’ils ne préparent le terrain pour une prochaine extermination des forces islamiques les unes après les autres […]1. Dans ce même document, il exposait ainsi les revendications générales de son mouvement, de même que les moyens qu’il se donnait pour les faire aboutir : … Je proclame devant vous, Arabes et musulmans, notre condamnation sans appel de la dictature confessionnelle et de parti, notre détermination à poursuivre la lutte par tous les moyens légaux pour rendre au peuple les libertés et les droits qui lui ont été arrachés, pour établir l’Islam comme mode de vie et mode de gouvernement avec le libre consentement du peuple. Je vous invite tous à être avec nous dans cette bataille de la liberté et de l’honneur, bataille du droit et de la justice…, bataille de l’Islam. Ce légalisme et cette prétention à être l’intermédiaire en titre entre le mouvement et les divers États arabes et islamiques lui ont valu alors les diatribes d’Al Nadhîr, l’organe des Frères musulmans de l’intérieur. … Durant dix-­sept ans, le peuple n’a jamais entrevu le moindre espoir de résistance à ce régime. Et brusquement le voici qui se réveille au sifflement des balles, tirées par ceux-­là mêmes qui s’insurgent contre la tyrannie. On se demande alors avec étonnement : « Qui sont ces braves ? »… se répétant la question trois années durant, avant que s’impose la réponse : « Ce sont des jeunes qui croient en Dieu et qui, voyant ce qu’il est advenu de leur communauté et de leur nation, ont promis au Tout-­Puissant d’aller jusqu’à la mort pour sauver l’Islam et les musulmans »… Bravant les appareils de terreur et de mort entre les mains des tyrans, les Mujâhidîn se sont implantés dans toute la Syrie… *  Cf. Le Monde diplomatique, octobre 1979, page 7. Que le capitaine Ibrahim Yûsuf soit un membre du parti, effectivement responsable de la formation politique des cadets, n’est cependant pas incompatible avec son appartenance à l’organisation intégriste. 1.  Déclaration confirmée dans une interview donnée à Af-­Nahar Arab Report and Memo, Beyrouth, vol. XLVIII, 18 février 1980, p. 3-­5.

Vingt ans de guerre          111 Mais cependant que le peuple s’engageait dans la Révolution islamique et venait grossir les rangs du Jihâd [guerre sainte], la revue Al-­Râ’id, paraissant à Aix-­la-­Chapelle en Allemagne de l’Ouest sous le nom des Talâ’ i ’islâmiyya [Avant-­gardes islamiques], publiait quelques communiqués et autres articles très étranges, qui ne mériteraient pas notre attention s’ils ne concluaient sur un clin d’œil en direction du pouvoir. Ainsi dans le numéro 37, on peut lire un article de ’Isâm al-­’Attâr, daté du 26 juin 1979, qui fait l’éloge des martyrs tombés en Syrie en des termes enflammés donnant dans le « nos fils », ou le « notre chair »… alors qu’il n’est un secret pour personne que parmi tous les pourchassés et les emprisonnés en Syrie, il ne s’en trouve pas un seul qui ait un lien organisationnel avec ’Isâm  al-­’Attâr. On peut lire dans un autre article et sous la même plume que les Frères musulmans n’ont jamais suivi par le passé, et ne suivront à l’avenir, que les voies de la légalité, ou encore qu’ils se déclarent clairement contre l’assassinat pour motifs politiques et confessionnels1… Durant les mois qui ont suivi, ’Isâm al-­’Attâr a conservé la direction du mouvement tout en maintenant sa ligne modérée, effectivement toujours ouverte au dialogue avec le pouvoir2. Au printemps 1980, alors que la crise du régime était à son paroxysme, il publiait même un communiqué proposant une normalisation rapide, à la seule condition d’un retour aux libertés démocratiques. Mais s’il faut aujourd’hui parler de lui au passé, c’est que depuis la fin de l’année 1980 ’Isâm  al-­’Attâr ne préside plus aux destinées de l’organisation des Frères musulmans. Au congrès général d’Aix-­la-­Chapelle, il est mis en minorité par les partisans de la lutte armée, et remplacé par un triumvirat : Ali al-­Bayânûnî, Sa’îd Hawâ et ’Adnân  Sa’ad-­ed-­Dîn, les cosignataires du Communiqué-­programme de la Révolution islamique en Syrie, dont nous citons plus loin quelques pages. Il est certain que le renforcement de la campagne de répression durant l’été 1980 n’est pas étranger à la faillite de la ligne « politique » prônée par ’Isâm al-­’Attâr au sein du mouvement  *. 1.  Al-­Nadhîr, n° 7, 5 décembre 1979, p. 1-­4. 2.  Par l’entremise de sa sœur, ministre de la Culture et de l’Orientation nationale. *  En fait, il faut compter avec les clivages « régionalistes » traditionnels qui n’épargnent pas le Mouvement islamique : ‛Isâm al-­‛Attâr et l’esprit de calcul propre à Damas, Sa‛îd Hawâ pour Hama, ‛Alî al-­Bayânûnî pour Alep, ‛Adnân Sa‛ad ed-­Dîn pour Homs... et les rapports d’homme à homme qui dans ce mouvement comme dans tous les autres sont plus déterminants que toutes les considérations sur les clivages politiques supposés. Ainsi Marwân Hadîd par exemple, considéré comme l’inspirateur de la ligne « dure », est connu également pour avoir toujours été un « homme » de ‘Isâm. De la même manière, cet ostracisme dont serait frappé celui-­ci sur le plan politique ne doit pas nous faire oublier que son influence reste grande au sein du mouvement, plus grande même que celle du triumvirat pour ce qui concerne l’organisation « mondiale » des Frères musulmans.

112          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) L’inéluctabilité de la solution militaire étant réaffirmée sur le plan théorique, les Frères musulmans concentrent leurs forces sur Damas, qui devient en  1981 le théâtre principal de leurs opérations terroristes. Les plus meurtrières, utilisant la « technique » de la voiture piégée, visent au cours de l’été le siège du Conseil des ministres et le Quartier général de l’armée de l’air*, et le 29 novembre un objectif mal défini – centre de recrutement des conscrits semble-­t-­il – dans l’artère principale du quartier d’Azbakiyya. Contrairement à leur habitude, les médias couvrent largement ce dernier attentat qui aurait fait plus de 200 morts et blessés selon les chiffres officiels et même le montent en épingle pour en tirer le profit politique que l’on imagine. Ainsi, la capitale vit durant l’automne 1981 pratiquement en état de siège, perceptible par l’omniprésence des forces de sécurité et des milices, le nombre des rues interdites à la circulation automobile, par le couvre-­feu qui s’instaure de fait dès la tombée de la nuit…

1982 : l’année terrible

L’année 1982 a laissé une marque indélébile dans la mémoire du peuple syrien, lequel ne savait pas jusqu’à cette date – naïveté ou « normalité » ? – que tout était possible. Tout, c’est-­à-­dire le bombardement aveugle de Hama, la quatrième ville de Syrie avec un quart de million d’habitants, durant tout le mois de février. Plusieurs mois après le drame, une chape de terreur couvre toujours l’opinion et il est impossible d’obtenir des informations précises à ce sujet, en dehors du discours officiel très laconique pour ce qui concerne les « détails » de l’opération, et de la littérature intégriste qui sait mêler des accents triomphalistes à une vision apocalyptique pour rendre compte du « drame du siècle »1. Du reste, tous les documents dont on dispose n’ajoutent rien à l’horreur du témoignage reproduit plus haut à propos des massacres du mois d’avril 1981, sinon que celle-­ci doit être affectée d’un coefficient, variable selon les sources, mais qui pourrait correspondre selon toute vraisemblance à un bilan de quelque 7 000 à 10 000 tués. Au soir du 2 février 1982, tous les minarets de Hama appellent la population à l’insurrection générale. Les armes sont distribuées aux portes des maisons, et en quelques heures les « Frères » se rendent maîtres de la ville sans que les diverses forces *  Deux cents  morts et blessés pour la première opération (17  août 1981), plus de 70  tués pour la seconde (3  septembre), selon Al-­Nadhîr no  38 du 14  septembre (p.  7). Chiffres sans doute exagérés, mais la nouvelle de ces attentats n’ayant pas été publiée par la presse syrienne, on ne dispose d’aucune autre estimation du nombre des victimes. 1.  C’est la formule d’Adnân Sa’ad ad-­Dîn, dans un entretien accordé à la revue libanaise (publiée à Paris) Al-­Watan al-­’arabi, n° 270, p. 16-­22, avril 1982.

Vingt ans de guerre          113 de sécurité n’opposent de sérieuse résistance. Un « tribunal islamique », mis rapidement sur pied, statue sur le sort des prisonniers parmi les cadres de l’administration du muhafaza, du parti Ba’th, des organisations populaires, etc., et près d’une centaine de condamnations à mort sont prononcées et exécutées séance tenante. Les Unités spéciales, appuyées par l’armée, mettent plus d’un mois à reprendre la ville, ou ce qu’il en reste, après un pilonnage effroyable et la destruction totale de certains quartiers comme Hâder ou Kaylaniyya. Qu’attendaient les Frères musulmans de cette initiative ? Avec le recul, on peut penser qu’ils ont alors joué leur va-­tout, probablement en liaison avec la tentative – avortée – de coup d’État de Khâled ’Atâyâ avec quelques officiers sunnites, le mois précédent. Suite au martyre de Hama, toutes les forces politiques d’opposition – réunies pour la première fois avec les Frères musulmans – signent une Charte d’alliance nationale pour la libération de la Syrie, qui de fait n’est prise au sérieux que par ses signataires. Aujourd’hui il semble que la machine répressive ait réussi à démanteler le mouvement intégriste en Syrie. Mais pour combien de temps ? Et surtout à quel prix ! En marge du noyau organisé du mouvement intégriste, il ne faudrait pas négliger l’importance d’un réseau bâti sur un mode d’organisation beaucoup plus souple, autour de quelques personnalités religieuses bénéficiant d’une large audience dans la petite-­bourgeoisie sunnite citadine. Ainsi à Damas, cheik Sa’îd Ramadân, professeur de droit à la faculté de sharî’a, qui anime un séminaire hebdomadaire à la mosquée Surûjiyya, cheik Muhammad ’Awâd, dont les sermons du vendredi sont toujours suivis par une foule attentive, débordant largement l’enceinte de la mosquée Al-­Imân, près de la Banque centrale, cheik Khrairallah à Alep, qui a participé activement à l’agitation dans cette ville, cheik Abdel Qader ’Isa, dont l’autorité déborde largement cette même ville d’Alep, dans la direction de l’Euphrate et jusqu’à Deir-­ez-­Zor. Élargissant le cercle de mouvance de l’organisation à la société tout entière, on retrouve les commerçants, dont on a vu dans la rétrospective historique qu’ils ont participé activement à toutes les vagues d’agitation intégriste depuis l’installation du Ba’th au pouvoir en  1963. Leur position vis-­à-­vis du régime actuel est plutôt ambiguë. D’un côté, il est indéniable qu’ils ont largement profité du programme d’« ouverture » (infitâh) économique engagé par le « Mouvement de Redressement » du général Hâfez al-­Asad, à la suite du coup d’État du 16 novembre 1970. Exploitant toute la marge de manœuvre laissée par le socialisme ba’thiste au secteur privé*, et surtout le gonflement très rapide des dépenses publiques à la faveur des premières retombées de la manne pétrolière, après la guerre d’Octobre, ils ont pour leur part largement contribué à la constitution d’une nouvelle 1

*  Quatre-vingt pour cent du commerce intérieur, moins de 25 % du commerce extérieur, mais ce dernier chiffre doit être rapporté à la masse monétaire engagée : de 1970 à 1976, les importations passent de 1 375 millions à 9 203 millions de ls. M. Seurat, in La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 126.

114          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) bourgeoisie… à l’ombre du Ba’th… plus riche et plus étendue que l’ancienne classe des possédants1. Mais d’un autre côté, ils refusent d’endosser la responsabilité de la situation économique lorsque celle-­ci se dégrade, soumise à de fortes tensions inflationnistes, et d’être désignés par le régime à la vindicte populaire. Ainsi durant l’été  1977, lorsque l’État part en campagne contre le gain illicite et, suite à la création de cours de sûreté économique, jette même en prison pour un temps quelques commerçants bien en vue. Plus récemment, Al-­ Nadhîr2 fait état de l’arrestation, le 28 janvier 1981, de 120 personnes dans la capitale, parmi les commerçants des quartiers de Harîqa, Souq el-­Hamidié, Souq el-­Khodja : une nouvelle parmi d’autres, qui, dans la « Chronique des muhafaza » que tient l’organe des Frères musulmans de l’intérieur, montre bien les rapports étroits liant ces derniers à l’ordre urbain traditionnel. Ces commerçants sont accusés de contrebande, de spéculer à la baisse sur la livre syrienne et de vouloir mettre à bas l’économie du pays. En usant d’une ponctuation rageuse, Al-­Nadhîr montre le peu de cas qu’il fait de ce genre d’accusations. Il les retourne même par ailleurs contre le pouvoir, dénonçant le comportement de la caste dominante et de ses sbires en matière économique, qui, selon ses propres termes, tient davantage d’une « mafia » que d’une administration. Beaucoup plus qu’un simple soutien financier, les commerçants du souk représentent pour le mouvement intégriste son prolongement dans la société civile traditionnelle, dont ils se veulent le dernier bastion résistant encore aux atteintes de l’« État moderne », lequel État est désormais incarné par une minorité confessionnelle allogène à l’ordre urbain.

1.  Muhammad Haydar, ancien responsable de l’économie au Commandement régional du parti Ba‛th, à E. Rouleau, Le Monde, 4 juin 1976. 2.  Al-­Nadhîr, n° 31, 21 mars 1981, p. 6.

Chapitre III

Le sens de la crise

Tenter ainsi de repérer l’ancrage de l’intégrisme musulman dans l’organisation sociale, du jeune marginal de Lattaquié au commerçant du souk en passant par l’instituteur, ne signifie nullement qu’il faille lire le mouvement à ce seul niveau de l’analyse, comme l’expression de ce qui pourrait être hâtivement interprété comme une lutte de classes. L’intégrisme n’est pas « porté » par les seules classes défavorisées, il ne l’est pas davantage par la bourgeoisie déchue de l’ancien régime, comme voudraient le faire croire tous les thuriféraires du « progressisme » syrien. Il ne s’agit pas là d’un problème de fonctionnement du système de production, mais, à un moment plus élevé dans la hiérarchie de l’analyse sociale, d’une lutte pour ou contre l’État, et, pour une fraction de la société, d’une reconquête de l’historicité, ce dernier terme étant entendu comme la capacité pour la société de produire sa propre histoire, de décider de son mode de développement et de transformation, à partir de son propre modèle culturel. Corollaire, la définition de l’État en termes de classes est tout aussi fantaisiste : paysans, ouvriers et intellectuels révolutionnaires dans la formulation officielle, ou même petite-­bourgeoisie chez les dépositaires de l’orthodoxie marxiste, à Damas ou à Beyrouth comme à Paris, quand ils se veulent volontiers critiques à l’égard du régime.

Une lutte de classes ?

On illustrera, par les quelques textes qui suivent, l’analyse qui est faite par cette langue de bois de la crise actuelle et des protagonistes, avant de considérer plus longuement sur ce même propos le discours tenu par les Frères musulmans,

116          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) lequel a au moins le mérite, par-­delà l’archaïsme des formules ou l’outrance des convictions, de rendre compte de la réalité sociale telle qu’elle se présente à l’œil nu, autrement dit de ne pas esquiver la question du confessionnalisme. D’où son retentissement dans l’opinion. Khâled Bagdash par exemple, secrétaire général du parti communiste syrien depuis 1933, et membre à ce titre du Front national progressiste au pouvoir, nie catégoriquement qu’il y ait un problème confessionnel en Syrie : Le Parti communiste syrien a toujours considéré les événements qui se sont déroulés et se poursuivent en Syrie comme relevant, dans leur réalité profonde, d’une lutte nationale et d’une lutte de classes, autour des grandes orientations du pays en matière de politique extérieure et intérieure. Ainsi notre parti a-­t-­il depuis le début réfuté avec force toutes les allégations selon lesquelles le conflit aurait un caractère religieux ou confessionnel […] Une intervention militaire directe pour faire plier Damas pouvait difficilement être envisagée dans le contexte international. Les coalisés de Camp David, ainsi que la réaction arabe qui a partie liée avec eux, ont donc eu recours aux forces réactionnaires à l’intérieur, avec à leur tête la bande des Frères musulmans. Ceux-­ci ont alors essayé de déguiser le conflit sous un aspect religieux et confessionnel, exploitant les quelques failles dans la situation intérieure dues à la politique suivie ces dernières années, pour justifier leurs attentats et leurs opérations de sabotage1. Fort de cette analyse, Khâled Bagdash condamne en bloc tout le mouvement de mars 1980 et en particulier le rôle joué alors par les syndicats professionnels (médecins, ingénieurs, avocats) sur lequel on ne reviendra pas. Quant au maître mot de démocratie, qui figurait en tête des revendications portées par le mouvement, et dont on a vu ce qu’il recouvrait dans l’esprit d’un Jamâl Atâsi, l’un de ses mentors, le vieux leader stalinien l’expédie par un artifice de rhétorique : Notre parti a toujours demandé et demande l’élargissement des libertés démocratiques pour les ouvriers, les paysans, les intellectuels révolutionnaires et toutes les forces nationales et progressistes. […] La démocratie cependant n’est pas une chose abstraite, une déclaration de principes généraux tirés de la Constitution. On connaît la formule de Marx selon laquelle l’homme qui travaille pour le compte d’un autre ne saurait être libre, quels que soient ses droits. Ainsi n’est-­il pas surpre­ nant de voir les forces réactionnaires brandir aujourd’hui le slogan de la démocratie avant tous les autres. En clair, cela veut dire la liberté de travail et d’entreprise, pour briser les réalisations progressistes, revenir sur la réforme agraire et les nationalisations… la liberté laissée à la propagande 1.  Al-­Safîr (quotidien libanais), 20 mai 1980.

Le sens de la crise          117 en faveur de la voie suivie par Sadate… la liberté de comploter contre le peuple et la nation, comme l’ont montré les positions bien connues prises par certains syndicats professionnels1. Quelques éléments dissidents, regroupés dans un « Mouvement de l’unité des communistes en Syrie » (Yûsuf Nimr), dont le premier but déclaré est de reconstruire un parti « majeur », c’est-­à-­dire débarrassé de l’autorité despotique exercée par son secrétaire général depuis près d’un demi-­siècle, professent une opinion plus nuancée sur la crise du régime, reconnaissant une participation populaire aux événements de mars-­avril 1980. Mais le fond de l’analyse reste le même, sur la « véritable nature » du conflit : Nous pensons que la participation de certains milieux populaires aux derniers événements – comme résultat d’un mécontentement légitime dont on ne saurait nier l’importance  – ne suffit pas à leur donner le caractère d’un mouvement populaire. D’autant que la conduite de ces événements a toujours été le fait de la réaction religieuse, avec l’appui des milieux de la bourgeoisie traditionnelle, et que le programme politique du mouvement est précisément celui de ces derniers milieux, non celui des forces populaires, démocratiques et progressistes. Si les masses sont mécontentes de la situation présente, elles n’en refusent pas moins le retour au pouvoir des commerçants, des anciens féodaux et capitalistes, elles réprouvent même le soutien dont les assurait le pouvoir durant ces années passées. Si les masses aspirent à la démocratie, ce n’est certainement pas tel que la comprend la réaction, pour laquelle le terme ne signifie que la liberté du commerce et de l’exploitation. Quant à taire les assassinats à caractère confessionnel, c’est du même ordre que de taire la pourriture qui sévit actuellement dans le pays. Ne pas les condamner revient à encourager le confessionnalisme sous toutes ses formes. Le confessionnalisme en réalité ne vise qu’à occulter la véritable nature – politique et de classe – du conflit qui se déroule dans le pays. Il est l’expression de la montée de la pensée de droite et réactionnaire2. Le mythe de la construction nationale

On pourrait multiplier les références à ce type d’analyse, dans tous les courants de l’opposition « moderniste ». La négation du confessionnalisme, non pas 1.  Rapport du Comité central devant le Ve Congrès du Parti communiste syrien, Damas, mai 1980, ronéotypé, p. 22-­23. 2.  Mouvement de l’unité des communistes en Syrie, mi-­juillet 1980, brochure de 48 pages, p. 18-­19.

118          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) seulement du point de vue de la morale politique, mais aussi de la réalité sociale, est au centre du discours que tient la classe politique syrienne, toutes tendances confondues. Depuis le siècle dernier, un même schéma de construction nationale et de « modernisation » présente le renoncement de chacun à son allégeance communautaire, sa différence, comme la condition de l’unité et de l’égalité de tous dans la société civile. Ce thème de l’unité détermine toute l’idéologie arabe contemporaine, et en Syrie tout particulièrement. La société y est toujours perçue dans une réalité quasi substantielle et toute durkheimienne. En revanche, les clivages verticaux à caractère confessionnel, régionaliste ou autre, sont considérés comme des sujets tabous. La guerre du Liban a tout de même ébranlé chez nombre d’intellectuels ce cadre de l’analyse sociale forgé de certitudes. D’aucuns, en Syrie, entre­prennent fort judicieusement de démonter le mécanisme d’un système politique dans lequel tout le jeu consiste à conserver sa propre cohésion confessionnelle, en faisant en sorte que l’autre la perde sous l’emprise d’une idéologie de construction nationale. La « majorité » est à ce jeu-­là toujours perdante, par définition pourrait­on dire. La tâ’ifa (confession) fonctionne ainsi tel un parti politique, comme un instrument de conquête du pouvoir. Voilà une perception du religieux et du politique qui apparaîtra d’une valeur heuristique au moins aussi sûre que la thèse qui les lie à l’économique, dans une chaîne immuable de détermination. Et finalement, ne retrouve-­t-­on pas d’une certaine manière l’ancien système islamique qui faisait déboucher dans le politique/religieux toutes les contradictions et le mouvement de la société ? Ce retour marquerait la faillite de l’État moderne et du système des partis, dans leur fonction d’expression de l’organisation sociale. D’où une nouvelle approche du despotisme chez ces intellectuels, par-­delà le seul niveau politique, et en retour leur insistance à présenter la démocratie comme une condition de survie de la société. Rien de moins. On perçoit toute la contradiction de la situation, et ce nouveau clivage qui se dessine dans l’intelligentsia : alors que le discours politique en termes de classes, pour être comme on l’a vu celui de l’État, n’est destiné en définitive qu’à occulter le social, il a suffi à d’autres de trancher le nœud gordien du confessionnalisme pour reposer correctement le problème du pouvoir et, partant du principe que le politique se construit à partir du social, entreprendre une réflexion sur leur propre société. Pour ces derniers, il faut désormais s’interroger, et en toute priorité, sur les formes de la sociabilité, donc ne plus supposer résolu le problème de l’intégration comme le fait le pouvoir pour masquer sa propre pratique. Le texte qui suit est écrit par un intellectuel syrien1. C’est une bonne illustration de ces nouvelles interrogations en dehors du traditionnel « discours de

1.  Burhân Ghalioûn, La Question confessionnelle et le problème des minorités (en arabe), Dâr al-­Talî’a, Beyrouth, 1979, p. 10-­12.

Le sens de la crise          119 progrès », discours de pouvoir et espéranto des sciences sociales. À propos de la montée de l’Islam : Elle menace non seulement les États, mais l’existence même de la société, comme entité politique, en révélant le caractère purement formel de l’unité nationale. Laquelle, pour reposer sur une négation réciproque des différences dans le corps social, est une construction vide de contenu et sans identité. Ce qui – corollaire – se traduit aujourd’hui par une sacralisation de la culture occidentale… Les minorités se sentent menacées par ce retour en force de l’Islam dans la majorité, comme d’une forme d’identité qui, de leur point de vue, porte les stigmates du fondamentalisme et revient à détruire tous les acquis de l’État moderne, de l’égalité des droits à la liberté d’opinion. Elles s’accrochent d’autant plus à leurs principes laïques que croît en elles le sentiment de leur isolement culturel et religieux… L’État laïque dans le tiers monde se montre respectueux d’une égalité de statut entre les religions, dans la mesure où cette égalité formelle –  sans plus de signification dans la stratégie des groupes sociaux  – lui permet d’occulter la réalité de l’inégalité entre les classes, de la confiscation des libertés d’opinion et d’association, qui sont d’une autre importance dans la société moderne. Le laïcisme se prévaut de sa référence à l’histoire occidentale du conflit entre l’Église et l’État, mais autant ce courant favorisa en Europe l’éclosion de l’esprit libre, autant dans le monde arabe il couvre les atteintes aux libertés fondamentales, comme l’idéologie du despotisme moderne… Sur cette même question du laïcisme et de la construction nationale, voici un autre point de vue non conformiste, celui du syrien Elias Morqos, l’un des représentants les plus éminents du marxisme arabe, qui préfère se définir aujourd’hui comme un apôtre de la connaissance : La pensée nationaliste arabe – mais de la même manière marxiste et islamique – combat les ’asabiyya [communautés] dans le champ de la connaissance, sans jamais les appréhender dans celui du réel (même si certains « compensent » ce hiatus dans l’action dite « politique »). Négligeant la réalité de la différence, elle s’acharne sur la différenciation, comme si celle-­ci ne reposait sur rien, sur le néant, ou était le fait d’une divination : le colonialisme. Elle règle la question de ces horribles ’sabiyya dans le cadre d’une prédication (da’wa), nationaliste, islamique ou sur variation de luttes de classes. Une prédication… autrement dit une contre-­’asabiyya. Poison et antidote, le réel n’existe plus : il est traité par le discours…

120          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Dans la pensée arabe classique « orientale » ou révolutionnaire, la notion de « société civile » est très floue, au contraire des notions d’État, de pouvoir, de parti, de politique, qui prédominent et caractérisent une pensée despotique, élitiste, inféodée, servile… mamelouke. On est ainsi pour une laïcisation du politique sans toucher au social et malgré lui, pour un laïcisme d’allégeance (wilâya) en quelque sorte, et non plus de l’existence, une socialisation de l’État sans socialisation de la société. On voudrait un État qui soit toute la société, en veillant à ce que celle-­ci reste une addition de meutes1… Lesquelles deviennent alors des états, au sens d’ordre-­classe, voire des États2…

L’analyse des Frères

Les Frères musulmans ne nourrissent pas de telles angoisses. Considérant l­’Islam comme un instrument éprouvé de socialisation, ils concentrent le tir sur la citadelle du pouvoir, autrement dit le parti Ba’th, l’armée et la confession alaouite. Si l’on s’en tient aux « armes de la critique », il faut bien reconnaître que celle-­ci vise juste, du moins avec une précision nettement supérieure à celle des développements précédents. Le système islamique fournit ici le seul cadre de référence. L’analyse, évidemment jamais énoncée comme telle, reprend un schéma mis en place il y a quelque six cents ans par Ibn Khaldoûn quand il montre comment, à un endroit historique donné, une communauté (’asabiyya), soudée par les liens du sang ou simplement une unité de destin, use d’une prédication (da’wa) religieuse/politique comme d’un tremplin pour accéder au pouvoir (mulk)3. Transposée dans le contexte syrien, tel qu’appréhendé par la pensée intégriste, la triade khaldoûnienne présente donc les alaouites comme une minorité confessionnelle ayant fait 1.  Le mot est tiré du lexique d’E.  Canetti, in Masse et puissance, Gallimard, 1966, pour jamâ‘a en arabe, qui, construit sur la même racine que mujtama‘ (société), dénote généralement une forme traditionnelle de regroupement, de la bande à la communauté religieuse : Gemeinschaft en quelque sorte. Mais, par un glissement sémantique significatif, le terme peut être utilisé pour désigner un parti politique, un courant de pensée… 2.  Al-­Safîr, 22-­23 avril 1981. 3.  Cf. G. Labica, Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l’idéologie musulmane, s.n.e.d., Alger, 1968. Ibn Khaldoun donne l’exemple de la dynastie fatimide qui règne en Égypte du xe au xiie  siècle, ou des Almoravides en Espagne au xie-­xiie  siècle. Pour une période plus récente, on pourrait citer le mouvement fondamentaliste wahhâbite au xviiie siècle, dont la dynastie des Sa‛ûd se veut le bras séculier quand elle fonde son État dans la province du Nejd au xixe siècle, et par la suite unifie presque toute la Péninsule arabique. Ou encore le rôle joué par la famille hachémite dans l’histoire du nationalisme arabe, en particulier lors de la Grande Guerre et de la révolte de 1916.

Le sens de la crise          121 main basse sur l’État, en récupérant pour son propre compte les idéaux du nationalisme arabe, et accessoirement du socialisme, en d’autres termes tout l’héritage du mouvement national des années 1950. Une phrase de Jâbir Rizq, le spécialiste des « affaires syriennes » dans la revue intégriste égyptienne Al-­Da’wa, résume parfaitement cette thèse : La confession nosaïri a tiré tout le parti (pour arriver au pouvoir) de cette occasion en or que lui fournissait la da’wa nationaliste arabe, une idée inspirée par le colonialisme croisé [= occidental] et sioniste à tous ses agents, parmi les musulmans et les esprits vindicatifs des autres confessions1. Si la citadelle du pouvoir repose effectivement sur une base triangulaire, dans l’analyse des Frères musulmans ce triangle n’est pas équilatéral, au sens où les Alaouites restent les acteurs principaux d’un « complot », dont le Ba’th et l’armée ne sont que les instruments. Le texte qui suit, tiré du Communiqué-­programme de la Révolution islamique en Syrie, fournit un schéma d’explication sur le rôle joué en son temps par le « parti confessionnel » – en d’autres termes la couverture politique de la confession – et sur son état actuel, ainsi que celui de l’armée. Le parti [Ba’th] confessionnel a utilisé en Syrie deux mots d’ordre pour se ruer sur le pouvoir, manifestant ainsi tout son opportunisme : la liberté, dont on imagine la puissance de mobilisation chez un peuple asservi, et l’unité, qui est un vœu très cher au cœur de chaque citoyen de ce pays et des autres pays arabes, dans un état de morcellement artificiel. À partir de là, on peut expliquer tous les crimes perpétrés par ce parti confessionnel, en son nom et au nom de la nation, depuis qu’il s’est emparé du pouvoir et qu’ont été éclipsées les valeurs et les vertus islamiques, seules capables de [nous] écarter des pentes dangereuses. En rupture avec l’éthique politique la plus élémentaire, ce parti a entrepris d’écarter les militants intègres et de ramener à lui les esprits faibles, en procurant à tous ceux qui gravitaient autour du régime un moyen facile de se remplir illicitement les poches. Il est ainsi devenu un étrange rassemblement d’éléments mus par des intérêts réciproques et une même allégeance douteuse. Le parti a entraîné l’armée dans la politique, la détournant ainsi de sa mission essentielle qui est de défendre les frontières et de recouvrer les droits usurpés, pour en faire la senti­nelle du régime, après qu’une série de coups d’État l’eut privée de tout son potentiel technique et militaire. Le parti encore a complètement déformé le visage de la démocratie, à preuve la Constitution qui n’est que mensonge, le référendum, comédie, et les organisations populaires dont on a honte de parler2. 1.  J. Rizq, Les Frères musulmans et le complot…, op. cit., p. 98. 2.  Communiqué-­programme (Bayân) de la Révolution islamique en Syrie, 1980, p. 8-­9.

122          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Le Ba’th et l’armée : trahison et corruption

Toujours sur le Ba’th, plus précisément sur son ascendance intellectuelle, voici un morceau d’anthologie du même Jâbir Rizq, déjà cité. Le parti Ba’th arabe socialiste a joué un rôle capital dans l’exécution du complot croisé-­impérialo-­sioniste en Syrie et dans la nation arabe. La fondation du parti est la mauvaise graine dont est issu l’arbre qui a donné à la nation arabe le fruit amer de la défaite et de la trahison en juin 1967. Le parti Ba’th a été fondé par deux ­hommes : un alaouite du sandjak d’Alexandrette – Zaki al-­Arsouzi – et un chrétien croisé grec-­orthodoxe – Michel ’Aflaq. Sami  al-­Joundi, un des fondateurs du parti Ba’th syrien et disciple d’Arsouzi, écrit : « Arsouzi parlait souvent du Messie… et portait aux nues la période anté-­islamique, qu’il appelait l’“âge d’or des Arabes”… Allant même plus loin, il n’acceptait dans l’Islam que l’apport préislamique*… Il n’avait jamais lu le Coran sérieusement… Peu de gens savent qu’il s’est mis à apprendre l’arabe en 1940, et qu’auparavant il préférait s’exprimer en français !! » (Al-Ba’th, p. 27-­28.) […] Il ajoute par ailleurs : « J’ai entendu de la bouche même de plusieurs membres du parti que Michel ’Aflaq était un agent anglais, Hourânî un agent français, et que Bitar était à la solde de plus d’un État… Et quant aux rumeurs sur des affaires de mœurs et de concussion, on ne se privait pas non plus »** ! […] La fondation du parti par ces deux individus, farouches adversaires de l’Islam, en a fait un pôle de regroupement de toutes les minorités confessionnelles qui voilent leur haine à l’égard de l’Islam, tels les Nosaïris, les chrétiens, les Druzes et les ismaéliens… Quant aux sunnites, ils n’entraient même pas en ligne de compte dans le rapport des forces au sein du parti, du fait de leur nombre réduit et de leur esprit faible. Les plus connus d’entre eux, Salah al-­Bitar et Amin al-­Hafez, ont tous deux été complètement écartés des centres de pouvoir1. Dans sa « Chronique des muhafaza », Al-­Nadhîr n’omet jamais de rapporter un événement pour peu qu’il confirme l’État de déconfiture que connaît aujourd’hui le Ba’th. Dans tel numéro (no 34, du 2 mai 1981), ce sont 26 membres du parti *  C’est-­à-­dire l’apport spécifiquement arabe. **  Sortie de son contexte, la citation d’al-­Joundi est évidemment déformée. Cf. Al-Ba‛th, Beyrouth, 1969, p. 71. 1.  J. Rizq, Les Frères musulmans et le complot contre la Syrie, op. cit., p. 25-­27.

Le sens de la crise          123 qui auraient été assassinés par les Brigades de Défense – à recrutement exclusivement alaouite on le rappelle – au cours des massacres de Hama quelques jours plus tôt ; dans le numéro suivant (17  juin), la découverte d’une organisation clandestine au sein du parti aurait entraîné des arrestations en masse ; dans tel autre encore (no 38, du 13 septembre), les visas de sortie auraient été supprimés pour tous les militants de crainte qu’ils ne quittent le pays… La situation dans l’armée est suivie avec la même vigilance. Pour s’en tenir aux numéros déjà cités : mises à pied de nombreux officiers supérieurs dont un général de brigade, violents affrontements armés entre des éléments des Brigades de Défense et des soldats de la Brigade 47 lors des massacres de Hama en avril 1981, accrochages également entre sunnites et alaouites au sein de l’armée d’occupation au Liban, désertions en masse, cas répétés de sédition…, la chronique ne tarit jamais. De même pour ce qui concerne le comportement « économique » de certains officiers, toujours à l’affût d’un « gros coup », à réaliser en cheville avec des commerçants ayant pignon sur rue, ou même avec des milieux moins recommandables, spécialisés dans la contrebande, le vol ou le racket, au Liban en particulier. Poussant plus loin l’analyse à travers la presse arabe, Al-­Nadhîr montre comment cette dernière pratique peut être érigée en politique économique quand l’État met en branle son appareil militaire, à la frontière jordanienne par exemple ou au Liban pour un nouvel épisode d’une guerre sans fin (avril 1981), dans le but à peine voilé de susciter une médiation – sous la forme d’un chèque – des pays pétroliers. Une manière comme une autre pour ces seigneurs de la guerre, qui défendent l’« honneur arabe » contre Israël, de rappeler périodiquement qu’une quote-­part de la rente leur est due à ce titre. Dans cette armée qui fonctionne comme une milice, on retrouve le ’askari du système islamique, la figure traditionnelle du militaire, qui a éclipsé celle du chevalier de la modernisation. Mais les Frères musulmans ne désespèrent pas de « leur » armée. Ils expliquent la « commissionnite », la corruption, la débauche, qui se sont répandues dans ses rangs, par le fait qu’elle est aujourd’hui « prisonnière » des unités et brigades confessionnelles qui lui dictent sa conduite. Il s’agirait donc d’un « complot » – un de plus est-­on tenté d’ajouter – ourdi par la confession dominante avec l’assistance des experts soviétiques, passés maîtres en la matière, pour instiller l’athéisme dans l’armée et l’arracher aux vraies valeurs de l’Islam. En se reconnaissant dans ce qui pourrait être le dernier carré de l’Islam sunnite au sein des forces armées, les Frères musulmans espèrent sans doute le voir prendre un jour une initiative déterminante. Mais si tout le monde s’accorde à penser que le changement en Syrie ne peut venir que de ce secteur, il faut bien reconnaître que les possibilités concrètes y restent très limitées. Toute forme d’activité y est évidemment interdite – comme dans le secteur éducatif du reste – aux partis politiques en dehors du Ba’th, même s’ils sont membres du « Front national progressiste au pouvoir ». En dehors des forces proprement politiques, tous les groupes qui représentaient un certain poids dans l’armée ont été éliminés à la suite des différents règlements de comptes qui

124          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) ont jalonné l’histoire du Ba’th. Par ailleurs, pour autant que l’on puisse en juger, l’implantation des Frères musulmans dans l’armée est nulle, du moins en tant qu’organisation. Et en tout état de cause, si une force devait émerger dans les mois ou les années à venir, capable de représenter une alternative au pouvoir en place, on imagine mal qu’elle puisse le faire en dehors de la confession alaouite.

Les Alaouites contre l’Islam

De cela, les Frères musulmans ont parfaitement conscience qui, comme le montre le texte suivant, multiplient les appels au dialogue en direction de la communauté dominante, à la seule condition qu’elle se débarrasse elle-­même du clan al-­Asad. De cela encore, on peut dire que c’est la confirmation de leur analyse sur la prééminence de la question confessionnelle. La Révolution islamique veut être franche avec les enfants de la communauté alaouite, en leur assurant qu’elle ne nourrit de haine contre personne. L’histoire récente le montre bien qui a consigné la marche de ce peuple derrière ses chefs, eux-­mêmes issus de toutes les communautés tant qu’ils faisaient preuve de compétence et de loyalisme […] Le pays ne peut être soumis à la domination de neuf ou dix pour cent de sa population. Cela est contraire à toute logique, et nous sommes persuadés que les esprits sensés au sein de cette confession nous rejoindront sur un point, savoir que ni eux ni nous ne sommes dans l’obligation de soutenir l’Empire de Halez et de Rif’at al-­Asad. Le déclenchement de la guerre confessionnelle n’est pas le fait de la masse du peuple qui essaie de se garder de la tyrannie de la minorité, mais bien plutôt de la minorité, laquelle est du reste le jouet d’une caste insensée qui, dans sa vaine tentative d’imposer son autorité tyrannique sur la majorité écrasante des citoyens, fait fi de toutes les vérités de l’histoire et de leur logique implacable. Nous attendons des fils de la communauté alaouite, à laquelle se rattachent cette calamité régnante, Hâfez al-­Asad, et son bouffon sanguinaire de frère, qu’ils contribuent de manière positive à ce que la tragédie ne touche à son ultime dénouement… Il est encore temps, et le cœur de notre peuple est ouvert à tous ceux qui reviennent à lui. Nous croyons fermement que les problèmes peuvent être résolus sans violence et dans le dialogue, mais que faire quand l’autre bord persiste à ignorer les autres et ne tenir avec eux que le langage de la force1 ? 1.  Communiqué-­programme (Bayân) de la Révolution islamique en Syrie, 1980, p. 9-­12.

Le sens de la crise          125 Cependant, le portrait des Alaouites, tel qu’il est présenté en général dans la littérature intégriste, et dans ces deux textes en particulier, donne à penser que cette volonté de dialogue devra encore s’affirmer pour être plus qu’une déclaration d’intention. S’il est vrai que les mœurs sont le prolongement de la religion, cette confession apparaît comme un mélange de judaïsme, de bouddhisme et de zoroastrisme. Ce qui explique le caractère lâche inhérent au Nosaïri, la meilleure preuve de sa lâcheté étant la violence dont il use sans motif apparent. Autre trait caractéristique qui leur vient de leur religion : la légèreté de leurs mœurs. On rappelle à ce propos qu’ils avaient coutume de vendre leurs filles, ou de les louer pour dix ans comme bonnes à tout faire, pour une somme forfaitaire payable d’avance. Ils justifiaient cette dépravation par la précarité de leur condition, mais il ne s’agit là que d’un prétexte, car il existait des Syriens plus pauvres qu’eux, et néanmoins attentifs à défendre leur honneur. Autre exemple de ces mœurs dissolues et répugnantes à l’extrême : la nuit de la Kabicha, qui est une fête connue des sunnites. Les Alaouites se rassemblent alors dans des maisons et des clubs, à un moment donné ils éteignent la lumière et chacun se jette sur la première femme qui lui tombe sous la main pour abuser d’elle. Pour ces mœurs répugnantes, les sunnites ont toujours refusé d’employer des domestiques parmi les Nosaïris, ou même de pénétrer dans leurs maisons. Les dirigeants du Ba’th nosaïri menacent de contraindre tous les Syriens à vendre leurs filles, pour parvenir à une égalité de tous dans cette dépravation. Ce qui met en relief un autre trait de la personnalité nosaïri, qui est la haine farouche qu’ils nourrissent contre toute personne extérieure à la communauté1. Statuant sur le contenu même de la foi alaouite, un autre texte déclare abruptement que les Nosaïris ou « Alaouites » ne sont pas une confession islamique : […] Cette secte ésotérique impie fait profession de polythéisme. Un des points les plus remarquables de son dogme aberrant est la métempsycose. Tout en niant la résurrection des morts, ils croient à la transmigration de l’âme après la mort deux ou trois fois.

1.  Les Musulmans en Syrie et la terreur nosaïri, op. cit., p. 8-­9.

126          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) […] Ils croient qu’Ali Ibn Abi Taleb est Dieu, et rejoignent en cela les chrétiens et les juifs quand ils disent que le Messie ou qu’Ezra* sont les fils de Dieu. Cette confession dévoyée voudrait être reconnue comme appartenant au chiisme, mais les imams chiites refusent cette imposture. Ils déclarent licite l’alcool et révèrent la vulve des femmes. Ils disent que les cinq prières sont une expression symbolique désignant les cinq noms de Muhammad, ’Ali, Hasan, Husayn et Fâtima**, et que la récitation de ces cinq noms tient lieu de lotion pour des ablutions partielles ou précédant la prière. […] Ils considèrent Omar Ibn al-­Khattâb – Dieu soit satisfait de lui – comme le diable d’entre tous les diables, puis viennent ensuite Abou Bakr et Othmân – Dieu soit satisfait de tous***. Il faut que tout musulman apprenne à bien les connaître, pour les reconnaître, les révéler aux autres musulmans et ne pas tomber dans leurs filets1… La thèse du « complot alaouite » fournit donc aux Frères musulmans un schéma d’explication de la crise. Elle leur donne aussi lieu d’affirmer le droit imprescriptible du sunnisme de diriger les affaires du pays, et d’incarner en quelque sorte une légitimité historique sur quelque quatorze siècles. Car le « complot » ne date pas d’hier. S’autorisant sans doute d’une supposée ascendance ismaélienne des Nosaïris au ixe-­xe siècle, les Frères musulmans leur font porter, comme on va le voir, la responsabilité de tous les « crimes » perpétrés au fil des siècles par l’ensemble des chiites septimains****, et en particulier les qarmates et les fatimides. *  Coran, Sourate IX, verset 30. Pour ce qui concerne Ezra (Esdras) – Ozaïr en arabe – dans la tradition islamique, voir Encyclopœdia Judaica, t. VI, p. 1106. Jérusalem, 4e éd., 1978. **  La famille du Prophète (Ahl al-­bayt), vénérée des chiites : ’Ali, cousin de Muhammad et son gendre par Fâtima, et ses deux fils Hasan et Husayn. *** Les premiers califes de l’Islam, désignés avant ‛Ali alors que celui-­ci, dans la tradition chiite, avait plus qualité pour devenir le successeur du Prophète. 1.  Les Nosaïris dans la balance, op. cit. **** L’attachement à l’imam, attachement qui va jusqu’au culte, reste la note dominante de la mentalité religieuse chiite. Chef temporel de la communauté, à l’instar du calife sunnite, il est aussi l’intercesseur de l’inspiration divine du Prophète. L’imamat appartient de droit à ‛Ali et à ses descendants : ce « légitimisme » professé envers les « Gens de la Maison » a naturellement favorisé l’éclosion de sectes multiples au sein du monde chiite. Celles-­ci peuvent être grossièrement regroupées en deux branches principales : les imamites et les ismaéliens. Les imamites, ou duodécimains, qui forment la grande majorité des chiites, croient à une succession sur deux siècles de 12 imams après ‛Ali, jusqu’à la « disparition » du dernier, promis à un retour prochain. Les ismaéliens – ou septimains – arrêtent cette lignée au septième, Ismâ‛îl, fils aîné de Ja‛far al-­Sâdiq, dépossédé de l’imamat par son père au profit de son frère cadet. Les avis divergent sur l’origine des Nosaïris, mais la thèse de leur affiliation aux chiites duodécimains semble la plus probante. Cf. H. Laoust, Les Schismes dans l’Islam, Payot, 1977, p. 147.

Le sens de la crise          127 Le « complot nosaïri » s’exerce donc sur un mode transhistorique, au niveau de l’État, de la « nation » – un terme qu’il reste à définir –, et de la société. Au premier niveau, politique, on a vu comment les Alaouites s’étaient hissés au sommet du pouvoir, en s’infiltrant dans les appareils du parti Ba’th et de l’armée. Les Frères musulmans étayent leur démonstration de faits historiques, dont l’authenticité reste à vérifier : En 1960, les cheiks nosaïris ont appelé à une réunion secrète dans le village de Qardaha, à laquelle ont participé des officiers supérieurs de la communauté, parmi lesquels Hâfez al-­Asad. Le but principal de cette réunion était de planifier l’entrée des officiers nosaïris dans le parti Ba’th, en vue d’utiliser celui-­ci comme un tremplin pour accéder au pouvoir en Syrie. À l’issue de la réunion, les participants ont adopté nombre de résolutions restées secrètes. Ce qui peut être considéré comme le « Ier congrès nosaïri » devait être suivi par une réunion semblable, tenue à Homs le 14  juillet 1963, en présence de nombreux militaires comme Hâfez  al-­ Asad, mais aussi Ezzat Jedid, Muhammad Omran et Ibrahim Makhos… Parmi les résolutions adoptées par ce IIe congrès, on notera : –– un plan d’établissement d’un État nosaïri, avec pour capitale Homs. –– Poursuite du plan visant à infiltrer dans le parti Ba’th les intellectuels de la communauté ; –– nécessité d’investir, au nom du parti, les écoles militaires et les divers appareils de l’armée ; –– poursuite de la politique d’exode des populations nosaïris rurales, en particulier vers Homs, Lattaquié et Tartous ; –– nécessité de se débarrasser des éléments druzes et ismaéliens au sein de l’armée et du parti, et de les remplacer par des Nosaïris. […] La mainmise de la confession nosaïri sur le parti Ba’th et le pouvoir est parachevée le 16  novembre 1970 par le Mouvement de Redressement de Hâfez al-­Asad et de son frère Rif’at1. Contre la « nation », plus exactement la Communauté islamique (Umma), les Nosaïris sont les héritiers d’une histoire ininterrompue de « trahisons », depuis le sac de la Ka’ba par les qarmates au xe siècle, jusqu’à la chute du Golan en juin 1967. Al-­Nadhîr2 nous le rappelle, à l’occasion de l’attaque, par une bande armée, de la Grande Mosquée de La Mecque, le lieu le plus sacré de l’Islam, aux premiers jours du xve siècle de l’hégire (novembre 1979) : Le régime syrien de l’anté-­Islam* a cru trouver dans l’attaque de la mosquée Al-­Haram une occasion en or pour intensifier sa campagne 1.  Les Musulmans en Syrie et la terreur nosaïri, op. cit., p. 46-­67. 2.  Al-­Nadhîr, n° 8, 13 décembre 1979, p. 22. *  Jâhilî : Le terme signifie d’une manière plus générale tout ce qui n’est pas conforme à la règle de l’Islam par opposition à dînî.

128          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) contre la Révolution islamique ! Il s’est empressé d’annoncer la nouvelle dès les premières heures de l’opération ; et avant même la publication d’un communiqué officiel éclairant l’identité de ses auteurs, la radio de Damas a pour une fois différé sa diatribe quotidienne contre l’Égypte et Camp David pour affirmer dans un commentaire que cette opération était le fait des Frères musulmans ! En réponse au régime syrien, nous pouvons lui assurer que tous les observateurs savent qui sont les Frères musulmans, connaissent leur histoire, leurs maîtres et leurs principes. Sans doute n’ont-­ils pas manqué de faire le rapprochement avec une autre opération menée il y a quelque dix siècles par les qarmates nosaïris, quand ils ont occupé ce même sanctuaire, tué des innocents et jeté leurs cadavres dans le puits Zemzem. Ils ont emporté la Pierre noire de la Ka’ba. Ils ont coupé la route du pèlerinage durant sept années, après avoir exterminé une caravane de 40 000 pèlerins qu’ils avaient pourtant assurés de leur protection ! Pour la suite, Jâbir Rizq, le polémiste égyptien déjà cité, nous soumet l’épisode des Croisades, puis de la chute du califat, recopiant fidèlement Ibn Taymiyya1. On a vu, à propos du procès de Husnî ’Abo, que la célèbre fatwa de ce jurisconsulte du xive siècle reste la référence principale des Frères musulmans dans leurs diatribes contre les Alaouites : Ils ont toujours été les plus grands ennemis des musulmans… C’est par leur intermédiaire que les chrétiens purent s’emparer des côtes et enlever d’assaut Jérusalem et les autres villes, et le rôle qu’ils jouèrent dans ces événements fut considérable. Ensuite, quand Dieu suscita dans l’Islamisme des rois tels que Nour ed-­Dîn, le pieux, Salâh ed-­Dîn et leurs successeurs, ces rois reprirent le littoral sur les chrétiens et sur ceux qui les y secondaient (les Nosaïris), puis se saisirent de l’Égypte, dont les Nosaïris étaient restés maîtres pendant environ deux cents ans*. Alors survinrent les Tatars-­Mongols, qui inondèrent nos possessions et mirent à mort le calife de Bagdad, ainsi que d’autres princes, toujours avec le secours et l’assistance de ces Nosaïris. Débouchant sur l’histoire contemporaine, Jâbir Rizq poursuit de sa propre veine : Aujourd’hui, l’histoire de cette communauté, telle qu’elle se déroule sous nos yeux, n’a pas changé d’un iota ; et ces brutes sanguinaires ont toujours leurs mains trempées du sang de milliers de musulmans, libanais, palestiniens et syriens ! 1.  Traduction de Guyard, op. cit., p. 188-­189. *  Ibn Taymiyya assimile ici les Alaouites aux Farimides, dynastie ismaélienne, effectivement maîtres de l’Égypte de 969 – date de la fondation du Caire – à 1171.

Le sens de la crise          129 Les crimes de cette communauté assoiffée du sang des musulmans sunnites ont commencé durant les Croisades et l’occupation des pays du Shâm (la grande Syrie) avec l’aide de la France, laquelle aujourd’hui donne sa bénédiction aux crimes nosaïris, perpétrés au Liban et en Syrie. Comme ils se mobilisaient hier aux côtés des armées croisées et tatares, les voilà à présent qui joignent leurs forces à celles des Croisés maronites contre les musulmans au Liban1. Avant d’en tirer la conclusion qui s’impose quant à la protection de l’Islam, en reprenant Ibn Taymiyya2 : Quant à les employer sur les frontières des musulmans, dans leurs forteresses et à l’armée, c’est une énormité semblable à celle qu’on commettrait en se servant des loups pour garder les moutons. Car ces gens sont les plus traîtres des ­hommes à l’égard des musulmans et de leurs chefs, les plus acharnés à la subversion de la religion et de l’État, les plus empressés à livrer les forteresses à nos ennemis.

Aujourd’hui : la question palestinienne

Cette mise en garde d’Ibn Taymiyya a des accents d’une remarquable modernité. Sous la plume de Jâbir Rizq, elle est une allusion directe à la perte du plateau du Golan, pourtant réputé inexpugnable, à la suite de la guerre éclair de juin 1967. Sur cette question, le dossier des Frères musulmans est bien instruit, principalement grâce au livre d’un ancien officier des mukhâbarât en poste à Quneïtra avant et pendant les hostilités3. En révélant plusieurs faits troublants sur le déroulement des opérations militaires, ils accréditent la thèse de la « trahison » – la plus haute sinon la dernière – et retournent ainsi la pièce maîtresse de l’accusation portée contre eux par le pouvoir. La dernière en date de leurs trahisons remonte au mois de juin 1967, lors de la diffusion par le ministre de la Défense d’alors, Hâfez al-­Asad, du communiqué no 66 annonçant la chute du Golan vingt et une heures avant l’entrée effective des troupes juives. Ainsi, la valeureuse armée syrienne n’a même pas eu l’occasion d’affronter les Juifs, si ce n’est au 1.  J. Rizq, op. cit., p. 97. 2.  Ibid., p. 93, traduction de Guyard, p. 194-­195. 3.  Mustafa Khalîl, La Chute du Golan (en arabe), Le Caire, 2e édition, 1980.

130          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) lieu dit Tel al-­Qimar que quelques courageux n’ont pas voulu abandonner sans combattre. On a appris par la suite qu’un marché avait été (au préalable) conclu à l’ambassade de Syrie à Paris par le truchement d’Ibrahim Makhos, l’ami d’Asad. Et le coup d’État militaire qui a porté ce dernier au pouvoir en 1970 pourrait bien être le prix payé à la trahison. Mais nous sommes encore loin de la vérité1 ! Sans entrer dans le détail, il faut dire que cette interprétation des événements rejoint ce que nombre d’­hommes politiques syriens déchus écrivent entre les lignes de leurs Mémoires depuis longtemps déjà, savoir que le désastre de juin 1967 fut une excellente opération politique pour le régime ba’thiste, qui avec l’élimination de Nasser devenait de fait le porte-­flambeau de l’arabisme. De là à dire que le désastre fut « arrangé », il n’y a qu’une nuance sur laquelle la rumeur publique ne s’arrête pas toujours. Au point que Hâfez al-­Asad lui-­même a dû se justifier, dans un discours devant l’Union arabe des syndicats ouvriers le 24  mars 1981, au cours duquel il a déclaré que tous les chefs d’État arabes étaient coupables de la défaite du 5 juin, et donc jugé inutile d’aller plus loin dans la quête des responsabilités. Dans leur guerre idéologique, les Frères musulmans consacrent une large part de leur activité à cette affaire, si l’on en juge par la foison d’opuscules ou de numéros spéciaux d’Al-­Nadhîr qui lui sont consacrés : assurément l’enjeu est d’importance, et ce n’est rien de moins que le système de légitimité de l’État qui est ici menacé, dans son fondement même. Au-­delà du Golan, c’est de fait toute la question palestinienne qui est posée. En effet, pour que ce système de légitimité soit cohérent, il importe avant tout à l’État qu’une partie non négligeable du conflit israélo-­arabe –  savoir les Palestiniens  – ne vienne troubler l’ordre du jeu. Depuis l’entrée des troupes syriennes au Liban en 1976, officiellement pour « protéger » la Résistance palestinienne, cette condition est plus ou moins remplie. Mais périodiquement, c’est-­à-­dire après chaque manifestation d’indépendance de l’olp sur la scène diplomatique, la Syrie doit la rappeler à l’ordre, en utilisant la panoplie de moyens dont elle dispose : voitures piégées, attentats en Europe visant à discréditer l’organisation « terroriste », provocations des nombreuses bandes armées – dans le mouvement chiite Amal – qui au Liban sont à sa dévotion, dissensions intestines orchestrées par les groupes pro­syriens tel le « Front démocratique » de Nayef  Hawatma… Toutes ces opérations ont la même signification politique, savoir que la Syrie considère la cause palestinienne comme sa cause, et ne peut en aucune manière accepter de s’en décharger… fût-­ce au profit des Palestiniens eux-­mêmes. Dans une telle situation, les Frères musulmans ont beau jeu de dénoncer les trafiquants (tujjâr : commerçants) de la cause 1.  Les Musulmans en Syrie et la terreur nosaïri, op. cit., p. 64-­65.

Le sens de la crise          131 palestinienne, rendant en quelque sorte la pareille au pouvoir qui les accuse de faire commerce de la religion (tujjâr al-­dîn). Ainsi dans Al-­Râ’id, la revue de ’Isâm al-­’Attâr : La victoire de l’Islam en Syrie est la victoire de la Palestine. D’aucuns se demandent pourquoi le peuple syrien a choisi ce moment pour engager la lutte contre le pouvoir dictatorial et confessionnel. Sadate ayant déserté le champ de bataille, la Syrie n’est-­elle pas le pays de la véritable confrontation avec « Israël » ? […] Le recours croissant du pouvoir au terrorisme, à l’incarcération et à la torture, a fait éclater le conflit et jeté le peuple syrien sur la voie du martyre. Sa patience a été longue envers un régime qui, comme les autres dictatures dans la région, fait commerce de la cause palestinienne à fins de politique intérieure et extérieure… Quand ces dirigeants pillent ou dilapident les richesses…, ils invoquent la Cause et l’effort d’armement. Quand ils règnent par le fer et le feu, c’est encore pour la Cause, et mieux maîtriser la situation. Quand ils penchent une fois vers l’Ouest, une autre fois vers l’Est, c’est toujours pour la Palestine. Quand ils gravissent un échelon de plus vers le meurtre collectif des enfants de ce peuple, c’est pour faire pièce aux complots tramés contre le pouvoir… À tous les enfants de Palestine et des pays musulmans, nous disons ceci : les trafiquants de la cause palestinienne sont les plus grands responsables des désastres qui se sont succédé. Arabes et musulmans ! Vous devez mettre un terme à ce commerce, et en répondre devant Dieu – qu’il soit loué et exalté – et devant la cause… Tous ces désastres sur les plans militaire et politique se sont produits par le fait de la disparition de l’Islam dans la région, ou plutôt de son exclusion, dont les dirigeants – et les Syriens à leur tête – se sont fait une politique. La victoire de l’Islam comme mode de vie et de gouvernement en Syrie et dans les pays arabes et musulmans est la victoire de la Palestine et de toutes les autres causes de notre destin… Il ne peut y avoir de mobilisation que par l’Islam, dont le flambeau éclaire au plus profond le cœur des masses musulmanes1.

1.  Al-­Râ’id, n° 37, p. 23-­25.

132          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Une stratégie islamique

Pour mieux dénoncer les imposteurs qui « jouent » à la guerre contre Israël, les Frères musulmans se targuent d’une présence effective de leurs organisations sur le champ de bataille, et citent à l’appui des articles de presse de Jordanie et des territoires occupés1. Il est difficile d’évaluer précisément la participation du mouvement islamique à la bataille du destin : une abondante littérature nous est restée sur cette question pour ce qui concerne le premier désastre (Nakba) de 1948, dont un ouvrage de Mustafâ al-­Sibâ’î lui-­même. Ce qui est certain, c’est qu’il existe des liens très étroits entre la Résistance palestinienne – le Fath en particulier – et la plupart des organisations intégristes, libanaises, syriennes et palestiniennes. Dans l’imbroglio politique et militaire libanais, elles représentent pour la première une carte non négligeable pour se prémunir contre l’hégémonisme syrien. Il faut rappeler aussi que nombre de Mujâhidîn syriens ont fait leurs premières armes dans le conflit libanais aux côtés de la Résistance. ’Adnân ’Oqlâ, le plus illustre d’entre eux, combattait dans le camp assiégé de Tell al-­Za’tar contre les milices chrétiennes soutenues par l’armée syrienne, en 1976. En ce qui concerne le règlement du conflit du Proche-­Orient, les Frères musulmans professent un jusqu’au-­boutisme virulent, comme l’indique le texte qui suit, tiré du Communiqué-­programme de la Révolution islamique. Vu les accusations qui pèsent sur eux, tendant à les faire passer pour des traîtres et des agents de l’ennemi, il leur serait difficile, en tout état de cause, d’afficher une autre position. À la création de l’entité sioniste, tout le monde a crié, hurlé, menacé, promis… Et en définitive ? Toutes les belles thèses sur l’« objectif commun », l’« unité des rangs arabes », la « solidarité arabe », etc. n’ont débouché sur rien. Il faut donc reposer la question en l’arrachant aux plaisantins… La plupart des régimes arabes ont eu avec la Résistance palestinienne un comportement répréhensible, et plus encore que les autres le régime confessionnel syrien, qui lui a porté des coups très durs et répétés dans le but de la plier à sa volonté… La Révolution islamique voit dans les encouragements prodigués à la Révolution palestinienne pour qu’elle s’engage dans les méandres de la politique internationale, un premier pas qui laisse présager le crime le plus horrible contre cette nation…

1.  Al-­Nadhîr, n° 32, 10 avril 1981, p. 15.

Le sens de la crise          133 S’il est vrai que la Palestine concerne tous les Arabes et tous les musulmans, il n’est pas un Arabe ni un musulman, palestinien ou non, qui puisse concéder une seule motte de cette terre… En ce qui concerne le problème palestinien, la Révolution islamique considère que la solution radicale réside dans les points suivants : –– affirmation du caractère islamique de la cause, et mobilisation de tout le potentiel de cette nation… ; –– refus de toutes les résolutions des Nations unies ou autres organismes de la communauté internationale ayant trait au problème ; –– refus déclaré et sans appel de l’entité sioniste, partielle autant qu’inté­ grale ; –– refus de reconnaître une légitimité à toute présence des Juifs en Palestine, s’il est prouvé que cette présence remonte à la colonisation sioniste ; –– la Révolution islamique déclare que son véritable combat l’oppose à l’ennemi sioniste, et qu’à ce titre la bataille actuellement engagée contre le régime confessionnel syrien n’est qu’une étape vers la lutte finale. Ce régime est l’écran destiné à détourner le peuple syrien de son combat contre les Juifs, c’est la raison pour laquelle il bénéficie du soutien international, de l’Est comme de l’Ouest1… À la différence du Ba’th, les Frères musulmans insèrent la question palestinienne dans une stratégie islamique et non pas simplement arabe. La question nationale concerne donc pour eux la Communauté des musulmans dans son ensemble, et la référence à l’Umma est sur ce point toujours explicite, même si la démonstration manque, à l’évidence, de rigueur scientifique pour ce qui touche aux inévitables « facteurs constitutifs » de cette « nation » : ainsi cet extrait du Bayân de la Révolution islamique, qui tendrait à prouver que les enseignements d’un Sâti’al-­Husrî, le théoricien dans les années 1950 de la nation arabe « objective », fondée sur une unité de langue et d’histoire, sont restés lettre morte : Depuis le temps du colonialisme, tout l’effort des représentants les plus intègres de la classe politique de cette nation a été orienté vers l’unité de la patrie arabe déchirée, comme première étape vers l’union de tous les musulmans, et mû par le sentiment que cette nation ne pouvait remplir sa mission envers elle-­même, envers l’Islam et l’humanité tout entière, que dans le cadre d’un État unifié… 1.  Communiqué-­programme (Bayân) de la Révolution islamique, op. cit., p. 54-­58.

134          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Cette nation [islamique] à laquelle nous nous rattachons comporte plus de facteurs d’unité qu’aucune autre : –– unité de religion… ; –– unité d’un système codifié par la Sharî’a, et qui englobe tous les aspects de la vie d’ici-­bas et de l’au-­delà, concernant l’individu, la famille, la nation et l’État ; –– unité de langue : l’arabe est la langue du Coran et du hadîth*, la langue des fidèles et celle du patrimoine culturel de tous les musulmans ; –– unité d’histoire et de territoire1…

La menace chiite

Derrière le visage officiel de la politique extérieure syrienne, celui de la solidarité arabe et de la lutte contre Israël, il est possible de déceler une activité diplomatique d’un autre ordre. Dans l’espoir de briser son isolement régional, l’État confessionnel s’emploie à raffermir les liens qui, historiquement, rattachent la communauté alaouite au tronc commun du chiisme, mais qui dans les conscienses sont plutôt ténus sinon inexistants. Ainsi, la nouvelle revue trimestrielle Nahj al-­islâm, qui est celle de l’Islam officiel –  supposé sunnite  – du ministère des Waqfs, répète-­t-­elle d’un numéro à l’autre que les mots alaouite et chiite sont tout simplement synonymes**. Cette politique correspond au projet du régime de construire un « axe » chiite dans la région – du Liban à l’Iran – qui, outre qu’il consoliderait sa position à l’intérieur contre le mouvement islamique, lui permettrait de tenir à sa merci les pays du Golfe producteurs de pétrole, ses bailleurs de fonds. Politique-fiction ? Pour le moins, vérification sur le terrain du principe déjà énoncé d’une étroite imbrication du religieux et du politique dans le système islamique. Il reste par ailleurs que des points ont été marqués dans le sens d’une exécution de ce projet. Au Liban tout d’abord, pays où la communauté chiite représente, selon toute vraisemblance2, la majorité de la population : on a vu quels liens privilégiés existaient entre le pouvoir syrien et le mouvement Amal, qui mobilise les forces vives de la communauté, principalement dans le Sud mais aussi à Beyrouth désormais. Déjà en 1973, le *  Littéralement les « dits » du Prophète qui, avec la somme de ses « actes », constituent la sunna islamique, comme pratique et théorie de l’orthodoxie religieuse. 1.  Communiqué-­programme (Bayân)…, op. cit., p. 51-­53. **  En jouant sur l’ambiguïté du premier mot en arabe, qui peut encore être traduit par alide, c’est-­à-­dire partisan de ’Alî et donc chiite de fait. Cf. par exemple Nahj alislâm, 2 oct. 1980, p. 88. 2.  Le dernier recensement de la population date de 1932. À l’époque, les maronites étaient encore majoritaires.

Le sens de la crise          135 père spirituel du mouvement, l’imam Mûsâ al-­Sadr, soutenait ouvertement l’État alaouite contre l’insurrection intégriste, en dénonçant tous ceux qui, en Syrie ou ailleurs, cherchaient à « monopoliser » l’Islam*. Toujours au Liban, et cette fois dans le Nord, à Tripoli, le régime syrien peut compter sur l’appui indéfectible d’une communauté alaouite non négligeable, militairement structurée sous la houlette de ’Alî’Id, un hobereau (abadaye) de quartier promu à un destin « national ». Son rôle est de combattre, sous couvert d’un parti arabe démocratique, le mouve­ment de résistance aux troupes syriennes qui a commencé à s’organiser, et qui dans la fière cité de Rashîd Ridâ ne pouvait pas ne pas puiser largement son idéologie aux sources de l’islamisme1. En Syrie même, l’Association (jam’iyya) ’Alî al-­Murtada, dirigée par Jamîl al-­Asad, frère du Président, a déployé une intense activité durant l’année 1981, en vue de mobiliser la confession alaouite, et avec elle quelques éléments chiites ramenés en première ligne. Jouant sur un autre ­clivage inhérent à la société syrienne, et dont on a rendu compte, elle a battu le rappel des campagnes sur le thème de la lutte, aux côtés de l’État, contre la fronde de l’ordre urbain traditionnel. Aux élections législatives de novembre 1981, elle prenait même la relève d’un système politique obsolète, en présentant ses propres candidats contre le parti Ba’th dans certaines villes du Nord comme Idlib ou Lattaquié. En Irak, une commu­ nauté chiite, qui représente 60 % de la population du pays, permet de supposer de larges possibilités de manœuvre pour une telle politique, visant en ­l’occurrence à déstabiliser le régime de Saddam Hussein. Enfin, l’alliance avec l’Iran révolutionnaire – maillon le plus oriental de l’« axe » chiite – revêt dans ce cadre une importance toute stratégique. Comme pour mieux la cimenter, il a été décidé, au cours d’une réunion au sommet de la communauté alaouite, qui s’est tenue durant l’été 1980 à Qardaha, village du président, d’envoyer quelque deux cents étudiants à Qom pour qu’ils se spécialisent dans le rite chiite, ja’fari**. Ce pacte conclu entre le « régime despotique » et la Révolution islamique pose évidemment de sérieux problèmes théoriques aux Frères musulmans syriens. Cet entretien accordé par ’Adnân Sa’ad ed-­Dîn, un des dirigeants de la Révolution islamique, à l’hebdomadaire libanais Al-­Watan al-­’arabî2 en apporte une bonne illustration : […] En ce qui concerne la révolution iranienne, je peux dire qu’à ses débuts, à l’époque du chah, nous éprouvions une sympathie sans *  Au cours de la cérémonie d’investiture du nouveau mufti chiite de Tripoli, désigné pour représenter aussi bien les chiites que les alaouites de la région. (I.  Rabinovich, in G. Stein, op. cit., p. 130.) 1.  Cf. Al-­Nadhîr, nos 35, 37, 38 (été 1981). **  Ja’far  al-­Sâdiq est le sixième dans la succession des imams chiites, il est donc le dernier à être reconnu aussi bien par les ismaéliens que par les chiites duodécimains. Considéré par la plupart des chiites comme le plus grand des imams, et le maître du fiqh (droit musulman) par excellence. 2.  Al-­Watan al-­‘arabi, n° 270, 16-­22 avril 1982.

136          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) réserve à son égard. Quand Khomeyni était en France, il a réaffirmé à plusieurs reprises que l’Iran entretiendrait des relations amicales avec ses voisins*, et qu’il renoncerait à désigner le Golfe sous le nom de « Golfe Persique », pour le considérer désormais comme « Golfe Islamique »… De même, il affirmait alors que son régime ne s’inspirait ni de l’État chiite extrémiste des Safavides, ni de l’État omeyyade, à cause de son opposition aux « Gens de la Maison » [du Prophète], prétendant que son régime trouverait son modèle dans l’État des Rashidûn. Prenant en considération ces déclarations, nous pensions qu’il serait possible de coopérer avec lui… Une fois arrivé au pouvoir, Khomeyni n’a rien réalisé de ce qu’il avait annoncé. Les textes constitutionnels, les communiqués, les articles montrent bien qu’il a suivi une voie tout à fait opposée, à caractère confessionnel très marqué… Nous avons longtemps fait preuve de patience. Nous avons envoyé délégation sur délégation, soucieux que nous étions de préserver de bonnes relations avec l’Iran. À plusieurs reprises, nos interlocuteurs nous ont promis de rectifier leur position, attribuant leur égarement à la pluralité des tendances au sein du régime iranien, au manque d’information, aux circonstances difficiles qu’ils traversaient, etc. Puis, nous les avons vus amorcer leur rapprochement avec le régime de Hâfez al-­Asad… Ils nous ont dit alors : « Nous ne pourrons pas continuer à entretenir des relations avec vous si vous poursuivez vos attaques contre le parti au pouvoir en Syrie. Quand cesserez-­vous de vous acharner sur cette question du confessionnalisme ? » Nous leur avons répondu que si le régime syrien était véritablement fondé sur le système des partis, c’est-­à-­dire si des partis avaient réellement la possibilité de se constituer, nous aurions adopté avec lui la voie d’un dialogue constructif, en toute liberté et sincérité. Mais le régime syrien a choisi la voie du confessionnalisme le plus redoutable… Les renseignements qui nous parviennent indiquent que la situation en Iran est explosive. Les modérés avec lesquels il semblait possible de s’entendre sont assiégés. La revue Al-­Shahid a été menacée d’être dynamitée, pour avoir diffusé l’un de nos communiqués. Nous ne sommes pas disposés à engager avec un tel régime un dialogue par avance condamné à l’échec, puisque des considérations sectaristes l’emportent, dans l’esprit de ses dirigeants, sur les valeurs de simple raison… 1

*  Il convient de préciser que la revue Al-­Watan-­al-­’arabi est publiée à Paris avec le soutien financier de l’Irak. Du reste, l’attentat à la voiture piégée de la rue Marbeuf, le 21 avril 1982, devant les locaux de la rédaction, est selon toute vraisemblance la réponse des services syriens à une série d’articles et d’interviews parus sur la Révolution islamique en Syrie.

Le sens de la crise          137 Le sens de la « modernisation »

La société est le dernier champ d’exécution du « complot alaouite ». Vu la fermeture du système politique, et l’encadrement corporatiste, ce niveau d’action ne revêt pas pour le mouvement islamique une importance prioritaire. Cinq pages sur soixante-­cinq lui sont consacrées dans le Bayân de la Révolution islamique. Manifestement, l’urgence est située ailleurs, et on peut à cette occasion relever la différence de situation par rapport aux années 1940-­1950 quand, laissant l’élite politique et intellectuelle à son isolement ancestral, les Frères musulmans syriens faisaient porter leur effort sur le terrain de l’action sociale : bourses d’études pour l’Égypte et l’Europe, organisation de mouvements sportifs et de jeunesse, activité syndicale dans la plupart des secteurs, particulièrement chez les instituteurs… et même création d’une usine textile à Alep1. C’est aussi à ce niveau que l’on peut véritablement parler d’intégrisme religieux, ou de réaction (raj’iyya), à propos du mouvement islamique, et les textes qui suivent sont sur ce point explicites. Le problème est ainsi posé : Les « sectateurs de l’enfer » sont arrivés au pouvoir pour exécuter un plan visant à éloigner le peuple de sa religion, à l’arracher à ses valeurs, à répandre en lui la perdition et la dissolution… Ainsi ont-­ils agi au niveau de l’information, des programmes scolaires… ou vis­à-­vis des instituteurs et institutrices attachés à leur religion… Tel est le rôle social, d’une importance non moindre que leur rôle politique, que jouent les ennemis de l’Islam dans leur nouvelle conspiration, et qui, sous couvert de « changement social », de « modernisation », d’« occidentalisation » ou de « développement », ne cherche qu’à éloigner la communauté islamique de ses valeurs spirituelles, morales et sociales… Cela pour que s’accomplisse la dissolution de la base, après la reddition des sommets. Ce rôle a été composé par l’« Occident croisé », en remplacement des anciennes Missions dont les activités sont aujourd’hui limitées à quelques régions2 ! Néanmoins, il serait mal fondé de s’arrêter à l’immédiateté du discours. La « modernisation » reste le langage du pouvoir, et en tant que telle il faut bien dire qu’elle est mal « représentée ». Ainsi le problème de la femme : sans doute celle-­ci ne figure-­t-­elle pas au centre des préoccupations des auteurs du Bayân de la Révolution islamique, qui ne lui accordent que cinq lignes (sur 65 pages) pour affirmer prosaïquement l’égalité de ses droits, et en particulier celui de 1.  I. Musa Husaini, The Moslem Brethren, Beyrouth, 1956, p. 73 sq. 2.  Les Musulmans en Syrie et la terreur nosaïri, op. cit., p. 65.

138          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) participer à la construction de la société… dans les limites édictées par l’Islam, et dans la mesure où cela ne nuit pas à ses obligations de femme au foyer*. Mais outre que la polygamie affichée, voire provocante, de certains membres influents de la caste dominante interdit à l’État de se prévaloir de sa mission modernisatrice, il ne suffit pas de créer une « Union des femmes » – une organisation populaire de plus  – pour supposer le problème résolu. Pour l’État finalement, le plus important dans son discours « libérateur » réside moins dans le contenu ou les modalités d’application concrète que dans la nécessité qu’il soit entendu. La « modernité » comme une marque d’allégeance : si la question est encore posée sous la forme de cette équation, ce n’est pas du seul fait du mouvement islamique mais du pouvoir lui-­même**.

La bataille pour l’école

Le secteur éducatif suscite quant à lui un intérêt plus manifeste de la part des Frères musulmans, quand bien même leurs préoccupations restent polarisées par la question du pouvoir. Plus de deux millions de Syriens – soit près d’un quart de la population totale1  –, engagés dans un cycle d’études du jardin d’enfants à l’Université, méritent bien que l’on s’intéresse à eux. Dans les années  1940-­ 1960, quand l’école jouait pleinement ce rôle qui fut le sien – avec l’armée – de « matrice » par laquelle les forces vives de la société pouvaient déboucher dans le système politique, les Frères musulmans peuplaient systématiquement le cadre du personnel enseignant. Aujourd’hui, ils y occupent de solides positions. Et si ce secteur a largement perdu de son importance dans la stratégie du changement social *  D’autres textes, plus virulents, vitupèrent contre l’« agent » Hâiez  al-­Asad qui aurait « promulgué une loi interdisant la polygamie et limitant la répudiation ! » in Les Frères musulmans et le complot contre la Syrie, op. cit., p. 106-­107. Information fantaisiste par ailleurs. **  Un événement significatif comme l’« affaire des foulards » suffirait à nous convaincre, qui au début de l’automne 1981 a ému la population de Damas. Au soir du 29 septembre, les rues de la capitale ont soudain été envahies par des escouades de jeunes filles en tenue léopard de parachutistes qui, ayant dressé des barrages à tous les points névralgiques, arrêtaient systématiquement toute femme –  à pied ou en voiture  – portant un foulard sur la tête (substitut moderne du voile), pour le lui arracher. Ces amazones étaient elles-­mêmes protégées par des éléments des Brigades de Défense de Rif’at al-­Asad, qui ont dû à l’occasion faire usage de leurs armes pour les défendre contre des frères ou des époux atrabilaires. Ce nouvel épisode de la « modernisation à coups de trique » a provoqué quelques remous dans la classe politique, pourtant peu disposée à défendre le traditionalisme, et même déclenché un scénario de crise politique entre le pouvoir et le parti communiste de Khâled Bagdash. 1.  M. Seurat, « Les populations, l’État et la société », in La Syrie aujourd’hui, op. cit., p. 137.

Le sens de la crise          139 – vu le moindre degré d’ouverture du système –, il n’en demeure pas moins un lieu privilégié d’affrontement entre le pouvoir et le mouvement islamique. Il n’est que de lire la chronique d’Al-­Nadhîr pour s’en convaincre : Nous nous sommes soulevés pour défendre notre religion sur laquelle tu [Asad] t’acharnes, espérant la déformer sinon l’éliminer. Faut-­il te rappeler : l’impiété ouvertement exprimée dans les livres scolaires, la terrible offensive contre les valeurs de l’Islam dans les médias, la dissolution des mœurs, voire la débauche dans les appareils du parti et les organisations de jeunesse ? Faut-­il te rappeler : ta commission chargée de dénaturer les pro­ grammes d’éducation religieuse, et te rappeler par la même occasion, toi le héros de la résistance, qu’elle n’était pas ton idée mais une des conditions de la trêve imposées par Israël ? Faut-­il te rappeler le massacre de l’enseignement ? Cinq cents instituteurs démis de leurs fonctions parce qu’ils accomplissaient leur prière. N’est-­ce pas là encore un coup monté contre la religion de cette nation, que seul un esprit confessionnel pourri pouvait imaginer ? […]1 Radiations d’enseignants « suspects » par charrettes entières à tous les niveaux, élimination physique de certains, arrestations en masse dans les rangs étudiants, comme à Alep au plus fort de la crise de mars  1980 : manifestement le régime cherche à rétablir la situation, avec les moyens qui lui sont propres, dans un secteur dont il n’ignore tout de même pas l’importance, pour avoir lui-­même largement exploité en son temps la « filière » école-­armée. De cette situation pourtant, il faut bien dire que l’État est dans une certaine mesure responsable, en ce sens qu’elle est une conséquence directe du laxisme dont celui-­ci a fait preuve durant les années 1970 envers l’implantation intégriste parmi les instituteurs et les professeurs, alors qu’il poursuivait sa chasse aux sorcières contre toute présence « communiste ». À l’évidence, chaque coup de balai « à gauche » renforçait indirectement le courant islamique à l’école. Ainsi, en arrivant au pouvoir, Hâfez al-­Asad a-­t-­il par souci d’« ouverture » laissé les Frères musulmans organiser des cours du soir dans les mosquées, qui pour être gratuits rassemblaient un grand nombre de lycéens soucieux de combler leurs lacunes en langue arabe, et surtout dans les matières scientifiques. Une excellente opération politique pour le mouvement islamique. Concernant ces dernières – les mathématiques et les sciences physiques en particulier –, il faut savoir qu’elles constituent la « voie royale » du système scolaire syrien, jusqu’à l’université. Et là encore, ce système favorise le mouvement islamique, car l’existence ascétique de ses jeunes recrues, leur mobilisation morale font qu’ils se classent la plupart du temps parmi les « bons élèves », ceux qui obtiennent les 1.  Al-­Nadhîr, n° 3, 7 octobre 1979, p. 1-­2.

140          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) meilleurs résultats au baccalauréat et ont ainsi le droit de poursuivre des études de médecine ou d’ingénieur, les lauréats moins brillants optant généralement pour le droit, et les médiocres pour les disciplines littéraires. Au-­delà de l’université, on conçoit le rôle que peut encore jouer le médecin dans sa société, même s’il a quitté depuis longtemps l’avant-­scène de la vie politique. On a vu quelle part active il a tout de même prise – avec l’avocat et l’ingénieur – dans le mouvement du printemps 1980, et le prix qu’il a parfois payé pour cet engagement. Si les Frères musulmans ont exploité au mieux les possibilités d’action que leur laissait le secteur scolaire, obéissant à des motivations qui ne sont certainement pas d’ordre purement scientifique, au moins ont-­ils en un sens « joué le jeu » de l’institution de manière irréprochable. On ne saurait en dire autant du pouvoir –  qui de celle-­ci est supposé être le garant  – et l’accusation portée contre lui de « massacre de l’enseignement », que l’on a relevée dans la citation précédente, prend ici toute sa signification, donnant à reconsidérer une fois encore le poncif de l’État modernisateur harcelé par l’obscurantisme et la réaction. Dès le proconsulat de Salâh  Jadîd en effet, la pratique s’est répandue d’accepter dans les facultés scientifiques – à titre exceptionnel – des étudiants au niveau insuffisant. Sous des prétextes diversement formulés par les slogans de l’heure, d’ ouverture de l’Université, de démocratisation de l’enseignement, voire de prolétarisation ou de révolution, des listes de ces « étudiants exceptionnels », présentés par les différents appareils d’État comme le parti, les organisations populaires ou les mukhâbarât sont venues grossir inconsidérément les effectifs, dans des structures d’accueil par ailleurs mal adaptées à cette situation. Avec le VIe congrès régional du parti Ba’th (avril 1975) et la prise en main par Rif’at al-­Asad du Bureau de l’Enseignement supérieur du nouveau Commandement régional, la confessionnalisation de cette pratique est devenue la règle1, au bénéfice des « étudiants » alaouites qui, par la même occasion, se voient octroyer désormais la part du lion dans la distribution des bourses d’études à l’étranger. La montée du mouvement islamique, et la militarisation qui l’a suivie des organes d’encadrement de la société, de la jeunesse tout particulièrement, n’a fait que précipiter la dégradation du système scolaire et du niveau de l’enseignement. À tous ces lycéens, garçons et filles, embrigadés dans les sections de parachutistes de la Shabîbat al-­thawra (« Jeunesse de la Révolution »), Hâfez  al-­Asad a promis l’entrée à l’université sans qu’il soit tenu compte de leurs résultats au baccalauréat, sous le prétexte que, faisant face aux complots impérialistes et à la réaction, ils n’avaient pas de temps à consacrer aux études. À ce propos, une caricature parue dans le quotidien syrien Al-­Thawra résume parfaitement la triste situation qui prévaut dans le secteur scolaire et universitaire : un étudiant y est représenté sautant en

1.  Elle a été maintes fois dénoncée par Al-­Nadhîr, par exemple n° 26, 21 novembre 1980, p. 22-­24.

Le sens de la crise          141 parachute sur la faculté de médecine… le relevé de notes – médiocres – qu’il tient dans la main ne lui permettait pas d’y entrer par la porte. Entraînés par les Brigades de Défense, ces jeunes miliciens font régner la terreur aussi bien au lycée – où ils assistent au cours le pistolet à la ceinture1 – que dans la rue, comme on l’a vu à propos de l’« affaire des foulards ». Et finalement… ce philistinisme musclé ne nous renvoie-­t-­il pas une fois encore à la perception khaldoûnienne du système islamique ? Lequel, à l’inverse de la tradition platonicienne de la « formation des gardiens », considère l’éducation comme tout à fait incompatible avec la préservation de cette « solidarité communautaire » (’asabiyya), qui seule confère l’autorité. Comme l’écrit très justement E. Gellner, l’éducation revient en ce sens à une « émasculation politique »2 : à l’instar de la soumission aux lois, elle rend inapte à l’exercice du pouvoir. Pour reprendre un clivage déjà évoqué comme un des éléments d’interprétation de la crise actuelle, le gouvernement est un don de la « tribu » à la « ville »3, la première étant entendue non plus dans l’acception étroite de la « bédouinité » (bâdiya), qui lui est généralement donnée, mais comme « ce qui n’est pas la ville… comme un arrière-pays, un flanc de montagne ou l’étendue vague autour d’une cité »4. La seconde – comme « citadinité » (hadâra) – si elle est politiquement infirme et donc totalement dépendante de la première, reste tout de même un centre de civilisation, c’est-­à-­dire de production matérielle et idéolo­ gique. Ainsi la tribu fournit-­elle les gouvernants, et la ville la légitimation morale de leur pouvoir5. La dépendance est donc à double sens. Et on a vu, à propos des alaouites, quel rôle a joué la da’wa nationaliste arabe et socialiste – par ailleurs une idéologie de maîtres d’école – dans leur prise de contrôle de la société. Aujourd’hui, alors que cette légitimation ne cesse de perdre du terrain devant la « montée de­ l’Islam », la ville, toujours elle, se présente comme ce « grand milieu »6 où sont réunies toutes les conditions de la piété. En tant que religion à la dimension grégaire très prononcée, l’Islam n’est pleinement vécu que dans la ville. Par ailleurs, comme il a été plusieurs fois relevé, le mouvement islamique est de recrutement exclusivement citadin. Et en définitive, c’est cette dépendance à l’égard de la polis, l’ordre de la loi et de la connaissance, que le nomos alaouite cherche à briser, en veillant à ce que rien ne soit soustrait à l’ordre de son pouvoir, et donc à « la dédifféren­ciation des instances que régit la constitution d’une société politique »7. Cette machine de 1.  Al-­Nadhîr, n° 31, 21 mars 1981, p. 7. 2.  E. Gellner, Muslim society, Cambridge, 1981, p. 26. 3.  Id., ibid., p. 25. 4.  G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux…, op. cit., p. 472. 5.  E. Gellner, op. cit., p. 31. 6.  Selon l’expression d’un paysan iranien illettré pour désigner la ville. Farhad Khosrokhavar, in « Hassan K., paysan dépaysanné », Peuples méditerranéens, n° 11, avril­juin 1980, p. 24. Hassan K. ajoute par ailleurs : « La prière collective a cent fois plus de mérite que celle qui se pratique individuellement, c’est les oulémas de l’Islam qui le disent et ils ne le disent pas d’eux-­mêmes, tout ça est une prescription du Coran. » 7.  Cl. Lefort, L’Invasion démocratique, op. cit., p. 100.

142          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) guerre, fonctionnant sur le modèle de la « bande », forme irréductible à l’État, investit l’université comme une place forte, mais pour ne rien laisser derrière elle, selon la technique de la terre brûlée. Les chefs militaires – et leurs clients – peuvent ajouter à leur plastron abondamment décoré le titre encore apprécié de « docteur »*, l’ensei­ gnement supérieur est dans un état désespéré, et les diplômes syriens ne sont déjà plus reconnus, pour la plupart, dans les autres pays arabes. 1

Un héritage, un ordre

Pour répondre à cette situation, les Frères musulmans en appellent à un nouvel ordre moral, et se présentent comme les dépositaires de la civilisation, d’un héritage (tourâth) culturel vieux de quatorze siècles – largement idéalisé – qu’ils voudraient préserver des atteintes d’un pouvoir béotien. Les musulmans ont été les premiers à s’adonner à la science et à la connaissance, avec une ferveur égale à celle qu’ils ont manifestée dans l’exercice de leur culte. Ils ont établi le principe de l’école obligatoire dans l’Umma tout entière, anticipant sur ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratisation de l’enseignement. Ils ont ainsi produit des savants dans tous les domaines, leurs professeurs ont rivalisé d’ardeur dans l’éducation des générations successives, sans jamais percevoir aucune forme de rémunération. Aux quatre coins du monde musulman, les mosquées faisaient alors office d’écoles, d’instituts et d’universités… Notre système moderne d’éducation accusait déjà une faiblesse évidente d’ordre spirituel et moral. Pour ce qui est du contenu même de l’enseignement, il était orienté uniquement vers l’acquisition du diplôme qui ouvrirait à son détenteur les portes de la fonction publique. On attendait donc d’une politique scolaire qu’elle aille à l’encontre de cet état de fait. Mais voilà qu’au contraire le mal se propage. Le dictateur confessionnel s’emploie à ramener la nation à un degré zéro de culture, à élever toute une génération dans la sacralisation des valeurs de l’individu et du parti, la distraction et la perdition, en l’arrachant à ses défenses spirituelles et morales. Le niveau scolaire est en chute libre, l’emploi exclusif du dialecte se généralise à mesure que gagne l’analphabétisme. On délivre des diplômes à des individus incapables d’écrire et de penser correctement. Ainsi est-­il devenu urgent de reconsidérer la *  En règle générale complaisamment accordé par les universités des pays « amis », mais aussi occidentaux : ainsi Rif’at al-­Asad, docteur en économie de l’université de Moscou.

Le sens de la crise          143 politique suivie en matière d’éducation et d’enseignement – entre autres les programmes scolaires – en adoptant un train de mesures radicales… Il faut sauver cette génération de la vague de dégradation morale dans laquelle le pouvoir confessionnel voudrait l’engloutir, en faisant d’elle une armée de fonctionnaires, incapable de prendre ses responsabilités et de protéger le pays contre ses ennemis. Il faut préparer militairement et moralement les nouvelles générations, avec des programmes scolaires conciliant authenticité et modernité dans la formation d’­hommes sains1.

1.  Communiqué-­programme (Bayân)…, op. cit., p. 44-­45.

Chapitre IV

Le programme de la révolution islamique

Après l’analyse de la crise faite par les Frères musulmans dans ses ­différentes dimensions, il reste à rendre compte de la finalité qu’ils entendent donner à leur lutte. Les propositions concrètes contenues dans le Bayân de la Révolution islamique en Syrie demeurent notre seule référence sur ce point. Par ailleurs, déjà maintes fois cité, ce document1 n’est ici reproduit que pour ce qui concerne les grandes orientations du programme sur les plans politique et économique. La philosophie sociale qui le sous-­tend transparaît bien dans ces lignes : […] Une société équilibrée, dans laquelle l’individu n’écraserait plus la communauté et la communauté respecterait les droits de l’individu, dans laquelle les classes et les groupes sociaux ne s’opposeraient pas. Une société d’égalité, une nation composée d’une seule classe2… On a vu en introduction que le mot d’ordre du gouvernement islamique était une utopie consciente d’en être une, et que si toute politique doit être conforme au shar’(prescription juridico-­religieuse), il serait faux de croire qu’il n’y a pas de politique en dehors du shar’. Il y a place au contraire pour ce que l’on est convenu d’appeler la politique rationnelle, ou tout simplement la politique (siyâsa), définie comme toute action propre à conduire les ­hommes vers le bien et à les éloigner du mal – même si elle n’est pas édictée par le Prophète et qu’il n’y a pas, en ce qui la concerne, de révélation3, dans 1.  Daté du 9 novembre à Damas, signé par le « Commandement de la Révolution islamique en Syrie » – Sa’îd Hawa, ’Ali al-­Bayânûnî, Adnân Sa’ad ad-­Dîn –, il compte 65 pages. Nous traduisons bayân par : « communiqué-­programme ». 2.  Bayân…, op. cit., p. 48. 3.  In Yadh Ben Achour, « Structure de la pensée islamique classique », Pouvoirs, numéro spécial sur les régimes islamiques, 12, 1980, p. 17-­18.

146          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) la tradition littéraire arabe du Kitab al-­sulûk, bréviaire politique à l’usage des gouvernants, d’Ibn Qutaïba au ixe siècle aux Salafiyya au xixe siècle. Précisément, c’est en reprenant le message de ces derniers que les Frères musulmans syriens plaident en faveur d’un retour des libertés publiques, autant sinon plus que sous la pression du courant laïciste de gauche, et a fortiori libéral. À l’instar d’un Jamâl Eddine al-­Afghânî à la fin du siècle passé, ils considèrent la démocratie comme la marque et la condition du progrès. Et leur plan de réforme, axé sur un retour aux sources de l’Islam, semble directement inspiré des articles de Rashîd Ridâ dans le Manâr, repris dans son ouvrage sur Le Califat ou l’Imamat suprême (1925). Ainsi, du principe énoncé de la consultation (shûrâ), notion obligée de la littérature fondamentaliste qui en a fait, avec la notion de consensus (ijmâ’), la pierre angulaire du régime démocratique en Islam, contrepartie du devoir d’obéissance des croyants au calife. Mais, outre que cette « démocratie » est foncièrement élitiste puisqu’il n’est jamais question que de consulter « les gens qui délient et lient » (ahl al-­hall wal’aqd), autrement dit les notables et les « corps constitués », les oulémas docteurs de la Loi, etc., la shûrâ n’a jamais été véritablement institutionnalisée dans l’histoire de l’Islam1, nonobstant le tableau qu’en dresse le Bayân dans ces lignes. Et donc le système politique proposé par les Frères musulmans est de toute évidence, malgré qu’il s’en défende, largement inspiré de l’expérience historique occidentale en la matière. Pour ne citer que lui, le principe de la séparation des pouvoirs sonne faux pour qui est un tant soit peu familier de l’imaginaire politique islamique2. Mais en tout état de cause, on n’en est plus là, c’est-­à-­dire à se demander si l’expérience démocratique est partie intégrante de l’héritage arabo-­musulman. Comme l’écrit très justement un intellectuel syrien déjà cité, les régimes arabes ne se distinguent en rien par leur degré respectif de despotisme, mais par l’État de maturation de la guerre civile – sourde ou déclarée – qu’ils nourrissent en leur sein3. Et dans ce contexte, la question de la démocratie ne se situe plus au seul niveau du symbole ou de la morale politique, mais en fonction de l’urgente nécessité d’une restauration du système politique, à l’articulation de l’organisation sociale et de l’État. De l’avis d’un nombre croissant d’intellectuels, peu réceptifs au mythe du « despote éclairé », ou de sa variante « démocratique populaire », c’est là la seule issue pour tenter de renverser un processus déjà bien avancé de décomposition du corps social. Celui-­ci est en effet déchiré par des antagonismes qui, faute de déboucher politiquement, sont utilisés et exacerbés par l’État – lui-­même déliquescent et devenu le prêtre nom du tyran – de manière qu’un consensus populaire ne s’organise pas contre lui. 1.  L. Gardet, La Cité musulmane, 4e éd., Paris, Vrin, 1976, p. 174. 2.  La fameuse thèse d’A. Sanhoury, Le Califat, son évolution vers une « Société des Nations orientales », Paris, 1926, défend cette même idée fondée sur un parti pris de mimétisme des principes constitutionnels occidentaux. 3.  B. Ghalioûn, Les Expériences démocratiques dans la nation arabe (collectif, en arabe), Beyrouth, Dâr al-­Hadâtha, 1981, p. 121.

Le programme de la révolution islamique          147 Voici donc quelques extraits du programme politique des Frères musulmans, tel qu’exposé dans le Bayân de la Révolution islamique :

Libertés et politique

[…] Ce serait une erreur monstrueuse que de vouloir régler les problèmes à partir de la réalité présente, du fait du changement profond qui s’est opéré dans la vie des musulmans depuis la [première] image de l’Islam laissée par le Prophète – que Dieu le bénisse et le protège – et derrière lui par les califes Rashidûn. Nul ne conteste que l’Islam fut révélé au Prophète de Dieu, sans confessions ni divergences d’aucune sorte. Aussi la Révolution islamique conçoit-­elle le règlement des problèmes comme un retour aux sources [de l’Islam], sans refuser de recourir à ce qui aura été validé par l’expérience. Les musulmans devront se retrouver sur cette formule unique qui constitue la plate-­forme sur laquelle sera édifié un monde nouveau par-­delà tous les microcosmes de l’anté-­Islam contemporain, formule qui effacera toutes les susceptibilités [communautaires] héritées du colonialisme et entretenues par [nos] ennemis… Les libertés fondamentales […] La Révolution islamique en Syrie proclame aussi haut qu’elle le peut la nécessité pour la Nation [Umma] d’un rétablissement des libertés, aussi vitale que l’air, l’eau et le pain. Toute allégation justifiant une limitation de la liberté, sous quelque prétexte que ce soit, sera considérée comme suspecte, autant que les intentions de ses auteurs, aussi hautes et sacrées que soient leurs convictions. Le mouvement du jihâd béni de Dieu proclame, devant les citoyens et devant tous les ­hommes, les principes constitutionnels suivants : –– égalité de tous les citoyens. Tous les ­hommes sont les enfants de Dieu… Nul ne peut se prévaloir de sa fortune ou de son rang pour dominer autrui… ; –– protection des citoyens. Un des premiers devoirs de l’État est d’assurer la protection des citoyens contre l’arbitraire, les lois iniques, les juridictions d’exception, les pratiques policières, l’exploitation économique, la répression politique et le monopole du pouvoir par un parti, une classe ou une confession, ainsi que contre toute forme d’injustice dans la société… ; –– le régime consultatif [shûrâ].

148          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) Le Prophète – que Dieu le bénisse et le protège – sollicitait toujours les conseils de ses compagnons, ­hommes et femmes, sur toutes les questions, importantes ou non, en temps de guerre comme en temps de paix… La shûrâ est le principe même d’un pouvoir islamique juste, éprouvé par l’expérience historique. C’est, dans la tourmente, une planche de salut contre toutes les formes de dictature, d’un individu ou d’un parti, militaire ou confessionnelle. La Révolution islamique proclame son attachement au régime de la shûrâ de même qu’à toutes les libertés politiques… ; –– la séparation des pouvoirs. Le principe de la séparation des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, est inclus dans le régime de la shûrâ, garant des lois et des libertés… La législation a été révélée jusqu’en de nombreux détails par le Coran, puis expliquée et commentée dans les traditions du Prophète [sunna]. Le pouvoir exécutif agissait alors conformément aux textes, et sans contrevenir en rien à ce qui était établi. Quant au pouvoir judiciaire, ses prérogatives consistaient à demander des comptes aux califes, aux gouverneurs ou aux chefs de l’armée. Que de jugements ont ainsi été rendus à l’encontre d’un calife ou d’un gouverneur, et au bénéfice d’un simple citoyen, musulman, chrétien ou d’une autre confession ! ; –– liberté d’association. L’association en partis politiques est un droit essentiel des citoyens, à la seule condition que ces partis ne soient ni en opposition formelle aux fondements doctrinaux de la nation, ni liés à une puissance étrangère. Il appartiendra à la juridiction compétente de veiller au respect de ces deux conditions et de se prononcer sur toute accusation éventuellement portée contre un parti, de sorte que l’exécutif ne s’arroge pas ce droit pour se débarrasser de l’opposition politique. En fonction de ce qui précède, la Révolution islamique affirme solennellement qu’elle n’a de réserve à formuler à l’encontre d’aucun parti*, étant persuadée qu’en tout état de cause la victoire reviendra au droit… ; –– liberté de pensée et d’expression. La liberté de pensée et d’expression, la liberté de la presse ­doivent être protégées, quel que soit le contenu des opinions exposées et tant qu’elles ne sont pas opposées aux fondements constitutionnels et 1

*  Dans un entretien accordé à É. Rouleau (Le Monde, 13 mai 1981), Ali al-­Bayânûnî semble infirmer ce point fondamental du programme en précisant qu’« après l’éventuelle accession des Frères musulmans au pouvoir, la liberté de constituer des partis ne s’étendra pas aux partis ou aux groupements marxistes, même ceux qui sont actuellement hostiles au régime ba‛thiste ».

Le programme de la révolution islamique          149 doctrinaux de la nation, ou que leur lien organique avec une puissance étrangère n’aura pas été établi… ; –– liberté syndicale. Il faut reconsidérer le système des syndicats en les libérant de la tyrannie du pouvoir et du parti unique, en brisant le lien organique et financier qui les rattache à l’État… ; –– les droits des minorités. Les droits civils et légaux, de même que les libertés individuelles, de toutes les minorités ethniques et confessionnelles seront protégés. L’État est le garant de leurs personnes physiques, de leurs biens et de leur dignité. La reconnaissance de ces droits n’entre pas dans le cadre d’une tactique ou d’un arrangement juridique de circonstance. Elle est un des principes juridiques de l’Islam, tels qu’établis par les textes et mis en pratique par le Prophète… ; –– le pouvoir judiciaire. Suppression de toutes les juridictions d’exception… La loi est le seul maître et les ­hommes sont égaux devant elle, ainsi qu’il était de règle du temps où l’Islam régnait…

Un socialisme moral

Pour ce qui concerne le volet économique de leur programme, les Frères musulmans réfutent un portrait-­robot diffusé par le pouvoir, qui les présente comme les suppôts de la réaction, des « féodaux » et de l’ancienne bourgeoisie dépossédée. En retour, ils professent un socialisme islamique dont les principes ont été établis dans les années 1950, précisément par le chef historique de la branche syrienne du mouvement intégriste, Mustafâ al-­’Alwani1 : une doctrine qui s’appuie sur les bonnes mœurs, qui incite et conduit à la coopération et à l’amitié, non à la lutte des classes. Ce socialisme moral est opposé de manière irréductible à ce que M. al-­’Alwani, à la charnière des années 1950-­1960, désigne sous l’étiquette de socialisme d’extrême gauche, celui-­là même que prétendront appliquer le nassérisme et son épigone ba’thiste : il n’enfonce pas ses racines dans les profondeurs de l’âme humaine ; il ne repose ni sur une religion, ni sur la nature humaine, ni sur une conviction ; il ne peut dès lors être appliqué que par la force et dans un climat de terreur. Comme un trait spécifique du socialisme islamique, les Frères musulmans proclament le droit de 1.  Son livre, Le Socialisme de l’Islam (Ishtirâkiyyat al-­islâm), publié une première fois à Damas en 1959, est devenu la référence essentielle de ce courant de pensée. Les extraits cités sont tirés de « À propos du “socialisme de l’Islam” », Orient, 20, 4e  trimestre 1961, p. 175-­178.

150          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) propriété, en tête des propositions économiques contenues dans le Bayân. Ce droit est néanmoins assorti de certaines conditions, énoncées explicitement dans le traité de M. al-­’Alwani, comme l’interdiction de l’utiliser tel un moyen d’oppression et d’exploitation. Et de même qu’au niveau politique le devoir d’obéissance au souverain est contrebalancé par l’obligation faite à celui-­ci de consultation, au niveau économique le droit de propriété est soumis à l’obligation de l’aumône légale (zakât ou sadaqa)* qui incombe aux possédants. Les Frères musulmans considèrent que cette double dialectique a fait ses preuves dans l’histoire de l’Umma, en apportant tout à la fois la justice et la paix sociales, et la prospérité économique, celle-­ci étant figurée dans un tableau idyllique sous les traits d’une Syrie tout en verdure et bourdonnante de l’activité de ses commerçants et de ses artisans. Sur les problèmes contemporains du développement, ils affichent des positions somme toute assez « progressistes » : développer les acquis de la réforme agraire dans un sens plus favorable aux travailleurs de la terre, relancer la production agricole, protéger le secteur public de sorte qu’il ne soit plus la « vache à lait » de tous les nouveaux nantis et autres profiteurs du régime… Dans le secteur industriel, ils se proposent de régler une fois pour toutes la question ouvrière en appliquant la formule bien connue de la « participation », qui favorise ­l’accès des salariés à la propriété de leur entreprise. Cela étant, certains points de ce programme économique pourront paraître assez fantaisistes à un économiste patenté : outre que l’accroissement de la production, dans une économie totalement dépendante de la rente pétrolière, ne sera jamais qu’un vœu pieux, sur le plan monétaire, le retour à la couverture or dans un pays en voie de développement relève tout simplement de l’hérésie. Que dire alors de l’interdiction du prêt à intérêt (ribâ), reprise dans le Bayân, et dont on sait qu’elle est en fait détournée par certaines ruses (hîla) de procédure bancaire, dans les pays comme l’Arabie Saoudite où elle est effective ? Les extraits qui suivent donnent un aperçu de ce programme économique : L’expérience historique a montré qu’un système économique fondé sur une juste application des principes de l’Islam pouvait assurer l’équilibre de la société, entre l’affirmation d’un idéal moral et religieux, et la réalisation de la justice ici-­bas… Le système économique qui prévaut aujourd’hui en Syrie est inique de la base au sommet, il réunit en lui la corruption de la vie occidentale et les calamités des régimes socialistes : 1

–– le droit de propriété et le secteur privé. *  Termes souvent considérés comme synonymes dans les traités de droit. Plus précisément, la zakât (ou encore : sadaqa) est l’aumône obligatoire, l’un des cinq devoirs religieux de tout musulman (avec la confession de foi [shahâda], la prière, le jeûne et le pèlerinage), alors que la sadaqa est l’aumône surérogatoire, encouragée à titre d’œuvre pie.

Le programme de la révolution islamique          151 Le droit de propriété est garanti et le capital privé encouragé à participer activement à l’économie nationale. Nécessité de libéraliser l’industrie et le commerce extérieur, dans les limites d’un plan d’équilibre entériné par le conseil de la shûrâ. Si certains commerçants font montre d’un goût du lucre immesuré et d’une propension au monopole, il n’en reste pas moins vrai que l’État s’écarte de son véritable rôle dès qu’il tend à devenir commerçant. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille lever toute surveillance sur ce secteur, et se garder d’intervenir pour rétablir l’équilibre quand cela s’avère nécessaire ; –– le secteur public. Le pétrole, le gaz et les ressources minérales sont le bien de la commu­ nauté. Il conviendra de protéger le secteur public, après l’avoir épuré de tous les corrompus, pillards et autres parasites… ; –– l’agriculture. En 1948, l’imam al-­Bannâ revendiquait déjà la limitation de la propriété agricole, au nom de l’Islam et de ses principes économiques… Tout ce que nous demandons, c’est de favoriser l’accès à la propriété de la terre, pour que le paysan puisse enfin récolter les fruits de son travail, se libérer de ses chaînes et de tous les intermédiaires qui exploitent sa sueur au nom de l’État, du parti ou du socialisme, et en finir avec l’injustice des prix fixés au plus bas par le pouvoir despotique… Ce qui a été réalisé en Syrie est contraire aux intérêts mêmes des travailleurs, et dans le secteur agricole particulièrement. La réforme agraire a conduit à l’abandon de nombreuses terres d’État propres à la culture, à une baisse du tiers, voire de la moitié de la production sur les meilleures terres, à la transformation de champs de blé en tas de pierres. Ce sont là des faits bien connus des experts… La Révolution islamique en Syrie est déterminée à relever le secteur agricole, lui accorder la première place dans l’échelle de ses priorités, pour que notre pays redevienne si Dieu le veut ce qu’il fut, une terre d’abondance, une immensité de verdure… ; –– l’industrie. On sait que les Arabes répugnaient à travailler [de leurs mains] dans l’artisanat et l’industrie… L’Islam a été révélé et les a libérés de cette conception erronée. On ne s’étonnera donc pas de ce que la Révolution islamique en Syrie appelle au développement de l’industrie, afin qu’elle couvre les besoins du pays et le libère de la dépendance extérieure. Il faut relancer l’industrie, en particulier dans les domaines où les Syriens ont jadis excellé, et que le pays revienne à ces temps révolus qui ont vu ses produits envahir les marchés arabes et même mondiaux…

152          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) La contradiction entre le capitaliste et l’ouvrier est sans doute ce que la révolution industrielle a sécrété de plus grave dans les sociétés occidentales… Par la suite, l’État a dans certains pays pris la place du capitaliste. Mais la situation de l’ouvrier ne s’est pas améliorée pour autant, simplement l’État prétend désormais exercer son pouvoir au nom de la classe laborieuse… À notre sens, la question ne pourra être réglée qu’en levant cette contradiction et en débarrassant en même temps les ouvriers de leurs tuteurs politiques, quels qu’ils soient. Il faut [pour cela] que les ouvriers puissent accéder au fruit de leur travail, grâce à un transfert en leur faveur de la propriété de l’État dans le secteur nationalisé, par un système de bons à long terme dont le remboursement ne devra pas se répercuter sur le niveau de vie des familles… Les ouvriers participeront ainsi au conseil d’administration, en tant que propriétaires de l’usine ; –– le système fiscal. Un jour qu’un gouverneur demandait à son intendant de lui parler de l’aumône légale [sadaqa], celui-­ci répondit de la manière la plus claire : « Tu m’as dépêché auprès d’eux, j’y suis allé, j’ai pris le trop des plus riches d’entre eux pour le donner aux pauvres, et je suis revenu auprès de toi comme je suis parti. » Telle était la conception de l’impôt chez les musulmans, qui revenait à prendre aux riches pour rendre aux plus nécessiteux et permettre ainsi le maintien de l’équilibre économique et social de la nation. De ce point de vue, nous considérons le système fiscal qui prévaut en Syrie comme injuste, parce que reposant essentiellement sur l’impôt indirect qui ne fait aucune distinction entre le riche et le pauvre… De même son assiette régionale est-­elle injuste, parce que favorisant la ville au détriment de la campagne, la campagne au détriment des zones arides, et la montagne au détriment des autres régions du pays… ; –– le secteur financier. Dans notre pays, la vie financière est tout entière régie par le système capitaliste, avec tous ses défauts. Le socialisme que l’on prétend appliquer est seulement destiné à couvrir le pillage de l’économie, le monopole du pouvoir et l’écrasement des opposants… Bien plus, le régime qui prévaut en Syrie –  si l’on peut appeler cela un régime  – a pris le plus mauvais dans le capitalisme et le socialisme, et laissé le plus utile. Aussi faut-­il le reconstruire de a à z sur une assise légale plus juste. Notamment : –– redonner confiance aux capitaux et investissements arabes… ; –– lutter contre l’inflation et la dépréciation monétaire par un retour à la couverture or, et un accroissement de la production… ;

Le programme de la révolution islamique          153 –– ne pas recourir aux emprunts étrangers [c’est-­à-­dire autres qu’arabes et musulmans] pour l’édification de l’économie… –– convertir le système bancaire, dont la finalité est fondée essentiellement sur le prêt à intérêt (ribâ), en un régime de participation directe à l’activité économique… Interdire le ribâ sous toutes ses formes, en tant que gain illicite. … Le monde a du reste compris les méfaits du prêt à intérêt, et les plus éminents spécialistes, tel Keynes, le tiennent pour responsable des crises économiques. La hausse des taux d’intérêt dans le monde aujourd’hui est à ce titre l’indice d’une mauvaise situation économique, et celle-­ci se rétablit d’autant que les taux baissent… ; –– la zakat [aumône légale]. Le terme de zakat est souvent assimilé à une idée de charité…, contrairement aux prescriptions du Coran et de la sunna pour lesquelles la zakat est un droit spécifique dont la perception et la redistribution aux ayants droit sont assurées par l’État, au même titre que la perception des impôts légaux ou le paiement des salaires… La zakat est ainsi un véritable système d’assurance sociale, mis en pratique par l’Islam avant toutes les autres sociétés… Elle est une obligation et non un impôt, en ce sens qu’il n’est pas du ressort de l’État de la supprimer, ni même de l’amender. Elle est perçue non seulement sur le profit mais aussi sur le capital, autrement dit sur le montant global de la richesse nationale. Elle doit être distribuée dans la région où elle est perçue, et ne peut être transférée d’une région à l’autre qu’à titre exceptionnel, si tous les ayants droit de la région concernée ont été pourvus. L’Islam a déterminé précisément le montant et les modalités de la zakat… La zakat n’entre pas dans le budget de l’État, mais constitue un budget indépendant avec une administration qui lui est propre. Le Gouver­ nement ne peut disposer d’une piastre de ce budget quelle qu’en soit la raison, et fût-­ce pour construire une mosquée, cela pour que les droits des pauvres soient respectés… ; –– suppression du gaspillage et de l’exploitation. Le luxe et l’opulence se sont répandus comme une maladie, les deniers publics ne sont plus l’objet d’interdit. L’exemple venant des sommets du pouvoir, le vol, la corruption et la fraude sont devenus des pratiques courantes dans les organismes publics. Et parmi tous les pays affectés par cette maladie, la Syrie arrive largement en tête. Cela étant, il faudra frapper un grand coup contre ces gaspilleurs…, débarrasser la nation de la corruption…, en finir avec tous les privilèges conférés par une mise en coupe réglée de l’appareil d’État…

154          Le mouvement islamique en Syrie (1963-­1982) La signification de l’intégrisme

L’intégrisme musulman a mauvaise presse en Occident, depuis que la « nuit des Ayatollahs » est venue mettre un terme aux espoirs, sans doute un peu vite échafaudés par quelques mentors de l’intelligentsia, dans la Révolution iranienne et son projet – supposé – de création d’une « spiritualité politique »1. Désormais, la vision d’un V. S. Naipaul – ou la « non-­vision » puisque là encore il est question de Crépuscule sur l’Islam2 – est la mieux partagée. Une chape de confort intellectuel et moral est retombée sur les esprits, pressés de rattraper dans les bonnes certitudes les retards accumulés dans les enthousiasmes perdus. Les vieux démons du rationalisme musclé et conquérant ne craignent plus de s’exprimer ouvertement dans les médias occidentaux, toutes options politiques généralement confondues. Contre un certain « exclusivisme » intellectuel, il faudrait donc, pour comprendre la signification de l’intégrisme musulman, rappeler qu’il est d’abord l’histoire d’un échec. Un échec : celui du projet de création d’un État moderne dans l’Orient arabe. Une histoire… dans laquelle l’Occident précisément est encore une fois directement impliqué puisqu’elle s’ouvre par la fameuse proclamation de Bonaparte à Alexandrie le 1er juillet 1798. Au nom de la République française, fondée sur la liberté et l’égalité, le commandant en chef des soldats de la Révolution y lance un appel à la nation égyptienne pour qu’elle se dresse contre les Mamelouks, présentés comme ses oppresseurs3. On imagine quels trésors d’ingéniosité ont épuisés les orientalistes mis à contribution, pour traduire en arabe de telles notions, totalement étrangères au cadre culturel. Près de deux siècles plus tard, le vocabulaire arabe reste d’une imprécision déconcertante pour ce qui concerne le concept de nation (watan, Umma, qawmiyya ?), alors que le champ du système politique « traditionnel », fondé sur des rapports de consanguinité, de clientèle, d’alliance, de voisinage, etc., est « couvert » avec une grande rigueur. Avec le temps, cette foison lexicographique n’a pas pris une ride, et des traités comme ceux d’Ibn  Khaldoun ou de son épigone Ibn  Azraq ont souvent des accents de modernité qui donnent à méditer sur la réalité du politique dans l’Orient arabe contemporain. Ainsi, et c’est ce que nous voudrions faire ressortir de cet ouvrage, le schéma classique d’un État laïque et modernisateur, en butte aux attaques répétées d’un mouvement intégriste représentant les couches les plus traditionnelles de la société, gagnerait à être passablement révisé. « La tradition ou la mort », titre Le Monde du 13 février 1982, à propos de l’insurrection de Hama, en précisant par ailleurs, sur un ton bienveillant, que la ville est restée raidie dans un 1.  M. Foucault, Le Nouvel Observateur, 16 octobre 1978. 2.  Paris, Albin Michel, 1981. 3.  Cf. I. Abu-­Lughod, Arab Rediscovery of Europe. A Study in Cultural Encounters, Princeton up, 1963, p. 12 sq.

Le programme de la révolution islamique          155 légitimisme confinant parfois au culte de ce que les Arabes appellent takhalluf, l’« arriération ». Sur le même événement, le Times (15  février) de Londres écrit dans un éditorial que « la pensée d’un autre Khomeyni à Damas suffit à faire passer des frissons aussi bien dans l’échine des Arabes que dans celle des Occidentaux ». Il ne s’agit pas de retourner purement et simplement ce schéma au point de faire des Frères musulmans les nouveaux hérauts de la modernisation, mais de comprendre leur audience actuelle en relation au système social. De celui-­ci, on a dit à maints propos qu’il s’apparentait d’une certaine manière au système islamique. Rien d’étonnant, donc, à ce que les Frères musulmans, avec un champ référentiel vieux de quatorze siècles, se présentent aujourd’hui comme la seule force d’opposition au régime, précisément la seule réponse à ce système.

Chapitre I

Les populations

« Le peuple de Syrie est en général musulman ou chrétien : cette différence dans le culte a les effets les plus fâcheux dans l’État civil ; se traitant mutuellement d’infidèles, de rebelles, d’impies, les partisans de Jésus-­Christ et ceux de Mahoriet ont les uns pour les autres une aversion qui entretient une sorte de guerre perpétuelle. » VOLNEY, Voyage en Égypte et en Syrie, 1787.

Volney visite la Syrie dans les années  1783-17­85. La « modernité » de cette citation du célèbre voyageur et le seul fait que nous devions aujourd’hui, près de deux siècles après lui, aborder la société syrienne en reprenant la sempiternelle théorie des confessions religieuses et des minorités ethniques, des chrétiens aux kurdes en passant par les ­alaouites, posent déjà problème. Cette société serait-­elle restée figée au fil des siècles, dans un immobilisme dont Marx assurait qu’il constitue un trait spécifique des civilisations « orientales » ? En d’autres termes, la Syrie aurait-­elle manqué sa « modernisation » ? Ce dernier concept impliquant en premier lieu la création d’une communauté politique et d’un État national. Sans vouloir aller à l’encontre de ce qui peut paraître relever de l’évidence, la double équation que l’on pose généralement ainsi : atomisation confessionnelle =  tradition, et État national =  modernisation, ne nous semble pas entièrement satisfaisante. Non pas que nous voulions joindre notre voix à celles des défenseurs de ce qui pourrait être une

160          Les populations, l’État et la société « authenticité » syrienne ; simplement, ce type d’analyse élude le plus souvent la question des mécanismes socio-­politiques qui per­mettent, ou ne permettent pas précisément, le passage d’une société « traditionnelle » à une société « moderne ». Ainsi, Moshe Ma’oz, qui, dans un article sur « La société et l’État dans la Syrie moderne » (in M. Milson, 1973), rend bien compte de l’échec des politiques de « modernisation » au xixe siècle, en insistant très justement sur la tentative d’Ibrahim Pacha dans les années 191830, mais ne fait que de timides allusions à une donnée de la problématique qui nous semble pourtant essentielle, et dans cette région du monde particulièrement : l’impérialisme. Car il faut bien rappeler que les bouches à feu de la marine britannique ne sont pas étrangères au fait que l’expérience égyptienne ait tourné court, et Abdallah Laroui dans « La crise des intellectuels arabes » (Maspéro, 1974) peut à juste titre parler à ce propos d’un « traumatisme de 1840 » dans les consciences arabes aujourd’hui, qui sentent confusément qu’une occasion a alors été perdue de créer une vaste communauté politique autour du noyau égyptien, à l’instar de ce que réalisera la Prusse pour l’Allemagne ou le Piémont-­Sardaigne pour l’Italie. De cela l’Occident est rendu en grande partie responsable. Pour la suite, à égrener le chapelet des « dates fatidiques » (1920, 1948, 1967), où la « classe » dominante du moment est accusée d’avoir failli à ses « tâches historiques », on comprend bien comment, depuis que la Syrie existe, son développement « naturel », si l’on peut dire, a toujours été entravé par la lancinante « question nationale », comme s’il ne lui avait jamais été donné d’aller jusqu’au bout de ses expériences successives en matière d’organisation socio­politique. Par ailleurs, à en juger par la situation présente, la constitution d’un système étatique hyper­développé ne signifie en rien, comme on le verra par la suite, la disparition de ce phénomène de cloisonnement du corps social. Ainsi nous suffit-­il de comparer cette situation à celle qui prévalait dans les années 1950, lorsque l’État en question n’en était encore qu’à un stade embryonnaire, et sur ce point un intellectuel syrien nous confiait récemment : « Il y a vingt ans, nous étions nassériens, communistes, ba’thistes ou nationalistes arabes, aujourd’hui nous sommes sunnites, chrétiens, alaouites, druzes ou autres. » Force est donc d’aborder cette société par l’énumération des diverses communautés qui la constituent. Mais ce faisant, on gardera toujours à l’esprit les critères de différenciation d’une communauté par rapport à l’autre, lesquels peuvent être confessionnels (chrétiens, ­alaouites, ­druzes…) mais aussi linguistiques, ethniques, voire « nationaux » (Kurdes, Arméniens…), ou encore, et plus simplement, se rattacher à des modes de vie particuliers (les bédouins). Certaines communautés enfin, tels les Arméniens, peuvent être doublement minoritaires, du

Les populations          161 point de vue ethnique et du point de vue religieux. Par ailleurs, il est bien évident que ce sont là des critères purement académiques, qui sont très atténués, sinon inexistants, au niveau de la conscience qu’en ont les individus, laquelle doit plutôt être analysée en référence au fameux concept khaldounien de la « ’asabiyya », ou « esprit de corps ». Ainsi serait-­il tout à fait erroné d’assimiler les luttes qui, dans la vie politique syrienne, depuis 1963 en particulier, opposent les différentes confessions entre elles (druzes, alaouites et musulmans sunnites entre autres), à des « guerres de Religion ». Un autre point mérite que l’on s’y arrête : une telle présentation de notre sujet, en « tranches » en quelque sorte, pourrait donner une image déformée de la réalité de cette société, si mention expresse n’était pas faite des facteurs qui tout aussi bien contribuent à la rendre homogène. En tête de ceux-­ci, la langue arabe, dont T.E. Lawrence pensait qu’elle était une « patrie » pour tous ceux qui la véhiculaient, est assurément un élément de cohésion nationale ; et il n’est pas exagéré de dire qu’en Syrie toute la vision de l’univers se ramène à la dichotomie fondamentale : ’arabî – ajnabî (arabe – étranger)1. Cependant, on saisit l’hiatus qui existe entre ce sentiment national indéniable et l’État actuel des choses qui fait qu’aucune structure politique ne lui corresponde, savoir un État arabe. Et cela est d’autant plus vrai de la Syrie, dont les dirigeants sont toujours en porte-­à-­faux entre un souci de trouver une légitimité populaire et une profession de foi d’arabisme, qui sous-­entend dans le principe même la négation de leur existence. Du reste, à lire le discours idéologique entre les lignes, on remarque que la contradiction est levée grâce à un artifice de rhétorique qui revient à poser l’équation : arabe = syrien. Autre facteur d’unité des « populations syriennes » : l’Islam, la religion de près de 90 % des individus, qui semble aujourd’hui gagner autant de crédit que l’arabisme n’en perd. En effet, de plus en plus nombreux sont ceux pour qui l’idée de nation arabe tend à être reléguée au rebut des « idéologies importées », comme inadaptable à son champ d’application proche-­oriental. Corrélativement, une certaine nostalgie de l’Empire ottoman ne craint plus de s’affirmer, qui voit en celui-­ci l’ultime représentant de l’État islamique. Dans ce registre d’identification, il est bien évident que le lien peut encore plus difficilement s’établir entre l’État et la société syrienne, d’autant que, comme on le verra dans le prochain chapitre, le premier tend à être assimilé dans la conscience 1.  À la télévision par exemple, qu’il soit français, italien ou américain, un film est toujours présenté comme ajnabî sans autre précision. Autre exemple : déchiffrer les caractères latins s’énonce en arabe parlé : lire l’ajnabî...

162          Les populations, l’État et la société collective à cette secte hétérodoxe de l’Islam que sont les alaouites. Dans son dernier ouvrage1, Maxime Rodinson écrit très justement que, pour la masse arabe sunnite, la loyauté va plutôt à l’État idéal qu’à l’État réel. En tout état de cause, on voit que la contradiction entre les deux est insurmontable, que le premier soit arabe ou islamique. Elle se solde par un isolement notable de la classe politique vis-­à-­vis de la société, sur lequel on reviendra plus longuement. Mais par delà cette contradiction, on doit affirmer que le terme même de société syrienne, au demeurant central dans cet ouvrage, reste très ambigu et pour le moins d’un maniement difficile. L’économiste peut s’atteler à l’étude du cas syrien en ne considérant que les comptes nationaux (quitte à montrer la vanité des stratégies économiques dans ce cadre national étroit). L’historien peut s’en tenir aux faits, au niveau politique, sans se soucier de savoir ce qu’ils recouvrent au niveau de l’organisation sociale ; le sociologue, quant à lui, ne peut que jouer les empêcheurs de danser en rond, en affirmant d’emblée qu’il y a malentendu. En effet, s’il est déjà difficile de parler de « société française » ou « américaine » car « de telles expressions peuvent laisser croire à une correspondance directe, à un recouvrement exact entre un champ d’historicité, un ensemble institutionnel et une collectivité territoriale »2, dans un cas comme celui de la Syrie, il se pourrait bien que la formulation n’ait tout simplement plus aucun sens. On verra que l’unité ne peut en aucun cas être réalisée à un niveau purement social, elle est l’œuvre de l’État. D’où le titre de notre contribution3. À ce propos, on rappellera la controverse qui, au lendemain de la Grande Guerre, a opposé le général Gouraud à l’administration chérifienne de Damas sur des questions de dénomination, avant qu’elle ne soit réglée par les armes à Maïsalûn. Le premier refusant l’existence, le mot même de « Syriens », pour ne parler que de « peuples syriens parlant l’arabe », la seconde cherchant à défendre la proposition contraire, mais sur des prémices « nationales arabes ». Ce n’est pas dénigrer l’expérience de Faïsal que de la qualifier de « volontariste », adjectif qui s’applique tout aussi bien à la société syrienne, dans son principe d’organisation, en tant qu’elle n’est pas commandée par une classe dirigeante nationale,

1.  Les Arabes, Paris, Le Seuil, 1979, p. 148. 2.  Alain Touraine. Production de la société, Paris, Le Seuil, 1973, p. 278. 3.  Ce n’est pas un des moindres acquis de la crise libanaise que d’avoir montré que le concept même de société est tout à fait étranger à la réalité arabe, tout imprégnée des concepts islamiques en la matière. Existent seulement le peuple al-­cha’b, confondu avec l’Urama des croyants, et l’État (al-­dawla), au sens d’appareil bureaucratique et militaire mais jamais an sens occidental d’État-­nation.

Les populations          163 de bas en haut si l’on peut dire, mais par un État, lequel se donne précisément pour tâche l’intégration de cette société, de haut en bas. Au départ donc, il s’agit d’un État allogène, et à plus d’un titre : Faïsal n’est pas « syrien » mais membre de la famille royale du Hedjaz ; la « Syrie » dont il hérite, dans son découpage territorial que nous lui connaissons encore aujourd’hui à quelques rectifications près, est le résultat des tractations des chancelleries occidentales, mais ne correspond à aucune unité historique1. Par la suite, l’État colonial occulte quelque temps la domination économique de la classe dirigeante syrienne ; laquelle se retrouve à l’indépendance, plus spéculatrice et rentière que productiviste, incapable de mettre en œuvre un système d’organisation et de fonctionnement de la société, en un mot plus dominante que véritablement dirigeante. Sous la pression du mouvement populaire des années 1950, on verra un nouvel État intégrateur remplacer cette classe dans le contrôle du système social, étendre son appareil à l’administration de tous les secteurs de l’organisation sociale et finalement se substituer à la société elle-­même ramenée au niveau d’une organisation politique. Aujourd’hui, alors que l’État hésite entre le maintien de cette « dé-­socialisation » de la société, moyen comme un autre d’assurer son unité, et la mise en place d’une nouvelle classe dirigeante, qui pourrait soutenir que l’intégration de la société syrienne est achevée, ou, a contrario, que la situation est demeurée inchangée depuis le premier jour de l’indépendance ? Sans doute faut-­il rechercher la réalité entre deux visions excessives de cette société : la première, qui suppose le problème résolu, analyse les faits sociaux et politiques à l’aide de catégories purement idéologiques telles que classe ouvrière et classe bourgeoise, petite-­bourgeoisie, etc., et on ne s’étonnera pas de ce que cette première vision soit celle des auteurs arabes en général, peu disposés à aborder certains problèmes considérés comme tabous ou significatifs d’une société sous-­développée ; la seconde voudrait ramener la complexité et l’hétérogénéité de l’organisation sociale dans un schéma unidimensionnel en termes de commu­ nautés confessionnelles et tribales. On peut citer dans cette ligne un ouvrage récent de N. Van Dam2 qui, nonobstant son immense mérite qui est de nous présenter le jeu politique syrien sous un jour nouveau, passe complètement sous silence le soubassement socio-­économique des luttes intercommunautaires. … 1.  Si l’on peut parler d’une « Syrie historique » (Bilâd al-­Châm), elle correspond en fait à un territoire plus vaste que la Syrie actuelle, englobant le Liban, la Jordanie et la Palestine. 2.  Cité en bibliographie.

164          Les populations, l’État et la société Les Alaouites

Après le Ba’th et l’armée, les alaouites ont depuis peu toutes les faveurs des analystes. Ils complètent ainsi d’une touche ésotérique la trilogie passe-­partout à laquelle on a généralement recours pour expliquer le fonctionnement du système socio­politique syrien. À l’origine pourtant, rien ne prédispose cette communauté à une telle notoriété. Géographiquement regroupés dans le massif montagneux qui porte leur nom, entre l’Oronte et la Méditerranée, dans le prolongement septentrional de la Montagne libanaise, les « partisans d’Ali » n’ont en effet jamais connu un destin historique comparable à celui de leurs voisins du Sud, les maronites, auxquels ils s’apparentent par certains traits de caractère – J. Weulersse1 parle d’une « vigueur de la personnalité ». Et les derniers développements de la crise libanaise ont montré que des alliances tactiques pouvaient même rapprocher certaines factions de ces deux communautés. La secte entre dans l’histoire aux ixe-­xe siècles de notre ère, alors que le Califat abbasside périclite et que la propagande chiite est à son apogée. Elle naît dans ces terres du Bas-­Iraq qui sont le creuset de toutes les doctrines ismaïliennes, à l’initiative d’un certain Ibn Nusaïr – d’où le nom de « nosaïrites » qui était donné à la communauté avant le mandat français – et de là, gagne au xe siècle le Nord de la Syrie, alors sous la domination des Hamdanides d’Alep. La nature propre de la doctrine, fondée sur l’initiation, le secret et l’extrême pauvreté de l’historiographie à son propos – effet de la normalisation sunnite qui gagne la Syrie à partir du xiie siècle – font que nous ne connaissons les alaouites le plus souvent qu’à travers leurs détracteurs les plus venimeux. Tel Ibn Taïmiyya, qui au xive siècle lance contre eux l’anathème, en des termes passés à la postérité : « Sectateurs du sens caché, plus infidèles que les Juifs et les chrétiens, plus infidèles même que bien des idolâtres… [ils] ont fait plus de mal à la religion de Mahomet que les infidèles belligérants, Francs, Turcs et autres… [Contre eux] la guerre sainte est agréable à Dieu. » (in J. Weulersse, op. cit., p. 43.) Autant dire que la doctrine est en elle-­même extrêmement complexe, du moins pour le non-­initié. Si elle affirme son rattachement au tronc commun de l’Islam, manifesté par un conformisme de façade, elle s’en dégage cependant dans le fond selon le principe du « sens caché » (bâtin) : la sécheresse dogmatique de l’Islam orthodoxe pour la masse des fidèles et le sens profond du message divin pour les seuls initiés. Partant 1.  J. Weulersse. Paysans de Syrie et du Proche-­Orient, Paris, 1946, p. 278.

Les populations          165 de là, une interprétation allégorique ouvre la voie à tous les syncrétismes religieux, tous les messianismes, toutes les cosmogonies et les panthéons orientaux. Ce qui explique qu’aujourd’hui encore, dans la mentalité collective des masses sunnites, les Alaouites soient parfois assimilés à des cryptochrétiens ou à des païens invétérés. Et de cette propension au messianisme, propre à la psychologie religieuse de ce peuple, à l’épopée dans les années 1920 de Sulaïmân Murchid, qui, de jeune berger du village de Jobeli Borghal, devient une grande figure régionale en ralliant de nombreux fidèles (40 000) autour de sa prédication, avant de devenir député à la Chambre de Damas (1937), apporte la dernière illustration. Par ailleurs, cette « récupération » du « Messie » [Mahdi] par le pouvoir mandataire, et surtout son ultime aventure séparatiste contre le jeune État syrien en  1946 font qu’il ne jouit pas aujourd’hui d’un grand renom dans l’historiographie officielle. Pourtant, la position des ­alaouites dans leur ensemble ne fut en son temps pas si défavorable à l’installation du mandat français en Syrie. Car depuis six siècles, à résister avec acharnement à la pression de toutes les orthodoxies, ce peuple avait fait de son bastion une prison, et la France, suivant en cela une politique coloniale traditionnellement en faveur des minorités, lui donnait d’en sortir. En août 1920, le général Gouraud créait le « Territoire autonome des Alaouites », qui devenait « État » en 1922, puis « Gouvernement de Lattaquié » en 1930. Le « pays » comptait alors près de 350 000 habitants, dont plus de 200 000 nusaïrîs, le reste étant à peu près également partagé entre sunnites et chrétiens, principalement Grecs orthodoxes, sur une superficie de 6 500 km2. Pour la première fois dans leur histoire, les Alaouites pouvaient quitter leurs hameaux isolés des hautes vallées et « se risquer » dans les bourgs de la montagne, voire même dans les villes du littoral. Dans les années  1930, Lattaquié voyait s’installer ses premiers Alaouites (guère plus de  500 sur un total de  25 000  habitants). Aujourd’hui, ils seraient environ 70 000 contre 100 000 sunnites et 30 000 chrétiens. Il était clair cependant, surtout après le traité franco-­syrien de 1936, que lier son destin à la puissance occupante ne pouvait déboucher pour les Alaouites que sur une impasse politique. Fort heureusement pour ce peuple, il n’eut pas, à l’instar des Assyriens en Iraq, à inscrire son nom au martyrologe de l’histoire et à sacrifier son existence même à la cause de l’État national. La fin tragique de Sulaïmân Murchid, pendu en place publique dans la capitale d’une nouvelle Syrie indépendante et unifiée, lui montrait, s’il était encore nécessaire, l’inanité qu’il y avait à poursuivre dans la voie des aventures autonomistes. Aujourd’hui, les fils de Sulaïmân Murchid apportent d’une manière ou d’une autre leur soutien au régime, en particulier

166          Les populations, l’État et la société Saji, le continuateur spirituel d’une secte qui ne compte pas moins de 160 000 adeptes très fervents, et représente de ce fait une force politique non négligeable au sein d’une communauté, dont le chiffre de population doit dépasser les 900 000 habitants1. Mieux valait donc s’adapter au nouvel ordre des choses. Et dans cette génération qui sort de l’adolescence au moment où la Syrie recouvre son indépendance, les aspirations sont radicalement différentes et s’inscrivent stratégiquement dans le nouveau cadre politique national. À la fin des années 1940, l’enseignement supérieur est encore un privilège réservé aux fils des familles citadines les plus aisées, mais l’école militaire – gratuite quant à elle, comme l’école normale – offre un débouché rapide et plein de promesses. Les premiers lauréats des villages de la montagne, frais émoulus des collèges secondaires, embrassent donc la carrière des armes. En cela du reste, ils ne font qu’obéir à une tradition ancestrale dans cette région du monde qui veut que l’armée recrute essentiellement parmi les éléments minoritaires de la population, tels les Kurdes ou les Tcherkesses par exemple. Tradition reprise à son compte par la France durant le Mandat, pour écarter autant qu’il était possible des cadres de l’armée la majorité sunnite, la plus perméable aux idées nationalistes. Dans les années 1950, c’est dans cette masse d’étudiants et élèves officiers d’origine villageoise et minoritaire (alaouite donc, mais aussi, dans une moindre mesure, druze et ismaïlienne) que le Ba’th fait porter l’essentiel de son action militante. De par sa position subalterne à l’écart des coupes sombres répétées qui, depuis le coup d’État de Husni Zaïm en 1949, ont décimé les rangs de la hiérarchie militaire citadine, cette même génération est prête à prendre la relève du pouvoir à partir de 1963. Après le 8  mars 1963, le « Comité militaire » du Ba’th, dont les membres les plus influents sont alors Muhammad  ’Umrân, Salâh  al-­ Jadîd et Hafez al-­Asad, tous trois alaouites, entreprend la « colonisation » de l’armée par cette communauté, à tous les niveaux, en offrant une retraite anticipée aux dernières « charrettes » d’officiers issus de l’ancienne élite dirigeante, et en les remplaçant par des éléments « sûrs », sortis de leur campagne natale en échange de leur soutien inconditionnel. Ainsi, sur les 700 officiers démis de leurs fonctions immédiatement après la « Révolution », près de la moitié de ceux qui les remplacent 1.  Tous les chiffres de population des différentes communautés ethniques et confessionnelles sont très approximatifs, puisque le recensement de  1960 de la population syrienne est le dernier à faire cas du critère – confessionnel seulement – de répartition. Sur la population syrienne, voir la thèse de 3e cycle de Mouna Liliane Samman : La Population de la Syrie, étude géo­démographique (Paris I, juin 1976), qui prévoit pour 1980 un chiffre moyen de neuf millions d’habitants. La communauté alaouite représente 11 % de ce total.

Les populations          167 sont alaouites. Par ailleurs, nombreux sont les officiers sunnites qui sont envoyés sur le front israélien ou dans l’arrière-­pays, le contrôle stratégique de la capitale demeurant l’apanage de chefs militaires aux attaches communautaires dûment établies (N. Van Dam, op. cit., p. 52). Autant de faits rapportés par des transfuges ba’thistes dans leurs mémoires d’orphelins d’une cause perdue : tels Munîf al-­Razzâz, secrétaire général du Parti en  1965-19­66, dans son livre L’Expérience amère (1967) ou Mutâ’  Safadî dans Le Parti Ba’th : la tragédie de sa naissance et de sa fin (1964). Après le « coup » du 23 février 1966 et l’éviction de Salîm Hatûm et du noyau druze de l’armée en septembre de la même année, la « colonisation » alaouite devient plus systématique sous l’égide du ministre de la Défense, Hafez  al-­Asad. Les positions clés de l’appareil militaire et policier sont méthodiquement investies, telles les mukhâbarât (services de renseignements) de l’armée et de l’aviation. Une consultation électorale légitimise l’auteur du putsch, qui devient ainsi président de la République le 12 mars 1971. Mais la question de l’appartenance confessionnelle du chef de l’État se retrouve posée, et de manière violente, à l’occasion du vote de la Constitution dite « permanente » du 1er février 1973. À la fin du même mois, des émeutes éclatent à Hama, le bastion traditionaliste sunnite, et gagnent rapidement Homs, Alep et le quartier du Mîdân à Damas. Cette agitation, qui se poursuit jusqu’en avril, est motivée par la formulation même du texte constitutionnel, qui ne stipule pas que l’Islam est la religion de l’État. Peu désireux de se battre sur ce terrain dangereux – à l’instar du ­sunnite Amîn al-­Hâfiz qui, neuf ans plus tôt, avait bombardé la mosquée al-­Sultan à Hama –, Hafez al-­Asad cherche la conciliation et amende le projet en y introduisant la clause selon laquelle la religion du président de la République doit être l’Islam. Pour répondre à cet ostracisme dont il est frappé, le pouvoir doit s’appuyer sur son appareil répressif, autrement dit sur l’armée ; et au sein de celle-­ci, dont le loyalisme n’est jamais acquis, sur la communauté alaouite, laquelle est embarquée vers un même destin, suivant le principe : « Anta ma’a Asad, anta ma’a nafsak » (Tu es avec Asad, tu es avec toi­même). Ainsi les Alaouites constituent-­ils aujourd’hui le noyau ­suréquipé d’une partie de l’armée qui, tenant les villes, est destinée à combattre « ­l’ennemi intérieur » ; les autres communautés suffisant à fournir le gros de la troupe nécessaire à la garde des frontières. Certes, la présence de quelques sunnites peut être encore remarquée à des postes de responsabilité dans l’armée, et on cite toujours à titre d’exemple le général Mustafa Tlâs, ministre de la Défense depuis mars 1972, et Naji Jamil, qui commande l’aviation de novembre  1970 à mars  1978. Mais, comme le note très justement N. Van Dam (op. cit., p. 89), ces nominations ne sont

168          Les populations, l’État et la société destinées qu’à donner à l’opinion une image acceptable du commandement, car en fait ces ­hommes disposent d’une marge de manœuvre très limitée et ne peuvent en aucun cas représenter un danger réel pour le pouvoir. Aux échelons immédiatement inférieurs de la hiérarchie militaire, les officiers chargés de faire exécuter les ordres sont alaouites, et plus précisément de la faction de Hafez al-­Asad. Ce dernier point doit être souligné, car on a vu que la communauté n’échappait pas aux divisions intestines, lesquelles s’opéraient suivant des clivages politiques, mais aussi tribaux1 et familiaux. En marge de la chefferie traditionnelle, certaines familles d’origine plus modeste, comme celle d’Al-­Asad précisément, originaire du village d’Al-­Qardaha, ont pu mettre à profit leur position avantageuse dans l’appareil d’État pour asseoir une autorité nouvelle sur la communauté. Les cinq frères du président, qui occupent des postes importants dans le Parti, l’armée et le Gouvernement, sont certainement pour lui une force d’appui non négligeable dans le maintien de cette autorité. Parmi ces derniers, Rif’at  al-­Asad, le plus connu de la presse internationale, commande depuis novembre  1970 les « Brigades de Défense » (Saraya al-­difa’), corps d’élite stationné sur les hauteurs du Qassioun dominant la capitale et chargé d’assurer la protection du régime. Aboutissement de cette logique confessionnelle, l’idée d’un « État alaouite » cesse d’être une simple hypothèse d’école. Elle est aujourd’hui colportée par la rumeur publique, comme une menace qui se réaliserait si le régime devait abandonner la capitale. Conjectures d’intellectuels ? Sans doute. Mais aussi perspective s’inscrivant parfaitement dans cette balkanisation que connaît le Moyen-­Orient depuis les crises chypriote et libanaise de ces dernières années.

Les Druzes

Si les Druzes méritent une attention particulière, ce n’est certes pas en raison de l’importance numérique de la communauté – qui ne dépasse pas 530 000 âmes au total, dont 260 000 en Syrie, soit moins de 3 % de la population2 – mais plutôt pour leur contribution éclatante à l’histoire de la région, et de la Montagne libanaise en particulier. Le temps a passé où le seul nom de ce peuple alimentait les conversations 1.  La communauté est dominée politiquement par quatre grandes confédérations tribales : les Khayyatun, Haddadun, Matawira et Kalbiyya. 2.  Toujours en fonction de l’évaluation de 1980.

Les populations          169 des salons européens, de même que les récits émerveillés des voyageurs illustres, de Volney à Gérard  de Nerval ou Lamartine. Les Druzes ont désormais quitté l’avant-­scène de l’histoire, mis à part le Liban où, durant la guerre civile, ils ont pu momentanément ramener le regard de l’actualité sur eux. La secte prend naissance dans les dernières années du règne d’Al­Hâkim, calife fatimide d’Égypte (début xie siècle). Les extravagances du gardien de l’ismaïlisme officiel, tant dans sa conduite personnelle que dans sa vie religieuse, l’amènent à revendiquer pour lui-­même les attributs de la divinité. Partant de là, la prédication d’Al-­Darazî, puis de Hamza Ibn ’Alî, organise un large mouvement politique et religieux et, avec l’appui tacite d’Al-­Hâkim, proclame l’abolition de toutes les vieilles religions, y compris la chari’a islamique et son interprétation ismaëlite. Après la mort d’Al-­Hâkim (1021), disparu seulement, selon la tradition chiite de l’« imam caché », le culte s’éteint progressivement en Égypte et vient à point nommé pour servir de support idéologique à une vague de révoltes paysannes en Syrie, le terrain de prédilection de ce nouveau prosélytisme étant bien entendu les zones montagneuses (Wâdî Taym Allah sur les pentes du mont Hermon, puis le Sud de la Montagne libanaise) où les nouveaux adeptes démolissent les mosquées, dépossèdent les propriétaires terriens et établissent leur propre système sociopolitique. Phénomène classique des sociétés montagnardes et pourchassées : les Druzes deviennent rapidement une communauté refermée sur elle­même, étanche à toute intrusion, que ce soit par voie de mariage – les unions se font exclusivement à l’intérieur du groupe  – ou même par conversion – le prosélytisme est abandonné. C’est ainsi que s’est constitué, sur un vieux fond tribal arabe, un peuple original et homogène de paysans, avec ses structures sociales distinctes, dominé par sa propre aristocratie de familles dirigeantes (chaïkhs ’Uqqâl pour la hiérarchie spirituelle et machâ’ikh al-­zaman pour le pouvoir séculier). Un trait spécifique du peuplement druze en Syrie est son regroupement à 80 % au Sud du pays, dans le massif volcanique auquel il a donné son nom (en fait, la dénomination officielle a opté pour le « Jabal al-­ ’arab »). D’où une certaine tendance au séparatisme que l’on retrouvera comme une constante dans le destin politique de ce peuple. C’est à la suite des massacres de chrétiens en 1860, dans la Montagne libanaise, et de l’intervention militaire française qui les a suivis, conduisant à la défaite politique des Druzes et à leur émigration, que la colonisation du « Jabal » par ces derniers est véritablement accomplie. La communauté s’organise alors, sous l’autorité éminente de la famille al-­Atrach, en marge de la société ottomane qu’elle protège contre les incursions des nomades, en échange d’une exemption de la conscription militaire.

170          Les populations, l’État et la société L’installation du mandat français en Syrie, avec la proclamation en 1921 de l’« indépendance » du Djebel Druze dans ce cadre, est sans doute l’événement le plus marquant pour la communauté qui se voit accorder une stature politique que sa faiblesse numérique ne lui aurait jamais permis d’espérer. Du point de vue du mandataire, l’avantage à retirer d’une telle construction étatique, pour le moins insolite, ne peut se concevoir que dans l’esprit de la politique coloniale de cette époque, laquelle vise avant tout à donner à la France des « amis » sûrs, dévoués à sa cause et totalement déracinés de leur propre milieu. Ainsi, les Alaouites au Nord, les Maronites à l’Ouest et les Druzes au Sud, l’ensemble constituant un triangle gardien de l’influence française dans un environnement « miné » par le nationalisme et donc destiné à lui échapper tôt ou tard. Pourtant, c’est précisément au Djebel Druze qu’éclate en  1925 une révolte qui reste désormais gravée dans les mémoires comme « La grande Révolution syrienne » (al-­Thawra al-­sûriyya al-­kubrâ), certainement une date capitale dans l’histoire du pays. Avec l’indépendance, le problème du lien entre le Djebel et la capitale du nouvel État se retrouve posé au sein de la communauté, divisée entre une faction « Turchân » (c’est-­à-­dire soutenant la famille al-­Atrach) favorable à un régime d’autonomie, et un large mouvement « populiste » (cha’biyya) conduit par la famille Abû ’Asalî, appuyé par le gouvernement central de Damas et s’identifiant à son idéal national. Sur ce conflit, qui en 1947 dégénère en véritable guerre civile, se greffent des oppositions de classes, les petits propriétaires et la masse paysanne cherchant à ébranler la domination séculaire des Atrach, voire le système « féodal » lui-­même dans ses assises. Sultan al-­Atrach rétablit finale­ ment son autorité, et les fauteurs de trouble sont ostracisés. N’ayant pu venir à bout du bastion séparatiste druze par moyens détournés, l’État se résout finalement à user de la force en mettant en jeu son arsenal répressif, dont la puissance de dissuasion n’a pas encore été expérimentée ; d’abord avec Husni Zaïm (1949), mais surtout avec Chichaklî au début de ­l’année 1954, quand le soulèvement du Djebel, à la suite de l’arrestation de quelques-­uns des fils de Sultan al-­Atrach et d’officiers druzes pour conspiration contre l’État et intelligence avec le royaume hachémite, est énergiquement réprimé par les blindés et l’aviation. Cette dernière date marque un tournant dans l’histoire des rapports entre l’État syrien et les communautés, l’équilibre militaire étant irréversiblement rompu en faveur du premier. Restait alors à la « féodalité » druze une seule politique pour affirmer sa « spécificité » communautaire dans le nouveau cadre national syrien : le coup d’État. Liée à la Grande-­Bretagne par tradition, et donc à la couronne hachémite de Jordanie, elle participe durant la République

Les populations          171 parlementaire à quelques putschs ou à des tentatives avortées, en règle générale pro-­occidentaux : le « coup » de Hinnâwî en 1949, pour répondre aux ambitions de Husni  Zaïm d’imposer l’autorité de l’État, le renversement de Chichaklî en 1954, pour se venger de son action militaire contre la Montagne, la tentative d’octobre 1956, à l’instigation de l’Iraq. Par ailleurs est menée une politique d’infiltration dans les appareils de l’État, l’armée principalement, et dans le parti qui, en 1963, s’empare du pouvoir. Ce qui permet à la communauté d’émettre quelques prétentions face à la suprématie alaouite, durant le court laps de temps qui correspond au « règne » d’Amîn al-­Hâfiz (sunnite) (fin 1964-­début 1966). Pour s’imposer contre lui, Salâh  al-­Jadid (alaouite), commandant en chef de l’armée, s’entoure d’officiers alaouites et druzes, et renforce son contrôle de l’armée, de l’aviation et des forces spéciales. Après le « coup » du 23 février 1966 qui le porte finalement au pouvoir, la coopération entre les deux communautés contre l’autorité civile (à majorité sunnite) n’a plus raison d’être. En septembre de la même année, le colonel Salîm Hatûm (druze) – un des conjurés du 23 février – tente un coup de force pour enrayer l’inexorable ascension de la communauté alaouite vers le pouvoir total. Et c’est finalement le général Hafez  al-­ Asad, maître de l’aviation, qui redresse in extremis la situation en faveur de Salâd  al-­Jadid, obéissant en cela à des motivations principalement confessionnelles puisque, comme on l’a vu, sur le plan politique tout séparait les deux ­hommes. La malheureuse tentative de Hatûm, par la vague d’arrestations et de purges qu’elle a provoquée parmi les officiers druzes, sonne le glas de cette communauté en tant que bloc politique autonome et influent.

Les Chrétiens

Qui sont ces « chrétiens d’Orient » dont la dénomination aussi savante que pléthorique, suivant les différents rites, a de quoi rebuter l’esprit le plus curieux ? Pour simplifier à l’extrême, disons que la situation actuelle de cette grande famille est le résultat de deux séries de scissions : la première, dans le courant du ve siècle, avec comme date essentielle le concile de Chalcédoine en 451, à partir du tronc commun de l’Église orthodoxe et pour divers motifs d’ordre doctrinal ou politique ; la seconde, du xvie au xixe siècle, au sein même de chaque rite ainsi constitué, entre une fraction faisant déclaration d’allégeance

172          Les populations, l’État et la société au pape de Rome (chrétiens dits « uniates ») et l’autre restant fidèle à elle-­même. En ce qui concerne la Syrie plus particulièrement, dans son découpage géographique actuel, le fond du peuplement chrétien est constitué par la communauté des Grecs orthodoxes, autrement dit la survivance du rameau central de la chrétienté orientale. Du point de vue numérique, elle est du reste une des trois communautés chrétiennes les plus importantes1 du Proche-­Orient, avec les maronites au Liban et les coptes en Égypte. Il est toujours difficile d’évaluer l’importance numérique des communautés confessionnelles en Syrie puisque le recensement de la population ne fait pas cas de ce mode d’identification. Les Grecs orthodoxes seraient aujourd’hui environ 240 0002, auxquels on peut ajouter 80 000 melkites (dits « Grecs catholiques », du fait de leur ralliement à Rome en 1724), principalement répartis le long du front maritime du pays, Lattaquié pouvant être considérée comme la métropole de la communauté, et dans quelques villages de la Montagne alaouite (Sâfîtâ et le Wâdî al-­Nasârâ, vallée des ­chrétiens), dans la plaine du Ghâb et à Alep, puis, en allant vers le Sud, à Damas, le siège du Patriarcat (que l’on continue d’appeler « Patriarcat d’Antioche »), surtout dans le vieux quartier de Bâb Charqî, dans les villages des contreforts de l’Anti-­Liban (Saïdnâyâ et Ma’lûlâ), enfin dans quelques villages du Haurân et du Djebel Druze. Est-­ce la manifestation d’un profond enracinement dans le milieu, les Grecs orthodoxes sont de loin les plus « arabes » des chrétiens orientaux, dans leur conscience et leur culture. Parmi les premiers, ils se rallièrent à la cause de l’arabisme et Sâti’ al-­Husrî, l’un de ses plus éminents théoriciens, écrit à propos de l’élection d’un Arabe au Patriarcat d’Antioche en 1899, à la place d’un Grec comme le voulait la tradition, qu’elle fut 1.  Les Grecs orthodoxes constituent la moitié de la population chrétienne en Syrie, si l’on ne tient pas compte de « l’apport » arménien (le tiers dans le cas contraire). 2.  On a vu que le recensement officiel de  1960, première source « sérieuse » en la matière, était le dernier à considérer la répartition confessionnelle de la population syrienne. Il y avait alors 92,1 % de musulmans, 7,8 % de chrétiens (soit 345 000) et 0,1 % de juifs. À supposer ces pourcentages à peu près stables sur vingt ans, on peut estimer la population chrétienne en Syrie aujourd’hui à 700 000 habitants. Concernant la répartition de la population au sein de la communauté chrétienne elle-­même, entre les différents rites, on doit se reporter à une estimation de 1943 (citée par A. Hourani, Minorities in the Arab World, Oxford 1947, p. 76, et R. B. Betts, op. cit., p. 101) qui correspond à une population chrétienne de quelque 400 000 habitants, et, supposant encore un comportement démographique égal d’une communauté à l’autre, de 1943 à nos jours (ce qui n’est du reste pas évident, vu les options politiques et idéologiques très diversifiées de ces communautés, lesquelles jouent un rôle non négligeable sur leur propension à l’émigration), multiplier les chiffres de  1943 par  7/4 pour obtenir la répartition actuelle. Les chiffres de population que nous proposons dans ce chapitre ont été obtenus de cette manière, et doivent plutôt être considérés comme des ordres de grandeur.

Les populations          173 « la première vraie victoire du nationalisme arabe ». Leur participation au mouvement national, tant politique qu’intellectuelle, ne s’est jamais démentie par la suite, au fil des générations ; et l’on cite toujours, à titre d’exemple, l’évêque de Hama qui fut vice-­président de la Conférence panarabe de Bloudan en 1937, Fâris al-­Khûrî, une des grandes figures de l’histoire nationale, seul chrétien à avoir accédé au poste de Premier ministre (en 1944 et en 1955), sans oublier des intellectuels qui ont contribué à l’édification de la pensée nationaliste arabe tel Constantin Zuraïq, qui fut le premier recteur de l’université de Damas, ou bien sûr Michel  ’Aflaq, le « père fondateur » du parti actuellement au pouvoir. Au nord et à l’est de Homs cesse la domination de la chrétienté byzantine et s’épanouissent toutes les communautés schismatiques. Ainsi les nestoriens, aujourd’hui également appelés « Assyriens », qui quittent l’orthodoxie à Éphèse en 431 et connaissent une histoire brillante avant d’être exterminés par Tamerlan : au nombre de 15 000, selon notre estimation, répartis dans la Djézireh et le long de la haute vallée du Khâbûr. Leur langue vernaculaire est le syriaque moderne. La branche uniate de la communauté (depuis le xvie siècle), les chaldéens, beaucoup mieux représentée sur le plan régional puisqu’elle est en Iraq la première communauté chrétienne en importance (le siège du Katholikos est à Bagdad), ne compte en Syrie que quelques milliers de fidèles (9 000), à Alep et en Djézireh. Les Jacobites ou Syriens orthodoxes, ou encore orthodoxes non chalcédoniens, comme ils se présentent parfois pour bien préciser leur origine doctrinale et historique : environ  70 000. Pourchassés par les Turcs durant la Première Guerre mondiale, ils quittèrent la région de Mardin pour s’installer dans les terres vierges de la Djézireh (Qâmichlî, Hassaké), à Homs, siège du nouveau Patriarcat, et à Damas. Ramenée dans le giron romain depuis 1783, la communauté des Syriens catholiques a connu le même destin dramatique en Cilicie et à Edesse durant la Grande Guerre : 28 000  personnes, toujours en Djézireh, à Damas et à Alep, mais ils sont également bien représentés dans toutes les grandes villes du Moyen-­Orient. La première des Églises chrétiennes orientales à reconnaître l’autorité du Pape (xiie siècle), les Maronites, dont le destin est intimement lié à l’histoire de la Montagne libanaise, sont en Syrie quelque  23 000, regroupés à Damas, à Alep et dans le Wâdî al-­Nasârâ. Reste à faire une allusion rapide aux rites latin et protestant (une dizaine de milliers de fidèles pour chacun en Syrie) dont l’existence au Moyen-­Orient est le fruit du prosélytisme des congrégations religieuses occidentales durant la seconde moitié du xixe siècle, avant d’aborder la communauté chrétienne la plus importante en nombre

174          Les populations, l’État et la société en Syrie après les Grecs orthodoxes : les Arméniens. En toute rigueur, ceux-­ci ne devraient pas figurer dans ce chapitre sur les « Chrétiens de Syrie », ni être considérés comme une minorité confessionnelle fût-­elle « non autochtone », puisque, par le fait de leur spécificité historique, linguistique et ethnique, ils constituent une nation, parmi toutes les nations que l’histoire dramatique de cette région du monde, faite d’invasions et de génocides, a laissées « inachevées ». Une nation qui compte aujourd’hui environ 5,6 millions d’­hommes, dont 3,5 en urss, un demi-­million en Amérique du Nord. L’origine de la communauté, comme celle des coptes et des jacobites, remonte au concile de Chalcédoine, la scission étant motivée par des raisons politiques, une volonté d’indépendance vis-­à-­vis de Byzance, plutôt que par des querelles véritablement doctrinales sur la nature du Christ (à noter l’existence d’une branche uniate depuis le xviiie siècle, dite des « Arméniens catholiques », qui regroupe en Syrie près de 30 000 fidèles). Au début de ce siècle, la réponse turque à la montée du mouvement national arménien, sous forme de massacres organisés en 1894-18­96, en 1909, en 1915-­1917 (1,5 million de morts selon Minority Rights Group Report no 32)1, attire l’attention du monde sur ce peuple d’Anatolie orientale. En avril  1920, la conférence de San ­Remo propose la solution d’un mandat sur l’Arménie, qui serait confié aux États-­Unis. Mais la défection du Sénat américain et surtout l’offensive kémaliste en septembre – avec l’accord tacite de Moscou – réduisent à néant ce projet. Première étape sur la route de la diaspora arménienne, la Syrie, déjà peuplée de fortes minorités chrétiennes, reçoit alors le flot principal des réfugiés. De 5 000 en 1914, sur un territoire correspondant à la Syrie et au Liban actuels, la population arménienne passe, à la veille du dernier conflit mondial, à un chiffre de 100 000 âmes pour la seule Syrie (et 80 000 pour le Liban). Les premiers immigrés s’entassent dans les banlieues sordides des grandes villes du Proche-­Orient, principalement Alep et Beyrouth, mais très vite la situation économique de la communauté se rétablit et s’affirme même dans certaines branches d’activité comme le commerce et l’artisanat (bijouterie, photographie…) ou l’industrie, les portes de l’administration lui étant fermées du fait de son ignorance de la langue arabe (« Parler l’arabe comme un Arménien » est à peu près synonyme de notre expression : « parler le français comme une vache espagnole »). Aujourd’hui, près de 180 000 Arméniens vivent en Syrie, en bonne intelligence avec le reste de la population mais toujours jaloux de leur particularisme, même si, les années passant, l’éventualité 1.  London, 1878. The Armenians, p. 8.

Les populations          175 d’un « retour » semble de plus en plus problématique. Si l’on ne tient pas compte bien entendu de la possibilité, ouverte depuis 1945, d’une installation en Arménie soviétique, qui, pour des raisons évidentes, n’a suscité qu’un engouement très passager puisque 25 000  Arméniens seulement ont quitté la Syrie et le Liban pour rejoindre le sol natal. Naturellement solidaires des chrétiens dans le pays, ils suivent néanmoins scrupuleusement une règle de conduite qu’ils se sont imposée dès l’origine et qui leur interdit de s’immiscer dans les affaires politiques du pays d’accueil. Ainsi, la vie politique ne déborde que très rarement les cadres de la communauté, même si les affrontements idéologiques qui ébranlent celle-­ci de temps à autre (au moment de l’élection du Katholikos en particulier, le Katholicos de tous les Arméniens siégeant à Etchmiadzine en Arménie soviétique, celui de Cilicie, qui représente les Arméniens de Syrie et du Liban, à Antélias, dans la banlieue de Beyrouth), entre « pro-­soviétiques » et « pro-­occidentaux », peuvent sembler somme toute manquer d’originalité. La règle de la non-­immixtion n’a pas toujours suffi pour qu’aux yeux de la masse sunnite ce flot d’immigrants passe inaperçu, d’autant que ceux-­ci ont pu parfois se laisser manipuler par la politique du mandataire contre le mouvement national, comme en 1925 par exemple lorsque les bataillons arméniens sont chargés de réprimer les insurgés, ou en 1930 lorsque l’opinion publique est secouée par des rumeurs selon lesquelles un « foyer national » arménien serait créé en Syrie du Nord­Est. Cependant, au-­delà de ces quelques écarts de comportement, il faut bien admettre que c’est l’entrée en scène de cette nouvelle « minorité » en Syrie, au lendemain de la Grande Guerre, conjointement à d’autres de la même origine géographique comme les Jacobites ou les Nestoriens, qui en elle-­même pose alors problème, en ce sens qu’elle renforce considérablement la position des chrétiens dans le pays. L’exemple d’une ville comme Alep est sur ce point très éloquent : de  22 000  habitants en  1890, la population chrétienne de la ville passe à  59 000 en  1925, alors que dans le même temps le nombre des musulmans n’a crû que de 4 000 sur 115 000. Au milieu des années 1950, les chrétiens d’Alep sont 136 000, dont deux tiers d’Arméniens et 10 % de jacobites, Syriens catholiques et chaldéens. À l’échelle du pays tout entier, une estimation officielle établie en  1943, à la veille de l’indépendance, fait état d’une population chrétienne de plus de 400 000 habitants sur un total de 2,8 millions de Syriens soit un pourcentage de quelque 15 %. Outre cette croissance conjoncturelle très rapide du chiffre de leur population, les chrétiens peuvent alors se prévaloir d’une position traditionnellement favorable dans la pyramide sociale, comme le montrent ces chiffres : un taux d’urbanisation de 50 % en 1943, 32 % de la population

176          Les populations, l’État et la société scolaire syrienne en 19381. Toutes conditions pour que la communauté nourrisse quelques aspirations politiques, durant ce que l’on pourrait considérer comme « l’âge d’or » des chrétiens de Syrie, la période du mandat dans une certaine mesure, mais surtout la première décade de la Syrie indépendante, jusqu’à l’Union avec l’Égypte en 1958. Or, dans ce domaine, il n’est de choix pour une minorité qu’entre deux lignes politiques qui la situent par rapport à l’État, à l’extérieur ou à l’intérieur. L’obstacle le plus évident à la réalisation de la première tient au fait qu’en Syrie la communauté chrétienne ne forme pas un groupe homogène géographiquement, comme cela est le cas au Liban – encore que de manière imparfaite  – où l’idée d’un repli sur le Kesrawan est toujours envisagée comme une solution possible, et comme cela est le cas en Syrie pour les communautés alaouite et druze. À l’origine pourtant, cette solution ne laisse pas de retenir l’attention du mandataire qui envisage – discrètement – une colonisation par les réfugiés chrétiens d’Anatolie de toute la province de Djézireh – où les premières prospections laissent espérer l’existence de vastes champs pétrolifères – qui échapperaient ainsi à l’emprise des « Nationalistes » syriens. En 1930, le cardinal Tappuni, patriarche des Syriens catholiques, se fait même l’avocat du projet devant la Société des Nations, mettant en avant l’importance de la population chrétienne et « non arabe » de la région pour en réclamer l’autonomie politique. Cependant, de telles prises de position ne suffisent pas à définir une ligne d’action politique qui vaudrait pour l’ensemble de la communauté. En effet, nonobstant un sentiment communautaire réel et très profond, les chrétiens ont été traditionnellement les plus ardents zélateurs de l’idée d’État-­nation en Syrie. Bien plus, ils en ont été les instigateurs et il suffit de rappeler pour s’en convaincre le nom de Butrus al-­Bustânî qui dès  1860 fait entrer dans le vocabulaire de ses contemporains un terme nouveau : Al-­watan (la Patrie), appliqué à un concept tout aussi hardi, celui de « Syrie » comme « pays », avant qu’Adib Ishaq ne vienne élargir le cadre de références à une « nation arabe ». La situation particulière des chrétiens, en contact privilégié avec l’Occident, les prédisposait à jouer ce rôle de courtiers de l’idée d’État national dans un Orient arabe et musulman, totalement étranger à celle-­ci. Au milieu du xixe siècle, cette proposition d’al-­Bustânî d’un État séculier bâti sur le principe : Al-­Dîn lillah, al-­Watan lil-­jamî’ (La religion pour Dieu, la patrie pour tous), était assurément révolutionnaire. Si elle l’est toujours en 1979, ce n’est pas faute pour les chrétiens de l’avoir défendue, 1.  Tous ces chiffres sont tirés de R. B. Betts, op. cit.

Les populations          177 non qu’ils fussent en cela plus « occidentaux » ou plus « avancés », mais parce que de fait c’était pour eux la seule solution pour sortir du ghetto politique dans lequel les avait enfermés la « Cité islamique ». Ainsi dans les années 1950, au faîte de leur puissance, les chrétiens participent-­ils activement à la vie politique et parlementaire du jeune État et aux élections législatives de 1954 – la seule consultation démocratique qui n’ait jamais eu lieu dans le pays – ils remportent 16 sièges de députés (parti national, parti du peuple ou indépendants), cependant que l’État réprimait encore au début de cette même année une révolte séparatiste dans le Djebel Druze, et deux ans auparavant un soulèvement alaouite sous la conduite de Mujib al-­Murchid, le fils de Sulaïmân, tué dans la bataille. Aujourd’hui, au terme de la « Constitution permanente » de  1973, un Syrien chrétien ne peut briguer la fonction de président de la République. À cette disposition légale, preuve manifeste que l’État national a fait long feu, il faut chercher plusieurs raisons. D’abord, sans aucun doute, l’hostilité des masses sunnites, encadrées par la hiérarchie religieuse, à l’égard de tout ce qui pourrait remettre en cause la prééminence de l’Umma des Croyants sur les communautés « protégées » (dhimmî). C’est ainsi par exemple qu’en 1955, un imam de la mosquée des Omayyades devait déclarer qu’en ce qui le concerne il se sentait plus proche d’un musulman indonésien que du Premier ministre chrétien de son pays (Fâris al-­Khûrî). Cependant, la faillite de l’État moderne, tel que l’avaient rêvé les intellectuels chrétiens du siècle dernier, s’explique avant tout par le fait qu’il a été à l’origine un État bourgeois libéral sur le modèle occidental et de sorte qu’il n’a pu survivre à la classe à laquelle il s’est identifié. L’Union avec l’Égypte en  1958 sonne le glas de la bourgeoisie syrienne, chrétienne pour une bonne mesure, qui choisit de quitter le pays pour se réfugier au Liban ou en Occident. Les motivations de l’exode sont économiques certes (les premières mesures de nationalisation), mais aussi politiques et idéologiques, le nassérisme étant perçu par cette classe comme un retour en force de l’« État oriental » (la seule constitution à avoir proclamé l’Islam religion d’État en Syrie est justement celle de la République arabe unie), et donc comme un danger à terme pour la communauté. Idéologiquement, le Christianisme oriental n’a pourtant pas toujours été assimilé à l’esprit de libre entreprise et à la fin du xixe siècle, les chrétiens syriens, encore eux, ont introduit dans le monde arabe les idées et concepts socialistes. Il n’est que de citer les noms de Farah Antoun, de Chibli Chumayyil ou de Nîqûlâ Haddâd. Mais la plate-­forme idéologique des classes intermédiaires qui s’emparent du pouvoir dans la plupart des pays arabes du Moyen-­Orient au début des années  1960 (Socialisme arabe, Ba’th…), puisant son inspiration

178          Les populations, l’État et la société directement aux sources du léninisme, ne doit rien à ces précurseurs d’un socialisme conçu – là encore – sur le modèle européen, c’est-­à-­dire en supposant l’existence d’un cadre social et politique démocratique. Sur la question religieuse, ces nouveaux idéologues, en quête d’une spécificité nationale et hostiles par principe aux schémas rationnels (et/donc « occidentaux ») de la génération précédente, sont naturellement enclins à grandir le rôle de l’Islam pris comme ordonnateur de la Cité. Ainsi Michel ’Aflaq, le plus éminent d’entre eux, qui, dans une homélie prononcée à l’université de Damas durant sa première période militante (1943), à l’occasion de la commémoration de la naissance du Prophète, voit en l’Islam « l’expression la plus pure du génie de l’Arabisme ». Par rapport à la nation arabe définie par un Sâti’ al-­Husrî – par ailleurs musulman – en dehors de toute référence religieuse, on mesure le chemin parcouru en une génération. Et c’est précisément ce chemin, pris à contresens du sécularisme, qui, à la fin des années 1950 et jusqu’en  1966, amène une fraction importante de la population chrétienne à émigrer de Syrie. Une estimation du début des années 1960 évalue à plus d’un demi­million le nombre de Syriens ayant quitté leur pays pour le Liban ou l’Europe, dont une moitié de chrétiens. En quelques années, la part chrétienne de la population syrienne diminue de moitié, pour se stabiliser à quelque 8 %. Des quartiers entiers sont désertés dans les villes à forte densité chrétienne telle Alep, où le chiffre de la population de la communauté passe de 123 000 en 1943 à 88 000 en 1960, malgré l’accroissement naturel sur dix-­sept ans. Fait concomitant, le taux d’urbanisation de la population chrétienne s’accroit très rapidement (2/3 en 1960 contre 1/3 pour les musulmans), celle-­ci se regroupant sur six agglomérations principales : Alep, Damas, Homs, Lattaquié, Qâmichlî et Hassaké. L’exode a touché bien entendu la classe la plus aisée au sein de la communauté (entrepreneurs agricoles, industriels, commerçants…), mais aussi une grande partie de la petite bourgeoisie du commerce et de l’artisanat qui gravitait autour de la précédente. L’importance des chiffres cités indique bien qu’il ne s’agit pas simplement des quelque « cent familles » qui dans tous les pays font toujours les frais d’un changement politique radical. Le nouveau régime syrien ne cherche pas à retenir ces émigrants, dont la seule existence dans le pays posait en elle-­même un problème, social d’abord mais aussi confessionnel. Aujourd’hui, l’apport des chrétiens dans la vie économique et culturelle semble « normalisé », c’est-­à-­dire en concordance avec leur pourcentage dans la population totale du pays. Ainsi, d’après les statistiques officielles du ministère de l’Éducation, on peut évaluer la population scolaire chrétienne pour les dernières années à environ

Les populations          179 10 % du total, avec néanmoins une représentation plus forte de celle­ci au niveau du cycle secondaire (1 pour 6). Le « Mouvement de redressement » du général al-­Asad a entrepris depuis novembre 1970 de favoriser le retour de ces « enfants prodigues » pour relancer la machine économique dans le pays, mais il ne semble pas que ses encouragements aient quelque chance d’aboutir à un résultat tangible, malgré des circonstances en un sens propices, comme la guerre civile libanaise par exemple.

Les Kurdes

Minorité ethnique et non plus confessionnelle (ils sont sunnites pour la quasi-totalité), les Kurdes représentent en Syrie moins de 7 % de la population, soit 600 000 habitants. Si l’on excepte les foyers isolés des grandes villes (à l’origine, garnisons installées par les Ottomans pour assurer la sécurité de la province), en particulier à Damas, le quartier dit « kurde », au pied du mont Qassioun, les Kurdes sont géographiquement répartis sur les frontières nord et nord-­est du pays, en trois foyers principaux. Soit, d’ouest en est : Le massif du Kurd-­Dagh – ou Montagne des Kurdes – au Nord-­Ouest d’Alep, limitrophe de la plaine d’Antioche. Région de forte densité de population, puisque les Kurdes y sont près de 150 000, vivant essentiellement du travail de la terre. La région d’’Aïn ’Arab, à l’Est d’Alep, sur la rive gauche de l’Euphrate, dans l’enclave dessinée par le fleuve et la frontière turque (environ 30 000 habitants). La Haute-­Djézireh, sur une ceinture de 20 à 60 km de large, le long de la frontière turque entre le Khâbûr à Ra’s al-­’Aïn et le Tigre à son passage en territoire irakien, soit près de 300 km de distance. C’est la plus grosse agglomération de population kurde en Syrie (plus de 300 000  habitants sur une population totale de cette région de  450 000 habitants), en quelque sorte la continuation géographique du Kurdistan « turc », zone de transhumance traditionnellement disputée entre les tribus arabes chamelières des Chammar, Tay et Beggara, et les tribus kurdes semi­nomades moutonnières des Milli, Dakkori et Haverkan, descendant des montagnes de l’Anti-­Taurus, et de la région du lac de Van. Descendants de tribus indo-­européennes installées dans la région depuis plus de quatre mille ans, ils s’identifient eux-­mêmes à ces peuples montagnards qui ont combattu Sumer, Babylone et les Assyriens.

180          Les populations, l’État et la société Toujours présents depuis dans l’histoire proche-­orientale, ils ont manqué au cours de ce siècle la réalisation de leurs aspirations nationales. Prévue par le traité de Sèvres de 1920, la création d’un Kurdistan indépendant a été remise en cause par les campagnes militaires d’Ataturk ; et l’éphémère République de Mahabad en Iran (1941-­1946) n’a guère eu plus de chance face aux armées du Chah. Aujourd’hui les Kurdes sont la plus grande nation du Moyen-­Orient à ne pas disposer d’un État – les diverses estimations font osciller le chiffre actuel de sa population entre 10 et 16 millions. Résultat déconcertant que celui du découpage politique de la région par les puissances occidentales, puisque des peuples dont les caractères nationaux sont peut-­être les plus achevés, tels les Kurdes ou les Arméniens, sont précisément les seuls à ne pas disposer d’un État indépendant ! Durant le mandat français sur la Syrie, quelques vagues d’immigrés, fuyant la répression kémaliste contre le mouvement kurde d’Anatolie (Chaïkh Saïd en 1925 et Ihsân Nûrî en 1930), viennent grossir le noyau autochtone de Djézireh. Encouragés par l’affermissement du pouvoir central qui les garantit contre les nomades, ils contribuent à la mise en valeur de la steppe de la Haute-­Djézireh, au point d’en faire en quelques années le grenier à blé du pays. Un réseau de villages-­champignons ­couvre vite toute la région, accueillant artisans et négociants depuis longtemps associés aux populations kurdes, comme les chrétiens jacobites, les Syriens catholiques, les Arméniens, et venus de Turquie dans les mêmes conditions. Ainsi Qâmichlî, qui, avec quelque 20 000 habitants à l’époque, joue le rôle de petite métropole kurde. Cet afflux de réfugiés et la politique du mandataire, toujours prête à encourager les particularismes de toutes sortes, ne manquent pas d’inquiéter l’opinion nationaliste syrienne, d’autant que les ambitions nationales du peuple kurde sont alors explicitement énoncées, de même que le particularisme kurde dans le cadre syrien ; en témoigne une requête établie le 23 juin 1928 à Damas par des notables kurdes, lettrés et chefs de ­tribus, à l’occasion de la réunion de l’Assemblée constituante syrienne, et réclamant l’octroi d’un régime spécial pour le peuple kurde de Syrie. D’un autre point de vue, il faut bien admettre que les théories nationalistes, arabes ou syriennes, englobant le peuple kurde dans l’Umma, au nom d’une histoire commune – et Salâh al-­Dîn, vainqueur des Croisés, est immanquablement cité en renfort pour son origine kurde  – n’ont pas toujours été suivies d’une application dans les faits. À preuve le plan dit de « ceinture arabe » (Al-­Huâm al-­’arabî), inauguré en 1962, dont les effets continuent de se faire durement ressentir par le peuple kurde. À la suite d’un « recensement exceptionnel » de la population de Djézireh, quelque 120 000  Kurdes sont décomptés comme « étrangers », et les

Les populations          181 droits attachés à la nationalité syrienne leur sont retirés. À l’origine, le théoricien de cette politique est le lieutenant Muhammad Tâlib Hilâl, chef de la police politique dans la province de Djézireh en  1962, qui publie, en novembre 1963, aux éditions du parti Ba’th un ouvrage fort remarqué : Étude sur la province de Djézireh, du point de vue national, social et politique ; lequel lui vaut une ascension rapide puisqu’on le retrouve ministre de l’Approvisionnement dans le ministère Zu’ayyin. Sûr de l’infaillibilité de son idéal nationaliste arabe et convaincu de ce que le peuple kurde est « un peuple qui n’a ni histoire, ni civilisation, ni langue, ni origine ethnique [et] n’a que les qualités de la force, de la puissance destructrice et de la violence [qui sont] inhérentes à toutes les populations montagnardes »1, Hilâl propose un plan destiné à « régler » le problème kurde par divers moyens : refus d’accorder toute possibilité d’emploi ou d’instruction à cette population, création d’une « ceinture arabe » précisément, de quelque 350  km de long sur  15 de large, de laquelle les populations kurdes seraient expulsées pour être remplacées par des « Arabes purs et nationalistes », selon la propre terminologie de Hilâl. Durant la première décennie, l’exécution de ce projet, au terme duquel plus de  30 000  paysans kurdes sont déplacés vers les grandes villes de l’intérieur ou vers Beyrouth, est menée par des personnalités éminentes du parti Ba’th – tel ’Absdallah al-­Ahmad par exemple – sans aucune publicité du fait de protestations émanant de divers partis politiques, dont le Ba’th lui-­même. Plus récemment, de  1972 à  1977, c’est la politique de colonisation (iskân) proposée par Hilâl, qui semble avoir eu les faveurs du régime. Près de 25 000 paysans « arabes » du bassin de l’Euphrate, dont les ­terres ont été submergées après la construction du barrage de Tabqa, ont été envoyés en Haute-­Djézireh et installés dans des villages « modernes » –  unités-­types de 800  habitants environ, au nombre de  33  – jouxtant les villages kurdes originels. Ces points d’implantation bénéficient d’un régime de faveur en ce qui concerne les équipements collectifs : eau, électricité, hôpitaux, écoles, routes, postes de police, etc., dont sont totalement dépourvus les villages kurdes. Il faut ajouter que ces colons de la nouvelle frontière sont équipés militairement, et mobilisés psychologiquement contre leurs voisins autochtones. Parallèlement à ces mesures, une politique d’arabisation de la toponymie est systématiquement menée : ainsi le Jabal al-­Akrâd est-­il devenu le Jabal al-­Akhdar (La montagne verte), le Jabal  Hûbkân, Jabal  al-­Thawra (La montagne de la Révolution), ’Afrin, le bourg le plus important de cette région, Madînat 1.  Dans G. Chaliand, Les Kurdes et le Kurdistan. Ouvrage collectif, Paris, Maspero, 1978, p. 317.

182          Les populations, l’État et la société al-­’Urûba (La ville de l’Arabisme)… (Décret du ministre de l’Administration locale no 580, 1977). Enfin, il serait trop long de s’attarder sur une répression plus « ordinaire », qui s’exerce quotidiennement contre cette communauté : radiations des cadres de l’administration pour les instituteurs, sous prétexte qu’ils sont « étrangers », mise au chômage pour les ouvriers, destructions de maisons, arrestations de dirigeants… (Amnesty International, Annual Report, 1973-­1974). Dans un tel climat répressif, on conçoit qu’il reste peu de chose du mouvement culturel qui, dans les années 1930, avait animé la communauté kurde de Syrie et du Liban, lorsque les frères Bederkhan et toute l’équipe de la revue Hawar (L’appel) avaient entrepris, à défaut d’actions politiques plus directes, de consolider le sentiment national de cette minorité en travaillant à faire renaître le kurde et la littérature populaire, en développant l’instruction dans cette langue (un alphabet kurde en caractères latins avait même alors été créé).

Les Juifs

Avec à peine 4 500  habitants, la minorité juive a l’insigne privilège –  s’il en est un  – d’avoir en permanence les projecteurs de l’actualité braqués sur elle. C’est que, on le devine sans peine, elle représente un enjeu d’importance sur le terrain idéologique du conflit israélo-­arabe. Et autant dire qu’en ce qui concerne la situation réelle de cette communauté, il est souvent difficile de faire la part de la vérité, entre les allégations de tous bords, les accusations portées par les uns, les témoignages « spontanés » des autres. Selon le dernier recensement de 1970, les juifs seraient exactement en Syrie 4 574, dont 2 894 regroupés à Damas, 1 266 à Alep et 414 à Qâmichlî en Haute-­Djézireh : principalement des petits et gros commerçants, des artisans (tailleurs et artisans du cuivre), quelques instituteurs et professeurs, et une minorité de professions libérales (médecins). Sur l’ensemble de cette population, 1 285 juifs syriens étaient en 1970-­1971 scolarisés (996 dans le primaire, 186 dans le préparatoire, 50 dans le secondaire, et 53 dans l’enseignement supérieur). Quatre écoles juives dans le pays (trois à Damas et une à Alep) regroupent les élèves qui ne suivent pas l’enseignement public, et qui sont l’écrasante majorité. Elles dispensent un enseignement en hébreu et en arabe, et fonctionnent grâce à des crédits de l’État, des dons de la communauté et d’associations de soutien situées à l’étranger. Si les pourcentages recouvrent encore une signification pour une population aussi faible, on peut préciser que le taux

Les populations          183 d’analphabétisme n’y dépasse pas 3 %, et qu’il est pratiquement nul pour les tranches d’âge inférieures à 40 ans. Et à propos de ces derniers chiffres (qu’il faut mettre en rapport avec la moyenne nationale, sur laquelle on reviendra), ils apportent au moins la preuve que certaines allégations sionistes quant à la situation de la communauté en Syrie sont totalement fantaisistes1. Concernant la situation politique de la communauté cependant, si les Israélites jouissent comme leurs concitoyens de tous les droits formels comme le droit de vote et le droit de participation à la vie politique, à tous les niveaux, on ne peut douter que cette dernière soit réduite à sa plus simple expression. Bien plus, la seule ligne envisageable pour la communauté, prise en tant que telle, est celle d’un soutien total au régime en place ; et il n’est pas exagéré de considérer les juifs syriens comme les otages politiques des différents régimes qui se sont succédé dans le pays depuis 1948. Ils sont en cela victimes d’une situation que la Syrie n’a pas elle-­même créée, d’une idéologie dont ils n’ont même pas été, à l’origine, en tant que juifs « orientaux », les instigateurs. À preuve, l’accueil réservé qu’a suscité la propagande sioniste dans les milieux juifs des pays arabes voisins d’Israël. Et on peut rappeler à ce propos la marche de protestation contre le sionisme qui, en 1945, regroupe les Juifs d’Alep, ou encore le discours du député juif Wadih Mizrahi au Parlement syrien en  1947, suite à la Résolution onusienne de partage : « Nous considérons le sionisme comme un mouvement politique des pays de l’Ouest ayant un but complètement séparé des croyances religieuses, sans aucun rapport avec les coutumes, la langue ou la morale des Juifs vivant en pays arabes. » Pourtant, de telles manifestations d’allégeance, attestées par les sources israéliennes, ne pouvaient arrêter l’hémorragie de cette population (50 000 âmes au début de ce siècle, 30 000 en 1943, 18 000 en 1946), qui n’est plus aujourd’hui qu’une communauté fossile.

Les Tcherkesses, les Ismaïliens, les Yézidis

Restent quelques minorités dont on se demande si ce n’est pas grossir leur importance que de leur consacrer ne fût-­ce que quelques lignes, tant leur particularisme, ethnique ou confessionnel, est à présent minime et leur intégration nationale achevée. 1.  On peut lire en effet dans diverses brochures de propagande que les juifs syriens n’auraient pas le droit de recevoir un enseignement au-­delà du cycle primaire obligatoire (6 ans). Cf. par exemple : Martin Gilbert, The Jews of Arab Lands, London, 1976.

184          Les populations, l’État et la société Ainsi les Tcherkesses, ou Circassiens1, descendants des tribus musulmanes du Caucase rejetées par l’avance russe en Asie. Après plus d’un siècle et demi de résistance acharnée, de Pierre le Grand à 1861, ils émigrent dans l’Empire ottoman par dizaines de milliers, dans les provinces européennes tout d’abord, où la Porte les utilise pour mater les insurrections nationales des sujets chrétiens, puis en Syrie, en 1878, où leur installation, sur les hauteurs du Golan, suscite quelques difficultés de cohabitation avec leurs voisins immédiats : les Druzes du Haurân et les tribus bédouines, pour qui le plateau est partie intégrante de leur aire de mouvance traditionnelle. Là, les nouveaux venus s’adonnent à l’élevage – chevaux et bovidés – et à l’artisanat. Un régime familial patriarcal très strict, une structure sociale tribale archaïque, le sentiment affirmé d’appartenir à une communauté « supérieure » aux Arabes, la politique turque visant à employer ces tribus au maintien de l’ordre dans une province particulièrement turbulente : autant de facteurs peu favorables à l’assimilation rapide des immigrants. Par la suite, on sait que ce n’est pas du mandat français qu’un progrès pouvait être attendu dans ce sens. Reprenant à son compte les principes du pouvoir ottoman, le mandataire crée des escadrons tcherkesses qui très vite se distinguent dans leurs différents combats contre le mouvement national, et en particulier lors de la révolte druze de 1925. Après la répression qui a suivi, et dans une sorte de fuite en avant, un large courant au sein de la communauté présente des demandes précises en vue de l’octroi de l’autonomie au sandjak de Quneïtra. Sur le plan intellectuel, une « union circassienne », ayant pour but de revivifier le sentiment national tcherkesse, par le maintien de la langue maternelle et le développement de la littérature, obtient en 1932 la création d’une école primaire tcherkesse à Quneïtra, dans laquelle l’enseignement est donné en tcherkesse, en arabe et en français. Un congrès de notables, réuni dans cette même ville en 1934, décide l’adoption d’un alphabet en caractères latins. Cependant, un nouveau courant, plus jeune dans son recrutement et favorable aux thèses du nationalisme syrien, prend peu à peu de l’importance, se heurte violemment au premier, et finit par l’emporter sur le terrain de la légalité parlementaire (élections de  1937). Aujourd’hui, son programme d’intégration est depuis longtemps réalisé – peut-­être au-­delà de ses vœux – à tel point qu’il est désormais impossible de déterminer l’importance numérique de cette communauté, qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, avoisinait les 25 000 âmes. 1.  Cf. M. Proux, « Les Tcherkesses ». La France méditerranéenne et africaine, IV, 1938.

Les populations          185 Dans son ouvrage déjà cité sur Les Minorités dans le monde arabe, paru dans les premiers mois de l’indépendance syrienne (1947), Albert Hourani ne consacre pas plus de deux lignes aux Ismaïliens de ce pays, pour les définir comme « une communauté compacte, arriérée, et sans autres revendications politiques que celle d’être laissée en paix ». Trente ans après, on ne voit pas quel fait pourrait être rapporté qui ait signalé depuis cette secte de l’Islam chiite, évaluée alors à environ 30 000 ­adeptes. On rappellera simplement qu’elle tire son nom du septi­ ème imam de la Chi’a, Ismâ’îl (mort en  765), promis à une réapparition future (Mahdi), que sa doctrine ésotérique a alimenté l’idéologie de mouvements sociaux, politiques et philosophiques comme les Qarmates (ixe-­xie siècle), ou les Fatimides, fondateurs il y a quelque mille ans de la ville du Caire, capitale d’un immense empire, de l’Afrique du Nord à la Syrie et au Yémen. Les chroniques des Croisés ont immortalisé la branche nizarite de la communauté en Syrie : les « Assassins », qui, au xiie siècle, occupent et défendent quelques places ­fortes comme Bânyâs ou, dans le Ghâb, Qadmous et surtout Masiyâf, sous le commandement de délégués des seigneurs d’Alamout (en Perse, sur les bords de la Caspienne), dont le célèbre Rachîd al-­Dîn Sinân, le « vieux de la Montagne ». Par la suite, sujets des Mamelouks, puis des Ottomans, les Nizarites syriens, sont, au xixe siècle, en butte aux attaques répétées des Nusaïrîs, leurs voisins turbulents, numériquement plus forts. Ils remettent alors en état la ville de Salamiyyé, à l’Est de Hama, et colonisent cette région, où habitent aujourd’hui les deux tiers des Ismaïliens. Toujours au siècle dernier, le Chah de Perse confère au 45e imam nizari le titre d’Agha Khan, considéré comme le descendant des califes fatimides et l’incarnation de la Divinité. En Syrie, la majeure partie de la communauté se range à ses côtés. Enfin les Yézidis, surnommés à tort les « adorateurs du diable », dont on ne sait s’il faut les ranger parmi les minorités « ethniques » (ils sont kurdes), ou confessionnelles du fait de l’originalité de la doctrine du Chaïkh ’Adi (xiie siècle). En 1938 déjà, l’orientaliste R. Lescot1 écrivait à leur propos qu’ils étaient « arrivés au terme de leur histoire », et estimait alors à 1 500 ou 2 000 le chiffre de leur population en Syrie. Dispersée dans toute l’Asie Mineure, la communauté est surtout bien implantée en Iraq (30 000 âmes à la même date), dans le Cheikhan qui en est le centre, au Nord-­Ouest de Mossoul, et dans le massif du Sindjar, à l’Ouest de cette même ville. C’est du reste dans ce pays qu’elle se rappelle une dernière fois à l’attention du monde lors de l’insurrection du Sindjar 1.  « Les Yezidis ». La France méditerranéenne et africaine, III.

186          Les populations, l’État et la société en octobre 1935, durement réprimée. En Syrie, la secte est représentée dans les couches paysannes les plus pauvres en Haute-­Djézireh, quelques villages autour de Amouda, et, non loin d’Alep, dans la vallée de l’’Afrin et le Jabal Sim’ân ; la dépopulation rapide que connaissent ces zones rurales accélérant par ailleurs le processus, déjà fort avancé dans ce pays, d’intégration à la masse sunnite.

Les Bédouins

On s’est entendu en introduction sur le fait que les bédouins ne sont ni « une race à part » ni une religion, et on pourrait penser qu’après toutes les minorités confessionnelles et ethniques déjà passées en revue, aborder le monde nomade ne posait a priori aucun problème particulier. Il n’en est rien. L’image des « tentes noires » dans la mentalité collective est loin d’être neutre. Élaborée en Occident au cours du siècle dernier par des voyageurs comme Burckhardt, Doughty ou Musil, le plus souvent d’ailleurs à partir de la vision que l’homme bédouin avait de lui-­même – individualiste, chevaleresque, libre –, elle fut reprise au milieu de ce siècle par les consciences arabes en quête d’une identité nationale, selon le principe maintes fois analysé du « jeu de miroirs » Orient-­Occident. D’aucuns, s’inspirant tout à la fois des vieilles théories d’Ibn Khaldoun ou d’autres d’origine plus récente mais moins avouable, pensaient alors que les nouveaux États nationaux se devaient de puiser un sang neuf dans cette communauté, biologiquement pure, saine, « virile », gardienne de l’héritage culturel arabe1. Représentation totalement fantasmatique, mais qui réapparaît périodiquement, modulée dans sa formulation selon la syntaxe de l’heure. Ainsi aujourd’hui, la mode étant à « l’authenticité » (’asâla), le thème du bédouin a de nouveau les faveurs des médias en Syrie, de la télévision entre autres, où l’on ne compte plus les feuilletons réalisés à son propos. À tel point que l’Union des paysans, dans son organe officiel, s’est élevée contre cet engouement pour des « être inactifs », le suspectant d’être le résultat d’une manipulation idéologique destinée à occulter les vrais problèmes qui sont ceux des masses laborieuses, et en particulier des paysans « qui représentent 67,4 % de la population syrienne » (Nidâl al-­Fallâhîn, 13 avril 1977). On retrouve par ce biais la rivalité ancestrale 1.  Afif I. Tannous, « The Arab Tribal Community in a Nationalist State », Middle East Journal, 1947 Janv., vol. 1, no 1, p. 8-­9.

Les populations          187 entre le sédentaire et le nomade, médiatisée ou non par la présence d’une autorité centrale, comme une contradiction de plus, inhérente à la société syrienne. De cette rivalité, la presse quotidienne et l’hebdomadaire du syndicat paysan déjà cité se font l’écho, en prenant généralement parti contre le bédouin accusé de « manquer de sens civique », de tout raser sur le passage de ses troupeaux, mais souvent aussi en reprochant aux agents de l’État au niveau local – du muhâfiz au chef de poste de police dans le village – de faire preuve d’une passivité complice à son égard. Ici c’est le chef d’une coopérative qui démissionne pour attirer l’attention des autorités sur les agissements des bédouins, là ce sont des paysans qui, dans une lettre ouverte au syndicat, menacent de déraciner leurs plantations et de « retourner à une agriculture primitive » si rien n’est entrepris pour assurer leur protection, là enfin c’est dans la rubrique des faits divers qu’il faut suivre les manifestations de cette même hostilité. Ainsi, favorable ou hostile, le portrait qui est dressé du bédouin par les organes d’information dans le pays ne peut servir à une connaissance scientifique de cette communauté ; et hormis quelques rares études récentes sur la question dans des revues étrangères spécialisées, force est de recourir aux enquêtes réalisées il y a près d’un demi-­siècle par les fonctionnaires du Mandat1, quitte à extrapoler pour appréhender la situation présente. En ce qui concerne tout d’abord l’importance numérique de la communauté bédouine en Syrie, toute estimation se heurte au problème de la définition du nomade par rapport au sédentaire qui ne peut être établie de manière rigoureuse, et surtout au fait que, le Code bédouin ayant été aboli en 1958, cette population n’est plus recensée en tant que telle. Le dernier recensement de 1970 fait simplement mention d’« individus sans résidence présente ou passée », dont le nombre, évalué à 76 000, ne correspond certainement pas à la réalité de la présence bédouine en Syrie. Sous-­estimation qui s’inscrit dans le cadre d’une politique de l’État de négation des différences, telle que nous l’avons vue s’appliquer à l’encontre d’autres communautés hétérogènes. Les études les plus sérieuses s’entendent sur le chiffre approximatif de 230 000 bédouins, compte tenu du recensement de 1960 – le dernier à les dénombrer à part –, de l’accroissement naturel et du taux de sédentarisation, qui lui est supérieur. Du point de vue de sa répartition géographique, et par définition, cette population est dispersée dans la « Bâdiya », c’est-­à-­dire la steppe désertique qui s’étend au-­delà de l’isohyète des 200 mm et que l’on nomme « Djézireh » au Nord de 1.  Cf. les travaux du Cdt. Muller, de Robert Montagne, ou d’Albert de Boucheman.

188          Les populations, l’État et la société l’Euphrate et « Châmiyya » au Sud, avec regroupement notable dans la région nord-­est du pays, en Djézireh précisément. Le fait de consacrer un développement particulier aux bédouins ne veut pas signifier qu’ils constituent en eux-­mêmes une entité culturelle soudée par un sentiment communautaire, ainsi que nous l’avons vu pour les minorités confessionnelles. Au contraire, la règle de l’atomisation du corps social s’applique à l’intérieur même de la société bédouine que l’on peut ainsi diviser, de manière schématique et en fonction des modes de transhumance et de ressources, entre « grands nomades chameliers » et « tribus moutonnières ». Seuls les premiers, qui ont pour origine une des deux tribus mères Chammar et ’Anaza, sont des Badou, les autres tribus « inférieures » ne sont que des Chawâyâ, autrement dit des « éleveurs de moutons ». Jamais un badawi n’accepterait de marier sa fille à un châwî, et un Chammar ou un ’Anaza, qu’il vive dans le désert, élève des moutons ou même s’établisse en ville, reste toujours un badawî. L’aire de mouvance (dîra) d’une tribu bédouine, au sens strict du terme, s’étend sur 5 à 600 km, parfois 2 000, entre les pâturages d’hiver, les points d’eau pour l’été et les marchés urbains ; chaque tribu ayant sa dîra bien délimitée, hors de laquelle elle ne peut en principe s’aventurer qu’en cas de nécessité absolue (conditions climatiques par exemple). Ainsi les Rawalla, de la confédération des ’Anaza, parcourent-­ils une distance de 800 km entre les abords de Damas (l’été) et, en direction du S.  E., le Wâdî Sirhan et les hauteurs de ’Anaza dans le désert du Nefûd. On a tant écrit sur les bédouins, sur la structure de cette société (les liens du sang), les règles qui la régissent (l’honneur, le Ghazou comme mode de redistribution des richesses, la Khûwa ou l’impôt de « protection » perçu sur les sédentaires), qu’il semble difficile d’ajouter en quelques lignes une touche originale à ce qui tient de l’image d’Épinal. Le déclin du nomadisme chamelier, dû à des causes évidentes, à la fois économiques (développement des moyens modernes de transport et donc, corollaire, disparition du chameau) et politiques (capacité de dissuasion accrue du pouvoir central et donc disparition de la fonction de « protection » de la tribu vis-­à-­vis des sédentaires), a renforcé d’autant le système pastoral dans un rééquilibrage de la fameuse trilogie écologique du Moyen­Orient : citadin-­paysan-­nomade. À cheval sur l’isohyète 200, c’est-­à-­dire aux confins de la zone sédentaire (ma’mûra), les tribus moutonnières ont une aire de transhumance qui ne dépasse pas généralement les 50 km (mais qui peut aller jusqu’à 300  km), avec campements fixes d’été et d’hiver et contacts étroits avec les ruraux sédentaires. C’est à la fin des années 191860 que l’équilibre des forces entre l’autorité centrale et les tribus est définitivement rompu au profit de la première. La « pacification » des secondes est rapidement menée, au Nord surtout,

Les populations          189 le long de la vallée de l’Euphrate et en Djézireh, et à l’Est de Homs et de Hama, les Druzes au Sud servant de zone-­tampon aux incursions bédouines. Un réseau de garnisons, telles que Deïr-ez-­Zor ou Palmyre, assure le contrôle de toute la Bâdiya, et, à la fin du siècle, des voyageurs étrangers peuvent visiter la grande cité historique du désert sans problèmes. En retrait de ce nouveau limes, le flot des colons agriculteurs oblige le pouvoir ottoman à créer en 1870 une administration bédouine dont la compétence s’étend à toutes les questions et tous les litiges concernant la population nomade dans ses rapports avec les sédentaires. Par ailleurs est engagée – fin xixe, début xxe siècle – une politique de sédentarisation des tribus, au profit des chaïkhs qui se voient attribuer par l’État de larges portions de terre dans tout le Croissant fertile, prises dans leurs dîra et enregistrées à leurs noms, les membres de la tribu sédentarisée devenant leurs métayers. Ayant ainsi acquis la richesse en plus du prestige, les chaïkhs élisent domicile en ville et participent à la vie politique du pays. Par la suite, le mandat français vient systématiser cette implantation des bédouins et intégration dans le cadre politique national. L’introduction de l’automobile encourage des chefs de tribus à habiter les métropoles comme Alep ou Damas, quitte à laisser les niveaux intermédiaires de la hiérarchie tribale prendre une importance nouvelle. Dans la capitale, certains sont désignés pour remplir les fonctions de députés au Parlement. Du point de vue du statut des bédouins dans la société, la loi du 4 juin 1940 leur laisse totale liberté dans la conduite de leurs affaires civiles, limitant le rôle de l’État à celui d’un arbitre qui n’intervient que lorsque la sécurité publique est menacée. Une telle bienveillance en faveur d’une communauté marginale – érigée comme on sait en principe de gouvernement – ne laisse pas d’éveiller la suspicion des milieux nationalistes dans le pays, et c’est le contre-­pied de cette politique que le jeune État syrien entend suivre après l’accession à l’indépendance. Au terme de la loi de 1953, un meurtre commis dans la communauté est justiciable non plus de la seule juridiction bédouine mais d’une juridiction ordinaire. Enfin, en septembre  1958, c’est le Code bédouin dans son ensemble qui est abandonné, les nomades étant soumis désormais aux mêmes lois que tous les citoyens syriens ; et sur le plan économique, le pouvoir des chaïkhs est au même moment sérieusement entamé par la Réforme agraire. Leurs grands domaines, acquis depuis le siècle précédent, sont saisis et distribués entre les ­hommes de leurs tribus, qui pour certains refuseront l’offre qui leur est faite par solidarité tribale. Quant au régime actuel, issu de la « Révolution » du 8 mars 1963, sa position vis-­à-­vis des populations bédouines n’est guère différente, comme en témoigne l’article 43 de la Constitution du parti Ba’th qui stipule : « Le nomadisme est un état social primitif. Il affaiblit la production nationale

190          Les populations, l’État et la société et fait d’une partie importante de la nation un membre paralysé et une entrave à son développement et à son progrès. Le Parti lutte pour la sédentarisation des nomades en leur attribuant des terres, pour l’abolition des règles tribales et pour l’application aux nomades des lois de l’État. » Cependant, plus que ces déclarations de principe, c’est la politique des « grands travaux », menée durant la dernière décennie, qui a radicalement changé le cadre social des bédouins en les intégrant malgré eux au procès de développement de l’infrastructure économique du pays. Ceux-­ci constituent une masse de main-­d’œuvre disponible et peu exigeante pour des travaux conduits dans leur propre région : routes, pipe-­lines, industrie des phosphates, etc., et bien entendu le barrage de Tabqa. L’exploitation des 600 000 ha de terres irriguées, prévues dans le projet dit du « bassin de l’Euphrate », nécessitera une force de travail que les paysans sédentaires de la région ne peuvent à eux seuls fournir. Les nomades, privés de leur aire de parcours, n’auront peu à peu d’autre choix que de se fixer et travailler la terre ou de se replier sur les régions les plus déshéritées du Hammâd. Mais perdront-­ils pour autant leur caractère de « bédouins » en se sédentarisant ? On peut en douter, connaissant la pesanteur des modes d’identification dans les sociétés du Proche-­Orient, et vu les expériences passées en matière de sédentarisation, récentes comme à Raqqa par exemple, ou plus anciennes comme à Deïr-ez-­Zor, où l’organisation de l’espace sociétal urbain est en partie calquée sur la vieille structure tribale. La sédentarisation n’implique pas nécessairement l’abandon des relations tribales et l’intégration nationale, laquelle ne peut être établie par décret, comme il est d’usage dans ce type de société. Pour que disparaissent les anciens rapports sociaux et que soit édifiée cette « nouvelle société » promise par l’idéologie dominante, il faudrait que l’État se manifeste autrement que par ses seuls appareils répressifs. Car les arguments présentés par celui-­ci en faveur de la sédentarisation – dans le genre : équipement sanitaire, éducation, services publics  – peuvent difficilement gagner l’assentiment des intéressés quand ce programme ambitieux n’est même pas encore appliqué aux populations sédentaires. Et là on pense au film d’Omar Amiralay. « La Vie quotidienne dans un village syrien », tourné au début des années 1970 sur les bords de l’Euphrate, au réalisme criant en forme de réquisitoire. Depuis quelque temps, la question du nomadisme est de nouveau posée avec insistance par les organes d’information dans le pays, en corrélation avec le problème de la « désertification », à l’ordre du jour dans nombre de pays de la ceinture subtropicale. Le tapis végétal de la Bâdiya est en effet menacé de disparaître, malgré le bouclier de textes de loi qui est censé le protéger, tel le décret présidentiel de mars 1973

Les populations          191 qui interdit le labour et la culture sur les terres non ­irriguées du pré­désert syrien, sous peine de confiscation de la récolte et des machines employées. À la table ronde sur l’agriculture syrienne qui s’est tenue à Damas en février 1977 à l’initiative du Gouvernement, les bédouins se sont retrouvés à propos de cette question au banc des accusés. On a même entrepris de calculer à cette occasion le nombre d’arbustes arrachés en une journée par le bédouin pour la préparation d’une tasse de thé… avant que le Premier ministre Khlaïfâwî lui-­même ne vienne publiquement avouer que d’immenses étendues avaient été labourées dans la Bâdiya pour le compte de « grands responsables » au sein de l’appareil d’État. Aujourd’hui, alors que les experts internationaux commencent à se demander si l’économie pastorale n’est finalement pas la meilleure adaptation écologique envisageable pour une terre aride, le Gouverne­ ment syrien vient de céder une nouvelle fois aux pressions en autorisant la culture sur les terres de la Bâdiya (octobre 1978). Ainsi peut-­on reposer la question de notre introduction, et se demander où chercher la tradition et où la « modernisation » ? …

Chapitre II

L’État et la société* 1

Au terme de ce long développement sur les « minorités » dans la population syrienne, on serait tenté de poursuivre sur l’étude de la « majorité ». On a vu cependant que celle-­ci ne pouvait être saisie dans un cadre strictement syrien (mais plutôt arabe, ou musulman). Et outre qu’il est indéniable que ces communautés jouent dans la vie politique et sociale un rôle sans commune mesure avec leur importance numérique, ce qui frappe surtout l’observateur c’est, par-delà l’hétérogénéité de cette société, son cloisonnement, à tous les niveaux d’analyse. Si des murs sont élevés entre les différentes confessions religieuses ou minorités ethniques, d’autres séparent tout aussi bien les paysans des citadins, une famille (au sens large) d’une autre, l’homme de la femme… Aussi ne serait-­il pas tout à fait inconcevable de poursuivre cette étude comme on l’a commencée, c’est-­à-­dire en mettant l’accent sur les oppositions d’identité, les contradictions fondamentales. Citadins et ruraux Concernant ces derniers antagonismes sociaux, il est vrai que l’on peut en relever du même type dans toutes les sociétés de la planète. Mais tout est une question de degré, et à propos de l’opposition entre citadins et ruraux en Syrie par exemple, J.  Weulersse écrit que « l’on *  Ce chapitre sur « L’État et la société » devrait être lu à la lumière et en complément des études qui vont suivre et qui porteront plus spécifiquement sur le monde paysan, la classe ouvrière, la vie urbaine... Il se voudrait donc plus synthétique, en rendant compte du système social plutôt que de la société syrienne.

194          Les populations, l’État et la société peut presque parler de deux populations différentes, coexistant à l’intérieur des mêmes cadres politiques, mais sans s’y mêler », ajoutant : « De cet antagonisme, le fellah fait tous les frais, car l’édifice économique et social est basé sur la primauté incontestée des cités. » (J. Weulersse, 1946, p. 85). D’une manière générale, la ville orientale est décrite comme un corps parasite, un point d’appui pris et abandonné par les vagues successives de conquérants, un centre improductif où se consument toutes les forces du pays. Ainsi, du point de vue du peuplement, la ville est-­elle sans racines humaines dans le cadre écologique qui la porte. Et Weulersse de citer l’exemple frappant de Lattaquié, la capitale de « l’État alaouite » sous le mandat français, qui « ne comptait alors pour ainsi dire pas d’Alaouites en son sein » ; et de Hama, où les féodaux – kurdes et turcs (Barâzî et ’Azm) –, installés à l’origine par la Sublime-Porte, prospéraient aux dépens des campagnes environnantes, peuplées de paysans pauvres – alaouites et bédouins – qui, dans les années 1950, seront à la pointe du combat pour l’émancipation du monde rural. Cependant, on a vu, à propos de Lattaquié, que la répartition confessionnelle de sa population a largement évolué depuis, et donc que l’exemple ne vaut plus. Et il en est de Lattaquié comme de toutes les villes syriennes, qui ont subi des bouleversements radicaux dans la nature de leur peuplement et par là ­même de leur fonction économique et sociale, cela depuis les changements politiques qu’a connus la Syrie à la charnière des années 1950-19­60. D’une certaine manière, on peut considérer la prise du pouvoir par le Ba’th, et a fortiori par l’armée, dont on a vu l’extraction paysanne, comme la « revanche des campagnes », lesquelles montent littéralement à l’assaut des villes1 pour leur arracher leurs privilèges et mettre un terme à une tradition séculaire d’exploitation. Ce facteur proprement politique s’inscrivant par ailleurs dans une logique économique de développement et donc d’exode rural, la « ruralisation » des villes est sans aucun doute un des traits les plus fondamentaux de la Syrie d’aujourd’hui. Il n’est que d’interroger de vieux bourgeois damascènes ou alépins pour qu’ils s’épanchent dans le souvenir ému de leur ville, du temps où les « hordes » paysannes ne l’avaient pas encore « défigurée » ; ou de suivre le courrier des lecteurs dans la presse quotidienne, lourd de récriminations 1.  Un témoignage vivant nous en est apporté par Sâmî al-­Jundî, membre fondateur du Ba‛th, Ministre de l’Information dans le gouvernement installé par les putschistes du 8 mars 1963 : « Dès que le parti est entré en scène, des colonnes de villageois ont commencé de descendre des plaines et des montagnes vers Damas. Le Qâf (consonne gutturale de l’alphabet arabe, non prononcée dans le parler syrien citadin), porteur d’anxiété, a alors envahi les rues, les cafés et les salons d’accueil des ministères, où les révocations en masse devenaient nécessaires pour (permettre) la nomination (des nouveaux venus) ». Dans al-­Ba‛th, Beyrouth, 1969, p. 136. Cité dans N. Van Dam, op. cit., p. 99.

L’État et la société          195 contre l’insalubrité de nombreux quartiers de la capitale et des grandes villes du pays. « Ruralisation » des villes et non-­urbanisation, car l’effet « libérateur » que suppose ce dernier phénomène, sur le plan des rapports sociaux et des structures mentales, n’a pas vraiment joué – pour le moment tout au moins. Autre trait significatif, à rechercher dans le comportement et le code des valeurs morales : la force, la virilité, le caractère un peu lourdaud du rîfî (paysan) sont vus comme autant de qualités inhérentes au peuple syrien et qu’il se doit de cultiver… en se laissant pousser la moustache par exemple. Alors que sous le règne de la grande bourgeoisie d’« ancien régime », il était de bon ton de raser ces attributs de la virilité1. Le paysan s’est installé en ville, il n’est pas pour autant devenu citadin. La femme En ce qui concerne un autre type de cloisonnement évoqué plus haut, celui qui, dans la tradition musulmane, enferme la femme dans un espace social et culturel bien limité, il est suffisamment connu pour qu’il soit inutile d’insister. On se contentera donc de donner quelques chiffres, appliqués au cas particulier de la Syrie, qui montrent bien cette marginalité de la femme dans les divers domaines. Économique et social d’abord : selon une étude menée par l’Union des femmes, organisme d’État peu enclin à « dramatiser » la situation, 88,6 % des femmes syriennes n’exerçaient en 1974 aucune activité, autre que ménagère bien entendu. L’apport du sexe féminin dans la population active totale n’était alors que de 11,8 %. Ces pourcentages sont évidemment à prendre avec réserve, la question du travail des femmes à la campagne en particulier (65,2 % des femmes actives) étant sujette à des divergences d’appréciation2. Il reste que, traditionnellement, dans la mentalité collective, la femme qui travaille remet en cause l’ordre sexuel établi, tout simplement parce qu’elle sort alors de l’aire de mouvance qui lui est assignée et qui n’est autre que le domicile familial, la rue et les lieux publics étant réservés aux ­hommes. À l’école, la mixité est encore l’exception, et il n’y a pas si longtemps que les salles de cinéma étaient interdites aux femmes en Syrie. Marginalité culturelle également : selon les statistiques officielles, en 1970, 73,7 % des femmes syriennes étaient analphabètes (contre 36,8 % des ­hommes). Sur ce point, les chiffres varient en 1.  Le cerf, « Entretiens sur l’évolution des pays de civilisation arabe », 1938 (2e année) Centre d’études de politique étrangère, Paris, p. 82. 2.  C’est pourtant là que sa force de travail est la plus employée, et à outrance. Sa « valeur » est du reste calculée en proportion. Ainsi, il y a dix ans à Raqqa, une femme « valait » en moyenne 4 000 livres syriennes.

196          Les populations, l’État et la société f­ onction de l’âge : 50,3 % d’analphabètes de sexe féminin entre  10 et 14 ans et 91 % au-­dessus de 45 ans, et de la région considérée : 42 % à Damas et 90 % dans le muhâfaza de Hassaké. Marginalité ou marginalisation ? La question mérite d’être posée, car si la condition de la femme syrienne évolue tout de même rapidement de par les nécessités économiques (8,6 % d’actives en 1970 sur la population totale féminine en âge de travailler – au-­dessus de 10 ans –, et 15,7 % en 1975, selon des documents publiés en 1978 par le Bureau central des statistiques), il apparaît clairement que les mesures drastiques qui devraient être prises au niveau politique, pour qu’un progrès sensible puisse être enregistré sur ce plan, ne le sont précisément pas. Ainsi, les résolutions du Congrès des femmes arabes, qui s’est tenu au Caire en  1944, en pleine période dite « d’Ancien Régime », sur la législation du divorce, l’égalité des droits en matière d’héritage, l’enseignement obligatoire… sont encore à l’ordre du jour dans la Syrie du Ba’th (Cf. T. Petran, p. 226). Sans aucun doute, un changement notable commence à se manifester sur ce dernier point : à l’université, par exemple, où il y avait en 1976 sur l’ensemble de la population estudiantine 22,8 % de femmes, pour 17,8 % en 1970. Résultat appréciable en chiffres absolus (14 590 étudiantes en 1976 sur un total de 65 000), mais modeste en pourcentage relativement aux années précédentes (21 % en 1952). Finalement, malgré toutes les allégations sur les « conquêtes » sociales de la femme syrienne sous le niveau régime, sur sa « participation » active à la vie politique du pays au sein du Parti ou de l’Assemblée du peuple, de même qu’à « la bataille du développement », il semble bien que l’image dominante de la femme dans la conscience de l’élite dirigeante n’évolue que lentement ; comme en témoigne ce mot du président al-­Asad, prononcé à l’occasion de l’année internationale de la femme en 1975, et repris depuis par tous les médias : « La femme, c’est la mère, l’épouse, la sœur, la fille. Comment la célébration de l’année de la femme ne serait-­elle pas notre fête à tous ? »

Chapitre III

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable

Devrons-­nous, après cet essai sur la morphologie de la population syrienne, reprendre la célèbre formule de Metternich, énoncée à propos de l’Italie, et donc affirmer que la Syrie « n’est qu’une expression géographique » ? De fait, ce n’est certainement pas le discours politique aujourd’hui en vigueur qui nous contredira sur ce point, lui qui place le cadre national de référence au niveau de la nation arabe tout entière, niant – tout au moins de manière explicite – que la Syrie constitue en elle-­même une entité nationale. De Butrus Bustânî à Antûn Sa’âda, des tentatives ont bien été menées qui visaient à donner une expression idéologique à une supposée réalité nationale syrienne, tentative particulièrement fructueuse pour ce qui concerne l’inspirateur du Parti social national syrien. Mais ce n’est tout de même pas un hasard si ce pays n’a jamais donné naissance à un grand leader national, tel que Zaghloul en Égypte par exemple, et, a contrario, s’il fut historiquement le creuset de l’arabisme. En tout état de cause, et pour s’en tenir à la réalité concrète, lorsque la Syrie accède à l’indépendance en 1946, elle est plus ou moins unie territorialement, depuis le Traité franco-­syrien de 1936 qui a mis fin aux autonomies druze et alaouite (et si l’on excepte bien entendu l’amputation du Liban, du Sandjaq d’Alexandrette, voire de la Palestine) ; mais en aucune manière on ne peut dire qu’elle constitue alors une nation, tant la diversité et l’atomisation de la société l’emportent sur les éléments de cohésion. Le fait est d’ailleurs attesté par un parlementaire de l’époque, qui dans ses mémoires décrit en ces termes une réunion de la Chambre : « Je regarde autour de moi et ne vois qu’un monceau de contradictions… des ­hommes que rien ne rassemble, ne partageant

198          Les populations, l’État et la société aucun principe… des analphabètes, et des ­hommes de lettres éminents ; certains ne parlant que le kurde ou l’arménien, d’autres le turc ; certains sont coiffés du tarbouch, d’autres du keffié ; des citadins et des bédouins… » (P. Seale, p. 32, qui cite les « Mémoires d’un député » de Habib Kahaleh). Après l’indépendance précisément, une des premières tâches du jeune État syrien sera de réduire, puis d’abolir le système de représentation confessionnelle au Parlement tel qu’il est encore aujourd’hui pratiqué au Liban, comme premier pas vers l’intégration politique. Ainsi, entre  1947 et  1949, la communauté chrétienne voit le nombre de ses députés passer de 19 à 14, les Alaouites de 7 à 4, les Druzes de 5 à 3, les Juifs de 1 à 0 ; quant aux Kurdes, aux Turcs et aux Tcherkesses, n’ayant plus de représentation propre, ils sont assimilés à la majorité sunnite. L’existence d’un pouvoir central suffisamment fort étant indispensable pour mener à son terme un tel programme, c’est à Chichaklî que revient, en 1953, l’initiative de la suppression pure et simple du confessionnalisme en Syrie. En matière de statut personnel, les juridictions particulières aux Druzes et aux Alaouites héritées du mandat sont abolies, de même que sont interdites toutes les associations établies sur une base confessionnelle, ethnique ou régionale. Une arabisation systématique dans tous les domaines de la vie publique est engagée – l’arabe devenant ainsi la langue d’enseignement exclusive dans les écoles officielles – conjointement avec quelques mesures d’islamisation, comme si l’abandon du confessionnalisme (al-­tâ’ifiyya) dans ce pays ne pouvait être envisagé que comme la domination de la « confession majoritaire », et non comme une véritable laïcisation de la vie sociale et politique. Un projet de constitution prévoyant l’instauration de l’Islam comme religion d’État est même étudié, mais devant la pression des milieux chrétiens il doit se contenter de la mention stipulant que l’Islam est la religion du chef de l’État (constitution de 1953). La suppression du confessionnalisme au début des années  1950 pouvait-­elle radicalement modifier la vie politique du pays dans le sens d’une intégration nationale ? Sans nier l’importance de cette mesure, on peut tout de même en douter, quand on sait que le pouvoir est alors monopolisé par un club très fermé de 50 familles, précisément pour la plupart musulmanes sunnites. Ainsi le cloisonnement de la classe politique traditionnelle n’est-­il pas fonction des oppositions inter­communautaires, contrairement à ce que l’on pourrait supposer ; mais il correspond ­plutôt à une division du territoire en aires de domination de ces différentes familles, d’exploitation pour leur compte de la masse paysanne à partir de quelques métropoles régionales. À Homs, règne la famille Atâsî ; à Hama, les Kaïlânî, Barâzî et ’Azm ; à Damas, les Mardam

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          199 et ’Azm entre autres ; à Lattaquié, les ’Abbâs ; à Alep, les Kikhya et les Qudsî ; à Deîr-ez-­Zor, les Challach et les Sayyid… Cette élite « girondine » n’a jamais pu concevoir un programme politique « national » dépassant les horizons limités du « fief », chaque famille partant du principe qu’il valait mieux être premier dans sa ville que second à Damas. Fort d’une certaine prééminence sur la scène politique, acquise durant sa lutte contre le mandat, le « Bloc national » émet un temps la prétention de devenir une sorte de courant politique fédérateur, mais il est contrecarré par le « Parti du peuple », représentant la classe dominante d’Alep dont les intérêts sont davantage orientés vers l’Iraq, par la vallée de l’Euphrate, que vers le sud du pays et la « capitale ». Le jeu politique n’est ici que le mince vernis d’une réalité plus fondamentale, celle de l’opposition séculaire entre les deux plus grandes villes syriennes, dont les maîtres ne se rejoignent que dans leur méfiance commune à l’égard des clans de la région de Homs et de Hama. Les Alaouites et les Druzes sont quant à eux alors exclus de la scène, suspects d’avoir gardé des contacts étroits avec l’ancienne puissance mandataire qui les aurait dotés d’un régime de faveur. On a vu du reste qu’en ce qui les concerne, ils n’étaient pas encore débarrassés de toutes velléités séparatistes et qu’il fallait attendre la date charnière de  1954 pour les voir changer radicalement de ligne politique. Au sein de cette élite traditionnelle, les clivages s’opèrent en fonction de l’ouverture sur l’Occident – français ou américain – ou de l’attitude adoptée durant le mandat vis-­à-­vis de l’occupant, une même famille pouvant tout aussi bien, par mesure de précaution, avoir placé à cette époque l’un de ses fils dans l’administration ou les « Troupes du Levant », et l’autre dans un mouvement nationaliste. Le « désastre » (al-­nakba) de  1948, autrement dit la perte de la Palestine, ébranle sérieusement les assises d’un système politique à peine établi, en montrant au grand jour l’impuissance de cette élite dirigeante qui laisse libre cours à toutes les initiatives individuelles, sans chercher à faire front au nom d’une supposée nation. Des armées de volontaires sont levées et envoyées en Palestine, où elles représenteront telle ou telle famille de telle ou telle région. Cette faillite est l’occasion d’émerger pour certaines figures politiques, qui vont vite s’affirmer comme une force de relève. Un ancien métayer de la région de Hama, devenu par la suite propriétaire de son lopin de terre et dirigeant du mouvement paysan, explique ainsi à Éric Rouleau la signification de ces événements (Le Monde, 16-­17 octobre 1966) : « Nous sommes partis par centaines rejoindre les forces irrégulières qui se battaient contre l’armée sioniste. Il y avait parmi nous des agriculteurs, des ouvriers, des étudiants, des intellectuels. La fraternité des armes et la souffrance endurée en commun nous avaient rapprochés les uns des autres. L’humiliation de

200          Les populations, l’État et la société la défaite nous avait conduits à la conclusion que seules la suppression du régime bourgeois et l’expropriation des grands propriétaires restitueraient à la Syrie son honneur et aux Syriens leur dignité d’­hommes. C’est ainsi que je donnai aussitôt mon adhésion au Parti socialiste de M.  Akram  Hourânî ». Mulqui ou Hourânî à Hama ; Touma, Bîtâr à Damas… une nouvelle élite se constitue alors, en opposition à la précédente. Plus hétérogène dans sa composition confessionnelle, elle dispose d’une puissance économique infiniment moindre que celle de l’élite traditionnelle, et ne peut rivaliser avec celle-­ci que sur les bancs de l’école et à l’université, dont les portes ne sont encore qu’entrouvertes. Alors que la « féodalité politique » tire ses ressources de la terre, les nouveaux venus sont officiers de carrière (recrues de l’armée française pour certains), professeurs, avocats, ou ont des intérêts dans le secteur commercial. L’atrophie de l’État laisse alors le champ le plus libre à la « société civile », et c’est sur ce terrain que vont s’affronter l’ancienne et la nouvelle classe politique durant la première décennie de l’indépendance syrienne, restée dans les mémoires comme la période la plus « démocratique » de l’histoire du pays. La masse paysanne –  plus des deux ­tiers de la population  – et la jeunesse, force de contestation traditionnelle dans ces sociétés, constituent les secteurs névralgiques sur lesquels la nouvelle élite politique fait porter tout son effort. En ce qui concerne le premier secteur, celui des paysans, l’exemple de Hama fournit encore la meilleure illustration de cette manipulation dont ils font l’objet, de la part des différentes forces politiques. À la fin des années 1940, la ville est le théâtre d’une activité politique très intense, le siège de la « forteresse féodale » étant déjà commencé. Nourris des concepts de démocratie et de socialisme lors de leur passage dans les universités occidentales, les Kaïlânî, ’Azm ou Barâzî persistent à penser que ceux-­ci ne sont pas incompatibles avec leurs intérêts et l’exercice de leur autorité traditionnelle, à condition que quelques touches réformistes soient apportées aux relations qui les lient aux villageois. Depuis près d’une décennie, leur pouvoir absolu est contesté par deux courants politiques antinomiques, mais qui recrutent dans les mêmes couches sociales de la jeunesse hamiote : les Frères musulmans, courant alimenté par la puissance du sunnisme dans cette ville, et le Parti communiste, section la plus forte du pays après celle de Damas, particulièrement influente dans les milieux chrétiens orthodoxes. Mais c’est évidemment Akram  al-­Hourânî qui représente vite le danger le plus sérieux pour l’élite traditionnelle, lui qui a pris fait et cause pour la paysannerie de Hama et s’est juré d’extirper la « féodalité » de sa ville. Dès les années 1940, il regroupe autour de lui dans sa lutte nombre de jeunes partisans (les fameux

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          201 Chabâb), issus des milieux paysans ou petits bourgeois de la région, pour une bonne part encore élèves de l’enseignement secondaire. À la tête de son Parti socialiste arabe, et grâce à des alliances passées localement avec d’autres familles hamiotes de même rang, telles les Kalla, les ’Alwâni ou les Sarrâj, il parvient à se faire élire au Parlement et force ainsi l’enceinte sacrée de la classe politique traditionnelle. Suite à sa deuxième élection en 1949, il fonde à Damas un bureau de représentation des intérêts paysans qui lui permet de garder le contact avec sa base régionale. Fait intéressant à noter et qui explique par ailleurs le rôle capital joué par Hourânî durant toute la période dite de République parlementaire, la quasi-totalité des jeunes hamiotes entrant à l’Académie militaire après l’indépendance lui est politiquement acquise. Concernant la jeunesse précisément, le second secteur névralgique de la société au lendemain de l’indépendance, elle est également la cible des assauts convergents des principales formations politiques, dont les différentes plates-­formes idéologiques en appellent toutes, de manière plus ou moins formulée, à la suppression de la « féodalité » politique et à l’intégration nationale : le Parti social national syrien, le Parti communiste et le Ba’th. Sur ce terrain, l’élite dirigeante traditionnelle a perdu la bataille avant même de l’avoir engagée, car il est bien évident que les organisations de jeunesse paramilitaires telles qu’elles ont existé pendant le mandat, attentives aux ordres des aînés (la Ligue d’action nationale, les Chemises d’Acier…), ne pourront en aucune façon contenir le flot de jeunes, fréquentant toujours plus nombreux les lycées et collèges, mais aussi conscients de la précarité de leur avenir pour le temps que durera l’étranglement du système politique par le club des 50 familles. Assurément, les années 1950 peuvent être considérées comme l’âge d’or de l’intelligentsia syrienne et aujourd’hui il n’est pas un officier, un homme politique ou un intellectuel, dépassant la quarantaine, qui n’ait alors fait ses classes dans un des trois partis mentionnés, et particulièrement dans les deux premiers, dont l’implantation est plus ancienne. Tout le mouvement de la société à cette époque semble cantonné dans un discours, tenu par la « classe intellectuelle » au nom des masses populaires, et destiné, par sa pesanteur mythique (nation arabe, nation syrienne…), à combler le fossé entre les différents niveaux du vécu. Fossé par exemple entre la volonté affirmée en théorie par un Khaled Bagdâch, secrétaire général du Parti communiste, de s’unir avec la bourgeoisie dite « nationale » et sa pratique politique, qui utilise comme un tremplin le quartier kurde de la capitale, au pied du mont Qassioun. À ce propos du reste, le caractère confessionnel très marqué de ce parti « marxiste » ne s’est jamais

202          Les populations, l’État et la société démenti par la suite, à tel point qu’on le désigne parfois sous l’étiquette de « Hizb al-­’aqalliyyât » (Parti des minorités), ou encore de « Hizb al-­ hârât » (Parti de quartiers) par allusion aux rivalités au sein du Parti entre les membres du Hayy al-­Akrâd (quartier kurde) et ceux de Qassâ’ (quartier chrétien orthodoxe de Damas). Même fossé entre la théorie « nationalitaire » et la pratique confessionnelle ou régionaliste pour le Parti social national syrien, qui, à la fin des années  1930, s’implante dans les milieux chrétiens et alaouites de la région de Lattaquié, sans toutefois parvenir à forcer la citadelle sunnite par-delà la montagne côtière ; ou pour le Ba’th dont la référence constante à une « nation arabe » du Golfe à l’Atlantique doit bien s’accommoder d’un système d’action politique laissant une large autonomie aux cellules locales, microcosmes régis par un code politique traditionnel plus que par une idéologie élaborée à partir de la capitale et supposée assurer une cohésion nationale. Ainsi durant la première décennie d’existence du Ba’th, n’y a-­t-­il pas un parti, solidement structuré, mais plusieurs, aux caractères spécifiques fortement marqués selon les régions ou les personnalités propres de leurs animateurs, et c’est après la prise du pouvoir en 1963 que le fait se fera surtout ressentir. Rien de commun par exemple entre la pratique politique d’un Jalâlal-­Sayyid, membre influent d’une grande famille de Deïr-ez-­Zor, l’« agitprop » d’un Wahîb al-­Ghânim, médecin à Lattaquié, ou l’enseignement doctrinaire professé par Michel ’Aflaq, le « père fondateur », et par Salâh al-­Dîn al-­Bîtâr dans le quartier sunnite du Mîdân à Damas.

L’État et l’intégration de la société

Cet éclatement de la réalité sociale dans ses composantes traditionnelles, conjugué à une profusion d’idéologies « modernisatrices » en hiatus complet avec cette même réalité, tend à donner de la jeune Syrie indépendante des années  1950 l’image d’un pays anarchique. Des Mamelouks aux Ottomans et aux Français, avait-­elle jamais eu d’ailleurs la possibilité d’exercer sa pleine souveraineté ? En février 1958, Chukrî al-­Qûwatlî, débarrassé de sa charge présidentielle après la signature du protocole d’Union avec l’Égypte, aurait fait part en ces termes au Rais de son sentiment profond : « Vous n’avez pas idée, monsieur le Président, de la tâche que vous vous êtes assignée. Vous trouverez la Syrie bien difficile à gouverner. Vous avez accueilli un peuple dont tous les individus se prennent pour des politiciens,

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          203 la moitié d’entre eux pour des leaders nationaux, le quart pour des prophètes et le dixième au moins pour des dieux »1. Les fondements théoriques À cette société civile, sphère de l’atomisme social, des particularismes « naturels », il fallait un principe universel. Il fallait construire l’État. Par-delà tous les changements politiques de surface qui marquent la période 1958-­1966, c’est à une nouvelle élite dirigeante qu’il revient d’accomplir ce programme, à partir des jalons idéologiques posés par son aînée durant la période précédente. Et si le coup du 8 mars 1963 se réclame effectivement du Ba’th, cette couverture idéologique cache difficilement une opposition de classe fondamentale entre ces jeunes officiers de souche provinciale et minoritaire, qui en sont les artisans, et l’arrière-­garde doctrinaire usée par vingt années de lutte contre la « féodalité » politique et l’impérialisme. Arrivée au pouvoir par la filière école-­armée, cette nouvelle élite plébéienne entend consolider très vite ses positions, en remodelant la société de telle sorte qu’un retour à l’ancien état des choses s’avère impossible. Au sein du Parti, le voile est levé sur ses intentions dès octobre 1963, lors du VIe congrès national qui, s’il reprend à son compte tout le bagage théorique du nationalisme arabe, accorde néanmoins une grande place, voire la priorité à la « construction d’une société socialiste ». À la fin de 1964, l’éviction des dirigeants « historiques », Salâh al-­Dîn al-­Bîtâr et Michel ’Aflaq, est consommée ; celui-­ci abandonnant volontairement le Commandement national, et choisissant l’exil pour fustiger les « aparatchiks » du Comité militaire et du Commandement régional, à qui il refuse le droit de parler au nom de « son » parti. Cette « nation arabe » qu’il avait voulue « tout amour », à l’abri du concept « européen » de lutte des classes, lui échappait finalement pour être récupérée par la classe montante de la petite-­bourgeoisie des zones rurales. Au niveau du discours, cette prise du pouvoir par ce qu’on appellera le « Néo-­Ba’th » est donc perceptible dans les « Quelques bases théoriques » du VIe congrès, qui restent aujourd’hui encore le premier ouvrage de référence du Parti. Écrit pour contrecarrer l’hégémonisme du nassérisme, lequel pouvait se prévaloir de l’autorité idéologique de la « Charte », cet opuscule d’une centaine de pages traduit certes 1.  Ayad  Al-­Qazzaz, « Political Order, Stability and Officers: a Comparative Study of Iraq, Syria and Egypt from Independance till June 1967 », p. 31-­49. Forum, vol. XLV, no 2, 1969, Beyrouth.

204          Les populations, l’État et la société encore l’influence de ’Aflaq, notamment dans l’introduction, entièrement rédigée par lui, et dans le choix de quelques termes comme inqilâbiyya (renversement) par exemple, de préférence à thawra (révolution). Mais l’inspiration marxisante du courant majoritaire transparaît entre toutes les lignes, dans quelques formules-­clés faisant référence à une « doctrine révolutionnaire » ou à « la connaissance précise des lois qui gouvernent la transformation des sociétés », dans l’adoption – du bout des lèvres il est vrai – du concept de « luttes de classes », dans sa signature enfin, c’est-­à-­dire l’énumération des classes et catégories sociales dont ce discours est censé être l’émanation et qui sont « les ouvriers, les paysans, les intellectuels révolutionnaires (civils et militaires) et la petite bourgeoisie ». Inspiration marxisante plutôt que marxiste, le Parti voulant par ailleurs « échapper au dogmatisme et au sectarisme…, rejeter toute allégeance à une théorie monolithique (pour s’en remettre) à l’expérience en tant que facteur d’intégration et d’approfondissement de sa position ». Et à cet effet, le texte initial de ces Muntalaqât, que l’on doit, selon toute vraisemblance, au théoricien marxiste Yâsîn al-­Hâfiz, a été passablement remanié ; à tel point que dans son éclectisme final il est difficile de définir avec précision la plate-­forme idéologique à partir de laquelle cette nouvelle élite dirigeante va entreprendre la restructuration de la société syrienne autour de l’État. L’apport léniniste est évident, de même que celui de l’État hégélien, par lequel l’individu devient citoyen. Avec la « corporation » comme courroie de transmission entre la société civile et l’État, étape nécessaire entre la « particularité subjective » et « l’universalité objective », et qui, dans le système instauré par le Néo-­Ba’th, correspond à « l’organisation populaire ». Mais par ailleurs cette philosophie politique semble aussi bien plonger ses ­racines dans l’héritage propre de cette société quand elle ne veut considérer que le rapport État-­nation, celle-­ci étant entendue, à l’image de l’’Umma des Croyants, comme la nation intégrée et exempte de contradictions, conduite par l’autorité souveraine de celui-­là. Et le qualifi­ catif d’« oriental » se retrouve ­souvent sous la plume d’intellectuels syriens, plus ou moins proches du marxisme, quand ils veulent ­porter un regard critique sur leur société. Ainsi, le concept de « liberté » (­hurriyya), la conscience de soi de l’indi­vidu comme d’une subjectivité, n’est en fait dans la fameuse trilogie ba’thiste que la liberté de la nation dans son ensemble, du Tout contre l’Autre, sinon sa « libération » (tahrir). De même le concept de « lutte des classes », repris par les Résolutions du VIe congrès en 1963, « se réfère plutôt au concept de stratification mis au point par la sociologie américaine pour défendre la théorie que l’équilibre des couches sociales peut être quelquefois

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          205 perturbé, mais se rétablit finalement toujours »1. Dépassement hégélien des contradictions ou immobilisme « oriental » ? Ces « couches » peuvent être révolutionnaires ou timorées, « engagées » ou non, la seule lutte qui vaille d’être mentionnée est celle des masses populaires encadrées par l’État, pour la réalisation de ses objectifs « nationaux » et de développement.

La société comme organisation politique De là, l’apparente facilité avec laquelle les conflits sociaux sont présentés – et « digérés » – par la presse quotidienne syrienne et les médias2 : contre toute attente, ils prouvent l’étonnante vitalité du peuple syrien, sa détermination nationale, sa volonté de conserver les acquis du socialisme, grâce à la petite bourgeoisie qui, au sein de l’appareil d’État, joue le rôle du « bon pasteur ». Ainsi, au terme d’un long processus de « mise au pas » de la société civile par l’État, cette effervescence politique qu’a connue la Syrie dans les années  1950 a fait place à une léthargie des masses populaires, lesquelles ne sont plus que l’instrument de l’État qui les « fait parler » quand bon lui semble, en fonction des circonstances et de ses intérêts propres. Pour s’en tenir à des exemples récents, à la suite de la visite d’Anouar al-­Sadate à Jérusalem en novembre 1977, et durant trois mois, le peuple syrien a exprimé avec « colère et indignation son refus de l’initiative », dans de grandes manifestations qui ont ébranlé toutes les villes du pays… sous la conduite du Parti et des organisations populaires. Ces défilés de « masses indignées » sont organisés de manière invariable, conformément à l’image dominante du système social. De la famille (Union des femmes, Jeunesse de la révolution…) à la corporation (Union des paysans, Union des syndicats ouvriers, Union des étudiants, Union des écrivains…) et à l’État (Muhâfiz et administration locale, cadres et dignitaires du Parti, mukhâbarât (services de renseignement et autres appareils répressifs), toutes les strates de l’édifice social sont représentées, brandissant des calicots avec slogans proposés par les organisations et approuvés en amont, marchant en ordre serré suivant un circuit bien établi. Ces rassemblements de plusieurs centaines de milliers d’individus sont vus par le régime comme des moments privilégiés et nécessaires, où l’État et la nation se retrouvent mutuellement et communient. À l’occasion, les masses peuvent aussi descendre dans 1.  M. Kamel, « Le rôle politique et idéologique de la petite bourgeoisie dans le monde arabe. » in Renaissance du monde arabe, 1972, Duclot, Gembloux, p. 398. 2.  Cf. Cahiers du cinéma, nos 290-­291, juil-­août 1978.

206          Les populations, l’État et la société la rue et manifester leur soutien inconditionnel à celui qui préside aux destinées du pays, le remercier personnellement pour ses largesses budgétaires (manifestation des instituteurs en janvier 1978, après une augmentation de leurs traitements dérisoires)… Assimilation manifeste du chef (al-­qâ’id) au père, qui prouve que, si réelle « communion » il y a, la liturgie en est encore hésitante et ne relève pas de la seule « universalité objective », pour reprendre la terminologie hégélienne. Après quinze années de régime ba’thiste, l’État n’est pas parvenu au but qu’il s’était assigné, à savoir la création d’un « Syrien nouveau ». C’est que le « grignotage » évoqué de la société civile ne s’est pas opéré sur le champ des affiliations traditionnelles –  qui se sont au contraire renforcées – mais au niveau de l’expression politique et idéologique de cette société. Il fallait enrayer ce large mouvement populaire que le pays connaissait avant la « Révolution » du 8 mars ; et le président Hafez al-­ Asad l’a lui-­même laissé entendre, lors de la première réunion du ministère Halabî, actuellement en place, arguant de ce que ce mouvement avait été en fait, de son point de vue, le jouet des ambassades et des services étrangers en Syrie. Curieuse manière, pensera-­t-­on, de considérer le parti au pouvoir, en tirant un trait de plume sur le mouvement dont il est issu. Et de fait, cette méfiance du pouvoir à l’égard du « politique » s’applique au Ba’th tout aussi bien. La contradiction n’est qu’apparente, car cette attitude s’inscrit parfaitement dans la logique de l’État, qui est de s’imposer à la société, et non d’être son émanation (selon le principe du « contrat social »). Et le Parti, fût-­il au pouvoir, n’est-­t-­il pas encore potentiellement un organe d’expression de la société ? Dans ce système au contraire, ne parle que le plus fort, autrement dit celui qui est le mieux placé pour disposer de l’appareil répressif de l’État (« Unités spéciales », « Brigades de défense », « Services de renseignement »…). Et « faire de la politique » consiste à intriguer pour bien se situer –  ou veiller à le rester – au sein de la constellation militaire ou bien, étant en dehors de cet appareil, à bénéficier d’un soutien actif au dedans (ce qu’en parler damascène on appelle « avoir un bustâr », et que l’on pourrait traduire par l’expression « avoir du piston », le « bustâr » étant plus précisément la grosse chaussure à clous du soldat qui pousse symboliquement l’intrigant dans le dos). D’où la méfiance réciproque de la société à l’égard de la « politique », activité traditionnellement peu recommandable du point de vue de la morale populaire. La coupure est ici radicale entre société politique et société civile. Ainsi, de la fameuse définition allégorique de l’État par A.  Gramsci comme « une hégémonie cuirassée de coercition », il est clair que le régime actuel n’a retenu que l’idée de la cuirasse, convaincu de son incapacité à créer un consensus social autour de lui. En quelques rares occasions, il a pensé y être parvenu : lors de la

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          207 construction du Grand barrage de l’Euphrate (voir dans « Sur le mode de production asiatique » la signification idéologique des « travaux de prestige », ou Injâzât dans la terminologie officielle)1, ou avec la guerre d’Octobre  1973. Et depuis, les médias ne laissent pas d’exploiter ces filons sur le thème de « la bataille du développement et de la libération ». Mais précisément, personne en Syrie n’accorde le moindre crédit à ce type de discours. Finalement, l’État choisit d’abandonner la société civile à ses maîtres traditionnels – quitte à trouver par la suite avec eux un terrain d’entente. Fait significatif : après le référendum du 8 février 1978 qui l’a reconduit au pouvoir, le président a reçu, plusieurs jours de suite, nombre de « délégations populaires » venues de tous les muhâfaza pour le féliciter. Ce défilé de za’îm locaux, de chaïkhs ou autres dignitaires religieux, n’a pas manqué d’irriter le parti Ba’th et les autres organisations politiques au pouvoir, qui se sont vus une fois de plus court­circuités dans leur rôle attitré de représentation des masses populaires. Corollaire de cet abandon, la marginalisation du pouvoir politique s’accentue (cerm, ibid., p.  29). Il s’opère un partage tacite des prérogatives entre l’État d’une part, qui s’arroge le rôle de représentation sur la scène internationale et de défense des intérêts de la nation, et le Parti, enfermé dans la lice de la société, chargé d’endosser toute la responsabilité de la situation intérieure. Hegel n’écrit-­il pas à ce propos que « l’État oriental n’est vivant que dans celui de ses mouvements qui va vers l’extérieur » ? En ajoutant : « Car en lui-­même rien n’est stable et ce qui est ferme est pétrifié »2. Cette « instabilité » pressentie tient au fait que, dans un tel contexte, tout réajustement ne peut se faire qu’en rupture avec le système. L’émeute reste alors la seule réponse possible de la société (entre autres à Homs, Hama et Lattaquié de février à avril 1973), en dehors des réactions « non déviantes » qui consistent à trouver refuge contre les agressions de l’État dans quelques « forteresses » de la société civile, traditionnellement prévues à cet effet : la religion, la famille… Forteresse spirituelle pour la première, base logistique de survie économique pour la seconde – prise au sens le plus large – fonctionnant sur le principe du « système D ». La nouvelle classe dominante ou la contradiction du système La contradiction fondamentale du système, tel qu’il vient d’être décrit, tient au fait que l’État n’est pas économiquement neutre, du point de vue de la production, du contrôle du surplus et de sa répartition. Il n’est 1.  Centre d’études et de recherches marxistes, Éditions sociales, 1974, p. 28. 2.  Principes de la philosophie du droit, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 373.

208          Les populations, l’État et la société pas le simple prolongement superstructurel d’une classe dominante au niveau des rapports de production, mais joue au contraire un rôle déterminant dans le procès de création de classes économiquement dominantes à partir de la nouvelle élite politique dirigeante. Contradiction parce qu’existe ainsi le « risque » permanent d’un « dérapage » du système vers une exacerbation des contradictions de classes, le développement corrélatif de consciences antagonistes, autant de phénomènes qui équivalent à redonner corps à la société civile (la classe, au sens le plus complet du terme, venant s’interposer entre l’individu et l’État). La littérature abonde sur ce thème de la naissance de « nouvelles bourgeoisies » dans la plupart des pays arabes du Moyen-­Orient, il est donc inutile d’insister. Sur le plan économique, le mécanisme en est bien connu et diffère peu d’un pays à l’autre : réforme agraire, nationalisation de l’appareil productif (en Syrie en  1961 et  1965 principalement, le secteur public contrôlant désormais 70 % de la production industrielle et du commerce extérieur), instauration de plans de développement. Pour s’en tenir à l’exemple syrien, cette « nouvelle bourgeoisie » prospère en premier lieu en prélevant une rente sur le pactole que représente l’extraordinaire extension des dépenses publiques. Du modeste permanent syndical au haut responsable du Parti, en passant par tous les cadres administratifs, l’énorme appareil bureaucratique constitue sans aucun doute la base sociale du régime, laquelle n’est donc pas limitée à la seule « bourgeoisie », mais regroupe diverses classes, unies par une idéologie et des intérêts communs. Au premier rang de ceux-­ci figure évidemment le maintien de la rente, dans ses retombées diverses, et donc d’un mode de développement étatique qui vise, plus qu’au fonctionnement optimum de l’appareil productif, à une « redistribution des ressources » budgétaires (impôts, recettes d’exploitation du secteur public, aide extérieure). Au niveau de la production, la ponction peut s’opérer de plusieurs manières : en agriculture par exemple, et entre autres, par la fixation des prix pour les cinq cultures de base (blé, coton, lentilles, betterave à sucre, orge), dont la commercialisation doit nécessairement passer par le circuit étatique. Ainsi, alors que le prix officiel du kilo de lentilles est aujourd’hui de 125 piastres, le paysan n’obtient jamais plus de 80 piastres, le fonctionnaire prétextant toujours de la mauvaise qualité du produit fourni1. Dans l’industrie, la pléthore des sinécures administratives par rapport à la masse des ouvriers directement productifs est déjà en elle-­même une ponction : ces derniers constituaient, en 1975, 64,4 % des travailleurs du 1.  Une livre syrienne se divise en cent piastres et équivaut à un franc.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          209 secteur public industriel, mais ce chiffre, ne tenant pas compte de l’appareil administratif central (les différents ministères coiffant ce secteur), doit être reconsidéré. Rapporté au niveau du secteur public et d’État dans sa totalité, il passe à 27,9 % pour la même année, avec un total de  70 300  travailleurs productifs sur une population totale employée de l’État de 251 0001. On ne s’étonnera pas, à ce propos, de ce que le secteur public joue pour cette bureaucratie le rôle de « vache à lait » : en 1975, le revenu que l’État a tiré du secteur public dans les trois domaines, agricole, industriel et commercial, s’est élevé à 5,7 milliards de livres syriennes. Sur ce montant, l’État a prélevé 2,7 milliards et il n’est donc retourné au secteur public que 3 milliards sous formes diverses comme fruit de son travail (chiffres cités par Mahmûd al-­Ayyûbî, alors président du Conseil, au cours d’une discussion budgétaire au Parlement). Cela étant, la « crise du secteur public » est vite devenue un des « serpents de mer » de la presse syrienne ; laquelle s’interroge par exemple sur le fait que l’entreprise textile Al-­Khumassiyya ait perdu en  1976 quelque 10 millions de livres syriennes alors qu’elle en avait gagné 14 en 1972, sur la justification d’une usine « d’allumettes et de bois compressé » qui produit des crayons à un prix de revient de 4 livres l’unité alors qu’ils sont vendus sur le marché à 25 piastres… Pour couper court à ce type d’argumentation, l’élite dirigeante a, dès 1965, au VIIIe congrès ­national du parti Ba’th, proposé la notion d’un « profit socialiste », supérieur au profit matériel et immédiat parce que destiné à la société dans son ensemble. Autour de cet appareil bureaucratique gravite une classe parasitaire qui exerce son emprise économique sur plusieurs secteurs d’activité : agriculture, commerce, spéculation immobilière. À la campagne, la réforme agraire n’ayant jamais fixé de plafond à la surface d’exploitation, une nouvelle bourgeoisie d’exploitants agricoles (muzâri’ûn) a pu se constituer – avec la complicité de la bourgeoisie d’État qui lui a accordé toutes facilités de crédit – en louant les terres des paysans bénéficiaires de la Réforme (muntafi’ûn), lesquels ne peuvent vendre leur lot au terme de la loi, mais ne peuvent davantage l’exploiter faute de moyens techniques et financiers suffisants. Il peut même se produire que le muntafi’ travaille sur sa propre terre pour le compte de l’exploitant à qui il loue sa force de travail. Par ailleurs, 1.  In : « Le mouvement syndical et le développement économique et social de la Syrie », Bulletin statistique  1970-­1975, publié par l’Union générale des syndicats ouvriers, p. 32, tableau 15, Ministère de la Culture 1976. À noter par ailleurs que, malgré cette pléthore, le pays souffre cruellement d’un manque de cadres techniques et administratifs qualifiés.

210          Les populations, l’État et la société si le muzâri’ peut prouver devant les autorités concernées (banque agricole, muhâfiz, directeur de région…) qu’il exploite une terre depuis vingt ans, elle lui revient de droit. Ainsi à terme, les paysans risquent­ils de se voir déposséder de leurs terres, et il n’est que de lire la presse quotidienne syrienne, ou encore Nidâl al-­Fallâhîn, l’organe de l’Union des paysans, pour relever les commentaires acerbes de certains militants syndicalistes ou de simples lecteurs sur le fait que, si le régime a effectivement un jour mis les « féodaux » à la porte…, ils sont depuis rentrés par la fenêtre. En ce qui concerne la bourgeoisie commerçante, elle a su au départ tirer profit du principal « créneau » laissé par les mesures de nationalisation de 1961-­1965, à savoir le commerce intérieur, contrôlé à 80 % par le secteur privé. Ainsi, un exemple parmi d’autres, les commerçants en gros achètent-­ils au bas prix la production des entreprises textiles nationalisées, pour la revendre au commerce de détail avec bénéfices substantiels, en tout état de cause à des prix fixés par eux­mêmes, sans aucun contrôle de l’État. Quant au commerce extérieur, le « Mouvement de redressement » du général Hafez al-­Asad lui a fait l’effet d’un coup de fouet, et là encore le secteur privé a su exploiter l’occasion qui se présentait. De 1970 à 1971 seulement, la part de ce dernier dans le volume global des importations et des exportations est passée de 363 millions de livres syriennes (sur un total de 2 150 millions) à  983,3  millions (sur  2493)1. Depuis, cette participation s’est stabilisée à quelque 20 ou 25 %, ce qui, compte tenu de la masse monétaire engagée (de 1970 à 1976, les importations passent de 1 375 millions à  9 203  millions, et les exportations de  775 à  4 141  millions), représente de larges possibilités d’épanouissement pour cette nouvelle bourgeoisie. Toujours en étroite coopération avec la bourgeoisie d’État, quand ce ne sont pas les mêmes ­hommes qui, « un pied dans un cabinet d’études, l’autre dans un cabinet ministériel » (E. Picard, Le Monde diplomatique, avril 1978), jouent sur les deux tableaux pour mener au mieux leurs affaires. Et à ce propos, on cite toujours l’exemple de Mohammed Haïdar, longtemps responsable de l’Économie au commandement régional du Ba’th, baptisé « Monsieur 5 % » par la rumeur publique. Autre terre d’élection pour cette bourgeoisie montante : l’immobilier. Rien que pour la période 1963-­1970, et selon l’économiste syrien Rizqallah  Hilan2, 3 231  millions de livres syriennes ont été investis dans la construction, ce qui représente 58 % de la somme globale 1.  Interview d’‛Abdallah al-­Ahmad dans la revue égyptienne Tali‛a de juin 1975. 2.  La Syrie entre le sous-­développement et la croissance. Damas 1973 (en arabe), p. 313.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          211 affectée à la constitution du capital fixe. Et R. Hilan d’ajouter : « La plus grosse part de ce pactole a filé dans les poches des entrepreneurs, des commerçants, des spéculateurs, des intermédiaires et autres commissionnaires corrompus, sur le dos du peuple, du trésor public, et au détriment du développement économique. » Malgré cela, les prix des loyers, dans une ville comme Damas, ou Alep dans une moindre mesure, atteignent aujourd’hui des sommes faramineuses, dignes des plus beaux quartiers des capitales occidentales ; et la crise du logement est le troisième « serpent de mer » de la presse syrienne. Certainement le premier quant à l’importance qui lui est accordée, car le problème concerne directement ces petits fonctionnaires de la plume qui ont en général entre 30 et 35 ans, et attendent depuis des années de trouver à se loger pour quitter le domicile familial et fonder un foyer. Problème le plus souvent insoluble puisque le montant mensuel du loyer, pour un appartement le plus modeste soit-­il, équivaut, dans la meilleure des hypothèses, au salaire de l’intéressé. De plus, la règle veut que les propriétaires ne louent leurs logements qu’à des étrangers, généralement plus fortunés, et surtout destinés à quitter les lieux après deux ou trois ans, ce qui laisse toute possibilité de réajustement périodique du loyer. Prisonnier de cette situation inextricable, un professeur d’université a adressé par l’intermédiaire du journal al-­Ba’th (1er novembre 1977) une lettre ouverte au président du Conseil d’alors, ’Abdal-­Rahman Khlaïfâwî, dans laquelle il sollicite l’autorisation de planter une tente devant l’université pour régler son problème de logement, son salaire étant inférieur au loyer présumé d’une demeure décente. Pourtant, il suffit d’un tour rapide dans les quartiers de banlieue de la capitale pour réaliser le caractère artificiel de cette « crise » : des immeubles entièrement vides, inachevés pour des raisons juridiques et fiscales évidentes, s’alignent sur des kilomètres dans un décor digne d’Alphaville. D’après des estimations officielles, il y aurait plus de 80 000 logements vides en Syrie, dont 30 000 pour la seule ville de Damas. On voit que les spéculateurs peuvent jouer sur le marché en toute liberté. Pour s’en tenir aux données de la Direction des statistiques, qui n’enregistrent que les montants déclarés et non réellement perçus, le renchérissement des loyers sur la seule année 1975-­1976 a été de 36 % à Damas, 59 % à Tartous, 82 % à Hassaké, etc. On parle également d’un quadruplement des loyers à Damas de 1974 à 1976 (E. Picard, op. cit.), mais il est difficile d’obtenir des chiffres précis sur cette question. Cette coopération étroite à laquelle nous avons fait allusion, entre bureaucratie d’une part, et bourgeoisies parasitaires dans l’agriculture, le commerce et l’immobilier d’autre part, peut passer par des moments

212          Les populations, l’État et la société difficiles quand la situation économique est moins favorable. Depuis près de deux ans, la presse syrienne redouble ses attaques contre cette même clique, pressant l’État d’intervenir énergiquement pendant qu’il est encore temps. On peut faire remonter cette campagne à un éditorial du quotidien al-­Thawra (14  mai 1977), signé ’Alî  Sulaïmân, qui fit alors beaucoup de bruit, au point d’être repris en quelques extraits par une grande agence de presse internationale. En voici un passage éloquent : « Quand s’élargit “le cercle de ceux qui ne méritent pas d’être remerciés” (l’auteur reprend ici un mot du président), quand certains profitent de ce que le commandement et la patrie sont absorbés par des questions essentielles (de politique étrangère), pour se laisser aller à la facilité, ne s’occuper que de faire fortune sur le dos du pays, répandre dans les âmes un sentiment de désespoir et les germes de l’irresponsabilité, il faut que s’élargisse alors le front de la confrontation (avec l’ennemi) et qu’il englobe le cercle de ceux qui méritent d’être châtiés ». Comment expliquer cette impatience de la part d’un intellectuel comme ’Alî  Sulaïmân, dont la loyauté envers le régime ne s’est par ailleurs jamais démentie ? De tels articles en effet, comme le ton parfois irrévérencieux des journaux syriens, peuvent donner à penser qu’une certaine liberté d’expression leur est laissée1. Le fait est indéniable, mais doit cependant être interprété à sa juste mesure. En critiquant certains excès, les « inévitables bavures », la presse remplit la mission qui lui est très explicitement demandée de « censure populaire » ; elle canalise en quelque sorte, dans le système, la « réponse » de la société à l’État. Et dans l’accomplissement de sa tâche, elle ne doit être elle-­même sujette à aucune censure, sinon celle « de la conscience », selon la recommandation du président. La presse quotidienne à grand tirage (al-­Ba’th, al-­Thawra et Tichrîn) n’est pas la seule à être chargée de cette fonction sociale, qui revient de droit à l’ensemble des organes d’expression de la société, comme le Parti en principe, mais avant tout les puissantes « organisations populaires » déjà évoquées. Celles-­ci disposent du reste de leurs propres médias : hebdomadaires, publications à tirage limité, mais aussi programmes à la radio et la télévision (où la critique est beaucoup plus feutrée). On voit ainsi quel peut être le rôle de l’intellectuel dans ce système social : à la charnière entre l’État et la société, il vit la situation de la manière la plus dramatique. Fonctionnaire du premier, au titre de générateur de l’impossible consensus, il est en permanence à la recherche de la seconde dont il se 1.  Les caricatures de ‛Alî Farzat, reproduites dans cet article, en sont une illustration.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          213 voudrait l’interprète, soit dans le cadre qui lui est imposé, et au risque de tomber dans l’opportunisme, soit en dehors, et sans pouvoir échapper à la marginalité. Quand la critique devient trop pressante, et surtout quand elle menace de déborder le canal institutionnel, l’État peut intervenir pour rééquilibrer l’ordre des choses, en envoyant par exemple quelques commerçants bien en vue en prison pour un temps (cf. la création des « cours de sûreté économique » et la campagne contre « le gain illicite », en août 1977). Et précisément, ce fait montre bien le caractère quelque peu artificiel de ces nouvelles « classes » bourgeoises, qui se développent non pas à partir de leur contrôle de l’appareil de production, mais en tant que classes parasitaires de la bourgeoisie bureaucratique. Quant à celle-­ci, elle n’existe pas, par définition, indépendamment de l’État, au niveau des rapports sociaux de production. De là, l’apparente facilité avec laquelle le président, et quelques responsables suivant son exemple, ont généreusement fait « don de tous leurs biens à l’État », en août  1977, au début de la campagne contre « le gain illicite », et pour répondre à certaines interrogations. De même que ces « classes » ne suscitent pas la naissance d’une classe antagoniste (le prolétariat), au terme d’un réel processus d’industrialisation, et on a vu comment le maintien des structures traditionnelles de la société1 s’opposait à un tel développement. Ainsi, le vœu secret de certains analystes marxistes sur cette évolution vers « la société de classes », comme issue possible et attendue au « despotisme oriental », ne nous semble pas devoir se raccrocher à une réalité qui, selon nous, montre au contraire la permanence de ce système d’organisation sociopolitique tel que nous l’avons défini, compte tenu des amendements qui lui ont été apportés quant à son application concrète et qui tiennent pour la plupart aux résistances de la société civile face à l’État. Les données nouvelles de la quotidienneté À ce niveau, c’est assurément le problème majeur de l’inflation, phénomène de portée mondiale mais dont la nouvelle bourgeoisie est dans une large mesure tenue pour responsable par l’opinion, qui, depuis le panier de la ménagère, conditionne aujourd’hui toute la vie du pays. On a vu quelles difficultés le Syrien citadin éprouvait à se loger. Les prix des denrées alimentaires, quant à eux, ont plus que doublé en moyenne 1.  Processus qu’Abdallah Laroui (op. cit.) traduit par le néologisme de « traditionalisation », pour bien en montrer le caractère volontariste.

214          Les populations, l’État et la société depuis 1970, et certains produits comme la viande ou les fruits sont devenus un luxe inaccessible pour la grande majorité des individus. Lesquels, pour s’habiller, ont souvent recours au marché du vêtement d’occasion (Bâlé). À la campagne, l’État du budget du paysan est très variable, fonction de la position de celui-­ci dans la hiérarchie sociale bien entendu, mais aussi de sa situation géographique. Il est d’autre part très difficile de le déterminer avec précision, le « camouflage » étant ici la règle : détournement de la production, cultures intercalaires entre celles qui sont imposées par l’État, solidarités familiales beaucoup plus fortes qu’en ville… Sachons tout de même que le salaire journalier minimum, fixé par la loi, d’un ouvrier agricole est de sept livres syriennes (1976), et que, si l’on en croit les doléances des intéressés rapportées dans la presse, ce seuil légal correspond souvent à la réalité. À ce niveau de salaire, le budget alimentaire se limite à la fameuse trilogie de base : thé, sucre, pain, à laquelle il faut ajouter – peut-­être pour en faire oublier la maigreur – l’inévitable paquet de cigarettes. En ville, si la situation financière des différentes couches ­sociales peut être mieux connue, elle n’est souvent guère plus enviable. Parmi les catégories les plus touchées par la crise, il faut compter celle des petits fonctionnaires de l’État, dont les salaires réels sont rognés ­d’année en année par l’inflation, malgré quelques hausses octroyées à grand renfort de publicité par le président lorsque, écrit al-­Ba’th du 17 janvier 1978, « il détourne son esprit de la situation internationale qui le préoccupe tant, pour s’intéresser aux conditions d’existence des citoyens ». Le corps des fonctionnaires et des travailleurs du secteur public comptait exactement 279 702  employés en  1976. Sur ce total, 46 % percevaient alors moins de 300 livres syriennes de salaire mensuel, et 87 % moins de 600 lires (al-­Thawra, 13 janvier 1978). Depuis 1970, les traitements ont été augmentés de 60 %, ce qui signifie que pour la période 1970-­1976 la hausse du coût de la vie a été pour cette catégorie professionnelle, et en moyenne, plus de deux fois supérieure à la hausse des salaires1. À qui ne veut pas croire aux miracles, mais s’interroger sur les possibilités réelles de survie dans de telles conditions, il est invariablement répondu par le maître mot déjà évoqué : « système D ». Et effectivement, il faut reconnaître que les facultés d’adaptation de l’homme de la rue sont étonnantes et dépassent de loin les 1.  Le salaire mensuel d’un jeune fonctionnaire, titulaire du baccalauréat, était en 1970 de 270 livres. Il est en 1979 de 370 livres. La première somme permettait alors l’achat de 27 kilos de viande, la seconde aujourd’hui 14,5 kilos seulement.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          215 marges admises en Occident : tel instituteur (350  ls/mois) conduit, après la classe, un triporteur dans les rues de Damas pour résoudre ses problèmes de fin de mois ; tel fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères se contente de « pointer » le matin au bureau, étant par ailleurs chauffeur de taxi sur la ligne Damas-­Beyrouth, en accord avec son supérieur hiérarchique. Sans oublier le frère ou le cousin à la campagne, qui pourvoit aux besoins exceptionnels. On retrouve ici deux idées déjà énoncées, à savoir le lien très étroit entre la ville et la campagne dans ce système d’organisation sociale, par opposition au précédent ; et le fait, qui nous semble très important, de l’absence de masses populaires dans cette société, que nous avons traduit plus haut par le concept d’atomisation. Le but politique du nouvel État était, on le rappelle, de provoquer ce passage du particularisme à l’universalité, autrement dit du peuple aux masses, de l’individu au citoyen, sans autres liens organisationnels que ceux qui le lient à l’État. Mais par ailleurs, le système ne survit économiquement aujourd’hui que par un appel constant aux forces vives de la société civile, définie par son réseau le plus traditionnel d’allégeances et d’identifications. Une autre solution, plus radicale, consiste bien souvent, pour le fonctionnaire ou l’employé du secteur public dans une situation financière difficile, à quitter son travail, quand il en a la possibilité légale, pour émigrer temporairement en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe arabe, ou plus simplement pour entrer dans le secteur privé où les salaires sont plus élevés, encore que les avantages sociaux y soient inexistants. D’où une hémorragie actuelle du secteur public qui ne laisse pas d’inquiéter les dirigeants syriens. Finalement, en dehors des profiteurs patentés du régime, les catégories professionnelles qui tirent un avantage certain de la fièvre inflationniste sont en toute logique les professions libérales et les artisans. Un plombier gagne aujourd’hui en Syrie davantage qu’un professeur d’université. C’est à cette petite bourgeoisie que l’on doit l’accroissement spectaculaire du parc automobile syrien depuis la guerre d’Octobre. Ce dernier phénomène n’étant qu’un indice parmi d’autres des multiples bouleversements que connaît cette société depuis ces dernières années, dans la première image qu’elle donne d’elle-­même. Au niveau des consciences, ces tiraillements se traduisent par une érosion des valeurs conviviales traditionnelles, et l’émergence de comportements déviants que l’on croyait « réservés » aux sociétés occidentales développées. L’idée que la société puisse être « malade » – par ailleurs absolument étrangère au cadre idéologique musulman classique  – a surgi récemment dans les esprits, suite à la découverte de la criminalité d’origine pathologique, sexuelle en particulier.

216          Les populations, l’État et la société L’effritement politique Quand à cette précarité de l’existence quotidienne est opposée l’opulence provocante d’une minorité (dans un article du quotidien Al-­­Ba’th, ’Abdallah al-­Ahmad, membre du commandement régional du parti, reconnaissait qu’en dix ans, de 1963 à 1973, le nombre de million­ naires, en livres syriennes, dans le pays était passé de 55 à 1 000)1, d’économique le problème devient éminemment politique. On a vu que sur ce plan, les possibilités d’expression et d’action sont plutôt limitées, en dehors de l’émeute. Pourtant, il ne faudrait pas exagérer le monolithisme de ce système ; et en tout état de cause, son « dérapage » au niveau économique et social ne laisse pas d’avoir des répercussions au niveau politique. Signe annonciateur ? Les consultations électorales sont de plus en plus « difficiles » pour le régime, nonobstant leur caractère non démocratique incontestable. En mars  1972 déjà, les élections aux conseils d’administration locaux sonnaient comme un premier avertissement, en envoyant au conseil de Damas 8 ­ba’thistes sur un total de 90  élus2. Aux législatives d’août  1977, il n’y eut que 10 % de votants et, pour s’en tenir à l’exemple de Damas, le meilleur résultat obtenu par un candidat ­ba’thiste fut celui de Muhammad ’Alî Halabî, l’actuel Premier ministre, avec 17 000  voix. Chiffre qui laisse supposer que les militants du parti, eux-­mêmes (60 000 à Damas), n’ont pas respecté les consignes de vote les plus élémentaires. Méfiance traditionnelle de cette société vis-­à-­vis de la classe politique une fois encore démontrée, ou plus simplement mécontentement conjoncturel ? Sans doute les deux faits doivent-­ils être pris en considération. Par ailleurs, un mouvement de contestation se développe dans le parti, mais aussi à l’intérieur même des organisations populaires, dont on sait qu’elles n’avaient pas été créées pour cela à l’origine, et qui risquent donc à terme, si l’évolution se confirme, d’être « détournées » de leurs fonctions. Leur capacité d’absorption de la contestation populaire, selon le principe évoqué de la « soupape de sûreté », n’est pas indéfiniment extensible. Et on conçoit fort bien, dans un tel climat, que les cadres ­ba’thistes éprouvent au sein de ces organisations de plus en plus de difficultés à « tenir leur base ». Au moment où ’Alî Sulaïmân écrivait son éditorial, l’Union des syndicats ouvriers adressait un mémoire à la « branche » de Damas du ­Ba’th, 1.  En 1976, il était de 3 500, dont 350 pour la tranche supérieure à 100 millions de livres. 2.  « Aspects of the Political Elite in Syria », G. H. Torrey, in Political Elites in the Middle East, G. Lenczowski (ed.), Washington D. C. 1975, p. 160.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          217 dans lequel elle brandit la menace d’une grève générale, en accusant « certains camarades [du parti] de vouloir quitter le navire en criant sauve-­qui-­peut ! ». Depuis, il semble que la situation au sein de l’Union se soit plutôt détériorée pour le bloc politique dominant, comme l’ont montré les dernières élections générales dans les syndicats (Le Monde du 27 décembre 1978). Le parti lui-­même, énorme machine bureaucratique de quelque 275 000 militants1, n’est pas à l’abri de ce mouvement de « grogne », du fait de la poussée des jeunes recrues d’origine modeste, porteurs de l’idéal ­ba’thiste qui leur a été inculqué sur les bancs de l’école. On rapporte à Damas que les réunions de cellules sont parfois houleuses, surtout quand la base en vient à dire leurs quatre vérités à certains cadres haut placés dans la hiérarchie, dont le train de vie est en contradiction avec l’éthique du ­Ba’th. Jusqu’au niveau du VIe congrès régional (1975), au cours duquel le problème a été abordé, non sans quelques violentes altercations entre les membres du Commandement (Nidâl al-­Cha’b, septembre 1977). Dans un sens, on pourrait considérer ce renouvellement par la base de l’appareil du parti, cette contestation par les élites dirigeantes de demain, des options politiques d’aujourd’hui, comme un signe de vitalité du système, lequel disposerait ainsi d’un des instruments de sa reproduction. Hypothèse à retenir, mais comme, historiquement, ce système s’est construit autant en dehors du parti qu’il n’émane effectivement de lui, c’est surtout au sein de l’appareil militaire, la véritable source du pouvoir, qu’elle gagnera à être vérifiée.

Les instruments et le contrôle du changement social

L’armée Du rôle primordial joué par l’armée et l’école dans la stratégie du changement social, le régime a parfaitement conscience qui, au terme de la Charte du « Front national des forces progressistes » (1972), interdit toute activité politique dans ces deux secteurs aux partis membres du Front, à l’exception du ­Ba’th bien entendu. Historiquement, on 1.  Le nombre exact est en principe tenu secret, mais le ­Ba‛th est connu de ses militants comme le « parti du quart de million ». R. Hinnebusch est largement en dessous de la réalité avec une estimation de  100 000 (in « Local Politics in Syria: Organisation and Mobilization in Four Village Cases », Middle East Journal, Winter 1976, vol. 30, no 1).

218          Les populations, l’État et la société sait que de cette « symbiose » (I. Rabinovich, 1972) entre l’armée et le parti, en laquelle on a coutume de voir le principe même du système politique syrien, la première a retiré le bénéfice le plus grand, comme en témoigne Munîf  al-­Razzâz, en connaissance de cause : « L’armée a utilisé l’idéologie et les perspectives de changement du parti ­Ba’th, comme une symbolique à son entreprise de contrôle total et coercitif de la société » (op. cit., 1967). Et effectivement, l’idée d’une « armée doctrinaire », clairement énoncée dans les Muntalaqât du VIe congrès national de 1963, doit être comprise comme une tentative pour celle-­ci de briser le carcan d’une tradition de marginalisation, de trouver une assise populaire à son autorité. Rompant avec ce qu’Anouar  ’Abdel-­Malek appelle « l’illusion civiliste » d’une armée de professionnels, à l’écart des affaires intérieures de la nation, le Néo-­­Ba’th a voulu bâtir une armée dans laquelle la nation tout entière se reconnaisse, une armée à l’image de celle que leva le Prophète Muhammad, « la première armée doctrinaire de l’histoire » (Mustafa Tlâs, l’actuel ministre de la Défense, in Jaïch al-­Cha’b, 7 mars 1972). On a vu quelle était la signification, du point de vue des rapports sociaux, de cette militarisation du régime ; le clivage civil/militaire se superposant, durant les premières années qui ont suivi la « Révolution » du 8 mars, à d’autres oppositions de type sunnite/minoritaire, citadin/rural. Sur fond idéologique de « socialisme », l’ensemble transparaissant assez bien dans cette déclaration faite par un officier syrien en mai 19661 : « Ne vous attendez pas à ce que l’on abandonne le socialisme en Syrie, car une telle mesure signifierait en réalité un transfert de tous les avantages politiques, financiers, industriels et commerciaux vers les villes, autrement dit la communauté sunnite. Nous, les alaouites et les Druzes, redeviendrions les pauvres et les domestiques. Nous n’abandonnerons pas le socialisme, parce qu’il nous permet d’appauvrir les citadins en ramenant leur niveau de vie à celui des villageois… » Partant de là, il est permis de penser que tous les éléments sont en place pour une régénérescence périodique du système par le biais de ­l’armée, laquelle aurait pour tâche de canaliser les forces vives de la nation dans la société politique. Et selon ce point de vue, le ­Ba’th lui­même, par son action possible au sein de la force armée, représente dans une certaine mesure une menace de subversion pour le pouvoir en place. Ce nouveau radicalisme ­ba’thiste, évoqué plus haut, ne risque-­t-­il pas d’être repris par une génération montante d’« officiers libres », à peine sortis de leur campagne natale et désireux de « tenter leur chance » ? 1.  E. Be’eri, Army Officers in Arab Politics and Society, New York, Praeger, 1970, p. 337.

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          219 Fait qui semble corroborer cette analyse : les académies militaires –  et celle de Homs en particulier  – recrutent toujours dans le milieu rural petit-­bourgeois, d’une promotion à l’autre, les fils de la « nouvelle bourgeoisie » préférant à la carrière des armes l’exercice de métiers jugés plus respectables tels que médecin ou ingénieur. Or, c’est ainsi que l’ancienne classe dominante a été renversée, pour avoir négligé de placer un nombre suffisant de ses représentants dans l’appareil militaire. Voyons alors dans les faits, c’est-­à-­dire à partir d’une analyse rapide des derniers remous qui ont secoué l’armée, ce qu’il faut penser de cette hypothèse. Premier exemple d’une tentative putschiste avortée, représentatif quant à ses traits généraux : le 22 juin 1973, 58 officiers sont arrêtés pour complot contre la sûreté de l’État. Du point de vue de la hiérarchie militaire, les conjurés recrutent essentiellement aux niveaux inférieurs, et on dénombre ainsi 33 lieutenants et 7 sous-­lieutenants, le rang le plus élevé parmi eux étant celui de commandant (deux). Politiquement, ils sont pour la plupart nassériens (prolibyens) ou ­Ba’thistes (pro-­irakiens) : 11 et 8 sur un total de 34 dont les options politiques ont pu être précisées, et dans une moindre proportion « sunnites militants » (6 sur les 34), voire Frères musulmans (deux), « nationalistes arabes » (deux), les 5  derniers se voulant « indépendants ». Sur le plan confessionnel, la majorité écrasante est sunnite. Quant à l’origine géographique des conjurés, elle est caractérisée par une prédominance manifeste des zones rurales telles que Deïr-ez-­Zor (14) ou Hama (11), par rapport aux deux grandes métropoles que sont Damas (5) et Alep (8). En ce qui concerne l’organisation interne du mouvement, on peut dire qu’elle est plutôt anarchique, sinon inexistante, rien a priori ne liant ces individus entre eux, sinon une volonté commune de s’emparer du pouvoir et un même culte voué aux illustres prédécesseurs qui ont réussi les « coups » du 23 juillet en Égypte et du 8 mars en Syrie. En somme, une aventure dans la pure tradition putschiste aflaqfienne de l’inqilâb, à cette différence près – mais qui est essentielle – que les putschistes n’ont aucun projet politique clairement défini et susceptible d’être appliqué après la prise du pouvoir. Autre mouvement séditieux au sein de la force armée : celui de Râ’iq al-­Nuqarî, qui aboutit à l’arrestation de 130  officiers, à la fin du mois de novembre 1976. Histoire très rocambolesque que celle du capitaine Al-­Nuqarî, issu d’une confédération tribale ayant pignon sur rue dans la communauté alaouite (Matawira) et dont la production intellectuelle plutôt confuse, empreinte de vieilles idées « vitalistes » quelque peu fascisantes, est vite montée en épingle par le pouvoir, lequel ressent la nécessité d’un second souffle idéologique propre à donner une nouvelle vigueur à son armée. Ses livres sont ainsi publiés par le Bureau politique de l’armée, présentés et glosés par tous les médias, imposés

220          Les populations, l’État et la société dans le parti, introduits dans l’université. L’éclectisme d’Al-­Nuqarî lui permet de trouver une audience tant auprès de personnalités détenant des postes-­clés dans les appareils de l’État que parmi une masse grandissante de petits officiers, ba’thistes pour la quasi-totalité d’entre eux (tendance dite du « 23 février 1966 »), et même alaouites. Ce sont du reste ces derniers qui vont donner une orientation plus nettement politique à un mouvement qui à l’origine se veut simplement « philosophique ». L’intervention syrienne au Liban en octobre 1976 précipite le dénouement en créant des conditions favorables à une initiative putschiste, mais le pouvoir brise toute velléité d’action de la part du mouvement en le démantelant par mesure préventive. De ces deux exemples, il est permis de tirer des enseignements concernant la situation présente, sociale et idéologique, dans l’armée. D’abord, une première constatation semble devoir confirmer nos hypothèses de départ, à savoir que ce sont les couches inférieures de la petite bourgeoisie, d’origine rurale surtout, sunnite mais aussi alaouite à l’occasion, qui constituent les « troupes de choc » de tous les mouvements séditieux. Dans la hiérarchie militaire, cette composante de classe est nettement perceptible par le fait que les auteurs des mouvements sont d’une manière générale issus des échelons les plus bas. Autre point important à noter, et déjà pressenti : le Ba’th ne peut en aucun cas être considéré comme un ciment idéologique destiné à assurer la cohésion de l’armée et donc à mettre celle-­ci à l’abri de toute tentative de coup d’État. On a vu au contraire que, dans sa version gauchisante du « 23 février », il fournissait une arme idéologique aux conjurés, si peu efficace fût-­elle à en juger par les développements survenus. Une dernière observation doit nous amener à expliquer cette longue période de stabilité relative dont jouit l’armée syrienne depuis 1970, et qui ne laisse pas d’intriguer les observateurs, lesquels ont gardé le souvenir des années 1950 et 1960, plus fertiles en rebondissements. Mises à part des raisons d’ordre plus proprement technique qui tiennent au caractère sophistiqué de l’appareil répressif au sein de l’armée (gardes prétoriennes) et qui font que le temps a passé où il suffisait de trois chars d’assaut pour prendre le pouvoir et neutraliser la capitale, le facteur essentiel de cette stabilité est à rechercher dans ce vide idéologique qui caractérise l’armée syrienne aujourd’hui, et qui explique par ailleurs la fulgurante ascension d’un Râ’iq al-­Nuqarî. Car si le Ba’th ne représente plus une force « idéologique » – au sens que donne Mannhein à ce dernier mot – susceptible de tenir l’armée, selon le principe de la « symbiose », il ne dispose pas pour autant d’un potentiel « utopique » suffisant pour la faire basculer. Déjà en novembre 1970, le Xe congrès national extraordinaire du parti devait se rendre à cette évidence que la vie politique dans l’armée avait totalement disparu et

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          221 que le loyalisme envers la « Révolution » ne se vérifiait plus qu’au niveau le plus haut de la hiérarchie militaire (T. Petran, 1972, p. 234). En fait, ce vide idéologique n’est que la conséquence directe de l’éradication par le Ba’th du large mouvement national qui a ébranlé le pays dans les années 1950, puis de l’éradication du Ba’th lui-­même dans l’armée par l’appareil bureaucratique militaire. La société civile elle-­même étant par la force des choses réduite au silence, on voit mal comment ­l’armée sécréterait sa propre idéologie de changement social. « L’armée doctrinaire » est devenue en réalité une énorme machine répressive, dans laquelle des contradictions de « classes » particulièrement criantes et une autorité souvent brutalement exprimée peuvent inciter quelques individus, hâtivement regroupés, à tenter l’impossible… sans que cela ne remette vraiment en cause les assises du régime1. L’école Si historiquement l’armée a pu jouer un rôle déterminant dans le processus de changement social, la ruralisation de ses effectifs d’encadrement se situe à l’origine en aval d’un autre phénomène, qui est celui de la scolarisation en masse de la société syrienne, entreprise dès les premiers mois de l’indépendance et poursuivie systématiquement par le Ba’th. Durant les premières années du régime, le phénomène connut une ampleur telle – tant du point de vue des sommes budgétaires allouées (environ 20 % du budget national de 1964 à 1968) que de la masse des individus concernés  – que la Syrie était alors présentée par la plupart des observateurs comme un pays dont les citoyens étaient tous mobilisés, de l’école primaire à la caserne. Sur ce plan, et au-delà de l’utilisation idéologique par le régime de ce gigantisme – dont il n’est pas l’initiateur, mais pour une bonne part l’héritier  – les chiffres parlent d’eux-­ mêmes : deux millions de Syriens sont aujourd’hui engagés dans un cycle d’études, du jardin d’enfants à l’université, ce qui représente le quart 1.  Les récents troubles confessionnels pourraient nous persuader du contraire, d’autant qu’ils ont fortement ébranlé l’appareil militaire lui-­même. Et nul doute en effet que l’attentat de l’école d’artillerie d’Alep du 16 juin 1979, organisé par un officier sunnite –  par ailleurs ba‛thiste  – et au cours duquel 83  cadets alaouites ont été assassinés, restera longtemps gravé dans la mémoire collective. Cependant, de l’avis unanime, cette poussée de fièvre, qui n’est porteuse d’aucun programme politique, ne semble pas devoir inquiéter sérieusement le régime. On lira sur ces derniers développements : « L’agitation confessionnelle en Syrie », article anonyme, Le Monde Diplomatique, octobre 1979. Il y est écrit, à propos de cet attentat, que l’école d’artillerie d’Alep comptait 282 élèves officiers alaouites sur un total de 300. Ce chiffre est significatif de l’emprise de cette communauté sur l’armée, phénomène que nous avons évoqué plus haut.

222          Les populations, l’État et la société de la population totale. En 1977, le seul ministère de l’Éducation (qui ne couvre pas l’enseignement supérieur) employait plus de 58 000 fonctionnaires de toutes catégories, soit 60 % de l’ensemble des fonctionnaires de l’État. Au sein de ce ministère, la « Direction des livres d’école » aura imprimé en 1978-­1979 quelque 15 millions de livres scolaires. La progression des effectifs scolaires depuis la fin du mandat est également impressionnante : en 1945-­1946, 5 % seulement de la population étaient scolarisés, en 1958 ce taux passe à 10,5 % (non compris les étudiants), soit un chiffre de quelque 450 000  écoliers. Dix ans plus tard, ils sont deux fois plus nombreux (1 056 000 en  1969). Le principe de l’enseignement obligatoire (de 6 à 12 ans) a commencé à être appliqué avec le troisième Plan quinquennal (année scolaire  1970-19­71) ; il devrait l’être totalement à la fin du quatrième Plan, autrement dit en 1980. Il y avait, en 1977, en première année du premier cycle d’enseignement primaire, exactement 224 240 élèves, ce qui équivaut à un taux de scolarisation officiel de 84 % en moyenne (94 % pour les garçons et 74 % pour les filles). Finalement, on peut affirmer, sans crainte d’exagération, que l’école en Syrie conditionne la vie de la nation tout entière, dans sa plus triviale quotidienneté. Il n’est pour s’en convaincre que de sentir la fièvre qui s’empare du pays chaque année au mois de juin, période traditionnelle d’examens. La télévision elle-­même écourte alors notablement ses programmes nocturnes pour ne pas tenter les jeunes Syriens, et leur permettre de bachoter. Sur le plan idéologique, on se doute qu’un secteur d’une telle importance dans la stratégie du changement social ne pouvait être laissé « en friche » après le « coup » du 8 mars. Et effectivement, au congrès ­régional extraordinaire du parti de mars 1965, l’accent est mis sur la nécessité, pour la « Révolution », de « jeter les bases d’un nouveau système éducatif propre à modifier le mode de pensée et de comportement du citoyen, de sorte qu’il s’adapte à une société fondée sur la science, l’industrie et le socialisme ». Pour ce faire, un plan ambitieux est proposé, de généralisation de l’enseignement primaire, de réécriture des manuels scolaires. Mais c’est surtout le maître d’école qui focalise les préoccupations du nouveau régime : en tant que pierre angulaire de cette politique, il est investi de la mission de créer l’homme nouveau, débarrassé des maladies séniles de sa société que sont le tribalisme ou le confessionnalisme, et croyant en la trilogie du parti (Unité, Liberté, Socialisme). Gardant en mémoire le rôle majeur joué par l’instituteur dans l’implantation du Ba’th, du temps où celui-­ci était encore une force d’opposition, le pouvoir veille à ce qu’il n’échappe pas à son contrôle pour devenir le dâ’î (missionnaire) d’un nouveau et hypothétique mouvement de contestation du système. De là cette injonction du Président al-­Asad aux enseignants,

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          223 lors de leur dernier Congrès du mois de mai  1978 : « Vous n’êtes pas tous du Parti, mais vous êtes tous ba’thistes ». De là aussi cette aura idéologique dans laquelle baigne l’instituteur, « fêté » officiellement par la nation unanime, chaque année au mois de mars. Ce tableau idyllique de la nation-­école, conduite par cet instituteur suprême qu’est le parti Ba’th, cache tout de même une réalité quelque peu différente. Au niveau idéologique même, celui qui est censé refléter les orientations de la société politique, rien n’indique que les résolutions du Congrès de 1965 aient été assimilées par la machine administrative, et un survol de la revue pédagogique Al-­mu’allim al-­’arabî (« Le maître arabe »), publiée par le ministère de l’Éducation, montre au contraire la permanence des conceptions traditionnelles en la matière, comme si les directives données par le Parti restaient lettre morte. La coloration générale ba’thiste des programmes et manuels scolaires ne laisse préjuger en rien de la transmission réelle du message dans la relation maître-­élève. C’est un fait unanimement reconnu que les cours d’éducation civique, donnés en général par un membre du Parti, extérieur à l’établissement scolaire, sont une bonne occasion de chahut pour les élèves. De même, l’encadrement de la jeunesse dans des institutions paramilitaires comme « Les Avant-­gardes du Ba’th », qui en  1977 ont regroupé 356 000  écoliers dans des camps occasionnels, ou la « Futuwwa » pour la préparation militaire des jeunes adolescents (60 000 garçons et filles pour cette même année), ne doit pas être surestimé quant à son efficacité idéologique. Au niveau de la société civile, la cellule familiale est assez solide pour résister aux intrusions de l’État dans ce qu’elle considère comme relevant de sa mouvance propre. Autre ombre au tableau : la situation matérielle et morale très difficile du maître d’école fait que le recrutement s’avère de plus en plus problématique. Pour pallier la pénurie d’enseignants et de locaux, l’administration a recours à des expédients, comme l’instauration du système du mi-­temps dans les établissements publics. Par ailleurs, cette situation oblige à revenir sur le principe de la scolarité obligatoire dont l’application pratique soulève, de fait, quelques difficultés, en particulier à la campagne, où nombreux sont les villages qui désespèrent de la venue de leur instituteur. Ainsi, cette scolarisation revient-­elle bien souvent, et dans la meilleure des hypothèses, à une alphabétisation rudimentaire, l’effort principal portant sur la première classe du cycle primaire, que l’Administration essaie de généraliser autant qu’il est possible. Par la suite, et à mesure que l’on progresse dans le cycle primaire, la déperdition se fait plus importante, et seuls 30 % des écoliers entrent finalement dans le secondaire.

224          Les populations, l’État et la société Dans de telles conditions, le secteur éducatif peut-­il être encore considéré comme remplissant le rôle, qui fut incontestablement le sien dans les années 1950 et 1960, de « matrice » par laquelle les forces vives de la société pouvaient déboucher dans le système politique, ou bien est-­il déjà cette machine à reproduire les contradictions sociales qui se dessinent aujourd’hui, en application parfaite de la théorie de P. Bourdieu ? Il ne manque évidemment pas d’indices probants pour confirmer cette deuxième hypothèse, comme par exemple le retour en force, ces dernières années, de l’enseignement libre, sous l’égide des congrégations religieuses, auxquelles la nouvelle classe dirigeante préfère confier ses enfants, certaine qu’ainsi ils bénéficieront d’un enseignement de meilleure qualité, en deux langues, à temps plein, et non pas dans des classes de soixante élèves1. * *   * Cependant, il est encore difficile de préjuger de la capacité du système de se renouveler, en puisant comme il l’a fait jusqu’à présent dans le substrat paysan de la société syrienne, ou au contraire de son « blocage » selon une terminologie connue. Divers indices peuvent, ainsi que nous l’avons vu, confirmer l’une ou l’autre de ces orientations. De fait, celles-­ci ne sont pas encore nettement marquées, et l’élite dirigeante hésite encore entre un « despotisme modernisateur », dont le but ultime serait, par-delà les revirements tactiques, la restructuration de la société autour de son État, et une dictature « orientale », c’est-­à-­dire exercée par une « classe » parasite, tirant jusqu’à épuisement sur sa base économique, pour le temps que dure sa mainmise sur l’appareil d’État. Dans ce dernier cas, l’effet sur la société peut être radicalement différent, cette « classe » jouant pour se maintenir au pouvoir sur les oppositions traditionnelles, avec le risque non négligeable que s’écroule tout l’édifice social (cassure confessionnelle par exemple, à l’instar de ce qui s’est produit au Liban). L’impression que donne la Syrie à qui la découvre, d’un vaste chantier – surtout dans la capitale – d’un pays en pleine expansion, recouvre une part de réalité incontestable. Comme il est certain que cette « modernisation », dans laquelle l’État a engagé le pays, à marche forcée durant la dernière décennie, a déjà des effets irréversibles sur la société dans son ensemble. Mais ce mouvement est-­il effectivement imprimé et guidé par 1.  Autre indice révélateur : la part du ministère de l’Éducation dans le budget national n’a jamais été aussi faible (7 % environ durant ces dernières années).

La classe politique traditionnelle ou la société introuvable          225 l’élite dirigeante, dans le cadre d’un réel processus d’industrialisation ? On peut raisonnablement en douter, et la formule de « base économique » employée plus haut doit être ramenée à sa juste signification car, plus que dans la mise en place d’un appareil productif, on a vu que la finalité de ce système devait être d’abord recherchée dans le principe de « la distribution des ressources ». Pour une bonne part, celles-­ci proviennent de l’aide extérieure1, d’Arabie Saoudite et des Émirats arabes du Golfe, laquelle est officiellement motivée par le fait que la Syrie fait partie des « pays de la confrontation » (avec Israël). Quelques mauvais esprits dans l’intelligentsia syrienne font à cet effet remarquer que si le Golan rapportait, avant la guerre de 1967, bon an mal an, 50 millions de livres au budget de l’État, au titre d’impôts divers et bénéfices d’exploitation, il est aujourd’hui le prétexte d’une rentrée de plus d’un milliard de dollars par an, pour les raisons indiquées. Et finalement, on peut se demander si cette fonction de prétorien du monde arabe que l’État entend faire remplir au pays, outre qu’elle constitue la clé de voûte de sa légimité au niveau idéologique intérieur, n’est pas tout simplement sur le plan économique une manière pour lui d’émarger à la rente pétrolière arabe, pour tenter de réduire les déséquilibres fondamentaux. Par ailleurs, et pour répondre à cette même exigence pressante, l’État a réorienté l’économie du pays sur des secteurs qui, s’ils ne participent pas de la constitution d’une véritable infrastructure industrielle, ni ne sont d’une incidence déterminante dans le procès du changement social, sont au moins d’un rapport immédiat et intéressant à l’exportation. Au premier rang de ceux-­ci, le pétrole bénéficie de toute sa sollicitude, et les résolutions économiques du VIe congrès régional du parti Ba’th (mai 1975) sont très explicites sur ce point. Avec le coton, il représente aujourd’hui environ 75 % des exportations syriennes. Le problème étant ainsi posé, on voit que la marge de manœuvre des dirigeants syriens est dangereusement étroite. Astreints, sinon enclins, à une politique d’ouverture (infitâh) économique du pays pour répondre au souhait des bailleurs de fonds pétroliers, ils ne peuvent aller jusqu’au bout de cette libéralisation. Car elle conduirait inévitablement à un « désengagement » de l’État vis-­à-­vis de la société, c’est-­à-­dire à un renversement de toute la politique qui a été menée depuis quinze ans, et sous-­entendrait à terme un règlement de la crise du Proche-­Orient (et l’expérience de Sadate en Égypte en a apporté la preuve), donc en toute logique la remise en cause de la fonction politique et militaire arabe de l’État syrien, et de la rente qui lui est due à ce titre. De là 1.  Selon L’Économiste arabe (no 244, mars 1979), celle-­ci doit représenter la moitié du budget 1979.

226          Les populations, l’État et la société les atermoiements de la politique syrienne, qui s’accommode fort bien finalement de la situation présente de « ni guerre ni paix », pour autant qu’elle ne commande pas de révisions déchirantes quant à l’organisation du système social. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 11/08/2023 sur www.cairn.info via Wikimedia Foundation (IP: 132.174.252.114)

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Chapitre I

La ville arabe orientale*

Transposant à l’Orient arabe les intuitions d’un Elias  Canetti, quand, dans quelques pages bien pensées de Masse et Puissance1, il fait ressortir les principes fondateurs des différentes nations européennes, on retrouvera sans l’ombre d’un doute le fleuve, la montagne, la tribu à l’origine des « spécificités » égyptienne, libanaise ou iraqienne. Pour ce qui concerne les « pays de Syrie » (bilâd as-­shâm), c’est-­à-­dire la Syrie « géographique », on serait tenté d’avancer la ville sur le même registre, tant a pesé le poids de l’armature urbaine dans la constitution de cette aire de civilisation. Poids en nombre d’habitants : pour le début du xixe siècle, autrement dit dans une Syrie encore vierge de toutes les transformations occasionnées par l’intégration de l’ensemble régional dans la mouvance économique de l’Occident, G. Baer relève un taux d’urbanisation deux fois supérieur à celui de l’Égypte2. Poids aussi dans la dialectique sociale : aristocratie urbaine ou « revanche des campagnes », d’une manière ou d’une autre, on retrouve toujours la question de la ville au centre du procès de socialisation politique de la Syrie contemporaine. On admet cependant qu’il soit peu satisfaisant de partir d’une structure spatiale – qui plus est aussi largement « différenciée » – pour parvenir à une problématique générale sur le système social, et, effectivement, on pourrait tout aussi bien placer la notion de communauté au centre d’un schéma d’explication de la réalité syrienne. D’où le thème de la *  Première publication dans Esprit, février 1986 (N.D.E). 1.  Paris, Gallimard, 1966, p. 179 sq. 2.  bis Colloque « Politiques urbaines dans le monde arabe », Maison de l’Orient, Lyon, novembre 1982.

230          La genèse urbaine du politique montagne – lieu communautaire par excellence – à propos du Liban, par ailleurs partie intégrante de l’ensemble syrien tel que défini plus haut. Mais, en définitive, n’est-­ce pas là, indirectement formulée, la question fondamentale de la sociologie urbaine qui est celle de la « légitimité » de son objet (la ville), pris comme une unité spatiale et sociale spécifique (cf. l’École de Chicago), ou au contraire intégré dans une problématique plus générale sur l’organisation sociale ? Deux approches théoriques radicalement opposées que l’on retrouve du reste dans le champ d’analyse de la ville arabo-­islamique, avec, d’une part, les thèses de J. Weulersse sur la ville arabe (orientale), entité extraterritorialisée et, d’autre part, la vision d’I. Lapidus d’une ville « traversée » par la société globale, ses clivages d’ordre confessionnel, tribal, économique, etc., et donc niée en tant que telle. Sans chercher à alimenter le débat théorique sur la « ville arabe », il faut adopter ces deux positions extrêmes comme des repères pour une meilleure appréhension de la question de la ville au Machreq, non plus seulement en tant qu’« agglomération », perçue à travers le prisme de son schéma directeur et « mesurée » à l’aune du kilomètre de trottoir. L’idéal type de la ville arabe orientale vue par J.  Weulersse correspond, sur le plan communautaire, à une population urbaine en large majorité musulmane sunnite, avec une minorité chrétienne orthodoxe (Rûm), deux confessions traditionnellement citadines. En ce sens, il reste largement dépendant du cadre à la fois géographique et historique à partir duquel il a été élaboré, et qui est celui de villes telles Antioche ou Lattaquié entre les deux guerres mondiales. À propos de l’« altérité » de la ville par rapport à son milieu, quoi de plus probant que l’exemple de Lattaquié, capitale de l’État des alaouites durant le mandat, qui n’abritait alors que quelques représentants isolés de cette confession ? Aujourd’hui cependant, il faut bien admettre que cet idéal type a mal résisté à l’épreuve du développement des sociétés de l’Orient arabe. Fait important à souligner : que ce développement fût « naturel », c’est-­à-­dire en liaison avec l’économie mondiale de marché, ou rigoureusement planifié sous l’égide de l’« État moderne », il a concerné au premier chef les capitales –  Beyrouth et Damas pour les deux cas de figure –, lesquelles ont donc connu les transformations les plus grandes en regard de l’idéal type de la ville arabe tel que l’on vient de le définir dans sa composition communautaire. La société globale a en quelque sorte « investi » la cité. Celle-­ci n’agit plus désormais en tant qu’entité. D’acteur sur la scène de l’historicité, elle est devenue elle-­même la scène sur laquelle se produisent d’autres acteurs sociaux qui n’ont plus de spécificité urbaine : les confessions religieuses, les classes sociales, la société

La ville arabe orientale          231 bureaucratique. Une évolution dans le sens du schéma d’I.  Lapidus, pourrait-­on dire, dont l’exemple de Beyrouth apporte sans doute la meilleure illustration avec cette division de la ville entre l’« Est » chrétien et l’« Ouest » musulman, sur laquelle se sont largement étendus les médias internationaux, comme pour simplifier une situation autrement plus complexe du fait de la multiplicité des acteurs. Dans ce cas précis, ceux-­ci n’évoluent pas seulement sur la scène d’une réalité sociale « libanaise » – déjà assez foisonnante pour ne pas être épuisée dans un système binaire  – mais incarnent des contradictions politiques devant être lues au niveau arabe et régional. Et, de ce point de vue, le premier mérite du présent colloque aura été de nous faire mesurer la grande différence de situation entre l’Occident et l’Orient arabes. Des différentes communications qui ont été proposées, on retient le sentiment d’une grande autonomie du champ urbain pour le cas du Maghreb, laquelle pouvait expliquer par ailleurs la domination d’un certain discours en termes d’aménagement et de politique urbaine dans ces mêmes communications. Au Machreq, au contraire, la ville est donc « traversée » par la société, mais plus encore par l’historicité, et lorsque se réunit ce colloque, en novembre 1982, le souvenir du drame de Hama, en février de la même année, celui des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, en septembre, sont encore très présents pour nous en persuader. Parlera-­t-­on d’une « politique urbaine » à propos de Hama ? Ou d’« aménagement de l’espace » à propos d’un camp de réfugiés ? Au fond, pourquoi pas ? À ce jeu-­là, on risque simplement de passer à côté de l’essentiel. Autre capitale, autre exemple d’une ville qui ne « fonctionne » plus en tant que telle : Damas ne s’est jamais associée au large mouvement de contestation qui, à la charnière des années  1970 et 1980, a sérieusement ébranlé les assises du régime syrien. Lors des violentes manifestations du 8 mars 1980 qui, dans la plupart des villes, ponctuent d’une singulière manière le dix-­septième anniversaire de la révolution, la capitale connaît une activité presque normale, à peine perturbée par l’ordre de grève lancé au niveau national par les organisateurs du mouvement. À moins de se satisfaire des explications de ce « lâchage » avancées alors par les Alépins quant à l’« indolence » et l’« esprit de calcul » de leurs vieux rivaux, il faut bien penser que le fait tient d’abord à une différence structurelle entre la capitale et les autres grandes villes syriennes, dont Alep notamment. Une différence qui précisément nous renvoie aux deux repères théoriques proposés plus haut. Par opposition aux capitales, donc, qui au Machreq obéiraient plutôt au schéma d’I. Lapidus, les villes intermédiaires, les métropoles régionales, restent proches du modèle Weulersse, tant par leur composition

232          La genèse urbaine du politique communautaire que par leur capacité à se définir comme acteurs sur la scène de l’historicité. Ainsi, pour en revenir à la Syrie, le mouvement d’opposition au régime était-­il essentiellement urbain, non pas seulement au sens où la ville fut son lieu d’émergence, mais parce qu’il incarnait la résistance d’une élite citadine, « moderne » avec les associations professionnelles de médecins, avocats, ingénieurs, ou « traditionnelle » avec les commerçants et les organisations islamiques, contre l’État. Un concept qu’il s’agit maintenant de préciser. Avant le « choc » de la modernisation au xixe siècle, des villes comme Alep en Syrie ou Tripoli au Liban n’avaient rien à envier, du point de vue de leur développement économique et culturel, à Damas ou à Beyrouth, qui allaient devenir, à l’issue de la Grande Guerre, les capitales des nouveaux États « nationaux ». L’éclatement de l’Empire ottoman et la balkanisation de l’Orient arabe sous l’égide de l’Occident ont porté un coup fatal au rayonnement de ces villes, qui, de métropoles commerciales et cultu­ relles à l’échelle de la région tout entière, se sont retrouvées d’un jour à l’autre enfermées dans un cadre étroit de développement, inférieur et dominé. Et pour ce qui concerne Alep plus particulièrement, on peut même dire que son déclin n’est pas antérieur à la prise du pouvoir le 8 mars 1963 par le Baas, qui fait de Damas la capitale d’un État centralisateur, bureaucratique et militaire. Partant de là, on a tous les éléments pour comprendre l’idéologie produite par ces villes intermédiaires – la ville pour soi, pourrait-­on dire – et leur mode de « fonctionnement ». D’abord, le fait d’avoir été « protégées » en partie de la modernisation par l’écran des capitales peut expliquer la stabilité de leur structure communautaire. À noter que, durant la période de prospérité qu’elle a connue dans les années 1950, Alep a vu sa population chrétienne gonfler jusqu’à atteindre près de la moitié du chiffre total de population de la ville. Mais ce pourcentage est retombé avec l’installation du régime baassiste et les premières nationalisations. Autre élément, composante fondamentale de cette idéologie des villes intermédiaires : l’anti-­étatisme – particulièrement sensible pour le cas de Tripoli –, qui ne saurait nous surprendre vu ce qu’a signifié pour elles l’avènement de l’État-­nation. Tout comme il semble parfaitement logique que ces villes étayent aujourd’hui leur refus de l’État « modernisateur » par des références à un idéal islamique, dont la dernière réalisation dans le champ politique remonte précisément au califat ottoman. Et si, dans les années 1950-­1960, ces mêmes villes vibraient aux accents du nassérisme, c’est peut-­être dans la négation de l’État en place, ­commune aux deux idéologies, qu’il faut rechercher l’essentiel. L’État enfin, dans la conscience de la ville intermédiaire, est assimilé bien sûr à la capitale, non pas seulement en tant que ville traditionnellement rivale, et

La ville arabe orientale          233 favorisée par la tournure de l’histoire contemporaine, mais aussi en tant qu’investie par des minorités confessionnelles qui ne sont pas d’origine citadine : les chi’ites à Beyrouth, les maronites au Liban, les ­alaouites en Syrie, descendus de leurs montagnes pour participer activement au « complot » de la modernisation, si l’on en croit une analyse développée par l’islam intégriste. Weulersse contre Lapidus. La ville donc, contre ce qui n’est pas – ou plus – la ville. Une opposition qui a pris tout son sens en Syrie, durant la dernière crise de régime, avec une certaine coloration khaldounienne qui nous renvoyait du même coup au paradigme hadâra/bâdiya. Pour le cas du Liban, l’opposition est moins claire – les maronites pouvant tout de même se prévaloir de références citadines plus solides, encore que formulées explicitement dans les milieux intégristes de Tripoli. Dira-­t-­on de la ville intermédiaire au Machreq qu’elle est le lieu de production privilégié d’un mouvement social ? Indéniablement, si l’on veut bien voir derrière les mouvements qui l’agitent la réaction de défense d’une société civile assaillie dans ses derniers réduits. À prendre l’exemple du mouvement populaire dans les villes du Nord de la Syrie ces dernières années, et de Tripoli au Liban, on a l’intuition que les mouvements urbains ont dans ces villes un « parfum de société », plus difficilement perceptible à Beyrouth, où le mouvement urbain dépasse rarement le niveau primaire de la bande évoluant dans le seul champ politique. Mais notre cadre d’analyse étant ainsi posé, on ne serait pas en mal de le détruire, en guise de conclusion, par des références à des contre-­exemples dans la plus pure tradition de l’exercice d’école. Ainsi, certaines villes intermédiaires ne présentent pas ce beau visage de l’unité sur lequel on a voulu insister, mais sont elles-­mêmes le théâtre d’affrontements intercommunautaires particulièrement violents : Lattaquié en septembre 1979, entre le quartier sunnite de Sleybé et les quartiers alaouites de Raml et de Dâr-Sarkho, et surtout Tripoli, de façon sporadique depuis l’été 1981, entre Bâb-Tebbâné, le bastion du sunnisme militant, et les hauteurs de Baal-Mohsen, d’implantation alaouite récente, syrienne (un demi-­siècle) et libanaise de la région septentrionale du ’Akkâr (une dizaine d’années). Pour ce qui concerne Lattaquié, mais tout aussi bien nombre de villes syriennes qui, aujourd’hui, se sentent menacées, il ne sera pas difficile de répondre à l’objection si l’on veut bien admettre que la mouvance politique de l’État ne s’arrête pas aux faubourgs de la capitale. Pour asseoir sa domination sur l’ensemble du territoire, celui-­ci doit briser la résistance des villes : un excellent moyen consiste à modifier leur structure confessionnelle par le biais d’une colonisation minoritaire – alaouite surtout – « en douceur », comme à Homs par exemple, ou « à chaud », comme

234          La genèse urbaine du politique à Hama, où l’on parle déjà de projets d’un urbanisme « sélectif », à la suite de la destruction de certains quartiers lors du pilonnage de la ville en février 1982. Cela étant, il est douteux que le schéma de Weulersse soit promis à un grand avenir, pour le moins en Syrie. À Lattaquié, la colonisation alaouite est plus ancienne, puisqu’elle remonte au mandat français, et en un sens la ville est déjà une « capitale », elle l’a été et pourrait bien un jour le redevenir. Quant à Tripoli, les affrontements confessionnels qu’elle subit ces dernières années sont vécus par la population comme une aberration, au plein sens du mot, en regard de l’image traditionnelle de la ville telle que véhiculée par la conscience collective. (À Beyrouth, la condamnation des affrontements par la société civile se fait au nom d’une appartenance commune non pas à la cité, mais à l’État-­nation libanais.) Et, effectivement, Tripoli vit depuis le début du conflit libanais une situation très particulière, avec la disparition d’un acteur essentiel qui est l’État libanais (Beyrouth) et l’entrée en lice d’un acteur extérieur, la Syrie. De ce point de vue, la métropole du Nord-­Liban vit une situation tout à fait « beyrouthine », dans laquelle les acteurs de premier plan ne sont même plus libanais – en l’occurrence, la Syrie et la Résistance palestinienne –, mais jouent leur propre jeu politique et militaire par procuration, c’est­à-­dire par alaouites contre mouvement islamique interposés. Sur cette scène, les premiers concernés, à savoir les Tripolitains, sont aujourd’hui dans une position délicate, déchirés entre leur méfiance traditionnelle vis-­à-­vis de l’État, dont le projet déclaré est le rétablissement de son autorité sur l’ensemble du territoire libanais, et leur refus catégorique de la présence syrienne. D’où la tentation de l’utopie chez certains groupes sunnites militants, en termes de « République islamique » à l’échelle de la cité-­État. On relèvera pour terminer une autre contradiction entre l’islam précisément, conscience de la ville pour soi, comme on l’a vu, et l’islam comme système global (shumûlî), récusant donc par principe tout intermédiaire entre l’homme et son créateur. Une contradiction certaine, mais qui n’est pas la seule, entre islam doctrinaire et islam populaire, en l’occurrence l’islam de Cheikh Sa’îd Sha’bân, l’idéologue du mouvement islamique à Tripoli, et celui de Khalîl  ’Akkâwî, le za’îm (chef) du quartier populaire de Bâb-­Tebbâné, pour qui l’honneur (karâma) de Tripoli est au centre de toutes les préoccupations.

Chapitre II

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban) Étude d’une ’asabiyya urbaine*

Le texte qui suit est le fruit d’un contact discontinu avec le « terrain », le quartier populaire de Bâb-­Tebbâné à Tripoli, depuis l’été 1981. Les circonstances n’ont jamais permis qu’un travail d’enquête minutieux soit entrepris sur ce quartier, en première ligne des affrontements interconfessionnels qui secouent la grande ville du Nord du Liban, précisément depuis ce même été 1981. Cette étude devra donc être assimilée à une « sociologie à chaud », souvent menée dans des conditions difficiles mais combien révélatrices, visant surtout à proposer quelques pistes pour l’analyse, des intuitions qu’un travail en profondeur pourrait nous donner de vérifier par la suite. Serait-­ce sacrifier à la tradition que d’aborder cette étude par l’inévitable question de l’existence – vérifiée ou non – de la ville « arabe », « islamique » ou « orientale » ? La référence au concept central de la sociologie khaldounienne, contenue dans le titre, indique bien à quel niveau de l’analyse on a délibérément choisi de se situer : la ’asabiyya –  que l’on traduit donc avec De Slane par « esprit de corps », « group feeling » pour Rosenthal, et par extension ce « corps » lui-­même, ce groupe – relève en effet, selon Ibn Khaldoun, du domaine de l’illusion (amr wahmî) et n’a aucun fondement réel (lâ haqîqata lahu)1. « La ville dans la tête », pourrait-­on encore écrire en guise de sous-­titre. Mais si *  Première publication dans Mouvements communautaires et espaces urbains au Machreq, Beyrouth, cermoc, 1985 (N.D.E). 1.  Dans la traduction de la Muqaddima par V. Monteil, sous le titre Discours sur l’histoire universelle. Al-­Muqaddima, Beyrouth, 1967, t. I, p. 258 et 356.

236          La genèse urbaine du politique à ce niveau, celui de la représentation – mythique, idéologique et utopique1 – de l’espace urbain, les choses semblent « aller de soi », l’identification de l’individu à son quartier et à sa ville étant particulièrement forte dans le cas particulier de Tripoli, on verra qu’il n’est pas concevable pour autant d’éluder cette question liminaire. Sans entrer dans le débat contradictoire sur la cité islamique, entre la vision extrême d’un Jacques Weulersse d’une entité extraterritorialisée et, à l’opposé, celle d’un Ira M. Lapidus2 d’une ville « traversée » par les différents clivages de la société globale et donc niée en tant que telle, on note simplement qu’il est plus ou moins la formulation « orientaliste » de la question fondamentale posée à la sociologie urbaine en règle générale, celle de l’établissement et de la légitimité de son objet théorique. La ville comme unité spatiale et sociale spécifique, dans la droite ligne de l’école de Chicago, ou, au contraire, comme phénomène intégré dans une problématique plus générale sur l’organisation sociale, faut-­il nécessairement trancher ? Cette réification de l’urbain, contenue dans la première proposition, a été largement exploitée par une certaine sociologie de la modernisation, à partir du texte fondateur de Louis Wirth sur Le Phénomène urbain comme mode de vie (1938), caractérisé par « le remplacement de contacts primaires par des contacts secondaires, l’affaiblissement des liens de parenté et le déclin de la signification sociale de la famille, la disparition du voisinage et l’érosion des bases traditionnelles de la solidarité sociale3 ». Et pour le cas de Tripoli qui nous concerne, J. Gulick, auteur du seul livre en langue européenne sur la métropole du Liban-­Nord dans le domaine des sciences sociales, a pu ainsi noter dans les années 1960, alors que le modèle théorique vivait ses dernières années, un recul des allégeances communautaires et un développement corrélatif des clivages « secondaires » sur base d’intérêt sinon de classe4. Analyse reprise et développée pour l’ensemble de la 1.  Selon la distinction proposée par H. Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, p. 139 sq. 2.  Pour ne relever que ces deux noms, comme représentatifs de positions extrêmes sur la question. Cf., à ce propos, noire article : « La ville arabe orientale entre J. Weulersse et I. M. Lapidus », in Politiques urbaines dans le monde arabe : Maghreb, Moyen-­Orient, péninsule Arabique. Maison de l’Orient, Études sur le monde arabe, Lyon, 1984 (dans ce recueil, article no 7 [N.D.E]). Voir aussi Dale F. Eickelman, « Is There an Islamic City? The Making of a Quarter in a Moroccan Town », International Journal of Middle Eastern Studies, 5, 1974, p. 274-­294. De même que la bibliographie sur ce débat, donnée par L. C. Brown (ed.), in From Madina to Metropolis: Heritage and Change in the Near Eastern City, Princeton, The Darwin Press, 1973, p. 68-­69. 3.  Cf. L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, présentation d’Y. Grafmeyer et I. Joseph, Paris, Champ urbain, 1979. 4.  Tripoli. A Modern Arab City, Harvard University Press, 1967, p. 66-­67, 137-­139.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          237 région dans l’ouvrage de référence de G.H. Blake et R.I. Lawless, The Changing Middle Eastern City1, paru en 1980, c’est-­à-­dire à une date où « le cadavre était alors bien froid ». Car il faut bien convenir que l’histoire a eu raison de cette perspective culturaliste – conçue sur un mode positif tout autant que négatif, mais là n’est pas la question  – d’une évolution naturelle et indifférenciée vers l’universel. S’appuyant sur l’autorité d’un Arnold Toynbee, elle a trop vite assimilé « urbanisation » et « occidentalisation »2, et nul doute qu’aujourd’hui le phénomène de Cheikh  Sa’îd Sha’bân, le chef du mouvement islamique à Tripoli, doive être compris comme un refus de cette assimilation. Celui-­ci ne prône pas, à l’instar d’un J.-­J. Rousseau, un retour à la nature contre « Babylone », lieu de déchéance et de corruption, bref de civilisation, il développe simplement une autre mythologie de l’urbain. Quant à la proposition inverse, qui ne veut donc considérer que la seule pratique urbaine des divers groupes sociaux : famille, clans, communautés confessionnelles, ethniques, etc., voire classes sociales, elle risque de nous faire passer à côté de l’essentiel. Dans son ouvrage sur La Question urbaine3, M. Castells montre comment, avec Max Weber, « on glisse vers une définition purement culturelle de l’urbain, en dehors de toute spécificité spatiale ». La critique est évidemment pertinente. Cependant, il nous semble que le danger vienne plutôt aujourd’hui d’une vision normative de la ville au Machreq, perçue en tant qu’agglomération à travers le prisme de son schéma directeur, et mesurée à l’aune du kilomètre de trottoir. Un peu de « culturalisme » ne saurait nuire, particulièrement dans ces pays du Shâm (bilâd as-­shâm), où les questions d’identité se résolvent le plus souvent les armes à la main, et tout au moins occupent une place non négligeable dans la dialectique sociale. On sait par ailleurs le poids spécifique de l’urbain dans la constitution de cette aire de civilisation qui correspond à la Syrie « géographique »4. Certes, on retrouvera l’islam au centre de cette « culture urbaine » du Machreq, mais sans que le premier épuise totalement la seconde, et dans un essai sur 1.  Londres, Croom Helm, 1980. Le chapitre intitulé « “Quarters” and Ethnicity », par T. H. Greenshields, p. 120-­140. 2.  Cf. Manuel Castells, La Question urbaine, Paris, Maspero, 1980. 2e éd., en particulier le chapitre sur « Le mythe de la culture urbaine », p. 104 sq. 3.  Ibid., p. 111. 4.  Pour le début du xixe siècle, autrement dit dans une Syrie encore vierge de toutes les transformations occasionnées par l’intégration de l’ensemble régional dans la mouvance économique de l’Occident, G.  Baer relève un taux d’urbanisation deux fois supérieur à celui de l’Égypte ; cf. « Village and City in Egypt and Syria: 1500-­1914 », in A. L. Udovitch (ed.), The Islamic Middle-­East, 700-­1900. Studies in Economic and Social History, Princeton, Darwin Press, 1981, p. 628.

238          La genèse urbaine du politique La Cité éminente1, J.  Berque fait justement remarquer qu’en Égypte, avec 50 000 habitants, une agglomération reste un village, alors que « de chétives bourgades (en  1958) comme Naplouse en Palestine, Zahlé au Liban, respirent une vive citadinité ». Dans un article précédent2, on a tenté de concilier les thèses de J.  Weulersse et celles d’I.  Lapidus sur la ville, en les prenant non plus comme des propositions contradictoires, mais comme des repères dans une grille d’analyse et de classification du phénomène urbain au Machreq. C’est ainsi que l’idéal type de la ville arabe vue par le premier, observateur minutieux de la société syrienne durant le mandat, correspondrait à une population citadine largement homogène du point de vue communautaire, c’est-­à-­dire musulmane sunnite à quelque 80 %, avec une minorité chrétienne orthodoxe (Rûm) et melkite, également citadine de vieille souche et liée à l’islam sunnite par une longue tradition conviviale. À cette condition sine qua non, on peut en effet imaginer que la ville « fonctionne » en tant que telle, comme acteur historique. Dans les années 1930, la condition était encore plus ou moins remplie. Et pour ce qui est de l’« altérité » de la ville par rapport à son environnement social, quoi de plus probant que l’exemple de Lattaquié, étudiée plus particulièrement par J.  Weulersse, capitale de l’État des alaouites de 1932 à 1936, qui n’abritait alors que quelques représentants isolés de cette confession ? Mais aujourd’hui, comment croire que cet idéal type ait résisté à l’épreuve du développement des sociétés de l’Orient arabe ? Que ce développement fût « naturel », c’est-­à-­dire, comme au Liban, en liaison avec l’économie mondiale de marché, ou rigoureusement planifié comme en Syrie, sous l’autorité de l’« État moderne », la société globale a en quelque sorte « investi » la ville, en parfaite application du schéma d’I. Lapidus. La cité, donc, n’agit plus désormais en tant qu’entité. D’acteur sur la scène de l’historicité, elle est devenue elle-­même la scène sur laquelle se produisent d’autres acteurs sociaux qui n’ont plus de spécificité urbaine : les confessions religieuses (Beyrouth), la société bureaucratique (Damas), les classes sociales, etc. Pourtant, pour indéniable qu’elle soit, cette évolution a d’abord concerné les capitales des « États » mis en place lors de la balkanisation de l’Empire ottoman sous l’égide de l’Occident. A contrario, des villes comme Tripoli au Liban, Alep en Syrie, qui, avant le « choc » de la modernisation au xixe siècle, n’avaient rien à envier à Beyrouth et à Damas, ni du point de vue de leur développement économique et 1.  Les Villes. Entretiens interdisciplinaires sur les sociétés musulmanes, École pratique des hautes études, Paris, 1958, p. 53. 2.  « La ville arabe orientale entre... », art. cit. (dans ce recueil, article no 7 [N.D.E]).

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          239 culturel ni de celui de leur rayonnement régional, se sont retrouvées d’un jour à l’autre, à l’issue de la Première Guerre mondiale, enfermées dans un cadre étroit de développement, inférieur et dominé1. Dans son ouvrage sur l’histoire urbaine de la Syrie ottomane, A. Abdel Nour nous rappelle que Tripoli était, aux xve et xvie siècles, le premier port de la côte syrienne et que, à la fin du xviiie siècle, « Beyrouth ne faisait pas le poids face à Tripoli et Saïda ».2 Par ailleurs, D. Chevallier montre bien, dans sa thèse sur La Société du Mont-­Liban, comment, au xixe siècle, l’Occident « mise » sciemment sur Beyrouth, au débouché littoral du Liban chrétien – il n’y a rien là de surprenant –, au détriment des autres échelles du Levant3. Aujourd’hui, le caractère macrocéphale de l’économie libanaise relève de l’évidence, et il n’est guère nécessaire d’insister : 75 % des établissements industriels et des employés regroupés dans Beyrouth et sa grande banlieue en 1970 ; 84 % pour la part de Beyrouth dans le trafic portuaire global en 1974 ; plus de la moitié des centres d’activité bancaire en 19744. Partant de là, on a tous les éléments pour comprendre l’idéologie produite par ces villes « intermédiaires » – la ville pour soi, pourrait-­on dire – et leur mode de « fonctionnement » dans leur cadre « national ». D’abord, le fait d’avoir été « protégées » en partie de la modernisation par l’écran des capitales peut expliquer la stabilité de leur structure communautaire. C’est ainsi que Tripoli peut se targuer, explicitement, d’une répartition confessionnelle qui correspond à l’idéal type de la ville arabe orientale, du moins sa représentation mythique, si l’on excepte le problème notoire soulevé par la présence – « active » sur le terrain politico-­militaire – d’une minorité alaouite. Elle est à ce titre – et à bien d’autres qui apparaîtront progressivement dans l’analyse  – la « capitale » de l’islam sunnite au Liban. Autre élément, composante fondamentale de cette image d’elles-­mêmes produite par ces villes intermédiaires : une certaine méfiance vis-­à-­vis de l’État, qui ne saurait nous surprendre, vu ce qu’a signifié pour elles l’instauration de ce dernier. Peut-­être Tripoli serait-­elle, par essence, une « nation 1.  Cf., sur ce dernier point, l’analyse proposée par M.  Santos dans L’Espace partagé. Les deux circuits de l’économie urbaine des pays sous-­développés, Paris, M.-­Th. Génin, 1975. Pour ce qui concerne Alep, on peut même dire que son déclin n’est pas antérieur à la prise du pouvoir par le Baas en 1963, qui fait de Damas la capitale d’un État centralisateur, bureaucratique et militaire. 2.  Introduction à l’histoire urbaine de la Syrie ottomane (xvie-­xviiie siècle), Beyrouth, Librairie orientale, 1982, p. 312 et 362. 3.  La Société du Mont-­Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, Paris, Geuthner, 1971, p. 185. 4.  Cf. État et perspectives de l’industrie au Liban, Beyrouth, cermoc, 1978, p. 12 ; B. Labaki, « L’évolution du rôle économique de l’agglomération de Beyrouth (1960-­1977) », in D. Chevallier (éd.), L’Espace social de la ville arabe, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1979.

240          La genèse urbaine du politique mutine », si l’on en croit Volney1 ; en tout état de cause, elle a trouvé, depuis le célèbre voyageur, d’autres raisons pour entretenir cette réputation, et surtout un État tout proche pour la justifier. De même semble-­t-­il parfaitement « rationnel » que ces villes étayent aujourd’hui leur refus de l’État « modernisateur » par des références à un idéal islamique, dont la dernière réalisation dans le champ politique remonte précisément au califat ottoman. Et si, dans les années  1950-­1960, ces mêmes cités vibraient aux accents du nassérisme, c’est sans doute dans la négation de l’État en place, commune aux deux idéologies, qu’il faut rechercher l’essentiel. Dans l’intervalle entre les deux périodes, nassérienne et islamique, le soutien à la Résistance palestinienne, en tant que mouvement « révolutionnaire » d’un peuple sans État, s’inscrivait encore dans cette même logique. L’État enfin, dans la conscience de la ville intermédiaire, est assimilé à la capitale, non pas seulement en tant que ville traditionnellement rivale, et favorisée par la tournure de l’histoire contemporaine, mais aussi en tant qu’investie par des minorités confessionnelles qui ne sont pas d’origine citadine : les alaouites en Syrie, les maronites au Liban, descendus de leurs montagnes pour participer activement au « complot » de la modernisation, du moins si l’on en croit une analyse développée par le mouvement islamique. Ces remarques étaient donc destinées à mettre en place un cadre d’analyse, si approximatif soit-­il. Comme pierre angulaire dans ce processus de formation de l’image de la ville (intermédiaire) par elle­même, on a mis ainsi en évidence la question de l’État, sans ignorer que celui-­ci recouvre une réalité différente, en Syrie, d’une part, où la notion d’appareil bureaucratique et militaire est une évidence sensible, au Liban, d’autre part, où l’idée d’équilibre et d’équation prédomine, assez bien rendue par la notion de « formule (sîgha) libanaise ». Toujours est-­il que, pour Khalîl ’Akkâwî, maître de Bâb-Tebbâné, quartier populaire de Tripoli sur lequel on a centré l’analyse, l’antiétatisme est du domaine de la fitra, de la « disposition naturelle », pour reprendre la traduction de ce terme khaldounien par V.  Monteil. Khalîl a, de son point de vue, exprimé en tant que « Tripolitain » toutes les raisons d’être contre l’« État libanais », même si la disparition effective de celui-­ci de la scène, depuis 1975, fait que notre za’îm éprouve parfois des difficultés, on le verra, à donner un « sens » à son combat. Cet État se trouve placé en effet à l’intersection de toutes les lignes de refus qui, selon lui, constituent la personnalité de Tripoli. Il est refusé, d’abord, parce que créé par l’Occident qui a voulu ainsi imposer à 1.  Voyage en Égypte et en Syrie, Paris, Mouton, 1959, p. 283.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          241 l’islam son propre modèle de « modernisation politique », parce que « dominé » par une confession non musulmane, parce que établi à Beyrouth. Mais il est refusé aussi en tant qu’État dans l’absolu : au même titre que les autres qui divisent l’Umma des croyants, et parce que, de toute manière, la question de la légitimité de l’État en islam relève de la quadrature du cercle1. Khalîl, qui, avec ses shabâb – jeunes miliciens –, de Bâb-Tebbâné défend militairement la cause de l’islam sunnite face aux miliciens alaouites du quartier de Baal-Mohsen, se déclare néanmoins « chi’ite de cœur », c’est-­à-­dire pour « l’islam des déshérités », pour ’Alî contre Mo’âwiya. Les affrontements entre ces deux quartiers, qui secouent Tripoli de façon sporadique depuis l’été  1981, posent évidemment un problème théorique au sens où ils remettent en cause la thèse de la ville-­entité développée plus haut. Sans chercher à nier l’évidence, d’autant que le phénomène occupe désormais tout le champ de l’observation, on relèvera simplement que ces affrontements confessionnels sont vécus par la population de Tripoli comme une aberration, au plein sens du mot, en regard de l’image traditionnelle de la ville telle que véhiculée par la conscience collective2. Assurément, la division de Beyrouth entre l’Est chrétien et l’Ouest musulman reste tout de même une illustration plus probante du modèle Lapidus. Et si, lors de l’épisode de décembre 1982-­janvier 1983, Rashîd Karâmé, premier notable de la cité, plusieurs fois président du Conseil, a pu penser à un partage de la ville en deux le long du fleuve Abou ’Alî, il ne s’agissait en fait que d’une proposition de circonstance, qui rejetait du reste d’un même côté les deux quartiers antagonistes, à l’est du fleuve. On peut donc considérer grosso modo que, dans le cas de Tripoli, nous sommes bien dans un schéma de type Weulersse, même si les développements qui suivent tendront parfois à nous le faire oublier. * *   *

1.  Comme l’a montré Abdallah  Laroui dans un article pénétrant, « L’État dans le monde arabe contemporain. Éléments d’une problématique », Cahier du Centre de recherches sur le monde arabe contemporain, no 3, Université catholique de Louvain, 1980, repris et élargi en arabe in Mafhûm al-­dawla (« Le Concept d’État »), Centre culturel arabe, Casablanca, 1981. 2.  À Beyrouth, la condamnation des affrontements par la « société civile », si l’on peut se permettre, entre guillemets, cette formule, se fait plutôt au nom d’une appartenance commune non pas à la cité, mais à l’État-­nation libanais. La « famille de Tripoli » est une formule d’un usage courant dans le discours que tient la classe politique dans la métropole du Nord. On ne l’a jamais entendue appliquée à Beyrouth.

242          La genèse urbaine du politique Bâb-Tebbâné, Tripoli, l’Umma des croyants : trois niveaux de représentation de l’espace qui, dans la conscience de Khalîl  ’Akkâwî et de ses shabâb, s’articulent comme autant de moments d’identification. On verra que, par-­delà les aléas du politique, le « quartier » (al-­hârat) – au sens affectif le plus fort que voudraient rendre les guillemets – demeure le « saint des saints », le symbole de la « pureté » et de l’« authenticité ». Si tout est finalement négociable, et fonction de l’équation politique de l’heure et de la « ligne » (khatt) qu’elle impose, il n’est pas permis en revanche de transiger sur cette fonction de « sanctuaire », sur l’inviolabilité du territoire. Et les shabâb le savent bien, qui veulent – comme nous l’explique l’un d’eux – « pouvoir marcher dans les rues du quartier en gardant la tête haute »1. Aucun élément armé « extérieur » ne sera jamais admis à pénétrer dans Bâb-Tebbâné, quelle que soit sa « couleur » politique ou institutionnelle, libanaise, syrienne, « progressiste » ou autre. De ce point de vue, on pourra parler d’« autonomisme » urbain, mais au niveau du quartier et non plus de la ville, ainsi que la formule est généralement utilisée. À partir du quartier donc, une certaine conjoncture politique peut conduire ces mêmes shabâb à jouer un rôle « national », au sens – relevé plus haut  – où l’entend Volney : ainsi, à la charnière des années 1970 et 1980, lorsque la Résistance populaire (al-­muqâwama al-­sha’biyya) prend sur elle de défendre militairement l’« honneur » (karâma) de Tripoli, sa « mémoire », contre l’armée syrienne. En temps normal, si tant est que la notion de « normalité » recouvre encore une réalité, Bâb-Tebbâné reste en tout état de cause ce « fragment privilégié » dans lequel s’incarne l’unité de la ville, pour reprendre une analyse d’H. Lefebvre2. Le quartier a en effet hérité de cette fonction de centre politique, remplie historiquement par la vieille ville, mais dont elle a dû se désister par la force de la « modernisation ». Les shabâb, ou encore ahdâth, za’rân, et autres qabadaye –  figures traditionnelles du « mauvais garçon » sur lesquelles on reviendra longuement – ont déserté les souks, entre la citadelle, la Grande Mosquée et Bâb-al-­Hadîd, et traversé le fleuve Abou ’Alî pour faire des quartiers populaires de la rive droite, Suwaiqa, Dahr-el-­Moghr, Qobbé, Bâb-Tebbâné3, le cœur battant de la cité. En 1974, l’armée libanaise assiège la vieille ville durant plus d’un mois pour liquider, dans son fief, Kadour et son « État des hors-­la-­loi » (dawlat al-­matlûbîn) : c’est, de ce point de vue, la fin d’une époque. Désormais, la rive gauche est rendue 1.  L’Orient-­Le Jour (quotidien libanais de langue française), 6 janvier 1983. 2.  Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, 1970, p. 212. 3.  Cf. J. al-­Soufi-­Richard, « Le vieux Tripoli dans ses structures actuelles », Annales de géographie de l’université Saint-­Joseph, vol. II, Beyrouth, 1981.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          243 aux populations paisibles des quartiers résidentiels et commerçants. Mais la violence n’en continue pas moins, comme on le verra, de constituer l’espace politique urbain1, à partir des quartiers – simplement « décentrés » – de la rive droite, qui abritent les « classes dangereuses »2. Dernier glissement d’identité pour Bâb-Tebbâné : à la suite de l’invasion israélienne du Liban en été 1982, la Résistance populaire fonde, avec deux autres groupes tripolitains, le Mouvement d’unification islamique (Harakat al-­tawhîd al-­islâmî), dont la direction est confiée au cheikh Sa’îd Sha’bân. Le discours politique est alors projeté au niveau de la nation islamique (Umma) tout entière : Khalîl rêve de masses, de mouvement, de vague humaine… avant de redécouvrir les vicissitudes d’un espace politique libanais articulé sur l’atomisme du corps social et réglé par une logique de « bande » (jamâ’a). En janvier 1984, il retire le serment d’allégeance (bay’a) qui le liait au cheikh Sa’îd depuis plus d’un an, et choisit de se replier sur Tebbâné en attendant de pouvoir redéfinir les modalités de « l’action islamique » (al-­’amal al-­islâmî) au Liban. À remarquer que cette contradiction insurmontable entre mouvement social et action politique est un classique de nos manuels de sociologie3, à cette différence près que la notion de mouvement social est étrangère au contexte « oriental », ou du moins libanais, comme Khalîl en fait – on vient de le voir – chaque jour l’expérience4. Toujours est-­il qu’entre les deux termes de la contradiction le « héros » de Bâb-­Tebbâné n’est pas sartrien, il choisira le premier, c’est-­à-­dire la « pureté » – en fait, l’identité du groupe – contre la « compromission », même si ces notions ne recouvrent rien de clairement défini dans sa conscience. Nous sommes, rappelons-­le, en situation d’exclusion, et à double titre – Bâb-­Tebbâné dans Tripoli, la métropole du Nord par rapport à la capitale –, on ne s’étonnera donc pas que cette représentation de soi se décline sur le mode de l’utopie, laquelle s’efforce de « transcender 1.  Autre trait fondamental de la « cité islamique », bien mis en évidence par F. Mardam­ ey, « Tensions sociales et réalités urbaines à Damas au xviiie siècle », in A. Bouhdhiba et B D. Chevallier (éds.), La Ville arabe dans l’Islam, Tunis, 1982, p. 117-­136. 2.  Le plan R. Karâmé – évoqué plus haut – de partage de la ville le long du fleuve, prend ici une autre signification, de « classe », oserait-­on dire : tentative d’isoler le Tripoli paisible et industrieux, des quartiers turbulents « contaminés par la politique ». 3.  Cf. Alain Touraine, Sociologie de l’action, Paris, Éd. du Seuil, 1965 ; et Production de la société, Paris, Éd. du Seuil, 1973. 4.  À moins de considérer le mouvement brownien de ces jamâ’at, de ces « groupes » en lutte pour leur seule survie en tant que tels. Sur ce point fondamental de la dialectique sociale au Machreq, Khalîl ’Akkâwî a selon lui « dix ans d’avance [théorique] sur le mouvement islamique en Syrie, dont les dirigeants continuent de raisonner en termes de masses ». Le Liban comme « laboratoire social », à l’instar du Chicago des années 1920 pour les promoteurs de la sociologie urbaine : c’est sans doute le seul point positif du drame que vit ce pays depuis dix ans.

244          La genèse urbaine du politique l’institutionnel en se servant à la fois du mythe, de la problématique du réel et du possible-­impossible »1. Mythe de la cité idéale bien sûr, que celle­­ci soit projetée au plan de Tripoli, régulièrement assimilée à Médine (al-­madîna), la ville dans laquelle le Prophète a bâti son État, ou au seul niveau du quartier, quand, acculé par les circonstances, Khalîl, tel un Pythagore, cherche avec ses disciples à « former une sorte de petite cité à l’intérieur de la grande, ayant ses propres règles et sa discipline »2. Au niveau de l’Umma, c’est toujours ce mythe de la cité idéale qui nourrit le projet d’État islamique, repris par le cheikh Sa’îd Sha’bân, qui en a fait la pièce maîtresse de son discours, mais, là encore, comme une pétition de principe plutôt qu’un véritable programme politique3. Reste que cette utopie n’a rien de commun avec l’imaginaire abstrait. Comme la violence populaire qui en est l’expression concrète, elle se situe au cœur même de la réalité urbaine4. Elle est une ruse, la sortie hors de l’espace actuel de domination… Il n’y a pas d’État au royaume de Thomas More5.

Le « quartier » et les shabâb

Présenter Bâb-­Tebbâné du point de vue de la morphologie urbaine n’est pas chose facile, compte tenu de la paucité des travaux universitaires sur la question. Mis à part le mémoire déjà ancien de J.-­F. Drevet, Étude urbaine de Tripoli (Nanterre, Faculté des lettres, 1969), on retiendra surtout la thèse de ’Alî Fa’our, Géographie urbaine de la ville de Tripoli (Liban) (Université libre de Bruxelles, 1975). 1.  H. Lefebvre, La Révolution urbaine, op. cit., p. 142. À chaque instant de son itinéraire, comme une obsession, Khalîl se pose la question du Que faire ? au point de rencontre de ces trois lignes de réflexion. Pour l’entretien du « mythe », la référence au « quartier » est évidemment fondamentale. Pour le reste, le « réel » et le « possible », les quelques intellectuels libanais et plus généralement arabes, avec lesquels notre za’îm entretient des liens étroits, peuvent s’avérer d’un précieux secours. Souvent observée au cours d’interminables « veillées politiques » avec les shabâb, une telle symbiose nous renvoyait chaque fois à ce mot merveilleux de Brecht : « Il pensait dans d’autres têtes ; et, dans la sienne, d’autres que lui pensaient. C’est cela la vraie pensée. » 2.  L. Mumford, La Cité à travers l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1964, p. 223. 3.  À propos de ce slogan d’État islamique, A. Laroui, op. cit., écrit très justement qu’il est « une utopie consciente d’en être une », puisque aussi bien il y a antinomie dans les termes, qu’aucun État, si juste soit-­il, ne peut dans la tradition musulmane prétendre réunir toutes les conditions de sa légitimité, et ce, depuis la première fitna (« dissension ») qui, à l’issue du califat de ’Alî, a mis fin à l’unité de l’Umma. 4.  H. Lefebvre, La Révolution urbaine, op. cit., p. 55. 5.  Raulet (éd.), Utopie, Marxisme selon Ernst Bloch, Paris, Payot, 1976, p. 279-­280.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          245 Pour ce qui nous concerne, il convient d’emblée d’introduire quelques nuances entre, d’une part, le Tebbâné « historique », siège de la ’asabiyya, c’est-­à-­dire Souk al-­Khodra (le marché aux légumes), soit le triangle formé par la rue de Syrie, la corniche du fleuve et l’auto­ strade, et, d’autre part, la circonscription administrative qui, outre cet îlot, englobe les quartiers plus récents de Oqbat-al-­Omari et Saïdi, de l’autre côté de la rue de Syrie, adossés à la colline de Qobbé, de même que les quelques ruelles de Baal-Mohsen al-­wâti (inférieur), dans l’angle aigu compris entre la rue de Syrie et la montée de l’hôtel-­Dieu vers la caserne de Qobbé. Ainsi les chiffres de population doivent-­ils être pondérés, puisqu’ils concernent généralement la circonscription dans son ensemble, compte non tenu des disparités entre îlots (cf. carte 2). Par ailleurs, ces chiffres sont toujours estimatifs : le dernier recensement de la population libanaise date de  1932. Dans un contexte de pluralisme confessionnel, la démographie est évidemment une donnée fondamentale du système politique. Et, en situation de crise, la rumeur publique colporte les chiffres de population les plus fantaisistes concernant telle ou telle communauté, tel ou tel quartier. Il en est ainsi de la « capitale » de l’islam sunnite libanais : ’Alî  Fa’our évalue, par divers recoupements, la population de l’agglomération de Tripoli à 240 000 habitants en 1970 (t. I, p. 77). On l’estime aujourd’hui à quelque 400 000 habitants. Pour ce qui est de Bâb-Tebbâné, une région politiquement « sensible » et donc précisément en proie aux accès de « fièvre démographique », les chiffres varient entre 100 000 et 200 000 habitants. L’estimation la plus sérieuse et vraisemblable fait état d’une population de 120 000 habitants, soit un peu moins d’un tiers de la population totale de l’agglomération. Renvoyant le point particulier de la répartition confessionnelle à un développement ultérieur, on retiendra de l’étude de A.  Fa’our quelques indications succinctes, datant donc de  1970 et destinées à donner une première image du quartier. Quartier populaire, Bâb-Tebbâné se distingue d’abord par la densité élevée de sa population : plus de 1 000 habitants à l’hectare, contre 400 à 600 dans les quartiers « bourgeois » de Moutran ou Abou Samra. La pyramide des âges laisse apparaître, avec une assise élargie caractéristique des pays du Tiers Monde, un « creux » non moins significatif aux âges actifs (25-­40  ans), qu’il faut évidemment relier aux difficultés de l’emploi dans la région et à l’émigration. Le phénomène n’est du reste pas propre au quartier. Depuis  1970, la situation n’a sans doute fait qu’empirer. Sur la question de l’origine géographique des habitants, question centrale, comme on le verra, pour ce qui concerne notre problématique, A.  Fa’our aboutit aux résultats suivants : 56 % des habitants de

246          La genèse urbaine du politique l’îlot de Souk al-­Khodra sont tripolitains d’origine ; 23 % viennent de la région du Nord-­Liban. Pour Oqbat al-­Omari et Saïdi, les chiffres sont sensiblement différents et indiquent que ces sous-­quartiers accueillent la part la plus grande de l’exode rural : 32,7 % des résidents sont tripolitains ; 47,6 %, originaires du Nord-­Liban. À noter que la quasi-­totalité des migrants viennent de la région du ’Akkâr, débouché naturel de Bâb­Tebbâné, tout comme la colline de Qobbé accueille les maronites de la montagne à partir de Zghorta, et le quartier de Bâb-Raml les Grecs orthodoxes (Rûm) de la région du Koura. Ces pourcentages restent cependant très approximatifs, l’origine des résidents étant définie presque uniquement par le lieu d’enregistrement des naissances. Dernier point, celui de la répartition de la population par catégories professionnelles. L’échantillon de A.  Fa’our –  assez peu représentatif puisqu’il ne compte qu’une centaine d’individus – relève tout de même comme chiffres les plus significatifs : 22 % d’ouvriers et manœuvres, 20 % d’artisans, 10 % d’employés dans les secteurs public et privé, 10 % dans l’armée. Bâb-Tebbâné fournit le plus gros contingent de main­d’œuvre aux usines de l’agglomération de Tripoli, soit environ 1 ouvrier sur 4, devant Zahriyyé (1 sur 5), Haddâdîn, Tell et la vieille ville. La « personnalité » du quartier de Bâb-Tebbâné lui vient de l’originalité de sa fonction urbaine1. Fonction économique, d’abord, de marché de gros pour la production agricole de la plaine du ’Akkâr, qui de toute évidence imprime sa marque sur le paysage urbain : entrepôts, nombreux camions qui chargent et déchargent, montagne de cageots d’un côté, de détritus de l’autre… Bâb-Tebbâné est le « ventre » de Tripoli, et cette vocation, en un sens très polluante, ajoute au côté « quart monde » du quartier. Fonction politique aussi et militaire, depuis que celui-­ci est opposé, dans des affrontements sporadiques, au quartier alaouite de Baal-Mohsen qui le surplombe. Ce dernier point n’explique pas le haut niveau de cohésion sociale à l’intérieur du quartier, puisque aussi bien des observateurs relevaient le même phénomène à la fin des années 19502 ; mais nul doute qu’il contribue grandement aujourd’hui au renforcement de ce que nous définirons comme une ’asabiyya citadine. Jusqu’à l’espace urbain lui-­même qui semble organisé en vue de la confrontation : pour le visiteur qui arrive à Tripoli en période « chaude », Bâb-Tebbâné apparaît bien comme un bastion renforcé aux avant-­postes de la ligne de front. Pour y accéder, en venant de l’ouest et du centre-­ville bien entendu, il faut alors traverser une vaste zone « à découvert », c’est-­à-­dire sous le feu des tireurs de Baal-Mohsen, correspondant à l’autostrade du 1.  R. Ledrut, Sociologie urbaine, Paris, puf, 1979, 3e éd., p. 144. 2.  Mission irfed, Etude préliminaire..., citée par J. Gulick, op. cit., p. 205.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          247 littoral libanais, le rond-­point puis la corniche du fleuve Abou ’Alî, rive droite, jusqu’à la première ruelle à gauche : quelques secondes d’angoisse – dans une voiture lancée à pleine vitesse – avant de se retrouver « en sécurité » dans le quartier, protégé par la densité de la construction. L’absence de tout dégagement, l’aspect « compact » de la cité médiévale, sur lequel insiste L.  Mumford1, nous apparaît ici comme un élément rassurant, même si la façade des constructions –  trois ou quatre étages de parpaings pour les plus récentes2, postérieures à l’inondation de 1955 – nous ferait plutôt penser à la banlieue sordide d’une capitale occidentale. À l’intérieur de ce fortin, et pour être plus précis, l’espace se divise en deux catégories, deux axes : les ruelles nord-­ouest/sud-­est, qui sont dans l’axe de tir des miliciens de Baal-Mohsen, et leurs perpendiculaires – sud-­ouest/nord-­est –, qui sont en quelque sorte « aveugles » et donc tout à fait « sûres ». À propos de la cité médiévale, L. Mumford a encore montré ce mouvement en hauteur qui la soulève, lorsque, « privés de tout espace latéral, les regards ne peuvent que s’élever vers le ciel ». Dans le cas de Tebbâné cependant, cet élan spirituel est d’essence guerrière puisqu’il conduit directement… à l’Autre, le « quartier d’en face », qui s’impose à notre seul champ de vision. Le fait d’avoir recours le plus souvent à une terminologie arabe pour comprendre la personnalité de Tebbâné, pour comprendre les shabâb, pourrait être mis sur le compte d’un travers « orientaliste » ; c’est aussi le signe d’un ancrage solide de la réalité dans son héritage sociohistorique. Et assurément, les travaux de C. Cahen, d’I. Lapidus ou d’E. Ashtor nous apporteront la meilleure grille d’analyse pour saisir toute l’originalité de cette milice urbaine. Sans que cette approche « culturaliste » soit exclusive de toute autre : on pense en particulier à la réflexion d’un L. Martins ou d’un M. Castells sur la marginalité urbaine et les conduites sociales qu’elle commande, développée à partir du cas latino-­américain et reprise par Alain  Touraine dans son ouvrage sur Les Sociétés dépendantes3. Quand nombre d’intellectuels marxistes, toujours pressés de supposer les problèmes résolus, voyaient encore dans cette population plébéienne le cœur du prolétariat libanais, attendant 1.  Op. cit., p. 305 ; et R. Ledrut, op. cit., p. 199. 2.  D’après une enquête réalisée par A. Fa’our, Géographie urbaine de la ville de Tripoli, op. cit., II, p. 195, 62,4 % des constructions dans Bâb-Tebbâné-­Souk al-­Khodra sont antérieures à 1949. Un chiffre qui tendrait, quant à lui, à montrer que la « citadinité » du quartier est déjà affirmée. Pour Oqbat-al-­Omari, le rapport est inversé : 64,6 % postérieures à 1950. À Souk al-­Khodra, les bâtiments les plus récents se construisent le long des deux côtés du triangle que sont la corniche du fleuve et l’autostrade. Le vieux Tebbâné donne sur la rue de Syrie. 3.  Gembloux, Duculot, 1976.

248          La genèse urbaine du politique

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d’elle une conduite révolutionnaire sans reproche et regrettant a contrario une certaine « apathie » de sa part, une « méfiance » à l’égard des partis « progressistes », une nette tendance au maintien des allégeances « primaires »1 cette réflexion mettait en relief la logique de la dépendance, en montrant comment elle s’oppose à l’intégration nationale, et comment la marginalité est produite par le système dominant, à l’articulation du monde rural en crise et de la société marchande urbaine. À titre d’exemple, voici un extrait du livre d’A. Touraine déjà cité (p.  154), qui correspond assez bien au cas qui nous concerne : « On ne peut pas parler d’une société dépendante et y chercher des acteurs sociaux “positifs”. Le propre d’un tel mode de développement est que tout y apparaît à l’envers. L’exploitation devient exclusion, le travail devient privation de travail, mais aussi la classe devient la communauté, et l’action politique devient à la fois soumission aux manipulations démagogiques et violence soudaine. » Tout y est : l’idée du « groupe », qui prédomine sur la classe, la position ambiguë des shabâb, à la fois agents de l’État (2e Bureau), ou des notabilités citadines en période calme et ferment de l’agitation en situation de crise… Peut-­être la thèse de la production de la marginalité, et du sous-­emploi fonctionnel pour une économie capitaliste cherchant ainsi à abaisser le coût de reproduction de la force de travail, gagnerait-­elle à être discutée dans le cas qui nous concerne, et qui est celui d’une société de consommation et de services, donc n’obéissant pas a priori à une logique de production. D’où certaines interrogations que l’on peut légitimement formuler quant au niveau d’« exclusion » de Tebbâné –  pour ne prendre que cet exemple, mais tout de même significatif dans le cadre libanais – par rapport à la réalité latino-­américaine des favelas, que nous ne connaissons pas pour en parler sérieusement. Il y a assurément un modèle libanais de l’« exclusion », tout à fait spécifique, conditionné par l’hégémonie des rapports marchands propre à cette société et par la règle du « système D », le fameux tazbît2. Dix ans de guerre intestine ont même abouti au renforcement de ce système, qui se manifeste dans des stratégies individuelles et familiales pour le moins fascinantes, et à l’effondrement corrélatif d’une certaine idée de la « modernisation », comme visant à la rationalisation/hiérarchisation des rapports sociaux. 1.  Cf. Alain Touraine, ibid., p. 113 sq., qui critique cette approche du cas latino-­américain, formulée en des termes identiques. 2.  Que dire alors de cette « exclusion » du point de vue des idéologies ! Par l’entremise des intellectuels beyrouthins, les shabâb ne perdent rien des interrogations d’Althusser, de Garaudy, de ’Alî Shariati ou d’Ibn Khaldoun, dans l’ordre d’arrivée de ces produits sur le marché de la capitale.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          249 Autre « grille » dont on a souvent pu mesurer la pertinence dans les ruelles de Tebbâné : l’analyse faite par E. Hobsbawm du popolino, le petit peuple des villes dans les sociétés précapitalistes occidentales, nonobstant un schéma un peu désuet qui veut toujours voir la disparition de ces « primitifs de la révolte »1 au terme du processus d’industrialisation. Le « chauvinisme municipal », la « fierté intérieure », le souci de « défendre la gloire et l’honneur de la cité », bref l’identification du popolino à la ville, y sont bien « rendus », de même que son incapacité foncière à se définir des objectifs au-­delà de l’émeute sporadique et son recours constant à l’utopie. Que dire alors de la haute figure du « bandit social »2, qui, comme on le verra par la suite, correspond tout à fait au personnage de ’Alî ’Akkâwî, le frère de Khalîl et en quelque sorte le fondateur de la ’asabiyya, mort en prison en 1974 ! Dernier apport de la réflexion donc, dont nous sommes le plus redevables : l’étude des mouvements urbains dans le cadre de la cité islamique, à l’époque classique et jusqu’au xve siècle3. À propos des shabâb, Claude Cahen écrit qu’ils sont « la manifestation avancée, dynamique, telle qu’on peut l’attendre de groupes surtout jeunes, du phénomène plus large et imprécis des ’asabiyyât urbaines »4. Le « quartier » n’existe que par eux, ils en sont l’élément moteur. À noter, entre parenthèses, que le terme de shabâb que nous utilisons ici – en correspondance avec ceux de ahdâth, ’ayyarûn, fityân, pour la période prémamelouke5, zu’âr pour le Damas du xve siècle6 – recouvre en fait aujourd’hui une réalité beaucoup plus large : mot à mot, ce sont les « jeunes gens » d’une manière générale, encore que l’on reste shâbb (singulier de shabâb) jusqu’à 50 ans, avant de verser sans transition dans l’âge canonique7. Il reste que l’emploi –  toujours familier  – du terme laisse tout de même supposer 1.  Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1966, p. 127 sq. 2.  Ibid., p. 27 sq. 3.  Non pas que le phénomène disparaisse de l’histoire à l’époque moderne et même contemporaine. Entre les corporations et confréries mystiques, les milices de « voyous » qui agitent périodiquement le quartier, A. Raymond décrit la vie dans Le Caire populaire du xviiie siècle, suivant le schéma classique de la cité islamique, dans « Quartiers et mouvements populaires au Caire au xviiie siècle », in P. M. Holt (éd.), Political and Social Change in Modern Egypt, Oxford University Press, 1968, p. 104-­116. 4.  « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l’Asie musulmane du Moyen Âge », Arabica, VI, 1, 1959, p. 51. 5.  C. Cahen suggère l’hypothèse d’une correspondance entre la distinction Ahdâth/ Fityân et l’ancienne frontière entre les Empires byzantin et sassanide. Encyclopédie de l’islam, 2e éd., article « Ahdâth », t. I, p. 264. 6.  Cf. I. M.  Lapidus, Muslim Cities in the Later Middle Ages, Harvard University Press, 1967, p. 153-­163. 7.  Ainsi Yasser Arafat est-­il surnommé al-­khityâr (« le vieux ») au sein de l’organisation de la Résistance palestinienne.

250          La genèse urbaine du politique une affiliation à un groupe, qu’il soit intellectuel, politique ou sportif… En plus de cette étroite symbiose avec la jeunesse du quartier, l’autre élément fondamental d’une ’asabiyya urbaine est l’inimitié qu’elle nourrit à l’égard de la ’asabiyya voisine. Là encore, le « quartier » n’existe que dans son opposition à un autre « quartier ». Rapporté dans le cadre d’une civilisation méditerranéenne, le phénomène est somme toute moins original qu’il n’y paraît et renvoie aux « factions » de l’histoire antique et byzantine, ou encore de l’Italie médiévale. Pour le monde musulman du ixe-­xe siècle, le « géographe » Muqaddasî rend compte, dans un passage admirable et souvent cité1, à propos de certaines villes des provinces orientales, des luttes sans merci que s’y livrent les ’asabiyyât dressées les unes contre les autres, au point de provoquer parfois la ruine de la cité. À Nishapur, dans le Khorassan, écrit-­il, un conflit oppose « Nishapur-­Ouest » au reste de la ville : sans aucune motivation religieuse au départ, il a pris peu à peu une coloration confessionnelle, entre chi’ites, d’une part, et la secte sunnite des karrâmites, d’autre part2. Au Séistan, les affrontements mettent en lice la ’asabiyya de Samak, qui est de rite hanafite, contre celle de Sadaq, shafi’ite ; dans le Khorassan encore, à Sarkhas, les ’arûsiyya hanafites contre les ahliyya shafi’ites ; à Herat, les karrâmites contre les ’amliyya ; à Merv, la ville elle-­même contre l’ancien souk ; à Nasâ, le haut du souk contre le quartier Al-­Khanna ; à Abiward, le haut de la ville contre Kardârî ; à Balkh, à Samarqand, etc. Dans telle ville, « il suffit de boire une gorgée de son eau pour aussitôt prendre parti (ta’assaba) pour une faction contre l’autre » ; dans telle autre, « tout est ’ayyâr, tellement la ’asabiyya l’a ruinée »3. Mais revenons à Tripoli. À l’heure même où nous écrivons (fin août 1984), les quartiers de Bâb-Tebbâné et de Baal-Mohsen se livrent une nouvelle bataille dans une guerre sans fin, au lance-­missiles et au canon de campagne… On pense à ces quelques lignes de Toynbee, fruit d’une sombre réflexion sur l’histoire occidentale, mais qui se révèlent prophétiques pour ce qui nous concerne : « Il faut espérer que l’héritage de violence transmis à la société occidentale moderne par la cité­État médiévale ne continuera pas à se manifester à une époque où les progrès accélérés de la technologie, appliqués à l’invention d’armes nouvelles de plus en plus meurtrières, font que les combats de rue sont aussi 1.  Ahsan al-­taqâsîm fima’rifati-­l-­aqâlîm, Leyde, M. J. De Goeje, 1906 (Bibliotheca Geogra­ phorum Arabicorum, t. III), p. 336. Cf. aussi C. Cahen, op. cit., p. 27 ; et C. E. Bosworth, The Ghaznavids. Their Empire in Afghanistan and Eastern Iran. 994-­1040, Beyrouth, 1973, 2e éd., p. 166. 2.  « A Vociferous and Pushing Group in Nishapur for at Least Two Centuries (x-­xith) », in C. E. Bosworth, op. cit. 3.  Texte De Goeje, op. cit., p. 336 ; et C. Cahen, op. cit., p. 28.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          251 effroyables que la guerre dans la jungle et les rizières. »1 D’autant plus « effroyables » que la stratégie militaire de ces ’asabiyyât – évidemment préclausewitzienne en ce sens qu’elle ne vise pas à la destruction de la machine de guerre de l’adversaire et encore moins à l’occupation du terrain – n’intègre pas dans ses schémas l’idée d’une « fin de guerre », laquelle supposerait en plus, et en toute logique, leur propre disparition. Jamais une ’asabiyya n’empiétera d’une rue sur le territoire de l’autre, et quand il lui arrive de sortir du « quartier » et de « s’étendre » dans la ville, c’est au terme d’un accord politique entre diverses factions2 et non à la suite d’une action militaire. Le tir de mortier est ainsi la langue de prédilection dans les rapports inter-­’asabiyyât. Pour paraphraser Muqaddasî, on serait tenté de penser qu’à Tripoli aujourd’hui « tout est ’ayyâr », ce qui exprimerait assez bien le sentiment général d’une population excédée de voir les miliciens de tous bords envahir les rues de la ville, la livrer au pillage et à la destruction. S’interrogeant sur l’origine de la violence qui règle le « fonctionnement » de la cité-­État médiévale, et que « ne connaissent pas les autres formes de gouvernement », A.  Toynbee relève, entre autres explications, que la politique n’y est pas « impersonnelle ». N’entrons pas trop vite dans une polémique sur l’« État moderne », auquel la citation de Toynbee fait ouvertement allusion, et que les Tripolitains au bout de leurs peines, comme nombre d’intellectuels au bout de leur analyse, voient toujours comme « la solution ». L’« État moderne » au Machreq, quand il existe réellement et non pas seulement comme une idée, est une ’asabiyya qui a réussi. Quant au décompte des victimes, entre la violence d’État et celle qui règle les rapports de la « société civile »3, nous laissons aux esprits subtils le souci de l’entreprendre… Partant plutôt d’une vision à la H. Arendt de l’« espace public »4 – parfaitement récusable d’un point de vue anthropologique –, nous dirions qu’il y a non pas « personnalisation », mais plus simplement « destruction » du politique. À Tripoli comme ailleurs, les « idéologies importées » n’ont pas résisté à l’« esprit de corps », les partis à la ’asabiyya, considérée comme une forme prépolitique de regroupement. Dans ce système khaldounien, nulle place n’est envisagée pour un cadre constitutionnel qui rendrait possible sinon ordonnerait les rapports entre les acteurs. C’est la 1.  A. Toynbee, Les Villes dans l’histoire, Paris, Payot, 1972, p. 19. 2.  Comme c’est le cas aujourd’hui avec le Mouvement d’unification islamique, sur lequel on reviendra. Le corollaire étant, bien entendu, l’extension d’autant du champ de bataille. 3.  Pour le coup, les guillemets sont de rigueur puisque, par définition, la société civile n’existe qu’en tant qu’elle s’oppose à l’État. 4.  Cf. A. Enegren, La Pensée politique d’H. Arendt, Paris, puf, 1984, p. 48-­49.

252          La genèse urbaine du politique l­ogique du tout ou rien1 qui prédomine, et l’espace politique disparaît derrière le militaire, chaque ’asabiyya reconstruisant dans ses fantasmes un monde fait d’unité et d’harmonie. Tel le Mouvement d’unification islamique, dont les auteurs du premier tract, en date du 25 août 1982, déclarent solennellement qu’ils ont décidé l’abolition de leurs ’asabiyyât (sic) respectives – qu’elles soient partisanes (hizbiyya) ou communautaires (fi’awiyya) – et d’œuvrer pour la victoire de l’islam. Bien entendu, le tract invite tous les musulmans à faire de même. Tel encore ’Alî ’Id, le chef de la ’asabiyya adverse, qui, en pleine bataille, proclame aux journalistes qui veulent l’entendre que « Baal-Mohsen et Bâb-Tebbâné ne sont qu’un seul et même quartier »2. Déclaration de bonnes intentions ou plus vraisemblablement refus d’accorder à l’adversaire une légitimité quelconque, auquel un certain discours politique arabe nous a depuis longtemps habitués3 ? Mais n’avons-­nous pas du même coup quitté l’espace urbain ? Ce phénomène de la « destruction » du politique n’est pas encore propre à la cité, mais concerne tout le système social des pays du Machreq. Sur ce point au moins, le schéma d’I. Lapidus est irréfutable. Il ne nie pas que « le quartier [soit] dans la société musulmane un champ d’action privilégié dans lequel les ­hommes sont sûrs les uns des autres ; il refuse simplement d’y voir « un lien quelconque, l’essence d’une solidarité, autre chose que l’espace délimité d’un recrutement et d’une organisation »4. Nos shabâb sont bien citadins – C. Cahen insiste sur ce trait des ’ayyarûn­fityân qui, dans l’historiographie musulmane, est fondamental5 –, mais ce qui les lie devrait donc être recherché ailleurs que dans la cité. Encore une fois, on se gardera bien de conclure sur ce problème qui n’en est pas un, du moins ainsi formulé. Une réalité sociale aussi complexe ne saurait être épuisée dans une équation ontologique exclusive. Finalement, une ’asabiyya se construit toujours à l’intersection de plusieurs lignes de clivage sociétal. Pourquoi faudrait-­il en privilégier une parmi les 1.  Cf. A. Cheddadi, « Le système du pouvoir en islam d’après Ibn Khaldoun », Annales mai-­août 1980, p. 534-­550 2.  L’Orient-­Le Jour, 9 janvier 1984. Du point de vue du découpage administratif de la ville, on rappelle que les contreforts de la colline de Baal-Mohsen – en arabe Baal-Mohsen al-­wâtî (« inférieur ») –, le long de la rue de Syrie, font effectivement partie intégrante du quartier de Bâb-Tebbâné. 3.  Dans le maniement de cette casuistique, le discours du Baas syrien a montré la voie, qui part, quant à lui, de la référence à l’unité arabe. On sait quelle marge de manœuvre lui est ainsi laissée dans l’analyse et le traitement de certaines questions, relevant par exemple des rapports avec la Jordanie ou le Liban, qui, avec la Syrie, ne sont qu’un seul et même pays, un seul et même peuple. 4.  Cf. I. M. Lapidus, Muslim Cities..., op. cit., p. 154. 5.  Op. cit., p. 47.

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Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          253 autres ? Le « quartier » sans doute, la confession1 de même (en l’occurrence, sunnite contre alaouite), encore que, dans le passage déjà cité, Muqaddasî montre bien comment un conflit urbain d’ordre confessionnel peut avoir une origine tout à fait profane… mais encore, nous rappelle C. Cahen, lecteur de Muqaddasî2, « le rite, la secte, la clientèle personnelle3, le milieu social ». La « classe », écririons-­nous sur la réalité d’aujourd’hui, et l’on verra que ce dernier facteur fut déterminant dans la constitution de Bâb-Tebbâné comme ’asabiyya avec ’Alî ’Akkâwî4. La parenté, comme nous le rappelle un article, déjà cité, de D. F. Eickelman à propos d’un exemple marocain : tout bon livre d’histoire sur Tripoli se doit de comporter, au moins en annexe, une énumération des grandes familles qui, venant de tout le monde arabo-­musulman et surtout d’Arabie, ont choisi de s’établir à Tripoli après le départ des Croisés, « du fait de la beauté du site naturel, de la douceur du climat et de la cordialité de ses habitants »5. Enfin, n’oublions tout de même pas le politique, si l’on veut bien entendre ce concept dans un cadre non plus proprement libanais, devenu obsolète, comme on l’a vu, mais plus globalement arabe. On sait depuis M. Weber que le propre d’un système politique est de s’exercer sur un territoire donné6. Au Machreq, la politique se pense et se joue au niveau de la région tout entière. Et dans ce qui pourrait donc être défini comme un système politique arabe global – qui n’a bien sûr plus rien à voir avec l’« espace public » d’H.  Arendt  –, les différentes ’asabiyyât peuvent donner toute la mesure de leur génie manœuvrier. Pour le cas de Tripoli, il est bien évident que cette « petite guerre7 » entre BâbTebbâné et Baal-Mohsen n’aurait jamais connu les développements que 1.  S. Sabari insiste sur la contradiction sunnite/chi’ite, très importante pour comprendre les différends entre les quartiers de Bagdad au ixe-­xie siècle ; cf. Mouvements populaires à Bagdad à l’époque abasside ixe-­xie siècle, Paris, Maisonneuve, 1981, p. 11. 2.  Op. cit., p. 27. 3.  La formule de miftâh intikhâbî (mot à mot : « clé électorale ») sert encore à désigner les qabadaye de quartiers. Avant la guerre en effet, lors des consultations électorales, ceux­ci pouvaient assurer les notables urbains candidats à la députation de leurs quotas de voix respectifs. Vis-­à-­vis de la population, ils étaient en retour les intermédiaires obligés auprès de ces notables pour toutes les affaires concernant la redistribution des ressources et des emplois (tawzîf). 4.  Ce clivage de classe n’a évidemment jamais été dépassé. Il n’est que d’entendre en quels termes le député Abdel-­Majîd al-­Râfi’î, chef du parti Baas iraqien au Liban et grand notable de Tripoli, parle de Khalîl ’Akkâwî : « La population de Bâb-Tebbâné est avec lui quoi qu’il fasse. Il est honnête. Mais on espère que l’État va remettre bon ordre à tout cela. Khalîl retrouvera alors un rôle à sa juste mesure » (décembre 1982). 5.  Cf. par exemple Noureddîn A. Mîqâtî, Tripoli dans la première moitié du xxe siècle (en arabe), Tripoli, Dâr al-­’inshâ’, 1978, p. 67. 6.  J. Freund, Sociologie de Max Weber, Paris, puf, 1968, p. 192. 7.  Allusion au film du cinéaste libanais Maroun  Baghdâdî, centré sur cette même réalité

254          La genèse urbaine du politique l’on sait, et les honneurs des médias internationaux, si elle n’avait été intégrée dès l’origine dans ce jeu politique régional, voire international (Est/Ouest), comme l’expression locale tripolitaine –  l’abcès de fixation, pourrait-­on dire – du conflit aigu qui, dans les années 1981-­1983, a opposé le régime syrien à Yasser  Arafat, chef de la Résistance palestinienne, jusqu’à l’évacuation de ce dernier sous la pression militaire (décembre 1983), précisément par le port de Tripoli. « Petites guerres » et guerres des autres : ’Alî  ’Id, le za’îm du quartier alaouite de BaalMohsen, est le prête-­nom de la politique syrienne au Nord-­Liban, et Bâb-Tebbâné une ’asabiyya parmi quelques autres par le biais desquelles la Résistance palestinienne a choisi méthodiquement d’entrer dans la société libanaise, après « Septembre noir » en Jordanie (1970). À noter que ce niveau du politique est totalement exclu du discours : en mai 1982, alors que la bataille faisait rage une fois de plus entre les deux quartiers, à quelques jours de l’invasion israélienne du Liban, Rashîd  Karâmé ne trouvait d’autre moyen, pour tenter d’aboutir à un arrêt des combats, que de menacer de « tout dire »1 et de ­révéler la véritable identité des protagonistes, sur laquelle, entre paren­thèses, personne n’avait jamais eu le moindre doute. Depuis le départ de Y. Arafat du Liban, la contradiction syro-­palestinienne a quitté le devant de la scène tripolitaine pour laisser la place, sous le couvert de la « légalité libanaise » (shar’iyya) et de son « plan de sécurité » (Khutta amniyya), à l’État, un acteur que l’on avait oublié depuis le début du conflit libanais. Après une apparition manquée lors des affrontements de décembre  1982-­janvier  1983, où, par jamâ’at interposées –  Farouq  al-­Moqaddem et Abdel  Majîd  al-­Râfi’î  –, il a voulu s’affirmer contre la Syrie, il tente aujourd’hui (été 1984) un nouveau retour sur la base de l’équation syrienne2. Sur le fonctionnement de ce système politique arabe global, Khalîl’Akkâwî fait une analyse lucide… et fort intéressante quant à la place qu’il s’y assigne : « Ils [les Frères musulmans syriens] parlent comme nous il y a dix ans : “­masses”, “mouvement”, “coup d’État”… Ils n’ont pas encore compris le jeu politique dans la région. Pour ma part, tout le but de mon action a toujours visé l’unité de Tripoli et, partant de là, à travailler dans le 1.  L’Orient-­Le Jour, 11 mai 1982. 2.  La place nous manque pour aborder d’autres acteurs, d’autres lignes de clivage sur cet espace politique régional : ainsi l’opposition droite/gauche – pour user d’une terminologie triviale – entre un « islam saoudien » et un « islam iranien ». Laquelle ne recouvre pas l’opposition sunnite/chi’ite puisque, comme on l’a vu, tout en incarnant la défense de l’islam sunnite tripolitain contre les alaouites de Baal-Mohsen, la ’asabiyya de Bâb-Tebbâné puise son inspiration doctrinale dans le courant chi’ite « révolutionnaire », en particulier le cheikh Hussein Fadl Allah, chef spirituel des Hizbullah libanais.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          255 cadre syrien du bilâd al-­Shâm. Mais, suivant cette logique, j’en arrive à me retrouver un jour avec Farouq  al-­Moqaddem et l’État libanais contre les Syriens1, un autre jour avec les Syriens et ’Ismat Mrâd2. Le jeu nous dépasse… et, en définitive, je ne serai jamais que l’armée de Karamé » (décembre 1983). On retrouve là, au passage, exprimé dans la dernière phrase de cette citation, le popolino d’E. Hobsbawm, pour lequel « rien n’est plus facile que de s’identifier au prince de la cité »3. De même que la position ambiguë des ahdâth : élément dynamique d’une sorte d’« opposition municipale » aux autorités politiques en général étrangères, du moins extérieures à la ville, ils sont groupés derrière des princes bourgeois, chefs de dynasties urbaines, auxquelles ils apportent un soutien militaire appréciable. Mais tout aussi bien en période de crise, leur recrutement plébéien se trouve renforcé, et ils se retournent alors contre leurs protecteurs4. La ville donc, nous l’écrivions en introduction, comme la scène sur laquelle se produisent des acteurs sociaux sans spécificité urbaine. Et, en l’occurrence, dans ce contexte évoqué de destruction du politique, la ville comme un champ de bataille où les diverses ’asabiyyât – principales et secondaires  – règlent leurs comptes à coups de mortier. Une salve tirée de Baal-Mohsen ? Les Tripolitains n’éprouvent aucune difficulté à « décoder » sur-­le-­champ : les Syriens veulent signifier à Y. Arafat qu’il n’a pas intérêt à…, ou à R. Karâmé qu’il ne doit pas oublier que… Une telle manière de dialoguer apparaît bien, par définition et pour le moins que l’on puisse dire, comme une négation de la ville. La destruction du centre historique de Hama en février 1982 en apporte la preuve, la représentation la plus saisissante. Et, entre parenthèses, la population de Tripoli vit depuis dans la hantise –  justifiée ou non  – de subir le même sort. « Sang des peuples, sang de leurs villes », écrivait Dominique Chevallier, en conclusion d’un colloque sur la ville arabe organisé par lui-­même à Carthage en  19795. Une formule laconique d’une haute intensité dramatique, qui par ailleurs résume parfaitement l’analyse ici proposée : dans le cadre du système politique arabe global, tel que conçu plus haut 1.  Lors des affrontements de décembre 1982-­janvier 1983, que l’on vient d’évoquer, et dans lesquels Khalîl a été entraîné malgré lui, comme dans un combat qui ne pouvait être le sien puisqu’il visait au rétablissement de l’autorité de l’État sur la ville de Tripoli. 2.  Chef du Mouvement du Liban arabe, l’un des trois groupes constitutifs du Mouvement d’unification islamique, avec la Résistance palestinienne et les Jund  Allah, assassiné en août 1984. 3.  Les Primitifs de la révolte..., op. cit., p. 133. 4.  C. Cahen, « Mouvements populaires... », art. cit., in Arabica, V, 1958 (suite), p. 22 ; et Encyclopédie de l’islam, op. cit. 5.  La Ville dans l’islam, op. cit., p. 554.

256          La genèse urbaine du politique comme réglant les rapports entre ’asabiyyât, la ville est, pour son malheur, le lieu où se joue le politique. « L’air de la ville rend libre. » Dans son fameux texte sur la ville, M.  Weber nous rappelle cette maxime tirée de l’héritage médiéval de l’Europe du Nord. La notion de liberté individuelle qu’elle contient fait qu’elle semble difficilement applicable au Machreq. Il reste que, dans ce contexte, la ville offre à la communauté une plus grande marge de manœuvre, plus précisément de se dégager des rapports de domination à la campagne, et donc de se constituer pour soi en tant que ’asabiyya en s’intégrant dans le système politique arabe global. Que cette intégration s’effectue au niveau d’un État, comme pour les alaouites en Syrie, ou, à un niveau inférieur, qu’elle contribue à l’éclatement de celui-­ci, comme au Liban, la ville apporte à la ’asabiyya une sorte de reconnaissance, une légitimité. Le schéma peut être discuté1. En tout état de cause, on retiendra de ce dernier la définition de la ’asabiyya comme allogène à l’ordre urbain : proposition fondamentale chez Ibn Khaldoun, que l’on retrouve exprimée de manière implicite dans ce tract du Mouvement d’unification islamique (10 décembre 1982), dirigé contre Baal-Mohsen, contre la jamâ’a de « la montagne » : « Musulmans, fils de Tripoli, musulmane, patiente, combattante ! Votre ville a toujours réservé un accueil chaleureux et déférent à tous ceux qui y ont élu domicile, parce que l’islam lui a enseigné les règles de l’hospitalité. Le musulman et le non-­musulman y ont toujours vécu sans que jamais l’un ou l’autre s’y sentît étranger. Et il en est ainsi de la population qui s’est établie au Jabal Mohsen. « Est-­il permis, dans ces conditions, de rendre le mal pour le bien ? Pourquoi ce changement brutal dans leur attitude ? Ils ont troqué leurs habits civilisés pour des tenues de camouflage [mot à mot, “d’­hommes des bois”, ahl al-­ghâb], allumé le feu de la discorde, déversé sur la ville hospitalière leur mitraille et leurs obus chargés de haine, tout cela sous prétexte que l’un d’entre eux aurait été assassiné. Ce recours au massacre collectif, sans aucune distinction entre le coupable et l’innocent, est digne d’un esprit juif vindicatif. Si le criminel est réellement de cette ville, est-­il permis de faire porter à celle-­ci le poids du crime ? Que dire alors – ce que tout le monde sait – quand l’assassin n’est même pas de cette ville, mais un agent à la solde des partisans de la “légalité” ? « Nous avions conclu avec les gens de la montagne [ahl al-­jabal], par l’intermédiaire de leurs chefs, un accord de bon voisinage au terme duquel chaque partie devait s’abstenir de toute forme d’agression contre l’autre, et les incidents opposant de simples personnes être réglés à leur niveau le plus bas […] Mais, chaque fois, ils se sont mis eux-­mêmes en position d’agresseurs. Pour notre part, nous 1.  Il s’applique parfaitement à la communauté chi’ite au Liban, devenue une force politique véritable à la suite de son exode du sud du pays vers la capitale. Mais la communauté druze garde, quant à elle, un lien privilégié avec « la Montagne », comme source de sa légitimité historique.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          257 gardons notre sang-­froid, cherchant avant tout à limiter l’ampleur des combats, dans l’espoir que ces gens [qawm] reviennent à la raison, s’ils veulent vraiment vivre dans cette ville, comme partie intégrante de sa population. « Gens de la montagne ! et nous aurions souhaité vous appeler autrement, la proposition que nous avons faite à vos chefs tient toujours. Il vaut mieux pour eux qu’ils en restent là, s’ils ne veulent pas le regretter. Qu’ils aient au moins pitié de vos enfants, en évitant d’en faire la cible de notre ­rancune. N’ont-­ils pas le droit de vivre en paix là où ils sont ? Il faut vous insurger contre l’inconscience de vos chefs et mettre un terme à leur collaboration avec tel régime, ou tel autre1, avant qu’il ne soit trop tard… »

La « ville » contre la « montagne ». Hadâra contre bâdiya, et l’on sait que ce dernier terme doit être entendu dans un sens plus large que celui de « vie nomade » que lui donne De Slane, traducteur d’Ibn Khaldoun. La bâdiya est une montagne, une steppe, un désert, bref une nature ingrate2, qui fait d’elle le domaine de la ’asabiyya, ou encore du nomos, pour reprendre un vocable proposé par G.  Deleuze et F.  Guattari qui associe heureusement l’idée d’« esprit de corps » à celle d’une organisation militaire des guerriers nomades, la « machine de guerre »3. On voit que, dans ce tract du Tawhîd, l’adversaire, le nomos alaouite, est perçu dans le cadre d’un référentiel on ne peut plus khaldounien : al qawm4, ahl al-­jabal, ahl al-­ghâb 5. Et de l’autre côté de la barricade, le Tawhîd situe 1.  Pour signifier : l’État libanais et l’État syrien. Double refus sur lequel on reviendra, à propos du Mouvement d’unification. 2.  Dans la représentation politique des Tripolitains, la ligne de front entre BaalMohsen et la ville correspond très exactement à celle qui délimite la culture des agrumes dans la plaine du littoral –  les fameux vergers de Tripoli (basâtîn Trablos)  – de celle des oliviers sur les collines avoisinantes : l’olivier donc, contre l’oranger. 3.  In Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éd. de Minuit, 1980 ; cf. chap. xii, « Traité de nomadologie : la machine de guerre ». 4.  Cf. M.  Talbi, Ibn Khaldoun et l’Histoire, Tunis, 1973, p.  65, n.  1 ; cf. également V. Monteil, op. cit., t. I, p. 354, qui traduit qawm par « clan ». Dans notre contexte, nous préférons l’équivalent français de la « gent », au sens de peuple, nation, ou son dérivé moderne de « les gens », choisi dans notre traduction. 5.  Il paraît indispensable de fixer, en quelques lignes, l’identité de Baal-Mohsen. L’histoire de cette ’asabiyya commence avec ’Alî  ’Id, la figure même de ces aventuriers du politique auxquels la région nous a habitués. Fils d’une famille émigrée au Venezuela, on le retrouve étudiant à l’université américaine de Beyrouth durant les années 1960. De retour à Tripoli en  1969-­1970, il s’engage dans la politique, avec pour unique projet de mobiliser la communauté alaouite de la ville (environ  30 000  habitants à l’époque ; 60 000 aujourd’hui) et de la plaine du ’Akkâr. Dans cette ligne d’action, un « Mouvement de la jeunesse alaouite » (karakat al-­shabîba al-­’alawiyya) est institué à Baal-Mohsen dès le début des années  1970, alors qu’à Bâb-Tebbâné, nous rappelle Khalîl  ’Akkâwî, on crie encore comme un seul homme : « Nous sommes tous des fedayine ! », dans la vague – finissante – de la « révolution arabe ». À cette confession, la plus déshéritée de la hiérarchie communautaire libanaise puisqu’elle n’a même pas d’existence légale – les alaouites devant se « convertir » au sunnisme pour entrer dans la fonction publique –, ’Alî ’Id veut donner une dimension politique. Pour ce faire, il œuvre à l’insérer dans le système régional, à

258          La genèse urbaine du politique son action au cœur même de la cité qu’il prétend représenter dans sa totalité, en tant que centre de civilisation (hadâra). Précisément, la hadâra est le produit d’une société « organique » (Durkheim), dans laquelle sont associés « le musulman et le non-­musulman ». Elle est incompatible avec la solidarité communautaire. Le tract fondateur du Mouvement d’unification islamique n’avait-­il pas solennellement proclamé la fin des ’asabiyyât ? Dans l’imaginaire du Tawhîd, la situation à Tripoli est ainsi vécue dans une large mesure en référence au système islamique de codification du rapport ville/campagne. Sur ce point, la métropole du Nord-­Liban apparaît bien comme une ville du bilâd al-­shâm : en Syrie, en effet, le mouvement d’opposition au régime, dans sa composante islamique, fait de la situation dans le pays exactement la même analyse, à cette seule différence près – importante certes – que le nomos alaouite est ici au pouvoir. Gardienne de l’islam sunnite contre les nouveaux Barbares1, la ville une donc, en parfaite application du modèle Weulersse… Mais la ville dans la tête ! I.  Lapidus nie que ce clivage ville/campagne, sur lequel on a largement insisté, ait eu une réelle importance dans l’histoire de l’islam. Fidèle à son analyse, il ne veut considérer que les contradictions de la société globale, et en particulier la division sunnite/chi’ite, qui lui semble quant à elle fondamentale2. Et, de fait, on a vu que Bâb-Tebbâné pouvait être assimilé à une sorte de lien organique entre la métropole du Nord-­Liban et, en direction de la Syrie, la région du ’Akkâr, tant du point de vue de sa fonction urbaine, largement dominée par des activités en rapport avec la production agricole, que de la composition de sa population. Les habitants du quartier sont ainsi, pour une large part, d’origine rurale, tout comme leurs adversaires jurés de Baal-Mohsen. Certains sont de surcroît de confession alaouite. Le rapport de la mission irfed avance le chiffre – repris par J. Gulick – de 75 %, qui nous semble tout à fait fantaisiste, même compte tenu, d’une part, de la situation nouvelle et de l’évolution des chiffres de population depuis plus de vingt ans, d’autre part, du fait que quelques pâtés de maisons alaouites la faveur de certaines relations personnelles privilégiées (Tony  Franjié/Rif’at  al-­Assad), comme une communauté cliente de l’État libanais durant la magistrature du président Franjié, de l’État syrien par la suite et jusqu’à présent. À ce retournement d’alliance correspond la création du Parti arabe démocratique, nouvel organe politique de la confession, dont la dénomination – ainsi que celle de sa branche militaire : les Chevaliers rouges, ou encore les Chevaliers arabes – s’accorde mieux avec les principes ontologiques professés par les dirigeants syriens. 1.  Cf. G. Michaud, « L’État de barbarie », Esprit, novembre 1983, en particulier p. 22 à 25 (voir, dans ce recueil, article no 1 [N.D.E]). 2.  Middle Eastern Cities, op. cit., p. 57.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          259 au bas de la colline de Baal-Mohsen (Baal-Mohsen al-­wâtî), de l’autre côté de la rue de Syrie, dépendent administrativement de Bâb-Tebbâné. De mémoire de Tripolitain, il n’y a jamais eu un tel pourcentage d’alaouites dans le quartier. Et, aujourd’hui, ils ne sont certainement pas plus de 5 %, nous assure-­t-­on1, choyés et protégés, pour des motivations politiques évidentes. Il reste que nombre de jeunes alaouites du quartier combattent aux côtés des shabâb sunnites, et surtout, ce qui est plus probant, occupent pour certains des positions de commandement dans l’organisation militaire. Du même coup, c’est encore l’idée d’une ’asabiyya de quartier qui, nonobstant les conclusions de Lapidus, revient en force comme une nécessité de l’analyse2, pour justifier des combats « fratricides » au regard de la solidarité confessionnelle. « Je suis de Tebbâné » (anâ min…), nous assurait Samâh, jeune milicien alaouite, au plus fort des combats de septembre 1981, avec une détermination dans le ton et le regard parfaitement explicite sur ce qui relevait plus de la proclamation d’identité que de l’indication de résidence3. Le quartier (al-­hâra) est assurément une donnée fondamentale de la réalité sociale dans les villes du Machreq, et pas seulement dans l’imaginaire.

’Alî’Akkâwî : saint et martyr

Que l’opposition ville/campagne ne soit pas la clé universelle de l’analyse, un retour à la protohistoire de la ’asabiyya Tebbâné nous le montre bien, qui met donc en scène ’Alî ’Akkâwî comme personnage principal. C’est en effet autant dans le mouvement paysan qui secoue le ’Akkâr, à la charnière des années  1960 et  1970, qu’à Tripoli au cœur du hâra, 1.  Un pourcentage qu’il ne nous a évidemment pas été donné de vérifier. Il est difficile d’expliquer cet écart entre les pourcentages, de  5 à 75 %. On peut supposer que l’irfed et Gulick ont abusivement inclus Baal-Mohsen, un quartier alors peu connu, dans la circonscription de Tebbâné, alors que le Jabal dépend de Qobbé. Mais, en tout état de cause, on est encore loin du compte, puisqu’il y avait alors environ 60 000 habitants à Tebbâné et 30 000 à Baal-Mohsen. 2.  Sa dissolution dans le Tawhîd n’est pas plus sérieuse que « l’interdiction faite par un calife de toutes les ’asabiyyât, interdiction naturellement restée lettre morte », in C. Cahen, « Mouvements populaires... », art. cit., in Arabica, VI. 1, 1959, p. 29. 3.  En Égypte, un pays qui, compte tenu de sa longue tradition de centralisme étatique, ne semble pas a priori représenter un terrain favorable au développement des ’asabiyyât, N.  al-­Messiri  Nadim aboutit aux mêmes conclusions, à partir d’une étude sur un quartier populaire du Caire d’aujourd’hui : « The Concept of the Hâra. A Historical and Sociological Study of Al-­Sukkariyya », Annales islamologiques, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1979, p. 323-­324.

260          La genèse urbaine du politique que le frère aîné de Khalîl bâtit sa popularité (sha’biyya) et gagne son rang de chef incontesté du quartier. Plus que le za’îm, il est, comme on l’a vu, le fondateur de la ’asabiyya. Avant lui, nous explique Khalîl, c’est-­à-­dire durant les mandats des présidents Chéhab et Hélou, tous les qabadaye de Bâb-Tebbâné travaillaient pour le compte du 2e Bureau de l’État libanais, par effendi (R. Karâmé) interposé. Suprême abomination pour Al-­Hurriyya, l’hebdomadaire « gauchiste » de Mohsen  Ibrahim, qui, dans les années  1960-­1970, a marqué toute une génération d’intellectuels arabes : son article nécrolo­gique1 sur ’Alî veut y voir une preuve manifeste de l’« état économique et social lamentable que connaît la population du quartier ». On retrouve là en filigrane le bon vieux schéma évolutionniste à la Hobsbawm. Dans la typologie des Primitifs de la révolte, ce stade de développement de la personnalité de Tebbâné pourrait être assimilé sans aucun doute à celui de la mafia, comme une organisation ayant partie liée d’une manière ou d’une autre avec l’État. Dix ans après la mort en prison du chef historique, son souvenir est toujours aussi vivace dans la population. Des banderoles à son effigie, d’une facture très inspirée du martyrologe chi’ite, ornent les ruelles du quartier. On pense inévitablement aux portraits de l’Imam, dont le za’îm porte le prénom. L’imagerie politique lui réserve manifestement encore une place de choix, éventuellement concurrencée par le portrait d’un « martyr » (shahîd) tombé au champ d’honneur. Bien entendu, jamais de représentation du za’îm actuel de Tebbâné, ni de Cheikh  Sha’bân, le guide (murchîd) du Mouvement d’unification : à Beyrouth, on n’a pas encore cette pudeur. Dans la conversation, Khalîl s’efface encore derrière l’image de son frère, quand bien même il a désormais derrière lui une carrière politique bien plus longue que la sienne. Jusque dans l’apparence physique et le comportement, il s’identifie à son aîné, au dire de ceux qui ont « bien connu » ce dernier. C’est que, par-­delà la personnalité propre de ’Alî et son charisme supposé, il est pour Khalîl, les shabâb et le « quartier », la référence, le dépositaire de l’identité Tebbâné, le gardien du sanctuaire, en dernière analyse, ce pour quoi on se bat. Et lorsque, aujourd’hui, Khalîl engage sa jamâ’a dans un jeu politique élargi à la ville et à l’espace régional, il s’accroche à cette référence, comme à un filin sur des sables mouvants. ’Alî est, comme l’indique son patronyme, palestinien d’origine. Il est au berceau quand il quitte son pays natal, dans la première vague des exilés de 1948. Il passe toute son enfance à Bâb-Tebbâné, travaillant 1.  Numéro du 24 juin 1974.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          261 au four familial. À 16 ans, il fait ses premières armes de cheikh shabâb, en mobilisant quelques adolescents contre Abdel-­Majîd al-­Râfi’î, notable de Tripoli. Un séjour de trois ans en prison lui donne une autre stature. Libéré, notre « héros » (batal) recrute dans la jeunesse du quartier, dans la vague du puissant courant nassérien. Avec le recul du temps, son frère Khalîl nous assure aujourd’hui qu’il ne faut voir aucune contradiction entre le nassérisme, alors courant dominant, et l’islam, comme une donnée fondamentale et inaltérable de la personnalité de Bâb-Tebbâné, à présent mise en évidence. Ce que nous concevons sans peine puisque, à Tripoli au Liban, comme à Alep en Syrie, ce sont très exactement les mêmes populations, les mêmes quartiers, qui « sont passés » du nassérisme à la « révolution » palestinienne et au mouvement islamique : trois moments1 du sunnisme politique qu’il faut considérer, comme nous le suggérons en introduction, sous le rapport de la question de l’État. Après le désastre (Nakba) du 5 juin 1967, ’Alî s’éloigne du za’îm al-­mu’min2 et radicalise « à gauche » son discours, suivant en cela le courant général de la « révolution arabe ». Le combat de Tebbâné s’inscrit alors dans un référentiel marxiste, et pour Khalîl « rien ne va plus » : la population ne pouvait s’identifier à ces nouveaux mots d’ordre, et si, malgré tout, elle l’a suivi sur ce terrain inconnu, c’est parce qu’il restait le za’îm, et que l’aura (hayba) du chef est en fait déterminée surtout par sa pratique politique. Du reste, les rapports entre ’Alî et les partis politiques libanais, dépositaires en titre du discours marxiste légitime, n’ont jamais été bons. Pour l’establishment « de gauche », ’Alî restait un az’ar3, en quelque sorte un « mauvais garçon », dont on ne pouvait espérer faire un vrai révolutionnaire qu’après passage au laminoir d’une école de cadres du parti. En attendant, rien n’interdisait de « récupérer » son combat pour la bonne cause : cf. l’article d’Al-­Hurriyya déjà cité, qui déplore « la perte d’un solide combattant pour le Mouvement national progressiste au Liban » et suggère de « rétorquer en se renforçant dans 1.  Le moment « national arabe » a laissé des traces dans l’univers symbolique de Khalîl : ses deux premiers enfants sont prénommés Maysalûn, pour la fille, en souvenir de la fameuse bataille qui, en juillet 1920, a opposé le roi Faysal aux troupes du général Gouraud, avant l’entrée de celui-­ci à Damas ; et ’Arabî (adj. : « arabe »), pour le garçon. Dans le quartier, Khalîl est ainsi appelé, selon la tradition arabe, Abou Arabî. Son dernier enfant – Imân (« la foi »), née en 1982 – est contemporain du « retour » de l’islam. 2.  Mot à mot : le « chef croyant », surnom donné à Nasser, dans la production mythologique des « masses » arabes, et non pas seulement dans le discours idéologique, comme pour Sadate. 3.  Singulier de za’rân, déjà vu. On retrouve là les zu’âr du Damas du xve siècle, étudiés par I.  Lapidus. À noter que Khalîl n’a guère amélioré cette position, vis-­à-­vis du « Mouvement national » libanais.

262          La genèse urbaine du politique la lutte pour laquelle ’Alî a donné sa vie, [savoir] l’indépendance du Liban, les droits du peuple palestinien et le socialisme ». On peut se demander ce que signifie pour Tebbâné l’« indépendance du Liban », fût-­ce de l’« impérialisme ». À la fin des années  1960, ’Alî confirme donc son étoffe de héros social sur deux terrains d’action : Tripoli et le ’Akkâr. Sur les quartiers populaires de la métropole du Nord, il lit le « rapport Villermé » de la mission irfed, déjà citée, et met ainsi en chiffres – dans un langage « scientifique » – cette misère urbaine dont il a toujours côtoyé la réa­lité sensible. Les pourcentages qu’il relève dans son Cahier de prison1, concernant « la situation économique, sociale, scolaire, sanitaire » de son quartier, ne sont pas d’une ordonnance très rigoureuse du point de vue statistique… mais au moins ne dépassent-­ils jamais les « 2 % ». Pas un hôpital, pas une école –,  ajoute-­t-­il dans un style direct plus convaincant  – pour une population qu’il évalue alors à quelque 60 000  habitants. Et ’Alî de se demander, en laissant éclater sa colère dans les lignes suivantes : « Où sont les partis socialistes, le parti communiste, les notables et les députés de Tripoli qui, tous les quatre ans, viennent frapper à la porte des masses pour se faire réélire ? »2 Colère, tel est bien le maître mot pour saisir le sens de l’action du za’îm de Tebbâné dans Tripoli. Une action qu’il déploie tous azimuts, à partir de sa munazzama al-­ghadab –  « organisation de la colère », précisément  –, sur un mode spontané avec pour principal slogan : « Mourir pour le peuple » (al mawt fî sabîl al-­sha’b). On se bat, au sens propre, savoir les armes à la main, ou plutôt ce qui en tient lieu (bâtons, pierres, etc.), pour obtenir des écoles, un hôpital, la vaccination obligatoire et gratuite du quartier contre le choléra ou l’asphaltage d’une rue… On se bat contre la Compagnie d’électricité Qadîsha quand elle prétend recouvrer des factures impayées3, contre les agents de la légalité quand ils « osent » venir placarder les photos de leurs « protecteurs » jusqu’à l’entrée de Tebbâné. Coups de main dans le style du banditisme social, du plasticage d’une banque au pillage d’une pharmacie ou d’un magasin d’alimentation, manifestations populaires dans les rues de Tripoli, voire émeutes organisées, comme celle du 15 octobre 1971, décrétée « jour de la colère du peuple » : les formes de la lutte sont aussi différentes. L’important pour 1.  Quarante-trois  pages manuscrites sur un cahier d’écolier, à la fois réflexion sur son action passée et testament politique, allégrement intitulées Vers de nouveaux horizons révolutionnaires. 2.  Ibid., p. 8. 3.  Très rares sont les résidents de Tebbâné qui s’acquittent de leurs notes d’électricité. Il faut dire que la situation de monopole de cette compagnie privée lui permet d’imposer, selon ces derniers, des tarifs prohibitifs.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          263 le « moral » des shabâb, nous explique Khalîl, était qu’il y eût chaque jour une « opération ». La mythologie tiers-­mondiste est alors à son apogée, et l’analyse du mouvement de ’Alî s’inscrit parfaitement dans ce cadre des classes populaires en lutte pour imposer le développement, contre une bourgeoisie qui n’est pas à la hauteur de l’idéal national et modernisateur qu’elle professe. La classe, la nation, le développement, tels étaient les enjeux énoncés – ou rêvés – par tous les mouvements du Tiers Monde dans les années 1960-­1970, et codifiés de manière définitive dans l’ouvrage d’A. Touraine – cité plus haut – sur Les Sociétés dépendantes. Dans ce même climat révolutionnaire, ’Alî mobilise les paysans du ’Akkâr – sans doute la région la plus déshéritée du Liban – contre les familles de grands propriétaires « féodaux », principalement Al-­’Alî et Al-­Mur’abî, soutenus par l’État. Son mouvement Al-­Fellâhîn (les paysans) énonce explicitement le projet de « développer la lutte des classes à la campagne » et d’établir une « base populaire armée » dans le ’Akkâr en liaison avec les ouvriers du littoral, selon un modèle Guevara, là encore hautement revendiqué. Le mot d’ordre est simple : « Pauvres du ’Akkâr, unissez-­vous ! »1 Quelques actions d’éclat rencontrent un écho certain dans le milieu paysan. Mais le renversement de la conjoncture arabe et régionale à la fin de l’année  1970 et, plus précisément pour ce qui concerne la région du ’Akkâr limitrophe de la Syrie, l’arrivée au pouvoir de Hâfez  al-­Assad, au détriment de la jamâ’a « gauchiste » de Salâh  Jedîd, sonnent le glas de ces aspirations révolutionnaires. Le mouvement est liquidé au terme d’une action « musclée » menée par le pouvoir libanais. La bataille est décidément inégale. Durant les mois qui précèdent l’incarcération de ’Alî, pour la dernière fois, en 1972, les shabâb vivent une grave crise de confiance. Autant que l’action répressive de l’État, c’est sans doute cette incapacité du mouvement à définir des objectifs clairs et accessibles qui le fait déboucher sur une impasse. Incapacité bien mise en évidence, on l’a vu, dans les cadres d’analyse sur la « marginalité urbaine » ou sur les « primitifs de la révolte ». ’Alî ébauche le projet d’une « organisation révolutionnaire », avant d’en faire le thème de réflexion central de son Cahier de prison : mouvement politique ne dédaignant pas a priori les voies légales comme le suggèrent certains, pleins d’espoir ou d’illusions sur les possibilités d’une sortie d’exclusion et intégration dans le système politique libanais d’« avant-guerre », ou association de desperados visant par ses actions à entretenir l’utopie sur thème de lutte de classes ? Un dilemme que Khalîl, aujourd’hui, n’a 1.  Cahier de prison, op. cit., p. 10-­15.

264          La genèse urbaine du politique l­ui-­même pas dépassé, qui nous rapporte le souvenir de cette période de première remise en cause pour le mouvement. Au-­delà de l’horizon du Nord-­Liban, et dans le champ de l’imaginaire de ’Alî, la Palestine est évidemment le point focal. C’est à travers la question palestinienne qu’il perçoit l’espace politique régional. Après la défaite du 5  juin 1967, le héros de Tebbâné quitte la boulangerie familiale et part au Sud-­Liban rejoindre une base fedayine du Front populaire d’Ahmad Jibrîl1. La fameuse bataille de Karamé2, en 1968, projette la Résistance palestinienne sur le devant de la scène dans la plupart des pays arabes, où elle devient en quelque sorte un phénomène social, sinon un mouvement de masse. En ce sens, c’est durant cette période que l’on peut sans doute parler d’une « révolution » palestinienne. Mais, précisément, c’est aussi le moment où ’Alî rentre à Tripoli : Palestinien d’origine, il n’en reste pas moins convaincu que, pour ce qui le concerne, cette révolution ne saurait se jouer sur un autre terrain que Tebbâné3. Si la Palestine est « la cause de tous les Arabes », elle ne doit pas pour autant le détourner du « quartier », dont il fallait à tout prix, précise aujourd’hui Khalîl, « préserver le capital de colère ». En d’autres termes, ni ’Alî ni, après lui, Khalîl n’ont jamais fait partie de la ’asabiyya palestinienne. Pour eux, la « cause » n’est sacrée qu’en tant qu’elle demeure révolutionnaire arabe, islamique, ajouterait à présent Khalîl. Mais, quant à retourner les termes de la dialectique en mettant toutes les jamâ’at clientes de la Résistance au service d’une stratégie proprement palestinienne… Tebbâné n’est plus concerné. L’« État palestinien » est encore un État ! Éternelle question des « priorités » qui a toujours empoisonné les rapports entre la Résistance et les groupes politiques libanais. ’Alî l’a très bien perçue, qui, déjà, critiquait le Fath comme une organisation « de droite » ; Khalîl l’a vécue, on le verra, sur un mode plus dramatique.

1.  En  1969, à l’âge de 14 ans. Khalîl rejoint à son tour la Résistance palestinienne, dans la même organisation. Une expérience vécue avec une ferveur telle qu’il en garde aujourd’hui un souvenir amusé : dans la grande tradition de l’imagerie révolutionnaire tiers-­mondiste, c’est à pied que de Tripoli il se rend à Homs, en Syrie, où il retrouve les fedayine. 2.  Au cours de laquelle des unités conjointes palestiniennes et jordaniennes infligent de lourdes pertes à une colonne israélienne, entrée en Jordanie pour une opération de représailles. 3.  C’est donc de Tripoli qu’il choisit de « se battre pour la Palestine ». Il est arrêté le 5 juin 1969, au cours d’une manifestation contre la défaite de 1967, et passe une année entière en prison.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          265 Khalîl : identité et politique

Passons sur la période des années 1970, qui, dans la trajectoire politique de Khalîl  ’Akkâwî, n’est marquée d’aucune originalité par rapport à l’expérience de son aîné. À partir de  1972 –  celui-­ci est alors en prison –, Khalîl met en application sur le terrain, en liaison avec la Résistance palestinienne, l’idée formulée par son frère d’une structuration du mouvement dans des « comités populaires » (lijân sha’biyya). Jusqu’au début du conflit libanais, la lutte se poursuit donc, suivant l’impulsion donnée par ’Alî, sur un plan de revendications sociales, et avivée par un puissant souffle « gauchiste ». Dans un tel contexte général de « montée des périls », caractérisé entre autres par un climat social tendu –  manifestations à Beyrouth contre la cherté de la vie, conflits sociaux dans les usines Ghandour, mouvement des planteurs de tabac au Sud, etc. –, l’aile modérée et légaliste des lijân, animée par quelques professeurs du secondaire autour de Bâsem Mîqâtî, est vite débordée par la tendance « activiste » des shabâb. Leurs actions violentes n’ont guère changé de cibles depuis ’Alî, qui concluent généralement des manifestations populaires1 dans les rues de Tripoli : la municipalité, la sûreté, le siège du syndicat cgtl, accusé de « tiédeur » dans la défense des prolétaires. Après chaque opération, on se replie sur Tebbâné, dont on ferme les accès aux forces de sécurité en enflammant des pneus. Et si la pression se fait trop forte, les shabâb les plus en vue vont se mettre à l’abri dans le camp palestinien de Beddâwî, limitrophe du faubourg nord de la ville2. C’est là qu’ils acquièrent une formation militaire en prévision d’une confrontation majeure jugée inévitable. Le quartier lui-­même s’organise sur cette base : la « Résistance populaire » (al-­muqâwama al-­ sha’biyya) est constituée suivant le modèle d’une milice urbaine, armée et entraînée par le Fath. Et nous retrouverons ce noyau dur de la ’asabiyya Tebbâné, traversant toute la décennie jusqu’à aujourd’hui, aux côtés du bloc « palestino-­progressiste » durant la guerre des Deux Ans (1975-­1976), puis isolé dans la lutte contre l’armée syrienne installée à Tripoli, de manière directe ou par Baal-Mohsen interposé, « fondu » dans le Mouvement d’unification islamique de 1982 à 1984, et depuis l’été 1984 sous la nouvelle étiquette des « Conseils des mosquées et des quartiers » (lijân al-­masâjed walahyâ’). 1.  Rassemblées sous le slogan prophétique : « Nous sommes venus demander le changement avant de parler d’explosion » (ji’nâ nutâlib bi-­taghyîr qabl mâ nahkî bi-­tafjîr). 2.  Précisément, Bâb-­Tebbâné n’est séparé géographiquement du camp de Beddâwî que par la colline de Baal-Mohsen.

266          La genèse urbaine du politique Lorsque Khalîl porte en rétrospection un regard critique sur cette expérience passée, il insiste généralement sur deux points, selon lui, essentiels : d’abord, l’authenticité (asâla), le caractère originel de cette muqâwama sha’biyya ; ensuite, l’idée très wébérienne que, avec la Résis­ tance populaire, on est véritablement passé d’un stade charismatique, celui de ’Alî, à un stade d’organisation. Nous le citons : « Aujourd’hui, on est organisé. Je peux quitter le quartier au pire moment, les shabâb tiennent le coup. Du temps de ’Alî, ce n’était pas possible. Il était tout. » Modestie de Khalîl, qui sous-­estime la réalité de son propre charisme, ou illusion quant au niveau d’organisation effectif du mouvement ? Les deux interprétations sont bien sûr recevables. Concernant le côté « organisation », la Résistance populaire compte environ 300  fusils kalachnikov, « distribués au compte-­gouttes par le Fath », si l’on en croit Khalîl, au moment où nous entreprenons ce travail, soit en été 1981. Ce qui correspond à un effectif d’un demi-­millier de combattants. Lesquels n’étaient en fait que 150 quelques mois auparavant, c’est-­à-­dire avant les affrontements d’août  1981 qui érigent la muqâwama en fer de lance de la lutte contre la présence syrienne. Cette élasticité des effectifs rend déjà toute relative la perception du mouvement, par Khalîl, comme une organisation bien structurée. Au sommet de la pyramide, réglée selon le principe – alors encore hautement revendiqué  – du « centralisme démocratique », une dizaine de shabâb assurent les fonctions d’encadrement, d’intendance, de commandement militaire… Début septembre 1981, alors que les combats font rage, ils dirigent les opérations à partir d’un club de jeunes transformé en quartier général. Un local de béton brut, juste au-­dessus du sordide, une table de ping-­pong au milieu de la grande salle, laquelle donne sur une petite chambre aveugle, avec un sommier éventré et du mobilier métallique très dégradé… L’air conditionné branché en permanence. Assis à son bureau, Bilâl, le numéro deux de la muqâwama, suspendu au téléphone jour et nuit, reçoit des informations sur le déroulement des combats, donne des ordres, calme les esprits, prend contact avec le commandement syrien, les notables de la ville… convient d’un cessez-­le-­feu, jure que ses ­hommes ne sont pour rien dans la violation du précédent. Dans cette tabagie qui respire l’héroïsme des grands moments, les combattants entrent et sortent, enharnachés de leur attirail guerrier. C’est pour eux la pause entre deux montées au créneau. Les habitants du quartier, jeunes et vieux, viennent aussi aux nouvelles. Ils ­soutiennent le moral des combattants et, à l’occasion, y vont de leur analyse politique. Manifestement, les shabâb entretiennent les ­meilleures relations avec la population du quartier. On serait presque tenté de parler de symbiose.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          267 Et le fait est remarquable pour un observateur venu de Beyrouth et habitué à un certain rejet exprimé par la population à l’encontre des diverses milices de quartiers qui côtoient sa quotidienneté. Toute la conversation tourne autour du dernier tract (bayân) du Mouvement national libanais, qui, prenant fait et cause pour la Syrie au nom de l’« alliance stratégique » contre Camp David, renvoie sans ménagement les shabâb de Bâb-­Tebbâné à leur condition historique de za’rân, une étiquette péjorative sur laquelle on ne reviendra pas. Bilâl et ’Azîz déploient tous leurs talents de dialecticiens pour tempérer la fureur des shabâb, qui, pour montrer qu’ils ne sont pas des za’rân, des « mauvais garçons », seraient prêts… à tout casser. « Apporter la preuve que l’on est majeur » : tout au long de la journée, et de la nuit suivante, Bilâl insiste sur ce point qui lui semble fondamental. Et d’ajouter : « Ma ’rakatunâ tawîla » (« c’est une longue bataille que nous menons »), sur un ton de sentence qui cache mal une incertitude totale quant à savoir où elle conduit. Dernier point : Khalîl n’était pas là durant ces dures journées de septembre, mais retenu à Beyrouth par Y.  Arafat. Et, de fait, les shabâb « ont tenu »… Tout de même, l’atmosphère était à l’inquiétude. On ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours dans les ruelles du quartier. Cela pour le « charisme ». Bilâl a eu la tâche délicate de rassurer, tout en restant évasif sur les raisons de l’absence du za’îm, qui relèvent de la « haute politique ». Laquelle, il faut le remarquer, se noue et se dénoue toujours hors du quartier. Dans la conscience de Khalîl, la politique est entachée d’une connotation péjorative. Domaine du « marchandage » – il ne dit pas « dialogue »  – dont les partis traditionnels se sont fait une spécialité, mais pour laquelle les partis « révolutionnaires » n’ont rien à leur envier, eux dont toute la stratégie consiste chaque fois à choisir Kerensky contre Kornilov, elle est en contradiction absolue avec l’ethos de Bâb-Tebbâné. Au-­dessus de toute autre considération, Khalîl place son rapport avec le quartier. À l’autre bout de son échelle des valeurs, la « trahison » est la suprême ignominie. Et la peur de « trahir » règle en permanence sa conduite. Tel un héros de Jean Genet, analysé par Sartre, il sait que, « s’il trahit, c’est toute la Société qui devient Autre »1. 1.  J.-­P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 65. Poursuivons la citation : « Certes, elle s’est constituée [la Société] à l’origine contre un ennemi, contre un Autre [autre confession, autre pays, autre classe] et elle sait qu’aux yeux de cet Autre elle est l’Ennemie, le Mal ; mais elle n’en a cure, car il est dehors. Le jugement de cet adversaire extérieur lui est utile au contraire, il la cimente, il soutient son unité interne par une cohésion extérieure ; ce qu’elle est pour l’Autre c’est son corps, ce qu’elle est pour elle-­même c’est son âme. Mais qu’elle soupçonne un traître en son sein, tout change : le regard de l’Autre, brusquement transporté au-­dedans de son âme,

268          La genèse urbaine du politique D’où le dilemme, énoncé en sous-­titre, entre identité et politique. Déjà pressenti par ’Alî, comme on l’a vu, il tourne à l’obsession chez Khalîl, et pourrait être ainsi mis en équation : « Comment gagner Tripoli sans perdre Bâb-­Tebbâné ? » Sinon gagner Tripoli, projet inaccessible compte tenu de la barrière symbolique que constitue le fleuve Abou ’Alî, du moins sortir de Bâb­Tebbâné, ne pas s’y laisser enfermer par les manœuvres des autres forces politiques et militaires présentes sur le terrain, qui se retrouvent en parfait accord sur ce point particulier de leurs stratégies respectives. Sans doute, le quartier entend aussi remplir ce rôle qui, on l’a vu, lui échoit par héritage de cœur politique de la cité, cœur du politique et non de la politique pour que soit levée toute ambiguïté. Mais, bien plus encore, il y va de la survie de la ’asabiyya. En bon stratège, inspiré par l’expérience du Prophète (sourate les Factions), Khalîl sait que la défense de Tebbâné ne se joue pas seulement à l’intérieur du triangle Souk al-­Khodra mais bien au-­delà, au sein du système politique arabe global, auquel il s’est intégré à la faveur des circonstances – présence de l’armée syrienne à Tripoli – et de son alliance privilégiée avec la Résistance palestinienne. Sur cet échiquier régional, une ’asabiyya isolée est une pièce menacée de liquidation. Au fond, la politique est un mal nécessaire. Mais tout le problème, pour les shabâb, est de savoir où finit la politique –  autrement dit, la concession tactique qui n’engage à rien quant au fond (l’identité) – et où commence la trahison, l’acte qui leur fait « franchir le pas », opérer dans le mouvement ce que Khalîl appelle une « transformation de nature » (naqla naw’iyya)… « Toute la Société qui devient Autre. » L’épisode de septembre 1981 fournit encore la meilleure illustration de ce dilemme déchirant, d’une telle acuité qu’il se vit dans les moindres détails – ou que l’on pourrait juger tels – de la pratique politique. Sortir de Tebbâné ? Dans ce tract, la Résistance populaire annonce clairement son intention de « relever le gant », dans ce climat de « terreur » et de « répression » (sic) imposé par les troupes syriennes à Tripoli : « […] Aux dirigeants syriens nous disons : la terreur et la répression n’ont jamais constitué une politique arabe unitaire, contrairement à ce que vous prétendez, mais reviennent à écarter sinon asservir le peuple, fondement même de l’unité. Ce n’est pas ainsi que se forment les nations. Une nation d’esclaves ne sera jamais que l’esclave des nations. À nos frères du Mouvement national (libanais), nous réaffirmons clairement depuis cette ville fière et résistante : vos analyses faciles sur le thème d’un la pétrifie ; l’âme devient corps, le dehors pénètre l’intérieur, le plus intime devient public, la subjectivité se change en objet. » C’est la fin du wahm, de l’illusion, et donc de la ’asabiyya.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          269 conflit syro-­palestinien, ou d’affrontements entre la Force arabe de dissuasion et une bande d’agents stipendiés, sans aucune allusion à ce qui se passe réellement sinon par le fait d’une rare témérité, conduit la ville à plus de dégâts et plus de destructions. S’il existait effectivement un conflit syro-­palestinien, ce serait celui de la vérité contre le mensonge, et nous serions aux côtés du peuple palestinien opprimé […]. Nous vous rappelons que nous sommes les fils de Tripoli, parmi les plus pauvres, et non une bande de za’rân, comme certains aiment nous appeler. Ceux qui connaissent les postes avancés de la bataille contre Israël et ses agents nous connaissent, pour sûr. Nous sommes issus de ce peuple opprimé, lui-­même partie de cette nation arabe et islamique qui restera toujours – si Dieu le veut – debout et fière, dût le feu de la terre s’abattre sur elle. Quant à la thèse qui veut que le conflit soit d’ordre confessionnel, le fait que des dizaines de jeunes alaouites portent les armes à nos côtés contre les oppresseurs suffirait à la récuser, de même que les appels du chef martyr ’Alî ’Akkâwî en 1969-­1970, pour la défense des alaouites opprimés dans la plaine du ’Akkâr et au sérail de Halba. Nous sommes avec tous les opprimés, à quelque confession qu’ils appartiennent. Nous disons enfin aux membres de la commission de sécurité qu’il est encore temps de remédier aux erreurs, en tenant compte de l’intérêt de ce peuple et de cette ville. Sinon, nous serons en droit de défendre notre honneur et celui des déshérités, nous n’aurons alors d’autre choix que de prendre les armes […]. »

« Tant de menaces pèsent sur la cité ! »1 Tri-­polis « joue » son combat sur un mode cathartique. Le cadre est planté, et explicitement énoncés les acteurs en lice : « Nous ne sommes pas des za’rân », il s’agit d’une lutte menée par le petit peuple (mustad’afûn) de Tripoli pour l’honneur de sa ville contre l’armée syrienne, et en aucun cas d’un conflit d’ordre confessionnel entre sunnites et alaouites. Il ne s’agit pas davantage d’une guerre par procuration entre Syriens et Palestiniens… mais, si c’était le cas, on serait bien entendu du côté de la Résistance ! Précisément, celle­ci n’est pas prête à engager ses forces dans la bataille. Ses initiatives diplomatiques en direction de l’Europe, tout comme la bataille qu’elle vient de mener en juillet contre l’armée israélienne au Sud-­Liban – première du genre à opposer directement et exclusivement Israël aux Palestiniens  –, ont profondément irrité les dirigeants syriens, qui, du même coup, se sont sentis exclus de l’échiquier régional. Notre premier séjour à Bâb-­Tebbâné, début septembre  1981 donc, se situe très exactement au moment de la « réponse » syrienne à cette double initiative palestinienne, diplomatique et militaire. Y. Arafat joue une partie serrée. Sur le terrain libanais, sa marge de manœuvre est devenue singulièrement étroite. Il cherche donc à temporiser et, dans ce but, il doit très vite donner des gages aux Syriens. Khalîl ’Akkâwî est 1.  H. Lefebvre, La Révolution urbaine, op. cit., p. 143.

270          La genèse urbaine du politique un « morceau de choix », l’objet tout trouvé d’un possible marchandage, toujours dans la veine d’une tragédie grecque. D’où l’absence du za’îm pendant les combats… « convoqué » à Beyrouth par le chef de la Résistance palestinienne. Comment matérialiser l’opération ? Il est « simplement » demandé aux shabâb de tirer un nouveau tract, un bayân, dans lequel ils condamneraient Camp David et ses agents de même que les attentats à la voiture piégée qui, durant l’été, ont visé le commandement de la Résistance, à Beyrouth et à Saïda. Outre quelques concessions dites de « sécurité », jugées inacceptables et de pure provocation par les intéressés : rondes de la Force arabe de dissuasion (armée syrienne) aux alentours du quartier, avec deux points d’appui au cœur même du sanctuaire, savoir la mosquée Harba et une école voisine. Pour se montrer tout à fait persuasif, Y. Arafat menace d’envoyer à Tripoli la brigade « Karamé », commandée par Abou  Hajem. Mais, avant d’en arriver à cette extrémité, Mounzer, qui est dans le camp palestinien de Beddâwî le responsable en titre des relations avec les jamâ’at tripolitaines, veut essayer de trouver une issue honorable pour Tebbâné. Il « convoque » donc les shabâb, de son côté, à Beddâwî. On discute du texte éventuel du bayân, mot après mot, avec un art consommé de l’allusion et du saupoudrage des formules obligées. En vieux professionnel de la « révolution arabe », Mounzer propose d’ajouter, après lecture d’un premier texte, deux lignes sur l’« alliance stratégique tripartite » : Syrie, Résistance palestinienne et Mouvement national libanais. Les shabâb fulminent. En aparté, la centrale palestinienne est par eux gratifiée de tous les noms d’oiseaux. L’atmosphère est plutôt lourde, et les portraits des martyrs de la muqâwama sha’biyya, placardés dans les ruelles du camp, ne semblent là que pour donner le change. Durant toute une semaine, la question du bayân a alimenté, nuit après jour, les discussions politiques des shabâb. Fallait-­il ou non signer ? Khalîl, de retour de Beyrouth, et Bilâl penchaient pour le refus : la bataille était de toute manière inévitable, et ce tract allait leur faire perdre toute crédibilité, toute possibilité d’action dans le futur… Il fallait garder la tête haute ! Autre argument en leur faveur, dont la trivialité n’exclut pas la pertinence : le fait de signer ne serait-­il pas interprété par l’adversaire comme un aveu de faiblesse dans les circonstances actuelles, et donc ne reviendrait-­il pas à précipiter l’issue redoutée d’une « liquidation » de Tebbâné ? De son côté, Hâj plaidait pour la signature, comme un moyen de gagner du temps, exactement le temps de dépasser cette alliance de circonstance entre la Syrie et la Résistance palestinienne. Finalement, la question du bayân a disparu de la scène telle qu’elle avait surgi, comme chaque fois boutée par les données changeantes de la situation, par une

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          271 nouvelle donne. Pour les shabâb, un nouveau dilemme… Chaos de cette quotidienneté du politique, ennui aussi, si l’on ose dire, car elle n’accouche d’une nouvelle réalité qu’après de longues et dramatiques hésitations de l’histoire.

Le Tawhîd : Dieu dans la ville

Au fil des mois, Bâb-Tebbâné acquiert aux yeux des dirigeants de Damas un statut de « bouc émissaire », du moins si l’on en croit Khalîl : « Il suffit que l’un des leurs soit malmené en Argentine pour que, le lendemain, on reçoive une pluie d’obus sur le quartier ! » Tout absorbé par ses batailles successives contre l’armée syrienne et la « colline d’en face », notre za’îm en oublie de se définir par rapport au retour d’un autre acteur sur la scène de la cité, savoir l’État libanais. On ne reviendra pas sur la fitra, sur cette « disposition naturelle » que nourrissent les Tripolitains à l’égard de ce dernier, et qui – on l’a vu en introduction  – incline plutôt à la méfiance. Émergeant d’abord (1978-­1982) comme une « métaphore » dans le discours unanimiste d’une population excédée qui, d’une manière ou d’une autre, voudrait « en finir », l’« État » est alors rejeté par Khalîl d’un revers de main théorique, et mis sur le compte de « la montée des sentiments réactionnaires ». En été 1982, l’invasion israélienne du Liban vient, dans ses multiples retombées, bouleverser les données du problème. L’État n’est plus une abstraction, mais s’incarne dans la stratégie de certaines jamâ’at tripolitaines – elles-­mêmes en lutte contre l’armée syrienne et Baal-Mohsen – qui cherchent à regrouper derrière elles tous les courants de l’opinion dans la ville, en faveur de la libération « nationale » et du retour du « grand absent ». Cette situation nouvelle culmine dans l’embrasement des journées de décembre 1982-­janvier 1983, que, pour sa part, Khalîl vit comme une partie de dupes. Nous le retrouvons dans les premiers jours de janvier, terré dans les sous-­sols de Bâb-­Tebbâné sous un déluge de feu, perdu entre sa lutte contre les Syriens – par « habitude » – et son antiétatisme – par « atavisme » –, ne sachant plus dans quelle direction faire donner ses batteries. Harcelé par les journalistes libanais et étrangers, pressé de prendre parti dans la bataille qui se joue, il « tient bon » sur le front de l’identité de Bâb-Tebbâné, qu’il refuse obstinément d’associer au « complot » des fourriers de l’État. Il a alors cette phrase, dont on n’a pu mesurer l’importance que par la suite, mais qui résonnait déjà comme un nouveau programme d’action : « Nous

272          La genèse urbaine du politique combattons pour notre survie, les forces qui nous poussent à choisir l’État se trompent, nous avons choisi l’islam. » Exit la Résistance populaire. On a vu que, quelques jours plus tôt, elle se fondait dans le Mouvement d’unification islamique (Tawhîd), avec deux autres groupes politiques de Tripoli : le Mouvement du Liban arabe de ’Ismat Mrâd et les Jund Allah (« Soldats de Dieu ») de Kan’ân Nâjî, principale force militaire dans le Tawhîd, avec les shabâb de Bâb-Tebbâné. Manifestement, son appareil mythologique, sur thèmes de révolution arabe et de défense des opprimés, ne pouvait plus assurer au quartier un rempart assez solide pour lui donner de rester lui-­même. En d’autres termes, le refus de l’État, composante fondamentale de la personnalité de Bâb-­Tebbâné, doit désormais se décliner sur un mode beaucoup plus radical1. Et l’islam, de ce point de vue, à la fois héritage de civilisation et système monolithique de pensée, s’offre de toute évidence comme la voie la plus sûre à l’affirmation d’une différence. Avec la moitié sud du pays occupée par Israël, avec une force dite « multinationale » – en fait occidentale – stationnée à Beyrouth et appuyée au large par la plus impressionnante armada jamais réunie depuis la Seconde Guerre mondiale, on conçoit qu’à Tripoli l’« émir » du mouvement Tawhîd, Cheikh Sa’îd Sha’bân, n’éprouve aucune difficulté, dans sa Khutba (sermon) du vendredi à la mosquée Tawbâ, à exalter l’opinion sur le leitmotiv toujours performant de l’État comme allogène (dakhîl) à l’ordre islamique, « invention » de l’Occident. Non seulement l’État libanais, et l’on a vu en introduction pour quelles raisons particulières, mais aussi l’État dans l’absolu, en tant qu’« idée » omnipotente chez les partisans hégéliens d’un panlogicisme historique. « Ils veulent ramener l’islam à la pratique individuelle d’un culte, un slogan à fredonner parmi tant d’autres qui appellent à nous écarter de nos frères en religion, pour devenir de bons citoyens, dans une patrie qu’il faut aimer d’un amour érigé en nouvelle foi2, sous l’égide d’un État injuste et vindicatif. […] Ainsi les musulmans auront-­ils renié leur rôle de missionnaires [de l’universel], leurs engagements envers la prédication et la guerre sainte. » 1.  Si, sur le plan de la « montée » de l’islam, l’invasion israélienne du Liban peut être effectivement assimilée au coup de pied dans la fourmilière, en réalité, la « conversion » de Bâb-Tebbâné ne s’est pas opérée d’un jour à l’autre, d’une manière aussi brutale. Elle est le fruit d’une maturation de près de deux années. Khalîl nous explique : « Au début, je suis retourné à la mosquée par tactique politique. Et puis la foi est venue. » Quant aux shabâb : « On est passé du marxisme à l’islam en suivant Khalîl. » 2.  Hubb al-­watan min al-­’îmân : « L’amour de la patrie est un acte de foi. » Dans son journal – Nafîr Sûriyya (« Le Clairon de la Syrie ») – qui paraît au plus fort des événements de 1860, B. Boustânî reprend en frontispice cette maxime, en la présentant comme un dit du Prophète.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          273 Dans cette Khutba prononcée pour l’anniversaire (mawled) du Prophète (27 décembre 1982) – et reprise dans un opuscule au titre significatif, construit sur un jeu de mots en arabe : sharî’atunâ hiyya shar’iyyatunâ (« notre sharî’a [la Loi islamique] est notre légalité »)  –, Cheikh Sa’îd Sha’bân taille en pièces la formule séculariste : Al-­dîn lillah wal-­watan lil-­jamî’ (« la religion pour Dieu, la patrie pour tous »), des Boutros Boustânî, Adîb Ishâq et autres penseurs de la Nahda (la « Renaissance » arabe), sur laquelle se fondent depuis plus d’un siècle tous les programmes de modernisation politique appliqués aux sociétés plurales du Machreq, que ceux-­ci soient projetés dans un cadre ottoman, arabe ou plus étroitement syrien et libanais. Sa position est simple, bien représentative du courant islamiste sunnite dans la région : la formule séculariste, qui voudrait régler ingénieusement la question des particularismes par une réduction des contraires dans le tout, reste courte pour ce qui est du contenu spirituel de ce tout. De quelle pesanteur ontologique peut donc se prévaloir cette « nation », ainsi conçue comme l’aboutissement de concessions réciproques sur l’identité ? Un point zéro d’identification en quelque sorte, qui par ailleurs la rend particulièrement vulnérable à l’occidentalisation. Face à cet objet dérisoire – l’État, la nation, l’État-­nation… religion des Temps modernes –, ­l’islam, comme un héritage de civilisation vieux de quatorze siècles, situe le croyant directement dans l’universel, et donc sur un pied d’égalité avec l’Autre, l’Occident précisément. Identité et politique. Le problème de la « modernisation » est ainsi posé, comme devant se ramener à ce dilemme, tel que le vit Khalîl à Bâb-­Tebbâné, mais projeté là à un niveau plus élevé, entre une « nation sans qualités », par allusion au titre d’un roman connu, et la défense de l’identité contre l’Occident, dépositaire en titre du modèle de construction politique. Depuis Al-­Afghânî, le célèbre réformiste musulman de la Nahda, chez qui cette contradiction est formulée en des termes semblables, jusqu’à Khomeyni, en passant par Ben Bella, c’est toujours cette même idée que l’Occident « nous » domine à travers ses/nos insti­ tutions1. L’islam donc, à Tripoli, pour redonner un coup de fouet à l’utopie. Attaquant l’État sur son propre terrain qui est celui de la « légalité » (shar’iyya), Cheikh Sha’bân ne fait pas de quartier : « De toute manière, les vraies revendications des musulmans sont en dehors de la légalité ! » (Khutba du 21  janvier 1983 ; sur cassette). Pour lui, l’islam ne s’arrête 1.  Cf., sur ce sujet, l’excellente analyse d’un intellectuel syrien, peu suspect de complaisance envers le mouvement islamique, B.  Ghalioun, La Question confessionnelle et le Problème des minorités (en arabe), Beyrouth, 1979.

274          La genèse urbaine du politique pas au seuil de la mosquée (ibid.). Pas davantage, il ne saurait se laisser enfermer dans une tribu, une confession, une nation. « Notre religion est universelle. Nous sommes les ennemis du Kufr [impiété] dans tous les peuples et toutes les nations… La seule citoyenneté légitime est celle du haqq [le droit, par extension la religion et Dieu lui-­même] » (ibid.) Et Cheikh Sha’bân d’ajouter : « Sinon, en quoi le musulman serait-­il différent des autres peuples ? » (ibid.) L’« émir » du Tawhîd distingue dans l’islam deux grands axes de pensée (entretien personnel, mai 1983), deux « conceptions du monde », dirions-­nous. Le premier axe, qu’il qualifie de tabaqî, s’arrête à tous les « détails » de l’analyse, toutes les « strates », les « classes » (tabaqât) que peuvent être le Liban, la nation quelle qu’elle soit, l’État, la confession, l’ethnie, la couleur de la peau, etc. L’autre axe, bien entendu le sien et le seul qui corresponde à l’enseignement du Prophète, est shumûlî, c’est­à-­dire totalisant. Ainsi, dans l’islam de Cheikh  Sha’bân, n’est-­il admis aucun intermédiaire entre l’homme et Dieu. L’individu est partie d’une seule et même « société humaine » (au sens d’« humanité » : mujtama’ basharî wâhed1), très exactement ce que L. Dumont appelle, d’un terme emprunté aux scolastiques, l’universitas, soit le corps social comme une unité organique dans laquelle « chaque homme est un tout vivant, un individu privé en relation directe avec son créateur et modèle »2, l’universitas étant donc opposée à la societas, pour laquelle l’idée d’association est évidemment centrale. D’un univers culturel à l’autre, on retrouve une démarche commune à tous les fondamentalismes : dans le christianisme, partant de même d’une révolte contre la légitimation de l’ordre mondain, elle consiste à en appeler à saint Augustin contre Aristote, l’« organique » contre le « collectif », c’est-­à-­dire à privilégier ce que Thomas d’Aquin appelle les « substances premières » (les êtres particuliers, comme Pierre et Paul) sur les « substances secondes » (le genre, l’espèce, les catégories et classes d’êtres, les tabaqât de Cheikh Sha’bân). Mais alors qu’en Occident, sous l’influence du droit naturel et de l’individualisme moderne –  lui-­même inspiré de l’individualisme chrétien et stoïcien  –, on pense le plus souvent universitas lorsqu’on dit société3, savoir « contrat » passé entre individus considérés comme premiers par rapport aux groupes qu’ils constituent, dans l’islam de Cheikh Sha’bân, qu’il faut replacer dans un contexte d’intense mobi1.  Al-­Shirâ’ (hebdomadaire libanais), 62, 23 mai 1983, p. 17. 2.  Dans un article remarqué sur la genèse de l’individualisme, « La conception moderne de l’individu », Esprit, février 1978, p. 20. 3.  Ibid., p. 29-­30.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          275 lisation communautaire, le groupe (Gemeinschaft), sinon la société, est évidemment premier à chacun de ses membres particuliers, nonobstant toutes les circonlocutions sur l’« homme » –  alinsân  – comme l’alpha et l’oméga du discours. Toujours dans cette perspective « totalisante », Cheikh  Sha’bân refuse catégoriquement de présenter le mouvement Tawhîd comme un parti (hizb). Nous le citons1 : « Le mouvement, c’est l’islam. Connaissez­vous des limites à l’islam ? L’islam est une prédication (da’wa) destinée à tout le monde. Nous prêchons le tawhîd [unification], et le tawhîd [ambiguïté du mot : ici, unicité de Dieu] est la foi des musulmans. Unité de Dieu, unité du rang, union des croyants. Ainsi le Tawhîd n’est-­il pas un parti, c’est une da’wa. » Mutatis mutandis, L.  Dumont analyse la position d’un Guillaume d’Occam, pour lequel il n’y a pas de « substances secondes ». « Dans sa polémique contre le pape, [le grand scolastique franciscain de la première moitié du xive siècle] va jusqu’à nier qu’il existe réellement quelque chose comme “l’ordre franciscain” : il y a seulement des moines franciscains dispersés à travers l’Europe. »2 Ce que Cheikh Sa’îd se refuse à lui-­même, pourquoi l’accepterait­il des autres ? L’éradication des partis politiques, présentée comme une mesure de « purification » (tathîr)3 de la cité, est certainement dès l’origine la pierre angulaire de son programme islamique. Dans l’application de celui-­ci, notre Torquemada ne s’embarrasse pas de demi­mesures : à la suite d’une opération militaire rondement menée (fin août 1983), les officines politiques de Tripoli, comme le Mouvement du 24 octobre de Farouq al-­Moqaddem ou le Baas pro-­iraqien de ’Abdel­Majîd al-­Râfi’î, doivent fermer leurs portes. Dans le quartier résidentiel d’Al-­Mînâ, 28  militants communistes sont assassinés à leur domicile (mi-­octobre  1983), sur l’allégation que le sang des athées (­kuffâr) est « licite » (dammon halâl) au regard de la Loi islamique. Depuis, il n’est pas un discours de Cheikh  Sa’îd qui ne rappelle la liquidation des partis comme la plus insigne contribution du Tawhîd à la félicité de Tripoli. L’argumentation ne varie guère, qui tourne autour de la nature allogène des « partis » dans le monde arabe et islamique – autre « invention » de l’Occident – et des méfaits du pluralisme en général. Nous le citons : « Les apports du colonialisme commencent à s’estomper. Ainsi les partis, [unanimement] rejetés, ont-­ils perdu toute possibilité de demeurer dans notre pays. 1.  Al-­Shirâ’, op. cit., p. 18. 2.  Art. cit., p. 21. 3.  Al-­Safîr (quotidien libanais en langue arabe), 23 juin 1984.

276          La genèse urbaine du politique Car l’islam est venu, et avec l’islam ne doit rester en place aucune philosophie… » (Al-­Safîr, 5 juin 19841). « L’islam nous enseigne que, dans une nation unie, le dernier mot revient au pasteur et non au troupeau, parce que la déchéance accompagne toujours la pluralité des opinions […]. Les partis se sont constitués dans notre pays avec l’arrivée du colonialisme, qui visait à faire éclater l’unité de notre nation […]. Nous ne sommes ni un parti ni une religion nouvelle. Nous sommes musulmans, notre religion est l’islam, notre parti les musulmans » (Al-­Safir, 23 juin 1984).

Pour sa part, Khalîl ’Akkâwî s’associe pleinement à cette perception négativiste du politique. Sa conviction qu’en islam il n’est prévu aucune place pour les partis est même renforcée par les réminiscences d’une analyse marxiste, élaborée à partir de l’exemple du « quartier » : « Il n’y a pas de classes dans Bâb-­Tebbâné… alors, des partis pour exprimer quoi ? » En revanche, il ne peut suivre Cheikh Sha’bân sur les moyens qu’il utilise pour l’aboutissement de son programme. Et le drame d’Al­Mînâ entre assurément pour une large part dans le retrait de Khalîl du Tawhîd. Où situer la ville dans ce nouveau discours qui s’impose à Tripoli par la force des armes ou la force des choses ? Si l’on s’en tient à la logique propre de celui-­ci, nulle part. La ville est encore une tabaqa, une « substance seconde » ; et entre Dieu et la communauté, elle n’a pas plus d’existence légale que l’État ou la nation. Cela nous fut un jour vertement rappelé par Cheikh  Sa’îd lui-­même, lors d’un entretien personnel (mai 1983). En réponse à une question que nous lui posions sur un point quelconque ayant trait à l’« honneur de Tripoli » (karâmat Trablos) – une formule que, pour notre part, tout empreint du discours de Bâb­Tebbâné, nous déclinions à toutes les formes depuis près de deux ans –, il nous rembarra, de quelques versets coraniques bien administrés et destinés à nous faire saisir le caractère inacceptable d’une telle formule qu’il fallait convertir une fois pour toutes en karâmat al-­insân (« l’honneur de l’homme »). Du même coup, c’est non seulement la mythologie de Tebbâné qui, pour nous, était brutalement remise en cause, mais aussi, d’une certaine manière, les conclusions unanimes de nos maîtres orientalistes sur l’islam comme religion « citadine ». Il en va sans doute de l’islam comme de toutes les civilisations : dans l’imaginaire collectif, la ville est tout à la fois « Babylone », lieu de 1.  Cette déclaration a suscité quelques réactions outrées dans les colonnes du quotidien sous la plume d’intellectuels beyrouthins, lesquels ont mis en avant, dans leurs réponses, l’évidence de la « modernisation » et de l’« ouverture » des communautés islamiques au Liban.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          277 perdition, et « Jérusalem », terre d’élection1. Mais de fait, oubliant le jugement sévère porté par Ibn Khaldoun sur la vie citadine, les auteurs occidentaux ont surtout mis l’accent sur le deuxième « visage » de la ville arabe. En cela, ils ont puisé leur interprétation directement aux sources du message coranique. Ainsi, W.  Marçais, dans un article intitulé « L’islamisme et la vie urbaine2 », écrit en  1926 : « Dans l’éthique sociale de l’islam, renoncer au nomadisme et se faire citadin est un acte particulièrement recommandable. Il porte le nom de hijra, “hégire”, qui, comme chacun sait, désigne également l’émigration à Médine du Prophète Mohammed et de ses adeptes mecquois. » Plus récemment, la révolution iranienne – judicieusement mise en parallèle dans certaines analyses avec l’explosion démographique d’une ville comme Téhéran3 – de même que la percée spectaculaire du mouvement islamique dans nombre de villes du Machreq4 (Hama, Alep, Tripoli précisément) ont évidemment donné un regain d’intérêt à cette perception de la cité comme lieu de prédilection où sont réunies toutes les conditions de la piété, comme gardienne de l’islam, religion et identité. Sans existence « reconnue », la ville apparaît cependant dans le discours de Cheikh Sha’bân, le plus souvent sur un mode allégorique, assimilée à Yathrib, la Médine du Prophète, la ville par excellence. Ainsi dans cette Khutba prononcée en été 1982, alors que, quelques kilomètres plus au sud, Beyrouth-­Ouest subit les assauts répétés de l’armée israélienne. Tripoli s’interroge sur les prochains développements de la situation et la conduite à adopter en conséquence : le Blitzkrieg israélien, le retour en force attendu de la légalité libanaise sur tout le territoire national… Cheikh Sa’îd enflamme son auditoire en le transportant quatorze siècles en arrière, dans une situation identique à laquelle le Prophète lui-­même s’est trouvé confronté : la bataille de Ohod, aux portes de Médine, 1.  Cf. M. Maffesoli, J. Freund et alii, Espaces et Imaginaires, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1979, p. 25. 2.  Dans le recueil Articles et Conférences, Paris, Maisonneuve, 1961 (Institut d’études orientales d’Alger), p. 63. 3.  Cf. Peuples méditerranéens, 11, avril-­juin 1980 : F. Khosrokhavar, « Hassan K., paysan dépaysanné, parle de la révolution iranienne », p. 24. Parmi les réflexions de ce dernier concernant précisément la hijra vers la ville – ce qu’il appelle le « grand milieu » –, on peut citer : « Sache que, pour avoir une pensée juste, il faut vivre dès sa jeunesse dans un grand milieu. La prière collective a 100 fois plus de mérite que celle qui est pratiquée individuellement, c’est les ulémas de l’islam qui le disent et c’est une prescription du Coran... » Néanmoins, les lignes suivantes relativisent quelque peu cette analyse. L’avantage du « grand milieu » revient, en définitive, à ce qu’il donne au croyant le choix : « Si tu veux aller au paradis, va dans un grand milieu, et si tu veux brûler au feu de l’enfer, va encore dans un grand milieu. Dans les deux cas, c’est toi-­même qui en décides... » 4.  Cf. G. Michaud, art. cit., p. 22-­25 (dans ce recueil, article no 1 [N.D.E]).

278          La genèse urbaine du politique contre Abou Sofyân et ses 3 000 guerriers Qoraysh. La sourate 33 – les Coalisés1  – du Coran rapporte les hésitations des Médinois quant à la manière de faire front : défendre la ville à l’intérieur, dans « les fortins que [constituent] les groupes de maisons appartenant à chaque clan »2, ou prendre l’initiative de la bataille en la portant à l’extérieur de la ville. Finalement, c’est cette dernière stratégie de défense de l’oasis qui est retenue par Muhammad. Mais, à mi-­chemin d’Ohod, quelque  300 « hypocrites » font défection et rejoignent leurs maisons. Aujourd’hui, l’« émir » du Tawhîd s’en prend violemment à tous ceux qui, dans la ville, recommandent de pactiser, émaillant sa philippique de versets coraniques, dans un style déclamatoire qui ne manque assurément pas d’allure. « “De même, quand un groupe d’entre eux dit : ’Gens de Yathrib ! Pas de résistance pour vous ! Retournez !’” [verset 13]. Ainsi demandaient-­ils à tous les ­hommes déterminés de fléchir, de déserter leurs positions sur la ligne de défense de la ville et de retourner à leurs maisons. Alors même qu’ils en étaient sortis sur ordre du Prophète pour combattre les agresseurs. Partie d’entre eux, cependant, demandait au Prophète la permission de se replier en disant : “Nos maisons sont à nu” [sans défense], “mais elles n’étaient pas à nu, ils ne voulaient que s’enfuir” [verset 13]. Ceci revient à fuir la bataille, et seuls les lâches peuvent le justifier. La meilleure façon de défendre ta maison est de défendre la ville que tu habites. Il est vain de résister chez toi lorsque l’ennemi est dans la place. Si tu ne défends pas toute la ville, le fortin de ta demeure ne te sera d’aucun secours. C’est pourquoi le combat doit être porté hors de la ville, afin que celle-­ci soit fermée et que l’ennemi ne puisse y entrer […]. Le plan des Hypocrites est de briser le périmètre de défense de la ville, pour que l’ennemi s’y infiltre : ainsi tomberont les quartiers, maison après maison, rue après rue. Tel est le plan sournois de l’ennemi pour abattre nos fortins de l’intérieur […]. “Si une percée avait été faite pour eux en certains points de la ville et qu’on leur eût ensuite demandé de renier leur foi, ils y auraient consenti sans tarder” [verset 14]3. »

On l’aura deviné : l’ambition de Cheikh Sha’bân dans cette Khutba n’est pas tant de donner une leçon de stratégie que de se poser en nouveau maître de la ville, contre « l’ennemi intérieur », alors même que le Tawhîd vient seulement d’être constitué. Ce dernier n’a-­t-­il pas pour programme de biffer les ’asabiyyât de Tripoli ? Il faut donc désormais « penser » la ville à travers l’islam, un nouvel espace au-­delà de nos ruelles et de nos quartiers, autrement dit dépasser la stratégie bornée 1.  Cf., à ce propos, la thèse de 3e  cycle, Paris, ephe, 1984, de Dalal Bizri  Bawab, Introduction à l’étude des mouvements islamistes sunnites au Liban, en particulier p. 246 sq. 2.  In M. Rodinson, Mahomet, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 210. 3.  La traduction du Coran est de Hamidullah, Paris, Club du livre, 1966 ; ou de Denise Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1967, selon les versets.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          279 des Médinois. Cheikh  Sha’bân use habilement de l’ambiguïté du mot al-­madîna, « la ville » mais aussi « Médine » donc, comme d’un effet de rhétorique auquel il nous a habitués. Ainsi ne sait-­on jamais dans son discours s’il est question de Muhammad à Médine ou de lui à Tripoli. À noter, à propos de cette assimilation entre la capitale de l’islam libanais et la ville du Prophète, qu’elle est une constante dans l’imaginaire de Tripoli. B.  Miqâtî nous rapporte ainsi que, dans la ferveur manifestée par la ville lors de l’accueil de Faysal, roi de Syrie avant l’entrée des troupes françaises à Damas (1918-­1920), le thème est là encore largement développé1. Portée par la vague islamique, alors qu’à la suite du terrible été 1982 Beyrouth-­Ouest est à présent « désarmée » et « humiliée » (tract Tawhîd du 5 janvier 1983), Tripoli se prend à rêver qu’elle incarne à elle seule toutes les aspirations de l’islam au Liban. Elle sera le dernier carré de la vraie foi. Position avancée dans la défense de l’islam contre une autre « vague », celle des nouveaux « croisés », la ville se projette désormais dans le cadre d’une cité-­État combattante. Avec, bien entendu, un hinterland, constitué par les régions du Danniyyé et du ’Akkâr, plus un prolongement vers la haute plaine de la Beqaa. Position avancée donc, d’un front que l’on situe généralement plus loin à l’est, sur la ligne de feu séparant les troupes de la Révolution islamique de celles du régime de Bagdad. L’utopie est à son paroxysme. Encore que ce mythe de la cité­État ne soit pas aussi étranger que l’on pourrait le croire au contexte régional et historique : sans remonter à l’Antiquité et aux comptoirs phéniciens, il n’est que de rappeler le plan Millerand – président du Conseil et ministre des Affaires étrangères – d’une « Confédération syrienne »2 qui, contre l’avis du général Gouraud, prévoyait en 1920, entre autres mesures, d’appliquer un « régime de municipe » aux « cinq grandes villes sunnites » que sont Alep, Hama, Homs, Tripoli et Damas, ainsi rendues à une certaine autonomie. Un « Conseil des notables », réunissant toutes les « grandes familles patriciennes », se serait vu confier dans chaque cité la conduite des affaires. Et, à propos de Tripoli précisément, Millerand pensait qu’elle était la ville toute désignée pour l’application de ce régime, car, « en tant que centre de l’islam sunnite, elle ne souhaitait pas être rattachée à un pays chrétien »3.

1.  B. Mîqâtî, Tripoli dans la première moitié..., op. cit., p. 157. 2.  Cf. W. Kawtharânî, Bilâd al-­Shâm, Beyrouth, 1980, en particulier p. 217-­222 : télégramme secret du président du Conseil Millerand au haut-­commissaire en date du 6 août 1920, intitulé : « Plan d’organisation du mandat français en Syrie ». 3.  Ibid., p. 220.

280          La genèse urbaine du politique Quittons le champ du discours. Sur le terrain, la ville resurgit de manière éclatante dans le fonctionnement du Tawhîd. Lequel apparaît bien là comme un mouvement, non plus au sens d’une organisation ayant sa structure propre, mais plutôt d’un courant sans aucune cohésion interne. Il se structure, autant qu’il est possible, suivant un réseau extérieur à lui-­même qui est précisément celui… de la ville. Le Tawhîd est ainsi dirigé par sept émirs, qui se partagent Tripoli conformément au découpage municipal par quartiers : Qobbé, Zahriyyé, Bâb-­Tebbâné, Al-­Mînâ, Tell, Bâb-Raml, Abou Samra. Au sommet de la hiérarchie, rappelons-­­le, Cheikh Sa’îd Sha’bân est l’émir suprême du mouvement. Entre parenthèses, par-­delà la ville, on retrouve clairement exprimée dans cette organisation l’importance du « quartier » –  sur laquelle on a largement insisté  – comme espace symbo­lique. Voire espace politique et économique : au sein de chaque circonscription, l’émir dispose d’une marge de manœuvre assez grande dans la « gestion » de son fief. Certains émirats sont d’un intérêt stratégique plus évident, il en est ainsi du port de Tripoli, tenu par Cheikh Hâshem al-­Aghâ, amîr al-­mînâ. Mais encore une fois, même calquée sur celle de la ville, il ne faut pas se méprendre sur le niveau d’organisation du mouvement. Khalîl ’Akkâwî nous l’avouait à la fin de l’année 1983 : « Le Mouvement d’unification n’est pas uni » (al-­tawhîd manno muwahhad). Les ’asabiyyât ont vite fait de reprendre le dessus –  si tant est qu’elles aient jamais reculé  – et de se liguer les unes contre les autres au sein même du Tawhîd. En janvier  1984, on l’a vu, Khalîl se retirait du Mouvement, suivi plus tard par Kan’ân Nâjî, chef des Jund Allah. En été  1984, le premier mettait en place des « Conseils des mosquées et des quartiers » (lijân al-­masâjed wal-­ahyâ’), le second des « Conseils islamiques » (al-­lijân al-­islâmiyya). Nouvelles dénominations destinées, aujourd’hui, à permettre aux shabâb de ces deux groupes de signer leurs propres tracts, autrement dit affirmer leur personnalité et leur propre « ligne » politique au sein du Tawhîd, un mouvement dont ils se sont retirés sans pour autant lui dénier toute légitimité. On y est sans y être. C’est que, du point de vue de Khalîl, il ne pouvait être question d’une résurrection officielle de la muqâwama sha’biyya, la « Résistance populaire », considérée comme un retour de la ’asabiyya, de surcroît sous une étiquette populiste largement dépassée. Le Tawhîd, non plus en tant que mouvement particulier mais comme symbole, idée-­force de légitimation, est désormais une donnée essentielle du politique dans la ville. L’idée, du reste, a largement débordé le cadre de son incarnation première, puisque, aujourd’hui, le mouvement Tawhîd est lui-­même partie d’un rassemblement plus large – la « rencontre islamique » (al-­liqâ’ al-­islâmî) – avec les deux groupes des lijân déjà évoqués, et les « groupes islamiques »

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          281 (al-­jamâ’ât al-­islâmiyya), organisation issue du mouvement historique des Frères musulmans (Fathî Yakan). Et dans ce climat d’exacerbation des contradictions que nous vivons actuellement, on voit mal comment il pourrait en être autrement. « Heureusement, il nous reste l’islam… », nous confiaient tout dernièrement les shabâb, au terme d’une analyse plutôt désabusée de la « situation » vue de Bâb-­Tebbâné, aux niveaux planétaire, régional et local. * *   * Ayant mis un point final sur le front de l’identité, peut-­on encore espérer en conclusion retrouver celui du politique ? L’espoir semble bien ténu si l’on en juge par ce qui a été écrit sur la campagne de « purification » de Cheikh Sha’bân, de même que sur la perception de Khalîl et des shabâb de la politique. Et malgré notre insistance à séparer dans l’acception de ce dernier concept le masculin du féminin, il faut bien se rendre au fait que la seconde est partie intégrante – et pour le moins significative – du premier. À la limite, on peut dire de Khalîl, selon la formule consacrée, qu’« il ne fait pas de politique ». Sans doute ne récuserait-­il pas cette interprétation. Et aujourd’hui, son repli dans le cadre organisationnel des comités de mosquées s’inscrit bien dans cette stratégie du refus. L’islam sunnite – fût-­il militant – est selon lui entaché d’un défaut majeur, celui d’une trop longue (quatorze siècles) accointance avec la politique et le pouvoir d’État. Khalîl préfère, quant à lui, adopter une position de réserve, en attendant qu’un islam « pur », à l’image de Bâb-Tebbâné en quelque sorte, vienne enfin s’imposer comme un mouvement large et irrésistible, balayant l’Umma dans sa totalité. Cette propension à l’utopie relevée dans le discours produit par le « quartier » est-­elle une donnée fondamentale de l’urbain, ou plutôt de l’islam sunnite en règle générale ? On retrouve là, en conclusion, une interrogation exprimée dans les premières lignes de l’introduction sur l’existence de la ville arabe et islamique. La cité est-­elle par essence le creuset de l’utopie ? Mutatis mutandis, H. Lefebvre conclut, à partir de son expérience occidentale, que « l’incompatibilité entre l’Étatique et l’urbain est radicale. L’Étatique ne peut qu’empêcher l’urbain de prendre forme »1. Mais on ne saurait s’étendre sur la rencontre fortuite de deux situations par ailleurs à l’opposé l’une de l’autre. Analysant la crise 1.  La Révolution urbaine, op. cit., p. 237.

282          La genèse urbaine du politique libanaise dans les premiers mois de son développement, Albert Hourani1 oppose en quelques pages bien pesées l’« idéologie de la ville » à celle de « la montagne » : un cadre institutionnel aux horizons aussi vastes que flous d’un côté, la construction nationale de l’autre. Mais sur cette nouvelle piste de l’analyse, au risque de décevoir quelques esprits pionniers, il pose d’emblée les jalons qui nous ramènent aux évidences concrètes, savoir que, dans la ville, il y a des sunnites et, dans la montagne, des maronites. Le prisme communautaire apparaît bien d’un rendement heuristique plus grand dans le champ de production des idéologies. Certes, on a vu qu’historiquement il y avait superposition des deux lignes de clivage entre ville et montagne, d’une part, et communautaire, d’autre part, entre sunnites et minorités confessionnelles. C’est grosso modo l’idéal type de la ville arabe. Mais on a vu aussi qu’avec le début de la « modernisation », et donc, précisément, depuis que se pose le problème de la construction nationale, la ville est « traversée » par les différentes communautés qui sont venues s’y installer. Lieu de contact donc, la ville est ainsi devenue, de préférence à la montagne, le lieu où se pense la construction nationale, au sens du « vivre ensemble ». A. Hourani montre bien du reste, à propos de l’« idéologie de la montagne », que ce projet de construction nationale qu’elle porte est, tout de même, conçu au départ autour du noyau maronite et en fonction de lui seul. Au fond, pour parler comme Khalîl, la « pureté » n’est pas une donnée fondamentale de l’espace mythologique urbain. On peut tout aussi bien penser le contraire, retrouver dans la ville le compromis à chaque pas et, dans la montagne, l’immaculé de la solidarité communautaire. L’utopie serait-­elle alors l’apanage d’une communauté particulière, citadine de fait, savoir l’islam sunnite ? On sait en effet que celui-­ci a bien du mal à se représenter, dans le cadre étriqué de la nouvelle réalité politique et institutionnelle construite sur les ruines de l’Empire ottoman, au lendemain de la Grande Guerre. Et qu’à l’inverse les autres confessions, toutes minoritaires dans le cadre islamique traditionnel développent à l’évidence une conscience plus nette de l’espace libanais. Cette opposition entre « majoritaires » – « dans la tête » bien sûr – et « minoritaires » reste une bonne clé de l’analyse. Cependant, avec la prolongation du conflit, certains courants radicaux parmi ces mêmes « minoritaires » en viennent à poser de nouveaux horizons symboliques pour leurs communautés respectives, qui dépassent largement le cadre libanais, voire l’ignorent totalement. Il en est ainsi d’une nouvelle élite dirigeante 1.  « Ideologies of the Mountain and the City », in R. Owen (ed.), Essays on the Crisis in Lebanon, Londres, Ithaca Press, 1976, p. 33-­41.

Le quartier de Bâb-­Tebbâné à Tripoli (Liban)          283 maronite –  directement issue du champ de bataille  – qui se présente elle-­même comme « radicale », au sens où elle entend « vivre pleinement son christianisme sans plus de compromission ». Dans ce discours, dont Khalîl semble étrangement partager la veine, il n’est plus question des chrétiens du Liban, mais d’une « chrétienté orientale », d’un espace symbolique à peine jalonné par les continents et les millénaires1. Dans la communauté chi’ite, de la même manière, un courant comme celui du Sayyid Mohammad Hussein Fadlallah se situe au seul niveau de l’Umma islamique, du moins dans la matérialité du discours. D’où son attrait pour les shabâb de Bâb-­Tebbâné. Comme Cheikh Sha’bân, les Hizbullah libanais perçoivent leur rôle dans un rapport direct avec l’universel. Il n’est que de se référer à leur emblème, qui, au portrait de l’imam, au kalachnikov obligé, associe un planisphère, réduit de moitié il est vrai. Ainsi l’utopie est-­elle aujourd’hui un courant qui traverse les communautés dans un ensemble parfait, celles-­ci devant nécessairement se définir per se, en fonction du dilemme évoqué entre l’identité (« vivre pleinement son christianisme », « son islam »…) et le politique (« vivre avec »…). On a vu que l’État moderne avait été fondé à l’origine sur un compromis, à un point zéro d’identification, intersection de toutes les lignes de partage entre les différentes communautés. Le moins que l’on puisse dire est que cette formule a été mise à rude épreuve tout au long de la décennie écoulée. Et il semble aujourd’hui que l’on soit parvenu de fait à un degré zéro du politique, assez bien rendu par cette profession de foi d’un qabadaye de Tripoli, pleine de désillusions sur les idéologies mobilisatrices des années passées : « [désormais] je me bats pour mon honneur, et mon existence sur cette terre » (karâmatî wa wujûdî ’ala-­l-­ard). Revanche donc de la communauté sur l’établissement, de la Verein sur l’Anstalt, pour reprendre les catégories wébériennes. Développement extrême des identifications communautaires, d’un côté, chaque groupe s’inventant un rôle rédempteur au niveau de l’humanité tout entière, et dévalorisation corrélative des rapports extérieurs de la communauté, de l’autre. Et cependant… Ce retour sur l’histoire de la ’asabiyya, Tebbâné nous pose tout de même un problème théorique, que nous soumettons au lecteur au moment de boucler ce travail, et quand bien même il remettrait en cause certains développements antérieurs. À Bâb-­Tebbâné, en définitive, on met en avant ses origines rurales quand le modèle Guevara est à l’ordre du jour, et sa « citadinité » quand il s’agit de se battre contre les voisins du Jabal. L’identité ne serait-­elle pas elle-­même éminemment politique ? À l’origine serait donc la ’asabiyya, laquelle construirait son 1.  Entretien personnel avec Samir  Gea’gea’, chef militaire des Forces libanaises, responsable de la région nord, juillet 1984.

284          La genèse urbaine du politique identité au gré des circonstances et des « ouvertures » politiques possi­ bles. Khalîl choisira toujours la « pureté », écrivions-­nous en introduc­ tion. Mais il ne cultive pas pour autant le goût du martyre. Durant ces trois années (1981-­1984), nous l’avons vu, au contraire, ­réussir ­plusieurs rétablissements périlleux pour sa communauté et apporter ainsi la preuve d’un sens politique poussé au génie. La politique étant ici entendue, on le rappelle, comme une règle du jeu entre les différentes ’asabiyyât, au sein du système politique arabe global. Bien sûr, il reste les grandes lignes définissant l’identité du groupe, le non­négociable, dirions-­nous. Le rapport à l’État en est une, sans doute la principale. Et nous laissons à ce propos le mot de la fin à Khalîl. À la suite de la nomination de Rashîd Karâmé à la présidence du Conseil (26 avril 1984), nous lui demandions s’il ne pensait pas que, d’une certaine manière, Tripoli était désormais « associée » à l’État, et ce qu’il en concluait quant à la position de sa jamâ’a. Sa réponse fut simple : pour lui, il n’y avait plus d’État depuis  1975, mais seulement une équation, la gestion administrative d’un rapport de forces. Et Khalîl d’ajouter : « Si seulement il y avait un État ! » (Yâ rayt fî dawla…). Car au moins lui donnerait-­­il de se définir par rapport à lui (et contre lui). Faut-­il voir, dans ce mot d’esprit, la preuve que l’identité n’est pas la donnée première de l’analyse1 ?

1.  Manuscrit remis le 19 octobre 1984.

Publications de Michel Seurat

Ouvrages Des hommes dans le soleil, traduction et présentation de trois nouvelles de Ghassan Kanafani, Paris, Sindbad, 1977, 202 pages. État et Secteur public industriel en Syrie, publications du cermoc, Beyrouth, 1979 (en collaboration avec Jean Hannoyer), 137 pages. Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1983 (en colla­boration avec Olivier Carré), 238 pages*, réédition sous les noms d’Olivier Carré et Michel Seurat, Paris, Éd. L’Harmattan, 2002. L’État de Barbarie, Paris, Éd. du Seuil, 1988. 1

Participation à des ouvrages collectifs « La Syrie : les populations, la société et l’État », in La Syrie d’aujourd’hui, sous la direction d’André Raymond, Paris, Éditions du cnrs, 1980, p. 87-140. « État et industrialisation dans l’Orient arabe (les fondements socio-historiques) », in Industrialisation et Changements sociaux dans l’Orient arabe, Beyrouth, cermoc, 1982, p. 27-67. « L’utopie islamiste au Moyen-Orient arabe et particulièrement en Égypte et en Syrie », in L’Islam et l’État dans le monde d’aujourd’hui, sous la direction ­d’Olivier Carré, Paris, puf, 1982, p. 20-29. « Le quartier de Bâb Tebbâné à Tripoli (Liban) : étude d’une ’asabiyya urbaine », in Mouvements communautaires et Espaces urbains au Machreq, Beyrouth, cermoc, 1985. « L’État de barbarie », Michel Seurat, Collection Esprit – Éd. Seuil, 1989, p. 321-322.

Articles « Vers un théâtre arabe “solidaire” », Peuples méditerranéens, 2, janvier 1978, p. 25-52*. « Le rôle de Lyon dans l’installation du mandat français en Syrie : intérêts économiques et culturels, luttes d’opinion (1915-1925) », Bulletin d’études orientales, XXXI, Institut français de Damas, 1979, p. 129-165. 1.

*  Sous un pseudonyme.

286          La genèse urbaine du politique « État et paysans en Syrie », Revue de géographie de Lyon, Actes d’une table ronde organisée sur ce thème par l’université de Lyon II, 1979, p. 257-270. « L’agitation confessionnelle en Syrie », Le Monde diplomatique, octo­bre 1979*. « La société syrienne contre son État », Le Monde diplomatique, avril 1980*. « Caste, confession et société en Syrie : Ibn Khaldoun au chevet du “progressisme” arabe », Peuples méditerranéens, 16, juillet-septembre 1981, p. 119-130*. « L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, critique de l’ouvrage de E. Said », Revue d’études palestiniennes, 1, Éd. de Minuit, automne 1981. « The Importance of Bodyguards », Merip Reports, 110, novembre-décembre 1982, p. 29-31*. « L’État de barbarie : Syrie, 1979-1982 », Esprit, novembre 1983, p. 16-30*. « Tripoli : le dernier bastion de Yasser Arafat », Maghreb-Machreq, 102, octobre-décembre 1983, p. 109-110*. « Terrorisme d’État, terrorisme contre l’État : le cas syrien », Esprit, octobre 1984, numéro spécial sur le terrorisme, p. 188-201*. « La ville arabe orientale », Esprit, février 1986, p. 9-14. Les textes rassemblés dans cette édition proviennent des ouvrages suivants de Michel Seurat : L’État de barbarie, Paris, Seuil, collec­tion « Esprit/Seuil », 1989 ; Les Frères musulmans (1928-1982), pré­senté par Olivier Carré et Gérard Michaud (pseudonyme de M. S.), Paris, Gallimard/Julliard, collection « Archives », 1983 ; et André Raymond (dir.), La Syrie d’aujourd’hui, Paris, Éditions du cnrs, 1980.

Dans la collection « Proche Orient »

Thomas Pierret : Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, 2011 Claire-Gabrielle Talon : Al Jazeera. Liberté d’expression et monarchie pétrolière, 2011. Traduit en anglais Yadh Ben  Achour : La Deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme, 2011. Traduit en arabe Carine Lahoud-­Tatar : Islam et politique au Koweït, 2011 Bernard Rougier : L’Oumma en fragments. Contrôler le sunnisme au Liban, 2011 Nabil Mouline : Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (xviiie-­xxie siècle), 2011. Traduit en arabe et en anglais Leyla Arslan : Enfants d’Islam et de Marianne. Des banlieues à l’Université, 2010 Omar Saghi : Paris-­La Mecque. Sociologie du pèlerinage, 2010 Stéphane Lacroix : Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, 2010. Traduit en anglais et en arabe Brigitte Maréchal : Les Frères musulmans en Europe. Racines et discours, 2009 Nabil Mouline : Le Califat imaginaire d’Ahmad al-­Mansûr. Pouvoir et diplomatie au Maroc au xvie siècle, 2009. Traduit en arabe Bernard Rougier (dir.) : Qu’est-­ce que le salafisme ?, 2008 Yadh Ben Achour : Aux fondements de l’orthodoxie sunnite, 2008. Traduit en arabe Gilles Kepel, Jean-­Pierre Milelli (dir.) : Al-­Qaida dans le texte. Écrits d’Oussama ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-­Zawahiri et Abou Moussab al-­Zarqawi (traduc­ tions de J.-­P. Milelli), 2005, rééd. « Quadrige », 2008. Traduit en allemand, anglais, chinois et italien Élise Massicard : L’Autre Turquie, 2005 (épuisé). Traduit en turc Bernard Rougier : Le Jihad au quotidien, 2004. Traduit en anglais et en portugais Philippe Droz-­Vincent : Moyen-­Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, 2004

Cet ouvrage a été mis en pages et imprimé en France par JOUVE 1, rue du Docteur-­Sauvé – 53401 Mayenne 859669X – Dépôt légal : mai 2012