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French Pages 499 [500] Year 2022
Solus homo nudus, solum animal sapiens
HΦR Philosophie hellénistique et romaine
Collection dirigée par Carlos Lévy (Paris) & Gretchen Reydams-Schils (Notre Dame, IN)
Solus homo nudus, solum animal sapiens Théories humanistes du nu (xve-xvie siècles)
Émilie Séris
H
F
Ouvrage publié avec le soutien de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, de l’Unité de Recherche 4081 « Rome et ses renaissances » et de l’École Doctorale « Mondes anciens et médiévaux »
© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/365 ISBN 978-2-503-59636-5 eISBN 978-2-503-59637-2 DOI 10.1484/M.PHR-EB.5.125320 ISSN 2565-8816 eISSN 2565-9898 Printed in the EU on acid-free paper.
À ma mère
TABLE DES MATIÈRES
Avant propos
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Introduction Le silence des Anciens Les anecdotes de Pline Les ekphraseis grecques Les modalités de la figure humaine Le nu et le vêtu Le nu et l’écorché Les genres du nu Masculin/ féminin Le troisième genre Les parties de l’art Symétrie, anatomie, physiognomonie Le nu et les nudités
17 17 19 23 26 27 35 45 46 51 60 60 64
PREMIÈRE PARTIE LA SYMÉTRIE Le nu comme microcosme 71 I. Les schèmes anciens de l’harmonie du corps 73 Le cercle 73 Les nombres 74 La sphère 75 Le canon de Polyclète 76 L’homme de Vitruve 78 Augustin : la congruentia82 Le canon du pseudo-Varron 84
II. Constructions vitruviennes 86 Cennino Cennini : la misura89 Lorenzo Ghiberti : la proportionalità97 Leon Battista Alberti : la concinnitas100 Le De pictura : eurythmie et concinnitas 100 Le De statua : dimensio et finitio 106 Le De re aedificatoria : les trois styles de corps 110 Antonio Filarete et Francesco di Giorgio Martini : la proportion de qualité 115 Conclusion : Léonard de Vinci 120 III. Harmonisations du corps 125 Pomponius Gauricus : l’analogie (commensus)126 Luca Pacioli : la diuina proportio134 Francesco Zorzi : la concordia142 Albrecht Dürer : le modus ueritatis145 IV. Convenance et couleur 154 Agostino Nifo : la ratio pulchritudinis155 Paolo Pino : la commensuration et la correspondance 159 Lodovico Dolce : Hélène ou Phrynè ? 165 Vicenzo Danti : l’ordre et la proportion 168 DEUXIÈME PARTIE L’ANATOMIE Le nu comme organisme 179 I. Les théories médicales antiques 180 Hippocrate : la balance 180 Aristote : la crase et la diarthrose 182 Cicéron : la fabrica membrorum184 Celse : la « démonstration » des maladies 185 Galien : eucrasie et symétrie 187 La gymnastique 190 Transition : l’autorisation de la dissection humaine 192 II. La fabrique du corps 199 La composition 200 Leon Battista Alberti : la compositio membrorum 200 Lorenzo Ghiberti : membres simples et membres composés204 La démonstration 207 Léonard de Vinci : la membrificazione 207 Giorgio Vasari : la vive représentation 214
La belle machine 221 Benvenuto Cellini : les instruments 221 Vincenzo Danti : anatomie intérieure et anatomie extérieure228 Conclusion : Alessandro Allori 231 III. Le mouvement 235 Variété des mouvements humains 236 Les mouvements locaux (Leon Battista Alberti) 236 Mouvement local et mouvement actionnel (Léonard de Vinci) 239 Mouvement facile et mouvement violent (Pomponius Gauricus) 244 Les belles attitudes (Giorgio Vasari) 246 Le contrapposto250 La moderatio (Leon Battista Alberti) 253 La ponderazione (Léonard de Vinci) 258 Le status obliquus (Pomponius Gauricus) 263 La figura serpentinata (Giovanni Paolo Lomazzo) 267 La grâce 271 Nu jeune et nu âgé (Leon Battista Alberti) 272 Nu délicat et nu musculeux (Léonard de Vinci et Pomponius Gauricus) 276 Nu agréable et nu terrible (Lodovico Dolce) 282 Clair-obscur et raccourci (Giorgio Vasari et Benvenuto Cellini) 287 TROISIÈME PARTIE LA PHYSIOGNOMONIE Le nu comme signe de l’âme 301 I. Les traditions physiognomoniques 303 La caractérologie aristotélicienne 304 Les Physiognomonica du pseudo-Aristote 306 Adamant sophiste et l’anonyme latin 309 Transmission et renaissance de la physiognomonie 316 II. La peinture des caractères 321 La méthode zoologique 325 L’uomo bestiale (Léonard de Vinci) 325 Timidus uir et fortis uir (Giovanni Battista della Porta) 332 La méthode ethnologique 339 Arctus uir et meridianus uir (Pomponius Gauricus) 339
Genus australium (Albrecht Dürer) La comparaison des sexes Variabile et mutabile genus (Pomponius Gauricus) Les « propriétés » de l’homme (Paolo Pino) La méthode éthologique III. L’expression des passions Perturbationes animi (Leon Battista Alberti) Accidenti mentali (Léonard de Vinci) Passions sensuelles, rationnelles et intellectuelles (Giovanni Paolo Lomazzo) IV. Le coloris des chairs Le teint des Anciens : χροιά et color La vaghezza (Paolo Pino et Anton Francesco Doni) La morbidezza (Lodovico Dolce) La regola del colorare (Giovanni Paolo Lomazzo)
345 349 350 355 361 367 369 374 382 389 389 397 405 412
Conclusion 421 Les critères du nu 422 La tripartition corps /esprit /âme 422 Un concept unificateur : le mouvement 425 Le statut du nu 426 Forma (εἶδος) 426 Figura (σχῆμα) 427 Species (μορφή)429 Bibliographie sélective I. Éditions et traductions des principaux auteurs cités II. Bibliographie secondaire
433 433 443
Illustrations
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AVANT PROPOS
Le médecin Jean Lyège ou Jean Lygée ( Johannes Lygaeus) publie en 1555 à Paris, avec un privilège du roi Henri II, un traité en vers De l’harmonie du corps humain1. Éditeur des aphorismes d’Hippocrate, Jean Lygée était aussi poète2 : il adapte en vers latins le traité physiologique De l’utilité des parties du corps de Galien. L’ouvrage s’ouvre sur une exaltation enthousiaste de la nudité du corps comme le signe propre de la dignité et de la sagesse de l’homme. Le second chapitre, qui a pour titre polémique « Que la nature n’a pas été pour l’homme une mauvaise mère » (Naturam non fuisse Homini nouercam), fait en effet du corps humain la manifestation la plus évidente de la loi de l’harmonie universelle et de la perfection divine. Le passage a été partiellement traduit par Ambroise Paré (Œuvres, II, 23) et a fait aussi l’objet d’une traduction en vers français, anonyme et non datée, qui a été publiée pour la première fois en 1911. Jean Lyège renverse l’argument traditionnel selon lequel la nudité de l’homme en fait le plus vulnérable de tous les animaux3. Depuis l’Antiquité, la sophistique avait développé l’idée que la nudité était un défaut de nature et que l’homme l’avait pallié par l’habileté et par la culture. C’est ainsi que Platon explique le mythe de Promé Jean Lyège, De corporis humani harmonia libri IIII (Paris : M. Vascosanus, 1555). Voir Manfred Horstmanshoff, Helen King et Claus Zittel (dir.), Blood, Sweat and Tears : The Changing Concepts of Physiology from Antiquity to Early Modern Europe (Leyde : Brill, 2012), p. 36. 2 Jean Lyège et Niccolò Leoniceno, Aphorismorum Hippocratis Libri octo : succinctis paraphrasibus illustrati : adiecto breui in singulos libros, & Aphorismos (Paris : J. Foucherius, 1551). 3 Cf. Susanna Gambino, Sine moribus errantes : Les discours sur les temps premiers à la Renaissance (Genève : Droz, 2016). 1
SOLUS HOMO NUDUS, SOLUM ANIMAL SAPIENS
thée (Protagoras, 321a-c) et que Lucrèce justifie le progrès technique (De la nature, V, 953-972). Dans la littérature latine, la lamentation sur la condition de l’homme, seul animal à sortir nu du ventre de sa mère, est topique4. Lucrèce toujours associe la nudité de l’enfant qui vient de naître à son impuissance à parler autant qu’à celle à subvenir à ses besoins (De la nature, V, 222-234). Pline l’Ancien, surtout, hésite à nommer la nature « bonne mère » (melior parens) ou « cruelle marâtre » (tristior nouerca), car l’homme est le seul de tous les êtres vivants qu’elle habille aux dépens des autres, le seul qu’à sa naissance elle jette nu sur la terre nue, plus faible et plus démuni face aux dangers et aux maladies que tous les autres animaux (Histoire naturelle, VII, 1, 2-4). De même, pour consoler Marcia de la perte de son fils, Sénèque lui rappelle que l’homme n’est qu’un corps faible et fragile, nu, sans défense naturelle, dépendant du secours d’autrui et soumis à tous les outrages de la fortune (Consolation à Marcia, XI, 3). Les auteurs chrétiens ont identifié ce défaut de nature au péché originel : Augustin notamment, citant la Genèse (III, 7), associe la conscience du Mal à la découverte par Adam et Ève de leur nudité et au sentiment de honte qu’ils en éprouvèrent (Cité de Dieu, XIV, 17). Au Moyen Âge, la nudité humaine était généralement interprétée comme un châtiment divin et inspirait l’abjection de la chair5. Dans les premiers vers de son traité, Jean Lyège donne voix à ses détracteurs et montre un homme naissant dans la souffrance et voué à une vie de misère. Sa nudité, qui le distingue des autres animaux, fait de lui la pâture des bêtes sauvages. Elle est la marque d’une privation, l’absence des armes dont la nature a doté les autres espèces : les cornes, les ongles ou les dents des fauves sont l’attribut de leur pouvoir et leur marque de noblesse. L’exception humaine est le signe de son humilité et de sa faiblesse. Mais dans les vers suivants, il propose une tout autre peinture de la création : se fondant sur Aristote et Galien, il peint l’homme comme la plus digne créature, car il est le seul animal doué de sagesse6 : Pierre Cordier, Nudités romaines. Un problème d’histoire et d’anthropologie (Paris : Les Belles Lettres, 2005), p. 34-42. 5 On se gardera toutefois de voir dans le Moyen Âge une période niant uniformément toute valeur à la nudité du corps humain. Les littératures profane et médicale en particulier lui ont fait une place non négligeable. Voir entre autres Danielle Régnier-Bohler, « Le corps mis à nu. Perception et valeur symbolique de la nudité dans les récits du Moyen-Age », Europe, 61 (1983), p. 51-62 et Le nu et le vêtu au Moyen-Age (viie-xiiie siècles), dir. Centre Universitaire d’Etudes et de Recherches Médiévales d’Aix (Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2001). 6 Jean Lyège, De corporis humani harmonia libri IIII, fol. 4vo, 15-26 : Verum Homo, solum animal sapiens, non indiget armis, 4
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Avant propos
Mais ces objections n’ont aucune apparence De valeur, car estant l’homme plein de prudence Et seul sage animal, n’avoit besoing de prendre Telles armes à fin de s’en pouvoir défendre : Il n’avoit point besoing ny de cornes branchues, Ny de trenchantes dentz, n’aussy d’ongles crochues : Pour les avoir tousjours promptement en tout lieu, Ce créateur de tout l’Univers, ce grand Dieu, Luy a donné les mains et la raison qui sont Les instruments lesquelz de tous craindre le font, Avecq’ lesquelz il peult de l’ennemy rabatre La fureur et de près résister ou combatre, Telles armes prenant à fin d’user d’icelles Promptement, comme à luy propres et naturelles. Par la main et raison, sur un cheval monté, La rage et la fureur du lion il a domté. La main est l’instrument avecq’ lequel il peult Tous aultres instrumentz façonner comm’il veult : Avecq les mains il faict l’ouvrage et la tissure Des vestementz ; il faict des maisons la structure ; Il dresse des autelz pour faire sacrifice Aux Dieux ; faict leur image et bâtit l’édifice De leurs temples sacrez, dont la voulte courbée, Par colonnes de marbre est en l’air soulevée. Des livres il écrit auxquelz est récité, (pour servir de mémoire à la postérité) ce que par les anciens fut congnu aultres fois.7
En effet, Aristote avait réfuté l’opinion qui voulait que l’homme soit l’animal le plus mal constitué et le plus mal doté par la nature Non rigido cornu, non dente, nec unguibus uncis, Scilicet ut prompte his se possit ubique tueri : Cum ratione Manus, rerum Deus ille creator, Apta homini instrumenta, dedit quibus hostibus impiis Cominus obstitit, natura ceu sibi ab ipsa, Prompta arma abripiens : domuit ratione, manuque, Vectus equo celeri, celerem rabidumque Leonem. Quinetiam uestes manibus contexit, et aedes Construit, ac diuis aras, simulacraque summa, Sanctaque marmoreis fulgentia templa columnis Erigit et scribit rerum monumenta libellos. […] 7 De l’harmonie et usage des parties du corps humain. Traduction ancienne en vers français du Poème latin de Jean Lygée, médecin (1556), publiée pour la première fois par Noé Legrand (Paris : Champion, 1911), p. 9-11.
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sous prétexte qu’il est nu (Parties des animaux, IV, 10, 687a-b). Aristote voyait au contraire dans la nudité le signe de l’intelligence et de la supériorité de l’homme, car les animaux n’ont qu’un seul moyen de défense et ne peuvent le changer pour un autre, tandis que la main de l’homme réunit plusieurs outils à elle seule et qu’elle peut se saisir de toutes les armes à volonté. Cicéron, qui voyait dans le monde l’œuvre de la providence, louait, après les défenses naturelles des animaux, la raison et la main qui ont procuré aux hommes tout ce qu’il leur fallait pour être abrités, vêtus et en sécurité (De la nature des dieux, II, 121 et 150). De même, Galien, développant la thèse du finalisme, affirme que la nature n’a pas donné d’autre arme à l’homme que la main, parce qu’elle suffisait à un animal doué de sagesse et au seul être divin parmi ceux qui vivent sur la terre (De l’utilité des parties du corps humain, I, 2-4). Si l’homme a un corps privé d’armes et une âme dépourvue d’artifices, c’est que la main tient lieu de tous les instruments et que la raison est capable de tous les arts. La nudité n’est pas, dans la perspective téléologique de Jean Lyège, le signe d’une indigence, mais au contraire la preuve qu’il n’a pas besoin des armes de la nature. En effet, le Créateur a donné à l’homme, avec la raison, la main grâce à laquelle il est apte à subvenir lui-même à tous ses besoins. Grâces à ses mains, il peut fabriquer les armes et les vêtements, conduire le cheval et dompter les bêtes, bâtir des villes et des lieux de culte, peindre, sculpter, écrire. Jean Lyège fait donc l’éloge enthousiaste du corps humain et de la nudité qui lui est propre : elle est une manifestation de la providence divine et le signe de la supériorité qui a été accordée à l’homme sur les autres êtres vivants. Mieux que tout autre, le corps humain reflète l’harmonie avec laquelle Dieu a créé le monde. Bien plus, la nudité du corps, en rendant nécessaire l’intelligence et l’habileté technique, légitime la thèse de l’exception humaine. Les humanistes ont trouvé dans l’Antiquité, avec le thème de l’homo nudus, une tradition qui faisait l’éloge de la nudité, depuis la nudité sacrée, qui symbolise chez Hésiode la fertilité, jusqu’à la nudité vertueuse que les historiens latins observent chez les peuples barbares, en passant par la nudité véridique des cyniques qui opposent la nature à la loi8. Le premier érémitisme chrétien fournissait aussi des aliments pour l’exaltation de la nudité-pauvreté en tirant de l’humilité même de l’homme sa plus grande dignité. Lactance et Tertullien avaient réfuté l’idée que la Hes., O., 391 (repris dans Verg., Georg., I, 299) ; Caes., Gall., I, 1-2 ; Tac., Germ., XVII-XX ; Epict., E., 1, 24, 7. 8
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Avant propos
nudité originelle exprimait une misère humaine ontologique9. À la Renaissance, le regain d’intérêt pour la médecine antique et le nouvel essor de l’anatomie, illustré par les travaux d’André Vésale, ont été décisifs. L’humanisme a opéré un renversement de valeurs qui était une condition nécessaire à la théorisation du nu en art. À la Renaissance, la nudité de l’homme devient la manifestation de la rationalité qui est en lui : elle peut donc être pensée et représentée. La formule de Jean Lyège – homo nudus… animal sapiens – est stimulante car elle laisse interpréter la corrélation entre sagesse et nudité en divers sens : signifie-t-elle que l’homme, tout nu qu’il est, se distingue des autres animaux par la sagesse ? Ou bien que l’homme, quoiqu’étant un animal, est devenu savant précisément parce qu’il était nu ? Si la formule est lue comme un chiasme, la nudité renvoie l’homme à son animalité, tandis que la connaissance lui confère sa grandeur ; si c’est un parallélisme, la nudité de l’homme devient la preuve, voire la cause, du savoir qui le distingue de tous les autres êtres vivants. La conviction que la nudité attestait la dignitas hominis a légitimé pendant près de deux siècles la théorisation du nu dans l’art, au moins jusqu’à sa condamnation par le Concile de Trente10. Pour les théoriciens humanistes du nu, la nudité est le propre de l’homme et elle recèle le mystère de son universalité. L’enjeu du nu en art, à la Renaissance, c’est la connaissance de l’être humain dans sa totalité, comme alliance du corps et de l’âme, comme composé d’une forme et d’une matière. Aujourd’hui, alors que la biologie est en train de redéfinir les frontières du vivant et que les dernières découvertes sur l’intelligence artificielle reposent de façon aigüe la question de la spécificité humaine, à l’heure où le « transhumanisme » suscite folles espérances ou bien terreur, la réflexion des humanistes sur le nu apparaît à la fois comme un précédent historique, un modèle méthodologique et une approximation à dépasser. Entre animal, Dieu et machine, comment et selon quels principes les hommes de la Renaissance ont-ils réussi à définir les contours, à concevoir et tracer les linéaments de l’être humain ?
9 Lact., Opif., II, 6-7 ; III, 1-2 et 10. Tert., Adu. Marcion., IV, 21, 11. Cf. Cordier, Nudités romaines…, p. 42-48. 10 Ralph Dekoninck, « L’art mis à nu par ses théologiens, même », in Nudité sacrée. Le nu dans l’art religieux de la Renaissance entre érotisme, dévotion et censure, dir. É. de Halleux et M. Lora (Paris : Publications de la Sorbonne, 2011), p. 199-211.
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INTRODUCTION LE NU : PROBLÈMES DE DÉFINITION
Le silence des Anciens Avant la Renaissance, « le nu » n’existe pas. Les auteurs antiques emploient parfois le mot nudus à propos des œuvres d’art comme adjectif descriptif, mais jamais comme substantif à caractère générique1. Cicéron par exemple n’emploie pas le terme pour décrire les œuvres d’art pillées par Verrès : s’il précise que les Canéphores de Polyclète étaient vêtues comme des jeunes filles (uirginali uestitu), il omet de signaler la nudité de la pièce maîtresse de la collection, le Cupidon de Praxitèle2. Il nous apprend, il est vrai, que Verrès avait fait réaliser une effigie le repré1 Il existe chez Pline trois occurrences de l’adjectif nudus qui peuvent être sujettes à discussion, mais dans deux cas l’adjectif peut être rapporté à un substantif proche, dans le troisième à un participe substantivé. Dans un passage du reste très controversé du livre XXXIV, 59, il est question d’« un jeune homme tenant une tablette et d’un nu portant des pommes » (puerum tenentem tabellam […] et mala ferentem nudum) dont on ne sait pas bien s’il s’agit de la même statue ou de deux statues différentes, mais dans les deux cas le substantif puerum peut être mis en commun pour les deux participes). Pline attribue à Praxitèle au livre XXXVI, 22 deux Cupidons, l’un qui fut possédé par Verrès avant de se trouver dans la galerie d’Octavie et « l’autre, nu, qui se trouve à Parium » (et alter nudus in Pario). L’adjectif nudus se rapporte évidemment à Cupido, qui est la seconde fois sous entendu. Enfin, parlant de Polyclète, Pline mentionne, après le Doryphore, deux statues représentant « un homme au strigile » et un autre – probablement un pugiliste – « nu et faisant un croc en jambe ». Tous deux sont identifiés par des participes présents qui décrivent leur action : fecit et destringentem se et nudum talo incessentem (XXXIV, 55). Je remarque que H. Le Bonniec et J. M. Croisille, conscients de la difficulté, ont restitué un substantif en traduisant par des périphrases comme « jeune homme nu » ou « Homme nu » (Paris : Les Belles Lettres, 1983-1985). 2 Cic., Verr., II, 4, 4-5. La plupart des textes cités ici peuvent être consultés dans le recueil de Adolphe Reinach, Textes grec et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne (1910), rééd. Rouveret 1985.
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sentant avec son fils nu, mais il mentionne surtout la nudité de l’enfant dans le dessein d’en faire un symbole de la province dépouillée par son père3. Notre principale source sur la théorie de l’art antique, Pline l’Ancien, lorsqu’il énumère les œuvres des sculpteurs, parle de statues nues (XXXIV, 60 : signa nuda) et donne divers exemples, en peinture comme en sculpture, de héros ou de dieux nus : Phidias a fait une statue colossale nue (XXXIV, 54) et Polyclète sculpté des adolescents jouant aux osselets nus, les Astragalizontes (XXXIV, 55) ; on trouve à Lanuvium une peinture d’Atalante et d’Hélène nues (XXXV, 17) ; Apelle a peint un héros nu (XXXV, 94), Scopas a sculpté une Vénus nue (XXXVI, 26) et l’on peut admirer près du portique d’Octavie un Apollon nu (XXXVI, 34)4. La plupart du temps, cependant, même s’agissant du Doryphore de Polyclète, de la Vénus de Cnide de Praxitèle ou de la Vénus anadyomène d’Apelle, il ne juge pas nécessaire de signaler la nudité comme un élément d’identification ou de spécification de l’œuvre d’art5. Comme dans le cas du fils de Verrès dans le plaidoyer de Cicéron, il arrive aussi chez Pline que l’adjectif nudus caractérise directement le modèle représenté, et non l’œuvre d’art. C’est vrai par exemple pour l’Hélène de Zeuxis qui est peinte d’après les plus belles jeunes filles de Crotone dénudées (XXXV, 64) ou pour le tableau qu’Alexandre a commandé à Apelle de Pancaspè nue (XXXV, 86). On est tenté de voir là le signe d’une difficulté à théoriser le nu comme œuvre d’art et à le définir autrement que par son sujet. Au début du livre XXXIV, 18, abordant la statuaire en bronze, Pline distingue certes les figures en toges et les figures nues et il nomme les secondes « achilléennes »6. Le prototype en est évidemment le Do3 Cic., Verr., II, 4, 143, éd. H. Bornecque et trad. G. Rabaud (Paris : Les Belles Lettres, 1961), p. 89 : « Dans cette curie où se dressait avec ta statue celle de ton fils tout nu, là même n’y eût-il personne non plus qu’émût la vue de ton fils nu dans la province mise à nu ? » (In qua curia statua tua stabat et nuda filii, in ea nemo fuit ne quem nudus quidem filius nudata prouincia commoueret ?). 4 D’autres auteurs latins emploient aussi l’adjectif nudus accordé à un substantif désignant une œuvre d’art, sans jamais le substantiver : cf. Iuv., IV, 11, 106 (nudam effigiem) et I, 3, 216 (nuda et candida signa) ; Aug., Epist., XVII, 1 (unum Martem nudum, alterum armatum). 5 Prudence insistera plus tard sur la nudité d’une statue de Vénus, mais pour dénigrer l’idôlatrie païenne : Prud., C. Symm., I, 1, 185-186 (« Veneris quoque nudum […] signum »). 6 Plin., Nat., XXXIV, 18, éd. et trad. H. Le Bonniec (Paris : Les Belles Lettres, 1953), p. 114 : « Jadis, les statues étaient dédiées revêtues de la toge. On se plut aussi à représenter des figures nues tenant une lance, sur le modèle des éphèbes des gymnases ; on les appelle Achiléennes. L’usage grec est de ne rien voiler, au contraire l’usage romain et militaire est de mettre une cuirasse [aux statues] » (Togatae effigies antiquitus ita dic-
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Introduction. Le nu : problèmes de définition
ryphore, puisqu’il s’agit de figures nues tenant une lance, sur le modèle des éphèbes des gymnases. Pline assimile l’opposition entre figure nue et figure vêtue de la toge à la différence culturelle entre les Grecs, dont l’usage est de ne rien voiler, et les Romains à qui il attribue en propre les figures parées de cuirasse, ceintes d’une peau de chèvre comme lors des fêtes des Lupercales ou encore enveloppées d’un manteau. Pline semble justifier l’existence des figures achilléennes, dont la fonction est de perpétuer la mémoire des hommes qui ont accompli une action d’éclat, par le fait que les premiers d’entre eux furent les vainqueurs des jeux sacrés, surtout à Olympie7 ; elles furent étendues ensuite aux triomphateurs et aux tyrannicides. Gilles Sauron a montré qu’il existait effectivement à Rome deux types de statues : les statues iconiques associent au corps idéalisé et nu d’un dieu ou d’un héros le portrait ressemblant du noble personnage que l’on voulait honorer, tandis que les statues en toge attestent l’entrée dans la citoyenneté romaine d’affranchis ou d’hommes nouveaux en donnant à leur effigie le même vérisme que les portraits d’ancêtres8. Toutefois, les figures achilléennes ou iconiques de Pline désignent un type particulier de portraits, sous la forme de nus héroïsants – un modèle que Verrès avait fait imiter pour lui-même et son fils –, et sont loin de comprendre tous les nus de l’art gréco-romain ; par exemple, les effigies sacrées des dieux nus en sont exclues, ainsi que les nus féminins en général. Ce que Pline retient des images d’athlètes ou de chefs nus, c’est leur ressemblance mimétique, signifiée par l’adjectif iconicus, mais leur nudité ne fait en soi l’objet d’aucune théorisation9. Les anecdotes de Pline Les anecdotes de Pline sur les statues et les peintures de figures nues portaient néanmoins en germes certaines réflexions qui ont été dévetabantur. Placuere et nudae tenentes hastam ab epheborum e gymnasiis exemplaribus, quas Achilleas uocant. Graeca res nihil uelare, at contra Romana ac militaris thoraces addere). 7 Plin., Nat., XXXIV, 16, éd. et trad. Le Bonniec, p. 113 : « On avait coutume de reproduire seulement les images des hommes qui méritaient l’immortalité par quelque action d’éclat ; ce furent d’abord les vainqueurs aux jeux sacrés, surtout à Olympie, où il était d’usage de dédier la statue de tous ceux qui avaient remporté une victoire » (Effigies hominum non solebant exprimi nisi aliqua inlustri causa perpetuitatem merentium, primo sacrorum certaminum uictoria maximeque Olympiae, ubi omnium qui uicissent statuas dicari mos erat). 8 Gilles Sauron, L’art romain des conquêtes aux guerres civiles (Paris : Picard, 2013), p. 134 sqq. 9 Cf. Edouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux lumières (Paris : Gallimard, 1998), p. 24.
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loppées par les humanistes10. La plus célèbre d’entre elles est celle, déjà évoquée, du peintre Zeuxis, qui, ayant reçu la commande d’une Hélène pour la ville de Crotone, demanda à voir nues les jeunes filles de la cité, choisit cinq d’entre elles et composa le corps d’Hélène en prenant à chacune ce qu’elle avait de plus beau (XXXV, 64). L’histoire est devenue, en raison de son application à la rhétorique par Cicéron au début du De inuentione, l’emblème de l’invention du discours, et plus généralement de l’imitation littéraire qui combine des modèles variés11. Elle a nourri aussi abondamment la théorie du portrait à la Renaissance, dans la suite de la réflexion de Lucien de Samosate dans le dialogue Pour les images, ce qui est du reste paradoxal car, comme le remarque Édouard Pommier, elle introduit précisément une dualité entre la ressemblance et la beauté, puisqu’Hélène est l’Idée même de beauté12. En effet, on oublie souvent un peu vite que le récit ne porte pas sur la représentation mimétique d’une personne, mais sur celle, imaginaire, d’une figure mythologique, et que le processus de sélection et de combinaison des modèles attribué à Zeuxis concernait spécifiquement la composition d’un nu, bien plus que d’un portrait. La métaphore usuelle de l’œuvre-corps ou du texte-corpus a facilité l’interprétation symbolique du texte, au risque peut-être d’occulter ce qu’il pouvait nous dire du nu avant le nu. Et si c’était plutôt de l’invention d’un nouveau type de peinture, qui fut bien des siècles plus tard nommé « le nu féminin », que l’anecdote plinienne rendait compte ? On pourrait formuler l’hypothèse que le récit de Pline a une valeur étiologique et le rapprocher de la légende de la fille du potier de Corinthe qui aurait inventé la peinture en circonscrivant l’ombre de son amant sur un mur13. Au mythe de la naissance du portrait, ferait alors pendant celui de la naissance du nu. Avec l’Hélène, Zeuxis ne tire pas le portrait d’une femme dénudée, il crée un nu, peut-être même le nu ; le tableau a un caractère générique car il ne représente pas le corps d’une femme particulière, mais en contient plusieurs. Ainsi, quand Alberti, le premier théoricien de l’art à avoir repris l’anecdote, loue le peintre « qui 10 Sur ces anecdotes, voir Valérie Naas, « Anecdotes et théorie de l’art chez Pline l’Ancien », in La théorie subreptice. Les anecdotes dans la théorie de l’art (xvie-xviiie siècles), dir. E. Hénin, F. Lecercle et L. Wajeman (Turnhout : Brepols, 2012), p. 39-52. 11 François Lecercle, La Chimère de Zeuxis. Portrait poétique et portrait peint en France et en Italie à la Renaissance (Tübingen : Narr, 1987). 12 Pommier, Théories du portrait…, p. 42-43 et 48-52. 13 Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre (Genève : Droz, 2000) et Valérie Naas, « La jeune fille de Corinthe : de l’anecdote à l’invention de l’art », in Inventer la peinture ancienne, dir. S. Alexandre, N. Philippe et Ch. Ribeyrol (Lyon : ENS Editions, 2011), p. 71-93.
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choisit cinq vierges parmi les plus belles de la ville pour reporter ce qu’il y avait en chacune de beauté accomplie », il le justifie par le fait « qu’il ne pouvait trouver la beauté dans un seul corps »14. Ce qui est en jeu, c’est la représentation spécifique d’un corps humain nu selon le processus, décrit au livre précédent, de la « composition des corps » et, qui plus est, d’un corps qui, à lui seul, illustre tout le genre humain. Deux anecdotes de Pline concernant le peintre Apelle parlent encore du nu sans le nommer. La première porte sur le mystérieux tableau de la Vénus anadyomène, qui représente précisément la nudité originelle d’Aphrodite enfantée par Thétis et surgissant de l’onde avec un corps de femme déjà formé (XXXV, 91)15. Pline nous dit d’une part que ce tableau fut à la fois surpassé et rendu célèbre par les poètes, introduisant une émulation entre les deux arts de la peinture et de la poésie pour représenter la beauté nue. D’autre part, il nous apprend que le tableau fut endommagé et qu’il ne se trouva personne dont la main fut assez sûre pour le restaurer. Il instaure donc aussi une compétition entre les peintres pour produire un chef d’œuvre commun, mais le concours tourne à la consécration du maître qui seul a atteint la perfection. Le tableau incomparable de la déesse de la Beauté à sa naissance fut voué, du fait même de sa réussite, à la destruction. De même, Apelle aurait laissé inachevée une seconde Vénus commencée à Cos qu’aucun peintre ne fut capable de terminer en suivant son esquisse. Les épigrammes grecques et latines de la fin de l’Antiquité, puis de la Renaissance, ont creusé le mystère de la Vénus anadyomène, se demandant surtout comment Apelle avait pu voir Vénus pour la peindre si vraie16. Alors que Zeuxis est par excellence le peintre de la mimèsis, Apelle apparaît comme le peintre visionnaire qui reproduit son idée et non la nature. Zeuxis obtient un corps parfait en sélectionnant, découpant et recomposant les plus belles parties des corps réels, Apelle cherche le corps parfait dans son imagination. Contrairement à l’Hélène de Zeuxis, la Vénus d’Apelle n’est pas un corps composite susceptible d’être retouché partiellement. Apelle a conçu un modèle 14 Leon Battista Alberti, De pictura, III, 56, éd. C. Grayson et trad. J. L. Schefer (Paris : Macula, 1992), p. 219-221. 15 Cf. Virginie Girod, « L’érotisme féminin à Rome, dans le Latium et en Campanie sous les Julio-Claudiens et les Flaviens : Recherches d’histoire sociale » (thèse de doctorat non publiée, sous la dir. de Y. Le Bohec et de G. Sauron, Université Paris IV-Sorbonne, 2011). 16 Émilie Séris, « L’épigramme et le nu : de la breuitas au dénuement », in Le poète face au tableau. De la Renaissance au baroque, dir. R. Dekoninck et A. Smeesters (Tours : Presses Universitaires François-Rabelais – Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018), p. 37-55.
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si harmonieux qu’il ne peut être formé que dans son unité et par l’artiste lui-même. Il est vrai que Pline rapporte aussi la rumeur selon laquelle la Vénus aurait eu pour modèle une femme réelle, l’hétaïre Pancaspè. Au sujet de cette femme, il conte une autre anecdote qui a nourri la réflexion des humanistes sur la peinture de nu : Alexandre avait demandé à Apelle de peindre Pancaspè qui était sa maîtresse favorite (XXXV, 8687). Quand il s’aperçut que le peintre était tombé amoureux d’elle, il la lui offrit avec magnanimité sans tenir compte de ses sentiments ni de ceux de la jeune femme. Ce récit inscrit le tableau de la jeune femme nue au centre d’une relation triangulaire complexe entre le peintre, le modèle et le commanditaire et accorde la primauté à l’artiste qui, de droit, se substitue à l’amant17. Cette triade a été également interrogée par les épigrammes antiques et humanistes et a donné un cadre à la théorie moderne du nu en peinture. La légende rapportée par Pline à propos de la Vénus de Cnide recèle aussi quelque enseignement des Anciens sur le nu féminin (XXXVI, 20-22)18. Le récit met d’abord en parallèle deux statues faites et mises en vente en même temps par Praxitèle et, précise Pline, vendues pour le même prix : l’une était voilée et le narrateur nous apprend par une ellipse que l’autre était nue. La statue de nu est donc conçue par différence avec la statue vêtue, que les commanditaires, les habitant de Cos, lui ont du reste préférée, la jugeant plus austère et plus chaste (seuera et pudica). Toutefois, si la Vénus vêtue était plus conforme à la morale, la Vénus nue l’emporta de loin par son succès. Elle fut acquise par les habitants de Cnide qui la placèrent dans leur temple et celui-ci éclipsa bientôt celui de Cos. Mieux, les Cnidiens refusèrent la proposition du roi Nicomède qui proposait de régler toutes les dettes de la cité s’ils lui cédaient la statue : c’est que la Vénus nue avait fait la gloire de la ville. L’opposition entre la statue nue et la statue vêtue marque une rupture entre la beauté convenable (le decorum) et la beauté scandaleuse qui suscite la célébrité (fama), la gloire (nobilitas) et l’admiration (admiratio). Pline prétend encore que l’admiration était la même quel que soit l’angle de vue sous lequel on observait la statue et que l’on avait ouvert l’édifice de tous les côtés pour pouvoir la contempler à loisir : la statue nue est donc entièrement belle, sous tous ses aspects. La légende veut que cette perfec17 Lise Wajeman, L’amour de l’art. Érotique de l’artiste et du spectateur au xvie siècle (Genève : Droz, 2015). 18 James G. Turner, « The Stain in the Marble, or Falling in Love with the Cnidian Venus », in Eros visible. Art, Sexuality and Antiquity in Renaissance Italy, dir. id. (New Haven-Londres : Yale University Press, 2017), p. 223-269.
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tion lui ait attiré l’attention de la déesse de la Beauté en personne. Une autre rumeur veut encore qu’un homme se soit enflammé de désir pour la statue de Cnide et ait laissé sur elle une tache trahissant sa passion. L’outrage est lié à la célébrité de la statue et en constitue une marque, une preuve en quelque sorte. L’anecdote sur l’agalmatophilie, que l’on retrouve à propos d’autres statues nues, à commencer par le Cupidon nu de Praxitèle, atteste que la puissance érotique de l’objet d’art égale celle d’un être de chair. C’est la même efficacité érotique du nu artistique qui est mise en scène dans le mythe de Pygmalion et Galatée, dans lequel le peintre est tant épris de son œuvre qu’il finit par obtenir de la déesse Vénus elle-même qu’elle prenne vie19. S’amorce avec la Vénus de Cnide une réflexion sur l’efficacité spécifique des nus, l’érotisme, et sur leur possible détournement à des fins religieuses ou politiques. Les ekphraseis grecques Lucien reprend dans le dialogue intitulé « Les Amours » les mêmes topoi que Pline à propos de la Vénus de Cnide de Praxitèle : les portes de l’édifice permettent d’admirer l’effigie de la déesse de tous les côtés afin de n’omettre aucun de ses charmes, la maîtrise de l’artiste fut telle que la pierre dure semble une chair douce et la statue porte sur la cuisse une tache qui révèle la passion toute charnelle et insensée qu’elle a inspirée à un jeune homme20. La description plus détaillée apporte cependant quelques éléments complémentaires et s’efforce réellement de définir l’œuvre par sa nudité. En effet, la nudité est la première qualité de la Vénus de Cnide qui soit mentionnée : le commentateur affirme que la statue est entièrement découverte et qu’elle ne porte aucun vêtement, mais il précise que sa main cache sa pudeur à la vue du spectateur21. Le voilement du sexe apparaît donc comme une exception admise qui ne remet pas en cause la nudité de la statue, pour peu du moins que l’artiste n’ait pas recours à l’artifice du vêtement. Pour des raisons évidentes de pudeur et de bienséance, le nu n’est pas nécessairement intégral. Les 19 Victor Stoichita, L’effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres (Genève : Droz, 2008 et Wajeman, L’amour de l’art…, p. 217-249 et 292-310. 20 Luc., Am., éd. D. Fusaro et L. Settembrini (Milan : Bompiani, 2007), p. 9971043. Notons que nombre de commentateurs n’attribuent plus ce texte à Lucien : cf. Anne-Marie Ozanam, Lucien. Œuvres complètes (Paris : Les Belles lettres, 2018), p. 823. 21 Ibid., éd. Fusaro et Settembrini, p. 1004 et ma trad. : « Toute sa beauté est découverte, elle n’a aucun vêtement, elle est nue, si ce n’est qu’avec une main elle cherche à cacher sa pudeur », (πᾶν δὲ τὸ κάλλος αὐτῆς ἀκάλυπτον οὐδεμιᾶς ἐσθῆτος ἀμπεχούσης γεγύμνωται, πλὴν ὅσα τῇ ἑτέρᾳ χειρὶ τὴν αἰδῶ λεληθότως ἐπικρύπτειν). Cf. trad. P. Maréchaux (Paris : Arléa, 1993), p. 23-24.
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questions de l’intégralité du nu et de l’occultation des parties honteuses, notamment dans les lieux sacrés, devaient entrainer à la Renaissance de vifs débats22. D’autre part, le dialogue de Lucien oppose les amours hétérosexuel et homosexuel en la figure du corinthien Chariclès et celle de l’athénien Callicratès. Ce dernier, préférant le dos de la statue, introduit des critères esthétiques tels que l’harmonie (eurythmia), l’arrondi des formes, l’équilibre entre la maigreur et l’embonpoint, la proportion des membres (rythmoi). Le jugement de Callicratès se fonde manifestement sur des règles précises et sur des rapports de quantités qui font référence au fameux Canon de Polyclète23. Dans le dialogue intitulé « Les images », Lucien donne la Vénus de Cnide comme l’illustration de la parfaite mesure tout comme Pline affirmait que Polyclète avait réalisé l’art lui-même dans la statue du Doryphore24. Lucien pose implicitement la question d’un possible canon féminin, dont il n’est pourtant pas de trace dans les textes, même chez Vitruve. Le grammairien Athénée, partant sans doute du passage des Histoires Naturelles (XXXIV, 70) où Pline suggère que la courtisane Phrynè aurait pu être un modèle de Praxitèle, établit le lien entre la légende de Phrynè et diverses statues et peintures de nus féminins (Deipnosophistes, XIII, 591)25. Il rapporte l’épisode où l’orateur Hypéride, amant de Phrynè et chargé de prendre sa défense, sentant que les arguments lui faisaient défaut, dénuda son sein pour apitoyer ses juges26. C’est l’occasion pour lui de comparer l’efficacité respective du discours et de l’image et de souligner l’effet pathétique de la nudité. Il donne aussi Phrynè comme le modèle de la Vénus anadyomène d’Apelle : le peintre l’aurait vue se baigner 22 Le plus fameux est sûrement celui des nus de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine. Voir infra, p. 249 et 286-290. 23 Plin., Nat., XXXIV, 55, éd. et trad. M. Muller-Dufeu, La Sculpture grecque. Sources littéraires et épigraphiques (Paris : École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2002), p. 397 : « Il réalisa aussi un enfant sous forme d’homme, le Doryphore, que les artistes appellent Canon, parce qu’ils y cherchent, comme dans une loi, les principes de leur art, et que seul parmi les hommes, il est considéré comme ayant réalisé l’art lui-même dans une œuvre d’art. » (Idem et Doryphorum uiriliter puerum fecit et quem canona artifices uocant liniamenta artis ex eo petentes ueluti a lege quadam, solusque hominum artem ipsam fecisse artis opere iudicatur). 24 Luc., Am., éd. Fusaro et Settembrini, p. 1049. Voir M. Cistaro, Sotto il velo di Pantea. Imagines e Pro imaginibus di Luciano (Messine : Università degli studi, 2009), p. 91. 25 Muller-Dufeu, La Sculpture grecque…, p. 513 et EAD., « Créer du vivant ». Sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque (Lille : Septentrion, 2011), p. 193. 26 Sur la fortune de la légende de Phrynè, voir Bernard Vouilloux, Le tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre (Paris : Flammarion, 2002).
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nue lors des mystères d’Éleusis ou de la fête de Poséidon. Il affirme alors, contre le principe selon lequel la pudeur vise à cacher les parties les plus laides du corps27, que Phrynè était la plus belle dans les parties que l’on ne laisse pas voir. Le choix des parties du corps à montrer en art est en effet l’objet de débats. Dans la Galerie de tableaux des deux Philostrate sont décrites quelques figures nues, comme celle des Amours (I, 6) et surtout d’Aphrodite (II, 1)28, mais la plupart du temps l’adjectif γυμνός est rapporté seulement à une partie du corps. Ariane (I, 15), la Bacchante Agavè (I, 18) et surtout Palestra (II, 32), qui a inventé la lutte et obligé les hommes à déposer les armes pour combattre nus, ont seulement « le sein nu ». Philostrate amorce une dialectique entre la figure nue et la figure vêtue : l’ekphrasis de Pélops s’ouvre, par opposition aux deux précédentes, sur la description de son somptueux costume lydien et s’achève sur le regret que les barbares emprisonnent la beauté dans les habits (I, 30). Ainsi la peinture est-elle accusée de cacher son corps nu, quoiqu’elle laisse luire l’éclat d’une épaule comme une étoile dans la nuit. Cette méditation n’aboutit cependant ni à une topographie du corps dénudé ni à une classification des œuvres selon leur degré de dévoilement. Ainsi, la théorie de l’art antique ne nous a pas légué de définition claire du nu. Elle ne pouvait reconnaître un genre esthétique dans des œuvres qu’elle évitait de nommer et qu’elle a longtemps hésité à décrire. L’adjectif substantivé apparaît tardivement, au pluriel et dans un sens métaphorique, dans les Étymologies d’Isidore de Séville à propos de la définition de la poésie. Recourant à la comparaison usuelle depuis la Poétique d’Aristote et reprise dans l’Art poétique d’Horace entre poésie et peinture, Isidore assimile les poètes satiriques aux peintres de nus (Origines, VIII, 7 : nudi pinguntur). En effet, non seulement ils raillent les vices communs à tous, mais ils n’hésitent pas à critiquer les défauts individuels29. Dans une perspective aristotélicienne et chrétienne à la fois, le nu pictural est Cic., Off., XXXV, 127. Philostr., Im., II, 1, éd. A. Fairbanks (Cambridge-Londres : Loeb Classical Library, 1979), p. 128 et trad. A. Bougot et F. Lissarague (Paris : Les Belles Lettres, 1991), p. 63 : « Aphrodite est pudique, nue, dans une attitude décente : c’est une statue d’ivoire, formée de petits blocs rapprochés » (᾽Αφροδίτης Αἰδοῦς, γυμνὴ καὶ εὐσχήμων, ἡ δὲ ὕλη συνθήκη μεμυκότος ἐλέφαντος). 29 Isid., Orig., VIII, 7, éd. A. Valastro Canale (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 2004), p. 658 et ma trad. : « Les nouveaux [poètes comiques], qui sont aussi appelés satiriques, comme Flaccus, Perse, Juvénal et d’autres, critiquent les vices en général. En effet, ils raillent les défauts de tous, sans se garder de décrire tous les pires individus ni de blâmer les fautes et les habitudes de quiconque. De là vient que sont peints aussi des nus, puisque grâce à eux sont mis à nus les vices singuliers » (Noui, qui et Satirici, a quibus generaliter uitia carpuntur, ut Flaccus, Persius, Iuuenalis uel alii. Hi enim uniuerso27 28
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justifié tout comme la poésie comique par sa fonction éthique30. D’autre part, le nu et la satire ont en commun selon Isidore de représenter des individus singuliers et non seulement des types généraux, comme le faisait la comédie ancienne. On parle de nus au pluriel car ce sont des représentations du particulier, des caricatures en quelque sorte. L’Antiquité n’a donc pas formulé de théorie du nu peint ou sculpté : la perte irrémédiable du Canon de Polyclète, que nous ne connaissons plus que par deux fragments, laissait la voie libre aux humanistes. Encore n’avons nous aucune certitude que le sculpteur ait distingué dans ses préceptes entre les figures nues et les figures vêtues et accordé aux premières un traitement spécifique. Les théoriciens de l’art humanistes ont cependant fait leur miel des anecdotes de Pline et des ekphraseis de Lucien et Philostrate, interrogeant légendes et topoi pour en tirer leurs propres préceptes.
Les modalités de la figure humaine Au début de la Renaissance, à un moment où la représentation de l’homme devient la principale finalité de l’art, les premiers traités d’art commencent à employer l’adjectif nudus substantivé comme un singulier générique : Leon Battista Alberti31 crée ainsi « le nu » comme forme artistique en 1435 dans son traité De la peinture en énonçant des prescriptions spécifiques en vue de son élaboration : « quand il s’agit de peindre le nu » (in nudo pingendo)32. La version vernaculaire du traité ne laisse rum delicta corripiunt, nec uitabatur eis pessimum quemque describere, nec cuilibet peccata moresque reprehendere. Vnde et nudi pinguntur, eo quod per eos uitia singula denudentur). 30 Sur la comparaison entre comédie et peinture, voir Emmanuelle Hénin, Vt pictura theatrum. Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français (Genève : Droz, 2003), p. 126-133. 31 Sur la théorie de l’art d’Alberti, voir notamment Pierluigi Panza, Leon Battista Alberti. Filosofia e teoria dell’arte (Milan : Guerini studio, 1994) ; Francesco Furlan, Pierre Laurens et Sylvain Matton (dir.), Leon Battista Alberti (Paris : Vrin – Turin : Aragno, 2000), 2 vol. ; Luca Chiavoni, Gianfranco Ferlisi et Maria Vittoria Grassi (dir.), Leon Battista Alberti e il Quattrocento. Studi in onore di Cecil Grayson e Ernst Gombrich (Florence : Olschki, 2001), p. 219-434 ; Michel Paoli, Alberti, humaniste, architecte (Paris : Musée du Louvre, 2006) ; Arturo Calzona, Francesco Paolo Fiore, Alberto Tenenti et Cesare Vasoli (dir.), Leon Battista Alberti. Teorico delle arti e gli impegni civili del De re aedificatoria (Florence : Olschki, 2007), 2 vol. ; D. R. Edward Wright, Il De pictura di Leon Battista Alberti e suoi lettori, 1435-1600 (Florence : Olschki, 2010) ; Rocco Sinisgalli, Vt pictura poesis : per una storia delle arti visive (Poggio a Caiano : C. B. Edizioni, 2012). 32 Leon Battista Alberti, De pictura, II, 36, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 162-163.
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aucun doute sur le nouveau statut du nu, puisqu’elle dote le mot italien d’un article défini : dipignendo il nudo33. Le nu apparaît ensuite dans les Carnets de Léonard de Vinci, tout d’abord comme substantif au pluriel (quando ritrai li nudi)34, puis bientôt au singulier générique comme dans le feuillet G 5vo daté de 1510-1511 : « comme beaucoup qui étudient seulement dans le nu… » (come molti che solo studiano nello nudo […])35. Au xvie siècle, dans les traités d’art italiens, se multiplient les préceptes sur le nu, généralement nommé ignudo, comme chez Giorgio Vasari (studiare gl’ignudo)36 ou chez Benvenuto Cellini (Volendo fare un ignudo […] ; voglio ragionare dello ignudo)37. Les théoriciens humanistes s’interrogent sur les modalités de la figure humaine : et définissent le nu (nudus/ nudo) en le distinguant de son contraire, le vêtu (uelatus/ vestito38), mais aussi de l’écorché (denudatus/ scorticato39). Au cours du Cinquecento, le nu est divisé et classé en différentes espèces en fonction de critères morphologiques ou esthétiques. S’engage alors une réflexion sur les genres du nu, leur nombre et leurs qualités distinctives. Enfin, les traités abordent la question des connaissances requises chez les artistes pour ce type de représentation spécifique et la définition du nu suscite un débat concernant les parties de cet art. Si la plupart des théoriciens s’accordent sur la nécessité de maîtriser les lois de la symétrie, le savoir anatomique et l’expression des passions, ils se divisent sur l’ordre de priorité à accorder aux différents savoirs et sur la juste façon de mettre ceux-ci en pratique. Le nu et le vêtu Leon Battista Alberti définit le nu artistique dans le second livre du traité De la peinture en rapport étroit avec son opposé, le vêtu40. En effet, 33 Leon Battista Alberti, Della pittura, éd. R. Sinisgalli (Rome : Kappa, 2006), p. 193. 34 Léonard de Vinci, A fol. 28vo, éd. C. Vecce (Florence : Giunti, 1995), t. II, p. 187. 35 Léonard de Vinci, G fol. 5vo, ibid., p. 183. 36 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. A. Chastel (Paris : Berger Levrault, 1989), t. V, p. 220. 37 Benvenuto Cellini, Sopra l’arte del Disegno, éd. G. G. Ferrero (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1980), p. 810. 38 Par exemple, Leon Battista Alberti, De pictura, II, 40. 39 Pomponius Gauricus, De sculptura, V, éd. P. Cutolo (Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, 1999), p. 225 et trad. A. Chastel et R. Klein (Genève-Paris : Droz, 1969), p. 205. 40 Madeleine Lazard, « Le corps vêtu : signification du costume à la Renaissance », in Le Corps à la Renaissance, dir. J. Céard, M.-M. Fontaine et J.-C. Margolin (Paris : Aux Amateurs de Livres, 1990), p. 77-94.
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Alberti propose de faire alterner dans les compositions des nus avec des figures mixtes, en partie nues et en parties vêtues41. L’impératif de la décence exige en effet de voiler certaines parties du corps42 : Sintque nudi, si ita deceat, aliqui, nonnulli mixta ex utrisque arte partim uelati partim nudi assistant. Sed pudori semper et uerecundiae inseruiamus. Obscoenae quidem corporis et hae omnes partes quae parum gratiae habent, panno aut frondibus aut manu operiantur43.
L’interprétation du passage est quelque peu controversée. Selon Cecil Grayson et Jean-Louis Schefer, Alberti distingue trois modes de représentation de la figure humaine, qui sont le nu (nudus), le vêtu (uelatus) et le mélange des deux techniques, c’est-à-dire une figure en partie nue et en partie vêtue (partim uelatus, partim nudus). La tripartition que propose Rocco Sinisgalli en nu (nudus), nu partiel (partim nudus) et nu partiellement voilé (partim uelatus) me paraît beaucoup moins claire44 : comment en effet distinguer la figure partiellement nue de la figure partiellement voilée ? Il me semble que le mot latin uelatus traduit exactement le mot vestito du texte vulgaire et que l’obscurité, si elle existe, vient seulement de ce qu’Alberti sous-entend la présence des figures vêtues, trop évidente, dans un tableau. Enfin, toute ambiguïté est levée si l’on se rapporte à la source d’Alberti, le passage du deuxième livre de l’Institution oratoire où Quintilien justifie le changement de la disposition du discours en prenant exemple de la diversité des figures dans un tableau : Nuda haec, illa uelata sunt, quaedam mixta ex utroque. Quoique Jean Cousin omette de traduire le troisième membre de la phrase45, sa signification ne fait pas de doute : Quintilien témoigne de l’existence, dès l’Antiquité, de trois catégories de figures humaines, nue, vêtue et mixte. C’est pourquoi je propose de traduire le texte d’Alberti de la manière suivante : Qu’il y ait des nus, si c’est convenable ; que quelques-uns se montrent, mêlant chacune des deux techniques, en partie voilés et en partie nus. 41 Émilie Séris, « Dulciter tamen. Douceur et utilité du nu à la Renaissance », in La Douceur dans la pensée moderne. Esthétique et philosophie d’une notion, dir. L. Boulègue, M. Jones-Davies et F. Malhomme (Paris : Garnier, 2016), p. 305-326 (p. 310-311). 42 Cicéron, Off., XXXV, 126. 43 Alberti, De pictura, II, 40. Cf. éd. Grayson (Schefer, p. 172) et éd. Sinisgalli, p. 205-206. 44 Sinisgalli, Il nuovo de pictura…, p. 427, n. 130. 45 Quint., Inst., II, 13, 9, éd. et trad. J. Cousin (Paris : Les Belles Lettres, 1976), t. II, p. 71 : « d’autres sont nus, d’autres sont vêtus ».
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Introduction. Le nu : problèmes de définition
Observons toujours, cependant, la pudeur et la retenue. Que les parties obscènes du corps et toutes celles qui ont peu de grâce soient couvertes d’une étoffe, d’un feuillage ou de la main.
Le nu et le vêtu sont présentés comme des techniques (artes) qui peuvent être combinées entre elles, la solution la plus convenable pour représenter un nu étant manifestement pour l’humaniste une figure mixte. La distinction entre les trois figures d’Alberti paraît s’imposer avec la plus grande évidence dans la Naissance de Vénus de Sandro Botticelli où la déesse nue est placée entre une figure vêtue, l’Heure qui s’apprête précisément à la revêtir, et un couple de figure mi voilées-mi vêtues, les vents Zéphyr et Aura (Fig. 1). C’est peut-être aussi l’une des raisons de l’efficacité de cette image que d’avoir fourni une illustration claire d’une théorie encore neuve et vouée à une immense fortune. Je rejoins cependant Rocco Sinisgalli lorsqu’il identifie la technique mixte aux figures voilées des grâces, notamment dans les peintures de Sandro Botticelli. La préférence d’Alberti pour ce que l’on est tenté d’appeler le « semi-nu » est certes en partie dictée par la convenance : répondant aux cyniques, Cicéron avait montré dans le traité Des devoirs que la pudeur (uerecundia) était naturelle (Off., I, 35). Certaines parties du corps sont laides en elles-mêmes ; c’est pourquoi la nature les a cachées par la pillosité et la décence (decorum) exige qu’on les dissimule pour ne pas incommoder ceux avec qui l’on vit. Légitimée par l’interdit biblique portant sur la nudité (Lévitique, 18, 6-18), la notion de pudeur se complexifie toutefois à la Renaissance et s’élabore jusqu’à devenir une véritable passion46. Mais les motivations de Leon Battista Alberti sont aussi, et peut-être principalement, esthétiques. La figure légèrement voilée réapparaît en effet quand il est question du mouvement dans la composition. La grâce naît précisément, dans la figure à demi-nue, de l’apparition du corps par transparence lorsque le vent presse contre lui le vêtement : De là viendra cette grâce : les côtés des corps que le vent frappe, du fait que les étoffes sont pressées contre le corps par le vent, apparaissent presque nus sous le voile de l’étoffe.47 46 Cf. Dominique Brancher, Équivoques de la pudeur : fabrique d’une passion à la Renaissance (Genève : Droz, 2015). Sur les questions éthiques essentielles de la pudeur et de l’impudeur du nu, qui ne seront pas traitées ici, et sur son rapport complexe avec les convenances je renvoie au volume Le nu dans la littérature de la Renaissance, dir. É. Séris (Tours : Presses Universitaires François-Rabelais, 2022). 47 Alberti, De pictura, II, 45, éd. Sinisgalli, p. 224-225 et trad. Schefer, p. 189 (largement modifiée) : Ex quo gratia illa aderit, ut quae corporum latera uentus feriat, quod panni uento ad corpus imprimantur, ea sub panni uelamento prope nuda appareant.
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Le voile ténu est l’artifice qui permet de signaler le mouvement de la figure ou encore de souligner le dessin du corps par le mouvement imprimé aux vêtements par le vent. Le « presque nu » albertien est précisément la figure de la nymphe ou de la grâce, imitée des poèmes d’Ovide et des bas reliefs antiques, qui a inspiré à Aby Warburg les plus belles pages de ses Essais florentins sur les nymphes et les Grâces de Botticelli dans le Printemps48. Le semi-nu albertien est donc l’application d’un procédé bien connu des sculpteurs antiques, le « drapé mouillé » qui consistait à plaquer le voile sur le corps en simulant l’effet du vent, comme pour la célèbre Victoire de Paionos conservée au Musée archéologique d’Olympie ou le bas relief des Ménades dansant (Florence, Musée des offices)49. Dans ses Carnets rédigés au tournant du xve et du xvie siècle, Léonard de Vinci place l’étude de la figure humaine au centre des préoccupations du peintre. Les préceptes qu’il donne sur les draperies, auquel il pensait consacrer la quatrième partie de son traité de peinture intitulée « Sur les étoffes, la façon de vêtir les figures avec grâce, les habits et la nature des étoffes » (Dei panni e modo di vestir le figure con grazia e degli abiti e nature de’ panni), montrent bien qu’il conçoit le nu en fonction du vêtu. Comme Alberti, il prône l’alternance des figures dans la composition : Ensuite, dispose tes modèles, drapés ou nus, selon l’ordonnance prévue pour ton œuvre ;50
Comme Alberti aussi, il distingue toutefois divers degrés dans le revêtement de la figure. Quand le peintre représente une figure habillée d’un manteau, il ne doit pas laisser apparaître les contours du corps, ou alors il faut qu’ils soient plus larges que nature, car il doit concevoir et prendre en compte l’épaisseur des vêtements intermédiaires entre le manteau et la peau. Les célèbres études de Draperie pour une figure assise 48 Aby Warburg, Essais florentins, « Le printemps », trad. S. Müller (Paris : Klincksieck, 1990), p. 79. Cf. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement (Paris : Macula, 1998), p. 79-83 et Claudia Cieri Via, Introduzione a Aby Warburg (Rome-Bari : Laterza, 2011), p. 49-54. Voir aussi Christoph Pieper, « Lamenting, Dancing, Praising : The Multilayered Presence of Nymphs in Florentine Elegiac Poetry of the Quattrocento », in The Figure of the Nymph in Early Modern Culture, dir. K. Enenkel et A. Traninger (Leyde : Brill, 2018), p. 195-224. 49 Claude Rolley, La sculpture grecque (Paris : Picard, 1999), p. 123-125 et 153-154. 50 Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 26ro, trad. L. Servicen (Paris : Gallimard, 1987), t. II, p. 255.
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(RF fol. 2255r°) ou de Draperie pour une figure debout (RF fol. 1082r° 1082), conservées au musée du Louvre, sont une démonstration virtuose de cet art de suggérer le volume du corps sans en dessiner les contours. Inversement, Léonard n’ignore rien de l’art du semi-nu : pour représenter une nymphe ou un ange, il faut les couvrir de draperies légères qui laissent deviner approximativement leurs formes : Du petit nombre de pli dans les draperies. Comment les figures vêtues ne doivent pas montrer leur forme au point que le manteau semble posé sur la chair. Assurément, tu ne désires pas qu’il la touche, car tu conçois qu’entre eux d’autres vêtements s’interposent, qui empêchent la forme des membres de se révéler et de transparaître sous le manteau. Pour ceux dont tu veux montrer la forme, faisles de telle épaisseur qu’on ait l’impression qu’il y a d’autres vêtements sous le manteau. Toutefois, laisse deviner l’épaisseur approximative des membres dans le cas où il s’agit d’une nymphe ou d’un ange, qu’on représente vêtus de draperies légères poussées et plaquées contre eux par le souffle du vent ; à de telles figures et à des figures similaires, on pourra très bien découvrir la forme de leurs membres.51
On trouve ici ou là des notes se référant au type de la nymphe légèrement voilée, précédemment nommée « semi-nu ». Léonard conseille d’imiter les Grecs et les Latins dans la façon de couvrir les membres, quand le vent ajuste les draperies sur eux (« Sur la manière de vêtir les figures », Del modo di vestire le figure)52. Il prescrit notamment de réduire le nombre de plis aux jointures des membres et de traiter le vêtement différemment en fonction des mouvements du pas, de la course ou du saut et selon que le tissu est transparent ou opaque (« Sur les étoffes volantes ou immobiles », De’ panni volanti o stabili)53. Il est de toute évidence question de figures de danseuses dans un feuillet où Léonard envisage de 51 Léonard de Vinci, Lu fol. 539, McM fol. 569, A fol. 98 (18ro), éd. Vecce, p. 358 et trad. Servicen, t. II, p. 238-239 (complétée et modifiée) : Delle poche pieghe de’ panni. Le figure essendo vestite di mantello non debbono tanto mostrare lo nudo, che ’l mantello paia in su le carni, se già tu non volessi che ’l mantello fusse su le carni ; imperò che tu debbi pensare che tra ’l mantello e le carni sono altre veste ch’impediscono lo scoprire [e ’l parere] la forma delle membra sopra il mantello ; e quella forma di membra che fai discoprire, falle in modo grosse, che gli aparisca sott’al mantello altri vestimenti ; ma solo farai scoprire la quasi vera grossezza delle membra a una ninfa o uno angelo, li quali si figurino vestiti di sottili vestimenti, sospinti et impressi dal soffiare de’ venti ; a questi tali e simili si potrà benissimo far scoprire la forma delle membra loro. 52 Léonard de Vinci, Lu fol. 533, McM fol. 573, éd. Vecce, p. 355. 53 Léonard de Vinci, Lu fol. 535, McM fol. 567, éd. Vecce, p. 365.
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parler « Des vêtements légers des femmes marchant, courant et sautant et leur variété »54 et l’on pense aussi aux Études de danseuses, peut-être réalisées par Léonard de Vinci pour la scénographie d’un ballet55. Avec Pomponius Gauricus, la distinction entre le nu et le vêtu cesse d’être seulement une différence de degré. Dans le traité De la sculpture (1504) l’humaniste napolitain qui s’était, à l’en croire, essayé à l’art de la statuaire durant ses études de philosophie à Padoue, s’intéresse à la représentation de l’homme en soi (ex se). Usant ensuite d’une terminologie aristotélicienne usuelle, il s’efforce de distinguer en lui la substance de l’accident : Pour eux-mêmes, cependant, les hommes sont considérés de deux manières : d’après les signes qui sont inhérents à la substance et d’après ceux qui sont circonstanciels et accessoires. Sont inhérents à la substance l’aspect des membres et du corps tout entier, d’après le visage, l’âge, la démarche, la voix, le souffle. Sont circonstanciels et accessoires l’ornement, le nom, le lieu, le temps et les choses de ce genre. Il y a aussi des signes intermédiaires, la physionomie et le teint, qui tous ont été identifiés par Énée chez sa mère et par Pyrgo chez la céleste Béroë.56
Pour Gauricus, l’aspect d’un homme relève de deux ordres : « ce qui se rapporte à sa substance » (quae cohaerent substantiae) et « ce qui relève de la circonstance » (quae circunstant). Le corps, les membres, le visage, l’âge, la démarche, la voix et le souffle sont des qualités propres de l’homme. Inversement, le costume, le nom, le lieu et le moment sont des accidents et des apparences dont l’homme « est revêtu » (inducuntur). La nudité apparaît donc comme une condition nécessaire pour représenter un homme dans sa substance. On pense en particulier ici à la doctrine des cyniques, qui opposaient la nudité à l’habit comme l’expression de la Léonard de Vinci, Quaderni IV, fol. 15ro, trad. Servicen, t. II, p. 287. Léonard de Vinci, “Trois études de figures de danseuses”, Venise Gallerie de l’Académie. Émilie Séris, « “Comparaison et différence entre peinture et poésie” : Léonard de Vinci et Ange Politien », in Regards humanistes sur les arts, dir. M. Bost-Fievet et S. Charbonnier, Camenae, 6 (2009), http ://saprat.ephe.sorbonne.fr/media/937d50b158b7fee2e753379e52f7be2e/camenae-06-seris-co.pdf. 56 Gauricus, De sculptura, éd. Cutolo, p. 174-176 et trad. Chastel et Klein, p. 134 (largement modifiée) : Ex se uero spectantur homines duplici ratione : ex iis quae cohaerent substantiae et ex iis quae circunstant atque inducuntur. Cohaerent substantiae membrorum ac totius corporis habitus, ex facie, aetate, incessu, uoce, spiritu. Circunstant uero atque inducuntur ornatus, nomen, locus, tempus et eiusmodi. Sunt et media uultus et color, quae omnia Aeneas in matre, Pyrgo in caelesti Beroe pernotarunt. 54 55
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nature à celle de la loi57. Mais Gauricus identifie aussi des caractères intermédiaires entre les propriétés et les accidents : il isole ainsi la physionomie et le teint. Il s’en justifie en donnant pour exemple deux passages de l’Énéide de Virgile, l’un où Énée reconnaît Vénus à sa physionomie dans le visage d’une jeune chasseresse (I, 315-316) et l’autre ou la vieille Pyrgo devine un messager de l’Olympe sous les traits de Beroë (V, 647-649). Ce sont deux cas ou l’apparence du visage est ambiguë puisqu’elle trahit une divinité, renvoyant à une autre substance que celle de la personne présente. Il est possible que Gauricus réserve ainsi certains sujets sacrés représentant la théophanie ou l’incarnation58. Quoi qu’il en soit Gauricus obtient une division des signes corporels en trois catégories, les signes certains qui renvoient à la substance de la personne, les signes intermédiaires qui sont allégoriques et les signes accidentels qui sont trompeurs. À la fin du même chapitre, terminant les préceptes sur la physiognomonie par l’étude du teint, Gauricus reprend à peu de choses près l’énumération des mêmes qualités de l’homme, en s’interrogeant cette fois sur l’aptitude de l’art à les restituer. Il prétend que le nom et les actes de la personne sont donnés par le titre inscrit sur la base de la statue et que les autres qualités sont présentées par les statues elles-mêmes. Il constate que seule la voix ne peut être reproduite par l’artiste. Il semble que la distinction entre substance et accident corresponde dans une certaine mesure à une répartition entre les qualités que doivent présenter les statues elles-mêmes (statuae ipsae praestabunt) et les explications fournies par le titre inscrit sur leur socle (basis explicabit). L’image montrerait alors les qualités propres de la personne, tandis que le texte donné en légende renseignerait sur les accidents que sont le nom de la personne, le lieu et la date où elle a été représentée. La distinction entre nu et vêtu recouvrirait, outre l’opposition entre substance et accident, une division selon les moyens de la représentation, à savoir l’art figuratif et l’écriture. Au xvie siècle, les traités ne mentionnent généralement plus, à propos de la figure humaine, que la double modalité du nu et du vêtu. Par exemple, Paolo Pino cite dans le Dialogue de la peinture (1548), pour illustrer la variété de la composition en peinture, une série de couple de 57 Diogène de Sinope affirmait que « La nudité est préférable à toutes les robes de pourpre » (Epict., E., 1, 24, 7). Voir Marc-Alain Descamps, Le nu et le vêtement (Paris : Ed. Universitaires, 1972), p. 22. Voir aussi l’analyse de l’impudeur de Diogène par Augustin dans le Contra Academicos (Carlos Lévy, « L’Académicien et le Cynique : Augustin et la négation de l’altérité », in DEMONSTRARE – Voir et faire voir : formes de la démonstration à Rome, dir. M. Armisen-Marchetti, Pallas, 69 (2005), p. 195-205 (p. 204). 58 Voir infra, Troisième partie, p. 363-364.
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figures opposées parmi lesquelles les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les nus et les vêtus (nudi, vestiti)59. Comme Alberti et Léonard, il conçoit la figure vêtue comme un nu habillé et donne pour consigne, lorsque l’on dessine un drapé, de laisser deviner le nu qui est dessous : « [La composition] contrefait bien les drapés sans confusion dans les plis, et en suggérant toujours le nu dessous, donne un grand relief au tout, et cela est l’esprit de la peinture »)60. Dans le contexte de la Contre-Réforme, la catégorie du semi-nu semble disparaître ou plus exactement elle se confond peu à peu avec celle du nu, car le nu intégral est exceptionnel61. Les commentaires de l’Arétin sur les nus de Michel-Ange montrent bien que le nu complet est un cas limite. Il le tolère pour la Léda, une œuvre aujourd’hui perdue qu’il loue dans une lettre, peut-être datée de 1542, pour « sa chair si délicate, ses membres si gracieux, sa personne si svelte, son attitude si douce, simple et exquise, et son corps entièrement nu dénudé avec tant de grâce »62. En revanche, en 1545, l’Arétin condamne fermement l’impudeur des nus de la Sixtine, jugeant la nudité intégrale contraire au decorum lorsqu’il s’agit de figures sacrées et d’œuvres exposées dans un lieu saint63. L’écrivain invoque d’une part la comparaison avec la littérature et son propre exemple, rappelant que, même dans des écrits érotiques, les poètes emploient des mots pesés et bienséants ; d’autre part il compare la peinture de Michel Ange avec celle des peintres antiques et cite l’exemple de la Venus pudica de Praxitèle, alléguant que les artistes païens eux-mêmes, lorsqu’ils montraient Vénus nue, lui faisaient cacher de la main les parties honteuses. Après le scandale de la Sixtine, il est probable que le nu intégral soit apparu généralement inconvenant et excessif et que la catégorie du nu ait tendu à s’identifier à celle de la figure mixte définie par Leon Battista Alberti, comprenant toutes les figures partiellement ou légèrement voilées. C’est 59 Paolo Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. P. Dubus (Paris : Champion, 2011), p. 114. Cf. éd. et trad. I. Bouvrande (Paris : Garnier, 2016), p. 268-269. 60 Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Dubus, p. 113 (légèrement modifiée) : ([La compositione] figne ben li drappi senza confusione di pieghe, sempre accenando il nudo sotto, dà gran rilevo al tutto, e quest’è lo spirito della pittura. 61 Sur les ambiguïtés du nu sacré à la Renaissance, voir Élisa de Halleux et Marianna Lora (dir.), Nudité sacrée… 62 L’Arétin, Lettere, II, 5, éd. P. Procaccioli et trad. P. Larivaille, in Sur la poétique, l’art et les artistes (Paris : Les Belles Lettres, 2003), p. 47 : in modo morbida di carne, vaga di membra e svelta di persona, e talmente dolce, piana e soave d’attitudine, e con tanta grazia ignuda da tutte le parti de lo ignudo. 63 Ibid., p. 53-54. On trouve un témoignage approchant dans la Vie de Michel Ange Buonarroti par Giorgio Vasari (trad. Chastel, t. IX, p. 248).
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ainsi qu’Alessandro Allori, lorsqu’il énumère les objets du dessinateur et après avoir mentionné les perspectives, les paysages et les animaux, n’envisage la figure humaine que sous deux modalités, nue aussi bien que vêtue (gli uomini, tanto ignudi quanto vestiti)64. De même, quand Paolo Lomazzo reprend dans son Traité de la peinture (1584) la formule fondamentale d’Alberti, il définit ensemble le nu et le vêtu, mais il passe sous silence l’existence d’une figure mixte. Il ne retient que l’idée selon laquelle la figure vêtue se façonne à partir d’une figure nue et justifie le procédé par la nécessité de respecter les justes proportions du corps : Pour faire une figure vêtue qui soit proportionnée, il convient de la dessiner d’abord nue avec sa vraie proportion, et ainsi elle apparaîtra encore pleine de symétrie, quand on la vêtira, et avec la bonne proportion.65
Il est vrai qu’on trouve encore chez Giovanni Battista Armenini, dans Les vrais préceptes de la peinture (1586), une espèce particulière de figure, intermédiaire entre le nu et le vêtu, quand le vêtement laisse quasiment transparaître le corps. Le peintre de Faenza distingue en effet deux sortes de figures vêtues selon que les tissus sont épais ou fins et il compare le voile le plus léger à la peau nue ou à l’onde sur le sable : « Mais la difficulté de tous les tissus consiste à ce qu’ils tournent bien sur le nu et à ne l’entraver presque en rien, comme le fait la peau sur les os ou bien les eaux sur la forme du sable »66. Le nu et l’écorché Si le nu se définit par rapport au vêtu, il se définit aussi par rapport à l’écorché. Alberti, toujours dans le second livre du De la peinture, alors même qu’il développe la comparaison du nu avec le vêtement, introduit en effet un troisième terme, qui est le squelette, le corps décharné. Le passage a encore donné lieu à diverses lectures et produit des interpré Alessandro Allori, Il primo libro de’ ragionamenti delle regole del disegno d’Alessandro Allori con M. Agnolo Bronzino, I, éd. P. Barocchi, in Scritti d’arte del Cinquecento (Milan-Naples : Ricciardi, 1973), t. II, p. 1944. 65 Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, 6, 3 : Per fare une figura vestita che sia proportionata, convien disegnarla prima ignuda con la sua vera proportione, che cosi riuscira Simmetra ancora quando si vestirà poi con la debita proportione (Milan : P. G. Pontio, 1584), repr. (Hildesheim : Olms, 1968), p. 285. 66 Giovanni Battista Armenini, I veri precetti della pittura, II, 5, éd. M. Gorreri (Turin : Einaudi, 1988), p. 119 et ma trad. : Ma la difficultà di tutti panni consiste che girino bene sopra l’ignudo e non lo impedire quasi niente, nel modo che fa la pelle sopra l’ossa o l’acque la forma della rena. 64
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tations divergentes. Jean-Louis Schefer, donnant le texte latin de 1435, comprend la similitude entre le nu et le vêtu comme l’identité des procédés de fabrication de deux sortes de figures : pour faire une figure vêtue on commencerait par dessiner un nu que l’on recouvrirait de vêtements et pour faire un nu on dessinerait d’abord un écorché que l’on envelopperait de chair et de peau : […] de même que, quand il s’agit de faire des figures vêtues, il faut d’abord dessiner un nu que nous enveloppons ensuite en le recouvrant de vêtement, de même, quand il s’agit de peindre un nu, il faut d’abord disposer les os et les muscles, que l’on recouvre modérément de chairs et de peau, de manière que le spectateur comprenne sans difficulté où se trouvent les muscles.67
Rocco Sinisgalli, quant à lui, comprend l’expression in uestiendo comme l’acte de se vêtir et non celui de représenter une figure vêtue et le verbe subsignare au sens de « connaître » et non de « dessiner » en dessous. De fait, le mot subsignare ne signifie pas seulement « inscrire dessous », mais aussi « rendre compte » d’un état, « répondre » d’un titre, « garantir » un bien. Il ne s’agirait pas d’une comparaison entre deux types de représentation de la figure humaine, mais plutôt d’une illustration de l’émulation traditionnelle de l’art et de la nature. On fabriquerait un nu à l’imitation de l’acte quotidien de l’habillage, comme on enfile ses vêtements, et la traduction du passage pourrait être alors : De même que lorsque l’on s’habille, il faut d’abord connaître le nu pour l’envelopper ensuite en le couvrant de vêtements, de même quand on peint un nu, il faut d’abord placer les os et les muscles, que l’on recouvre modérément de chair et de peau afin que le spectateur comprenne sans difficulté où se trouvent les muscles.68
De plus, Rocco Sinisgalli remarque dans ses notes que le mot cute (« la peau »), n’apparaît pas dans l’édition vulgaire69. Victor Stoichita fait de la disparition du terme « peau » dans la version vulgaire du trai67 Alberti, De pictura, II, 36, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 162-163 (légèrement modifiée) : […] ueluti in uestiendo prius nudum subsignare oportet, quem postea uestibus obambiendo inuoluamus, sic in nudo pingendo, prius ossa et musculi disponendi sunt quos moderatis carnibus et cute ita operias, ut quo sint loco musculi non difficile intelligatur. 68 Cf. éd. et trad. Sinisgalli, p. 192-193. Je donne ma propre traduction. 69 Ibid., p. 416, n. 98 bis.
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té un argument déterminant pour son interprétation du passage70. Cet « oubli » d’Alberti lui paraît révélateur de la conception florentine du nu, qui se fonde sur la construction du squelette et sur le dessin et dans laquelle la peau est perçue comme un obstacle à la vue, par opposition à la conception vénitienne d’un Titien qui réside dans le travail de la chair et de la couleur. Pour Isabelle Bouvrande au contraire, Alberti prépare l’art du coloris vénitien, en faisant de la peau une surface, une texture dont les reliefs jouent dans la lumière et font varier la couleur71. Pour ma part, je retiendrai surtout de cette phrase fondatrice pour la théorie du nu que ce dernier est conçu non seulement en fonction du vêtu, mais aussi simultanément en fonction de l’écorché. Alberti rapproche le nu du vêtu, quoique leur comparaison recèle une dissymétrie : s’il faut un nu pour avoir un vêtu et si, pour faire un nu, il faut un squelette, alors le vêtu requiert deux étapes d’habillage successives. Le vêtu requiert un degré de complication et de travail supplémentaire. D’autre part, le nu apparaît comme un état intermédiaire entre deux termes opposés qui sont le vêtu et l’écorché. Le nu se définit par différence avec le vêtu, mais celui-ci n’est pas la figure qui en est la plus éloignée. Entre les deux extrêmes que sont l’écorché et l’habillé, on devine une multitude d’états où le corps est plus ou moins voilé ou dévoilé. Le nu se situerait quelque part dans cet entre deux, sur une échelle qui varie graduellement du squelette jusqu’à la figure la plus richement parée. Plus clairement qu’Alberti, Pomponius Gauricus, articule le nu et l’écorché. Dans la cinquième partie du traité De la sculpture consacrée à l’animatio de la statue, c’est-à-dire à sa vraisemblance (la mimésis), il oppose le nu (nudus) au dénudé (denudatus). Après avoir encouragé les artistes à observer dans la nature les corps élégants et très beaux, conformément à l’enseignement de Zeuxis à Crotone, et à les agencer pour former le contour d’un corps harmonieux, il donne des prescriptions précises pour la représentation des nus : S’ils ont dessiné des nus, qu’ils aient à disposition des corps nus imitant de la manière la plus précise les gestes qu’ils veulent représenter, desquels ils puissent tirer pour leurs œuvres l’aspect des différents membres, des 70 Victor Stoichita (dir.), Le corps transparent (Rome : L’Erma di Bretschneider, 2013), p. 12-14. Victor Stoichita traduit la fin du passage d’Alberti : « […] en peignant un nu, il faut d’abord disposer les os et les muscles que tu recouvres légèrement de chair et de peau de façon que l’on comprenne sans difficulté où sont les muscles ». 71 Isabelle Bouvrande, Le coloris vénitien à la Renaissance. Autour de Titien (Paris : Garnier, 2014), p. 106-107. Voir infra, Troisième partie, p. 395-396.
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articulations, des nerfs, des veines et des rides – je sais pourquoi vous riez, vous êtes plus malicieux que je ne pensais –. Ces détails apparaissent d’une manière sur les épaules, les muscles, la poitrine, les jambes et enfin tout le corps d’Hercule – il n’est pas permis d’en faire autant pour Hylas – quand il tue l’hydre, d’une autre quand il lutte contre Antée, d’une autre quand il disperse les cornes du taureau, d’une autre encore quand il fait une autre action. Cela a été réalisé cependant avec de la douceur et non comme par celui qui récemment a élevé la statue de Colleoni devant San Paulo : car il a représenté le cheval de façon tellement crue, qu’il ne paraît pas autre chose qu’un cheval mis à nu.72
Gauricus fait ici la critique de l’imitation naturaliste de sculpteurs toscans comme Pollaiuolo ou Donatello, à qui il reproche un excès vulgaire dans la fidélité au réel. Il fait allusion en particulier à la statue équestre du condottiere Bartolommeo Colleoni qui fut réalisée par le sculpteur florentin Andrea del Verrochio entre 1483 et 1488 et qui frappa ses contemporains par sa précision anatomique. L’image est d’autant plus forte qu’il s’agit d’un animal – le cheval – et non d’un être humain : le réalisme anatomique du nu frise la bestialité. L’exemple d’Hercule renvoie aussi probablement aux peintures d’Hercule et Antée et d’Hercule et l’Hydre et à la statue florentine d’Hercule et Antée (Fig. 2) réalisés par Antonio del Pollaiuolo73. Gauricus introduit la notion de douceur (dulciter) pour poser une limite au réalisme et préserver le bon goût74. Celleci suppose chez l’artiste la culture et le discernement qui interdisent de représenter un Hylas comme un Hercule. Elle exige cependant aussi une connaissance assez pointue de l’anatomie pour savoir distinguer avec exactitude quels muscles précisément entreront en mouvement dans telle action précise. Gauricus oppose finalement douceur et crudité, comparant les nus anatomiques de certains artistes à des écorchés. Comme l’ont noté André Chastel et Robert Klein, cette antithèse se confond en partie chez lui avec une opposition entre les Anciens et les Gauricus, De sculptura, V, éd. Cutolo, p. 223-225 et ma trad. : Si nudos, inquam, fecerint nuda et quos uoluerint gestus aptissime imitantia, unde singulorum membrorum iuncturarum, neruorum, uenarum, rugarumque paritionem ad suum opus deducere possint – scio quid ridetis, argutiusculi estis plus quam speraram –. Alia quidem apparent in Herculis – quoniam Hylae non licet – tergo, lacertis, pectore, cruribus ac toto denique corpore, hydram conficientis, alia cum Anthaeo luctantis, alia tauro cornua dissipantis, alia aliter agentis. Dulciter tamen, ac non uti ab eo factum est, qui Coleonum ad Pauli nuper posuit : ille enim, ita ut aiunt, cruditer equum imitatus est, ut non aliud quam denudati equi facies uideatur. 73 Alison Wright, The Pollaiuolo Brothers : The Arts of Florence and Rome (New Haven-Londres : Yale University Press, 2005), p. 75-91 et 334-349. 74 Séris, « Dulciter tamen… », p. 313-315. 72
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Modernes, les Corinthiens étant les représentants d’une beauté idéale et douce face à laquelle les nouvelles fictions des Toscans semblent rudes, grossières et maladroites75. C’est pourquoi l’avertissement de Gauricus a pu passer pour une réaction et une forme d’incompréhension devant l’audace et la modernité des artistes florentins. Toutefois, au-delà d’une opposition stylistique entre deux écoles, la distinction qu’établit Gauricus entre le nu et l’écorché a une pertinence et une raison théoriques. Le nu (nudus) est une qualité essentielle ; le dénudé (denudatus) est le résultat d’un processus, d’une opération achevée. Le dénudé a été habillé et est susceptible de le redevenir car le processus de dénudement est réversible. Mais ce n’est pas seulement une question d’aspect : l’écorché (de-nudatus) est aussi le contraire du nu, le corps dépouillé de sa nudité, le nu défait. Paolo Pino, dans son Dialogue de la peinture (Venise, 1548), reprend à la fois le processus albertien de fabrication du nu par habillage et l’opposition introduite par Gauricus entre le nu et l’écorché. Il utilise cette dernière distinction dans le cadre du débat sur la comparaison des arts et en fait un argument de la supériorité de la peinture sur la sculpture. Selon lui, la première crée le nu en recouvrant le squelette de chair, tandis que la seconde taille la pierre pour trouver le nu qui est à l’intérieur, l’idée dans la matière. Le nu sculpté est en quelque sorte un écorché, alors que la peinture rend un cadavre à la vie. La sculpture procède à rebours de la nature : On trame d’abord le squelette de façon anatomique, puis on le recouvre de chair en distinguant les veines, les ligaments et les membres pour le réduire à son entière perfection par des moyens sûrs. Tandis que le sculpteur procède à rebours, comme les Juifs ont coutume de le faire dans leur écriture. Cet art opère ainsi à l’opposé de la nature, ce qui nous conduit à dire que la sculpture est inférieure à la peinture de la même façon que l’art diffère de la nature. [La sculpture] ne fabrique jamais dans la figure mais à la surface de la pierre qui est peu à peu si réduite et taillée par le maître qu’il retrouve la figure pensée par lui. Si bien que les [peintres] vont en augmentant tandis que les [sculpteurs] vont en diminuant.76 Gauricus, De sculptura, éd. et trad. Chastel et Klein, t. V, p. 202-203. Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 310-311 (édition harmonisée) : Si ordisce prima il cadavero per modo anathomico, poscia si cuopre di carne, distinguendo le vene, le legature e le membra, riducendolo per li veri meggi alla sua integra perfettione ; ma lo scultore va retrogradando alla rebuffa, come ritto Hebraico nello scrivere, e cosi opera l’arte all’opposito della natura, possiam dire che tant’è la scultura inferiore alla pittura, quanto è differentia dall’arte alla natura, e non fabrica mai nella figura, ma nella 75 76
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En réalité, Paolo Pino ne prend en compte que la technique de la sculpture sur pierre, non la statuaire en bronze. Il cite le De pictura d’Alberti, mais semble ignorer la classification des trois espèces de sculpture exposée par celui-ci dans le De statua : la sculpture dans l’argile procède tantôt par ajout, tantôt par suppression, la sculpture dans la pierre uniquement par suppression et la sculpture dans le métal uniquement par ajout77. Bientôt, des théoriciens de la sculpture ne manqueraient pas, comme nous le verrons, de réfuter l’argument de Paolo Pino et de montrer que la sculpture de nu procède elle aussi de l’habillage et non du dépeçage. Le polygraphe vénitien Lodovico Dolce, dans son Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin (1557)78, oppose comme Gauricus le nu à l’écorché (scorticato). Il dénigre les peintres qui se contentent du dessin anatomique des os et des muscles et leur préfère ceux qui savent les « recouvrir » ou les « vêtir » de chair79 : Ceux qui veulent représenter en détail les muscles s’empressent de souligner l’ossature, qu’ils tentent de placer correctement, ce qui est une entreprise louable, mais ils en viennent de fait à peindre des hommes écorchés, ou secs, à l’aspect désagréable. Ceux qui choisissent, au contraire, une figure délicate esquissent les os là où il le faut, mais les recouvrent joliment de chair et emplissent le nu de grâce. De même, si vous me dites qu’on voit à la façon dont un peintre représente les nus s’il connaît ou non l’anatomie, laquelle est indispensable car l’on ne peut composer, ni vêtir les chairs de l’homme sans s’appuyer sur l’ossature, je vous réponds qu’on le voit aussi à la façon dont il place les rehauts et les reliefs. Je conclurai en affirmant qu’un nu gracieux et délicat ravit plus l’œil qu’un nu robuste et musclé, et vous renverrai aux maîtres de l’antiquité, lesquels ont préféré la première catégorie citée.80 superficie della pietra, la qual vien a poco a poco tanta scemata e tagliata dal maestro, ch’egli ritrova la figura intesa da lui, si che li accrescono, e loro diminuiscono. 77 Leon Battista Alberti, De statua, 1-2, éd. et trad. O. Bätschmann et D. Arbib (Paris : Rue d’Ulm, 2011), p. 62-63. 78 Lodovico Dolce, Dialogo della pittura intitolato l’Aretino, éd. M. W. Roskill (New York : New York University Press, 1968), p. 140 et trad. N. Bauer (Paris : Klincksieck, 1996), p. 76. 79 Émilie Séris, « La renaissance du nu antique à Venise : Pietro Bembo et le Titien », International Journal of the Classical Tradition, 18/2 (2011), p. 201-225. 80 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 142 et trad. Bauer, p. 77 : Chi adunque va ricercando minutamente i muscoli, cerca ben di mostrar l’ossatura a luoghi loro : ilche è lodevole : ma spesse volte fa l’huomo scorticato, o secco, o brutto da vedere : ma chi fa delicato, accenna gliossi, ove bisogna, ma gli ricopre dolcemente di carne, e riempie il nudo di gratia. E se voi qui mi diceste, che ne’ ricercamenti de’ nudi si conosce, se il Pittore è intendente della Notomia, parte molto bisognevole al Pittore ; perche senza le ossa non si puo
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Lodovico Dolce reprend la métaphore du vêtement, déjà employée par Alberti, pour décrire la composition du nu et le distingue ici plus nettement encore de l’écorché que de la figure vêtue. L’essentiel du nu résiderait dans le vêtement de la chair, cette dernière strate de la figure dont la réussite seule révèle l’excellent peintre. C’est pourquoi Dolce oppose les nus du Titien à ceux de Michel-Ange, auxquels il reproche leur dureté et leur terribilità81. L’importance donnée au revêtement de la chair explique aussi que Dolce voie en Raphaël l’équilibre entre le dessin et la couleur, la robustesse et la délicatesse, et juge ses nus supérieurs à ceux de Michel-Ange, car il ajoute à l’exactitude anatomique la douceur et la grâce. Giorgio Vasari développe aussi une réflexion sur le rapport entre le nu, le vêtu et l’écorché dans la Vie de Raphaël, lorsqu’il rapporte comment ce dernier a étudié l’art du nu et avec quelles difficultés il a assimilé la beauté des nus et les raccourcis de Michel-Ange. Le biographe précise d’abord que Raphaël, avant de voir les nus de Michel-Ange, n’avait jamais étudié l’art du nu avec l’application nécessaire, mais qu’il avait seulement peint d’après le modèle comme le faisait son maître Pérugin, en y ajoutant la grâce qu’il possédait d’instinct. Vasari oppose donc l’étude du modèle vivant enseignée par le Pérugin et l’étude anatomique des cadavres telle que la pratiquait Michel-Ange : Il s’attacha donc à étudier le nu, comparant les muscles des études d’anatomie et des écorchés avec ceux des vivants, car ceux-ci recouverts par la peau ne paraissent pas les mêmes que dénudés. Il apprit à quels endroits il faut rendre leur moelleuse douceur, comment représenter avec grâce en variant le point de vue les mouvements violents, comment rendre les effets produits par un membre ou le corps tout entier qui se tend, se baisse ou se lève.82 formar ne vestir di carni l’huomo : vi rispondo, che’l medesimo si comprende ne gliaccennamenti e macature. E per conchiudere, oltre che all’occhio naturalemente aggradisce piu un nudo gentile e delicato, che un robusto e muscoloso, vi rimetto alle cose de gliantichi : iquali per lo piu hanno usato di far le lor figure delicatissime. 81 David Summers, Michelangelo and the Language of Art (Princeton : Princeton University Press, 1981), p. 236-241 et Guillaume Cassegrain, Michel-Ange. Origines d’une renommée (Paris : Hazan, 2019), p. 211-218. 82 Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architetti, éd. C. Pini et G. Milanesi (Florence : Le Monnier, 1973), t. IV, p. 375 et trad. Chastel, t. V, p. 220 : Datosi dunque allo studiare gl’ignudo ed a riscontrare i muscoli delle notomie e degli uomini morti e scorticati con quelli de’ vivi, che per la coperta della pelle non appariscono terminati nel modo che fanno levata la pelle ; e veduto poi in che modo si facciano carnosi e dolci ne’ luoghi loro, e come nel girare delle vedute si facciano con grazia certi storcimenti, e parimente gli effetti del gonfiare ed abbassare ed alzare o un membro o tutta la persona.
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Commentant ce passage Victor Stoichita note encore la nécessité de soulever la peau pour voir apparaître l’anatomie du corps humain et y voit un éloge sans réserve de la méthode de Michel-Ange83. Pourtant, la démarche comparative ici décrite est attribuée par Vasari à Raphaël qui s’efforce de faire la synthèse entre l’art du nu du Pérugin et celui de Michel-Ange. Le nu réside précisément dans la mise en relation du corps mort et du corps vivant : il se distingue à la fois de l’écorché (scorticato) ou modèle anatomique et du modèle vivant. D’autre part, ce que Raphaël a tiré de l’étude anatomique, ce sont la douceur de la chair et la grâce, des qualités que l’on ne saurait attribuer aux nus de Michel-Ange et qui, comme il a été dit plus haut, était innées dans le style de Raphaël. Adoptant la méthode anatomique de Michel-Ange, Raphaël étudie précisément le moyen de rendre avec certitude les effets qu’il recherche dans sa propre peinture, à savoir la douceur des chairs et la grâce des mouvements. Enfin, si Vasari conclut à la supériorité de Michel-Ange dans la méthode anatomique, il reproche surtout à Raphaël d’avoir voulu à tort imiter les nus de Michel-Ange au lieu de suivre sa propre manière : si les nus de la voûte du palais d’Agostino Chigi à Trastevere – l’actuelle Farnesina – sont insatisfaisants, c’est qu’ils manquent de cette douceur et de cette grâce qui lui étaient propres84. Plutôt que de chercher à surpasser son rival dans la manière où celui-ci excellait, il eût mieux fait de s’en tenir à des figures vêtues, et Vasari de détailler le rendu des draperies, vêtements et accessoires dans les œuvres de Raphaël. Le nu s’élabore dans une tension entre le cadavre et le modèle vivant, l’écorché dont il retient la « concaténation » (incatenamento) et le vêtu dont il imite, par la chair et la peau, l’élégance et la grâce. Le sculpteur Benvenuto Cellini propose également dans le fragment de son Discours sur les principes et la manière d’apprendre l’art du dessin (1568) une définition du nu par rapport au vêtu et à l’écorché. Après avoir affirmé que le plus bel animal qu’ait jamais créé l’humaine nature est sans conteste l’homme et que toute la valeur de l’artiste réside dans la réussite du nu85, il rapproche, toujours suivant Alberti dans le De pictura, la fabrication des figures nues et des figures habillées : Stoichita, Le corps transparent…, introd., p. 14. Vasari, Le vite…, trad. Chastel, t. V, p. 221. 85 Benvenuto Cellini, Discorso sopra i principii e ’l modo d’imparare l’arte del disegno, in Opere di Benvenuto Cellini, éd. G. G. Ferrero (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1980, p. 829) et Traités de l’Orfèvrerie et de la sculpture, trad. L. Leclanché [1847] augmentée de Discours, rééd. A. Goetz (Paris : École Nationale Supérieure des Beaux Arts, 1992), p. 192. 83 84
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Puisqu’en ces matières toute la valeur qui compte réside en la réussite du nu, masculin et féminin, il faut bien penser que pour y parvenir, et pour que cela se grave dans la mémoire, il est nécessaire de commencer par les fondations. Pour des figures nues, les fondations, ce sont leurs os. De sorte que lorsque tu auras retenu de mémoire la composition d’un squelette, tu ne pourras plus jamais faire d’erreur en exécutant des figures nues ou habillées. C’est déjà beaucoup.86
Toute figure humaine, nue ou vêtue, doit être composée à partir de ces fondations qui s’identifient au squelette. La connaissance de l’anatomie est aussi nécessaire pour faire une figure habillée que pour faire une figure nue : il faut commencer par fabriquer un nu avant de le vêtir. Cellini fait ensuite l’exposé de sa doctrine anatomique en suivant le processus de fabrication du nu : il part des os « avant de les couvrir de chair et de peau »87. Une fois de plus, le nu est défini entre l’écorché, dont il se distingue par la chair et la peau, et le vêtu, auquel s’ajoute le drapé. En effet, dans le Discours sur le dessin, voulant montrer la supériorité de la sculpture sur la peinture, Cellini propose de prendre comme paradigme de son raisonnement le nu, car selon lui toute figure peut y être rapportée : Pour faire un nu en sculpture, une figure vêtue ou quoi que ce soit d’autre – mais raisonnons seulement au sujet d’un nu, parce qu’on peut toujours draper ensuite – le bon sculpteur prend de la terre ou de la cire et commence à modeler une gracieuse figure.88
Pour Cellini toute figure humaine commence par être un nu et la figure habillée n’est autre qu’un nu drapé. Notons que le sculpteur n’exclut pas la possibilité d’autres modes de figure humaine que le nu et le vêtu, mais qu’il s’abstient, en employant une expression indéfinie, de préciser de nouvelles catégories. Par ailleurs, ce qui permet d’identifier 86 Cellini, Discorso sopra i principii…, éd. Ferrero, p. 829 et trad. Leclanché, p. 192193 : Ora, perché tutta la importanza di queste tali virtù consiste nel fare bene un uomo e una donna ignudi, a questo bisogna pensare che, volendogli poter far bene e ridursegli sicuramente a memoria, è necessario di venire al fondamento di tali ignudi, il qual fondamento si è le loro ossa : in modo che, quando tu arai recatoti a memoria una ossatura, tu non potrai mai fare figura, o vuoi ignuda o vuoi vestita, con errori. 87 Ibid., éd. Ferrero, p. 832 et trad. Leclanché, p. 195 : […] avvengaché poi tu gli porrai la sua carne e pelle sopra. 88 Ibid., éd. Ferrero, p. 810 et trad. Leclanché, p. 181-182 : Volendo fare un ignudo di scultura o qualsivoglia altra figura vestita o in altro modo (ma sol voglio ragionare dello ignudo, perché sempre si fanno prima ignudi e poi si vestono), e’ piglia un valentuomo terra o cera, e comincia a imporre una sua graziata figura.
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le nu et le vêtu, c’est la finalité de l’artiste, qui s’efforce de modeler dans les deux cas une figure gracieuse. Dans ses discours, Cellini oppose régulièrement la grâce à l’exactitude anatomique : les figures nues et habillées se distinguent également de l’écorché par leur grâce. Cependant, chez le sculpteur, l’écorché prend aussi un sens symbolique : il cesse parfois de désigner le cadavre disséqué et recomposé pour devenir une métaphore du modèle statuaire, une armature de fer et de plâtre. Il est frappant de constater que l’anatomie de Cellini correspond précisément aux processus de fabrication de la statue, qui consiste à construire une ossature de fer, assembler sur ce support les différentes parties du corps, enduire le tout d’une couche de plâtre, avant l’étape ultime et décisive qui consiste à couler le bronze. Cellini adapte sa doctrine anatomique à sa pratique artistique, faisant coïncider la fabrique du corps humain avec celle de la statue. L’armature métallique correspond à l’ossature, l’enduit de plâtre à la chair et la peau au bronze fondu. Métaphoriquement, la distance est la même de l’écorché au nu que du modèle préparatoire à la statue achevée. De même, Giovanni Battista Armenini conseille au sculpteur qui modèle l’argile ou la cire de fabriquer une armature de bois pour donner rigidité à sa figure, de la remplir de tissus ou de paille pour lui donner des formes et de la couvrir de terre pour faire un nu89. Ainsi, Vénitiens ou Florentins, détracteurs ou admirateurs de Michel-Ange, les théoriciens du nu s’accordent pour reconnaître que le nu anatomique des premiers peintres et sculpteurs de la Renaissance a été une expérience nécessaire, mais aussi une expérience limite. Vincenzo Danti rappelle dans le Traité des proportions parfaites (1567) que, contrairement à l’anatomiste, l’artiste ne doit connaître le corps « intérieur » que pour représenter le corps « extérieur »90. Les définitions du nu données par les théoriciens humanistes nous ramènent à l’importance de l’épiderme91. S’il n’y avait la peau, le corps serait un procédé d’effeuillement sans fin, une superposition de tissus artificiels ou naturels : vêtements, tissus cutanés, membranes… La peau est en quelque sorte une limite tendue entre deux infinis, l’infiniment petit, profond et sombre de l’intériorité du corps et l’infiniment grand, élevé et lumineux du monde extérieur qu’il reflète. Le nu confine à cette surface, il est l’instant ou le corps se Armenini, I veri precetti della pittura, II, 5, éd. Gorreri, p. 117. Vincenzo Danti, Trattato delle perfette proporzioni di tutte le cose che imitare e ritrarre si possano con l’arte del disegno, in Trattati d’arte del Cinquecento, éd. E. Barocchi (Bari : Laterza, 1960), t. I, p. 232-233. 91 Irène Salas, « À la frontière du corps : imaginaire de la peau à la Renaissance » (thèse de doctorat non publiée, sous la dir. de Y. Hersant, E.H.E.S.S, Paris, 2014). 89 90
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laisse saisir dans une forme, une enveloppe qui est à la fois accidentelle comme le vêtement et pourtant essentielle comme les organes vitaux. On condamne à la mort celui à qui l’on ôte la peau et c’est un supplice qui obsède les artistes de la Renaissance, avec les sujets de Marsyas92, de Saint Barthélémy (Fig. 3) ou des martyrs de la bataille d’Otrante en 1480. Mieux, la peau est la spécificité de l’homme, car il est le seul animal à n’avoir pas de poils : le nu est l’homme en propre. Néanmoins, de même que le nu peut être partiellement voilé, il peut aussi être partiellement ouvert. Le nu souffre un lambeau du vêtu (pannus) et tolère la blessure de l’écorché (uulnus). La limite n’est pas étanche et elle désigne l’extérieur et l’intérieur, le dessus et le dessous : le nu s’entre-ouvre et se recouvre.
Les genres du nu Si le premier souci des humanistes a été de distinguer le nu des autres modes de représentation de la figure humaine, le vêtu et l’écorché, le second acte théorique a consisté à le diviser en genres. Comme on vient de le voir plus haut, l’art du nu consiste pour Benvenuto Cellini à « bien faire un homme et une femme nue » (fare bene un uomo e una donna ignudi)93. Presque systématiquement, lorsque le sculpteur énonce un précepte important sur le nu, il précise que celui-ci vaut indifféremment pour le nu masculin ou le nu féminin. Par exemple, dans le discours « Sur la controverse opposant sculpteurs et peintres » rédigé à l’occasion des funérailles de Michel-Ange, Cellini donne pour argument de la supériorité de la sculpture, la durée de travail exigée par la réalisation d’un nu sculpté en comparaison d’un nu peint : Un peintre, avec tout son admirable talent, fera ainsi une figure, avec tout le soin et les études que cela nécessite, en huit jours, je parle d’un nu, masculin ou féminin. Pour cela, un excellent sculpteur, égal dans sa profession à notre peintre, voulant faire un homme ou une femme nus, y consacrera, s’il veut bien le faire, en bronze ou en marbre, une année entière.94 Maurice Brock, « Anatomie d’un tableau : le “Marsyas” de Titien », conférence du séminaire collectif d’histoire de l’art de la Renaissance (CESR-EPHE-EHESS-Paris 1, Paris, 2016). 93 Cellini, Discorso sopra i principii…, éd. Ferrero, p. 829. 94 Benvenuto Cellini, Sopra la differenza nata tra gli scultori e pittori circa il luogo destro stato dato alla pittura nelle essequie del gran Michelagnolo Buonarroti, éd. Ferrero, p. 824 et trad. Leclanché, p. 176-177 : Così questo pittore con la sua mirabil virtù farà una 92
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Cellini présente clairement le nu comme l’un des modes de la figure – manifestement chez lui le mode privilégié – et ressent le besoin de préciser par deux fois, concernant chacune des disciplines que sont la peinture et la sculpture, que le nu est double et qu’il est constitué de deux genres, le nu masculin et le nu féminin. En effet, la réflexion sur les genres était une condition préalable à toute théorie du nu et les humanistes ne pouvaient en faire l’économie. Les représentations du corps masculin dénudé l’avaient emporté dans l’Antiquité avec les athlètes et les éphèbes (kouroi) ainsi qu’au Moyen Âge avec les représentations du Christ et des saints. À la Renaissance, l’intégration du nu féminin avait deux enjeux importants, la variété de la figure humaine et la connaissance du corps humain dans son universalité95. Masculin/ féminin Cennino Cennini, le premier théoricien de l’art de la Renaissance, n’a donné de mesure que pour le corps masculin, alléguant que la femme n’avait aucune mesure parfaite et la plaçant parmi les « créatures irrationnelles »96. Toutefois, lorsqu’il prescrit le procédé technique du nu en statuaire, il s’agit indifféremment d’un « nu entier d’homme ou de femme » (un ignudo intero d’uomo o di donna)97. Rendons lui grâce de distinguer cette fois la femme de l’animal, dont le moulage ne peut être effectué qu’à condition qu’il soit mort ! L’orfèvre florentin Lorenzo Ghiberti, qui n’emploie jamais le terme nudo dans figura, con tutte quelle discipline e studi che se le pervengono, in otto giornate ; e s’intende una figura ignuda, o mastio o femmina, che a fare egli si metta. A questo, un eccellentissimo scultore, simile nella sua proffessione al pittore, volendo egli fare una figura, cioè un ignudo, o mastio o femmina, volendo che sia ben fatto, ne porta, o di marmo o di bronzo, un anno intero di tempo. 95 Nadeije Laneyrie-Dagen, L’invention du corps. La représentation de l’homme du Moyen-Âge à la fin du xixe siècle (Paris : Flammarion, 2006), « La revanche de la femme : la résurrection de la grâce », p. 134-137. Voir aussi Jill Burke, « Il nudo femminile nella vita e nell’arte del Rinascimento », in Doni d’amore : Donne e rituali nel Rinascimento, dir. P. Lurati (Milan : Silvana, 2014), p. 22-31. 96 Cennino Cennini, Le livre de l’art (Il libro dell’arte), trad. C. Déroche (Paris : Berger-Levrault, 1991), LXX, p. 159-160. Voir Laneyrie-Dagen, L’invention du corps…, p. 130 ; Martine Vasselin, « Femmes au miroir, femmes en miroir : les ambiguïtés de la nudité féminine associée au miroir dans les arts du xvie siècle européen », in Réalités et représentations du corps dans l’Europe des xvie et xviie siècles, dir. M.-N. Fouligny et M. Roig Miranda (Nancy : Université de Nancy II, 2011), vol. II, p. 115-141 (p. 119). Voir aussi infra, Première partie, p. 92-93. 97 Cennino Cennini, Il libro dell’arte, éd. F. Brunello (Vicence : Pozza, 1997), p. 203.
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ses Commentaires, ne donnait encore de préceptes que pour la « statue virile » (statua virile)98. C’est donc vraisemblablement Alberti qui, en créant le nu, introduisit simultanément dans la théorie de l’art et légitima la représentation du corps féminin dénudé au nom de la variété et de l’abondance. Dans le livre II du traité De la peinture, exposant la composition des corps et la symétrie, il emploie le terme général homo, qu’il oppose par ailleurs à alia animalia. Il prend soin aussi de donner des exemples de figures masculines ou féminines précisant que chacune doit avoir un traitement conforme à sa dignité. Faisant l’éloge de la variété et de l’abondance dans l’histoire, il oppose non l’homme (homo) à la femme (mulier), mais les époux (uiri) aux matrones (matronae) et les jeunes gens (pueri) aux jeunes filles (uirgines). Il est vrai qu’il n’est pas question ici spécifiquement des nus, mais des figures nues ou vêtues indistinctement. Plus loin cependant, dans le livre III, à propos de la formation du peintre, il condamne les peintres qui ne savent représenter qu’une catégorie de figures. Le topos est ancien et avait notamment été formulé par Horace au début de l’Art poétique, lorsqu’il comparaît les mauvais poètes aux peintres qui n’avaient qu’une spécialité99. Alberti cite alors plusieurs peintres qui excellaient dans la représentation de la femme : Le peintre athénien Nicias peignait les femmes avec une très grande dextérité, mais c’est Zeuxis, à ce qu’on rapporte, qui l’emportait de loin dans la peinture du corps féminin. […] Aurélius, toujours amoureux, n’aimait peindre que les déesses et se plaisait à exprimer dans leurs images les visages de celles qu’il aimait. Phidias cherchait plus à montrer la majesté des dieux que la beauté des hommes.100
Il donne Nicias pour le peintre le plus habile à représenter les femmes vêtues et Zeuxis à les peindre nues. Il a manifestement en tête les anecdotes de Pline sur les premiers nus féminins antiques. L’exemple de Zeuxis, qui disparaît dans la version italienne du traité, fait évidemment référence à la légende de l’Hélène de Crotone. Quant à celui d’Aurélius qui 98 Lorenzo Ghiberti, I commentarii (Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze, II, I, 333), éd. L. Bartoli (Florence : Giunti, 1998), III, XXXVII, 2-4, p. 300-304. 99 Hor., Ars, 14-21. 100 Alberti, De pictura, III, 60, éd. Sinisgalli, p. 264-265 et trad. Schefer, p. 226-228 : Nicias Atheniensis pictor diligentissime pinxit mulieres. At Zeuxim muliebri in corpore pingendo plurimum aliis praestitisse ferunt. […] Aurelius, quod semper amaret, solum deas, in earumque simulachris amatos uultus, exprimere gaudebat. Phidias in deorum maiestate demonstranda, quam in hominum pulchritudine elaborabat.
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donne aux figures des déesses les traits de ses amantes, il évoque le mythe de Phryné modèle des statues de Praxitèle et peut-être même de la Vénus anadyomène d’Apelle. Alberti oppose à ces artistes épris des femmes, Denys qui ne savait faire que les hommes et Phidias qui cherchait plus à montrer la majesté des dieux que la beauté des hommes. Le jugement moral semble incliner vers les derniers, mais finalement tous les artistes antiques sont également blâmés car le peintre humaniste se doit de dépasser les dons particuliers que la nature lui a donnés grâce au travail et à l’étude. De même, pour Léonard de Vinci, le peintre doit être universel et donc capable de représenter l’homme dans toute la variété de ses formes. On sait qu’il projetait d’écrire dans son traité de peinture un livre intitulé « De la figure humaine » (De figura humana), le mot figura désignant selon Domenico Laurenza à la fois la forme externe du corps et ses causes internes101. Léonard a donné dans plusieurs feuillets le plan de ce livre : il consistait dans une description de la conception de l’homme (la génération humaine), de sa croissance (mesures du corps de l’enfant âgé d’un an), du corps de l’homme et de la femme adultes (mesures, complexion, couleur et physiognomonie) et enfin de leur composition interne (veines, nerfs, muscles et os)102. Léonard comptait donc traiter également du corps de l’homme et de celui de la femme103. Par ailleurs, il était fasciné par la gestation intra-utérine et la formation du fœtus et il a probablement fait des dissections de femmes décédées enceintes ou en couche104, comme en témoignent certains de ses dessins105 et un feuillet dans lequel il donne son programme de dissections : Domenico Laurenza, De figura umana. Fisiognomica e arte in Leonardo (Florence : Olschki, 2001), introd., p. XVI. 102 Léonard de Vinci, W fol. 19037v° = KP fol. 81v° (1489-1490). 103 Carlo Pedretti, « L’uomo vitruviano, anche donna » et « Leonardo’s Drawing of Female Anatomy and his Fasciculu medjcine latino », in Leonardo da Vinci’s Anatomical World. Language, Context and « Disegno », dir. A. Nova et D. Laurenza (Venise : Marsilio, 2011), p. 99-108 et 109-130. 104 Domenico Laurenza, Leonardo nella Roma di Leone X (c. 1513-1516). Gli studi anatomici, la vita, l’arte (Florence : Giunti, 2004) et Monica Azzolini, « Exploring generation : context to Leonardo’s anatomies of the female and male body », in Leonardo da Vinci’s Anatomical World…, dir. A. Nova et D. Laurenza, p. 79-97. Sur les origines de la dissection du corps féminin, voir Anna Luppi, « Anatomia mulieris. Alle origini delle dissezioni femmili », in La Bella anatomia. Il disegno del corpo fra arte e scienza nel Rinascimento, dir. A. Carlino, R. P. Ciardi et A. Petrioli Tofani (Milan : Silvana, 2009), p. 53-59. 105 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 12281r° (c. 1508). 101
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Et il faut en faire trois du corps de la femme, qui recèle un grand mystère, l’utérus et son fœtus.106
On sait que Léonard de Vinci, qui fréquentait chirurgiens et anatomistes dans les hôpitaux romains Santo Spirito ou Santa Maria della Consolazione, a été influencé par la médecine grecque107. Le traité De la génération des animaux d’Aristote donnait en particulier au livre IV une théorie de la formation de l’embryon et expliquait la distinction des sexes, ainsi que les monstres et diverses anomalies. Si l’anatomie, aristotélicienne ou galénique, était susceptible de donner un fondement à la distinction entre nu masculin et féminin, c’est dans la physiognomonie tardo-antique que Pomponius Gauricus a trouvé les critères d’une typologie des sexes. Il adapte dans le troisième livre De la sculpture le traité du sophiste juif du ive siècle apr. J.-C. Adamant108 ainsi que le traité anonyme latin109. Les différences sexuelles sont donc expliquées par les caractères respectifs de l’homme et de la femme et chaque particularité physique correspond à un trait de l’âme masculine ou féminine. Certes, sans faire la moindre critique de la misogynie de ses modèles antiques, Gauricus définit le corps féminin négativement par opposition au corps masculin ; néanmoins, il contribue à l’élaboration théorique du nu féminin en focalisant la description sur le corps de la femme et en s’efforçant de préciser une esthétique de la douceur et de la délicatesse : Comparée à l’homme, la femme a toujours la tête plus petite, le corps plus ramassé ; elle a les cheveux plus souples et plus noirs, le visage plus étroit, les yeux plus étincelants et plus éclatants, le cou plus gracile, la poitrine plus faible, les flancs moins musclés, le bassin et les hanches plus replets, les mollets plus charnus, les genoux pour cette raison même, plus rentrés, les extrémités des pieds et des mains comme gonflées. L’ensemble a un aspect plus délicat et plus abandonné. Leur contact est plus 106 Léonard de Vinci, RL fol. 19061r° (c. 1510-1511), in Martin Clayton et Ron Philo, Léonard de Vinci. Anatomie de l’homme, trad. C. Rivolier (Paris : Seuil, 1992), p. 83. 107 Daniel Arasse, Léonard de Vinci (Paris : Hazan, 1997), p. 77-78, 82 et 278 ; Laurenza, De figura umana…, p. 43-44, 96-97 et 139 ; ID., « In Search of a Phantom : Marcantonio della Torre and Leonardo’s late anatomical studies », in Leonardo da Vinci’s Anatomical World…, dir. A. Nova et D. Laurenza, p. 61-77. 108 Les Physiognomonica d’Adamant ont été traduits en latin par Giorgio Valla, De expetendis et fugiendis rebus (Venise : A. Manuce, 1501), puis en français par Jean Lebon, La phisionomie d’Adamant sophiste (Paris : G. Guillard, 1556) ; repr. (Cambridge : Omnisys, 1990). 109 Anonyme Latin, Traité de physiognomonie, trad. J. André (Paris : Les Belles Lettres, 1981), p. 53-54.
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moite, la voix plus faible, le pas plus lent et plus menu, les membres plus gras, le mouvement plus lent.110
Cette opposition entre robustesse et délicatesse, corps musclé et corps charnu, qui trouve son origine dans la physiognomonie, est devenue structurelle pour la théorie du nu111. De plus, pour simpliste et inadéquate qu’elle soit, l’opposition entre les genres donne lieu dès les traités de physiognomonie antique à un jeu de combinaisons et de gradations. Dans le traité de l’anonyme latin notamment, le masculin et le féminin sont des types à l’intérieur desquels se répartissent aussi les animaux : par exemple, le lion et l’aigle sont rapportés au type masculin, le lièvre et la perdrix au type féminin. De plus, l’auteur précise que les signes corporels sont mêlés et contraires et que par conséquent l’on peut trouver des signes féminins chez les hommes et inversement. À la Renaissance, la représentation d’Adam et Ève est évidemment une occasion privilégiée pour les dessinateurs et les peintres d’étudier les similitudes et les différences physiologiques et psychologiques des genres (Fig. 4). Les humanistes, lorsqu’ils décrivent des nus, observent pour leur part le brouillage entre les deux genres dans les figures de certains artistes qui unissent des signes contraires. Par exemple, l’Arétin reconnaît dans une Vénus de Michel-Ange, qui allie des muscles d’homme aux rondeurs de la femme, l’union de la vivacité et de l’élégance propre à susciter à la fois le désir de l’un et l’autre sexe : L’autre, maintenant, est une Vénus aux contours merveilleusement arrondis. Comme cette déesse imprègne de ses propriétés le désir de l’un et l’autre sexe, le sage artiste lui a fait des muscles d’homme dans un corps de femme ; si bien qu’elle est animée de sentiments à la fois virils et féminins, rendus avec un art qui unit l’élégance à la vivacité.112 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 et trad. Chastel et Klein, p. 134 : Femina omnis quam mas est caput minor, corpore pressior, capillos habet molliores nigrioresque, uultum angustiorem, oculo uibrantiores splendioresque, collum gracilius, pectora imbecilliora, latera molliora, ilia coxasque habitiores, suras carnosiores genuaque ob eam ipsam rationem collabantia, extrema pedum manuumque tumidiora, omnem corporis aspectum delicatiorem negligentioremque. Tactus est ei humidior, uox tenuior, gressus tardior ac densior, membra succi pleniora, motus lentior. 111 Quintilien opposait déjà, à propos des auteurs qu’il conseillait de lire aux jeunes orateurs, la robustesse (robur) des uns et la délicatesse (deliciae) des autres (Inst., X, 1, 43). Ces deux valeurs esthétiques étaient associées aux deux sexes et aussi aux deux styles attique et asiatique. 112 L’Arétin, Lettere, II, 5, éd. Procaccioli et trad. Larivaille, p. 47 : L’altra mo è Venere, contornata con maravigliosa rotondità di linee. E perché tal Dea diffonde le proprietà 110
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Le tableau de Vénus et Cupidon, réalisé par Jacopo Pontormo d’après un carton de Michel-Ange, peut donner une idée de cette figure androgyne mêlant robustesse et sensualité113. L’existence de deux genres de nus définis, qui s’identifient à deux caractères moraux antithétiques, mais à chacun desquels sont rapportés une pluralité de signes corporels, permet de composer, grâce à la combinatoire des signes, une multiplicité de figures allant de la plus virile à la plus féminine. La hiérarchisation des signes en fonction des parties du corps entre aussi pour une part dans la complexité de ce système. Le troisième genre Toutefois, dès le Quattrocento, apparaît une troisième catégorie située entre le genre masculin et le genre féminin et dont le contenu, variable, se définit peu à peu après diverses hésitations. Le troisième genre est d’abord produit par un effet de système : les relecteurs attentifs du De architectura de Vitruve sont amenés à interpréter le récit étiologique des trois ordres dans lequel l’architecte romain expliquait l’invention des trois styles de colonnes dorique, ionique et corinthienne par l’imitation du corps nu de l’homme, de celui de la femme et du corps voilé de la jeune fille. Pour les uns, le style médian est le style ionique parce qu’il est à mi-chemin entre la robustesse et l’austérité du style dorique et la finesse et la grâce du style corinthien114. Pour d’autres, c’est au contraire le style corinthien qui est le genre neutre, à l’imitation du corps de la vierge qui n’est pas encore clairement marqué par une identité sexuelle115. La réflexion des humanistes sur le nu a sans doute également été influencée par la méditation poétique contemporaine sur l’hermaphrodite116. Antonio Beccadelli, dit le Palermitain, publie en 1425 à Bologne un recueil de poésies érotiques latines à l’imitation de Catulle qu’il intisue nel desiderio de i due sessi, il prudente uomo le ha fatto nel corpo di femina i muscoli di maschio ; talché ella è mossa da sentimenti virili e donneschi con elegante vivacità d’artifizio. 113 Jacopo Pontormo, Vénus et Cupidon, 1532-1534, Florence, Galerie des Offices. Cf. Guillaume Cassegrain, Michel-Ange…, p. 104-107. 114 Antonio Filarete, Trattato di architettura, VIII, éd. A. M. Finoli et L. Grassi (Milan : Il Polifilo, 1972), vol. I, p. 215. 115 Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegnieria e arte militare, éd. C. Maltese et L. Maltese Degrassi (Milan : Il Polifilo, 1967), vol. I, p. 376. 116 Karl Enenkel, « Salmacis, Hermaphrodite, and the Inversion of Gender : Allegorical Interpretations and Pictorial representations of an Ovidian myth, ca. 1300-1770 », in The Figure of the Nymph…, p. 53-148. Voir aussi Marianne Closson (dir.), L’Hermaphrodite de la Renaissance aux Lumières (Paris : Garnier, 2015).
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tule Hermaphroditus117. Des épigrammes sont composées sur des statues d’hermaphrodite antiques qui suscitent la curiosité118. Au siècle suivant, Paolo Pino applique du reste le thème à la peinture elle-même en comparant les femmes peintres, qui s’arrogent un privilège masculin, à des hermaphrodites119. Pomponius Gauricus, explorant méthodiquement les limites entre les genres, propose une troisième catégorie qu’il appelle le genre neutre (neutrum genus)120. Il place dans ce genre les hermaphrodites dont la bisexualité est un caprice de la nature, les eunuques que l’on a volontairement privé de leur virilité et il semble même envisager la transsexualité. Il est frappant qu’au moment de différencier les deux sexes par des signes certains, il propose l’exemple mythologique de Cénis121 : selon la fable d’Ovide, la jeune Cénis à qui Neptune, après l’avoir violentée, demandait de formuler un souhait, fit le vœu de ne plus jamais être femme et fut ainsi métamorphosée en homme122. Si le développement de Gauricus s’achève par une condamnation morale de l’hybridité, il a le mérite de faire entrer la figure de l’hermaphrodite, et avec lui des créatures hybrides et imaginaires, dans la typologie des nus artistiques, ce que n’avait fait aucun traité d’art avant lui. De plus, la catégorie du « genre neutre » constituait un précédent et réservait une place pour un type de nu promis à une plus grande fortune que l’hermaphrodite, le nu enfantin. En effet, l’enfant était aussi une figure sexuellement ambiguë, mais tandis que l’hermaphrodite restait une curiosité, la figure du putto était appelée à se répandre dans les sujets sacrés comme profanes. Gauricus précise quant à lui qu’il ne parle que de l’adulte et refuse de traiter de l’enfant car sur lui on ne peut rien dire de certain (« De symmetria », 2). Il écarte donc le nu enfantin comme relevant de la seule étude empirique 117 Antonio Beccadelli, Antonii Panhormitae « Hermaphroditus », éd. D. Coppini (Rome : Bulzoni, 1990). 118 Cf. Ange Politien, Liber epigrammaton, « In ermaphroditum », Prose volgari inedite e poesie latine e greche edite e inedite, éd. I. Del Lungo (Florence : Barberà, 1867), p. 221-222. 119 Pino, Dialogo di pittura, éd. Dubus, p. 99-100. 120 Gauricus, De sculptura, éd. et trad. Chastel et Klein, p. 134-135 (légèrement modifiée) : « Le genre intermédiaire, ou si j’ose dire neutre, comprend les hermaphrodites –une sorte de jeu des caprices de la nature– et les châtrés et les eunuques gardiens des femmes » (Medium uero et quodammodo Neutrum genus, Lasciuientis uidelicet naturae lusiones, Hermaphroditi, Virorum Spadones, Feminarum Eunuchi). 121 Ibid., p. 132-134 : « on peut aussi considérer les gens suivant le sexe ; c’est comme lorsque l’on veut savoir, non pas de quels parents quelqu’un est né, mais si Caenus est homme ou femme » (Ex genere autem inspiciuntur homines, non quom quibus quisque sit parentibus ortus, sed quom Mas sit queritur an Femina Ceneus). 122 Ovide, Met., XII, 189-209.
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et se promet seulement d’observer en détail son neveu, si jamais sa sœur lui en donne un… D’autres théoriciens cependant se sont appliqués à prendre en compte dans la théorie du nu le corps humain dans sa croissance. En effet, Alberti avait mentionné parmi les figures donnant de la variété à une histoire les enfants (infantes)123 et notait que « les mêmes membres sont arrondis lorsque nous sommes enfants et, pour ainsi dire, faits au tour et légers, mais qu’ils deviennent avec l’âge plus rudes et presque anguleux »124. Comme on l’a vu plus haut, Léonard pensait consacrer un chapitre de son livre sur la « figure humaine » à la croissance avant de parler de l’homme et de la femme adulte et il comptait y donner plus précisément des préceptes sur les mesures de l’enfant. De fait, on trouve dans ses Carnets des indications sur la spécificité des proportions dans le corps enfantin, notamment concernant le rapport modulaire de la tête aux autres membres : Différence des mesures chez l’enfant et chez l’homme Je trouve une grande différence entre les hommes et les petits enfants dans la longueur qui sépare une articulation de l’autre ; car chez l’homme, l’intervalle entre la jointure de l’épaule au coude, et du coude au bout du pouce, et de l’humerus d’une épaule à l’autre, représente deux fois sa tête ; chez l’enfant une fois seulement, attendu que la nature forme le siège de l’intellect avant celui des esprits vitaux.125
S’il s’agit, comme le laissait entendre le plan du livre « De la figure humaine », des proportions de l’enfant âgé d’un an, c’est que celui-ci présente une isométrie remarquable : la mesure du bras, celle de l’avant bras ainsi que la distance entre les deux épaules sont égales à la mesure de la tête. Léonard justifie la proportion démesurée de la tête chez le jeune enfant par le fait que la nature forme en priorité la partie du corps qui contient l’intellect. Outre les différences de mesure, Léonard s’attache aussi à expliquer Alberti, De pictura, II, 39, éd. Grayson (Schefer, p. 170). Alberti, De pictura, III, 55, éd. Sinisgalli, p. 252 et trad. Schefer, p. 217 : Quin etiam uidemus ut eadem membra pueris nobis rotunda, et ut ita dicam, tornata atque leuia, aetatis uero accessu asperiora et admodum angulata sint. 125 Léonard de Vinci, Lu 266, éd. Vecce, p. 252 et ms. 2038 Bib. Nat. fol. 29ro, trad. Servicen, vol. II, p. 262 : Delle differenti misure ch’è dalli putti alli uomini. Tra li uomini et i puttini trovo gran differenzia di lunghezze da l’una all’altra giontura, imperò che l’uomo ha dalla giontura della spalla al gomito, e dal gomito alla punta del dito grosso, e dall’un omero della spalla all’altra due teste per pezzo, e’l putto n’ha una, perché la natura [ci] compone prima la grandezza dela casa dell’intelletto, che quella delli spiriti vitali. 123 124
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pour quelles raisons anatomiques les enfants ont des articulations plus fines et des membres plus charnus proportionnellement que les adultes126. Il propose à cette occasion une analyse du phénomène de la croissance. Il consacre des pages de dessins entières au seul nu enfantin notamment lorsqu’il travaille au projet de Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant127. Albrecht Dürer, distingue plus nettement encore trois types de figures pour lesquelles les rapports de proportions sont différents et dont il traite séparément dans les Quatre livres des proportions du corps humain, l’homme, la femme et l’enfant : « et nous avons décidé d’exposer ces règles pareillement pour l’homme et pour la femme, et pas moins pour les images des enfants » (Atque haec similiter in uirilibus ac muliebribus nec non puerorum imaginibus exponere decreuimus)128. Il élabore donc des schémas et des règles graduées distinctes pour les trois genres de figures. Il étudie très précisément l’anatomie de l’enfant et traduit ses spécificités en termes mathématiques : par exemple, chez l’enfant, la tête représente un quart de la hauteur totale du corps, contre un huitième pour un homme et pour une femme adultes129. Cette division du nu perdure jusqu’à la fin du xvie siècle : Giovanni Paolo Lomazzo divise encore le premier livre de son Traité de la peinture consacré à la proportion en trois sections successives sur le corps viril, le corps de la femme et celui de l’enfant (fanciullo)130. La théorisation du maniérisme a contribué aussi pour une part à la classification des nus. Lodovico Dolce est probablement celui qui a formalisé avec le plus de soin l’art du nu en peinture. Dans le Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin, il distingue d’abord deux « modes » de représentation de l’homme, nu (nudo) ou vêtu (vestito), et définit ensuite différentes « manières » de faire le nu : Léonard de Vinci, Lu fol. 265, éd. Vecce, p. 252. Léonard de Vinci, « Étude pour Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant », c. 1506, inv. 257, Venise, Galerie de l’Académie. 128 Albrecht Dürer, De symmetria partium in rectis formis corporum humanorum libri, trad. latine J. Camerarius (Nüremberg : A. Dürer et H. Formschneider, 15321534) ; repr. (Oakland : Octavo, 2003), III, fol. A2vo. Cf. Albrecht Dürer, Vier Bücher von menschlischer Proportion (Nüremberg : H. Formschneider, 1528), III, fol. O1ro, éd. B. Hinz (Berlin : De Gruyter, 2011), p. 169 : Ich behandele dieses im folgenden an Figuren von Mann, Weib und Kind sowie weiterem. 129 Dürer, Vier Bücher von menschlischer Proportion, I, fol. F1ro-F4ro, éd. B. Hinz, p. 79-85. Cf. Berthold Hinz, « Dürer : “Natürlicher” Akt versus Mensch “aus der Mass” », in Menschenbilder. Beiträge zur Altdeutschen Kunst, dir. A. Tacke et S. Heinz (Petersberg : Imhof, 2011), p. 17-31. 130 Lomazzo, Trattato dell’arte…, I, 8-18. 126 127
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Alors, il nous faut considérer l’homme de deux façons : nu et vêtu. Si nous le dessinons nu, nous pouvons le représenter de deux manières : musclé, ou délicat. Il est à noter, à ce propos, que des peintres appellent cette délicatesse « douceur ».131
Dans un premier temps, Lodovico Dolce n’énonce que deux manières, opposant les nus musclés ou recherchés de Michel Ange aux nus gracieux ou délicats de Raphaël. Pourtant la notion de douceur, d’abord identifiée à la délicatesse, s’en dissocie parfois au cours du dialogue au point de constituer une troisième manière. Il apparaît alors que les manières du nu correspondent à une typologie physiologique, la division entre nu enfantin, nu masculin et nu féminin : Je laisserai de côté ce qui relève de l’Histoire (dans laquelle Raphaël imita si bien les écrivains, que souvent le jugement des connaisseurs pousse à croire que ce peintre a mieux peint les choses qu’eux ne les ont décrites, ou du moins qu’ils ont rivalisé d’égal à égal) ; mais pour parler de la convenance, Raphaël ne s’en est jamais départi, car il fit des putti pareils à des putti, c’est-à-dire doux et tendres, et attribua aux hommes la robustesse qui leur convient, aux femmes une juste délicatesse. »132
La douceur (morbidezza) est la manière qui convient à la représentation du corps de l’enfant, la robustesse (robustezza) à celui de l’homme et la délicatesse (delicatezza) à celui de la femme133. Raphaël est désormais présenté comme le peintre qui a excellé dans toutes les manières de l’art du nu. Le thème des âges de la vie, souvent représenté à la Renaissance, apparaît comme un prétexte pour différencier ces trois types de nus : par exemple, dans les Trois âges de la vie, Titien travaille en particulier la représentation du nu enfantin (Fig. 5)134. 131 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 140 et trad. Bauer, p. 76 (légèrement modifiée) : Ora habbiamo a considerar l’huomo in due modi, cioè nudo e vestito. Se lo formiamo nudo, lo possiamo far di due maniere : cioè o pieno di muscoli, o delicato : laqual delicatezza da Pittori è chiamata dolcezza. 132 Dolce, Dialogo della pittura …, éd. Roskill, p. 160 et trad. Bauer, p. 86 : Per lasciar da parte cio che richiede all’Historia (in che Rafaello imitò talmente gli Scrittori, che spesso il giudicio de gl’intendenti si move a credere, che questo Pittore habbia le cose meglio dipinte, che essi discritte ; o almeno, che seco giostri di pari,) e parlando della convenevolezza, Rafaello non se ne dipartì giamai : ma fece i putti putti, cioè morbidetti e teneri : gli huomini robusti, e le donne con quella delicatezza, che convien loro. 133 Séris, « La renaissance du nu antique à Venise… », p. 203. 134 Titien, Les trois âges de la vie, 1512, Royaume Uni, Galerie Nationale d’Écosse, Bridgewater Collection Loan.
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Toutefois, les différentes manières du nu se définissent aussi en fonction des affects qu’ils suscitent chez les spectateurs. La peinture, comme l’a dit l’Arétin au début du traité, doit émouvoir. Les nus obéissent donc également à un critère de classification éthique. Pour Dolce, il existe deux sortes de nus, ceux qui suscitent la terreur et ceux qui suscitent le plaisir. L’opposition entre les nus de Michel-Ange et ceux de Raphaël ne recouvre pas seulement le choix entre deux techniques qui sont le dessin et la couleur, ils prennent en compte la puissance émotive de la représentation du corps : Il faut préciser que Michel-Ange a pris du nu la forme la plus recherchée, la plus empreinte de terribilità, et que Raphaël a choisi la plus agréable et la plus gracieuse. C’est pourquoi certains ont comparé Michel-Ange à Dante, et Raphaël à Pétrarque. […] Je vous dis que Raphaël savait exécuter toutes les sortes de nus, et que Michel-Ange ne parvient à l’excellence que pour une seule d’entre elles. En outre, les nus de Raphaël sont plus plaisants. […] Raphaël a fait des nus de toutes sortes, agréables et recherchés, pleins de terribilità, bien que plus tempérés et plus doux par leurs gestes. Mais il leur a donné également politesse et délicatesse, puisqu’il avait des mœurs polies et délicates, de sorte que ses figures étaient aimées de tous.135
La préférence de Dolce pour les nus de Raphaël trouve donc une justification morale, corroborée par l’êthos même du peintre. Néanmoins, une fois encore, Raphaël apparaît comme l’artiste complet qui est capable de maîtriser toutes les « sortes » de nus et même de les combiner en tempérant la terribilità par la douceur136. On notera que Lodovico Dolce a glissé du terme maniera vers celui de sorte, quand il s’agit de définir les nus en fonction des passions représentées. On sait l’influence de la Poétique d’Aristote, publiée en traduction latine par Giorgio Valla à Venise en 1498, sur le milieu littéraire et artistique de la cité au xvie siècle. Thomas Puttfarken137 a montré l’impor135 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 172 et trad. Bauer, p. 90 (modifiée) : Ma è da avertir, che Michel’Agnolo ha preso del nudo la forma piu terribile e ricercata, e Rafaello la piu piacevole e gratiosa. Onde alcuni hanno comparato Michel’Agnolo a Dante, e Rafaello al Petrarca. […] Io vi dico, che Rafaello sapeva far bene ogni sorte di nudi, e Michel’Agnolo riesce eccellente in una sola : & i nudi di Rafaello han questo di piu, che dilettano maggiormente. […] Rafaello ne ha fatto di ogni sorte, e di piacevoli, e di terribili e ricercati, benche con atti piu temperati e piu dolci. Ma naturalemente è stato vago di pulitezza e di delicatezza ; si come era etiandio pulitissimo ne’ costumi, in guisa che non meno fu amato da tutti, di quello, che a tutti fossero grate le sue figure. 136 Cf. André Chastel, La Crise de la Renaissance (Genève : Skira, 1968), p. 93-94. 137 Thomas Puttfarken, Titian & tragic painting. Aristotle’s Poetic and the Rise of the Modern Artist (New Haven-Londres : Yale University Press, 2005).
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tance de la théorie de la catharsis sur la pensée critique des polygraphes vénitiens et sur l’œuvre d’un peintre comme Titien138. Mon hypothèse est que Lodovico Dolce, qui était helléniste et fut l’auteur de plusieurs tragédies, s’est efforcé d’appliquer les catégories exposées au début de la Poétique aristotélicienne à la représentation artistique de la figure humaine afin de doter le nu d’une théorie. Dolce fait référence à plusieurs reprises à Aristote au début de son dialogue et l’Arétin donne en exemple la Poétique pour convaincre Fabrini que les beaux esprits sont capables de juger d’arts qu’ils n’ont point pratiqués : Aristote n’a-t-il pas traité de la poésie sans être poète139 ? Plus loin, Dolce se réfère encore à la Poétique d’Aristote pour l’ordre de la composition, appliquant au tableau les préceptes enseignés par Aristote aux auteurs de tragédies et de comédie140. De fait, la définition de la peinture formulée par l’Arétin est conforme à l’esthétique aristotélicienne : la peinture n’est pas autre chose que l’imitation de la nature, et plus particulièrement des affections de l’âme141. Aristote avait convoqué lui-même la comparaison entre poésie et peinture en faisant de l’imitation des actions humaines la finalité de la poésie et il était extrêmement tentant de chercher dans les préceptes d’Aristote pour la représentation dramatique ceux d’une représentation du corps humain nu en action. Lodovico Dolce prend soin de réinscrire son propos, à chaque moment fort de la théorisation du nu, dans le cadre du paragone. Tantôt, il compare Michel Ange à Dante et Raphaël à Pé138 L’attribution de la catharsis à Aristote est aujourd’hui discutée : voir notamment Jean-Charles Darmon, Littérature et thérapeutique des passions : la catharsis en question (Paris : Hermann, 2011) et Claudio W. Veloso, Pourquoi la Poétique d’Aristote ? Diagogè (Paris : Vrin, 2018). Il semble de plus en plus probable que la théorie de la catharsis soit une élaboration des humanistes, comme l’ont montré Teresa Chevrolet, « “Che cosa è purgare ?” : la catharsis tragique d’Aristote et les poéticiens italiens de la Renaissance », Études Épistémè, 13 (2008), p. 37-68 ; Déborah Blocker, « Élucider et équivoquer : Francesco Robortello (ré)invente la catharsis », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 33 (2004) en ligne, et Virginie Leroux, « Tragique et tragédie : la réception de l’héritage aristotélicien dans les poétiques néo-latines de la Renaissance », in Renaissances de la tragédie : la Poétique d’Aristote et le genre tragique, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, dir. G. M. Rispoli et M.-A. Zagdoun (Naples : Giannini, 2013), p. 309335). J’ai eu l’occasion d’étudier l’influence de ces nouvelles théories sur les tragédies de Lodovico Dolce et sur son esthétique : « Les tragédies de Lodovico Dolce : de la uis à la terribilità », in Seneca tragicus : VIR, VIS, VIOLENTIA, VIRTUS, VIRAGO. La virilité et ses déclinaisons dans le théâtre de Sénèque et chez ses émules de Mussato à nos jours, dir. B. Charlet-Mesdjian et C. Flicker (Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, à paraître). 139 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 104 et trad. Bauer, p. 59. 140 Dolce, Dialogo della pittura…, trad. Bauer, p. 68. 141 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 96 et trad. Bauer, p. 55-56.
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trarque, tantôt il affirme que Raphaël a égalé, voire surpassé tous les écrivains pour ce qui est de l’histoire. L’auteur du Dialogue de la peinture admet comme Aristote que la peinture et la littérature ont une même fin, l’imitation des actions humaines, mais diffèrent par leurs moyens142 : le peintre imite par les lignes et les couleurs, tandis que l’écrivain utilise les mots143. Les critères aristotéliciens du moyen, mais aussi de l’objet, du mode et du genre opèrent dans la progression du dialogue et permettent à Lodovico Dolce de définir peu à peu l’art du nu. La première distinction proposée par Dolce porte selon ses propres termes sur le « mode » de représentation de la figure humaine. Il est tout à fait probable que le théoricien de la littérature et dramaturge qu’est Dolce ait en tête le critère aristotélicien des modes, narratif et mimétique ou dramatique. S’établirait alors un parallèle entre les deux modes de représentation picturale de l’homme, nu ou vêtu, et les deux modes de représentation poétique. Cette correspondance aurait pu être facilitée par le fait qu’il existe dans la peinture de nu, comme dans la représentation poétique des actions humaines, un mode mixte. L’épopée homérique est l’exemple le plus fameux d’une combinaison de récits et de dialogues au style direct montrant les personnages en action. Or, de même, comme on l’a vu, depuis les premières définitions du nu chez Alberti, il existe un nu mixte, mi voilé mi dénudé. La nécessité pratique de mélanger les deux modes ne pouvait que pousser à la comparaison avec les modes littéraires. Il n’est sans doute pas nécessaire d’aller plus loin dans la comparaison et le seul parallèle entre modes poétiques et modes picturaux pouvait suffire à justifier un rapprochement. Néanmoins, il se peut aussi que Dolce ait voulu lui donner une pertinence plus grande et on aimerait trouver une équivalence plus précise entre les termes. Ne pourrait-on faire encore l’hypothèse que le récit correspond au vêtement et le drame, le personnage en acte, au nu ? Dans ce cas, l’habit serait l’équivalent du travestissement donné au fait par le narrateur, tandis que la nudité révèlerait les passions du personnage. En effet, après avoir traité longuement du nu, Dolce en vient à l’homme vêtu : l’art du vêtement consiste principalement dans la convenance c’est-à-dire à conformer l’habit aux usages des nations et des conditions. Il importe notamment de prêter attention à la qualité des étoffes car leurs plis varient selon qu’elles sont de velours, de lin ou de gros gris144. Le récit présente de même le per Arist., Poet., 1447a8. Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 96 et trad. Bauer, p. 55. 144 Dolce, Dialogo della pittura…, trad. Bauer, p. 80. 142 143
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sonnage à travers la médiation d’un narrateur qui le situe, socialement et culturellement, dans l’intrigue et donc le revêt d’une condition. Enfin, à propos de la couleur, Lodovico Dolce approfondit la distinction entre les deux modes de représentation de l’homme, nu et vêtu145. Ce sont deux choses bien différentes de savoir imiter les chairs et de savoir imiter la couleur des tissus et toutes les sortes de matières. La difficulté majeure de la peinture réside dans la douceur des chairs, c’est-à-dire l’art du clair-obscur ou de la « ronde bosse » qui permet de varier sans heurt les couleurs. L’opposition entre vêtu et nu laisse alors place à une opposition entre l’ornement froid, mort et inutile, et l’émotion qui seule donne vie à la peinture. Au portrait codé et travaillé à l’excès s’oppose un nu en mouvement, plein de vie et de passion. Il semble bien que la préférence de Dolce pour le nu soit due à ses virtualités mimétiques et dramatiques, par opposition à une figure vêtue prisonnière de la narration historique et étroitement soumise à toutes les convenances qui régissent le récit. L’éloge du Titien, à la fin du dialogue, va encore dans ce sens : le peintre vénitien suit la nature si bien que ses figures « sont vivantes, semblent bouger et leurs chairs trembler » et que « jamais il n’a exécuté d’ornements affectés »146. Ainsi, la distinction entre nu et vêtu correspondrait à deux modes de traitement artistique de la figure humaine aussi radicalement différents que les modes poétiques, le récit et le drame, et la prééminence du nu serait à mettre en rapport, chez Lodovico Dolce du moins, avec celle du théâtre dans les poétiques aristotélicienne et horatienne. D’autre part, les manières ou sortes du nu ont chez Dolce la même ambiguïté que les genres poétiques chez Aristote. Ils correspondent à la fois à des objets différents et au caractère des poètes. Aristote divise comédie et tragédie selon le critère de l’objet (les hommes de qualité et les hommes bas), mais aussi selon la nature des poètes (les auteurs graves et les auteurs légers)147. Au quatrième chapitre de la Poétique, il affirme qu’à l’apparition de la tragédie et de la comédie, chaque poète a été entraîné par sa nature vers l’une ou l’autre sorte de poésie148. De même, pour Lodovico Dolce, la préférence pour les nus musclés ou gracieux dépend à la fois de l’objet (homme, femme ou enfant) et du tempérament du peintre. Il fait dire à l’Arétin que les différentes manières naissent des Ibid., p. 81-83. Ibid., p. 96. 147 Arist., Poet., 1448b20. 148 Ibid., 1449a2. 145 146
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diverses complexions et humeurs des hommes et que chacun suit la manière à laquelle il est enclin naturellement149. Même flou sur les manières chez Dolce que sur les genres chez Aristote : on a en théorie affaire à une multiplicité de sortes, mais elles sont polarisées car rapportées ou bien à la catharsis avec les affects de terreur et de pitié ou bien au rire et à l’agrément conformément à l’opposition entre la tragédie et la comédie. Pour Dolce, l’expression des passions devient l’un des soucis principaux des artistes comme des écrivains et la catharsis, la purgation des passions par leur représentation publique, est considérée comme une fonction essentielle de l’art. Le spectacle de la nudité étant propre entre tous à éveiller de violentes émotions, de répulsion ou de désir, de pitié ou d’admiration, il importe en effet de codifier la représentation du nu afin d’orienter ou de canaliser les affects de celui qui le contemple. Lodovico Dolce distingue alors les « nus terribles » et les « nus agréables », faisant de Michel-Ange le maître dans l’art de réaliser les premiers et de Raphaël l’expert dans les seconds. Toutefois, il affine sa classification d’une part en définissant les uns par les concepts de « terribilità » et de « recherche » et les autres par ceux d’« agrément » et de « grâce » ; d’autre part, il suggère que le peintre parfait, à l’exemple de Raphaël, mais plus encore du Titien qui a retenu la leçon des deux maîtres florentins et que le dialogue se donne pour fin de placer au-dessus de Michel Ange, doit être capable de pratiquer toutes les sortes de nus. Dolce ouvre ainsi la voie d’une classification des nus en fonction des affects qu’ils suscitent chez le spectateur, selon des catégories poétiques et rhétoriques telles que plaire, émouvoir, apitoyer, terrifier.
Les parties de l’art Symétrie, anatomie, physiognomonie Un troisième élément de définition du nu à la Renaissance consiste dans la division des parties de cet art. Alberti, qui traite principalement de la représentation de la figure humaine dénudée à propos la composition des membres dans le second livre du traité De la peinture, embrasse sans les distinguer clairement les questions de la symétrie du corps humain, de la disposition des os et des muscles et du mouvement du corps et de l’âme. L’importance de la digression sur le mouvement semble ré Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 158 et trad. Bauer, p. 84.
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véler la primauté que l’humaniste donne à l’expression des caractères et des passions. Léonard de Vinci propose une division plus claire dans son plan du livre sur la figure humaine : les chapitres sur le corps de l’homme et de la femme devaient traiter successivement de leurs mesures, de leur complexion, de la couleur et de la physiognomonie150. D’autre part, le peintre prévoyait de consacrer un dernier chapitre entier à leur composition interne, qui se divisait selon le schéma de l’anatomie antique en veines, nerfs, muscles et os. C’est l’étude anatomique qui paraît chez lui prédominer dans la formation et le travail de l’artiste, mais elle n’exclut en aucun cas l’étude des proportions du corps ou de la physiognomonie. Au contraire, le plan du traité De la sculpture de Pomponius Gauricus, essentiellement voué à la réalisation de la statue humaine, nue ou vêtue, comprend, après une introduction générale sur l’art et l’artiste, une partie sur la symétrie et une sur la physiognomonie, mais l’auteur se dispense de tout exposé sur l’anatomie. Le chapitre intitulé « l’animation » (De animatione) qui traite de la mimèsis ou imitation de la nature aurait pu lui être consacré, mais comme nous l’avons vu plus haut Pomponius coupe court au développement sur le nu anatomique en critiquant sévèrement les sculpteurs anatomistes toscans et en condamnant l’écorché. Il conclut au bout d’une page qu’il en a suffisamment dit sur cette partie de l’art « que Donatello jugeait la plus importante » et qu’il assimile soudain au dessin (designatio)151. Dans ses Vies, Giorgio Vasari loue peintres et sculpteurs pour différents points de leur doctrine ou de leur art, les uns comme Andrea Mantegna ou Andrea del Pollaiuolo pour leur maîtrise de l’anatomie, les autres comme Raphaël ou le Titien pour la grâce des attitudes et le rendu de la chair par les couleurs. Cependant, sa défense du Jugement dernier de Michel-Ange présente une synthèse de sa théorie du nu car il y établit d’une part que le maître florentin a concentré sa recherche sur le principal objet de l’art, à savoir le corps humain, délaissant les autres registres considérés comme mineurs, et d’autre part qu’il y a excellé, inaugurant la grande voie du nu : Il suffit de dire que dans la pensée de cet homme extraordinaire il ne s’est agi que de montrer la perfection et l’harmonie du corps humain dans la diversité de ses attitudes, et en outre les mouvements passionnels et ceux qui comblent l’âme, content de s’en tenir à ce registre – où il l’emporte sur tous les artistes – en montrant la route du grand style, du nu et la Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19037vo et K fol. 81vo (1489-1490). Gauricus, De sculptura, éd. et trad. Chastel et Klein, p. 206-207.
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science du dessin. Ainsi a-t-il finalement facilité l’accès à cet art dans son principal objet, le corps humain.152
Pour Vasari, l’art du nu consiste à montrer dans une figure trois choses différentes, l’harmonie du corps humain (les proportions), la variété de ses attitudes (la diversité anatomique) et les émotions de l’âme qui l’animent (la peinture des passions). Le nu est la figure qui réunit et qui lie ces trois aspects, en dépit de leurs antagonismes. Notamment, il existe une tension entre l’exigence de symétrie et l’observation des particularités anatomiques. L’artiste excellant dans l’art du nu doit donc maîtriser chacune des trois parties de l’art que sont la symétrie, l’anatomie et la physiognomonie et les équilibrer dans la pratique. D’autre part, le nu est ici associé au grand style et au dessin, par opposition aux couleurs (charme des couleurs, diversité des tons et des ombres). Si Vasari célèbre en Michel-Ange l’artiste qui a ouvert la voie la plus noble, il nuance cependant son jugement à la fin du passage : il suggère que d’autres artistes sont parvenus aussi à la perfection par un autre chemin. La solidité et la fermeté du dessin de Michel-Ange l’ont conduit à ignorer certaines subtilités dans l’art de la couleur qui auraient pu apporter à ses nus plus de nuances. Selon les artistes, les chemins privilégiés du dessin ou de la couleur peuvent également mener à la réalisation du nu. Les derniers traités d’art du xvie siècle confirment la tripartition générale de l’art du nu. Giovanni Paolo Lomazzo divise, dans le Traité de l’art de la peinture (1584) puis dans l’Idée du temple de la peinture (1590)153, l’art en sept parties qui sont la proportion, le mouvement, la couleur, la lumière, la perspective, la composition et la forme154. Dans le second traité, plus synthétique, les trois premières parties de la peinture sont appliquées précisément à la représentation du corps humain : les chapitres 24 à 28 développent l’art de composer, d’animer et de mettre Vasari, Vite scelte, éd. A. M. Brizio (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1978), p. 422-423 (= Florence : Giunti, 1568) et trad. Chastel, t. IX, p. 246 : Basta che si vede che l’intenzione di questo uomo singulare non ha voluto entrare in dipignere altro che la perfetta e proporzionatissima composizione del corpo umano ed in divertissime attitudini ; non sol questo, ma insieme gli affetti delle passioni e contentezze dell’animo, bastandogli satisfare in quella parte di che è stato superiore a tutti i suoi artefici e mostra la via della gran maniera e degli ignudi e quanto e’ sappi nelle difficultà del disegno ; e finalemente ha aperto la via alla facilità di questa arte nel principale suo intento, che è il corpo umano. 153 Giovanni Paolo Lomazzo, Idea del tempio della pittura (Rome : Colombo, 1947). 154 Gerald M. Ackerman, The structure of Lomazzo’s Treatise on Painting (Princeton : Princeton University Press, 1964) et « Lomazzo’s Treatise on Painting », The Art Bulletin, 49/4 (1967), p. 317-326 ; Barbara Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato dell’Arte della Pittura : Color, Perspective and Anatomy (Leyde : Brill, 2017), p. 78-84. 152
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en couleur les corps humains. Le primat est donné à la symétrie du corps qui occupe encore les chapitres 34 à 36. Le chapitre 36 établit des rapports certains, fondés sur l’astrologie, entre les proportions du corps et les mouvements ou affects. Le mouvement est par ailleurs ce qui produit l’émotion (commovimento) des spectateurs que Lomazzo appelle aussi furia et terribiltà de la peinture (ch. 20)155. Si Lomazzo n’aborde l’anatomie que dans la dernière partie du Traité de la peinture, il lui accorde davantage de place dans l’Idée du Temple de la peinture (ch. 8) et Barbara Tramelli a montré récemment l’influence de Vésale et de Léonard de Vinci sur le discours anatomique de Giovanni Paolo Lomazzo156. Le jésuite Antoine Possevin donne dans le chapitre XXIII de sa Tractatio de Poesi et Pictura (Rome, 1593) une liste des disciplines qui sont nécessaires au peintre : il s’agit de l’arithmétique – à laquelle il adjoint la géométrie et l’optique – et de la philosophie – en particulier la philosophie morale, l’anatomie et l’histoire157. D’une part, la peinture emprunte à la géométrie la règle, le compas, les lignes, les proportions et tout ce qui lui permet d’établir la symétrie. Citant Pline l’Ancien (XXXV, 36, 67-68 et 75), Possevin donne pour exemple de maîtrise de la symétrie les peintres Parrhasios et Eupompe. La peinture tire aussi des raisonnements de l’optique, par lesquels elle peut estimer comment apparaissent les corps placés au loin, évaluer les ombres et les lumières, représenter le contour des corps de façon à promettre ce qui est derrière eux. D’autre part, la philosophie morale porte secours au peintre lorsqu’il s’agit de peindre l’âme, d’exprimer tous les sentiments, notamment les états affectifs troubles et changeants. Possevin prend ici pour garant Horace en citant la célèbre formule sur l’union de l’utilité à la douceur (Ars poetica, 343). La peinture trouve encore d’admirables ressources dans l’anatomie et plus particulièrement dans les livres de Galien sur la fonction des parties du corps. Quant à l’histoire, elle est invoquée à la fin comme source de la peinture car celle-ci doit être science du vrai et non du vraisemblable. De Leon Battista Alberti à Antonio Possevino, se dessine une division de l’art concernant la représentation de la figure humaine, notamment dénudée, qui se fonde principalement sur trois sciences, les mathématiques, la médecine et la philosophie morale. Les humanistes Lomazzo, Idea del tempio della pittura…, p. 109. Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, p. 174-209. 157 Antonio Possevino, Bibliotheca selecta. Qua agitur de Ratione studiorum (Rome : Typographia Apostolica Vaticana, 1593) et Tractatio de Poesi et pictura ethica, humana et fabulosa collata cum uera, honesta et sacra (Lyon : J. Pillehotte, 1595). 155 156
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ont élaboré leurs théories du nu à partir des pensées sur le corps héritées de l’Antiquité158, transmises et développées par le Moyen Âge : pour l’homme de la Renaissance le corps est encore un « signe », un livre ou une carte à déchiffrer, qui renvoie au moins à trois autres réalités que ce qu’il donne immédiatement à voir. Il est un microcosme en analogie avec la totalité du monde ; il est le symptôme du fonctionnement interne de l’organisme ; il est l’expression de la vie de l’âme. Le corps, défini par l’enveloppe de la peau, est une limite, mais aussi une voie d’accès qui tantôt réfléchit l’extérieur, le cosmos, tantôt s’ouvre sur l’intérieur, qu’il s’agisse de l’intimité organique ou de l’intériorité de l’âme, qui est elle-même intermédiaire entre l’homme et le ciel. Les humanistes ont combiné les doctrines sur le corps, déjà solidaires les unes des autres dans l’Antiquité, que sont l’harmonie, l’anatomie et la physiognomonie et qui sont souvent représentées par trois autorités, récurrentes dans les traités d’art, l’architecte Vitruve, le médecin Galien et le philosophe des passions Aristote. À la Renaissance, « le nu » existe donc sans conteste et il est à la fois un microcosme, une fabrique du corps et un signe de l’âme. Le nu et les nudités L’étude approfondie des théories humanistes du nu est une occasion opportune, sinon une étape nécessaire, pour répondre aux interrogations et aux doutes de la critique actuelle sur le genre du nu. Alors même que les expositions se multiplient sur ce thème159, la critique d’art peine à le définir précisément, surtout à une époque où l’idée même de genre fait problème. En effet, la définition qu’avait proposée l’historien de l’art Kenneth Clark et qui faisait autorité depuis près d’un demi-siècle a été profondément ébranlée. Le nu a éclaté en une multitude de nudités relatives au point de vue, aux codes de la pudeur, aux pulsions qui président à la genèse des œuvres ou à leur réception160. Toute étude sur le nu est redevable à l’ouvrage pionnier de Kenneth Clark (The Nude, Washington, Princeton University Press, 1956)161, qui a offert à la fois la première analyse embrassant les nus dans l’art depuis l’Antiquité et la première définition théorique de notre objet. Comme 158 Francis Prost et Jérôme Wilgaux (dir.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006). 159 Thomas Kren, Jill Burke et Stephen J. Campbell (dir.), The Renaissance Nude (Los Angeles : Paul Getty Museum, 2018). 160 Cf. Giorgio Agamben, Nudités, trad. M. Rueff (Paris : Rivages poche, 2019). 161 Kenneth Clark, Le nu, trad. M. Laroche (Paris : Hachette, 2008), t. I, p. 19-56.
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il est bien connu, l’historien de l’art distingue dans son introduction la réelle nudité (nakedeness), qui est « l’état de celui qui est dépouillé de ses vêtements… transi et sans défense », du Nu (Nude) qui est une « forme d’art idéale », un « corps re-formé »162. À la « masse des corps dévêtus » qui suscite déception et consternation, il oppose le nu considéré non comme « organisme vivant », mais comme « dessin », et dont les parties constituent des « entités simples » et ayant entre elles des « relations claires »163. Cette distinction posée, Kenneth Clark avait pris le parti de bannir la nudité, susceptible d’éveiller des associations « embarrassantes », et de ne considérer que le second, ce Nu « équilibré, épanoui et assuré de lui-même ». S’il reconnaît que l’« émoi érotique » influence inévitablement notre jugement sur la « forme pure », le nu à proprement parler doit être en soi un « sujet sérieux de contemplation »164. C’est pourquoi ce ne peut être qu’un phénomène historiquement et géographiquement localisé, apparu au ve siècle av. J.-C. autour du bassin méditerranéen, et en sont exclues diverses représentations de corps nus jugés trop ordinaires, comme celles des estampes chinoises et japonaises165, ou horrifiantes comme celles des artistes du « Nord gothique » à la Renaissance. Cette définition n’a pas résisté à la critique de la psychanalyse ni des sciences humaines166. La première critique, partielle, qui a été opposée à Kenneth Clark est venue des gender studies qui se sont interrogés sur l’identité, en particulier sexuelle, du sujet qui peint et qui observe le nu. Ces études ont dénoncé le rapport de pouvoir exprimé par le nu féminin, dans lequel la femme nue est un objet passif idéalisé par le regard masculin. Richard Leppert propose au début de son ouvrage également intitulé The nude, une étude synthétique de l’état de la question167. Prenant acte de la critique du gender, il propose une nouvelle étude du nu qui non seulement prend soin de distinguer le nu féminin du nu masculin, mais aussi tient compte de la différence d’âge puisqu’elle commence par une partie sur la représentation de la jeunesse. Il a ainsi donné une place nouvelle au genre du nu Ibid., p. 19. Ibid., p. 22. 164 Ibid., p. 27-28. 165 Cf. François Jullien, Le nu impossible (Paris : Seuil, 2005). 166 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, crauté (Paris : Gallimard, 1999) et Richard Leppert, The nude. The Cultural Rhetoric of the Body in the Art of Western Modernity (Boulder : Westview, 2007). 167 Gill Saunders, The Nude : A New Perspective (Londres : Herbert Press, 1989) et Leppert, The Nude…, p. 8-16. 162 163
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enfantin, dont le développement est peut-être plus révélateur encore de l’époque moderne que celui du nu féminin. Une critique plus radicale de la thèse de Kenneth Clark a été fournie par la psychanalyse. Georges Didi-Huberman a, dans un essai brillant et perspicace, réfuté l’opposition théorique posée entre le « Nu » et la « nudité ». Il interprète en termes freudiens le refus de la gênante et empathique nudité et le refoulement du désir suscité par la chair et par le corps féminin : il reconnaît dans l’idéalisation du corps grâce au disegno – ce dessin qui est cosa mentale – un processus caractérisé d’« isolation » visant à « séparer forme et désir », un mécanisme de défense, typique de la névrose obsessionnelle, face au tabou du toucher168. Le critique d’art reproche aux historiens de l’art et aux iconologues d’avoir revêtu le nu d’au moins trois voiles : le « vêtement littéraire » – les sources –, le « vêtement de marbre » – le modèle statuaire – et le « vêtement d’idées » – les concepts philosophiques. Il les accuse encore d’avoir « révoqué la nudité du nu » pour ne prendre en compte que « ses fonctions littéraires, monumentales ou métaphoriques ». Au « symbolisme du nu » et à son revêtement soigneux sous une abondance de textes sources, Georges Didi-Huberman oppose donc la « phénoménologie de la nudité », ouvrant à côté de l’étude trop souvent privilégiée de la nudité idéale, de nouvelles perspectives d’analyse sur les nudités « impure » et « cruelle », ou encore « coupable » et « coupée », notamment celles des martyres ou des femmes violentées. Il a littéralement « ouvert » le Nu pour déployer des nudités multiples et il a revalorisé les représentations du corps les plus troubles, qui avaient été négligées jusqu’alors. Il semble donc aujourd’hui que le « nu » comme construction idéale ait éclaté pour revenir à une multitude de nudités particulières, des « nudités inquiètes » comme les appelle Yves Hersant, qui reflètent les incertitudes de la critique et l’état de crise de son objet169. Comme nous venons de le voir, la théorie de l’art de la Renaissance atteste pourtant avec certitude l’existence d’un concept du nu et elle produit des éléments solides pour élaborer sa définition. Nous pouvons nous établir sur les prémisses suivantes : premièrement, le nu est un mode de représentation de la figure humaine, également distinct du vêtu et de l’écorché ; deuxièmement, le nu comprend trois genres, masculin, féminin et enfantin ; troisièmement, l’art du nu consiste dans la symétrie, l’anatomie et la physiognomonie et la conjonction de ces trois doc168 Didi-Huberman, Ouvrir Vénus…, p. 16-25. Cf. Brancher, Équivoques de la pudeur…, « la nudité du nu », p. 652. 169 Yves Hersant, compte rendu du livre de G. Didi-Huberman (Ouvrir Vénus…), Critique, 667 (2002), p. 957-967.
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trines est nécessaire à la réalisation d’un nu. Confrontées à ces quelques préceptes, les contradictions de la critique moderne trouvent un nouvel éclairage. Kenneth Clark avait négligé le nu enfantin et centré la définition du nu sur l’idée d’harmonie, confondant en partie le nu avec l’idéal. Richard Leppert a eu raison de rappeler la spécificité des nus masculin et féminin et de donner plus d’importance au nu enfantin. Georges Didi-Huberman, bientôt conforté par les travaux d’Andrea Carlino ou de Victor Stoichita, a montré le rôle essentiel de l’anatomie dans l’art du nu, révélant des perspectives d’analyse très fécondes. Cependant, à trop vouloir rapprocher le nu du dénudé ou encore de l’écorché, il a perdu de vue sa complicité avec le vêtu. Ainsi, comme l’a justement noté Yves Hersant, il cite le De pictura à titre de preuve pour définir la « nudité ouverte » quand Alberti, comme nous venons de le voir, fabrique au contraire le nu comme on habille une poupée170. À la cécité du symbolisme qui voile le nu, on pourrait opposer l’aveuglement d’une phénoménologie qui s’illusionne de ses propres découvertes, quand elle ne fait elle-même que recouvrir les nus de langage, et qui ignore qu’à la différence de la nudité réelle le nu artistique est une fiction, c’est à dire un processus de confection et d’habillage. Comme le rappelle Bernard Vouilloux, « Le nu trahit la nudité en la formalisant »171. Si le discours sur l’art voile le nu, c’est aussi parce qu’il participe de cette opération, en verbalisant certains procédés, en restituant partiellement son travail de construction symbolique. Nous savons maintenant que les nudités ouvertes ou meurtries ont elles aussi des significations métaphoriques ou allégoriques. L’analyse des planches anatomiques de la Renaissance par Roberto Ciardi dans son livre intitulé la Bella anatomia montre bien comment l’étude anatomique d’un écorché, voire même d’un squelette, joint à l’observation scientifique une interprétation métaphorique, à la fois poétique, littéraire et mythologique172. Assimiler le nu à l’écorché, c’est oublier encore que l’anatomie elle-même, depuis Aristote procède à la fois des deux méthodes que sont l’analyse et la synthèse et qu’André Vésale recourt à l’une et à l’autre dans sa Fabrique du corps humain. Enfin, ni Kenneth Clark ni ses récents détracteurs n’ont suffisamment pris en compte, me semble-t-il, la part de la philosophie morale et de la doctrine de la physiognomonie dans la théorie du nu. Clark, par postu Hersant, ibid. Vouilloux, Le tableau vivant…, p. 266. 172 Roberto P. Ciardi, « Anatomia : esercizio e mito », in La Bella anatomia…, dir. A. Carlino, R. P. Ciardi et A. Petrioli Tofani, p. 29. 170 171
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lat, écartait de la définition du nu les affects susceptibles de troubler sa contemplation et le limitait à l’expression de deux passions contraires, « le pathos » ou « l’extase ». Ces détracteurs ont cherché dans la psychanalyse des outils pour rendre compte des émotions multiples – désirs ou répulsions – suscitées par les nus, ignorant délibérément les théories anciennes sur les passions et sur leur représentation artistique. Or, la psychologie et la poétique d’Aristote ainsi que la physiognomonie tardo-antique fournissaient aux théoriciens de l’art de la Renaissance des préceptes aptes à une codification des affects mis en mouvement par le nu. Les humanistes ont inclus pour une large part dans la théorie du nu les règles de sa réception et de ses effets émotionnels sur le spectateur. En examinant ce qu’était un nu pour les humanistes, nous espérons mieux comprendre quelles sont les conditions de possibilité du nu en art : d’où vient que l’image d’un corps dénudé peut devenir une représentation, une illustration du genre humain dans son universalité ? Quel statut les différents théoriciens accordent-ils à cette image ? Est-elle une idée, une forme, une figure… ? Nous proposons d’étudier comment les humanistes ont trouvé dans les mathématiques, dans la médecine et dans la philosophie morale des Anciens les fondements de leurs théories du nu.
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PREMIÈRE PARTIE LA SYMÉTRIE
LE NU COMME MICROCOSME
Le nu, dans les théories artistiques de la Renaissance, est un corps mesuré, géométrisé, rationnalisé. Leon Battista Alberti se définit au début du traité De la peinture par rapport au mathématicien (« nous emprunterons tout d’abord aux mathématiciens les éléments qui nous semblent concerner notre sujet »)1 et Léonard de Vinci avertit son lecteur de ne lire ses préceptes que s’il est mathématicien lui-même2. Le symbole le plus évident de cette volonté de mettre le corps au carreau est sans doute le célèbre voile intersecteur dont Leon Battista Alberti se prétend l’inventeur3 et que Léonard de Vinci préconise précisément pour le dessin de nu : Manière d’apprendre à bien poser une figure. Veux-tu t’habituer à donner à tes figures des poses correctes et bonnes, fixe entre ton œil et le modèle nu un châssis ou un métier, divisé en car-
Alberti, De pictura, I, 1, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 72-73 : a mathematicis ea primum, quae ad rem pertinere uidebuntur, accipiemus. Voir aussi l’édition de Rocco Sinisgalli, Il nuovo De pictura…, p. 46. Alberti précise ensuite qu’il parle moins en mathématicien qu’en peintre (« non ut mathematicum sed ueluti pictorem »), mais cette affirmation lui a été contestée par Paolo Pino : « Leon Battista Alberti, peintre florentin et non des moindres, fit un traité de peinture en langue latine, lequel relève plus des mathématiques que de la peinture, encore qu’il promette le contraire. » (Paolo Pino, Dialogo di pittura, trad. Bouvrande, p. 209 et commentaire p. 109-112). Cf. trad. Dubus, p. 73. 2 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19118ro : « Non mi legga che non è matematico nelli mia principi ». Voir Martin Kemp, Lezioni dell’occhio : Leonardo da Vinci discepolo dell’esperienza (Milan : Vita e pensiero, 2004), p. 136-140. 3 Alberti, De pictura, II, 31-32. 1
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rés au moyen de fils, et reproduis d’un trait léger les mêmes carrés sur le papier où tu veux dessiner ce nu […].4
Le procédé, illustré par une gravure d’Albrecht Dürer, consiste à interposer entre le regard du peintre et le modèle vivant un châssis tendu de fils qui le divisent en carrés égaux et à reproduire le quadrillage sur le support du dessin de manière à tracer une figure qui imite fidèlement le modèle observé5. Le passage du modèle nu réel, qu’il soit une statue antique ou un modèle vivant, au nu en art suppose la médiation d’une représentation géométrique et abstraite, matérialisée ici par le dispositif quadrillé. Léonard qui, plus que tout autre, soumet l’art à l’observation de la nature, stipule l’étude des proportions et des dimensions du corps afin d’accorder la raison avec les effets de la nature6. Les théoriciens de l’art humanistes se sont fondés sur les idées antiques d’harmonie, de symétrie et de proportion7. Ils ont trouvé dans la lecture des Anciens la conviction qu’il existait un ordre, une loi qui gouvernait l’univers dans sa totalité et dans chacune de ses parties, en vertu de laquelle tous les corps étaient réglés entre eux et avec le cosmos par des rapports certains8. Le corps humain en particulier était une imago mun4 Léonard de Vinci, Lu fol. 97 ; A fol. 104 (24) ; Richter fol. 523, éd. Vecce, I, p. 189-190 et trad. Servicen, II, p. 251-252 : A imparare a far bene un posato. Se ti voi suefare bene ai retti et boni posati delle figure, ferma un quadro over telaio, drento riquadrato con fila, infra l’occhio tuo e lo nudo che ritrai, e quei medesimi quadri farai su la carta dove voi ritrarre detto nudo sottilmente […]. 5 Albrecht Dürer, « Artiste dessinant une femme couchée », gravure extraite des Instructions sur la manière de mesurer [Nüremberg : H. Formschneider, 1525], trad. J. Bardy et M. van Peene (Paris : Flammarion, 1995). Sur l’usage du voile intersecteur, voir Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer [1943], trad. D. Le Bourg (Paris : Hazan, 2012), p. 380 ; Hubert Damisch, L’origine de la perspective (Paris : Flammarion, 1987), p. 49 et Bertrand Prévost, Peindre sous la lumière. Leon Battista Alberti et le moment humaniste de l’évidence (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013), p. 32-33. 6 Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 26ro, trad. Servicen, t. II, p. 255 : « Ensuite, dispose tes modèles, drapés ou nus, selon l’ordonnance prévue pour ton œuvre ; fais les proportions et dimensions en rapport avec la perspective ; ainsi, il ne restera aucune partie de l’œuvre qui ne soit conseillée par la raison et par les effets de la nature. » 7 Eva Tea, La proporzione nelle arti figurative (Milan : Vita e pensiero, 1945) ; Erwin Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations [1955], trad. M. et B. Teyssèdre (Paris : Gallimard, 1969), « L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », p. 55-99 et Mary-Anne Zagdoun, La philosophie stoïcienne de l’art (Paris : CNRS Éditions, 2000), « Le corps humain et le beau », p. 90-95 (p. 91). 8 Sur la notion très complexe d’harmonie, voir notamment Léo Spitzer, L’harmonie du monde : histoire d’une idée [1963], trad. G. Firmin (Paris : Éd. de l’Eclat, 2012) ; Dominique Proust, L’Harmonie des sphères (Paris : Seuil, 2001) ;
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di, un microcosme, et par conséquent un lieu d’observation et un objet privilégié pour l’étude de la loi universelle. Pour autant, ils disposaient de définitions multiples de la symétrie et de la proportion, notamment dans les textes de Platon (Phèdre, 264b ; Philèbe, 64e), d’Aristote (Métaphysique, M3, 1078a35-b6 ; Rhétorique III, 9, 1409b ; Poétique, 1450b351451a6), de Cicéron (Tusculanes, IV, 30-31) ou de Vitruve (De architectura, I, 2). Appliquées au corps humain, les conceptions stoïcienne, néoplatonicienne ou aristotélicienne de la beauté comme symétrie allaient produire à la Renaissance des théories du nu sensiblement différentes. De plus, les humanistes avaient hérité de représentations du corps très anciennes qui associaient le corps humain à des figures géométriques ou à des mesures numériques. Principalement, quatre schémas corporels pouvaient servir de base à l’élaboration d’une théorie mathématique du nu : le cercle, les nombres, la sphère et le canon.
I. Les schèmes anciens de l’harmonie du corps Le cercle Dès Homère, le corps fournit un modèle de l’harmonie du cosmos sous la forme archaïque d’un schème circulaire et infini9. La structure physiologique du corps humain est une sorte d’articulation dynamique qui maintient les membres du corps dans la figure du cercle grâce à une force de cohésion musculaire. C’est sur ce mode aussi que sont conçus le monde ainsi que la pensée et le langage qui l’expriment. De même, au ve siècle, les premiers physiciens conçoivent le corps humain sur le schéma Anne-Gabrièle Wersinger, La sphère et l’intervalle. Le schème de l’Harmonie dans la pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon (Paris : Millon, 2008) ; Pierre Caye, Florence Malhomme, Goia M. Rispoli et Anne-Gabrièle Wersinger (dir.), L’harmonie entre philosophie, science et arts, de l’Antiquité à l’âge moderne (Naples : Giannini, 2011) ; Florence Malhomme et Elisabetta Villari (dir.), « Musica corporis » : savoirs et arts du corps de l’Antiquité à l’âge humaniste et classique (Turnhout : Brepols, 2011) ; Vincent du Sablon, Le système conceptuel de l’ordre du monde dans la pensée grecque à l’époque archaïque : timè, moira, kosmos, thèmis, dikè chez Homère et Hésiode (Louvain-Paris-Walpole : Peeters, 2014). 9 Wersinger, La sphère et l’intervalle…, p. 47. Voir aussi Guillemette Bollens, La logique du corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2000) ; Gregory Nagy, Plato’s Rhapsody and Homer’s Music, The Poetics of the Panathenaic Festival in Classical Athens (Washington-Cambridge : Harvard University Press, 2002) et Sylvie Galhac, « Ulysse aux mille métamorphoses », in Penser et représenter le corps…, dir. F. Prost et J. Wilgaux, p. 15-30.
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du cercle. Chez Empédocle, la structure du cosmos, tout comme celle du poème De la nature lui-même, est un réseau hydraulique circulaire et répétitif à l’image du système vasculaire humain10. Chez Anaximandre, l’apeiron, la sève universelle qui est à l’origine de l’univers, qui contient toutes les espèces du vivant, qui à la fois est apparentée à la mer et qui se manifeste dans le corps humain par les larmes ou la sueur, est encore de structure circulaire11. Les nombres Les théoriciens de la Renaissance connaissaient bien aussi la théorie attribuée aux pythagoriciens de l’harmonie comme rapport numérique parfait et permanent entre les parties du tout12. Ils pouvaient lire dans la Métaphysique les passages où Aristote attribue aux pythagoriciens la formule selon laquelle « l’ensemble du ciel est nombre » et où il leur reproche d’affirmer que les êtres sont des nombres, alors que selon lui ce sont les nombres qui entrent dans la constitution des êtres13. D’après Aristote toujours, les pythagoriciens relevaient des concordances entre les nombres et les parties du ciel ainsi que la mise en ordre du monde dans sa totalité et ils les harmonisaient14. Le monde et toute la réalité environnante, selon eux, pouvaient donc se mesurer et s’exprimer par des quotients de nombres entiers naturels ou nombres rationnels, auxquels ils attribuaient un caractère sacré. L’harmonie, qui est la loi d’organisation immanente à l’univers, ne régit pas seulement les relations entre les sphères ; elle se manifeste aussi dans l’architecture et la sculpture puisque l’édifice et le corps humain sont des images du monde. Conçue comme un certain rapport numérique, la beauté accorde l’artisan et le spectateur de son œuvre par une commune faculté de discernement rationnel. Il n’est pas exclu non plus que la mise en relation de la science des nombres et de l’astronomie par les Pythagoriciens ait reposé sur l’idée d’un corps mondial, rythmé comme par les pulsations d’un cœur unique : Philo Jean Frère, « Le cosmos d’Empédocle et le triomphe de la vie (Autour de l’usage répétitif des formules-images) », Philosophia, 30 (2000), p. 231-235. 11 Ibid., p. 180. Sur Anaximandre, voir Marcel Conche, Anaximandre (Paris : Presses Universitaires de France, 1991). 12 Alain Petit, « Harmonies pythagoricienne et héraclitéenne », Revue de philosophie ancienne, 13/1 (1995), p. 55-66 et Jean-Luc Périllié, Symmetria et rationalité harmonique. Origine pythagoricienne de la notion grecque de symétrie (Paris : L’Harmattan, 2005). 13 Arist., Met., A5, 986a20 et N2, 1090a20-24. 14 Ibid, A5, 986a1-6. 10
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laos, auteur d’un traité De la Nature, se représentait sans doute le cosmos sur le modèle d’un corps vivant15. La sphère La cosmologie platonicienne développait de même l’analogie entre le corps humain et celui du monde16. Pour Platon la structure du cosmos est mathématique et repose sur la proportion musicale17. L’harmonie qui gouverne l’âme du monde rend raison de toutes les analogies entre les êtres et notamment de celle qui existe entre le corps humain et le corps du monde. Dans le Timée (31b-34b), Platon décrit la création du « corps du monde » comme un assemblage d’éléments premiers, euxmêmes formés à partir de figures géométriques régulières, les triangles. Le « démiurge » les organise en un tout selon les lois de la proportion, si bien que l’harmonisation des corps solides est un « vivant » parfait et unique (il ne se reproduit pas et est exempt de vieillesse et de maladie) et dont la forme est une sphère parfaite, homogène, égale de toutes parts depuis son centre, complète et autarcique (il n’a besoin ni de mains pour se nourrir ni de pieds pour se déplacer)18. La figure de la sphère est du reste aussi en accord avec la métaphore artisanale de la création du monde : le démiurge est un potier qui a façonné le monde au tour et l’a poli19. Le corps céleste est conçu par analogie et par différence avec le corps de l’espèce mortelle, dont la structure est également expliquée partiellement par la géométrie (69c-76e). Le démiurge a formé la moelle en mêlant avec symétrie les quatre éléments, eux-mêmes formés à partir des triangles premiers. Il a façonné l’encéphale, destiné à recevoir la semence divine, en figure sphérique, comme le corps du monde. Si la tête des êtres Wersinger, La sphère et l’intervalle…, p. 212. Jérôme Laurent, La mesure de l’humain selon Platon (Paris : Vrin, 2002). 17 Luc Brisson, Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon (Paris : Klincksieck, 1973) ; Luc Brisson et F. Walter Meyerstein, Inventer l’univers : le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques (Paris : Les Belles Lettres, 1991), en part. p. 34-38 ; Anne-Gabrièle Wersinger, Platon et la dysharmonie (Paris : Vrin, 2001) et « Platon et les figures de l’Harmonie », in Musica rhetoricans. Musique et rhétorique de l’Antiquité à la Renaissance, dir. F. Malhomme (Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2003), p. 9-20 ; Thomas K. Johansen, Plato’s natural philosophy : a study of the « Timaeus » – « Critias » (Cambridge : Cambridge University Press, 2004) ; Marcello Caelo, Il mondo nello specchio del Timeo (Rome : Carocci, 2006) ; Alexandre Nevsky, Voir le monde comme une image : le schème de l’image mimétique dans la philosophie de Platon : « Cratyle », « Sophiste », « Timée » (Bern : Lang, 2011). 18 Cf. Procl. Diad., Comm. Tim., I, 388, 7-9. 19 Jackie Pigeaud, L’art et le vivant (Paris, Gallimard, 1995), « Le regard du créateur », p. 55-57. 15 16
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vivants est fragile, c’est que le démiurge a voulu pour eux une existence brève. Le mythe de l’androgyne, dans le Banquet, renforce l’assimilation du corps humain à la figure de la sphère tout en justifiant sa relative inadéquation à celle-ci. Platon reprend d’Empédocle l’idée que les hommes et les femmes sont nés de la division des premiers êtres, qui étaient sphériques de forme et de mouvement comme leurs parents, les astres (190b). Le châtiment de Zeus associe à la perte de la forme géométrique parfaite l’idée d’une chute morale. Le canon de Polyclète Il est probable que le canon de Polyclète était une tentative pour appliquer le système des nombres dans la représentation artistique du corps humain. Le sculpteur Polyclète créa vers 440 av. J.-C. une statue d’homme qui porte le même nom que son traité, le Canon, dont nous ne connaissons que deux fragments grâce à Plutarque et à Philon de Byzance20. La statue du Canon est généralement identifiée au Doryphore, dont la plus célèbre réplique que nous avons conservée a été retrouvée à Pompéi21. Cette statue et sa mise en relation avec les deux fragments mystérieux ont donné lieu à de nombreuses interprétations. Pour Alain Petit, qui traduit la formule rapportée par Philon « la perfection s’ob Plut., Mor., 86a et 636c et Phil. Byz., Belopoeica, IV, 2 (D. K. 40B2). C’est l’allemand Karl Friedrichs qui a identifié la statue du Canon de Polyclète avec le Doryphore en 1863. Cette identification a cependant toujours été discutée et elle a été remise en cause par Vincenzo Franciosi, « Nudus telo incedens. Una rilettura del “Doriforo” di Policleto », in Raccolta di scritti in memoria di Antonio Villani (Naples : Istituto Suor Orsola Benincasa, 2002), p. 1161-1188. Voir l’état de la question dans l’article d’Elisabetta Villari cité ci-dessous, notamment p. 77-78. Richard Tobin, « The Canon of Polykleitos », American Journal of Archaeology, 79/4 (1975), p. 307321 ; Andrew Stewart, « The Canon of Polykleitos », Journal of Hellenic Studies, 98 (1978), p. 122-131 ; Herbert Beck, Peter Bol, Maraike Bückling (dir.) Polyklet. Der Bildhauer der Griechischen Klassik. Ausstellung im Liebighaus (Frankfurt am Main : von Zabern, 1990) ; Warren G. Moon (dir.), Polykleitos, the Doryphoros and Tradition (Madison-Londres : The University of Winconsin Press, 1995) ; Wolfgang Sonntagbauer, Das eigentliche ist unaussprechbar. Der Kanon des Polyklet als « mathematische Form » (Frankfurt : Lang, 1995) ; Adolf H. Borbein, « Polykleitos », in Personal Styles in Greek Sculpture, dir. O. Palagia et J. J. Pollitt (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), p. 66-90 ; Vincenzo Franciosi, Il « Doriforo » di Policleto (Naples : Jovene, 2003) ; Giuseppe Pucci, « Costruire il bello : ancora sul Canone di Policleto », in Il Corpo e lo sguardo : tredici studi sulla visualità e la bellezza del corpo nella cultura antica, dir. V. Neri (Bologne : Pàtron, 2005), p. 41-52 et « Le techniche del bello : i canoni della scultura della Grecia Classica », in La Forza del bello : l’arte greca conquista l’Italia, dir. M. L. Catoni (Milan : Skira, 2008), p. 51-57 ; E. Villari, « La représentation du corps dans le monde grec classique : le canon de Polyclète, entre construction d’une norme et invention de l’antique », in « Musica corporis »…, dir. F. Malhomme et E. Villari, p. 67-83. 20 21
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tient par de nombreux calculs et dépend d’un rien », la doctrine artistique de Polyclète était directement influencée par le pythagorisme22. Jackie Pigeaud propose de traduire le même fragment « La valeur, c’est autour du petit, en passant par beaucoup de nombres, qu’elle naît » et celui transmis par Plutarque « La réalisation est le plus difficile quand l’argile est dans l’ongle »23. Il interprète ces aphorismes comme une tentative du sculpteur pour concilier la mesure empirique du « coup d’œil » (kairos) avec les nombres : le « petit » et l’« ongle » introduiraient une valeur qualitative et subjective dans un système de valeurs quantitatives. Il rapproche en particulier le canon de Polyclète de l’effort du pythagoricien Eurytos pour rapporter les nombres aux formes des êtres vivants en délimitant leur contour avec de petits cailloux de couleur. Jerome Jordan Pollitt replace le canon de Polyclète dans la tradition des traités d’architectures écrits du vie siècle à l’époque hellénistique par Théodoros, Rhoikos, Iktinos, Karpion, Philon, Pythios, Arkesios et Hermogène24. Or, les architectes avaient l’habitude de modifier la construction minutieuse de leurs plans de quelques centimètres en vue de l’effet esthétique qu’ils voulaient obtenir. Jerome Jordan Pollitt en conclut que le fragment de Polyclète transmis par Philon signifie que la perfection résulte, « à quelque chose près » (παρὰ μικρὸν), d’un grand nombre de calculs. L’auteur du Canon aurait donc admis en statuaire, comme c’était le cas en architecture, la nécessité d’un réajustement des calculs de proportion pour obtenir la beauté. Prenant exemple sur les architectes qui avaient adapté la théorie pythagoricienne de la symmetria à leur art, Polyclète en aurait fait autant pour la sculpture. Anne Gabrièle Wersinger préfère pour sa part éclairer, comme y invite Galien25, le canon de Polyclète à la lumière de la réflexion du stoïcien Chrysippe. Ce dernier distinguait la beauté, la symmetria des parties, de la santé qui était la symmetria des éléments et il la définissait comme « Les rapports du doigt avec un autre doigt, de l’ensemble des doigts avec le métacarpe et le carpe, de ces derniers avec l’avant-bras et de 22 Petit, « Harmonies pythagoricienne… », p. 58. Phil. Byz., Belopoeica, IV, 2, éd. H. Diels et E. Schramm (Leipzig : Zentralantiquariat der Deutschen Demokratischen Republik, 1970), p. 8 : Τὸ γὰρ εὖ παρὰ μικρὸν διὰ πολλῶν ἀριθμῶν ἔφη γίγνεσθαι. 23 Pigeaud, L’art et le vivant, « La nature du Beau ou le Canon de Polyclète », p. 30. Plut., Mor., 86a, éd. R. Klaerr, A. Philippon et J. Sirinelli (Paris : Les Belles Lettres, 1989), t. I, 2e partie, p. 187 : ἔστι χαλεπώτατον αὐτῶν τὸ ἔργον οἷς ἄν εἰς ὄνυχα ὁ πηλὸς ἀφίκηται. 24 Jerome J. Pollitt, « The Canon of Polykleitos and Other Canons », in Polykleitos…, dir. W. G. Moon, p. 20. 25 Gal., Opt. corp. const. (Kühn IV, 745).
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l’avant-bras avec le bras »26. Polyclète se serait donc réglé sur la plus petite partie du corps, la phalange, dont il aurait fait l’unité modulaire de l’ensemble du corps humain. Le canon serait une harmonie proportionnelle fondée sur la commensurabilité de termes possédant tous à la fois une unité commune au tout et à elles-mêmes. Le canon obéit à une organisation d’ensemble dans laquelle aucun élément n’est isolé et n’échappe à la symétrie. La statuaire, à la différence de la musique, qui admet la dissonance, pourrait être intégralement soumise à la théorie mathématique des proportions. L’homme de Vitruve Ces schèmes anciens du corps humain fonctionnent dans les théories humanistes du nu et les auteurs qui traitent de la représentation du corps humain dénudé se réfèrent plus ou moins explicitement tantôt à l’un, tantôt à l’autre d’entre eux. Néanmoins, le texte fondateur pour tous les théoriciens du nu est évidemment le De architectura de Vitruve, qui avait pour eux le mérite, en donnant des quotients numériques précis, de combiner le rapport modulaire du canon et la géométrisation du corps par des figures27. Au Ier siècle av. J.-C., le canon fut en effet reformulé à Rome 26 Chrysippe, De placitis Hippocratis et Platonis, V, 3 (Müller, V, 425, 14 = DielsKranz, I, 391 = De Lacy, p. 308) et trad. Wersinger, La sphère et l’intervalle…, p. 302. Cf. Jackie Pigeaud, « L’esthétique de Galien », Mètis, 6/1-2 (1991), p. 7-42 (p. 22-24) ; Carl Huffman, « Polyclète et les présocratiques », in Qu’est-ce que la philosophie présocratique ?, dir. A. Lacks et C. Louguet (Lille : Septentrion, 2002), p. 303-327 ; David Konstan, Beauty. The Fortunes of an Ancient Greek Idea (New York : Oxford University Press, 2014), p. 106-108. 27 Sur le traité de Vitruve, voir entre autres P. H. Scholfield, « Vitruvius and the Theory of Proportion », Theory of Proportion in Architecture (Cambridge : Cambridge University Press, 1958), p. 17-21 ; Tine Kurent, « The Vitruvian Man in the Circle, the five Platonic Elements and the Preferred Numbers in Ancient Architecture », Ziva Antika, 31 (1981), p. 233-264 ; Heiner Knell, Vitruvs Architekturtheorie. Versuch einer Interpretation (Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985) ; Frank Zöllner, Vitruvs Proportionsfigur : quellen Kritische Studien zur Kunstliteratur im 15. Und 16. Jahrhundert (Worms : Wernersche Verlagsgesellschaft, 1987) ; Elisa Romano, La capanna e il tempio : Vitruvio o dell’architettura (Palermo : Palumbo, 1990) ; Georg Germann, Vitruve et le vitruvianisme : introduction à l’histoire de la théorie architecturale (Einführung in die Geschichte der Architekturtheorie), trad. M. Zaugg et J. Gubler (Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1991) ; Philippe Fleury, La mécanique de Vitruve (Caen : Presses Universitaires de Caen, 1993) ; Pierre Gros, Le projet de Vitruve : destinataires et réception du De architectura (Rome : École française de Rome, 1994) ; Hans-Karl Lücke, « Alberti, Vitruvio e Cicerone », in Leon Battista Alberti, dir. J. Rykwert et A. Engel (Milan : Olivetti-Electa, 1994), p. 70-95 ; Indra K. McEwen, Vitruvius : writing the body of architecture (Cambridge : Massachusetts Institute of Technology Press, 2003) ; Louis Callebat, « Le traité d’architecture vitruvien : problème d’identité », in Théorie et pratique de l’architecture romaine. Études offertes à Pierre Gros,
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par l’architecte Vitruve et donné comme la loi des ouvrages de l’art aussi bien que de la nature28. Dans le premier livre de son traité De l’architecture, Vitruve définit sur le modèle du corps humain l’eurythmie comme « l’apparence gracieuse et l’aspect bien proportionné dans la composition des membres »29 et la symétrie comme « l’accord harmonieux des membres » : De même la symétrie est l’accord harmonieux des membres de l’ouvrage et la corrélation reposant sur une partie calculée entre les parties prises séparément et la configuration de l’ensemble, comme dans le corps de l’homme on trouve la propriété symétrique de l’eurythmie à partir du coude, du pied, de la paume, du doigt et des autres petites parties du corps, il en est de même dans la réalisation des ouvrages30.
Ce passage assez obscur du traité a suscité de multiples questions et donné lieu à diverses conjectures. L’une des difficultés auxquelles se heurtent les commentateurs modernes, comme jadis les humanistes, est la distinction entre les concepts d’eurythmie et de symétrie. Il semblerait que le terme d’eurythmia renvoie davantage à la qualité (qualitas) et induise une estimation subjective tandis que la symmetria, qui repose sur un rapport mesuré entre les parties, renverrait à la quantité31. De même, la distinction entre le commodus, ici associé à l’eurythmie, et la commodulatio, module commun sur lequel Vitruve fonde la symétrie pourrait être un prolongement de l’opposition ancienne entre le modus, notion dir. X. Lafon et G. Sauron (Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2005), p. 17-22 ; Pierre Gros, Vitruve et la tradition des traités d’architecture. Fabrica et ratiocinatio (Rome : École Française de Rome, 2006) ; Mireille Courrént, De architecti scientia : idée de nature et théorie de l’art dans le « De architectura » de Vitruve (Caen : Presses Universitaires de Caen, 2011) et Louis Callebat, Le De architectura de Vitruve (Paris : Les Belles Lettres, 2017). 28 Je remercie chaleureusement Pierre Gros pour sa relecture et pour ses précieux conseils. 29 Vitr, I, 2, 3, éd. et trad. P. Fleury (Paris. Les Belles Lettres, 1990), t. I, p. 15 : Eurythmia est uenusta species commodusque in compositionibus membrorum aspectus. 30 Vitr., I, 2, 4, éd. et trad. Fleury, p. 16 (légèrement modifiée) : Item symmetria est ex ipsius operis membris conueniens consensus ex partibusque separatis ad uniuersae figurae speciem ratae partis responsus. Vti in hominis corpore e cubito, pede, palmo, digito ceterisque particulis symmetros est eurythmiae qualitas, sic est in operum perfectionibus. Cf. J. Pigeaud, L’art et le vivant…, p. 41. 31 Cf. Pavlos Lefas, « On the Fundamental Terms of Vitruvius’ Architectural Theory », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 44 (2000), p. 179-197 (p. 190193).
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éthique riche qui signifie à la fois la « mesure », la « limite », le « mélange » et la mensura, qui est proprement la mesure arithmétique32. En effet, dans le troisième livre, Vitruve règle plus précisément les mesures des temples sur les mensurations du corps humain : l’architecte doit rechercher dans la composition de l’édifice la proportion ou analogia qui existe naturellement et ordinairement dans un homme bien constitué (III, 1, 1)33. La proportion consiste dans la commensurabilité des composantes dans toutes les parties et dans la totalité et elle s’obtient au moyen d’une unité déterminée qui permet de régler les relations modulaires. L’architecte romain semble s’accorder avec Polyclète sur l’idée que la symétrie est proportion des parties les unes avec les autres et de chacune avec le tout : Aucun temple ne peut effectivement présenter une ordonnance rationnelle sans la “symétrie” ni “la proportion”, c’est-à-dire si ses composantes n’ont pas entre elles une relation précisément définie, comme les membres d’un homme correctement conformé.34
L’analogie entre le corps et l’édifice consiste dans la subordination des mesures à un ou plusieurs modules dont la dimension est exprimée par rapport à la grandeur du tout par une fraction. Si, comme Polyclète, Vitruve admet la fonction modulaire des plus petites parties du corps et s’il valorise la mesure du pied en raison de la perfection accordée par les pythagoriciens au nombre 6, la tête n’en a pas moins dans son exposé une grande importance car celle-ci dicte à elle-seule plusieurs unités de mesure qui sont équivalentes à celles des dites extrémités (III, 1, 2). Le visage, de la pointe du menton au sommet du front, est égal à la main et vaut le dixième de la hauteur du corps. La tête, prise du menton au sommet du crâne, vaut le huitième de sa hauteur et, prise de la base du cou au sommet du front, elle en vaut le sixième et égale la dimension du pied. 32 Carlos Lévy « La notion de mesure dans les textes stoïciens latins (Cicéron, Sénèque) », in Aere perennius. Hommage à Hubert Zehnacker, dir. J. Champeaux et M. Chassignet (Paris : Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2006), p. 563-579 (p. 572). Voir aussi Anne Raffarin, « Formes de la conceptualisation dans la littérature technique : le De Architectura de Vitruve », Ithaca, 35-36 (2019-2020), p. 117-130. 33 Cf. Pierre Gros, « La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait », Annali di Architettura, 13 (2001), p. 15-24, repris dans Vitruve et la tradition des traités d’architecture…, p. 447-457 et dans Leonardo e Vitruvio. Oltre il cerchio e il quadrato, dir. F. Borgo et P. Clini (Venise : Marsilio, 2019), p. 54-67. 34 93 Vitr., III, 1, 1, éd. et trad. P. Gros (Paris. Les Belles Lettres, 1990), t. III, p. 6 : Namque non potest aedis ulla sine symmetria atque proportione rationem habere compositionis, nisi uti hominis bene figurati membrorum habuerit exactam rationem.
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Le buste, du milieu de la poitrine au sommet du crâne vaut un quart de la hauteur du corps, ainsi que l’avant-bras et que la poitrine. Tous les membres sont donc commensurables entre eux et ils peuvent être rapportés à l’une des quatre mesures possibles de la tête : le visage, le crâne, le portrait, le portrait en buste. De plus, le visage lui-même se divise en trois parties égales que Vitruve énumère dans un mouvement ascendant : le bas du visage, le nez et le front. D’autre part, comme il est bien connu, Vitruve inscrit le corps humain successivement dans deux figures géométriques. Le corps d’un homme couché sur le dos bras et jambes écartés s’inscrit dans un cercle qui a pour centre son nombril et dont la circonférence passe par l’extrémité de ses mains et de ses pieds : Le centre du corps humain est en outre par nature le nombril ; de fait, si l’on couche un homme sur le dos, mains et jambes écartées, et qu’on pointe un compas sur son nombril, on touchera tangentiellement, en décrivant un cercle, l’extrémité des doigts de ses deux mains et de ses orteils.35
Vitruve combine encore à la traditionnelle schématisation circulaire du corps humain, la structure du carré également admise par Pline36. La hauteur d’un homme des pieds au sommet de la tête est égale à sa largeur, d’une extrémité à l’autre de la ligne formée par ses bras tendus : Mais ce n’est pas tout : de même que la figure de la circonférence se réalise dans le corps, de même on y découvrira le schéma du carré. Si en effet mesure est prise d’un homme depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête et qu’on reporte cette mesure sur la ligne définie par ses mains tendues, la largeur se trouvera être égale à la hauteur, comme sur les aires carrées à l’équerre.37 35 Vitr., III, 1, 3, éd. et trad. Gros, p. 7 : Item corporis centrum medium naturaliter est umbilicus ; namque si homo conlocatus fuerit supinus manibus et pedibus pansis circinique conlocatum centrum in umbilico eius, circumagendo rotundationem utrarumque manuum et pedum digiti linea tangentur. 36 Plin., Nat., VII, 77, éd. et trad. R. Schilling (Paris : Les Belles Lettres, 1977), p. 66 : « On a observé que la hauteur de l’homme, des pieds à la tête, équivaut à la longueur de ses bras, prise à partir des doigts les plus forts […] » (quos sit homini spatium a uestigio ad uerticem, id esse pansis manibus inter longissimos digitos obseruatum est […]). 37 Vitr., III, 1, 3, éd. et trad. Gros, p. 7 : Non minus quemadmodum schema rotundationis in corpore efficitur, item quadrata designatio in eo inuenietur ; nam si a pedibus imis ad summum caput mensum erit eaque mensura relata fuerit ad manus pansas, inuenietur eadem latitudo uti altitudo, quemadmodum areae, quae ad normam sunt quadratae.
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Ces passages ont fait l’objet de nombreuses études et nous nous contenterons de retenir quelques points déterminants pour l’élaboration de la théorie du nu. D’une part, si Vitruve fait référence dans la préface de cette partie de son traité, juste avant de définir la proportion, aux sculpteurs et peintres célèbres et en particulier à Polyclète, il passe sous silence, à ce moment de sa démonstration, la dette de l’architecture à l’égard de la statuaire et présente les mesures universelles du corps humain « bien constitué » (bene figuratus) comme un fait de nature et non comme le produit de l’art. D’autre part, les règles de la symétrie données par Vitruve sont passablement plus complexes que le peu d’éléments qui nous ont été transmis du canon de Polyclète, puisqu’elles mettent en correspondance plusieurs modules et superposent deux figures géométriques différentes. Il semble désormais admis que la construction de l’homme allongé dans un cercle correspond à l’image en plan de l’édifice (ichnographia ou aspectus) et que la construction de l’homme debout dans un carré à son élévation (orthographia ou species)38. Enfin, Vitruve a probablement été influencé par le Timée de Platon, qui lui a été transmis par Cicéron et peut-être par le commentaire des Eléments d’Euclide par Proclus : l’inscription de l’homme dans le cercle rapporterait celui-ci au ciel tandis que son inscription dans le cube le rapporterait à la terre39. Augustin : la congruentia Avec le christianisme, les théories pythagoriciennes et platoniciennes du nombre ont été réinterprétées à la lumière des Écritures. Ainsi, Augustin, paraphrasant le verset Sapientia, XI, 21, attribue à l’art divin la mesure, le nombre et l’ordre qui se trouvent en toute chose40. Pour Augustin, toutes les formes corporelles, qu’elles soient produites par la nature ou par l’homme sont des nombres intelligibles rendus sensibles par leur empreinte dans une matière41. La beauté du corps humain en particulier manifeste l’ordre divin et se définit comme une harmonie de ses parties, accompagnée d’une certaine suavité du teint (Congruentia Lücke, « Alberti, Vitruvio e Cicerone », p. 75 sqq. Gros, « La géométrie platonicienne… », p. 452-453. 40 Aug., Lib. arb., II, 20, 54 et gen. c. Manich. 4, 3, 7. Cf. Anne-Isabelle Bouton-Touboulic, L’ordre caché. La notion d’ordre chez saint Augustin (Paris : Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 2004), p. 133-134 et 145-155. Je remercie Anne-Isabelle Bouton-Touboulic de m’avoir accordé ses conseils et d’avoir relu la présente synthèse. 41 Jean-Michel Fontanier, La beauté selon Saint Augustin (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008), p. 14. 38 39
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partium cum quadam coloris suauitate)42. Le terme latin congruentia, parfois relayé par le néologisme coaptatio, renvoie à l’idée pythagoricienne de l’harmonie comme accord numérique : toutes les parties du corps sont reliées et coadaptées les unes aux autres car leurs mesures sont fondées sur des nombres intelligibles43. De plus, pour Augustin, le corps lui-même, comme organisme, met en consonance ses divers membres à l’image de l’instrument de musique ou organon44. La beauté du corps, autant que la beauté de l’âme, peut-être transposée en termes d’harmonie musicale45. Il développe aussi une analogie entre le corps et le vers poétique : de même que toutes les parties du vers ou du pied peuvent être rapportées à une unité commune – un temps – et se répartissent en deux hémistiches, de même les parties du corps sont commensurables entre elles et se répartissent symétriquement autour d’un axe médian, formé quant à lui d’organes impairs comme le nez, la bouche, le nombril ou le sexe46. Non seulement Augustin affirme ainsi que le corps humain obéit, comme le vers, au principe de l’égalité entre les parties (aequalitas), mais il introduit l’idée que la symétrie bilatérale (parilitas) est un élément fondamental de la beauté du corps animal47. Enfin, comme chez Plotin48, l’harmonie du corps stipule son unité et son intégrité : la beauté corporelle est constituée par la totalité des parties et chaque partie n’est belle qu’en convenance avec le reste du corps49. C’est que la variété des membres est unifiée dans le corps par la forme (forma) qui lui est donnée par l’âme et qui lui confère sa beauté (species)50. Toutefois, l’idée augustinienne de l’harmonie corporelle est aussi redevable pour une part à la rhétorique. Si l’harmonie du corps, selon Augustin, est avant tout clarté de la forme, elle est indissociable de l’harmogè, c’est-à-dire du mélange des couleurs qui produit la beauté du teint, que Philon d’Alexandrie Aug., Epist., III, 4 et Ciu., XXII, 19, 2. Cf. Fontanier, La beauté…, p. 40-82. Aug., Ciu., XXII, 24, 4 et Serm., 243, 4, 4. 44 Fontanier, La beauté…, p. 44-45. 45 Augustin connaissait par Cicéron (Tusc., I, 10, 19 et I, 18, 41) la thèse ancienne, formulée par Aristoxène mais réfutée par Platon et Aristote, selon laquelle l’âme résulterait de la tension des parties du corps comme l’harmonie musicale de la tension des cordes de la lyre. 46 Aug., Mus., VI, 13, 38. 47 Aug., Ciu., XI, 22. 48 Plot., Enn., VI, 8, 14. 49 Aug., Conf., IV, 13, 20 ; 13, 28, 43 ; Ciu. XI, 22 et Gen. c. Manich. I, 29, 43 et III, 24, 37. 50 Aug., Trin., III, 3, 8. 42
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nomme euchroia51 et que Cicéron traduit par l’expression suauitas coloris52. Selon l’image qui ouvre le traité De l’ordre, Dieu a créé le monde en agençant harmonieusement les parties et le tout comme l’artisan forme un pavement de mosaïque53. La métaphore est probablement empruntée à Cicéron, qui l’employait en mauvaise part pour railler la conlocatio uerborum, cet ornement qui produit la beauté et la fluidité du style en ajustant entre eux des éléments divers54. On la retrouvera chez Alberti, dans les Profugiorum ab erumna libri, où les figures du pavement en mosaïque réalisé par l’architecte grec Cipreste sont données comme l’illustration de la beauté et comme le modèle de l’imitation éclectique des Anciens dans le discours55. Le canon du pseudo-Varron Au Moyen Âge, l’Occident trouve aussi dans des traditions orientales anciennes l’idée que l’homme a été façonné à la ressemblance de l’univers et, s’appuyant sur l’astrologie arabe, élabore des correspondances entre les parties du corps et les signes du zodiaque56. L’idée que l’homme est un microcosme est notamment développée dans le Livre des œuvres divines d’Hildegarde de Bingen57. Toutefois, le canon de Vitruve fut pendant cette période oublié et supplanté par un canon passablement différent, probablement d’origine byzantine, qui fut d’abord pratiqué dans les ateliers et qui aurait été codifié ensuite dans « Le livre de peinture du Mont Athos »58. C’est une division du corps dans le sens de la hauteur en neuf visages ou plus précisément en huit visages entiers plus trois tiers de visages correspondant respectivement à la hauteur du crâne, du cou et du pied. Ce canon introduit donc comme mesure une fraction du visage qui Phil., De uita Mosis, II, 140 ; Legum allegoriae, III, 63. Cic., Tusc., IV, 13, 31. 53 Aug., Ord., I, 1, 2 et Bouton-Touboulic, L’ordre caché…, p. 100. 54 Cic., De orat., III, 43, 171 et Orat., XLIV, 150. 55 Leon Battista Alberti, Profugiorum ab erumna libri, III, proem., éd. G. Ponte (Gênes : Tilgher, 1988), p. 81-82. 56 Nadeije Laneyrie-Dagen, L’invention de la nature. Les quatre éléments à la Renaissance ou le premier peintre savant (Paris : Flammarion, 2008), p. 38-40. 57 Hildegarde de Bingen, Liber diuinorum operum, IV. 58 « Le Manuel de Peinture du Mont Athos », Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, introd. M. Didron et trad. P. Durand (Paris : Imprimerie Royale, 1845), p. 52-53. Christiane Lorgues, « Les proportions du corps humain d’après les traités du Moyen Âge et de la Renaissance », Information d’Histoire de l’Art, 13 (1968), p. 128-143 et A. Chastel et R. Klein, Pomponius Gauricus. De sculptura, « Le système des proportions », p. 76-77. 51 52
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équivaut à la longueur du nez et permet une certaine souplesse dans son application. D’autre part, il assigne comme centre au corps humain ainsi constitué le sexe et non l’ombilic. Ainsi le Moyen Âge a-t-il continué à diffuser l’idée que le corps humain obéissait à des nombres, développant un symbolisme complexe autour de la représentation du corps du Christ et de l’homme ad quadratum. Villard de Honnecourt, notamment, enseigne dans son Album les règles de la « pourtraicture » : l’homme mesure neuf fois sa face en hauteur et deux fois en largeur quand il est nu, deux fois et demi quand il est vêtu. Les proportions du corps humain, déterminées par des constructions géométriques complexes à partir de cercles, de droites, de triangles et même de svastikas ou de pentacles, sont désormais des lois immuables fixées par Dieu59. Cette doctrine a été nommée tardivement canon « pseudo-varronien » sous prétexte qu’au xvie siècle Diego de Sagredo, auteur du premier traité d’architecture en langue vulgaire (Medidas del Romano, Tolède, 1526), lui avait donné comme garant Varron60. Il semblerait en fait que l’attribution au polygraphe romain soit la conséquence d’une erreur du traducteur français du traité de Diego de Sagredo : ce serait Simon de Colines, qui dans sa Raison d’architecture antique, extraicte de Vitruve et autres anciens architecteurs, nouvellement traduits d’espaignol en françois à l’utilité de ceulx qui se délectent en édifices (Paris, 1536, fol. 6vo) aurait traduit le mot espagnol varon (« homme ») par Varron, en le confondant avec Terentius Varro. C’est ainsi que le « canon de l’homme » serait devenu le « canon de Varron » ; l’erreur fut en effet répétée dans les deux rééditions de la traduction de Simon de Colines en 1539 et en 1542, puis par Guillaume Philandrier dans ses Annotationes sur Vitruve (III, 1, an. 3) publiées à Strasbourg en 154361. De manière assez symptomatique, les humanistes de la Renaissance auraient attribué aux Anciens des préceptes médiévaux pour eux fort Gloria Fossi, « Entre le ciel et la terre. Harmonies célestes et “admirables difformités” du corps médiéval », in Le nu, dir. EAD. (Paris : Gründ, 1999), p. 40-75 (trad. française de Il nudo. Eros, natura, artificio, Florence : Giunti, 1999) et Véronique Dalmasso, L’image du corps dans la peinture toscane : V. 1300-1450 (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006), en part. p. 103-104. 60 Jacqueline Ferreras-Savoye, « Le premier traité d’architecture en langue vulgaire : le dialogue de Diego de Sagredo : Medidas des Romano (1526) », in La transmission du savoir dans l’Europe des xvie et xviie siècles, dir. M. Roig-Miranda et F. Wild (Paris : Champion, 2000), p. 201-217. 61 Frédérique Lemerle, « La version française des Medidas del Romano », in Diego de Sagredo. Medidas del Romano, éd. F. Marias et F. Pereda (Tolède : Pareja, 2000), vol. 2, p. 93-106 et Les « Annotations » de Guillaume de Philandrier sur le « De architectura » de Vitruve, Livres I à IV (Paris : Picard, 2000). 59
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utiles, afin de mieux se les approprier et de les assimiler plus librement aux doctrines antiques.
II. Constructions vitruviennes Au début de la Renaissance, la première préoccupation des théoriciens du nu fut la question des proportions du corps humain. Il est vrai qu’au Quattrocento nombre d’auteurs de traités étaient architectes, comme ce fut le cas de Leon Battista Alberti, de Francesco di Giorgio Martini, d’Antonio Filarete ou de Léonard de Vinci. De plus, l’architecture bénéficiait d’une position dominante dans la hiérarchie des arts héritée de la scolastique médiévale62. Surtout, le Quattrocento fut marqué par la redécouverte du texte de Vitruve, qui fut recopié, imité et commenté avant d’être adapté dans le De re aedificatoria d’Alberti publié en 1485, puis traduit et commenté par Daniele Barbaro63. Le texte de Vitruve s’était transmis au Moyen Âge, notamment grâce à Hugues de Saint Victor (Didascalicon, III, 2) et Vincent de Beauvais (Speculum naturale, 28, c. 2). On sait aussi que Pétrarque et Boccace en détenaient une copie qui fut conservée à la Bibliothèque du couvent San Marco à 62 Hugues de Saint Victor, Didascalicon, 1125 : cf. L’art de lire, éd. et trad. M. Lemoine (Paris : Ed. du Cerf, 1991) et Didascalicon : de studio legendi, éd. M. Sanelli (Lavis : La Finestra, 2011). Théophile, Diuersarum artium schedula, 1126 : cf. The Various arts, éd. et trad. C. R. Dodwell (Oxford : Clarendon Press, 1986) et Traité des divers arts (Lyon : Ed. du Cosmogone, 1998). Sur la transmission de Vitruve au Moyen Âge, voir Carol Herselle Krinsky, « Seventy-Eight Vitruvius Manuscripts », Journal of the Warburg and Courtauld Intitute, 30 (1967), p. 36-70 ; Stefan Schuler, Vitruv im Mittelalter : Die Rezeption von «De architectura» von der Antike bis in die frühe Neuzeit (Cologne-Weimar : Bohlau, 1999) et Wim Verbaal, « Vitruvius in the Middle Ages », Arethusa, 49 (2016), p. 215-225. 63 Pierre Caye, Le savoir de Palladio : architecture, métaphysique et politique dans la Venise du Cinquecento, précédé du « Commentaire au “De architectura” de Vitruve par Mgr Daniele Barbaro » (Paris : Klincksieck, 1995) ; Ingrid D. Rowland, The Culture of High Renaissance : Ancients and Moderns in Sixteenth-Century Rome (Cambridge-New York : Cambridge University Press, 1998) ; Giorgia Clarke, « Vitruvian’s Paradigms », Papers of the British School at Rome, 70 (2002), p. 319-346 et Roman House–Renaissance Palaces : Inventing Antiquity in Fifteenth Century Italy (Cambridge : Cambridge University Press, 2003) ; Louis Cellauro, « Daniele Barbaro and Vitruvius : the architectural Theory of a Renaissance Humanist an Patron », Papers of the British School at Rome, 72 (2004), p. 293-329 ; Liisa Kanerva, Between science and drawings : renaissance architects on Vitruvius’s educational ideas (Helsinki : Bookstore Tiedekirja, 2006) ; Paolo Clini, Vitruvio e il disegno di architettura (Venise : Marsilio, 2012) ; Margaret M. D’Evelyn, Venice and Vitruvius : reading Venice with Daniele Barbaro and Andrea Palladio (New Haven : Yale University Press, 2012).
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Florence64. Un manuscrit du De architectura circulait donc à Florence à la fin du Trecento et au début du Quattrocento et il en existait d’autres copies à Milan et à Pavie, les deux principaux centres intellectuels du nord de l’Italie. Le texte de Vitruve fut publié pour la première fois à Rome par Giovanni Sulpizio en 1487 ou 1488, puis avec des illustrations par Fra Giocondo à Venise en 151165. Francesco di Giorgio Martini a écrit deux traductions vernaculaires du De architectura dans les années 1480, Raphaël en aurait fait une pour lui-même vers 1515, mais c’est Cesare Cesariano qui publie la première à Côme en 152166. De fait, les premiers humanistes à s’intéresser aux mesures du corps humain sont les architectes et les commentateurs de Vitruve pour qui la connaissance du corps humain est la condition préalable à la conception et à la construction de tout édifice67. La théorie du nu s’est donc élaborée dans la référence constante à Vitruve, qu’elle soit explicite ou non, et même s’il s’agit au moins autant de contester la théorie de l’architecte antique que de s’en réclamer. Le canon de Vitruve n’est pas seulement un lieu commun et un argument d’autorité, mais aussi une pierre de touche : il maintient le lien avec l’origine antique du nu et garantit le fondement rationnel de la représentation du corps humain. Toutefois, 64 Clarke, « Vitruvian’s Paradigms », p. 321-322 ; Anthony Grafton, Leon Battista Alberti. Master Builder of the Italian Renaissance (Londres-New York : Penguin Books, 2001), p. 269 et Kanerva, Between Science and Drawings…, p. 33. 65 Linda Pellecchia, « Architects read Vitruvius : Renaissance Interpretations of the Atrium of Ancient House », Journal of the Society of Architectural Historians, 51/4 (1992), p. 377-416. 66 Francesco Paolo Fiore, « La traduzione da Vitruvio di Francesco di Giorgio », Architettura. Storia e Documenti, 1 (1985), p. 7-30 ; Alessandro Rovetta, « Note introduttive all’edizione moderna del primo libro del Vitruvio di Cesare Cesariano », Cesare Cesariano e il classicismo di primo Cinquecento, dir. M. L. Gatti Perer et A. Rovetta (Milan : Vita e pensiero, 1996), p. 247-308 ; Ingrid D. Rowland, « Vitruvius in Print and Vernacular Translation : Fra Giocondo, Bramante, Raphael and Cesare Cesariano », in Paper Palaces. The Rise of the Renaissance Architectural Treatise, dir. V. Hart et P. Hicks (New Haven-London : Yale University Press, 1998), p. 105-121 ; Francesco di Giorgio Martini. La traduzione del « De architectura » di Vitruvio : dal ms.II.I.141 della Biblioteca nazionale centrale di Firenze, éd. M. Biffi (Pise : Scuola Normale Superiore, 2002) ; Massimo Mussini, Francesco di Giorgio e Vitruvio : le traduzioni del « De architectura » nei codici Zichy, Spencer 129 e Magliabechiano II.I.141 (Florence : Olschki, 2003) et Francesco Paolo Fiore, « Le De Architectura de Vitruve édité par Cesare Cesariano, à Côme en 1521 », in Sebastiano Serlio à Lyon. Architecture et imprimerie, dir. S. Deswarte Rosa (Lyon : Mémoire active, 2004), p. 355-358. 67 Rudolf Wittkower, Architectural Principles in the Age of Humanism (Londres : Norton, 1962) ; George L. Hersey, Pythagorean Palaces (Ithaca : Cornell University Press, 1976) ; Peter Murray, L’architettura del rinascimento italiano (Rome-Bari : Laterza), 1998.
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le canon était très rigide et surtout extrêmement limitatif : Vitruve a donné pour condition des règles de la juste proportion le présupposé qu’elles sont vérifiées dans le corps d’« un homme bien conformé »68. Les théoriciens humanistes achoppent à cette concession qui voue la définition de la symétrie du corps humain à une forme de tautologie : un corps est arithmétiquement et géométriquement proportionné s’il a été formé proportionnellement par la nature. De fait, le canon de Vitruve fixe les mesures idéales du corps masculin : il exclut donc non seulement le corps féminin, mais aussi le corps de l’enfant ou de l’homme âgé et plus largement le corps de tous les hommes qui ne sont pas parfaitement proportionnés. Artistes et théoriciens humanistes n’ont donc eu de cesse d’aménager le canon de Vitruve pour qu’il rende compte des proportions de tous les corps humains. Dans l’Antiquité, le canon de Vitruve correspondait à l’image de l’athlète ; au Moyen Âge, le canon est devenu la règle de représentation du corps du Christ ; au début du Quattrocento, c’est Adam qui incarne les proportions vitruviennes et les humanistes s’efforcent désormais de montrer que la symétrie se trouve dans tout corps humain. Ils poursuivent la voie ouverte par les artistes du Moyen Âge : le canon dit du pseudo-Varron apparaît comme une alternative au canon de Vitruve. En effet, le texte de Vitruve présentait des ambiguïtés et des lacunes qui laissaient aux théoriciens une certaine liberté d’interprétation et les incitait à déterminer des choix. Par exemple, Vitruve proposait d’une part plusieurs mesures formées à partir de la tête – le tiers de visage, le visage, la tête et le portrait – et il établissait de plus des équivalences entre certaines de ces parties et les extrémités du corps, le visage équivalant à la main, la tête à la longueur du pied ou le portrait à la poitrine. D’autre part, Vitruve exposait une double géométrisation du corps en fonction de la figure du carré et en fonction de celle du cercle, offrant le cadre d’un débat entre les partisans d’un homo ad quadratum et ceux d’un homo ad circulum. La position même des membres à l’intérieur de ces figures – écartement des bras et des jambes – et l’emplacement du centre du corps humain pouvaient prêter à discussion : le canon médiéval proposait le sexe et non le nombril comme centre du cercle. Mieux, la définition même des idées de symétrie et de proportion pouvait être déplacée, car, si Vitruve avait pris soin au début du De architectura de distinguer la symétrie et la proportion qui relevaient de la mesure quantitative, de l’eurythmie ou de la convenance dans lesquelles Vitr., III, 1, 1 : nisi uti hominis bene figurati membrorum habuerit exactam ratio-
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la qualité pouvait prendre une part, la division en six catégories (ordonnance, disposition, eurythmie, symétrie, convenance et distribution), sur laquelle reposait sa théorie, était loin d’être claire et elle prêtait à la discussion et à l’interprétation. Il était inévitable que d’autres théories de la symétrie lui soient opposées, surtout celles qui mêlaient à la mesure d’autres aspects de l’harmonie et qui étaient plus appropriées à la complexité de la représentation du vivant et en particulier du corps humain. En effet, les théoriciens humanistes de l’art du nu se sont donné pour tâche d’assouplir le canon des proportions vitruviennes de façon à tenir compte de plusieurs variables, celles afférant à l’objet lui-même (les sexes, les âges, les types physiques), celles afférant au mouvement de l’objet qui en modifie la forme et celles afférant au regard du sujet, c’est-à-dire à la perspective (échelle, raccourci…). Ils s’en sont donné les moyens en combinant le texte de Vitruve avec des éléments empruntés à d’autres doctrines plus anciennes – pythagoricienne, platonicienne, néo-platonicienne ou aristotélicienne –, mais aussi avec des apports médiévaux tels que le canon byzantin, l’optique d’Alhazen ou le thomisme. Comme nous le verrons, ils ont intégré ces divers éléments en leur donnant une importance variée et sans toujours les expliciter. Cennino Cennini : la misura Le premier théoricien de l’art à traiter du nu est aussi le premier auteur de la Renaissance à donner une formulation du canon des proportions du corps humain. Le peintre Cennino Cennini, élève d’Agnolo Gaddi, a écrit au tournant du Trecento et du Quattrocento un traité de peinture, Le Livre de l’art, qui demeura à l’état de manuscrit jusqu’au début du xixe siècle69. La question de savoir si Cennino Cennini avait pu lire le texte de Vitruve fait depuis longtemps l’objet de débats : pour les uns Cennini n’a pu utiliser le De architectura directement et il restituerait les préceptes de Giotto transmis dans les ateliers70, pour d’autres au contraire le peintre connaissait le traité antique71. Assez récemment Liisa Selon Colette Déroche, Le livre de l’art aurait été rédigé entre 1396 et 1437 (trad. cit., préface, p. 16-17) ; d’après Liisa Kanerva, plutôt autour de 1390 (Between Science and Drawings…, p. 40). L’editio princeps date de 1821. Voir aussi Cennino Cennini’s Il libro dell’arte, trad. L. Broecke (Londres : Archetype Publications, 2015). 70 Giuseppe Tambroni, Di Cennino Cennini. Trattato della pittura… (Rome : Salviucci, 1821), p. 66 et Julius von Schlosser, Die Kunstliteratur, t. I (Vienne : Schroll, 1924). Voir la synthèse de Franco Brunello, éd. cit., p. 81-82, n. 1. 71 Franco Brunello renvoie cette fois à Lionello Venturi, « La critica d’arte alla fine del Trecento », L’Arte, 28 (1925), p. 231-244. 69
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Kanerva a donné de nouveaux arguments en faveur de la filiation entre le texte de Vitruve et celui de Cennino Cennini en montrant que le peintre concevait son art comme une science dérivée de la géométrie. Dans le premier livre, Cennino Cennini définit en effet la peinture comme une science de second rang dans la mesure où elle nécessite l’action de la main. Il la rapproche ensuite de la poésie en invoquant la liberté d’invention du poète ; pour Liisa Kanerva, la combinaison de modèles de l’art avec ceux de la nature et la convocation de l’intelligence (intelletto) dans le travail du dessin sont encore des preuves du fondement scientifique de la peinture72. Elle rapproche donc Cennino Cennini du Français Jean Mignot qui affirmait à propos de l’architecture que « l’art n’est rien sans la science » (Ars sine scientia nihil est) et elle l’oppose aux Maîtres milanais qui, à la même époque, continuaient à observer la distinction stricte entre sciences et arts et refusaient de donner à la géométrie une place quelconque dans l’art de l’architecture. S’il appartient encore à l’univers médiéval par bien des aspects, Cennino Cennini inaugure, avec la relecture humaniste de Vitruve, l’idée que les arts figuratifs sont des sciences alliant une théorie et une pratique et incluant la doctrine de nombreuses autres sciences relevant du quadriuium et du triuium. Cennino Cennini convoque la théorie vitruvienne à deux reprises pour la représentation du corps humain. Après avoir traité du dessin pendant les vingt-huit premiers chapitres, il aborde la technique de la peinture à fresque. Au chapitre XXX, il règle le dessin de la figure sur l’une des trois mesures qui, selon Vitruve, composent le visage : Comment tu dois d’abord commencer à dessiner avec du charbon de bois sur papier et prendre les mesures de la figure et la fixer avec un stylet d’argent. Prends d’abord un charbon de bois fin, taillé comme une plume ou un style ; la première mesure que tu adoptes pour dessiner doit être l’une des trois parties du visage qui en a trois en tout, c’est-à-dire le front, les yeux avec le nez, et le menton avec la bouche. Si tu adoptes l’une de celles-ci, elle te guidera pour toute la figure, pour les constructions et d’une figure à l’autre. Ce sera un excellent guide pour toi, si tu appliques ton esprit à bien utiliser ces mesures. L’on fait cela parce que la scène ou la figure sera trop haute pour que tu puisses l’atteindre avec la main, afin de la mesurer. Il convient que tu sois guidé par ton intelligence ; tu atteindras la vérité en te réglant de cette façon. Et si ta scène ou la figure n’a pas de bonnes proportions, au premier jet, prends une plume Kanerva, Between Science and Drawings…, p. 42-46.
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et avec les barbes de cette plume, qu’elle soit d’oie ou de poule, frotte et époussette le charbon, là où tu as dessiné : ce dessin disparaîtra. Recommence-le depuis le début, jusqu’à ce que tu voies que les proportions de ta figure concordent avec celles du modèle ;73
La division du visage en trois parties égales correspond précisément aux indications de Vitruve dans le troisième livre du traité De l’architecture, à ceci près que Cennino Cennini inverse l’ordre d’énumération des parties qui chez l’architecte antique suivait un mouvement ascendant : Quant au visage, le tiers de sa hauteur se mesure de la base du menton à la base du nez ; le nez, de la base des narines jusqu’au milieu de la ligne des sourcils, en vaut autant ; de cette limite jusqu’à la racine des cheveux on définit le front, qui constitue aussi le troisième tiers.74
Il est vrai que le tiers de visage était aussi, comme on l’a vu, une mesure importante dans le canon dit du « pseudo-Varron » et il se peut que la théorie de Cennino Cennini conserve des traces des pratiques médiévales. Néanmoins, dans le canon médiéval le tiers de visage était une mesure secondaire qui introduisait un jeu dans les proportions du corps, notamment au niveau des articulations (cou et pied). Les principaux membres du corps restaient réglés sur la mesure du visage entier. Chez Cennino Cennini, le tiers de visage fonctionne comme un mètre étalon permettant de composer tous les membres du corps. Le tiers du visage est la misura ou le module permettant de régler l’ensemble de la figure. La « mesure » de Cennino Cennini est un instrument conceptuel destiné à suppléer la règle quand celle-ci ne peut être utilisée pour des 73 Cennino Cennini, Il libro dell’arte, 30, éd. Brunello, p. 29-30 et trad. Déroche, p. 77-78 : In che modo prima dèi incomminciare a disegnare in carta con carbone, e tòr la misura della figura, e fermare con stile d’argiento. Togli prima il carbone sottile, e temperato come è une penna o lo stile ; e la prima misura che pigli a disegnare, piglia l’una delle tre che ha il viso, che n’ha in tutto tre, cioè la testa, il viso, e ’l mento colla bocca. E pigliando una di queste, t’è guida di tutta la figura, de’ casamenti, dall’una figura all’altra ; ed è perfetta tuo’ guida, aoperando il tuo intelletto di saper guidar le predette misure. E questo si fa perché la storia, o figura, sarà alta, che co mano non potrai aggiugnere per misurarla. Conviene ché con intelleto ti guidi ; e troverrai la verità, guidandoti per questo modo. E si di primo tratto non ti viene bene in misura la tua storia o ’mfigura, abbi una penna e co’peli della detta penna, di gallina o d’oca che sia, fregia e spazza, sopra quello che hai disegnato, el carbone : andrà via il disegno. E rincomincialo da capo tanto e quanto tu vedi che con misura si concordi la tua figura coll’essemplo. 74 Vitr., III, 1, 2, éd. et trad. Gros, p. 6 : Ipsius autem oris altitudinis tertia est pars ab imo mento ad imas nares, nasum ab imis naribus ad finem medium superciliorum tantundem ; ab ea fine ad imas radices capilli frons efficitur item tertiae partis.
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raisons pratiques. En effet, dans le cas des fresques de grandes dimensions, le peintre ne peut pas toujours appliquer une règle pour mesurer les figures car elles sont placées trop haut. La portion du visage est une mesure abstraite, qui permet au peintre de tracer la figure en entier en substituant son jugement et son œil à un instrument qui devient inutile. Pour dessiner la figure humaine, le peintre se fonde donc sur une mesure qu’il forme dans son esprit et qui sert de base à un calcul de rapports. Le nombre de mesures pour les différents membres n’est pas ici précisé, en revanche le peintre concède la nécessité d’approcher la vérité par une série d’approximations, en se corrigeant jusqu’à ce que les proportions de la figure concordent avec celles du modèle. Ainsi, la misura de Cennino Cennini emprunterait sa définition – le tiers du visage – et sa fonction – le rapport modulaire – au De architectura de Vitruve. Plus loin, toujours à propos de la peinture à fresque, Cennino Cennini consacre un chapitre entier aux mesures de l’homme parfait (Ch. LXX) : Les mesures que doit avoir le corps de l’homme parfaitement proportionné Prends note qu’avant d’aller plus loin, je veux te donner les mesures exactes de l’homme. Celles de la femme, je n’en parlerai pas, car elle n’a aucune mesure parfaite. D’abord, comme je l’ai dit plus haut, le visage est divisé en trois parties, c’est-à-dire la première le front, la deuxième le nez, la troisième du nez au menton. Du bord du nez, avec toute la longueur de l’œil, l’une de ces mesures ; de l’extrémité de l’œil jusqu’à l’oreille, l’une de ces mesures ; d’une oreille à l’autre, la longueur d’un visage ; du menton sous le gosier, au point de rencontre avec la gorge, l’une des trois mesures ; la gorge une mesure de long ; du creux de la gorge au sommet de l’épaule, un visage ; de même pour l’autre épaule ; de l’épaule au coude, un visage ; du coude à l’articulation de la main, un visage et une des trois mesures ; la main, dans toute sa longueur, un visage ; du creux de la gorge à celui de la poitrine, ou estomac, un visage ; de l’estomac au nombril, un visage ; du nombril à l’articulation de la cuisse, un visage ; de la cuisse au genoux, deux visages ; du genou au talon de la jambe, deux visages ; du talon à la plante, une des trois mesures ; le pied, de la longueur d’un visage. L’homme est aussi long que ses bras en croix. Qu’il étende les bras, avec les mains, jusqu’au milieu de la cuisse. Dans toute sa longueur, il a huit visages et deux des trois mesures. Il a une côte de moins que la femme, du côté gauche. L’homme a des os dans tout le corps. Sa nature, c’est-àdire sa verge, doit avoir la mesure qui est agréable aux femmes ; que les testicules soient petits, de belle manière et frais. L’homme beau doit être brun, et la femme, blanche…
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Je ne te parlerai pas des créatures irrationnelles, car tu n’apprendras jamais aucune mesure. Copies-en et dessines-en le plus que tu peux, d’après nature, et tu parviendras dans ce domaine à une bonne pratique.75
Les préceptes de Cennino Cennini apparaissent comme une synthèse du texte de Vitruve et de ce que nous savons du canon du pseudo-Varron. D’abord le peintre toscan reprend dans le titre de son chapitre la formule de Vitruve hominis bene figurati (De architectura, III, 1, 1). Son canon part, comme celui de Vitruve, du présupposé que l’homme représenté est parfaitement proportionné. Le canon de Vitruve excluait par définition le corps de la femme, mais aussi celui des hommes mal proportionnés. De même, Cennino Cennini exclut de l’application du canon toutes les créatures irrationnelles, dans lesquelles il comprend les femmes et les hommes mal formés par la nature. L’idée de perfection ajoutée par le toscan dans l’expression uomo fatto perfettamente induit l’interprétation chrétienne selon laquelle les proportions de l’homme parfait sont l’œuvre divine. Néanmoins, conscient des limitations que le canon impose à l’artiste, il précise à la fin du chapitre que les créatures irrationnelles peuvent être représentées en peinture, mais que le peintre est contraint dans leur cas, faute de pouvoir se régler sur le calcul, de travailler d’après nature. Le chapitre procède dans le même ordre que le texte de Vitruve, définissant d’abord les mesures des différentes parties du corps les unes par rapport aux autres, puis traitant de la figure de l’homme en son entier et 75 Cennini, Il libro dell’arte, 70, éd. Brunello, p. 81-83 et trad. Déroche, p. 158161 : Le misure che de’ avere il corpo dell’uomo fatto perfettamente. Nota che, innanzi più oltre vada, ti voglio dare a littera le misure dell’uomo. Quelle della femmina lascio stare, perché non ha nessuna perfetta misura. Prima, come ho detto di sopra, il viso è diviso in tre parti, cioè : la testa, una ; il mento, l’altra ; e dal naso al mento, l’altra. Dalla proda del naso per tutta la lunghezza dell’occhio, una di queste misure : dalla fine dell’occhio per fine all’orecchie, una di queste misure : dall’uno orecchio all’altro, un viso per lunghezza : dal mento sotto il gozzo al trovare della gola, una delle tre misure : la gola, lunga una misura : dalla forcella della gola alla sommità dell’omaro, un viso ; e così dall’ altro omero : dall’omaro al gomito, un viso : dal gomito al nodo della mano, un viso ed una delle tre misure : la mano tutta per lunghezza, un viso : dalla forcella della gola a quella del magon, o vero stomaco, un viso : dallo stomaco al bellico, un viso : dal bellico al nodo della coscia, un viso : dalla coscia al ginocchio, due visi : dal ginocchio al tallone della gamba, due visi : dal tallone alla pianta, una delle tre misure : il pié, lungo un viso. Tanto lungo l’uomo, quanto per traverso aver le braccia : distenda le braccia con le man per fino a mezza la coscia. È tutto l’uomo lungo otto visi e due delle tre misure. Ha l’uomo, men che la donna, una costola del petto dal lato manco. Ha, in tutto l’uomo ossa… De’ avere la natura sua, cioè la verga, a quella misura ch’è piacere delle femmine ; sia i suo’ testicoli piccoli, di bel modo e freschi. L’uomo bello vuole essere bruno, e la femmina bianca, ecc. Degli animali irrazionali non ti conterò, perché non n’apparai mai nessuna misura. Ritra’ ne e disegna più che puoi del naturale, e proverrai in ciò a buna pratica.
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de sa géométrie. Dans le détail de la composition du corps, le canon de Cennino Cennini combine des préceptes vitruviens et des préceptes du canon médiéval et innove par les menus aménagements qu’il fait subir à l’un et à l’autre. De Vitruve, il reprend le module du visage et le principe selon lequel la mesure du visage correspond à celle d’une extrémité des membres. Toutefois, chez Vitruve, le visage était égal à la main et la tête l’était au pied. Chez Cennino Cennini, le pied a la même mesure que le visage. Du canon du pseudo-Varron, Cennino Cennini conserve l'adjonction de la mesure du tiers de visage à celle du visage entier, néanmoins le décompte diffère : l’homme mesure dans sa hauteur huit visages et deux tiers et non huit visages et trois tiers (celui correspondant au crâne disparait). Surgissent encore d’autres éléments qui cependant ne proviennent ni du canon de Vitruve ni du canon médiéval : d’une part, le théoricien toscan donne de nouvelles indications de mesure dans le sens de la largeur et non seulement dans le sens de la hauteur, d’autre part il donne au peintre un repère qui n’est pas lié à la proportion modulaire : le bras allongé le long du corps atteint du bout des doigts le milieu de la cuisse. De même, il combine l’inscription de la figure humaine dans le carré, stipulée par Vitruve dans le De architectura, et le récit de la Genèse qui veut que l’homme ait une côte de moins que la femme, puisque celle-ci a été formée par le Créateur à partir d’une côte du premier homme. La référence à la Bible et à Adam et Ève était du reste présente dès le début du premier chapitre de l’ouvrage. Comme l’a noté Véronique Dalmasso, un soin particulier est accordé au membre viril76, mais il n’est pas donné pour centre du corps humain, la figure du cercle n’étant à aucun moment évoquée. De manière assez inattendue, la mesure de la verge est la seule à ne pas être définie par la géométrie, mais par la fonction du membre et selon le critère non de l’utilité et de la procréation, mais du plaisir et, qui plus est, du plaisir féminin. La figure de la femme revient avec insistance dans ce chapitre destiné aux mesures idéales de l’homme, comme si Cennino Cennini était embarrassé par son incapacité à donner à celle-ci une place dans le système du canon. De fait, les seules indications qu’il donne concernant la représentation de la femme portent sur les couleurs et sont tirées d’une tout autre source que les mathématiques, à savoir la physiognomonie. Ce n’est sûrement pas un hasard si le terme de « nu » n’apparaît pas dans le traité au moment où Cennino Cennini prescrit les mesures de l’homme, mais lorsqu’il Dalmasso, L’image du corps…, p. 104.
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parle des couleurs de la chair et qu’il traite de la figure humaine dans toute sa variété en prenant en compte les différences de sexe et d’âge77. Cennino Cennini ne parvient manifestement pas à accorder le canon des proportions avec l’exigence d’universalité que requiert pour lui la représentation du nu. C’est sans doute pourquoi le peintre concède finalement le nu au sculpteur, et plus précisément au maître bronzier. Le nu, faute de pouvoir s’obtenir pour toutes les créatures par le calcul des proportions, est finalement produit dans la statuaire par le moulage du modèle vivant. En effet, dans la quatrième et dernière partie de son traité, après le dessin, la peinture à fresque et la peinture à l’huile, le théoricien aborde d’autres arts et notamment la sculpture. Il consacre alors un chapitre à la réalisation du nu masculin et féminin (Ch. CLXXXV) : Ceci te montre comment on peut mouler un nu entier d’homme ou de femme, ou un animal et le couler en métal Sache que si tu veux suivre la méthode indiquée plus haut, avec une maîtrise plus subtile, tu peux –je te préviens– couler un homme tout entier, en faire un moulage, comme les nombreux et beaux nus que l’on trouve dans les temps anciens. Donc, si tu veux mouler un homme entièrement nu ou une femme, il te faut d’abord le faire tenir debout, sur le fond d’une caisse que tu feras fabriquer de la hauteur de cet homme, jusqu’à son menton. Arrange-toi pour que la caisse en question s’assemble entièrement, par le milieu, de part et d’autre, dans le sens de la longueur. Fais en sorte qu’une plaque de cuivre très fine aille du milieu de l’épaule, en partant de l’oreille, jusqu’au fond de la caisse ; qu’elle suive légèrement, sans blesser, les contours du corps de l’homme nu, à une distance de la chair égale à l’épaisseur d’une corde. Que la plaque soit clouée sur le bord, là où la caisse s’assemble. Et cloue ainsi quatre morceaux de plaques de façon qu’ils se referment, comme le feront les bords de la caisse. Puis, oins le nu ; fais-le mettre debout, dans la caisse. Mouille et pétris du plâtre en grande quantité avec une eau bien tiède. […] et ouvre (la caisse) comme tu le ferais pour une noix, en tenant de part et d’autre les morceaux de la caisse et du moulage que tu as exécuté. Et, avec précaution, fais-en sortir l’homme nu. Lave-le soigneusement, à l’eau claire, car sa peau sera colorée comme une rose. De la même façon que tu as rempli le moule du visage, tu peux couler, dans ce moule ou empreinte, le métal que tu voudras ; mais je te conseille la cire. La raison ? (fais en sorte de briser la pâte sans abîmer la figure) ; tu peux enlever, ajouter et Cf. Cennini, Il libro dell’arte, 67 et 147. Voir infra, Troisième partie, p. 394-395.
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arranger là où la figure est défectueuse. Après cela, tu peux ajouter la tête et couler tout ensemble toute la personne.78
Franco Brunello a souligné l’intérêt et la nouveauté de ce passage qui témoigne selon lui d’expériences convoquant à la fois les sculptures antique et gothique et annonçant le réalisme du Quattrocento79. Pour notre part, nous y voyons aussi et surtout la première tentative humaniste de produire un art du nu. Le nu est ici conçu en référence à l’Antiquité et plus particulièrement aux statues conservées des Anciens, les molte buone figure ignude. Le nu a donc d’emblée pour modèle la statuaire antique. D’autre part, le nu comprend le corps dans son entier (un ignudo intero) et présente l’être humain entièrement nu (tutto ignudo). La description détaillée du procédé de moulage et en particulier de la préparation du plâtre et de la cire évoque encore l’épisode biblique de la création de l’homme et de la femme et assimile l’artiste au démiurge ou artifex. Comme dans le cas du dessin de la figure humaine dans la peinture à fresque, la possibilité est donnée à l’artiste de corriger sa figure jusqu’à la pleine adéquation avec son modèle. Le nu statuaire de Cennini comprend ainsi la figure de tous les êtres humains, qu’ils soient des créatures rationnelles ou irrationnelles. Le procédé peut même être étendu aux animaux, à condition qu’ils soient morts et puissent supporter d’être 78 Cennini, Il libro dell’arte, 185, éd. Brunello, p. 203-205 et trad. Déroche, p. 332-334 : Ti dimostra come si può improntare un ignudo intero d’uomo o di donna, o un animale, e gettarlo di metalo. Sappi che’l sopraddetto modo volendo seguitare in più sottile magistero, t’avviso che puoi l’uomo interamente buttarlo e improntarlo, sì come anticamente si truova di molte buone figure ignude. Onde di mestiero t’è, a volere un uomo tutto ignudo o donna, prima farlo stare in pie’ in sul fondo d’una cassetta, la quale farai lavorare d’altezza dell’uomo per infino al mento ; e fa’ che la detta cassa si commetta in tutto per mezzo dall’un de’ lati, e dall’altro per lunghezza. Ordina che una piastra di rame ben sottile sia dal mezzo della spalla, cominciando all’orecchie, per insino in sul fondo della cassa ; e vada circundando leggiermente sanza lisione su per la carne dello ignudo, non accostandosi alla carne una corda. E sia chiavata la deta piastra in su l’orlo, dove si commete la detta cassa. E per questo modo chiava quattro pezzi di piastra, che vegnino a conchiudere insieme, siccome faranno gli orli della cassa. Poi ugni lo’gnudo : mettilo ritto nella detta cassa : intridi del gesso abbondantemente con acqua ben tiepida ; […] e aprila, sì come facessi una noce, tenendo dall’u’llato e dall’altro i detti pezzi della cassa e della impronta che hai fatta. E moderatamente ne trai fuori lo’gnudo : lavalo diligentemente con acqua chiara ; ché sarà diventata la carne sua colorita come rosa. E per quel modo ancora [di] quando empiesti la faccia, la predetta forma o vero impronta tu la puoi buttare di ciò che metallo tu vòi ; ma io ti consiglio la cera. La ragione ( fa’ pure che rompa la pasta sanza lisione della figura) : perché tu pòi levare ognora e rimendare dove la figura mancasse. Appresso di questo puoi aggiugnervi la testa e buttare ogni cosa insieme, e tutta la personna. 79 Franco Brunello, éd. cit., Introd., p. XXII.
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enfermés dans la caisse, mais le résultat obtenu cesse alors, comme l’indique le titre du chapitre, d’être un nu, le terme ne pouvant s’appliquer de toute évidence qu’au genre humain. Tout se passe comme si Cennino Cennini avait réuni les éléments théoriques pour créer le nu, mais avait échoué à les articuler : la rationalité du canon des proportions du corps ne coïncide pas avec l’universalité du nu. D’un côté, le canon unique de Vitruve est trop rigide et trop fermé pour comprendre la diversité du réel, de l’autre les nus ne sont encore que la reproduction mécanique d’individus particuliers. Lorenzo Ghiberti : la proportionalità L’orfèvre florentin Lorenzo Ghiberti, célèbre pour l’ouvrage de la porte du baptistère à Florence (Fig. 6), a rédigé entre 1447 et 1455 des Commentaires qui se présentent comme la somme théorique tirée de sa pratique artistique80. C’est une synthèse d’éléments de la tradition gréco-latine, en particulier le De architectura de Vitruve, et de l’apport d’Alhazen. Au début du xie siècle, le savant égyptien al-Hasan Ibn al Haytham ou Alhazen, avait donné un important traité d’optique (De aspectibus) qui renouvelait les réflexions d’Euclide et de Ptolémée81. Sa théorie de la vision fut vulgarisée au xiie siècle par les traités de perspective des théologiens anglais John Peckham (Perspectiua communis)82 et Roger Bacon (Perspectiua)83. Au début du premier livre, Ghiberti reprend de Vitruve, à propos de la formation du sculpteur, l’idée que le celui-ci doit connaître la géométrie et l’astrologie (De arch., I, 1, 4 et 10)84. Néanmoins, lorsque dans le troisième livre des Commentaires il définit la beauté en fonction de la seule proportionalità et prend pour exemple la figure humaine, Ghiberti Lorenzo Ghiberti, I commentarii, éd. L. Bartoli (Florence : Giunti, 1998). Paul Pietquin, Le septième livre du traité De aspectibus d’Alhazen, traduction latine médiévale de l’Optique d’Ibn al-Haytham (Bruxelles : Académie Royale de Belgique, 2000) ; A. Mark Smith, Alhacen on the principles of reflection. A critical edition, with English Translation and Commentary (Philadelphie : American Philosophical Society, 2006). 82 John Peckham, Perspectiua communis, éd. D. C. Lindberg in John Pecham and the Science of Optics (Madison : The University of Wisconsin Press, 1970), p. 59-238. Voir aussi Alain Boureau, « Les cinq sens dans l’anthropologie cognitive franciscaine. De Bonaventure à Jean Peckham et Pierre de Jean Olivi », Micrologus, 10 (2002), p. 277294. 83 Roger Bacon, Perspectiua, Opus maius, pars Va, éd. J. H. Bridges, t. II (Oxford : Oxford University. Press, 1900). 84 Ghiberti, I commentarii, I, II 4 et II, 8, éd. Bartoli, p. 47-48. 80 81
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imite moins le De architectura que le De aspectibus d’Alhazen (II, 59) vulgarisé85 : […] seule la proportionnalité fait la beauté. Et donc, quand dans la forme s’assembleront la beauté de la figure de chacune de ses parties, on aura la beauté de la quantité et de la composition de celles-ci et la proportionnalité des membres en fonction des figures et de la grandeur des lieux ; et si en fonction de cela ils étaient encore proportionnels à toute la figure de la face et à la quantité, la forme serait au comble de la beauté, elle serait parfaitement belle.86
Selon la théorie optique d’Alhazen, la forme n’est pas une essence immuable mais une qualité corporelle qui n’existe que dans la vision. Les propriétés qualitatives et quantitatives des choses sont perçues par l’œil et déterminées par la raison. La beauté (pulcritudine) est la proportionnalité (proportionalità), l’harmonie (consonantia) entre les « intentions », c’est-à-dire les différentes qualités perçues (couleur, lumière, grandeur, épaisseur, situation, parties…) : c’est une synthèse de l’esprit87. La beauté est donc une proportion calculée par la raison, elle est le fruit d’une opération intellectuelle et mathématique. Par ailleurs, les lois numériques qui règlent les proportions du corps humain sont les mêmes que celles qui règlent les proportions des lettres dans la typographie. Ghiberti poursuit en effet sa définition de la beauté comme proportion par une comparaison de la figure humaine avec le caractère de l’écriture. À l’époque de l’invention de l’imprimerie, l’analogie ancienne entre le corps humain et le langage nourrit la réflexion des typographes comme des dessinateurs et trouve de nouvelles applications. À la fin de ses commentaires, Lorenzo Ghiberti s’efforce de concilier cette théorie de la proportionnalité avec la proportion de Vitruve : après avoir invoqué l’exemple des grands statuaires et peintres grecs ainsi que l’autorité de Socrate, il affirme que la forme de la « statue virile » 85 Graziella Federici Vescovini, Arti e filosofia nel secolo XIV : studi sulla tradizione artistotelica e i moderni (Florence : Vallecchi, 1983), « Il problema delle fonti ottiche medievali del “Commentario III” di Lorenzo Ghiberti », p. 103-140. 86 Ghiberti, I commentarii, III, 13, 9, éd. Bartoli, p. 159 et ma trad. : […] la proportionalità solamente fa pulcritudine. E quando addunche nella forma si congregheranno la belleza della figura di ciascuna parte d’essa, sarà belleza della quantità e della compositione d’esse, e la proportionalità de’ membri secondo le figure e la magnitudine de’ siti ; e secondo questo ancora fossono proportionali a tutta la figura della faccia e la quantità, sarebbe in fine di pulcritudine, sarebbe bellissima. 87 Federici Vescovini, Arti e filosofia nel secolo XIV…, p. 120-121.
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s’obtient selon les règles de la proportion et de la symétrie en traçant la figure du cercle (III, 37, 2)88. Il donne comme mesure du corps la tête qui équivaut à la dixième partie de celui-ci et fait du nombril le centre d’un cercle qui passe par l’extrémité des mains et des pieds (III, 37, 3). Notons que l’autorité de Vitruve n’est jamais convoquée dans ces lignes puisque ces préceptes sont attribués de façon assez floue aux « nobles statuaires et peintres antiques » et que sont mêlées aux citations du texte de Vitruve des règles qui lui sont manifestement étrangères. En effet, Ghiberti remet ensuite en cause la construction géométrique vitruvienne sous prétexte que l’homme ne peut écarter les jambes au point de toucher la circonférence du cercle et que le centre du cercle et du corps de l’homme n’est pas l’ombilic, mais les parties génitales, à l'endroit de leur naissance : Et les Anciens posèrent le cercle et mirent la statue virile couchée à l’intérieur du cercle, étendant les bras et les pieds à l’intérieur du cercle qui touche seulement le doigt du milieu de la main ainsi que des pieds, tenant les jambes ouvertes […] qui touchent chacune la circonférence du cercle. Mais cela me paraît une chose difficile, parce que l’homme ne peut pas ouvrir autant les pieds. Il ne me paraît pas encore que le centre soit l’ombilic ; il me semble que cela doit être là où est le membre génital et où il naît, ou bien où est l’enfourchure de l’homme. Il me paraît encore que son centre ne peut pas se poser dans un autre lieu que celui que j’ai dit.89
Dans les dernières lignes du livre (III, XXXVIII, 1), Ghiberti donne une division de la tête – et non du visage – en trois parties égales et une division du corps humain en nombre de têtes. Le tiers de la tête correspond à la hauteur du pied. D’autre part, il choisit de placer le centre du cercle dans lequel s’inscrit le corps humain au niveau du sexe et non du nombril. Il semble donc aménager le canon de Vitruve en intégrant aussi des éléments du canon médiéval, dit du pseudo-Varron. En confrontant des sources multiples et en exerçant un jugement critique sur des Ghiberti, I commentarii, éd. Bartoli, p. 300. Ibid., III, 37, 4, p. 304 et ma trad. : E gli antichi puosono el circulo, e missono la statua virile supina dentro al circulo, distendendo la braccia e piedi dentro al circulo, toccante solamente del palmo el dito di mezo e così de’ piedi tenendo le gambe aperte […] toccando ciascuna la parte del circulo, la qual focosa mi pare difficile, però che l’uomo non si può tanto aprire nelle gambe, esso possa toccare el circulo. Molto s’apre l’uomo nelle braccia, non si può tanto aprire ne’ piedi. Ancora non mi pare del centro sia el bellico, parmi debba essere dove è ’l membro genitale e dove e’ nasce, overo ov’ è la inforcatura humana. Ancora mi pare el suo centro non possa in altro luogo poter porsi, altro che in detto luogo. 88 89
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canons qu’il a mis à l’épreuve dans sa pratique, Lorenzo Ghiberti lance au moins deux débats dont l’un porte sur le choix de la partie du corps prise comme module et l’autre sur le choix de l’emplacement du centre du corps humain. Lorenzo Ghiberti propose une relecture du canon du corps humain de Vitruve en s’efforçant de faire une synthèse avec les procédés médiévaux influencés par le canon byzantin. De même, en pratique, ses œuvres marquent une hésitation entre les deux canons et entre l’influence des théories de Cennino Cennini et de celles de Leon Battista Alberti90. Sa réflexion sur les proportions du corps humain, qui se limite au seul type de la « statua virile » et demeure du reste inachevée, ne débouche pas plus que celle de Cennino Cennini sur une théorie du nu, à peine entrevue. Leon Battista Alberti : la concinnitas Le De pictura : eurythmie et concinnitas Leon Battista Alberti, humaniste, peintre et architecte, était aussi mathématicien : il a publié un ouvrage proposant des problèmes d’arithmétique (Ex ludis rerum mathematicarum ou Ludi matematici). Les Éléments de la peinture (Elementa picturae) sont un manuel proposant aux futurs peintres des définitions mathématiques et des exercices géométriques. Le premier livre du traité De la peinture, fonde l’art de la peinture sur des principes mathématiques et optiques comme le point, la ligne ou la pyramide visuelle repris des Éléments d’Euclide91. Au troisième livre, s’intéressant à la formation du peintre, Alberti souhaite que le peintre soit instruit dans tous les arts libéraux, mais avant tout qu’il soit expert en géométrie (omnibus in artibus liberalibus, sed in eo prae sertim Geometriae peritiam desidero)92. Dès l’exposé des éléments mathématiques nécessaires au peintre, Alberti convoque la comparaison ancienne entre le corps de l’homme et la figure géométrique. En effet, pour expliquer la notion de proportion à propos des triangles, Alberti recourt Diane Fieniello Zervas, « Ghiberti’s St. Matthew Ensemble at Orsanmichele : Symbolism in Proportion », Art Bulletin, 58 (1976), p. 36-44 et Piero Morselli, « The proportions of Ghiberti’s Saint Stephen : Vitruvius’s De Architectura and Alberti’s De statua », The Art Bulletin, 60 (1978), p. 235-241. 91 Sur les mathématiques dans le De pictura, voir Hubert Damisch, « Parlo come pittore », in Leon Battista Alberti, dir. F. Furlan, P. Laurens et S. Matton, t. I, p. 555-574 ; Lucia Bertolini, Leon Battista Alberti. De pictura (redazione volgare) (Florence : Polistampa, 2011), p. 54-55 et Wright, Il De pictura…, p. 109-187. 92 Alberti, De pictura, III, 53, éd. Sinisgalli, p. 244. 90
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déjà à l’exemple du corps humain (I, 14)93. Comme souvent, l’édition du texte du De pictura et son interprétation font l’objet de discussions. Voici la traduction que propose Jean-Louis Schefer d’après le texte de Cecil Grayson : Pour faire comprendre cela plus clairement, nous nous servirons d’une comparaison. Un homme petit est proportionnel à un homme très grand : la proportion entre la palme et le pas, le pied et les autres parties du corps était la même chez Évandre que chez Hercule, qu’Aulu Gelle suppose grand et dépassant les autres hommes. Il n’y avait pas dans les membres d’Hercule une autre proportion que dans le corps du géant Antée : en chacun d’eux, la symétrie de la main avec la coudée, de la coudée avec la tête et de tous les autres membres correspondaient entre elles par un rapport égal.94
Maurice Brock, qui base également son analyse de la « commensuration » albertienne entre les objets sur le texte latin de Cecil Grayson, adopte une traduction proche de celle de Jean-Louis Schefer95. Rocco Sinisgalli apporte pour sa part, en publiant l’editio princeps, plusieurs modifications dont l’une, au début du passage, introduit la mesure de la coudée et l’autre, à la fin du texte, substitue le mot dimensio à celui d’ordo. Je propose de traduire la nouvelle version du texte donnée par Rocco Sinisgalli de la manière suivante : Pour comprendre cela encore plus clairement, nous userons d’une comparaison. Un homme très petit est certainement proportionnel à un homme très grand sous le rapport de la coudée, quand la proportion de la paume et du pied par rapport aux autres parties de son corps aura été la même chez l’un, par exemple Évandre, que chez l’autre, par exemple Hercule, qu’Aulu-Gelle imagine avoir été plus haut et plus grand que les autres hommes. Tandis que la proportion dans les membres d’Hercule n’était pas différente de celle qui se serait trouvée dans le corps du géant 93 Maurice Brock, « Entre mesurage et commensuration. Les dimensions relatives des personnages et des architectures dans le De Pictura », Albertiana, 18 (2015), p. 5-56. 94 Alberti, De pictura, I, 14, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 104-107 : Hoc quoque ut apertius intelligatur similitudine quadam utemur. Est quidem homo pusillus homini maximo proportionalis, nam eadem fuit proportio palmi ad passum et pedis ad reliquas sui corporis partes in Euandro quae fuit in Hercule, quem Gelius supra alios homines procerum et magnum fuisse coniectatur. Neque tamen fuit alia in membris Herculis proportio quam fuit in Antaei gigantis corpore, siquidem utrisque manus ad cubitum et cubiti ad proprium caput et caeterorum membrorum symmetria pari inter se ordine congruebat. 95 Brock, « Entre mesurage et commensuration… », p. 11.
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Antée, puisque en effet dans chacun des deux, la symétrie de la main par rapport à la coudée et de la coudée par rapport à sa propre tête et en général de tous les autres membres coïncidait à cause de l’égale mesure entre eux.96
Quel que soit le texte que l’on retient, il apparaît qu’Alberti propose pour illustrer la conservation des propriétés du triangle en dépit de la variation de son échelle trois figures mythologiques de dimensions différentes respectant la symétrie du corps humain et ayant donc un rapport de proportionnalité entre elles : un homme petit, le roi Évandre, le héros Hercule, de taille intermédiaire, et le géant Antée. La référence à Aulu-Gelle mérite d’être explicitée car elle renvoie discrètement aux théories de Pythagore. Le premier chapitre des Nuits attiques rapporte en effet comment, selon Plutarque, Pythagore parvint à calculer la taille d’Hercule. La légende voulait qu’Hercule ait établi la longueur du stade de Jupiter construit à Pise à six cents pieds. Par la suite, tous les stades avaient été construits de la même longueur, mais ils étaient tous plus petits. Pythagore en déduit qu’Hercule était proportionnellement plus grand que les autres hommes d’autant que son pied était plus grand que celui des autres, c’est-à-dire d’autant que le stade de Pise était plus long que les autres stades. Le passage d’Aulu Gelle suppose que Pythagore connaissait le rapport naturel de tous les membres du corps, afin de pouvoir trouver à partir de la mesure de son pied celle de son corps tout entier97. Pour l’humaniste, le corps humain est manifestement le lieu privilégié pour observer et comprendre la loi mathématique universelle de la proportion : qu’un homme soit petit, moyen ou grand, le rapport qui existe entre ses différents membres est identique. En conséquence, la proportion met non seulement en correspondance les parties du corps, mais aussi les différents corps humains entre eux, quelle que soit leur grandeur. Le texte d’Alberti édité par Rocco Sinisgalli me paraît plus 96 Alberti, De pictura, I, 14, éd. Sinisgalli, p. 133-134 : Hoc quoque ut apertius intelligatur, similitudine quadam utemur. Est quidem homo pusillus, homini maximo proportionalis ad cubitum, ubi eadem fuerit proportio palmi, et pedis ad reliquas corporis sui partes, in hoc, puta Euandro, quae fuit in illo, puta Hercule, quem Gelius supra alios homines procerum et magnum fuisse coniectatur. Neque cum etiam fuit alia in membris Herculis proportio, quam fuerit in Anthei gigantis corpore. Vt enim utrisque manus ad cubitum, et cubiti ad proprium caput, et caeterorum membrorum symmetria pari inter se dimensione congruebat. Voir aussi les notes 185 à 189 à l’édition du texte, p. 351-352 : dans la note 189, R. Sinisgalli corrige « congruebant » en « congruebat ». 97 Gell., I, 1 : secundum naturalem membrorum omnium inter se competentiam.
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précis et plus clair dans la mesure où il distingue nettement trois applications de la loi de la proportion correspondant à trois termes différents : la proportion (proportio) est le rapport d’un membre, comme la main ou le pied, avec l’ensemble du corps humain ; la symétrie (symmetria) est le rapport entre deux membres ou mesures du corps, comme la palme et la coudée ou la coudée et la tête ; quant à l’ordre (ordo) ou la dimension (dimensio), c’est le rapport entre deux corps humains. Notons par ailleurs que dans le texte de 1435, Alberti semble plus proche des fragments du canon de Polyclète puisqu’il part des extrémités du corps et plus particulièrement de la main pour proportionner l’ensemble du corps98. Dans le texte de 1459, l’importance donnée à la coudée comme le module permettant de mesurer les proportions du corps renvoie plutôt à la définition vitruvienne de l’eurythmie (De arch., I, 2, 4)99. Plus loin, c’est le corps humain qui est donné lui-même comme le module de la représentation du monde (I, 18). Se fondant sur la célèbre formule attribuée à Protagoras, Alberti fait de l’homme la mesure de toute chose100. Le corps humain, parce qu’il est pour l’homme la chose la plus familière, devient donc l’indice de la proportion du monde. Dans le tableau, il est à son tour pour le peintre, une fois représenté, l’unité qui permet de mesurer tous les autres corps ; l’homme est à l’univers du tableau ce que la coudée, par exemple, est pour lui-même. Il est vrai que l’illustration donnée ensuite par Alberti est quelque peu déconcertante car il n’y figure, à proprement parler aucun corps humain : selon Pline, le peintre Timanthe, peignant son Cyclope endormi aurait représenté des satyres étreignant son pouce pour mieux montrer sa corpulence101. La taille du géant est donc mesurée par rapport à celle non de l’homme, mais de satyres qui sont des demi-dieux et de plus des créatures hybrides. Pour Maurice Brock, ce serait une preuve que la symétrie entre les personnages relève de l’évaluation comparative et non d’un véritable mesurage102. On notera aussi que c’est ici de nouveau, comme chez Polyclète, le doigt qui permet l’évaluation de l’ensemble du corps du Cyclope. 98 Ulrich Pfisterer, « Phidias und Polyklet von Dante bis Vasari : Zu Nachruhm und künstlerischer Rezeption antiker Bildhauer in der Renaissance », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, 26 (1999), p. 61-97. 99 Voir texte cité supra, p. 79. 100 Plat., Theaet., 152a. 101 Plin., Nat., XXXV, 74. 102 Brock, « Entre mesurage et commensuration… », p. 16-20.
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Alberti traite spécifiquement de la question des proportions du corps humain dans le livre II à propos de la composition des membres103. L’auteur parle d’abord de la beauté comme d’un accord (conuenientia) portant à la fois sur la taille, la fonction, l’espèce, les couleurs et tous les aspects des membres ; néanmoins c’est principalement la proportion dans la grandeur des membres qui retient son attention. Le passage n’est pas sans rappeler le début du De architectura (I, 2) où Vitruve passait de la définition générale de l’arrangement (dispositio) à celle plus spécifique de la symétrie comme rapport de mesures (symmetria) : Nous allons maintenant traiter de la composition des membres. Dans cette composition il faut d’abord veiller à ce que chaque membre s’accorde avec les autres. On dit qu’il y a entre eux un bel accord lorsque leur taille, leur fonction, leur espèce, leurs couleurs et toutes les autres choses, s’il s’en trouve de ce genre, satisfont à la vénusté et à la beauté. Si dans un personnage la tête est très large, la poitrine toute petite, la main énorme, le pied enflé, le corps gonflé, cette composition sera laide d’aspect. Il faut donc maintenir un certain rapport dans la grandeur.104
On remarque que cette fois la tête est citée en premier, avant la main et le pied, comme unité de mesure pour dénoncer la laideur d’une figure disproportionnée. En effet, quelques lignes plus bas, Alberti se réfère explicitement à Vitruve (III, I, 2), reprenant à l’architecte romain le principe du canon, mais il prétend innover en substituant le module de la tête à celui du pied105 : Je conseille néanmoins que pour mesurer un être animé l’on prenne l’un des membres de cet être animé qui servira à les mesurer tous. L’archi Voir notamment J. A. Aiken, « Leon Battista Alberti’s system of human porportions », Journal of the Warburg and Courtaud Institute, 43 (1980), p. 68-96 ; Lücke, « Alberti, Vitruvio e Cicerone », p. 75-95 et M. Brock, « Entre mesurage et commensuration… », p. 20-36. 104 Alberti, De Pictura 2, 36, éd. Sinisgalli, p. 191-192 et trad. Schefer, p. 160-161 (largement modifiée) : Sequitur ut de compositione membrorum referamus. In membrorum compositione danda in primis opera est, ut quaeque inter se membra conueniant. Ea quidem tunc conuenire pulchre dicuntur, cum et magnitudine et officio et specie et coloribus et caeteris si quae sunt huiusmodi rebus ad uenustatem et pulchritudinem correspondeant. Quod si in simulachro aliquo caput amplissimum, pectus pusillum, manus per ampla, pes tumens, corpus turgidum adsit, ea sane compositio erit aspectu deformis. Ergo quaedam circa magnitudinem ratio tenenda est. 105 Aiken, « L. B. Alberti’s System… », p. 76-83 ; Gábor Hajnoczi, « Principi vitruviani nella teoria della pittura di Alberti », in Leon Battista Alberti teoretico delle arti…, dir. A. Calzona, F. Paolo Fiore, A. Tenenti et C. Vasoli, vol. I, p. 189-202. 103
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tecte Vitruve mesure la taille de l’homme en pieds. Je pense, quant à moi, qu’il serait plus digne de rapporter toutes les autres quantités à celle de la tête, même si j’ai remarqué que chez les hommes il était très courant que la mesure du pied soit la même que la mesure comprise entre le menton et le sommet de la tête.106
Si le pied était en effet une unité de mesure très usuelle dans l’Antiquité, Vitruve ne donnait pas, comme on l’a vu plus haut, le pied comme unique mesure du corps humain. Il avait donné comme première mesure du corps le visage ou la main, dont il avait établi l’égalité et l’équivalence à un dixième de la hauteur du corps. Le pied n’arrivait qu’à la fin de son exposé et représentait un sixième de la hauteur totale de la figure, soit la même mesure que la distance qui va du milieu de la poitrine à la racine des cheveux107. De fait, le texte de Vitruve, en donnant comme égales les mesures du visage et de la main ou du buste et du pied, prêtait à la confusion et offrait diverses possibilités d’interprétation à ses commentateurs. D’ailleurs, au paragraphe suivant (De pictura, II, 37), après avoir hésité entre le doigt, la coudée ou la tête, Alberti laisse finalement le peintre libre de choisir le membre qu’il veut comme module de sa figure, pour peu qu’il n’y ait aucun membre qui ne s’accorde avec tous les autres en longueur et en largeur108. Il reprend ici précisément la définition vitruvienne de l’eurythmie comme une convenance des membres accordant leur hauteur, leur largeur et leur longueur109, mais il exclut 106 Alberti, De pictura, II, 36, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 162-163 : Vnum tamen admoneo, ut in commensurando animante aliquod illius ipsius animantis membrum sumamus, quo caetera metiantur. Vitruuius architectus hominis longitudinem pedibus dinumerat. Ipse uero dignius arbitror si caetera ad quantitatem capitis referantur, tametsi hoc animaduerti ferme commune esse in hominibus, ut eadem et pedis et quae est a mento ad ceruicem capitis mensura sit. L’édition de Rocco Sinisgalli apporte quelques modifications peu signifiantes (aliqua au lieu de aliquod ; metiamur au lieu de metiantur et intersit au lieu de sit). Je conserve donc ici par commodité le texte de C. Grayson et la traduction de J. L. Schefer. 107 Vitruve donnait du pied une mesure excessive en l’égalant à la sixième partie du corps. Pierre Gros y voit une influence du pythagorisme qui valorisait le nombre 6 (« La geometria platonica nell’excursus vitruviano sull’uomo perfetto (De architectura, III, 1, 2-3) », in Leonardo e Vitruvio…, dir. F. Borgo et P. Clini, p. 76). Alberti réduit le pied à la mesure de la tête, c’est-à-dire à un huitième de la totalité du corps. 108 Alberti, De pictura, II, 37, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 162-165 : « Une fois que l’on a choisi un membre, c’est sur lui qu’il faut rapporter tous les autres afin que dans l’être animé aucun membre ne soit en désaccord avec les autres pour la longueur ou la largeur. » (Itaque uno suscepto membro, huic caetera accommodanda sunt ut nullum in toto animante membrum adsit longitudine aut latitudine caeteris non correspondens). 109 Vitr., I, 2, 3, éd. et trad. Fleury, p. 15-16 : « Elle (l’eurythmie) se réalise quand les membres de l’ouvrage ont une hauteur en rapport avec la largeur, une largeur en rapport
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la troisième dimension dans un traité qui s’adresse spécifiquement aux peintres. Le calcul des justes proportions du corps n’est cependant que la première partie de la composition des membres : celle-ci acquise, le peintre doit encore s’assurer de la convenance des membres selon la fonction, selon l’aspect et selon les couleurs pour atteindre la beauté et la vénusté. Seules les couleurs et plus particulièrement le rapport du noir et du blanc produiront une autre forme d’harmonie qu’Alberti nomme concinnitas (II, 46). De même, dans la composition des surfaces, la beauté des corps naît de l’harmonie élégante (elegans concinnitas) et de la grâce (gratia), et non de la seule mesure (II, 35). En effet, la théorie albertienne de la composition du corps allie à la détermination arithmétique de la mesure des exigences qualitatives dérivées non plus du modèle mathématique, mais du modèle linguistique et littéraire, la composition d’une « histoire ». Ainsi le Florentin ouvre-t-il une perspective que d’autres théoriciens du nu exploiteront, surtout au xvie siècle, en développant la comparaison entre la peinture et la rhétorique ou la poétique110. Le De statua : dimensio et finitio Leon Battista Alberti traite plus précisément des mesures du corps humain, et cette fois en trois dimensions, dans le petit traité De statua, qui s’accompagne de tables des dimensions humaines Tabulae dimensiorum hominis111. Alberti s’est en effet intéressé de nouveau à la question des proportions du corps humain et des règles permettant son agrandissement ou sa réduction probablement autour de 1445 et en rapport avec le projet de monument équestre pour Nicolas III d’Este à Ferrare112. Le traité porte sur la manière de conserver les proportions lorsque l’on fait des statues plus petites ou plus grandes que la taille réelle, en particulier un colosse comme le suggère la référence à Phidias. Le mot nudus n’apparaît jamais dans le traité De statua, mais il est assez évident que les procédés de mesure et de calcul des proportions concernent au premier chef la représentation du corps humain dénudé. La précision des avec la longueur, et au total quand toutes les parties correspondent à la symétrie qui leur a été fixée. » (Haec (eurythmia) efficitur cum membra operis conuenientia sunt altitudinis ad latitudinem, latitudinis ad longitudinem, et ad summam respondent suae symmetriae). 110 Voir infra, p. 155 sq. 111 Leon Battista Alberti, De statua, éd. M. Spinetti (Naples : Liguori, 1999). 112 Leon Battista Alberti, La statue suivi de La vie de Leon Battista Alberti par luimême, éd. et trad. O. Bätschmann et D. Arbib (Paris : Rue d’Ulm, 2011), Introd., p. 25-28.
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mesures données dans les tables suppose qu’elles aient été prises sur des corps dévêtus, ce que confirme un dessin trouvé dans une copie du De statua à la fin du xve siècle113 ou les illustrations de l’édition de Charles Errard (Paris, 1651) qui montrent des statues et des modèles vivants nus. Du reste, le seul exemple précis d’un sujet de sculpture donné par Alberti dans le traité est, comme déjà dans le De pictura à propos des proportions du corps humain, le groupe statuaire d’Hercule et Antée, un combat entre deux lutteurs qui traditionnellement étaient figurés nus (Fig. 2). Or, l’allusion à la statue d’Hercule et Antée permet précisément à Alberti de définir l’objet de son traité ; il écarte de son propos la physionomie ou expression des passions sur le visage pour s’intéresser aux seules configurations du corps : Et en effet, s’il s’agit d’exprimer le visage d’Hercule luttant avec Antée, avec une parfaite ressemblance de chaque détail au vrai, et les différences par lesquelles il ne ressemble pas au visage du même Hercule apaisé et souriant à Déjanire, je reconnais que cela n’est pas du ressort de la technique que j’ai inventée, telle que je l’ai décrite. Mais comme les configurations corporelles varient nécessairement quand changent les flexions et les tensions des membres et la place des parties (les linéaments d’un corps, selon qu’il est debout, assis, couché ou penché d’un côté, étant définis de manière tour à tour différentes), il nous faut traiter des procédés au moyen desquels nous imiterons par cette méthode invariable, et ces procédés sont, comme je l’ai dit, au nombre de deux : la dimension et la finition.114
Alberti oppose à la versatilité des émotions produites sur le visage, la variation réduite des dimensions et des formes du corps dans le mouvement, justifiant ainsi sa démarche qui vise à déterminer les mesures du corps par une méthode et une voie constantes (constanti ratione et uia). La statuaire a deux fins, la représentation d’un corps humain quel qu’il soit et la reproduction d’un corps singulier, qu’il s’agisse d’un individu 113 Ms. Canon. Misc 172, fol. 232vo, Oxford, Bodleian Liberary, reproduit dans l’édition française citée, p. 51. 114 Alberti, De statua, éd. et trad. Bätschmann et Arbib, p. 68-69 : Namque Herculis quidem uultus in Antaeum innitentis ut omni ex parte simillimos uiuo exprimas, aut quibus sit ille quidem differentiis ab eiusdem uultu Herculis pacato atque in Deianiram arridenti dissimilis, ut perscribamus nostri non esse artificii aut ingenii profiteor ; sed cum in corporibus quibusque uariae sequantur figurae, mutatis membrorum flexionibus et tensionibus situque partium, quoniam et astantis et sedentis et prostrati aut in partem aliquam proni aliter et deinceps aliter corporis lineamenta finiantur, de his nobis tractandum est, quibus ista constanti ratione et uia imitemur, quae ut dixi duo sunt, dimensio et finitio.
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ou d’une statue. Chacune d’elle requiert une méthode qui lui est propre, la première la dimensio et la seconde la finitio115. Il s’agit dans les deux cas de mesurer avec exactitude les corps grâce à des instruments adaptés afin de pouvoir les reproduire et, le cas échéant, en modifiant proportionnellement leur échelle. La dimensio est le relevé des mesures et se fait grâce l’exempède (exempeda), une règle de six pieds qui mesure les longueurs, et aux équerres mobiles (normae) qui mesurent les diamètres. Elle détermine la proportion humaine plus ou moins idéale selon trois directions, la longueur (longitudines), la largeur (latitudines) et l’épaisseur (crassitudines). La finitio est la fixation des points délimitant les extrémités du corps par rapport à leur centre : elle définit les contours du corps qui varient dans une certaine mesure en fonction des individus et des mouvements. Elle se réalise grâce à un instrument formé d’un horizon, d’un rayon et d’un fil à plomb, le définisseur (finitorium). Alberti compare lui-même le définisseur à l’astrolabe utilisé par les astronomes : le corps humain est donc conçu comme un microcosme, dont l’harmonie est en analogie avec la loi universelle. Le sculpteur, grâce à la mesure, place les points du corps humain comme l’astronome situe les étoiles dans le cosmos116. On a du reste noté qu’Alberti associait la mesure du pouce, anthropométrique, avec celle du degré (gradus), employée par les astrologues117. La dette du système de mesure d’Alberti dans le De statua envers le De architectura de Vitruve est bien établie. Dès les premières lignes du traité, exposant la découverte par les hommes de la plastique, Alberti reprend quoique sans le nommer le récit étiologique de Vitruve sur les débuts de l’humanité et la découverte des arts (De architectura, II, I). Du reste, dans la lettre à Giovanni Bussi qui accompagnait le traité, il assure que la statuaire relève moins du peintre que de « l’esprit de l’architecte »118. De fait, les « tables des dimensions de l’homme » qu’il livre à la fin de l’ouvrage comme le fruit de ses expérimentations s’accordent pour une grande part avec le canon de Vitruve. L’humaniste reprend du modèle antique à la fois le principe modulaire et la méthode des fractions. L’exempède se conforme aux mesures établies par l’architecte ro115 Marco Colareta, « Rileggendo il De statua dell’Alberti », in Leon Battista Alberti e il Quattrocento…, dir. L. Chiavoni, G. Ferlisi et M. V. Grassi, p. 285-290. 116 Ulrich Pfisterer, « Suttilità d’ingegno e maravigliosa arte. Il De statua dell’Alberti ricontestualizzato », in Leon Battista Alberti teoretico delle arti…, dir. A. Calzona, F. Paolo Fiore, A. Tenenti et C. Vasoli, vol. I, p. 342-343. 117 Aiken, « Alberti’s system… », p. 78. 118 Ibid., p. 101.
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main : le pied fait 1/6e de la hauteur du corps, le visage 1/10e, la tête 1/8e. La préférence est donnée aux nombres 6 et 10, les deux nombres parfaits les plus importants, ce qui permet d’exprimer les principales mesures du corps dans des rapports de nombres entiers naturels. Comme Alberti l’exposera dans le De re aedificatoria, il suit en cela l’enseignement de Pythagore (IX, 6)119. D’après Jane Andrews Aiken, Alberti, qui connaissait probablement les fragments du Canon de Polyclète, aurait même pu chercher à reconstituer le canon de Polyclète. Ce qui est sûr, c’est que les mesures empiriques d’Alberti ne remettent pas en cause le canon, mais le corroborent et le complètent. Elles établissent les proportions idéales du corps masculin en trois dimensions et avec des nombres beaucoup plus nombreux et précis. La méthode de l’anthropométrie expérimentale coïncide chez Alberti avec la science de la symétrie héritée des Anciens. D’une part, l’humaniste se fonde sur la ratio similitudinis, la parfaite régularité des proportions humaines qui garantit la ressemblance au modèle. D’autre part, il affirme avoir comme Zeuxis pour son Hélène, procédé à partir de mesures empiriques sur un certain nombre de beaux corps humains et établi des mensurations moyennes (mediocritates) : Nous nous sommes donc mis à relever et coucher par écrit la beauté non pas seulement de ce corps-ci ou ce corps-là, mais, autant que possible, la plus extraordinaire, donnée en partage par la nature à plusieurs corps comme selon des proportions déterminées ; imitant celui qui, chez les Crotoniates, sur le point de faire une image de déesse, choisit toutes les beautés de forme insignes et élégantes à partir de plusieurs vierges remarquables et les transféra en son ouvrage. Quant à nous, de la même manière, nous avons choisi plusieurs corps tenus pour très beaux chez les experts, nous en avons pris les dimensions que nous avons ensuite comparées les unes avec les autres, et, en rejetant les extrêmes, dans un sens ou dans l’autre, nous en avons tiré les moyennes, que l’accord de plusieurs exempèdes a validées.120 Voir infra, p. 113. Alberti, De statua, éd. et trad. Bätschmann et Arbib, p. 80-83 : Ergo non unius istius aut illius corporis tantum, sed quoad licuit, eximiam a natura pluribus corporibus, quasi ratis proportionibus dono distributam, pulchritudinem adnotare et mandare litteris prosecuti sumus, illum imitati qui apud Crotoniates, facturus simulacrum deae, pluribus a uirginibus praestantioribus insignes elegantesque omnes formae pulchritudines delegit, suumque in opus transtulit. Sic nos plurima, quae apud peritos pulcherrima haberentur, corpora delegimus, et a quibusque suas desumpsimus dimensiones, quas postea cum alteras alteris comparassemus, spretis extremorum excessibus, si qua excederent aut excederentur, eas excepimus mediocritates, quas plurimum exempedarum consensus comprobasset. 119 120
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Alberti avait déjà fait référence à l’anecdote plinienne du peintre de Crotone dans le De pictura pour exhorter le jeune peintre à imiter et sélectionner la beauté de la nature plutôt qu’à se fier avec orgueil à son imagination121. Mieux, il avait fait aussi une allusion plus discrète à l’Hélène de Zeuxis à propos de la composition des surfaces, en conseillant au peintre d’imiter d’abord les surfaces tirées des plus beaux corps afin de pouvoir former une figure122. La légende de Zeuxis est le paradigme par lequel Alberti traduit son effort pour concilier le général et le particulier, le nombre et l’expérience, le canon de Vitruve et les pratiques des artistes les plus contemporains. Alberti connaissait le Livre de l’art de Cennino Cennini et il a intégré certaines des règles prescrites par son prédécesseur, mais il va plus loin que lui. Il réussit ce que Cennino Cennini n’avait pas su faire, unifier la théorie du nu en conciliant la contrainte des proportions vitruviennes avec la diversité de la nature. Il y parvient en complexifiant passablement l’idée de nature et en atténuant son opposition avec l’art : c’est le rôle fondamental que joue le récit mythologique inspiré de Vitruve au début du traité De statua. Alberti transfère sur la nature elle-même la contradiction qui rend la théorie du nu problématique. Il observe que les deux tendances contradictoires sont dans la nature car elle comprend à la fois des variables spécifiques et un ordre général. En effet, d’une part, la nature elle-même imite et produit des objets mieux proportionnés que d’autres et, d’autre part, l’art achève d’accomplir par la main de l’homme le processus de création naturel. Contrairement à Cennino Cennini, Alberti n’envisage pas la sculpture comme la reproduction directe de corps particuliers par moulage, d’après modèle vivant. La technique de la fonte exige l’étape intermédiaire de la mesure pour produire le modèle. Surtout, la conjugaison des deux méthodes de la dimensio et de la finitio a pour effet de combiner les mesures idéales produites par le système fractionnel des proportions et celles obtenues par la mensuration de corps particuliers jusqu’à les faire correspondre. Le De re aedificatoria : les trois styles de corps Alberti a donné enfin une dernière théorie de l’harmonie du corps humain dans son traité Sur l’art d’édifier. Le De re aedificatoria a été Alberti, De pictura, III, 56. Voir aussi supra, p. 47 et 109. Ibid., II, 35, éd. Grayson et trad. Schefer, p. 160-161 : « Et lorsque nous serons sur le point de reporter dans notre œuvre les surfaces que nous aurons tirées des plus beaux corps, nous fixerons toujours d’abord leurs limites afin de tracer nos lignes en leur lieu exact. » (Dumque sumptas a pulcherrimis corporibus superficies in opus relaturi sumus, semper terminos prius destinemus quo lineas certo loco dirigamus). 121 122
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publié avec une lettre dédicatoire d’Ange Politien à Florence en 1485, plus de dix ans après la mort d’Alberti123, mais l’ouvrage fut rédigé au milieu du Quattrocento et présenté au pape Nicolas V dès 1452124. Cette somme sur l’architecture, qu’Alberti continua à enrichir jusqu’à la fin de sa vie, entretient un rapport complexe avec le traité antique de Vitruve. Ce dernier est pour l’humaniste la source de l’information et des anecdotes sur l’architecture ainsi que de concepts opératoires ; néanmoins, ce n’est pas à proprement parler un modèle car Alberti démolit intégralement la structure du traité antique pour construire un nouvel édifice125. En particulier, Alberti reprend de Vitruve l’idée que c’est le corps humain qui définit par ses mesures la symétrie pour tout ouvrage, mais il donne à cette définition une fonction bien plus importante que dans le De architectura puisqu’elle produit ensuite des règles systématiquement à tous les niveaux du traité. Dans le prologue, celui-ci pose en effet ce que Françoise Choay nomme « l’axiome de l’édifice-corps », attribuant à l’œuvre de l’architecte une nécessaire organicité : « l’édifice est une sorte de corps qui, comme les autres corps, consiste en linéaments et en matière » (Nam aedificium quidem corpus quoddam esse animaduertimus, quod lineamentis ueluti alia corpora constaret et materia)126. Le corps relève à la fois de l’intelligence (ingenio) pour les linéaments et de la nature pour la matière. Alberti formule également la comparaison entre l’édifice et le corps au livre I pour identifier ses parties avec les membres, métaphore qu’il conserve dans tout l’ouvrage127. Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, éd. et trad. G. Orlandi (Milan : Il Polifilo, 1966) ; L’art d’édifier, trad. P. Caye et F. Choay (Paris : Le Seuil, 2004). Françoise Choay, La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme (Paris : Seuil, 1980, rééd. 1996), notamment p. 152-155 ; Françoise Choay et Michel Paoli, Alberti, humaniste, architecte (Paris : Musée du Louvre, 2006) ; Cesare Vasoli, « L’archittetura come enciclopedia e filosofia dell’armonia », in Leon Battista Alberti. Teorico delle arti …, dir. A. Calzona, F. Paolo Fiore, A. Tenenti et C. Vasoli, vol. I, p. 379-417. 124 Sur la datation du De re aedificatoria, voir Franco Borsi, Leon Battista Alberti (Milan : Electa, 1975) et Choay, La règle et le modèle…, p. 17. 125 Choay, La règle et le modèle…, p. 148-150. 126 Alberti, De re aedificatoria, Praef., 3, éd. Orlandi, p. 15 et trad. Caye et Choay, p. 51. Cf. Choay, La règle et le modèle…, p. 128 et introduction de la traduction française, p. 22 ; Vasoli, « L’archittetura come enciclopedia… », p. 387. 127 Alberti, De re aedificatoria, I, 9, 14, éd. Orlandi, p. 65 et trad. Caye et Choay, p. 80 : « De même que dans un être vivant les membres répondent aux membres, de même dans un édifice il convient que les parties répondent aux parties » (ac ueluti in animante membra membris, ita in aedificio partes partibus respondeant condecet). 123
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Au livre IX, qui traite de l’ornement des édifices privés, Alberti compare à nouveau l’édifice au corps humain et plus particulièrement à celui d’une belle jeune fille : Les Anciens les plus compétents nous enseignent, comme nous l’avons déjà dit plus haut, que l’édifice est semblable à un être vivant, et c’est pourquoi il est nécessaire de tracer ses limites en imitant de la nature. Nous chercherons donc ce qui fait que, parmi les corps que produit la nature, les uns sont dits plus beaux, les autres moins beaux, voire difformes. Il est facile de voir que les corps qu’on s’accorde à trouver beaux ne se ressemblent pas au point qu’il n’y ait entre eux aucune différence ; bien au contraire, c’est précisément par ce en quoi ils sont dissemblables que nous sentons qu’est imprimé ou répandu en eux quelque chose qui nous fait dire que ces corps différents sont tous également beaux. Je prendrai un exemple. Un homme désirera une jeune fille mince en raison de sa délicatesse. Le héros de Térence préférait à toutes les autres jeunes filles […] parce que, disait-il, elle était assurément plus accorte et pleine de sève.128
L’humaniste s’efforce de concilier sous le terme de concinnitas la conception physiologique de l’harmonie comme discordia concors et sa conception arithmétique comme symétrie129. D’un côté, le corps quel qu’il soit manifeste la nature et est unifié par la sève (succus)130 ; de l’autre Alberti, De re aedificatoria, IX, 5, éd. Orlandi, p. 812-813 et trad. Caye et Choay, p. 438-439 : A peritissimis ueterum admonemur, et alibi diximus, esse ueluti animal aedificium, in quo finiundo naturam imitari opus sit. Peruestigemus igitur, quid ita sit in corporibus a natura productis, cur alia pulchriora alia minus pulchra aut etiam deformia dicantur. In promptu est ex his, quae in pulchrorum numero censeantur, non eiusmodi cuncta esse, ut inter se protinus nihil differant ; quin uel ea re maxime, qua non conueniunt, eadem ipsa re inesse quippiam aut impressum aut infusum sentimus, cur quae dissimillima sint, tamen una esse admodum uenusta profiteamur. Vtar exemplo. Puellam aliquis teneritudine gracilem cupiet. Ille apud comicum caeteris puellis anteponebat […], quod esset illa quidem habilior et succi plena. Cf. Tér., Eun., 313-318. 129 Sur la notion de concinnitas chez Alberti, voir encore les analyses de Françoise Choay dans La règle et le modèle…, p. 142-146 et dans les notes de l’Art d’édifier, p. 279, n. 8 et p. 440, n. 57 et l’article de Pierre Gros, « De Vitruve à Alberti : ruptures et continuités d’une restitution des origines de l’art de bâtir », à paraître dans A. Lamy, A. Raffarin et É. Séris (dir.), La dignité des Artes : promotion et évolution des arts de l’Antiquité à la Renaissance (Paris : Champion, 2022). 130 Alberti, De re aedificatoria, IX, 5, 163, éd. Orlandi, p. 811 et trad. Caye et Choay, p. 438 : « Quelle que soit la réalité singulière […] il est de toute façon nécessaire que cette réalité singulière manifeste la nature et comme la sève de toutes les parties qu’elle assemble ou mélange ; dans le cas contraire ces parties se combattraient et se désuniraient sous l’effet de leur discorde et de leur désaccord. » (Quicquid unum illud […] profecto 128
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il est produit par l’harmonie qui est mère nourricière de toute chose. Or, la concinnitas organise selon une règle parfaite (perfecta quadam ratione) des parties qui autrement demeureraient par nature distinctes131. Alberti lie sous le concept de concinnitas la loi physique et la loi pythagoricienne des nombres. La beauté est l’accord et l’union des parties d’un tout auquel elles appartiennent et cet accord et cette union sont déterminés par le nombre (numerus), la proportion (finitio) et la position (collocatio) des parties, les unes par rapport aux autres et chacune par rapport au tout132. L’harmonie est le principe absolu et premier de la nature et c’est aussi la fin recherchée par l’art d’édifier. L’idée de concinnitas permet à Alberti de comprendre dans une certaine mesure dans un système rationnel comme celui du canon la diversité naturelle des corps : la nature produit des êtres beaux, d’autres moins beaux, d’autres encore difformes. Mieux, les êtres que nous jugeons beaux sont dissemblables entre eux et la beauté n’est pas une. Si dans le De statua Alberti avait donné les mesures du corps masculin, il est amené dans le De re aedificatoria à exposer une typologie de corps différents quoiqu’également proportionnés et beaux. Or, cette typologie, il la dérive une nouvelle fois du De architectura de Vitruve et plus précisément du récit étiologique par lequel l’architecte romain justifie au début du livre IV (1, 6-8) les trois ordres ionique, dorique et corinthien133. Les trois styles de colonnes des temples grecs sont successivement dérivés du système de proportion du corps humain : la colonne dorique obéit au système modulaire du corps masculin (la largeur de son pied correspond à 1/6e de sa hauteur), la colonne ionique suit le système modulaire du corps de la femme (la largeur de son pied correspond à 1/8e de sa hauteur) et enfin la colonne corinthienne imite la gracilité et la vénusté de la jeune fille. ipsud id eorum omnium uim et quasi succum sapiat necesse est, quibus aut coherescat aut immisceatur ; alioquin discordia discidiisque pugnarent atque dissiparentur). 131 Ibid., IX, 5, 165, éd. Orlandi, p. 815 et trad. Caye et Choay, p. 440 : « Or, l’harmonie a pour fonction et pour fin d’organiser, selon une règle parfaite, et de façon à présenter une correspondance mutuelle, des parties qui sans cela demeureraient par nature distinctes » (Atqui est quidem concinnitatis munus et paratio partes, quae alioquin inter se natura distinctae sunt, perfecta ratione constituere, ita ut mutuo ad speciem correspondant). Cf. Vasoli, « L’archittetura come enciclopedia… », p. 398-402. 132 Ibid., éd. Orlandi, p. 817 et trad. Caye et Choay, p. 440 : « la beauté est l’accord et l’union des parties d’un tout auquel elles appartiennent ; cet accord et cette union sont déterminés par le nombre, la délimitation et la position précis que requiert l’harmonie, principe absolu et premier de la nature. » (pulchritudinem esse quendam consensum et conspirationem partium in eo, cuius sunt, ad certum numerum finitionem collocationemque habitam, ita ut concinnitas, hoc est absoluta primariaque ratio naturae, postularit). 133 Choay, La règle et le modèle …, p. 161.
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Alberti, s’inspirant du récit de Vitruve sur l’origine des ordres, établit à son tour une classification qui vaut autant pour la colonne, ornement de l’édifice, que pour le corps humain. Comme au début du De statua, la convocation d’un récit sur l’origine qui mêle historicité et mythologie, permet à Alberti de passer la source vitruvienne sous silence et l’autorité de l’auteur antique disparaît sous une désignation générique des « Anciens » ou « ancêtres ». L’humaniste se réapproprie ainsi une théorie qu’il altère quelque peu : Nos ancêtres, qui avaient appris de la nature elle-même tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, et qui n’ignoraient pas qu’en les négligeant ils ne parvenaient à rien de ce qui fait le mérite et la beauté de l’ouvrage, s’imposèrent à juste titre d’imiter la nature, première créatrice des formes. À cette fin, dans la mesure où l’industrie des hommes en était capable, ils recueillirent les lois dont la nature se sert pour produire ses ouvrages, et les transposèrent dans leurs propres principes d’édifier. Observant donc ce que la nature à l’habitude de faire à l’égard du corps entier ainsi que de chacune de ses parties, nos ancêtres se rendirent compte qu’à l’origine les corps ne sont pas toujours composés selon des proportions identiques, d’où vient que certains d’entre eux sont créés minces, d’autres gros, d’autres enfin moyens ; et, observant aussi que, comme nous l’avons expliqué aux livres précédents, un édifice diffère beaucoup d’un autre par sa fin et par sa fonction, ils comprirent que, pour la même raison, il fallait les faire variés. Ainsi, instruits par la nature, nos ancêtres inventèrent trois manières d’orner la demeure, et ils donnèrent à chacune d’entre elles le nom du peuple qui l’avait adoptée de préférence aux autres, ou qui peut-être, comme on le rapporte, l’avait inventée. L’une, massive, était plus adaptée à l’effort et à la durée : ils l’appelèrent dorique ; l’autre était mince et très gracieuse : ils la dirent corinthienne ; quant à la moyenne qui était comme composée des deux autres, ils l’appelèrent ionique. Voilà donc ce qu’ils imaginèrent à l’égard du corps de l’édifice entier.134 134 Alberti, De re aedificatoria, IX, 5, 165, éd. Orlandi, p. 817 et trad. Caye et Choay, p. 440-441 : Cuncta, quae hactenus diximus, cum ita esse ex ipsa rerum natura percepissent maiores nostri, nec dubitarent his neglectis se nihil assecuturos, quod ad operis laudem et decus faceret, non iniuria naturam optimam formarum artificem sibi fore imitandam indixere. Ea re leges, quibus illa in rebus producendis uteretur, quoad hominum industria ualuit, collegerunt suasque ad rationes aedificatorias transtulerunt. Spectantes igitur, quid natura et integrum circa corpus et singulas circa partes assueuerit, intellexere ex primordiis rerum corpora portionibus non semper aequatis constare – quo fit ut corporum alia gracilia alia crassiora alia intermedia producantur – ; spectantesque aedificium ab aedificio, uti superioribus transegimus libris, fine et officio plurimum differre, aeque re haberi uarium oportere.
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En effet, Alberti modifie la chronologie de l’histoire des ordres, intervertissant sinon l’apparition des colonnes ionique et corinthienne, du moins leur définition. Si l’invention de la colonne dorique sur le modèle de l’homme est antérieure comme chez Vitruve, c’est ensuite la colonne corinthienne qui fut associée au corps de la jeune fille. De ces deux types, qui sont les plus différents, serait né un type de colonne mixte associé cette fois à la femme ou matrone dont la corpulence se situe entre celle de l’homme et celle de la jeune fille. Alberti produit ainsi un système composé de trois corps qui tout en respectant le canon des proportions humaines varient par leurs dimensions et peuvent se définir pour le premier par les termes épais (crassus) ou plein (plenus), pour le second gracile (gracilis) et très plaisant (lepidissimus), le troisième moyen (intermedius ou medius). Le parallèlisme avec les trois styles oratoires, élevé, humble et moyen n’est probablement pas étranger à cette nouvelle répartition. Cette typologie a l’intérêt de prendre en compte les deux sexes et met en valeur le corps féminin en lui attribuant deux types. Alors que Cennino Cennini et Ghiberti ne concevaient d’application des lois de la proportion que sur le corps masculin, Alberti avec l’évocation d’Hélène dans le De pictura et le De statua, puis avec le cas exemplaire de la jeune fille dans le De re aedificatoria fait une place nouvelle au corps féminin dans le canon. Ce qui est nouveau aussi, c’est qu’il consacre un type proportionnel en propre au corps jeune, celui de la vierge qui n’est pas encore parvenue à la maturité de l’âge adulte. Antonio Filarete et Francesco di Giorgio Martini : la proportion de qualité Deux architectes ont donné après Alberti des traités complets d’architecture tirés d’une relecture du De architectura de Vitruve, le florentin Filarete et le siennois Francesco di Giorgio Martini. Ils ont contribué l’un et l’autre à la théorie du nu en approfondissant le parallèle entre les proportions du corps humain et celles de l’édifice et en développant la typologie ternaire des corps. Antonio Averlino, dit le Filarete, dans le premier livre de son Tratatto d’architettura dédié à Pierre de Médicis en 1464, se place comme le continuateur de Vitruve pour les Anciens et d’Alberti pour les MoNatura idcirco moniti tres et ipsi adinuenere figuras aedis exornandae, et nomina imposuere ducta ab his, qui alteris aut aliis delectarent, aut forte, uti ferunt, inuenerint. Vnum fuit eorum plenius ad laboremque perennitatemque aptius : hoc doricum nuncuparunt ; alterum gracile lepidissimum : hoc dixere corinthium ; medium uero, quod quasi ex utriusque componerent, ionicum appellarunt. Itaque integrum circa corpus talia excogitarunt.
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dernes135. Son premier objet est d’étudier l’origine des mesures de l’édifice et par conséquent les proportions du corps humain. Or, d’emblée Filarete fusionne les notions de mesure (misura) et de qualité (qualità), faisant dépendre les mesures du corps d’une grille de cinq qualités distinctes. Parmi ces cinq qualités, il en exclut d’emblée deux, celle des nains et celle des géants, puisqu’il limite son étude, conformément à l’expression de Vitruve, à l’homme « bien formé ». Reste donc une série de trois catégories d’homme, grands, petits et moyens, que Filarete dit lui-même reprendre de la classification vitruvienne des trois ordres dorique, ionique et corinthien. Et parce qu’aussi Vitruve les nomme ainsi, nous suivrons donc leur ordre et nous aussi nous nommerons « doriques », « ioniques » et « corinthiennes » lesdites mesures, proportions et qualités, et nous les déclarerons telles autant qu’il nous sera possible.136
Ainsi, Filarete combine dès le début de son traité la comparaison entre l’homme et l’édifice et la correspondance entre trois types de corps humains et les trois styles de colonnes. La conséquence immédiate est que la triade – grand, moyen, petit – ne désigne pas ici des corps de sexes ou d’âges différents, mais des corps masculins de gabarits différents. Filarete cherche ensuite à concilier Vitruve avec la Bible et à articuler l’idée de nature avec la création divine : l’homme parfait est Adam, parce qu’il a été formé par Dieu grand et beau et la variété des individus s’explique par le fait que la nature a transformé les hommes par la suite. L’homme tient sa symétrie de son origine divine et la diversité de ses mesures et qualités résulte de l’altération de cette symétrie première par la nature : Il faut croire encore que ceux qui furent les premiers inventeurs de ces choses ont dû prendre ces mesures de la qualité de l’homme grand et de la plus belle forme, c’est pourquoi il est vraisemblable qu’il la prirent de celle d’Adam : car Dieu l’ayant formée, il n’y a pas de doute qu’il la fit belle et mieux proportionnée qu’aucune autre qui ait existé, car la nature Ulrich Pfisterer, « I libri der Filarete », Arte Lombarda, n. s., 155 (2009), p. 97-
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136 Antonio Filarete, Trattato di Architettura, éd. A. M. Finoli et L. Grassi (Milan : Il Polifilo, 1972), vol. I, p. 16-17 : E perche ancora esso Vetruvio così l’appella, seguiteremo adunque l’ordine d’essi, e così noi Doriche, Joniche e Corinte appelleremo le dette misure, proporzioni e qualità, e così le dichiararemo quanto a noi sarà possibile. ( Je donne mes traductions).
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a transformé ensuite qui grand, qui petit et qui moyen et en manières variées.137
Les premiers artistes de l’Antiquité ont donc pu voir la forme d’Adam et l’ont reproduite en faisant de la tête, parce qu’elle était le membre le plus digne, la mesure du corps humain. Filarete mêle manifestement le canon vitruvien et le canon byzantin, dont il retient la mesure de neuf têtes pour la hauteur totale du corps. Toutefois, au lieu d’ajouter des tiers de têtes, il semble se régler sur un module nouveau correspondant à la demi-tête. En effet, Filarete établit dans un mouvement descendant les mesures du corps, qui équivaut dans sa totalité à neuf têtes : une demi-tête pour le cou, une pour la poitrine, deux pour le ventre, deux pour la cuisse, deux pour la jambe et une demi pour le pied. De même, l’homme mesure bras tendus neuf têtes dans la largeur. L’architecte florentin retient de Vitruve le principe de l’inscription du corps à la fois dans un cercle et dans un carré, mais conteste, comme Ghiberti, que le nombril soit le centre : Vitruve dit que l’ombilic est le centre de la figure de l’homme et qu’il est pour ainsi dire la pointe d’un compas qui, s’il tourne autour, fera un cercle et ce sera le point central qui fait naître l’arc. C’est une très bonne raison pour confirmer notre proposition que toute les mesures sont dérivées de l’homme, mais à moi pourtant, il ne me semble pas qu’il soit totalement au centre.138
Il est intéressant de voir qu’au livre VIII, commentant précisément cette fois le récit vitruvien de l’origine des colonnes, Filarete est contraint de revenir sur sa première lecture et de combiner les mesures et les qualités avec les différences de sexe et d’âge de l’être humain. Il introduit alors un nouveau paramètre dans sa classification, qui est la forme (forma) :
137 Ibid., p. 18 : È da credere ancora che quegli i quali furono i primi inventori di queste cose dovessono pigliare queste misure, cioè dalla qualità de l’uomo grande e dalla più bella forma, il perché è verisimile la pigliassero da quella d’Adamo : perché avendola formata Idio, non è dubbio che non la facesse formosa e meglio proporzionata che verun’ altra che sia stata, perché la natura ha trasformato, poi, chi grande e chi piccolo e chi mezzano e in varii modi. 138 Ibid., p. 20 : Vetruvio dice come il bellico è il mezzo della figura de l’uomo e che è come dire il punto d’uno sesto che si giri intorno, farà uno circulo, e quello sarà il punto centrico e di qui fa nascere l’arco. Ell’è assai buona ragione a confermare il nostro proposito che tutte le misure siano dirivate da l’uomo, ma a me non pare, però, che sia totalmente in mezzo.
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Les colonnes lisses, selon Vitruve, furent assimilées à l’homme nu et celle à cannelures à la jeune fille parée, comme il est dit. L’une et l’autre sont dérivées de forme humaine : étant ainsi, d’elles elles ont pris qualité, forme et mesure. La qualité, où si tu veux les ioniques, doriques et corinthiennes, sont trois, à savoir grandes, moyennes et petites. Forme : selon sa qualité elle veut être formée et proportionnée. Mesure : selon que l’homme est mesuré tout entier, de même la colonne veut être mesurée et proportionnée selon sa forme.139
L’opposition entre les colonnes dorique et ionique coïncide avec la distinction des sexes, avec celle des âges et aussi, simultanément, avec l’opposition entre le nu et le vêtu. Filarete interprète ici le passage ou Vitruve compare les cannelures des colonnes ioniques aux plis des vêtements féminins (IV, I, 7). Filarete contribue à la théorie du nu en assouplissant le canon des proportions vitruviennes et en le soumettant à plusieurs paramètres qui sont, outre la mesure, la qualité et la forme. Alberti avait élargi à la femme et à la jeune fille le canon vitruvien en le combinant avec la tripartition des ordres des colonnes ; Filarete, conserve le principe de l’ouverture d’un canon multiple et l’affine en lui superposant une nouvelle division ternaire du type masculin en fonction de la corpulence. Cette variation n’est pas seulement un changement d’échelle, mais bien de proportion, c’est-à-dire du rapport entre la longueur et la largeur. Francesco di Giorgio Martini, auteur d’une traduction de Vitruve dans les années 1480, aborde dans plusieurs traités la question des proportions du corps humain140. Il commence son traité sur la Cité en invoquant l’autorité de Vitruve et en faisant du corps humain bien porportionné le juste rapport qui doit régler tout ouvrage d’art : Comme le dit Vitruve, tout l’art et toute la raison est tirée du corps humain bien composé et proportionné […]141 Ibid., p. 215 : Le colonne pulite, secondo Vitruvio, furono da l’uomo nudo asimigliate, e quella a canali da quella giovane ornata, come è detto. L’una e l’altra da forma umana sono dirivate : essendo così, da loro hanno preso qualità e forma e misura. La qualità, o vuoi dire ioniche e doriche e corinte, sono tre, cioè grandi, mezzane e piccole. Forma : secondo sua qualità vuole essere formata e proporzionata. Misura : secondo che l’uomo è misurato tutto, così la colonna vole essere misurata e proporzionata secondo sua forma. 140 Angeliki Pollali et Berthold Hub (dir.), Reconstructing Francesco di Giorgio Architect (Francfort : Lang, 2011). 141 Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegnieria e arte militare, Fortezze, éd. Maltese et Maltese Degrassi, vol. I, p. 3 : Siccome dice Vetruvio tutta l’arte e 139
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Il poursuit en appliquant la comparaison avec le corps de l’homme non plus seulement à l’édifice ou à l’une de ses parties, comme la colonne, mais à la cité tout entière. Cette dernière doit elle aussi imiter le corps humain qui lui donne sa raison, sa mesure et sa forme : La cité ayant la raison, la mesure et la forme du corps humain, je vais maintenant décrire précisément leurs circonférences et leur division. La première chose à savoir est que si le corps humain est étendu à terre et que l’on place un fil en son nombril, la forme tirée à ses extrémités sera circulaire. De même, il y aura une forme carrée et à angles droits. Il faut donc considérer que comme le corps a toutes ses parties et tous ses membres d’une mesure et d’une circonférence parfaite, il faut observer la même règle dans les cités et les autres édifices.142
Comme Filarete, Francesco di Giorgio Martini croise la considération de la mesure avec un autre critère, qui est celui de la forme. D’autre part, il reste très proche du texte de Vitruve pour ce qui est de la construction géométrique du corps, retenant ici le nombril comme centre du cercle ainsi que l’inscription dans le carré. Il est vrai que les dessins de Francesco di Giorgio Martini contredisent parfois ces règles, adoptant souvent les parties génitales comme centre du corps (Fig. 7). Dans son traité sur les Temples, Francesco di Giorgio Martini donne aussi le corps humain comme modèle des facades et des colonnes des églises143. Il suit très fidèlement le récit de l’origine des ordres de Vitruve : il conserve le parallèle avec les trois types de l’homme, de la femme et de la jeune fille et, contrairement à Alberti, il conserve aussi l’ordre d’invention des trois colonnes. C’est parce que les artistes ont constaté que les colonnes ioniques, plus élancées que les doriques, étaient plus belles, qu’ils eurent l’idée de créer un troisième type de colonne, encore plus fine. Filarete développe abondamment le récit vitruvien et la description du corps de la jeune fille aux membres gracieux, ainsi que la légende de la ragione tratta essere dal corpo umano ben composto e proporzionato […]. ( Je donne mes traductions). 142 Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura…, Città, éd. Maltese et Maltese Degrassi, vol. I, p. 20 : Avendo la città ragion, misura e forma del corpo umano, ora delle circunferenzie e partizioni loro precisamente descriverò. In prima è da sapere steso in terra el corpo umano, posto un filo a l’imbellico, alle stremità d’esso tirata circulare forma sirà. Similmente quadrata ed angolata disegnazione sirà. Adunque è da considerare, come el corpo ha tutte le partizioni e membri con perfetta misura e conferenzie ; el medesimo in nelle città e altri difizi osservare si debba. 143 Francesco di Giorgio Martini, « Plan au sol d’une basilique », c. 1475, cod. Magliabechiano II. I. 141, fol. 42vo, Florence, Bibliothèque Nationale Centrale.
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la corbeille recouverte d’acanthe qui fut à l’origine du chapiteau corinthien (De architectura, IV, I, 9-10). L’auteur parvient donc à définir trois colonnes dont la symétrie (symmetria) est différente, mais qui peuvent toutes s’appliquer à la figure humaine (figura umana), parce que la première correspond à la figure virile (virile), la seconde à la figure féminine (muliebre) et la troisième à la figure virginale (virginale)144. Avec Filarete et Francesco di Giorgio Martini, la tripartition des corps est devenue affaire de qualité et de forme et non seulement de mesure. La division rhétorique des styles attique, asianiste ou fleuri et mixte se superpose peu à peu à celle des trois styles bas, moyen et sublime, complexifiant la typologie des corps et les modèles du nu. Conclusion : Léonard de Vinci À la fin du Quattrocento, Léonard de Vinci a tiré profit des réflexions des architectes et des commentateurs de Vitruve pour la confection du nu145. Son célèbre dessin des « Proportions du corps humain selon Vitruve » (Fig. 8), probablement daté de 1489-1490, a suscité, encore récemment, d’innombrables analyses savantes146. Notons seulement ici qu’il syncrétise avec ingéniosité dans la même image à la fois les deux constructions géométriques proposées par Vitruve et les deux canons, vitruvien et byzantin. Il superpose la figure d’un homme, bras et jambes écartés, qui s’inscrit dans un cercle et celle d’un homme pieds joints et bras en croix, inséré dans un carré. L’homo ad circulum a pour centre son nombril, tandis que l’homo ad quadratum a pour centre ses parties génitales. De plus, l’écartement des pieds est égal à la longueur du rayon du cercle et à la moitié du côté du carré, les jambes formant un triangle équilatéral qui a pour base la distance entre les deux pieds. La note longue des Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura…, I templi, éd. Maltese et Maltese Degrassi, vol. II, p. 376. 145 Pietro C. Marani et Maria Teresa Fiorio (dir.), Leonardo : dagli studi di proporzioni al Trattato della pittura (Milan : Electa, 2007). 146 Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, Venise, Galerie de l’Académie, inv. 228. Parmi les innombrables commentaires de ce dessin, voir entre autres Erwin Panofsky, Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci (Paris : Flammarion, 1996) ; Daniel Arasse, Léonard de Vinci : le rythme du monde (Paris : Hazan, 1997), p. 104-106 et p. 128-129 ; Rodolfo Papa, La « scienza della pittura » di Leonardo. Analisi del « Libro di pittura » (Milan : Medusa, 2005), p. 186-194 ; Annalisa Perissa Torini, L’uomo vituviano fra arte e scienza (Venise : Marsilia, 2009), L’uomo vitruviano di Leonardo da Vinci (Florence : Giunti, 2018) et Leonardo da Vinci : l’uomo modello del mondo (Milan : Silvana, 2019) ; Francesca Borgo et Paolo Clini (dir.), Leonardo e Vitruvio. Oltre il cerchio e il quadrato (Venise : Marsilio, 2019) ; Vincent Delieuvin et Louis Frank, Léonard de Vinci (Paris : Louvre Editions-Hazan, 2019), p. 184-213 (p. 205). 144
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Carnets qui accompagne la figure propose aussi une interprétation assez libre des prescriptions de Vitruve sur la symétrie du corps humain : L’architecte Vitruve écrit dans son livre sur l’architecte que les mesures de l’homme sont ordonnées par la nature comme suit : quatre doigts font une palme, quatre palmes un pied, six palmes une coudée, et quatre coudées font un (double) pas, et vingt-quatre palmes une longueur d’homme ; et ces mesures ont été utilisées dans ses édifices. Si tu écartes les jambes assez pour que ta hauteur diminue de un quatorzième, et si tu ouvres et lèves tes bras de sorte que les médius arrivent au niveau du sommet de la tête, sache que le nombril se trouvera au milieu entre les extrémités des membres écartés ; et que l’espace entre les jambes sera un triangle équilatéral. L’ouverture des bras de l’homme est égale à sa hauteur. De la racine des cheveux à la base du menton, on a le dixième de la hauteur de l’homme ; de la base du menton au sommet du crâne, c’est le huitième de la hauteur de l’homme ; du haut de la poitrine au sommet de la tête, c’est le sixième de l’homme ; du haut de la poitrine à la naissance des cheveux, la septième partie de la hauteur totale ; des reins au sommet du crâne, c’est le quart de l’homme. La largeur maximale des épaules mesure le quart de l’homme ; du coude au bout de la main, c’est la cinquième partie de l’homme ; du même coude à l’angle de l’épaule, c’est la huitième partie de cet homme ; la main étendue mesure la dixième partie de l’homme. Le membre viril naît au milieu de l’homme. Le pied est la septième partie de l’homme ; de la plante du pied à la limite inférieure du genou, c’est la quatrième partie de l’homme ; de la limite inférieure du genou à la naissance du membre, ce sera la quatrième partie de l’homme. Les distances du menton au nez et de la racine des cheveux aux sourcils sont égales chacune à l’oreille et au tiers du visage.147 147 Léonard de Vinci, R fol. 343, éd. M. Biffi, « Non solo architettura : Vitruvio nel lessico di Leonardo », in Leonardo e Vitruvio…, dir. Borgo et Clini, p. 46 (harmonisée) et trad. A. Chastel, Traité de la peinture (Paris : Berger-Levrault, 1987), p. 233 : Vetruvio architecto mette nella sua opera d’architettura che le misure dell’omo sono dalla natura distribuite in questo modo, cioè che 4 diti fa 1 palmo e 4 palmi fa 1 piè, 6 palmi fa un cubito, 4 cubiti fa 1 homo, he 4 cubiti fa 1 passo, he 24 palmi fa 1 homo. E cqueste misure son ne’ sua edifiti. Se ttu apri tanto le gambe che tti cali da chapo 1/14 di tua altezza, e apri e alza tanto le bracia che cho lle lunge dita tu tochi la linia della somità del capo, sappi che’l cientro delle stremità delle aperte membra fia il bellicho. E llo spatio chessi truova in fralle gambe fia triangolo equilatero. Dal nascimento de’ capegli al fine di sotto del mento è il decimo dell’altezza del’uomo ; dal di sotto del mento alla somità del capo hè l’octavo dell’altezza dell’omo ; dal di sopra del petto alla somità del capo fia il sexto dell’omo ; dal di sopra del petto al nascimento de’ capegli fia la settima parte di tutto l’omo ; dalle tette al di sopra del capo fia la quarta parte dell’omo. La magiore largezza delle spalli contiene in se la quarta parte dell’omo. Dal gomito alla punta della mano fia la quarta parte dell’omo ; da esso gomito al termine della
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Comme le dessin, le texte synthétise deux positions du corps et plusieurs figures géométriques, ajoutant au cercle et au carré de Vitruve, le triangle équilatéral formé par les jambes écartées. Il combine le principe modulaire du canon de Polyclète en commençant par le doigt pour mesurer successivement la main, la palme et la coudée, et le système fractionnel de Vitruve en donnant le visage et la main comme la dixième partie de l’homme, la tête comme huitième partie, le buste comme la sixième partie et en subdivisant le visage en trois parties égales. Il superpose enfin le canon vitruvien et le canon byzantin en faisant du nombril le centre du corps quand il a les membres écartés et du sexe son milieu quand ses membres sont à l’équerre. Sans cesser de se réclamer de l’autorité de Vitruve, il modifie néanmoins certaines proportions, non seulement celle du pied qui correspond à un septième de la hauteur du corps et non un sixième comme dans le De architectura (I, 1, 2), mais aussi celle du bras qui correspond à un cinquième et non à un quart148. Il en ajoute également de nouvelles, comblant les lacunes du texte antique qui se contentait d’affirmer que tous les membres avaient des proportions précises les rendant commensurables entre eux. Dans un feuillet de ses Carnets datés vers 1492, Léonard prescrit clairement l’application du principe de symétrie dans le dessin de nu. Il prend soin notamment de distinguer, comme Vitruve et tous ses commentateurs humanistes, le rapport de chaque membre au tout et le rapport de celui-ci aux autres membres du corps : Du dessin des nus Quand tu dessines un nu, aie soin de toujours faire le corps en entier ; puis termine le membre qui semble le mieux venu et étudie ses rapports avec les autres membres, sinon tu prendrais l’habitude de ne jamais bien les assembler.149 ispalla fia la octava parte d’esso omo ; tutta la mano fia la decima parte dell’omo. Il membro virile nascie nel mezzo dell’omo. Il piè fia la settima dell’omo ; dal di sotto del piè al di sotto del ginochio fia la quarta parte dell’omo ; dal di sotto del ginochio al nascimento del membro fia la quatra parte dell’omo. Le parti che si truovano infra il mento e ’l naso, e ’l nascimento de’ capegli e quel de’ cigli, ciascunno spatio per sé e simile all’orecchio è ’l terzo del volto. 148 Francesco P. Di Teodoro a émis l’hypothèse que l’altération des mesures et leur incohérence s’expliquerait par les contradictions entre les différents manuscrits et éditions de Vitruve que Léonard aurait consultés (« “Vetruvio architecto mecte nella sua op(er)a d’architectura che lle misure dell’omo […]” : filologia del testo e inciampi vitruviani nel foglio 228 di Venezia », in Leonardo da Vinci. L’uomo modello del mondo, dir. A. Perissa Torrini, p. 35-41. 149 Léonard de Vinci, Lu fol. 88, McM fol. 121, A fol. 28vo, Libro di pittura, éd. Vecce, p. 187 et trad. Servicen, II, p. 279 : Del ritrar li nudi. Quando ritrai li nudi, fa che
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En pratique, la réalisation du nu procède en deux temps : le dessinateur commence par esquisser la figure entière, chaque partie trouvant sa proportion par rapport au tout ; ensuite il se règle sur un seul et même membre pour régler les rapports de symétrie des membres entre eux. Léonard admet donc le principe modulaire et, comme chez Vitruve, le choix de ce membre n’est pas prédéterminé. Il semble que pour le peintre ce soit le membre le mieux réussi dans le dessin présent qui serve de mesure pour adapter les autres. La suite de la note souligne, il est vrai, l’importance de la tête, qui doit pour Léonard être toujours tournée dans la direction opposée à celle du buste, l’articulation du cou lui accordant dans l’attitude une certaine indépendance par rapport au reste du corps. Dans un autre feuillet daté de 1510-1511, Léonard affirme la nécessité pour le peintre d’être universel et de représenter toutes les variétés de corps qui se trouvent dans la nature. Il est donc nécessaire d’inclure dans l’étude des proportions la diversité du corps humain. Léonard fait sienne la tripartition des corps associés aux trois ordres de colonnes qu’Alberti, Filarete et Francesco di Giorgio Martini ont tirée du De architectura de Vitruve. Il distingue en effet trois types de corps humains proportionnés qui rappellent successivement l’ordre dorique, l’ordre corinthien et l’ordre ionique, un homme gros et petit, un long et mince et un moyen : Des variétés de figures. Le peintre doit s’efforcer d’être universel. C’est grand manque de dignité que de bien réussir une chose et mal une autre comme beaucoup qui n’étudient que les mesures et proportions du nu sans rechercher en quoi il varie : car un homme proportionné peut être gras et petit, ou long et mince, ou moyen. Qui ne tient pas compte de ces différences fera toujours ses figures comme en série ; elles auront toutes l’air de sœurs, et cette pratique mérite un blâme sévère.150
Léonard de Vinci attaque ici clairement ceux de ses contemporains qui étudient les mesures et les proportions du nu et ne rendent pas la sempre li ritragghi intieri, e poi finisci quel membro che ti pare megliore, e quello con l’altre membra metti in pratica ; altrimenti faresti uso di non appiccare mai le membra ben insieme. 150 Léonard de Vinci, Lu fol. 78, McM fol. 97, G fol. 5vo, éd. Vecce, p. 183 et trad. Servicen, II, p. 281 : Delle varietà delle figure. Il pittore debbe cercare d’esser universale, perché mancagli assai dignità a far una cosa bene e l’altra male : come molti che solo studiano nello nudo misurato e proporzionato, e non ricercano la sua varietà ; perché e’ pò uno omo essere proporzionato et essere grosso e corto o longo e sottile o mediocre, e chi di questa varietà non tiene conto fa sempre le figure sue in istampa, che pare essere tutti fratelle, la qual cosa merita grande riprensione.
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variété des figures qui se trouve dans la nature. Le canon, mal compris, conduit à la production de figures sérielles et jumelles. Enfin, dans les années 1513-1514, il reprend le principe du rapport entre les parties et avec le tout, mais il admet cette fois une idée plus large de la symétrie qui prend en compte, outre la dimension, le caractère (modo) de la figure. Si un membre est trapu, tous les autres membres du corps devront être en accord de quantité et de qualité avec celui-ci. Il emploie du reste le terme de proporzionalità, comme l’avait fait avant lui Ghiberti, et rejoint Alberti dans la recherche d’une convenance des membres dans la composition du corps : Que chaque membre en lui-même soit proportionné à tout son corps. Fais que chaque partie d’un tout soit proportionnée à son tout ; si un homme est courtaud il devra l’être en chacun de ses membres ; c’est-àdire il aura les bras trapus, de grandes mains, des doigts épais et brefs avec des articulations du même caractère, et ainsi de suite. Je voudrais qu’il soit entendu que ceci s’applique à toutes les espèces d’animaux et de végétaux ; ainsi quand tu diminues les parties, que ce soit en proportion de leur dimension ; de même pour agrandir.151
L’énumération des parties du corps, qui procède du tout vers les parties de plus en plus petites du membre supérieur jusqu’à son extrémité, le doigt, rappelle le fragment du Canon de Polyclète. Ici, Léonard de Vinci semble plutôt prendre comme module pour régler l’ensemble du corps les doigts ou la main. D’autre part, il insiste sur la nécessité de respecter la proportionalité des membres lors de la réduction ou de l’agrandissement des figures, une question qui trouvera bientôt d’autres développements. Néanmoins, comme l’a souligné Erwin Panofsky, Léonard a poussé l’étude des proportions jusqu’à établir des rapports entre des membres même très disparates152. Il recherchait, indépendamment d’un module ou de rapports numériques précis, des analogies entre les parties du corps, tout comme il cherchait à saisir par le dessin le système d’analogies qui gouverne le monde. Léonard de Vinci souhaitait démontrer dans son 151 Léonard de Vinci, Lu fol. 375, McM fol. 287, E fol. 6vo, éd. Vecce, p. 290 et trad. Servicen, II, p. 280 (légèrement modifiée) : Ch’ogni membro per sé sia proporzionato a tutto ’l suo corpo. Fa ch’ogni parte d’un tutto sia proporzionata al suo tutto : come se un uomo è di figura grossa e corta, ch’il medesimo sia in sé ogni suo membro, cioè braccia corte e grosse, mani larghe, grosse e corte dita co’ le sue gionture nel sopradetto modo, e così ’l rimanente. E ’l medesimo intendo aver detto degli universi animali e piante, così nel diminuire le proporzionalità delle grossezze, come de l’ingrossarle. 152 Panofsky, Le codex Huygen…, p. 37.
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livre sur le corps humain l’analogie entre le microcosme et le macrocosme (Quaderni I, fol. 2ro). Nous savons grâce à Daniel Arasse ce que sa conception du « rythme du monde » doit à la physique pré-socratique et en particulier à Anaximandre et à Héraclite153. Tout corps, pour Léonard de Vinci, est en mouvement et n’a de forme que dans l’instant ; s’il lui arrive de se référer à Pythagore, il connaît principalement sa doctrine par le livre XV des Métamorphoses d’Ovide et lui attribue l’idée d’un univers en perpétuelle mutation. Sa conception du monde et du corps humain comme perpetuum mobile ne pouvait s’accommoder d’un système de proportions fixes : partant de l’anthropométrie vitruvienne, Léonard a cherché des solutions géométriques pour traduire jusqu’aux mouvements du corps. Les dessins de Carlo Urbino conservés dans le codex Huygens et ceux de Enea Salmeggia, probablement imités de dessins perdus de Léonard de Vinci, illustrent bien cette tentative originale et incitent à voir « L’homme vitruvien » lui-même comme une représentation cinétique du corps humain, qui anticipe les premiers travaux cinématographiques154. Il semblerait que le peintre ait abandonné des recherches dont la complexité et la difficulté devait conduire à remettre en cause la géométrisation du corps.
III. Harmonisations du corps Dans la mouvance du néo-platonisme florentin, la relecture du Timée de Platon et de ses commentaires anciens a influencé la théorie de l’art du début du xvie siècle. La cosmologie du Timée proposait une théorie du corps humain en rapport analogique avec le corps du monde qui constituait une alternative avec la doctrine vitruvienne du corps-édifice, dominante pendant tout le Quattrocento. Une nouvelle génération d’humanistes, principalement des mathématiciens et des théologiens, trouve dans la théorie musicale et dans la conception du corps-lyre, harmonisé par la divinité selon les mêmes lois de proportions que le monde céleste, les fondements d’une représentation réglée du nu en art. La référence à Platon et en particulier au Timée se combine ou parfois même se susbstitue à celle de Vitruve dans les exposés sur les proportions du corps humain. La collusion des deux doctrines était d’autant plus aisée que Vitruve lui-même avait probablement été influencé par Pythagore et Platon et que son canon Arasse, Léonard de Vinci…, p. 100-143. Perissa Torrini, « Intorno all’Uomo vitruviano », in Leonardo da Vinci. L’Uomo modello del mondo…, p. 17-33 (p. 25-27). 153 154
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obéissait manifestement à une symbolique des nombres155. Si les auteurs de la Renaissance qui ont lu le texte du Timée de Platon sont rares, la plupart le connaissaient par le commentaire de Marsile Ficin (Compendium in Timaeum, 1483-1484) et par celui de Giorgio Valla sur la traduction de Cicéron156. Certains se réfèrent aussi aux Tusculanes, au commentaire de Calcidius157 ou à celui de Boèce. La tradition musicale, avec le De ordine et le De musica d’Augustin ainsi que le De institutione musica de Boèce, avait en effet transmis une théorie de la symétrie qui avait des implications considérables sur la conception du corps158. Principalement, la symétrie, conformément à la définition du Timée, n’est pas seulement une harmonie du corps en lui-même comme proportion des parties entre elles et avec le tout, mais aussi l’harmonie du corps avec d’autre corps et notamment le corps du monde. De plus, la symétrie, comprise comme symphonie ou consonance, est moins un rapport de nombres et de mesures qu’une discordia concors, un accord d’éléments opposés entre eux. Enfin, le corps tient sa symétrie du démiurge qui a ordonné sa matière et il reflète tout entier la divinité. La dimension cosmique et théologique de cette réflexion a des conséquences majeures pour la représentation du nu quand les rapports qui règlent le corps humain sont considérés comme irrationnels, inconnaissables, voire inexprimables en termes mathématiques. Entre révélation et approximation des proportions du corps par la statistique et le calcul, la composition du nu devient une quête passionnée de la Vérité. Pomponius Gauricus : l’analogie (commensus) L’humaniste napolitain Pomponius Gauricus a consacré la seconde partie de son traité de statuaire (De sculptura, 1504) au système de proportions du corps humain. Dans ce dialogue où l’auteur se présente lui-même s’entretenant avec un rhéteur et un philosophe au sujet de la sculpture, le Vitr., III, 1, 5. Gros, « La geometria platonica… », p. 73-76. Marsile Ficin, Commentarii in Parmenidem, Sophistam, Timaeum, Phaedrum, Philebum et in octavum de republica Platonis (Florence : L. F. de Alopa, 1496) et Opera omnia (Bâle : A. Henricpetri, 1576). Cf. All Things Natural. Ficino on Plato’s Timaeus, trad. A. Farndell (Londres : Shepheard-Walwyn, 2010) et Ada Babette Neschke-Hentschke, Le Timée de Platon. Contribution à l’histoire de sa réception/Platos Timaios. Beiträge zur seiner Rezeptionsgeschichte (Louvain-Paris : Peeters, 2000). 157 Calcidius, Le commentaire au Timée, trad. B. Bakhouche (Paris : Vrin, 2012) et Gretchen Reydams-Schils, Calcidius on Plato’s Timaeus. Greek Philosophy, Latin Reception and Christian Contexts (Cambridge-New York : Cambridge University Press, 2020). 158 Donatella Restani et Letterio Mauro, « Musique du corps et musique de l’âme : la musica humana de Boèce », in « Musica corporis »…, dir. F. Malhomme et E. Villari, p. 159-178. 155 156
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chapitre sur la symétrie est placé sous l’autorité de Leonico Tomeo, dont il avait suivi les cours de philosophie à l’université de Padoue. La symétrie n’est plus ici seulement l’affaire des architectes, mais celle de tout honnête homme, curieux et cultivé, et plus particulièrement du philosophe. Gauricus, s’adressant à son interlocuteur qui est un éminent aristotélicien, commence par appliquer la distinction scolaire entre forme et matière au corps humain, et plus précisément à la représentation du corps nu : la forme réside dans le dessin des contours (lineamenta), tandis que la matière consiste dans la symétrie du corps (corporis symmetria) selon les trois dimensions que sont la longueur (longitudo), la largeur (amplitudo) et la profondeur (profunditas)159. Comme dans le De statua d’Alberti, la tridimensionalité spécifie le domaine du sculpteur par rapport à celui du peintre. Pourtant, il invoque ensuite le Timée de Platon et sa traduction latine par Cicéron comme garanties de sa conception de la symétrie (symmetria) ou de la mesure (mensura). La mesure se retrouve dans toutes les créations de la nature, mais c’est dans le corps humain que l’on peut le mieux l’admirer et la contempler. Le corps humain renvoie à l’harmonie universelle comme un instrument de musique parfait et exactement dimensionné : La mesure – sous ce nom nous comprenons le système des proportions –, il faut la considérer et l’aimer dans toutes les créations de la nature, mais surtout dans l’homme même, comme une grande merveille. Notre corps est en effet formé de parties si exactement mesurées, qu’il se présente comme un instrument harmonieux, parfait dans tous ses termes. Mais enfin, je ne veux pas vous expliquer l’homme à partir du Timée de Platon, que Cicéron a exposé en latin. Je m’en tiens à ce qui concerne mon propos.160
La métaphore du corps-lyre avait été développée par Platon dans le Phédon : Simmias définissait le corps par l’harmonie de qualités contraires161. Comme l’instrument qui possède des bras et des boyaux, le Gauricus, De sculptura, II, 1, éd. Cutolo, p. 152 et trad. Chastel et Klein, p. 92. Ibid. : Mensuram igitur, hoc enim nomine symmetriam intelligamus, cum in caeteris omnibus quas natura progenuit rebus, tum uero in homine ipso admirabilissimam et contemplari et amare debebimus. Ita enim undique exactissime dimetatis partibus compositum est nostrum hoc corpus, ut nihil plane aliud quam harmonicum quoddam omnibus absolutissimum numeris instrumentum esse uideatur. Sed, age, non enim de Timaeo Platonis qui et a Cicerone Latinis explicatus est litteris, hominem ego uobis referam, quod ad nostrum hunc institutum sermonem attinet. 161 Plat., Phæd., 85e-86c. Voir l’article d’Anne-Gabrièle Wersinger, « De “l’âme-harmonie” et du “corps-lyre” », in « Musica corporis »…, dir. F. Malhomme et E. Villari, p. 35-104 (p. 92-93). 159 160
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corps met en tension et relâche alternativement les éléments et les parties qui le composent. De même, dans le Timée, Dieu met en harmonie le corps du monde selon les mêmes lois musicales que la lyre162. La figure rhétorique de prétérition, par laquelle Gauricus se concilie son lecteur en le renvoyant à des connaissances communes, ne masque en rien la référence claire au texte du Timée (69b) : […] toutes choses se trouvant en désordre, le Dieu a introduit en chacune par rapport à elle-même et dans les unes par rapport aux autres, des proportions. Et ces proportions étaient aussi nombreuses que possibles et dans toutes les choses qui pouvaient comporter des relations régulières et une commune mesure.163
Or, immédiatement après, Pomponius Gauricus fait rapidement allusion à Vitruve, sans le nommer, en marquant cette fois ostensiblement sa différence avec l’architecte romain : Nous devons mesurer l’homme tout autrement que l’architecte : debout et vivant, et plus précisément selon neuf parties en longueur. Car l’habile nature a façonné l’homme de manière à placer le visage au sommet, pour qu’il soit regardé, et pour qu’il fournisse à toutes les autres parties du corps le principe de leur concordance.164
En vérité, en faisant passer l’autorité de Platon devant celle de Vitruve, il substitue ici la définition platonicienne de la symétrie à celle du De architectura, qui avait prévalu dans la théorie de l’art pendant tout le siècle précédent. En effet, le nom de Vitruve ne figure pas une seule fois dans ce traité sur les proportions du corps humain, tandis que la référence au Timée de Platon l’ouvre et le clôt. C’est à Platon, et non à Vitruve, qu’est rapportée non seulement la rationalité du canon, mais aussi le principe de l’inscription du corps humain dans les figures géométriques, et il est sans doute significatif que Gauricus substitue le triangle, élément premier Plat., Tim., 36 e. Plat., Tim., 69b, éd. et trad. A. Rivaut (Paris : Les Belles Lettres, 1925), p. 195 : […] ταῦτα ἀτάκτως ἔχοντα ὁ θεὸς ἐν ἑκάστῳ τε αὐτῷ πρὸς αὑτο καί πρὸς ἄλληλα συμμετρίας ἐνεποίησεν, ὅσας τε καὶ ὅπη δυνατὸν ἦν ἀνάλογα και σύμμετρα εἶναι. 164 Gauricus, De sculptura, II, 2, éd. Cutolo, p. 152 et trad. Chastel et Klein, p. 92 (légèrement modifiée) : Eum longe aliter quam architectus, uiuum stantemque dimetiamur, scilicet in nouem de longitudine portiones. Ita etenim hominem ipsum sollers natura formauit ut faciem hanc summo loco spectandam proponeret caeteraeque totius corporis partes commensum inde susciperent. 162 163
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chez les platoniciens, au cercle vitruvien (§ 14). Bien plus, Gauricus précise qu’il ne mesurera pas le corps comme le fait l’architecte. S’il s’écarte résolument du canon de Vitruve en énonçant les règles principales du canon byzantin, il signale aussi et surtout un changement de méthode. Il ne parlera pas du corps humain en architecte, mais il mesurera l’homme debout et vivant. Or, dans la suite du Timée, Platon enseigne que le Dieu, en ordonnant la matière, a formé le « Tout, vivant et unique » qui contient tous les vivants mortels et immortels. À travers la référence au Timée, Gauricus prend en compte la dimension théologique de la création artistique, en identifiant le sculpteur au démiurge, même si celui-ci est encore assimilé à la nature artifex. D’autre part, dire qu’il ne parlera pas en architecte, c’est encore dire qu’il parlera en sculpteur : l’homme debout évoque la statue et s’oppose probablement à la colonne ou à l’édifice, seule finalité de toutes les investigations de Vitruve sur les proportions humaines. Vitruve ne s’était intéressé aux proportions du corps humain que pour en faire le modèle des ouvrages d’architecture et avait défini la symétrie comme un rapport de la partie au tout et aux autres parties du corps. En adoptant la définition de Platon, Gauricus se donne pour objet d’étudier la proportion du corps humain en lui-même et par rapport aux autres corps. Le chapitre procède en effet en deux temps en proposant d’abord un canon des proportions du corps humain comme l’avaient fait les traités précédents, puis en développant une section sur la proportion des statues par rapport au modèle vivant, c’est-à-dire sur l’agrandissement et la diminution du corps dans l’œuvre d’art. Dans la première partie, Gauricus expose un canon qui s’éloigne délibérément de celui de Vitruve et correspond pour l’essentiel au canon byzantin reposant sur neuf mesures dont le module est le visage : La première sera la face elle-même, la poitrine donnera la seconde, la troisième va du sommet de l’abdomen au nombril, la quatrième de celui-ci à l’extrémité du fémur ; deux pour les hanches jusqu’au genou, autant pour le bas de la jambe jusqu’à la cheville ; enfin la portion la plus basse qui va de la cheville à la plante des pieds, le gosier qui va du haut de la poitrine à la gorge, et le segment de cercle qui va du départ du front au sommet du crâne, constituent une autre partie. Car les points de liaison, cheville et genoux étant en position intermédiaire, n’appartiennent à aucune.165 165 Ibid., éd. P. Cutolo, p. 154 et trad. Chastel et Klein, p. 93-94 : Prima erit facies ipsa, secundam faciet portionem pectus, ab summo stomacho ad umbelicum tertia, ab hoc ad imum femur quarta, duas continebunt coxendices ad poplitem, totidemque ab hoc ad nodum crura ; pars autem haec infima, quae est a nodo ad imam plantam gutturque hoc, quod est ab summo pectoris ad summum gulae, atque hic semicirculi arcus, qui fit ab summa
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Après avoir affirmé que le visage était le module du corps humain, Gauricus décompose la figure en neuf visages : trois pour le tronc, quatre pour les jambes et un pour le pied, le gosier et le crâne. Comme il donne des préceptes pour la sculpture, Gauricus s’attache à exposer les mesures de la figure humaine dans les trois dimensions. Il donne donc aussi à partir de l’unité du visage ou de l’une de ses fractions les mesures de la largeur du corps et de son épaisseur à partir de la circonférence de la tête (§ 6 et 7). Les sources de ce canon sont le Speculum physionomie de Michele Savonarole et Antonio Filarete166, à qui Gauricus emprunte peut-être la demi-mesure du visage de préférence au tiers du visage généralement utilisé dans le canon byzantin. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’association entre la théorie platonicienne de la symétrie et le canon dit du pseudo-Varron. En effet, si Vitruve s’était prévalu de la caution platonicienne pour justifier un système des proportions du corps humain basé sur les nombres 6 et 10 (De architectura, III, 1, 5-8), Gauricus s’autorise ici de la même manière du Timée de Platon pour prescrire le canon de 9 mesures. Sans doute se fonde-t-il sur le nombre 3 qui est celui des substances composant le corps (Timée, 35a). De plus, le choix de la tête comme module du corps humain s’accorde avec la hiérarchie des membres exposée dans le Timée, où la priorité est donnée à l’encéphale, réceptacle de l’âme, et dont le corps est à la fois le serviteur et le véhicule (Timée, 44d). Si Gauricus continue à procéder selon un schéma vitruvien en exposant d’abord les proportions des parties par rapport au tout, puis celles des parties entre elles, il introduit dans ce second moment une notion nouvelle, qui est celle d’analogie. On a vu que Léonard de Vinci avait commencé à user de cette sorte de similitude entre les membres dans l’élaboration de ses nus et c’est un point qui rapproche le maître florentin et l’humaniste napolitain167. Dans le De sculptura, Gauricus déplace la notion de proportion, marquée par la théorie vitruvienne, en revenant au mot grec ἀναλογία pour le distinguer de sa traduction latine par le mot proportio. En effet, Vitruve avait fondé la symétrie du corps humain sur la proportio ou commodulatio, c’est-à-dire un rapport numérique induisant le principe modulaire. Il est probable qu’il avait repris le terme de proportio de Cicéron, qui avait rendu ainsi le mot grec ἀναλογία fronte ad summum uerticem, unam aliam conficient portionem. Nam horum iuncturae, nodi poplitesque tanquam interfinia nullis suam cedunt proprietatem. 166 Chastel et Klein, éd. Cit., p. 80-81. 167 Panofsky, Le codex Huygens…, p. 37.
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dans sa traduction du Timée de Platon (XIII, 11-14)168. Mais, comme l’a montré Francesca Schironi, le mot analogia était déjà employé dans l’Antiquité par les grammairiens latins de préférence au terme proportio pour désigner la similitude ou comparaison par opposition au rapport mathématique de proportion169. Il est donc probable que le passage du mot proportio au mot ἀναλογία signale chez Gauricus un déplacement de la doctrine mathématique à la doctrine linguistique de l’analogie. Il substitue alors au mot proportio, qui implique chez Vitruve un rapport modulaire exprimé par un quotient rationnel, celui de commensus par lequel il introduit une conception de l’analogie différente : Il faut encore considérer l’analogie des parties entre elles, que nous avons appelée ailleurs proportion, et qu’ici il faudrait, en somme, nommer concordance.170
Gauricus, qui connaît aussi la traduction cicéronienne du mot ἀναλογία, propose avec le terme commensus une autre interprétation de l’harmonie du corps : il s’agit de régler la symétrie sur une équivalence de mesure entre des parties disparates sans passer par l’intermédiaire d’un module commun, et ceci dans les trois dimensions171. Il en donne dans la suite de son développement quelques exemples : la troisième phalange de l’index équivaut à la distance du bord supérieur de la lèvre supérieure au nez ou bien le tour du cou est égal à la distance du sommet de la poitrine à l’ombilic. Ces analogies ou similitudes se mêlent, il est vrai, à d’autres mesures qui sont, elles, toujours formulées en nombres de demi-visages. Notons que Vitruve avait aussi employé le terme commensus dans le De architectura, notamment à propos de la disposition des édifices privés (VI, pr., 7 et 2, 1), mais il emploie, semble-t-il, indifféremment les expressions commensus ou ratio symmetriarum (VI, 2, 1). Or c’est la définition même qu’il donne de la commodulatio, c’est-à-dire du rapport de 168 Carlos Lévy, « Cicero and the Timaeus », in Plato’s « Timaeus » as Cultural Icon, dir. G. J. Reydams-Schils (Notre Dame : University of Notre Dame Press, 2003), p. 95-110 et Francesca Schironi, « Analogia, ἀναλογία, proportio, ratio : Loanwords, Calques and Interpretations of a greek technical Word », in Bilinguisme et terminologie grammaticale gréco-latine, dir. L. Basset (Louvain : Peeters, 2007), p. 321-336 (p. 322323). 169 Francesca Schironi, « Analogia, ἀναλογία, proportio, ratio… », p. 328-330. 170 Gauricus, De sculptura, II, 5, éd. Cutolo, p. 156 et trad. Chastel et Klein, p. 96 (légèrement modifiée) : Consideranda uero et ipsa inter se partium ἀναλογία quam alibi proportionem hic, ni fallor, proprie commensum dixerimus. 171 Cf. Chastel et Klein, Pomponius Gauricus. De sculptura…, p. 89.
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proportion entre les différentes parties fondé sur une mesure commune (III, 1, 2). Gauricus détourne manifestement le sens du terme vitruvien commensus, que l’architecte romain utilisait pour désigner le fait concret de la commensurabilité qui doit se vérifier dans toute œuvre accomplie, de préférence à celui, plus abstrait, de commodulatio172. Le commensus désignerait au contraire chez l’humaniste une mesure commune à deux parties du corps mais qui ne peut s’exprimer par rapport au module, c’est-àdire une similitude ponctuelle et arbitraire relevant de l’étude empirique. Gauricus, ignorant la classification vitruvienne des corps humains en trois types associés aux trois styles, maintient un canon unique dont il n’exclut que les monstres et les pygmées (§ 8). La symétrie du corps n’est pas même changée par la réduction ou l’accroissement des mesures. Pour illustrer cette permanence, Gauricus la compare de nouveau à l’accord harmonique dans les instruments de musique : les intervalles musicaux restent les mêmes qu’ils soient situés dans l’aigu ou dans le grave. L’exemple est encore repris de Platon, et peut-être aussi des Tusculanes de Cicéron et du commentaire de la traduction cicéronienne du Timée par Giorgio Valla173. Commence alors, conformément à la définition platonicienne de la symétrie, une seconde section consacrée non plus aux proportions internes du corps humain, mais à celles qu’il entretient avec d’autres corps, en l’occurrence les statues. Dans la suite des considérations d’Alberti dans le traité De pictura sur le rapport existant entre des corps humains de tailles diverses, comme celui d’Évandre, d’Hercule ou d’Antée174 et dans le De statua à propos de la réduction du corps humain dans des modèles ou au contraire de son agrandissement dans des statues colossales, Gauricus voue une partie de son traité des proportions à ce problème particulièrement aigu dans l’art de la statuaire. L’humaniste distingue des corps de sept tailles différentes, correspondant à sept catégories de statues (statuarum ordines). Le corps de référence est la statue grandeur nature, c’est-à-dire de la même taille que son modèle (parilis). Il propose ensuite trois mesures d’agrandissement et trois mesures de 172 Selon Pierre gros, que je remercie chaleureusement pour ses éclaircissements, les termes vitruviens commodulatio et commensus désignent tous deux le rapport de commensurabilité des parties entre elles et des parties avec le tout, mais le premier, employé une seule fois en III, 1, 1 serait le terme abstrait et théorique tandis que le mot commensus désigne le fait concret, qui doit se vérifier dans toute œuvre accomplie. 173 Plat., Tim., 43d-44a et Cic., Tusc., I, 9, 19. Cf. Wersinger, « De l’“âme-harmonie”… », p. 100 et Chastel et Klein, éd. Cit., p. 101, n. 27. 174 Pomponius Gauricus reprend comme Alberti l’anecdote d’Aulu Gelle (1, 1) sur Pythagore qui aurait déduit la stature d’Hercule des mesures du stade d’Olympie (voir supra, p. 102).
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réduction du corps humain. La grande statue (magna) mesure une fois et demi la taille du corps humain, la plus grande statue (major) mesure jusqu’au double de celle-ci et la très grande statue (maxima) la triple une ou plusieurs fois. De même, il existe trois mesures de diminution du corps : la petite statue (parua) réduit le corps humain au maximum d’un tiers, la plus petite statue (minor) la réduit au maximum de deux tiers et la très petite statue (minima) la réduit de plus des deux tiers. Gauricus pousse le système jusqu’à établir des équivalences entre les proportions des parties des différentes statues entre elles175. Si l’agrandissement ou la réduction proportionnels du corps humain sont justifiés principalement par la commodité ou la convenance au sujet, Gauricus envisage néanmoins la possibilité d’appliquer cette méthode en particulier à la représentation des corps de l’enfant, de l’adolescent ou du vieillard : Avec ce procédé, nous représenterons – ce qui jadis pouvait paraître merveilleux – les enfants, les adolescents et les vieillards, sans les modifier, grands, petits, plus grands, plus petits, très grands, et très petits.176
L’étude de la symétrie des corps humains entre eux ne concerne donc pas seulement la démultiplication des dimensions du modèle dans la transposition artistique, comme c’était le cas dans le De statua d’Alberti, mais elle débouche aussi sur la représentation de corps humains dans leur croissance ou décroissance en fonction de l’âge. Gauricus rend théoriquement légitime un nouveau champ d’étude, celui des proportions du corps de l’enfant ou du vieillard par dérivations des proportions du corps de l’adulte. En somme, Gauricus introduit une rupture dans un texte qui apparaît pour notre sujet comme une charnière en substituant, non tant le canon du pseudo-Varron à celui de Vitruve – dont nous avons vu qu’ils étaient combinés dans la théorie comme dans la pratique artistique depuis le début du Quattrocento – que la définition platonicienne de la symétrie à celle de Vitruve jusqu’alors dominante. La figure du démiurge se substitue progressivement, au cours du chapitre sur la symmetria, à celle de la nature ; la métaphore principale du corps n’est plus architecturale (l’édifice) mais musicale (l’instrument de musique) et le corps a cessé d’en être le comparant pour devenir le comparé. Pomponius Gauricus conclut Chastel et Klein, éd. Cit., p. 105-106, n. 38. Gauricus, De sculptura, II, 12, éd. Cutolo, p. 164 et trad. Chastel et Klein, p. 106 : Qua quidem ratione pueros, adolescentes, senes, quod antea mirum uideri poterat, eosdem ipsos magnos, paruos, maiores, minores, maximos ac minimos efficiemus. 175 176
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sur un éloge du démiurge géomètre et musicien et appelle de ses vœux le sculpteur qui saura imiter le corps humain en respectant son harmonie : Ce corps qui a été fabriqué avec une si grande concordance, ne dirions-nous pas volontiers qu’il est la plus parfaite harmonie ? Quel géomètre, quel musicien doit avoir été – n’est-ce pas ? – celui qui l’a ainsi formé ! Quel homme doit être celui qui aura à imiter ce modèle !177
Ayant affranchi la question des proportions du corps humain de son étroite soumission à la théorie vitruvienne et tirant les conclusions des travaux innovants de Léonard de Vinci, Gauricus fait entrer dans la théorie du nu une nouvelle idée de la symétrie, fondée sur l’analogie et ouvrant des perspectives inédites pour déployer le canon idéal selon diverses variables. Luca Pacioli : la diuina proportio Le De diuina proportione de Luca Pacioli présente une autre tentative originale pour substituer dans la théorie de la représentation du corps humain l’idée platonicienne de la symétrie à celle de Vitruve, ou plutôt pour les combiner par l’intermédiaire de Pythagore et du nombre d’or178. Le franciscain Luca Pacioli était mathématicien et il fut l’élève de Piero della Francesca179. Le grand peintre toscan était un fin connaisseur de la géométrie grecque et avait rédigé plusieurs ouvrages de mathématiques, le Trattato d’abaco et le Libellus de quinque corporibus regularibus, dans lequel il étudiait systématiquement les corps platoniciens et les autres polyèdres semi-réguliers180. Son livre De prospectiua pingendi, probablement écrit entre 1460 et 1480, était une application en peinture des préceptes mathématiques et géométriques des deux précédents traités. Il se donnait 177 Ibid., II, 8, éd. Cutolo, p. 158 et trad. Chastel et Klein, p. 98-100 (modifiée) : Corpusne hoc, quod tanto sit commensu fabricatum, an exactissimam potius harmoniam esse dicemus ? Qualem, rogo, geometram, qualem et musicum fuisse existimabimus eum qui hominem ita formauit ? Qualem uero esse oportere eum qui talem typum sit imitaturus ? 178 Sur le nombre d’or, voir par exemple Matila C. Ghyka, Le Nombre d’or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale (Paris : Gallimard, [1931] 1959) et Jean-Christophe Valance, Le nombre d’or, clé de la vie universelle. Deuxième partie, La Renaissance, la nature, le corps humain, les arts (Labessière-Candeil : Valance, 1994). 179 Robert Haulotte et Ernest Stevelinck, Luca Pacioli. Sa vie. Son œuvre (Vesoul : Pragnos, 1975), p. 34-35. 180 Piero della Francesca, Libellus de quinque corporibus regularibus : corredato della versione volgare di Luca Pacioli : [fac-sim du Codice Vat. Urb. Lat. 632], éd. C. Grayson et alii (Florence : Giunti, 1995).
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pour objet d’enseigner à des peintres maîtrisant déjà le dessin des figures planes les règles de la projection et de la diminution de ces figures en perspective181. Si le premier livre traitait de la mise en perspective des figures planes et le second de la mise en volume des corps solides, le troisième et dernier s’intéressait à la mise en perspective ou « dégradation » des corps irréguliers et principalement du corps humain. Dans ce dernier cas, Piero della Francesca préconisait un procédé spécifique habituellement nommé « méthode de la double projection » en dérivant point par point la figure à partir de deux vues de celle-ci, l’une en plan (de face) et l’autre de profil. Cette méthode permettant de mettre en perspective le corps humain exigeait un très grand nombre de tracés et un usage complexe des nombres pour désigner les points sur les figures géométriques. La perspective, « qui distingue toutes les grandeurs proportionnellement » faisait ainsi de la peinture une « science véritable » (III, fol. 32ro)182. Toutefois, les cas étudiés par Piero della Francesca à la fin de son ouvrage se limitaient à la tête et le peintre, qui dans ses œuvres représente le nu sous divers points de vue et en raccourci, n’avait pas donné de règles mathématiques pour la dérivation des autres membres ni celle du corps humain dans sa totalité. Luca Pacioli publia le Trattato d’abaco du peintre avec sa Summa de arithmetica, geometria, proportioni et proportionalità (Venise, 1494) et le Libellus de quinque corporibus regularibus de celui-ci à la fin de son propre traité De diuina proportione (Venise, 1509)183. Proche des mathématiciens réunis à la cour d’Urbino autour du duc de Montefeltro, Pacioli est convaincu que l’art doit se fonder sur les certitudes mathématiques et notamment sur les sciences de l’arithmétique, de la géométrie, des proportions et de la proportionnalité enseignées par Euclide et sur la « vraie proportion » découverte par Pythagore184. Il invoque aussi l’au181 Piero della Francesca, De prospectiua pingendi, éd. G. Nicco-Fasola (Florence : Le Lettere, 1984) et éd. M. Mussini et L. Grasselli (Sansepolcro : Aboca Museum edizioni, 2008) ; trad. J. Le Goff (Paris : In medias res, 1998). Cf. Lucien Vinciguerra, Archéologie de la perspective : sur Piero della Francesca, Vinci et Dürer (Paris : Presses universitaires de France, 2007). 182 Piero della Francesca, De prospectiua pingendi, trad. Le Goff, p. 145. 183 Luca Pacioli, De diuina proportione (Venise : A. Paganino Paganini, 1509) ; repr. Et trad. G. Duchesne et M. Giraud (Paris : Librairie du Compagnonnage, 1988) ; repr. (Sassari : Scriptorium, 1998) ; nouvelle éd. A. Marinoni (Milan : Silvana, 2010), 2 vol. Cf. Enrico Giusti (dir.), Luca Pacioli e la matematica del rinascimento (Città di Castello : Petruzzi, 1998) et Argante Ciocci, Luca Pacioli e la matematizzazione del sapere nel Rinascimento (Bari : Cacucci, 2003). 184 Argante Ciocci, Luca Pacioli…, p. 73-74 et « Luca Pacioli e l’uomo vitruviano nel Rinascimento », in Luca Pacioli e i grandi artisti del Rinascimento italiano, dir M. Martelli (Umbertide : University Book, 2016), p. 121-164.
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torité de Platon, rappelant qu’il avait inscrit sur la porte de l’Académie la formule « Que nul n’entre s’il n’est bon géomètre »185. En effet, la divine proportion de Pacioli se fonde sur la cosmologie platonicienne du Timée et sur le nombre d’or. Il définit la proportion par les attributs qui appartiennent à Dieu : l’unicité, le rapport en trois termes (la Trinité correspond à la proportion d’or), l’irrationnalité, l’invariabilité ; enfin, de même que dans le Timée de Platon le Dieu attribue au ciel la figure du corps appelée dodécaèdre, le divine proportion donne au ciel l’être formel et à tous les éléments des figures qui sont des corps réguliers et à partir desquels seront formés tous les autres corps186. Dans la dédicace de la première version du Compendium de diuina proportione offerte en 1498 à Ludovic Maria Sforza, Luca Pacioli loue son ami Léonard de Vinci, qui a fait les dessins des corps réguliers joints à son texte187, en le comparant à Polyclète et l’architecte Jacomo Andrea en l’égalant à Vitruve. En effet, frère Luca adjoint dans l’édition de 1509 à son traité De la divine proportion un traité sur l’architecture qui accorde la proportion précédemment définie au De architectura de Vitruve. Ainsi la divine proportion se retrouve-t-elle dans le corps humain de sorte qu’elle en fait le modèle de tout ouvrage188. La théorie vitruvienne de l’harmonie prend sens cependant dans un cadre théologique chrétien : l’« édifice corporel » de l’homme reflète le nombre et la mesure avec lesquels Dieu a créé toute chose (Architectura, I, proem.). Luca Pacioli se propose de rendre claires et compréhensibles pour l’usage du tailleur de pierre la proportion et la proportionnalité que Vitruve n’avait fait que présupposer sans l’exprimer de manière explicite : C’est-à-dire que nous parlerons d’abord des proportions de l’homme en ce qui concerne son corps et ses membres, parce que toutes les mesures et leurs dénominations dérivent du corps humain, dans lequel toutes les sortes de proportions et proportionnalités se retrouvent, créées par le doigt du Très Haut, au moyen des lois mystérieuses de la nature. C’est pourquoi toutes nos mesures, et les procédés employés pour obtenir les 185 Pacioli, De diuina proportione, Architectura, I, 2 (Venise : A. Paganino Paganini, 1509), p. 5 : nemo huc geometria expers ingrediatur. 186 Ibid., I, 5, p. 4. Cf. Ciocchi, Luca Pacioli…, p. 58. 187 Pierre Speziali, « Léonard de Vinci et la divina proportione de Luca Pacioli », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 15 (1953), p. 294-305 et Carlo Vecce, Léonard de Vinci (Leonardo, Rome, Salerno, 1998), trad. M. Fusaro (Paris : Flammarion, 2001), p. 150-153. 188 Salvatore Di Pasquale, « Luca Pacioli, Vitruvio e Leon Battista Alberti », in Luca Pacioli…, dir. E. Giusti, p. 209-219 et Ciocci, Luca Pacioli…, p. 75.
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dimensions des constructions publiques et privées dont nous avons parlé, sont dénommées d’après le corps humain, l’une étant appelée bras, les autres pas, pied, palme, coudée, doigt, tête, etc. Comme le dit notre Vitruve, nous devons observer, dans tout édifice, des proportions qui soient à la ressemblance d’un corps humain bien fait et aux membres bien proportionnés.189
L’artisan contemporain doit comme l’ouvrier antique proportionner tout édifice à l’imitation du corps humain. Pacioli, s’adressant aux sculpteurs de San Sepolcro et aux architectes siennois fait dériver la construction des églises et le choix des colonnes du canon proportionnel du corps humain. L’artifex doit connaître les secrets mathématiques de l’harmonie et la divine proportion du corps humain pour construire toutes ses œuvres. Toutefois, au début du premier chapitre du traité d’architecture intitulé « De la mesure des proportions du corps humain, de la tête et des autres membres, modèles de l’architecture », Pacioli se réfère désormais au Timée de Platon pour justifier la position supérieure de la tête et la hiérarchie des membres : Il nous faut considérer ce que dit Platon dans son Timée à propos de la nature de l’univers. Dieu, en façonnant l’homme, a placé la tête au sommet du corps, comme nous construisons les châteaux forts et les forteresses au-dessus des villes, et ce afin que ladite tête fût protectrice de tout l’édifice corporel, c’est-à-dire de tous les autres membres.190
Platon affirmait en effet dans le Timée (70a) que la raison siégeait dans la citadelle (akropolis) d’où elle commandait l’âme afin de réfréner les désirs situés dans le diaphragme et la colère dans le cœur. Cicéron avait explicité la métaphore dans les Tusculanes en précisant que Platon 189 Pacioli, De diuina proportione, Architectura, I (Venise, 1509), fol. 24vo-25ro (numérotée 17 par erreur) et trad. Duchesne et Giraud, p. 143 : Cioè prima diremo de la humana proportione respecto al suo corpo e membri, pero che dal corpo umano ogni mesura con sue denominationi deriva e in epso tutte sorti de proportioni e proportionalità se ritrova con lo deto de l’Altissimo mediante li intrinseci secreti de la natura. E per questo tutte nostre mesure e instrumenti a dimensioni deputati per li publici e priuati comme e dicto sonno denominate dal corpo humano, l’una detta bracio, l’altra passo, l’altra pede, palmo, cubito, digito, testa, etc. E cosi comme dici el nostro Vitruvio a sua similitudine dobiam proportionare ogni hedificio con tutto el corpo ben a suoi membri proportionato. 190 Ibid., I, 1, fol. 25ro (numérotée 17 par erreur) et trad. Duchesne et Giraud, p. 144 : Dobiam considerare, comme dici Platone nel suo Timeo tractando de la natura de l’universo, Idio plasmando l’homo li pose la testa in la sumità a similitudine de le roche e forteçe ne le cità, aciò la fosse guardia de tutto lo hedifitio corporale, cioè de tutti li altri membri inferiori.
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avait placé la raison, élément dirigeant de l’âme, dans la tête comme dans une citadelle et Calcidius l’avait également commentée191. Toutefois, cette idée, déjà apparue chez Francesco di Giorgio Martini192, est plus probablement empruntée par les deux humanistes au commentaire du Timée de Marsile Ficin (Commentarium in Timaeum, XI)193. Contrairement à Francesco di Giorgio, qui dissimulait sa source et attribuait le primat de la tête-forteresse du corps à Vitruve lui-même, Pacioli donne délibérément une interprétation néoplatonicienne du texte de Vitruve à la lumière de la relecture chrétienne du Timée194. La disposition du corps sur le module de la tête a été voulue par Dieu et par la nature, qui n’est plus que le « ministre de la divinité ». De plus, la hiérarchie des membres n’est pas ici justifiée par la tripartition de l’âme : la situation hégémonique de la tête ne vient pas de ce que la raison doit commander aux autres parties de l’âme, mais plutôt de ce que la tête doit protéger tout le reste du corps. La double construction du corps humain selon les figures géométriques du cercle et du carré est présentée comme un fait d’expérience dont les Anciens auraient fait, les premiers, l’observation : Ils trouvaient en effet dans le corps de l’homme les deux figures les plus importantes, sans lesquelles il est impossible de faire quelque ouvrage que ce soit : la première de ces figures est le cercle, lequel est très parfait et très apte à renfermer toutes les autres figures isopérimètres, comme le 191 Cic., Tusc., I, 9, 20, trad. J. Humbert (Paris : Les Belles Lettres, 1970), p. 16 : « […] Platon imagina que l’âme était triple ; l’élément dirigeant, c’est-à-dire la raison, il le plaça dans la tête comme dans une citadelle » ([…] Plato triplicem finxit animum, cuius principatum, id est rationem, in capite sicut in arce posuit). Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, II, 213, éd. et trad. Bakhouche, t. I, p. 440-441 : « Platon commence donc à partir de la tête, cette partie du corps “la plus importante, en raison”, dit-il, “de son excellence” ; et c’est pour cela qu’il convenait de la placer dans un lieu élevé et supérieur comme la citadelle de tout le corps, pour qu’elle fut la demeure de la partie dirigeante de l’âme appelée hegemonicon par les philosophes » (Orditur denique a capite, quam partem corporis « principali quadam » esse « eminentia » dicit proptereaque oportuisse in excelso atque eminenti loco tamquam arcem totius corporis collocari, ut domicilium esset partis animae principalis, quod hegemonicon a philosophis dicitur, id est ratio). 192 Francesco di Giorgio Martini, Trattato di archittetura, cod. Saluzziano 148, fol. 3ro, Turin, Bibliothèque royale. 193 Marsile Ficin, Compendium in Timaeum, 11, in Commentarii in Parmenidem, Sophistam, Timaeum…, fol. Miiro : Singuli ordines ad singula capita reducuntur, Uniuersus ordo ad uniuersale caput, a quo omnia ex actu et potentia componuntur. Cf. trad. A. Farndell, All thigs Natural…, p. 18-19. 194 Cf. Francesco di Giorgio Martini, Trattati…, éd. C. Maltese, I, p. 3-4.
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dit Dionysodore dans son traité Des sphères ; l’autre est le carré équilatéral.195
Une importance particulière est donnée au cercle et le rapport entre le corps humain et la sphère est confirmé par la référence au traité du mathématicien grec Dionysodore d’Amisos (iie s. av. J.-C.), commentateur d’Archimède et auteur d’un traité De la sphère et du cylindre. Sur la construction du cercle, Pacioli modifie quelque peu Vitruve : quand un homme est étendu les bras et les jambes écartés, il forme un cercle dont le centre est situé dans son nombril et dont la circonférence touche, outre les extrémités de ses mains et de ses pieds, le sommet de la tête. La condition ajoutée par le mathématicien humaniste, à savoir que la circonférence passe aussi par le sommet de la tête, est en réalité impossible et pourrait s’expliquer par la volonté de toujours privilégier cette partie. Pour l’inscription du corps dans le carré, il développe et interprète également le traité antique : On obtiendra aussi la forme carrée en étendant autant que faire se peut les bras et les jambes, et en tirant des lignes droites depuis les extrémités des gros orteils jusqu’à celles des médius des mains, de sorte que la longueur trouvée depuis l’extrémité du gros orteil de l’un des pieds jusqu’à celle du gros orteil de l’autre pied, sera la même que celle qui existe entre les extrémités des médius des mains et les dites extrémités des gros orteils ; la même longueur exactement sera aussi trouvée en traçant une ligne entre les extrémités des médius, de l’une à l’autre main, à condition que les bras soient exactement tendus ; et la hauteur ou longueur de l’homme entier sera aussi la même à condition qu’il s’agisse d’un homme bien formé et non d’un homme monstrueux, condition toujours présupposée comme le dit notre Vitruve.196 195 Pacioli, De diuina proportione, Architettura, I, 1 (Venise, 1509), fol. 25ro (notée 17 par erreur) et trad. Duchesne et Giraud, p. 145 : Pero che in quello trovavano le doi principalissime figure sença le quali non e possibile alcuna cosa operare cioe la circular perfectissima e di tutte l’altre ysoperometrarum capacissima comme dici Dionisio in quel De spheris. L’altra la quadrata equilatera. 196 Ibid., I, 1, (Venise, 1509), fol. 25vo et trad. Duchesne et Giraud, p. 145-146 : La quadrata ancora se havera pansi similmente le bracia e le gambe e dale extremita deli deti grossi de piedi ale ponti deli deti medii de le mani tirando le linee recte in modo che tanto sia dala ponta del deto grosso delun de piedi al altra ponta del altro pede quanto da lacia de li deti medii de le mani a dicte ponti deli deti grossi de li piedi e tanto ancora aponto dala cima deli dicti deti medii de le mani da l’uno a l’altro tirando la linea quando a drito ben sieno le bracia pansi e tanto monstruoso che cosi sempre se prosupone comme dici el nostro Vitruvio.
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Pacioli semble proposer successivement deux dispositions du corps dans le carré. La première, qui n’apparaît pas dans le texte de Vitruve figure l’homme bras et jambe écartés comme dans le cercle et place les extrémités des quatre membres dans les angles du carré : les segments tracés entre lesdites extrémités forment les quatre côtés égaux du carré. La seconde construction rappelle celle donnée par Vitruve : la hauteur du corps de l’homme debout est égale à sa largeur les bras tendus. Il paraît possible que Luca Pacioli ait eu en tête le dessin de Léonard combinant les deux positions du corps et que sa théorie en ait été influencée. Si ce passage a donné lieu à diverses interprétations graphiques, la plus proche du texte de Pacioli est sans doute le dessin attribué à Pietro Paolo Segazone dans la première traduction imprimée et accompagnée d’un commentaire en langue vulgaire du De Architectura de Vitruve donnée par Cesare Cesariano (Côme, 1521)197. Le schéma géométrique des « Proportions du corps humain » illustrant le premier chapitre de la troisième partie du traité de Vitruve présente une figure dont les bras et les jambes forment les diagonales du carré, leurs extrémités coïncidant avec les sommets des angles (Fig. 9b)198. Quant au cercle, il prend son centre dans le nombril et sa circonférence passe par les extrémités des membres, mais contrairement à la prescription invraisemblable de Pacioli, elle ne touche pas le sommet de la tête. Une autre gravure de Pietro Paolo Segazone pour le même chapitre montre l’homme debout les bras en croix dans un carré, sa hauteur égalant la distance entre ses mains tendues (Fig. 9a)199. Il est vrai que Luca Pacioli avait pris quelques précautions à la fin du chapitre sur les proportions du corps humain, en précisant qu’une part de la représentation de la figure humaine dépend du libre arbitre de l’artisan quand les proportions sont irrationnelles, c’est-à-dire lorsqu’on ne peut les désigner par un nombre rationnel. Les imperfections de l’art et l’impossibilité d’imiter exactement la nature trouvent ainsi elles-mêmes une explication mathématique en raison du caractère mystérieux du nombre d’or. Dans le chapitre 3, « De la proportion d’un homme bien fait, entre le corps entier, la tête et les autres membres en longueur et en largeur », 197 Cesare Cesariano, Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura libri X, traducti de latino in vulgare, affigurati, commentati et con mirando ordine insigniti (Côme : G. da Ponte, 1521) ; repr. (Milan : Il Polifilo, 1981). Voir Florence Malhomme, Musica humana. La musique dans la pensée de l’humanisme italien (Paris : Classiques Garnier, 2013), p. 229-250. 198 Paolo Segazone, « L’homme de Vitruve », in Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura…, III, 1, fol. Lr° (Gii). 199 Ibid., fol. XLIXr° (G).
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Luca Pacioli expose le canon de l’homme en fonction d’une règle graduée de dix visages. Il accorde Vitruve avec Platon et Aristote, affirmant que c’est à la fois la proportion que les Anciens donnaient aux colonnes, le nombre des monades et celui des catégories ou théléon. Comme chez Vitruve, la tête représente un huitième du corps, le buste un sixième et la poitrine un quart. De même, il conserve les mêmes équivalences entre les différents membres du corps : la main a la même mesure que la tête, le pied que le buste et la coudée que la poitrine. Il en conclut que le corps humain est un microcosme ou petit univers (piccolo mondo) et il compare l’échelle graduée qu’il propose aux artistes pour former leurs figures aux instruments utilisés par les cosmographes pour les cartes du monde. En revanche, Luca Pacioli ne développe pas, contrairement à ses prédécesseurs, de typologie des corps en rapport avec les ordres des colonnes. Il élude le sujet au chapitre 4 en prétendant que Vitruve l’a suffisamment traité. En effet, la divine proportion, en raison de son unicité et de sa stabilité, n’autorise pas de variation du canon. Conscient de cette difficulté, Pacioli précise que ses mesures sont prises sur les os et ne tiennent pas compte des variations dues au volume de la chair : Afin qu’il n’y ait pas d’équivoque, ces mesures doivent toujours s’entendre de l’os seul, net de chair, tant pour la tête que pour les autres parties du corps, car autrement ces règles générales seraient fausses, certains hommes étant corpulents et bien en chair tandis que d’autres sont maigres et émaciés, comme nous pouvons le constater : c’est pourquoi les anciens s’en sont tous tenus à l’os comme étant ce qu’il y a de plus ferme et de moins variable.200
Luca Pacioli ignore sciemment les tentatives des précédents commentateurs de Vitruve pour assouplir et complexifier le canon des proportions du corps humain. La divine proportion impose au nu un canon unique qui ne peut prendre en compte aucune variation selon le sexe, l’âge ou les particularités de la physiologie. Il sauve les apparences en faisant du seul squelette l’objet du géomètre et en rejetant le dessin de la chair, objet de mépris pour le théologien, dans le domaine de l’empirisme. Pacioli, De diuina Proportione, Architectura, I, 3 (Venise, 1509), fol. 26vo et trad. Duchesne et Giraud, p. 150 : E le dicte mesure acio non se equivochi sempre se intendino del puro osso netto dale carni cosi del capo commo del altre parti altramente le commune regole serebono false peroche deli homini alcuni sonno corpulenti e ben pieni de carni, altri macri emaciulletti comme si vede. E per questo li antiqui se sonno tenuti al osso comme a cosa piu ferma e manco variabile. 200
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Francesco Zorzi : la concordia Dans le prolongement du néoplatonisme hermétique florentin de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole paraît encore le traité du théologien et kabbaliste chrétien Francesco Zorzi. Dans le De harmonia mundi totius, publié à Venise en 1525, ce moine franciscain propose une théorie du corps humain très singulière, qui n’a pas manqué de lui attirer la défiance des Inquisiteurs201. Le corps est la figure ou l’organon choisi par le Christ pour être le médiateur universel et, indépendamment de l’incarnation, le corps naturel de l’homme est medium entre Dieu et le monde202. La consonance des membres (consonantia membrorum) qui existe entre Dieu et les hommes est plus qu’une analogie entre le microcosme et le macrocosme. Le corps anatomique humain, identifié à la figure du cercle et à l’arbre de vie, semble se superposer à Dieu avec qui il partage un unique et même cœur, qui est aussi le soleil de l’univers. Dans le premier chant, après avoir rendu hommage aux peintres, Francesco Zorzi établit la correspondance (concordia) entre l’homme, le macrocosme et l’Archétype (I, 6, 1). Il se place sous l’autorité des « platoniciens » et notamment de Boèce (De consol., 5, 6) et d’Augustin (Sermones, 243)203. En effet, dans le chapitre suivant, Zorzi propose une doctrine du corps dans laquelle la lecture de Platon, à travers le prisme d’Augustin et de Boèce, éclipse la théorie vitruvienne de la symétrie. De même que l’œuvre ressemble à son créateur, il est nécessaire que l’homme, comme le monde, imite le cercle et la sphère (I, 6, 2) : Donc comme Dieu est la sphère intelligible et que l’univers s’offre à la contemplation sous la forme sphérique, il est nécessaire que l’homme aussi, qui est intermédiaire entre Dieu et l’univers, soit compris à l’intérieur de la forme sphérique, qu’il imite la sphère intellectuelle dans son âme et la sphère sensible dans son corps, comme on peut le voir sur l’illustration présente. À partir du nombril selon certains, mais plus correctement à partir du sexe, on peut, en usant d’un compas, inscrire Francesco Zorzi, De harmonia mundi totius cantica tria (Venise : B. de Vitali, 1525). Voir aussi L’harmonie du monde divisée en trois cantiques, trad. G. Lefèvre de la Boderie (Paris : J. Macé, 1578), repr. (Paris : Arma artis, 1978) et L’armonia del mondo, éd. S. Campanini (Milan : Bompiani, 2010). 202 Annarita Angelini, « La medietas du corps de l’homme à la Renaissance », in « Musica corporis »…, dir. F. Malhomme et E. Villari, p. 179-199 (p. 180-187). 203 À propos de la réception d’Augustin à la Renaissance, voir Donatella Coppini et Mariangela Regoliosi, Gli umanisti e Agostino : codici in mostra (Florence : Polistampa, 2001). 201
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parfaitement sa figure dans un cercle. D’où l’on reconnaît que toute la mesure de son corps provient de la rotondité et tend à elle.204
Zorzi combine la représentation vitruvienne de l’homme ad circulum avec la cosmologie du Timée, faisant du corps l’imitation de la sphère sensible à l’image de Dieu et de l’univers. La description du corps humain renvoie le lecteur à une figure qui était imprimée à la même page de l’édition de Venise et qui représente un homme inscrit dans un double cercle (Fig. 10). Le dessin, très schématique et manifestement symbolique, donne, comme le prescrit Francesco Zorzi, le sexe de l’homme comme centre du cercle. Il présente aussi par rapport aux autres représentations de l’homme ad circulum déjà observées la particularité de respecter la condition improbable selon laquelle la circonférence du cercle passe par le sommet de la tête, ce qui contraint le dessinateur à replier les bras de sa figure pour qu’elle soit comprise à l’intérieur du cercle. Francesco Zorzi montre ensuite que tous les membres du corps humain sont en correspondance constante entre eux et avec les parties du monde comme les cordes d’une cithare et au point qu’il est impossible d’en dénombrer tous les rapports numériques (I, 6, 3) : Comme rien dans l’homme n’a été fait par hasard, rien avec dissonance, mais que tout a été disposé avec des nombres pour que ses membres (selon Damascène)205 conservent une certaine proportion entre eux et avec les parties du monde, comme les cordes dans la cithare, nous aborderons quelques points parmi les nombreux possibles à propos du soin que le grand Artifex a mis à disposer les membres avec consonance et à les mesurer. On verra en elles toute la symphonie, toute l’harmonie parfaite, avec lesquelles, toute autre considération mise à part, les termes intermédiaires sont remplis comme des intervalles musicaux.206 Zorzi, De harmonia mundi…, éd. Campanini, p. 588 : Cum igitur Deus sit intelligibilis sphaera, et mundus hic totum se praebeat in sphaerica figura conspiciendum, homo etiam, qui inter Deum, mundumque hunc medium tenet, eadem figura terminari necesse est, et imitari intellectualem illam sphaeram in anima, sensibilem uero in corpore, ut haec praesens pictura docere potest. A cuius umbilico secundum aliquos, sed a pectine (ut uerius est) si circinus ducatur, circulus ille perfecte conducitur. Vnde tota corporis mensura a rotunditate prouenire, et ad ipsam tendere dignoscitur. ( Je donne mes traductions). 205 Johannes Damascenius, Sacra parallela, 95, p. 1472. 206 Zorzi, De harmonia mundi…, éd. Campanini, p. 590 : Cum nihil temere, nihilque dissonum factum sit in homine, sed omnia his numeris conducta, ut seruent (inquit Damascenus) illius membra proportionem quandam adinuicem, et ad mundi partes, sicut chordae in cithara, ideo etiam de cura summi Opificis circa consonantissimam dispositionem, et mensuras membrorum, e multis pauca percurremus, in quibus omnis concentus, omnisque 204
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La théorie musicale de la consonance développée par Zorzi doit, comme il le dit lui-même, aux traités De musica d’Augustin et à l’Institutio musica de Boèce. Boèce connaissait le commentaire du Timée de Calcidius et il avait lui même commenté le dialogue platonicien. Si ce texte ne nous est pas parvenu, le De institutione musica nous permet de reconstituer les grandes lignes de la lecture du Timée par Boèce207. On sait que Boèce distingue la musique mondaine (la structure cosmique des proportions), la musique instrumentale (les proportions qui se retrouvent dans la voix et certains instruments) et la musique humaine (les proportions qui se retrouvent dans le corps et l’âme des hommes). La musique humaine comprend à la fois les relations entre le corps et l’âme, les relations entre les parties de l’âme et les relations entre les parties du corps. Dans son commentaire du Timée, Calcidius comprenait la relation de l’âme et de ses parties sur le modèle de la consonance ou diatessaron, mais, selon lui, l’union de l’âme et du corps menaçait de rompre cette harmonie et la musique avait pour fonction de la rétablir. Augustin en revanche, dans le sermon 243 sur l’état des corps ressuscités, admet également que l’harmonie puisse régler les membres du corps, comme les cordes d’une cithare : Qui connaît à fond les liens mystérieux qui relient entre eux les membres de notre corps, et quelles lois règlent leur union, à laquelle on donne le nom d’harmonie, expression empruntée à la musique qui sait tendre avec tant de précision les cordes d’une cithare ? Si toutes ces cordes rendaient le même son, que pourrait-on jouer ? C’est en les étendant diversement qu’on obtient des sons divers ; et ces sons divers combinés par la raison produisent non pas pour les yeux une beauté, mais pour les oreilles une harmonie qui les ravit. En étudiant sous ce rapport les membres du corps humain, on est enchanté, ravi ; et les hommes vraiment intelligents préfèrent cette beauté à toute beauté visible. Nous n’en avons pas conscience aujourd’hui, mais nous la verrons alors ; non que nos membres intérieurs doivent être mis à nu, mais tout voilés qu’ils resteront, ils ne pourront se dérober à nos regards.208 harmonia consummata uidebitur, caeteris omissis, quibus intermedia, tanquam interualla repleta perficiuntur. 207 Restani et Mauro, « Musique du corps… », p. 160. 208 Aug., Serm., 243, 4, 4, trad. Restani et Mauro, « Musique du corps… », p. 171172 (légèrement modifiée) : Quis enim nouit quemadmodum sibi inuicem connexa sint membra, et quibus numeris coaptata ? Vnde uocatur etiam harmonia ; quod uerbum dictum est de musica : ubi uidemus certe in cithara neruos distentos. Si omnes nerui similiter sonent, nulla est cantilena. Diuersa distensio diuersos edit sonos ; sed diuersi soni ratione coniuncti pariunt, non uidentibus pulchritudinem, sed audientibus suauitatem. Istam rationem quis-
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Cette consonance, cet accord (coaptatio) par lequel Dieu a réglé les rapports entre les parties du corps demeure un mystère et ne sera révélé, selon Augustin, que lors de la résurrection209. De même, pour Francesco Zorzi, le corps a été composé par le summus Artifex comme une symphonie, une harmonie parfaite. Les membres sont disposés et mesurés comme les tons dans l’instrument, réalisant l’accord des graves et des aigus et mesurant leurs intervalles. Le corps, conformément à la définition platonicienne de la symétrie, est non seulement en concordance avec lui-même grâce à la cohésion (congruentia) de ses parties, mais aussi en concordance avec l’âme, avec le monde et avec Dieu par un rapport d’analogie et de consonance. La doctrine du corps de Zorzi a pu influencer l’invention de certains tableaux néoplatoniciens et hermétiques du Titien, comme la série représentant Vénus, Cupidon et un musicien210. Dans Vénus, l’organiste et Cupidon (1548, Madrid, Musée du Prado, Fig. 11) ou dans Vénus, le joueur de luth et Cupidon (1565-1570, New York, Metropolitan Museum), le corps nu féminin est mis en relation avec un instrument de musique et la beauté des formes comme l’harmonie des sons conduisent à la contemplation d’un ailleurs figuré par le paysage en perspective à l’arrière plan211. Albrecht Dürer : le modus ueritatis Le peintre et graveur allemand Albrecht Dürer était aussi considéré comme un mathématicien. Il a publié en 1525 un livre de géométrie (Instructions pour la mesure à la règle et au compas des lignes, plans et corps solides)212, dont une partie est réservée aux proportions des lettres213. Il a ensuite rédigé un traité de quatre livres sur les proportions du corps humain appliquant cette même méthode à la représentation de l’homme. quis in membris humanis didicerit, tantum miratur, tantum delectatur, ut omni uisibili pulchritudini ista ratio ab intelligentibus praeferatur. Modo eam nescimus ; sed tunc sciemus : non quia nudabuntur, sed quia etiam cooperta latere non poterunt. 209 Anne-Sophie Molinié, Corps ressuscitants et corps ressuscités. Les images de la résurrection des corps en Italie centrale et septentrionale du milieu du xve siècle au début du xviie siècle (Paris : Champion, 2007). 210 Sur les liens entre Titien et Francesco Zorzi, voir Manfredo Tafuri, Venezia in Rinascimento (Turin : Einaudi, 1985), p. 163. 211 Cf. Erwin Panofsky, Titien. Questions d’iconographie, trad. E. Hazan (Paris : Hazan, [1989] 2009), p. 163-199 (p. 181-186). 212 Albrecht Dürer, Géométrie, trad. J. Pfeiffer (Paris : Seuil, 1995) et Instruction sur la manière de mesurer, trad. J. Bardy et M. van Peene (Paris : Flammarion, 1995). 213 Albrecht Dürer, Des proportions des lettres (Paris : Ed. Estienne, 1987).
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Cet ouvrage a été publié en langue vernaculaire en 1528 (Proportions du corps humain) et fut traduit en latin par Joachim Camerarius en 15321534 (De symmetria partium in rectis formis humanorum corporum)214. Dürer, qui a voyagé à Venise et à Milan, connaissait les travaux de Leon Battista Alberti, de Léonard de Vinci, le traité de Luca Pacioli et sans doute aussi le De harmonia mundi de Francesco Zorzi : il a voulu à son tour donner des préceptes concernant la représentation de la figure humaine à l’usage des peintres215. Il a lu le De architectura de Vitruve et, dans les années 1500, ses nus, inspirés de modèles antiques, se conforment au canon vitruvien, comme dans Le songe du docteur (1498, Strasbourg, Cabinet des Estampes), dans La Chute de l’homme ou Adam et Ève (1504, Boston, Museum of Fine Arts, Fig. 4), dans l’Apollon et Diane (1503-1504, Paris, Petit Palais) et dans l’Apollon avec disque solaire (1505, Londres, British Museum, Fig. 12). On a du reste retrouvé, parmi les manuscrits de Dürer, une note résumant le canon de Vitruve et proposant de l’appliquer au corps du Christ, comme les Anciens ont appliqué les proportions du corps humain aux statues de leurs dieux216. Toutefois, le peintre et graveur allemand a bientôt fait l’expérience des limites qu’imposait Vitruve à la représentation du corps humain et ses recherches personnelles l’ont progressivement éloigné du modèle antique. Dans un premier projet de dédicace du traité, Dürer dit avoir fait depuis des années des recherches sur la juste mesure en fonction de laquelle doit être réglée la production d’une œuvre d’art. S’il concède à l’architecte romain d’avoir posé des bases indiscutables sur la mesure du corps humain, il souligne surtout la brièveté et les insuffisances de sa doctrine Albrecht Dürer, Quattro libri sulle proporzioni umane [Nuremberg, 1528], trad. G. Moly Feo (Bologne : Bononia University Press, 2007) ; De Symmetria partium in rectis formis humanorum corporum libri, trad. Latin J. Camerarius (Nüremberg : H. Formschneider, 1532-1534), repr. (Oakland : Octavo, 2003) ; Les quatre livres d’Albert Dürer, peinctre & geométricien tres excellent, De la proportion des parties & pourtraicts des corps humains, trad. L. Meigret (Arnhem : J. Jeans, 1613), repr. (Paris : R. Dacosta, 1975) ; Marcello Pezza, Albrecht Dürer e la teoria delle proporzioni dei corpi umani, avec en appendice l’édition de 1591 (Rome : Gangemi, 2007) ; Berthold Hinz, Albrecht Dürer. Vier Bücher von menschlischer Proportion (1528) : Mit einem Katalog der Holzschnitte herausgegebe, kommentiert (Berlin : Akademie Verlag, 2011) et Albrecht Dürer. Supplement zur « Menschlichen Proportion » : Die Dresdner Handschrift (1523) (Berlin : De Gruyter, 2016). 215 Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, p. 379-391 (p. 385-391). 216 Albrecht Dürer, Lettres et écrits théoriques et traité des proportions, trad. P. Vaisse (Paris : Hermann, 1964), p. 166 : « Et comme ils ont tenu Vénus pour la plus belle femme du monde, nous voulons préter chastement la même gracieuse forme à la plus pure des vierges, à Marie, mère de Dieu ». 214
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et, feignant d’ignorer les recherches de ses contemporains, il se propose de livrer les résultats de ses propres travaux sur la représentation du corps nu : Vitruve donne bien quelques indications sur la mesure du corps humain, et on ne peut qu’être d’accord avec lui, mais si brièvement qu’il ne permet pas à quiconque commence à apprendre de se tirer d’affaire, car il se borne à ce qui peut servir son architecture. Et comme je n’ai entendu parler de personne d’autre, ni peintre ni sculpteur, qui ait mis son art à la disposition de tous pour l’utilité commune, ce dont je m’étonne, je veux mener à bien la tâche que je me suis proposée […]217
Dürer reproche d’abord à Vitruve de ne s’être intéressé aux proportions du corps humain que pour les appliquer à l’édifice architectural et non pour représenter l’homme lui-même. Pour le peintre et graveur allemand, la connaissance et la représentation exacte de la figure humaine sont le but suprême de l’art car rien ne plaît davantage qu’elle. La seconde raison qui oppose Dürer à Vitruve ainsi qu’à ses commentateurs du Quattrocento, c’est sa conviction que la proportion du corps humain est une vérité divine et ne peut être révélée à l’artiste que par Dieu luimême : Mais si quelqu’un demande quelle est la raison de beauté dans les images […] Quant à moi je suis d’opinion, qu’il n’est homme vivant qui puisse comprendre en son entendement la suprême perfection du moindre animal qui soit, et je pense qu’il le pourrait d’autant moins faire pour l’homme, que Dieu a fabriqué avec une intention et manière particulières et dont il a voulu qu’il domine sur tous les animaux. Je ne nie pas que quelqu’un n’invente et exprime à la main une plus belle image qu’un autre, et l’on peut démontrer par d’excellentes raisons pourquoi il en est ainsi, mais on n’est pas parvenu à si grande perfection, que l’on ne puisse faire quoi que ce soit de mieux. Car elle n’est point comprise par les forces de l’entendement humain ; l’entendement divin en a la connaissance, lequel seul peut instruire l’humain de semblable science : car la règle de vérité est de savoir quelle forme et quelle mesure est très belle et convenante, à laquelle une certaine chose, et non plusieurs, doit nécessairement convenir.218 217 Ibid., Traité des proportions, « Projet de dédicace à Willibald Pirckheimer (1527 ou début 1528) », p. 182. 218 Albrecht Dürer, De Symmetria partium… (Nuremberg : H. Formschneider, 1532-1534), III, fol. F4ro et trad. L. Meigret (Arnhem : J. Jeans, 1613), repr. (Paris : R. Dacosta, 1975), p. 102, fol. Ijro et vo (légèrement modifiée) : Sed si quis quaerat quae
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Ainsi, la connaissance de la plus belle forme et de la plus juste mesure possibles de l’homme relève du domaine de la vérité, c’est-à-dire d’un savoir que Dieu seul détient et qu’il est maître de transmettre ou non à tel ou tel individu par la grâce. Néanmoins, si le jugement humain n’est pas capable de parvenir de lui-même à cette vérité, il peut s’approcher de la perfection en art en se fondant sur la démonstration mathématique et sur la mesure. De plus, la connaissance de la juste proportion du corps humain, quand elle est maîtrisée, est utile à l’artiste pour créer n’importe quel type d’œuvre car « sans bonne proportion aucune œuvre n’est parfaite, même si elle est exécutée avec tout le soin possible »219. Par conséquent, celui qui a beaucoup étudié les mesures du corps, pourra, à force d’entraînement, dessiner des figures ou créer des œuvres harmonieuses sans avoir systématiquement recours aux mesures. Il aura formé son œil et son jugement et assuré le geste de sa main. Le but du peintre est donc de former une image de l’homme qui emporte l’adhésion de tous et de concevoir en son esprit cette mesure vraie et juste qui ne peut être que simple et une. Plus grande sera sa gloire encore s’il est capable de faire la démonstration mathématique de ce « moyen de vérité » (ueritatis modum). Dürer semble hésiter entre la profession d’humilité du croyant d’une part et, de l’autre, la conviction intime d’avoir entrevu la vérité et le sentiment d’un devoir à accomplir, rendre compte par la raison géométrique de certitudes qu’il a acquises : L’ouvrier est digne de louange qui peut faire une image que chacun approuve, ce qui requiert beaucoup d’usage et d’expérience. Et il ne peut rien lui arriver de mieux pour cela, que d’avoir compris en son entendement le moyen de vérité, afin d’entendre la mesure vraie et commode à son entreprise qui doit être seule et simple. Si quelqu’un estime avoir cette mesure, ce sera une très grande chose s’il la démontre, ce qui me sit ratio pulchritudinis in Imaginibus […]. In ea enim ego sum opinione neminem uiuere qui contemptissimi animantis summam perfectionem cogitatione animi sui possit complecti, quo minus hoc facturum quemquam putarim in homine, quem Deus singulari consilio et modo fabricatus, omnibus aliis animantibus dominari uoluit. Hoc non negauerim ab uno quam alio elegantiorem imaginem animo saepe concipi et exprimi manu, quod quare ita sit optimis rationibus demonstretur. Sed non ideo ad maximam perfectionem peruentum fuerit qua melius fieri quicquam nequeat. Haec enim ingenii humani uiribus non compraehenditur. Diuina mens nouit, quae sola humanam simili scientia instruere posset, ueritatis enim haec est regula, quae forma quaeque mensura pulcherrima et conuenientissima sit, ad quam unum quiddam non multa congruere necesse est. Cf. trad. P. Vaysse, Lettres et écrits théoriques …, p. 191. 219 Dürer, Traité des proportions, « Dédicace à Willibald Pirckheimer » (1528), trad. P. Vaisse, Lettres et écrits théoriques …, p. 184-185.
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semble difficilement pouvoir être fait en ces ténèbres et tatonnements qui sont les nôtres. Cependant tout ouvrage qui aura été expliqué et confirmé par raison géométrique a du moins tant de certitude, qu’il ne laisse aucune occasion de blâme : car on ne peut le contredire et à juste titre un tel ouvrier sera honoré de tous les hommes comme divin : ces explications sont tout à fait agréables à entendre, mais son œuvre est beaucoup plus agréable à voir.220
Toutefois, cette vérité du corps humain, Dürer la définit moins ici comme un rapport numérique que comme une composition (compositio), un assemblage (coagmentatio) de parties singulières. La juste proportion est une convenance (conuenientia) dont l’artiste doit veiller avec le plus grand soin et la plus grande attention à écarter tout ce qui peut lui être contraire. Les critères de l’œuvre vraie sont à la fois l’adéquation à la nature et l’appréciation universelle : le chef d’œuvre en matière de nu se signale non seulement par la technique (arte), mais aussi par une forme de grâce qui éclate au regard (decoreque conspicuum) : Mais comme le corps humain, (comme cela a été dit) est formé et composé de parties multiples, dont chacune a sa manière correcte, nous nous efforçerons vivement d’entendre ce qui est contraire à cette manière, pour mieux l’éviter et d’approcher au plus près de la constitution naturelle, à laquelle nous tendrons de droite voie de toutes nos forces, afin que nous fassions un ouvrage remarquable par l’art et par la grâce, choses qui requièrent un soin non négligeable et une attention peu commune.221 220 Dürer, De symmetria partium…, III, fol. F4ro et trad. Meigret, p. 102, fol. Ijro (modifiée) : Is autem artifex laudem meretur, qui singulorum iudicio probatam effigiem perficere possit, ad quod multum usus et experientiae requiritur. Neque quicquam melius ad hoc contingere illi posset, quam habere animo comprehensum ueritatis modum, ut rectam et aptam proposito suo mensuram intelligeret, quam unam et simplicem esse oportet. Hanc se si quis tenere profitetur, rem maximam praestiterit si demonstrauerit, quod mihi in his tenebris et palpationibus nostris uix posse fieri uidetur. Quicquid tamen operis geometrica ratione explicatum confirmatumque fuerit, id tantum habet certitudinis, ut repraehensioni nihil loci relinquatur, neque enim illi contradici potest, et talem artificem merito ut diuinum omnes uenerabuntur, suntque illae explicationes auditu perquam iucunde, sed opus spectatu multo iucundius est. Cf. trad. P. Vaisse, Lettres et écrits théoriques…, III, p. 192. 221 Albrecht Dürer, De symmetria partium…, III, fol. F4vo et trad. Meigret, p. 102, fol. Ijvo et p. 103, fol. Iijro (modifiée) : Cum autem, ut dictum est, humanum corpus multis ex partibus collectum compositumque sit, quarum singulae suum quendam rectitudinis habent modum, magnopere annitemur ut intelligamus quid illi ipsi modo contrarium sit, quo melius uitare, et ad naturalem constitutionem quam proxime accedere concedatur, ad quam quasi recta uia omnibus uiribus contendemus, ut opus arte decoreque conspicuum efficiamus, quae omnia non mediocrem curam attentionemue uulgarem postulant.
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Albrecht Dürer a été influencé par le néoplatonisme ficinien et par sa doctrine de l’inspiration divine, peut-être par l’intermédiaire d’Agrippa de Nettesheim222. Dans une préface datée de 1512 et probablement prévue pour le « Livre du peintre » qu’il projetait alors d’écrire, il développe une conception élitiste de l’art de la peinture : pour les non initiés, celui-ci demeure comme une langue étrangère. Il assimile explicitement les figures que le bon peintre porte en lui-même aux idées platoniciennes223. La théorie ficinienne du génie s’accordait bien avec le luthérianisme de Dürer : l’ingénieux ouvrier (ingeniosus artifex) entretient une relation singulière avec Dieu et mérite par son art l’élection et la révélation de certaines vérités. La beauté n’est pas manifeste aux yeux des peintres ignorants, mais elle se dévoile soudain à ceux qui la comprennent à force d’observer la nature et de rechercher par les instruments mathématiques la « règle de vérité qui est la forme et la mesure la plus belle et la plus décente »224. Dans son premier livre, Dürer indique donc comment dessiner l’image de l’homme à partir d’une règle graduée, une ligne verticale allant de la tête au pied sur laquelle chaque partie du corps correspond à un segment et dont la mesure est exprimée par une fraction par rapport à la longueur totale de la figure. Il affirme avoir utilisé une ligne à plomb pour mesurer la hauteur de chacun des membres. La première mesure donnée est celle du visage, qui représente un dixième de la hauteur totale du corps. Albrecht Dürer ne propose pas moins de cinq types différents d’hommes et de femmes en fonction du module de la tête : la longueur totale de leur corps mesure tantôt sept, tantôt huit, tantôt neuf ou dix têtes. Néanmoins, une proportion demeure stable dans toutes les figures, car le rapport entre le torse et la cuisse est toujours identique à celui de la cuisse au tibia : Au demeurant prends le corps dont tu entends souvent parler par une longueur bien composée et proportionnée, ayant pouvoir de mouvement. Je reviens maintenant à ces trois mesures, et sache qu’il est besoin qu’elles aient entre elles une convenance d’une certaine proportion, de sorte que la longueur depuis le haut de la cuisse jusqu’à mi genou soit Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, p. 399-400. Dürer, Lettres et écrits théoriques…, trad. Vaisse, p. 170 : « Un bon peintre est en effet rempli de figures en lui-même, et s’il est possible de vivre éternellement, il aurait toujours quelque chose à déverser en ses œuvres de ces idées intérieures dont parle Platon. » 224 Dürer, De Symmetria partium…, III, fol. F4ro : Veritatis enim haec est regula, quae forma quaeque mesura pulcherrima et conuenientissima sit. 222 223
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équiparée avec la jambe de la même proportion et par même raison que la longueur du corps avec la longueur de la cuisse.225
Ce rapport constant entre trois membres – et non plus seulement deux – est une convenance (conueniet) ou une congruance (congruat) qui se retrouve dans tous les corps humains sans exception et non pas seulement dans le corps de l’homme « bien formé » de Vitruve, qui ne correspond qu’au type médian proposé dans ce livre par Dürer. Les conséquences esthétiques sont considérables car le corps laid ou même difforme peut être aussi proportionné. La symétrie est le propre du corps humain en général et non plus seulement du beau corps. D’après Erwin Panofsky, Dürer aurait tiré cette « formule magique » de la lecture d’Euclide et l’aurait appliquée au corps humain226. Peu importe, en vérité, que cette règle soit fausse et ne se vérifie que dans cinq des dix figures qu’il propose dans ce livre. Chez Dürer cependant, la norme de la beauté est en quelque sorte le résultat d’une moyenne statistique, dérivée de l’observation. Le moyen (modus) de vérité est aussi une moyenne. Ce n’est pas, comme chez Luca Pacioli un canon divin et absolu, puisque celui-ci est inaccessible. Les mesures proposées par le peintre allemand sont le fruit de son expérience quotidienne de dessinateur dal vivo. Dürer est probablement, à la Renaissance, celui qui introduit la plus grande souplesse et la plus grande complexité dans le système modulaire et dans les règles de proportion du corps humain. Tout d’abord, il distingue trois types de figures pour lesquelles les rapports de proportions sont différents : l’homme, la femme et l’enfant. Il est donc le premier à élaborer des schémas et des règles graduées distinctes pour les trois types de figures (Fig. 13). Dans la suite des études de Léonard de Vinci, il s’intéresse précisément à l’anatomie de la femme et de l’enfant et surtout il s’oblige à traduire leurs différences en termes mathématiques. Par exemple, chez l’enfant, la tête représente un quart de la hauteur totale du corps. La figure « virile » cesse d’être la seule norme pour établir les proportions du corps humain et l’objet privilégié d’étude du théoricien. Il donne aussi dans le livre II une seconde méthode de représentation de la figure humaine, inspirée du De statua d’Alberti, en utilisant le com225 Dürer, De Symmetria partium…, I, fol. B1vo et trad. Meigret, I, p. 1, fol. Avo et p. 2, fol. Aijro (légèrement modifiée) : Corpus, quod nomen saepe audis, accipe ex partibus compositam et aptam longitudinem, compotem motionis. Nunc ad illas tres mensiones redeo, eas scito inter se certa proportione conuenire oportere, sic ut qua proportione corporis longitudo congruat cum longitudine corae, ductaratione a summo femore ad genu medium, ea proportione haec cum tibia comparetur. 226 Panofsky, La vie l’art d’Albrecht Dürer, p. 385.
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pas. De Vitruve, Dürer conserve le principe de l’inscription du corps humain dans le carré et dans le cercle. S’agissant de l’homo ad circulum, le peintre allemand trouve une nouvelle solution technique en plaçant le centre du cercle dans le nombril, mais en faisant une figure dont la hauteur est inférieure au diamètre du cercle et dont la tête ne touche pas la circonférence. Surtout, il multiplie encore le nombre de types de figures humaines, passant désormais de cinq à treize pour chaque sexe. D’autre part, Albrecht Dürer reproche aux peintres italiens de faire toutes leurs figures semblables entre elles et de ne représenter que des corps parfaits. Puisque la symétrie n’est pas nécessairement beauté, mais un rapport de proportionnalité, elle se retrouve aussi dans les figures vulgaires et grossières des gens du peuple. Dürer, prenant en compte la tradition picturale allemande ou flamande qui prenait pour sujet des scènes populaires et aimait la caricature, applique les procédés de construction géométrique à toutes sortes de corps, fussent-ils difformes227. C’est pourquoi, Albrecht Dürer consacre les deux derniers livres de son traité à montrer comment il est possible de varier les figures tout en conservant les règles générales de la proportion qu’il vient d’énoncer. C’est ce qu’il explique au début du livre III « touchant la variété des figures » : Nous avons délibéré de démontrer en ce livre, que nous avons ordonné pour tiers, quelques raisons par lesquelles les figures dessinées des corps puissent être diversifiées selon leur proportion et celle de leurs membres au plaisir de chacun, comme l’ouvrage sera par fortune plus agréable ou plus grand ou petit ; de sorte que tous semblent être autres et divers qu’auparavant, et ne garder leur précédente figure et commensuration. Lesquelles nous aurons délibéré donner à entendre tant dans les portraits des hommes, que des femmes et des enfants.228
Dürer expose qu’il existe quatre différences de quantité entre des couples contraires : grand et petit (magnum/paruum), long et court (longum/breue), large et étroit (distentum/contractum) et gros et mince 227 Anne-Sophie Pellé, « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, 70 (2012). 228 Dürer, De symmetria…, III, fol. A2vo et trad. Meigret, p. 72, fol. Nijr° (modifiée) : Hoc in libro qui de pictura tertius a nobis instituitur, propositum est demonstrare rationes quasdam, quibus superius descriptae figurae corporum secundum membrorum et suam inter se conuenientiam uariari pro arbitrio uniuscuiusque possint, siue cui opus grandius seu magis exilius forte placeat. Ita quidem ut omnia, alia quamdudum, et diuersa, neque figuram neque iam commensurationem pristinam retinere uideantur. Atque haec similiter in uirilibus ac muliebribus nec non puerorum imaginibus exponere decreuimus.
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(crassus/graciles). Il y a en effet moyen de faire varier la figure humaine en gardant les rapports de proportion. Plusieurs variations sont possibles en étirant les dimensions dans le sens de la longueur, de la largeur et de l’épaisseur. Il suffit d’augmenter chaque mesure du corps proportionnellement, c’est-à-dire en fonction de la part qu’elle représente par rapport à la totalité du corps. On peut représenter un homme du peuple courtaud et gras ou bien une jeune femme élancée et gracieuse, tout en respectant les proportions du corps humain précédemment définies. Chez l’homme gros, tous les membres seront plus épais, mais la largeur de chacun d’entre eux sera calculée pour que leurs rapports de proportions restent inchangés ; chez la jeune femme tous seront proportionnellement plus longs. Cela permet au peintre d’introduire de la variété dans ses figures, comme le fait la nature, tout en respectant l’harmonie (congruentia) du corps humain. Pour justifier la théorie de la variation des figures humaines, Dürer prend pour exemple la variation d’échelle des figures géométriques, qui conservent leurs proportions et leurs propriétés. Ce n’est sans doute pas un hasard, s’il cite précisément le cercle et le carré : De même, un petit cercle n’observe pas moins sa rondeur qu’un grand et un carré est correctement fermé aussi bien par des lignes courtes que longues ; en effet, les rapports de proportions sont en convenance dans les grands et dans les petits corps, comme dans la musique ce que l’on appelle octave est un intervalle unique, que la voix soit aigüe ou plus sombre.229
Il établit aussi le parallèle avec la musique, qui conserve dans le grave comme dans l’aigu les mêmes intervalles. Les règles de la peinture sont les mêmes que celles de la musique, ce sont les lois de l’harmonie cosmique. La théorie de la symétrie des parties du corps de Dürer prend sens dans le cadre de la théologie néoplatonicienne. Dürer, De symmetria…, III, fol. Gv° et ma trad. : Vt circulus non minus exiguus rotunditatem suam tuetur quam ingens, et quadratum similiter breuibus et prolixis lineis recte clauditur. Congruunt enim proportionum rationes in magnis non secus ac paruis, uelut in cantibus quam enim octauam uocant, unius cuiusdam toni est, siue uox tinnula seu obscurior fuerit. Cf. trad. Meigret, p. 104, fol. Iiijv° : « tout ainsi qu’un cercle petit ne reçoit pas moins sa rondeur qu’un grand ; un carré est aussi bien clos de lignes courtes que longues. Les raisons convenantes es grandes, qu’es petites choses : tout ainsi qu’en musique une octave est d’un ton, soit que la voix soit resonante ou sourde. » et trad. Vaysse, p. 201 : « Car un cercle reste rond, qu’il soit petit ou grand ; un carré fait de même. C’est pourquoi une proportion demeure pareille à elle-même, qu’elle soit petite ou grande, de la même manière que dans le chant le rapport d’un octave à l’autre est constant ». 229
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De tous les théoriciens de la Renaissance, Albrecht Dürer est celui qui a poussé le plus loin l’effort pour concilier l’exigence théorique de produire des règles mathématiques universelles, applicables par tous les peintres, et l’observation de la physiologie des corps singuliers. Il a cherché à intégrer dans ses travaux, autant que le lui permettaient ses connaissances mathématiques, les variations du corps humain selon le sexe, selon l’âge et selon le type physiologique. Il distingue en effet dans le livre III des différences non seulement de quantité, mais aussi de qualité comme l’âge (jeune et vieux), la complexion (gras et maigre, dur et douillet), la forme (beau ou laid, aimable ou désagréable), le maintien (courbe ou droit, élevé ou abaissé…), la position (droite ou gauche, de face ou de dos…). La série de tableaux de Hans Baldung représentant Les trois âges de la femme et la mort est un bon exemple de mise en pratique des canons multiples (Fig. 14) : il témoigne aussi d’une volonté de prendre en compte les variations du corps tout en respectant la symétrie propre au corps humain230. Dans le quatrième livre du Traité des proportions du corps humain, Dürer a même tenté de relever le défi, soulevé avant lui par Léonard de Vinci, que posait la représentation du corps en mouvement. Il classe les mouvements selon huit modes de flexions : plié, courbé, renversé, entrelacé, dressé, raccourci ou remué (inflexum, curuatum, uersum, implexum, directum, contortum, dimotum) et, ignorant l’anatomie, il s’efforce de résoudre le problème par la méthode géométrique de la projection.
IV. Convenance et couleur À la conception néo-platonicienne de la beauté comme splendeur divine reflétée par le monde sensible s’oppose une autre conception de la beauté comme rapport de proportion entre les parties uni à la douceur de la couleur231. À la faveur du renouveau de l’enseignement d’Aristote et de la philosophie péripatéticienne notamment dans les cités septentrionales de Padoue ou de Venise, des théoriciens de l’art reconnaissent la symétrie dans la nature et l’identifient plus particulièrement au corps humain232. La diversité et la disparité naturelles de celui-ci tendent chez eux à devenir la condi230 Hans Baldung, Les trois âges de la femme et la mort, 1510, Vienne, Kunsthistorisches Museum et Les trois âges et la mort, 1543, Madrid, Musée du Prado. 231 Serge Trottein, « Esthétique du corps et idéal du beau à la Renaissance », in « Musica corporis »…, dir. F. Malhomme et E. Villari, p. 201-214 (p. 208). 232 Sur « les aristotélismes » à la Renaissance, voir Charles B. Schmitt, Aristote et la Renaissance [1983], trad. L. Giard (Paris : Presses Universitaires de France, 1992).
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tion nécessaire d’une beauté qui est précisément composition du dissemblable, concordia discors. Les théoriciens de l’art aristotéliciens cherchent moins leur nouvelle définition de la symétrie dans la Métaphysique que dans la Rhétorique et dans la Poétique, nouvellement publiée par Giorgio Valla. À la théorie arithmétique et anthropométrique du nu succède, dans le cadre de la réflexion sur l’ut pictura poesis, une théorie rhétorique et poétique dont le modèle n’est plus seulement le nombre, mais la langue. Agostino Nifo : la ratio pulchritudinis Le philosophe Agostino Nifo, reprenant le modèle de l’Hippias majeur dans son De pulchro (1531), réfute diverses définitions de la beauté, mais il use précisément de la méthode socratique pour rejeter les thèses néoplatoniciennes et notamment celles de Marsile Ficin233. Socrate écartait en premier lieu l’identification du Beau au corps d’une belle jeune fille (Hippias majeur, 287e) ; à la liste des exemples non probants de l’Hippias, Nifo oppose alors le cas exemplaire de Jeanne d’Aragon et la beauté du corps féminin234. Renversant l’argument de Platon, Nifo affirme que la beauté est réelle et n’est pas autre chose qu’un corps humain bien composé : Puisque tout beau est composé, il s’ensuit que Dieu n’est pas beau ou n’est pas la beauté elle-même. […] il s’ensuit encore que le monde non plus ne peut être considéré comme beau puisque les parties du ciel et des éléments, bien qu’elles semblent dissemblables, sont cependant toutes de même forme et sphériques. En effet, la beauté ne pourra pas exister là où il n’y a aucune dissimilitude dans la configuration des parties. […] De plus, il ne pourra exister d’objets inanimés beaux, pas même les œuvres d’art, comme une statue ou un temple, car il n’y a pas entre leurs parties de rapport de proportions si ce n’est en comparaison avec la chose animée ou naturelle. […] Les êtres animés ne sont pas beaux du tout, excepté l’homme, comme nous le verrons. […] et les animaux ne sont beaux en aucune façon car, bien que leurs parties soient dissemblables et de forme différente, elles sont en revanche, vis à vis d’elles-mêmes et vis à vis du tout, privées de proportions, si je puis m’exprimer ainsi, puisqu’aucune, prise autant de fois qu’on le voudra, ne donnera la totalité elle-même.235 Agostino Nifo, De pulchro et amore I. De pulchro/ Du beau et de l’amour I. Du beau, éd. et trad. L. Boulègue (Paris : Les Belles Lettres, 2003). 234 Laurence Boulègue, « ILLUSTRISSIMA IOANNA ARAGONIA : muse philosophique et poétique », in L’or et le calame. Liber discipulorum. Hommage à Pierre Laurens (Paris : Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2015), p. 159-172. 235 Nifo, De pulchro, XXVI, éd. et trad. L. Boulègue, p. 54-57 : Quod si pulchrum omne sit compositum, fit ut nec Deus sit aut pulcher, aut pulchritudo ipsa. […] fit adhuc 233
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En effet, pour Nifo « nulle chose simple n’est belle » et le beau n’est pas de l’ordre de l’Un, mais du multiple ; par conséquent ni Dieu, ni le monde, qui est trop homogène car composé de corps sphériques, ne peuvent être dits beaux. Aucun être inanimé, comme un objet d’art – statue ou temple –, ne peut être considéré non plus comme beau, sinon par comparaison avec le corps humain. Le philosophe péripatéticien propose donc une définition de la symétrie distincte et de celle de Vitruve et de celle de Platon et dont le corps humain n’est plus ni un prototype ni un modèle réduit, mais le lieu et le cas unique. La beauté est immanente et le champ esthétique se trouve réduit au phénomène exceptionnel qu’est l’être humain comme être complexe et vivant, c’està-dire comme accord sensible du multiple et de l’hétérogène. L’homme est le seul être animé dont les parties présentent une dissemblance et une diversité de formes suffisantes pour que l’on puisse y trouver un rapport de proportions (ratio). Alors qu’Alberti voyait dans le cheval comme dans l’homme un exemple de la concinnitas, Nifo distingue radicalement l’homme des autres animaux, dont le corps est dépourvu de toute proportion puisqu’aucune de leurs parties ne peut servir de module ni s’exprimer par une fraction par rapport à la totalité. Mieux, pour Nifo, seul le corps humain est beau, parce que l’homme seul est sujet esthétique et donc capable de discerner la beauté dans le sensible, une beauté qu’il recherche à son image. Ne sont belles par proportion (ratione pulchra) que les choses qui sont soumises aux sens humains. Si Nifo, qui a été formé dans le milieu péripatéticien de l’Université de Padoue, emprunte sûrement sa théorie de la beauté à Aristote (Métaphysique, M3, 1078a 35-b6, Rhétorique, III, 9, 1409b et Poétique, 7, 1450b35-1451a6)236, c’est paradoxalement le néoplatonicien Plotin qu’il choisit de citer. Dans les Ennéades, Plotin avait formulé la définition aristotélicienne et stoïcienne de la beauté comme symétrie et comme combinaison de parties pour mieux la critiquer. Il lui opposait ensuite la définition platonicienne de la beauté simple et une et affirmait que les corps sont beaux par participation à la beauté divine et non par harmonie des ut nec mundus pulcher sit habendus, quandoquidem licet constet coelis ac elementis quae dissimilares partes uidentur, omnes tamen sunt conformes atque sphaericae. Vbi enim nulla est in figuris partium dissimilitudo, pulchritudo esse non poterit. […] In super nec poterit esse res inanimata, pulchra, non artificiaria quidem, ut statua, uel templum, siquidem e partibus proportionis ratio non inest, nisi in comparatione ad rem animatam uel naturalem. […] Animata uero minime, nisi homo, ut dicemus […] animalia uero muta nequaquam, nam licet partes habeant dissimilares atque difformes, partes uero et ad se et ad totum sunt, ut ita dixerim, inaliquotae cum nulla quoties uis sumpta reddat ipsum totum. 236 Boulègue, éd. cit., introd., p. LXXVI, n. 227.
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parties. Renversant l’argumentation de l’auteur des Énnéades, Nifo ne retient de lui que la définition générale de la beauté comme « grâce naissant de la convenance d’un certain nombre de parties » : Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de belles teintes (euchroia) ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le reste, c’est leur symétrie et leur mesure (metron) ; pour qui pense ainsi, l’être beau ne sera pas un être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles chacune par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau.237
La théorie de la beauté du corps que Plotin attribue à ses détracteurs joint à la symétrie et à la mesure des parties des considérations sur la couleur. Il est probable que l’association de la symétrie et des belles teintes (euchroia) vient de Cicéron, que Plotin assimile ici aux autres stoïciens et aux aristotéliciens. En effet, comme l’a montré Carlos Lévy, c’est Cicéron qui a introduit dans la définition de la beauté la notion de teint (color), ce que ni Aristote ni aucun grec n’avait encore fait238. Dans les Tusculanes, Cicéron déclare que, s’agissant de l’âme comme du corps, la beauté se distingue de la santé – l’absence de maladie – et consiste dans « l’agencement harmonieux des membres joint à certain charme du teint »239. De même, dans la rhétorique cicéronienne, le color désigne une qualité permanente du style et reflète l’équilibre général du discours, par opposition à l’éclat ponctuel des figures (colores). Le teint brillant révèle que le sang de l’éloquence coule avec une égale harmonie dans des organismes différents et il s’oppose au fard qui dissimule les imperfections du style240. Selon Philippe Mudry, Cicéron a consacré ce teint éclatant, mélange de la blancheur de neige de la peau (candor) et du rouge vif du sang (rubor) comme norme de la beauté en en faisant la qualité dis Plot., Enn., I, 6, 1, trad. E. Bréhier (Paris : Les Belles Lettres, 1989), p. 96. Carlos Lévy, « La notion de color dans la rhétorique latine. Cicéron, Sénèque le Rhéteur, Quintilien », in Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, dir. A. Rouveret, S. Dubel et V. Naas (Paris : Rue d’Ulm, 2006), p. 185-199. 239 Cic., Tusc., IV, 30-31, éd. Et trad. J. Humbert (Paris : Les Belles Lettres, 1968), p. 69 : corporis est quaedam apta figura membrorum cum coloris quadam suauitate, eaque dicitur pulchritudo. 240 Cic., De orat., III, 199 : His tribus figuris insidere quidam uenustatis non fuco illitus, sed sanguine diffusus debet color. 237 238
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tinctive de la Vénus d’Apelle241. C’est en particulier le concept complexe et original de la uenustas qui permet à Cicéron d’articuler l’harmonie des parties et celle des couleurs, appliquées au corps humain comme au discours242. La conjonction des idées de symétrie et de couleur s’est ensuite transmise à la seconde rhétorique et se retrouve dans la définition du style idéal. Hermogène de Tarse, par exemple, reprend la définition cicéronienne de la beauté dans L’art rhétorique : la beauté en général est une juste proportion des membres et des parties, accompagnée de belles couleurs. Quant à la couleur, elle est elle-même définie par comparaison avec le teint corporel, puisque c’est « une certaine qualité d’êthos, unique, convenant à la catégorie stylistique et visible tout au long du discours, telle une couleur sur un corps »243. En opposant à la conception platonicienne de la beauté la définition péripétaticienne et stoïcienne, Agostino Nifo substitue également le modèle rhétorique et pictural de l’harmonie des couleurs à celui de l’harmonie musicale. Ce changement est très sensible dans sa description des beaux corps et en particulier du corps féminin. Héritier de la poésie amoureuse antique, notamment ovidienne, ainsi que de Pétrarque, Agostino Nifo contribue, dans la mouvance des traités de cour sur l’amour et la beauté du début du xvie siècle, à la revalorisation de la femme et de son corps244. Le De pulchro légitime moralement et philosophiquement le nu féminin, le mettant autant à l’abri du mépris du corps qu’induisait la théologie platonicienne d’un Ficin, que des accusations d’impudeur que lui faisait encourir le matérialisme d’un Pomponazzi245. Le beau en soi existe dans la nature et peut se trouver tout entier dans une créature unique, à preuve le portrait de Jeanne d’Aragon, Cic., Nat. Deor., I, 75 : Dicemus igitur idem quod in Venere Coa […] nec ille fusus et candore mixtus rubor sanguis est, sed quaedam sanguinis similitudo. Cf. trad. et commentaire de Philippe Mudry, « La peau dans tous ses états. Fards et peinture à Rome », in Medicina, soror philosophiae : regards sur la littérature et les textes médicaux antiques, 1975-2005, éd. B. Maire (Lausanne, BHMS, 2006), p. 22-23 : « Ce rouge qui se fond dans la blancheur et se mêle à elle n’est pas du sang, mais une semblance de sang ». 242 Carlos Lévy, « La uenustas, un concept rhétorique cicéronien », in Les noms du style dans l’antiquité gréco-latine, dir. P. Chiron et C. Lévy (Louvain-Paris-Walpole : Peeters, 2010), p. 165-177 (p. 175). 243 Hermog., De ideis, 296-297, trad. M. Patillon (Paris : L’âge d’homme, 1997), p. 398. 244 Giorgio Trissino, I Ritratti (Rome : L. degli Arrighi Vincentino et L. Perugino, 1524) ; Agnolo Firenzuola, Delle bellezze delle donne [1541], éd. D. Maestri et trad. M.F. Piéjus (Paris : Les Belles Lettres, 2018) et Federico Luigini, Il libro della bella donna (Venise : P. Pietra Santa, 1554). 245 Laurence Boulègue, in Nifo, De pulchro, introd. p. CXXVII. 241
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qui est à la fois beauté du corps et beauté de l’âme et qui comble également les cinq sens : Beauté du corps puisque la perfection de ses lignes, qui est la beauté du corps, est si belle que Zeuxis, alors qu’il avait décidé de peindre le portrait d’Hélène, n’aurait pas cherché avec soin auprès des Crotoniates les détails d’un si grand nombre de jeunes filles pour représenter la seule image d’Hélène, s’il eût pu voir et apprécier cette seule beauté et son excellence. Car, de taille moyenne, droite et gracieuse, elle s’orne de membres façonnés par un admirable calcul de proportions ; sa chair n’est ni grasse, ni maigre, mais pleine de suc ; son teint n’est pas pâle mais tend au rosé et au blanc…246
Agostino Nifo conteste la valeur paradigmatique de la chimère de Zeuxis car la beauté parfaite peut se trouver dans la nature et dans un seul et même corps. Le nu est toujours soumis à un idéal de proportion et, qui plus est, à la quête difficile d’un prototype faisant exception dans la nature. Toutefois, la recherche des proportions parfaites se combine avec un travail plastique sur le coloris de la chair. Agostino Nifo ouvre ainsi la voie aux coloristes de l’école vénitienne et aux nus féminins de Giorgione, du Titien et de Tintoret247. Après l’athlète et le Christ, le nu s’oriente vers un type nouveau – la belle jeune fille –, quoique tout aussi contraignant car conditionné par le regard de l’esthète et amant. Paolo Pino : la commensuration et la correspondance Paolo Pino s’est rendu fameux par son Dialogo di pittura plus que par sa peinture248. Publié en 1548, le premier traité d’art vénitien se présente 246 Nifo, De pulchro, V, éd. et trad. Boulègue, p. 14-15 : Corpore uero, quandoquidem forma, quae corporis est pulchritudo, est tanta ut nec Zeusis, cum Helenae speciem effingere decreuisset apud Crotoniatas tot puellarum partes ut unam Helenae effigiem describeret, perquisiuisset sola illius inspecta ac peruestigata excellentia. Nam mediocri statura erecta ac gratiosa membris quadam admirabili ratione formatis ornatur ; cuius habitudo nec pinguis, nec ossea, sed succulenta ; colore non pallido, sed ad rubrum albumque uergente… Cf. Boulègue, « Illustrissima Ioanna Aragonia… », p. 159-172. 247 Bouvrande, Le Coloris vénitien…, p. 29-88. 248 Paolo Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. P. Dubus (Paris : Champion, 2011) et éd. Et trad. I. Bouvrande, (Paris : Garnier, 2016). Voir Michel Hochmann, Peintres et commanditaires à Venise (1550-1628) (Rome : École Française de Rome, 1992), p. 59-61 et 127-131 ; Mario Pozzi, « Appunti sul Dialogo di pittura di Paolo Pino », in Regards sur la Renaissance italienne. Mélanges de littérature offerts à Paul Larivaille, éd. M.-F. Piéjus (Nanterre : Université Paris X, 1998), p. 383-398 ; Vanja Strukelj, « Questa e quella poesia che vi fa non solo credere, ma vedere : il Dialogo di pittura di messer Paolo Pino nel dibattito sulle arti di metà Cinquecento », in Poesia e memoria poetica : scritti in onore di
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sous la forme d’un dialogue cicéronien entre un peintre florentin, Fabio, et un peintre vénitien, Lauro, et s’adresse autant aux lettrés qu’aux hommes de l’art. S’il imite les traités d’Alberti et de Gauricus, Paolo Pino a aussi lu Agostino Nifo et s’est formé dans un milieu philosophique aristotélicien comme en témoignent les nombreuses et précises références à toute l’œuvre du Stagirite249. L’ouvrage donne une place nouvelle à la délectation dans la contemplation de la peinture, dont l’artiste est du reste le destinataire privilégié250. Il s’ouvre sur la description d’un nu féminin (7ro-8vo) qui souligne la volupté de la figure et le plaisir du spectateur. Après avoir rejeté le modèle de l’Hélène de Zeuxis car toutes les beautés additionnées de vingt-cinq dames charmantes ne suffiraient pas à former une femme belle à leur convenance, Paolo Pino définit la beauté comme lignes, proportions, mesures et ordre251. Il est probable qu’il se réfère au passage de la Métaphysique où Aristote donnait le beau comme l’objet des sciences mathématiques et faisait de l’ordre, de la symétrie et du défini ses formes les plus hautes252. Il remarquait que pour le géomètre, l’homme n’était ni homme, ni indivisible, mais un solide mathématique. En effet, Paolo Pino s’autorise ensuite de la philosophie d’Aristote pour dire que la beauté est, dans la nature, une commensuration et une correspondance des parties. Fabio, le Florentin, affirme que les proportions du corps humain sont tirées des œuvres de la nature et que c’est l’ordre même que celle-ci a suivi dans la génération. Quoique récusant le titre de philosophe253, il se réfère alors explicitement au Stagirite : Vous savez pourtant que je suis peintre et non philosophe. Lisez Aristote et les autres qui ont traité de la question ; mais si j’en crois ce que m’indique mon intellect quel qu’il puisse être, la beauté n’est rien d’autre, Grazia Caliumi, éd. G. Silvani et B. Zucchelli (Parme : Università di Parma, 1999), p. 95117 ; Gianni Carlo Sciolla, « Grazia, prestezza, terribilità : definizione e ricezione della pittura in Paolo Pino e Lodovico Dolce », in Omaggio secondo all’arte veneta nel ricordo di Rodolfo Pallucchini, Arte documento, 14 (2000), p. 92-95 ; Maurice Brock, « Narcisse ou l’amour de la peinture : le Dialogo di pittura de Paolo Pino », Albertiana, 4 (2001), p. 189-227 ; Isabelle Bouvrande, « Des artes aux arts : Le Dialogo di Pittura de Paolo Pino (Venise, 1458) » et Pascale Dubus, « Le Dialogue sur la peinture de Paolo Pino ou les voluptés de l’art », in Les États du dialogue à l’âge de l’humanisme, dir. E. Buron, P. Guérin et C. Lesage (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015), p. 445-454 et p. 455-461. 249 Dubus, éd. cit., introd., p. 21-22. 250 Dubus, « Le Dialogo di pittura di Paolo Pino… », art. cit., p. 456-457. 251 Bouvrande, éd. cit., introd., p. 64-68. 252 Arist., Met., M3, 1078a-b. 253 Bouvrande, Le Coloris vénitien…, p. 31.
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dans chaque espèce créée, qu’une commensuration et une correspondance entre les membres produites par la nature sans aucun obstacle dû à des accidents contraires. »254
Il me semble que la distinction que pose Paolo Pino entre commensuration et correspondance pourrait être tirée précisément du passage de la Rhétorique sur le style membré, où Aristote développe la comparaison entre la période et le corps humain255. Le rhéteur donne une définition de la symétrie comme mesure et proportion des membres de la période (cola). Les membres ne doivent être ni tronqués ni trop longs et le style membré doit être proportionné non division par division, mais dans son ensemble. Or, la symétrie du style consiste en deux parties, qui sont la parisose (l’égalité numérique) et la paromoiose (la correspondance sonore). Il se pourrait bien que ce soit au rhéteur plus encore qu’au philosophe que Paolo Pino emprunte sa théorie de la beauté et qu’il infléchisse ainsi la définition mathématique de la symétrie vers le modèle du style oratoire en ajoutant au rapport de nombres (le rythme) d’autres relations de ressemblance. De fait, dès sa préface, Paolo Pino tout en se réclamant du De pictura d’Alberti, qu’il a lu attentivement, lui reproche d’avoir parlé moins en peintre qu’en mathématicien, bien qu’il ait promis le contraire. L’humaniste vénitien prend ses distances à l’égard des théories de l’art florentines fondées sur les mathématiques256. En effet, Lauro le Vénitien remet bientôt en cause l’efficacité du canon de Vitruve exposé par Fabio. L’exposé du canon de Vitruve est proche du texte du De architectura, quoique l’identité de l’auteur antique soit dissimulée sous un pluriel générique (« les architectes antiques ») : Dieu forma l’homme selon une admirable composition, dites par beaucoup harmonie, et lui donna une forme si proportionnée que de lui furent tirées toutes les inventions, les ordres et les mesures. Les architectes constructeurs de l’Antiquité trouvèrent, dans l’invention, le moyen de construire des cités, des tours, des temples, des navires et autres machines de guerre. Ils donnèrent les quantités et les proportions aux colosses, aux arcs, aux colonnes, aux portes et aux fenêtres, en ne les Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 216-217 : Voi pure sapete ch’io sono pittore e non Filosofo. Leggete Aristotele e gli altri ch’hanno detto de tal cosa, ma per quanto m’addita il mio intelletto, qual egli si sia, altro non è bellezza in ciascuna spetie creata, ch’una commensuratione e corrispondentia de membri prodotti dalla natura senza alcuno impedimento de mali accidenti. Cf. éd. et trad. Dubus, p. 79. 255 Arist., Rhet., III, 9, 1409b. 256 Bouvrande, éd. cit., introd., p. 108-112. 254
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tirant de rien d’autre que de la forme de l’homme. Ce fut à partir de l’homme qu’on trouva la forme sphérique ou le cercle parfait : parce que si on plante la pointe d’un compas sur le nombril – en guise de centre – d’un homme proportionné, allongé par terre, avec les bras et les mains ouvertes autant que faire se peut en forme de croix, les jambes et les pieds étendus, autant que possible écartés, et qu’on approche l’autre pointe du sommet de la tête en la faisant passer par l’extrémité de la tête, des pieds et des mains, on forme un cercle parfait. D’un homme semblablement étendu, mais avec les jambes serrées, on obtient un carré parfait. On fait de la même façon la forme triangulaire.257
La doctrine de Paolo Pino intègre au canon vitruvien certains apports de théoriciens humanistes parmi ces prédécesseurs. Les mesures et les proportions des statues et des édifices ont été tirées de la forme de l’homme, qui est le cercle parfait, mais aussi la sphère. Paolo Pino, ignorant le canon médiéval, donne comme Vitruve le nombril comme centre du cercle ; toutefois, il fait passer, comme Luca Pacioli, la circonférence par le sommet de la tête en même temps que des bras et jambes écartés, au mépris de la vraisemblance et des tentatives des théoriciens et dessinateurs précédents pour adapter le schéma à la morphologie humaine258. Paolo Pino mentionne la géométrisation vitruvienne du corps humain en carré, mais il lui en ajoute une troisième en triangle qui se trouvait chez Pomponius Gauricus. La seconde partie de l’exposé livre les mesures et les proportions du corps humain. Cette fois, Fabio mêle au texte de Vitruve des références au canon dit du pseudo-Varron. Si le corps humain est composé de six pieds et de dix visages, la longueur du pied est discutée et s’ajoute la division en tiers de visages. De plus, Paolo Pino
257 Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 230-231 : Formò Iddio l’huomo con ammirabil compositione da molti detta armonia e gli diede una si proportionata forma che da lui furono tratte tutte l’inventioni, ordini e misure. Gli antichi architetti edificatori trovorono nell’inventione, fabricar città, torri, templi, navi et altre machine da guerra, diedero le quantità e proportione a Colossi, a gli archi, alle colonne, alle porte et alle finestre, non da altro trahendole che dalla forma dell’huomo. Fu dall’huomo trovata la forma sferica over il tondo perfetto, che disteso un’huomo in terra proportionato con le braccia e mani apperte quanto si può in forma di croce et istendute le gambe e i piedi, allargandole quanto può, postogli una punta di compasso all’umbelico, come centricolo, l’alta punta accostata alla cima del capo, quella arruotando per l’estremità del capo, piedi e mani, formavano un tondo perfetto. Dall’huomo similmente disteso, ma con le gambe unite, si forma un quadro perfetto, medesimamente si fa la forma triangolare. Cf. éd et trad. Dubus, p. 90-91. 258 Paolo Pino s’écarte de l’interprétation donnée par Léonard de Vinci dans son dessin de l’homme vitruvien et semble plus proche du De diuina proportione de Luca Pacioli, Architectura, I, 1, trad. Duschesne et Giraud, p. 145 (cf. Dubus, p. 174, n. 47).
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reprend aussi certaines des analogies mises en évidence par Pomponius Gauricus, notamment entre le visage et les doigts de la main259. Les exclamations admiratives avec lesquelles Lauro accueille les doctes préceptes de son interlocuteur ne sont manifestement pas dénuées d’ironie. Surtout, Fabio lui-même avoue à plusieurs endroits son embarras en s’efforçant de contrer diverses objections. Concernant l’incertitude de la mesure du pied ou de la main, dont on sait qu’elles variaient d’une cité à l’autre, il répond en invoquant le discernement et le jugement personnel de l’artiste et donne ainsi une place à l’appréciation subjective et à la liberté d’invention. Mieux, il reconnaît que les théoriciens sont en désaccord sur la division des membres du corps humain et juge qu’il est inutile d’entrer dans des débats stériles et ennuyeux. Ensuite, il énonce l’objection déjà opposée au canon par Léonard de Vinci concernant la variété des figures humaines et tente d’y répondre grâce au concept aristotélicien de l’accident. Selon Pino, il y aurait trois causes distinctes qui sont Dieu, la nature et l’art. Dieu a fait des créatures parfaites, mais la nature a produit des accidents, d’où la variation que l’on observe dans les mesures des corps humains. L’artiste doit donc s’efforcer de remédier aux accidents de la nature et réintroduire la symétrie dans ses œuvres en choisissant, parmi les mesures de l’homme, la plus proportionnée et la plus juste. Enfin, Paolo Pino signale à deux reprises deux limites auxquelles se heurte tout travail sur les proportions du corps humain, le mouvement et la perspective. Dès les premières pages du livre, il avertit le peintre que le pouvoir de mimèsis de la peinture est restreint aux limites de la perception des sens et de la connaissance humaine. La rapidité du mouvement des corps et l’illusion optique du raccourci défient les capacités et la technique du peintre : On parviendrait à une telle connaissance si les choses peintes étaient parfaites comme les naturelles mais, puisque nous ne pouvons pas faire voir chaque figure parfaitement distincte, comme cela advient en raison de la rapidité des actes, en particulier dans les raccourcis où certaines parties, qui échappent à la vue, sont difficilement comprises par nous…260 Gauricus, De sculptura, I, 5, éd et trad. Chastel et Klein, p. 96-97. Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 218-219 : Tal cognitione vi sarebble quando le cose dipinte fossero perfette come le naturali, ma perche non possiamo noi far vedere ciascuna figura perfettamente distinta, e ciò avviene per le prontezze de gli atti, come negli scurci dove alcune parte fuggono dal vedere che vengono difficilemente comprese da noi… Cf. éd. et trad. Dubus, p. 80-81. 259 260
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De même, Fabio commence son exposé sur les proportions du corps humain, tant attendu par son interlocuteur, avec de prudentes précautions qui en modèrent la portée. Il concède qu’il est rare que, dans l’art, on représente des figures humaines dans des positions telles que l’on puisse les mesurer intégralement et appliquer toutes les règles des proportions du corps. Cette fois encore, c’est la rapidité du mouvement et les effets spectaculaires du raccourci qui rendent caduques l’auguste savoir mathématique conquis par les Anciens et par les premiers peintres modernes : Je vais le faire, bien qu’on réussisse rarement à faire des figures si simples, si raides et si insipides qu’elles se peuvent entièrement mesurer, parce que chaque maître doit mettre tout son talent dans la promptitude des actes mobiles et rapides, où les figurent échappent au regard, raccourcissent et diminuent dans plusieurs parties et, en ceci, notre talent seul peut nous servir.261
Paolo Pino oppose au savoir mathématique et géométrique le talent, qui distingue l’artiste capable d’imiter la nature dans ces phénomènes extrêmes où la connaissance n’est plus d’aucun secours. Dans un cadre théorique aristotélicien, où la fin de la peinture est la représentation des actions humaines, la maîtrise du mouvement et d’effets de perspective qui théâtralisent les corps sont devenus une priorité. Les mesures du corps, dont la connaissance est désormais globalement assimilée dans la formation du peintre, apparaissent comme un enjeu dépassé. D’ailleurs, des trois parties de la peinture – le dessin, l’invention et la couleur – c’est surtout la dernière qui retient l’attention de Pino. La quête de la vénusté, de la grâce et le travail du coloris l’emportent largement sur l’idée de proportion mathématique. Fabio et Lauro délaissent bien vite la symétrie du corps pour s’intéresser à une autre forme de proportion, l’accord des « belles couleurs » qui génère le charme. L’harmonie résulte moins selon Pino d’un rapport de mesure que du charme des couleurs et de l’imitation des modèles naturels. L’ambiguïté du mot proportion, compris tantôt comme un rapport de quantité, tantôt comme une convenance de qualités, se retrouve à la fin du traité à propos du peintre. Celui-ci doit être à la fois bien pro261 Ibid., p. 230-231 : Lo farò, anchor che di rado c’occorre far figure tanto semplici, ritte e inscepide, che le si possino integramente misurare, perche ciascun maestro si debbe acuir nella prontezza degli atti moventi e pronti, dove le figure in più parti fuggano, scurzano, o diminuiscano et a quest’altro, che l’ingegno nostro non ci può servire. Cf. éd. et trad. Dubus, p. 90-91.
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portionné conformément au canon de Vitruve pour former des figures parfaites et gracieux pour leur donner le charme du coloris : Il ne doit pas non plus être extrêmement grand – parce que ces derniers sont dépourvus de grâce, indolents et sans caractère –, mais doit correspondre aux portions que je vous ai déjà décrites selon Vitruve, parce qu’ainsi il lui sera plus facile de former des figures parfaites en prenant exemple sur lui-même. Je voudrais qu’il soit gracieux afin que ses œuvres en bénéficient. Il est nécessaire que notre peintre soit comme enivré par l’étude de son art de sorte que, grâce à sa bonne disposition, il soit familier du dessin de la qualité et de la quantité des choses, qu’il soit vif dans les inventions et parfait dans le coloris.262
Le peintre, qui reproduit involontairement sa propre forme selon un phénomène d’auto-mimèsis, doit avoir lui-même un corps vitruvien et parfaitement proportionné, mais seule la grâce lui permettra de donner à ses figures l’harmonie des couleurs. Paolo Pino a fait sienne, comme Agostino Nifo, la double définition cicéronienne de la symétrie comme juste rapport du nombre accordé à la couleur, mais il donne résolument la primauté au second élément ; avec lui, la peinture de nus bascule du primat de la proportion arithmétique vers celui de la couleur. Lodovico Dolce : Hélène ou Phrynè ? En 1557, le polygraphe vénitien Lodovico Dolce propose à son tour un traité de peinture sous la forme d’un dialogue où son ami l’Arétin est son principal porte-parole, le Dialogo della pittura intitolato l’Aretino263. Au début du traité, l’Arétin définit la beauté comme une proportion correcte du corps humain, en particulier des membres entre 262 Ibid., p. 324-327 (légèrement modifiée) : Non sia grande in estremo, assai delli quali sono sgratiati, pigri, e inscipidi, ma sia il pittore nella portione, che già v’ho descritta secondo Vitruvio, ch’havera più facile adito di formare le figure perfette, trahendo l’essemplo di se stesso. Vorrei che fusse gratioso per parteciparne con l’opere sue. Bisogna ch’il nostro pittore sia come ebrio nello studio dell’arte di modo, che con buona dispositione si facci pratico nel disegnare la qualità e quantità delle cose, svegliato nell’inventioni e nel colorire perfetto. Cf. éd. et trad. Dubus, p. 150-153. 263 Dolce’s « Aretino » and venetian Art Theory of the Cinquecento, éd. M. Roskill (New York : New York University Press, 1968) ; Lodovico Dolce, Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin, trad. N. Bauer (Paris : Klincksieck, 1996) et Der Dialog über die Malerei. Lodovico Dolces Traktat und die Kunsttheorie des 16. Jahrhunderts, éd. et trad. G. Rhein (Vienne : Böhlau, 2008). Cf. Hochmann, Peintres et commanditaires à Venise…, « Peintres et lettrés », en part. p. 123-127 et 136-143 ; Ronnie H. Terpening, Lodovico Dolce, Renaissance Man of Letters (Toronto : University of Toronto Press, 1997).
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eux, et son contraire, la laideur, comme une disproportion. En effet, le jugement de l’homme découle de la pratique et de l’expérience et, comme rien ne lui est plus familier que sa propre nature, tout homme est capable de juger de la beauté des choses à partir de celle des corps humains264. Lodovico Dolce donne bientôt la source de cette conception de la beauté : c’est la définition que donne Aristote, au début de la Poétique, de la fable bien proportionnée en la comparant au corps humain. Les règles de composition de la figure humaine en peinture sont en réalité tirées des préceptes poétiques aristotéliciens d’ordre et de convenance : En outre, pour qu’un être soit beau, qu’il s’agisse d’un être vivant ou de n’importe quelle chose composée, il faut non seulement que les éléments en soient disposés dans un certain ordre, mais aussi que son étendue ne soit pas laissée au hasard. Car la beauté réside dans l’étendue (megethos) et dans l’ordonnance (taxis) ; c’est pourquoi un être vivant ne saurait être beau s’il est très petit (car le regard s’abîme dans la confusion, lorsque sa durée confine à l’imperceptible) ni s’il est très grand (car le regard ne peut l’embrasser d’un seul coup, en sorte que l’unité de l’ensemble échappe au regard des spectateurs) ; qu’on imagine par exemple un être qui mesurerait dix mille stades… Ainsi de même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine étendue, mais que le regard puisse embrasser aisément, de même les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse retenir aisément.265
La beauté du corps humain comme de la fable poétique consiste donc dans l’étendue et dans l’ordre ; sa mesure doit être moyenne et son ordonnance simple et une. Lodovico Dolce rapproche ensuite le passage de la Poétique d’Aristote du début de l’Art poétique d’Horace, interprétant la description de la chimère comme une condamnation de la disproportion et de l’inconvenance dans l’invention aussi bien picturale que poétique. Il présente alors, par antithèse avec la chimère décrite par Horace, et en illustration parfaite de la proportion, de l’ordre et de la convenance, l’Hélène de Zeuxis en peinture et la description de la fée Alcine par l’Arioste en poésie (Roland furieux, VII, 11-15)266. L’art a donc la possibilité de concentrer dans un seul corps la perfec Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 100 et trad. Bauer, p. 58. Arist., Poet., 1450b35-1451a6, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot (Paris : Seuil, 1980), p. 59-61. 266 François Lecercle, La chimère de Zeuxis…, « La syntaxe du portrait », p. 70-72. 264 265
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tion que la nature montre à peine en mille corps différents et les vers de l’Arioste donnent à chaque membre de sa figure sa mesure juste grâce au mètre. Lodovico Dolce concède certes la difficulté de la tâche ; en effet, si la beauté réside dans la proportion, cette dernière varie, car la nature fait varier non seulement les tailles des hommes (stature), mais aussi les images (effigie) et les corps (corpi) : ainsi les hommes peuvent-ils être grands, petits ou moyens, mais aussi charnus ou maigres et délicats ou robustes267. L’Arétin formule alors ainsi les lois de la proportion du corps humain dans l’art : Je dis donc que, la prudente nature ayant formé la tête de l’homme dans la partie la plus élevée de son corps, en en faisant la principale forteresse de cette admirable fabrique qu’on appelle le monde mineur, toutes les parties de ce corps doivent convenablement tirer leur mesure de la tête. La tête, ou disons plutôt la face, se compose de trois parties : la première va du haut du front, où naissent les cheveux, jusqu’aux cils ; la deuxième, des cils jusqu’à l’extrémité des narines ; la troisème, des narines jusqu’au menton. La première est considérée comme le siège de la sagesse, alors que la beauté réside dans la deuxième et la bonté dans la troisième. Certains estiment que le corps humain contient l’équivalent de dix figures ; mais d’autres disent qu’elles sont au nombre de neuf, de huit, ou encore de sept. Des auteurs très renommés écrivent que le corps humain ne peut dépasser sept pieds, en considérant qu’un pied est égal à seize doigts. La moitié de la longueur du corps humain se situe à l’endroit du membre génital, et le centre, naturellement, au nombril. Ainsi, on obtient un cercle parfait en plaçant l’homme, les bras tendus et en traçant des lignes partant de son nombril jusqu’à l’extrémité des pieds et des doigts des mains.268 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 136 et trad. Bauer, p. 74. Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 136-138 (harmonisée) et trad. Bauer, p. 74-75 : Dico adunque, che havendo la prudente Natura formata la testa dell’huomo, come rocca principale di tutta questa mirabil fabrica, ch’é chiamata picciol mondo, nella piu elevata parte del corpo, tutte le parti di esso corpo debbono convenevolmente prender da lei la loro misura. Dividesi la testa, o diciamo faccia in tre parti : l’una dalla sommità della fronte, dove nascono i capegli, insino alle ciglia : l’altra dalle ciglia insino alla estremità delle narigie : l’ultima dalle narigie insino al mento. La prima è tenuta seggio della sapienzia : la seconda della bellezza : e la terza della bontà. Dieci adunque teste, secondo alcuni, forniscono il corpo humano : e secondo altri nove, et otto, et anco sette. Scrivono Autori celebratissimi, che e’ non puo crescere in lunghezza più, che sette piedi : e la misura del piede sono sedici dita. La misura della lunghezza si piglia dal membro genitale : e il centro del medesimo corpo humano è naturalmente l’ombilico. Onde ponendosi l’huomo con le braccia distese, e tirando linee dall’ombilico insino alla estremità de’ piedi, e delle dita delle mani, fa un cerchio perfetto. 267 268
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Lodovico Dolce propose une version du canon de Vitruve passablement assouplie par les humanistes qui l’ont précédé. On retrouve l’image platonicienne de la tête-forteresse développée par Luca Pacioli, la mesure du tiers de visage utilisée par Cennino Cennini et par Pomponius Gauricus, dont il retient aussi la division morale des trois parties du visage, et le membre génital proposé comme milieu du corps par Lorenzo Ghiberti. Dolce s’efforce cependant d’intégrer ces éléments en les combinant avec le texte vitruvien : par exemple, le nombril demeure le centre du cercle parfait dans lequel s’inscrit le corps humain bras et jambes tendus. Est précisé en effet un peu plus bas que les membres génitaux indiquent la moitié du corps, mais abstraction faite de la tête. Comme Albrecht Dürer, Lodovico Dolce récuse le canon unique : il énonce un système de quatre canons composés respectivement de sept, huit, neuf et dix visages. La limitation de la taille du corps humain à la mesure de sept pieds de chacun seize doigts semble relayer les incertitudes de Paolo Pino quant à la dimension du pied utilisé par Vitruve comme mesure étalon. Par la bouche de l’Arétin, Dolce formule donc une série de mesures à partir du module du visage, qui, comme chez Vitruve, équivaut à la main : le bras équivaut à trois faces, la cuisse à deux et la jambe à trois… La conclusion de cette théorie des proportions est qu’il faut élire dans la nature la forme la plus parfaite, quitte à la corriger d’après les œuvres de l’art. L’Arétin substitue donc au modèle de l’Hélène de Zeuxis la Vénus d’Apelle ou celle de Praxitèle, qui auraient été peinte et sculptée d’après un unique modèle vivant, peut-être la célèbre courtisane Phrynè. Lodovico Dolce semble tracer une voie médiane entre la composition imaginaire d’une chimère à partir d’une multitude de modèles variés et la reproduction de la beauté parfaite trouvée dans la nature. Comme Agostino Nifo, il prône l’élection d’un modèle vivant, mais il suggère au peintre de ne l’imiter que partiellement et de le perfectionner par l’imitation simultanée des chefs d’œuvre des Anciens. Le fondement du dessin est la proportion et pour faire un corps parfait, il faut imiter, outre la nature, les modèles du passé. Vicenzo Danti : l’ordre et la proportion Vincenzo Danti, le sculpteur élève de Michel-Ange, a publié en 1567 à Florence un Traité des proportions parfaites dont l’objet est de montrer la « composition parfaite de tous les membres dans la figure humaine », à la fois parce qu’elle est la plus difficile de toutes et parce que de l’intelligence de la proportion de la figure humaine on peut tirer la connaissance
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de toutes les autres proportions269. L’auteur affirme dans sa préface que Michel-Ange est le premier à avoir vu et connu la parfaite proportion dans la figure de l’homme et il se propose de faciliter à l’avenir le travail de ceux qui pratiquent le dessin en montrant avec quel instrument et membre on peut atteindre la fin parfaite universellement requise par toutes les proportions dans les arts et en particulier par la figure humaine. La proportion parfaite dans les choses produites aussi bien par Dieu, par la nature que par l’homme est fondée sur l’ordre qui en est « la cause ou le vrai moyen » : L’ordre, donc, j’entends que ce soit comme une cause ou le vrai moyen dont dépendent toutes les proportions parfaites et qu’il ne puisse exister dans aucune chose qui ne soit composée de plusieurs parties. Mieux, il faut qu’il naisse d’un composé de parties, dans lesquelles il y ait le début et la suite ou véritablement le plus et le moins, et qu’il produise un composé à partir d’une commensuration des parties avec le tout et du tout avec les parties.270
Comme l’a noté Emma Barocchi, cette définition de l’ordre comme commensuration des parties provient de la Poétique d’Aristote (1450b-1451a)271. Le corps humain, à l’instar de la fable dramatique, est conçu comme un tout formé de parties diverses et disposé dans un ordre déterminé. Néanmoins, le premier exemple développé par Vincenzo Danti est emprunté à la physique, c’est celui du ciel et des éléments : de l’ordre de l’univers procède le temps. De plus, l’auteur distingue trois ordres distincts et hiérarchisés, l’ordre divin, l’ordre naturel et l’ordre humain. Selon lui, le désordre naturel permet de connaître l’ordre divin et le désordre humain permet de connaître l’ordre naturel. Danti ne tarde pas cependant à recentrer sa réflexion sur la représentation du corps humain. Il affirme que de toutes les choses naturelles, l’homme est celle dont la composition demande le plus d’ordre et que, de même, de toutes les choses artificielles, la figure et image de l’homme Vincenzo Danti, Trattato delle perfette proporzioni…, I, éd. Barocchi, Trattati d’arte…, t. I, p. 207-269 (p. 212). 270 Danti, Il primo libro del trattato…, I, éd. Barocchi, t. I, p. 215-216 : L’ordine adunque intendo che sia come una causa o vero mezzo, da cui dependano tutte le perfette proporzioni, e che non possa aver in alcuna cosa la quale no sia composta di più parti ; anzi bisogna che egli nasca da un composto di parti, nelle quali sia il prima et il poi, o veramente il più et il meno, e che egli faccia un composto d’una commisurazione di parti con il tutto e del tutto con le parti : il che è proprio dell’ordine. ( Je donne mes traductions). 271 Emma Barocchi, Trattati d’arte…, t. I, p. 500, n. 1. 269
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est celle qui exige le plus de talent, de zèle, de travail et d’attention272. En effet, il faut, en imitant la nature, chercher autant que possible dans le corps humain l’intention de celle-ci, c’est-à-dire la perfection à laquelle elle désire que sa composition proportionnée parvienne273. L’ordre parfait est la belle proportion de chaque partie en elle-même et celle de toutes les parties ensemble, qui est leur tout. Ces parties forment une harmonie dans laquelle consiste la beauté des corps. Comme Lodovico Dolce, Vincenzo Danti a la conviction que dans l’art il est possible de remédier aux imperfections dues au désordre naturel et, en suivant l’ordre vers lequel tend la nature, d’atteindre la perfection que celle-ci désire. Dans la suite du traité, au chapitre X, Vincenzo Danti revient sur les notions d’ordre et de proportion et précise leur articulation. Il confirme l’antériorité logique de l’ordre sur la proportion qui en découle, mais il introduit entre eux une différence essentielle : l’ordre ne suppose pas de mesure de ses composants, alors que la proportion dépend d’une mesure quantitative ou qualitative. Donc la proportion diffère de l’ordre en ceci : que l’ordre ne comprend dans ses composés aucune mesure et que la proportion observe continûment quelque quantité ou qualité.274
Il semblerait que la distinction entre l’ordre et la proportion chez Danti reprenne celle qu’Aristote établit dans la Poétique entre les deux principes de la beauté que sont l’ordonnance (taxis) et l’étendue (mégéthos). Or, Danti donne à l’ordre la préséance sur la proportion : l’ordre est le principe nécessaire de toute proportion dans une composition comme l’alphabet est antérieur à toute syntaxe. Manifestement, l’auteur substitue aux fondements mathématiques du nombre ceux, grammaticaux, de la langue. De plus, la proportion elle-même se divise en commensuration de quantité et commensuration de qualité et Danti affirme que le peintre et le sculpteur doivent se servir davantage de la proportion des qualités. Enfin, la commensuration peut porter sur la parité des parties ou sur leur disparité et l’auteur considère, conformément à l’esthétique aristotélicienne, qu’il y a plus de beauté dans la proportion des choses inégales car elles portent en elles la différence et la variété. Danti, Il primo libro del trattato…, III, éd. Barocchi, t. I, p. 222-223. Ibid., IV, éd. Barocchi, t. I, p. 223-224. 274 Ibid., X, éd. Barocchi, t. I, p. 234 : È diferente adunque la proporzione dall’ordine in questo : che l’ordine non intende ne’ suoi composti misurazione alcuna, e la proporzione continuamente risguarda a qualche quantità o qualità di misura. 272 273
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Il ne reste à Vincenzo Danti qu’un pas à faire pour rejeter la mesure comme voie de représentation de la symétrie du corps humain. En effet, au chapitre suivant, le sculpteur fait un constat sévère de l’échec des systèmes de mesure pour représenter le corps humain : Il est bien vrai que certains Anciens et certains Modernes ont écrit sur la représentation du corps humain, mais il est apparu manifestement que cela ne pouvait servir, parce qu’ils ont voulu composer une règle à eux au moyen de la mesure, déterminée quant à la quantité ; mais cette mesure n’a pas de lieu parfait dans le corps humain parce qu’il est mobile du début à la fin, c’est-à-dire qu’il n’a pas en lui de proportion stable. C’est pourquoi, comme je l’ai dit dans le chapitre sur la beauté, l’enfance et l’adolescence ne cessent de croître en proportion jusqu’à la jeunesse et puis, bien vite, diminuent jusqu’à la vieillesse, si bien que les membres n’ont rien de ferme. De là vient que l’enfance requiert une autre proportion que l’adolescence et l’adolescence une autre que la jeunesse, et ainsi de suite, comme nous l’avons vu dans le même chapitre. Et, du fait de ce changement, la proportion déterminée quant à la quantité n’a pas de lieu stable ni précis, comme elle en a besoin.275
Selon Danti, la tentative pour définir les mesures du corps humain était condamnée à l’échec car il n’y a pas en lui de mesure stable276. Comme l’avait pressenti Léonard de Vinci, il est un perpetuum mobile : il varie dans l’espace avec le mouvement et dans le temps par le processus naturel continu de la croissance et du vieillissement. L’erreur des architectes, comme Alberti, est d’avoir identifié le corps à un monument à trop vouloir penser l’édifice sur le modèle organique. Mais ce n’est pas tout : Danti, réfute le principe même de l’application des préceptes géométriques au corps humain : 275 Ibid., XI, éd. Barocchi, t. I, p. 237-238 : E ben vero che alcuni antichi e moderni hanno con molta diligenza scritto sopra il ritrarre il corpo umano ; ma questo si è veduto manifestamente non poter servire, perché hanno voluto con il mezzo della misura, determinata circa la quantità, comporre una loro regola : la qual misura nel corpo umano non ha luogo perfetto, perciocché egli è dal suo principio al suo fine mobile, cioè non ha in sé proporzione stabile. Perocché, come dissi nel capitolo della bellezza, la puerizia e l’adolescenzia vanno continuamente crescendo insino alla gioventù in proporzione, e poi, più presto che no, scemando insino alla vecchiezza : tal che i membri non hanno fermezza alcuna ; conciossia che altra proporzione ricerca la puerizia che non ricerca l’adolescenza, e l’adolescenza che la gioventù, e cosi di mano in mano, come abbiamo visto nel medesimo capitolo. E per questa mutazione la misura determinata, circa la quantità, non ha luogo stabile né preciso, come ella ha di bisogno. 276 Panofsky, Le codex Huygens…, préface, p. 8.
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Et de plus, comme je l’ai dit, on peut nier qu’aucun membre puisse recevoir une juste mesure, parce qu’une chose que l’on doit mesurer doit avoir en soi un point ou une ligne ; mais cette chose n’apparaît précisément dans aucun membre du corps humain, comme il est manifeste. Si par exemple on doit mesurer un bras et, en lui, la main, et de la main le doigt, où sera dans ces parties la limite précise qui pourra recevoir, comme il convient, la pointe du compas ?277
On a vu que Paolo Pino, déjà, critiquait la méthode d’Alberti, lui reprochant d’avoir parlé en géomètre et non en peintre. Danti nie toute possibilité de mesurer le corps, faute d’y trouver un seul point ou une seule ligne qui puisse faire office de point de départ, de limite pour une mensuration. En effet, pour être mesuré avec exactitude, un corps doit avoir au moins un point et une ligne, ce qui n’est pas le cas des membres humains. Pour lui, le corps humain n’est pas réductible à une représentation géométrique, ni dans son entier ni dans aucune de ses parties. Contrairement à l’architecture, la peinture et la sculpture ne peuvent procéder de la mesure ni de règles précises. En revanche, le jugement produit une harmonie qualitative, qui se retrouve dans la proportion de tous les membres du corps et dans tous les corps, quel que soit leur âge et quelle que soit leur attitude, c’est l’ordre, dont la connaissance permettra au dessinateur l’imitation parfaite et universelle de l’être humain. De là vient pour Vincenzo Danti la différence entre l’imitation et la représentation278. Représenter les choses (ritrarre le cose) consiste à chercher dans sa mémoire l’image de ce que l’on a vu et à le reproduire par la main. Imiter (imitare) suppose un examen, une spéculation et un discours sur l’être de la chose afin de se former dans l’esprit la forme parfaite qui est dans l’intention de la nature. Les deux modes de composition s’appliquent à des objets distincts : on représentera facilement les corps inanimés, végétatifs et artificiels, mais pour les animaux sensitifs et intellectifs et en particulier pour l’être humain, l’imitation demande la spéculation la plus difficile à cause de l’infinie variété de leurs mouvements. Ce sont aussi deux opérations différentes qui exigent des facultés inégales et répartissent les artistes en deux groupes. L’imitation, qui requiert davan277 Danti, Il primo libro del trattato…, XI, éd. Barocchi, t. I, p. 238 : E di più, come io dissi, si può negare che per alcun membro possa giustamente ricevere misura, perché una cosa che si ha da misurare bisogna che abbia in sé o punto o linea ; la qual cosa in niun membro del corpo umano apparisce precisamente, sì come è manifesto. Se, verbigrazia, si ha da misurare un braccio, et in esso la mano, e della mano le dita, dove sarà egli in queste parti il preciso termine che possa giustamente ricevere, come si conviene, la punta delle seste ? 278 Ibid., XVI, éd. Barocchi, t. I, p. 266.
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tage de connaissance, est aussi éloignée de la représentation que la poésie l’est de l’histoire. Danti applique aux arts figuratifs la distinction établie par Aristote entre le poète et l’historien dans la Poétique (1451a36-b10). Comme l’historien, le peintre ou le sculpteur qui représentent traitent dans leur art de ce qui existe et du particulier, alors que ceux qui imitent traitent, comme le poète, du possible et du général, et notamment des actes qu’un homme fait selon le vraisemblable ou le nécessaire. Une autre conséquence d’une telle conception de la proportion du corps humain, qui rejette la mesure arithmétique et célèbre la variété, la disparité et l’inégalité dans une beauté qui est union des contraires, c’est la valeur esthétique accordée aux chimères et aux monstres. On a vu la place que Lodovico Dolce, déjà, donnait à la chimère de Zeuxis et à la sirène d’Horace avant de leur préférer la Phrynè sublimée par Apelle et Praxitèle. Plus nettement que lui, Vincenzo Danti justifie le goût de son temps pour les grotesques et autres compositions hybrides279. L’art peut en effet faire de nouvelles compositions, comme les chimères, qui dans leur tout ne sont pas imitées de la nature, mais si bien composées de parties de diverses choses naturelles qu’elles forment un nouveau tout par elles-mêmes280. Danti trouve probablement dans la fin de la Poétique d’Aristote (1460b) une concession qui, largement sur-interprétée et sans doute rapportée au début de l’Art poétique d’Horace, lui donne un argument pour autoriser, dans la mesure où elles préservent la convenance et la grâce, des figures de corps nus merveilleux composées de parties d’animaux et de végétaux variés. La fascination pour la monstruosité, qui est l’un des traits de l’esthétique maniériste, traduit aussi les tensions et les incertitudes qui traversent la fin du xvie siècle, entre Réforme et Contre-Réforme : à l’exaltation de la dignitas hominis fait parfois place l’ombre du memento mori281. Giovanni Paolo Lomazzo consacre certes encore le premier livre de son Traité de l’art de la peinture aux proportions du corps humain282. 279 Laneyrie-Dagen, L’invention du corps…, « Aux limites de l’humain : monstres, nains et hommes sauvages », p. 180-190 et Pierre Morel, Les grotesques : figures imaginaires dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance (Paris : Flammarion, 2011), notamment « La théorie des grotesques à la fin de la Renaissance : Doni, Ligorio et Lomazzo », p. 85-110. 280 Danti, Il primo libro del Trattato…, XI, éd. Barocchi, t. I, p. 235. 281 Richard Crescenzo, « Le corps dans les Images ou tableaux de platte peinture », in Réalités et représentations du corps…, dir. M. N. Fouligny et M. Roig Miranda, vol. I, p. 331-349 (p. 334-335). 282 Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura (Milan : P. G. Pontio, 1584), repr. (Hildesheim : Olms, 1968). Voir Marilena Cassimatis, Zur Kunsttheorie
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Dans le chapitre IV, intitulé « De la nécessité et définition de la proportion », il concède aux Anciens qu’il n’est pas possible de faire une bonne peinture sans le secours de la géométrie et de l’arithmétique. La proportion (proportione), que Vitruve a nommée commodulatio, n’est autre qu’une consonance (consonanza) et une correspondance (rispondenza) des mesures des parties entre elles et avec le tout dans n’importe quelle œuvre283. En réalité, il y a autant de proportions diverses dans le monde qu’il existe d’objets dans la nature, c’est pourquoi Lomazzo propose un système complexe de canons multiples pour composer le corps humain en croisant les critères du sexe, de l’âge, mais aussi un critère esthétique284. Non seulement il distingue les porportions de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais pour chacun d’eux il propose plusieurs canons (10 visages, 10, 9, 8 et 7 têtes pour l’homme et la femme et 6, 5 et 4 têtes pour l’enfant). Toutefois, les proportions naturelles sont infinies et les proportions belles nombreuses : même la combinaison des diverses doctrines de la proportion anciennes – vitruvienne ou pseudo-varronienne – et modernes – celle d’Alberti ou de Dürer – ne peuvent rendre compte de leur variété. Ainsi, abordant les proportions du corps de la femme, Lomazzo confesse ne pouvoir traiter de la proportion de toutes les femmes et se propose de ne donner que celle des plus belles285. Il expose notamment en premier la proportion de la femme de dix visages comme la norme (norma) de la Donna bella, qui est le moyen terme entre le gros (grasso) et le mince (sottile) et dont toutes les autres proportions sont ensuite dérivées286. Revenant sur la question de la proportion dans le livre VI, Lomazzo définit désormais aussi celle-ci en fonction de la qualité, et non de la seule quantité : des Malers Giovanni-Paolo Lomazzo (1535-1600) (Francfort-New York : Lang, 1985) ; Martin Kemp, Giovanni Paolo Lomazzo (Oxford : Oxford University Press, 1996) ; Cornelia Manegold, Wahrnehmung, Bild, Gedächtnis : Studien zur Rezeption der aristotelischen Gedächtnistheorie in den kunsttheoretischen Schrifften des Giovanni Paolo Lomazzo (Hildesheim-Zurich-New York : Olms, 2004) et Barbara Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato… 283 Lomazzo, Trattato dell’arte…, I, 4, p. 35. 284 Silvia Maspoli Genetelli, Il filosofo e le grottesche. La pluralità dell’esperienza estetica in Montaigne, Lomazzo e Bruno (Rome-Padoue : Antenore, 2006), p. 174-180. 285 Lomazzo, Trattato dell’arte…, I, 11, p. 54. Cf. Maspoli Genetelli, Il filosofo e le grottesche…, p. 177 et Pascale Dubus, Art et animalité dans le « Trattato dell’arte della pittura » de Gian Paolo Lomazzo (Paris : Place, 2001). 286 Lomazzo, Trattato dell’arte…, I, 11, p. 56.
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Une autre règle de la proportion encore est qu’elle a son fondement propre non seulement dans la quantité, qu’elle soit continue ou divisée, mais encore dans la qualité.287
Invoquant l’autorité d’Aristote et adoptant le lexique de l’anatomie, il affirme que la proportion quantitative ne vaut que pour les os, qui sont fixes et ne se plient pas, mais non pour les chairs, les muscles et la peau qui se plient et se meuvent. Il dénonce les limites de la théorie, même la plus subtile, de la symétrie du corps humain et sa dépendance à l’égard du savoir anatomique pour former les figures vêtues et a fortiori les nus : car « qui connaîtrait la porportion des os en même temps que la proportion des muscles serait maître de l’art » (chi sapesse la proportione delle ossa insieme con la proportione de’muscoli sarebbe signore dell’arte). Un cycle s’achève : Vitruve avait distingué la proportion et la mesure des idées d’ordre et de convenance. Se fondant sur le début du De architectura, les premiers traités humanistes, confiants dans la science mathématique, ont placé dans la loi des nombres et des figures géométriques toute la recherche de la symétrie du corps humain. Danti met au moins provisoirement un terme à cette aventure, faisant du mouvement et de la perspective les limites incontournables de la théorie des proportions du corps humain. Il rappelle, comme l’avaient fait régulièrement les plus attentifs des lecteurs de Vitruve, que rapport de mesure, de formes et de couleurs sont indissociables et que la commensuration est aussi une convenance qualitative. La relecture de Vitruve et son interprétation au travers des deux filtres néoplatonicien et aristotélicien a certes produit des connaissances sur le corps humain et incroyablement stimulé les progrès techniques de sa représentation. Pour les uns la symétrie était, comme chez Vitruve, le rapport des parties entre elles et de chaque partie avec le tout, réglé par des quotients de nombres entiers et supposant la détermination d’un module. Pour d’autres, conformément à la cosmologie platonicienne, c’était plutôt l’harmonie des parties du corps et celle du corps avec les autres corps, avec l’âme et avec le monde. Pour d’autres encore, selon la métaphysique et la rhétorique aristotélicienne, la symétrie était l’union de parties diverses et inégales adjointe à de belles couleurs. La quête d’une « raison » de la beauté du corps humain a donc abouti à des réponses diverses, selon que les auteurs comprenaient cette 287 Ibid., VI, 3, p. 285 : Un’altra regola della proportione ancora è, che ella hà il suo fondamento proprio non solamente nella quantità cosi continua come discreta, mà ancora nella qualità.
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ratio comme un rapport numérique (une fraction, une analogie, un nombre magique) ou une relation formelle (correspondance de forme, convenance d’aspect ou de qualité, harmonie de couleur). Tous ont contribué, par la définition de cette ratio, à donner aussi au nu en art une cause, une méthode, une règle, qu’ils l’aient cherchée du côté de l’architecture, de la musique ou de la rhétorique en comparant le corps aux modèles de l’édifice, de l’instrument ou du langage. Il est apparu assez tôt néanmoins que si la connaissance des proportions du corps était nécessaire à l’art du nu, elle ne lui était pas suffisante. Alberti et Léonard de Vinci, chacun à sa manière, ont attiré l’attention des peintres sur la principale difficulté de la représentation de la figure humaine, en particulier dénudée, celle qui consiste à saisir le corps en plein mouvement. Au xvie siècle, le problème devenait plus aigu encore pour un sculpteur comme Vincenzo Danti. Alors que Léonard de Vinci ou Dürer croyaient encore pouvoir traduire en termes mathématiques et géométriques les mouvements du corps humain, Danti sanctionne la faillite de toutes ces tentatives, les insuffisances des solutions trouvées et il en analyse les causes.
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DEUXIÈME PARTIE L’ANATOMIE
LE NU COMME ORGANISME
La symétrie est, comme on vient de le voir, une doctrine qui établit des liens, qui fixe des rapports de mesure entre les parties ou entre une partie et le tout, qui réunit des éléments divers. Elle fonde un système d’analogies qui met les choses en correspondances entre elles, avec le cosmos et aussi avec Dieu. Inversement, l’anatomie, comme son nom l’indique, divise et distingue. L’anatomie rompt avec la pensée de l’harmonie en séparant le corps humain des corps célestes et en le prenant comme objet d’étude en lui-même, comme une totalité organique et autonome. Au ive siècle avant J.C., Aristote, qui passe pour le fondateur de l’anatomie, distingue au début des Parties des animaux deux sortes d’êtres naturels, les êtres inengendrés et incorruptibles et ceux qui sont soumis à la génération et à la corruption1. Il laisse aux mathématiciens et aux astronomes la contemplation des êtres supérieurs et divins, sur lesquels nos connaissances sont très réduites, et se propose de recueillir des faits très nombreux sur les êtres périssables au milieu desquels nous vivons et de remonter à leurs causes (644b-645a). Mieux, l’anatomie s’oppose à la symétrie par sa méthode qui se fonde sur l’observation visuelle et procède par l’analyse et la différenciation2. L’anatomie est, étymologiquement, un découpage du corps, une dissection. La pensée anatomique divise le 1 Arist., P. A., éd. et trad. P. Louis (Paris : Les Belles Lettres, 1990), p. 17-19. Cf. Aristotle, On the parts of animals I-IV, trad. et com. J. G. Lennox (Oxford : Oxford University Press – New York : Clarendon Press, 2003), p. 13-14. 2 Andrea L. Carbone, Aristote illustré. Représentations du corps et schématisation dans la biologie aristotélicienne (Paris : Garnier, 2011), en part. « Voir les différences », p. 15-18. Andrea L. Carbone émet l’hypothèse que les traités anatomiques d’Aristote étaient illustrés et que celui-ci désigne indifféremment par le terme anatomai, les dissections elles-mêmes ou les planches anatomiques qui en sont tirées (par exemple p. 56).
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corps en parties pour ensuite le recomposer : elle procède par analyse et par synthèse. Aristote, qui était fils de médecin et auteur d’un traité De dissectione aujourd’hui perdu, a très probablement pratiqué lui-même la dissection sur des animaux3. L’anatomie comparée des êtres vivants l’amène au début de l’Histoire des animaux à classer la nature des choses en genres et en espèces (487a)4. L’observation des phénomènes produit des différences à la fois entre les parties des animaux et entre les animaux eux-mêmes, et l’anatomie comparée pose en particulier la question de la spécificité humaine parmi tous les êtres vivants5. À la Renaissance, l’autorisation de la dissection et le nouvel essor de l’anatomie ont redonné vigueur à cette pensée ancienne du corps et celle-ci a aussi contribué pour une grande part à l’élaboration de la théorie du nu. Les théories médicales antiques et leur prolongement dans la réflexion sur la gymnastique fournissaient aux humanistes des concepts comme la crase, la diarthrose, ou l’hygiéia, très féconds dans le domaine esthétique6. Surtout, la méthode anatomique, qui consistait à ouvrir le corps et à en analyser les causes, laissait entrevoir la possibilité de comprendre l’origine du mouvement, enjeu essentiel de la représentation artistique du corps humain nu.
I. Les théories médicales antiques Hippocrate : la balance Les hommes de la Renaissance connaissaient les grands principes de la doctrine des humeurs d’Hippocrate, à qui ils attribuaient l’invention de la médecine7. En effet, dans le corpus hippocratique, la santé (hygiès 3 Andrea Carlino, La fabbrica del corpo. Libri e dissezione nel Rinascimento (Turin : Einaudi, 1994), p. 146-148 et Carolin M. Oser-Grote, Aristoteles und das Corpus hippocraticum. Die Anatomie und Physiologie des Menschen (Stuttgart : Steiner, 2004), p. 18. 4 Arist., H. A., I, 1, éd. et trad. P. Louis (Paris : Les Belles Lettres, 1964), p. 3. 5 Voir Arnaud Zucker, Aristote et les classifications zoologiques (Louvain-La-Neuve : Peeters, 2005). 6 Cf. Mudry, Medicina, soror philosophiae… 7 Sur le corpus hippocratique et sa transmission, voir Jacques Jouanna et Michel Zink (dir.), Hippocrate et les hippocratismes : médecine, religion, société (Paris : De Boccard, 2014). Sur la traduction d’Hippocrate par Francesco Filelfo et le rôle de l’humaniste dans la transmission de la littérature médicale, voir Silvia Fiaschi, Philelfiana. Nuove prospettive di ricerca sulla figura di Francesco Filelfo (Florence : Olschki, 2015). Marie-Laure
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ou hygiéia) est pensée comme un mélange équilibré entre les éléments du corps8 et plus précisément comme un juste dosage entre les humeurs9. L’idée de crase suppose une mesure et des proportions, mais il s’agit de masses physiques et de liquides et non de segments géométriques. La maladie se définit par la séparation et l’isolement d’un élément par rapport aux autres : elle survient quand un composant est en trop grande quantité ou bien lorsqu’il se désolidarise et que le mélange devient hétérogène10. La médecine hippocratique ne conçoit pas l’équilibre comme un rapport de nombre, mais comme un rapport entre des forces et des poids11. Le fonctionnement du corps est davantage exprimé dans le corpus hippocratique en termes de dynamique qu’en termes d’arithmétique. Le corps est représenté comme une balance équilibrant deux tendances contraires, l’une vers la santé et l’autre vers la maladie12. Il est aussi conçu sur un modèle hydraulique, comme un système circulatoire animé par des échanges et des flux de liquides. La médecine hippocratique admet généralement le principe de la tendance emportant le lourd vers le bas et donc de l’affaissement du corps, mais celui-ci résiste si bien grâce à la charpente de son ossature que l’équilibre naturel est la position verticale. Le travail du médecin consiste à corriger les fausses positions ou à redresser certaines tendances naturelles et la chirurgie applique elle aussi la loi du poids et du contrepoids en usant, pour réduire les luxations par exemple, de leviers13. De même que le squelette, les organes et les humeurs sont soumis à une tendance vers le bas, en particulier dans les pathologies14. Pour rendre compte de la tendance contraire des humeurs ou dépôts à s’élever, la médecine grecque use d’un lexique du jaillissement des eaux ou de la montée de la sève vers les extrémités lors de la maturation des fruits. Les humeurs froides, comme le phlegme et la bile noire, ont tendance à descendre alors que l’humeur chaude tend à monter. Les Monfort, Janus Cornarius et la redécouverte d’Hippocrate à la Renaissance (Turnhout : Brepols, 2017). 8 Hippocr., Vet. Med., 14, I 600 Li = CMG I 1, Leipzig et Berlin, 1927, p. 45. 9 Hippocr., Nat. Hom., 4, VI 40 Li = CMG I 1, 3, Berlin, 2002, p. 174. 10 Jacques Jouanna, Hippocrate (Paris : Fayard, 1992), p. 458. 11 Paul Demont, « Equilibre et déséquilibre des “penchants” et “tendances” dans la médecine hippocratique », in Le normal et le pathologique dans la Collection hippocratique, dir. A. Thivel et A. Zycher (Nice : Publications de la Faculté de Nice-Sophia-Antipolis, 2002), t. I, p. 245-255. 12 Hippocr., Epid., II 604 Li. 13 Hippocr., Art., 4, IV 86 Li et 7, IV 92 Li. 14 Hippocr., Epid., V 272 Li.
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mouvements des humeurs sont cependant réversibles et la médecine procède par des opérations de canalisation, de déviation ou d’évacuation. Par exemple, le traitement des ecchymoses consiste à compresser ou à évacuer par le haut, grâce à l’hellébore, le sang ayant débordé des vaisseaux15. La théorie de l’art humaniste, quoique confrontée aux nouvelles expériences anatomiques, est restée profondément marquée par la doctrine humorale et la vision de fluides circulant dans le corps hante l’imaginaire des artistes de la Renaissance, fascinés par l’écoulement du sang notamment lors des dissections16. La prédilection de la Renaissance pour le contrapposto n’est certainement pas non plus sans rapport avec la métaphore hippocratique du corps-balancier, équilibre fragile entre des poids et des forces contraires. Aristote : la crase et la diarthrose Les théoriciens de l’art humanistes ont naturellement puisé largement aux sources de l’anatomie aristotélicienne. Rappelons que dans les Parties des animaux, à propos de la méthode de l’anatomie, Aristote pose le principe de la téléologie naturelle : le corps a été constitué en vue d’une fin, d’une action, et celle-ci « tient la place du beau »17. Il compare la nature à l’architecte et le corps humain à une maison : de même qu’il ne faut pas seulement considérer les briques, le mortier et les morceaux de bois, mais l’assemblage dans la maison, de même, ce ne sont pas la matière ou les parties du corps qui sont le but de la recherche, mais la totalité de l’être. Dans l’Histoire des animaux, Aristote consacre le premier livre à l’anatomie humaine car, dit-il, c’est le corps humain qui nous est le plus familier18. Il décrit d’abord les parties visibles extérieurement, procédant du haut vers le bas : tête, cou, tronc, ventre, parties sexuelles, dos, membres (ch. 7 à 14). Suit l’examen des parties internes d’après l’étude d’animaux proches, à savoir les différents organes toujours du haut en bas : cerveau, œsophage, trachée-artère, poumon, estomac, intestins, cœur, diaphragme, rate, foie, reins, vessie, utérus. Aristote part de la synthèse (syntasis) des quatre éléments – froid, chaud, sec et humide – qui constitue un substrat, la matière dont sont composés les êtres vivants. Hippocr., Hum., 1. Cf. Guillaume Cassegrain, La coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement (xie-xxie siècle), (Paris : Hazan, 2015), « Où il est question du corps, du goût et de dégoût », p. 171-185. 17 Arist., P. A., 645a, éd. et trad. P. Louis (Paris : Les Belles Lettres, 1956), p. 18. 18 Arist., H. A., I, 6, 491a. 15 16
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Les éléments s’organisent en parties homéomères (les tissus comme la chair ou les os), qui eux-mêmes se combinent en parties anoméomères (organes et membres). Aristote étudie dans les parties homéomères le sang, la graisse, le suif, la moelle et le cerveau, la chair, les os et les vaisseaux. L’étude des parties anoméomères se divise en deux sections, la tête et le reste du corps. La tête comprend les oreilles, les yeux, le nez, les lèvres, l’intérieur de la bouche, les cornes ; le corps comprend le cœur, le poumon, le diaphragme, les viscères. L’anatomie aristotélicienne se fonde ainsi sur le concept de crase, mélange ou agglutination des éléments opposés qui forment le corps de tous les êtres vivants19. Selon Jackie Pigeaud, le processus de genèse aristotélicien prendrait pour modèle la coagulation du sang ou la caille du lait, qui agrègent un corps en séparant des éléments contraires dans un processus de séparation et d’individuation20. Dans le traité De la génération des animaux, Aristote complète son étude de l’anatomie humaine par une théorie de la formation de l’embryon, s’intéressant entre autres à la distinction des sexes, à la monstruosité et à diverses anomalies21. Le corps des êtres vivants se forme durant la gestation, puis la croissance, selon un processus de dissimilation et de ramification qui évoque le modèle végétal : l’étude anatomique différencie les parties du corps selon la logique de l’articulation ou diarthrose22. Enfin, les petits traités naturels sur La Marche des animaux et sur Le Mouvement des animaux donnaient aux théoriciens de l’art des préceptes utiles pour la schématisation du mouvement du corps humain en distinguant les mouvements locaux en fonction de six directions (haut, bas, devant, derrière, droite et gauche) et en donnant pour exemples les postures des athlètes du pentathle23. Philip J. van der Eijk, « Les mouvements de la matière dans la génération des animaux selon Aristote », in La science médicale antique. Nouveaux regards. Études réunies en l’honneur de Jacques Jouanna, dir. V. Boudon-Millot, A. Guardasole, C. Magdelaine (Paris : Beauchesne, 2007), p. 405-424. 20 Pigeaud, L’Art et le vivant, « Genèse et forme », p. 93-104. 21 Arist., G. A., IV. Voir David Lefebvre et Allan Gotthelf (dir.), Aristotle’s Generation of Animals. A Critical Guide, actes du colloque international « La forme et la nécessité. Sur La Génération des animaux d’Aristote » organisé par le Centre Léon Robin et le CNRS, Université Paris-Sorbonne, 9-11 janvier 2014 (Cambridge : Cambridge University Press, 2018). 22 Pigeaud, L’Art et le Vivant, p. 105-114. 23 Arist., De motu animalium, I, 2-3, trad. P. Louis (Paris : Les Belles Lettres, 1973), p. 13-14. Cf. Aristote, Le Mouvement des animaux, La Locomotion des animaux, trad. P.M. Morel, (Paris : GF-Flammarion, 2013), p. 76-77. Sur la question du mouvement chez Aristote, voir Jean-Louis Labarrière, Langage, vie politique et mouvement des animaux. Études aristotéliciennes (Paris : Vrin, 2004) et Pierre-Marie Morel, Aristote. Une philoso19
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Cicéron : la fabrica membrorum Le corpus médical ne s’est pas transmis aux humanistes seulement en langue grecque, mais aussi adapté en langue latine24. Cicéron entre autres a servi de relais dans la transmission des théories anatomiques d’Aristote. Le long exposé du stoïcien Balbus sur la providence dans le livre II du traité De la nature des dieux, tel qu’il fut précisément restitué par les humanistes25, reprend en partie l’Histoire des animaux26. La description des êtres vivants exalte, outre leur extraordinaire variété, le principe téléologique qui gouverne la nature et plus particulièrement l’aptitude des corps à la nourriture et à la conservation de l’espèce. Balbus évoque l’habile et subtile distribution de leurs parties (descriptio partium) et l’admirable fabrique de leurs membres (fabrica membrorum) : Je pourrais exposer en détail ce qui, dans la conformation des animaux, leur permet de saisir et d’élaborer cette nourriture, et comme est savante et subtile la disposition de leurs parties, combien est admirable la structure de leurs membres. En effet, tous leurs organes, ceux du moins qui sont contenus dans le corps, sont faits et placés de telle sorte qu’aucun d’eux n’est superflu et tous sont nécessaires à la conservation de la vie.27
Il semblerait que les termes latins de descriptio et de fabrica soient ceux par lesquels Cicéron traduit les deux méthodes de l’anatomie aristotélicienne, l’analyse et la synthèse. Le terme de fabrica apparaît aussi dans les Académiques (II, 87, 5), lorsque Cicéron s’interroge sur cette puissance qui phie de l’activité (Paris : GF-Flammarion, 2003) et De la matière à l’action. Aristote et le problème du vivant (Paris : Vrin, 2007). 24 Sur la médecine à Rome, voir notamment Alfrieda et Jackie Pigeaud, Les textes médicaux latins comme littérature (Nantes : Institut Universitaire de Nantes, 2000) ; David R. Langslow, Medical Latin in the Roman Empire (Oxford : Oxford University Press, 2002) ; Jean-Marie André, La médecine à Rome (Paris : Tallandier, 2006) ; Helen King et Véronique Dasen, La médecine dans l’antiquité grecque et romaine (Chêne-Bourg : Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé, 2008). 25 Cf. Claire Auvray-Assayas, Cicéron. La nature des dieux (Paris : Les Belles Lettres, 2002), introd., p. XXI-XXIII. 26 Jackie Pigeaud, in Andreas Vesalius. De humani corporis fabrica [1543], repr. (Paris : Les Belles Lettres, 2001), introd., p. XVIII-XX. 27 Cic., Nat. Deor., II, 47, éd. F. Picavet (Paris : Alcan, 1886), p. 191-192 et trad. Auvray-Assayas, p. 111 : Enumerare possum, ad eum pastum capessendum conficiendumque quae sit in figuris animantium, et quam sollers subtilisque descriptio partium quamquam admirabilis fabrica membrorum. Omnia enim, quae quidem inclusa sunt, ita nata atque ita locata sunt, ut nihil eorum superuacaneum sit, nihil ad uitam retinendam non necessarium.
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a fabriqué l’homme avec providence et à dessein : de quel ordre est cette construction (fabrica) ? ou, quand, pourquoi et comment a-t-elle été réalisée ? Parallèlement, en vertu de l’analogie ancienne entre le corps humain et le langage28, Cicéron emploie dans les traités de rhétorique le verbe fabricare appliqué au discours, pour désigner un agencement dans lequel tout vise à l’utilité en même temps qu’à la beauté29. À la Renaissance, les théoriciens de l’anatomie tant artistique que médicale ont tiré grand profit de l’image cicéronienne de la « fabrique du corps » : elle consiste dans la reconstruction du corps par opposition à la dissection qui le décompose. D’autre part, la fabrique peut désigner indifféremment une image ou un texte, l’ordre du discours reproduisant, comme la figure, la structure du corps. La « fabrique du corps » en tant que description anatomique s’oppose ainsi à l’« histoire du corps », qui suit généralement l’ordre du processus de dissection, de même qu’elle s’oppose en tant que réalisation d’une figure à l’opération de dissection. Enfin, la théorie stylistique cicéronienne se réfère régulièrement au paradigme médical. Lorsqu’il cherche à caractériser le style oratoire idéal, Cicéron compare le style asianiste à un corps souple et très charnu et le style néo-attique à un corps maigre et raide30. L’orateur préconise donc un style moyen, à l’image d’un corps en bonne santé : la première exigence de l’art est la sanitas, que Marc Fumaroli définit comme la « bonne qualité latine » et qui est un juste équilibre entre le naturel et l’élégance31. De même, dans l’Orateur, pour distinguer l’orateur du sophiste, Cicéron compare le premier à un soldat et le second à un athlète de parade32. Celse : la « démonstration » des maladies Les humanistes connaissaient aussi le traité De la médecine de Celse33. Le seul livre qui nous soit parvenu de l’encyclopédie des artes, que Cor Cf. Plat., Phil., 64 et Phaed., 264b-c. Cic., De orat., III, 178, éd. Bornecque et trad. Courbaud (légèrement modifiée), t. III, p. 72 : « Mais il en est du discours comme de presque toutes les choses ; la nature a été elle-même fabriquée de telle sorte que les choses les plus utiles offrissent en même temps le plus de majesté ou souvent même de grâce » (Sed ut in plerisque rebus hoc natura est ipsa fabricata, sic in oratione, ut ea quae maximam utilitatem in se continerent, plurimum eadem haberent uel dignitatis uel saepe etiam uenustatis). 30 Voir par exemple Cic., Orat., VIII, 25 et De orat., III, 52, 199 ; Brut., 64 et 68. Voir Sophie Conte, « Physiologie du style : la métaphore du corps dans les traités de rhétorique latins », in Les noms du style…, dir. P. Chiron et C. Lévy, p. 279-298. 31 Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence (Genève : Droz, 2002), p. 54. 32 Cic., Orat., XIII, 42. 33 Celse, De med., éd. et trad. G. Serbat (Paris : Les Belles Lettres, 1995), t. 1 (livre 8) et Diététique : traité de médecine, livres 1 et 2, trad. M. Nisard (Clermont-Ferrand : 28 29
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nelius Celsus a rédigée au Ier siècle apr. J.-C., est un ouvrage de thérapeutique constitué de trois parties sur la diététique, la pharmaceutique et la chirurgie. Dans sa préface, l’auteur affirme que le corps est composé d’une couche intérieure, profondément enfouie et inaccessible à la vue, qui cache la cause première des maladies, et d’une couche extérieure, qui peut être objet de l’observation et donc d’une connaissance certaine34. La diététique, qui s’attache essentiellement aux affections internes, est un art conjectural : partant des signes extérieurs de la maladie, le médecin élabore par le raisonnement une conjecture sur les causes internes et prescrit un remède. Dans la première partie de son traité, Celse décrit les maladies selon la méthode de la demonstratio, mettant en scène les signes ou symptômes qui permettent de les identifier avec certitude et en particulier les manifestations sur la peau ou le teint35. Il place aussi dans la bouche de ceux qui professent la médecine théorique un éloge de la méthode de la dissection pratiquée par les médecins alexandrins, Hérophile et Érasistrate : Ils jugent donc nécessaire de disséquer le corps des morts, d’examiner leurs viscères et leurs entrailles. Hérophile et Érasistrate, disent-ils, ont obtenu de loin les meilleurs résultats en disséquant à vif des criminels emprisonnés que les souverains leur livraient et en étudiant, alors qu’ils respiraient encore, ce que jusque-là la nature avait tenu caché : la place des organes, leur couleur, leur forme, leur taille, leur disposition, leur fermeté, leur mollesse, leur poli, leurs points de contact, puis aussi leur saillies respectives et leurs creux, leurs imbrications éventuelles.36 Paléo, 2011). Voir aussi Pedro Conde Parrado, Hipócrates latino : le De Medicina de Cornelio Celso en el Renacimiento (Valladolid : Universidad De Valladolid, 2003). 34 Celse, De med., Praef., 14-16, in Philippe Mudry, La préface du De medicina de Celse (Lausanne : Institut Suisse de Rome, 1982), p. 18-19 et Philippe Mudry, « Le jeu de la nature et du hasard : la construction du savoir médical dans le traité de Celse », in Medicina, soror philosophiae…, p. 101-108 (p. 104). 35 Philippe Mudry, « Pour une rhétorique de la description des maladies. L’exemple de La médecine de Celse », in DEMONSTRARE – Voir et faire voir : formes de la démonstration à Rome, dir. M. Armisen-Marchetti…, p. 323-332 (p. 324-327) (= Medicina, soror philosophiae…, p. 10-13). 36 Celse, De med., Praef., 23-16, éd. P. Mudry, p. 22-23 : Ergo necessarium esse incidere corpora mortuorum eorumque uiscera atque intestina scrutari. Longeque optime fecisse Herophilum et Erasistratum qui nocentes homines a regibus ex carcere acceptos uiuos inciderint considerarintque etiamnum spiritu remanente ea quae natura ante clausisset, eorum que positum, colorem, figuram, magnitudinem, ordinem, duritiem, mollitiem, leuorem, contactum, processus deinde singulorum et recessus, et siue quid inseritur alteri siue quid partem alterius in se recipit.
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Même la vivisection trouve aux yeux des médecins dogmatiques une justification, car le médecin doit connaître l’apparence des organes et leur agencement à l’intérieur du corps pour être capable d’identifier la cause d’un mal et de le soigner : la souffrance d’un petit nombre de criminels permet de secourir d’innombrables honnêtes gens. Toutefois, plus loin, Celse oppose trois objections à la méthode de la dissection37. La première est théorique : selon les médecins empiriques, les causes intérieures et obscures sont inconnaissables. La seconde est éthique : la médecine a pour mission de veiller sur la vie et ne doit pas infliger la souffrance ni la mort. La troisième est pratique : les organes mis à nus s’altèrent dès que le corps est ouvert et si le sujet observé est souffrant ou, a fortiori, s’il est mort. Galien : eucrasie et symétrie Plus grande entre toutes est l’influence de Claude Galien et, à travers lui, de la médecine alexandrine sur la théorie de l’art humaniste38. Si, comme Aristote, Galien n’a probablement pratiqué que la dissection animale, il a cependant bénéficié des enseignements de l’école d’Alexandrie, seule cité où la dissection humaine fut jamais autorisée dans l’Antiquité. Sous le règne des Ptolémée, au iiie siècle av. J.-C., Hérophile et Érasistrate avaient en effet pratiqué, sinon la vivisection sur des prisonniers comme le prétend Celse, la dissection de cadavres. De plus, chirurgien à l’arène de Pergame, Galien était expert dans le traitement des traumatismes et des plaies qu’il considérait comme des « fenêtres sur le corps »39. Le corpus galénique prolonge la réflexion méthodologique d’Aristote sur l’anatomie. Dans le traité Sur la constitution de l’art médical, il fait la distinction entre les arts théoriques (mathèmata) et Ibid., Praef, 40-43, p. 26-29. Sur l’anatomie de Galien, voir Heinrich von Staden, « Anatomy as Rhetoric : Galen on Dissection and Persuasion », The Journal of the History of Medecine and Allied Sciences, 50 (1995), p. 33-54 ; Heinrich Schlange-Schöningen, Die römische Gesellschaft bei Galen : Biographie und Sozialgeschichte (Berlin : de Gruyter, 2003) ; Ivan Garofalo et Amneris Roselli (dir.), Galenismo e medicina tardoantica : fonti greche, latine e arabe (Naples : Istituto Universitario Orientale, 2003) ; Brigitte Maire (dir.), Greek and Roman in latin medical textes : studies in cultural change and exchange in ancient medicine (Leyde : Brill, 2014). Sur la réception de l’œuvre de Galien à la Renaissance, voir Véronique Boudon-Millot et Guy Cobolet, Lire les médecins grecs à la Renaissance. Aux origines de l’édition médicale (Paris : De Boccard, 2004) et Ivan Garofalo, Alessandro Lami et Amneris Roselli (dir.), Sulla tradizione indiretta dei testi medici greci (Pise : Serra, 2009 et 2010). 39 Véronique Boudon-Millot, Galien de Pergame. Un médecin grec à Rome (Paris : Les Belles Lettres, 2012), p. 87-99. 37 38
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ceux qui dépendent d’une pratique. Il compare la médecine à l’architecture : l’analyse est nécessaire pour connaître les parties d’une maison à construire et les rapports qu’ils entretiennent entre eux40. De même, le médecin doit décomposer le corps en ses parties et opérer par analyse à partir de la notion de la fin pour pouvoir ensuite en faire la synthèse. L’anatomie étudie les parties du corps et les différents organes, les parties homéomères et les différents tissus jusqu’à l’ultime élément insécable. L’anatomie descriptive de Galien procède en quatre temps : les os (l’ostéologie), les muscles (la myologie), les nerfs ou tendons (la neurologie) et les veines et artères (l’angiologie). Dans les Os pour les débutants, il traite du squelette de la tête aux pieds (a capite ad calcem) et non selon le protocole de la dissection. Dans l’Anatomie des muscles, il décrit le corps en procédant également de haut en bas (tête, cou, épaules, bras, torse, jambes) d’après la partie mue par les muscles. L’Anatomie des nerfs décrit les nerfs crâniens et les nerfs spinaux. L’Anatomie des veines et des artères se fonde sur une comparaison avec l’arbre déjà présente chez Hippocrate41 : la veine cave est comme un tronc se ramifiant dans toutes les veines du corps et les veines qui descendent à l’estomac sont des racines42. De même, les artères qui naissent du cœur et celles qui se ramifient dans les poumons ressemblent à des racines. Cette métaphore végétale n’a cessé de nourrir la représentation du corps humain à la Renaissance43 et a obsédé en particulier Léonard de Vinci dans son étude du système sanguin44. Quant à la médecine, Galien la définit comme la « science de ce qui est sain, malsain et neutre »45. Dans un corps sain, le tempérament (krasis) est le mélange équilibré du chaud, du froid, du sec et de l’humide et 40 Gal., De const. Art. med., 1 (Kühn I, 227-228 = CMG V 1, 3, Berlin, 1997, p. 56). Cf. trad. J. Boulogne et D. Delattre (Lille : Septentrion, 2003), p. 139. 41 Hippocr., Hum., 11. 42 Gal., Neru. Diss, 1 (Kühn II, 832-833). Cf. éd. et trad. I. Garofalo (Paris : Les Belles Lettres, 2008, p. 76-77). 43 Cf. « L’Homme-végétal », journée d’étude organisée par G. Cassegrain et P. Guédron (Université Lyon II, 20-21 septembre 2007) et « L’arbre anthropomorphique, l’homme arborescent. Les trames arborescentes et le corps humain de l’Antiquité à nos jours », colloque organisé par N. Virenque et A. Paris (Sorbonne Université, 9 nov. 2017). 44 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19028r° et K fol. 70f°. Sur l’angiologie de Léonard de Vinci, voir infra, p. 210-212. 45 Gal., Ars med., 1 (Kühn I, 307). Cf. éd. et trad. V. Boudon-Millot (Paris : Les Belles Lettres, 2000), p. 276. Voir Carlos Lévy, « Médecine et philosophie. À propos de Galien », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2019/2, p. 144-167.
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la symétrie est le juste équilibre des organes ou parties du corps. Il reprend la définition de la santé comme bon mélange (eucrasia) et comme proportion des éléments (symmetria)46 ; toutefois, la symétrie n’est pas conçue comme un rapport de mesures mais comme une moyenne (meson) entre la santé parfaite et la maladie47. Il existe entre l’« eucrasie » et la maladie une infinité de degrés de « discrasie saine » qui correspondent à l’état de santé concret des individus. L’eucrasie est un idéal : un homme en bonne santé se trouve dans un état intermédiaire entre l’eucrasie et la pathologie. La santé ne se mesure pas par des nombres, son critère est l’accomplissement des actions. Le traité des Administrations anatomiques fonde la médecine rationnelle (logikè) sur l’anatomie, c’est-à-dire sur la connaissance expérimentale de la structure interne du corps, et sur le présupposé qu’il existe un rapport univoque entre la structure et la fonctionnalité. Toute pathologie est conçue comme une anomalie de ce rapport qui détermine la santé et la beauté du corps48. Le traité De l’usage des parties étudie donc l’anatomie de chaque partie du corps en lui attribuant sa fonction propre, notamment dans la réalisation des mouvements. La meilleure constitution est définie comme l’alliance de la santé et de la beauté : les signes du tempérament équilibré sont un teint fondu de rouge et de blanc, des cheveux blonds et moyennement frisés, une chair équilibrée en quantité et en qualité. Le corps en bonne santé occupe une position médiane entre tous les excès, ni gros ni maigre, ni dur ni mou, ni velu ni glabre, ni chaud ni froid49. Ainsi, pour 46 Gal., De san. Tuenda, I, 4 (Kühn VI, 15 = CMG V 4, 2, Leipzig et Berlin, 1923, p. 9) : συμμετρία γὰρ δὴ τις ἡ ὑγεία κατὰ πάςας ἐστὶ τἀς αἱρέσεις. 47 Sabrina Grimaudo, Diffendere la salute. Igiene e disciplina del soggetto nel De sanitate tuenda di Galeno, (Palerme : Bibliopolis, 2008), p. 73-97. 48 Gal., Ars med., 2 (Kühn I, 309-310). Cf. éd. et trad. Boudon-Millot, p. 278 : « Est purement et simplement sain un corps qui dès la naissance est bien tempéré dans ses parties simples et premières et justement équilibré dans les organes composés de celles-ci. » (Ὑγιεινόν ἐστιν ἁπλῶς σῶμα τὸ ἐκ γενετῆς εὔκρατον μὲν ὑπάρχον τοῖς ἁπλοῖς καὶ πρώτοις μορίοις ; σύμμετρον δὲ τοῖς ἐκ τούτων συγκειμένοις ὀργάνοις). Danièle Gourevitch, « L’esthétique médicale de Galien », Les Études classiques, 55 (1987), p. 267-290 ; Pigeaud, « L’esthétique de Galien », p. 7-42 et Véronique Boudon-Millot, « Médecine et esthétique : nature de la beauté et beauté de la nature chez Galien », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2003/2, p. 77-91. 49 Gal., Ars med., 14 (Kühn I, 342). Cf. éd. et trad. Boudon-Millot, p. 317 : « […] suivant le canon de Polyclète [le beau corps] atteint au plus haut degré de tout juste équilibre, pour n’apparaître au toucher, ni mou, ni dur, ni chaud, ni froid, et, à la vue, ni velu, ni glabre, ni gros, ni maigre, ni présenter quelque autre trait de déséquilibre » ([…] οἷος ὁ Πολυκλείτου κανὼν εἰς ἄκρον ἥκει συμμετρίας ἁπάσης, ὡς ψαυόντων μἐν μήτε μαλακὸν φαίνεσθαι, μήτε σκληρόν, μήτε θερμόν, μήτε ψυχρόν, ὁρώντων δὲ μήτε λάσιον, μήτε ψιλόν, μήτε παχύ, μήτε ἰσχνόν, ἤ τινα ἑτέραν ἔχον ἀμετρίαν).
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Galien, le canon de Polyclète correspond à la meilleure constitution médicale du corps définie par la crase bien plus qu’à des rapports de mensuration, comme c’est le cas pour les pythagoriciens50. Encore le médecin reproche-t-il aux sculpteurs de n’avoir rendu que la symétrie des formes extérieures du corps humain sans parvenir à rendre la beauté intérieure de la nature vivante51. La gymnastique À la fin de l’Antiquité, la discipline de la gymnastique s’est désolidarisée de la médecine, dissociant les fins de son art – la performance et la force – de la santé ou hygieia. Ce fut l’occasion d’un débat éthique et esthétique sur la formation et sur les qualités de l’athlète, qui est le modèle premier de l’art du nu52. La légende voulait en effet que la nudité grecque trouve son origine dans la pratique athlétique, comme le rapportent Thucydide (I, 6, 4-6), Pausanias (I, 44, 1) ou Platon (V, 452 c-e)53, et les athlètes célèbres, comme Milon et Glaucos, ou légendaires, comme Hercule ou Pélée, étaient devenus, en même temps que les incarnations du kalos kagathos, les archétypes de la représentation artistique du corps humain. Si le traité hippocratique intitulé Sur le régime réservait une section spécifique à l’alimentation de l’athlète, cas exemplaire du corps humain en parfaite santé, l’idéal de l’euexia – l’excellence de la constitution – fut remis en cause par Galien qui, dans l’Exhortation à la médecine et dans le traité À Thrasybule, dénonce les méfaits sur le corps du surentraînement, de la suralimentation et des traumatismes fréquents54. Alors qu’Hippocrate comparait le pédotribe à un forgeron façonnant l’athlète comme un chef d’œuvre55, Galien l’accuse de perver50 Gal., De temper., I, 9 (Kühn I, 566-567). Voir J. Pigeaud, L’art et le vivant, p. 37 et supra, p 74. 51 Gal., De usu part., XVII, 1 (Kühn IV, 352) et De nat. Fac., II, 3 (Kühn II, 82). Trad. C. Daremberg (Paris : Baillière, 1856), t. II, p. 204 et 254. 52 Émilie Séris, « De la gymnastique grecque à la théorie humaniste du nu », in Quand l’art se dit et se pense. Les théories artistiques de l’Antiquité aux Lumières, dir. P. Caye et F. Malhomme (Paris : Classiques Garnier, 2018), p. 157-182. 53 Myles McDonnel, « The introduction of Athletic Nudity : Thycidides, Plato, and the vases », The Journal of Hellenic Studies, 111 (1991), p. 182-193 ; Jean-Paul Thuillier, « La nudité athlétique, le pagne et les Étrusques », Nikephoros, 17 (2004), p. 171-180. 54 Gal., Protrept., 11 (Kühn I, 29-31 = CMG V 1, 1, Berlin, 1991, p. 141-143) ; éd. et trad. V. Boudon (Paris : Les Belles Lettres, 2000, p. 106-110) et Thrasybule, 37 (Kühn V, 876-879). 55 Hippocr., De diaeta, I, 13, VI 488 Li = CMG I 2, 4, Berlin, 2003, p. 137. Cf. éd. et trad. R. Joly (Paris : Les Belles Lettres, 1967), p. 14.
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tir des corps que la nature-démiurge avait créés harmonieux56. Les premiers écrits théoriques sur la gymnastique, parus à la fin de l’Antiquité (iie et iiie siècle apr. J.-C.), rendent bien compte de la position ambiguë de cet art et de la crise du modèle athlétique. Lucien oppose dans le dialogue intitulé Anacharsis ou l’exercice du corps, un scythe horrifié par les combats des lutteurs et un grec convaincu de l’utilité et de l’agrément de l’art de la gymnastique57. Il développe à cette occasion l’opposition destinée à une longue fortune entre le corps musclé et bronzé de l’athlète et celui, délicat et diaphane, de la femme58. Philostrate dote l’art de la gymnastique de son premier traité et place celle-ci parmi les sciences, aux côtés des philosophie, poétique, musique, géométrie, astronomie, mais aussi de la stratégie et de « toute la médecine, la peinture, la plastique, les diverses espèces d’ornements, la ciselure sur pierre et sur fer »59. La gymnastique vise à la bonne santé comme la médecine, mais elle est préventive et non curative. De plus, Philostrate distingue le pédotribe, qui prescrit les exercices visant à développer le corps en vue des actions à accomplir, du médecin, qui connaît le fonctionnement interne du corps et décide du régime de l’athlète. La gymnastique est donc une plastique : reprenant la métaphore hippocratique, Philostrate affirme que l’homme est la cause première de la gymnastique « comme le fer et le cuivre de l’art du forgeron »60. Il consacre une importante partie du traité à proposer une typologie des athlètes selon les différentes disciplines du pentathle, qui constitue le point de départ d’une classification esthétique. En effet, si les athlètes sont sélectionnés en fonction de leurs différentes caractéristiques morphologiques, tous observent cependant le canon de Polyclète. On sait qu’un manuscrit de Lucien a circulé à Florence au Quattrocento et donné lieu à des traductions partielles avant même l’édition 56 Galien, Protrept., 12 (Kühn I, 31-32 = CMG V 1, 1, Berlin, 1991, p. 142). Cf. éd. et trad. Boudon, p. 110. 57 Luc., Anach., éd. et trad. P. A. Bernardini (Pordenone : Biblioteca dell’immagine, 1995). 58 Luc., Anach., 25, trad. E. Chambry, in Œuvres complètes, t. 3 (Paris : Garnier, 1934), p. 50. 59 Philostr., Gym., 1, éd. J. Rusten et J. König (Cambridge-London : Harvard University Press, 2014), p. 398 et trad. Ch. Daremberg (Paris : Didot, 1858), p. 3 : ἰατρικὴ πᾶσα καὶ ζωγραφία καὶ πλάσται καὶ ἀγαλμάτων εἴδη καὶ κοῖλοι λίθοι καὶ κοῖλος σίδηρος. Cf. trad. F. Mestre (Madrid : Gredos, 1996), p. 165. 60 Philostr., Gym., 16, éd. Rusten et König, p. 428 et trad. Daremberg, p. 29 : καὶ ὥσπερ χαλκευτικῆς γένεσις ὁ σίδηρος καῖ ὁ χαλκὸς […], οὕτως ἡγώμεθα καὶ τὴν γυμναστικὴν ξυγγενεστάτην τε εἶναι καὶ συμφυᾶ τῷ ἀνθρώπῷ. Cf. trad. Mestre, p. 179.
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princeps des œuvres complètes en 1496. S’il est peu probable que les humanistes aient lu le Traité de gymnastique de Philostrate, ses Imagines ont augmenté la seconde édition de Lucien, par Alde Manuce, en 150361. De fait, la pratique de la gymnastique a repris vigueur à la Renaissance et trouvé un nouveau théoricien en Girolamo Mercuriale62. Dans son De arte gymnastica, le premier traité humaniste de gymnastique publié à Venise en 1569, il s’autorise d’Hippocrate, Galien et Lucien pour faire l’éloge de la gymnastique médicale, qui vise à acquérir un bon état physique (habitum corporis bonum) et à conserver la santé (sanitatem)63. Il la distingue nettement de la gymnastique militaire et surtout de la gymnastique athlétique et dévoyée dont le but est de rendre les hommes robustes en vue des concours gymniques, attestant la résurgence et l’actualité du débat antique. Transition : l’autorisation de la dissection humaine Au Moyen Âge, la médecine grecque et notamment galénique, enrichie de la pratique alexandrine et arabe, a été adaptée et transmise à la fois en arabe et en latin64. Le corpus médical s’est enrichi de nouveaux textes, comme l’Isagoge, écrit à Bagdad au ixe siècle par Unain ibn Ishaq et latinisé par Iohannitius et le Pantechne ou Pantegni d’Haly Abbas, médecin perse du xe siècle, traduit par Constantin l’Afri61 La première édition des œuvres complètes de Lucien en grec paraît à Florence en 1496. L’édition aldine de 1503 comprend aussi les Descriptions de Philostrate et de Callistrate. Sur la transmission de Lucien et de Philostrate, voir Emilio Mattioli, Luciano e l’umanesimo (Naples : Istituto Italiano per gli Studi, 1980) ; Claude-Albert Mayer, Lucien de Samosate et la Renaissance française (Genève : Slatkine, 1984) ; Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie siècle : athéisme et polémique (Genève : Droz, 1988) ; David Marsh, Lucian and the latins : humor and humanism in the early Renaissance (Ann Arbor : University of Michigan Press, 1998) ; Michel Costantini, Françoise Graziani et Stéphane Rolet (dir.), Le défi de l’art. Philostrate, Callistrate et l’image sophistique (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006) et Crescenzo, « Le corps dans les Images… ». 62 Girolamo Mercuriale, L’art de la gymnastique, Livre premier, éd. J. M. Agasse (Paris : Les Belles Lettres, 2006) et De arte gymnastica, éd. C. Pennuto et trad. V. Nutton (Florence : Olschki, 2008). 63 Mercuriale, De arte gymnastica, I, 5, p. 40-41. 64 Raphaël Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en Occident (Paris : Seuil, 2003), p. 61-82 ; Danielle Jacquart et Françoise Micheau, La médecine arabe et l’Occident médiéval (Paris : Maisonneuve et Larose, 1990) ; Danielle Jacquart, La science médicale occidentale entre deux renaissances (xiie s.-xve s.) (Aldershot : Variorum, 1997) et « Influence de la médecine et de l’astrologie arabes », in Histoire de l’Islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours, dir. M. Arkoun (Paris : Albin Michel, 2006), p. 288-303.
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cain au siècle suivant65. Au xiie siècle, Michel Scot traduisit en latin le commentaire d’Averroès au De generatione et corruptione d’Aristote66, Gérard de Crémone le Canon d’Avicenne67 ainsi que l’Art medical de Galien avec son commentaire (Tegni et Commentum Haly, 1187)68 et Burgundio de Pise traduisit le De interioribus de Galien69 et le commentaire de son livre Des sectes par Jean d’Alexandrie70. En 1255, le médecin padouan Bonacossa donna une traduction latine du « Livre de la médecine universelle » d’Averroès, le Colliget libri VII71. Enfin, au début du xive siècle, le traité De l’usage des parties de Galien a été traduit par Niccolò da Reggio (1322)72. C’est dans ces textes que le premier anatomiste moderne, Mondino de’Liuzzi, a trouvé le protocole de la dissection. En effet, la dissection a été réintroduite progressivement au 65 Constantine the African and Ali Ibn al-Abbas al-Magdusi : the Pantegni and related texts, éd. C. Burnett et D. Jacquart (Leiden-New York : Brill, 1994). 66 Averroès, Mittlerer Kommentar zu Aristoteles’ « De Generatione et corruptione » (Paderborn : Schöningh, 2005). Aristotelis de Generatione et corruptione libri II, latine, cum commentariis Averrois (Padoue : G. F. Aureliani, 1474) et Aristotelis Opera latine III, […] de generatione et corruptione […] cum commentariis Averrois (Venise : A. Torresani et B. de Blavis, 1483). 67 Canonis libri V Avicennae in latinum translati a Gerardo Cremonensi (Pavie : A. Carcano et G. Duranti, 1482). Sur la transmission du Canon d’Avicenne à la Renaissance, voir Nancy G. Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy. The Canon and medical teaching in Italian universities after 1500, (Princeton : Princeton University Press, 1987) et Giorgio Vercellin, Il canon di Avicenna fra Europa e Oriente nel primo Cinquecento : l’interpretatio arabicorum nominum di Andrea Alpago (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1991). 68 Gal., Ars med., éd. et trad. Boudon-Millot, p. 242-252. N. Palmieri (dir.), L’Ars medica (Tegni) de Galien : lectures antiques et médiévales (Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008). 69 Galenus latinus II. Burgundio of Pisa’s Translation of Galen’s De interioribus : Critical notes and indices, éd. R. J. Durling (Stuttgart : Steiner, 1992). 70 Nicoletta Palmieri, L’antica versione latina del « De Sectis » di Galeno (Pal. Lat. 1090) (Pise : ETS Editrice, 1992). 71 Averroes, Colliget libri VII (Venise : Ex Electorali Bibliotheca sereniss. Vtriusq. Bauariae Ducum, 1482). Voir aussi Decimum uolumen Auerrois cordubensis colliget libri VII. Cantica item Auicennae cum eiusdem Auerrois commentariis [s. l., s.n., 1574], repr. (Cambridge : Omnisys, ca. 1990). 72 Galien, Secundum Hippocratem medicorum facile principis opus de usu partium corporis humani : magna cura ad exemplaris graeci ueritatem castigatum, uniuerso hominum generi apprime necessarium, Nicolao Regio Calabro interprete (Paris : S. de Colines, 1528), repr. (Cambridge : Omnisys, ca. 1990). Voir Michael R. McVaugh, « Niccolò Da Reggio’s Translations of Galen and Their Reception in France », Early Science and Medicine, 11/ 3 (2006), p. 275-301 et Stéphane Berlier, « Niccolò da Reggio traducteur du De usu partium de Galien. Place de la traduction latine dans l’histoire du texte », Medicina nei secoli. Arte e scienza, 25/3 (2013), p. 957-978.
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Moyen Âge, tout d’abord pour embaumer les saints ou pour enterrer les rois tels Henri I dont les restes furent répartis entre deux sépulcres, à Rouen et en Angleterre73. Puis, à la fin du xiiie siècle, la dissection fut pratiquée dans les universités de médecine, quoiqu’à titre exceptionnel, sur le cadavre de condamnés à mort. Mondino de’Liuzzi, professeur de médecine à l’université de Bologne, publia en 1316 un manuel intitulé Anatomia dans lequel il dit avoir ouvert le cadavre de deux femmes en janvier et en mars 131574. Mondino de’Liuzzi affirme avoir tiré sa méthode de dissection des écrits de Galien, en découpant les parties du corps de l’extérieur vers l’intérieur. On a remarqué que c’était en fait une application au corps humain de la méthode de l’accessus ad auctores, le commentaire des textes que pratiquaient les scolastiques, étroitement lié aux catégories aristotéliciennes75. Le chirurgien anatomiste analyse en effet le corps comme l’interprète médiéval analyse un texte pour en découvrir la signification. Mondino de’Liuzzi s’est fondé plus particulièrement sur le commentaire du Des sectes par Jean d’Alexandrie (viie s.), qui définissait l’anatomie comme l’« adroite incision et clarification des choses qui sont cachées à l’intérieur du corps »76. Le schéma de sa leçon de dissection suit les six caractéristiques (occasiones) que Jean d’Alexandrie proposait d’étudier dans un cadavre (position, substance et complexion, grandeur, nombre, forme et connexions des parties), auxquelles Mondino ajoute encore leur utilité et leur maladie. Cet accessus opère aussi bien dans l’acte de la dissection que dans l’ordre du discours : la description du traité anatomique suit les mêmes divisions que l’opération chirurgicale de la dissection. Mondino adopte également une division du corps en parties animales, spirituelles et naturelles (animalia, 73 Jonathan Sawday, The Body Emblazoned. Dissection and the Human Body in the Renaissance Culture (Londres-New York : Routledge, 1995), p. 99. Voir aussi Agostino Paravicini Bagliani, « Démembrement et intégrité du corps au xiiie siècle » et JeanPierre Albert, « Le corps défait. De quelques manières pieuses de se couper en morceaux », in Le corps en morceaux, dir. Y. Renaudin, Terrain, 18 (1992), p. 26-32 et 33-45. 74 Mondino de’Liuzzi, Anatomia (Padoue : P. Maufer, 1475) et Anatomies de Mondino dei Luzzi et Guido da Vigevano, éd. E. Wickersheimer (Genève : Slatkine, 1977). Voir Piero P. Giorgi et Gian Franco Pasini, Mondino de’ Liuzzi – Anothomia, Bibliografia dei lavori che danno informazione su Mondino, parte V (Bologne : Istituto per la Storia dell’Università di Bologna, 1992). 75 Mandressi, Le regard de l’anatomiste…, « Lire et disséquer », p. 112-133 et JeanYves Tilliette, « Poesia e storia di fronte alla critica letteraria medievale : l’insegnamento degli accessus ad auctores », Storiografia e poesia nella cultura medioevale (Rome : Istituto Storico Italiano per il Medioevo, 1999), p. 151-164. 76 Galien, Opera (Venise : F. Pincio, 1490), p. 4 : Anothomia est artificiosa incisio et clarificatio eorum quae in occulto ascondita sunt in corpore.
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naturalia et spiritualia), qui correspondent respectivement aux trois cavités du corps (ventres inférieur, intermédiaire et supérieur), pour finir par les extrémités. Après lui, Guido da Vigevano, médecin de Jeanne de Bourgogne, donna selon la même méthode une Anothomia designata per figuras (1345) et le chirurgien français Guy de Chauliac une Grande chirurgie (1363). À la Renaissance, l’Anatomie de Mondino de’Liuzzi fait encore l’objet de nouvelles publications comme le Fasciculus Medicinae de Johannes de Ketham (Venise, 1491) et surtout les travaux de Jacopo Berengario da Carpi, professeur de chirurgie et d’anatomie à Bologne77. Les premiers traités humanistes d’anatomie trouvent donc chez Mondino les principes d’une « histoire » du corps, largement influencée par l’anatomie aristotélicienne et par la méthode de l’analyse anatomique78. En effet, la plupart d’entre eux revendiquent dans leur titre ou dans leur introduction le terme d’historia c’est-à-dire l’exposition de connaissances tirées de l’observation. Alessandro Benedetti rédige à Venise vers 1497 une Anatomique ou Histoire du corps humain79 qui, comme l’anatomie de Mondino, décrit les parties du corps de sa surface vers l’intérieur en suivant l’ordre de la dissection. Gabriele Zerbi, dans son Livre d’anatomie complexifie la procédure anatomique en combinant à la division des trois ventres une autre distribution, également inspirée d’Aristote, en parties antérieures, postérieures et latérales80. Les traités d’Alessandro Achillini81 et de Nicolaus Massa82 observent également, à quelques variations près, la classification des parties du corps admise depuis Mondino par les « historiens » du corps. Toutefois, la généralisation de la pratique de la dissection, autorisée par le pape Sixte IV en 1472, après une interruption de presque 1500 ans, a donné un nouvel essor à l’anatomie et entraîné un changement de méthode qui se manifesta par la 77 Jacopo Berengario da Carpi, Commentaria super anatomia Mondini (Bologne : G. de’ Benedetti, 1521) et Isagogae breues perlucidae ac uberrimae in anatomiam humani corporis (Bologne : B. Ettore, 1523). 78 Stefano Perfetti, Aristotle’s Zoology and its Renaissance Commentators (15211601) (Louvain : Leuven University Press, 2000). 79 Alessandro Benedetti, Anatomice, siue Historia corporis humani libri quinque (Venise : B. Guerraldo Vercellensi, 1502). 80 Gabriele Zerbi, Liber anathomie corporis humani et singulorum membrorum illius (Venise : O. Scoto, 1502). 81 Alessandro Achillini, Annotationes anatomicae (Bologne : G. de’ Benedetti, 1520). 82 Niccolò Massa, Liber introductorius anatomiae siue dissectionis corporis humani (Venise : F. Bindoni et M. Pasini, 1536).
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publication de la Fabrique du corps humain d’André Vésale en 154383 : l’ordre de composition du corps humain (la synthèse anatomique) est réintroduit à côté de l’ordre de la dissection (l’analyse anatomique). Ce bouleversement fut probablement initié par Jacques Dubois, professeur d’anatomie à Paris, et qui eut pour élèves Charles Estienne et surtout Vésale. Il est dû en grande partie à l’influence nouvelle du De anatomicis administrationibus de Galien, publié à Venise par Alde Manuce en 1525 dans l’editio princeps du texte grec, à Bologne par Berengario da Carpi en 1529 dans la traduction latine de Démétrios Chalcondyles, puis à Paris en 1536 dans celle de Guinther d’Andernach ( Johann Winther)84. Jacques Dubois renvoie précisément aux Administrations anatomiques de Galien pour « savoir l’ordre qu’il faut tenir dans la dissection des parties »85. Se référant aussi à Galien, Charles Estienne inverse dans le premier livre de son traité Sur la dissection l’ordre d’exposition des parties du corps afin de suivre l’ordre de la nature et de faire comme s’il avait à construire un corps86. L’auteur décrit donc le corps humain depuis 83 Bernard Schultz, Art and Anatomy in Renaissance Italy (Ann Arbor : UMI Research Press, 1985) ; Andrea Carlino, La fabbrica del corpo. Libri e dissezione nel Rinascimento (Turin : Einaudi, 1994) ; ID., Deanna Petherbridge et Claude Ritschards (dir.), Corps à vif. Art et anatomie (Genève : Musée d’Art et d’Histoire, 1998) ; Domenico Laurenza, La ricerca dell’armonia : rappresentazioni anatomiche nel Rinascimento (Florence : Olschki, 2003) ; Andrea Carlino, Roberto P. Ciardi et Annamaria Petrioli Tofani (dir.), La Bella anatomia : il disegno del corpo fra arte e scienza nel Rinascimento (Milan : Silvana, 2009) ; Andrea Carlino, Roberto P. Ciardi, Anna Luppi et Annamaria Petrioli Tofani (dir.), L’anatomia tra arte e medicina : lo studio del corpo nel tardo Rinascimento (Milan : Silvana, 2010) ; Sawday, The Body emblazoned… ; Mandressi, Le regard de l’anatomiste… ; Fouligny et Roig Miranda, Réalités et représentations du corps…, I, « Philosophie et science du corps », p. 49-160 ; Stoichita, Le corps transparent et J. Goeury et T. Hunkeler (dir.), Anatomie d’une anatomie : nouvelles recherches sur les Blasons anatomiques du corps féminin (Genève : Droz, 2018). 84 Raphaël Mandressi, « Métamorphoses du commentaire. Projets éditoriaux et formation du savoir anatomique au xvie siècle », Gesnerus, 62 (2005), p. 165-185. 85 Jacques Dubois ( Jacobus Sylvius), Introduction sur l’anatomique partie de la physiologie d’Hippocras et Galien, mise en français par Ian Guillemin champenois (Paris : J. Hulpeau, 1555), repr. (Cambridge : Omnisys, ca. 1990), fol. 1vo. 86 Charles Estienne, De dissectione partium corporis humani libri tres (Paris : S. de Colines, 1545), repr. (Cambridge : Omnisys, ca. 1990), p. 3-4 : Quo facilius igitur oculis intueamur fabricam tanti operis, qua construi atque aedificari nulla nobilior, nulla praestantior potest : prius quidem molitionem consyderabimus, deinde uero, quae ferramenta, qui uectes, quae machinae, qui ministri, tanto operi praesint. Charles Estienne, La dissection des parties du corps humain divisée en trois livres (Paris : S. de Colines, 1546), p. 3 : « Pour plus aysement doncques comprendre la fabrique de ce nom pareil ouvrier, a laquelle nulle aultre semblable ou plus nole se pourroit conferer, premierement nous est convenable commencer par la contemplation des fondemens de l’édifice, puis veoir quelz estancons, quelles machines, quelz aydes ou ministres servent à iceluy ». Sur la méthode
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les os jusqu’à l’épiderme, en passant par les cartilages, ligaments, nerfs, membranes, muscles, glandes, veines et artères, graisse et moelle, peau, ongles et poils. Les deux derniers livres conservent en revanche l’ordre de la dissection de la surface du ventre inférieur vers les profondeurs de l’encéphale. De même, André Vésale, s’autorisant de Galien en préface, juxtapose dans sa Fabrique du corps humain un ordre de composition (livres I à IV) et un ordre de dissection (livres V à VII) et suit dans les premiers livres la division de la tête aux pieds87. La préface de l’Epitome, le résumé de son traité également publié en 1543, confirme immédiatement après les sept critères de l’accessus la division galénique allant des os vers l’extérieur du corps88. Après Vésale, la juxtaposition des deux ordres d’exposition de la doctrine anatomique est adoptée dans la majorité des traités comme l’Historia de la composicion del cuerpo humano de Juan Valverde de Hamusco (Rome, 1556), les De re anatomica libri XV de Realdo Colombo (Venise, 1559) ou l’Anatomie universelle du corps humain d’Ambroise Paré (Paris, 1561)89. L’ordre du discours a cessé d’être nécessairement celui de l’opération de l’anatomiste pour adopter parfois celui de la reconstitution conceptuelle du corps humain. L’anatomie humaniste est aussi une construction, la fabrication d’une machine qu’elle démonte et recompose90. Jacques Dubois, Charles Estienne et André Vésale comparent le corps, comme les médecins antiques, à une maison ou à la carène d’un navire, donnant la prééminence à la charpente ou aux os qui sont les fondements du corps. de Charles Estienne, voir H. Cazes, « “Démontrer à l’œil” l’ombre d’une dissection. L’illusion théâtrale du corps humain selon Charles Estienne », Cahier de recherches médiévales et humanistes, 29 (2015), p. 305-343. 87 André Vésale, De humani corporis fabrica libri septem (Bâle : J. Oporin, 1543), repr. (Paris : Les Belles Lettres, 2001). Cf. Andreas Vesalius, On the fabric of the human body, trad. W. F. Richardson et J. Burd Carman (San Francisco : Norman, 1998-2007). Voir aussi les éditions, transcriptions et traductions actuellement en cours d’élaboration sous la direction de Jacqueline Vons et de Stéphane Velut sur le site « La Fabrique de Vésale et autres textes » : http ://www3.biusante.parisdescartes.fr/vesale/debut.htm. 88 André Vésale, Résumé de ses livres sur la fabrique du corps humain/ Andreae Vesalii Bruxellensis suorum de humani corporis fabrica librorum epitome, éd. et trad. J. Vons (Paris : Les Belles Lettres, 2008) et « L’Epitome, un ouvrage inconnu d’André Vésale » par J. Vons : www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx2006x040x002/ HSMx2006x040x002x0177.pdf. 89 Maria Portmann, « Traces, blessures, déchirures. Métaphores de la plaie », in Le corps transparent…, dir. Stoichita, p. 215-232 (p. 223-227). 90 Outre les travaux de Jacqueline Vons, voir Mandressi, Le regard de l’anatomiste…, p. 326 et Jérôme van Wijland, « La Fabrique du corps humain de Vésale : la matérialité à l’œuvre », La représentation du corps à la Renaissance, dir. P. Vert, Péristyles, 42 (2013), p. 41-48.
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Avec Vésale, les recherches de l’anatomie convergent avec celles des artistes sur le nu : en effet, la fabrique du corps faisait déjà l’objet d’une réflexion dans les traités d’art depuis le début du xive siècle à propos de la théorisation du nu. Nombreux sont les travaux à avoir mis en lumière la collaboration des anatomistes et des artistes, mais le plus souvent c’est pour montrer l’influence des traités d’anatomie sur les œuvres d’art contemporaines ou la fonction d’illustrateurs médicaux jouée par les artistes91. Il se pourrait inversement que la théorie du nu, en travaillant la composition du corps humain, ait constitué l’atelier où s’est préparée la révolution de l’anatomie. Vésale prétend dans les Tables anatomiques (1538) avoir fourni lui-même des planches anatomiques, mais il a surtout confié à Jan Van Calcar, un élève du Titien, le soin de réaliser les figures illustrant son traité92. Dans la préface de l’Epitome, il dit aussi avoir utilisé un nu masculin et un nu féminin (nudas uiri mulierisque imagines) pour présenter les parties externes du corps humain93. L’ouvrage présente en effet une figure d’Adam dont le déhanchement rappelle les nus de Polyclète et une Ève dérivée de la Vénus de Cnide (Fig. 15 a et b)94. D’autres dessins représentant les os et les muscles devaient pouvoir être placés sous ces figures afin de mieux faire comprendre, par un montage en trois dimensions, la fabrique du corps humain. Ces deux nus, qui furent reproduits par une abondante tradition de traités anatomiques et même diffusés sous forme de feuilles volantes ouvrantes, étaient destinés à imprimer dans l’esprit d’un large public la morphologie de l’homme et de la femme95. Mandressi, Le regard de l’anatomiste…, p. 95-106 (p. 101) ; Andrea Carlino, « Cadaveri, corpi metaforici, corpi memorabili », in La bella anatomia…, dir. ID., p. 15-24 ; Victor Stoichita, « Pennello/scalpello » et Jacqueline Vons, « L’impossible transparence. Comment dire et représenter le mouvement articulaire ? », in Le corps transparent…, dir. V. Stoichita, p. 7-36 et 71-82 ; Anne-Sophie Molinié, « Corps ressuscitants, corps ressuscités : peindre les corps au jour du jugement dernier. La coupole de Santa Maria del Fiore à Florence » et Laurène Sanchez, « Anatomie et art aux xvie et premier tiers du xviie siècles : influences et sensibilités pour un regard sur le corps », in Réalités et représentations du corps…, dir. M.-N. Fouligny et M. Roig Miranda, vol. I, p. 91-115 et 117-142. 92 Cf. trad. J. Vons in André Vésale, Résumé de ses livres… ou www.biusante.parisdescartes.fr/vesale/ ?e = 1&p. 1 = 41001&a1 = f&v1 = 02012&c1 = 1. 93 André Vésale, Résumé de ses livres…, praef., p. 5 et introd. J. Vons et S. Vélut, p. LXXI ou www.biusante.parisdescartes.fr/vesale/ ?e = 1&p. 1 = 31001&a1 = f&v1 = 09863&c1 = 1. Voir aussi J. Vons, « Entre art, science et illusion : les illustrations anatomiques dans les ouvrages de Vésale », in La représentation du corps…, dir. P. Vert, p. 3340. 94 Kenneth B. Roberts, The ingenious Machine of Nature. Four Centuries of Art of Anatomy (Ottawa : National Gallery of Canada, 1996), p. 80-87 ; J. Pigeaud, Andreas Vesalius…, introd., p. XLIII et J. Vons, « Entre art, science et illusion… », p. 33. 95 Brancher, Équivoques de la pudeur…, p. 670-695. 91
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II. La fabrique du corps Le nu naît, outre de la rationalité que lui confère la symétrie, de sa vérité anatomique ou, plus exactement, c’est la connaissance de l’anatomie humaine universelle qui garantit l’exactitude des proportions de la figure. Le premier théoricien à employer le terme de nu, Cennino Cennini, insistait sur la nécessité de dessiner « plus que d’après les maîtres, toujours et constamment d’après nature »96. Sans nommer la discipline de l’anatomie, il faisait de sa méthode – l’observation directe de la nature – la source première de la représentation de la figure peinte. Leon Battista Alberti reste très discret sur les sources de sa doctrine anatomique et semble indécis sur la question de la dissection97. En effet, l’un des présupposés du nouvel art De la peinture est que l’objet du peintre se limite au visible : « Car le peintre ne s’attache à imiter que ce qui se voit sous la lumière » (Nam ea solum imitari studet pictor quae sub luce uideantur)98. À l’injonction d’imiter la nature, il ajoute la restriction imposée par les limites de la vision humaine. Néanmoins, dans le cas précis de la représentation du corps de l’homme, la connaissance du non-visible est nécessaire à la représentation adéquate du visible. Si Alberti n’invite pas expressément le peintre à la pratique de la dissection, il reconnaît le caractère indispensable du savoir anatomique en faisant pour la figuration du nu une concession d’importance au principe qu’il avait précédemment énoncé : Mais en ce lieu peut-être certains m’objecteront ce que j’ai dit plus haut à savoir que rien de ce qui n’est pas visible ne regarde le peintre. Ils auront certes raison, mais […], quand il s’agit de peindre un nu, il faut d’abord disposer les os et les muscles, que l’on recouvre modérément de chairs et de peau, de manière que le spectateur comprenne sans difficulté où se trouvent les muscles.99 96 Cennini, Il libro dell’arte, 28, éd. Brunello, p. 28 et trad. Déroche, p. 75 : Come sopra i maestri, tu déi ritrarre del naturale con continuo uso. 97 Mandressi, Le regard de l’anatomiste…, p. 100. 98 Alberti, De pictura, I, 2 ; et aussi II, 30 et II, 36, éd. Grayson (Schefer, p. 74 ; 144 et 160). Victor Stoichita interprète l’expression d’Alberti comme une admonition, rappelant que l’étude de l’intériorité du corps « se fait au nom de l’extérieur de cet intérieur » (« Penello/scalpello », in Le corps transparent…, p. 15). 99 Alberti, De pictura, II, 36, éd. Sinisgalli, p. 192-193 et trad. Schefer, p. 162-163 (légèrement modifiée) : Sed hoc in loco fortassis aderunt obiicientes, quod supra dixerim, nihil ad pictorem earum rerum spectare, quae non uideantur. Recte illi quidem, sed […] in nudo pingendo prius ossa et musculi disponendi sunt quos moderatis carnibus et cute ita operias, ut quo sint loco musculi non difficile intelligatur.
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Non seulement le peintre doit connaître la structure interne du corps pour confectionner un nu, mais il doit s’attacher à la rendre également intelligible, sans ambiguïté, au spectateur. Le nu est l’illustration de la vérité anatomique du corps humain et il accorde le peintre et son destinataire dans la compréhension, qui leur est désormais commune, de sa composition. La composition Leon Battista Alberti : la compositio membrorum L’anatomie est essentielle à la conception albertienne de la compositio. Certes, comme l’a montré Michael Baxandall, la théorie de la composition de l’histoire en peinture est l’aboutissement d’une longue tradition rhétorique qui a été étendue aux arts figuratifs100. Toutefois, comme il a déjà été dit, le langage était lui-même conçu dans la tradition rhétorique, puis scolastique, sur le paradigme du corps humain101. Il n’est donc rien d’étonnant à ce que l’anatomie humaine soit implicitement le modèle de la composition picturale : le peintre fabrique toute œuvre comme la nature a fabriqué les corps des êtres vivants102. A fortiori, s’agissant du nu, la composition du tableau imite l’organisation anatomique : Alberti emploie du reste dans le second livre du traité De la peinture, comme il apparaît dans la citation précédente, le verbe disponere pour décrire l’agencement de la figure humaine à côté du verbe componere pour la composition du tableau. Comme le corps humain dans la doctrine anatomique, le nu résulte de deux synthèses successives, la composition des surfaces et surtout la composition des membres dont Alberti donne les préceptes aux paragraphes 36 à 38 du livre II. La théorie albertienne de la composition des membres allie l’anatomie à l’étude de la symétrie, parce que la proportion des membres dépend tout entière de la bonne intelligence du fonctionnement interne du corps. L’exactitude anatomique garantit l’harmonie générale et la fonction de chaque membre conditionne sa forme particulière. C’est pourquoi Alberti insère un bref Michael Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture. 1340-1450, trad M. Brock (Paris : Seuil, 1989). 101 Voir supra, notamment p. 20 et 157-158. 102 Bernard Prévost, in Leon Battista Alberti. La peinture (Paris : Seuil, 2004), introd., p. 21-22). Voir ce que dit Françoise Choay à propos du « schème animal-corps » dans la pensée esthétique d’Alberti (P. Caye et F. Choay, Leon Battista Alberti. L’Art d’édifier…, introd., p. 27) : il conçoit les œuvres de l’art sur le modèle de l’organisme vivant dont chaque membre remplit conformément à la médecine galénique une fonction propre. 100
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exposé d’anatomie au milieu de la réflexion sur les mesures du corps humain, immédiatement avant de convoquer la doctrine vitruvienne de la symétrie. Le calcul du rapport de proportion entre les parties du corps, qui définit comme on l’a vu plus haut la beauté103, stipule une représentation anatomique correcte : Nous allons maintenant traiter de la composition des membres. Dans cette composition il faut d’abord veiller à ce que chaque membre s’accorde avec les autres. On dit qu’il y a entre eux un bel accord lorsque leur taille, leur fonction, leur espèce, leurs couleurs et toutes les autres choses, s’il s’en trouve de ce genre, satisfont à la vénusté et à la beauté. Si dans un personnage la tête est très large, la poitrine toute petite, la main énorme, le pied enflé, le corps gonflé, cette composition sera laide d’aspect. Il faut donc maintenir un certain rapport dans la grandeur. Et, pour le calculer, lorsqu’on peint des êtres animés, il faut d’abord agencer les os en dessous par l’esprit. En effet, ne pliant pas du tout, ils occupent toujours un placement fixe. Il faut ensuite que les nerfs et les muscles soient attachés à leur place ; il faut enfin montrer les os et les muscles revêtus de chair et de peau.104
Ainsi, l’application de la loi des proportions suppose en pratique une connaissance approfondie de l’anatomie et la méthode exige, au moins à titre préparatoire, l’étude de l’intériorité du corps. Les catégories anatomiques utilisées par Alberti sont à peu de choses près celles de l’anatomie galénique traditionnelle : le corps humain est constitué de quatre parties parmi lesquelles on retrouve les os, les muscles et les nerfs, mais les veines sont remplacées par l’ensemble du tissu formé de la chair et de la peau. Victor Stoichita a fait justement remarquer que la peau disparaissait de l’énumération des parties du corps dans la version vulgaire du traité105 ; dans Voir supra, Première partie, p. 104 sqq. Alberti, De Pictura, II, 36, éd. Sinisgalli, p. 191-192 et trad. Schefer, p. 160-161 (largement modifiée) : Sequitur ut de compositione membrorum referamus. In membrorum compositione danda in primis opera est, ut quaequae inter se membra conueniant. Ea quidem tunc conuenire pulchre dicuntur, cum et magnitudine et officio et specie et coloribus et caeteris si quae sunt huiusmodi rebus ad uenustatem et pulchritudinem correspondeant. Quod si in simulachro aliquo caput amplissimum, pectus pusillum, manus perampla, pes tumens, corpus turgidum adsit, ea sane compositio erit aspectu deformis. Ergo quaedam circa magnitudinem ratio tenenda est. In qua quidem commensuratione, iuuat in animantibus pingendis, primum ossa ingenio subtercolare. Nam haec, quod minime inflectantur, semper certam aliquam sedem occupant. Tum oportet neruos et musculos suis locis inhaerere. Denique extremum carne et cute ossa et musculos uestitos reddere. 105 Stoichita, « Penello/ scalpello », p. 13-14. Comparer avec l’édition vulgaire : Leon Battista Alberti, De pictura (redazione volgare), éd. L. Bertolini (Florence : Poli stampa, 2011), p. 269-270. 103 104
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l’édition latine, Alberti assimile la peau et la chair, peut-être aussi à cause de la difficulté que pose leur dissociation dans la dissection. Le processus de la composition du nu suit non pas celui de l’analyse de l’anatomiste, qui correspond à la pratique de la dissection, mais celui de la synthèse, de la recomposition ou encore de la fabrique du corps. Dans la version latine, le mot ingenio pourrait laisser entendre que le procédé de composition du corps est principalement une représentation mentale, en particulier lorsqu’il s’agit de reconstituer l’ossature sous le nu. Toutefois, dans la version italienne aucun terme comparable n’apparaît et, comme par ailleurs le disegno est pour Alberti en soi une opération mentale, on peut considérer que le processus de composition organique du nu passe aussi par le tracé de la main. Il consiste en seulement trois étapes, car les nerfs et les muscles forment, comme la chair et la peau une unité organique : agencement du squelette, accroche sur les os des muscles et des tendons, couverture de l’ensemble par une épaisseur modérée de chair et de peau. Leon Battista Alberti ne fait ici aucune référence explicite à une doctrine anatomique, ancienne ou moderne. On sait pourtant qu’il connaissait le De usu partium de Galien106, ce que confirme une allusion au chirurgien de Pergame au troisième livre du De pictura : Galien a écrit qu’il a vu, gravé sur une bague, Phaéthon tiré par quatre chevaux dont on voyait distinctement les rênes, tous les pieds et les poitrails.107
En effet, dans le premier chapitre du 17e livre du traité De l’usage des parties, Galien affirme que la connaissance du corps de l’homme et des animaux n’est pas seulement utile au médecin, mais aussi plus généralement au philosophe qui cherche à connaître toute la nature jusque dans ses plus petites créatures. Il donne alors en illustration un sculpteur qui avait réussi à représenter les quatre chevaux du char de Phaéton dans le chaton d’une bague de telle sorte que l’on pouvait distinguer leurs seize pattes. Il est vrai qu’Alberti cite l’anecdote pour donner tort à Galien et 106 Schultz, Art and Anatomy in Renaissance Italy…, p. 58. Ida Mastrorosa pense qu’Alberti a lu le De usu partium de Galien dans la traduction latine de Niccolò da Reg gio et peut-être aussi des passages du corpus hippocratique et du De medicina de Celse (« Alberti e il sapere scientifico : fra i meandri di una biblioteca interdisciplinare », in Leon Battista Alberti. La biblioteca di un umanista, dir. R. Cardini (Florence : Mandragora, 2005), p. 146-147). 107 Alberti, De pictura, III, 57, éd. Sinisgalli, p. 258 et trad. Schefer, p. 223, (modifiée) : Scripsit Galenus uidisse se in anulo sculptum Phaëthontem quattuor equis uectum, quorum frena et omnes pedes et pectora distincte uidebantur.
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déconseiller au peintre d’effectuer de si petits tableaux, mais l’évocation du médecin antique et plus particulièrement la référence à ce chapitre du traité De l’usage des parties sur l’utilité didactique de l’anatomie font sens dans le troisième livre du De pictura, qui traite précisément de l’éducation du peintre. L’influence de Galien est encore sensible dans le De re aedificatoria, lorsque Leon Battista Alberti développe la comparaison entre l’édifice et le corps humain. Dans le prologue, il a posé ce que Françoise Choay nomme « l’axiome de l’édifice-corps » et attribué à l’œuvre de l’architecte une nécessaire organicité : « l’édifice est une sorte de corps qui, comme les autres corps, consiste en linéaments et en matière » (Praef., 3 : Nam aedificium quidem corpus quoddam esse animaduertimus, quod lineamentis ueluti alia corpora constaret et materia)108. Il reprend, on l’a vu, du De architectura de Vitruve, sa principale source sur l’art d’édifier, l’idée que le corps humain doit être le modèle de tout ouvrage d’art et en particulier des temples et des palais. Mais à la différence de Vitruve, qui voit dans le corps d’un homme bien constitué la réalisation de rapports de proportion parfaits, Alberti insiste sur le fait que le modèle de l’édifice est un être vivant : « De même que dans un être vivant les membres répondent aux membres, de même dans un édifice il convient que les parties répondent aux parties » (I, 9 : ueluti in animante membra membris, ita in aedificio partes partibus respondeant condecet). Il développe alors une analyse des pièces de la maison, comme l’anatomiste décompose les parties du corps humain, pour montrer que chaque pièce se voit assigner un seul emplacement convenable et adéquat dans une maison, aussi bien que chaque membre trouve sa place nécessaire dans la disposition du corps. Plus loin dans le traité, il approfondit la comparaison avec l’animal : il ne s’agit plus tant du corps humain que de celui du cheval. La raison en est qu’en lui les membres sont clairement organisés en vue de son utilité (commoditas) : ses pattes et la forme de ses muscles sont adaptées à la course. Ce qui fascine Alberti dans le corps de l’animal, c’est que chaque membre, chaque organe a la forme nécessaire à sa fonction (usus membrorum) : L’Italie, en raison de sa sobriété innée, avait d’abord établi que devait régner dans les édifices la même organisation que chez l’animal. Elle voyait en effet, par exemple chez le cheval, qu’il était rare que l’animal 108 Alberti, De re aedificatoria, Praef., 3, éd. Orlandi p. 15 et trad. Caye et Choay, p. 51. Cf. Choay, La règle et le modèle…, p. 128 et introduction de la traduction française, p. 22, ainsi que Vasoli, « L’archittetura come enciclopedia… », p. 387. Cf. supra, p. 111.
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ne soit pas parfaitement adapté aux usages mêmes pour lesquels on loue la forme de ses membres ; et elle jugeait en conséquence que nulle beauté de la forme ne se trouve exclue ou séparée de son utilité.109
Alberti attribue ici aux Romains l’application à l’architecture d’une conception du corps humain qui est héritée de la médecine grecque et plus particulièrement du corpus galénique, postérieur aux grandes œuvres d’architecture romaines et au traité de Vitruve (rédigé entre 35 et 25 av. J.-C.). Les termes qu’il emploie sont manifestement tirés du lexique médical et sa conception du corps animal renvoie à l’anatomie fonctionnelle de Galien, en particulier au De usu partium. Lorenzo Ghiberti : membres simples et membres composés Lorenzo Ghiberti, contemporain d’Alberti, lie plus clairement encore la composition du nu à l’organisation anatomique du corps. Des travaux ont déjà montré que, dans ses Commentaires, Ghiberti appliquait à l’interprétation des statues les notions de composition et de convenance des membres qu’il partageait largement avec Alberti110. Or, chez Ghiberti, la composition de la statue virile repose sur une doctrine anatomique bien spécifique. Au début des Commentaires, exigeant que le sculpteur soit formé dans tous les arts libéraux, il cite à côté de la géométrie, de l’astrologie et de l’arithmétique, la philosophie, la médecine et l’anatomie (Notomia)111. Par philosophie, l’orfèvre entend la science de la nature des choses et de ses principes et il donne en exemple Archimède. Quant à la médecine et à l’anatomie, elles permettent au sculpteur qui veut « composer la statue d’un homme » de savoir le nombre d’os, les muscles, les tendons et les ligaments qui se trouvent dans le corps humain : Il est encore nécessaire d’avoir appris la discipline de la médecine et d’avoir vu une anatomie de façon que le sculpteur, quand il veut compo Alberti, De re aedificatori, V, 3, éd. Orlandi), t. II, p. 453-455 et trad. Caye et Choay, p. 281-282) : Italia tum primum pro innata frugalitate sic statuebat, in aedificio non secus atque in animante conuenire. Nam puta in equo, sentiebat illa quidem, ad quo usus eius figuram membrorum comprobes, raro fieri, quin eos ipsos ad usus eius id animans commodissimum sit ; et gratiam formae proinde putabat ab expetita usus commoditate nusquam exclusam aut seiunctam inueniri. 110 Henk van Veen a rapproché le De pictura d’Alberti de certains passages des Commentaires de Ghiberti à propos de la notion, qui leur est commune, de composition ou convenance des membres : « L. B. Alberti and a passage from Commentaries », in Lorenzo Ghiberti nel suo tempo (Florence : Olschki, 1980), t. II, p. 343-348 (p. 344-346). 111 Ghiberti, I Commentarii, I, 2, 1, éd. Bartoli, p. 46. 109
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ser la statue virile, sache combien d’os se trouvent dans le corps humain et qu’il connaisse les muscles dans le corps humain et tous les tendons et les ligaments qui s’y trouvent.112
La Notomia consiste moins ici dans un savoir doctrinal que dans une expérience visuelle, dont on hésite à trancher s’il s’agit de la dissection du cadavre elle-même ou de sa représentation figurée, une planche d’anatomie. Un peu plus loin, Ghiberti reprend la même idée en l’étendant également au peintre et en se référant cette fois au corpus d’Hippocrate, d’Avicenne et de Galien. L’humaniste avertit toutefois son lecteur que le sculpteur et le peintre n’ont nul besoin d’être médecins eux-mêmes, mais seulement de connaître les ouvrages médicaux et l’anatomie du corps humain : Il n’est pas nécessaire d’être médecin comme Hippocrate, Avicenne et Galien, mais il faut avoir vu leurs œuvres, avoir vu une anatomie, connaître un par un tous les os qui sont dans le corps de l’homme, savoir les muscles qui sont en lui, connaître tous les tendons et tous les ligaments qui se trouvent dans la statue virile ; le reste de la médecine n’est pas vraiment nécessaire.113
Assurément, Ghiberti considère l’anatomie comme un savoir principalement visuel ; il semble toutefois établir ici une distinction entre ce que l’on voit dans les livres (opere) et ce que l’on voit dans une dissection (notomia), à moins qu’il ne s’agisse d’une opposition entre le texte et l’image. Sa doctrine anatomique se divise, comme plus haut, en os, muscles, tendons et ligaments, substituant dans l’anatomie galénique les ligaments aux vaisseaux. Il est intéressant aussi de constater que cette théorie ne concerne plus seulement le corps humain, mais aussi la figure du sculpteur puisqu’il passe sans transition de l’un à l’autre au cours de la description. La statue virile semble être constituée des mêmes éléments que son modèle naturel ; il se peut aussi que le discours opère une sorte de répartition des constituants, les os et les muscles formant 112 Ibid., I, 2, 8, éd. Bartoli, p. 48 (harmonisée) : Ancora bisognia avere conosciuta la disciplina della medicina, et avere veduto notomia, acciò che lo sculptore sappi quante ossa sono nel corpo humano, volendo comporre la statua virile, e sapere e muscoli sono nel corpo dello huomo e così tutti nervi e legature sono in esso. ( Je donne mes traductions). 113 Ibid., I, 2, 10, éd. Bartoli, p. 50 : Non bisognia esser medico come Ypocrate et Avicenna e Galieno, ma bene bisogna avere vedute l’opere di loro, avere veduto notomia, aver per numero tutte l’ossa che sono nel corpo dell’uomo, sapere i muscoli sono in esso, avere tutti i nervi et tutte le legature che sono nella statua virile ; altre cose di medicina non bisognano tanto.
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plutôt le corps humain et les tendons et les ligaments apparaissant de préférence dans la statue. Au livre III de ses Commentaires, Ghiberti développe quelque peu cette doctrine anatomique en citant en latin ses deux sources, le Canon d’Avicenne (9, 11, 15) et le Colliget d’Averroès (1, 3)114. Il est probable du reste qu’il utilise un manuel qui compile les deux textes sans toujours bien les distinguer, puisqu’il commence son exposé en annonçant la théorie d’Avicenne et, sans transition, le conclut en récapitulant celle d’Averroès115. Il expose en réalité principalement la partie de l’anatomie des os, seule nécessaire à l’artiste, car « sans la connaissance des os du corps humain il est impossible de composer la forme de la statue virile » (Senza notizia dell’ossa del corpo umano non è possibile a poter comporre la forma della statua virile)116. Cet exposé d’ostéologie précède les considérations sur la symétrie du corps humain car le savoir anatomique est la condition préalable à toute règle géométrique concernant la figure humaine. La construction vitruvienne qui est développée ensuite ne vaut que si elle repose sur la connaissance certaine de l’organisation du squelette. De plus, l’élaboration de la statue de l’homme, en particulier d’un homme nu, est désignée par le terme de « composition » et conçue sur le modèle de la formation naturelle des membres. En effet, le seul passage qui ne porte pas strictement sur l’ostéologie dans les Commentaires de Ghiberti reprend la cinquième doctrine du premier livre du Canon d’Avicenne, qui traitait de la distinction entre les membres simples (membra similia ou simplicia) et les membres composés (membra composita) : Les petites parties qui, par dessus les os, en appellent aux sens dans le corps humain sont de deux espèces ; l’une est celle des membres tout à fait semblables. Donc c’est la délimitation de cette partie. Et la délimitation du tout est la délimitation une, comme sont uns les os et la chair, parce que n’importe quelle partie de chair est nécessairement chair et n’importe quelle partie d’os est nécessairement os. La seconde espèce est celle des membres composés, dont les parties sont dissemblables, par exemple la main qui est composée de chair, de muscles, d’os et de cœur. Et les membres simples sont les os, les muscles, les cœurs, les nerfs, les ligaments, et la chair est sécheresse ou graisse, peau, sang fibreux, phlegme, Ibid., III, 35, 1-36, 4, éd. Bartoli, p. 295-299. Graziella Federici Vescovini, « Le fonte ottiche medievali del Commentario ter zo », in Lorenzo Ghiberti nel suo tempo…, t. II, p. 350-351. 116 Ghiberti, I Commentarii, III, 34, 3, éd. Bartoli, p. 295 et Gabriele Morolli, « L’architettura dai Commentari », in Lorenzo Ghiberti nel suo tempo…, t. II, p. 589619 (p. 611). 114 115
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humeur noire, choléra et esprit, et celui-ci est une vapeur montée dans le cœur et dans le cerveau.117
Au premier livre du Canon, Avicenne exposait les principes de son anatomie, synthèse des doctrines d’Aristote et de Galien. Elle se divise en membres semblables ou simples (os, muscles, tendons, veines et artères) qui font l’objet du livre I et en membres composés et instrumentaux (main, tête, organes) qui sont étudiés au livre III118. La description des membres composés est conditionnée par les théories de la crase et de la diarthrose. D’une part, ces membres résultent d’une combinaison des éléments et d’un mélange des humeurs et ils sont en connexion avec l’âme par l’esprit ou le souffle (spiritus) qui les anime en les dotant de la sensation et du mouvement. D’autre part, ces membres sont les parties du corps dans lesquelles la nature a opéré la plus grande dissimilation et la plus grande articulation, comme c’est le cas de la main. Parallèlement aux recherches des anatomistes, les premiers théoriciens du nu ont cherché dans les doctrines médicales antiques et médiévales les éléments et la méthode pour composer le corps humain. Mus par la nécessité propre à leur art de fabriquer de toute pièce la figure humaine, ils ont été amenés à concevoir très tôt le corps humain comme un assemblage, un modèle composite susceptible d’être démonté et remonté à loisir. Alberti et Ghiberti ont trouvé les premiers principes de la composition du nu dans les éléments de l’anatomie de Galien et d’Avicenne. Après eux, des artistes mieux formés à l’anatomie moderne et qui ont pratiqué eux-mêmes la dissection, ont passablement complexifié les règles de l’art du nu. La démonstration Léonard de Vinci : la membrificazione Léonard de Vinci fait partie des premiers artistes à avoir disséqué des corps humains et à avoir cherché à transmettre, textes et dessins à l’appui, 117 Ibid., III, 36, 1, éd. Bartoli, p. 296 : Particule quae testificant super ea sensus in corpore humano sunt speties due, una est membrorum consimilium. Igitur haec est diffinitio istius partis. E diffinitio totius est diffinitio una sicut sunt ossa e caro, quia quaelibet pars carnis de necessitate est caro e quaelibet pars ossis est os. E secunda est membrorum compositorum, quarum partes non assimilantur partibus, sicut manus quae composita est ex carne musculis osse e corde. E membra simplicia sunt ossa e musculi e corda e nerui e ligamenta, e caro est asungia seu pinguedo e cutis et uili sanguis e flemma e malinconia e collera e spiritus et iste est uapor porrectus in corde et cerebro. 118 Siraisi, Avicenna in renaissance Italy…, p. 23 et surtout p. 28.
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ses découvertes en matière d’anatomie119. Pour Léonard de Vinci, l’anatomie est nécessaire au peintre et c’est le savoir que requiert tout spécifiquement l’art du nu. Dans ses Carnets, il affirme qu’il faut connaître l’anatomie pour être capable de bien former les membres des nus : Comme il est nécessaire au peintre de savoir l’anatomie. C’est chose nécessaire au peintre, pour être un bon façonneur de membres dans les attitudes et les gestes qui se peuvent faire pour les nus, de savoir l’anatomie des nerfs, os, muscles et tendons…120
Contrairement à ces prédécesseurs, Léonard de Vinci réserve le terme de composition (composizione) à l’arrangement des figures pour former l’histoire et il invente un terme spécifique pour désigner la composition des membres, la membrificazione. Formé sur le radical du verbe facere, le néologisme signifie littéralement la « fabrication des membres » et renvoie davantage à la physiologie et à la génération de l’homme. Le terme est employé dans les Carnets en particulier pour le dessin du nu (Della membrificazione delli nudi…121), mais on remarque que Léonard de Vinci parle aussi en général des membrificazioni degli animali, reprenant le mot animal en son sens médical aristotélicien pour désigner l’« être vivant »122. Léonard avait lu le traité d’Anatomie de Mondino de’ Liuzzi, probablement dans l’édition du Fasciculus de Johannes de Ketham, publié pour la première fois en 1491. Nous savons aussi qu’il a travaillé en 15101511 avec Marcantonio della Tore, professeur d’anatomie à l’université de Pavie. Il a pratiqué lui-même des dissections anatomiques à Florence en 1507-1508 à l’hôpital de Santa Maria Novella123 et à Rome, dans les années 1514-1515, à l’hôpital Santo Spirito – et peut-être aussi à celui de Santa Maria della Consolazione – où il aurait rencontré deux chirur Martin Clayton et Ron Philo, Léonard de Vinci. Anatomiste (Arles : Actes sud, 2019). 120 Léonard de Vinci, Lu fol. 340 ; McM fol. 329 ; L fol. 79, éd. Vecce, p. 278 et ma trad. : Com’è necessario al pittore sapere la notomia. Necessaria cosa è al pittore per essere bono membrificatore nell’attitudini e gesti che fare si possono per li nudi, di sapere la notomia di nervi, ossa, muscoli e lacerti… Cf. trad. Servicen, II, p. 285 : « Pour bien agencer les membres d’un nu en leurs positions et gestes, il importe que le peintre connaisse l’anatomie des nerfs, os, muscles et tendons ». 121 Léonard de Vinci, Lu fol. 302 ; McM fol. 308, éd. C. Vecce, p. 265. 122 ID., Lu fol. 284 ; McM fol. 288 ; A fol. 50, éd. C. Vecce, p. 259. 123 Martin Clayton et Ron Philo, Léonard de Vinci. Anatomie de l’homme, trad. C. Rivolier (Paris : Seuil, 1992), p. 19. 119
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giens célèbres, Mariano Santo et le maître de celui-ci, Giovanni da Vigo, auteur de plusieurs traités médicaux (Practica in chirurgia…, 1514 et Practica in professionne chirurgica…, 1517)124. De l’Anatomie de Mondino et de sa collaboration avec les chirurgiens de son époque Léonard de Vinci a tiré une culture médicale qu’il a librement adaptée à sa pratique personnelle de la dissection et du dessin anatomique125. Son imaginaire a été marqué par l’influence d’Aristote et de Galien notamment pour ce qui est de l’analogie de l’homme avec l’arbre126 et plus généralement pour la conception téléologique de l’organisme127. Il est également fasciné par l’idée, qu’il attribue à Hippocrate, selon laquelle le corps humain est un réseau de canaux dans lequel circule la semence originelle128. De fait, les nombreux préceptes et dessins que Léonard a laissés dans ses Carnets témoignent d’une doctrine anatomique originale qu’il avait l’intention d’exposer dans son traité de peinture129. La dernière section, et vraisemblablement la plus importante, du livre qu’il voulait consacrer à la « figure humaine » devait enseigner la composition interne du corps de l’homme et de la femme et se diviser en quatre sections : les veines, les nerfs, les muscles et les os130. Les catégories anatomiques annoncées par 124 Domenico Laurenza, Leonardo nella Roma di Leone X (c. 1513-1516). Gli studi anatomici, la vita, l’arte, Lettura Vinciana, 43 (2004). 125 Kenneth D. Keele, Leonardo Da Vinci’s Elements of the Science of Man (New York-Londres : Academic Press, 1983), p. 195-200 ; Arasse, Léonard de Vinci…, en part. P. 80, 82 et 278 ; Clayton et Philo, Léonard de Vinci. Anatomie de l’homme…, p. 13 et Carlo Vecce, « La parola del corpo », in Leonardo da Vinci’s Anatomical World…, dir. A. Nova et D. Laurenza, p. 23-26. Voir supra, Introduction, p. 48-49. 126 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 12597ro ; Windsor RL fol. 19026ro et fol. 19028ro (l’« arbre des veines ») et Windsor RL fol. 19034vo (l’« arbre de tous les nerfs »). Cf. Carlo Vecce, « Microcosmo e macrocosmo in Leonardo », in Macrocosmo-Microcosmo : scrivere et pensare il mondo nel Cinquecento tra Italia e Francia, dir. R. Gorris Camos (Fasano : Schena, 2004), p. 37-46 ; Martin Kemp, Leonardo da Vinci. Experience, Experiment and Design (Londres : V&A, 2006), p. 53 ; Laneyrie-Dagen, L’invention du corps…, p. 241-245 et « La parola del corpo », in Leonardo da Vinci’s Anatomical World…, dir. A. Nova et D. Laurenza, p. 23-26. 127 Sur l’importance du De usu partium dans la culture de Léonard de Vinci et dans son œuvre anatomique, voir Domenico Laurenza, “Galeno, Opera”, in La biblioteca di Leonardo, dir. C. Vecce (Florence : Giunti, 2021), p. 254-255. 128 Léonard de Vinci, Forster III fol. 75ro, trad. Servicen, I, p. 200. 129 Léonard de Vinci signale clairement ce projet dans ses carnets : « Dans les mouvements et attitudes des figures, note comment les membres et leurs expressions varient ; car dans les mouvements des bras et des épaules, les omoplates modifient grandement la position de l’épine dorsale ; et tu trouveras toutes les raisons de ceci dans mon traité d’anatomie. » (E fol. 3r°, trad. Servicen, II, p. 279). 130 Léonard de Vinci, B fol. 20ro, trad. Servicen, II, p. 139. Cf. Keele, Leonardo Da Vinci’s Elements…, p. 195-197 et Laurenza, De figura umana…, introd., p. XV-XVI.
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Léonard de Vinci sont les divisions traditionnelles de la doctrine galénique : angiologie, neurologie, myologie et ostéologie. De plus, Léonard adoptait l’ordre de l’analyse qui procède de l’extérieur vers l’intérieur, conformément à la méthode de dissection professée depuis Mondino de’ Liuzzi. Quelques années plus tard, reprenant le projet du livre sur la « figure humaine », Léonard de Vinci précise la méthode d’exposition qu’il mettra en œuvre dans son traité d’anatomie. Son expérience de la dissection l’a manifestement amené à en corriger et en complexifier le plan : il s’agira de montrer le corps humain au lecteur comme s’il l’avait sous les yeux. Léonard donne alors un programme complet de dissection qui procède toujours selon le même ordre, mais qui affine et modifie l’analyse anatomique traditionnelle du corps humain : Ce plan que j’ai fait du corps humain te sera exposé exactement comme si tu avais l’homme véritable devant toi. La raison en est que si tu veux connaître à fond les parties d’un homme disséqué, tu dois bouger soit son corps soit ton œil pour l’examiner sous différents aspects, par en dessous, par dessus et de côté en le faisant tourner et en étudiant l’origine de chaque partie. Mais tu dois comprendre que ce genre de connaissance ne te satisfera pas, à cause de la très grande confusion qui résultera de l’enchevêtrement des membranes avec les veines, artères, nerfs, tendons, muscles, os et le sang qui tient toutes les parties de la même couleur et tu ne peux connaître l’une sans confondre et détruire l’autre. Voilà pourquoi il est nécessaire d’effectuer plusieurs dissections ; tu en feras trois pour acquérir une connaissance complète des veines et des artères en détruisant tout le reste avec la plus grande application ; trois autres pour acquérir la connaissance des membranes, trois pour les tendons, muscles et ligaments, trois pour les os et cartilages ; trois pour l’anatomie des os. Et il faut en faire trois du corps de la femme, qui recèle un grand mystère, l’utérus et son fœtus.131 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19061ro, KP fol. 154ro, éd. K. D. Keele et C. Pedretti, Leonardo da Vinci. Corpus of the anatomical studies in the collection of her Majesty the Queen at Windsor Castle, vol. II (Londres : Johnson, 1980), p. 594 (harmonisée) et trad. Clayton et Philo, Léonard de Vinci…, p. 83 : Questa mia figuratione del corpo umano ti fara dimostra non altrementi che se tu avessi l’omo naturale innanti e la ragion sie che se tu voi bene conoscere le parte dell’omo natomizato tu lo [volti] o lui o l’occhio tuo per diverso aspetto quello considerando disotto e disopra e dalli lati voltando lo e cercando l’origine di ciascun membro e in tal modo la notomia naturale t’a saddisfatto con cosiachella grandissima confusione che risulta della mistione di panniculi misti con vene arterie nervi corde muscoli ossi sangue il quale tignie dise ogni parte d’un medesimo colore […] e non poi avere la notitia dell’un che tu non confonda e destrugga l’altro. Adunque e necessario fare piu natomie delle quali 3 te ne bisogna per avere piena notitia delle vene e arterie destrugen131
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Léonard de Vinci observe qu’en pratique il est impossible de montrer toutes les parties du corps dans une même dissection, c’est-à-dire la dissection d’un seul et même cadavre, car pour montrer une partie l’on est obligé de détruire les autres et, de plus, le sang brouille rapidement la vision des éléments et les rend indistincts. Il faut donc pour parvenir à une description complète du corps humain pratiquer pas moins de trois dissections pour chaque partie de l’anatomie. Le peintre-anatomiste propose de nouvelles distinctions qui semblent cette fois dictées par son expérience pratique et non plus un savoir livresque : il isole les membranes, il regroupe tendons, muscles et ligaments comme formant un ensemble organique solidaire, il sépare des os les cartilages et probablement les os les plus petits. Il aboutit ainsi à une nouvelle division anatomique du corps en cinq parties : veines et artères ; membranes ; tendons, muscles et ligaments ; cartilages et certains os ; os. Enfin, il ajoute trois autres dissections du corps féminin pour l’étude spécifique de la matrice et du fœtus. En effet, Léonard, qui se passionnait pour l’embryologie, a autopsié en particulier des femmes enceintes ou mortes en couche et il en aurait tiré des conclusions sur le rapport entre l’âme et le corps qui lui auraient valu la suspicion des autorités ecclésiastiques romaines132. Il est probable du reste que la récurrence mystérieuse du chiffre trois dans ce protocole de la dissection avait une signification symbolique. On trouve aussi ailleurs dans les Carnets une liste plus détaillée, mais dépourvue de tout ordre apparent, des « membres simples » qui constituent le corps : « Les membres simples sont au nombre de onze : cartilages, os, veines, artères, membranes, ligaments et tendons, épiderme, chair et graisse »133. Cependant, la membrificazione ou fabrication du nu semble suivre un ordre très différent de celui de l’exposé de la doctrine anatomique et de l’opération de la dissection. Le feuillet Lu 340, daté de 1502 et cité plus haut, décrit le dessin du nu en énumérant successivement les nerfs, les os, les muscles et les tendons. À l’exception des nerfs, placés en première position, il anticipe l’ordre de la fabrique du corps qui sera bientôt enseignée par André Vésale. En réalité, les nerfs, qui redoublent les tendons dans la division galénique traditionnelle, sont substitués par do con somma diligentia tutto il rimanente e altre 3 per avere la notitia delli panniculi e 3 per le corde e muscoli e legamenti e 3 e 3 per li ossi e cartilagini e 3 per la natomia delle ossa […] e 3 ne bisogna fare per la donna nella quale e gran misterio mediante la matrice e suo feto (cf. trad. Servicen, I, p. 169). Voir aussi les feuillets Windsor RL fol. 19059ro ; fol. 12624ro et fol. 19142ro (= KP fol. 40 ; fol. 112vo et fol. 100ro). 132 Laurenza, Leonardo nella Roma di Leone…, p. 12-20. 133 Léonard de Vinci, Forster III fol. 27vo, trad. Servicen, I, p. 199.
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Léonard de Vinci aux veines, comme si l’angiologie était exclue du savoir anatomique utile au peintre de nus. C’était déjà le cas dans le De Pictura d’Alberti qui ignorait dans le processus de la composition des membres le système sanguin et, quoique de façon moins évidente, dans les Commentaires de Ghiberti, qui s’intéressait principalement aux os et ne mentionnait pas non plus les veines dans la constitution des membres composés. Le feuillet précédent de Léonard de Vinci sur la dissection témoigne d’une hantise du sang qui occulte la vérité anatomique aux yeux du chirurgien ; pire, dégager le système vasculaire détruit le reste du corps et rend impossible sa recomposition. La prise en compte de cette partie spécifique de l’anatomie qu’est l’angiologie pose manifestement problème aux premiers théoriciens du nu, et la représentation des veines et du sang apparaît très tôt comme un défi de l’art. Chez Léonard de Vinci, l’opération démiurgique de la membrificazione du nu ne correspond pas à la méthode de la dissection, mais à celle de la dimostrazione anatomique par le dessin134. Daniel Arasse a souligné que les dessins anatomiques de Léonard avaient pour lui une valeur de « démonstration », c’est-à-dire qu’ils visaient à démontrer l’existence de données morphologiques ou physiologiques qui échappent habituellement à la vue135. On peut aussi se demander dans quelle mesure la notion de demonstratio développée par Celse dans le De medicina, un texte bien connu des médecins humanistes que fréquentait Léonard, a pu l’influencer. Il s’agissait en effet pour le médecin antique d’une description qui mettait en relation les symptômes visibles des maladies avec leurs causes profondes et invisibles, les dysfonctionnements internes du corps. Or, un feuillet du même manuscrit de la Bibliothèque de Windsor daté des années 1510-1511 propose une « démonstration » ou « représentation de la main ». En marge de dessins étudiant la structure de la main, Léonard décrit cette fois une opération de fabrication d’un membre selon un mouvement de synthèse inverse à celui de la dissection : La première démonstration de la main sera faite simplement par ses os. La deuxième par les ligaments et les diverses connexions de tendons qui les joignent. La troisième sera celle des muscles qui naissent sur ces os. La quatrième, par les premiers tendons qui sont posés sur ces muscles et transmettent le mouvement aux bouts des doigts. La cinquième représentera le second étage de tendons qui meuvent tous les doigts et aboutissent aux avant-derniers os des doigts. La sixième fera voir les nerfs qui Laurenza, La ricerca dell’armonia…, p. 51-64 et. Arasse, Léonard de Vinci…, p. 278.
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donnent la sensation aux doigts de la main. La septième montrera les veines et les artères qui donnent aux doigts nourriture et esprit vital. La huitième et dernière sera la main revêtue de peau et sera un dessin de mains de vieil homme, de jeune homme et d’enfant ; pour chacune d’elle, on indiquera la mesure de la longueur, de l’épaisseur et de la largeur de chaque partie.136
Il distingue dans la « démonstration » de la main huit étapes successives, qui prennent en compte l’agencement des os, des muscles et des tendons dans ses différentes articulations. Il s’agit de reconstituer les os, les ligaments et tendons qui les lient entre eux, les muscles qui s’accrochent à ces os, puis à nouveau les tendons qui naissent de ces muscles, ceux qui s’attachent aux os des extrémités des doigts, les veines et artères qui animent le corps et enfin la peau qui revêt l’ensemble et détermine par son aspect l’âge de la figure. La démonstration recompose cette fois intégralement le membre jusqu’aux nerfs, compris désormais comme les véhicules de la sensation, aux veines qui transmettent l’esprit vital et à la peau. Léonard comparait ce travail du dessinateur à celui du grammairien qui reconstruit la syntaxe des mots latins dans un texte137. De plus, elle combine au mouvement de la synthèse, qui procède de l’intérieur vers l’extérieur, un mouvement de ramification du centre de la main vers ses extrémités. La démonstration reproduit donc dans une certaine mesure le processus de dissimilation qui dans la médecine antique est le mode de génération des êtres vivants. En effet, une autre note intitulée « ordre de l’anatomie » combine de même une double progression de l’épaule vers les doigts et des os jusqu’aux nerfs et aux veines138. Le manuscrit de la Bibliothèque de Windsor présente de nombreuses planches anatomiques représentant un membre dans la même attitude, mais à divers degrés de 136 Léonard, de Vinci, Windsor RL fol. 19009vo, KP fol. 143vo, éd. Keele et Pedretti, Leonardo da Vinci…, vol. II, p. 536 (harmonsiée) et trad. Clayton et Philo, Léonard de Vinci…, p. 116 : La pa dimostratione della mano sara fatta delle sua ossa semplice. La 2a delle legature e varie incatenationi di nervi ch’elle conlega insieme. La 3a sia delli muscoli che nascono sopra esse ossa. La 4a sia delle prime corde chessi posano sopra essi muscoli e vanno a dare il moto alle punte delle dita. La 5a sara quella che mostra il 2o grado delle corde che muove tutti li diti e termina nelli penultimi pezzi delli ossi de diti. La 6a sia quella che dimostrera li nervi che danno il sentimento alli diti della mano. La 7a sara quella che dimostrera le vene e arterie che danno il nutrimento e lo spirito alli diti. La 8a e ultima sara la mano vestita di pelle e questa si figurera di vecchio et di giovane e di puttino e a ciascuna si dara misura di lungezza grossezza e larghezza di ciascuna sua parte (cf. trad. Servicen, I, p. 105). 137 Carlo Vecce, « La parola del corpo. I testi anatomici di Leonardo », in Leonardo da Vinci’s anatomical World…, dir. A. Nova et D. Laurenza, p. 17-41 (p. 40-41). 138 Léonard de Vinci, B fol. 24ro, trad. Servicen, I, p. 146.
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sa composition, qu’il s’agisse de la jambe – Windsor RL fol. 19037ro et 12625ro –, du bras – Windsor RL fol. 19001vo (Fig. 16) et 19008ro et vo – ou de la main – Windsor RL fol. 19009ro et vo ou 19012vo (Fig. 17) – ou du corps entier – Windsor RL fol. 19014ro –. Il est vrai que ces planches peuvent être lues dans les deux sens, celui de l’analyse ou celui de la synthèse, comme une dissection ou au contraire comme une démonstration. Victor Stoichita constate la même équivocité dans certains dessins de Raphaël ou d’Alessandro Allori, mais certains d’entre eux, qui présentent les figures ordonnées de gauche à droite, l’incitent à privilégier la « progression constructive » plutôt que la progression « perceptive » qui laisse transparaître le squelette139. Ajoutons que Ghiberti, comme nous l’avons vu, avait lui aussi proposé une étude de la main, faisant du membre le plus complexe de l’anatomie humaine l’illustration de sa doctrine anatomique140. Sa description proposait successivement une analyse de la main et sa recomposition sans oublier la chair, le sang et l’esprit destiné à l’animer. Il est probable que le modèle aristotélicien de la diarthrose, la génération du corps par ramification de ses parties depuis le tronc jusqu’à ces extrémités, continue d’opérer dans la membrificazione des nus de Léonard de Vinci. Enfin, comme l’a noté Jacqueline Vons, la structure de la main, dont les mouvements sont privilégiés en peinture, est aussi l’une de celles qui, quelques années plus tard, ont retenu le plus longuement l’attention d’André Vésale dans la Fabrique du corps humain141. Ainsi, les premiers théoriciens du nu, avant les médecins anatomistes du xvie siècle, ont juxtaposé les deux ordres de la dissection et de la fabrique du corps, car en art la connaissance de l’anatomie a pour finalité la représentation de l’être humain. Le peintre, s’il se fait un moment chirurgien, ne perd pas de vue qu’il doit recomposer le corps disséqué. Giorgio Vasari : la vive représentation Quand Giorgio Vasari rédige les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, la traduction latine de Galien142 et le traité de Vésale sur Stoichita, « Penello/ scalpello », in Le corps transparent…, p. 17-19. Cf. supra, p. 206-207. 141 André Vésale, De humani corporis fabrica, praef. : musculos manus […] conatus sum ostendere, éd. et trad. C. Ambroselli, A. Fagot-Largeault et C. Sinding (Arles : Actes Sud, 1987), p. 32 et Jacqueline Vons, « L’impossible transparence. Comment dire et représenter le mouvement articulaire ? », in Le corps transparent…, dir. V. Stoichita, p. 73. 142 Dina Bacalexi, « Niccolò Leoniceno, Guillaume Cop, Leonhart Fuchs. Trois traducteurs de Galien au xvie siècle », in Lire les médecins grecs à la Renaissance…, dir. V. Boudon-Millot et G. Cobolet, p. 247-269. 139 140
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la Fabrique du corps viennent d’être publiés143. Dans ses biographies des artistes modernes italiens, la nécessité de connaître l’anatomie est désormais un topos récurrent. Il insiste sur l’importance de l’anatomie dans la formation des peintres comme des sculpteurs, donne en exemple les premiers peintres à avoir pratiqué la dissection comme Antonio Pollaiuolo ou Andrea Mantegna et fait de Michel-Ange le maître incontesté de l’art, dont la principale fin est la figure humaine144. Lorsqu’il fait l’éloge du savoir anatomique d’un artiste, il évoque systématiquement ensemble les deux méthodes de l’anatomie, l’analyse et la synthèse, par le couple de verbes antithétiques « disséquer » (scorticare) et « montrer » (mostrare). Le premier peintre, selon lui, à avoir introduit l’anatomie moderne dans l’art du nu est Antonio del Pollaiuolo, précisément parce qu’il avait lui-même, personnellement, une pratique de la dissection sur des cadavres145 : Sa connaissance du nu était plus moderne que celle de tous ses prédécesseurs. Il disséqua de nombreux cadavres pour voir en eux l’anatomie. 143 Giorgio Vasari, Le vite de’piu eccellenti architetti, pittori, et scultori italiani, da Cimabue insino a’ tempi nostri (Firenze, Lorenzo Torrentino, 1550), éd. L Bellori et A. Rossi (Turin : Einaudi, 1991). Cf. Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori nelle redazioni del 1550 e 1568, éd. P. Barocchi, S. Maffei, G. Nencioni et al. (Pise : Scuola normale superiore, 1994) et Die Anfänge des Maniera moderna : Giorgio Vasaris Viten : Proemio, Leonardo, Giorgione, Corregio, éd. A. Nova (Hildesheim : Olms, 2001). Pour la traduction, voir Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. A. Chastel (Paris : Berger-Levrault, 3e éd., 1989) ainsi qu’un choix de textes traduits dans C. Meyer, Giorgio Vasari. Vies des peintres (Paris : Les Belles Lettres, 1999 et 2000), 2 vol. Sur l’œuvre de Vasari, voir notamment Roland Le Mollé, Giorgio Vasari : l’homme des Médicis (Paris : Grasset, 1995) ; Patricia Lee Rubin, Giorgio Vasari : Art and History (New Haven : Yale University Press, 1995) ; Juan Maria Montijano Garcia, Giorgio Vasari y la formulacion de un vocabolario artistico (Malagá : Real academia de bellas artes de San Telmo, 2002) ; Maddalena Spagnolo et Paolo Torriti (dir.), Percorsi vasariani tra le arti e le lettere (Montepulciano : Le alze, 2004) ; Enrico Mattioda et Mario Pozzi, Giorgio Vasari : storico e critico (Florence : Olschki, 2006) ; Liana Cheney, Giorgio Vasari’s teachers : sacred and profane art (New York : Lang, 2007) ; David Cast, The delight of art : Giorgio Vasari and the traditions of the humanist discourse (University Park : Pennsylvania State University Press, 2009) ; Katja Burzer, Charles Davis, Sabine Feser… (dir.), Le vite del Vasari : genesi, topoi, ricezione (Venise : Marsilio, 2010) ; Claudia Conforti, Giorgio Vasari (Milan : Mondadori-Electa, 2010) ; Antonella Fenech-Kroke, Giorgio Vasari. La fabrique de l’allégorie. Culture et fonction de la personnification au Cinquecento (Florence : Olschki, 2011) et Elisa Acanfora (dir.), Giorgio Vasari tra parole e immagine (Rome : Aracne, 2014). 144 Andrea Carlino « De la distinction anatomique au seizième siècle », in L’anatomie chez Michel-Ange Ange : de la réalité à l’idéalité, dir. C. Rabbi-Bernard (Paris : Hermann, 2003), p. 113-144. 145 La question de savoir si les frères Pollaiuolo ont réellement pratiqué la dissection est aujourd’hui débattue. Cf. Wright, The Pollaiuolo brothers…, p. 86.
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Et il fut le premier à montrer comment chercher les muscles qui déterminent la forme et la structure des figures.146
L’art du nu semble reposer principalement, ici, sur la forme et l’agencement des muscles dans la figure. D’autre part, Vasari emploie le verbe « montrer » au sens où Léonard parlait de démonstration du dessinateur, par opposition à l’opération chirurgicale de dissection. L’ordre dans lequel les deux méthodes sont présentées est inverse de celui de la structure du traité de Vésale : la dissection précède la démonstration et correspond à une période de formation. L’artiste acquiert par l’observation le savoir anatomique avant d’en faire l’illustration dans son art. Pollaiuolo aurait contribué à révéler et diffuser les mystères que sa pratique personnelle de l’anatomie lui avait permis de mettre à jour. C’est ainsi que Vasari explique le succès de son Histoire d’Hercule et en particulier du tableau qui peint le combat d’Hercule et Antée147 : Dans l’un, Hercule étouffe Antée. C’est une figure très belle, dans laquelle on voit très exactement l’effort d’Hercule dans son étreinte, parce que les muscles de la figure et ses nerfs sont tous tendus pour faire mourir Antée. Et dans le visage d’Hercule, on perçoit le grincement des dents, en accord, dans la manière, avec les autres parties du corps qui, jusqu’aux doigts de pieds, se crispent dans l’effort.148
La réussite de ce nu tient à son exactitude anatomique et plus précisément à la représentation adéquate des muscles et des tendons qui participent tous, de la tête aux pieds, à l’effort physique d’Hercule. Chaque partie du corps remplit correctement sa fonction dans l’action de la figure. On reconnaît à la fois les termes (muscles, nerfs, parties) et la conception dynamique et téléologique de l’anatomie héritée des Vasari, Le vite…, II, éd. Bellosi et Rossi, p. 484 et trad. Chastel, t. IV, p. 246 (modifiée) : Egli s’intese de gli ignudi più modernamente che fatto non avevano gli altri maestri inanzi a lui, e scorticò molti uomini per vedere la notomia lor sotto. E fu primo a mostrare il modo di cercare i muscoli che avessero forma e ordine nelle figure. André Chastel traduit le texte de l’édition de 1568 qui dit plus précisément : « il fut le premier à montrer comment agencer les muscles d’une manière concrète et correcte ». 147 Antonio del Pollaiuolo, Hercule et Antée, c. 1475, Florence, Galerie des Offices. 148 Vasari, Le vite…, II, éd. Bellosi et Rossi, p. 484 et trad. Chastel (modifiée), t. IV, p. 146 : L’uno de’ quali scoppia Anteo, figura bellissima, nella quale sì propriamente si vede la forza di Ercole nello strignere, che i muscoli della figura et i nervi di quella sono tutti raccolti per fare crepare Anteo. E nella testa di esso Ercole si conosce il digrignare de’ denti, accordato in maniera con l’altre parti, che fino a le dita de’ piedi s’alzano per la forzà. 146
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grecs. La disposition traditionnelle de l’ekphrasis, de la tête aux pieds, coïncide aussi avec la méthode anatomique de la description a capite ad calcem. Chez Vasari, l’art du nu a une visée didactique qui légitime l’enquête anatomique : la dissection vise à la démonstration ou représentation du corps humain et le savoir anatomique assure la vérité mimétique du nu. La primauté de l’anatomie est confirmée dans la Vie de Michel-Ange Buonarroti, que Vasari tient pour le maître absolu dans l’art du nu149. Dans l’éloge final de Michel-Ange, davantage développé dans la seconde édition des Vies (Florence, Giunti, 1568), le critique affirme que c’est la pratique assidue de la dissection anatomique qui a permis à l’artiste florentin d’atteindre la perfection150 : Pour arriver à la perfection absolue, il fit un nombre infini de dissections anatomiques, écorchant des cadavres pour voir le principe et les ligaments des os, les muscles, les nerfs, les veines, les mouvements divers et toutes les positions du corps humain ; et non seulement des êtres humains mais aussi des animaux, et en particulier des chevaux qu’il eut toujours beaucoup de plaisir à posséder. De tous les êtres il voulut voir le principe et la structure en vue de l’art ; et il le montra si bien dans tout ce qu’il traita que le spécialiste ne fait pas mieux.151
Le passage nous apporte des éléments précieux sur la doctrine anatomique de Vasari : pour décrire le savoir anatomique de Michel-Ange, il reprend les quatre parties de l’anatomie galénique – les os, les muscles, les nerfs et les veines – et il les présente dans l’ordre de la composition, de l’intérieur vers l’extérieur. Cependant, le critique d’art ajoute une cinquième catégorie morphologique sur laquelle il insiste fortement et qu’il place en début et en fin d’énumération : il s’agit des articulations, des jointures, des ligaments entre les différentes parties du corps. De nombreuses notes des Carnets de Léonard de Vinci manifestaient déjà Sur Vasari et Michel-Ange, voir Marco Ruffini, Art without an author : Vasari’s lives and Michelangelo’s death (New York : Fordham University Press, 2011). 150 Guillaume Cassegrain émet aussi des doutes sur la probabilité que Michel-Ange ait eu une pratique de la dissection anatomique : Michel-Ange…, p. 99-109. 151 Vasari, Le vite…, éd. Brizio, p. 373-374 et trad. Chastel, t. IX, p. 302-303 (largement modifiée) : Per esser interamente perfetto, infinite volte fece anatomia, scorticando uomini per vedere il principio e legazioni dell’ossature, muscoli, nerbi, vene, e moti diversi e tutte le positure del corpo umano ; e non solo degli uomini, ma degli animali ancora, e particularmente de’ cavagli, de’ quali si dilettò assai di tenerne, e di tutti volse vedere il lor principio ed ordine in quanto all’arte, e lo mostrò talmente nelle cose che gli accadono trattare, che non ne fa più chi non attende a altra cosa che quella. 149
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le souci de comprendre et de rendre correctement les articulations152. Connaître en elles-mêmes les parties une à une n’a pas de sens pour le peintre, s’il n’est pas capable de restituer leur liaison en un tout, en un organisme vivant. Pour Vasari, la dissection était la voie unique et incontournable pour connaître et représenter l’organisation fondamentale des êtres vivants. Il loue indirectement l’appétit de connaissance, la curiosité intellectuelle de Michel-Ange et souligne le caractère universel de cette science qui comprend non seulement l’homme, mais aussi tous les animaux. On peut noter au passage l’attention particulière donnée au cheval, qui est présenté comme l’animal favori de Michel-Ange. Déjà Alberti avait pris dans son traité sur l’architecture le cheval comme cas exemplaire de l’organisme vivant et composé un petit traité sur la statue équestre (De equo animante)153. La préférence de Michel-Ange pour cet animal a sans doute à voir aussi avec la nécessité dans laquelle se trouvaient les artistes de connaître son anatomie pour le représenter dans les portraits équestres ou dans les tableaux de bataille. En outre, Vasari justifie la pratique de la dissection en montrant qu’elle n’a rien de gratuit puisqu’elle vise toujours à « représenter » ou à « démontrer » dans les œuvres d’art. Ici aussi, la dissection du corps est justifiée par le fait qu’elle est suivie d’une démonstration, d’une représentation artistique. On retrouve, de nouveau inversées, les deux méthodes de l’analyse et de la synthèse conjointement exposées dans les traités d’anatomie les plus récents. Enfin, pour Vasari, le progrès de la connaissance anatomique moderne par rapport à celle des artistes grecs ou romains explique et consacre la supériorité incontestable des artistes de la Renaissance. Un autre passage intéressant pour comprendre la conception de l’anatomie selon Vasari est sa description de la Pietà de Michel-Ange (Fig. 18)154. Opposant le corps du Christ à la réalisation des drapés, il fait paradoxalement du nu le plus bel ornement du groupe statuaire : Parmi ses beautés, outre les merveilleux drapés, se détache le corps du Christ mort : on ne peut s’imaginer un nu si bien étudié pour les muscles, les veines et les nerfs qui garnissent l’ossature, ni un mort plus sem152 Voir par exemple Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 28vo et ms. 2038 Bib. Nat. fol. 22vo, trad. Servicen, II, p. 261-262 et p. 248. 153 Leon Battista Alberti, De equo animante, éd. C. Grayson, J.-Y. Boriaud, et F. Furlan, Albertiana, 2 (1999), p. 191-235 et Le cheval vivant, trad. J.-Y. Boriaud (Paris : Les Belles-Lettres, 1999). 154 Michel-Ange, Pietà, 1498, Rome, St Pierre du Vatican.
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blable à un mort. L’expression très douce du visage, l’accord entre les attaches et les articulations des bras avec celles du corps et des jambes, le travail des veines au poignet, tout cela crée une stupeur émerveillée que la main de l’artiste ait pu en un temps si bref réaliser de façon surhumaine et précise cette œuvre admirable. C’est un prodige que, d’un bloc informe, soit tirée cette perfection que la nature s’emploie à produire dans la chair.155
Dans la seconde édition des Vies, Vasari renforce le caractère anatomique de sa description, recourant aux catégories traditionnelles de l’anatomie galénique : Michel-Ange a parfaitement bien étudié les muscles, veines, nerfs et os. L’ordre des parties bouleverse cependant l’exposé habituel, ne correspondant ni à celui de l’analyse ni à celui de la synthèse. Compte tenu de la fonction épidictique de ces lignes, l’énumération témoigne d’une hiérarchie des parties du corps dans l’art du nu, plus que d’un exposé didactique : dans le travail du sculpteur, la musculature est placée au premier plan et l’ossature, rejetée à la fin de la phrase, paraît secondaire. L’effort du sculpteur porte sur les épaisseurs qui revêtent les os et la beauté de la figure tient ici à l’accord entre les membres et à leur articulation. On perçoit toujours la conception du corps comme organisme fonctionnel ou chaque partie est solidaire de l’attitude du corps tout entier. On devine même, derrière le sentiment d’émerveillement de Vasari, l’influence de l’idée ancienne de diarthrose, c’est-à-dire du processus de génération du corps vivant par articulation, distinction et division des membres. En effet, à la fin de la description, le sculpteur apparaît comme le démiurge qui a fait surgir le corps du Christ de la masse indistincte de la pierre comme la nature façonne le corps humain dans la chair. Le comble de l’art, c’est que le Christ mort paraît vivant : Vasari suggère que l’artiste a vaincu la nature, car, prenant pour modèle un cadavre, il lui a donné l’illusion de la vie. De là, sans doute, l’importance du travail des veines dans le poignet et la place donnée dans la démonstration ou représentation à l’angiologie. Déjà, dans l’énumération anatomique Vasari a placé les veines avant les nerfs, attirant sur elles l’attention ; la descrip155 Vasari, Le vite…, éd. Brizio, p. 373-374 et trad. Chastel, t. IX, p. 194 : Fra le cose belle che vi sono, oltra i panni divini suoi, si scorge il morto Cristo, e non si pensi alcuno di bellezza di membra e d’artificio di corpo vedere uno ignudo tanto ben ricerco di muscoli, vene, nerbi sopra l’ossatura di quel corpo, né ancora un morto più simile al morto di quello. Quivi è dolcissima aria di testa, ed una concordanza nelle appiccature e congiunture delle braccia et in quelle del corpo e delle gambe, i polsi e le vene lavorate, che invero si maraviglia lo stupore, che mano d’artefice abbia potuto sì divinamente e propriamente fare in pochissimo tempo cosa sì mirabile ; che certo è un miracolo che un sasso, da principio senza forma nessuna, si sia mai ridotto a quella perfezione, che la natura affatica suol formar nella carne.
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tion du Christ mort se focalise ensuite sur le détail de la veine qui saille à la jointure du poignet, c’est à dire sur le pouls. Le secret de l’art de Michel-Ange consiste à faire affleurer l’intimité organique à la surface du corps pour la rendre visible. Mieux, le Christ qu’il nous met sous les yeux est encore palpitant : le prodige vient de ce que Michel-Ange a montré non seulement ce qui est invisible, mais même ce qui est impossible dans un corps défunt et a fortiori de pierre, la circulation du sang, c’est-à-dire le mouvement même de la vie. Prolongeant les recherches de Léonard sur les articulations et sur le système sanguin, Vasari met l’accent, dans le processus de la démonstration du corps humain, sur les nerfs ou ligaments et sur les veines156. Entre la première édition des Vies en 1550 et la seconde en 1568, sa doctrine anatomique s’affine et prend davantage d’importance dans l’éloge des artistes. Dans la description des chefs d’œuvres de son époque, l’exactitude anatomique devient un critère essentiel d’appréciation du nu, car c’est le détail qui donne à l’œuvre vie et vraisemblance. Il faut sûrement resituer cette doctrine du nu dans le contexte de la relecture de la Poétique d’Aristote et de la revalorisation de l’idée de mimèsis157. Le plaisir esthétique consiste principalement dans la reconnaissance d’un être réel et plus l’objet d’art est ressemblant plus il procure de jouissance au spectateur. Le philosophe antique expliquait ainsi que l’on puisse éprouver du plaisir à la reproduction artistique d’un objet qui dans la réalité provoque l’horreur et il donnait précisément pour exemple le cadavre158. Ainsi, pour certains artistes et théoriciens de la Renaissance le nu est une démonstration de la vérité du corps : il révèle l’organisation interne de celui-ci, il expose le savoir anatomique universel acquis par l’expérience directe et individuelle de la dissection. Par conséquent, l’exactitude mimétique et la correction anatomique de la représentation constituent le premier critère d’appréciation du nu. Si le jugement sur le nu est d’abord affaire de spécialistes, qui partagent une connaissance du corps encore nouvelle, il relève aussi du bon sens, car la démonstration du nu, qui achève la synthèse du corps jusque dans ses parties les plus ténues – veines, nerfs, ligaments, tissus – doit produire l’illusion de la vie dans la figure, un effet auquel le public le plus large ne se trompe pas. 156 Cf. Alexander Nagel, Michelangelo and the Reform of Art (Cambridge : Cambridge University Press, 2000), p. 99-100. 157 Cf. Antonella Fenech Froke, Giorgio Vasari. La fabrique de l’allégorie. Culture et fonction de la personnification au Cinquecento (Florence : Olschki, 2011), « Conception aristotélicienne de l’image », p. 114-127. 158 Arist., Poet., 1445b10-12.
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La belle machine La nouvelle anatomie médicale a conforté la conviction que le corps était une « belle machine » et incité davantage les artistes à s’ingénier à la reproduire dans leurs œuvres. C’est notamment le cas des sculpteurs qui usent pour la fabrication de leurs statues d’artefacts divers comme le squelette ou le modèle réduit. L’influence des théories de Vésale est particulièrement sensible dans les traités sur la statuaire de la seconde moitié du xvie siècle, comme ceux de Benvenuto Cellini et de Vincenzo Danti159. Benvenuto Cellini : les instruments Orfèvre et sculpteur de renom, Cellini fut aussi un homme de lettres160 : il a écrit des poèmes (Rime)161 et une autobiographie (Vita)162 qui est un témoignage important sur la vie politique et artistique de son époque. Il a également publié en 1568 des traités en langue vulgaire Sur l’orfèvrerie, Sur l’architecture et Sur la sculpture ainsi que quelques discours sur l’art dont nous n’avons que des fragments163. Dans le discours qu’il écrit « sur les principes et la manière d’apprendre l’art du dessin » (Discorso sopra i principii e’l modo d’imparare l’arte del disegno), Cellini soutient « que le plus bel animal qu’ait jamais créé l’humaine nature est sans conteste l’homme » et que, par conséquent, c’est à sa maîtrise du nu que l’on juge du talent d’un artiste164. Suivant la voie tracée par Léonard de Vinci, dont il a pu lire certains carnets, Cellini considère l’anatomie comme une discipline indispensable à l’art du dessin : 159 Angela Biancofiore, Benvenuto Cellini artiste-écrivain : l’homme à l’œuvre (Paris : L’harmattan, 1998), p. 114. 160 Benvenuto Cellini artista e scrittore (Rome : Accademia dei Lincei, 1972) ; Biancofiore, Benvenuto Cellini artiste-écrivain… et Pérette-Cécile Buffaria et Paolo Grossi (dir.), Benvenuto Cellini artista e scrittore (Paris : Istituto italiano di cultura, 2009). 161 Benvenuto Cellini, Rime, éd. D. Gamberini (Florence : Società Editrice Fiorentina, 2014). 162 La vie de Benvenuto Cellini, trad. N. Blamoutier et A. Chastel (Paris : Scala, 1986). 163 I trattati Dell’oreficieria e Della sculptura di Benvenuto Cellini, éd. C. Milanesi (Florence : Le Monnier, 1857) ; Opere di Benvenuto Cellini, éd. G. G. Ferrero (Turin : Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1980) ; Traités de l’Orfèvrerie et de la sculpture, trad. Par L. Leclanché (1847) augmentée de Discours, éd. A. Goetz (Paris : École nationale supérieure des Beaux Arts, 1992). 164 Benvenuto Cellini, Opere…, éd. Ferrero, p. 828-829 et Traités de l’Orfèvrerie…, trad. Leclanché, p. 192. Cf. supra, Introduction, p. 42.
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Puisqu’en ces matières toute la valeur qui compte réside en la réussite du nu, masculin et féminin, il faut bien penser que pour y parvenir, et pour que cela se grave dans la mémoire, il est nécessaire de commencer par les fondations. Pour des figures nues, les fondations, ce sont leurs os. De sorte que lorsque tu auras retenu de mémoire la composition d’un squelette, tu ne pourras plus jamais faire d’erreur en exécutant des figures nues ou habillées. C’est déjà beaucoup. Je ne prétends pas que tu sauras alors leur donner plus ou moins de grâce. Mais ce sera déjà bien de les faire sans erreur, ce dont je puis t’assurer.165
L’anatomie est un savoir absolument certain et son acquisition et sa mémorisation assurent au dessinateur la validité de toutes ses figures. Cellini ne cache pas que sa connaissance n’est pas suffisante pour réussir un nu, nous y reviendrons, mais elle est désormais considérée comme une condition sine qua non. Cellini met alors à la disposition des jeunes artistes les éléments de doctrine anatomique qu’il juge les plus utiles à leur pratique. Il adopte l’ordre de la synthèse qui est aussi celui de la fabrication du nu et il s’étend longuement sur l’étude de l’ossature : elle constitue à la fois le fondement et les fondations du nu et elle doit impérativement être correctement agencée avant d’être recouverte de chair et de peau. La première chose que les apprentis doivent s’appliquer à dessiner est le squelette du corps humain qu’il appelle le « très bel instrument » (bellissimo stromento) : Et ainsi, peu à peu, tu dessineras ce très bel instrument en qui réside la part la plus importante de notre art.166
Le mot instrumentum est précisément celui qu’emploie André Vésale pour parler des différentes parties du corps (os, ligaments ou muscles) qui entrent en action dans les mouvements et qui assument des fonctions 165 Cellini, Opere…, éd. Ferrero, p. 829 et trad. Leclanché, p. 192-193 (légèrement modifiée) : Ora, perché tutta la importanza di queste tali virtù consiste nel fare bene un uomo e una donna ignudi, a questo bisogna pensare che, volendogli poter far bene e ridursegli sicuramente a memoria, è necessario di venire al fondamento di tali ignudi, il qual fondamento si è le loro ossa : in modo che, quando tu arai recatoti a memoria una ossatura, tu non potrai mai fare figura, o vuoi ignuda o vuoi vestita, con errori ; e questo si è un gran dire. Io non dico già che tu sii sicuro per questo di fare le tue figure con meglio o peggio grazia ; ma solo ti basti il farle senza errori, ché di questo io te ne assicuro. 166 Cellini, Opere…, éd. Ferrero, p. 830 et trad. Leclanché, p. 193 (légèrement modifiée) : E così a poco a poco verrai tessendo questo bellissimo stromento, il quale si è tutta la importanza di questa nostra arte.
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dans la fabrique du corps167. Par exemple, au début du second livre de la Fabrique du corps humain, il définit le muscle comme l’instrument ou l’organe du mouvement volontaire (Musculum motus uolontarii […] esse instrumentum) : C’est pourquoi ils établissent que le muscle est une partie instrumentale fabriquée par un assemblage de nerf, de ligament, de chair, de veine et d’artères et que c’est l’organe spécifique du mouvement volontaire, dans la fabrique duquel ils recensent l’ouvrage de la Nature à peu près de cette manière.168
À l’image du corps tout entier le muscle est fabriqué par la nature Opifex à partir d’éléments divers en vue de sa finalité propre, qui est d’accomplir le mouvement volontaire. Dans sa description de l’anatomie humaine, Benvenuto Cellini a recours aux métaphores antiques de la charpente de la maison et de la carène du navire, employées par Aristote, Hippocrate et Galien169, mais aussi plus récemment par les anatomistes modernes et précisément Vésale170. Ainsi, l’ensemble formé par la colonne vertébrale et les côtes est comparé à la coque d’une galère : À cette charpente s’accrochent vingt-quatre côtes, douze de chaque côté, comme le corps d’une galère.171
La doctrine anatomique proposée par Cellini est en effet proche de celle que Vésale développe dans le De humani corporis fabrica et dans 167 Vésale, Résumé de ses livres sur la fabrique du corps humain…, ch. II : De ossium ac cartilaginum ligamentis et musculis arbitrarii motus instrumentis, p. 25. 168 Vésale, De humani corporis fabrica…, p. 219 : Diffiniunt itaque musculum, partem esse instrumentalem ex neruo, ligamento, carne, uenis et arteriis confabricatam, motusque uoluntarii peculiare organum, in cuius fabrica ad hunc fere modum Naturae opus recensent. 169 Cf. Gal., De const. Art. med., 1 (Kühn I, 227-228 = CMG V 1, 3, Berlin 1997, p. 56). Cf. trad. J. Boulogne et D. Delattre (Lille : Septentrion, 2003), p. 139. Voir supra, p. 181-182, 188 et 197. 170 Cf. Vésale, Résumé de ses livres…, dédicace, p. 7 : animi tui domicilium et ch. III, p. 61 : immensus rerum Opifex […] solicite machinatur. 171 Benvenuto Cellini, Sopra i principii e’l modo d’imparare l’arte del disegno, éd. G. G. Ferrero, p. 831 et trad. Leclanché, p. 194 (modifiée) : Con questa ossatura della stiena si sono appiccate ventiquattro costole, dodici per banda, che pare il corpo d’una galea. Je crains que Léopold Leclanché ne sur-interprète quelque peu l’image en ajoutant la comparaison des côtes aux rames : « comme les rames à la carène d’une galère ». De même, il traduit « l’ossature du dos » par « la charpente », anticipant sur la métaphore. Son interprétation me paraît cependant révélatrice d’une lecture du traité influencée par l’anatomie vésalienne.
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son Epitome parce qu’il étudie la mécanique du corps en mouvement et parce qu’il s’efforce de reconstruire dans un continuum le corps morcelé par la dissection en partant de son fondement, le squelette172. Cellini fait de l’ossature une description dynamique : l’écrivain actionne sous les yeux de son lecteur les ressorts du squelette humain. Par exemple, s’attardant sur les os de l’épaule, il souligne l’importance de l’os appelé palette qui, lorsque le bras exerce une force, devient saillant sous la peau. Cet os est particulièrement beau à voir, d’après Cellini, parce qu’il réalise de belles actions et parce qu’il met en évidence les muscles du dos. Cependant, par souci pédagogique, Cellini présente son exposé d’ostéologie dans l’ordre inverse de l’ordre traditionnel a capite ad calcem. Parce que le discours est une méthode de dessin (modo d’imparare) et non un traité scientifique sur le corps humain, il adopte l’ordre qui va du plus simple au plus complexe, du plus facile au plus difficile à dessiner. Or, il se trouve que la partie la plus difficile à représenter est aussi la plus importante du corps humain et celle par laquelle débute généralement l’apprentissage du dessin dans les ateliers, la tête. Au début du discours, Cellini se plaint qu’à ses débuts, on lui a donné comme première partie du corps à dessiner un œil. Il prétend au contraire faire commencer l’apprentissage par les os simples des jambes et terminer, quand les élèves sont déjà aguerris, par les éléments de la tête sous tous les points de vue. Il prescrit donc de dessiner d’abord les os de la jambe (tibia, péroné et rotule), puis ceux de la hanche (fémur, bassin et coccys), puis ceux du thorax (épine dorsale, côtes), ceux des épaules (clavicules ou jugulum et omoplates ou os scapularis), des bras et enfin de la tête. Il existe donc pour Cellini une anatomie proprement artistique, qui se distingue de l’anatomie médicale par sa finalité spécifique. Affranchie du devoir d’exhaustivité, elle sélectionne les parties du corps qu’il importe à l’homme de l’art de connaître. Elle insiste sur l’ostéologie davantage que sur d’autres divisions de l’anatomie et marque une préférence pour certains os ou muscles qui sont plus spectaculaires et plus aptes à produire la beauté. Enfin, le théoricien de l’art revendique une certaine liberté dans la méthode et dans la disposition de son discours, afin de suivre, plus que la logique de la composition du corps, l’ordre pédagogique qu’impose la formation du dessinateur. Le discours Sur les principes et la manière d’apprendre l’art du dessin, inachevé, n’aborde pas les autres parties de l’anatomie qui devaient Jacqueline Vons et Stéphane Velut, André Vésale. Résumé de ses livres…, introd., p. LXX. 172
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consister dans les chairs, les nerfs et les muscles, mais Cellini précise le rapport que l’anatomie doit entretenir avec l’étude des proportions du corps humain : Avant de quitter ces fondations tellement importantes pour aller plus loin, je veux que tu connaisses toutes les dimensions du squelette humain, tu pourras d’autant plus sûrement y placer les chairs, les nerfs avec lesquels la divine nature lie avec tant d’art ce bel instrument et les muscles, que les nerfs attachent aux os. Tout en mesurant ces os, tu représenteras le squelette comme s’il s’agissait d’un homme vivant. Tu l’arrangeras dans certaines poses afin de voir la jambe au repos : comment et jusqu’où entre-t-elle dans la hanche, de quelle manière se repliet-elle ? Tu disposeras de même le squelette dans une position d’action, les jambes ouvertes, la tête tournée, tu donneras encore une attitude au bras. Tu l’assoiras, le courberas de diverses façons. De cette manière tu disposeras de merveilleuses fondations qui te faciliteront la tâche dans toutes les difficultés qui se rencontrent dans notre art divin.173
Contrairement à Alberti ou Ghiberti, Cellini fait de la connaissance des mesures du corps humain une doctrine auxiliaire au service de la représentation anatomique. Plus les proportions des os seront justes, plus exact sera le dessin des nerfs et des muscles qui s’y accrochent. Le rapport des deux disciplines s’inverse dans la théorie du nu : c’est la mesure des os qui aide à représenter correctement l’anatomie et non plus la connaissance de l’anatomie qui garantit l’harmonie des proportions. La symétrie est devenue le savoir élémentaire, la propédeutique de l’art du nu, mais elle est désormais subordonnée à l’anatomie. Elle ne fait pas, dans la théorie de Cellini, l’objet d’un exposé à part, car la mesure se fait en même temps que la représentation de l’homme « comme s’il était vivant », c’est-à-dire en mouvement. Cette étude des os dans les diverses positions du corps est rendue possible par l’utilisation en atelier de sque Cellini, Sopra i principii e’l modo d’imparare l’arte del disegno, éd. Ferrero, p. 834 et trad. Leclanché, p. 197 : Innanzi che io mi scosti da questo importantissimo fondamento per entrare in altro, voglio che tu sappi prima tutte le misure di questa umana ossatura, perché meglio tu possa di poi con più sicurtà comporci sopra la sua carne, cioè i nervi, co’quali con tanta arte la divina natura lega questo bello strumento, e i suoi muscoli di carne, insieme colle dette ossa dai nervi legati. In questo mezzo che tu verrai misurando queste ossa, tu ritrarrai questa ossatura nel modo proprio come se e’ fosse un uomo vivo, cioè acconcerai la detta ossatura che posi, per vedere la gamba che posa, come e quanto ell’entra nella sua anca e il modo ch’ella fa a torcersi : così la acconcerai ardita, che posi in sue due gambe aperte, volgendo la testa e dando attitudine ancora alle braccia ; di poi la acconcerai a sedere, alta e bassa, facendola storcere per diversi modi ; e così facendo ti verrà fatto un fondamento tanto miraviglioso, il quale ti faciliterà tutte le gran difficultà che sono in questa nostra divina arte. 173
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lettes, une pratique qui permet à l’artiste de sortir de l’alternative entre le cadavre disséqué et le modèle vivant. Le traité De la sculpture nous permet de reconstituer la doctrine anatomique de Cellini, en complétant les lacunes du discours inachevé sur le dessin. On y découvre par exemple que Cellini apportait également une attention minutieuse aux muscles, aux veines et « autres finesses » qui révélaient, à la surface de la statue, la maîtrise de l’artiste. Ainsi, prenant exemple de son chef d’œuvre, le Persée exposé dans la Loggia dei Lanci sur la place de la Seigneurie de Florence (Fig. 19), il conseille au sculpteur d’user très délicatement de la cire, lorsqu’il prend l’empreinte du modèle en terre cuite avant la fabrication du moule : Faites fondre dans un chaudron autant de cire que de térébenthine, et quand ces matières seront bien liquéfiées, vous les appliquerez bouillantes sur votre figure avec un pinceau de soies de porc, en ayant soin de procéder très légèrement et très délicatement, afin de ne point gâter les muscles, les veines et les autres finesses du travail où se révèlent l’art et l’habileté du maître.174
Si Cellini fait porter le primat sur l’anatomie des os, il ne néglige pas pour autant ses autres parties et il donne aussi une certaine importance à l’angiologie. Comme Vasari, Cellini voit une marque du talent et de la virtuosité technique dans la réalisation des détails et notamment le rendu des veines. D’autre part, il apparaît clairement dans le traité De la sculpture que l’anatomie de Cellini coïncide avec le procédé technique de fabrication de la statue, car Cellini emploie les mêmes termes pour décrire le corps humain qu’il fait dessiner aux jeunes artistes et pour décrire le procédé de réalisation d’une statue colossale. À la fin du traité De la sculpture, Cellini rapporte un dialogue qu’il aurait eu avec le roi François Ier à propos d’un projet de statue colossale, probablement le Jupiter de Paris ou l’Hercule qu’il devait réaliser pour Charles V lors de son passage dans la capitale française. Comme le roi lui demandait s’il serait capable de reproduire le petit modèle qu’il venait de faire en très grande dimension, le sculpteur se fit fort d’y parvenir grâce à un procédé ingénieux. Il suffi Cellini, Della scultura, III, in Opere…, éd. Ferrero, p. 754-755 et trad. Leclanché, I, p. 143 : E per appiccare detto stagnuolo in su la detta figura di terra, pigliasi tanta cera quanto trementina, e faccisi struggere in un calderone o in un paiuolo ; e quando l’è bene strutta e così bollente, si dia sopra la detta figura di terra con un pennello di setole di porco a tutta la detta figura sottilissimamente, acciò non si guasti i muscoli o vene o altre sottigliezze. 174
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sait de construire d’abord l’ossature de la statue (une armature en fer) et ensuite d’assembler sur elle les différentes parties du corps de la statue en partant des pieds jusqu’à la tête : Je lui répondis […] qu’il fallait que je formasse ma statue de plus de cent morceaux que j’assemblerais à queue d’aronde, chose qui ne me serait point difficile, pourvu que je fisse d’abord une ossature de fer, sur laquelle je poserais ces morceaux, en commençant par les pieds et en montant successivement jusqu’à la tête.175
On voit à quel point la conception que Cellini a du corps humain est conditionnée par son art et on comprend mieux l’importance donnée par lui à la structure des os. La nécessité de donner à la statue une armature solide invite le sculpteur à étudier soigneusement celle qui soutient le corps humain. De même, l’inversion de l’ordre traditionnel a capite ad calcem trouve une nouvelle justification dans la procédure de fabrication de la statue, puisque le sculpteur est contraint de l’élever progressivement en posant les morceaux un à un sur l’ossature. Mieux, quand l’ossature est terminée, le sculpteur la recouvre ensuite d’un enduit de plâtre exactement comme l’anatomiste la revêt, dans la fabrique du corps, de chair et de peau. Voici comment Cellini raconte la fabrication de la fontaine du château de Fontainebleau qui était surmontée d’une effigie du dieu Mars : Dès que mon ossature fut terminée, je la revêtis d’un enduit de plâtre, et, toujours en observant la même méthode, je la conduisis promptement jusqu’à son avant-dernière enveloppe.176
Il existe une analogie structurelle entre le corps humain et la statue, puisque tous deux se composent d’une ossature, d’une matière qui constitue la chair et d’une ultime peau formée par la fonte du métal. Le sculpteur qu’est Cellini réinterprète et transforme l’anatomie médicale pour l’ajuster à sa pratique artistique. 175 Ibid., VIII, éd. Ferrero, p. 800-801 et trad. Leclanché, V, p. 173 : Io risposi […] ché ora bisognava pensare a formarlo di più di cento pezzi, e quelli commettere da poi insieme con code di rondine ; la qual cosa non mi saria molto difficile, avendo prima fatto e ben trovato una ossatura di ferro, dove io potessi accommodare sù quei pezzi che io gitterei del colos, cominciandomi da’ piedi, e a pezzo a pezzo le commetterei sino alla testa. 176 Ibid., éd. Ferrero, p. 798 et trad. Leclanché., p. 172 : E da poi che io ebbi finito la detta ossatura, cominciai a metter di sopra la carne, quale era gesso, e con la medesima regola s’andò finendo in breve tempo. E quando io l’ebbi posto e condotto alla penultima pelle[…].
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En somme, c’est sûrement à dessein que dès le début du discours Sur les principes et la manière d’apprendre l’art du dessin, Cellini recourt aux termes de machine (macchina) et d’instruments (strumenti) pour parler de la disposition de son texte177. Abordant le sujet de la défense des arts, il dit en effet hésiter à mettre en mouvement une « si immense machine et qui nécessite l’usage de si nombreux instruments ». L’artiste-écrivain pose ostensiblement l’analogie entre le discours et le corps dont il s’apprête à montrer l’anatomie, tous deux étant conçus comme des mécanismes en action ; mais, ce faisant, il semble prendre ses distances par rapport à « l’immense machine » des médecins-anatomistes et sans doute en particulier à la Fabrique du corps humain de Vésale. Refusant de préparer et de concevoir à l’avance dans un ordre précis sa machine, il préfère traiter des différents arguments ou parties de son discours au moment où ils apparaîtront, en leur lieu et place. En jouant de la métaphore du discours-corps, Cellini pourrait bien dénoncer ici la « machination » des anatomistes modernes, dont le corps humain est une mécanique trop parfaite, trop belle pour être vraie, et faire paradoxalement du nu artistique une représentation plus fidèle de la nature. Vincenzo Danti : anatomie intérieure et anatomie extérieure Le sculpteur Vincenzo Danti, élève de Michel-Ange et auteur notamment d’un groupe statuaire représentant l’Honneur triomphant de la Ruse (1560-1561, Florence, Bargello, Fig. 20), fonde également sur l’anatomie les règles de la composition de la figure humaine178. Dans la lettre dédicatoire de son Traité des proportions parfaites (1567) il se vante d’avoir disséqué lui-même quatre-vingt-trois corps, sans compter les nombreuses dissections auxquelles il a assisté179. Dans la préface, il met sur le même plan l’observation qu’il a faite des œuvres de Michel-Ange et la dissection attentive qu’il a accomplie lui-même de nombreux corps (una diligente notomia da me fatta di molti e molti corpi)180, prétendant qu’elles sont les deux sources dont il a tiré son art. Si la sculpture a pour objet principal les proportions de la figure humaine, Vincenzo Danti définit celles-ci comme la mise en adéquation parfaite de tous les membres aux différentes opérations 177 Ibid., éd. Ferrero, p. 827 et trad. Leclanché, p. 191. Pour une analyse de la notion de machina chez Vésale, voir Pigeaud, L’Art et le vivant…, p. 157-158 et Andreas Vesalius…, introd., p. XXI. 178 Cf. Chiara Rabbi Bernard (dir.), L’anatomie chez Michel-Ange : de la réalité à l’idéalité (Paris : Hermann, 2003), p. 173-184. 179 Danti, Il primo libro del trattato…, éd. Barocchi, t. I, p. 209. 180 Ibid., pref., p. 212.
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de l’homme181. La recherche des proportions parfaites est donc moins, selon lui, l’objet des mathématiciens ou des architectes, que celui des médecins et des anatomistes et il substitue à la méthode géométrique de la mesure et du calcul celle, pratique, de l’observation et de la dissection182. Le chapitre IX s’intitule précisément « Que le véritable moyen de parvenir à la connaissance des proportions parfaites des membres des animaux est proprement la pratique de l’anatomie » (Ché il vero mezzo di pervenire alla cognizione delle perfette proporzioni delle membra degli animali è propriamente l’uso della notomia). Danti fait sienne la quête des médecins aristotéliciens qui recherchent les causes de la santé ou des maladies à l’intérieur du corps183 : les causes des apparences et des mouvements du corps se trouvent dans le fonctionnement interne de celui-ci. Par conséquent, le peintre ne peut représenter correctement la figure humaine et ses membres sans savoir ce qu’est un muscle, sans avoir vu son origine, son emplacement, sa quantité et sa forme. Danti enseigne une méthode qui n’est pas bien différente, dit-il, de l’anatomie des médecins : Le moyen donc qu’il faut adopter pour parvenir à faire l’anatomie du corps humain sera peu différent de celui qu’ont adopté les médecins pour parvenir à la connaissance des choses de leur art. Lequel n’a pas été autre que d’examiner ce corps au dedans et au dehors et d’inspecter toutes les parties avec un soin extrême. […] il faut avoir une connaissance parfaite […] non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur, car il n’est pas possible d’avoir une connaissance complète des parties du dehors, si l’on ne maîtrise pas d’abord celles du dedans. Aussi, pour savoir ce qu’est un muscle, il faut savoir ce qu’est le sang, dont il naît, croît et se nourrit. Et que cela soit vrai également de toutes les autres parties, cela est évident : qui veut savoir ce qu’est le mouvement des membres, il faut qu’il sache d’abord ce que sont les nerfs, parce qu’ils sont les serviteurs du mouvement ; et de même pour tout le reste. À ce sujet, quiconque, travaillant correctement, voudra se donner de la peine, reconnaîtra et concèdera que cette connaissance de l’intérieur est nécessaire à qui veut parfaitement connaître l’extérieur du corps humain.184 Ibid, ch. V, p. 224. Ibid., pref., p. 213 et Rabbi Bernard (dir.), L’anatomie chez Michel-Ange…, p. 178. 183 Arist., Sens., VI, 436. Voir Barocchi, Trattati d’arte, t. I, p. 509, n. 2. 184 Danti, Il primo libro del trattatato…, IX, éd. E. Barocchi, t. I, p. 232 : Il modo adunque che si dee tenere, per venire a questo effetto dell’annotomizzare il corpo umano, sarà poco differente da quello che hanno tenuto i medici per venire in cognizione delle cose dell’arte loro. Il che non è altro stato, che esaminare esso corpo dentro e fuori, et in tutte le parti porre diligente cura di speculazione. […] bisogna avere perfetta cognizione […] non sollo dell’esteriore, ma dell’interiore ancora, non essendo possibile avere intera cognizione 181 182
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L’anatomie n’est pas seulement descriptive, elle est aussi et surtout fonctionnelle : il s’agit de comprendre les causes profondes qui déterminent les formes du corps pour pouvoir les reproduire correctement. C’est encore une fois le traité De l’usage des parties de Galien qui sert de modèle au traité humaniste avec sa conception téléologique de l’organisme vivant. L’idée que les muscles sont les serviteurs du mouvement rappelle aussi le chapitre de la Fabrique du corps humain de Vésale sur les « instruments » des mouvements humains ; mais plus que tous les autres théoriciens du nu, Danti est soucieux d’établir une dialectique entre l’extérieur et l’intérieur du corps. De plus, la descente dans les profondeurs du corps est aussi une remontée à l’origine et elle aboutit à la découverte non de l’ossature comme fondement du corps, mais du sang comme principe et comme aliment de celui-ci. Toutefois, Danti précise que la connaissance de l’intérieur du corps n’est pas en soi l’objet de l’artiste, et c’est probablement là que réside la différence avec l’art du médecin. L’artiste ne se laissera pas absorber par l’étude des organes et des parties intérieures du corps ; il ne s’y consacrera qu’en passant, avant de revenir vers les parties extérieures qui retiendront, elles, toute son attention : Mais s’il est vrai, pour les raisons exposées, qu’est nécessaire la connaissance de l’anatomie intérieure pour bien comprendre l’anatomie extérieure, il est aussi vrai néanmoins qu’il suffit de passer brièvement à l’intérieur, et d’appliquer le plus grand soin et la plus grande application aux parties extérieures, non seulement en notant en elles leur quantité, leur qualité, leurs formes, leurs emplacements et leurs mouvements, mais aussi en regardant et en cherchant avec soin l’usage des parties. Et pour connaître cet usage, c’est-à-dire savoir à quelle fin ces parties sont faites et servent, qu’elles ne pourraient servir dans une autre forme, et pourquoi elles sont de cette quantité, de cette qualité, avec ce mouvement et dans cet emplacement, il faut très bien examiner, muscle par muscle, et membre par membre.185 delle parti di fuori, se non è prima capace di quelle di dentro. Perciocché a voler sapere che cosa sia muscolo, bisogna sapere che cosa sia sangue, di che egli si genera, augmenta e nutrisce. E che questo medesimamente sia vero in tutte l’altre parti, è manifesto : verbigrazia, chi vuol sapere che cosa sia il moto de’ membri, bisogna che prima sappia quello che sono i nervi, per esser quelli ministri del movimento ; e cosi degli altri. Per le quali cose chiunche, bene operando, vorrà affaticarsi, conoscerà e concederà, questa cognizione dell’interiore esser necessaria a chi vuol perfettamente conoscere l’esteriore del corpo umano. ( Je donne mes traductions). 185 Ibid., p. 232-233 : Ma se bene è vero, per le dette ragioni, che è necessaria la cognizione della notomia interiore a volere bene intendere l’esteriore, è anco vero nondimeno che nell’interiore ci basta brevissimamente trapassare, e somma cura e diligenza porre nelle par-
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Danti semble faire sienne ici la critique d’Aristote à l’égard des anciens physiologues comme Démocrite, qui ne s’attachaient qu’aux causes matérielles et efficientes et négligeaient les causes formelles et finales186. Le philosophe leur reprochait de n’étudier que la forme de l’homme, c’est-à-dire la configuration extérieure (schèma) et la couleur (chroma) de ses parties, sans chercher à comprendre leur fonction (ergos) et de ne pas distinguer l’homme vivant du cadavre. De même, Danti exige du futur artiste la connaissance des causes motrices et des fins de la nature ; mais c’est dire aussi que le peintre doit étudier le corps humain comme un organisme vivant et non seulement comme un cadavre. La connaissance du corps interne n’a de sens pour l’homme de l’art qu’en vue de la représentation du corps extérieur. Il s’agit de ne pas céder à la fascination vertigineuse devant l’intériorité du corps et ses mystères, et sans doute Vincenzo Danti pense-t-il à la première génération des artistes anatomistes comme Léonard de Vinci, pour lequel le dessin était un outil de connaissance. L’artiste doit examiner attentivement toutes les parties du corps une à une, mais leur connaissance n’est pas une fin en soi car le but du sculpteur est la maîtrise des effets, visibles à la surface du corps, de son fonctionnement interne. Le sculpteur suit presque la même méthode que le médecin, mais son savoir anatomique est orienté et soumis à une visée esthétique. Conclusion : Alessandro Allori De même, Alessandro Allori, dans le dialogue sur les règles du dessin (Primo ragionamento delle regole del disegno, 1560) qui le met en scène face à son maître, Agnolo Bronzino, place dans la bouche de celui-ci un éloge de l’anatomie et plus particulièrement de l’ostéologie, dont il fait le fondement de l’art du nu187 : […] je suis d’avis que les étudiants, tant sculpteurs que peintres, commencent par l’ossature pour ce qui est de l’homme, s’agissant du nu, qui ti esteriori, non solamente notando in esse la quantità, la qualità, le figure, i siti e moti loro, ma ancora specolando e cercando diligentemente l’uso delle parti. Del quale uso per venire in cognizione, cioè sapere a che fine esse parti son fatte e come servano ; che in altra forma non potrebbono servire ; e perché elle sieno di quelle quantità, qualità, moto e sito ; bisogna molto bene esaminare muscolo per muscolo, e poi membro per membro. 186 Arist., P. A., 640 b. 187 Simona Lecchini Giovannoni, Alessandro Allori (Turin : Allemandi, 1991) et « Artistes et cadavres. Un problème d’attribution », in L’anatomie chez Michel-Ange…, dir. C. Rabbi-Bernard, p. 145-172 ; Elizabeth Pilliod, Pontormo, Bronzino, Allori. A Genealogy of Florentine Art (New Haven-London : Yale University Press, 2001).
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me paraît l’imitation la plus belle et peut-être la plus difficile qui se fasse dans nos ateliers ; et que l’ossature, puisqu’elle est le fondement dans la fabrique du corps humain et pareillement dans tous les animaux, soit aussi le fondement de nos études, et d’autant plus qu’elle apparaît à la surface de la peau dans toutes les jointures que les anatomistes disent relever du mouvement manifeste, et qu’elle se manifeste encore pour une bonne part dans celles que les mêmes disent relever du mouvement obscur. De là vient qu’il est très utile de les maîtriser.188
Comme ses prédécesseurs immédiats, Alessandro Allori fait de la représentation de l’homme, et en particulier du nu, le comble de l’art et la fait reposer sur le savoir anatomique. Il n’est plus question de discuter de la hiérarchie entre les mathématiques et la médecine ; quant aux autorités médicales invoquées, Allori passe très rapidement sur les Anciens pour citer en toutes lettres le De humani corporis Fabrica d’André Vésale, à qui il emprunte l’expression de « fabrique du corps humain » en l’adaptant à la destination des artistes et qui lui semble synthétiser les connaissances anatomiques dans les trois langues, latin, grec et hébreux. Il cite aussi le traité plus récent de l’espagnol Juan de Valverde, qui venait d’être traduit en italien (Anatomia del corpo umano, Venise, 1559)189. Allori, comme Vasari ou Cellini, donne la primauté à l’ossature, mais seulement dans la mesure où elle se manifeste à la surface de la peau. À la suite de Vincenzo Danti, il considère l’anatomie comme une étude fastidieuse mais nécessaire, et il la soumet à la finalité artistique. L’observation de l’intériorité obscure du corps est orientée vers la représentation du visible et surtout des mouvements manifestes : plus encore que la connaissance de l’ossature, c’est celle des articulations qui importe aux peintres et aux sculpteurs. 188 Alessandro Allori, Il primo libro de’ ragionamenti delle regole del disegno d’Alessandro Allori con M. Agnolo Bronzino, I, éd. P. Barocchi, in Scritti d’arte del Cinquecento, t. II, p. 1947-1948 : […] tengo questa oppinione, che cominciassero gli studiosi, tanto gli scultori quanto i pittori, dall’ossature parlando dell’uomo, trattandosi dello ignudo, che mi par la più bella e forse la più difficile imitazione che si faccia da noi ; e che quelle, sì come sono il fondamento nella fabbrica de’corpi umani e parimente in tutti gli animali, così siano il fondamento de’ nostri studi, e tanto più che elleno appariscano alla superficie della pelle in tutte quelle congiunture che chiamano gli anatomisti essere di moto manifesto, et anco [in] quelle [che] da i medesimi son chiamate di moto oscuro in buona parte si manifestino ; laonde che è molto utile il possederle. ( Je donne mes traductions). 189 Françoise Richer-Rossi, « Science, politique et religion : Historia de la composicion del cuerpo humano (Rome, 1556) et sa traduction italienne (Venise, 1559). Juan Valverde de Amusco, un converso entre l’Espagne et l’Italie ? », in Les minorités : science et religion, magie et superstition dans l’Espagne et l’Amérique (xve-xviie siècle), dir. R. Amran (Santa Barbara : University of California, 2015), p. 74-84.
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C’est pourquoi Allori développe ensuite dans son dialogue une doctrine anatomique originale. Si Agnolo Bronzino y affirme clairement que l’observation directe de la dissection ne saurait être remplacée par celle des planches anatomiques, il adopte, contrairement à l’invitation de son élève, le jeune et naïf Allori, l’ordre d’exposition de la fabrique du corps, de l’intérieur vers l’extérieur : Je te dis que nous ferons premièrement l’ossature, ensuite l’anatomie, c’està-dire les premiers muscles, une fois soulevée la peau, et pour finir la peau elle-même, sachant que je n’entrerai pas dans les seconds muscles ni les troisièmes pour ne pas m’étendre plus qu’il est nécessaire à notre étude, et moins encore dans les parties spirituelles, vitales ou naturelles, qui siègent à l’intérieur du corps tant au dessus qu’au dessous du diaphragme.190
La théorie anatomique d’Alessandro Allori est une doctrine simplifiée à l’usage des artistes : elle ne comporte que trois parties : les os, les muscles et la peau191. Mieux, reprenant une distinction employée par Galien dans Les administrations anatomiques192, Allori réduit la myologie aux seuls premiers muscles, c’est-à-dire aux muscles superficiels qui sont les plus apparents, tandis que les muscles dits seconds ou troisièmes, plus profonds, ne seront pas traités. Enfin, Allori est le premier théoricien à donner autant d’importance à la peau elle-même, puisqu’elle constitue à elle seule l’une des trois parties de l’anatomie. Le Saint Barthélémy peint par Bronzino sur la Pala de la Cathédrale de Pise apparaît rétrospectivement comme une illustration de cette anatomie du peintre, concentrée sur la représentation de la peau, des ligaments, des articulations et des premiers muscles193. Alessandro Allori, sous l’autorité d’Agnolo Bronzino, se distingue donc nettement de l’anatomie médicale, refusant de traiter des organes et des artères qui se situent dans les profondeurs du corps. Il est vrai qu’il prend davantage ses distances, ici, avec l’anatomie 190 Allori, Il primo libro de’ ragionamenti…, p. 1949-1950 : Ti dico che primieramente faremo l’ossatura e dopo la notomia, cioè i primi muscoli, levata la pelle, et all’ultimo essa pelle, dicendoti che ne’ secondi muscoli e terzi non entrerrò in distendermi più oltre che bisogni allo studio nostro, e molto meno ancora nelle parti spiritali o vitali o naturali, le quali hanno l’esser loro nell’interiora de’ corpi nostri tanto sopra la diaframa quanto sotto di essa ; che poi all’ultimo bisogna vederle dal vero, ché molto meglio se ne fa qualche profitto, molto più che fidarsi interamente delli disegni. 191 Stoichita, « Pennelo/scalpello »…, p. 18. 192 Gal., De anat. Admin., I, 11 (Kühn II, 277, l. 11-12) : prior in exteriora, secundus intro… secundo musculo ; et II, 4 (Kühn, II, 301, l. 13-14) : musculos priores. 193 Agnolo Bronzino, Saint Barthélémy (pala de la Cathédrale de Pise), 1554-1556, Rome, Académie de San Luca.
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aristotélicienne traditionnelle qu’avec la nouvelle anatomie de Vésale et de ses sectateurs, usant, pour les rejeter, des catégories aristotéliciennes comme les parties spirituelles, vitales et naturelles ou encore le ventre supérieur et le ventre inférieur. En somme, les théoriciens du nu ont emprunté, comme les médecins de la Renaissance, l’essentiel de leur doctrine anatomique à Galien, auquel ils ont parfois combiné des éléments du corpus hippocratique, d’Aristote, de Celse ou encore d’Avicenne et d’Averroès. Tous privilégient la méthode de la synthèse qui s’accorde avec le processus de création artistique du nu, qu’il soit conçu comme une composition du corps, comme une démonstration de son organisation interne ou comme la reconstitution de son mécanisme. Les théoriciens du début du Quattrocento semblent encore ignorer la pratique de la dissection et ne considérer l’anatomie que comme une discipline théorique194. Léonard de Vinci est manifestement le premier à avoir fait personnellement l’expérience de la dissection anatomique ; après lui, tous considèrent qu’il est nécessaire pour un artiste d’en avoir eu une expérience visuelle et pratique. La théorie vésalienne de la « fabrique » du corps humain correspondait, mieux encore que les doctrines antiques, aux besoins de l’art et les théoriciens du nu n’ont eu aucune peine, dans la seconde moitié du xvie siècle, à l’intégrer dans leurs traités. Cependant, si l’art du nu a pu se confondre un moment, en pratique, avec l’anatomie médicale et en partager les ambitions scientifiques, les théoriciens de l’art ont élaboré une doctrine anatomique spécifique et bien distincte de la doctrine médicale, sélectionnant les connaissances utiles au dessinateur, au peintre ou au sculpteur. Selon la fin recherchée, ils insistent sur l’ossature ou sur le fonctionnement des muscles et des nerfs, tiennent plus ou moins compte des veines, de la chair et de la peau, excluent purement et simplement l’étude des muscles profonds ou des organes vitaux. Si l’ordre d’exposition de la doctrine procède constamment de l’intérieur vers l’extérieur, les humanistes hésitent à établir le fondement du nu dans les os ou bien à voir son origine dans le sang. Tous s’accordent en revanche sur le fait que l’anatomie est la seule voie pour connaître avec certitude le mouvement, et aussi que c’est là sa seule véritable utilité pour leur art. Au cours de la période, les théoriciens multiplient les avertissements contre la périlleuse séduction des arcanes celés dans le corps humain et les exhortations à ne pas perdre de vue l’objet de l’art, à savoir la représentation du nu vivant et en action. Martial Guédron, De chair et de marbre : imiter et exprimer le nu en France, 17451815 (Paris : Champion, 2003), p. 59. 194
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III. Le mouvement C’est une idée admise que beaucoup d’esprits de la Renaissance se représentaient le monde en perpétuel mouvement et la Création comme un principe de mutation continue195. On sait ce que leur imaginaire cosmologique doit aux philosophes pré-socratiques et au modèle antique des métamorphoses, ainsi que l’influence sur leur pensée de la notion médiévale d’impetus ; on connaît leur fascination pour les forces qui animent la nature jusque dans ses plus infimes créatures. L’homme, partie du monde et monde en petit, ne fait pas exception à la loi universelle : il est constamment soumis au changement et animé de mouvements multiples. Mieux, il est aussi, en tant qu’animal, son propre moteur. La scolastique a transmis aux humanistes la théorie aristotélicienne du mouvement et de l’animal comme agent, qui a servi de fondement aux théoriciens du nu pour l’étude des mouvements du corps humain. La philosophie naturelle d’Aristote peut s’entendre tout entière comme une enquête sur les mouvements des êtres naturels car « ignorer le mouvement, c’est ignorer la nature »196. Le Stagirite définit le mouvement (kinèsis) comme un changement (métabolè) selon l’une des quatre catégories que sont la substance, la quantité, la qualité et le lieu : il distingue ainsi la génération (génèsis) et la destruction (phtora), l’accroissement (auxèsis) et le décroissement (phtisis), la modification qualitative ou altération (alloiosis) et les déplacements (phora)197. Il donne comme exemples de mouvements l’apprentissage, la guérison, la rotation, le saut, la maturation ou le vieillissement198. L’animal est l’agent par excellence car il est une substance qui possède en soi le principe de son mouvement et de son repos199. Le mouvement local a lieu en fonction d’événements extérieurs et en vue d’un certain but et il suppose que l’agent possède la faculté de représentation et l’appétit. Le mouvement local serait, avec la sensation et le désir, le propre de l’animal achevé200. Ses deux principes sont la poussée et la traction et il suppose des points d’appui et des articulations. Enfin, le mouvement ne peut se comprendre indépen195 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne (Paris : Macula, 1997), introd., p. 6. 196 Arist., Phys., III, 200b14-15. Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité…, p. 40-41. 197 Ibid., 200b32-201a9. Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité…, p. 27. 198 Ibid., 201a16-19). Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité…, p. 42-43. 199 Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité…, p. 159. 200 Labarrière, Langage, vie politique et mouvement des animaux…, p. 148.
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damment de la distinction entre la puissance et l’acte : le mouvement est la manière dont la puissance se réalise avant l’accomplissement de la chose elle-même. Aristote avait du reste donné à ce propos, comme illustration du mouvement, la sculpture qui réalise le passage de l’airain à la statue201. Variété des mouvements humains Les premiers théoriciens du nu se sont efforcés de tirer de l’étude anatomique du mouvement, en particulier chez Aristote, des préceptes efficaces pour la représentation du nu. Au xvie siècle, à mesure que le savoir anatomique est assimilé et que s’affirme le goût des maniéristes pour la licence et la recherche de l’invention, la théorie des mouvements de l’homme se complexifie et les préceptes de l’art du nu combinent, comme nous le montrerons, aux catégories aristotéliciennes des notions empruntées tantôt à Platon, tantôt au corpus galénique, tantôt à la rhétorique202. Les mouvements locaux (Leon Battista Alberti) Dans le second livre De la peinture, à propos de la composition des corps, Alberti s’attache à définir le mouvement et à le répertorier selon ses espèces203. Il isole les mouvements proprement corporels (moti corporum), jugés plus nombreux que ceux de l’âme, et les classe en fonction de leur cause : D’autres mouvements sont ceux du corps. On dit, en effet, que les corps se meuvent de plus nombreuses manières, du moment qu’ils grandissent ou rapetissent, que les gens en bonne santé tombent dans la maladie ou, inversement, se relèvent d’un mal vers la santé et qu’ils changent de lieu, et l’on dit que les corps sont mus par des causes de ce genre.204 Arist., Phys., III, 201a29-31. Cf. Isabelle Bouvrande, « Entre construction et déconstruction : le corps réinventé dans la peinture italienne du xvie siècle », in Réalités et représentations du corps…, dir. M.-N. Fouligny et M. Roig Miranda, vol. II, p. 349-366. 203 Cf. Patrizia Castelli, « Capelli “in aria simile alle fiamme” : il concetto di moto negli scritti di Leon Battista Alberti », in Leon Battista Alberti. Architettura e Cultura : atti del convegno internazionale (Mantova, 16-19 novembre 1994) (Florence : Olschki, 1999). 204 Alberti, De Pictura, II, 43, éd. Sinisgalli, p. 214 et trad. Schefer, p. 181 (modifiée) : Sunt et alii corporum [motus]. Nam dicuntur moueri corpora plerisque modis, siquidem cum crescunt aut minuuntur : cumque ualentes in aegritudinem cadunt, cumque a morbo in ualetudinem surgunt, cumque locum mutant et huiusmodi causis moueri cor201 202
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Alberti se réfère manifestement à la fameuse définition du mouvement donnée par Aristote au début du troisième livre de la Physique et qui s’accompagne d’exemples de mouvements parmi lesquels la guérison et la rotation205. Il s’intéresse principalement à trois modes (modi) de mouvement qui sont la variation de taille (croissance ou décroissance), l’altération de la santé (maladie et guérison) et les changements de lieu, même si la liste ne prétend pas à l’exhaustivité206. Il ne retient toutefois que trois des quatre catégories aristotéliciennes du mouvement (la quantité, la qualité et le lieu) et omet celle de la substance. De plus, la catégorie aristotélicienne de l’altération est chez Alberti clairement identifiée à la santé. Alberti se concentre ensuite sur les seuls mouvements locaux et les répartit en fonction de sept directions (haut, bas, droite, gauche, avant, arrière, en cercle) : Pour nous autres peintres […] laissons de côté toute autre discussion, et traitons seulement de ce mouvement qu’on dit accompli lorsqu’il y a eu changement de lieu. Toute chose qui change de lieu a sept directions pour se mouvoir : vers le haut ou vers le bas, vers la droite ou vers la gauche, en s’éloignant d’ici ou en revenant vers nous. Le septième mode de mouvement est celui qui s’incline en tournant en cercle. Je désire que tous ces mouvements soient dans une peinture. Qu’il y ait des corps qui se dirigent vers nous, que d’autres s’éloignent d’ici, certains à droite, d’autres à gauche. Que certaines parties des corps eux-mêmes soient aussi tendues vers les spectateurs, que d’autres reculent, que certaines s’élèvent et que d’autres tendent vers le bas.207
pora dicuntur. (L’editio princeps est corrigée d’après Rocco Sinisgalli lui-même, p. 433, n. 150). 205 Arist., Phys., III, 201a18-19. 206 Je m’écarte de l’analyse de Rocco Sinisgalli qui ne distingue dans la phrase d’Alberti que deux genres du mouvement parce qu’il identifie les deux premiers, l’augmentation et la santé (fin de la note 151, p. 434). 207 Alberti, De pictura, II, 43, éd. Sinisgalli, p. 215-216 et trad. Schefer, p. 181 (légèrement modifiée) : Nos autem pictores […] caeteris disputationibus omissis, de eo tantum motu referamus, quem tum factum dicunt, cum locus mutatus sit. Res omnis quae loco mouetur, septem habet mouendi itinera. Nam aut sursum uersus, aut deorsum, aut in dexteram, aut in sinistram, aut illuc longe recedendo, aut contra nos redeundo. Septimus uero mouendi modus, is qui in gyrum ambiendo uergitur. Hos igitur omnes motus cupio esse in pictura. Adsint corpora nonnulla, quae se ad nos porrigant, alia abeant horsum, dextrorsum, et sinistrorsum. Tum ex ipsis corporibus nonnullae partes aduersus conspectantes ostententur, aliquae retrocedant, aliae sursum tollantur, aliquae in infinum tendantur.
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Les six premiers mouvements correspondent aux six dimensions de la grandeur énumérées par Aristote au début du traité Sur la marche des animaux (1, 2, 704b) ; quant au septième mouvement ajouté par Alberti, c’est le mouvement circulaire qui est, selon le philosophe grec, le premier mouvement local et auquel se rapportent tous les autres, puisqu’il s’agit du mouvement éternel et continu du premier moteur208. Comme l’a remarqué Rocco Sinisgalli, l’humaniste a probablement tiré cette classification des mouvements locaux, dont l’origine est aristotélicienne, de la théorie rhétorique de l’actio209. En effet, dans l’Institution oratoire, Quintilien avait proposé une série de sept mouvements pour distinguer les gestes de la main : Bien que les gestes de la main soient de six sortes, on pourrait en rajouter un septième, celui qui, après avoir fait un mouvement circulaire, revient sur lui-même ; ce mouvement de rotation est le seul qui soit mauvais. Les autres mouvements montrent tous quelque chose, devant nous, à droite, à gauche, en haut, en bas. On ne dirige jamais la main vers quelque chose derrière soi.210
Néanmoins, dans les prescriptions sur la main, Quintilien désapprouvait fortement le mouvement de rotation et excluait le mouvement en arrière, réduisant ainsi en pratique la gestuelle de l’orateur à cinq mouvements, alors qu’Alberti souhaite que tous les mouvements du corps sans exception soient représentés dans la peinture, voire dans une seule et même peinture. On remarque que dans la seconde partie de la citation, quand Alberti applique la théorie du mouvement qu’il vient d’énoncer à la composition des corps en peinture, il inverse l’ordre des mouvements du corps : il privilégie les mouvements des figures vers l’avant ou vers l’arrière, qui sont ceux qui mettent davantage en jeu la scénographie du tableau en fonction du point de vue du spectateur. D’autre part, la composition des membres permet de combiner divers mouvements locaux dans un même corps, en donnant à ses différents membres des directions Arist., Phys., VIII, 7, 260b28. Sinisgalli, Il nuovo De pictura…, p. 434, n. 151. Voir aussi Bertrand Rougé, « Oxymore et contrapposto, maniérisme et baroque : sur la figure et le mouvement, entre rhétorique et arts visuels », in Baroque/s et maniérisme/s littéraires, Études Epistémè, 9 (2006), p. 99-129 (p. 115). 210 Quint., Inst., XI, 3, 105, éd. et trad. J. Cousin (Paris : Les Belles Lettres, 1979), légèrement modifiée : Sed cum omnis motus sex partes habeat, septimus sit ille qui in se redit orbis, uitiosa est circumuersio. Reliqui ante nos et dextra laeuaque et sursum et deorsum aliquid ostendunt. In posteriora gestus non derigitur. 208 209
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diverses. Ainsi, la Bataille des dix nus, réalisée par les frères Pollaiuolo entre 1465 et 1475 (Fig. 21), apparaît comme l’une des premières tentatives, à la Renaissance, pour montrer les différents mouvements possibles du corps humain. Les combattants accomplissent dans la même image des déplacements dans les six directions spatiales, un défi qui n’est pas sans poser au dessinateur des difficultés pour la construction en perspective. La disposition des figures dans l’espace produit un effet d’enchevêtrement que redouble au second plan l’entrelacs d’une végétation luxuriante. Mouvement local et mouvement actionnel (Léonard de Vinci) Plus que tout autre artiste de la Renaissance, Léonard de Vinci était sensible à la pulsation du monde : il cherchait à saisir le rythme secret qui réglait chacun de ses mouvements dans l’espace et dans le temps211. Pour lui, le corps était, comme le reste du monde, perpétuellement mobile et variable selon l’adage célèbre attribué à Hippocrate – corpus mobile et permutabile – et que l’on retrouve par exemple dans le commentaire d’Ugo Benzi da Siena sur le premier aphorisme d’Hippocrate (Expositio super Aphorismos Hippocratis, 1517)212. Léonard puise notamment dans la médecine grecque sa conception dynamique du corps : son traité d’anatomie avait pour objet la démonstration des causes des mouvements de toutes les parties qui composent le corps humain213. Comparant le corps des êtres vivants à une machine, il affirme que la Nature a créé en eux le mécanisme des mouvements et il identifie quatre forces qui sont à l’origine du mouvement animal : le mouvement local, la pesanteur naturelle, la puissance inhérente ou naturelle et la répercussion214. Il adhère, comme Alberti, aux thèses galéniques de la finalité et de l’économie des membres : tout organe a une fonction particulière et une forme appropriée à celle-ci215. C’est cette organicité, ce fonctionnement interne Arasse, Léonard de Vinci…, en part. p. 80-86 et 100-124 et Kemp, Leonardo da Vinci…, « Force and Motion », p. 140-189. Voir aussi Jean-Claude Schmitt : « Le mouvement et ses rythmes au Moyen Âge », in Mouvement. Bewegung. Über die dynamischen Potenziale der Kunst, dir. A. Beyer et G. Cassegrain (Berlin-Munich : Deutscher Kunstverlag, 2015), p. 9-22. 212 Laurenza, De figura umana…, p. 139. 213 Léonard de Vinci, Lu fol. 268, éd. Vecce, p. 253 : […] nel trattato della notomia dove si mostra le cause de’ motti di tutte le parte di che si compone l’uomo. Cf. Keele, Leonardo Da Vinci’s Elements…, ch. 6 : « The Movements of Man and Animals », p. 159-194. 214 Léonard de Vinci, Quaderni I, fol. 1ro, trad. Servicen, t. I, p. 169. 215 Arasse, Léonard de Vinci…, p. 82 et 278 ; voir aussi, pour l’influence de Galien sur l’anatomie de Léonard de Vinci, Laurenza, De figura umana…, en part. p. 43-44 et 96-97. 211
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et essentiel, cette « forme intrinsèque » (forma intrinseca) que le peintre doit connaître pour que ses figures nues soient semblables au vrai : Comme il est nécessaire au peintre de savoir la forme intrinsèque de l’homme. Le peintre qui aura connaissance de la nature des nerfs, muscles et tendons, saura bien, dans le mouvement d’un membre, combien et quelle sorte de nerfs en sont la cause, quel muscle, en se gonflant, cause la contraction du nerf et quels ligaments convertis en cartilages très délicats entourent et enserrent le dit muscle. Ainsi sera-t-il capable de montrer diversement et universellement les différents muscles à travers les différents actes des figures ; et il ne fera pas comme beaucoup qui dans des effets divers font la démonstration des mêmes choses dans les bras, le dos, la poitrine et les jambes ; choses qui ne doivent pas être comptées parmi les petites erreurs.216
Léonard de Vinci décrit un enchaînement de causes censé produire le mouvement : comment, par exemple, le gonflement du muscle entraîne la contraction du nerf. La connaissance du fonctionnement interne du corps humain permettra au peintre de représenter avec exactitude les différents mouvements, le but étant de ne montrer que les muscles sollicités dans l’action accomplie par la figure. Léonard se distingue des peintres anatomistes qui, voulant faire la démonstration de leur savoir, font ressortir tous les muscles du corps quelle que soit l’attitude du nu. L’étude sur modèle vivant est indispensable pour compléter les connaissances acquises lors des dissections car elle apprend au peintre quels muscles travaillent précisément dans quels gestes et quelle est la forme que prend alors chaque membre. En somme, si l’anatomiste, qui dissèque les cadavres, connaît le corps humain en puissance, le peintre doit le connaître en acte, dans ses effets. Celui qui maîtrisera ainsi le fonctionnement de toutes les parties du corps, sera capable de représen-
216 Léonard de Vinci, Lu 106, éd. Vecce, p. 192 et ms. 2038 Bib. Nat. fol. 27ro, trad. L. Servicen, II, p. 357-358 (largement modifiée) : Come al depintore è necessario sapere l’intrinseca forma de l’omo. Quel depintore che arà cognizione della natura de’ nervi, muscoli e lacerti, saprà bene, nel movere uno membro, quanti e quali nervi ne sono cagione, e qual muscolo, sgonfiando, è cagione di racortare esso nervo, e quali corde convertite in sottilissime cartilagini circondano e racolgano detto muscolo ; e così sarà diverso e universale dimostratore di vari muscoli, mediante i vari effetti delle figure, e non farà come molti che in diversi atti sempre fanno quelle medesime cose dimostrare in braccia, schiene, petto e gambe ; le quali cose non si debbono mettere infra i piccoli errori.
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ter l’homme correctement dans toutes ses actions et méritera le titre de peintre universel217. Toujours dans le même manuscrit, Léonard de Vinci propose en effet une liste qui ne comprend pas moins de dix-huit opérations de l’homme : Des dix-huit opérations de l’homme. Repos, mouvement, course, debout, appuyé, assis, incliné, agenouillé, couché, suspendu ; porter, être porté, pousser, tirer, frapper, être frappé, abaisser, élever.218
Sous la catégorie d’« opérations » de l’homme le peintre associe aux mouvements locaux d’autres mouvements ou attitudes. Le critère de la direction du mouvement n’est plus le seul à fonctionner dans cette nouvelle classification : Léonard de Vinci ne conserve que les directions du bas et du haut, qui lui permettent de définir les deux derniers mouvements de son énumération. En revanche, les opérations de l’homme restent généralement regroupées par couples antithétiques : il oppose ainsi le repos et le mouvement, la poussée et la traction et un certain nombre de mouvements considérés alternativement comme actifs ou passifs. L’expansion de la liste des opérations peut être partiellement dérivée de la théorie aristotélicienne du mouvement elle-même. Aristote expose au début du traité Sur la marche des animaux que les principes du mouvement de locomotion sont la poussée (ὦσις) et la traction (ἕλξις) et il distingue le mouvement autonome du mouvement accidentel d’un corps qui « est mû par autre chose »219. La course et le combat, en revanche, évoquent plus particulièrement les mouvements du corps de l’athlète et suggèrent l’influence d’un autre type de modèle. Galien consacrait souvent des développements aux gymnastes dans le traité De l’usage des parties ou Sur l’anatomie des muscles, faisant du corps de l’athlète le critère de la bonne santé et une illustration particulièrement évi-
217 Voir aussi Léonard de Vinci, CA fol. 199voa, trad. Servicen, II, p. 277) : « Ordre à observer dans l’étude. Je dis qu’il faut d’abord apprendre les membres et leur fonctionnement ; cette connaissance acquise, on étudiera leurs attitudes dans les différentes conditions où se trouvent les hommes. » 218 Léonard de Vinci, Lu fol. 362, éd. Vecce, p. 286 et ms. 2038 Bib. Nat. fol. 29ro, trad. Servicen, t. II, p. 263 : Delle 18 operazioni de l’uomo. Fermezza, movimento, corso, ritto, apoggiato, a sedere, chinato, ginocchioni, giacente, sospeso, portare, esser portato, spingere, tirare, battere, esser battuto, agravare et aleggerire. 219 Arist., De moto animalium, 2, 704b. Cf. Morel, Aristote. La philosophie de l’activité…, p. 165.
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dente du fonctionnement musculaire220. Philostrate a proposé dans son traité de gymnastique une typologie des athlètes selon les différentes disciplines du pentathle : les particularités physiques – le volume des muscles dans les différents membres – y étaient expliqués par l’adaptation du corps à un mouvement précis. Il donnait même des critères de sélection des athlètes en fonction de leurs caractéristiques morphologiques ; mais sa classification avait aussi une finalité esthétique et se référait explicitement à la statuaire221. Il est possible que le modèle de l’athlète antique et la classification des différentes disciplines de la gymnastique aient nourri l’énumération des opérations du corps de l’homme. On sait que Léonard de Vinci s’est efforcé de décomposer le mouvement de la course dans diverses annotations des Carnets et de le représenter dans des dessins222, et le codex Huygens nous laisse imaginer ce qu’aurait pu être le traité qu’il projetait d’écrire sur « le mouvement du corps humain ». Un autre feuillet, plus tardif, nous donne une idée plus précise de sa théorie « du mouvement de l’homme et des animaux ». Il pose en effet une distinction importante entre deux espèces de mouvements, le mouvement local qu’accomplit l’être animé lorsqu’il se meut d’un lieu à un autre et le mouvement actionnel, que l’être animé accomplit en luimême sans nécessairement changer de lieu : Des mouvements de l’homme et des autres animaux. Les mouvements des animaux sont de deux espèces, à savoir le mouvement local et le mouvement actionnel. Le mouvement local est quand l’animal se meut d’un lieu à un autre ; et le mouvement actionnel est le mouvement que fait l’animal en soi même sans changement de lieu. Et le mouvement local est de trois espèces, à savoir monter, descendre et avancer dans un lieu doucement. À ces trois espèces, s’en ajoutent deux, à savoir lent et rapide, et deux autres, à savoir le mouvement droit et le
220 Gal., De musc. diss., 6, 3, 4 (Kühn, XVIIIB, 943). Cf. éd. et trad. I. Garofalo et A. Debru (Paris : Les Belles Lettres, 2005), p. 127 : « On peut voir clairement ces muscles, même avant dissection, sur les gymnastes » (Τούτους τοὺς μῦς ἔστιν ἰδεῖν καὶ ἐπὶ τῶν γυμναστικῶν ἐναργῶς καὶ πρὸ τῆς ἀνατομῆς). 221 Philostr., Gym., 25, trad. Daremberg, p. 41. 222 Par exemple, Léonard de Vinci, Lu 305, éd. Vecce, p. 266 et CA fol. 181roa, trad. Servicen, II, p. 275 : « Quand le coureur veut épuiser l’élan qui le porte, il prépare l’élan opposé en se penchant en arrière … »). On comparera avec le croquis Windsor RL fol. 12708ro ou CA fol. 289ro, peut-être dessiné pour la scénographie de l’Orfeo d’Ange Politien (Kemp, Leonardo da Vinci…, p. 145).
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tortueux, et un autre encore, à savoir le saut. Mais le mouvement actionnel est à l’infini autant que les opérations sont infinies.223
Léonard de Vinci ne conserve que trois des six mouvements locaux aristotéliciens : monter, descendre, et avancer doucement. Il leur ajoute en revanche cinq autres mouvements, lent, rapide, droit, tortueux ainsi que le saut. Quant aux mouvements actionnels, ils sont aussi illimités que le sont les opérations de l’homme. En effet, la nouvelle classification du mouvement de Léonard est en réalité une combinatoire, car les mouvements actionnels peuvent se conjuguer avec des mouvements locaux. Il existe plus exactement trois espèces de mouvements, le « mouvement local » (moto locale), le « mouvement actionel simple » (moto azzionale semplice) et le « mouvement composé d’actionnel et de local » (moto composto d’azzionale col locale). De plus, les deux variables introduites dans cette définition du mouvement, l’une temporelle (la lenteur ou la rapidité) et l’autre directionnelle (mouvement rectiligne ou sinueux) ouvrent un grand champ de possibles. C’est pourquoi Léonard de Vinci renonce finalement à recenser ce qu’il nomme les mouvements composés (moti composti) comme danser, escamoter, jouer, semer, labourer… Le peintre doit se concentrer principalement sur les mouvements actionnels ou composés, les plus variés et les plus difficiles à représenter. Diverses notes du même manuscrit confirment que l’art du nu réside pour une grande part dans l’application judicieuse et appropriée des connaissances anatomiques à l’action représentée. Le peintre doit respecter dans sa figure le principe d’économie qui préside au fonctionnement du corps humain : Les membres des hommes nus. Les membres des hommes nus forcent dans diverses actions ; qu’il n’y ait que celles qui découvrent leurs muscles du côté où tels muscles meuvent le membre de l’opération, que les autres membres aient les muscles plus ou moins prononcés, selon qu’ils font plus ou moins d’effort.224 223 Léonard de Vinci, Lu fol. 304, éd. Vecce, p. 265-266 : De li movimenti de l’uomo et altri animali. Li moti degli animali sono di due spezie, cioè moto locale e moto azzionale. Il moto locale è quando l’animale si move da loco a loco ; e ’l moto azzionale è ’l moto che fa l’animale in sé medesimo senza mutazion di loco. E ’l moto locale è di tre spezie, cioè salire, discendere et andare per loco piano. A questi tre se n’aggionge due, cioè tardo e veloce, e due altri, cioè il moto retto et il tortuoso, et un altro apresso, cioè il saltare. Ma il moto azzionale è in infinito insieme coll’infinite operazioni […]. ( Je donne mes traductions). 224 Léonard de Vinci, Lu fol. 377, éd. Vecce, p. 256 : Le membra delli uomini nudi. Le membra delli uomini nudi s’afaticano in diverse azzioni, sole siano quelle che scoprano
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Il s’agit de ne montrer que les muscles des membres en action dans une opération particulière, et encore de les montrer du seul côté où ils meuvent les membres. Tous les autres muscles seront dessinés seulement dans la mesure où ils prennent part à l’effort du mouvement et ceux qui restent relâchés ne seront pas prononcés. La même idée est formulée de façon plus synthétique et plus claire dans un autre précepte : De la composition des membres des nus et leurs opérations. Les membres des nus doivent découvrir les muscles avec plus ou moins d’évidence, selon que l’effort des dits membres est plus ou moins grand.225
Léonard de Vinci a recours ici à la notion rhétorique et poétique de l’évidence ou énargéia pour qualifier le dessin qui souligne les muscles des membres actifs et montre le nu en mouvement. Empruntée à l’organon rhétorique aristotélicien, l’énargéia est l’un des principaux ressorts de la vive imitation226. Nous verrons bientôt que la peinture de nus a, comme la vive représentation dans le discours, ses procédés propres pour imiter l’homme en acte et produire l’illusion du mouvement. Mouvement facile et mouvement violent (Pomponius Gauricus) Pomponius Gauricus traite brièvement du mouvement dans le livre du De sculptura consacré à la perspective, après une considération sur les difficultés du raccourci. Sa théorie, très différente de celles d’Alberti et de Léonard, est essentiellement tirée du Timée de Platon (43). Rappelons que selon la cosmologie platonicienne, ce sont les dieux jeunes qui ont introduit les mouvements périodiques de l’âme dans les corps périssables. À l’origine, l’animal mortel se mouvait dans les six directions, mais de manière irrationnelle et irrégulière : la rotation est tantôt renversée, tantôt oblique, tantôt sens dessus dessous. Ces mouvements désordonnés, dans les corps, étaient nombreux et violents. i loro muscoli da quel lato dove tali muscoli moveno il membro dell’operazione, e li altri membri sieno più o meno pronunziati nelli loro muscoli, secondo che più o meno s’afaticano. 225 Léonard de Vinci, Lu fol. 301, éd. Vecce, p. 265 : De la membrificazione delli nudi e loro operazioni. Le membra degl’ignudi debbono essere più o meno evidenti nelli scoprimenti delli muscoli, secondo la maggiore o minore fatica de li detti membri. 226 Sur l’énargéia, voir notamment P. Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance (Genève : Droz, 1994) et Les Yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’évidence (Orléans-Caen : Paradigme, 1995) ; Carlos Lévy et Laurent Pernot, Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques) (Paris : L’Harmattan, 1997) et Juliette Dross, Voir la philosophie à Rome : rhétorique et philosophie de Cicéron à Marc Aurèle (Paris : Les Belles Lettres, 2010).
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Gauricus distingue d’abord le mouvement de la station et du repos. Il divise ensuite les mouvements en mouvements initiaux, intermédiaires et finaux, en découpant en trois phases leur développement dans le temps : Parmi les mouvements, certains sont initiaux, comme lorsque nous commençons à nous mouvoir, d’autres moyens, quand ils sont entre le début et la fin, d’autres terminaux, lorsqu’ils sont presque parvenus à la fin, mais ne se sont pas encore arrêtés. Car s’ils étaient arrêtés, il faudrait assurément les appeler stations et non mouvements. C’est pourquoi sont aussi appréciées ces attitudes qui paraîtront soit être le résultat de mouvements soit aller vers des mouvements.227
Cette tripartition du mouvement prend sens dans le cadre de la perspective narrative dont Gauricus expose pour la première fois les règles et qui s’oppose à la perspective géométrique de ses prédécesseurs. Le sculpteur humaniste entend trouver dans la rhétorique, notamment chez Hermogène de Tarse, les principes d’une perspective qui est scénographie et composition de l’histoire228. Deux de ces principes, exposés immédiatement après l’analyse des mouvements, sont l’énargéia, qui pour Gauricus consiste à représenter dans une seule et même image ce qui a précédé et ce qui se passe actuellement, et l’emphasis, qui montre ce qui est en train de naître de l’événement229. La statue idéale est donc celle qui pourra réunir en une image, les trois mouvements initial, moyen et terminal et condenser trois phases successives d’une action. Ensuite, Gauricus introduit une seconde distinction entre mouvements faciles ou violents, en fonction de l’intensité de l’effort qu’ils demandent. Les mouvements violents s’identifient avec les mouvements locaux, qui se distribuent selon les six directions et dont Gauricus souligne l’infinie variété : Gauricus, De sculptura, IV, 6, éd. Cutolo, p. 214 et trad. Chastel et Klein, p. 194 (modifiée) : Motuum uero […] quidam sunt primi, ut quum incipimus moueri, quidam medii, quum intra initium finemque uersantur, quidam ultimi, quum ad finem fere peruenerint, necdum firmantur. Si enim firmarentur, status quidem dicendi essent, non motus. Quare et illi status laudantur qui uel a motibus facti uidebuntur uel in motus transierint. 228 Chastel et Klein, Pomponius Gauricus. De sculptura…, p. 166 ; É. Séris, « La silve à la Renaissance, un modèle pour les peintres et les sculpteurs ? », in La « Silve » : histoire d’une écriture libérée en Europe de l’Antiquité au xviiie siècle, dir. P. Galand et S. Laigneau (Turnhout : Brepols, 2013), p. 143-154 et Lucien Vinciguerra, Archéologie de la perspective. Sur Piero della Francesca, Vinci et Dürer (Paris : Presses Universitaires de France, 2007), p. 139-145. 229 Hermog., De Ideis, trad. Patillon, p. 147 et É. Séris, « La silve à la Renaissance… », p. 147-152. 227
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Les mouvements, en outre, sont soit faciles soit violents. Les mouvements faciles sont ceux qui se font aisément et sans effort, comme lorsqu’on se promène ; les mouvements violents sont ceux qui expriment des forces et des efforts plus véhéments comme lorsque l’on accourt, que l’on est tiré et poussé dans un sens et dans l’autre. Il existe mille variétés de mouvements de ce genre : les uns se font dans un sens et dans l’autre en ligne droite, d’autres à droite, d’autres à gauche ; d’autres sont portés vers le haut, d’autres vers le bas.230
De la lecture du Timée de Platon, Gauricus a manifestement retenu la violence et la difficulté qui caractérisent, depuis l’origine, les mouvements des corps périssables et en particulier du corps humain. Par conséquent, contrairement à Alberti qui bannissait la représentation de l’effort, Gauricus considère que les mouvements locaux sont pour la plupart violents. Mais l’opposition entre mouvements faciles et mouvements violents vient surtout de la rhétorique latine qui oppose le style détendu (remissus) et le style véhément (uehemens)231. S’amorce chez l’humaniste padouan une opposition entre deux esthétiques, issue de la comparaison entre le mouvement de la figure humaine et celui qui anime le discours. Enfin, Gauricus est le théoricien qui donne le plus d’importance au repos, distinguant selon un critère éthique le repos noble (liberale) et le repos vulgaire (illiberale). Il donne pour exemple de la première sorte de repos le philosophe Socrate méditant sur la mort dans une nacelle, et pour exemple du second les figures de domestiques peintes par Mantegna dans l’oisiveté ou le sommeil. En réalité, les deux sortes de figures au repos ont une virtualité comique car le premier exemple est tiré de la comédie d’Aristophane, les Nuées, et le second vise à l’agrément (iocunditas). Les belles attitudes (Giorgio Vasari) Au milieu du xvie siècle, Giorgio Vasari fait encore de la variété des poses dans les nus un critère important de la maîtrise de l’art. C’est une 230 Gauricus, De sculptura, IV, 6, éd. Cutolo, p. 214 et trad. Chastel et Klein, p. 194 (modifiée) : Motus praeterea aut sunt faciles aut uiolenti. Faciles motus sunt qui remisse nulloque fiunt conatu, ueluti quum deambulatur ; uiolenti sunt qui uires conatusque uehementiores exprimunt, ueluti quum accurritur, quum trahitur pelliturque huc uersus et illuc. Eiusmodi sexcentae sunt uarietates : alii fiunt huc illuc in rectum, alii in dextram, alii in sinistram ; alii feruntur in sursum, alii in dehorsum. 231 Voir par exemple Cic., Brut., 89 et 317 ou De orat., II, 200 et Quint., Inst., XI, 3, 42. Sur l’opposition entre le genus gracile et le genus uehemens, voir Baxandall, Les humanistes à la découverte…, p. 34. Sur le genus uehemens et le genus lenis chez Cicéron, voir Charles Guérin, « Orator 128 : Cicéron et la catégorie stylistique de l’ethikon », in Les noms du style…, dir. P. Chiron et C. Lévy, p. 142-164.
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nouvelle fois dans la Vie de Michel-Ange que se concentre sa réflexion à ce sujet. La prescription apparaît une première fois à propos du célèbre Tondo Doni, un panneau circulaire de la Madonne qui avait été commandé à Michel-Ange par le florentin Agnolo Doni et qu’il peignit en 1506 ou en 1507232. Si Vasari fait l’éloge de cette œuvre, ce n’est pas tant pour la Madonne elle-même que pour les nus à l’antique que le peintre a représentés à l’arrière plan et qui ont été pourtant très critiqués : Michel-Ange ne s’en tint pas là et pour mieux manifester son art, il introduisit dans le fond plusieurs nus appuyés, debout, assis, et il y travailla avec tant de soin et de précision que cet ouvrage passe pour la plus finie et la plus belle de ses peintures, à vrai dire peu nombreuses, sur panneau.233
L’éloge du soin et de la précision de Michel-Ange dans le travail des nus renvoie non seulement à l’exactitude anatomique, mais aussi à l’illusion de vérité et de naturel que produisent leurs attitudes, qualités qui confèrent à l’œuvre sa perfection et sa beauté. De plus, Vasari insiste sur la multiplicité des nus du Tondo Doni et sur la diversité de leurs poses – appuyés, debout et assis –, trois attitudes qui étaient déjà énoncées à la suite dans la liste des opérations de l’homme de Léonard de Vinci. Les ignudi sont considérés comme un exercice technique dans lequel le peintre fait la démonstration des mouvements que peut accomplir le corps humain. Michel-Ange a montré plus clairement encore sa maîtrise universelle de la figure humaine et son excellence dans l’art du nu dans deux œuvres. La première est le mystérieux carton pour la fresque de la Bataille de Cascina dans la Salle des Conseils du Palais Vieux à Florence, que nous connaissons seulement par la copie réalisée en 1542 par Aristotele da Sangallo234. Michel-Ange y travailla en 1504 aux côtés de Léonard de Vinci, qui avait reçu l’année précédente la commande d’une fresque sur la bataille d’Anghiari pour l’autre mur de la salle235. Il aurait alors dessi Michel-Ange, Tondo Doni, c. 1505, Florence, Galerie des Offices. Vasari, Le Vite…, éd. Brizio, p. 379 et trad. Chastel, t. IX, p. 198 : Nè bastando questo a Michelagnolo, per mostrare maggiormente l’arte sua essere grandissima, fece nel campo di questa opera molti ignudi, appoggiati, ritti ed a sedere, e con tanta diligenza e pulitezza lavorò questa opera, che certamente delle sue pitture in tavola, ancora che poche sieno, è tenuta la più finita e la più bella opera che si truovi. 234 Aristotele da Sangallo, Bataille de Cascina (copie du carton perdu de Michel-Ange), 1542, Holkham, collection Earl of Leicester. 235 Carlo Vecce, Léonard de Vinci, trad. M. Fusaro (Paris : Flammarion, 2001), « Léonard et Michel-Ange », p. 212-216. 232 233
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né un carton avec des nus si éblouissants que celui-ci fut ensuite amené au palais Médicis, admiré par tous les grands peintres du moment et finalement découpé en morceaux tel une relique. Voici comment Vasari décrit ce carton d’après les vestiges qui en ont été conservés par un noble Mantouan : Il y commença un immense carton sans le faire voir à personne. Il le remplit de figures nues de soldats qui se baignaient dans l’Arno en raison de la chaleur, au moment où l’on sonnait l’alarme pour l’attaque ennemie. Des soldats sortaient de l’eau pour s’équiper et l’on voyait dans la merveilleuse réalisation de l’artiste certains boucler la cuirasse, beaucoup se mettre des équipements, des cavaliers en grand nombre commencer la lutte. […] Il y avait aussi des tambours, des figures nues, les vêtements enroulés, courant à la bagarre, des positions incroyables, debout, agenouillé, penché, couché, soulevé avec de savants raccourcis. Il s’y trouvait aussi beaucoup de figures emmêlées et esquissées de diverses manières, cernées au fusain, dessinées avec hachures, à l’estampe, relevées de gouache, car il voulait faire voir toutes ses connaissances techniques.236
La fresque devait représenter un sujet proche de celui de la Bataille des dix nus d’Antonio Pollaiuolo, si ce n’est que les soldats sortaient nus du fleuve et s’habillaient à la hâte pour courir au combat. Vasari insiste sur la variété époustouflante des figures nues et souligne la recherche de positions incroyables et compliquées : l’histoire invraisemblable de cette bataille dont l’assaut fut sonné alors que les florentins étaient au bain donne à Michel-Ange l’occasion de présenter des figures dans des postures rarement rencontrées dans la vie réelle. La liste d’actions donnée par Vasari pour décrire les nus du Tondo Doni s’enrichit ici de figures nouvelles : certains personnages sont agenouillés, couchés, penchés ou soulevés. Remarquons que toutes ces attitudes figuraient parmi les opé Vasari, Le Vite…, éd. Brizio, p. 380-381 et trad. Chastel, t. IX, p. 199 : Quivi cominciò un grandissimo cartone, nè però volse mai che altri lo vedesse. E lo empiè di ignudi, che bagnandosi per lo caldo nel fiume d’Arno, in quello stante si dava a l’arme nel campo, fingendo che gli inimici li assalissero ; e mentre che fuor delle acque uscivano per vestirsi i soldati, si vedeva dalle divine mani di Michelagnolo chi affrettare lo armasi per dare aiuto a’ compagni, altri affibbiarsi la corazza e molti mettersi altre armi indosso, ed infiniti combattendo a cavallo cominciare la zuffa […]. Eranvi tamburini ancora, e figure che, coi panni avvolti, ignudi correvano verso la baruffa, e di stravaganti attitudini si scorgeva chi ritto, chi ginocchioni o piegato o sospeso a giacere, ed in aria attaccati con iscorti difficili. V’erano ancora molte figure aggruppate ed in varie maniere abbozzate, chi contornato di carbone, chi disegnato di tratti e chi sfumato e con biacca lumeggiati, volendo egli mostrare quanto sapesse in tale professione. 236
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rations de l’homme énumérées par Léonard de Vinci et que c’est à son contact que Michel-Ange inventa une composition aux mouvements si abondants et si variés. Il est intéressant aussi de constater que dans le texte de Vasari la diversité des figures correspond à une variété dans les techniques et dans les matériaux utilisés (fusain, hachures, estampe, gouache…). La variété des nus est l’occasion pour le peintre de faire la démonstration de son habileté manuelle dans toutes les disciplines de son art. Enfin, Vasari mentionne aussi un procédé scénographique qui théâtralise les corps, le raccourci : pour lui, comme sans doute pour Gauricus, l’art du nu passe par ce savoir faire spécifique dans lequel Michel-Ange s’est révélé particulièrement habile. Mais l’exemple le plus révélateur de la variété des nus dans la Vie de Michel-Ange Buonarroti est évidemment la chapelle Sixtine. Vasari approfondit dans sa description du plafond, réalisé entre 1508 et 1512, sa théorie du nu et affirme que si Michel-Ange a poussé l’art du nu à la perfection, c’est parce qu’il en a exploré toute la diversité : […] pour déployer jusqu’au bout la perfection de son art, il les représenta de tous âges, avec des différences d’expression et de forme dans le visage et dans la silhouette, avec les membres plus minces ou plus épais, qu’on perçoit bien dans la diversité des superbes poses qu’ils prennent assis, tournés, soutenant des guirlandes de chêne ou de glands.237
Lorsqu’il énumère les causes de cette variété, Vasari suit à peu de chose près les grandes catégories aristotéliciennes du mouvement (substance, quantité, qualité et déplacement) : l’âge renvoie à la génération et la destruction auxquelles l’homme est soumis, la différence de forme à l’altération, l’épaisseur des membres à l’augmentation et la diminution et les attitudes aux mouvements locaux. Vasari met l’accent à la fin de la description sur les mouvements locaux, qui sont, plus que tous les autres, source de variété et de beauté, et leur liste s’allonge encore de deux actions, la torsion et le porter. Ainsi Vasari plaide-t-il en faveur de Michel-Ange, qui avait été blâmé pour la similarité de ses nus et pour sa tendance à l’auto-représentation. En effet, les vingt ignudi placés à la base de la voûte sont peints dans des attitudes remarquablement audacieuses combinant souvent plusieurs mouvements comme le fléchisse237 Vasari, Le Vite…, éd. Brizio, p. 396 et trad. Chastel, t. IX, p. 219-220 : […] per mostrar gli stremi e la perfezzione dell’arte, ve ne fece di tutte l’età, differenti d’aria e di forma, così nel viso come ne’ lineamenti, di aver più sveltezza e grossezza nelle membra, come ancora si può conoscere nelle bellissime attitudini che differente e’ fanno, sedendo e girando e sostenendo alcuni festoni di foglie di quercia e di ghiande.
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ment des jambes, la torsion du buste et la levée des bras pour porter des ornements (Fig. 22). Ces postures recherchées exigent du peintre une maîtrise du rendu du corps en perspective, tant dans le dessin des formes des membres inclinés que dans l’application des couleurs pour les modeler en relief. La réussite de ces figures en mouvement est rapportée à deux techniques particulières : le raccourci et le clair-obscur apparaissent comme deux procédés déterminants et complémentaires de l’énargéia en peinture. Le contrapposto Pline a attribué à Polyclète l’invention dans la statuaire du célèbre déhanché, qui consiste à faire reposer le poids des statues sur une seule jambe238. Les signa quadrata, telles que les auraient appelées Varron, se signalaient par la composition en chiasme de leurs membres, l’épaule s’abaissant du côté opposé de la jambe laissée libre et fléchie : la ligne qui joint les épaules et celle qui joint les hanches forment ainsi deux diagonales qui se croisent. Les deux modèles les plus célèbres du chiasme polyclétéen étaient le Doryphore et le Discobole. On a vu que, depuis Hippocrate, le corps humain était comparé à une balance et que, même immobile, il était conçu comme un équilibre dynamique entre des poids et des forces opposées : la charpente des os et la force des muscles résistent à la gravité. De même, pour Galien, le Canon de Polyclète consistait moins dans un rapport de dimensions que dans le balancement harmonieux des parties du corps, qui est aussi la norme de la bonne santé239. A fortiori, lorsqu’il est saisi en mouvement, le corps humain est en tension, et même en torsion entre deux états240. Selon la définition aristotélicienne, le mouvement est le passage de la puissance à l’acte, la Plin., Nat., XXXIV, 56, éd et trad. Le Bonniec, p. 127 : « Une caractéristique de sa manière, c’est d’avoir imaginé de faire reposer ses statues sur une seule jambe ; pourtant Varron dit qu’elles sont “carrées” et presque toutes sur le même modèle » (Proprium eius est, uno crure ut insisterent signa excogitasse ; quadrata tamen esse ea ait Varro et paene ad unum exemplum). Cf. Borbein, « Polykleitos », in Personal Styles in Greek Sculpture, dir. O. Palagia et J. J. Pollitt, p. 70-80. 239 Gal., Opt. corp. const., 4 (Kühn IV, 745) : τὸ δ᾽ ἀκριβῶς σύμμετρον τοῖς ὀργανικοῖς μορίοις ἑνὶ κεφαλαίῳ περιληφθὲν, οἷός περ ὁ Πολυκλείτου κανών ὑπάρχειν ἐλὲγετο. Trad R. Penella et Th. S. Hall, « Galen’s On the best constitution of our body », Bulletin of History of Medicine, 47/3 (1973), p. 282-296 (p. 294) : The body that is exactly balanced in regard to its organics parts is, to put its briefly, just what the Canon of Polyclitus was said to be. Cf. trad. Pigeaud, L’Art et le Vivant…, p. 33 : « La précise commensuration pour les parties organiques étant inscrite dans une unique sommation, comme était, disait-on, le Canon de Polyclète ». 240 Rougé, « Oxymore et contrapposto… », p. 99-129. 238
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transition entre un avant et un après et la juxtaposition dans un même lieu des contraires (Physique, IV, 208b et 211a). Le contrapposto en art placerait sous les yeux côte à côte des éléments opposés, comme le font le chiasme ou l’antithèse dans le discours (Rhétorique, III, 1409b-1410a). Aristote affirme que les mots peignent précisément quand ils signifient les choses en acte (ἐνεργοῦντα) et il donne alors des exemples de figures en mouvement (Ibid., 1411b-1412a). De même, Xénophon, dans les Mémorables, rapporte un dialogue de Socrate avec le sculpteur Polyclète : le philosophe, après avoir loué Polyclète pour ses figures d’athlètes (coureurs, lutteurs, pugilistes et pancratiastes), lui demande comment il réussit à donner l’illusion de la vie (ἐνεργάζεσθαι) à ses statues. Il lui fait alors reconnaître que c’est la disposition des membres du corps en action qui fait ressembler ses statues à des êtres vivants : – N’est-ce pas en reproduisant les membres qui, selon les différentes postures du corps, s’abaissent ou s’élèvent, se compriment ou se relâchent, se tendent ou se détendent, que tu les fais paraître plus semblables aux vrais et plus crédibles ? – Parfaitement, répondit-il. – Mais l’imitation fidèle des dispositions des corps en action ne procure-t-elle pas aussi un certain plaisir à ceux qui la contemplent ? – C’est probable, répondit-il.241
La disposition des membres qui produit l’illusion du mouvement, de l’énergie du vivant, consiste dans l’opposition entre les membres qui s’élèvent et ceux qui s’abaissent, ceux qui se rétractent ou se relâchent, ceux qui se tendent ou se détendent. C’est donc de l’union de ces mouvements contraires dans une même figure que naît son dynamisme. Néanmoins, de tous les auteurs antiques, c’est Quintilien qui donne au livre II de l’Institution oratoire l’analyse la plus précise du contrapposto lorsqu’il prescrit que l’orateur doit varier la disposition de son discours comme le sculpteur ou le peintre varient la composition de leurs œuvres242 : 241 Xen., Mem., III, 10, 7-8, éd. et trad. L. A. Dorion (Paris : Les belles Lettres, 2011), p. 97 : Οὐκοῦν τά τε ὑπὸ τῶν σχημάτων κατασπώμενα καὶ τὰ ἀνασπώμενα ἐν τοῖς σώμασι καὶ τὰ συμπιεζόμενα καὶ τὰ διελκόμενα καὶ τὰ ἐντεινόμενα καὶ τὰ ἀνιέμενα ἀπεικάζων ὁμοιότερά τε τοῖς ἀληθινοῖς και πιθανώτερα ποιεῖς φαίνεσθαι ; – Πάνυ μέν οὖν, ἔφη. Τὸ δὲ καὶ τὰ πάθη τῶν ποιούντων τι σωμάτων άπομιμεῖσθαι οὐ ποιεῖ τινα τέρψιν τοῖς θεωμένοις ; – Εἰκὸς γοῦν, ἔφη. 242 Sur l’importance de ce lieu de Quintilien pour la théorie esthétique du contrapposto, voir J. Shearman, Mannerism, Baltimore, 1967, p. 83-86 ; D. Summers, « Contrapposto : Style and Meaning in Renaissance Art », The Art Bulletin, 59/3 (1977), p. 336361.
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Il est souvent utile, et parfois convenable, de modifier l’ordre établi par la tradition, comme on le voit dans les statues et les tableaux où les vêtements, les expressions et le maintient varient. Un corps rigide, en effet, n’a que fort peu de grâce : le visage de face, les bras le long du corps et les pieds joints feront une œuvre raide de la tête au pieds. Mais la torsion et, pour ainsi dire, le mouvement donnent l’impression d’une sorte d’action et d’animation ; de même, les mains ne sont pas toujours représentées dans la même position et il y a mille sortes d’expressions pour les visages. Certains personnages sont en pleine course, d’autres sont assis ou allongés ; ceux-ci sont vêtus, ceux-là sont nus et d’autres sont à moitié vêtus et à moitié nus. Quoi de plus tourmenté et de plus élaboré que le célèbre Discobole de Myron ? Pourtant, qui désapprouverait cette œuvre parce qu’elle n’est pas assez rigide démontrerait sa méconnaissance de l’art, car ce sont la nouveauté et la difficulté qui méritent les plus grands éloges.243
Quintilien passe, dans la description des œuvres, de l’éloge général de la variété des figures dans la composition d’un tableau à l’éloge de la variété des parties dans la composition d’une figure, et plus particulièrement de la statue de nu. Tantôt, il peint des figures accomplissant des mouvements divers, tantôt il se concentre sur une figure unique dont les différents membres réalisent simultanément des actions diverses et se meuvent dans des directions opposées. L’exemple-type du mouvement de torsion (flexus) qui anime une figure en articulant des forces opposées est non plus le Doryphore de Polyclète, mais le Discobole de Myron. Concluant sur la nouveauté et la difficulté de ce genre de figure, Quintilien fait l’éloge du mouvement, de la souplesse et des lignes courbes par opposition à l’ordre statique, à la rigidité et aux lignes droites. Quintilien associe le flexus de la statue à l’inflexion du sens que les figures de pensées ou de mots – les tropes – impriment au langage commun, le déviant en quelque sorte de la droite ligne du propos. Traitant plus loin dans l’Institution oratoire de l’elocutio, il affirme que la figure grecque de l’antithèse a été traduite en latin par les mots contrapositum ou contentio (IX, 3, 81). Les arts poé Quint., Inst., II, 13, 8-11, éd. J. Cousin (Paris : Les Belles Lettres, 1976), t. II, p. 71 et trad. B. Rougé, « Oxymore et contrapposto… », p. 109 : Expedit autem saepe mutare ex illo constituto traditoque ordine aliqua, et interim decet, ut in statuis atque picturis uidemus uariari habitus, uultus, status. Nam nempe enim aduersa sit facies et demissa bracchia et iuncti pedes et a summis ad ima rigens opus. Flexus ille, et ut sic dixerim, motus dat actum quendam et adfectum ; ideo nec ad unum modum formatae manus et in uultu mille species. Cursum habent quaedam et impetum, sedent alia uel incumbunt, nuda haec, illa uelata sunt, quaedam mixta ex utroque. Quid tam distortum et elaboratum quam est ille discobolos Myronis ? Si quis tamen ut paruum rectum improbet opus, nonne ab intellectu artis afuerit, in qua uel praecipue laudabilis est ipsa illa nouitas ac difficultas ? 243
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tiques médiévaux ont transmis aux humanistes ces figures : Mathieu de Vendôme, par exemple, définit l’antithèse ou contrapositio comme l’opposition de contraires (Ars uersificatoria, III, 25ff )244 et la théorie du contrapposto a contribué à nourrir la nouvelle peinture de Giotto245. À la Renaissance, artistes et humanistes ont fait la reconquête de l’art du contrapposto qui donne pour une grande part au nu l’illusion du mouvement246. En effet, le fameux torse du Belvédère, qui appartenait à la famille Colonna et fut imité par Michel-Ange, était connu depuis 1435 et fut probablement découvert vers 1430. Puis, sous le règne de Jules II, fut découvert au Campo dei Fiori un fragment du torse du Discobole247. Par ailleurs, les humanistes connaissaient les textes antiques sur le chiasme en rhétorique et en art et ils venaient de redécouvrir la description du Discobole par Lucien248 ; c’est probablement elle qui servit de modèle au poème de Celio Calcagnini « Sur la statue du discobole » (« In statuam discoboli »)249. Les premiers théoriciens du nu ont retrouvé chez les Anciens le principe du nu en contrapposto, qui fut ensuite élaboré au xvie siècle jusqu’à produire la fameuse figura serpentinata caractéristique de l’esthétique maniériste250. La moderatio (Leon Battista Alberti) Leon Battista Alberti, s’attardant dans le deuxième livre du De pictura sur la peinture des mouvements de l’homme, déplore que bien 244 Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge (Paris : Slatkine-Champion, 1923), p. 173. 245 Baxandall, Les humanistes à la découverte…, p. 34-36 et 167-169. 246 David Summers, « Maniera and Movement : The Figura Serpentinata », Art Quarterly, 35 (1972), p. 269-301 (p. 292) et « Contrapposto : Style and Meaning in Renaissance Art », The Art Bulletin, 59/3 (1977), p. 336-361. 247 Édouard Pommier, « Diabolisation, tolérance, glorification ? La Renaissance et la sculpture antique », Études littéraires, 32/1-2 (2000), p. 55-70. 248 Luc., Philops., 18, éd. et trad. A.-M. Ozanam (Paris : Les Belles Lettres, 2010), p. 232 : « Tu parles de l’athlète au disque, celui qui est penché dans l’attitude d’un lanceur, tourné vers la main qui tient le disque, une jambe légèrement repliée, comme si elle allait se soulever quand il le lancera ? » (Μῶν τὸν δισκεύοντα, ἦν δ᾽ἐγώ, φής, τὸν ἐπικεκυφότα κατὰ τὸ σχῆμα τῆς ἀφέσεως, ἀπεστραμμένον εἰς τὴν δισκοφόρον, ἠρέμα ὀκλάζοντα τῷ ἐτέρῳ, ἐοικότα συναναστησομένῳ μετὰ τῆς βολῆς ;). 249 Celio Calcagnini, « In statuam discoboli », in Giovanni Battista Pigna, Carminum libri Quattuor (Venise : V. Valgrisi, 1553), p. 199-200. 250 John Shearman, Mannerism (Baltimore : Penguin Books, 1967), p. 83-86 ; Antonio Pinelli, La Belle Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l’art du xvie siècle, trad. B. Arnal (Paris : Livre de Poche, 1996), p. 189-206 ; Daniel Arasse, La Renaissance maniériste (Paris : Gallimard, 1997), p. 397-416.
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souvent dans ce domaine l’on passe outre la raison (ratio) et la mesure (modus). Il s’efforce donc de prescrire sur la position et les mouvements des membres quelques règles qu’il prétend avoir tirées de la nature ellemême et qui permettront aux peintres de les comprendre (intelligere) et de les modérer (moderare). Il expose alors la manière de représenter la figure de l’homme, quand tout le poids de son corps repose sur un seul pied : J’ai observé que, dans un homme, quelle que soit sa position, tout le corps se tient sous la tête, qui est le membre le plus pesant de tous. Alors, si le même homme se tient de tout son corps sur un seul pied, toujours ce pied est placé, comme la base d’une colonne, à l’aplomb de la tête. Et le visage de celui qui se tient debout est presque toujours tourné dans la même direction que le pied lui-même.251
La première règle dans la disposition des membres consiste à placer la tête dans l’axe du pied qui porte le poids du corps et à l’orienter dans la même direction que lui. Si la comparaison avec la colonne vient sûrement du De architectura de Vitruve, il n’est plus question ici d’un rapport de mesures, mais d’une répartition des poids des différents membres. La figure décrite correspond fidèlement aux statues antiques représentées debout et en particulier au Doryphore. Alberti propose ensuite une seconde figure, qui ne respecte pas la règle de l’axe tête-pied, il s’agit d’un corps qui a rompu l’équilibre naturel, soit que sa tête, soit qu’un objet qu’il porte le fasse incliner d’un côté. Il est alors nécessaire qu’il oppose à ce membre dont le poids entraîne son corps dans un mouvement, un autre membre qu’il écartera du corps afin de rétablir l’équilibre : J’ai remarqué que les mouvements de la tête, quelle que soit parfois sa direction, sont tels qu’elle n’a pas toujours, placées sous elle, des parties du reste du corps qui soutiennent son énorme poids, ou bien qu’elle fait sortir un membre précisément dans la direction opposée, comme un balancier, pour faire contrepoids. Nous voyons la même chose chez celui qui porte un poids à bout de bras : il prend appui sur un pied, comme
251 Alberti, De pictura, II, 43, éd. Sinisgalli, p. 216 et trad. Schefer, p. 183 (modifiée) : Perspexi quidem in homine, quam in omni statu sui, totum substituat corpus capiti, membro omnium ponderosissimo. Tum si toto corpore idem in unum pedem institerit, semper is pes tamquam columnae basis, est ad perpendiculum capiti subiectus. Ac ferme semper eo stantis uultus porrectus est quo sit pes ipse directus.
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sur l’axe d’une balance, et tout le reste de son corps sert, en s’y opposant, à équilibrer le poids.252
Le corps humain est conçu, comme dans la médecine grecque, comme un équilibre dynamique de poids et de contrepoids et le modèle de la balance (lanx ou bilanx) est explicitement nommé. Lorsque le mouvement éloigne la tête de l’axe vertical perpendiculaire au pied qui porte le poids du corps, il est donc nécessaire qu’un autre membre, quel qu’il soit, s’écarte aussi de cet axe dans la direction opposée pour empêcher la figure de tomber. L’image du Discobole vient ensuite illustrer à point nommé la règle de l’égale répartition du poids autour de l’axe vertical tête-pied, dans le cas où le poids d’un objet ajouté à la figure et porté dans une main vient la déséquilibrer. Alberti proscrit ensuite une liste de mouvements ou postures impossibles ; les mouvements des bras et des jambes sont certes plus libres que ceux de la tête et de la taille, mais leur amplitude est cependant limitée. Il justifie ces prescriptions en constatant les nombreuses erreurs des peintres contemporains. Certains, en effet, au mépris même de l’observation de la nature, forment des figures disparates, juxtaposant les membres au lieu de les composer et de restituer leur articulation logique et dynamique. Ils représentent des mouvements trop violents qui disloquent les membres du corps humain : Ils représentent, en effet, des mouvements trop violents et font en sorte que dans une même figure apparaissent, sous un même angle de vue, la poitrine et les fesses ; ce qui est d’une part absolument impossible à faire et d’autre part très indécent à voir. Mais plus ils entendent dire que ces images, qui agitent autant que possible les membres, semblent très vivantes, plus ils imitent les mouvements des histrions au mépris de toute dignité de la peinture.253 252 Ibid. : Capitis uero motus animaduerti, uix unquam ullam in partem esse tales, ut non semper aliquas reliqui corporis partes sub se positas habeat, quibus immane pondus regatur, aut certe in aduersam partem, tamquam alteram lancem, aliquod membrum protrahat quod ponderi respondeat. Namque idem uidemus, dum quis manu extensa, pondus aliquod substentat, ut altero pede tamquam asse bilancis firmato, alia tota corporis pars ad coaequandum pondus contra sistatur. 253 Alberti, De pictura, II, 44, éd. Sinisgalli, p. 219-220 et trad. Schefer, p. 185 (modifiée) : Motus enim nimium acres exprimunt, efficiuntque ut in eodem simulacro, et pectus et nates, uno sub prospectu conspiciantur : quod quidem cum impossibile factu, tum indecentissimum uisu est. Sed hii quo audiunt, eas imagines maxime uiuas uideri, quae plurimum membra agitent, eo histrionum motus, spreta omni picturae dignitate, imitantur.
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Cette vitupération contre les mauvais peintres qui assemblent des membres contraires sans respect de la décence et cette exhortation d’Alberti à la mediocritas, à l’unité et à la simplicité font penser au début de l’Art poétique d’Horace254. Pourtant, la source du passage se trouve chez Cicéron, dans le traité Des devoirs : à la fin du livre I, ayant établi que la beauté consiste pour l’homme dans la dignité, le philosophe moral prétend bannir non seulement de l’aspect de l’homme, mais aussi de ses mouvements, tout ce qui est contraire à la dignité255. C’est ainsi qu’il condamne certains mouvements de la gymnastique ou du jeu de scène qui s’écartent de la rectitude et de la simplicité : Les mouvements de la palestre en effet sont souvent très déplaisants et certains gestes des acteurs ne sont pas exempts d’impertinence ; dans les deux cas on loue ce qui est droit et simple.256
Après avoir tenu le même raisonnement à propos du teint et du vêtement, Cicéron concluait qu’en toute chose il fallait s’en tenir à la mesure (mediocritas). Leon Battista Alberti fait sienne la conception cicéronienne du decorum et voit dans le contrapposto une illustration de l’idéal de modération (moderatio), qui soumet la beauté à la convenance. S’il est le premier théoricien humaniste à proposer aux artistes une méthode du contrapposto à l’antique, le procédé demeure chez lui profondément assujetti au modèle rhétorique de la composition et à ces implications éthiques. Le balancement du corps est à la fois mouvement et modéra Sur la comparaison horatienne voir notamment, Rensselaer W. Lee, Vt pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture, xve-xviie siècles (1967), trad. M. Brock (Paris : Macula, 1991), en part. p. 77-82 ; Wesley Trimpi, « The Meaning of Horace’s Vt Pictura Poesis », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 36 (1973), p. 1-34 et « Horace’s “Vt Pictura Poesis” : The Argument for Stylistic Decorum », Traditio, 34 (1978), p. 29-73 ; Olivier Millet, « Poétique, rhétorique et allégorie : les interprétations humanistes de la chimère horatienne (Art poétique, vers 1-13) », Camenae, 13 (2012), en ligne ; Émilie Séris, « La formule horacienne ut pictura poesis chez quelques commentateurs et poéticiens humanistes », in Non omnis moriar. Die Horaz-Rezeption in der neulateinischen Lietratur vom 15. Bis zum 17. Jahrhundert. La réception d’Horace dans la littérature néo-latine du xve au xviie siècle. La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo (Deutschland–France–Italia), dir. D. Coppini, N. Dauvois et M. Laureys (Hildesheim : Olms, 2020), t. 1, p. 455488. 255 Summers, « Contrapposto… », p. 340. 256 Cicéron, Off., I, 36, éd. et trad. M. Testard (Paris : Les belles Lettres, 1974), p. 172 (légèrement modifiée) : Nam et palaestrici motus sunt saepe odiosiores, et histrionum non nulli gestus ineptiis non uacant, et in utroque quae sunt recta et simplicia laudantur ; sicut in plerisque rebus, mediocritas optima est. 254
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tion de celui-ci. L’un des premiers exemples de la reconquête du contrapposto est le David réalisé par Donatello à Florence peu après 1435 sur la commande de Cosme de Médicis257 : figuré après sa victoire sur Goliath, le héros est comme suspendu entre l’effort et le repos258. Il est du reste aussi l’illustration de la mediocritas par son androgynie, son âge intermédiaire et son air de modestie. Néanmoins, quand il s’agit du mouvement des objets inanimés, Alberti conçoit un mouvement plus libre et plus complexe. Notamment, à propos de la chevelure, qui est un élément important du nu sans en être un membre à proprement parler, le peintre humaniste décrit un mouvement en spirale qu’il compare aux variations de la flamme ou aux ondulations du serpent : Je désire de même que les cheveux exécutent les sept mouvements dont j’ai parlé plus haut ; qu’ils s’enroulent donc comme s’ils allaient se nouer, qu’ils ondulent dans l’air en imitant les flammes, que tantôt ils se glissent comme des serpents sous d’autres cheveux, tantôt se soulèvent de côté et d’autres.259
Ce mouvement serpentin des cheveux est le premier signe d’un goût nouveau pour les formes courbes et complexes qui s’est épanoui avec le maniérisme et l’on sait grâce aux travaux de David Summers que la métaphore de la flamme, peut-être inspirée du Timée de Platon, a nourri les développements sur le mouvement dans les traités du siècle suivant260. Les nus féminins de Sandro Botticelli, comme la figure centrale de la Naissance de Vénus (Fig. 1) ou celle de la Vérité dans La calomnie d’Apelle présentent les mêmes ambiguïtés que la théorie albertienne du mouvement : d’une part, le contrapposto équilibre leur corps dans une pose statique et le balancement s’inscrit strictement dans un plan, mais de l’autre la chevelure apporte à la figure un dynamisme et un relief qui perturbe cet ordre261. Donatello, David, 1430-1432, Florence, Musée du Bargello. John Pope-Henessy, Donatello (Paris-New York-Londres : Abbeville, 1993) et Neville Rowley, Donatello : la renaissance de la sculpture (Garches : A propos, 2013). 259 Alberti, De pictura, II, 43, éd. Sinisgalli, p. 223 et trad. Schefer, p. 187 (modifiée) : Ipse quidem capillos cupio eos omnes quos retuli septem motus agere. Etenim uertantur in gyrum nodum conantes atque undent in aëra flammas imitantes, modoque sub aliis crinibus serpiant, modo sese in has, atque has partes attollant. 260 Summers, « Maniera… », p. 272 et p. 296-297, n. 9. 261 Warburg, Essais florentins, p. 57-66. 257 258
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La ponderazione (Léonard de Vinci) Après Alberti, Léonard a multiplié les préceptes sur la disposition des membres en fonction du poids ou « pondération » du corps (ponderazione)262. Il semble toutefois que le peintre-anatomiste ait sensiblement évolué dans sa manière d’analyser le contrapposto. En effet, sa première formulation du déhanché du nu à l’antique, qui s’accompagnait d’un croquis géométrisé à l’aide de segments et de points nommés par des lettres, témoigne encore de préoccupations mathématiques et porte les traces du canon vitruvien des proportions du corps humain : De l’arrangement des figures. D’autant la partie du nu d a diminue par sa position, d’autant croît la partie opposée ; c’est-à-dire que d’autant la partie d a diminue de sa mesure, d’autant la partie opposée s’accroît dans sa mesure, et le nombril ne sort jamais de sa hauteur, ou bien le membre viril ; et cet abaissement naît parce que, lorsque la figure pose sur un seul pied, ce pied devient le centre du poids qui repose sur lui […]263
La disposition des membres observe une règle de compensation des dimensions des deux côtés du corps en fonction d’un centre, stable, qui peut être ou bien le nombril ou bien le membre viril. On reconnaît la construction circulaire de l’homme et l’hésitation sur son centre, caractéristique des constructions vitruviennes humanistes. Léonard de Vinci a donc commencé par définir le contrapposto comme un rapport de mesures, la distance entre la hanche et l’épaule s’écartant d’autant du côté de la jambe libre qu’elle se réduisait du côté de la jambe d’appui. Le contrapposto se traduit géométriquement par l’inclinaison de la ligne des épaules qui s’écarte de la perpendiculaire de l’axe du corps pour former le fameux chiasme polyclétéen. Une dizaine d’années plus tard, Léonard a cependant proposé une nouvelle prescription sur le contrapposto non plus en termes géométriques, mais en termes dynamiques. Il ne s’agit plus de répartir des lon262 Keele, Leonardo’s elements…, p. 173-175 et Guédron, De chair et de marbre, « Léonard et la pondération », p. 60-62. 263 Léonard de Vinci, Lu fol. 175, McM fol. 125, A fol. 29, éd. Vecce, p. 217 : Del collocar le figure. Tanto quanto la parte dello nudo d a diminuisce pel posare, tanto l’opposita parte cresce ; cioè tanto quanto la parte d a diminuisce di sua misura, l’opposita parte sopracresce alla sua misura, e ’l bellico mai esce di sua altezza, overo il membro virile ; e questo abbassamento nasce perché la figura che posa sopra uno piede, quel piede si fa centro del sopraposto peso […]. ( Je donne mes traductions).
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gueurs en fonction d’un point central, mais d’équilibrer des poids en fonction d’un axe de gravité : Des poses des figures. Toujours les figures qui posent doivent varier les membres, c’est-à-dire que si un bras va en avant, il faut que l’autre se tienne immobile ou aille en arrière ; et si la figure repose sur une seule jambe, que l’épaule qui est au-dessus de cette jambe soit plus basse que l’autre ; et cela va de soi pour les hommes de bons sens, lesquels veillent par nature à équilibrer l’homme sur ses pieds, afin qu’il ne tombe pas de ses appuis ; parce que, quand il repose sur un seul pied, la jambe opposée ne soutient pas cet homme, car elle se tient pliée et est en soi comme si elle était morte ; d’où la nécessité fait que le poids qui porte sur les jambes réclame le centre de sa gravité au-dessus de l’articulation de la jambe qui le soutient.264
Il n’est plus question ici de calculs de mesures ni de construction géométrique, mais de bon sens et d’expérience physique commune : l’abaissement de l’épaule du côté de la jambe d’appui est naturel et nécessaire pour ne pas perdre l’équilibre. Léonard a recours, comme Alberti, à la métaphore antique de la balance (bilico) dont il exploite toutes les virtualités pédagogiques dans ses Carnets. En effet, l’image de la balance lui permet aussi de rendre compte de dispositions du corps complexes qui combinent plusieurs mouvements simples dans des directions diverses. Léonard ne se contente pas de définir le contrapposto comme le mouvement latéral d’une figure frontale, mais aussi comme la torsion d’une figure de profil. Il consacre une autre note au balancement de la figure vue sous tous les angles, en trois dimensions, qu’il accompagne de deux croquis, l’un de face et l’autre profil : De la balance des figures. Si la figure repose sur un de ses pieds, l’épaule du côté qui repose doit toujours être plus basse que l’autre, et le creux de la gorge sera au dessus 264 Léonard de Vinci, Lu fol. 396, McM fol. 334, éd. Vecce, p. 297 : Delli posati delle figure. Sempre le figure che posano debbon variare le membra, cioè che s’un braccio va inanzi, che l’altro stia fermo o vada indietro ; e se la figura posa sopra una gamba, che la spalla ch’è sopra essa gamba sia più bassa che l’altra ; e questo si causa dagli omini di bon sensi, li quali sempre atendono per natura a bilicare l’uomo sopra li suoi piedi, acciò che non ruini de li suoi piedi ; perché, posando sopra un piede, l’opposita gamba non sostiene esso uomo, stando piegata, la quale in sé è come se fusse morta ; onde necessità fa che ’l peso ch’è dalle gambe in su manda il centro della sua gravità sopra la giontura della gamba che ’l sostiene.
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du milieu de la jambe qui repose. Et la même chose arrivera quel que soit le côté par lequel nous verrons cette figure […]265
La répartition des membres en fonction du poids combine cette fois un mouvement de la jambe de gauche à droite et un mouvement du bras d’avant en arrière, si bien que la figure de profil semble s’enrouler autour de l’axe de gravité. De fait, Léonard de Vinci précise que la loi se vérifie sous tous les points de vue, ce qui suppose que le spectateur puisse tourner autour d’une figure en trois dimensions. Le tableau perdu représentant « Léda et le cygne », que nous ne connaissons que par des études de sa main et des copies, était probablement une mise en œuvre de ce principe de la pondération266. Léonard de Vinci élabore encore le dynamisme du nu à la station debout en établissant une distinction entre la « balance simple » et la « balance composée » : la pondération simple est l’équilibrage d’une figure sur un ou deux pieds, la pondération composée est celle d’un homme qui supporte un autre poids que le sien propre. L’archétype de ce groupe statuaire ou pictural est le combat d’Hercule et Antée, déjà plusieurs fois rencontré : Pondération des corps qui ne se meuvent pas. […] Par balance composée on entend celle que fait un homme qui soutient au-dessus de lui un poids par divers mouvements, comme dans la figuration d’Hercule qui étouffe Antée, en le soulevant de terre entre sa poitrine et ses bras : il faut que tu fasses la figure en arrière de la ligne centrale de ses pieds d’autant qu’Antée a le centre de sa gravité en avant des mêmes pieds.267
Léonard parvient ainsi à prendre en compte simultanément dans le principe du contrapposto plusieurs figures, pourvu que l’une porte l’autre et que leur centre de gravité soit unique et commun. La règle de Léonard de Vinci, Lu fol. 318, McM fol. 336, éd. Vecce, p. 270 : Del bilico delle figure. Se la figura posa sopra un de’ suoi piedi, la spalla di quello lato che posa fia sempre più bassa che l’altra, e la fontanella della gola sarà sopra il mezzo della gamba che posa. E’l medesimo acaderà per qualcunche linea noi vederemo essa figura […]. 266 Léonard de Vinci, Léda et le cygne (copie), c. 1508-1515, Florence, Galerie des Offices. 267 Lu fol. 394, McM fol. 332, éd. Vecce, p. 296-297 : Ponderazione delli corpi che non si movono. […] Il bilico composto s’intende esser quello che fa un uomo che sostiene sopra di sé un peso per diversi moti ; com’è nel figurare Ercule che scoppia Anteo, il quale, sospendendolo da terra infra’l petto e le braccia, che tu li faccia tanto la sua figura dirietro alla linea centrale de’ suoi piedi, quanto Anteo ha il centro della sua gravità dinanti alli medesimi piedi. 265
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l’equiparanza est que le nu reporte un poids équivalent à celui de l’objet porté dans la direction opposée à celle vers laquelle l’objet l’entraîne268. Sans doute a-t-il bénéficié des recherches d’Antonio del Pollaiuolo sur le thème d’Hercule et Antée, auquel il fait ici allusion (Fig. 2). D’autre part, le contrapposto permet également de comprendre certains mouvements locaux : la marche ou la course obéissent à la loi de la pondération et respectent la figure du chiasme. Léonard, qui a probablement tiré son analyse du « mouvement de la marche de l’homme » du traité d’Aristote Sur la marche des animaux (712a25), constate que comme tous les quadrupèdes, l’homme bouge ses membres en croix (in croce), tendant en avant le bras opposé à la jambe qui s’avance et en arrière le bras opposé à la jambe qui recule269. Chez Léonard, la pondération est donc un principe cynétique et non seulement statique, et la loi peut être étendue au déplacement, notamment quand les mouvements sont répétés avec une fréquence régulière. Enfin, le mouvement actionnel du corps humain est lui-même compris en fonction du principe de la balance, même s’il naît de sa destruction. Dans ce cas, le corps humain entre en mouvement dès l’instant où l’équilibre des poids est rompu : Du mouvement créé par la destruction de la balance. Le mouvement est créé par la destruction de la balance, c’est-à-dire de l’équilibre, vu qu’aucune chose ne se meut par elle-même si elle ne sort de sa balance, et elle est d’autant plus rapide qu’elle s’écarte de sa balance.270
Déjà, chez Alberti, le modèle de la balance n’était pas seulement opératoire pour le corps à la station debout (le Doryphore de Polyclète), mais aussi pour le corps en mouvement (le Discobole de Myron). Chez Léonard, le corps en mouvement est nécessairement un corps déséquilibré, 268 Léonard de Vinci, « D’equiparanzia », Lu fol. 315, McM fol. 340, A fol. 14, éd. Vecce, p. 269-270. 269 Léonard de Vinci, CA fol. 297rob, cité par David Summers, « Contrapposto… », p. 360, n. 119 : Dello andare dell’omo. L’andare dell’omo e sempre a uso dell’universale andare delli animali di 4 piedi, imperochè siccome essi movono i loro piedi in croce a uso del trotto del cavallo, cosi l’omo in croce si move le sue 4 membra, cioè se caccia inanti il piè destro per caminare, egli caccia inanzi con quello il braccio sinistro, e sempre così sequita. 270 Léonard de Vinci, Lu fol. 317, McM fol. 346, éd. Vecce, p. 270 : Del moto creato dalla destruzzione del bilico. Il moto è creato dalla destruzzione del bilico, cioè della equalità, imperò che nessuna cosa per sé si move che non esca del suo bilico, e quella si fa più veloce, che più si rimove dal predetto suo bilico.
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qui est sorti de son axe de gravité, par conséquent le contrapposto n’est pas toujours une balance stable, mais parfois aussi une balance instable. La modération albertienne imposait des limites au mouvement, tandis que la pondération de Léonard tolère le déséquilibre et n’interdit pas les mouvements violents. En effet, Léonard fait pour sa part l’éloge de la violence, car la rapidité et la violence sont les effets de la puissance naturelle qui est cause du mouvement actionnel des êtres animés. Ainsi dans un long texte sur les « Mouvements de l’homme », il compare celui-ci à un arc qui se rétracte et se bande avant de relâcher sa puissance et affirme que pour acquérir l’impulsion du mouvement, il doit se tordre et se plier sur lui-même : Parce que là où il n’y a pas de déchaînement de violence il n’y a pas de mouvement, et là où il n’y a pas de violence, elle ne peut être détruite ; c’est pourquoi l’arc qui n’a pas de violence ne peut faire de mouvement s’il n’acquiert pas cette violence et, dans son acquisition, il ne tire rien de lui. De même, l’homme qui ne se tord pas ni ne se plie pas, n’a pas acquis de puissance.271
Loin de condamner les mouvements violents de torsion, Léonard focalise sur eux ses recherches anatomiques, comme en témoignent les nombreuses études de nus en action. Pour conclure, Léonard élargit la conception albertienne du contrapposto comme moderatio en rapportant le phénomène observé dans les statues antiques et dans la nature à une loi générale sur la physiologie humaine, celle « de la pondération du corps humain sur ses pieds » : « Toujours le poids de l’homme qui repose sur une seule jambe sera réparti avec une partie opposée égale sur le centre de gravité qui le soutient »272. De plus, contrairement à Alberti, il ne pose pas de limite à l’application du principe de pondération de la figure en mouvement et il applique le schéma du mouvement serpentin non plus seulement aux ornements comme la chevelure ou le drapé, mais aux être animés euxmêmes. En effet, le balancement et même le serpentement (serpeggiare) 271 Léonard de Vinci, Lu fol. 279, McM fol. 373, éd. Vecce, p. 257 : Perché dove non è disfazzione di violenzia non è moto, e dove non è violenzia, ella non pò essere destrutta ; e per questo l’arco che non ha violenzia non può fare moto se non acquista essa violenzia, e nell’acquistarla nulla caccia da sé. Così l’uomo che non si torce né si piega non ha acquistato potenzia. 272 Léonard de Vinci, Lu fol. 310, McM fol. 339, éd. Vecce, p. 268 : Della ponderazion de l’uomo sopra li suoi piedi. Sempre il peso de l’uomo che posa una sola gamba sarà diviso con equal parte oposita sopra il centro della gravità che’l sostiene.
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de la figure sont pour lui le propre des être vivants273. Léonard approfondit l’étude du mouvement spiralé, tant dans la torsion du corps humain que dans l’enroulement des végétaux ou les ondulations de l’eau. Il n’exclut pas même la violence des mouvements accidentels, poussant jusqu’au déséquilibre la loi de la pondération qu’il a énoncée. Le status obliquus (Pomponius Gauricus) S’agissant du contrapposto comme de la théorie du mouvement de l’homme, Pomponius Gauricus adopte une position très singulière. Pour lui, le contrapposto relève de la station et non du mouvement. En effet la station, qui a donné son nom à la « statue », peut être de trois sortes, droite, courbe (fléchie) ou oblique (en torsion) : Les stations donc, d’où vient le nom de statue, sont les unes droites, d’autres courbes, mais d’autres encore obliques. Les stations droites sont celles qui sont stables par leur nature, qui ne pencheront absolument d’aucun côté, comme quand nous sommes debout. Sont courbes celles qui auront commencé à s’incliner par rapport à la ligne droite, comme lorsque nous nous pencherons ou nous renverserons pour nous allonger. Obliques quand le visage sera tourné dans un sens et que les membres seront en torsion dans des sens divers pour l’action.274
Le nu en contrapposto, ou « station oblique », est à la fois distinct du nu droit et debout et du nu courbe et penché. Dans le système esthétique et éthique de Pomponius Gauricus, il s’agirait donc d’une position intermédiaire, équilibrée et privilégiée. Elle est définie par la torsion du corps quand la tête et les membres sont orientés dans des directions diverses. Pomponius Gauricus ne fait référence ni au Doryphore de Polyclète, ni au Discobole de Myron, mais introduit une comparaison nouvelle avec le funambule ou schoinobatès, qui, par nécessité, doit équilibrer parfaitement son corps sur un pied : 273 Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 22vo, trad. Servicen, t. II, p. 248 : « Du serpentement et de l’équilibre des figures humaines et animales. Quand tu figures un homme ou quelque gentil animal, aie soin d’éviter qu’ils semblent ligneux ; c’est-à-dire (il faut) qu’ils se meuvent en équilibre et se balancent de façon à ne pas être comme un bloc de bois. ». Voir Summers, « Maniera… », p. 292-293. 274 Gauricus, De sculptura, IV, 6, éd. Cutolo, p. 212 et trad. Chastel et Klein, p. 192194 (modifiée) : Status igitur, unde statuae dictae, alii sunt recti, alii flexi, alii uero et obliqui. Recti status ii sunt qui sui natura constabunt nullamque omnino uergent in partem, ut quum astamus. Flexi sunt qui primum a rectitudine declinauerint, ut quum proni supiniue accumbimus. Obliqui uero quum aliquo facies auertetur membraque ad actionem distorquentur.
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La loi la plus sûre pour toutes les stations est définie par les limites mêmes que nous montre le résultat ; car tout corps doit nécessairement tomber et s’effondrer, si ces extrémités ne se compensent et ne s’équilibrent pas par rapport au centre. Si nous nous tenons donc sur un seul pied, comme cela, et si, au cours d’un mouvement du corps, la tête s’écarte de la verticale du pied, nous devons tomber. Cela peut être fort bien observé chez ceux que les Grecs appellent schoinobatai et nous, d’une manière assez incorrecte, funambules. Car leur corps se tient en équilibre de telle sorte que, s’ils s’inclinent d’un côté, nous attendons déjà qu’ils tombent. S’ils tournent le visage vers la droite, la verticale de la pointe du nez ne doit pas dépasser la malléole extrême du pied droit, sur lequel nous nous appuyons le plus souvent ; ou si c’est vers la gauche, elle doit à peine atteindre l’intérieur du pied gauche ; et le pied gauche ne doit pas s’éloigner du droit d’une distance de plus d’un pied.275
Gauricus ne donne pas d’indice sur l’origine de cet exemple du funambule et, si le commentaire d’André Chastel et de Robert Klein préfère souligner l’« absurdité » des prescriptions qui suivent, il n’éclaire pas vraiment la source de cette comparaison. Une piste pourrait se trouver dans le commentaire d’Acron sur la Satire I, 10 d’Horace : l’auteur assure que Messala l’Orateur fut le premier à introduire le mot funambulus pour traduire le schoinobatès des Grecs276. En effet, au début de ce poème, Horace, jouant sur la polysémie du mot pedes qui désigne aussi une mesure du vers reproche à Lucilius de « courir d’un pas déréglé » (incomposito pede currere)277. On retrouve l’image du poète qui trébuche et tombe dans un puits dans l’Épître au Pisons dont Pomponius Gauricus 275 Gauricus, De sculptura, IV, 6, éd. Cutolo, p. 212-214 et trad. Chastel et Klein, p. 194 (modifiée) : Quorum omnium certissima ratio his ipsis continebitur finibus, quos his effectus comprobarit. Omne quidem corpus, nisi extrema sese undique contineant librenturque ad centrum, collabatur ruatque necesse est. Stantibus itaque sic nobis pede in uno, si quo motabit corpus declinaritque a recta linea caput plus pede, necessum concidere. Quod in iis uideri manifestissimum potest, quos Graeci σχοινοβάτας, nostri haud nimis inepte funambulos dixere : illorum corpora sic librantur ut, si quam in partem inclinarint iamiam ecce casuros speramus. Sin uero uortatur in dextram facies, perpendicularem ipsam ab extremo narium lineam dextri pedis, quo semper inniti solemus, exteriorem nodum non progredi, aut si in sinistram, interiorem sinistri uix attingere. Sinistrum uero pedem non longius ab dextro ire quam pedis unius spatio. 276 Horace, Opera (Bâle : Fabricius, 1555), « Q. Horatii Flacci Sermonum Cum antiquissimorum Grammaticorum Helenii Acronis, & Porphyrionis Commentariis », p. 338. 277 Hor., Sat., I, 10, 1, éd. et trad. F. Villeneuve (Paris : Les Belles Lettres, 1932), p. 103.
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avait lui-même rédigé un commentaire (Art poétique, 457-458)278. C’est l’une des raisons que donne Horace avec humour pour opposer le brodequin de la comédie au haut cothurne de la tragédie (Ars poetica, 80-81) et l’ïambe agile au stable et ferme spondée279. Enfin, Horace compare explicitement le poète avec l’athlète et plus précisément le discobole, lorsqu’il constate que le poète aux vers boiteux se lance sans crainte sur la scène quand le gymnaste inhabile craint le ridicule et se tient au repos : L’homme inhabile à la balle, au disque, au cerceau se tient en repos, de peur que le cercle pressé des spectateurs n’éclate de rire avec impunité ; et celui qui ne sait pas modeler des vers ose pourtant en faire ! Pourquoi pas ?280
C’est toutefois dans une autre satire, que l’on trouve la comparaison du poète avec le funambule, qui aurait bien pu inspirer à Pomponius Gauricus son éloge de la statue oblique. En effet, dans la satire II, 1, Horace fait l’éloge du poète qui émeut par ses fictions à l’instar du danseur de corde : Je pense, au contraire, qu’il pourrait marcher sur la corde raide le poète qui, par de pures fictions, me serre le cœur, m’irrite, m’apaise, me remplit […] de chimériques terreurs281
Lecteur d’Horace et d’Acron, Pomponius Gauricus associerait, à travers la métaphore du funambule, le contrapposto de la statue à la maîtrise délicate du rythme poétique, ainsi qu’à un équilibre entre la vivacité et la stabilité ou encore entre le sel comique et la dignité tragique. 278 Hor., Ars, 457-459, éd. et trad. F. Villeneuve (Paris : Les Belles Lettres, 1989), p. 225 : « Si, pendant que la tête levée, il exhale ses vers et marche à l’aventure, il vient, comme l’oiseleur à la piste des merles, à tomber dans un puits ou une fosse… » (Hic dum sublimis merulis uersus ructatur et errat,/ si ueluti merulis intentus decidit auceps/ in puteum foueamque…). 279 Ibid., 251-256, p. 216-217 : « Une syllabe longue mise à la suite d’une brève s’appelle ïambe ; ce pied est agile […] il n’y a pas si longtemps que, pour arriver à l’oreille avec un peu plus de dignité, il accueillit dans les droits qu’il possédait de naissance les spondées au ferme équilibre […] » (Syllaba longa breui subiecta uocatur iambus,/ pes citus […] non ita pridem,/ tardior ut paulo grauiorque ad auris,/ spondeos stabilis in iura paterna recepit […]). 280 Ibid., 380-382, p. 221-222 : Indoctusque pilae disciue trochiue quiescit,/ Ne spissae risum tollant impune coronae ;/ Qui nescit, uersus tamen audet fingere. Quidni ? 281 Hor., Sat., II, 1, 210-212, éd. et trad. Villeneuve, p. 160 : Ille per extentum funem mihi posse uidetur/ Ire poeta meum qui pectus imaniter angit,/ Inritat, mulcet, falsis terroribus implet.
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À partir du milieu du xvie siècle, apparaît, probablement en réaction aux expériences extrêmes comme le Saint Jean-Baptiste ou l’Allégorie du triomphe de Vénus d’Agnolo Bronzino (Fig. 23), ou encore certaines figures de Jacopo Pontormo ou de Michel-Ange, une ligne de théoriciens qui critiquent le contrapposto au nom de l’unité de la figure ou de la vraisemblance. Définissant essentiellement le contrapposto comme la juxtaposition des contraires, c’est-à-dire la face et le dos du corps humain, ils s’inscrivent à la suite d’Horace, d’Alberti et de Gauricus dans une vitupération de la disparité monstrueuse. Pietro Aretino dénonce les abus du contrapposto dans une lettre qu’il adresse à Giorgio Vasari en 1540282. Il avoue sa perplexité devant un nu qui présente au regard du spectateur avec la plus grande inconvenance à la fois son devant et son derrière : « Le nu qui, incliné à terre, découvre le devant et le derrière, pour être en vertu de la force facile et avec la grâce de la facilité forcée, une calamité pour les yeux »283. Après lui, Giovanni Andrea Gilio, champion de la Contre-Réforme, discute dans le traité Des erreurs des peintres (1564) la question soulevée par Horace au début de l’Art poétique de la licence du poète et du peintre284. Il place dans la bouche d’un docteur en droit, Vincenzo Peterlino, une condamnation des chimères au nom de la sobriété et de la convenance horacienne, assurant que le peintre plus encore que le poète doit se soumettre aux règles de l’art. Le médecin Pulidoro Saraceni donne alors l’exemple d’un tableau contemporain dans lequel un peintre ingénieux est parvenu à montrer une figure à la fois de dos et de face en la représentant avec un miroir à la main. Le contrapposto, défini comme chez l’Arétin par la juxtaposition du devant et du derrière, résultat d’une torsion excessive du corps, apparaît comme une entorse aux règles de la vraisemblance et de la simplicité de la figure, même si Giovanni Andrea Gilio loue la supériorité de l’artiste qui par son invention peut donner à voir ce qui n’est pas visible dans la nature285. Abordant 282 L’Arétin, Lettere, CVII (II, 228, car. 183vo), « A Messer Giorgio Vasari, pittore » (Venise, 15 décembre 1540). Cf. Shearman, Mannerism…, p. 86 et Ernst Hans Gombrich, Norm and Form. Studies in the Art and Renaissance (Londres : Phaidon, 1966), « The Style “all’antica” : Imitation and Assimilation », p. 126-127. 283 Pietro Aretino, Lettere sull’arte, éd. E. Camesasca (Milan : Edizioni del Milione, 1957), I, p. 175 : Lo ignudo che, chinato in terrà, scopre il dinanzi e il di dietro, per esser, in virtù de la forza facile e con grazia de la sforzata facilitade, calamità degli occhi. Cf. Aretino, Lettere, éd. F. Erspamer (Parme : Fondazione Pietro Bembo, 1998), t. II, p. 510 et Lettres de l’Arétin (1492-1556), trad. A. Chastel et N. Blamoutier (Paris : Scala, 1988), p. 382. 284 Giovanni Andrea Gilio, Degli errori de’pittori (Camerino : A. Gioioso, 1564), éd. E. Barocchi, in Trattati d’arte…, t. II, p. 17-18. 285 Summers, « Contrapposto… », p. 343.
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également la question du contrapposto, Paolo Pino, quoiqu’avec plus de retenue, met en garde le peintre contre l’excès de variété dans l’invention, qui aboutit au désordre et à la confusion des figures286. Toutefois, il suggère aussi au peintre d’introduire dans une composition au moins une figure « entièrement forcée, mystérieuse et difficile »287. De même, se référant toujours au début de l’Épître aux Pisons, Lodovico Dolce, fait un éloge mitigé de la variété, reprochant aux peintres qui adjoignent systématiquement une figure de face à une de dos de s’écarter de la nature à force de soin et de recherche288. C’est Giovanni Paolo Lomazzo, le théoricien des grotesques, qui à la fin du xvie siècle replace le contrapposto dans une théorie générale du mouvement de l’homme et donne finalement raison à Michel-Ange en célébrant la « figure serpentine »289. La figura serpentinata (Giovanni Paolo Lomazzo) Giovanni Paolo Lomazzo, dont le Traité de l’art de la peinture est constitué d’une première partie théorique et d’une seconde partie pratique, aborde la question du mouvement en deux temps. Il consacre, pour la partie théorique, le second livre du traité au mouvement des figures290 et, pour la partie pratique, le quatrième chapitre de la sixième partie aux règles du mouvement du corps humain291. Au début du second livre, se plaçant notamment sous l’autorité d’Aristote et de Léonard de Vinci, il se donne pour objet les « mouvements naturels », dont la connaissance est nécessaire au peintre pour représenter correctement une figure292. Dès le premier chapitre, il donne pour le plus beau des mouvements « ce que les peintres nomment la furie de la figure » : c’est une figure Pino, Dialogo di pittura, éd. Bouvrande, p. 225. Ibid., p. 268 : et in tutte l’opere vostre fateli intervenire almeno una figura tutta sforciata, misteriosa e difficile (voir aussi le commentaire de ce passage dans l’introduction d’I. Bouvrande, p. 75-76). 288 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Barocchi, Tratti d’arte…, t. I, p. 179 et trad. Bauer, p. 78 : « Je ne leur reproche pas leur diversité, mais je dis que, le peintre ayant pour tâche d’imiter la nature, celle-ci ne doit pas sembler trop recherchée ni étudiée, mais plutôt le fait du hasard » (Questa varietà io non riprendo ; ma dico che, essendo l’ufficio del pittore d’imitar la natura, non bisogna che la varietà appaia studiosamente ricercata, ma fatto a caso). 289 Panofsky, Essais d’iconologie, « Le mouvement néo-platonicien et Michel-Ange », p. 258-262 ; Summers, « Maniera… », p. 269-301. 290 Lomazzo, Trattato dell’arte…, II : Libro secondo del sito, positione, decoro, moto, furia & gratia delle figure, p. 105 sqq. 291 Ibid., VI, 4 : Regole del moto del corpo humano, p. 292-296. 292 Maspoli Genetelli, Il filosofo e le grottesche…, p. 179. 286 287
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en torsion comparable à la pyramide, dont la pointe peut être située en bas, si elle s’appuie sur une jambe et cache l’autre en arrière, ou bien en haut si elle montre une épaule et dissimule l’autre293. Dans le premier cas, elle est comparée à la forme de la flamme et au mouvement tortueux du serpent, raison pour laquelle Michel-Ange l’aurait nommée « figure serpentine » (figura serpentinata). Dans le sixième livre, il s’agit d’étudier les mouvements propres au corps de l’homme pour éviter que le peintre ne donne à ces figures des positions qui sont impossibles et qui les rende ridicules. Lomazzo prétend donc donner une méthode précise et rationnelle et fixe les modes de mouvements au nombre de huit : Et pour donner une règle précise pour procéder rationnellement dans la représentation de ces mouvements, je dis qu’ils naissent de huit manières que le corps a de se mouvoir, qui sont vers le haut, vers le bas, à droite et à gauche, s’éloigner au loin, venir par ici, se tourner en cercle et s’arrêter.294
On reconnaît sans peine les six mouvements locaux aristotéliciens en fonction des six directions, auquels Lomazzo ajoute comme la plupart de ses prédécesseurs le mouvement rotatif et le repos. Suit alors la description de la figure antique en contrapposto et du chiasme polyclétéen : Et pourtant, voulant montrer une figure, je dis que chaque fois que l’homme s’arrêtera avec tout le poids du corps sur un pied, toujours ce pied [sera] comme la base de la colonne et placé à l’aplomb du creux de la gorge, je veux dire le cou-de-pied, position dont fut le premier inventeur, en suivant les traces de la nature, l’ancien Polyclète. Et donc tous ces Anciens veillèrent à faire en sorte que le visage de celui qui pose se tourne dans la même direction que le pied. En outre, dans de telles recherches on a trouvé que les mouvements de la tête sont tels qu’avec peine jamais l’homme ne se tourne d’un côté sans que toujours il n’ait des parties de l’avant du corps placées sous lui, par lesquelles soient soutenu un membre si lourd ; à moins qu’il ne tende du côté opposé, comme une balance, un membre qui corresponde au poids. Parce que l’on voit la même chose quand quelqu’un, la main tendue, soutient un poids : un Lomazzo, Trattato dell’arte…, I, 1, p. 23. Cf. Summers, « Maniera… », p. 271. Ibid., VI, 4, p. 293 : E per dare qualche certa regola di procedere con ragione, nel rappresentare questi moti, io dico che nascono da otto modi che tiene il corpo di muoversi, che sono all’insù, all’ingiù, à destra et à sinistra, stendersi per di là, venir per di quà, volgersi girando e fermarsi. ( Je donne mes traductions). 293 294
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pied posé, comme fondement de la balance, toute l’autre partie du corps se place à l’opposé pour égaler le poids.295
Le contrapposto est défini par l’axe tête-pied, le cou du pied qui porte tout le poids de la figure étant précisément situé à l’aplomb de la gorge, et par l’orientation identique de la tête et du pied. Cette règle est justifiée par la loi de la gravité et la nécessité de soutenir le poids du membre le plus lourd du corps humain. L’image ancienne de la balance est encore convoquée, rappelant à la fois le De pictura d’Alberti et les notes de Léonard de Vinci : la figure debout répartit son poids entre les membres, compensant le poids de la tête, quand elle s’écarte de l’axe du pied, par un autre membre. Le corps humain, comme une balance, obéit à une organisation symétrique qui oppose rigoureusement les membres deux à deux. Lomazzo fait manifestement ensuite, sans le citer, allusion au Discobole en donnant l’exemple d’une figure qui équilibre le poids d’un objet tenu à bout de bras par la jambe opposée. Vient alors la liste des positions impossibles en vertu de la loi du contrapposto et une série de règles limitant l’amplitude des mouvements des différents membres : la tête ne tourne pas au-delà du menton au dessus de l’épaule, le menton doit être plus bas que le front, l’épaule ne peut pas aller plus loin que l’aplomb du nombril dans la torsion, la tête ne peut descendre plus bas que le genou, la jambe ne monte pas le pied au-delà de la ceinture… Comme l’a montré David Summers, dans la fin du chapitre « Sur les règles du mouvement de l’homme », Giovanni Paolo Lomazzo identifie au contrapposto antique la figure serpentine de Michel-Ange, accordant ainsi les « meilleurs des artistes modernes » avec les plus fameux Anciens296 : De plus, tous les mouvements précités avec autant d’autres qu’il se peut faire, veulent toujours être représentés de telle sorte que le corps ait du 295 Ibid. : Et però volendo dimostrar una figura dico che tuttavolta che l’huomo si fermerà con tutto il corpo sopra un’ piede, sempre quel piede à guisa di base della colonna e sottoposto perpendicolarmente alla fontanella della gola, intendo il collo del piede, della qual positura ne fù il primo ritrovatore, seguendo l’orme naturali l’antico Policleto. E quindi tutti gl’istessi antichi osservarono di far che la faccia di colui che posa si rivolti la dove è drizzato il piede. Oltre di ciò in tali investigationi si è trovato, che i moti del capo sono tali che à fatica giamai l’huomo non si volta in alcuna parte, che sempre non habbia alcune parti dell’avanzo del corpo, poste di sotto di se, dalle quali sia sostenuto cosi grave membro ; overamente che non porga da l’altra parte opposta, come una bilancia, alcun membro che risponda al peso. Perciò che il medesimo si vede quando alcuno distesa la mano sostiene alcun peso ; che fermato l’altro piede, come fondamento della bilancia, tutta l’altra parte del corpo si contrapone ad agguagliare il peso. 296 Summers, « Maniera… », p. 272-274.
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« serpentin », chose à laquelle la nature se dispose facilement. Outre qu’il a toujours été utilisé par les Anciens et par les meilleurs des Modernes, c’est que dans tous les actes que la figure peut faire, toujours on y voit les enroulements des corps faits de manière que du côté droit toujours le bras sort, ou dans quelque attitude que tu veuilles le faire, et l’autre côté du corps disparaît, et le bras manchot reste à droite, et ainsi la jambe gauche sort, et l’autre disparaît. […]. Et ceci se produit dans toutes les actions, aussi nombreuses soient-elles qui peuvent se faire aussi bien en posant qu’en courant ou en volant ou en combattant, ou en étant étendu, ou à genoux et en somme dans tous les effets que peut faire un corps ; lequel ne sera jamais rendu grâcieux s’il n’a cette forme serpentine, comme avait l’habitude de l’appeler Michel-Ange, et que toujours sa face soit tournée selon son effet, ou bien par le travail des mains.297
La figure en torsion est légitimée non seulement par l’exemple des Anciens, mais aussi par la nature elle-même. Le mouvement serpentin des figures de Michel-Ange est présenté par Lomazzo comme un mouvement naturel et non comme une complication ingénieuse, forçant et déformant artificiellement le corps humain. Mieux, le serpentement est une structure, une forme qui peut se retrouver dans toutes les actions de l’homme. Lomazzo étend ainsi le contrapposto à l’ensemble des figures humaines, dans les divers mouvements naturels. Enfin, le mouvement serpentin est ce qui donne à la figure la grâce, que ni la beauté des proportions ni l’exactitude de la composition anatomique ne peuvent suffir à faire naître. Après Lomazzo, en pleine Contre-Réforme, Gregorio Comanini, quoique religieux, défend encore l’esthétique de Michel-Ange dans un dialogue qui prend pour titre le nom d’un peintre lombard de son époque, Le Figino ou de la fin de la peinture298. Il légitime les antithèses 297 Lomazzo, Trattato della pittura…, VI, 4, p. 296 : Di più tutti i moti sopradetti con quanto altri si possono fare, vogliono sempre rappresentarsi in modo che ’l corpo habbi del serpentinato, à laqual cosa la natura facilmente si dispone. Oltre che è sempre stato usata da gl’antichi e da’ migliori moderni, cioè che in tutti gl’atti che la figura può fare, sempre vi si veggano i ravolgimenti de’corpi fatti in modo, che da la parte destra il braccio sempre spunti in fuori, ò in qualunque attitudine ti paia di collocarlo e l’altra parte del corpo si perda, et il braccio manco serva ad esso destro, e cosi la gamba sinistra venga in fuori e l’altra si perda. […]. E ciò procede in tutte quante le attioni che si possono fare cosi posando, come correndo, ò volando, ò combattendo, ò stando prostrati, ò in ginnochioni e in somma in quanti effetti può fare un corpo, ilquale non riuscira mai gratioso se non haverà questa forma serpentinata, come soleva chiamarla Michel’Angelo, e che sempre la faccia sia voltata secondo l’effetto suo, overo all’opera delle mani. 298 Gregorio Comanini, Il Figino ovvero del Fine della Pittura (Mantoue : F. Osanna, 1591). Cf. Anna Ferrari-Bravo, « Il Figino » del Comanini. Teoria della pittura di fine’500 (Rome : Bulzoni, 1975).
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des poètes et les contrapposti des peintres, c’est-à-dire la « contra-position » (contrapositione) de figures diverses et l’alternance de positions de face ou de dos299. Figure de la modération qui tempère la variété pour les uns, figure de l’oxymore qui accentue les contrastes pour les autres, le contrapposto est un élément essentiel du nu de la Renaissance. Il permet de concilier l’immobilité de l’image et le dynamisme nécessaire à l’illusion de vie de la figure humaine. Il est aussi un principe de sélection des mouvements du corps à représenter dans l’art, car seuls certains mouvements spécifiques sont aptes à produire la grâce. La grâce Dans l’Antiquité, l’exhibition du corps signale avant tout la force physique et la valeur guerrière300. La nudité est le propre des barbares : César en fait une preuve de la supériorité des Belges sur le reste des Gaulois (Bellum Gallicum, I, 1-2) et Tacite de la bravoure exceptionnelle des Germains (Germania, XVII-XX). Elle est le plus souvent associée aux valeurs de robustesse naturelle, d’endurance et de rudesse alors que douceur et mollesse, qui accompagnent la parure et l’ornement, sont le fruit de la culture. Quand les historiens et les moralistes valorisent le corps dénudé, c’est pour mieux dénoncer par antithèse les excès d’un raffinement des mœurs corrupteur. Au Moyen Âge, les nus sacrés comme le Christ souffrant la Passion et les martyres reflètent la violence et la cruauté des bourreaux. Dès le Quattrocento, la théorie du nu associe au contraire à cet art la quête de la douceur et de la grâce301. Apparaît très tôt dans la théorie de l’art humaniste l’opposition entre deux sortes de nus dont l’une, plus rude, rend évidente l’anatomie humaine, mais dont l’autre, plus douce, produit davantage d’agrément. À mesure que l’art du nu se développe et que la maîtrise de l’anatomie s’accroît, artistes et théoriciens cessent peu à peu d’en faire l’enjeu majeur de la réussite de la figure humaine et cherchent davantage à produire la grâce par le mouvement et le coloris des chairs. La prise de conscience des limites du nu anatomique passe par une série d’oppositions successives entre nu jeune et nu âgé, nu délicat et nu robuste, nu facile et nu violent, nu agréable et nu terrible. 299 Comanini, Il Figino…, 1591, p. 232-236 ou éd. Barocchi, Trattati d’art…, III, p. 360-364 et The Figino, or On the purpose of Painting. Art theory in the Late Renaissance, trad. A. Doyle-Anderson et G. Maiorino (Toronto-Buffalo-Londres : University of Toronto Press, 2001), p. 97-98. 300 Descamps, Le nu et le vêtement, p. 110-113. 301 Séris, « Dulciter tamen… », p. 305-326.
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La variété des types morphologiques issus de la tradition antique, laisse peu à peu place à une opposition esthétique qui donne la préférence à la douceur des chairs et à l’émoi qu’elle suscite plutôt qu’à la vérité anatomique. Nu jeune et nu âgé (Leon Battista Alberti) La première fois qu’il mentionne le nu dans le traité De la peinture, Alberti définit notamment celui-ci par l’exclusion de tout élément disgracieux. Il exige du peintre qu’il cache dans un nu les parties du corps obscènes et dépourvues de grâce : Qu’il y ait des nus, si c’est convenable ; que quelques-uns se montrent, mêlant chacune des deux techniques, en partie voilés et en partie nus. Observons toujours, cependant, la pudeur et la retenue. Que les parties obscènes du corps et toutes celles qui ont peu de grâce soient couvertes d’une étoffe, d’un feuillage ou de la main.302
Suivant une longue tradition qui se fonde probablement sur l’éloge de la pudeur dans le traité Des devoirs de Cicéron (XXXV, 126), il considère que certaines parties de l’anatomie humaine sont laides par nature, et qu’il est nécessaire de les voiler pour être agréable au spectateur. Néanmoins, si certaines parties ne peuvent en aucun cas avoir de grâce, ce qui la confère aux autres, c’est le mouvement. La notion de grâce apparaît à propos de la composition des corps, mais loin d’être une qualité inhérente à une partie du corps, elle est désormais l’effet d’un certain mouvement. Après avoir blâmé les œuvres d’artistes incompétents et intempérants qui montrent des mouvements trop nombreux, violents et désordonnés, Leon Battista Alberti oppose à l’agitation (agitatio) le mouvement (motus) qui produit douceur, grâce et vénusté par la simplicité, le calme et la maîtrise du geste : De là vient que leurs œuvres sont non seulement dénuées de grâce et de charme, mais qu’elles expriment le talent trop bouillonnant de l’artiste. La peinture doit en effet avoir des mouvements suaves et gracieux, en convenance avec l’action. Qu’il y ait chez les jeunes filles des mouvements et une attitude parés de vénusté, et de l’innocence et de l’agré Alberti, De pictura, II, 40, éd. Sinisgalli, p. 205-206 : Sintque nudi, si ita deceat, aliqui : nonnulli mixta ex utrisque arte partim uelati partim nudi assistant. Sed pudori semper et uerecundiae inseruiamus. Obscoenae quidem corporis et hae omnes partes quae parum gratiae habent, panno aut frondibus aut manu operiantur. 302
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ment de la jeunesse, qui goûte davantage une pose douce et le repos que l’agitation…303
De plus, la grâce est associée à un type particulier de figure dénudée, celle de la jeune fille. Dans le troisième livre du traité De la peinture, Alberti donne en effet des exemples de sujets d’invention qui montrent de la grâce et de la douceur. Il est d’abord question de la Calomnie d’Apelle telle que l’a décrite Lucien304 et de la figure de la Vérité pudique et modeste (Veritas pudica et uerecunda). On sait que Sandro Botticelli a peint cette histoire quelques décennies plus tard en donnant précisément à la Vérité les contours de la Venus pudica de Praxitèle305. L’exemple suivant est la description de la ronde des Grâces, reprise d’Hésiode et de Sénèque306, qui fut bientôt aussi figurée par Botticelli dans le Printemps et par Raphaël : Et cette histoire, si elle captive les âmes à son seul récit, combien de grâce et d’agrément penses-tu qu’elle produise à partir de la peinture même de l’excellent peintre ? Et que dire des trois jeunes sœurs auxquelles Hésiode a donné les noms d’Aglaé, Euphrosyne et Thalie, que l’on a peintes les mains enlacées entre elles, riant, ornées d’un voile flottant et transparent […]307
Renversant la comparaison horatienne entre la poésie et la peinture, Alberti affirme que si l’histoire de la Calomnie d’Apelle captive les âmes Alberti, De pictura, II, 44, éd. Sinisgalli, p. 220 et trad. Schefer, p. 185 (modifiée) : Ex quo non modo gratia et lepore eorum opera nuda sunt, sed etiam artificis nimis feruens ingenium exprimunt. Suaues enim et gratos, atque ad rem de qua agitur, condecentes habere pictura motus debet. Sint in uirginibus motus et habitudo uenusta, simplici aetate compta atque amoena, quae statum magis sapiat et dulcem quietem quam agitationem […]. Cf. éd. C. Grayson (trad. Schefer, p. 184) : simplicitate compta. 304 Luc., Cal., 5. 305 David Cast, The Calumny of Apelles. A Study in the Humanist Tradition (New Haven-Londres : Yale University Press, 1981) ; Jean-Michel Massing, Du texte à l’image. La calomnie d’Apelle et son iconographie (Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1990). 306 Hes., Th., 907 et Sénèque, Benef., I, 2-3. Warburg, Essais florentins…, p. 70 et Edgard Wind, Mystères païens de la Renaissance [1958], trad. P. E. Dauzat (Paris : Gallimard, 1992), p. 45. 307 Alberti, De pictura, III, 53-54, éd. Sinisgalli, p. 248 (harmonisée) et trad. Schefer, p. 213-215 (largement modifiée) : Quae plane historia, etiam si dum recitatur animos tenet, quantum censes eam gratiae et amoenitatis ex ipsa pictura, eximii pictoris, exhibuisse ? Quid tres illae iuuenculae sorores, quibus Hesiodus imposuit nomina Aglaia, Euphrosine atque Thalia, quas pinxere implexis inter se manibus ridentes, soluta et perlucida ueste ornatas […]. 303
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quand elle est rapportée par Lucien, sa représentation en peinture par un maître tel qu’Apelle devait susciter encore davantage de plaisir. En effet, ce sont, dit Alberti, les mouvements des membres qui s’élèvent comme ceux des pieds et des mains dans la danse qui sont les plus grâcieux. Le peintre suggère en effet de privilégier les mouvements vers le haut : « Par ailleurs, dans tout mouvement, il faut rechercher la vénusté et la grâce. Les mouvements les plus vivants et les plus gracieux sont ceux des membres qui s’élevent en l’air. » (Sed in omni motu uenustas et gratia sectanda est. Ac maxime hi membrorum motus uiuaces et gratissimi sunt qui aera in altum petunt)308. Alberti reprend ici l’un des sens donnés au mot uenustas par les orateurs latins : chez l’auteur de la Rhétorique à Hérennius et, plus encore, chez Cicéron, la uenustas n’était pas seulement l’harmonie du corps et celle du discours, mais aussi une qualité de l’actio se manifestant dans le geste et l’attitude de l’orateur comme dans ceux de l’acteur309. Ainsi, pour Alberti, tous les mouvements locaux ne sont pas également bons à représenter et le peintre de nus est invité à privilégier l’une des six directions du mouvement. L’exemple de la ronde des Grâces suggère d’ailleurs aussi l’importance donnée par Alberti au mouvement circulaire. De plus, dans toutes les sortes de mouvement, la grâce naîtra aussi de la modération de la force exprimée. Alberti préfère les mouvements faciles qui suscitent la grâce aux mouvements laborieux qui suscitent l’étonnement : « Cependant, que tous les mouvements, comme je le conseille très souvent, soient modérés et aisés, et qu’ils produisent la grâce plutôt que l’admiration pour le travail »310. Dans le livre III, l’opposition se systématise entre les figures de nu jeunes et les figures de nu âgées. Quand Alberti encourage le futur peintre à observer le corps humain d’après la nature, il fait l’éloge de la variété des figures. Les formes des membres varient à la fois selon l’âge – arrondis, bombés et légers chez les enfants et secs et anguleux chez les personnes âgées – et selon l’attitude – inclinés dans une figure assise et étendus dans une figure debout – : Mieux encore : nous voyons que les mêmes membres sont arrondis lorsque nous sommes enfants et, pour ainsi dire, faits au tour et délicats, Alberti, De pictura, II, 37, éd. Sinisgalli (harmonisée), p. 197 et trad. Schefer, p. 166-167. 309 Rhet. Her., I, 3 et III, 26 et Cic., De orat., I, 125 et 251. Cf. Lévy, « La uenustas… », p. 164-177. 310 Alberti, De pictura, II, 45, éd. Sinisgalli, p. 224 et trad. Schefer, p. 188-189 (largement modifiée) : Sed sint motus omnes, quod saepius admoneo, moderati et faciles, gratiamque potius quam admirationem laboris exhibeant. 308
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mais qu’ils deviennent avec l’âge plus rudes et absolument anguleux. Celui qui étudie la peinture tirera donc toutes ces observations de la nature même et méditera en lui-même assidûment la façon dont ces choses se produisent ; ses yeux et son esprit persévéreront continuellement dans cette recherche. En effet, il remarquera comment le giron et les jambes d’une personne assise s’inclinent légèrement. Il notera l’ensemble de la figure de quelqu’un qui est debout et son attitude, et il n’y aura enfin aucune partie dont il ignorera l’office et la symétrie, comme disent les Grecs.311
Alberti associe, pour leurs effets esthétiques, deux catégories du mouvement aristotélicien, dans l’espace et dans le temps. Divers mouvements locaux sont rapprochés de différents âges : au corps arrondi et délicat de l’enfant correspond la position assise et doucement inclinée, tandis qu’au corps rude et anguleux de la figure âgée correspond la position debout. Il en appelle à l’expérience visuelle et à la méditation personnelle du peintre dans l’étude anatomique du modèle vivant, qui consiste dans la recherche conjointe de la fonction et de la symétrie des parties du corps. Il attire en effet l’attention du peintre sur la fonction (officium) et sur l’équilibre (symmetria) de toutes les parties : s’il se réfère d’une manière générale aux « Grecs », les termes employés reprennent plus précisément les concepts du corpus galénique. Le critère donné est celui de la fonction et de l’utilité des parties du corps. Il s’agit non seulement d’adapter le traitement pictural du nu à la convenance de la personne, mais aussi à l’action représentée. L’opposition entre rudesse (asperitas) et délicatesse (leuitas) ou entre rondeur (rotunditas, tornata) et angulosité (angulatas) correspond aussi à une différence de technique dans l’usage de la couleur et de la lumière. Il apparaît en effet dans les préceptes sur la couleur du livre II que la grâce est accrue par le clair-obscur, défini comme une certaine amitié entre les couleurs (nonnulla inter colores amicitia)312. 311 Alberti, De pictura, III, 55, éd. Sinisgalli, p. 252 et trad. Schefer, p. 217-219 (légèrement modifiée) : Quin etiam uidemus ut eadem membra pueris nobis rotunda, et ut ita dicam, tornata atque leuia, aetatis uero accessu asperiora, et admodum angulata sint. Haec igitur omnia picturae studiosus ab ipsa natura accipiet, ac secum ipse assiduo meditabitur quonam pacto quaeque extent ; in eaque inuestigatione continuo oculis et mente persistet. Spectabit namque sedentis gremium et tibias, ut dulce in procliuum labantur. Notabit stantis faciem totam atque habitudinem. Denique nulla erit pars cuius officium et symmetriam, ut Graeci aiunt, ignoret. 312 Alberti, De pictura, II, 48, éd. Sinisgalli, p. 238 et trad. Schefer, p. 201. Cf. Alain Michel, La parole et la beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale (Paris : Albin Michel, 1994, p. 217).
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Un dernier passage dans le De pictura, confirme l’existence d’une antithèse entre deux types de nu et donne peut-être une indication sur son origine. Alberti oppose cette fois deux genres de nus masculins symbolisés par les figures de Ganymède, l’éphèbe ravi par Jupiter métamorphosé en aigle, et de Milon, l’athlète à la force légendaire. Ils sont pour lui si dissemblables que, lorsqu’il énonce le précepte de la convenance dans la composition des membres et qu’il cherche un exemple de monstre à l’imitation des chimères condamnées par Horace au début de l’Art poétique, il s’amuse à peindre un nu hybride combinant les membres de Milon et Ganymède : Ce serait tout à fait absurde […] si nous donnions à Ganymède un front ridé, les jambes d’un athlète ou à Milon, le plus robuste de tous, des flancs frêles et graciles313
Alberti semble admettre qu’il existe deux types de nus hérités des Anciens, dont l’un est léger et gracile et l’autre athlétique et robuste. Il maintient une corrélation avec les âges de la vie et il s’abstient, pour sa part, de se prononcer en faveur d’un type ou de l’autre. Nu délicat et nu musculeux (Léonard de Vinci et Pomponius Gauricus) Dans les Carnets de Léonard de Vinci, l’opposition entre nu gracieux et nu robuste revient de façon récurrente à propos de la représentation du corps humain. Dans un premier temps, elle semble se cristalliser aussi sur l’âge de la figure : le modelé du jeune homme est en rondeur, tandis que celui de l’homme adulte, ou a fortiori du vieillard, présente une musculature nerveuse : De la conformité des membres. En outre, je te fais souvenir que tu dois prendre bien garde quand tu pourvois de membres tes personnages qu’ils semblent s’accorder non seulement à la dimension du corps, mais à l’âge. Ainsi, les membres des jeunes gens auront peu de muscles et de veines, une surface tendre et arrondie et de coloration agréable ; les hommes seront nerveux et musclés ; chez les vieillards, la surface sera ridée, rude, sillonnée de veines, avec les nerfs très apparents.314 313 Alberti, De pictura, II, 37, éd. Sinisgalli, p. 198 et trad. Schefer, p. 167 (modifiée) : Nam perabsurdum esset […] si Ganimedi frons rugosa, crura athletae, aut si Miloni omnium robustissimo, latera leuia et gracilia adderemus. 314 Léonard de Vinci, Lu fol. 383 (éd. Vecce, p. 293) et ms. 2078 Bib. Nat. fol. 28vo (trad. Servicen, II, p. 261-262) : Delle convenienzie delle membra. E ti ricoro ancora che tu
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La distinction entre nu jeune et nu âgé recouvre une opposition entre un nu anatomique, qui montre la composition des muscles, des nerfs et des veines, et un nu délicat et agréable qui la dissimule sous la tendresse des chairs315. Plus explicitement que chez Alberti, la distinction est mise en rapport avec le coloris : l’« agréable couleur » des jeunes corps n’est autre que le sfumato qui adoucit la modulation des teintes et produit un effet de relief. Les muscles saillants du corps plus âgé sont au contraire produits par le contraste entre les lumières et les ombres. Dans une autre note des Carnets intitulée « De la grâce des membres », Léonard de Vinci marque sa préférence pour le nu grâcieux, par opposition au nu musculeux : De la grâce des membres. Les membres doivent s’accorder au corps avec grâce en fonction de l’effet que tu désires que produise la figure ; et si tu veux faire une figure qui montre de l’élégance, tu dois lui faire des membres gentils et élancés, sans montrer trop de muscles ; et le peu d’entre eux que tu as l’intention de montrer, fais les doux, c’est-à-dire peu marqués, avec des ombres sans dureté […].316
La leggiadria s’oppose à l’évidence (evidenzia) du nu anatomique, qui donne à voir et à comprendre la fabrique du corps. Elle consiste précisément dans l’atténuation du dessin des muscles par l’ajout d’ombres douces, un procédé que les Anciens connaissaient sous le nom d’atramentum et dont Pline attribue l’invention à Apelle317. abbi grand’avertenzia nel dare le membra alle figure, che paino, dopo l’essere concordanti alla grandezza del corpo, ancor similmente all’età ; cioè i giovani con pochi muscoli nelle membra, e vene e di delicata superficie, e membra rotonde di grato colore. Alli uomini sieno nerbose e piene di muscoli. Ai vecchi sieno con superficie grinze, ruvide e venose, e nervi molto evidenti. 315 Voir aussi Léonard de Vinci, Madr. II fol. 71r° = CU fol. 123, trad. Chastel, Léonard de Vinci. Traité de la peinture [1987] (Paris : Calmann-Levy, 2003, p. 150) : « Pour les jeunes gens, il ne faudra pas chercher à représenter les muscles ou les tendons mais une chair douce avec des plis simples et de la rondeur dans les membres ». 316 Léonard de Vinci, Lu fol. 319, McM fol. 382, A fol. 109vo (29vo) (éd. Vecce, p. 271) : Della grazia delle membra. Le membra col corpo debbono esser acomodate con grazia al proposito dell’effetto che tu voi che faccia la figura ; e se tu voi fare figura che dimostri in sé leggiadria, debbi fare membra gentili e distese, senza dimostrazione di troppo muscoli, e que’ pochi ch’al proposito farai dimostrare, fagli dolci, cioè di poca evidenzia, con ombre non crude… 317 Pline, Nat., XXXV, 97. Sur la notion d’atramentum, voir aussi, entre autres, Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (ve siècle av. J.-C.- Ier siècle ap. J.-C.) (Rome : École Française de Rome, [1989] 2014), p. 246, 256-265 ; Stoichita, Brève histoire de l’ombre, « L’ombre de la chair », p. 41-54.
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Il est possible en outre que la distinction entre nu musculeux et nu délicat corresponde en pratique à deux étapes successives du travail du peintre. Ailleurs, Léonard incite le futur peintre à travailler en deux temps, en suivant le rythme des saisons : l’été est consacré aux études d’après modèle vivant, mais l’hiver – où le froid rend difficiles les séances de pose – est un moment propice pour sélectionner parmi les dessins les membres et les corps les mieux réussis318. Ainsi le peintre peut-il ensuite faire poser un modèle de corpulence modérée dans des attitudes gracieuses ; il aura toujours la possibilité de corriger le dessin de la musculature d’après sa réserve d’esquisses personnelle : Des attitudes. L’été suivant, tu choisiras quelqu’un de belle prestance, qui n’ait pas été élevé portant pourpoint, et dont le corps par conséquent a conservé son élégance naturelle, et tu lui feras exécuter des mouvements élégants et galants. Peu importe si les muscles ne saillent pas très nettement entre les contours des membres. Il suffit que tu obtiennes de belles attitudes, et tu pourras rectifier les membres en te référant à ceux que tu auras étudiés l’hiver.319
Il y a donc en quelque sorte un nu d’été et un nu d’hiver : le nu d’hiver est un dessin anatomique préparatoire, auquel le peintre se réfère pour vérifier l’exactitude de ses figures, tandis que le nu d’été est un dessin sur le vif visant principalement à saisir de belles attitudes. Le nu athlétique se voit certes attribuer une valeur pédagogique, mais la fin du peintre est la recherche de mouvements élégants et galants320. Il est préférable de choisir pour l’œuvre définitive un modèle dont le corps a été moins travaillé, mais à l’élégance naturelle et aux mouvements agréables. Toutefois, Léonard cherche surtout à se distinguer de certains artistes qui, par ignorance du fonctionnement du corps humain et croyant sans doute faire montre de leur technique, font des nus intégralement et uniformément gonflés de muscles. Le peintre ne cache pas son aversion pour Léonard de Vinci, Lu fol. 98, éd. Vecce, p. 190. Léonard de Vinci, Lu fol. 99, éd. Vecce, p. 190 et ms. 2038 Bib. Nat. fol. 27ro (trad. Servicen, II, p. 257, légèrement modifiée) : Delle attitudini. Di poi alla seguente state farai elezzione di qualche uno che stia bene in sulla vita, e che non sia allevato in giuppone, a ciò che la persona non sia strana della sua natura, e quello farai fare atti leggiadri e galanti ; e se questo non mostrassi bene li muscoli dentro ai termini delle membra, non monta niente ; bastiti solamente avere da lui le bone attitudini ; e le membra ricorreggi con quelle che studiasti la invernata. 320 Séris, « De la gymnastique grecque… », p. 173. 318 319
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ces nus robustes qu’il compare à un morceau de bois321, un sac de noix ou encore une botte de raves : […] afin que sachant quel nerf ou muscle détermine tel ou tel mouvement, il ne montre proéminents et grossis que ceux-là et non le reste de la membrure, comme font de nombreux peintres qui pour sembler grands dessinateurs, représentent des nus si ligneux et disgracieux, qu’à les voir on les prendrait plutôt pour un sac de noix que pour une forme humaine, ou pour une botte de raves plutôt que des nus musculeux.322
Léonard a perçu le danger que représentait la pratique du dessin anatomique, lorsqu’elle n’est pas parfaitement maîtrisée ou encore lorsqu’elle est prise comme une fin en elle-même. Il semble dénoncer l’abus de ces exercices d’atelier, qui encouragent les jeunes peintres à façonner des Hercule de foire au mépris de la convenance avec le sujet du tableau. C’est pourquoi il met en garde le peintre contre ces figures qui ont la robustesse et la raideur du bois et préfère faire l’éloge, pour sa part, de la délicatesse : « Dans le choix des figures, vise à la délicatesse, plutôt que de les faire raides et ligneuses »323. On trouve en effet dans les Carnets une série de prescriptions visant à dissuader le peintre de former des nus musculeux. Un premier précepte, intitulé « Qualité des nus », s’intéresse aux nus fins (sottili) et interdit de donner un relief prononcé à leurs muscles : « Ne jamais faire une figure qui a de la finesse avec des muscles trop en relief »324. Une autre note enseigne au peintre que le nu musculeux est contraire au mouvement. Dans une action humaine, il est nécessaire que certains muscles seulement fonctionnent et que les muscles opposés à ceux qui exercent le mouvement se relâchent. Un nu dont tous les muscles sont dessinés avec évidence ne peut donc en aucun cas se mouvoir : 321 Sur les « nus ligneux », voir aussi la note E fol. 19v° et E fol. 20r°, trad. Chastel, p. 226 ou Servicen, I, p. 197-198. 322 Léonard de Vinci, Lu fol. 340 ; McM fol. 329 ; L fol. 79, éd. Vecce, p. 278 et trad. Servicen, II, p. 285 (légèrement modifiée) : […] per sapere nelli diversi movimenti e forze qual nervo o muscolo è di tal movimento cagione ; e solo fare quelli evidenti e questi ingrossati, e non li altri per tutto, come molti fanno, che per parere gran disegnatori fanno i loro nudi legnosi e senza grazia, che paiono a vederli un sacco di noci più presto che superfizie umana, overo un fascio di ravani, più presto che musculosi nudi. 323 Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 33vo, trad. Servicen, II, p. 272 ; voir aussi, sur la « qualité » des nus sottili, Lu fol. 329, éd. Vecce, p. 274. 324 Léonard de Vinci, Lu fol. 329, McM fol. 318, éd. Vecce, p. 274 : Qualità dei nudi./ Non fare mai una figura ch’abbia del sottile con muscoli di troppo rilevo…
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Que le nu figuré avec des muscles d’une grande évidence doit être sans mouvement. Le nu figuré avec des muscles d’une grande évidence doit être sans mouvement, parce qu’il ne peut se mouvoir si une partie des muscles ne se relâche, quand les muscles opposés exercent une traction […]325
Dans un autre feuillet, s’interrogeant encore sur la façon de représenter les membres, Léonard conseille au peintre de ne représenter musclés que les membres appelés à subir la fatigue, mais « sans muscles et mous » tous les autres (ms. 2038 Bib. Nat. fol. 20ro). La grâce est un effet du mouvement, mais non de l’effort. Enfin, Léonard de Vinci instaure une opposition promise à une longue fortune entre le nu grâcieux et le nu recherché. Selon lui, le nu musculeux est disgracieux parce qu’il est trop compliqué et trop « recherché » (ricercato) : Que les figures nues ne doivent pas avoir du tout les muscles recherchés Les figures nues ne doivent pas être recherchées entièrement dans tous leurs muscles, parce qu’ils apparaissent difficiles et disgracieux. Tu dois comprendre tous les muscles de l’homme, et prononcer avec peu d’évidence ceux des parties où l’homme ne se fatigue pas. Que le membre qui sera le plus fatigué soit celui qui montrera le plus ses muscles.326
L’evidenzia, précision du trait qui avec l’exactitude anatomique donne à la figure l’illusion de la vie, doit ainsi être tempérée par la grâce ou leggiadria produite par la couleur et le sfumato. La connaissance de l’anatomie peut pousser le peintre à un excès d’artifice, à une quête inutile de la difficulté dans des figures dont la musculature est forcée et qui s’écartent de la norme et de la facilité de mouvement naturelles. La prévention du peintre-philosophe à l’égard du nu musculeux rejoint la condamnation par laquelle les médecins antiques fustigeaient les excès de la gymnastique. Elle prépare aussi les aliments qui nourriront les virulentes critiques contre les nus de Michel-Ange. 325 Léonard de Vinci, Lu fol. 336, McM fol. 328, éd. Vecce, p. 276 : Che’l nudo figurato con grand’evidenzia di muscoli fia senza moto. L’ignudo figurato con grand’evidenza di muscoli fia senza moto, perché non si pò movere se una parte de’ muscoli non s’allenta, quando li opositi muscoli tirano […]. 326 Léonard de Vinci, Lu fol. 337, McM fol. 319, éd. Vecce, p. 277 : Che le figure ignude non debbono avere li muscoli ricercati affato. Le figure ignude non debbono essere ricercate integralement con tutti li loro muscoli, perché riescono difficili e sgraziati. Tu hai ad intendere tutti li muscoli de l’uomo, e quelli pronunziare con poca evidenzia dove l’uomo non s’afatica nelle sue parte. Quel membro che sarà più afaticato sia quello che più dimostrarà li suoi muscoli.
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Dans les mêmes années, Pomponius Gauricus exprime une défiance comparable à l’égard de l’écorché327. Il reprend, dans le De sculptura, le cas exemplaire des travaux d’Hercule pour montrer la diversité des mouvements du corps humain et la nécessité d’adapter la représentation des membres à l’action de la figure. Une première fois au livre I, il oppose, comme Alberti, la lutte contre Antée et les amours avec Déjanire, mais il ajoute l’épisode de la recherche d’Hylas : Hercule n’aura pas les mêmes caractéristiques, selon qu’il lutte avec Antée, soutient le ciel de ses épaules, cherche à étreindre Déjanire ou à retrouver Hylas.328
Surtout, à propos de la technique du nu, au livre V, il multiplie les travaux d’Hercule pour montrer les diverses possibilités que le mythe offre au sculpteur pour représenter le corps humain : S’ils ont dessiné des nus, qu’ils aient à disposition des corps nus imitant de la manière la plus précise les gestes qu’ils veulent représenter, desquels ils puissent tirer pour leurs œuvres l’aspect des différents membres, des articulations, des nerfs, des veines et des rides – je sais pourquoi vous riez, vous êtes plus malicieux que je ne pensais –. Ces détails apparaissent d’une manière sur les épaules, les muscles, la poitrine, les jambes et enfin tout le corps d’Hercule – il n’est pas permis d’en faire autant pour Hylas – quand il tue l’hydre, d’une autre quand il lutte contre Antée, d’une autre quand il disperse les cornes du taureau, d’une autre encore quand il fait une autre action. Cela a été réalisé cependant avec de la douceur et non comme par celui qui récemment a élevé la statue de Colleoni devant San Paulo : car il a représenté le cheval de façon tellement crue, qu’il ne paraît pas autre chose qu’un cheval mis à nu.329 Voir supra, Introduction, p. 37-39. Gauricus, De sculptura, I, 6, éd. Cutolo, p. 134 et trad. Chastel et Klein, p. 54 : Nec Herculem ipsum semper eadem decebunt, uel cum Anthaeo luctantem uel coelum humeris substinentem uel Dejanirae amplexus petentem uel Hylam quaeritantem. 329 Gauricus, De sculptura, V, éd. Cutolo, p. 222-224 et ma trad. : Si nudos, inquam, fecerint nuda et quos uoluerint gestus aptissime imitantia, unde singulorum membrorum iuncturarum, neruorum, uenarum, rugarumque paritionem ad suum opus deducere possint – scio quid ridetis, argutiusculi estis plus quam speraram –. Alia quidem apparent in Herculis – quoniam Hylae non licet – tergo, lacertis, pectore, cruribus ac toto denique corpore, hydram conficientis, alia cum Anthaeo luctantis, alia tauro cornua dissipantis, alia aliter agentis. Dulciter tamen, ac non uti ab eo factum est, qui Coleonum ad Pauli nuper posuit : ille enim, ita ut aiunt, cruditer equum imitatus est, ut non aliud quam denudati equi facies uideatur. 327 328
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On retrouve l’opposition entre les deux types de nus, délicat et robuste, illustrés cette fois par Hylas et Hercule. Le dessin des contours est adapté à chaque mouvement et le héros apparaît comme l’idéal antique de l’athlète de pentathle : il pratique tantôt la lutte (contre Antée ou contre l’hydre), le porté (soutien du ciel), le lancé (dispersion des cornes du taureau), la course (pour retrouver Hylas). Le napolitain affiche cependant beaucoup de réserve face aux recherches anatomiques des artistes toscans comme Verrocchio, Pollaiuolo ou Donatello, leur reprochant la crudité – peut-être même la cruauté – de leurs nus et demandant aux futurs sculpteurs davantage de douceur. Nu agréable et nu terrible (Lodovico Dolce) Au cours du xvie siècle, l’opposition entre la délicatesse et la robustesse a structuré en profondeur la réflexion sur le nu et donné un cadre esthétique et éthique aux débats sur les figures de Michel-Ange. À mesure que le savoir des artistes augmente dans le domaine de l’anatomie, l’importance donnée à celle-ci dans la théorie semble décroître. Dans le Dialogue de la peinture qu’il publie à Venise en 1557, Lodovico Dolce, tout en reconnaissant que les connaissances anatomiques sont indispensables, n’en fait pas le critère déterminant de son jugement. Ce qui distingue l’excellent peintre, c’est bien plutôt la technique des lumières et des ombres qui produit le relief des figures : Si vous me dites qu’on voit à la façon dont un peintre représente les nus s’il connaît ou non l’anatomie, laquelle est indispensable car l’on ne peut composer, ni vêtir, les chairs de l’homme sans s’appuyer sur l’ossature, je vous réponds qu’on le voit aussi à la façon dont il place les rehauts et les reliefs. Je conclurai en affirmant qu’un nu gentil et délicat ravit plus l’œil qu’un nu robuste et musclé, et vous renverrai aux maîtres de l’Antiquité, lesquels ont préféré la première catégorie citée.330
Lodovico Dolce reprend à son tour la distinction entre les deux types du nu, délicat ou robuste, et la légitime en invoquant l’autorité des Anciens. Néanmoins, à la différence des théoriciens du Quattrocento, il en 330 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 142 et trad. Bauer, p. 77 (traduction harmonisée) : E se voi qui mi diceste, che ne’ ricercamenti de’ nudi si conosce, se il Pittore è intendente della Notomia, parte molto bisognevole al Pittore ; perche senza le ossa non si puo formar ne vestir di carni l’huomo : vi rispondo, che ’l medesimo si comprende ne gliaccennamenti e macature. E per conchiudere, oltre che all’occhio naturalemente aggradisce piu un nudo gentile e delicato, che un robusto e muscoloso, vi rimetto alle cose de gliantichi : iquali per lo piu hanno usato di far le lor figure delicatissime.
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fait moins une question de convenance à l’âge du personnage qu’une opposition esthétique fondée sur le critère du plaisir du spectateur. C’est selon lui un fait d’expérience qu’un nu gentil et délicat est plus plaisant à l’œil qu’un nu robuste et musclé. Dans la perspective de la comparaison entre poésie et peinture et sous l’influence de la relecture de la Poétique d’Aristote, l’opposition entre le nu délicat et le nu robuste est expliquée par une esthétique de la réception. Les types de nus correspondent à des affects différents, le premier suscitant chez le spectateur le plaisir et l’autre la terreur ou la pitié, c’est-à-dire les deux passions propices à la catharsis dans la tragédie331 : Il faut préciser que Michel-Ange a pris du nu la forme la plus recherchée, la plus empreinte de terribilità, et que Raphaël a choisi la plus agréable et la plus gracieuse. C’est pourquoi certains ont comparé Michel-Ange à Dante, et Raphaël à Pétrarque. […]. Je vous dis que Raphaël savait exécuter toutes les sortes de nus, et que Michel-Ange ne parvient à l’excellence que pour une seule d’entre elles. En outre, les nus de Raphaël sont plus plaisants. […]. Raphaël a fait des nus de toutes sortes, agréables et recherchés, pleins de terribilità, bien que plus tempérés et plus doux par leurs gestes. Mais il leur a donné également politesse et délicatesse, puisqu’il avait des mœurs polies et délicates, de sorte que ses figures étaient aimées de tous.332
Le théoricien vénitien déplace l’enjeu du nu de la connaissance anatomique à la maîtrise du rendu des chairs ou encore – cela est bien connu – du dessin à la couleur333. Si en sculpture, Pomponius Gauricus avait exprimé des réserves à l’égard des travaux des Florentins, et si l’Arétin avait pris clairement position, en peinture, en faveur de l’école vénitienne et de son maître Titien contre l’esthétique de Michel-Ange, Lodovico Dolce s’efforce de réconcilier l’une et l’autre en faisant de l’art 331 Voir supra, Introduction, p. 57-60 et Séris, « La renaissance du nu antique à Venise… », p. 201-225. 332 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 172 et trad. Bauer, p. 90 (traduction modifiée) : Ma è da avertir, che Michel’Agnolo ha preso del nudo la forma piu terribile e ricercata, e Rafaello la piu piacevole e gratiosa. Onde alcuni hanno comparato Michel’Agnolo a Dante, e Rafaello al Petrarca. […]. Io vi dico, che Rafaello sapeva far bene ogni sorte di nudi, e Michel’Agnolo riesce eccellente in una sola : et i nudi di Rafaello han questo di piu, che dilettano maggiormente. […]. Rafaello ne ha fatti di ogni sorte, e di piacevoli, e di terribili e ricercati, benche con atti piu temperati e piu dolci. Ma naturalemente è stato vago di pulitezza e di delicatezza ; si come era etiandio pulitissimo ne’ costumi, in guisa che non meno fu amato da tutti, di quello, che a tutti fossero grate le sue figure. 333 Cf. Lauriane Fallay d’Este, trad. cit., introd., p. 37-38.
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de Raphaël la synthèse des deux manières. Raphaël a excellé dans les deux sortes de nus, agréables et recherchés. Toutefois, même dans la seconde sorte, il a mis plus de modération que Michel-Ange, tempérant par la douceur de son caractère la terribilità des figures. Lodovico Dolce met la grâce de la peinture en relation non seulement avec les passions éprouvées par le spectateur, mais aussi avec les vertus de l’artiste. L’éloge de la délicatesse et de la douceur s’inscrit bien, cependant, dans la voie ouverte par Alberti et Léonard de Vinci vers la quête de la grâce dans l’art du nu. Lodovico Dolce pousse plus loin la réflexion de Léonard de Vinci en affirmant qu’à connaissance égale de l’anatomie, la réussite d’un nu délicat mérite davantage l’admiration que celle du nu robuste. En effet, le dessin de la musculature est plus facile à réaliser que la carnation de la figure et le but vers lequel doit tendre le peintre est la tendresse : J’estime qu’un corps délicat doit l’emporter sur le corps musclé. En effet, il est plus difficile, dans l’art, d’imiter les chairs que les os, car dans ceuxci il n’y a que dureté et dans celles-là seulement réside la tendresse, laquelle constitue la plus grande difficulté de la peinture, puisque certains artistes n’ont jamais su l’exprimer, ou l’expriment aujourd’hui passablement dans leurs œuvres. Ainsi, ceux qui veulent représenter en détail les muscles s’efforcent de souligner l’ossature, qu’ils tentent de placer correctement, ce qui est une entreprise louable, mais ils en viennent de fait à peindre des écorchés, ou des hommes secs, à l’aspect désagréable. Ceux qui choisissent, au contraire, une figure délicate esquissent les os là où il le faut, mais les recouvrent doucement de chair et emplissent le nu de grâce.334
Comme Gauricus pour la statuaire, Lodovico Dolce condamne la représentation de nus ressemblant à des écorchés. S’il concède à Alberti que savoir faire un écorché est nécessaire pour former une figure nue aussi bien que vêtue, il récuse que celui-ci soit la fin de l’art du nu : l’objet du peintre de nu est de remplir sa figure de grâce en la couvrant des chairs. 334 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 142 et trad. Bauer, p. 77 (modifiée) : Io stimo, che un corpo delicato debba anteporsi al muscoloso. E la ragione è questa, ch’è maggior fatica nell’arte a imitar le carni, che l’ossa : perche in quelle non ci va altro, che durezza, e in queste solo si contine la tenerezza, ch’è la più difficil parte della Pittura, in tanto, che pochissimi Pittori l’hanno mai saputa esprimere, o la esprimono hoggidì nelle cose loro bastevolmente. Chi adunque va ricercando minutamente i muscoli, cerca ben di mostrar l’ossatura a luoghi loro : ilche è lodevole : ma spesse volte fa l’huomo scorticato, o secco, o brutto da vedere : ma chi fa il delicato, accenna gliossi, ove bisogna, ma gli ricopre dolcemente di carne, e riempie il nudo di gratia.
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L’opposition entre sécheresse et douceur recouvre en partie, chez Lodovico Dolce, une typologie entre les sexes masculin et féminin et révèle l’intérêt nouveau accordé à la représentation du corps féminin et aux valeurs éthiques et esthétiques de tendresse, de mollesse ou de souplesse335. Néanmoins, comme chez les théoriciens précédents, elle trouve aussi une illustration dans des types antiques de nus masculins. À propos de la représentation du nu, Lodovico Dolce s’approprie également l’exemple d’Hercule pour enseigner l’art de varier les figures336. Après avoir opposé à la délicatesse de Ganymède la force et la robustesse de Samson, et associé ces deux sortes de nus, comme ses prédécesseurs, à deux âges de la vie, il donne Hercule comme le modèle du nu approprié à l’action et dont le mouvement réalise le parfait équilibre entre la fatigue et le repos : Non seulement diverses qualités de figure conviennent aux diverses personnes et aspects, mais encore les mêmes figures varient le plus souvent. Ainsi, l’on représentera César de différentes manières selon qu’on le peint en consul, en capitaine ou en empereur. Et de même pour faire Hercule, le peintre se l’imaginera différemment selon qu’il se bat avec Antée, porte le ciel, embrasse Déjanire, ou est à la recherche de son Hylas. Mais tous leurs actes et toutes leurs attitudes devront convenir à Hercule et à César. Il faut encore se garder de peindre des parties discordantes dans le même corps, c’est-à-dire d’assembler une partie charnue avec une partie maigre, une partie musclée avec une partie délicate. Et quand l’on compose une figure en train d’accomplir une action fatigante, de porter un poids, de bouger un bras, ou autre chose, il est nécessaire de souligner la musculature correspondant à l’effort, à la fatigue et au mouvement : un muscle pourra ressortir beaucoup plus qu’il ne le fait au repos, mais pas au point de tomber dans la discordance.337 Voir supra, Introduction, p. 55 et infra, Troisième partie, p. 405-408. Le combat d’Hercule et Antée est aussi donné en exemple, quoique de manière plus allusive, dans les carnets de Léonard de Vinci, Lu fol. 394 (éd. Vecce, p. 297). 337 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 140-142 et trad. Bauer, p. 76 (modifiée) : Ne solo in diverse qualità di figure convengono diverse persone et aspetti ; ma anco le medesime le piu volte si vanno variando : percioche altrimenti si formerà Cesare, rappresentandolo, quando era Consolo ; altrimenti, quando era Capitano, et altrimenti, quando era Imperadore. Cosi nel fare Hercole, il Pittore se lo imaginerà in un modo combattendo con Antheo, in un altro portando il cielo, in altro, quando abbracia Deianira, et in altro, mentre egli va cercando il suo Hila. Però tutti gliatti, e tutte le guise serberanno la convenevolezza di Hercole e di Cesare. È anco da avertire a non discordare in un corpo stesso, cioè a non fare una parte carnosa, e l’altra magra, una muscolosa, e l’altra delicata. È vero, che facendo la figura alcun’atto faticoso, o portando qualche peso, o movendo un braccio, o altra cosa ; 335 336
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Il cite les mêmes épisodes du mythe d’Hercule que Pomponius Gauricus et les différents exploits du héros sont une nouvelle fois l’occasion de prescrire l’adéquation de la forme du corps à l’action représentée. Le peintre ne doit souligner que les muscles qui travaillent dans le mouvement338, et encore avec mesure, pour ne pas créer de discordance dans la figure. Le mouvement doit être modéré, jamais brutal au risque de devenir disgracieux. Lodovico Dolce affirme que les mouvements humains ne sont pas continuels : il faut les varier et, parfois aussi, savoir y renoncer. En aucun cas l’effort ne doit donner aux figures « un air désespéré » et « une posture légère est souvent plus agréable qu’un mouvement faux ou forcé »339. La critique vise évidemment Michel-Ange et en particulier les nus, très controversés, de la chapelle Sixtine340. Si le Florentin est, de l’aveu de Dolce, le maître dans l’art des nus « musclés et recherchés », il échoue dans les autres sortes et ignore précisément cette diversité des mouvements exigée par le mythe d’Hercule. […] j’admets que, pour ce qui est du nu, Michel-Ange est extraordinaire, surhumain, qu’il accomplit de véritables miracles : personne ne le surpassa en cela. Mais dans une seule manière, qui consiste à faire un corps nu musculeux et recherché, pleins de raccourcis et de mouvements violents, qui démontrent dans le moindre détail toutes difficultés de cet art. Chaque partie de ce corps, et toutes ensemble réunies, sont d’une telle excellence – j’ose le dire – qu’on ne peut imaginer, et encore moins faire, chose plus excellente et plus parfaite. Mais dans les autres manières, Michel-Ange est non seulement inférieur à lui-même, mais à d’autres aussi, car il ne sait, ou ne veut, observer les diversités des âges et des sexes dont on a parlé plus haut, et dans lesquelles Raphaël est tellement admirable. Pour conclure, qui voit une seule figure de Michel-Ange les voit toutes.341 in quella parte della fatica, del peso, e del movimento, è mestiero, che salti in fuori alcun muscolo molto piu, che non fa nelle riposate, ma non tanto, che disconvenga. 338 On trouve la même prescription dans les carnets de Léonard de Vinci, Lu fol. 302 et 303 (éd. Vecce, p. 265) ; Lu fol. 334 (Ibid., p. 275) et Lu fol. 337 (Ibid., p. 277). 339 Ibid., p. 79. 340 Cf. Rabbi-Bernard, L’anatomie chez Michel-Ange… 341 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 170-172 et trad. Bauer, p. 90-91 (modifiée) : […] vi confermo, che quanto al nudo, Michel’Agnolo è stupendo, e veramente miracoloso e sopra humano. Ne fu alcuno, che l’avanzasse giamai ; ma in una maniera sola, ch’è in fare un corpo nudo muscoloso e ricercato, con iscorti e movimenti fieri, che dimostrano minutamente ogni difficultà dell’arte. Et ogni parte di detto corpo, e tutte insieme, sono di tanta eccellenza, che ardiscono dire, che non si possa imaginar, non che far, cosa piu
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Michel-Ange présente des nus dont la musculature est accentuée et contorsionnée jusqu’à la violence et à la complication. Ce sont des exercices de virtuose qui révèlent tous les détails de l’anatomie et sont une démonstration de cet art extrêmement savant et difficile qu’est le dessin du corps humain ; mais Michel-Ange ne maîtrise que la représentation de ce cas limite qu’est le nu athlétique et il est, selon Dolce, incapable de l’adapter à la figure ou au sujet traité. Il ne peint finalement qu’un seul et même corps, toujours crispé dans un mouvement intense et souvent douloureux342. A fortiori, Lodovico Dolce raille sévèrement les mauvais imitateurs de Michel-Ange qui caricaturent ses défauts : dans le sillage de leur maître, ils « enrobent les os de muscles », et peignent « ceux-ci là où il ne faut pas d’un trait exagéré »343. Clair-obscur et raccourci (Giorgio Vasari et Benvenuto Cellini) Giorgio Vasari fait sienne la distinction entre nu jeune et nu âgé, établie par les théoriciens du Quattrocento, dans son petit traité De la sculpture. Il y oppose la description d’un vieillard sec révélant toutes les parties de l’anatomie humaine, des os jusques aux veines, et celle d’un jeune homme plein de rondeurs et de douceur : Et pareillement, si la figure a la forme du vieillard, qu’elle ait les bras, le corps, les jambes, les mains et les pieds d’un vieux, uniformément osseuse partout, musculeuse, nerveuse et les veines disposées à leur place. Et si elle a la forme d’un jeune homme, elle doit de la même façon être ronde, tendre et douce d’aspect et partout uniformément harmonieuse.344 eccellente, ne piu perfetta. Ma nelle altre maniere è non solo minore di se stesso, ma di altri ancora ; perche egli o non sa, o non vuole osservar quelle diversità delle età e de i sessi, che si son dette di sopra : nelle quali è tanto mirabile Rafaello. E, per conchiuderla, chi vede una sola figura di Michel’Agnolo, le vede tutte. 342 Cf. Silvia Fabrizio-Costa, « L’agonie et l’extase : Michel-Ange et la lutte du corps » et Corinne Lucas-Fiorato, « Réflexions sur les images corporelles dans l’œuvre poétique et figurative de Michel-Ange », in Michelangelo poeta e artista, dir. P. Grossi et M. Residori (Paris : Istituto italiano di cultura, 2005), p. 11-40 et 63-86 ; Jean-Luc Nardone, « Néoplatonisme en lambeaux : le corps de Michel-Ange par Michel-Ange », in Corps en jeu de l’Antiquité à nos jours, dir. M. H. Garelli et V. Visa-Ondarçuhu (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009), p. 91-100 et Guillaume Cassegrain, Michel-Ange. Origines d’une renommée (Paris : Hazan, 2019). 343 Dolce, Dialogo della pittura, trad. Bauer, p. 78. 344 Giorgio Vasari, Della scultura, VIII, in Giorgio Vasari, Le vite…, éd R. Bettarini (Florence : Sansoni, vol. I, 1966), p. 83 : E similmente, se [la figura] ha la faccia di vecchio, abbia le braccia, il corpo, le gambe, le mani et i piedi di vecchio, unitamente ossuta per tutto, musculosa, nervuta e le vene poste a’ luoghi loro. E se arà la faccia di giovane, debbe parimente esser ritonda, morbida e dolce nella aria e per tutto unitamente concordata.
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Les termes de douceur (dolcezza) et de tendresse (morbidezza) apparaissent pour décrire le coloris de la chair à côté de la rondeur, dont on a vu qu’elle était donnée aux formes des membres par le clair-obscur. Dans la seconde édition des Vies, certains passages où le commentateur critique les nus ratés de divers artistes nous renseignent aussi négativement sur sa théorie du nu et sur ses préférences en la matière. Ainsi, analysant les reproches adressés à Mantegna pour ses nus ou encore l’échec de ceux de Jacopo Pontormo, il met en évidence les limites du nu anatomique. Dans la Vie d’Andrea Mantegna, Giorgio Vasari fait certes l’éloge du peintre mantouan en lui attribuant l’invention difficile des figures en raccourci, « vues de bas en haut »345 et il cite une Mise au tombeau, désignant probablement le fameux Christ mort346. Toutefois, il fait aussi état de griefs qui avaient été opposés à Mantegna à propos des figures de la chapelle Ovetari (1448-1457) : on lui reprochait de trop imiter les chefs d’œuvre de l’art et trop peu la nature, et de ne pas parvenir à rendre la douceur des chairs ni la souplesse et la mobilité du corps347. Selon Vasari, Andrea Mantegna, peiné, se serait mis à travailler d’après des modèles vivants et aurait beaucoup progressé dans l’art du nu, mais il aurait persisté dans son jugement, préférant toujours le modèle de l’art à celui de la nature : Mais il persista à penser que les bonnes statues antiques offraient plus de perfection et avaient de plus belles parties que ne montre le naturel […] et il lui paraissait voir dans ces statues qu’elles avaient tiré, de plusieurs personnes, toute la perfection de la nature, laquelle mélange et assemble rarement toute la beauté en un seul corps : d’où la nécessité d’emprunter telle partie à l’un et telle partie à un autre. En outre, les statues lui paraissaient plus achevées et traitées avec plus de précision dans les muscles, les veines, les nerfs et autres détails moins sensibles dans la nature qui voile certaines duretés par la douceur et le moelleux des chairs, à moins qu’il ne s’agisse du corps de quelque vieillard ou d’un homme complètement efflanqué que les artistes évitent de représenter pour d’autres raisons. Ses œuvres montrent bien qu’il est resté fidèle à ce point de vue car on y trouve effectivement un style un peu cassant, évoquant parfois la pierre plus que la chair vivante.348 Vasari, Les vite…, trad. Chastel, t. IV, p. 309. Andrea Mantegna, Christ mort, 1490, Milan, Pinacothèque de la Brera. 347 Cf. Teresa Calvano, Claudia Cieri Via et Leandro Ventura (dir.), Mantegna e Roma. L’artista davanti all’antico (Rome : Bulzoni, 2010). Voir aussi Michael W. Kwakkelstein et Lorenza Melli, From Pattern to Nature in Italian Renaissance drawing : Pisanello to Leonardo (Florence : Centro Di, 2012). 348 Vasari, Le vite… (Florence : Giunti, 1568), II, p. 489 et trad. Chastel, t. IV, p. 305 (modifiée) : Ma con tutto cio ebbe sempre opinione Andrea che le buone statue antiche fus345 346
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Le premier argument imputé par Vasari à Mantegna est la défense traditionnelle de la composition artistique contre la diversité naturelle et renvoie sans surprise au paradigme de l’invention, qui est l’Hélène de Zeuxis. En revanche, le second argument, plus original, porte précisément sur la question de l’exactitude anatomique : le fonctionnement même du corps serait plus visible sur une statue de maître que dans un corps vivant car, à l’exception des vieillards ou des cadavres, qui sont excessivement maigres, la chair revêt et cache dans la nature les muscles et les nerfs. Vasari met ici en évidence l’un des paradoxes de l’art du nu, à savoir que le nu anatomique parfait oblige le peintre à s’écarter de la nature. Un nu trop intelligible, dans lequel la fabrique du corps est tout à fait évidente, perd en vraisemblance. On remarque que chez Vasari, la dureté du nu anatomique et le style « cassant » sont associés, notamment dans l’œuvre de Mantegna, au procédé du raccourci qui accentue le relief, par opposition au moelleux et à la douceur des chairs produits par le clair-obscur. De fait, la distinction entre le nu doux et le nu anatomique et rude correspond chez Vasari à une opposition entre deux styles et entre deux procédés scénographiques, presque toujours cités quand il s’agit du nu, le raccourci – l’exagération de la perspective par la réduction des dimensions – et le clair-obscur – l’illusion du volume, de l’arrondi, produite par le fondu des lumières et des ombres –349. Seul Michel-Ange, selon lui, maîtrise également les deux procédés et unit, dans les nus de la Sixtine, les deux styles : On est frappé de stupeur en découvrant la qualité des figures, la perfection des raccourcis, l’arrondi étonnant des contours, pleins d’une gracieuse élégance, tournés avec cette beauté de proportions qu’on voit dans les splendides ignudi […].350 sino piu perfette et avesino piu belle parti che non mostra il naturale […] et gli pareva vedere in quelle statue, aveano, da molte personne vive cavato tutta la perfetione della natura, la quale di rado in un corpo solo accozza et accompagna insieme tutta la bellezza : onde è necessario pigliarne da uno, una parte et da un’altro, un’altra. Et oltre a questo gli parevano le statue piu terminate, et piu tocche in su muscoli, vene, nervi, et altri particelle, lequali il naturale coprendo con la tenerezza et morbidezza della carne certe crudezze, mostra talvolta meno se gia non fusse un qualche corpo d’un vecchio o di molto estenuato ; i quali corpi pero, sono per altri rispetti dagl’artefici fuggiti. Et si conosce di questa opinione essersi molto compiaciuto nell’opere sue, nelle quali si vide in vero la maniera un pochetto tagliente et che tira talvolta piu alla pietra che alla carne viva, comunque sia. 349 Voir supra, p. 249-250. 350 Vasari, Le vite…, éd. Brizio, p. 396 et trad. Chastel, t. IX, p. 219 : Ma stupisca ora ogni uomo, che in quella sa scorger la bontà delle figure, la perfezzione degli scorti, la stupendissima rotondità di contorni, che hanno in sé grazia e sveltezza, girati con quella bella proporzione che nei belli ignudi si vede […].
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Répondant probablement dans la seconde édition des Vies aux attaques de l’Arétin et de Lodovico Dolce contre les nus de la Sixtine, Vasari persiste à faire de Michel-Ange le maître du nu y compris dans le genre du nu gracieux et mince et dans l’art du clair-obscur. Michel-Ange l’emporte sur tous les maîtres de l’Antiquité par « sa grâce artistique et une espèce de vitalité ». L’expression est ambiguë car il est difficile de discerner si elle caractérise les figures de Michel-Ange ou bien son génie même. Il semble que Vasari attribue à Michel-Ange la faveur d’avoir atteint, sinon compris, le souffle vital, le secret de la vie que les médecins s’efforcent en vain de scruter à l’intérieur du corps et qui alimente le fantasme de la vivisection. Il concède, il est vrai, à la fin de la Vie de Michel-Ange que d’autres peintres sont parvenus à une gloire égale par d’autres voies, comme celle de la couleur351. Instructive aussi est la critique sévère adressée par Vasari à Jacopo Pontormo à propos des nus de la Résurrection des morts qu’il a peints dans la chapelle Capponi à Florence (Santà Felicità, 1525). Pontormo aurait orgueilleusement cherché à surpasser Michel-Ange et sa tentative s’est soldée, selon lui, par un cuisant échec : Il a placé partout des nus suivant un ordre, un dessin, une invention, une composition, avec des couleurs et une peinture selon son goût ; et ceci avec tant de mélancolie, si peu de plaisir pour le spectateur, que je préfère, puisque, tout peintre que je suis, je n’y comprends rien, laisser chacun libre de son jugement. Autrement, je crois que j’y perdrais la raison et que je m’embrouillerais […]. On constate ainsi que celui qui veut trop en faire et forcer la nature porte atteinte aux qualités que celle-ci lui avait généreusement octroyées.352
Pontormo a négligé en peignant les quatre Évangélistes nus la règle de la variété des figures et plus particulièrement de la variété dans les couleurs des chairs, c’est-à-dire le clair-obscur. Il n’a pas non plus respecté les lois de la proportion des corps, ni celles de sa représentation 351 Giorgio Vasari, Vie de Michel-Ange Buonarroti, trad. A. Chastel, t. IX, p. 246. Voir la conclusion de mon article « De la gymnastique grecque à la théorie humaniste du nu », p. 182. 352 Vasari, Le vite… (Florence : Giunti, 1568), III, p. 494 et trad. Chastel, t. VIII, p. 143-144 : Ma pieno ogni cosa d’ignudi con un ordine, disegno, invenzione, componimento, colorito e pittura fatta a suo modo ; con tanta malinconia e con tanto poco piacere di chi guarda quell’opera, ch’io mi risoluo, per non l’intendere ancor’io, se ben son pittore, di lasciarne far giudizio a coloro che la vedranno, percioche io crederei impazzarvi dentro et avvilupparmi, come mi pare […]. Onde si vede che chi vuol strafare e quasi sforzare la natura, rovina il buono che da quella gli era stato largamente donato.
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en perspective et en particulier du raccourci. D’après Vasari, à vouloir trop montrer l’anatomie humaine et sa propre virtuosité, il a forcé la nature. D’une part, il a maltraité le corps humain au point qu’il devient incompréhensible pour le spectateur : plus loin Vasari décrit en effet des corps monstrueux, disproportionnés et disgracieux. D’autre part, c’est sa propre nature, son tempérament et ses dons innés pour la peinture que Pontormo a gâchés à la fin de sa vie. Vasari explique en partie cette déchéance par la mélancolie et la maladie qui ont perturbé le talent du peintre avant sa mort et il met en garde le spectateur devant la contemplation d’une telle œuvre : la vue de ces nus, qui défient les lois de la raison, embrouille l’esprit et met sur le chemin de la folie. Vasari semble avertir son lecteur d’un danger lié à l’expérience de l’anatomie, à cette aventure qui emmène le peintre au cœur des mystères de la nature et le confronte à la perception de son propre corps et de la mort. On trouve à la même période encore un exemple célèbre de critique du nu robuste dans une autre « Vie », celle de Benvenuto Cellini par lui-même, quand il rapporte son altercation avec son rival de toujours, Baccio Bandinelli. Cellini s’était formé dans l’atelier de Michelangelo Brandini, le père de Baccio Bandinelli, et son Persée fut exposé en 1554 place de la Seigneurie à proximité du groupe d’Hercule et Cacus que Bandinelli avait érigé en 1534353. Dans le second livre de La Vie, il reproche au sculpteur d’avoir fait une figure sans grâce, animale, monstrueuse : Sa figure, on ne sait pas si c’est celle d’un homme ou d’un monstre milion mi-bœuf. Elle n’a aucune présence. Elle est mal attachée au cou, avec si peu d’art et si peu de grâce qu’on ne peut rien voir de pire. Ses grosses épaules ressemblent aux deux arçons d’un bât d’âne. Sa poitrine et le reste de sa musculature n’ont rien d’humain ; ils évoquent plutôt un grossier sac de melons qu’on ferait tenir droit, appuyé sur un mur, et le dos ressemble à un sac de calebasses. On ne voit pas très bien comment les jambes sont rattachées à se torse raté. […]. Des bras, on dit qu’ils pendent tous deux sans la moindre grâce ; ils n’ont pas plus de trace d’art que si tu n’avais jamais vu de nu vivant.354 353 Biancofiore, Benvenuto Cellini artiste-écrivain…, p. 243 et Brigitte Urbani, « Benvenuto Cellini et les artistes de son temps », in Benvenuto Cellini artista e scrittore, dir. P.-C. Buffaria et P. Grossi, p. 77-105. 354 Cellini, La vita, II, 70, in Opere…, éd. Ferrero, p. 508 et trad. N. Blamoutier, La vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même (1500-1575) (Paris : Scala, [1987] 1992), p. 325 : E che quella sua faccia e’ non si conosce se l’è di omo o se l’è di lion-bue ; e che la non bada a quel che la fa, e che l’è male appiccata in sul collo, con tanta poca arte e con tanta mala grazia, che e’ non si vedde mai peggio ; e che quelle sue spallacce somigliano due arcioni d’un basto d’un asino ; e che le sue poppe e il resto di quei muscoli non son ritratti da un
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On ne s’étonne pas vraiment de retrouver des comparaisons proches de celles que Léonard de Vinci faisait à propos des nus maladroits de ses confrères : le sac de melons ou de calebasses rappelle étrangement l’image de la botte de rave. On imagine aisément que ce genre de quolibets devait fuser dans les ateliers et traduit, chez Cellini comme chez Léonard de Vinci, le mépris des grands artistes pour ceux qui, faute d’avoir compris le fonctionnement anatomique du corps, peinent à donner vie et grâce à leur figure. Bandinelli a accentué tous les muscles de son héros, croyant faire la démonstration de sa force, mais il a produit une brute qui n’a plus rien d’humain. Cellini le soupçonne même d’avoir représenté sur son torse des muscles qui n’existent pas dans l’anatomie de l’homme. Il rappelle la nécessité de contrôler la composition du nu en se référant à l’étude dal vivo. Surtout, l’absence de grâce est le motif qui encadre la description de l’Hercule de Bandinelli : le grief apparaît une première fois à propos du visage, puis à la fin à propos des bras qui pendent inutilement. De fait, Alberti ne conseillait-il pas aux peintres de donner au bras des mouvements vers le haut pour les rendre gracieux ? Cette critique réapparaît dans l’œuvre théorique de Cellini et en particulier dans le discours Sur les principes et la manière d’apprendre à dessiner. Sans nommer Bandinelli, il donne des conseils pour faire le torse des statues, indiquant comment la torsion du corps donne aux muscles intercostaux des reliefs sous la peau qui sont source de beauté dans un nu : Sois maintenant attentif à ceci : quand tu auras bien en mémoire ces côtes, avant de les couvrir de chair et de peau, sache que ces cinq côtes flottantes, lors des torsions du corps et quand on se penche en avant et en arrière, font apparaître des reliefs et des creux de la peau, belles choses du corps humain autour du nombril, et ceux qui n’ont pas bien en mémoire l’anatomie de ces os représentent n’importe quoi. Je l’ai vu faire à certains peintres, barbouilleurs présomptueux, se fiant aux vagues souvenirs de leur courte mémoire, sans autre étude que l’instruction reçue à leur début, et pressés de la mettre en œuvre. Ils ne font rien de bon, et en prennent si bien l’habitude que, quand bien même ils le voudraient, ils n’obtiendront jamais de résultat correct.355 omo, ma sono ritratti da un saccaccio pieno di poponi, che diritto sia messo, appoggiato al muro. Così le stiene paiono ritratte da un sacco pieno di zucche lunghe ; le due gambe e’ non si conosce in che modo le si sieno appiccate a quel torsaccio […]. Delle braccia dicono, che le son tutt’a dua giù distese senza nessuna grazia, né vi si vede arte, come se mai voi non avessi visto degl’ignudi vivi. 355 Benvenuto Cellini, Sur les principes et la manière d’apprendre l’art du dessin, in Opere…, éd. Ferrero, p. 832 et trad. Leclanché, p. 195 (légèrement modifiée) : Ora intendi
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Il ne suffit donc pas d’avoir étudié scolairement l’anatomie du corps humain : encore faut-il savoir souligner par le relief les os et les muscles qui saillent dans telle ou telle action pour donner grâce et mouvement à un nu. À plusieurs reprises dans le discours, Cellini insiste sur le rôle de la mémoire. Pour faire un nu correctement, il faut que l’artiste ait parfaitement assimilé le savoir anatomique et qu’il ne le sollicite qu’à bon escient, pour servir son invention. Or, le mouvement du torse plié en avant ou en arrière – magistralement illustré par le torse du Belvédère – est précisément celui que requiert la figure serpentine, celle qui pour le sculpteur maniériste est plus que toute autre empreinte de grâce. La focalisation de la théorie du nu sur la question de la grâce s’explique en partie par la persistance, malgré la pratique de la dissection et les découvertes de la nouvelle anatomie, de la théorie antique de la crase. Pour les penseurs et les artistes de la Renaissance, la beauté du corps humain n’est pas seulement l’agencement parfait d’un organisme, la fabrique adéquate de tous ses membres, c’est aussi et toujours le mélange de quatre éléments et le juste dosage des humeurs. La pensée anatomique superpose à la conception dynamique du corps comme belle machine la théorie aristotélicienne des humeurs et les théoriciens de l’art gardent la conviction que la beauté du nu tient à un « je ne sais quoi » que seule cette mystérieuse chimie de la nature peut expliquer. La théorie galénique de la santé invite elle aussi à chercher du côté de l’âme la raison d’une beauté qui ne se laisse pas intégralement saisir dans le corps. Les théoriciens hésitent à attribuer la grâce du nu aux affections de la figure représentée, du spectateur ou encore de l’artiste. Alberti prône la convenance au personnage, faisant de la grâce l’apanage de la jeune fille ; Lodovico Dolce prescrit l’art de la douceur, visant l’agrément du destinataire et Giorgio Vasari célèbre le génie du maître qui insuffle à ses figures une part de sa propre grâce. Deux exemples peuvent suffir à montrer l’influence persistante à la Renaissance de la théorie humorale sur la conception du nu au cœur même de son approche anatomique. Dans le livre IX du De re aedificabene : quando tu ti arai recato bene a memoria questo costolame, avvengaché poi tu gli porrai la sua carne e pelle sopra, sappi che quelle cinque costole sciolte, nel torcersi il corpo e nel piegarsi indietro e innanzi, fanno apparire nella pelle molti bei rilievi e cavi, che sono delle belle cose che sieno nel corpo umano, intorno al bellico, e quelli che non hanno benissimo a memoria queste tali ossa, fanno le più diavole cose del mondo : le quali cose io ho veduto fare a certi pittori, anzi impiastratori prosuntuosi, che fidandosi di un poco di lor buona memoriuccia, senza altro studio se non quello ch’egli hanno fatto ne’ lor cattivi principii, corrono a mettere in opera, e non fanno nulla di buono, e di poi si fanno un abito tale che, quando e’ volessero, non potrebbono far bene.
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toria, à propos de l’ornement (ornamentum) et de la beauté (pulchritudo), Alberti prend une nouvelle fois le corps humain comme paradigme du beau, mais en se référant au concept de crase tel qu’il est défini dans l’anatomie aristotélicienne et non à Vitruve comme au début de l’ouvrage : la beauté est définie cette fois comme une liaison réglée et un accord stable (recta et stabili cohesione atque consensu) entre des parties qui sont maintenues en une seule masse et en un seul corps (unam in congeriem et corpus). Un être beau manifeste nécessairement la nature et pour ainsi dire la sève (succus) qui agrège et mélange toutes les parties, sans quoi celles-ci se combattraient et se désuniraient sous l’effet de leur discorde. Alberti trouve donc le principe de la beauté ou pulchritudo dans l’anatomie aristotélicienne : au début des Parties des animaux, Aristote avait montré comment le corps humain était formé par le mélange des éléments opposés entre eux, qui composait ensuite les parties anhoméomères. La beauté n’est pas seulement un rapport exprimé en termes arithmétiques ou par des dessins géométriques, ni même l’agencement fonctionnel de membres habilement formés, c’est aussi un mélange de substances liquides, un équilibre entre des éléments opposés ou encore une discordia concors. Alberti prend alors pour illustration de la beauté le corps d’une belle femme et, se fiant au bon sens naturel et à une certaine faculté innée de l’âme que tous les hommes auraient en commun, il situe celle-ci entre deux excès qui sont le malade et le pugiliste : De ton côté, peut-être apprécieras-tu une épouse dont la conformation ne la fasse ressembler ni aux malades par sa maigreur, ni aux lutteurs de village par l’épaisseur de ses membres, mais à laquelle on puisse ajouter ce qui manque aux premiers et ôter ce que les seconds ont en trop. Que veux-je donc dire ? Quelle que soit la femme que tu préfères, tu ne jugeras pas pour autant que les autres n’ont pas une conformation digne et bienséante. Mais le fait que les unes plaisent plus que d’autres peut être l’effet de quelque chose dont je ne cherche pas la nature.356
Il admet ici la correspondance établie par Galien entre la beauté et la santé, définie comme symétrie et tempérament (l’équilibre des parties Alberti, De re aedificatoria, IX, 5, éd. Orlandi, p. 813 et trad. Caye et Choay, p. 439 : Tibi fortassis perplacebit uxoris forma, quae neque tenuitate inualidos neque membrorum spissitudine rusticanos pugiles imitetur, sed quantum illi addi, huic detrahi seruata dignitate possit, tantum in ea reperiatur. Quid igitur ? Quod istarum alteram aut alteram mauis, ad de re caeteras esse forma non liberali et digna statues minime. Sed istaec ut prae caeteris placeat, efficere potuit quippiam, quod quale ipsum sit, non requiro. 356
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et le mélange des humeurs). La santé est un état intermédiaire entre la maladie (la discrasie malsaine) et l’eucrasie, la constitution physique parfaite symbolisée par l’athlète. La conséquence, c’est qu’il existe un grand nombre de corps, dissemblables entre eux, qui peuvent néanmoins tous être appelés beaux, puisqu’ils se trouvent dans cette région intermédiaire entre les deux excès qui délimitent la bonne santé. Alberti prend acte des préférences individuelles pour tel ou tel corps sans toutefois chercher à les expliquer. Un autre exemple frappant de l’influence de la théorie des humeurs dans la conception anatomique du nu se trouve dans le Traité des proportions parfaites de Vincenzo Danti. Dans le premier chapitre, il définit la beauté, aussi bien dans la création (« manufacture ») de Dieu, dans celle de la nature ou dans celle des hommes, comme un ordre et une proportion des composés. Il développe explicitement la thèse aristotélicienne de la génération des animaux, et plus particulièrement celle de l’homme, comme mélange des éléments chaud, humide, froid et sec : Si dans la génération d’un homme concourent la part convenable de chaud, d’humide, de froid et de sec, conforme à la quantité totale de cette génération et en convenance avec le lieu où il est généré, il s’en suivra nécessairement que naîtra l’homme parfait pour accomplir sa fin ; c’est pourquoi de la juste proportion des quatre humeurs naît la parfaite proportion de tous les membres. Et inversement, quand ils ne suivent pas la juste proportion, cela vient de ce que le chaud, l’humide, le sec et le froid manquent de ce mélange réglé et juste dont j’ai parlé plus haut. Et ainsi la chose qui sera générée sera imparfaite ou parfaite, selon qu’elle aura plus ou moins manqué d’une de ces humeurs.357
La théorie des humeurs et le concept antique de crase sont directement appliqués au beau, sans considération de la question de la santé ; toutefois, on retrouve la double définition que Galien donnait à la fois de la santé et de la beauté. En effet, l’homme parfait naîtra de la juste proportion des quatre humeurs et de la symétrie des parties qui en est la 357 Danti, Trattato delle perfette proporzioni, I, éd. Barocchi, in Trattati d’arte…, t. I, p. 216-217 : Se nel generare d’un uomo vi concorrerà conveniente parte di caldo et umido e di freddo e secco, conforme alla qualità del tutto di essa generazione, e conveniente attezza al luogo dove si genera, ne seguirà necessariamente che nascerà l’uomo perfetto a conseguire il fine suo ; perciocché dalla giusta proporzione de’ quattro umori nasce perfetta la proporzione di tutti i membri. E per lo contrario, quando non sono secondo la giusta proporzione, ciò procede perché i detti caldo, umido, secco e freddo mancano di quella ordinata e giusta commistione detta di sopra. E così la cosa che sarà generata sarà imperfetta o perfetta, secondo che più o meno averà peccato in alcuno dei detti umori.
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conséquence. Inversement, si le mélange entre les quatre humeurs n’est pas bien dosé, l’homme créé sera imparfait. De plus, comme Galien, Danti reconnaît que la perfection est rare dans la nature et que l’on appelle généralement beaux des hommes dont la génération a été plus ou moins bien composée, mieux que celle des hommes laids, mais moins bien que celle des hommes parfaits. La beauté se situe donc dans une zone médiane entre la perfection et la laideur, et elle est conçue comme une imperfection relative, de même que chez Galien la santé était une discrasie relative, entre eucrasie et maladie. D’autre part, le sculpteur a retenu de la médecine galénique que la beauté est le propre de ce qui accomplit la fin qui lui est assignée. En effet, chez Galien, la beauté et la santé se mesurent à l’aune de l’action, c’est-à-dire de la capacité des membres et des corps à remplir l’office pour lequel ils sont formés. Danti intitule le cinquième chapitre de son traité : « Que la beauté proprement dite est visible et éclatante dans les membres et les autres choses qui sont aptes à atteindre leur fin ». La conséquence de cette conception anatomique de la beauté, c’est que le jugement esthétique se fonde sur le principe de l’utilité. Les membres et les corps les plus beaux sont ceux dont les formes sont les plus conformes à la réalisation de l’action. Le critère absolu de la beauté est le mouvement, l’agilité : Et ainsi, pour ces raisons, nous voyons clairement que la beauté des membres du corps humain sera toujours principalement dans ceux qui seront plus aptes à se mouvoir et par conséquent à agir conformément à leur fin propre.358
Cette considération amène l’auteur à préciser sa pensée concernant la classification des beaux corps. En effet, la beauté comme proportion parfaite est altérée selon lui par deux accidents qui sont tous deux contraires aux mouvements de tous les membres du corps humain, une trop grande quantité de graisse ou au contraire un excès de maigreur. Les deux accidents sont le résultat d’un mauvais dosage des humeurs, trop de froid et d’humidité dans un cas et trop de chaleur et de sécheresse dans l’autre. Le corps trop charnu voit ses mouvements entravés par la graisse superflue et, inversement, le corps trop peu charnu manque de l’onctuo Danti, Trattato delle perfette proporzioni…, V, éd. Barocchi, t. I, p. 227 : E così, per queste cagioni, veggiamo apertamente che la bellezza de’ membri del corpo umano sarà sempre maggiormente in coloro que più perfettamente saranno atti al moversi, e per conseguenza a operare secondo il fin loro. 358
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sité nécessaire à l’exercice des membres, car les muscles ont besoin d’être alimentés en liquide : Donc si nous voyons que trop de graisse est contraire au mouvement parfait, qui est la fin principale de tous les membres et que trop de maigreur a le même effet à cause de sa faiblesse, entre ces deux extrêmes est loué le milieu, c’est-à-dire un certain état moyen ni trop gras ni trop maigre, que l’on nomme habituellement “bien en chair” et que l’on voit dans tous les membres de belle et juste proportion et qui se génère de l’équilibre des quatre humeurs.359
Le beau corps apparaît donc comme le moyen terme entre le corps gras et le corps maigre. Comme chez Galien, la proportion des humeurs a pour conséquence une classification esthétique et un éloge de la beauté comme mediocritas, c’est-à-dire comme équilibre entre des corps excessivement développés et charnus et des corps atrophiés par la maladie ou la vieillesse. Une autre conséquence de la primauté donnée au critère du mouvement, c’est le triomphe de la grâce et sa victoire sur l’idée même de beauté. Au chapitre VII, Danti affirme qu’il existe une autre forme de beauté qui peut se voir également dans les hommes laids – c’est-à-dire mal composés – et qui tient au plaisir que suscitent leurs attitudes et leurs mouvements. C’est une beauté intérieure, qui vient de l’âme, mais, chez Vincenzo Danti, celle-ci est aussi corporelle. Elle s’explique, comme tout ce qui se manifeste dans le corps extérieur, par le fonctionnement du corps intérieur : la grâce, qui est beauté de l’âme, résulte de la juste composition des parties du cerveau. La théorie médicale de la crase permet donc de rendre compte encore de cet aspect plus insaisissable de la beauté. S’il n’y a pas réellement chez Danti de place pour une psychologie du nu, c’est-à-dire pour une étude des passions de l’âme à travers les mouvements du corps, l’importance toujours plus grande donnée à la grâce au cours de la période de la Renaissance invite à voir le corps dénudé comme un miroir de l’âme.
Ibid. : Adunque, se noi veggiamo che la troppa grassezza è contraria al perfetto moto, che è il fine principale di tutte le membra, e che il troppo magro fa il medesimo per la sua debolezza ; tra questi due estremi è lodato il mezzo, cioè una certa mediocrità né troppo grassa né troppo magra, che si suol dire comunemente carnosa e la quale [è] in tutte le membra che veggiamo essere di bella e giusta proporzione, e si genera dal temperamento de’ quattro umori ; i quali similmente sono cagione di tutte l’altre belle qualità. 359
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TROISIÈME PARTIE LA PHYSIOGNOMONIE
LE NU COMME SIGNE DE L’ÂME
L’art du nu ne se limite ni à la recherche des justes proportions du corps humain ni à l’imitation mécanique et exacte du corps observé. À la Renaissance, le nu est un corps animé, c’est-à-dire parcouru d’un mouvement qui trouve naissance dans l’âme et dans la volonté. Le mouvement fait du nu le reflet d’une vie intérieure. Sculpté, peint ou dessiné, le nu est signifiant et il doit exprimer avec la plus grande convenance possible les divers mouvements de l’âme, les intentions, voire les pensées et les mots du personnage représenté. Même au repos, il est encore l’équilibre de forces contraires et, inconscient ou défunt, il est traversé par les mouvements et émotions que lui transmettent ou imputent d’autres personnages, quand il n’est pas le reflet de ceux qu’éprouve l’artiste ou qu’il cherche à susciter chez le spectateur. Depuis l’Antiquité, la physiologie et la médecine considèrent que le corps résulte d’un dosage des quatre humeurs qui détermine, outre la santé, le caractère de l’individu1. Pour l’homme de la Renaissance, le corps est un signe ou un miroir de l’âme et révèle le tempérament qui est conditionné par les humeurs et aussi, souvent, par les astres2. Les humanistes redécouvrent les traités antiques de la physiognomonie, cette discipline au statut problématique, et certains 1 Galien, De temperamentis libri tres (Bâle : T. Pletterum, 1538) et De cognoistre les affections de l’esprit et d’y remédier, trad. J. Lebon (Paris : P. Gaultier, 1557). Voir aussi Galien, Traité des Passions de l’âme et de ses erreurs suivi de Que les mœurs de l’âme suivent les tempéraments du corps, trad. R. van der Elst (Paris : G.R.E.C., 1993) et L’âme et ses passions, trad. V. Barras, T. Birchler et A.-F. Morand (Paris : Les Belles Lettres, 2004). 2 Deux journées d’études ont été organisées récemment par Angèle Tence sur la question : « The body as a Miror of the Soul : Physiognomonie from the Antiquity to the Renaissance », 9-10 novembre 2016, Louvain, Centre d’Histoire de l’Art de la Renaissance.
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s’efforcent de lui donner la rigueur méthodologique et la systématicité d’une science3. Si les physiognomonistes donnent une place prépondérante aux signes du visage (la métoposcopie)4, ils n’ignorent pas non plus ceux de la main (la chiromancie), ni de tous les autres membres. Les théoriciens de l’art se fondent sur la psychologie d’Aristote et sur la physiognomonie pour élaborer les règles d’un art dans lequel tout élément visible du corps peut être le signe d’un trait de caractère ou d’une passion de l’âme5. Outre dans la médecine des humeurs et l’astrologie, la théorie humaniste du nu puise également aux sources de la philosophie morale et elle se nourrit des catalogues de passions fournis par le théâtre, comique ou tragique, et par la rhétorique. Un manuscrit des Caractères de Théophraste circulait à Florence au Quattrocento ; après être passé par les mains de Pic de la Mirandole, il aboutit dans celles de Willibald Pirckheymer qui en donne la première édition en 1527 à Nüremberg et la dédie à Albrecht Dürer6. Le nu exprime un jugement éthique, car tout corps dévoilé est aussi la mise à nu d’une âme, avec ses traits génériques ou singuliers (sexe, peuple, tempérament) et avec ses perturbations accidentelles. Le nu en art induit un système de valeurs complexe, véritable langage du corps dont les théoriciens s’efforcent progressivement de fixer les conventions, sans pour autant nier son ambiguïté irréductible, ni la liberté d’invention qu’il laisse à l’artiste et celle d’interprétation qu’il laisse au spectateur. 3 Trois colloques internationaux sur la physiognomonie se sont tenus entre 2007 et 2010 à Paris, à Londres et à Pise sous la direction de Lina Bolzoni, Colin Kones et Nadeije Laneyrie-Dagen : « La Physiognomonie à la Renaissance/ The Arts of Sciences of the Face 1500-1850 », 13-15 décembre 2007 (Paris, ENS Ulm), 6-8 novembre 2008 (Londres, Queen Mary University of London) et 20-22 mai 2010 (Pise, Ecole Normale). Le premier volet du colloque est disponible en ligne sous forme audiovisuelle sur ENSavoirs en multimedia (http ://www.diffusion.ens. fr/index.php ?res = cycles&idcycle = 367). Voir aussi Nadeije Laneyrie-Dagen, « De la physiognomonie au portrait : peindre la figure avec un code », in La représentation du corps à la Renaissance…, dir. P. Vert, p. 75-92 et Laetitia Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie dans les théories et les pratiques artistiques de la Renaissance à l’Âge classique », Nouvelle revue d’esthétique, 15 (2015/1), p. 123-133, cairn.info. 4 Alessandro Pontremoli, Il volto e gli affetti. Fisiognomica ed espressione nelle arti del Rinascimento (Florence : Olschki, 2003). 5 Ulrich Reisser, Physiognomonik und Ausdruckstheorie der Renaissance : der Einfluss charakterologischer Lehren auf Kunst und Kunsttheorie des 15. Und 16. Jahrhunderts (Munich : Scaneg, 1997) et Martial Guédron, Peaux d’âmes : l’interprétation physiognomonique des œuvres d’art (Paris : Kimé, 2001). 6 Theophr., Car., éd. trad. O. Navarre (Paris : Les Belles Lettres, 1964), introd., p. 25.
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I. Les traditions physiognomoniques D’origine obscure, la physiognomonie remonterait selon les uns à Pythagore, selon les autres à Hippocrate ou encore aux traités de divination mésopotamiens, qui contenaient généralement une partie sur le corps humain, une deuxième sur leur comportement physique et une dernière sur leur tenue morale : les caractéristiques morphologiques comme les faits et gestes d’une personne étaient autant de signes qui permettaient au mage de prédire son avenir7. On sait, grâce à l’anecdote rapportée par Cicéron, que les physiognomonistes jouissaient à Athènes au ve siècle d’une notoriété suffisante pour que Platon légitime partiellement leur théorie : comme Zopyre, observant la laideur de Socrate, lui attribuait tous les vices, le philosophe lui aurait répondu qu’ils étaient en effet innés en lui, mais qu’il avait vaincu son mauvais naturel par l’exercice de la raison8. Xénophon rapporte aussi dans les Mémorables (III, 10) les dialogues de Socrate avec Parrhasios et Polyclète à propos de l’expression de l’âme dans la représentation d’une figure humaine. Il fait dire au peintre qu’il est possible de reproduire, en même temps que la beauté du corps (τά σὼματα καλά), le caractère de l’âme (τῆς ψυχῆς ἦθος). Quant au sculpteur, après lui avoir demandé s’il doit montrer, dans ces figures en action, outre le mouvement des parties du corps, le regard (ὄμματα) et la mine (ὄψις) des personnages, il conclut qu’il doit assimiler l’activité de l’âme à la forme (τὰ τῆς ψυχῆς ἔργα τῷ εἴδει προσεικάζειν), car le plaisir esthétique est produit par la représentation des émotions qui sont en accord avec les mouvements des corps imités9. 7 Scriptores physiognomici graeci et latini, éd. R. Förster (Leipzig : Teubner, [1893] 1994), 2 vol. Cf. Mechthild Amberger-Lahrmann, Anatomie und Physiognomonie in der hellenischen Plastik. Dar gestellt am Pergamonaltar (Stuttgart : Steiner, 1996), p. 13-18 ; Laurent Baridon et Martial Guédron (dir.), Corps et arts. Physiognomonies et physiologies dans les arts visuels (Paris : L’Harmattan, 1999), p. 15-32 ; Elisabetta Villari, « La physiognomonie comme technè », in Ars et Ratio. Sciences, arts et métiers dans la philosophie romaine, dir. C. Lévy, B. Besnier et A. Gigandet (Bruxelles, Latomus, 2003), p. 89-101 et Jérôme Wilgaux, « La physiognomonie antique : bref état des lieux », in Langages et métaphores du corps dans le monde antique, dir. V. Dasen et J. Wilgaux (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2008), p. 185-195. 8 Cic., Fat., 10 et Tusc., IV, 37, 80. Voir Sabine Vogt, « Physiognomic Aspects of Viewing the Human Body in Ancient Art and Literature », in La Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen, http ://www.diffusion. ens.fr/index.php ?res = cycles&idcycle = 367. 9 Xen., Mem., III, 10, éd. et trad. L.-A. Dorion (Paris : Les Belles Lettres, 2011), p. 98. Cf. Aldo Brancacci, « Ethos et pathos… nella teoria delle arti. Una poetica socratica della pittura e della scultura », Elenchos, 16 (1995), p. 101-127 (p. 119). Voir aussi Sylvie Bodiou, Dominique Frère et Véronique Mehl (dir.), L’expression des corps. Geste,
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La caractérologie aristotélicienne C’est cependant Aristote qui a établi les fondements théoriques de la physiognomonie10. Dans le Traité de l’âme (De anima), au premier livre, après avoir passé en revue les principales doctrines sur l’âme de ses prédécesseurs (Démocrite, les Pythagoriciens, Anaxagore, Empédocle et Platon), le Stagirite constate que celles-ci ne prennent pas en compte l’union de l’âme et du corps. Il propose donc, dans le second livre, sa propre psychologie : l’âme est une substance, une forme, c’est l’« entéléchie » d’un corps naturel organisé11. Il donne deux exemples du rapport entre l’âme et le corps ; le premier est la hache et le second l’œil. L’outil matériel est le corps de la hache et son âme, c’est son essence, que l’on peut nommer « hachéité », c’est-à-dire le fait d’être une hache, l’action de trancher. De même, si l’œil était un animal complet, son âme serait la vue et sa matière la pupille. Aristote emploie aussi métaphoriquement la distinction entre le sommeil et la veille : le corps est le principe en puissance, au repos, alors que l’âme est un principe en mouvement, en état de veille. L’âme, en tant que principe des diverses fonctions vitales est « quelque chose du corps »12. Inversement, tous les corps naturels sont de simples « instruments de l’âme », aussi bien ceux des animaux que ceux des plantes13. Par ailleurs, dans les Problèmes, le pseudo-Aristote s’interroge plus particulièrement sur les effets de certaines affections de l’âme sur le corps. Le problème XXVII tente d’expliquer pourquoi la peur fait trembler : partant de la théorie médicale des humeurs, l’auteur montre que la colère est une concentration de la chaleur à l’intérieur du corps, autour de la région du cœur, et que la peur est au contraire un déplacement de la chaleur vers le bas du corps14. C’est pourquoi les gens qui s’emportent sont rouges et haletants, tandis que les gens qui ont peur ont froid et sont pâles. La zoologie conforte les analyses physiognomoniques d’Aristote et les alimente par la description de comportements variés auxquels peuvent être rapportées les actions humaines. Dans l’Histoire des aniattitudes, regards dans l’iconographie antique (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006). 10 Fritz Aerni, Physiognomik : der Zusammenhang zwischen Körper und Seele und der Ausdruck der Seele durch den Körper/ Aristoteles (Zurich : Huter, 2006). 11 Arist., An., II, 1, 412b. 12 Ibid., II, 2, 414a. 13 Ibid., II, 4, 415b. 14 Arist., Probl., XXVII, 3, 947b.
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maux, après avoir longuement décrit la constitution anatomique du corps des animaux et leur reproduction, le philosophe passe à l’examen de leur « manière de vivre (βίος) et de leur caractère (ἦθος) »15. Dans le livre VIII, il compare le mode de vie des animaux aquatiques, des oiseaux, des reptiles, des quadrupèdes et des insectes, il examine les actions communes à chaque espèce (la migration pour les oiseaux, l’hibernation pour les quadrupèdes…) et il s’intéresse à l’influence du climat, du lieu et de l’habitat. Au neuvième livre, il étudie le caractère et les habitudes des animaux : il constate d’abord que, dans toutes les espèces, le mâle et la femelle n’ont pas le même caractère et que certaines espèces vivent en paix avec leurs voisins, alors que les autres sont en permanence en guerre avec elles. Il établit donc préalablement une distinction entre les sexes et entre les espèces pacifiques ou belliqueuses, domestiques ou sauvages. Il accumule ensuite les observations sur le caractère des différentes espèces d’animaux, notamment les mouton, chèvre, poissons, insectes, lion, éléphant, dauphin… En outre, deux écrits que les humanistes attribuaient à Aristote, portaient précisément sur la physiognomonie, les Premiers analytiques et les Physiognomonica. Dans les Premiers analytiques (II, 27), le pseudo-Aristote réfléchit sur la méthode de la physiognomonie16. Il pose une distinction entre le signe (σημεῖον) et la preuve (τεκμήριον). Tous les deux participent du même raisonnement qui est le syllogisme, mais le signe n’amène qu’à une conclusion probable, tandis que la preuve amène à une connaissance irréfutable. Il donne comme exemple de sêmeion la pâleur d’une femme qui vient d’accoucher et comme exemple de preuve, le fait qu’elle produise du lait. Il en tire deux syllogismes différents. Le premier est le suivant : « Toute femelle qui a enfanté est pâle ; cette femme est pâle, donc cette femme a enfanté ». La conclusion n’est pas une certitude parce que la pâleur peut avoir beaucoup d’autres causes que l’accouchement. Le second syllogisme est « Toute femme qui a du lait a enfanté. Cette femme a du lait, donc cette femme a enfanté ». Dans ce cas, la conclusion est une connaissance avérée, car entre les deux propositions 15 Arist., H. A., I, 1, 488b. Voir l’introduction de Pierre Louis dans l’édition des Belles Lettres, 1964, t. I, p. XXXI. 16 Giovanni Manetti, Le Theorie del segno nell’antichità classica (Milan : Bompiani, 1994), « Un sistema particolare di segni non linguistici : la fisiognomica », p. 126-129 ; Valéry Laurand, « Les hésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin », in La physiognomonie. Problèmes d’une pseudo-science, dir. C. Bouton, V. Laurand et L. Raïd (Paris : Kimé, 2005), p. 17-41 et Frédéric Le Blay, « Science ou pseudo-science ? Physiognomonie et ethnographie », in La Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen (en ligne).
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du syllogisme, il existe un rapport univoque de nécessité : toute femme qui a du lait a nécessairement enfanté. La physiognomonie, qui procède par syllogismes et qui porte sur des signes, n’est par conséquent pas, pour le pseudo-Aristote, une science. Néanmoins, il contribue à théoriser la doctrine en précisant ses conditions de possibilité. La physiognomonie stipule deux présupposés : il faut admettre que l’âme et le corps changent ensemble dans les affections naturelles et qu’il n’y a qu’un seul signe, univoque, pour chaque affection. Dans ces conditions, si l’on peut saisir à la fois le signe et l’affection de chaque espèce, il est possible d’établir son caractère. Une autre question soulevée par le pseudo-Aristote est celle de l’analogie entre l’individu homme et l’animal : comment passer d’un trait de similitude d’un homme singulier avec un animal à une conclusion sur son caractère ? Ce qui est en jeu, c’est la légitimité de la caricature. Le pseudo-Aristote prend l’exemple du lion dont l’affection est le courage et dont le signe est d’avoir de grandes extrémités17. Il développe le raisonnement analogique selon lequel un homme qui a de grandes extrémités est noble comme le lion, mais il souligne aussitôt le caractère contingent de la proposition et la difficulté d’en faire une connaissance. Si les métaphores et les exemples pédagogiques employés pour expliquer les rapports entre le corps et l’âme ont fortement marqué l’imaginaire des artistes et des théoriciens de l’art de la Renaissance, les précautions du pseudo-Aristote concernant l’application de la méthode physiognomonique ont longtemps nourri leur scepticisme et freiné l’exploitation artistique d’une doctrine extraordinairement riche pour la représentation du nu18. Les Physiognomonica du pseudo-Aristote Toutefois, le texte du corpus aristotélicien qui a eu le plus d’influence sur les humanistes est sûrement celui des Physiognomonica, qui auraient été rédigés au iiie siècle av. J.C, probablement avant 225 puisque Diogène Laërce les cite à cette date dans le catalogue des œuvres d’Aristote19. Arist., An. pr., II, 27, 70b15-38. Cf. John Monfasani, « George Trebizond’s Critique of Theodore Gaza’s Translation of the Aristotelician Problemata », in Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues, dir. P. de Leemans et M. Goyens (Louvain : Presses Universitaires, 2006), p. 275-294 et Silvia Fiaschi, « Filelfo fra Ippocrate et Galeno : fonti mediche e rapporti con i physici », in Philelfiana : nuove prospettive di ricerca sulla figura di Francesco Filelfo, dir. S. Fortuna (Florence : Olschki, 2015), p. 119-146 (p. 134). 19 Ps-Arist., Physiognomonica, éd. M. Lombardi (Rome : Aracne, 2004) et éd. M. F. Ferrini (Milan : Bompiani, 2007). Cf. Valéry Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens », in Penser et représenter le corps…, dir. F. Prost et J. Wilgaux, 17 18
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L’ouvrage, qui pourrait être constitué de deux traités d’auteurs différents composés chacun de trois chapitres, énonce d’emblée trois manières de pratiquer la physiognomonie, à partir des animaux (la zoologie), à partir des races humaines (l’ethnologie) et à partir des caractéristiques (l’éthologie). La physiognomonie est définie comme l’art de juger quelqu’un d’après son apparence physique : La physiognomonie, comme son nom l’indique, s’intéresse aux manifestations physiques des dispositions de l’âme et aux caractères acquis venant modifier les signes conjecturés d’après la physionomie […]. On déduit le caractère des mouvements, des poses, des couleurs, des expressions du visage, des cheveux, de la finesse de la peau, de la voix, de la chair, des parties du corps ainsi que de son ensemble.20
Les deux traités, si toutefois ils sont bien d’auteurs distincts, fondent la doctrine physiognomonique sur le principe aristotélicien de la co-affection de l’âme et du corps. Au chapitre I (805a1-8), on lit que les psychologies (διάνοιαι) suivent les caractéristiques des corps et ne sont pas indépendantes. Elles révèlent des altérations par le fait des affections (παθήματα) du corps comme l’ébriété ou la maladie. Réciproquement, le corps est modifié par les affections de l’âme : l’amour, la peur, la douleur, le plaisir. Dans le chapitre IV (808b12-17), on retrouve les mêmes prémisses : « la disposition (ἕξις) de l’âme, en changeant, change en même temps la forme (μορφή) du corps et, inversement, la forme du corps, en changeant, change en même temps la disposition de l’âme ». La preuve en est que ceux qui se chagrinent ont l’air sombre et que ceux qui se réjouissent ont l’air joyeux : Le corps et l’âme, à mon avis, réagissent l’un sur l’autre. Une modification de l’état de l’âme modifie en même temps l’aspect du corps ; en sens p. 191-207 et Philip van des Eijk, « “That mental states follow the conditions of the body” : (Pseudo ?-Aristotle’s Physiognomonics and its reception in the later Aristotelian tradition », in La Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen et infra, p. 317-318. 20 Ps-Arist., Physiognomonica, I, 6-7, 806a21-27, éd. R. Förster, Scriptores physiognomonici (Stuttgart-Leipzig : Teubner, [1893] 1994), t. I, p. 16 et trad. J. André, in Anonyme latin. Traité de Physiognomonie (Paris : Les Belles Lettres, 1981), introd., p. 7-8 : Ἡ μὲν οὖν φυσιογνωμονία ἐστί, καθάπερ καὶ τοὔνομα αὐτῆς λέγει, περὶ τὰ φυσικὰ παθήματα τῶν ἐν τῇ διανοίᾳ, καὶ τῶν ἐπικτήτων ὅσα παραγινόμενα μεθίστησι τῶν σημείων τῶν φυσιογνωμονουμένων […].῍Εκ τε γὰρ τῶν κινήσεων φυσιογνωμονοῦσι καὶ ἐκ τῶν σχημάτων καὶ ἐκ τῶν χρωμάτων καὶ ἐκ τῶν ἢθων τῶν ἐπὶ τοῦ προσώπου ἐμφαινομένων καὶ ἐκ τῶν τριχωμάτων καὶ ἐκ τῆς λειότητος καὶ ἐκ τῆς φωνῆς καὶ ἐκ τῆς σαρκὸς καί ἐκ τῶν μερῶν καὶ ἐκ τοῦ τύπου ὅλου τοῦ σῶματος.
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inverse, une modification de l’aspect du corps modifie en même temps l’état de l’âme.21
Les traités dits du pseudo-Aristote prolongent la réflexion d’Aristote et la complexifient car le corps n’est pas simplement le signe de l’âme, mais il est le signe d’un rapport entre l’âme et le corps. La psychologie ou dianoia résulte des rapports de sympathie entre le corps et l’âme. La première conséquence est que la relation entre le corps et l’âme pour chaque individu est constante. Si un homme ressemble à un lion, c’est qu’il a la psychologie du lion, c’est-à-dire son courage, et non son âme. La difficulté soulignée par Aristote de la ressemblance avec l’animal est ainsi en partie résolue. La seconde conséquence est que l’individu n’a pas la même psychologie s’il est grand et maigre, ou petit et gros : à des types physiques distincts correspondent des tempéraments différents. Les Physiognomonica reprennent aussi la question de l’univocité des signes, mais en introduisant une certaine souplesse : il est nécessaire que le corps soit le signe d’une seule psychologie, sans quoi la physiognomonie n’est pas possible. En revanche, une même psychologie peut avoir plusieurs signes pour peu qu’ils ne renvoient qu’à elle, sans ambiguïté. Par exemple, la bêtise peut être signifiée à la fois par les longues oreilles – comme chez l’âne – et par les lèvres épaisses. Les possibilités de représentation d’un caractère sont ainsi démultipliées : le courage, notamment, peut être signifié par des traits distinctifs empruntés à différents animaux. Ces signes, tirés de la zoologie, se renforcent mutuellement au lieu de semer l’incertitude ou de se contredire. Si le premier traité reste flou sur le statut de la physiognomonie et n’exclut pas que, pratiquée par des philosophes, elle puisse devenir une science, le second traité dit clairement que c’est une technique empirique, dont la pertinence ne peut venir qu’avec l’habitude. En effet, au chapitre IV (809a2-14), est repris l’exemple de la pâleur : l’auteur admet que la pâleur peut être le signe de plusieurs affections de l’âme différentes comme la peur ou la fatigue. La polysémie de la pâleur corporelle s’explique, selon lui, par l’homonymie du mot « pâleur » qui peut désigner plusieurs aspects dont les nuances sont très difficiles à reconnaître dans la pratique. Ainsi, le terme de pâleur recouvrirait une variété de teintes très proches les unes des autres et difficiles à distinguer par un observateur qui ne serait pas expert en physiognomonie. Le second traité introduit alors 21 Ibid., II, 35, 808b12-17, éd. Förster et trad. André, p. 8 : Δοκεῖ δέ μοι ἡ ψυχή τε καὶ τὸ σῶμα συμπαθεῖν ἀλλήλοις, καὶ ἡ τῆς ψυχῆς ἕξις ἀλλοιουμένη συναλλοιοῖ τὴν τοῦ σώματος μορφήν, πάλιν τε ἡ τοῦ σώματος μορφὴ ἀλλοιουμένη συναλλοιοῖ τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν.
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un concept qui permet de résoudre ce problème et qui enrichit considérablement la doctrine physiognomonique : l’épiprépéia est en quelque sorte « l’harmonie intrinsèque des traits »22, la cohérence générale des traits du corps à partir desquels le physiognomoniste averti établit la psychologie d’une personne. C’est une « norme flottante » car relative à chaque individu, une sorte de « loi d’équilibre » entre une pluralité de signes individuels23. Peu importe donc que divers signes se contredisent, car il doit finalement se dégager une cohérence du portrait. La physiognomonie n’est plus seulement un catalogue, mais un système de signes : chacun d’entre eux vaut moins en lui-même que mis en rapport avec tous les autres et le corps est une forme de langage. En découlent à la fois une cartographie et une hiérarchie des différentes parties du corps en fonction de leur richesse de signification et de leur degré de pertinence : Le lieu le plus favorable est la région du regard et le front, la tête et le visage ; deuxièmement, la région de la poitrine et des épaules, puis celle des jambes et des pieds, la région du ventre sont de moindre importance. D’une manière générale, ces régions fournissent les signes les plus évidents : en s’appuyant sur eux, une harmonie d’une très grande sagesse advient.24
En somme, ce ne sont plus tant les signes que les attitudes, l’harmonie générale du corps qui sont révélateurs de la psychologie. D’un exercice de traduction et de déduction logique, la méthode physiognomonique devient un véritable art de la lecture. Si la physiognomonie renonce en partie à ses prétentions philosophiques, elle gagne en finesse et en subtilité en se donnant comme technique empirique d’interprétation. Ainsi, les Physiognomonica du pseudo-Aristote autorisaient les théoriciens de l’art humanistes à élaborer une syntaxe du corps et les peintres à composer des nus qui donnent à lire une âme. Adamant sophiste et l’anonyme latin À partir du iie siècle apr. J.-C., la physiognomonie a connu une nouvelle période florissante avec le traité du rhéteur grec Polémon de Lao Ibid., trad. V. Laurand, « Les hésitations… », p. 33. Laurand, « Du morcellement… », p. 197. 24 Ps-Arist., Physiognomonica, II, 73, 814a6-b9, éd. Förster, t. I, p. 90 et trad. Laurand, « Les hésitations… », p. 34 : ἐπικαιρότατος δὲ τόπος ὁ περὶ τὰ ὄμματά τε καὶ τὸ μέτωπον καὶ τὴν κεφαλὴν καὶ πρόσωπον, δεύτερος δὲ ὁ περὶ τὰ στήθη καὶ ὤμους, ἔπειτα περὶ τὰ σκέλη τε καὶ πόδας, τὰ δὲ περὶ τὴν κοιλίαν ἥκιστα. Ὅλως δὲ εἰπεῖν οὗτοι οἱ τόποι ἐναργέστατα σημεῖα παρέχονται, ἐφ᾽ ὧν καὶ φρονήσεως κλείστης ἐπιπρέπεια γίνεται. 22 23
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dicée25. Le texte original de Polémon a disparu et ne nous est connu que par une version arabe du xive siècle, mais les humanistes disposaient de deux textes écrits au ive siècle apr. J.-C. qui transmettaient largement la doctrine de Polémon, l’épitomè du sophiste Adamant intitulé Physiognomonica et le traité anonyme latin De physiognomonia liber. Dans sa préface, Adamant se réclame d’Aristote, mais il dit surtout paraphraser le traité de Polémon de Laodicée dans le but de comparer et d’assembler les deux ouvrages. Il évoque ensuite les méthodes ethnologique, éthologique et zoologique ainsi que la distinction entre les sexes. Le traité se compose de deux livres dont le premier est entièrement consacré aux yeux. Le second, après avoir hiérarchisé les parties du corps dans l’ordre a capite ad calcem, les traite successivement en partant des extrémités (ongles, doigts, pied, bras, jambes) pour remonter vers le tronc (dos, ventre, poitrine), puis le col et le visage, qui présentent les signes les plus importants. Il s’intéresse encore aux poils, à la couleur, au mouvement, au souffle et à la voix. L’ouvrage s’achève par une typologie de caractères, présentés par couples antithétiques comme l’homme fort et le timide, l’ingénieux et le stupide, l’impudent et le modeste, le joyeux et le triste… Au début du second livre, abordant des questions générales de méthode, l’auteur traite de la zoologie et de la comparaison entre les sexes et il s’attarde sur le cas particulier des châtrés. Par ailleurs, Adamant semble s’accorder avec l’auteur de la seconde partie des Physiognomonica sur le principe de l’épiprépéia : l’idée et la beauté d’un homme sont l’union des signes donnés par toutes les parties du corps dont sa figure est composée. C’est la corrélation de l’ensemble des signes qui conduit le physiognomoniste à la vérité : Mais sur tout pour certitude et confirmation de deviner, est expédiant avoir égard à une parfaite beauté, comme à une idée vraie et à un vrai exemplaire et patron de l’homme, laquelle perfection doit être examinée sur tout le corps.26
De Polémon pourrait venir l’importance donnée par Adamant à la typologie des sexes et surtout à l’interprétation des yeux. 25 Simon Swain (dir.), Seeing the Face, Seeing the Soul. Polemon’s Physiognomony from Classical Antiquity to Medieval Islam (Oxford : Oxford University Press, 2007). Cf. Wilgaux, « La physiognomonie antique… », p. 187. 26 Adam., Physiognomonicon, B. 1, éd. Förster, t. I, p. 348-349 et trad. J. Lebon (Paris : G. Guillard, 1556), p. C : μεγίστη δὲ εἰς ἐπίκρισιν ἡ παντὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐπιπρέπεια ἐπὶ πᾶσι τούτοις φανταζομένη, ἣν ἐπὶ πᾶσι σφραγῖδα πάντων χρὴ ἐφορᾶν.
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La physiognomonie de Polémon s’est aussi transmise à travers un texte latin anonyme, qui fut attribué un certain temps à Apulée et que l’on considère aujourd’hui comme un texte tardif, probablement de la deuxième moitié du ive siècle. Dans les premières lignes, l’auteur dit avoir pris pour sources les traités de physiognomonie du médecin Loxus (ive s. av. J.-C.), du pseudo-Aristote et de Polémon. Il commence par définir la physiognomonie comme l’art d’observer et de connaître l’âme à partir du corps : Définissons d’abord le but de la physiognomonie. Elle se propose d’examiner et de connaître à partir de la qualité du corps la qualité de l’esprit.27
L’auteur prétend emprunter à Loxus, dont nous avons perdu le texte, l’idée que le sang est l’habitacle (habitaculum) de l’âme et que l’ensemble du corps et ses parties donnent des signes (signa) en fonction de la qualité et des mouvements du sang. Sans citer de source précise, il affirme que, selon d’autres, l’âme façonne le corps par sympathie et inversement varie son espèce en fonction de la qualité du corps : Loxus a admis pour sa part que le sang est le siège de l’âme et que l’ensemble du corps et de ses parties qui donnent les signes les donnent différents selon que le sang est vif ou inerte, fluide ou plus consistant, que les conduits en sont libres et droits ou tordus et étroits. Les autres prétendent, de leur côté, que l’âme façonne le corps par sympathie aussi bien qu’elle emprunte son type à une qualité du corps.28
Après avoir fourni, avec la qualité du sang, une explication physiologique de la co-affection de l’âme et du corps, il donne deux métaphores de la relation de l’âme avec le corps, le vase et l’instrument de musique. La première, l’image de l’eau qui épouse la forme du vase, est empruntée aux épicuriens (Lucrèce, De la nature, III, 555). La seconde est celle de 27 Anonyme latin, De physiognomonia, 2, éd. André, p. 50 et trad. Laurand, « Les hésitations… », p. 35 : Primo igitur constituendum est quid physiognomonia profiteatur. Profitetur itaque ex qualitate corporis qualitatem se animi considerare atque perspicere. 28 Ibid., éd. André, p. 50-51 et trad. Laurand, « Les hésitations… », p. 35 : Et Loxus quidem sanguinem animae habitaculum esse constituit, corpus autem omne et partes eius quae signa dant, pro uiuacitate uel inertia sanguinis et prout tenuis crassus magis fuerit uel cum liberos habuerit ac directos meatus uel cum peruersos et angustos, dare signa diuersa. Ceteri autem tam figuratricem corporis animam esse arbitrantur per sumpatheiam quam ex qualitate corporis animam speciem mutuari.
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l’air qui rend un son différent selon qu’on le souffle dans une flûte, un pipeau ou une trompette. L’auteur anonyme, suivant les Physiognomonica du pseudo-Aristote, développe la comparaison de la physiognomonie avec le langage. Il s’agit ni plus ni moins de mettre au point une grammaire du corps : En effet, de même que dans l’étude de l’alphabet, qui, selon les Grecs, comporte vingt-quatre éléments exprimant tous les sons et tous les mots, dans la physiognomonie aussi la présentation des éléments fraye une très large voie à cette étude. En effet, si nous avons aussi, dans notre enfance, appris toutes les syllabes, une fois saisie leur valeur, selon le mot qui se présente, nous voyons vite de quelle série de lettres il se compose.29
Les signes sont donc comme les lettres à partir desquelles le physiognomoniste déchiffre le corps et la lecture du corps consiste à trouver des combinaisons de signes qui sont l’équivalent des mots dans le langage. Le signe en lui-même ne signifie plus rien, c’est la combinaison des signes qui fait sens. Il y a dans les corps un très grand nombre de combinaisons de signes possibles et la lecture physiognomonique est en pratique illimitée. Les catalogues de signes sont en quelque sorte des lexiques de base, des abécédaires à l’usage des débutants et non des grilles d’interprétation définies. La physiognomonie dont parle l’anonyme latin s’écarte encore davantage de la prétention à la scientificité, car elle se présente comme un art de saisir l’individuel. Il ne s’agit plus tant de composer des types généraux que de se servir de quelques types de départ pour appréhender la particularité de chaque individu. La lecture du corps relève d’une méthodologie du détail et l’auteur ne cache pas que ces détails sont obscurs et que l’exercice même de la lecture induit de nouvelles obscurités. D’autre part, s’inspirant probablement de Polémon de Laodicée en même temps que de Galien30, l’auteur donne un développement important à l’opposition entre deux types déterminés par le sexe31. Le caractère de type masculin est violent, impulsif, généreux, droit et magnanime ; le caractère féminin est ingénieux, coléreux, sans pitié, envieux, hypocrite, peureux… 29 Ibid., 3, éd. André, p. 52 et trad. Laurand, « Les hésitations… », p. 36 : Nam sicut in studio litterarum, cum sint uiginti quattuor elementa secundum Graecos quibus omnis uox et omnis sermo comprehenditur, ita et in physiognomonia propositis elementis latissima obseruationis huius uia panditur. Nam et syllabas omnes in prima aetate didicimus, concepta ui syllabarum, prout quisque sermo prouenerit, mox litterarum ex quibus constat ordinem peruiderimus. 30 Gal., De usu part., XIV, 6 (Kühn IV, 158-165). 31 Anonyme latin, De physiognomonia, 3-8.
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Les signes du premier sont une grosse tête, des cheveux gros et roux, le teint rouge, les yeux glauques, les épaules et le torse développés. Il est musclé et osseux, ses articulations sont fermes : le corps masculin est robuste et endurant à la fatigue. Sa voix est grave comme celle du lion et sa démarche lente. Le cou doit être d’épaisseur moyenne, un peu plus long, le sommet de la tête un peu plus droit, les omoplates développées, les épaules et la partie supérieure du corps jusqu’au nombril plus larges, la partie inférieure étirée, la corpulence diminuant peu à peu. Il est musclé, osseux. Les nœuds et articulations des extrémités des pieds et des mains sont fermes, sans être rigides, mais déliées, séparées et distinctes vers la pointe, la poitrine haute et saillante, les clavicules dégagées, le ventre large et un peu rentré, la poitrine point trop charnue, le corps ferme et compact, les os du bassin, que les Grecs appellent ischia, plus fermes et plus durs. Le corps masculin est également robuste et résistant à la fatigue.32
Inversement, les signes du corps féminin sont une tête courte, des cheveux bruns et souples, un teint blanc, des yeux noirs, un visage doux, calme et délicat, un buste étroit, des jambes longues, des extrémités dessinées avec grâce, la voix claire et la démarche harmonieuse. Si, chez le pseudo-Aristote, la femme était, au même titre que le barbare, une figure de l’altérité et se caractérisait seulement négativement par rapport au corps athlétique masculin, l’anonyme latin compose une figure plus nuancée et lui attribue quelques traits positifs comme la douceur, la grâce, la tranquillité ou l’amabilité : […] l’ensemble du visage doux, calme et délicat, serein, affable, les lèvres serrées, comme tranchées, les clavicules bien attachées et resserrées, le corps plus étroit et plus court des épaules au nombril, plus allongé et plus étoffé du nombril aux genoux, plus étiré des genoux à l’extrémité des pieds, les extrémités des mains et des pieds fines et dessinées avec grâce, la voûte plantaire arquée et un peu plus élevée que le reste de la plante […].33 32 Ibid., 4, éd. et trad. André, p. 53 : Ceruix esse debet moderatae plenitudinis, aliquanto proloxior, uertex capitis subrectior, scapulae ingentes, humeri et superiores corporis partes usque ad umbilicum latiores, inferiores deductae paulatim plenitudine desinente, lacertuosus, ossibus magnis, nodis et articulis imorum pedum et summarum manuum firmis, non tamen rigidis, sed absolutis, prope imum seiunctis atque discretis, pectore alto et prominente, iugulis absolutis, uentre lato, compresso paululum intrinsecus, pectus non nimia carne contectum, solido et spisso corpore, ossibus quae sunt sub ilibus, quae a Graecis ischia dicuntur, siccioribus et solidis. 33 Ibid., p. 54 : […] uultus omnis lenis, inoffensus ac mollis, serenus, affabilis, labia compressa tamquam sint incisa, iuguli cohaerentes atque constricti, ab humeris usque ad
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Comme l’avait esquissé déjà le pseudo-Aristote, l’auteur latin propose ensuite une répartition des animaux à l’intérieur de ces deux types : par exemple, le lion et l’aigle sont rapportés au type masculin, le lièvre et la perdrix au type féminin. Pourtant, la distinction entre les deux types montre vite ses limites et les frontières entre les sexes se brouillent : il est précisé que les signes sont mêlés et contraires et que, par conséquent, l’on trouvera des signes féminins chez les hommes et inversement. C’est pourquoi il est nécessaire de hiérarchiser les signes, notamment en fonction des parties du corps. Si le visage et le regard sont prépondérants, l’anonyme latin insiste aussi beaucoup sur les avant-bras, les genoux, les mollets et les orteils. Enfin, l’anonyme latin reformule les trois principes méthodologiques énoncés par les physiognomonistes depuis le pseudo-Aristote, et qu’il nomme « anatomique », « zoologique » et « ethnologique ». La méthode anatomique tire les indices du caractère à la fois de l’apparence physique et des manifestations reconnues des sentiments correspondants. Une personne présentant les indices de la colère ou de la jalousie sera donc dite irascible ou jalouse. La méthode zoologique établit un parallèle entre l’homme et les différents types du genre animal. Quant à la méthode ethnologique, elle établit également un parallèle, mais avec les différents peuples. Comme Polémon, l’auteur anonyme multiplie les exemples tirés de son expérience personnelle pour illustrer un art qui relève de la synthèse subjective et de la connaissance du particulier. On sait par la version arabe du texte de Polémon, que celui-ci insistait sur l’utilité pratique de la physiognomonie dans les relations sociales et politiques et dans la vie quotidienne. Il raconte par exemple comment un jour il a deviné, en voyant seulement les yeux, le nez et la démarche d’une femme voilée qu’un grand malheur la guettait34. Un instant plus tard on vint lui annoncer que sa fille était tombée dans un puits et, de désespoir, elle arracha tous ses vêtements et se mit à courir, nue. L’anecdote est censée montrer que le corps exprime la souffrance avant que l’âme en ait pris connaissance et la nudité y est donnée à la fois comme une preuve de la perte de toute maîtrise de soi et comme la condition mettant en évidence la passion. umbilicum corpus angustius et breuius, ab umbilico usque ad genua prolixius ac plenius, a genibus usque ad pedum ima deductius, imae manus ac pedes subtiles et eleganter circumscripti, planta concaua et a reliquo uestigio elatior […]. 34 Polémon de Laodicée, Traité de Physiognomonie, 68, trad. J. Sauvaget, in L. Robert, Hellenica, V, (Paris : Adrien-Maisonneuve, 1948), p. 67 (cité par Wilgaux, « La physiognomonie antique… », p. 190-191).
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S’il reste difficile de mesurer l’influence qu’a eu la doctrine de la physiognomonie sur la peinture antique, on évalue de mieux en mieux son efficacité sur la littérature. Polygnote, Aristide de Thèbes et Lysippe étaient salués par leurs contemporains comme les meilleurs peintres et sculpteurs de caractères, parce qu’ils étaient capables de rendre l’êthos de leurs sujets35. Outre les Caractères de Théophraste, les personnages de la comédie et de la tragédie mettaient en œuvre des préceptes physiognomoniques36. De même, la théorie de l’action oratoire, qui réglait les mouvements du corps sur les émotions de l’âme que l’orateur cherchait à susciter chez son auditoire et que lui-même devait éprouver, était très redevable à la doctrine des physiognomonistes. Aristote enseignait aux orateurs la nature des différentes passions pour qu’ils emportent plus facilement l’adhésion, et c’est dans la Rhétorique qu’il donne la plus longue liste de passions, distinguant la pitié, la colère, la crainte, ainsi que toutes les passions de ce genre et leurs contraires : il traite ensuite des plaisir, dédain, mépris, vexation, outrage et irrespect37. Pour Cicéron, l’orateur, contrairement à l’acteur, doit s’approprier les passions qu’il veut éveiller et les exprimer par toute sa personne38. Il compare ainsi le corps de l’homme à une lyre, dont toutes les parties entrent en vibration sous l’action de l’âme : En effet, à tout mouvement de l’âme correspond en quelque sorte naturellement son expression de physionomie, son accent et son geste propres, et tout le corps de l’homme, toute sa physionomie, tous ses accents vibrent, comme les cordes d’une lyre, selon le mouvement de l’âme qui les met en branle.39 Arist., Poet., 1450a27-28 et Plin., Nat., XXXV, 98. Cf. Maria Fernanda Ferrini, Aristotele. Fisiognomica (Milan : Bompiani, 2007), introd., p. 96-104. 37 Arist., Rhet., II, 1378a21-1379a20. Voir Christine Mauduit, « La découverte des passions dans la Grèce antique », in L’homme et ses passions, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey (Paris : Les Belles Lettres, 2016), p. 39 et Bernard Mesniel, « La rhétorique des passions à la Renaissance », ibid., p. 630. Pour une synthèse sur les passions chez Aristote, voir Bernard Besnier, « Aristote et les passions », in Passions antiques et médiévales, dir. B. Besnier et alii (Paris : Presses Universitaires France, 2003), p. 29-94. 38 Florence Dupont, L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque (Paris : Presses Universitaires France, 2000), p. 133 et Anne Videau, « Les passions dans la littérature latine », in L’homme et ses passions, I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey…, p. 67. 39 Cic., De orat., III, 216, éd. et trad. Courbaud, p. 90 : Omnis enim motus animi suum quendam a natura habet uoltum et sonum et gestum, corpusque totum hominis et eius omnis uultus omnesque uoces, ut nerui in fidibus, ita sonant, ut motu animi cuique sunt pulsae. 35 36
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De même, pour Quintilien il est possible de transmettre aux auditeurs par les mouvements du corps et de la voix toutes les passions de l’âme, à condition d’être soi-même ému (Inst., XI, 3, 61-62). Le troisième livre du traité De l’orateur de Cicéron et le début du onzième livre de l’Institution oratoire de Quintilien (chapitre 3) livraient donc de petits traités physiognomoniques indiquant les signes propres aux différentes passions. Il est vrai qu’ils concernaient essentiellement la physionomie – le visage est une image de l’âme –40, la main, la démarche et la voix, mais certains des préceptes sur les gestes et le maintien valaient autant pour un corps vêtu comme celui de l’acteur ou de l’orateur que pour un corps dévêtu. L’action, comme le rappelle Cicéron, est comme le langage du corps (sermo corporis) et doit être en convenance avec la pensée41. De même, les portraits des historiens et des biographes de l’époque impériale ainsi que les ekphraseis hellénistiques s’inspirent largement de la lecture du corps et de l’interprétation du caractère des physiognomonistes. Transmission et renaissance de la physiognomonie Au Moyen Âge, la physiognomonie a été introduite dans la scolastique par l’intermédiaire de la médecine arabe, notamment le Liber ad Almansorem de Razes et le Canon d’Avicenne42. En effet, au viie et au viiie siècles, les écrits physiognomoniques grecs de Polémon et du pseudo-Aristote ont fait l’objet de traductions et d’adaptations en langue arabe dans l’Est de l’empire musulman (le Kitāb al-Manṣūrī et le Sirr al-asrār) et ils ont été assimilés à la tradition médicale arabe43. Trois traités de physiognomonie arabes ont ensuite été traduits en latin, dont les Secreti secretorum qui se présentent comme une lettre d’Aristote à Alexandre le Grand contenant notamment des conseils physiognomoniques, et le corpus s’est enrichi d’un traité anonyme byzantin44. C’est ainsi qu’au xiiie siècle la doctrine reprit vigueur en Occident, intégrée Ibid., III, 221 : Vt imago est animi uultus sic indices oculi. Ibid., III, 222, éd. et trad. Courbaud, p. 94 : « Car, si l’action est comme le langage du corps, elle doit d’autant plus être en harmonie avec la pensée. » (Est enim actio quasi sermo corporis, quo magis menti congruens esse debet). 42 Laurenza, De figura umana…, introd., p. XIX. Youssef Mourad, La physiognomonie arabe et le « Kitab al Firasa » de Fakhr al-Din al-Razi (Paris : P. Geutner, 1939) et Carla Casagrande et Silvana Vecchio (dir.), Anima e corpo nella cultura medievale (Florence : Edizioni del Galuzzo, 1999). 43 Johannes Thomann, « Transmission arabe et latine de la physiognomonie grecque : textes, manuscrits et livres imprimés », in La Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen. 44 Wilgaux, « La physiognomonie antique… », p. 188. 40 41
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au corpus médical, avec le Liber Phisionomie de Michel Scot45, le Liber de animalibus et les Secreta d’Albert le Grand46 ainsi que le Liber compilationis phisionomie de Pierre d’Abano47. À la fin du Moyen Âge, la physiognomonie, passée par la tradition arabe musulmane et parfois mêlée à la Kabbale, avait renoué des liens étroits avec ses origines magiques. C’était un art mystérieux lié à la mantique, à la chiromancie et à l’astrologie, qui associait les parties du corps à des planètes et aux signes du zodiaque48. Toutefois, des travaux récents tendent à montrer l’émergence, dans la physiognomonie scolastique, d’un nouveau souci de fondement théorique, visant à donner à la discipline un statut scientifique49. Celleci se caractériserait par ailleurs par l’importance donnée à la physiognomonie de la femme et par la place marginale réservée aux considérations ethnologiques et zoologiques. À la Renaissance, avec la redécouverte progressive des sources antiques et notamment des textes grecs du pseudo-Aristote et d’Adamant, la physiognomonie a pris davantage de rayonnement et son influence s’est étendue dans le domaine des arts50. Le premier traité de physiognomonie du Quattrocento, le Speculum physionomie (1442) fut écrit par Michele Savonarola, professeur à l’université de Padoue, et dédié à Leonello d’Este51. Il s’inscrit dans la perspective de médicalisation de Michel Scot, Liber phisionomiae magistri Michaelis Scoti [Venise, c. 1477] (s.l : s.n., 1486 et 1490), repr. (Cambridge : Omnisys, 1990). Cf. Danielle Jacquart, Recherches médiévales sur la nature humaine. Essais sur la réflexion médicale (xiie-xve s.) (Florence : SISMEL – del Galuzzo, 2014). 46 Albert Le Grand, Liber secretorum (Bologne : J. Schreiber, 1478), repr. (Florence : Edizioni del Galuzzo, 2007). 47 Graziella Federici Vescovini, La Simmetria del corpo umano nella « Physiognomica » di Pietro d’Abano : un canone estetico (Padoue : Antenore, 1993) et Jean-Patrice Boudet, Franck Collard et Nicolas Weill-Parot (dir.), Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano (Florence : SISMEL – Edizioni del Galuzzo, 2013), p. 3-23. 48 Baridon et Guédron (dir.), Corps et arts…, p. 20-21 et Jean-Patrice Boudet, « Chiromancie et physiognomonie à l’aube de la Renaissance », in Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen. 49 Joseph Ziegler, « The Medieval Foundation of the Renaissance Physiognomy », in Physiognomonie à la Renaissance…, dir. L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen. 50 Lina Bolzoni, Le stanze della memoria. Modelli letterari e iconografici nell’età della stampa (Turin : Einaudi, 1995), « Fra corpo e anima » ; Martin Porter, Windows of the Soul. Physiognomy in European Culture 1470-1780 (Oxford : Clarendon Press, 2005) et toujours L. Bolzoni, C. Kones et N. Laneyrie-Dagen (dir.), La Physiognomonie à la Renaissance… 51 Johannes Thomann, Studien zum « Speculum physionomie » des Michele Savonarola (Zurich : Copy Quick, 1997). 45
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la physiognomonie initiée par la scolastique et il la met en relation avec la doctrine des tempéraments et des quatre éléments. Dans un premier livre, après une définition de la physiognomonie, il traite d’abord des couleurs et des poils, puis des parties du corps dans l’ordre a capite ad calcem, y compris les parties génitales et certains organes internes comme le cœur et l’estomac. Ensuite, il s’intéresse à la symétrie du corps et aux signes du bon intellect, puis des mauvais caractères, donnant une liste d’hommes vertueux et débauchés. Dans le second livre, s’inspirant de Polémon, Razes et Pietro d’Abano, il présente les signes du zodiaque comme les causes de ces caractères. Un autre traité de physiognomonie, le De homine de Galeotto Marzio est écrit en 1472 à Florence dans la mouvance néo-platonicienne et hermétique de Marsile Ficin – qui fut probablement l’auteur d’une Physiognomia que nous avons perdue – et de Jean Pic de la Mirandole52. Fortement influencé par la physiognomonie orientale, il interprète les signes du corps comme des hiéroglyphes égyptiens, formant une sorte de langage divin. Mais bientôt les humanistes redécouvrent les textes physiognomoniques grecs et latins et, s’inspirant de leur méthode, proposent de nouvelles interprétations du langage corporel53. Dans le Liber de homine ou Il Perché, paru à Bologne vers 1474, Girolamo Manfredi développe des explications physiognomoniques de divers signes physiques. Les Physiognomonica du pseudo-Aristote, qui avaient été traduits en latin dès le xiiie siècle par Bartolomeo da Messina, furent imprimés à Venise en 148254. En 1497, le texte grec des Physiognomonica, qui circulait jusqu’alors en Italie sous forme manuscrite et que les humanistes attribuaient toujours à Aristote, est publié à Venise par Alde Manuce55. Giorgio Valla traduit du grec au latin le texte d’Adamant, qui était resté inconnu des scolastiques, et l’intègre dans le chapitre intitulé « De corporis commodis et incommodis » de son traité De expetendis et fugiendis rebus (1501)56. Les chapitres 27 à 37 du livre XLVIII constituent un précis de physiognomonie inséré à la fin d’une vaste somme physique et médicale, dans la dernière 52 Porter, Windows of the Soul…, p. 13 et 17. Cf. Patrizia Castelli, L’ideale classico a Ferrara e in Italia nel Rinascimento (Florence : Olschki, 1998), p. 56-58. 53 Porter, Windows of the Soul…, p. 121-129. 54 Expliciunt opera Aristotelis de naturali philosophia impressa… (Venise : F. Veneto, 1482). Voir Florence Vuilleumier-Laurens, « Physiognomonie des passions : Cardan et della Porta », in L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 608. 55 Chastel et Klein, Pomponius Gauricus. De sculptura…, p. 118. 56 Giorgio Valla, De expetendis et fugiendis rebus (Venise : A. Manuce, 1501).
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partie qui est consacrée à l’âme et à son rapport avec le corps. Il donne le catalogue des signes des yeux, puis des autres parties du corps, distingue les différents peuples notamment en fonction de la couleur de la peau et donne une liste de caractères s’opposant deux à deux (species fortis uiri, timidi, ingeniosi, rudis, impudentis, honesti, lenis, simulatoris, stulti, perniciosi). La version latine de Giorgio Valla réduit cependant beaucoup le texte d’Adamant et ignore en particulier ses réflexions générales et méthodologiques. Pomponius Gauricus adapta quelques années plus tard le texte d’Adamant en l’appliquant à l’art de la statuaire et il en fit la principale source du chapitre de son traité De la sculpture (1504) qu’il consacre à la seule physiognomonie. Adamant fut ensuite diffusé en France au xvie siècle dans une édition grecque et dans une traduction française57. À Bologne, cependant, paraissent encore au début du Cinquecento deux traités de chiromancie et de physiognomonie dans la tradition astrologique et ésotérique, le De chiromantiae principiis et physionomiae (1503) d’Alessandro Achillini, professeur de médecine à Padoue et à Bologne, et le Chyromantie ac physionomie anastasis (1504) de son élève Bartolomeo della Rocca ou Bartolomaus Cocles58. Le premier, plus théorique, s’interroge sur le statut de la physiognomonie et prend soin de la distinguer de la médecine, qui soigne le corps, et de la philosophie, qui s’occupe de la santé de l’âme. Il classe la physiognomonie parmi les sciences a posteriori et l’associe à l’astrologie : l’univers est réglé par les influences astrales dont les caractères du visage et des mains sont des signes. Néanmoins, l’astrologie est faillible, car les astres n’influent pas sur l’âme rationnelle qui est douée du libre arbitre : la physiognomonie, comme l’astrologie, n’a donc qu’un degré de certitude probable. Le traité de Bartolomaus Cocles, qui se présente davantage comme un manuel pratique d’art divinatoire, prend pour sources Razes, Michel Scot, Albert le Grand et Michele Savonarola et n’utilise Adamant que dans la version latine de Pietro d’Abano. En dépit des poursuites de l’Inquisition, il fut réédité pendant le xvie siècle dans toute l’Europe. De même, de Hayn publie à Strasbourg en 1522 les Chyromantiam, Physiognomiam, Astrologiam Naturalem complexiones hominum naturas planetarum qui sont 57 Adamantii sophistae Physiognomonica (Paris : C. Néobard, 1540) et La phisionomie d’Adamant sophiste, trad. J. Lebon (Paris : G. Guillard, 1556), repr. (Cambridge : Omnisys, 1990). 58 Alessandro Achillini, De chyromantiae principiis et physionomiae (Bologne : J. A. de Benedetto, 1503), repr. (Cambridge : Omnisys, 1990) et Bartolomeo Della Rocca, Chyromantie ac physionomie anastasis (Bologne : J. A. de Benedetto, 1504), repr. (Cambridge : Omnisys, 1990).
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ensuite traduites en français dans les Chiromancie et phisiognomonie par le regard des membres de l’homme (Lyon, J. de Tournes, 1549). Enfin, des travaux comme ceux de Michelangelo Biondo témoignent des rapports étroits qu’entretiennent la physiognomonie et la peinture au xvie siècle : auteur d’un traité Sur la connaissance de l’âme par l’aspect (De cognitione animis per aspectum, Rome, 1544) et éditeur de la physiognomonie de Pietro d’Abano sous le titre Decisiones physionomiae en 1548, il écrit parallèlement un traité de peinture très largement imité du De pictura d’Alberti, le Della nobilissima pittura, et della sua arte (Venise, 1549). La physiognomonie atteint son apogée à la Renaissance avec Jérôme Cardan (Girolamo Cardano) et Giovan Battista della Porta59. Mathématicien et médecin, Jérôme Cardan rédige en 1558 le De metoposcopia, un traité occulte concernant les seuls signes du visage, qui ne sera publié qu’un siècle plus tard en France grâce à Gabriel Naudé60. Quant à Giovanni Battista Della Porta, il produit en 1586 une somme de quatre livres De humana physiognomonia qu’il traduit deux années plus tard en langue vulgaire, malgré l’interdiction de l’Inquisition, sous un pseudonyme61, et il la complète encore par les Phytognomonica en 1588 et la Coelestis physiognomia en 160362. Son traité Sur la physiognomonie de l’homme développe le zoomorphisme comme fondement de l’étude des caractères humains et donne une grande importance à la théorie des humeurs et des tempéraments63. Partant du texte du pseudo-Aristote, il cherche à faire de la physiognomonie une science d’observation et s’appuie sur de nombreuses gravures qui ont largement influencé l’art du portrait au xviie siècle. Après avoir rappelé dans le premier livre les fondements et 59 Giovan Battista Della Porta, Coelestis physiognomonia (avec en appendice Della celeste fisionomia), éd. A. Paolella (Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, 1996). Voir Vuilleumier-Laurens, « Physiognomonie des passions… », p. 601-623. 60 Hieronymi Cardani Metoposcopia libris tredecim… et La Métoposcopie de Hieronymus Cardan, médecin milanais… (Paris : T. Jolly, 1658). 61 Giovan Battista Della porta, De humana physiognomia (Vico Equense : J. Cacchio, 1586), repr. (Lille : Aux Amateurs de Livres, 1990) ; Della fisionomia dello uomo libri quattro, trad [Ps-Giovanni de Rosa] (Naples : T. Longo, 1598) ; Della Fisionomia dell’uomo libri sei, éd. A. Paolella, (Naples : Edizioni Scientifiche Italiane, 2013). Cf. Paolo Piccari, Giovan Battista Della Porta. Il filosofo, il retore, lo scienziato (Milan : Angeli, 2007), p. 93-107. 62 Phytognomonica Jo. Batistae Portae, octo libris contenta (Naples : H. Salviatum, 1588) et Coelestis physiognomiae libri sex, Joan. Baptistae Portae… (Naples : J. Subtilis, 1603). Sur Giovan Battista della Porta, voir Oreste Trabucco, « Il corpus fisiognomico dellaportiano tra censura e autocensura », dans I primi Lincei e il Sant’Uffizio : questioni di scienza e di fede (Rome : Accademia Nazionale dei Lincei, 2005), p. 235-270. 63 Baridon et Guédron, Corps et arts…, p. 30.
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les principes généraux de l’art, il traite dans le second des signes du corps en les divisant en quatre parties : la tête, le cou, le tronc et les bras, puis le ventre et les jambes. Le troisième livre est consacré à l’œil et le quatrième décrit les types physiques correspondant aux vices et aux vertus. La physiognomonie de Della Porta se distingue par l’exhaustivité de l’examen du corps : chaque élément est signifiant jusqu’au moindre détail et il s’intéresse notamment à la couleur et à la texture de la peau ou à la teinte et à l’implantation des poils et des cheveux. Le traité s’accompagne de nombreuses planches dont il se présente lui-même comme l’auteur64. Quel a donc été l’apport de la physiognomonie dans l’élaboration des théories humanistes du nu ? Quelles sont les sources et les traditions physiognomoniques qui ont été utilisées par les auteurs des traités et quelles solutions ont-ils développées à partir des méthodes et des préceptes physiognomoniques pour représenter l’âme avec le corps humain ?
II. La peinture des caractères Leon Battista Alberti est le premier théoricien de l’art humaniste à établir clairement le lien entre le mouvement du corps et celui de l’âme dans la représentation des êtres animés65. Dans le second livre du traité De la peinture, il reprend à propos de la composition des corps la réflexion qu’il avait initiée sur le mouvement en livrant les préceptes de la composition des membres. Toutefois, le mouvement du corps n’est plus considéré en lui-même, comme une opération mécanique, mais dans son adéquation au mouvement de l’âme qu’il révèle. La peinture ne doit pas seulement représenter la nature avec exactitude, mais aussi émouvoir le spectateur par une histoire et elle y parviendra si les hommes montrent parfaitement le mouvement de leur âme : L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les hommes, qui étaient au repos, manifesteront au plus haut point le mouvement propre de leur âme.66 Giovan Battista Della Porta, De humana physiognomonia li. VI (Naples : T. Longo, 1598, p. 50) : Hic sagacis canis caput ostenditur et Platonis capitis magnitudo, quod ex museo Vicentii Portae fratris antiquarum imaginum exploratoris et adseruatoris diligentissimi excerpsimus. Cf. Vuilleumier-Laurens, « Physiognomonie des passions… », p. 611-612. 65 Castelli, L’ideale classico a Ferrara…, p. 49-50. 66 Alberti, De pictura, II, 41, éd. Sinisgalli, p. 207-208 : Animos deinde spectantium mouebit historia, cum qui aderint quieti homines, suum animi motum maxime prae se ferent. 64
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Le texte de l’édition de Bâle que donne Rocco Sinisgalli, insiste sur le fait que le mouvement de l’âme est révélé avec la plus grande précision, quand un mouvement anime soudain un homme qui était précédemment au repos67. La concommitance du mouvement de l’âme avec le mouvement du corps est alors d’autant plus évidente. La version en langue vulgaire et l’autre version latine, qui remplacent respectivement le terme quieti par dipinti ou picti, sont moins claires68. Alberti part du constat que l’empathie est naturelle car toute chose est désireuse de ce qui lui ressemble. Ainsi, nous ne pouvons nous empêcher de pleurer avec ceux qui pleurent, de souffrir avec ceux qui souffrent ou de rire avec ceux qui rient. On pense ici à la célèbre maxime d’Horace : « si tu veux que je pleure, tu dois d’abord souffrir toi-même »69. C’est alors qu’Alberti expose le principe aristotélicien de la co-affection de l’âme et du corps qui fonde l’interprétation physiognomonique. L’humaniste distingue trois mouvements de l’âme (moti animi) principaux qui sont la tristesse, la colère et la joie et donne pour chacun d’eux les signes corporels qui leur correspondent : Mais ces mouvements de l’âme se connaissent par les mouvements du corps. Nous voyons ainsi que les gens tristes, parce qu’ils sont assaillis par les soucis et accablés par l’angoisse, ont les sens et les forces totalement engourdis et se déplacent avec lenteur de leurs membres pâles et pour ainsi dire chancelants. Les gens affligés ont assurément le front plissé, la nuque allanguie et enfin tous leurs membres tombent comme s’ils étaient épuisés et abandonnés. Les gens en colère, parce que leur âme est enflammée par la colère, ont le visage et les yeux gonflés, ils rougissent et les mouvements de tous les membres sont chez eux, en raison de la fureur de la colère, aussi très violemment agités. Mais lorsque nous sommes joyeux et de bonne humeur, nous Sinisgalli, Il nuovo De pictura…, p. 428, n. 137. Ibid., p. 208 : Poi moverà l’istoria l’animo quando gli uomini ivi dipinti molto porgeranno suo proprio movimento d’animo, et éd. Grayson et trad. Schefer, p. 174-175 : « L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les hommes qui y sont peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur âme » (Animos deinde spectantium mouebit historia, cum qui aderunt picti homines suum animi motum maxime prae se ferent). 69 Hor., Ars, 101-103, éd. et trad. Villeneuve, p. 207 (légèrement modifiée) : « Si le rire répond au rire sur le visage des hommes, les larmes aussi y trouvent de la sympathie. Si tu veux que je pleure, commence par ressentir toi-même de la douleur : alors tes infortunes me toucheront » (ut ridentibus arrident, ita flentibus adsunt/ humani uultus : si uis me flere, dolendum est/ primum ipsi tibi : tunc tua me infortunia laedent). 67 68
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avons alors des mouvements déliés et rendus agréables par certaines flexions.70
L’affliction est visible à la pâleur, au front plissé et à la langueur de tous les membres qui pendent car ils sont privés de force. La colère est montrée par la rougeur, le gonflement du visage et des mouvements impétueux, la joie au contraire par des mouvements déliés et agréables. L’opposition entre mélancolie et colère est conforme à la théorie médicale de tradition aristotélicienne : bile noire contre bile jaune, froideur contre chaleur, montée du sang vers le haut du corps ou au contraire chute vers le bas. Les symptômes de l’angoisse et de la fureur, en particulier, rappellent les réflexions du pseudo-Aristote dans le Problème XXVII, mais Alberti a pu trouver dans la rhétorique latine les symptômes traditionnels attribués à ces passions : Quintilien donne comme exemples de passions que l’orateur doit susciter chez son auditoire l’affliction, la colère, l’indignation et la pitié71. Il livre entre autres des indications sur le port de la tête qui, secouée trop violemment, est signe de fureur et sur l’inflexion de la nuque qui, courbée, signifie l’humilité72. Alberti se souvient peut-être aussi de Sénèque qui a décrit longuement les symptômes de la colère dans le préambule du De ira : les yeux s’enflamment, le visage rougit, gonfle et se déforme, tout le corps est pris d’agitation (totum concitum corpus)73. Pour justifier l’application de ces préceptes à l’art de la peinture, l’humaniste cite ensuite les exemples d’Euphranor, de Parrhasios et d’Aristide de Thèbes, trois artistes grecs réputés excellents peintres de caractères (Pline, Nat., XXXV, 98 et 69 ; XXXIV, 77)74. Il imite le passage ou Pline louait le tableau du peuple athénien dans lequel Parrhasios avait peint une diversité de caractères manifestement 70 Alberti, De pictura, II, 41, éd. Sinisgalli, p. 208-209 : Sed hi motus animi, ex motibus corporis cognoscuntur. Nam uidemus ut tristes, quod curis astricti et aegritudine defessi sint, totis sensibus ac uiribus torpeant, interque pallentia et admodum labentia membra sese lenti detineant. Est quidem merentibus pressa frons, ceruix languida, denique omnia ueluti defessa et neglecta procidunt. Iratis uero, quod animi ira incendantur, et uultus et oculi intumescunt ac rubent membrorumque omnium motus, pro furore iracundiae, in eisdem acerrime et iactabundi sunt. Laeti autem et hilares cum sumus, tum solutos, et quibusdam flexionibus gratos motus habemus. ( Je donne mes traductions). 71 Quint., Inst., XI, 3, 58, éd. et trad. Cousin, p. 238 : « Mais qu’y a-t-il de plus fâcheux pour susciter l’émotion, lorsqu’il faut provoquer l’affliction, la colère, l’indignation, la pitié […] » (Quid uero mouendis adfectibus contrarium magis quam, cum dolendum, irascendum, indignandum, commmiserandum est […]). 72 Quint., Inst., XI, 3, 71 et 82. 73 Sen., De ira, I, 1, 3-4. 74 Cf. Rouveret, Histoire et imaginaire…, p. 129-135.
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inspirés des rôles comiques ou tragiques, de l’humble au vantard, du colérique au miséricordieux75. Le Florentin passe d’un art d’observer et d’interpréter les signes dans la nature à la mise en œuvre concertée des connaissances acquises et à l’introduction de ces signes dans une œuvre d’art. Le rapport de causalité est inversé : il ne s’agit plus, comme pour le physiognomoniste, de déduire les mouvements de l’âme de ceux du corps, mais pour le peintre de trouver les mouvements du corps qui traduisent les mouvements de l’âme à figurer. Le théoricien de l’art recourt à la physiognomonie pour inciter le peintre à exprimer les émotions par le mouvement de ses figures humaines. Il est remarquable cependant qu’au moment où Alberti convoque la doctrine de la physiognomonie, il ne se réfère à aucune autorité antique. Au contraire, il prétend tirer ses principes de la nature et il incite son lecteur à l’observation (uidemus) et à l’introspection (cum laeti sumus, gratos motus habemus). Mieux, si à la fin du développement sur le mouvement, l’humaniste expose clairement les principes de la physiognomonie, toujours sans la nommer, il semble limiter son application à la représentation d’animaux légendaires : Il est enfin nécessaire que soient présents dans les membres les plus grands signes des plus grands troubles de l’âme. Et ce système des mouvements est absolument commun à tous les êtres animés. Il ne convient pas en effet qu’un bœuf de labour use des mêmes mouvements que Bucéphale, le généreux cheval d’Alexandre. Mais nous peindrons avec justesse la fameuse fille d’Inachus, qui a été changée en vache, peut-être en train de courir, la tête dressée, les pieds levés, la queue tortillée.76
Il demande au peintre de placer dans les membres de ses figures les signes (significationes) des passions de l’âme, recourant à la terminolo75 Alberti, De pictura, II, 41, éd. Sinisgalli, p. 209-210 : « Et c’est aussi la gloire admirable du peintre du peuple que dans ses tableaux se cottoient le coléreux, l’injuste, l’inconstant et qu’en même temps l’on reconnaisse aisément le compatissant, le clément, le miséricordieux, le vantard, l’humble et le farouche » (Est et daemonis pictoris mirifica laus, quod in eius tabulis adesse iracundum, iniustum, inconstantem, unaque et exorabilem et clementem, misericordem, gloriosum, humilem, ferocemque facile intelligas). Voir infra, l’imitation de ce passage par Paolo Pino, p. 355-356. 76 Alberti, De pictura, II, 44, éd. Sinisgalli, p. 221-222 : Tum denique maximarum animi perturbationum, maximae in membris significationes, adsint necesse est. Atqui haec de motibus ratio in omni animante admodum comunis est. Non enim conuenit bouem aratorem, his motibus uti, quibus Bucephalum generosum Alexandri equum. At celebrem illam Inachi filiam, quae in uaccam conuersa sit, fortassis currentem erecta ceruice, leuatis pedibus, intorta cauda, perapte pingemus.
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gie traditionnelle des physiognomonistes. Il affirme l’existence d’une causalité universelle (ratio) et de lois communes à tous les être vivants. Alberti fait aussi allusion à l’analogie entre l’homme et l’animal, le zoomorphisme sur lequel se fonde la caractérologie antique et que l’anonyme latin considérait comme la méthode la plus sûre et la plus aisée77. Toutefois, il n’en donne que des exemples littéraires, tirés de l’histoire antique (Bucéphale et Alexandre) et des Métamorphoses d’Ovide (Io). Les commentaires allégoriques médiévaux avaient en effet développé des lectures morales des fables ovidiennes : dans les gloses de l’Ovide moralisé (v. 3833-4030), la métamorphose d’Io était interprétée comme une allégorie de la débauche et de la prostitution78. Alberti semble cependant garder de la distance à l’égard de cette lecture allégorique et ce n’est peut-être pas sans ironie qu’il choisit le bœuf et la vache pour illustrer les grandes passions de l’âme. Le premier exemple montre du reste autant la différence entre le bœuf de labour, aux mouvements lents et répétitifs, et le cheval de race, à l’élan fougueux, que l’analogie entre Bucéphale et Alexandre. Quant à la description de la nymphe Io changée en génisse, n’est-elle pas une façon de dire que la physiognomonie métamorphose les humains en animaux ou inversement qu’elle anthropomorphise ces derniers et, dans tous les cas, qu’elle relève de l’imaginaire fantastique ? Alberti nous paraît témoigner ici d’un certain scepticisme à l’égard de la théorie physiognomonique et de la méthode zoologique. La méthode zoologique L’uomo bestiale (Léonard de Vinci) Quelques décennies plus tard, Léonard de Vinci, quoique se gardant de la physiognomonie astrale et magique, accorde une certaine place à la comparaison zoologique dans la représentation du corps humain. 77 Anonyme latin, De physiognomonia, 9, éd. et trad. André, p. 57 : « Comme troisième principe, on ajouta de prononcer des caractères humains d’après la ressemblance avec les animaux. Cette méthode parut plus sûre et plus aisée, sans qu’on oubliât les premières. Beaucoup de signes sont ainsi fondés sur la ressemblance avec les animaux. » (Tertium accessit ut ad similitudinem animalium de animis hominum pronuntiaretur. Et certior ac facilior haec uia uisa est nec tamen omissae sunt priores. Denique signa plurima ad similitudinem animalium referuntur). 78 Ana Pairet, Les mutacions des fables. Figures de la métamorphose dans la littérature du Moyen Âge (Paris : Champion, 2002), p. 111-113 ; Marylène Possamaï-Perez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation (Paris : Champion, 2006), p. 813 ; C. Lord, « Imagery in medieval manuscripts of Ovid’s Metamorphoses and related commentaries », in Ovid in the Middle Ages, dir J. G. Clark, F. T. Coulson et K. L. McKinley (Cambridge : Cambridge University Press, 2011), p. 257-283 (p. 265-269).
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Plus nettement encore qu’Alberti, Léonard de Vinci affiche sa défiance à l’égard de la physiognomonie, qu’il dénonce explicitement comme une série de chimères et de superstitions79. On a vu que la tradition scolastique, en intégrant la médecine et l’astrologie arabe, avait rendu à la physiognomonie et à la chiromancie leur fonction d’arts divinatoires, liant l’influence des astres à l’embryogénèse et à la naissance des individus. Léonard fait dans ses Carnets une critique virulente de cette doctrine et réfute en particulier la chiromancie, affirmant que toutes les mains sont différentes et qu’il est impossible de tirer de leur observation la moindre règle : De la physiognomonie et de la chiromancie. Je ne m’étendrai pas sur la physiognomonie fallacieuse et sur la chiromancie, car elles ne contiennent pas de vérité, et cela peut être prouvé, car ces chimères n’ont pas de bases scientifiques. Il est vrai que les traits des visages manifestent en partie la nature des hommes, leurs vices et leurs complexions ; si les traits qui dans un visage marquent la séparation entre les joues et les lèvres, et entre les narines et le nez, et entre les yeux et les pommettes sont accusés, il s’agit d’hommes joyeux qui rient beaucoup ; et ceux qui les accusent peu sont engagés dans la méditation ; et ceux qui ont les parties du visages très saillantes ou très enfoncées sont bestiaux et coléreux, dépourvus de raison ; et ceux qui ont les lignes fortes et visibles entre les sourcils sont irascibles, et ceux qui ont les lignes transversales du front profondément tracées sont voués aux tourments manifestes ou cachés ; et on peut interpréter de la même manière beaucoup d’autres parties. Mais quant aux mains, tu trouveras de grandes armées tuées par le fer en une même heure, sans qu’aucune main soit identique à l’autre ; et pareillement dans les naufrages.80 79 Michael W. Kwakkelstein, Leonardo da Vinci as a Physiognomist : Theory and Drawing Practice (Leyde : Primavera Pers, 1994), p. 50-55 ; Flavio Caroli, Storia della Fisiognomica. Arte e psicologia da Leonardo a Freud (Milan : Leonardo, 1995), p. 16 et Laurenza, De figura umana…, p. XXI. 80 Leonard de Vinci, CU fol. 109r° et v°, éd. F. Caroli, Leonardo. Studi di fisiognomica (Milan : Leonardo, 1991), p. 30 et trad. Chastel, p. 250 (légèrement modifiée) : Di fisionomia e di chiromanzia. Della fallace fisionomia e chiromanzia non mi estenderò, perché in esse non è verità ; e questo si manifesta perché tali chimere non hanno fondamenti scientifici. Vero è che i segni de’ volti mostrano in parte la natura degli uomini, i loro vizi e complessioni ; ma nel volto i segni che separano le guancie dai labbri della bocca, e le nari del naso e le casse degli occhi sono evidenti, se sono uomini allegri e spesso ridenti : e quelli cche poco li segnano sono uomini operatori della cogitazione ; e quelli che hanno le parti del viso di gran rilievo e profondità sono uomini bestiali e iracondi con poca ragione e quelli che hanno le linee interposte infra le ciglia forte evidenti sono iracondi, e quelli che hanno le linee tras-
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Selon Michael Willem Kwakkelstein, ce fragment du Codex Urbinas aurait été écrit à Florence en 1505 en réaction aux traités occultes bolonais d’Achillini et de Cocles et dans la continuité de la réflexion sur la distinction entre l’astrologie rationnelle et l’astrologie divinatoire engagée par Pic de la Mirandole dans les Disputationes aduersus astrologiam diuinatricem (1496)81. Néanmoins, dans le même texte, Léonard admet qu’il existe plusieurs émotions dont les signes se reconnaissent sur tous les visages, notamment la joie, la méditation, la colère et la souffrance. De fait, il consacre un grand nombre de feuillets de ses Carnets à l’étude des mouvements de l’âme (moti dell’animo) et à leur figuration en peinture. Il projetait d’écrire dans son traité une section sur la physiognomonie : Scriverai di filosomia (Windsor RL fol. 19018ro, KP fol. 41ro). Dans le plan de son livre sur la figure humaine, il prévoit en effet de traiter avant l’anatomie, des mesures, de la complexion, du teint et de la physionomie de l’homme et de la femme. Comme Alberti, il préfère établir sa physiognomonie sur la physiologie, c’est-à-dire sur l’observation de la nature. Il pense même que la dissection et l’étude anatomique vont lui permettre de comprendre la causalité des mouvements de l’âme sur les mouvements du corps. Toutefois, l’analyse des préceptes formulés dans les Carnets et des dessins, notamment les « têtes grotesques », montre que Léonard de Vinci connaissait les traités de physiognomonie et qu’ils l’ont fortement influencé. Nous savons qu’il a annoté le Liber Physionomiae de Michel Scot et il a probablement lu aussi le Liber secretorum et le De animalibus d’Albert le Grand ainsi que le Liber de homine de Girolamo Manfredi82. Il adhérait donc à la physiognomonie de tradition aristotélicienne transmise par la rhétorique latine et la scolastique. En effet, lorsque Léonard définit la finalité de la peinture, et plus particulièrement de la représentation de l’être humain, il lui assigne la tâche de figurer non seulement l’homme, mais aussi son esprit. Il induit alors le principe aristotélicien de la co-affection de l’âme et du corps, qui est le fondement de la physiognomonie. La difficulté de l’art du peintre versali della fronte forte lineate sono uomini copiosi di lamentazioni occulte e palesi. E cosi si può dire di molte parti. Ma della mano tu troverai grandissimi eserciti esser morti in una medesima ora di coltello, che nessun segno della mano è simile l’uno all’altro, e così in un naufragio. 81 Kwakkelstein, Leonardo da Vinci…, p. 53-54. 82 Caroli, Leonardo…, p. 10 ; Kwakkelstein, Leonardo da Vinci…, p. 57 ; Laurenza, De figura umana…, p. 33-34.
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consiste précisément à montrer les mouvements de l’esprit à travers ceux du corps : Que le bon peintre doit peindre deux choses : le personnage et son esprit. Le bon peintre doit essentiellement peindre deux choses : le personnage et l’idée de son esprit. La première est facile, la deuxième difficile, car il faut figurer avec des gestes et mouvements des membres ; et cela peut être appris chez les muets qui le font mieux qu’aucune autre sorte d’hommes.83
En donnant en exemple les muets, Léonard fait apparemment sienne l’idée, développée dans les Physiognomonica du pseudo-Aristote, que les gestes du corps constituent un système sémiotique, un véritable langage des signes, puisque par son corps le muet est capable de suppléer la langue qui lui fait défaut. Il joue aussi sur l’adage de Simonide de Céos, « la peinture est une poésie muette », qu’il cite dans les feuillets sur la comparaison des arts84 : il s’emploie à montrer au contraire que la peinture est éloquente. D’autres préceptes vont aussi dans ce sens en exhortant le peintre à exprimer les pensées que les personnages ont dans l’esprit : Des gestes des figures Tu feras les figures dans un geste tel qu’il suffise à démontrer ce que la figure a dans l’âme ; autrement ton art ne méritera pas l’éloge.85
Notons qu’en italien Léonard parle de « mouvements de l’esprit » plutôt que de mouvement de l’âme, puisqu’il emploie généralement le mot animo et non anima, ou bien, comme plus haut, le mot mente. Le peintre doit représenter dans le corps la vie intérieure de son modèle, qu’il s’agisse des idées, des paroles, des intentions ou des passions qui font de l’homme le « moteur » (motore) de ses actes. Il donne du reste Léonard de Vinci, CU fol. 60v° = Trattato della pittura, 176, éd. Caroli, Leonardo…, p. 32 et trad. Chastel, p. 246 (légèrement modifiée) : Come il buon pittore ha da dipingere due cose, l’uomo e la mente. Il buon pittore ha da dipingere due cose principali, cioè l’uomo ed il concetto della mente sua. Il primo è facile, il secondo difficile, perché si ha a figurare con gesti movimenti delle membra : e questo è da esser imparato dai muti, che melio li fanno che alcun’altra sorta d’uomini. 84 Léonard de Vinci, CU fol. 10r°. 85 Léonard de Vinci, ms. 2038 Bib. Nat. fol. 20ro = Trattato della pittura, 290, éd. Caroli, Leonardo…, p. 30 : Degli atti delle figure. Farai le figure in tale atto, il quale sia sufficiente a dimostrare quello che la figura ha nell’animo ; altrimenti la tua arte non sarà laudabile. Cf. trad. Servicen, II, p. 242. ( Je donne mes traductions). 83
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une seconde formulation du même axiome, essentiel pour le peintre, en employant le terme éthique de « passion de l’âme » (passione dell’animo)86. Léonard de Vinci conçoit qu’il existe des mouvements de l’âme sans mouvement du corps, mais non l’inverse. Tout mouvement accidentel du corps est l’effet d’un mouvement de l’âme que le peintre se doit d’exprimer. De plus, Léonard de Vinci n’a pas de prévention contre la méthode zoologique des physiognomonistes ; bien au contraire, ses « Bestiaires » témoignent de l’influence de la zoologie aristotélicienne et des fabulistes antiques et médiévaux sur sa conception des caractères. Il s’agit tantôt d’un catalogue d’animaux dans lequel sont attribués à chaque espèce animale un comportement et un caractère particulier, au renard la fausseté, au lion le courage, au lièvre la lâcheté, etc… ; tantôt, inversement, Léonard de Vinci donne une liste de passions qu’il illustre par un animal comme l’allégresse par le coq, la tristesse par le corbeau, la colère par l’ours, l’avarice par le crapaud, la générosité par l’aigle et, à nouveau, l’intrépidité par le lion et la crainte par le lièvre. La comparaison entre les êtres vivants ne pouvait que séduire le peintre dont le principal modèle de pensée était l’analogie87. Un fragment nous permet d’imaginer les procédés par lesquels Léonard s’efforçait de comparer et distinguer les animaux. Pour lui, le meilleur moyen de peindre un animal était de discerner les similitudes qu’il avait avec d’autres animaux : Comment tu dois faire paraître naturel un animal feint. Tu sais que l’on ne peut faire aucun animal, qui ait tous ses membres, sans que chacun en lui-même ait une similitude avec un autre animal quel qu’il soit.88
Léonard suit la méthode comparatiste aristotélicienne en cherchant à mettre en évidence les traits communs à deux espèces animales, et il Léonard de Vinci, Trattato della pittura, 364, éd. Caroli, Leonardo…, p. 30 : « Comment la figure ne méritera pas l’éloge si elle ne montre pas la passion de l’âme. Cette figure ne méritera pas l’éloge si, le plus qu’il est possible, elle n’exprime pas avec le geste la passion de l’âme » (Come la figura non sarà laudabile s’essa non mostra la passione dell’animo. Quella figura non sarà laudabile s’essa, il più che sarà possibile, non esprimerà coll’atto la passione dell’animo.) 87 Arasse, Léonard de Vinci…, p. 100. 88 Léonard de Vinci, Trattato della pittura, 415, éd. Caroli, Leonardo…, p. 39 : Come devi far parere naturale un animale finto. Tu sai non potersi fare alcun animale, il quale non abbia le sue membra, e che ciascuno per sé non sia a similitudine con qualcuno degli altri animali. 86
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est probable qu’il ne faisait pas autrement pour représenter les êtres humains. Les « têtes grotesques » parfois dessinées à côté de dessins animaliers soulignent les traits de similitudes entre l’homme et un animal, singe, lion ou chien notamment89. Pour ce qui est de l’étude du caractère des hommes, il reprend la méthode zoologique employée par Aristote dans l’Histoire des animaux et par le pseudo-Aristote dans les Physiognomonica. Il est en effet convaincu que le corps de tous les êtres vivants est formé par leur âme pendant leur génération. Par conséquent, pour former une figure humaine, il faut montrer la nature de l’homme qui est peint et notamment ses actes (costumi), c’est-à-dire son caractère (mores en latin). La mise en évidence de similitudes avec un animal révèle le caractère des hommes : les études de « têtes grotesques », qui anticipent sur l’art de la caricature, sont des peintures de vices moraux90. Léonard de Vinci semble même pousser la méthode physiognomonique au-delà de l’analogie entre l’homme et l’animal au point de former des figures d’« homme bestial ». C’est le cas, lorsqu’il dessine l’homme léonin, conférant à la figure virile, en même temps que des traits anatomiques du lion – crinière, robustesse – les traits de son caractère – courage et force91. On trouve dans la tradition physiognomonique, par exemple dans les Physiognomonica du pseudo-Aristote, différents traits de similitudes avec le lion, qui dénotent le caractère noble et courageux : le nez arrondi, le cou puissant, la chevelure et la pillosité abondante92. Cette analogie est manifestement illustrée par Léonard dans le dessin représentant Hercule et le lion de Némée (Fig. 24)93. Néanmoins, chez le peintre, l’analogie ne se limite pas à quelques signes touchant des membres en particulier. Le corps de l’homme, dans sa totalité, finit par être assimilé à celui de l’animal : l’homme bestial est agité de mouvements farouches auquels participent tous ses membres de la tête jusqu’aux pieds94. Le dessin d’Homme nu ou Homme debout qui repré89 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 12496ro ; Windsor RL fol. 12474 ; 12490 ; 12494 et 12499 ; Rome, Gabinetto Nazionale dei Disegni e delle Stampe, 31645. 90 Laurent Baridon et Martial Guédron, L’art et l’histoire de la caricature (Paris : Citadelles et Mazenod, 2015), p. 17-21. 91 Léonard de Vinci, Études de têtes léonines (Windsor RL fol. 12502). 92 Ps-Arist., Physiognomonica, éd. Ferrini, p. 168, 190, 192, 198. 93 Léonard de Vinci, Hercule et le lion de Némée, 1504-1508, Turin, Bibliothèque royale. 94 Léonard de Vinci, Richter, 1970, I, 593, éd. Kwakkelstein, Leonardo da Vinci…, p. 34 : « La peinture ou les figures peintes doivent être faites de telle manière que leurs spectateurs puissent connaître facilement d’après leurs attitudes leur état d’esprit et si tu dois faire parler un homme de bien, fais que ses gestes accompagnent ses bonnes paroles.
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sente un homme à la crinière léonine de dos, dont le corps tout entier est trapu et robuste, est une représentation zoomorphique95. D’après Flavio Caroli, la différence entre l’homme et le lion n’est plus ici qu’une question de quantité et les deux espèces sont mises en continuité ou en contiguïté. En réfutant l’astrologie et la religion, Léonard aurait refusé de reconnaître toute intervention divine dans la génération de l’homme et donc un libre arbitre qui ferait échapper l’homme à sa nature animale96. La méthode zoologique des physiognomonistes anciens tendrait chez lui à une radicalisation de l’idée d’animalité humaine. Pour Nadeije Laneyrie-Dagen, l’omniprésence de l’homme léonin dans l’œuvre de Léonard de Vinci serait plutôt l’effet d’une tendance à l’auto-représentation et peut-être un jeu étymologique sur son prénom « Leo-nardo »97. Il demeure, certes, difficile de déterminer dans quelle mesure les similitudes physiognomoniques étaient pour les hommes de la Renaissance l’objet d’une croyance profonde ou seulement des codes symboliques de représentation. De fait, Léonard qui avait tiré de ses études d’embryologie la conviction que l’âme de chaque personne est à l’origine de la forme de son corps, s’inquiétait de la tendance naturelle de l’artiste à l’auto-mimèsis98. Il avertit du reste le futur peintre du danger qui, selon la célèbre formule attribuée à Cosme de Médicis – Ogni dipintore dipinge se –, consiste à reproduire son propre corps et façonner des figures qui lui ressemblent : Comment les figures ressemblent souvent à leur maîtres. Cela arrive parce que notre jugement est ce qui meut la main en vue de la création des contours de ces figures en passant par diverses apparences jusqu’à ce qu’il soit satisfait. Et parce que ce jugement est un pouvoir de notre âme, avec lequel elle compose la forme du corps qu’elle habite, selon sa volonté, de là vient que quand elle doit refaire avec les mains Et de même, si tu dois figurer un homme bestial, fais-le avec des mouvements farouches, agitant les bras à l’encontre de l’auditeur, et que la tête avec la poitrine, déportés de l’axe des pieds, accompagnent les mains de l’orateur. » (La pictura over le figure dipinte debbono esser fatte in modo tale che li riguardatori d’esse possino con facilità conosciere mediante le loro attitudini il concetto dell’animo loro e se tu ai a fare parlare un uomo da bene, fa che li atti sua sieno conpagni delle bone parole. E similemente se tu ai a figurare uno uomo bestiale, fa lo con movimenti fieri, gittando la braccia contro all’auditore, e la testa col petto, sportati fori de’piedi, accompagnino le mani del parlatore.) 95 Léonard de Vinci, Homme nu, Windsor RL fol. 19029ro. 96 Caroli, Leonardo…, p. 178. 97 Laneyrie-Dagen, « De la physiognomonie au portrait… », p. 88-91. 98 Laurenza, De figura umana…, p. 120-121 et Guédron, Peaux d’âmes, p. 46-51.
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un corps humain, elle refait volontiers ce corps dont elle fut en premier l’inventrice.99
Il connaît par Avicenne, Michele Savonarola et Girolamo Manfredi le De anima d’Aristote et la définition de l’âme comme forme du corps ou entéléchie100. Il pense que l’âme du peintre a donné la forme de son corps et qu’elle ne peut s’empêcher de donner à ses figures un corps semblable à celui qu’elle habite. On songe aussi à l’image du vase qui donne à l’eau toujours la même forme, chez l’anonyme latin101. C’est notamment pour lutter contre cette tendance qu’il importe tant, pour Léonard, d’observer avec attention la nature dans toute sa variété102. Si l’action de l’âme sur le corps est l’un des principes qui fondent la représentation picturale de la figure humaine en permettant de représenter avec le corps la psyché d’une personne, elle est aussi une source de difficulté pour le peintre, qui doit veiller à ce que sa propre psyché, son « jugement naturel », ne modèle pas malgré lui les corps qu’il figure. Timidus uir et fortis uir (Giovanni Battista della Porta) Les recherches de Léonard de Vinci sont restées méconnues au xvie siècle, en dépit de la diffusion de certaines de ses « têtes grotesques », et ce n’est qu’en 1586, avec la publication de la Physiognomonie humaine, que la comparaison zoologique a trouvé un nouveau théoricien en la personne du napolitain Giovanni Battista della Porta103. La première version du texte, écrite en latin, s’ouvre sur l’affirmation du principe de co-affection de l’âme et du corps, qui est présenté comme une vérité d’expérience, notamment dans la maladie : De la réciproque causalité de l’âme et du corps. Chap. I. Il nous est aisément permis de voir, que les âmes ne sont pas insensibles aux mouvements du corps, et que le corps est corrompu par les passions 99 Léonard de Vinci, A car. 15, LdP fol. 499 = Trattato della pittura, 487, éd. Caroli, p. 36 : Come le figure spesso somigliano ai loro maestri. Questo accade, che il giudizio nostro è quello che muove la mano alle creazioni de’lineamenti di esse figure per diversi aspetti insino a tanto ch’esso si satisfaccia ; e perché esso giudizio è una delle potenze dell’anima nostra, con il quale essa compose la forma del corpo, dov’essa abita, secondo il suo volere, onde, avendo colle mani a rifare un corpo umano, volentieri rifà quel corpo, di ch’essa fu prima inventrice. 100 Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19097vo ; KP fol. 35ro. 101 Voir supra, p. 311. 102 Laurenza, De figura umana…, p. 122-126. 103 Kwakkelstein, Leonardo da Vinci…, « Leonardo’s physiognomic model book and its influence », p. 115-121 (p. 120).
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de l’âme, au point que, par une sorte de pacte qu’ils ont scellé, ils entrent en conflit, guérissent et enfin souffrent de concert l’un avec l’autre.104
L’humaniste adopte, pour décrire l’union du corps et de l’âme, la métaphore militaire et politique du traité de paix, faisant de leur relation une sorte d’alliance conclue entre deux frères ennemis. Il inscrit ensuite sa physiognomonie dans une longue tradition qui remonte aux stoïciens, aux pythagoriciens, au Timée de Platon, aux Parties des animaux d’Aristote, ainsi qu’aux médecins Hippocrate et Galien (chap. 3 et 4). Pour ce qui est des physiognomonistes à proprement parler, il cite les Physiognomonica et les Secreti Secretorum qu’il attribue à Aristote, ainsi qu’Adamant et Polémon. Il passe en revanche sous silence, sans doute par crainte de la censure, sa dette à l’égard de la physiognomonie arabe et notamment du Liber Almansoris attribué à Razes105. Dans les derniers chapitres du premier livre, Giovanni Battista Della Porta élabore sa méthode, fondée sur la zoologie, à partir des réflexions du pseudo-Aristote dans les Premiers analytiques (II, 27, 70b), auxquels il se réfère explicitement106. Aristote avait posé entre autres comme condition, pour pouvoir pratiquer avec certitude la déduction physiognomonique, qu’un trait unique soit le signe d’une affection unique. Il avait donc souligné la difficulté qu’il y avait, dans la comparaison zoologique, à étendre le signe propre d’un animal à d’autres espèces et notamment à l’homme. Giovanni Battista Della Porta résoud la difficulté d’une part en assignant le signe d’une qualité morale à une partie du corps, non au corps dans sa totalité, et d’autre part en proposant une distinction entre les signes « propres » et les signes « communs ». Il s’oppose d’abord à Platon à qui il attribue l’idée que l’homme a le caractère d’un animal seulement s’il en présente les signes dans tous les membres 104 Della Porta, De humana physiognomonia, I, 1, p. 5 (édition harmonisée) : De mutua animi, et corporis consequutione. Cap. I. Facile nobis experientia uidere licet, quod animi a corporis motibus non sunt impassibiles, et animae passionibus corpus corrumpatur, ut inito quodam foedere, et inter se confligant, et resanentur, et tandem sibi mutuo compatiantur. ( Je donne mes traductions). Cf. Cosimo Caputo, « Un manuale di semiotica del Cinquecento : il De humana Physiognomonia di Giovan Battista Della Porta », in Giovan Battista Della Porta nell’Europa del suo tempo, dir. M. Torrini (Naples : Guida, 1990). 105 Piccari, Giovan Battista Della Porta…, p. 100. Dans la version en langue vulgaire, qu’il publie à Naples deux ans plus tard, il ajoute même un premier chapitre dans lequel il distingue prudemment la physiognomonie des sciences divinatoires « vaines, fausses et pernicieuses ». 106 Della Porta, De humana physiognomonia, I, 18 : De syllogismo physiognomonico, p. 26. Cf. Caputo, « Un manuale di semiotica… », p. 78-86 et Piccari, Giovan Battista Della Porta …, p. 97-98 et 103-105.
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de son corps. Il reprend précisément l’analogie de l’homme au lion, niant que l’homme, pour être dit courageux, doive avoir à la fois la poitrine puissante, les épaules larges et les extrémités grandes – à l’image par exemple de l’« homme léonin » de Léonard de Vinci. Ensuite, il invite le physiognomoniste à fonder son raisonnement sur des signes propres, l’équivalent des « preuves » aristotéliciennes, qui fourniront la majeure du syllogisme physiognomonique : Les parties ou les signes qui distinguent les qualités des animaux ou les qualités elles-mêmes, sont les uns propres, les autres communs ; les signes propres sont ceux qui n’appartiennent qu’à un seul genre d’animaux, comme l’agressivité aux chiens et la stupidité aux ânes ; les signes communs existent, pour les uns, dans tous les animaux, pour les autres dans la plupart. Il est commun à tous, jusqu’aux fourmis, de se défendre contre les injures ; sont communs à la plupart les affects de Vénus, qui même s’ils appartiennent à tous, appartiennent plus sûrement qu’à tout autre animal aux ânes et aux porcs ; d’où vient qu’aux qualités propres de l’âme, correspondent des dispositions du corps, et aux qualités communes, des dispositions communes. Mais les signes communs servent peu ou nullement au physiognomoniste, parce que les affections communes montrent ce qui est identique chez le lion, le cerf et le sanglier, et si on leur compare quelqu’un en se fondant sur des signes communs, pourquoi le comparer de préférence au lion, plutôt qu’au cerf ou au sanglier ? Il faut donc choisir des signes propres.107
La physiognomonie repose sur le fait qu’un même signe peut être le propre d’un animal, et en même temps un signe commun à d’autres espèces. La comparaison zoologique est valide, si l’être vivant observé est comparé à un animal en vertu du signe de l’affection qui est propre à celui-ci, c’est-à-dire qui appartient à tout son genre. Le même signe – la grandeur des extrémités, par exemple – peut être rapporté à divers animaux, mais seule l’espèce des lions entière présente ce signe, alors 107 Della Porta, De humana physiognomonia, I, 9, p. 13-14 (la page 13 est numérotée par erreur 14 dans l’editio princeps) : Partes, uel signa quae animalium effectus decernunt, uel effectus ipsi, alii proprii sunt, alii communes ; proprii sunt, qui uni tantum animalium generi conpetunt, ut canibus esse contumeliosum, asinis uero indolens. Communes alii omnibus, alii pluribus insunt, communes omnibus, usque ad formicas est contumeliae effectus, communes pluribus sunt ipsius ueneris effectus, qui et si cunctis, nullis tamen certius, quam asinis, et suibus conpetunt, unde propriis animi effectibus propriae respondent corporis dispositiones, sic communibus communes. Sed communia signa per parum, aut nil Physiognomoni conducunt, quia communes affectiones offendunt, quae leoni, ceruo, et apro eadem sunt, et si quis in communibus signis assimilabitur, cur potius leoni, quam ceruo, uel apro assimiletur ? Propria ergo signa eligenda ueniunt.
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que certains chevaux, taureaux, hommes ou autres animaux les présentent aussi. Par conséquent, tous les lions sont courageux, et certains specimens d’autres espèces possèdent ce trait de caractère en commun avec eux. La physiognomonie de Giovanni Battista Della Porta est une herméneutique, qui joue de l’équivocité des signes et qui laisse au physiognomoniste la tâche d’élire, parmi les signes, ceux qu’il juge être les signes propres des animaux et par conséquent aussi la possibilité d’inventer de nouveaux signes. Enfin, Della Porta justifie sa démarche en distinguant l’homme de tous les animaux, parce qu’il est la seule créature à réunir tous les signes propres des animaux, qui chez lui sont tous des signes communs, c’est-àdire qui apparaissent chez certains de ses specimens. Une physiognomonie de l’homme basée sur la méthode zoologique est possible, car l’âme humaine connaît toutes les affections de tous les animaux et que le corps humain a la capacité de ressembler à chacun d’entre eux : Et Dieu n’a pas créé une créature plus noble que l’homme, et n’a pas rassemblé dans un autre animal ce qu’il a placé en lui, puisqu’il n’y a dans aucun des animaux une habitude ou un caractère que l’on ne retrouve dans l’homme. Car il est audacieux comme le lion, peureux comme le lièvre, généreux comme le coq, âpre comme le chien, dur et austère comme le corbeau, pieux comme la tourterelle, mauvais comme la lionne, docile comme la colombe, hypocrite comme le renard, doux comme l’agneau, rapide comme le chevreau, humble comme le léopard, paresseux comme l’ours […] rationnel comme l’ange, vicieux comme le porc, mauvais comme le hibou, utile comme le cheval, nuisible comme le rat, et enfin il n’est aucun végétal ni aucun minéral ni aucune substance qui n’ait quelque propriété commune avec l’homme. […]. Si donc un homme a une partie ou un membre semblable à celui d’une bête ou d’un oiseau, il est nécessaire de tirer de ceux-ci sa physiognomonie propre.108
Giovanni Battista della Porta emploie le verbe transitif physiognomonizari pour désigner l’opération qui consiste, en observant le corps d’un 108 Della Porta, De humana physiognomonia, I, 9, p. 14-15 : Quod non creauit Deus creaturam homine nobiliorem, nec collegit in alio animali, quod in eo posuit, cum non sit in aliquo animalium consuetudo, uel mos, quem non repperias in homine. Est enim audax ut leo, formidolosus ut lepus, largus ut gallus, amarus ut canis, durus et austerus ut coruus, pius ut turtur, malitiosus ut laena, domesticus ut columba, uersipellis ut uulpis, mitis ut agnus, uelox ut capreolus, humilis ut pardus, piger ut ursus […] rationalis ut angelus, salax ut porcus, malitiosus ut bubo, utilis ut equus, noxius ut mus, et tandem nec uegetale, nec minerale, nec aliqua substantia, quae cum homine aliquod proprium non habeat. […]. Si igitur homo partem aut membrum aliquod ferae, uel aui simile habet ab his necesse est ipsum physiognomonizari.
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être humain, à déduire de signes qui sont communs à d’autres êtres animés le caractère de celui-ci. On ne s’étonne pas vraiment que cet éloge peu orthodoxe de l’être humain comme microcosme contenant toutes les substances du monde, jusqu’aux minéraux et aux végétaux, ait disparu dans la version vulgaire de 1588. Les planches gravées dans la Physiognomonie humaine étaient riches de suggestions pour les artistes et en particulier pour la représentation du nu. Dans le second livre, qui passe en revue les signes des caractères dans les différentes parties du corps, on trouve par exemple une image comparant un homme présentant une très petite tête sur un long cou à une autruche (Fig. 25)109. L’oiseau est figuré dans son intégralité ; l’homme en buste, de face et dénudé. La petite tête est interprêtée comme un signe de bêtise par comparaison avec l’oiseau écervelé qu’est l’autruche. Plus loin, à propos de la démarche et de l’inclination du corps, on trouve une gravure rapprochant le poitrail d’un cheval cabré et un buste d’homme de profil, penché en arrière110. Elle illustre le paragraphe consacré à l’homme « droit, marchant la nuque haute et en remuant les épaules » (Rectus, et alta ceruice ambulans, et humeris sub commouens). Cette attitude est le signe de l’ignorance et de la vanité car le cheval avance au pas avec superbe et arrogance. Mais les images les plus intéressantes pour notre propos sont les deux nus figurés, chacun, de dos et de face, qui accompagnent le quatrième livre dans lequel Della Porta traite des vertus et des vices ainsi que de leur figuration. Le chapitre 10 sur la figure de l’homme peureux (De timidi uiri figura) concerne les gens qui ont peur de ce qui fait peur ou non, de la mort, des souffrances physiques et qui préfèrent sauver leur vie par n’importe quel moyen plutôt que d’avoir une belle mort. Pour expliquer les causes médicales de la peur, Della Porta recourt à la théorie des humeurs et à l’anatomie : selon Galien, la raison serait la froideur et l’humidité et, selon Aristote, la grosse taille du cœur. Les peureux ont des signes communs aux femmes et à divers animaux comme le cerf ou le lièvre : Peureux. Aux femmes, cerfs, lièvres, lapins, corneilles et aux complexions. Le poil doux. Le corps incliné non droit. Les mollets hauts. Le teint du visage pâle. Les yeux humbles et qui battent des paupières. Les extrémités du corps faibles, les jambes minces, les mains fines et longues. Les reins petits et faibles, d’après Polémon et Adamant, allongés. La figure Ibid., p. 32. Ibid., p. 181.
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contrainte dans ses mouvements, non sans vergogne, mais languissant et facilement stupéfait. Mais Polémon et Adamant : toute la face et la stature du corps relâchée. Le teint visible sur le visage inconstant, le caractère très triste […]. Le cou gracile et long ou dur et gras. La poitrine charnue et glabre, ou mince et faible. Les reins pointus, les épaules peu musclées et faibles. Les avant-bras et les bras courts, qui étendus n’atteignent pas les genoux, mais contraignent la tête à s’approcher des mains. Les os des hanches minces. Les cuisses peu musclées et douces. Les mollets peu musclés, doux et très minces. Les doigts serrés.111
La figure du peureux est formée par addition de signes empruntés aux différents animaux qui ont la peur comme trait commun, ce qui explique sans doute la co-présence de préceptes incompatibles. De plus, Della Porta procède en deux temps, compilant d’abord les signes recueillis par les physiognomonistes anciens, en particulier Polémon et Adamant, puis proposant lui-même de nouveaux signes. La figure de nu féminin qui illustre le chapitre est tirée, semble-t-il, assez librement de la description de la figure du peureux (Fig. 26b). En particulier, elle ne donne pas l’impression de faiblesse et de minceur, qui est pourtant la prescription dominante dans le portrait du timide dressé par le physiognomoniste. Le chapitre 12 du livre IV est, par opposition, consacré à la figure de l’homme courageux (De fortis uiri figura). Sont courageux ceux qui n’ont pas peur de la mort, sont intrépides devant le danger et constants dans la douleur, ceux qui veulent avoir une mort honorable. S’ajoutent à ces traits les vertus d’audace (confidentia), d’énergie (industria) et d’endurance (tolerantia). Sont forts et courageux les hommes, les lions, les taureaux ainsi que certains chiens : Forts et courageux. Aux hommes, lion, taureau et chiens robustes. Le poil dur. […]. La figure du corps droite. Les os, les côtes et les extrémités du corps fortes et grandes. Polémon et Adamant : Qu’il ait les flancs, toutes les articulations du corps et les extrémités robustes et de grands 111 Ibid., IV, 10, p. 242 : Timidi. Ad mulieres, ceruos, lepores, cuniculos, coturnices, et ad complexiones. MOLLIPILUS. Corpore inclinatus, non rectus. Surae sursum deductae. Color in facie subpallidus. Oculi imbecilles, et palpebrizant. Corporis imbecillia extrema, et crura gracilia, et manus subtiles, et longae. Lumbus paruus, et imbecillus. Polemon, et Adamantius, oblongus. Figura contenta in motibus, non inuerecundus sed languidus, et stupefactibilis. Sed Polemon, et Adamantius. Tota corporis facies, ac statura dissolutus. Color qui in facie apparet, uarius, et mos subtristis. […]. Collum gracile, et longum, uel asperum, et pingue. Pectus carnosum, et glabrum. Vel gracile, et imbecille. Lumbi acuti, Humeri inarticulati et imbecilles. Vlnae, et brachia breuia, quae extensa ad genua non perueniant, sed cogant caput occurrere manibus. Coxendicum ossia gracilia. Foemora inarticulata, et mollia. Tibiae inarticulatae, et molles, et ualde graciles. Digiti consepti.
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os. Le ventre vaste et contracté. La poitrine charnue et vaste. […] La tête un peu plus grande que la moyenne, comme le lion, l’occiput en avant avec une nuque solide ou bien une tête penchée d’un des deux côtés et de grandeur moyenne […]. Un cou moyen entre long et trapu. Des avants bras abondants, qui étendus atteignent les genoux ou bien des avant-bras, des bras et des coudes robustes et bien musclés. Des épaules robustes. Le haut du dos grand, charnu et musclé. Les côtes bien déliées. Les testicules grands. Les os des hanches saillants. Les fesses osseuses, ni lisses, ni rugeuses. Le dos grand et robuste. La poitrine poilue. Les mains grandes, musclées et nerveuses, ou bien grandes et dures. Les cuisses nerveuses et osseuses. Les tibias musclés, nerveux et robustes. Les pieds bien formés, musclés, nerveux. Les talons nerveux et musclés. Le corps bien proportionné.112
La description de l’homme courageux est illustrée par une gravure représentant un homme nu de dos et de face (Fig. 26a)113. Celle-ci ne respecte pas tous les signes indiqués dans le texte : notamment, la longueur des bras jusqu’au genoux, qui est effectivement donnée au livre II, 41 comme un indice de courage et de succès conformément à la tradition physiognomonique, apparaît en effet en contradiction avec la symétrie du corps114. Dans la version italienne du traité, le chapitre, passablement allongé, fait explicitement référence à la représentation artistique d’Hercule et présente une autre gravure d’Hercule à la massue imitée d’un modèle de nu antique115. 112 Ibid., IV, 12, p. 246 : Fortes, animosi. Ad uiros, leonem, taurum, et robustos canes. DURIPILUS ; […]. Figura corporis erecta. Ossa, et costae, et extrema corporis fortia, et magna. Polemon et Adamantius. Latera, et uniuersos corporis articulos, et extremitates robustas habeat, et ossa magna. Venter amplus ad se contractus. Pectus carnosum, et amplum. […]. Caput paulo maius mediocri, ut leo, occiput protensum cum ualida ceruice. Vel caput utrinque protensum cum mediocri magnitudine […]. Collum medium inter longum et crassum, uel crassum. Vlnae prolixae, quae extensae ad genua perueniant. Vel ulnae, brachia et cubiti robusti, et bene articulati. Humeri robusti. Metaphrenum magnum, carnosum, articulatum. Costae bene solutae. Testes magni. Coxendicum ossa exterius apparentia. Nates ossea, neque lenes, neque rugosae. Dorsum magnum robustum. Pectus pilosum. Manus magnae articulatae, et neruosae. Vel magnae, et durae. Faemora neruosa ossea. Tibiae articulatae, neruosae, et robustae. Pedes bene formati magni, articulati, neruosi. Tali neruosi, articulati. Corpus commensuratum. 113 Ibid., p. 245. 114 Ibid., p. 159 et Della Porta, Della fisionomia dell’uomo…, p. 262-263. Cf. Anonyme latin, De physiognomonia, 59, éd. et trad. André, p. 96 : « Quand les mains sont assez longues pour atteindre les genoux si on les abaisse en tenant le corps droit, elles révèlent des gens habiles et sont indice de courage. » (Manus cum ita sunt prolixae ut, cum demittuntur erecto pectore cetero, genibus propinquent, habiles homines aperiunt et fortitudinis sunt indices). 115 Della Porta, Della fisionomia dell’uomo…, p. 503.
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La méthode zoologique, en partie grâce à Della Porta, allait triompher dans l’art et la littérature au xviie siècle. Pourtant, au xvie siècle, non seulement elle fut occultée par les deux autres méthodes traditionnelles, ethnologique et éthologique, mais on lui a substitué la comparaison entre les sexes, un thème présent dans la physiognomonie ancienne qui, sous la plume des théoriciens de l’art humanistes, a pris une nouvelle ampleur et tendu à se constituer à son tour en méthode. Le rôle de Pomponius Gauricus fut sans doute à cet égard décisif, puisqu’il fut le premier à faire de la physiognomonie une partie de l’art. La méthode ethnologique La doctrine physiognomonique était familière à Pomponius Gauricus : elle était très débattue à l’université de Padoue où il fut formé et son frère, Luca Gaurico, pratiquait l’astrologie, à laquelle elle était liée116. Dans le De sculptura, l’humaniste consacre un chapitre entier à la physiognomonie, dont il attribue la paternité à Aristote et qu’il fait aussi remonter selon une tradition assez floue à Platon et à Pythagore. Comme il le dit lui-même, ses sources sont les Physiognomonica attribués à Aristote et le traité d’Adamant, qu’il lit probablement dans le même manuscrit grec traduit quelques années plus tôt par Giorgio Valla dans son De expetentibus et fugiendis rebus117. De fait, Luca Gaurico publia des années plus tard, parmi d’autres écrits de physiognomonie, une version d’Adamant par son frère118. Arctus uir et meridianus uir (Pomponius Gauricus) Gauricus commence par définir la physiognomonie et montrer son utilité pour l’art de la sculpture : Or, [la physiognomonie] est une certaine forme d’observation par laquelle nous déduisons des signes qui sont sur le corps aussi les qualités des âmes. En effet, comme dit le proverbe, ce sont les outils qui révèlent l’artisan et la qualité d’une maison, son maître. Or, puisque cette règle Castelli, L’ideale classico…, p. 58-61 ; Caroli, Storia della Fisiognomica…, p. 17-
116
19.
117 Liliane Defradas, « Les sources du “De physiognomonia” de Pomponius Gauricus », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 32 (1970), p. 7-39 et Chastel et Klein, éd. cit., p. 127. 118 Aristotelis physiognomia Adamantio interprete. Pomponii Gaurici Geophonensis, de physiognomia libellus omnibus admodum utilis et periucundus Lucae Gaurici in physiognomia pleraque axiomata (Bologne : Anselmo Giaccarelli, 1551).
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est réversible (ἀντίστροφον) et tolère la réciproque, elle sera vraiment nécessaire au plus haut point au sculpteur ; car ou bien nous représenterons des portraits d’après des modèles vivants, ce que vous m’avez vu faire pour Calpurnius, ou bien nous imaginerons l’apparence des morts d’après leurs plus fameux traits de caractère ; comme si quelqu’un représentait Socrate suivant le jugement de Zopyre, chauve, camus, ventru, etc. Nous avons vu récemment avec plaisir que cela a été fait à Vérone pour Catulle, Vitruve, Macer, Celse et Pline, qu’on y revendique comme concitoyens. Il est certes à peine possible d’exprimer en paroles tout le service que la physiognomonie rend au sculpteur, et non seulement aux sculpteurs, mais à tout le genre humain.119
Gauricus rappelle le principe de la causalité de l’âme sur le corps et présente d’emblée la physiognomonie comme une méthode d’observation, qui remonte des signes corporels aux qualités de l’âme. Le terme de « signe » suffit à l’inscrire dans la tradition de la physiognomonie aristotélicienne. Il est probable, en revanche, que la métaphore de l’outil et de l’artisan pour expliquer le rapport entre l’âme et le corps renvoie autant à l’Alcibiade de Platon qu’au De anima, et qu’elle implique une instrumentalisation du corps par l’âme120. Comme le pseudo-Aristote, Gauricus insiste sur la réversibilité du rapport entre l’âme et le corps et il en tire un double bénéfice pour les artistes. La physiognomonie a deux applications en art : d’une part, elle permet de peindre l’âme des modèles vivants, d’autre part elle rend possible la figuration des hommes illustres défunts à partir des récits sur leurs faits et dits mémorables. La physiognomonie est donc la théorie qui légitime à la fois la peinture de caractère dans les portraits des hommes contemporains et la reconstitution du corps d’un défunt dans les effigies des hommes célèbres du passé. Pomponius Gauricus donne ensuite un exemple pour illustrer chacune de ces applications. Le premier exemple est la fameuse anecdote 119 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 170 et trad. Chastel et Klein, p. 129 (largement modifiée) : Ea autem est certa quaedam obseruatio, qua ex iis quae corpori insunt signis, animorum etiam qualitates denotamus. Solent enim, ut in prouerbio est, artificem instrumenta, dominum qualis sit domus ostendere. Id autem quoniam ἀντίστροφον est commutationemque patitur, erit quidem sculptori quam maxime necessarium. Nanque uel ex uiuentium corporibus effigies imitabimur, quod a nobis in Calpurnio factum uidistis, uel mortuorum praesentias ex notissimis eorum moribus imaginabimur, ut si ex Zopyri quis iudicatu Socratem effingat caluum, simum, uentrosum, et eiusmodi ; quemadmodum a Veronensibus in Catullo, Vitruuio, Macro, Celso Plinioque, quos sibi ciues uendicant, factitatum ipsi nos nuper festiue spectauimus. Vix iam certe uerbis explicari posset, quantum statuario usum praestet physiognomonia, nec statuariis modo, sed et omni generi humano. 120 Plat., Alc., 129-130. Jérôme Laurent, La mesure de l’humain selon Platon (Paris : Vrin, 2002), p. 93-94.
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sur Socrate rapportée notamment par Cicéron : le physiognomoniste Zopyre aurait déduit de l’observation du corps de Socrate que celui-ci était un homme vicieux ; Socrate lui aurait répondu que son diagnostic était physiologiquement correct, mais que grâce à la raison il avait réussi à vaincre sa propre nature et qu’il était ainsi devenu vertueux121. On sait que Socrate, réfutant la physiognomonie, se présentait lui-même comme un silène, cette petite boîte en forme de faune qui cachait à l’intérieur la statuette d’un dieu. Il est remarquable que Gauricus emploie pour prouver l’utilité de la physiognomonie dans l’art de la sculpture précisément l’histoire qui est habituellement donnée comme contre-exemple par les physiognomonistes. André Chastel et Robert Klein ont bien noté le paradoxe qui consistait à présenter en préambule une exception manifeste aux lois de la physiognomonie122. Il est peu probable néanmoins qu’il s’agisse d’une maladresse, car c’était une habitude de placer cette anecdote ou une autre semblable à propos de Socrate au début des traités de physiognomonie123. Sa fonction était d’avertir le lecteur des limites de la doctrine et de rappeler la liberté que conserve le sujet moral face au déterminisme naturel. Le second exemple est contemporain : il s’agit des statues qui ornaient la loggia du Conseil à Vérone. Gauricus parle aussi plus loin des figurations d’Homère et des sages de la Grèce ou de Rome, dont Pline faisait le plus grand titre de gloire pour un peintre, puisqu’ils représentent par l’imagination ceux dont on n’a pas conservé l’image, mais dont l’âme est immortelle124. Or, les effigies d’écrivains romains ont été composées, d’après Gauricus, à partir de sources textuelles et de témoignages sur les mœurs et le caractère de ces hommes. L’auteur étend ensuite le bénéfice de la physiognomonie plus généralement à la vie pratique, et non plus seulement à l’art : les règles de la physiognomonie permettent notamment de choisir ses amis ou ses serviteurs parmi les gens honnêtes et de se détourner des êtres vils ou débauchés. Comme chez Adamant, la physiognomonie est un art divinatoire et, par conséquent, elle développe la phantasia de l’artiste en même temps que le jugement moral et la prudence du simple particulier125. Après cette introduction, Gauricus élabore les préceptes d’une doctrine originale. Sa nouvelle physiognomonie considère les hommes selon Cic., Fat., V, 10 et Tusc., IV, 37, 80 (voir supra, p. 303). Chastel et Klein, éd. cit., p. 128-129, n. 2. 123 Laurenza, La figura humana…, introd., p. XXII. 124 Plin., Nat., XXXV, 2, 9. 125 Adam., Physiognomonicon, A, 2. 121 122
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trois points de vue : la nation ou patrie, le sexe et l’individu (Spectantur autem homines ex natione patriaque, spectantur ex genere, spectantur ex se)126. Il combine, semble-t-il, les trois méthodes de la physiognomonie définies dans les traités du pseudo-Aristote, à savoir l’ethnologie, la zoologie et l’éthologie, avec la typologie sexuelle présentée par l’anonyme latin comme la première division produite par l’observation physiognomonique. Le résultat de cette construction est l’éviction de la zoologie, qui disparaît du nombre des méthodes de l’art, et l’institution, à sa place, de la comparaison des sexes. Il est vrai que quelques traces de zoomorphisme demeurent chez Gauricus sous forme d’analogies ponctuelles dans l’étude détaillée des signes des différentes parties du corps, mais la comparaison zoologique reste très marginale, surtout en regard des travaux contemporains de Léonard de Vinci. La première méthode de la physiognomonie est pour le Napolitain l’ethnologie. Il se fonde sur la théorie antique très diffusée selon laquelle la terre et le climat influent sur le caractère des hommes, citant les témoignages d’Horace (Ars, 118) et de Virgile (Georg. I, 51-53). D’origine hippocratique, cette thèse avait été développée par Galien et par Ptolémée, avant d’être transmise au Moyen Âge par Thomas d’Aquin et Albert le Grand. À Naples en particulier, Giovanni Pontano l’avait invoquée pour justifier précisément le tempérament des Napolitains127. À la suite d’Hippocrate et d’Adamant (II, 31), Gauricus établit d’abord une répartition géographique des caractères, faisant correspondre les éléments chaud et sec avec le Midi et les éléments froid et humide avec le Nord : Tous ceux qui vivent au Nord ont une stature plus abondante que tous les autres, le teint blanc, la chevelure blonde, les cheveux plus souples, les yeux pers, ils sont camus, plus gras, plus charnus, plus ventrus et corpulents, colériques, naïfs, très peu avisés, impétueux de caractère, stupides et absolument inaptes à toutes les disciplines, comme c’est manifestement le cas des Gaulois et des Germains. Au contraire, ceux qui vivent dans le Midi ont les cheveux noirs et crépus, les yeux noirs aussi, une stature plus modeste, des jambes plus longues, ils sont mats et plus secs. Eux aussi sont peu portés vers les disciplines – quoique d’une grande réflexion –, frivoles, rusés, menteurs, cupides et voleurs.128 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 172. Giovanni Pontano, De bello Neapolitano, VI. Cf. Antonietta Iacono, « Geografia e storia… », in Dulcis alebat Parthenope. Memorie dell’antico : mito e territorio nella cultura dell’Accademia Pontaniana, dir. M. Deramaix et G. Germano (Paris : Garnier, 2020). 128 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 172 et trad. Chastel et Klein, p. 132 (modifiée) : Arcto quicunque subiacent corpore sunt quam caeteri prolixiores, colore albi, 126 127
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Les physiognomonistes antiques avaient proposé quelques exemples d’application de la méthode ethnologique. Le pseudo-Aristote parlait de distinctions entre les peuples qui diffèrent tant par l’aspect que le caractère, comme l’Égyptien, le Thrace et le Scythe129. L’anonyme latin peignait brièvement quatre caractères correspondant aux quatre points cardinaux et illustrés par l’Égyptien, le Celte, le Germain et le Thrace130. Adamant donnait plus d’importance encore à l’ethnologie, disant en avant-propos de son traité qu’il est en général facile de connaître les mœurs en fonction de la variété des nations puisque peu de signes sont communs à divers peuples, mais qu’ils sont bien différents pour chacun, et il donnait en exemple l’Égyptien, l’Éthiopien et le Scythe131. Dans le second livre, il opposait les peuples des quatre points cardinaux, les Éthiopiens et les Gaulois, les Espagnols et les Lybiens, et il consacrait un chapitre à la figure des Grecs et des Ioniens qui l’emportaient en bonté et en beauté132. Si l’on ne saurait trop souligner le caractère réducteur et les dangers que comporte une telle polarisation des types physiques associés à des caractères, Jérôme Wilgaux a bien montré l’ambiguïté de cette doctrine fondée sur l’ethnocentrisme133. En effet, d’une part les extrêmes y sont également réprouvés, qu’il s’agisse de l’homme du Sud (Égyptien ou Éthiopien), noir et lâche, ou de l’homme du Nord (Germain ou Gaulois), pâle et impulsif. D’autre part, la quête d’un juste milieu s’accompagne d’un éloge du mélange et du métissage : sont bons et doux ceux dont la taille est intermédiaire et dont le teint est mixte134. De plus, la physiognomonie ancienne n’intègre pas seulement la théorie des climats, mais aussi la réflexion politique, mettant en correspondance par exemple le climat tempéré et le régime démocratique. Enfin, le caractère des peuples est une permanence faite de qualités innées et de construction, de nature et de culture, l’acquis pouvant, avec les générations, devenir héréditaire. À la suite de l’anonyme latin, Gauricus transpose le comas flaui, capillis mollioribus, glauci, simi, crassiores, carnosiores, uentrosi ac corpulentiores, iracundi, simplices, leuissimi consilii, animo praecipites, stolidi atque omnino disciplinis inhabiles, Galli uidelicet Germanique. Contra qui sub meridie, nigris capillis crispisque, nigris et oculis, corpore humiliores, cruribus grandiores, fusci atque arridiores. Disciplinis et ipsi parum apti –plurimae tamen cogitationis–, leues, dolosi, mendaces, lucrabundi, furaces. 129 Ps-Arist., Physiognomonica, I, 2, 805a24-28 (éd. Förster, t. I, p. 8). 130 Anonyme latin, De physiognomonia, 9, éd. et trad. André, p. 56. 131 Adam., Physiognomonicon, trad. Lebon, fol. Aiiijv°. 132 Ibid., II, 23-24, fol. Diiijr° et v°. 133 J. Wilgaux, « La physiognomonie antique… », p. 192-195. 134 Cf. Ps-Arist., Physiognomonica, II, 67, 812a13-19 (éd Förster, t. I, p. 72-73).
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même raisonnement de l’hellénocentrisme vers l’italocentrisme, mais traduisant en partie le chapitre 23 du second livre d’Adamant, il nuance aussi les oppositions entre les caractères ethnologiques en établissant une gradation progressive du centre vers les pôles : Présentent plus ou moins ces caractères les uns que les autres, selon qu’ils sont plus distants ou voisins des pôles Nord ou Sud, les Sardes, les Siciliens, les Africains, les Arabes. Mais ceux qui se trouvent au milieu ont aussi une qualité médiane : leur stature est moyenne, leurs cheveux ni crépus ni lisses, leur teint de miel, leur aspect particulièrement plaisant, ils sont portés vers l’étude, intelligents, compatissants, modestes et graves, comme c’est le cas manifestement des Italiens et des Grecs.135
Il emprunte à Adamant l’idée que les caractères des peuples septentrionaux et méridionaux sont atténués par le voisinage avec d’autres peuples et qu’ils se mêlent dans les régions du centre136. On comprend que la méthode ethnologique ne consiste pas à classer sommairement les individus dans trois catégories (Nord, Sud et Centre) et à leur attribuer systématiquement les caractères correspondants, car la diversité géographique et culturelle se déploie graduellement à partir d’un point central et les frontières entre les peuples sont fluctuantes. Gauricus achève en effet son exposé sur la méthode ethnographique par une considération sur les mouvements migratoires et sur les phénomènes d’assimilation démographique et culturelle : Bien souvent néanmoins il arrive que les uns se transfèrent dans un lieu, les autres dans un autre, et que les nations se confondent, comme si des Thraces avaient émigré en Italie et des Italiens en Thrace, ou bien des Perses en Assyrie et des Assyriens en Perse.137
Adamant, lorsqu’il abordait la question de la couleur de la peau et des poils, disait clairement que ces signes ne sont pas suffisants pour éclairer la complexion des hommes, ni même le naturel des différentes 135 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 172-175 et ma trad. : At magis minusque alii aliis, quo distant acceduntque ad Arcton borealem australemque, magis minusque alteri alteris, Sardi, Siculi, Mauritani, Arabes. Horum uero medii mediam quoque habent et qualitatem : corpore sunt mediocres, capilli eis nec crispi nimis nec nimis porrecti, colore mellino, aspectu iucundiore, apti studiis, ingeniosi, misericordes, modesti ac graues, Itali uidelicet Graecique. Cf. trad. Chastel et Klein, p. 132. 136 Adam., Physiognomonicon, A, 3, éd. Förster, t. I, p. 301 et trad. Lebon, fol. Diiij. 137 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 : Plerunque tamen euenit ut alii alio transferant sedes confundanturque nationes, ut si Thraces commigrarint in Italiam, Itali in Thraciam, Persae in Assyriam, Assyrii in Persiam.
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nations. En effet, toute nation tire ses origines de peuples différents, tant et si bien qu’elles sont mêlées, comme les Syriens avec les Italiens ou les Africains avec les Thraces138. Gauricus conclut de même sur la relativité de la classification ethnologique des caractères et sur la complexité de son application, en art comme dans la vie du citoyen. L’immigration des Byzantins après la chute de Constantinople, la venue d’une délégation éthiopienne pour le Concile œcuménique de Florence, l’arrivée des Espagnols à Naples et des Français au Nord de l’Italie ainsi que les Grandes Découvertes, tout en redonnant sens à la doctrine physiognomonique, ne pouvaient qu’amener les humanistes à en modaliser les préceptes139. Récemment, Jill Burke a montré comment les échanges, notamment avec certains pays d’Afrique, avaient contribué à modifier le regard des artistes de la Renaissance sur le corps humain et sur la nudité et elle propose ainsi une nouvelle interprétation de la Bataille des dix nus et des Nus dansant d’Antonio Pollaiuolo140. De fait, si l’allégorie de la Luxure figurée par Pisanello au début du Quattrocento sous la forme d’une femme africaine dénudée est conforme aux préceptes de la physiognomonie antique141, la gravure illustrant le mythe de l’Âge d’or dans l’édition du De architectura de Vitruve par Cesare Cesariano un siècle plus tard atteste le nouveau regard porté sur les peuples d’Amérique ou d’Afrique et sur leur nudité142. Genus australium (Albrecht Dürer) On sait depuis les célèbres études d’Erwin Panofsky sur Albrecht Dürer et la mélancolie combien le peintre et graveur allemand adhérait, surtout depuis son second voyage en Italie, aux théories médicales et astrologiques des tempéraments, que Marsile Ficin avait exposées dans les trois livres du De uita, et l’attention qu’il portait dans ses œuvres aux signes des caractères143. L’une de ses premières eaux-fortes montre un Adam., Physiognomonicon, A, 3, éd. Förster, t. I, p. 301 et trad. Lebon, fol. Diiij. Jorge Chen Sam, « Les inscriptions corporelles de l’Indien : les avatars du sauvage chez Lopez de Gómara », in Réalités et représentations du corps…, dir. M.-N. Fouligny et M. Roig Miranda, vol. I, p. 161-184. 140 Jill Burke, « Nakedness and Other Peoples : rethinking the Italian Renaissance Nude », Art History, 36/ 4 (2013), p. 714-739. 141 Antonio Pisanello, La luxure, c. 1426, Vienne, Albertina Museum. 142 Susanna Gambino, « Primitivisme et nudité : l’homme demi-nu aux origines de la civilisation », in Le nu dans la littérature de la Renaissance, dir. É. Séris, p. 135-145. 143 Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art [1964] (Paris : Gallimard, 1989), p. 435-471 et Anne-Sophie Pellé, « Mesurer l’excès… », p. 6-8. 138 139
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Homme désespéré (1514-1515), nu et la tête dans les mains, et dans les trois autoportraits où il se représente dénudé, Dürer se figure lui-même avec les traits et les attitudes propres aux mélancoliques (Fig. 27)144. Admirateur de Léonard de Vinci et lecteur de Pomponius Gauricus, il connaissait assurément la théorie de la physiognomonie. En effet, au livre III du traité De la symétrie des parties du corps humain, il présente plusieurs séries de profils caricaturaux qui relèvent de l’étude physiognomonique et qui rappellent beaucoup les « têtes grotesques » de Léonard de Vinci145. Néanmoins, comme Leon Battista Alberti et Pomponius Gauricus, il fait aussi preuve d’une grande prudence à l’égard de la méthode zoologique. Il exprime ses réserves dans le traité en insistant sur l’inadéquation d’analogies dont la similitude vaut moins pour le corps que pour les habitudes ou les conditions de vie : Mais que veulent dire ceux qui prétendent observer qu’une femme est léonine ou un homme oursin, ou bien qu’il est un loup, ou une petite renarde ou un chien, alors qu’ils voient bien que ce n’est pas un quadripède ? Et ils ne disent pas non plus que leur corps ou leurs membres sont semblables, mais ils notent une similitude avec les animaux, signifiant par là qu’ils se comportent de façon telle qu’ils rapprochent la nature de certains animaux de leur propre caractère. Mais cela n’a en soi aucun rapport avec la disposition des membres, et il ne faut pas confondre ces choses.146
Pour Dürer, la comparaison animalière est une vue de l’esprit du moraliste interprétant les modes de vie et les coutumes, mais non du peintre qui observe la nature et pour qui la différence des espèces est la première évidence. De plus, Albrecht Dürer limite la comparaison zoologique au 144 Albrecht Dürer, Le bain des hommes, 1496, Reims, Musée Le Vergeur ; Autoportrait nu, 1500-1512, Weimar, Musée du Château et Autoportrait sous les traits de l’Homme de Douleur, 1522, Brême, Kunsthalle. 145 Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, p. 180 et 388. Voir aussi Heiner Borggrefe, « Anatomie, Erotik, Dissimulation. Nackte Körper von Dürer, Baldung Grien und den Kleinmeistern », in Menschenbilder…, dir. A. Tacke et S. Heinz, p. 33-56 (p. 3940). 146 Dürer, De Symmetria partium…, III, fol. C6v° : Quid autem dicunt ? qui sic loquuntur, ut inquiant leoninam aliquem tueri aut ursinum, lupum esse uel uulpeculam, uel canem, cum non certe quadripedem esse sentiant. Neque etiam simili corpore, aut membris similibus esse aiunt, sed ita notant animorum quandam similitudinem, dum significant sic se illos gerere ut certorum animalium naturas ingeniis suis referant. Quod ipsum ad membrorum statum minime pertinet, neque permisceri haec debent. Cf. trad. Meigret, p. 85, fol. Piijv°. ( Je donne mes traductions).
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seul visage, refusant clairement le zoomorphisme pour ce qui est du reste du corps. La méthode zoologique peut avoir une utilité pour la caricature des physionomies, mais en aucun cas une application dans l’art du nu. Néanmoins, sensible aux idées développées notamment par les néo-platoniciens italiens, il fait siennes la théorie des humeurs et celle de l’influence des astres qui sont le substrat de la physiognomonie. Il explique en partie la diversité de la morphologie humaine par l’existence de types qui ressortent tantôt du tempérament humoral, tantôt du caractère moral, tantôt du signe astrologique ou de la complexion physique : De là vient que l’artiste ingénieux doit se garder de suivre toujours un même genre de peintures, et il lui appartient d’être exercé à de nombreuses et diverses manières. Il s’ensuivra qu’il pourra faire des portraits d’hommes de n’importe quelle constitution, comme celles des cholériques, des doux, et de tous les autres, qui sont toutes estimées d’un grand art chacune dans son genre. Il vient quelqu’un qui demande le portrait d’un traître, d’un Saturnien, d’un homme Martial, ou bien un portrait vénusien aimable et tendre : quoi de plus facile à un artiste exercé que de trouver, à partir des préceptes exposés plus haut, le tempérament convenable et juste de chacun de ces portraits, et après l’avoir trouvé de l’illustrer par une forme appropriée ? Car ainsi les natures de tous les hommes peuvent être représentées, qu’elles soient ignées, aériennes ou terrestres, puisque la puissance de l’art règle l’œuvre. Et la réussite et la beauté de l’œuvre n’apparaissent pas aux artistes expérimentés au prix d’une longue observation, mais elles se révèlent au premier instant et elles attirent ceux qui les comprennent à un incroyable amour d’elles.147
Sans chercher à préciser une classification cohérente, Dürer laisse le peintre s’orienter de lui-même dans une nature confuse, où l’homme est Dürer, De Symmetria partium…, III, fol. F5v° : Ex his conficitur ingenioso artifici cauendum ne quod unum modo genus in picturis sequatur, sed pertinere ad illum, ut multiplicibus et diuersis modis exercitatus sit. Vnde hoc consequetur et cuiuscunque constitutionis hominum imagines exprimere possit. Vt sunt iracundorum mitiumque aut aliorum quorumcunque, quae omnes in suo genere affabrefactae probantur. Venit igitur aliquis et petit imaginem hominis infidi ac Saturnini aut Martialis, uel magis ueneream amabilem et blandam, quid erit exercitato facilius, quam de supra expositis praeceptis inuenire conuenientem et ueram cuiusque illarum imaginum mensuram ? inuentamque apta forma illustrare ? Nam omnium ita naturae effingi possunt, quae sint igneae, aereae, terreae, moderante scilicet opus artis potentia. Neque sane diu intuentibus manifesta est peritis artificibus operis laus et decus, sed et primo se momento ostendit, et in sui amorem incredibilem adducit intelligentes. Cf. trad. Meigret, p. 103, fol. Fiijv° et p. 104 (la page 104 est notée 103 par erreur), fol. Fiiijr° et P. Vaisse, Dürer. Lettres et écrits théoriques…, p. 198. Cf. Klibansky, Panofsky et Saxl, Saturne et la mélancolie…, p. 441. 147
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à la fois gouverné par les lois physiques, astrologiques, médicales et morales. C’est que seule la grâce divine, au final, pourra lui ouvrir les yeux et lui montrer la juste voie pour saisir la singularité de son modèle et réussir à peindre son âme. Albrecht Dürer convoque plus précisément la doctrine physiognomonique pour exposer sa classification des corps humains en deux genres ethnologiques. Il emprunte à la physiognomonie antique l’opposition entre les hommes du Nord et les hommes du Sud, mais il s’inscrit plus particulièrement dans la tradition des Physiognomonica du pseudo-Aristote en identifiant les Méridionaux aux Éthiopiens, comme le faisaient les Grecs : Or, puisque l’on doit (comme nous avons dit) pour faire divers portraits chercher diverses natures de corps vivants, il se présente aussi pour ainsi dire deux genres de variétés d’hommes : je veux dire celui des nôtres qui sont blancs et celui des Méridionaux qui sont noirs et que les Grecs appellent Éthiopiens. Leurs faces sont entre elles dissemblables et les corps des Éthiopiens ne sont pas aussi agréables à la vue à cause chez eux d’un fort écrasement du nez, de l’épaisseur des lèvres, et ils ont aussi les mains, les genoux, les jambes et les pieds déformés par la nodosité. J’ai toutefois vu leur corps d’une si grande convenance en toutes les autres parties et disposés par la nature avec un si grand zèle, que je jugeais qu’il ne se peut rien faire de plus parfait. Mais, dans leur genre aussi, une grande diversité de formes se présentent, d’une observation utile pour les portraits au regard de la variété des constitutions. Ainsi chez les plus robustes toutes les parties sont grandes dans le tronc et pour ainsi dire léonines ; mais les faibles les ont frêles et ne sont pas musclés comme eux. On n’attribuera donc pas au portrait d’un homme robuste les contours de la mollesse, ni à celui d’un homme plus faible ceux de la force.148 148 Dürer, De Symmetria partium…, III, fol. F5r° : Cum uero, ut diximus, diuersas ad imagines, diuersae naturae uiuorum corporum exquirendae sint, offerunt se hominum duo etiam quasi genera diuersitatis. Nostrorum inquam qui albi, et Australium qui nigri a Graecis Aethiopes perhibentur. Horum facies inter se dissimiles sunt, neque Aethiopum corpora tam grata sunt aspectu quam nostra, propter in illis nasi tantam depressionem, et laborum crassitiem, itemque manus, genua, tibiae, pedes, nodositate deformes habentur. Sed ego uidi horum corpora aliis in omnibus partibus tantae conuenientiae, et quae tanto studio naturae perposita essent, ut nihil perfectius fieri posse iudicarem. Verum et in suo genere multae se diuersitates offerunt formarum, utilis ad imagines obseruationis, pro constitutionum uarietate. Ita robustiorum grandia sunt in trunco omnia, et quasi leonina. At imbecilles leuia haec habent, neque torosi sunt, perinde ut illi. Minime igitur robusti imagini mollitudinis, neque imbecillioris, lineamenta rigiditatis accommodabuntur. Cf. trad. Meigret, p. 103, fol. Fiijr° et v° et trad. Vaisse, p. 195-196.
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Il y a chez Albrecht Dürer une conscience nouvelle de la relativité des points de vue. En tant qu’homme du Nord lui-même, il ne peut transposer l’hellénocentrisme ou l’italianocentrisme de ses prédécesseurs. Le descendant des Germains, incluant son lecteur dans une première personne du pluriel, se compte en même temps que lui dans le genre septentrional et parmi les hommes blancs. La notion de centre géographique à partir duquel les barbares se répartiraient en cercles concentriques, leurs traits de caractères s’accentuant à mesure qu’ils s’approchent des pôles, disparaît. Pour autant, la réduction de la classification à deux genres opposés ne conduit pas au rejet de la différence et de l’étrangeté que l’on pouvait attendre. Le jugement de Dürer à l’égard du genre « austral » est nuancé. Certes, pour ceux qui comme lui appartiennent au genre septentrional, le corps de l’autre genre est moins agréable à voir ; mais, les points de vue, en l’absence de tout centre, sont désormais réversibles, et il paraît raisonnable de penser que la réciproque est également vraie. De plus, Dürer opère une disjonction entre la tête et le reste du corps humain. Si le visage des hommes méridionaux et leurs extrémités peuvent paraître laides aux hommes du Nord, toutes les autres parties de leur corps peuvent être si bien formées par la nature et si bien porportionnées qu’ils atteignent la perfection. Une nouvelle fois, Dürer sépare l’étude du nu de la peinture du portrait. La physiognomonie de l’homme du Sud se divise paradoxalement en une physionomie stigmatisant les traits du visage et une physiognomonie du corps qui, elle, tend à célèbrer sa beauté. Enfin, l’opposition entre les deux genres ethnologiques est passablement atténuée du fait de sa combinaison avec d’autres classifications, comme l’opposition entre les deux constitutions, robuste ou faible, et la distinction entre les sexes. La comparaison des sexes La curiosité et le désir de comprendre l’altérité ont conduit les humanistes à approfondir la distinction entre les sexes au point qu’elle est devenue, dans la physiognomonie de la Renaissance, une méthode à part entière pour peindre le caractère à partir des signes du corps. Les théoriciens de l’art ont pu trouver les prémisses d’une caractérologie des sexes dans l’Histoire des animaux (IX, I, 608a11-608b18) et la Génération des animaux (766a36-769b10) d’Aristote, dans le traité De l’utilité des parties de Galien (XIV, 158-165) ainsi que dans les Physiognomonica (806b31-34 ; 809a26-810a13 et 814a5-9) du pseudo-Aristote ; mais c’est surtout la redécouverte de la tradition physiognomonique issue de Polémon qui a permis d’élaborer les codes de représentation du nu
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et en particulier du nouveau nu féminin. Le traité d’Adamant propose une caractérisation morale de l’homme et de la femme ainsi qu’une série de signes corporels distinctifs149. Il trouve une confirmation de la différence des sexes dans l’analogie avec certaines espèces animales et principalement, comme le pseudo-Aristote, l’opposition entre le lion et la panthère. Quant à l’anonyme latin, il considère que la première division qui résulte de l’observation est la distinction entre le genre masculin et le genre féminin150. L’auteur précise bien cependant qu’il ne s’agit pas tant de distinguer les sexes et genres naturels (sexus et genera) que des types ou caractères (animi), de sorte que l’on peut trouver le caractère masculin dans des individus de sexe féminin et inversement151. Il propose donc une liste de signes physiques permettant d’identifier dans tous les êtres vivants, quelque soit leur sexe, leur caractère dominant, selon qu’ils tendent vers le type masculin ou vers le type féminin152. La dissociation entre le genre donné par la nature et le genre moral, résultant des habitudes et du caractère des personnes, fait de l’observation physiognomonique un art délicat et complexe. Variabile et mutabile genus (Pomponius Gauricus) Pomponius Gauricus est le premier théoricien de l’art à donner une place importante à la typologie physiognomonique des genres masculins et féminins dans la représentation de la figure humaine, au point qu’il substitue, comme on l’a dit plus haut, la comparaison des sexes à la comparaison zoologique153. Il traduit assez fidèlement le texte d’Adamant (II, 2-3) Adam., Physiognomonicon, B, 2, éd. Förster, t. I, p. 350-351 et trad. Lebon, fol. Cv°-Cijv°. 150 Anonyme latin, De physiognomonia, 3, éd. et trad. André, p. 51 : « Cela étant, la première division et la première distinction dans cette étude s’établissent entre le type masculin et le type féminin » (Prima igitur diuisio huius atque discretio ea est ut alterum masculinum genus sit, alterum femininum). 151 Ibid. : « Ce ne doit pas être compris au sens où nous l’entendons de la distinction naturelle entre les sexes et les genres, mais en ce sens que, d’une façon générale, on trouve aussi un type masculin dans le féminin, et un type féminin dans le masculin. » (Quod non ea ratione accipiendum est qua naturaliter sexus et genera discreta sunt, sed ut plerumque etiam in feminino masculinum genus et in masculino femininum deprehendatur). 152 Ibid., p. 51-52 : « Il faut donc d’abord définir le caractère de type masculin et, en opposition, celui de type féminin, puis indiquer les caractéristiques des deux types physiques et, sinon toutes, du moins celles qui peuvent ouvrir la voie à cette étude. » (Primo igitur constituendus est animus masculini et econtra feminini, deinde corporis utriusque designanda indicia sunt et, si non omnia, ea tamen quae uiam dare considerationis huiusce possint). 153 Fouligny et Roig Miranda, Réalités et représentations…, t. II, « Le paradoxe du corps féminin », p. 9-208. 149
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et il se conforme aussi à la méthode de l’anonyme latin : il procède en deux temps, définissant d’abord les deux caractères avant de donner leurs signes respectifs dans l’ensemble des parties du corps. L’opposition entre les deux genres (genera) est l’expression de la misogynie traditionnelle depuis l’Antiquité : la femme est caractérisée par l’absence de la puissance et des vertus qui l’accompagnent, comme le courage, la noblesse et la grandeur d’âme154. Les dissemblances sont nombreuses entre les deux genres. L’un est noble, juste, intrépide, audacieux, libéral, magnifique ; l’autre, vil, inique, timoré, irréfléchi, intempérant, indolent, cruel, difficile, versatile et changeant toujours, malhonnête, cupide, bon à rien.155
L’humaniste prend pour garant Virgile, le poète qui est censé avoir peint dans son personnage de Didon l’éternel caractère féminin. Il cite le passage ou Mercure apparaît en songe à Énée et, pour le décider à quitter Carthage, lui rappelle l’inconstance de la femme156. Pour ce qui est des traits physiques, on note que Gauricus, sans se donner la peine de décrire préalablement le corps masculin, détaille directement le corps féminin par comparaison avec celui-ci : Comparée à l’homme, la femme a toujours la tête plus petite, le corps plus ramassé ; elle a les cheveux plus souples et plus noirs, le visage plus étroit, les yeux plus étincelants et plus éclatants, le cou plus gracile, la poitrine plus faible, les flancs moins musclés, le bassin et les hanches plus replets, les mollets plus charnus, les genoux pour cette raison même plus rentrés, les extrémités des pieds et des mains comme gonflées. L’ensemble a un aspect plus délicat et plus abandonné. Leur contact est plus moite, la voix plus faible, le pas plus lent et plus menu, les membres plus gras, le mouvement plus lent.157 154 Arist., G. A., 766a30-766b26 et H. A., IX, I, 608a33-608b15 ; ps-Arist., Physiognomonica, II, 39, 809a26-39 (éd. Förster, t. I, p. 46). 155 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 et trad. Chastel et Klein, p. 134 (modifiée) : Plurima est horum dissimilitudo : illud nobile, iustum, intrepidum, audax, aequabile, magnanimum, benignum, constans, animosum, probrum, liberale, magnificum, hoc uile, iniurium, timidum, temerarium, intemperans, remissum, atrox, difficile, Varium, ac mutabile semper, Improbrum, auarum, nequam. 156 Verg., Aen., IV, 569-570 : Varium, ac mutabile semper/ femina. 157 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 et trad. Chastel et Klein, p. 134 : Femina omnis quam mas est caput minor, corpore pressior, capillos habet molliores ni-
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La physiologie féminine, comme son caractère, est principalement définie par différenciation avec la physiologie masculine. L’infériorité de la taille du corps et surtout de la tête, chez la femme, est conforme aux observations des Anciens158. Pourtant, paradoxalement, le théoricien de la statuaire s’intéresse exclusivement, dans ce paragraphe, au corps de la femme. Il fait l’ellipse des signes du caractère masculin, pourtant largement développés par Adamant et l’anonyme latin, pour concentrer son regard sur le caractère qui lui est le plus étranger. Se faisant, il s’efforce par l’accumulation des adjectifs au comparatif de préciser une esthétique de la douceur, de la grâce et de la délicatesse, dont la conquête va devenir l’un des enjeux de l’art du nu au xvie siècle. Cette démarche n’est pas sans rappeler le début du livre IX de l’Histoire des animaux où Aristote établit la différence entre les sexes sur une caractéristique apparemment positive de la femme : « le caractère des femelles est plus doux » (μαλακώτερον)159. L’éloge de la douceur féminine n’est, certes, pas dépourvu d’implications politiques et éthiques, car c’est une invitation à la docilité, illustrée par l’exemple des chiennes de Laconie. Néanmoins, développant l’idée dans les Physiognomonica (II, 39, 809a), le pseudo-Aristote concède que les femmes ont aussi par nature l’âme plus clémente (προσηνέστερα) et moins colérique (ἀθυμότερα) que les hommes. La qualité de malléabilité, tant psychologique que physique, propre à la femme en raison de son tempérament humide160, ouvre pour la théorie et la pratique de l’art du nu une voie à explorer, la recherche de la douceur (mollities ou morbidesse)161. D’autre part, Gauricus, adoptant la même logique que pour les types ethnologiques, ne reste pas prisonnier d’une classification duelle entre grioresque, uultum angustiorem, oculos uibrantiores splendioresque, collum gracilius, pectora imbecilliora, latera molliora, ilia coxasque habitiores, suras carnosiores genuaque ob eam ipsam rationem collabantia, extrema pedum manuumque tumidiora, omnem corporis aspectum delicatiorem negligentioremque. Tactus est ei humidior, uox tenuior, gressus tardior ac densior, membra succi pleniora, motus lentior. 158 Ps-Arist., Physiognomonica, I, 10, 806b32-33 et II, 40, 809b4-5, éd. Förster, t. I, p. 22 et 48 ; Anonyme latin, De physiognomonia, 6, éd. André, p. 54. 159 Arist., H. A., IX, I, 608a25, éd. et trad. Louis, p. 63 : μαλακώτερον γὰρ τὸ ἦθός ἐστι τῶν θηλειῶν. 160 Voir aussi ps-Arist., Physiognomonica, II, 40, 809b7-11, éd. Förster, t. I, p. 48 : τήν τε τοῦ σώματος ὅλην μορφὴν ἡδίω καὶ ἁμαλεστέραν ἢ γενναιοτέραν, ἀνευρότερα δὲ καὶ μαλακώτερα, ὑγροτέραις σαρξὶ κεχρημένα et Adam., Physiognomonicon, B, 2, éd. Förster, t. I, p. 350 : τὴν πᾶσαν ὄψιν τοῦ σώματος μαλακωτέραν, ἁμαλωτέραν, ἁβροτέραν, σαρκὶ ὑγρᾷ κεχρημένην. 161 Roberto Poma, « La nature ambiguë de la mollities. Médecine et philosophie au xvie siècle », in Mollesses renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin, dir. D. Maira (Genève : Droz, 2021), p. 57-74.
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deux genres opposés. Explorant les limites des deux sexes et leur possible confusion, il s’efforce de définir un genre neutre qui en serait en quelque sorte le moyen terme : Le genre intermédiaire ou si j’ose dire neutre, comprend les hermaphrodites –une sorte de jeu des caprices de la nature– et les châtrés et les eunuques gardiens des femmes. Le Cyrus de Xénophon nous enseigne qu’ils ne sont pas moins utiles à la guerre que les chevaux, les chiens et les taureaux castrés. Comme ils participent des deux sexes, ils sont plus mauvais que chacun des deux. Ils sont cruels, durs, trompeurs, rusés, malfaisants mais à divers degrés ; et ceci par la faute de la nature ou de la mutilation.162
Dans le traité De la génération des animaux, Aristote avait abordé la question des eunuques à propos de la différence des sexes pour attester que si une partie importante de l’organisme est changée, elle entraine la transformation de son ensemble163. Le corps des eunuques, après la mutilation d’un seul membre, s’éloigne de sa forme originelle pour prendre l’apparence d’une femme. Adamant avait également consacré un chapitre aux hommes châtrés insistant plutôt sur la permanence en eux de leur nature, en dépit de la transformation de certains signes164. Gauricus reprend l’eunuque comme cas exemplaire de l’indétermination entre les sexes et de la confusion des signes de l’un et de l’autre. Le modèle d’Adamant le pousse à condamner un genre qui cumule les défauts des deux sexes, alliant à la cruauté et à la dureté des hommes la ruse et la malignité des femmes. De même, lorsque l’anonyme latin reconnaît l’existence d’un signe féminin chez l’homme (les membres gauches plus développés) ou inversement d’un signe masculin chez la femme (les membres droits plus développés), cette hybridité est interprétée comme un défaut moral165. Néanmoins, Pomponius Gauricus modalise de plusieurs ma162 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 et trad. Chastel et Klein, p. 134 (légèrement modifiée) : Medium uero et quodammodo neutrum genus, lasciuientis uidelicet naturae lusiones, hermaphroditi, uirorum spadones, feminarum eunuchi. Quos tamen, nihilominus quam castrati soleant equi, canes tauriue, ad bellum utiles docet Xenophontis Cyrus. Vt utriusque sunt sexus participes, ita et utroque nequiores : malae mentis, mali animi, pessimi et consilii, crudeles, duri, dolosi, callidi, malefici, at aliis alii magis minusue, naturae sectionisue culpa. Voir supra, Introduction, p. 52. 163 Arist., G. A., 766a25-28. 164 Adam., Physiognomonicon, B, 3, éd. Förster, t. I, p. 351-352 et trad. Lebon, fol. Cijv°-Ciijr°. 165 Anonyme latin, De physiognomonia, p. 55.
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nières le jugement négatif des physiognomonistes antiques sur l’ambiguïté sexuelle. D’une part, reprenant à Adamant lui-même l’idée que le genre intermédiaire oscille entre les sexes comme entre deux pôles, il établit une échelle de caractères selon une variation de degrés allant d’un sexe à l’autre ; ensuite, il cite un passage de la Cyropédie où Xénophon, se fondant sur une comparaison animalière, atteste que les eunuques ont autant de valeur à la guerre que les autres hommes166 ; enfin, il attribue les vices des eunuques à la violence qu’ils ont subie et dénonce celleci comme une faute (culpa). Ce passage, dont le principal objet semble être de rendre possible, en art, la représentation de créatures hybrides ou ambigües, associe à l’eunuque une nouvelle figure, absente dans les traités de physiognomonie antiques, celle de l’hermaphrodite, dont la bisexualité est un caprice de la nature elle-même. La découverte de statues antiques représentant des êtres androgynes, comme le célèbre Hermaphrodite endormi de la collection Médicis, avait de fait mis sous les yeux des artistes un nouveau modèle de nu et avait suscité dès le Quattrocento des compositions poétiques167. En effet, Gauricus, qui a initié sa réflexion sur la différence des sexes sous l’autorité d’Ovide et des Métamorphoses, semble aussi envisager dans une certaine mesure le phénomène de la transexualité. Lorsqu’il expose sa méthode d’observation de l’être humain sous le critère du genre sexuel, il évoque le mythe de Cénée : On peut aussi considérer les êtres humains suivant le sexe, quand on cherche à savoir non pas de quels parents chacun est né, mais si Cénée est un homme ou une femme.168
Selon la fable d’Ovide, la belle thessalienne Cénis, après avoir été violentée par Neptune, obtint de lui, pour ne plus jamais souffrir ce sort, d’être métamorphosée en homme et de ne pouvoir être blessée par le fer169. Devenue Cénée, elle combattit vaillamment les Centaures au côté des Lapithes et, comme elle ne pouvait succomber à ses blessures, elle fut Xen., Cyr., VII, 62-65. Hermaphrodite endormi, copie d’un original grec du iie siècle, Florence, Galerie des Offices. Voir supra, p. 51-52 et Enenkel, « Salmacis, hermaphrodite, and the Inversion of Gender… ». 168 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174 et ma trad. : Ex genere autem inspiciuntur homines, non quum quibus quisque sit parentibus ortus, sed quum mas sit quaeritur an femina Caeneus. Cf. trad. Chastel et Klein, p. 132. 169 Ov., Met., XII, 189-207. 166 167
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changée en oiseau170. Sensible à l’enseignement des physiognomonistes tardo-antiques, Gauricus a placé sa typologie des sexes sous le signe de la mutabilité et de l’indécision, une façon évidente de modaliser les indications qu’il donne ensuite sur les signes des différentes parties du corps. Il oppose aussi manifestement le genre que l’être humain a reçu à la naissance – selon Aristote, les différences des sexes étaient expliquées par la complexion des deux parents – au genre qu’il a acquis par ses mœurs au cours de sa vie et qui se manifeste dans son apparence coutumière. Mieux, le genre féminin, on l’a vu, se définit par son caractère variable et inconstant en même temps que par son corps malléable et labile. La femme est par excellence le genre de la mutabilité et par conséquent le corps féminin est pour le physiognomoniste, et partant pour tout spectateur, le lieu même de l’incertitude des signes. Si le caractère féminin est trompeur, c’est que précisément les signes visibles dans les différentes parties du corps de la femme ne sont pas toujours fiables pour déchiffrer son âme. Les « propriétés » de l’homme (Paolo Pino) Paolo Pino a poursuivi l’investigation de Pomponius Gauricus sur la différence des sexes et en a tiré des conséquences importantes pour la représentation du nu, notamment féminin, en peinture. Dans sa préface, il cite Gauricus comme l’une de ses sources et s’il se distingue de lui, c’est surtout parce que, dans le débat sur le parallèle des arts, son traité est consacré à un art rival171. De fait, à propos de la formation du peintre, il se réfère à Pomponius Gauricus pour présenter la physiognomonie comme une partie noble et utile de l’art de peindre, et non plus de la statuaire : Une partie noble et utile pour notre peintre est la physiognomonie, comme le veut également Pomponio Gaurico, afin que, s’il voulait peindre une femme chaste, il sache très bien en distinguer les contours et adapter l’effigie en fonction de la qualité des choses, à l’imitation de Daemon, ce peintre lacédémonien dont les peintures étaient si semblables au propre qu’en elles on reconnaissait un avare, un cruel, un vicieux et toutes les autres propriétés naturelles.172 Ibid, 459-535. Bouvrande, Paolo Pino. Dialogo di pittura, introd., p. 31-32. 172 Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 334-335 (édition harmonisée) : Parte honorata et utile del nostro pittore, sarebbe la fisionomia, come ancho vuol Pomponio Gaurico, acciò che se volesse dipignere una femina casta, sappi molto bene distin170 171
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Il donne pour exemple d’application de la physiognomonie en peinture le tableau d’une femme chaste : la physiognomonie enseignera au peintre comment dessiner les contours et peindre une figure en accord avec le caractère vertueux du modèle. Pino prend aussi comme source le De pictura d’Alberti (II, 41), dont il fait cependant une mauvaise lecture : il prend Parrhasios, « le peintre du peuple athénien » (daemonis pictoris) pour un peintre grec nommé Daemon173. La source d’Alberti était le passage où Pline loue le procédé ingénieux par lequel Parrhasios a su représenter dans le peuple athénien des figures de caractères divers, tantôt irascible et injuste, tantôt au contraire clément ou miséricordieux, tantôt vantard et hautain, tantôt humble, hardi ou timide… (Pline, Nat., XXXV, 69)174. Paolo Pino semble substituer ici au système éthique des Anciens une liste de vices influencée par la morale chrétienne175. L’adaptation de la physiognomonie à la classification théologique des passions s’accompagne cependant, dans le cas de la représentation de la femme, d’une revalorisation de son caractère : son trait moral est désormais la chasteté et non la faiblesse, la peur, la ruse ou l’inconstance. D’autre part, Paolo Pino étend sa liste de vertus et de vices à toutes les autres « propriétés naturelles de l’homme ». Le peintre érudit, qui avait écrit un dialogue « sur les propriétés de l’homme », assignait au peintre la mission non tant de reproduire la nature que de distinguer le propre de toute chose et de le montrer par son art176. Peindre une figure humaine, et a fortiori un nu, c’était pour Paolo Pino révéler le caractère propre de son modèle ou encore, comme l’a montré Maurice Brock, l’« intrinsèque de l’âme » (intrinseco dell’animo), c’est-à-dire ce qui anime l’individu à l’intérieur177. La nécessité de produire une distinction nette qui dévoile dans l’image le propre de la personne explique peut-être la disparition, dans le catalogue des affects, de ces caractères changeant (uarium), inguere li contorni et applicare l’effigie secondo la qualità delle cose, imitando quel Demone Lacedemone pittore, le pitture del qual’erano tanto simili al propio, ch’in quelle si conoscea un’avaro, un crudele, un vitioso e tutte l’altre propietà naturali. 173 Alberti, Il nuovo de pictura…, éd. Sinisgalli, p. 430-431, n. 143 et Bouvrande, Paolo Pino. Dialogo di pittura, p. 335, n. 4. Selon Rocco Sinisgalli, l’erreur ne viendrait pas d’Alberti, mais de certains de ses interprètes. Paolo Pino serait donc de leur nombre. 174 Voir supra, p. 324. 175 Cf. M. Brock, « Narcisse ou l’amour de la peinture : le “Dialogo di pittura” de Paolo Pino », Albertiana, 4 (2001), p. 189-227 (p. 196). 176 Bouvrande, Paolo Pino. Dialogo di pittura, introd., p. 38-39 et Brock, « Narcisse ou l’amour… », p. 209-214. 177 Pino, Dialogo di pittura, éd. Bouvrande, p. 240 et Brock, « Narcisse ou l’amour… », p. 210-211.
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constant (inconstantem) ou encore troubles (omnia pariter) dont Pline faisait la spécialité de Parrhasios. Jouant de la structure dialoguée de son traité, Pino met en scène la comparaison physiognomonique des deux sexes en la faisant coïncider avec l’opposition de point de vue entre le florentin et très platonicien Fabio et le vénitien et aristotélicien Lauro. Le nu féminin décrit par Fabio pour complaire à son interlocuteur est à interpréter en contrepoint de l’exposé qu’il fait ensuite sur l’homme vitruvien. Comme le souligne Lauro, ce nu féminin vise principalement au plaisir tant du destinataire que de son auteur et, une fois sa description achevée, il remarque que pour une fois Fabio ne s’oppose pas à Aristote : Il me semble que, pour qu’un corps féminin soit parfaitement beau, il faut que la nature ne subisse aucun obstacle dans sa production et que la matière soit bien disposée en qualité et en quantité ; qu’elle soit engendrée sous une bonne conjonction des sept étoiles et sous l’influence bienveillante de ces causes secondes ; qu’elle soit de complexion uniforme dans la portion qui lui est propre ; que les humeurs superficielles soient tempérées de façon qu’elles soient cause d’une chair délicate, sans tache, diaphane et blanche ; que son âge ne dépasse pas trente-cinq ans et participe plus de la verdeur que de la maturité, non affaibli par le coït ; ni grasse, ni sèche ; que ses membres correspondent les uns aux autres, avec des cheveux longs, fins et dorés, les joues harmonieuses, la bouche étroite, les lèvres petites et d’un rouge pur, les dents blanches et égales, les oreilles à leur place, laquelle va de la pointe du nez à celle de l’œil, et qu’elles soient basses ; la gorge ronde et lisse, la poitrine ample et moelleuse, les seins fermes et bien séparés, les bras agiles, les mains délicates avec les doigts effilés, sensiblement resserrés aux extrémités avec des ongles plus longs que larges ; le corps peu saillant et ferme, les cuisses fuselées et marmoréennes. […] Il faut que les jambes soient minces, les pieds droits, les doigts bien définis. Il me semble que cela est l’ordre de la nature privée d’obstacles. Autre chose ensuite est la bonté intrinsèque. Elle est liée à la portion dont je viens de vous parler, de sorte que la beauté témoigne de la bonté. Aristote affirme qu’un corps monstrueux est indigne d’une âme droite.178 Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 226-229 : Par a me ch’un corpo feminille a esser perfettamente bello, non bisogna che la natura sia nel produrlo impedita et che la materia sia ben disposta di qualità e quantità ; che sia generata in buona congiontione delle sette stelle et sotto benigno influsso di queste seconde cause, d’equal complessione in propria portione, che gli humori superficiali siano temperati di modo che da loro si causi una carne delicata, senza macola, lucida e candida ; che l’étà non aggiugnia alli trentacinque anni ma più partecipi dell’acerbo che del maturo, non debilita dal coito, non pasuta, non arida ; che le membre corrispondano insieme ; con i capelli lunghi, sottili et aurei, le guancie 178
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On a vu plus haut comment chez Paolo Pino le corps masculin est donné comme le produit raisonné des mathématiciens, construit sur les règles antiques de la proportion et de la géométrie179. Le corps féminin, au contraire, est un corps sensuel et érotique, dont chaque partie est déterminée moins par une quantité que par une qualité. Il s’agit avant tout de définir des matières et la vue confine au toucher. Aux indications de mesure attribuées à chaque membre du corps de l’homme s’opposent les adjectifs descriptifs qui qualifient chaque partie du corps de la femme. Paolo Pino fait successivement allusion aux doctrines astrologique, médicale et morale que mêle la physiognomonie. La beauté du corps féminin résulte à la fois d’une bonne conjonction astrale, d’une heureuse complexion naturelle et d’un tempérament humoral équilibré. Pour autant, la description du corps accomplit un ajustement méticuleux des signes antiques de la physiognomonie féminine à l’idéal vénitien contemporain. La délicatesse et la blancheur de la chair sont topiques chez les physiognomonistes180 ; l’équilibre entre l’humide et le sec est également conforme à leur idéal de mediocritas181. En revanche, les cheveux d’or, héritage de l’esthétique pétrarquisante, s’opposent aux prescriptions de l’anonyme latin (capillus niger) et de Pomponius Gauricus (capillos nigriores) ; de même la poitrine généreuse contrarie la règle ancienne selon laquelle une poitrine charnue signifie l’absence de sentiment et d’adresse182. Les mains délicates sont en physiognomonie la preuve d’un esprit excellent183, mais uguali, la bocca retta, le labra di puro sangue e picciole, i denti candidi et eguali, l’orecchie nel suo termine, ilqual è dala punta dil naso insin’alla coda dell’occhio e sian basse ; la gola rotonda e liscia ; il petto amplo e morbido ; le poppe sode e divise. Le braccia ispedite, le mani delicate con le dita distese, alquanto diminuite ne gli estremi con ugnie piu lunghe che larghe ; il corpo poco rilevato et sodo, le coscie affusate et marmoree. […] Se gli convengono le gambe asciute, i piedi piani, le dita distinte. Questo parmi essser l’ordine di natura priva d’impedimento ; altro è poi la bontà intrinseca, laqual è connessa nella portione dechiaritavi, tal che la bellezza fa fede alla bontà. Et dice Aristotile, ch’un corpo mostruoso è indegno d’una anima retta. 179 Voir supra, Première partie, p. 159 sq. 180 Anonyme latin, De physiognomonia, 6, éd. André, p. 54 : color candidus. 181 Laneyrie-Dagen, « De la physiognomonie au portrait… », p. 83. 182 Anonyme latin, De physiognomonia, 61, éd. André, p. 98-99 : « Une poitrine bardée de chair indique l’ignorance et l’apathie » ([Pectus] quod autem congestum est carnibus indociles et ignauos indicat) ; Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 194 et trad. Chastel et Klein, p. 154 : « [Une poitrine] charnue [signifie] l’absence de sentiment et d’adresse » (Pectus […] carnosum uero [significat] affectus dexteritatisque carentiam). 183 Anonyme latin, De physiognomonia, 6, éd. et trad. André, p. 54 : « les extrémités des mains et des pieds fines et dessinées avec grâce » (imae manus ac pedes subtiles) et Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 196 et trad. Chastel et Klein, p. 156 (modi-
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les doigts reserrés ne sont jamais bons et les ongles longs trahissent la bêtise, l’imprudence et la férocité au lieu que les ongles larges sont l’indice de la bonté184. De même, les jambes minces prouvent la malhonnêteté185 et de plus, traditionnellement, la femme a chez les physiognomonistes les mollets charnus (Gauricus : suras carnosiores). En somme, Paolo Pino, qui connaît parfaitement le texte de Pomponius Gauricus, trie soigneusement parmi les signes physiognomoniques ceux qu’il retient comme étant le propre de la belle femme. Ce qui surtout est totalement nouveau, c’est que le corps féminin présenté tend, dans toutes ses parties, à indiquer la bonté de l’âme. Car il est admis que le Beau est le Bien, et tout beau membre est le signe distinctif de la « bonté intrinsèque ». Alors que la description du genre féminin chez les physiognomonistes était une accumulation de signes dénotant généralement la peur, la faiblesse et la mahonnêteté, le corps que Fabio donne à peindre est parfaitement beau parce que tous ses membres pris séparément reflètent la bonté de l’âme. Finalement, Paolo Pino s’inscrit lui-même dans la démarche physiognomoniste telle que l’entendaient l’auteur du second traité des Physiognomonica attribué à Aristote ou l’anonyme latin : chacun des traits particuliers ne prend sens qu’en fonction de l’ensemble du portrait186. Rien d’étonnant donc à ce que Paolo Pino inverse la signification de certaines caractéristiques concernant tel ou tel membre car le physiognomoniste expert, comme l’artiste ingénieux, interprète chaque détail au regard de l’harmonie générale de la personne. Enfin, Paolo Pino aborde, à la suite des physiognomonistes antiques187 et de Pomponius Gauricus, la question de la confusion des sexes fiée) : « On dit que les mains délicates et douces sont l’indice d’un esprit excellent » (Manus tenerae mollioresque optimi dicuntur esse ingenii argumentum). 184 Ibid., 60, éd. et trad. André, p. 97-98 : « Les ongles blancs, larges, tirant sur le rouge sont l’indice d’un excellent caractère, mais les ongles étroits et allongés le sont de la sottise et de la sauvagerie. […] les doigts ramassés et serrés indiquent un méchant et un avare. » (Vngues albi, lati, subrubentes optimi ingenii dant indicium, angusti autem et oblongi stoliditatis et feritatis indices sunt. […] [digiti] qui collecti sunt et conglobati malignum et auarum indicant.) ; Gauricus, De sculptura, III, éd. P. Cutolo, p. 196 et trad. Chastel et Klein, p. 158 : « Ceux qui ont des doigts reserrés ne sont jamais bons […]. Les ongles larges, de couleur blanche et jaunâtre, manifestent la bonté naturelle ; étroits, allongés et courbés, ou encore charnus, l’imprévoyance et le manque de bon sens […] » (Digitos quicunque habuerint compactos nunquam boni […]. Vngues lati, colore albo sufflauoque naturae bonitatem, angusti, prolixiores curuique, item et carnosi improuidum, male sensatum […] commostrabunt). 185 Ps-Arist., Physiognomonica, II, 46, 810a30-31 (éd. Förster, t. I, p. 54-56). Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 196 : quibus praegraciles [praestabunt] improbitatem. 186 Ps-Arist., Physiognomonica, I, 10, 807a1-3 (éd. Förster, t. I, p. 22). 187 Par exemple Anonyme latin, De physiognomonia, 7.
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et convoque, comme son modèle humaniste, le mythe d’Hermaphrodite. À la différence de ses prédécesseurs qui condamnaient uniformément la présence du féminin chez l’homme et celle du masculin chez la femme, Paolo Pino introduit une dissymétrie. S’il persiste à désapprouver l’homme effeminé, il estime qu’une femme qui s’écarte de sa propriété naturelle pour imiter celle de l’homme est louable : […] mais de telles femmes, célébrées pour de nombreuses vertus, étaient des femmes qui participaient de l’homme, comme on le dit de l’Hermaphrodite dans les fables. À mon avis, elles méritent d’être appréciées en ce que, malgré leur imperfection, elles tentent (s’extrayant de leur propre) d’imiter le plus noble, c’est-à-dire l’homme. Si un homme d’apparence efféminée est une chose blâmable, une telle complétude – qui apparaît rarement chez les femmes – doit être considérée comme un miracle de la nature.188
Paolo Pino donne pour exemple les femmes peintres de l’Antiquité et pense sans doute plus encore aux peintres italiennes de son temps comme Sofonisba Anguissola ou Irene da Spilimbergo189. L’individu a donc la possibilité, le cas échéant, de s’extraire de sa propriété naturelle et la femme en particulier peut se perfectionner, même si cela passe par une identification à l’autre sexe. De plus, comme l’a montré Maurice Brock, il y a chez Paolo Pino une ambiguïté et une « répartition instable du masculin et du féminin »190. Le peintre exprimerait à travers le mythe de Narcisse un désir de se fondre dans l’image de la beauté féminine qu’il façonne191. À Venise, comme nous le verrons plus loin, la comparaison physiognomonique des genres sexuels devait légitimer en partie l’opposition entre le dessin et la couleur, la manière de Michel-Ange et celle du Titien. Chez Lodovico Dolce, la différence de caractère des deux sexes est réin188 Pino, Dialogo di pittura, éd. et trad. Bouvrande, p. 248-249 : […] queste tali celebrate per diverse virtù furono femine che partecipavano del’huomo, si come favoleggiando si dice d’uno Hermaphrodito, le quali appresso di me mertano esser apprezzate, come quelle che, vista l’imperfettion loro, tentano (istrahendosi dal suo proprio) imitar il più nobile ch’è l’huomo. In opposito poi veder un’huomo effeminato è cosa vituperosa, ma tal integrità nelle femine appaiono di raro, et è detto, come miracolo in natura. 189 Cf. Hochmann, Peintres et commanditaires à Venise…, p. 172-174 ; Flavio Caroli, Sofonisba Anguissola e le sue sorelle (Milan : Mondadori, 1987) et Sofonisba Anguissola e le sue sorelle (Milan : Leonardo Arte, 1994). 190 Brock, « Narcisse ou l’amour… », p. 226. 191 Wajeman, L’amour de l’art…, p. 137-168.
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terprêtée et mise en convenance avec la manière du peintre. L’opposition entre le masculin et le féminin, la robustesse et la délicatesse, devient affaire de traitement et de génie personnel davantage qu’une distinction physiologique ou morale entre les modèles peints192. Le caractère robuste des figures est l’effet du dessin anatomique tandis que le caractère délicat est obtenu par le fondu des couleurs et l’estompage des contours193. La méthode éthologique Pour les humanistes comme pour les physiognomonistes anciens, le plus sûr moyen de connaître le caractère d’une personne consiste à rapporter ses traits physiques à quelques grands types moraux bien établis. La méthode éthologique ou « anatomique », sans passer par le détour d’une comparaison avec un autre animal, un autre peuple ou un autre sexe, permet de déduire des divers signes présentés par les différentes parties du corps d’un homme, la passion dominante vers laquelle tend son caractère. Dans les Physiognomonica, le pseudo-Aristote insiste sur le caractère empirique de cette méthode qui se fonde sur l’observation de phénomènes, à savoir les manifestations des caractères dans l’ensemble du corps194. Le raisonnement physiognomonique consiste à établir des associations entre les traits physiques propres d’une personne et les signes que l’on aura observés chez une autre personne en 192 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 142-144 et trad. Bauer, p. 77-78 : « FAB. La délicatesse des membres est le propre de la femme, plus que de l’homme. ARET. C’est exact, et je vous l’ai dit lorsque je mettais en garde les peintres de ne pas confondre les sexes. Mais les hommes délicats, comme le sont la plupart des gentilhom mes, ne ressemblent pas tous à des femmes ou à Ganymède. Il est vrai que certains peintres dissimulent leur ignorance sous une prétendue délicatesse, et, ne sachant où se placent les os et les articulations, esquissent plus ou moins l’endroit où ils se trouvent, fondant leurs figures sur les principaux contours. De même, certains (et ils sont fort nombreux) se donnent l’illusion de dessiner aussi bien que Michel-Ange, en enrobant les os de muscles, et en peignant ceux-ci là où il ne le faut pas d’un trait exagéré. » (FAB. La delicatezza delle membra piu appartiene alla Donna, che all’huomo. ARET. Questo e vèro, e ve l’ho detto di sopra, facendo motto, che non bisogna confondere i sessi. Ma non è però, che non si trovino moltissimi huomini delicati ; come sono per lo piu i gentilhuomini, senza ch’e’ trappassino ne a conformità di Donna, ne di Ganimede. È vero, che alcuni Pittori danno alla loro ignoranza nome di delicatezza : percioche sono molti, che non sapendo la positura ne il collegamento de gliossi, non fanno o veruno, o pochissimo accennamento, dove essi stanno, ma con i principali d’intorni solamente conducono le loro figure. Et all’incontro non pochi, i quali muscolandole e ricercandole di soverchio, e fuor di luogo, si danno a credere di essere in disegno Michel’Agnoli, ove essi vengono dilegiati per goffi da coloro, che hanno giudicio). 193 Voir infra l’analyse du coloris des chairs chez Lodovico Dolce, p. 405 sq. 194 Ps-Arist., Physiognomonica, I, 2, 805a28-33 (éd. Förster, t. I, p. 8).
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proie à une émotion momentanée (πάθημα), comme la colère, la peur ou l’amour. On en déduira que, chez la première, cette émotion est une disposition permanente (διάθεσις) et donc qu’elle est colérique, peureuse ou aimante195. La validité de la méthode éthologique repose sur la distinction aristotélicienne entre le πάθος et la διάθεσις, qui suppose davantage de durée, ou a fortiori l’ἕξις, qui est un état permanent196. L’anonyme latin établit également l’éthologie sur l’observation de la physionomie (uultus) et de l’attitude du corps (corporis status) et sur sa mise en correspondance avec chacun des mouvements de l’âme (singuli animi motus)197. Le physiognomoniste en déduit avec certitude que lorsqu’un homme présente les signes physiques d’un certain mouvement de l’âme, ce mouvement de l’âme définit son caractère, même lorsqu’il ne l’éprouve pas : Donc les physiognomonistes, observant toute personne dont le visage ressemblait à celui d’un furieux sans raison de l’être, à celui d’un homme en colère en l’absence de toute colère, à celui d’un inquiet en l’absence d’inquiétude, la déclaraient ou furieuse ou coléreuse ou inquiète.198
L’auteur latin semble répondre à une objection en précisant que le caractère est une disposition durable de l’âme et non seulement une affection momentanée. La similitude des signes n’autorise pas seulement à passer d’une émotion (πάθος ou πάθημα) à une disposition ou un état (διάθεσις ou ἕξις), mais aussi d’un affect présent à un affect absent. La différence entre le mouvement de l’âme et le caratère n’est pas uniquement une question de durée, car entre aussi en compte la distinction entre l’acte (πράξις) et la puissance (δύναμις). Le physiognomoniste peut être amené en observant sur un individu les signes d’une affection, quoiqu’elle ne soit pas en acte à l’instant présent, à conclure l’existence en lui d’une capacité naturelle. De plus, l’anonyme latin enrichit la liste des caractères identifiés par cette méthode d’observation en ajoutant le furieux et l’in Ibid., I, 9, 806b31-34 ou II, 41-42, 809a26-810a13 (éd. Förster, t. I, p. 20 et 48-
195
50).
196 Arist., Met., D19, 1022b1-21 ; Cat., 8, 8b26-10a10 et Nic., II, 4-5, 1105b191106a24. Cf. Ferrini, Aristotele. Fisiognomica, p. 24, n. 18 et Pierre-Marie Morel, « La physiologie des passions dans le De motu animalium d’Aristote », in L’Homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 291-301 (p. 294-296). 197 Anonyme latin, De physiognomonia, 9, éd. et trad. André, p. 56. 198 Ibid., p. 57 : Quemcumque igitur perspexissent physiognomones nulla existente furoris causa furenti habere proximum uultum nec existente ira irascenti nec proposita cogitatione cogitanti, uel furiosum uel iracundum uel cogitatorem pronuntiabant.
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quiet ; mais c’est Adamant qui s’est avancé le plus loin sur le terrain de l’éthologie. Il affirmait que, si les signes d’une passion ont été observés chez une personne, on peut en déduire que celle-ci est dominante en lui : un homme qui a montré des signes de tromperie est assurément un trompeur ; qui a un air contemplatif sera de bon conseil ; qui a été vu ivre ou s’occupant à des plaisirs est intempérant199. Chez Adamant, non seulement il n’est pas nécessaire que la personne soit présentement affectée par une passion pour qu’on puisse en déduire son caractère (le colérique n’est pas toujours en colère, bien qu’il en présente le signe), mais le signe lui-même peut être absent, car il n’est pas plus permanent que l’affect. Ainsi, le débauché n’est pas toujours ivre ou l’homme ingénieux pensif, mais il suffit de les avoir surpris dans ces états pour leur attribuer ces caractères. Étendue aux signes intermittents ou occasionnels, la méthode éthologique prend une nouvelle ampleur et trouve aussi davantage d’application dans les arts. Adamant propose à la fin de son traité, outre une étude précise des signes des différentes parties du corps, une typologie des principaux caractères d’après lesquels il est possible, selon lui, de connaître tous les autres200. À la Renaissance, c’est encore Pomponius Gauricus qui le premier justifie et règle l’emploi de la méthode éthologique pour la représentation du nu. Il achève le chapitre du traité de la sculpture consacré à la physiognomonie sur l’étude de l’homme en lui-même (ex se), c’est-à-dire l’éthologie. Comme ses modèles antiques, il n’expose pas sa méthode sans précautions préalables ni sans avertir les sculpteurs des difficultés que pose l’interprétation physiognomonique. Gauricus établit en effet une distinction méthodologique qui n’est pas sans rappeler la différence entre le signe et la preuve chez le pseudo-Aristote ou encore celle qu’Adamant pose entre le signe et la qualité201 : Pour eux-mêmes, cependant, les hommes sont considérés de deux manières : d’après les signes qui sont inhérents à la substance et d’après ceux qui sont circonstanciels et accessoires. Sont inhérents à la substance l’aspect des membres et du corps tout entier, d’après le visage, l’âge, la démarche, la voix, le souffle. Sont circonstanciels et accessoires l’ornement, le nom, le lieu, le temps et les choses de ce genre. Il y a aussi des signes Adam., Physiognomonicon, A, 3, éd. Förster, t. I, p. 302-303 et trad. Lebon, fol. Aiiiijr° et v°. 200 Ibid., B, 45-57, éd. Förster, p. 410-420 et trad. Lebon, fol. Eijr° : « Des espèces et figures des hommes. Chap. 31 » et les chapitres suivants. 201 Voir supra, p. 310 et 312. 199
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intermédiaires, la physionomie et le teint, qui tous ont été identifiés par Énée chez sa mère et par Pyrgo chez la céleste Béroë.202
Gauricus distingue en effet deux ordres dans l’apparence de l’homme : ce qui se rapporte à sa substance (quae cohaerent substantiae) et ce qui relève de la circonstance, de l’accident (quae circunstant) et qui est ajouté, superficiel, artificiel (inducuntur). Le corps, les membres, le visage, l’âge, la démarche, la voix et le souffle sont des signes qui renvoient à la substance de l’homme. Inversement, les vêtements, le nom, le lieu et le moment sont accessoires et n’ont pas de pertinence. La nudité apparaît donc comme la condition nécessaire pour représenter la substance d’un homme : le verbe inducere (« revêtir »), qui est employé pour désigner les signes accidentels, renvoie précisément à la métaphore du vêtement. Suivant toujours la même logique dans sa quête de la mediocritas, Gauricus identifie également des caractères intermédiaires entre les deux ordres précédents : il isole ainsi l’expression du visage et le teint. Les deux exemples de l’Énéide qu’il donne en illustration demeurent, faute de développement, assez obscurs. Le premier est le passage où Énée reconnaît Vénus à sa physionomie dans le visage d’une jeune chasseresse (I, 315-316) et le second, celui où la vieille Pyrgo devine un messager de l’Olympe sous les traits de Beroë (V, 647-649). Ce sont deux cas ou les signes du visage sont ambigus puisqu’ils renvoient à une autre substance que celle de la personne présente. En effet, l’expression du visage comme le teint sont deux éléments qui peuvent varier dans une personne, notamment en fonction des émotions, et qui laissent au physiognomoniste une liberté d’interprétation. S’ils renvoient à l’âme, ils ne sont pas toujours les signes de qualités permanentes. Surtout, dans les deux cas cités, la figure humaine cèle une divinité : Gauricus aborde la question, essentielle pour la sculpture et la peinture, de l’anthropomorphisme et de la représentation des dieux. Abordée notamment par Varron à propos du polythéisme romain dans les Antiquités humaines et divines, elle avait été reformulée par le christianisme et serait bientôt ravivée par les débats de la Réforme et de la Contre-Réforme203. La physionomie et le teint 202 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 174-176 et trad. Chastel et Klein, p. 134 (largement modifiée) : Ex se uero spectantur homines duplici ratione : ex iis quae cohaerent substantiae et ex iis quae circunstant atque inducuntur. Cohaerent substantiae membrorum ac totius corporis habitus, ex facie, aetate, incessu, uoce, spiritu. Circunstant uero atque inducuntur ornatus, nomen, locus, tempus et eiusmodi. Sunt et media uultus et color, quae omnia Aeneas in matre, Pyrgo in caelesti Beroe pernotarunt. 203 Sur la question de la représentation des dieux dans l’Antiquité et la « théologie tripartite » de Varron, voir Gilles Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéo-
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sont donc pour Gauricus les deux signes qui, le cas échéant, permettront d’identifier la puissance divine dans le corps d’un homme. L’humaniste obtient ainsi une division des signes corporels en trois catégories, les signes sûrs, qui renvoient au caractère de la personne, les signes intermédiaires, qui sont équivoques, et les signes accidentels qui sont trompeurs. Enfin, soucieux de hiérarchiser les signes du corps pour rendre plus probante leur convergence générale vers un même et unique caractère, Gauricus propose une cartographie du corps en quatre régions, qu’il reprend principalement d’Adamant et qui présente aussi quelques similitudes avec celle de l’anonyme latin204 : Abordons donc l’examen de la nature du caractère d’après tous ces traits. Les plus importants de tous les indices sont les yeux et leur voisinage : les pupilles, les paupières, le front, les joues, les sourcils, le nez, les lèvres et la bouche, le menton, les mâchoires, les cheveux, les oreilles, la tête en elle-même. En second lieu tout ce qui concerne la poitrine et la nuque. Troisièmement les épaules, les bras, les mains, le bassin, les pieds. En dernier lieu le ventre, le dos, les cuisses, les fesses et les mollets.205
Gauricus, comme tous les physiognomonistes, donne la primauté à la tête et en particulier aux yeux ; il s’intéresse en second lieu à la poitrine et à la nuque ; puis il distingue un ensemble formé des bras, des mains et des pieds auxquels il ajoute, au mépris de ces modèles antiques, le basventre (ilia) ; la dernière série de membres est constituée des ventre, dos, logies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du Principat (Rome : École Française de Rome, 1994), p. 280-302 ; Yves Lehmann, Varron théologien et philosophe romain (Bruxelles : Latomus, 1997), en part. p. 215-224 ; Sylvia Estienne et François Lissarague, « Le corps des dieux dans les mondes grec et romain : bilan historiographique », Dialogues d’histoire ancienne, Supplément 14 (2015), p. 19-29 et encore Gilles Sauron « Antiochus d’Ascalon faisait-il de la politique ? », in Vérité et apparence. Mélanges en l’honneur de Carlos Lévy offerts par ses disciples, dir. P. Galand et E. Malaspina (Turnhout : Brepols, 2016), p. 193-209. Sur la représentation de l’Incarnation divine à l’époque chrétienne, voir notamment Walter S. Melion et Lee P. Wandel (dir.), Image and Incarnation (Leiden : Brill, 2015). 204 Adam., Physiognomonicon, B, 1, éd. Förster, p. 348 et trad. Lebon, fol. Cr° ; Anonyme latin, De physiognomonia, 45, éd. et trad. André, p. 86. 205 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 176 et trad. Chastel et Klein, p. 134 (très largement modifiée) : Nunc age ipsam ex iis naturae morumque inspectionem consideremus. Omnium quidem signorum praecipua, quae in oculis aut plane iis proximiora, cuius generis sunt pupillae, palpebrae, frons, genae, supercilia, nasus, labra, os, mentum, malae, capilli, aures, ipsum caput. Secundum ordinem tenent quae secundum pectus et ceruicem ; tertium humeri, brachia, manus, ilia, pedes ; postremum uenter, tergum, femina, coxendices ac surae.
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cuisse, fesses et mollets. Il obtient ainsi une division hiérarchisée du corps selon quatre ordres (ordines), qu’il suit méthodiquement pour exposer les signes de l’âme visibles en chaque membre. Il donne aux artistes des préceptes précieux pour figurer leurs personnages en même temps qu’au spectateur les règles d’un code du portrait de caractère. Pour ne citer que quelques exemples particulièrement éloquents pour l’art du nu, il enseigne au sculpteur qu’un cou penchant vers la droite est le propre des personnes sages et studieuses et penché vers la gauche, des personnes déraisonnables. Les muscles saillant au cou signalent la violence et la folie ; les clavicules écartées montrent la mollesse et le caractère féminin ; les mamelons chez un homme sont signes de débauche. Pour les épaules, arrondies elles sont un signe d’esprit ; étroites, de stupidité ; tombant en avant, de méchanceté. Le dos large est signe de générosité et de courage ; étroit, de malhonnêteté et de lâcheté ; les bras longs, d’un bon caractère ; courts, de voracité. Les flancs musclés marquent l’indocilité, voire la méchanceté ; le ventre plat est signe de santé et de grandeur d’âme ; maigre, de peur ; gras, d’intempérance et de ruse. Dans les jambes, les gros mollets révèlent un homme dévergondé et les genoux qui se touchent un coureur de femmes ; inversement, les chevilles bien dessinées sont signes de noblesse d’âme. Les règles de physiognomonie du De sculptura conservent certes le caractère simplificateur, répétitif et approximatif des préceptes des Anciens. Il est intéressant de constater que la première traduction du traité d’Adamant écrite par Pomponius Gauricus dans sa jeunesse, celle que publia plus tard son frère Luca Gaurico, propose des interprétations sensiblement différentes. Néanmoins, les variantes mêmes de ces préceptes d’un écrit à l’autre et le souci de Gauricus de chercher toujours des signes intermédiaires entre des couples de signes opposés quelque peu caricaturaux montrent sa volonté d’assouplir des règles qui lui paraissent trop rigides et d’affiner l’interprétation en y introduisant des nuances. De plus, Gauricus, dont on a vu qu’il s’intéressait à la figuration anthropomorphique des dieux païens, achève son chapitre sur la physiognomonie en posant la question du nu sacré. Le dogme de l’Incarnation suppose que la représentation du Christ soit soumise, plus que toute autre, aux préceptes de la physiognomonie. Et Gauricus de noter avec ironie que les icônes montrent généralement Dieu incarné dans le pire des hommes, car le corps du Christ, selon l’iconographie médiévale, fait de lui, comme le Socrate observé par Zopyre, une illustration de bien des vices206. 206 Gauricus, De sculptura, éd. Chastel et Klein, p. 162-163 : « Pour ma part, j’ai pitié de ces dieux et surtout de notre Nazaréen crucifié. Car quel homme de bien qui regarde plus à son honneur qu’à sa mort, ne préférerait voir n’importe quel pendard
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Pomponius Gauricus ne termine pas, cependant, son chapitre sur la physiognomonie par un catalogue de caractères comme celui qu’Adamant avait donné à la fin de son traité. A fortiori, il n’envisage pas d’étendre l’application de la physiognomonie au vaste champ de l’expression des passions humaines. Le théoricien de la sculpture restreint de fait l’utilité artistique de la physiognomonie à l’expression de quelques caractères (êthè), mais n’incite pas les artistes à explorer l’âme humaine en distinguant systématiquement, par leurs symptômes, ses innombrables affections. Cette voie, qui avait été suggérée par Leon Battista Alberti et inaugurée par Léonard de Vinci, allait pourtant s’avérer d’une immense fécondité pour l’art du nu à la Renaissance.
III. L’expression des passions Les théoriciens humanistes du nu ne se sont pas contentés de reprendre à la physiognomonie ses méthodes afin de permettre aux artistes de montrer par des similitudes – tantôt avec les animaux, tantôt avec les types ethnologiques, tantôt avec les sexes ou encore avec les principaux états de l’âme – des caractères dans leurs figures. Certains d’entre eux, persuadés que les mouvements et les diverses altérations du corps constituaient un langage visuel, ont cherché à en déchiffrer les signes pour découvrir l’étendue et la variété des passions humaines207. Ils connaissaient évidemment les listes de passions données par Platon dans le Philèbe (47d-48d) et par Aristote dans la Rhétorique (I, 10, 1369a et II, 1, 1378a-b), mais ils étaient aussi profondément influencés par la plutôt que lui-même représenté sous les traits d’un dissimulateur, impudique, voleur, irréfréné, pêcheur en eau trouble ». (Miseret me fateor istorum deorum, atque inprimis Nazerini nostri Directi. Nam quis erit unquam uir bonus, qui quidem honoris quam uitae sit racio potior, qui non et alterum atque alterum malit Gaballum, quam iste modo spectari, dissimulatorem, impudicum, furem, perperum, appetonem, tenebrionem, et eiusmodi). 207 Sur la théorie des passions à la Renaissance, voir entre autres Bernard Yon (dir.), La peinture des passions de la Renaissance à l’Âge classique (Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995) ; Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions (Paris : Presses Universitaires de France, 2000) ; Pierre-François Moreau, Théories et critiques des passions, II. Les passions à l’âge classique (Paris : Presses Universitaires de France, 2006) ; Olivier Guerrier (dir.), Moralia et Œuvres morales à la Renaissance (Paris : Champion, 2008) ; Laurence Boulègue, « Philosophie, poésie, poétique et rhétorique des passions dans l’humanisme latin des xve et xvie siècle » et Emmanuel Naya « L’homme renaissant et ses passions », in L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 121-134 et p. 135-145.
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tradition stoïcienne208. Ils concevaient les passions comme des mouvements ou altérations de l’âme et les comparaient aux maladies du corps. Ils admettaient généralement la traduction cicéronienne du mot grec pathos par l’expression perturbatio animi, considérant avec l’Arpinate que la passion est un trouble de l’âme, un mouvement désordonné qui ébranle la tranquillité du sage comme la maladie bouleverse la santé209. Ils n’ignoraient pas non plus la pensée de Sénèque sur les affections de l’âme (affectus) et la distinction entre les quatre principales passions ou pathè (crainte, tristesse, désir, plaisir), les trois bonnes passions ou eupatheiai (joie, circonspection et volonté) et les réactions immédiates (propatheiai), qui se produisent sans l’assentiment du sujet210. Formés à l’école de la rhétorique latine, ils étaient accoutumés aux processus de l’action oratoire et du mouere, qui transmettent les émotions (motus animi) de l’orateur à son auditoire par contagion à travers les mouvements de son corps211. Ils connaissaient également par la littérature médicale la thérapeutique galénique des passions212. L’influence de la pensée augustinienne sur les passiones, perturbationes et affectus et de la typologie des passions de Thomas d’Aquin se mêlait à ces souvenirs des théories anciennes, la conscience chrétienne des péchés se superposant parfois à 208 Il concetto di PATHOS nella cultura antica. Atti del Convegno tenuto a Taormina dal 1 al 4 giugno 1994, Elenchos, 16 (1995). Mauduit, « La découverte des passions… », L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 40-41. Sur la théorie des passions depuis l’Antiquité, voir aussi par exemple Bernard Besnier, Pierre-François Moreau et Laurence Renault (dir.), Les passions antiques et médiévales (Paris : Presses Universitaires de France, 2003) ; Hilge V. Landweer et Ursula Renz (dir.), Klassische Emotionstheorien von Platon bis Wittgenstein (Berlin : De Gruyter, 2012). 209 Cic., Tusc., III, 7, 7-11 et 10, 23-24, et IV, 10, 23-24 ; De l’orat., II, 205. Cf. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions…, p. 50 ; Carlos Lévy, « Passion et philosophie romaine », in L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, en part. p. 54 et 58. 210 Par exemple Sén., De ira, III, 17, 1. Voir aussi Janine Fillion-Lahille, Le De ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions (Paris : Klincksieck, 1984), p. 84 ; Jean-Baptiste Gourinat, Les stoïciens et l’âme (Paris : Presses Universitaires de France, 1996), p. 88-89 et Lévy, « Passion et philosophie romaine », p. 59-60. 211 P. H. Schrijvers, « Invention, imagination et théorie des émotions chez Cicéron et Quintilien », in Rhetoric revalued, dir. B. Vickers (Binghamton-New York : Center for medieval and early Renaissance studies, 1982), p. 47-57 ; François Cornilliat et Richard Lockwood (dir.), Ethos et Pathos. Le statut du sujet rhétorique (Paris : Champion, 2000) et en part. Anne Videau, « Les passions dans la littérature latine », p. 67. 212 Le traité de Galien Sur le diagnostique et le traitement des passions propres à l’âme de chacun circule à la Renaissance et est traduit en langue française par Jean Lebon : Galien, De cognoistre les affections de l’esprit et d’y remédier (Paris : P. Gaultier, 1557).
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la condamnation des perturbations de l’âme213. Ainsi, partant d’un florilège de passions choisies à leur gré chez leurs prédécesseurs, les théoriciens de l’art se sont efforcés de répertorier une palette de plus en plus variée d’affections avec leurs signes les plus évidents, encourageant les artistes à observer eux-mêmes sans relâche les actions de l’homme et à sonder son âme. Où les différents théoriciens du nu ont-ils trouvé leur catalogue des passions et quels procédés prescrivaient-ils pour montrer les affects dans les figures ? Perturbationes animi (Leon Battista Alberti) Pour Alberti, chez qui l’art de la peinture réside principalement dans la composition d’une histoire, les caractères importent moins que les passions momentanées qui sont le moteur des actions des hommes ou leur effet chez ceux qui les subissent214. Il ne s’intéresse pas tant au portrait de caractère qu’à l’expression des sentiments précis qui sont en accord avec les actes des personnages, afin de rendre l’histoire du tableau évidente au spectateur. Concluant son développement sur les mouvements de l’âme, dans le second livre du De pictura, il synthétise sa théorie en formulant une définition générale et en énonçant une liste d’affections : Car il y a des mouvements de l’âme, que les savants appellent affections, comme la colère, la douleur, la joie, la peur, le désir, et d’autres du même genre… : et il y a aussi d’autres mouvements, ceux du corps.215 213 Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, I, Quest. 22-48. Damien Boquet et Piroska Nagy, Le sujet des émotions au Moyen âge (Paris : Beauchesne, 2009) ; La chair des émotions, Médiévales, 61 (2011) et Sensible Moyen âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval (Paris : Seuil, 2015) ; Christian Schäfer et Martin Thurner, Passiones animae. Die “Leidenschaften der Seele” in der mittelalterlichen Theologie und Philosophie (Berlin : Akademie Verlag, 2009) ; Carla Casagrande et Silvana Vecchio (dir.), Passioni dell’anima : teorie e usi degli affetti nella cultura medievale (Florence : Edizioni del Galuzzo, 2015) ; Ruedi Imbach, « Les passions médiévales : perspective philosophiques » et Jean-Pierre Bordier, « L’homme et ses passions au Moyen Âge », in L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 7595 et 97-120. 214 Cf. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions…, « Caractères et passions », p. 54-63. Sur l’œuvre morale d’Alberti, on consultera entre autres les travaux de Francesco Furlan, Leon Battista Alberti, en co-direction avec P. Laurens et S. Matton, t. I, p. 391542 ; Studia albertiana. Lectures et lecteurs de L.B. Alberti (Paris : Vrin – Turin : Aragno, 2003) et La donna, la famiglia, l’amore. Tra Medioevo e Rinascimento (Florence : Olschki, 2004). 215 Alberti, De Pictura, II, 43, éd. Sinisgalli, p. 214 et ma trad. : Sunt namque motus alii animorum, quos docti affectiones nuncupant, ut ira, dolor, gaudium, timor, desiderium et eiusmodi : sunt et alii corporum. Cf. trad. Schefer, p. 181.
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Si, comme bien souvent, Alberti masque ses références derrière une mention vague (les docti), le mot affectiones renvoie manifestement à la tradition stoïcienne216. Dans le paragraphe suivant, l’humaniste parle en effet sans équivoque des « troubles de l’âme » (perturbationes animi) que le peintre doit représenter dans ses figures, reprenant l’expression de Cicéron217. Quant à l’énumération qu’il donne des mouvements de l’âme, elle place en première position la colère, principale perturbation de l’âme pour le sage stoïcien, et les quatre mouvements suivants pourraient bien correspondre aux quatre passions-souches qui sont le chagrin, la joie, la peur et le désir218. Enfin, conformément à l’éthique stoïcienne, les passions sont conçues selon le modèle médical dans le cadre d’un parallélisme entre perturbation de l’âme et pathologie du corps ; il est du reste question dans les lignes suivantes de la santé et de la maladie. La liste d’affects donnée ici par Alberti n’est pas exhaustive, comme il le signale lui-même, et elle s’ouvre sur une multitude d’émotions qui trouvent probablement leurs sources dans ces passions premières. Il affirme en effet ailleurs que les mouvements de l’âme sont presque infinis, la difficulté étant pour le peintre de trouver autant de mouvements du corps divers qu’il existe d’émotions dans l’âme humaine pour les représenter. Il assigne au peintre un nouveau champ d’investigation a priori illimité, mais il insiste sur la finesse de l’art du peintre, car il faut une très grande habileté pour obtenir dans la variation des mouvements du corps autant de nuances qu’il y a de sentiments divers dans l’âme. C’est dire que les principes théoriques fournis par les traités de physiognomonie ne sauraient être d’une grande aide pour le peintre et que seules l’étude de la nature et l’expérience lui permettront de distinguer dans ses figures, par exemple, les émotions de la tristesse et de la joie : Bruno Méniel, Anatomie de la colère. Une passion à la Renaissance (Paris : Classiques Garnier, 2020). Voir aussi Nella Bianchi Bensimon, Unicité et pluralité des voix. Essai de lecture de Leon Battista Alberti (Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle, 1998) ; Roberto Cardini, Lucia Bertolini et Mariangela Regoliosi (dir.), Leon Battista Alberti. La biblioteca di un umanista (Florence : Mandragora, 2005) et Roberto Cardini et Mariangela Regoliosi (dir.), Alberti e la cultura del Quattrocento (Florence : Polistampa, 2007). 217 Voir supra, p. 368. Sur l’importance de la source cicéronienne chez Alberti, voir Roberto Cardini et Mariangela Regoliosi (dir.), Alberti e la tradizione : per lo “smontaggio” dei “mosaici” albertiani (Florence : Polistampa, 2007), en part. Martin McLaughlin, « Alberti e le opere retoriche di Cicerone », Mariangela Regoliosi, « Montaggio di testi : il riuso del Laelius di Cicerone nella Famiglia » et Marianna Villa, « Il De officiis fonte del De iciarchia », t. I, p. 181-268. 218 Sénèque, il est vrai, emploie plutôt pour désigner les quatre passions principales les termes aegritudo, metus, laetitia et libido. 216
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Il faut donc que les mouvements du corps soient très bien connus du peintre et je tiens qu’il faut les obtenir de façon sûre, avec beaucoup d’habileté, de la nature. Car c’est une chose très difficile de varier, en fonction des mouvements presque infinis de l’âme, même les mouvements du corps. Qui donc, hormis celui qui en a fait l’expérience, pourrait croire à quel point il est difficile, lorsqu’on veut représenter des visages en train de rire, d’éviter qu’ils ne paraissent en pleurs plutôt que joyeux ?219
La question soulevée ici par Alberti rejoint celle qu’avait posée le pseudo-Aristote dans les Premiers analytiques (II, 27), lorsqu’il avait montré que la physiognomonie raisonnait à partir de signes et non de preuves220. La difficulté rencontrée par le peintre vient de ce que les mêmes marques physiques (le front ridé, les yeux plissés, la bouche déformée) peuvent être interprétés comme les signes d’affections contraires, le pleur ou le rire221. L’humaniste soutient pour sa part qu’il existe un nombre aussi varié et infini de mouvements du corps que de mouvements de l’âme, mais que les physiognomonistes n’ont pas été capables d’en discerner toutes les nuances. C’est donc au peintre moderne qu’il incombe, par l’observation assidue de la nature, de distinguer les différences les plus infimes dans les mouvements corporels et de les reproduire avec exactitude, afin de montrer sans équivoque les différentes passions. Le peintre est à sa manière un philosophe moraliste : son art doit permettre de mieux connaître les mouvements de l’âme ainsi que leur traduction dans les mouvements du corps. L’humaniste encourage donc les peintres à examiner attentivement la nature humaine dans toute son étendue, pour tirer d’elle les mouve219 Alberti, De pictura, II, 42, éd. Sinisgalli, p. 210-211 et ma trad. : Pictori ergo corporis motus notissimi sint oportet, quos quidem multa solertia a natura petendos censeo. Res enim perdifficilis est prope infinitis animi motibus, corporis quoque motus uariare. Tum quis hoc, nisi qui expertus sit, crediderit, usque adeo esse difficile, cum uelis, ridentes uultus effigiare, uitare id, ne plorabundi magis quam alacres uideantur ? Cf. trad. Schefer, p. 177. 220 Moshe Barasch, Imago hominis. Studies in the Language of art (Vienne : Irsa, 1991), p. 43. 221 Cf. Loris Petris, Rire ou pleurer ? L’homme face au monde, de Rabelais à Montaigne, L’Information littéraire, 58/2 (2006) ; Carla Casagrande et Silvana Vecchio (dir.), Piacere e dolore. Materiali per una storia delle passioni nel Medioevo (Florence : Edizioni del Galuzzo, 2009) ; Dominique Bertrand, « Rire et sémiotique corporelle de la Renaissance à l’âge classique : une nouvelle lisibilité », in La peinture des Passions…, dir. B. Yon, p. 281-282 ; Alain Vaillant (dir.), L’esthétique du rire (Paris : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012) et Francesca Alberti et Diane Bodart, Rire en images à la Renaissance (Turnhout : Brepols, 2018).
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ments du corps qui sont précisément en adéquation avec ceux de l’âme et pour reproduire ceux d’entre eux qui sont les plus signifiants : C’est pourquoi tout doit être scruté avec le plus grand soin dans la nature elle-même. Et il faut peindre en particulier les choses qui donnent à l’âme davantage à imaginer que ce que les yeux ne voient.222
En effet, le peintre qui étudie la nature humaine est capable d’établir de son propre fait de nouveaux rapports entre mouvements du corps et mouvements de l’âme et d’inventer de nouveaux procédés, de nouvelles images pour signaler les affects. Alberti lui-même prétend du reste avoir tiré les préceptes qu’il expose pour une part de l’enseignement direct de la nature et pour l’autre de l’ingéniosité de son esprit223. En incitant le peintre à l’observation et à l’invention personnelle, il cherche aussi à l’écarter du danger de la caricature. Les caractères, qu’ils soient tirés de la physiognomonie ou de la littérature, notamment dramatique, tendent en peinture à produire des masques. C’est pourquoi Alberti soumet la peinture des affects à deux règles, la convenance à l’action et la modération224. Il met surtout en garde le futur peintre contre les mouvements exagérés, qui ne sont pas plus intelligibles pour autant et qui gâchent l’harmonie et la grâce de la composition. Il lui conseille de suggérer les émotions plutôt que de les montrer car elles n’en auront que plus de force. Il donne ainsi pour exemple de l’euphémisme – l’art de dire le moins pour exprimer le plus – en peinture le sacrifice d’Iphigénie figuré par Timanthe225. La description du fameux tableau se trouve à la fois chez Pline (XXXV, 73), chez Cicéron (Orateur, XXII, 74) et chez Quintilien (Inst., II, 13, 13) : ils rapportent que Timanthe avait montré le prêtre Chalcas attristé, Ulysse et Ménélas plus affligés encore et que, ne sachant comment peindre Agamemnon, le père de la victime, au comble de la douleur, il l’avait entièrement cou222 Alberti, De pictura, II, 42, éd. Sinisgalli, p. 211 et ma trad. : Idcirco diligentissime ex ipsa natura cuncta perscrutanda sunt, semperque promptiora imitanda. Eaque potissimum pingenda sunt, quae plus animis, quod excogitent, relinquant, quam quae oculis intueantur. Cf. trad. Schefer, p. 177. 223 Ibid., p. 211-212 : « Mais exposons des préceptes sur les mouvements que nous avons en partie produit avec notre esprit et en partie appris de la nature elle-même » (Sed nos referamus nonnulla, quae de motibus partim fabricauimus nostro ingenio, partim ab ipsa natura didicimus). 224 Sur ces prescriptions et les exemples qui suivent, voir Castelli, L’ideale classico …, p. 53-54. 225 Bénidicte Boudou et Liliane Picciola (dir.), Les extrémités des émotions. Du spectaculaire à l’inexprimable (Nanterre : Université Paris X-Nanterre, 2008).
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vert de son manteau, laissant le spectateur imaginer sa souffrance. Pline en peinture, comme Cicéron et Quintilien en éloquence, font du tableau une illustration de la convenance à l’action et à la personne. Cicéron en particulier loue le peintre qui a su rendre la gradation des affects par l’attitude de ses figures et invite l’orateur à respecter comme lui « l’adaptation et la mise en concordance à la circonstance et à la personne » (aptum […] consentaneumque tempori et personae)226. Quintilien, fait l’éloge de la pudeur et du silence qui donnent à chacun à apprécier en son âme les affects trop intenses pour être exprimés227. De même, Alberti multiplie au paragraphe suivant les prescriptions concernant la convenance et la dignité des personnes (le decorum) : le peintre doit donner aux corps des mouvements qui soient en convenance avec l’âge et le sexe des personnes afin de respecter la vraisemblance228. Les règles énoncées par Alberti trouvaient une grande pertinence non seulement pour des sujets empruntés à la mythologie et à la tragédie antiques, mais aussi pour la représentation des nus sacrés, notamment la Passion du Christ et les martyres229. Le second exemple donné par Alberti est tiré de la peinture moderne, la navicella peinte à Rome par Giotto vers 1315 et dans laquelle il avait représenté les onze apôtres stupéfaits devant le Christ marchant sur les eaux : On loue aussi à Rome un navire, celui dans lequel notre peintre toscan Giotto a figuré les onze Apôtres frappés de peur et de stupeur en voyant leur compagnon marcher sur les ondes, chacun montrant selon sa propre mesure le signe du trouble de son âme sur son visage et dans tout son corps, de sorte que dans chacun d’entre eux en particulier apparaissent les mouvements particuliers des affects.230 Cic., Orat., ΧΧΙΙ, 74, éd. et trad. A. Yon (Paris : Les Belles Lettres, 1964), p. 26. Quint., Inst., II, 13, 13, trad. Cousin, t. II, p. 72 : « ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant pas comment rendre convenablement l’expression du père, il lui voilà la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré » (consumptis adfectibus, non reperiens quo digne modo patris uultum posset exprimere, uelauit eius caput et suo cuique animo dedit aestimandum). 228 Alberti, De Pictura, II, 44. 229 Charlotte Bouteille-Meister et Kjerstin Aukrust (dir.), Corps sanglants, souffrants et macabres : xvie-xviie siècle (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010) et Élisa de Halleux et Marianna Lora (dir.), Nudité sacrée. Le nu dans l’art religieux de la Renaissance, entre érotisme, dévotion et censure (Paris : Publication de la Sorbonne, 2011). 230 Alberti, De Pictura, II, 42, éd. Sinisgalli, p. 213-214 et ma trad. : Laudatur et nauis apud Romam, ea in qua noster Etruscus picto Giottus, undecim metu et stupore perculsos, ob socium, quem supra undas meantem uidebant, expressit, ita pro se quenque suum turbati animi inditium uultu, et toto corpore praeferentem, ut in singulis, singuli affectionum motus appareant. Cf. trad. Schefer, p. 179. 226 227
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Alberti loue dans sa description la capacité de Giotto à rendre non seulement pour chacun des apôtres un mouvement de l’âme singulier, mais encore avec l’intensité de sentiment qui est propre à chacun d’entre eux. Par ailleurs, il insiste sur le fait que le mouvement de l’âme est rendu par le mouvement du corps tout entier et non par la seule physionomie. Les prescriptions du théoricien florentin apparaissent comme des mises en garde contre les facilités et les excès d’une application abusive des principes de la physiognomonie et de la typologie des caractères. En suivant les préceptes des orateurs latins, il est aussi très proche du pseudo-Aristote ou de l’anonyme latin qui préconisaient un art laissant davantage de liberté au physiognomoniste pour observer et interprêter les mouvements de l’âme. Il assigne au peintre la mission de découvrir, en scrutant les mouvements du corps, la complexité et la richesse de ceux de l’âme et il invite le spectateur à déchiffrer les images et à deviner la mesure et la singularité des passions des différents personnages. Accidenti mentali (Léonard de Vinci) Léonard de Vinci faisait bien la distinction entre le caractère permanent d’un individu, qu’il nomme natura, et les passions occasionnelles ou perturbations de l’âme qu’il désigne par l’expression moti ou accidenti mentali231. Il envisageait en effet de traiter successivement dans son livre « Les mouvements violents et les mouvements continus » (CA fol. 122v°a). Léonard s’intéresse au premier chef à l’expression des émotions accidentelles. Le peintre doit s’attacher à peindre les mouvements spontanés qui révèlent les sentiments et les intentions de celui qui les accomplit : Des mouvements propres qui manifestent le mouvement de l’âme de celui qui se meut. Les mouvements et attitudes des figures doivent manifester l’accident mental propre de celui qui les exécute de telle manière qu’ils ne puissent signifier rien d’autre.232
L’expression évidente des affects des personnages est la condition nécessaire pour que le spectateur ait une compréhension claire de l’ac Laurenza, De figura umana…, p. 161-162. Léonard de Vinci, CU fol. 110r° = Trattato della pittura, 294, éd. Caroli, Leonardo…, p. 30 et ma trad. : De’ moti propri dimostratori del moto della mente del motore. I moti ed attitudini delle figure vogliono dimostrare il proprio accidente mentale dell’operatore di tali moti in modo che nessun’altra cosa possano significare. Cf. trad. Chastel, p. 246. 231 232
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tion du tableau. On voit bien que Léonard, comme Alberti, est averti du problème de l’équivocité des signes que le pseudo-Aristote avait soulevé dans les Premiers analytiques. L’art du peintre consiste entre autres à trouver le signe certain et univoque qui traduit chaque passion. C’est pourquoi, comme Alberti, il développe la question de la proximité des signes de la douleur et de la joie : Du rire et des pleurs et de ce qui les distingue. […] Tu ne donneras pas au visage de celui qui pleure les mêmes mouvements qu’à celui qui rit, bien qu’ils se ressemblent souvent ; car la bonne méthode est de différencier, tout comme l’émotion du rire est différente de l’émotion des pleurs. Chez ceux qui pleurent, les sourcils et la bouche varient suivant les différentes causes des pleurs ; car l’un pleure de colère, l’autre de peur et certains de tendresse et de joie, d’autres d’inquiétude, d’autres de peine et souffrance et d’autres par pitié ou par deuil d’avoir perdu des parents et amis ; et parmi ces pleurs, les uns semblent désespérés, les autres modérés ; quelques uns versent seulement des larmes, d’autres crient et certains lèvent le visage au ciel et baissent les mains avec les doigts entrelacés ; certains sont timides, les épaules haussées vers les oreilles, et ainsi de suite, selon les causes citées […].233
La méthode du peintre consiste à produire des différences entre les mouvements du corps ou du visage autant qu’il en existe dans les sentiments. Il doit s’exercer à distinguer les pleurs qui expriment la joie ou la douleur, mais aussi ceux qui sont causés par l’attendrissement, la colère, la peur, l’inquiétude, la peine, le deuil ou la pitié. Léonard de Vinci allonge la liste des passions que le peintre doit être apte à représenter : il ajoute notamment aux passions mentionnées par Alberti la tendresse (tenerezza) et la suspicion (sospetto), qui peuvent passer pour des modalisations des premières passions que constituent le plaisir et la crainte. De même, il s’attache à proposer une gradation de la douleur en distinguant peine (doglia), souffrance (tormento) et deuil (dolore de’parenti o amici persi). Léonard de Vinci, CU fol. 12r°, Trattato della pittura, 380, éd. Caroli, Leonardo…, p. 33 et trad. Chastel, p. 248 : Del ridere e del piangere e differenza loro. […]. Non farai il viso di chi piange con eguali movimenti di quel che ride, perché spesso si somigliano, e perché il vero modo si è di variare siccome è variato l’accidente del pianto dell’accidente del riso, imperocché, per piangere, le ciglia e la bocca si variano nelle varie cause del pianto, perché alcuno piange con ira, alcuno con paura, alcuno per tenerezza ed allegrezza, alcuno per sospetto, alcuno per doglia e tormento ed alcuno per pietà e dolore de’parenti o amici persi : de’ quali piangenti alcuni si mostra disperato, alcuno mediocre, alcuno grida, alcuno sta con il viso al cielo e con le mani in basso, avendo le dita di quelle insieme tessute ; altri timorosi con le spalle innalzate alle orecchie ; e così seguono secondo le predette cause […]. 233
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Il donne aussi quelques procédés précis pour varier la représentation des mouvements du corps en fonction de la passion. Il y a d’abord, comme chez Alberti, une différence de degré : on ne représente pas de la même façon une émotion modérée ou désespérée, poussée à son paroxysme. Pour exprimer une même passion, il existe donc une pluralité d’attitudes du corps possibles parmi lesquelles il faut faire un choix, selon l’intensité de l’affection de l’âme que l’on veut représenter. Le peintre a aussi la possibilité de combiner plusieurs signes et d’associer ou non les mouvements de plusieurs membres ou parties du corps : les larmes pour le visage, mais aussi la tête tournée vers le ciel, les mains pendantes, les épaules haussées… Léonard incite le jeune peintre à étudier attentivement le comportement des hommes et à dessiner sans cesse sur le vif pour affiner sa connaissance des passions humaines et augmenter ses capacités à les exprimer dans ses œuvres : Comment étudier les mouvements de l’homme. Les mouvements de l’homme doivent être appris après la connaissance des parties du corps et de l’ensemble de toutes les positions des membres et des articulations ; ensuite, en notant brièvement un petit nombre de signes, il faut voir les actes des gens dans leurs accidents, sans qu’ils s’aperçoivent que tu les observes ; car s’ils s’en rendaient compte, leur esprit s’occuperait de toi, et perdrait sa violence dans l’acte auquel il était précédemment entièrement occupé ; comme par exemple quand deux hommes en colère se disputent, et que chacun croit avoir raison, ils meuvent avec beaucoup de violence les sourcils et les bras et les autres membres, ayant des gestes appropriés à leur intention et à leur parole ; et tu ne parviendrais pas à le faire, si tu voulais leur faire feindre une telle colère ou un autre accident comme le rire, le pleur, la douleur, l’admiration, la peur et d’autres semblables […].234
Léonard conseille en effet à l’apprenti de toujours avoir sur lui un cahier sur lequel il notera rapidement, à l’occasion, les mouvements 234 Léonard de Vinci, CU fol. 60r° et v°, Trattato della pittura, 175, éd. Caroli, Leonardo…, p. 32 et trad. Chastel, p. 245 (modifiée) : Dell’imparare i movimenti dell’uomo. I movimenti dell’uomo vogliono essere imparati dopo la cognizione delle membra e del tutto in tutti i modi delle membra e giunture, e poi con breve notazione di pochi segni vedere gli atti degli uomini ne’ loro accidenti, senza ch’essi s’avveggano che tu li consideri perché se s’avedranno di tal considerazione, avrano la mente occupata a te, la quale avrà abbandonato la ferocità del lor atto, al quale prima era tutta intenta, come quando due irati contendono insieme, e che ciascuno pare aver ragione, i quali con gran ferocità muovono le ciglia e le braccia e gli altri membri, con atti appropriati alla loro intenzione e alla loro parole ; il che far non potresti, se tu gli volessi far fingere tal ira, o altro accidente, come riso, pianto, dolore, ammirazione, paura e simili […].
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accidentels de l’âme ainsi que les actes qui les manifestent. Ces études lui seront très utiles, dit-il, pour composer ses tableaux. Il insiste toujours sur le fait que le peintre doit ne discerner et ne retenir que peu de signes (pochi segni) qui seront révélateurs de l’émotion accidentelle. On remarque que ces signes ne se limitent pas à la physionomie, mais concernent les gestes de tous les membres, et en particulier les bras. Il souligne aussi que le peintre doit être voyeur mais non pas vu par celui qu’il observe, car la conscience d’être vu perturbe l’âme et diminue l’intensité des affects. L’anonyme latin conseillait déjà au physiognomoniste d’observer une personne à plusieurs reprises et à l’improviste, de peur qu’elle ne dissimule ses sentiments235. La pudeur, la crainte de déplaire, la conscience du ridicule peuvent aussi conduire les gens à maîtriser ou déguiser leurs passions et feront perdre aux mouvements du corps leur vivacité et leur clarté d’expression. C’est quand les gens s’emportent, entièrement livrés à leur passion, que leurs gestes sont en harmonie parfaite non seulement avec les mouvements de leur âme, mais aussi précisément avec leurs pensées et leurs paroles. Enfin, comme pour confirmer la validité et la fécondité de sa méthode d’observation, il propose une liste des accidents de l’âme dans laquelle apparaît une émotion nouvelle, l’admiration (ammirazione). On sait que la notion aristotélicienne de stupeur admirative (thaumaston) donne lieu en rhétorique et en poétique, dans les mêmes années, à une redéfinition de l’admiratio comme l’étonnement suscité par la beauté du discours en prose ou en vers236 ; l’admiration apparaît simultanément dans la théorie de la peinture où elle devient l’une des émotions importantes à étudier et à représenter. Léonard de Vinci établit explicitement le rapport entre l’expression des accidents de l’âme en peinture et la rhétorique des passions. Il invoque le modèle de l’orateur qui, dans l’action du plaidoyer, accompagne son discours par les gestes des mains et des bras : Comment les mains et les bras dans toutes leurs opérations doivent manifester le plus possible l’intention de celui qui les accomplit. Anonyme latin, De physiognomonia, 11, éd. et trad. André, p. 59-60. Francesco Tateo, Umanesimo etico di Giovanni Pontano, « La “poetica” dell’Actius e i limiti del De sermone » (Lecce : Milella, 1972), p. 105-109 ; Marc Deramaix, « Excellentia et Admiratio dans l’Actius de Giovanni Pontano. Une poétique et une esthétique de la perfection », Mélanges de l’École française de Rome, 99 (1987), p. 171212 ; Véronique Denizot, « Comme un souci aux rayons du soleil : Ronsard et l’invention poétique de la merveille » (Genève : Droz, 2003), p. 39-45 et Virginie Leroux et Émilie Séris, Théories poétiques néo-latines (Genève : Droz, 2018), p. 25 ; 112-116 et 995-997. 235
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Comment les mains et les bras dans toutes leurs opérations doivent manifester autant que possible l’intention de celui qui les accomplit, parce que celui qui a un jugement affectif, accompagne avec ceux-ci toutes les intentions de son esprit dans tous ses mouvements. Et toujours les bons orateurs, quand ils veulent persuader leurs auditeurs d’une chose, accompagnent avec les mains et les bras leurs paroles, bien que quelques insensés ne se soucient pas d’un tel ornement et paraissent dans leur tribunal comme des statues de bois, par la bouche desquelles passe à travers un conduit la voix d’un homme qui serait caché dans ledit tribunal. Et une telle habitude est un grand défaut chez les vivants et, bien plus, dans les figures feintes, lesquelles, si elles ne sont pas aidées par leur créateur avec des actes vifs et adaptés à l’intention que tu imagines être dans telle figure, sont mortes dans leur action. Mais pour revenir à notre propos, nous montrerons et nous parlerons plus bas de plus d’accidents, c’està-dire du mouvement de l’homme en colère, de la douleur, de la peur, de l’effroi subi, du pleur, de la fuite, du désir, du commandement, de la paresse et de la sollicitude et d’autres semblables.237
Le peintre fait un parallèle entre les mots et les gestes du corps, qui expriment les uns et les autres les intentions de l’esprit (gli intenti mentali). Il convoque la théorie de l’action oratoire, qui a notamment été développée par Cicéron et Quintilien, même s’il privilégie ici l’une de ses trois parties, le geste de la main (manus), et néglige, semble-t-il, la démarche (gradus). Toute figure peinte, a fortiori un nu, doit donc fonctionner comme l’orateur en pleine plaidoirie : son corps doit être aussi éloquent que son discours et persuader de ses intentions. La comparaison du mauvais orateur à une statue de bois, c’est-à-dire un objet inerte à travers lequel la voix de l’orateur serait émise comme dans un porte Leonardo da Vinci, Lu 368, McM 396, Trattato della pittura, 365, éd. Caroli, Leonardo…, p. 33 : Come le mani e le braccia in tutte le loro operazioni hanno da dimostrare l’intenzione del loro motore il più che si può. Come le mani e le braccia in tutte le loro operazioni hanno da dimostrare l’intenzione del loro motore quanto sarà possibile, perché con quelle, chi ha affezionato giudizio, si accompagna gl’intenti mentali in tutti i suoi movimenti. E sempre i bravi oratori, quando vogliono persuadere agli uditori qualche cosa, accompagnano le mani e le braccia con le loro parole, benché alcuni insensati non si curino di tale ornamento, e paiano nel loro tribunale statue di legno, per la bocca delle quali passi per condotto la voce di alcun uomo che sia nascosto in tal tribunale. E questa tale usanza è gran difetto ne’vivi, e molto più nelle figure finte, le quali se non sono aiutate dal loro creatore con atti pronti ed accomodati all’intenzione che tu fingi esser in tal figura, allora essa figura sarà giudicata due volte morta, cioè morta per che essa non è viva, e morta nella sua azione. Ma per tornare al nostro intento, qui di sotto si figurerà e dirà di più accidenti, cioè del moto dell’irato, de dolore, della paura, dello spavento subito, del pianto, della fuga, del desiderio, del comandare, della pigrizia e della sollecitudine, e simili. Cf. éd. Vecce, p. 288. ( Je donne mes traductions). 237
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voix, rappelle la comparaison des nus ratés avec un bout de bois238. On comprend que l’échec du nu n’est pas seulement dû à un défaut de savoir anatomique, mais aussi, et peut-être surtout, à l’incapacité du dessinateur à faire vivre sa figure en lui donnant un mouvement corporel en accord avec son « accident mental ». Léonard expose l’idée, développée dans d’autres feuillets, qu’une figure qui n’exprime pas une vie intérieure quelle qu’elle soit – pensée, intention, affect – est deux fois morte, non seulement parce qu’elle est ontologiquement une image, mais aussi parce qu’elle échoue à exprimer la vie du personnage qu’elle représente239. La comparaison de la figure peinte avec le corps de l’orateur devient plus claire si on la rapporte à la note CA fol. 139rod : le peintre affirme dans celle-ci qu’une figure doit être peinte de façon à ce que le spectateur puisse aisément connaître, par les attitudes, ce que conçoit son esprit (il concetto della mente)240. Il oppose alors deux figures d’orateurs, celle de l’homme de bien, dont les gestes sont en harmonie avec la loyauté de son discours et un homme brutal, dont les mouvements sont brusques et les bras tendus vers son auditeur. De plus, exploitant encore l’adage qui veut que la peinture soit muette, il compare cette fois non la figure peinte, mais le spectateur du tableau à un sourd qui devine aux gestes et au mouvement des lèvres le sens des propos des orateurs. Le raisonnement analogique aboutit à une prescription de mediocritas proche de celle formulée par Alberti, car le sourd comprend plus facilement un homme qui chuchote lentement, qu’un homme qui hurle avec véhémence. Enfin, Léonard de Vinci annonce son intention de traiter plus systématiquement des différents accidents mentaux et donne encore une liste différente de passions : à la colère, à la douleur et à la peur, il ajoute cette fois, sans ordre ni classification apparente, l’effroi subit (spavento subito), le pleur (pianto), la fuite (fuga), le désir (desiderio), le commandement (comandare), la paresse (pigrizia) et le tracas (sollicitudine). Usant de la langue Voir supra, p. 279. Leonardo da Vinci, Trattato della pittura, 372, éd. Caroli, Leonardo…, p. 32 : « Que si les figures n’expriment pas l’esprit, elles sont deux fois mortes. Si les figures ne font pas des gestes vifs qui expriment avec les membres ce que conçoit leur esprit, ces figures sont deux fois mortes : elles sont mortes principalement parce que la peinture en soi n’est pas vivante, mais qu’elle exprime des choses vivantes sans vie, et si on ne leur ajoute pas la vivacité de l’acte, elle demeure morte une seconde fois. » (Che se le figure non esprimono la mente sono due volte morte. Se le figure non fanno atti pronti i quali colle membra esprimano il concetto della mente loro, esse figure sono due volte morte, perche morte sono principalmente ché la pittura in sé è non viva, ma esprimitrice di cose vive senza vita, e se non si aggiunge la vivacità dell’atto, essa rimane morta la seconda volta […]). 240 Cf. trad. Servicen, II, p. 274. 238 239
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vulgaire, Léonard inclut dans son catalogue des passions à peindre des sentiments développés dans la littérature vernaculaire. Grand lecteur de Dante, Léonard de Vinci a pu trouver dans le Purgatoire une peinture de la paresse (IV), du désir (XV) et de l’ange de la Sollicitude (XVIII et XIX). Il existe pour Léonard un langage des gestes à l’imitation de celui du discours et les gestes ont la capacité de figurer à l’infini les pensées humaines, tout comme le fait la langue par son système combinatoire. Cette conception d’un art de peindre dont la finalité est la connaissance et l’analyse des affects et dont le fonctionnement est comparable à celui du langage témoigne de l’influence du second traité des Physiognomonica attribué à Aristote et de l’anonyme latin. Léonard s’intéresse plus particulièrement à différents endroits de ses Carnets à la représentation de passions extrêmes comme la colère ou le désespoir. Ce dernier notamment semble exiger la nudité, qui rend mieux visible les gestes de la figure et traduit avec plus d’intensité la violence d’une passion dans laquelle l’âme se livre sans retenue : Comment représenter un désespéré. Tu feras le désespéré se donner un coup de couteau, avoir lacéré avec ses mains ses vêtements, et que l’une de ces mains soit en train de déchirer la blessure. Et tu le feras les pieds écartés, les jambes un peu pliées, et toute la personne penchée vers la terre, les cheveux en désordre et épars.241.
Cette image s’écarte de l’iconographie médiévale qui représentait généralement le désespéré en train de se pendre, comme l’avait fait Giotto dans la Chapelle des Scrovegni à Padoue242. En revanche, on a vu que dans la tradition physiognomonique de Polémon de Laodicée, le désespoir était associé au geste brutal et insensé d’arracher ses propres vêtements243. Toutefois le peintre s’attache aussi à représenter des émotions plus modérées et plus subtiles. En substituant au trouble de l’âme l’accident mental, Léonard de Vinci s’écarte de la conception stoïcienne des maladies de l’âme et de la condamnation chrétienne des passions. La curiosité 241 Léonard de Vinci, A fol. 109v°, Trattato della pittura, 378, éd. Caroli, Leonardo…, p. 34 et ma trad. : Come si figura un disperato. Al disperato farai darsi d’un coltello, e con le mani aversi stracciato i vestimenti, e sia una d’esse mani in opera a stracciar la ferita, e lo farai con i piè distanti, e le gambe alquanto piegate, e la persona similmente verso terra con capelli stracciati e sparsi. Cf. trad. Servicen, II, p. 264 et Chastel, p. 247. 242 Émilie Séris, Les étoiles de Némésis. Rhétorique de la mémoire dans la poésie d’Ange Politien (1454-1494) (Genève : Droz, 2002), p. 184. 243 Voir supra, p. 314.
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de l’observateur, soucieux d’explorer la nature humaine, l’emporte sur le jugement du moraliste sur les vices et les vertus244. Léonard s’attache à distinguer les mouvements du corps et les attitudes des émotions diverses, sans chercher à les classer parmi les affects négatifs ou positifs, dans le seul but d’enrichir la gamme des passions dont il peut disposer. Il s’agit d’étendre les possibilités d’expression du peintre et de varier ses compositions. De plus, le siège des affects étant l’esprit (mente) plus encore que l’âme (anima), les accidents mentaux comprennent aussi les intentions, les pensées ou les paroles qui sont la cause des gestes d’une personne. Les signes du corps se rapprochent davantage de ceux du langage humain et le modèle explicite de l’expression picturale des passions est clairement la rhétorique. Léonard paraît particulièrement proche de Quintilien, qui distingue non les passions et les vices, mais plutôt les émotions calmes et douces des émotions violentes et subites. En effet, dans l’Institution oratoire (VI, 2, 9), à propos de la péroraison, Quintilien classe les sentiments en deux espèces : les émotion vives (adfectus concitatos) et les mouvements violents (motus uehementes) relèvent du pathos qu’il traduit par adfectus, tandis que les émotions calmes et mesurées (mites et compositos) et les mouvements doux (lenes) constituent l’êthos de l’orateur qu’il traduit par mores en latin245. Avec Quintilien, l’opposition entre le pathos et l’apathéia ou l’ataraxie, essentielle aux doctrines stoïcienne et épicurienne, laisse place, grâce à une redéfinition du pathos par rapport à l’êthos, à une répartition entre les affects violents et subits et les affects doux et continus. Les uns comme les autres ont une utilité en rhétorique et leur différence s’exprime plutôt en termes esthétiques : l’êthos renvoie au genre de la comédie et le pathos à celui de la tragédie246. De fait, si l’on compare le tableau inachevé représentant Saint Jérôme dans le désert (c. 1482, Vatican, Pinacothèque) et le mystérieux tableau de Saint Jean-Baptiste (Saint Jean Baptiste, 1508-1519, Paris, Louvre), Léonard y donne à voir deux affects très divers, l’un violent et l’autre doux247. Jérôme par son attitude recroquevillée, les gestes désordonnés de ses bras, son buste penché en avant et sa tête inclinée vers la gauche exprime une dévotion passionnée et violente, alors que Jean-Baptiste, debout, une Laurenza, De figura umana…, p. 149. Perrine Galand-Hallyn, « Le statut du sujet dans les théories de la représentation antiques et humanistes », in Ethos et Pathos…, dir. F. Cornilliat et R. Lockwood, p. 3752. 246 Quint., Inst., VI, 2, 20. 247 Sur le Saint Jérôme dans le désert, voir Arasse, Léonard de Vinci…, p. 344-349. 244 245
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main levée vers le ciel, l’autre tenant la croix, la tête inclinée vers la droite, montre une foi sereine et apaisée. Notons encore que ces deux genres d’affects correspondent aux deux types anatomiques du nu sec et du nu gracieux, en même temps qu’à deux âges de la vie. Daniel Arasse a du reste montré l’ambiguïté du Saint Jean-Baptiste-Bacchus, un nu androgyne capable de susciter l’amour dans les peintures à sujet religieux comme dans les autres et qui ressusciterait le pouvoir de la Vénus de Cnide248. Passions sensuelles, rationnelles et intellectuelles (Giovanni Paolo Lomazzo) Au cours du xvie siècle, la diffusion et le commentaire de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote nourrissent la réflexion des théoriciens de l’art sur les passions et lui donnent une nouvelle ampleur. Daniele Barbaro publie en 1544 la traduction latine de la Rhétorique par son grand oncle Ermolao Barbaro (1479) et il l’accompagne d’un commentaire dans lequel il propose une nouvelle classification des passions249. Avec les travaux sur la Poétique, ce n’est plus seulement l’expression des passions des personnages-orateurs qui est en jeu, mais leur théâtralisation, leur mise en scène du point de vue du spectateur. Dans le Dialogue sur la peinture intitulé l’Arétin, le polygraphe vénitien Lodovico Dolce envisage une esthétique de la réception : la terribilità ou, inversement, la douceur des figures sont définies en fonction de la manière avec laquelle elles sont représentées et surtout de l’affect qu’elles suscitent, l’effroi ou le plaisir250. Mais c’est le peintre lombard Giovanni Paolo Lomazzo qui a le plus contribué à systématiser la classification des passions et leurs procécés d’expression en peinture. Son Traité de l’art de la peinture, publié à Milan en 1584251, a pour dessein de porter la Contre-Réforme dans l’art et participe à ce titre au 248 Arasse, Léonard de Vinci…, p. 461-469 et Vincent Delieuvin, « Lumière sur le Saint Jean Baptiste », Grande Galerie-Le journal du Louvre, 38 (déc. 2016-fév. 2017), p. 48-51. 249 Daniele Barbaro, In tres libros Rhetoricum Aristotelis commentaria (Lyon : S. Gryphe, 1544). Voir Pierre Lardet, « Les traduction de la Rhétorique d’Aristote à la Renaissance », in Traduction et traducteurs du Moyen Âge, dir. G. Contamine (Paris : CNRS, 1989), p. 15-30 ; Lawrence D. Green, « Aristotle’s Rhetoric and Renaissance conceptions of the soul », in La Rhétorique d’Aristote. Traditions et commentaires de l’antiquité au xviie siècle, dir. G. Dahan et I. Rosier-Catach (Paris : Vrin, 1998), p. 283-297 et Mesniel, « La Rhétorique des passions… », p. 625-639 (p. 629-631). 250 Voir supra, Introduction, p. 56-60, Deuxième partie, p. 283-284 et infra, p. 410 sq. 251 Lomazzo, Trattato dell’arte… Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant : savoir et représentation des passions au xviie siècle (Paris : L’Harmattan), 2001, p. 168.
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courant néo-platonicien ambiant, qui fait de la beauté une manifestation extérieure du Bien. Cependant, la théorie des affects de Giovanni Paolo Lomazzo est fortement influencée par la Rhétorique et la Poétique d’Aristote ainsi que par la tradition scolastique252. En outre, cet artiste polyvalent connaît très bien la physiognomonie, comme en témoignent ses peintures grotesques et sa poésie (Rime et Rabisch)253. S’il aborde assez brièvement la question des traits de caractère dans le premier livre du traité, en même temps qu’il règle les problèmes de proportions du corps humain (I, 7), il s’intéresse avec soin à la figuration des passions dans le second livre, qui est consacré aux mouvements254. Selon lui, en effet, la difficulté de la peinture consiste à représenter, en plus des passions habituelles qui constituent le caractère de la figure, ses émotions accidentelles. C’est pourquoi, plus encore que dans l’héritage d’Euphranor, Parrhasios et Aristide de Thèbes, il s’inscrit dans la suite des recherches de Léonard de Vinci, faisant l’éloge d’un Christ Enfant dans lequel le maître avait réussi à mêler le caractère infantile et la sagesse de l’homme mûr255. Lomazzo centre d’emblée son étude du mouvement sur les affects du spectateur. S’il convoque la doctrine de la physiognomonie, ce n’est pas tant pour exprimer les émotions de la figure que pour susciter celles du public. Le livre II s’ouvre sur le constat de l’extraordinaire efficacité du mouvement dans l’art : la représentation du mouvement provoque chez le spectateur une émotion comparable à celle qui est censée provoquer le mouvement de la figure. Lomazzo reprend l’exemple du rire et du pleur et cite la célèbre formule d’Horace : « si tu veux que je pleure, il faut d’abord que tu souffres toi-même » (si uis me flere dolendum est primum ipsi tibi)256. Pour lui, le rapport entre l’affect représenté et celui éprouvé par le destinataire est une causalité presque mécanique : un homme observant un personnage souriant dans un tableau se mettra automatiquement à sourire et la représentation d’un homme en train de méditer le poussera à la réflexion… Manegold, Wahrnehmung. Bild. Gedächntis…, p. 93-104. Manuela Kahn-Rossi et Francesco Porzio (dir.), Rabisch. Il grottesco nell’arte del Cinquecento. L’Accademia di Val di Bieno, Lomazzo e l’ambiente milanese (Milan : Skira, 1998), en part. Francesco Porzio, « Lomazzo e il realismo grottesco : un capitolo del primitivismo nel Cinquecento », p. 23-36 ; Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum : théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français (Genève : Droz, 2003), p. 552 et Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, « Art and Grotesque », p. 63-73. 254 Laurenza, De figura umana…, p. 165-166. 255 Lomazzo, Trattato dell’arte…, p. 127. 256 Hor., Ars, 102-103. Voir supra, p. 322 infra, p. 409. 252 253
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Ainsi une peinture représentée avec des mouvements peints comme dans la nature fera sans doute rire avec celui qui rit, penser avec celui qui pense, s’affliger avec celui qui pleure, être gai et se réjouir avec celui qui est gai, et aussi s’émerveiller avec celui qui s’émerveille, désirer une belle jeune femme pour épouse en voyant une femme nue, compâtir avec qui se lamente […]257
Cette haute idée du pouvoir de la peinture s’appuie encore sur une tradition antique. Plutarque par exemple rapportait que Cassandre, le général d’Alexandre, le redoutait tellement qu’il tremblait encore devant son effigie, après sa mort258. D’autre part, on remarque que Lomaz zo place le nu féminin parmi les exemples d’images suscitant automatiquement une passion, à savoir le désir. Pourtant le phénomène n’est pas exactement le même que pour les autres affects : la figure ne provoque pas le désir parce que son mouvement traduit le désir, mais seulement, semble-t-il, parce qu’elle est nue. C’est le seul cas où l’émotion du spectateur n’est pas la réplique exacte, le reflet de l’émotion peinte : c’est un effet spécifique de la nudité. Enfin, l’émerveillement, auquel on a vu que Léonard avait donné une place, déjà, dans la peinture des passions, apparaît également chez Lomazzo, associé au désir provoqué par le nu. Pour le peintre, l’expression des mouvements de l’âme par les mouvements du corps est la partie la plus importante, la plus nécessaire à connaître et la plus difficile de tout l’art de la peinture : Cette partie est la plus difficile à réaliser qui soit dans tout l’art de la peinture et aussi la plus importante et la plus nécessaire à savoir. Puisque grâce à elle les peintres font reconnaître les morts différents des vivants, les fiers des humbles, les fous des sages, les tristes des gais, et en somme toutes les passions et gestes distincts entre eux qu’un corps humain peut montrer et faire, qui se réclament par ce nom de mouvement de rien d’autre que d’une certaine expression et démonstration extérieure dans le corps de ces choses que ressent intérieurement l’âme. Parce que par cette voie l’on connaît les mouvements internes des gens non moins que par leurs paroles et même davantage […].259 Lomazzo, Trattato dell’arte…, II, 1, p. 105 (harmonisée) : Cosi e non altrimenti una pittura rappresentata come dianci diceva con moti al naturale ritratti farà senza dubbio ridere, con chi ride, pensare con chi pensa, ramaricarsi, con chi piange, rallegrarsi e gioire con chi s’allegra ; et oltre di ciò maravigliarsi con chi si maraviglia, desiderare una bella giovane per moglie vedendo una ignuda, compatire con chi s’affliga […]. 258 Plut., Alex., 74, 6. 259 Lomazzo, Trattato dell’arte…, II, 2, p. 108 : Questa parte è la più difficile a conseguire che sia in tutta l’arte ; et anco la più importante e più necessaria da sapersi. Percioche con questa i pittori fanno conoscere differenti i morti da i vivi ; i fieri da gl’humili, i pazzi da 257
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Comme chez Alberti et surtout chez Léonard de Vinci, la physiognomonie est le secret de la variété des figures, parce qu’elle permet de les différencier en leur donnant des mouvements aussi variés qu’il existe de passions de l’âme différentes. Or la variété est la fin de la peinture, car c’est elle qui procure le plus grand plaisir au spectateur260. Comme les auteurs antiques des Physiognomonica et comme Léonard de Vinci, Lomazzo voit dans les mouvements du corps un langage qui traduit aussi sûrement les mouvements de l’âme que les mots et même davantage, car le discours peut être trompeur, mais pas l’expression spontanée du corps. Le bon peintre doit donc s’attacher à représenter principalement le mouvement : comme l’émotion est la force motrice des mouvements corporels, le chef d’œuvre est un tableau qui révèle dans l’action et les gestes des personnages les « actions secrètes de la nature », ces mouvements intimes qui restent cachés dans le cœur. Or, cette connaissance du mouvement est ce qu’il y a de plus difficile dans l’art ; c’est un don, pour ainsi dire, divin comparable à l’inspiration du poète. Au chapitre 3 du livre II, Giovanni Paolo Lomazzo propose un système complexe comprenant les passions (passioni) et les puissances inférieures de l’âme (potenze inferiori). Étudiant d’abord méthodiquement les passions, il les divise en trois sortes en fonction de leur origine, les passions sensuelles ou naturelles, les passions rationnelles et les passions mentales ou intellectuelles, et aussi selon qu’elles regardent le bien ou le mal. Les espèces des passions sensitives ou naturelles sont donc l’avantage et l’inconvénient (commodo et incommodo), le plaisant et l’agressif (dilettevole et offensivo). Les passions rationnelles sont la vertu et le vice (virtù et vitio), la louange et le blâme (lode et vituperio), l’utile et l’inutile (utile et inutile), l’honnête et le malhonnête (honesto et dishonesto). Quant aux passions intellectuelles, elles se divisent en juste et injuste (giusto et ingiusto) et vrai et faux (vero et falso). Lomazzo prend soin dans un premier temps de distinguer les passions des puissances inférieures, qui se divisent en concupiscible et irascible et considèrent le bien ou le mal. La puissance concupiscible cause, absolument, l’amour ou luxure (amore ou lussuria) et la haine (odio) ; par l’absence, la cupidité (cupidità) i savii, i mesti da gli allegri et in somma tutte le passioni e gesti che puo muo mostrare e fare un corpo humano tra se distinti, che si dimandano con questo nome di moto, non per altro che per una certa espressione e dimostratione estrinseca nel corpo di quelle cose che patisce internamente l’animo. Che non meno per questa via si conoscono i moti interni delle genti che per le parole anzi più […]. 260 Alberti, De pictura, II, 40 (trad. Schefer, p. 169-170) et Léonard de Vinci, G fol. 5v° (trad. Servicen, II, p. 281) ou CU fol. 59v°-60r° (trad. Chastel, p. 118).
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et le désir (desiderio) ; par l’imminence, l’horreur (orrore), la fuite (fuga) et l’abomination (abominatione) et, par la présence, ou bien le plaisir (diletto), la joie (allegrezza) et l’agrément (piacere)261 ou au contraire tristesse (tristitia), angoisse (angustia) et douleur (dolore). La puissance irascible considère le bien et le mal, selon la difficulté d’acquérir et d’obtenir ou bien de fuir et d’éviter. Elle engendre donc tantôt la confiance (confidanza) et l’espérance (speranza), voire l’audace (audacia), tantôt le doute (diffidanza), le désespoir (disperatione), la peur (paura) ou la crainte (timore). Elle peut aussi tourner à la vengeance quand elle a subi une injure ou une offense et provoque alors la colère (ira). En somme, Lomazzo adopte des catégories aristotéliciennes comme la distinction entre l’âme sensitive, rationnelle et intellectuelle et l’idée que le désir et la colère, les deux impulsions irréfléchies, sont la source des autres affects et la cause de nombreuses actions (Rhétorique, I, 1369a). Il reprend surtout à Thomas d’Aquin les divisions entre le concupiscible et l’irascible, entre les passions suscitées par un mal et celles suscitées par un bien, entre celles qui portent sur le présent et celles qui portent sur l’avenir ou encore entre les passions et les « forces inférieures à la raison »262. La question 95 de la Somme théologique, à laquelle Lomazzo se réfère plus particulièrement, discutait des passions d’Adam et commentait le livre XIV de la Cité de Dieu, où Augustin avait distingué la nudité innocente du premier homme et la nudité honteuse qui avait suivi le péché originel263. Cette tentative de synthèse pour combiner pathè aristotéliciens et passiones chrétiennes, qui n’est pas sans similitude avec celle de Daniele Barbaro dans son commentaire de la Rhétorique d’Aristote, a pour résultat un catalogue original et qui tend manifestement à revaloriser les passions. Il est remarquable que Lomazzo applique, dans un premier temps du moins, le terme de passioni non aux perturbations de l’âme dérivées du désir ou de la colère, mais à des « appréhensions » (apprensioni) de notions diverses : c’est ainsi qu’il existe un sentiment du juste et de l’injuste, et même du vrai et du faux264. Plus frappante encore est la justi261 Le terme spiacere, que l’on lit à cet endroit dans l’édition de 1584, me paraît incohérent puisqu’il s’agit d’une application de l’âme concupiscible au bien. 262 Thomas d’Aquin, Summa theologia, Ia, quest. 95, art. 2 responsio et art. 3 responsio. 263 Aug., Ciu., XIV, 17. Voir Carla Casagrande, « Les passions d’Adam selon Augustin et Thomas d’Aquin », in L’homme et ses passions…, dir. I. Boehm, J.-L. Ferrary et S. Franchet d’Espérey, p. 561-562. 264 Chez Aristote, justice et injustice, honnêteté et malhonnêteté sont des habitus (Rhet., I, 10, 1368a).
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fication donnée à la colère elle-même, qui n’est envisagée que comme la réaction à un outrage265. Il est vrai qu’à la fin du chapitre Lomazzo aboutit à une liste simplifiée de onze « passions ou affects de l’âme » qui sont à l’origine de tous les mouvements que le peintre peut introduire dans les corps : l’amour, la haine, le désir, l’horreur, l’allégresse, la douleur, l’espérance, le désespoir, l’audace, la peur et la colère266. Il s’agit bien cette fois des mouvements de l’âme causés, pour les six premiers, par le concupiscible et, pour les cinq derniers, par l’irascible ; mais si les cinq passions de l’irascible correspondent exactement à celles de la Somme théologique, Lomazzo s’écarte cependant de la morale thomiste pour les passions de la concupiscence, notamment par l’importance centrale donnée au couple antithétique du désir et de l’horreur. Dans les chapitres suivants, Lomazzo s’emploie à montrer comment ces passions premières engendrent dans la nature une infinité d’émotions variées. Il reformule tout d’abord le principe aristotélicien de la co-affection de l’âme et du corps (II, 4 : Come il corpo si muta per le passioni dell’animo). Les mouvements de l’âme sensitive et imaginative changent les accidents dans le corps et produisent dans les membres des qualités variées. La transmutation du corps est expliquée par la physiologie des « esprits » qui, selon les affects, se poussent en avant (la joie), ou bien se resserrent (la peur), ou encore montent au cerveau (la honte). Toutefois, la variété des mouvements du corps ne tient pas seulement à la grande diversité des émotions, mais aussi au fait que les mêmes passions produisent des mouvements différents dans les différents corps selon le tempérament humoral de la personne (II, 5). Les mutations du corps sous l’effet des passions de l’âme sont en effet expliquées par la théorie médicale des humeurs : c’est la proportion des quatre humeurs, flegme, mélancolie, sang et choléra qui détermine les gestes en même temps que les mouvements de l’âme. La variation des mouvements de l’âme s’explique encore par d’autres facteurs comme la contagion des affects (II, 6), l’influence des astres (II, 7) ou la différence entre les cinq sens (II, 8). C’est pourquoi Lomazzo finit par traiter de l’expression d’une multitude d’émotions, négatives ou positives, qui semblent s’engendrer les unes les autres plutôt que suivre un ordre raisonné. Les émotions naissent et se singularisent à mesure que le peintre produit des différences entre les attitudes et les mouvements du corps qu’il dessine pour ainsi dire sous Cf. Arist., Rhet., II, 1379a. Lomazzo, Trattato dell’arte…, II, 3, p. 113 : Da questo discorso ne resta chiaro che si trovano undici passioni, o vogliamdir affetti nell’animo nominati, amore, odio, desiderio, orrore, allegrezza, dolore, speranza, disperatione, audacia, timore, & ira. 265 266
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les yeux du lecteur. Au total, ce ne sont pas moins de quatre-vingt-seize mouvements particuliers que Lomazzo identifie dans les actes humains. Il développe un vaste catalogue de passions qu’il illustre au besoin par des citations de Dante ou de l’Arioste. Pour chacune d’entre elles il donne aux peintres des prescriptions précises : par exemple, l’humilité produit des gestes de deux sortes, ou bien cléments ou bien mesquins ; la jalousie crispe tous les membres et la honte rend les gestes timides et circonspects. S’il reprend certaines indications ponctuelles à Léonard de Vinci, il développe et systématise les procédés de l’expression des passions de manière inédite. Il donne aussi des exemples de sujets de tableau illustrant avec évidence les passions et certains d’entre eux supposent la nudité des figures : il suggère la représentation d’Adam et Ève chassés du paradis comme expression de la mélancolie, la tête inclinée et le menton dans la main (II, 9) ; la force d’âme se traduit par des actes puissants chez Achille, Hector, Abraham ou Samson (II, 10) ; la vénusté par la beauté du corps et la grâce des gestes chez Vénus et ses compagnes (II, 13). On retiendra en particulier l’intéressante analyse des baisers. Lomaz zo remarque qu’il y a mille et une manières d’embrasser, selon les personnes qui s’embrassent, le lieu où elles s’embrassent et selon les affects qu’elles éprouvent l’une et l’autre : Parce que si l’une n’est pas consentante, au lieu d’embrasser, elle doit lutter, ouvrir la bouche, griffer, crier, mordre, faire tous les autres gestes qui doivent toujours être exprimés selon l’histoire que l’on veut représenter. Et ainsi on représentera d’une manière Cléopâtre et Marc Antoine, les filles de Loth avec leur père, Myrrha et son père, Phœbus et Leucothoé, Phèdre et Hippolyte, la reine d’Égypte avec Josèphe et autrement Térée et Philomèle, Tarquin le Superbe et Lucrèce, la romaine, et beaucoup d’autres qui s’embrassent de manière différente, tantôt parce qu’ils sont forcés, tantôt par amour. De même, le baiser fait faire des gestes différents aux corps selon les diverses circonstances. Qui embrasse un mort, par exemple son fils, fait des mouvements douloureux, désespérés, larmoyants comme de le serrer, de se débattre, de se griffer, lever les mains, s’agiter, s’évanouir, rouler les yeux, crier et des gestes semblables […].267 Ibid., II, 13, p. 149 : Perche sè l’uno non consente, in vece di abbracciare, hà da offendere, aprir le braccia, graffiar, gridare, mordere, far cotali altri atti i quali s’hanno da esprimere sempre, secondo che si legge nell’historie, che si voglion fare. Et cosi in un modo si rappresentarà Cleopatra con Marc’Antonio, e le figlie con suo padre Loth ; Mirra, co’l padre, Febo con Leucotoe, Fedra con Ippolito e la regina d’Egitto con Gioseppe ; et altrimenti Tereo con Filomela, Tarquinio superbo con Lucretia Romana e molti altri che diversamente abracciarono, hor per viva forza, e hor per amore. Il bascio parimente fà diversamente far i gesti à i corpi secondo le diverse occorrenze. Che sè si bascia un morto, come d’un figliuolo, 267
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Le peintre distingue non seulement l’étreinte amoureuse du baiser funèbre (osculum mortis), mais aussi le baiser consenti et le baiser volé. Il invite le futur peintre à réinterpréter les grands sujets historiques, bibliques ou mythologiques en moraliste et en physiognomoniste et à en faire des prétextes pour exprimer les passions humaines : la lascivité de Cléopâtre, le désir impulsif de Tarquin, l’horreur et l’effroi de Lucrèce, la douleur et la piété de la Vierge se lamentant sur le Christ mort… Il suggère à chaque fois des attitudes, des gestes, des procédés pour peindre l’histoire et montrer clairement les mouvements de l’âme des protagonistes. On comprend mieux le succès du thème de Tarquin et Lucrèce, tant de fois représenté par Titien et Tintoret : il permettait aux peintres de mettre en scène des passions opposées et de montrer leur aptitude à varier l’expression de l’âme (Fig. 28)268. Ainsi, l’émotion nait d’abord en peinture des mouvements du corps. Les théoriciens du nu ont trouvé dans la rhétorique et la poétique gréco-latines les premiers éléments d’une codification des gestes et dans la physiognomonie un encouragement à développer, par l’observation, l’invention artistique de mouvements et d’attitudes exprimant et suscitant les différentes passions humaines. Cependant, la doctrine physiognomonique ouvrait aussi une autre voie de recherche pour l’art du nu, car elle associait aux humeurs des couleurs spécifiques : en réglant les variations de couleur de la chair, il devenait théoriquement possible de rendre toute la gamme des émotions.
IV. Le coloris des chairs Le teint des Anciens : χροιά et color Rappelons qu’étymologiquement, en grec, la couleur est identifiée à la peau (χροιά)269. Les médecins grecs avaient coutume de déceler les symfa i moti dolenti, disperati e lagrimosi, come stringere, dibattersi graffiarsi ; alzar’le mani, allargar’le braccia, chinarsi, dimenarsi, torcersi, stringer’le mani, scuotersi, svenire, voltar gl’occhi, gridare e simili […]. 268 Jonathan Unglaub, « La femme en péril », in Titien, Tintoret, Véronèse : rivalités à Venise, dir. V. Delieuvin et J. Habert (Paris : Hazan, 2009), p. 318-327 ; Maurice Brock, « Deux observations sur les Tarquins et Lucrèce de Titien », Venezia cinquecento : studi di storia dell’arte e della cultura, XVIII, 36 (2009), p. 91-116 ; Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 207-214. 269 Sur la couleur dans l’Antiquité, voir Jacques André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine (Paris : Klincksieck, 1949) ; Michales A. Tiverios et Despoi-
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tômes des maladies dans les variations de couleur de l’épiderme270. Les quatre humeurs – sang, phlegme, bile jaune et bile noire – étaient dotées de couleurs différenciées et leur mélange se laissait décrire par un lexique de mots composés ou par des métaphores271. Ce sont précisément les mêmes couleurs que l’on retrouve dans la palette des peintres tétrachromatistes, qui prétendaient obtenir toutes les teintes par le mélange des quatre couleurs primaires272. Les peintres rivalisaient notamment pour produire la couleur chair (ἀνδρείκελον), qui donnait aux figures une vraisemblance parfaite, à partir d’une argile aux teintes subtiles, le miltos, dont il existait trois sortes, le blanc, le rouge et l’intermédiaire. D’après Platon, la couleur de la chair était particulièrement délicate à réussir car elle était différente pour chaque personne représentée (Cratyle, 424e). Aristote, lui, attribue aux Pythagoriciens l’assimilation de la couleur à la peau dans la notion de « surface »273. Dans le traité De la sensation et des sensibles il définit la couleur (χρώμα) comme une réaction de la surface (ἐπιφἀνεια) des corps – c’est-à-dire aussi la peau des êtres vivants – sous la lumière. Les couleurs se génèrent par mélange, par juxtaposition ou encore par superposition « comme le font parfois les peintres » (440a89). Toutes les couleurs s’obtiennent à partir du noir et du blanc, qui sont aussi associés à des matières rugeuse et lisse, et à partir du rouge et du jaune. Or, ces quatre couleurs sont aussi les teintes fondamenna S. Tsiafakis (dir.), Color in Ancient Greece. The Role of Color in Ancient Greek Art and Architecture (700-731 B. C.) (Thessalonique : Aristotle University of Thessaloniki, 2002) ; Laurence Villard (dir.), Couleurs et vision dans l’Antiquité classique (Rouen : Publications de l’Université de Rouen, 2002) ; Rouveret, Dubel et Naas (dir.), Couleurs et matières dans l’Antiquité… et Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie (dir.), Le teint de phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité (Paris : De Boccard, 2018). 270 Laurence Villard, « Couleurs et maladies dans la Collection hippocratique : les faits et les mots », in Couleurs et vision…, dir. L. Villard, p. 45-64. 271 Cf. Véronique Boudon, « La théorie galénique de la vision : couleurs du corps et couleurs des humeurs », in Couleurs et vision…, dir. L. Villard, p. 64-75 et Laurence Villard, « L’essor du chromatisme au ive siècle. Quelques témoignages contemporains », in Couleurs et matières…, dir. A. Rouveret, S. Dubel et V. Naas, p. 43-53. 272 Cf. Theophr., Lapid., VIII, 50-55, éd. et trad. S. Amigues (Paris : Les Belles Lettres, 2018), p. 16-18. Rouveret, Histoire et imaginaire…, p. 255-278. 273 Arist., Sens., 439a, 30-32, trad. R. Mugnier (Paris : Les Belles Lettres, 1965), p. 28 : « La couleur ou bien se trouve à la limite des corps ou bien est leur limite. C’est pourquoi les Pythagoriciens appelaient la surface, couleur » (Τὀ γἀρ χρῶμα ἤ ἐν τῷ πέρατί ἐστιν ἤ πέρας, διὸ καὶ οἱ Πυθαγόρεοι τὴν ἐπιφάνειαν χριᾶν ἐκάλουν). Voir aussi les éditions récentes de Paolo Cosenza, Aristotele. Parua naturalia (Naples : Loffredo, 2013) et G. R. T. Ross, Aristotle. “De sensu” and “De memoria” (Cambridge : Cambridge University Press, 2014).
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tales de la palette du physiognomoniste : le pseudo-Aristote distingue d’abord dans les Physiognomonica (812a) les couleurs de peau noire et blanche, jaunâtre et rouge274. Le teint excessivement foncé des Égyptiens et Éthiopiens et celui excessivement clair des femmes sont également à proscrire car ils sont signes de vices275 ; le teint caractéristique du courage est un teint mat, intermédiaire. Le teint jaune, associé au froid, est signe de crainte et le teint rouge, associé à la chaleur, de folie ou de colère. Le pseudo-Aristote s’intéresse aussi à certains changements de couleur qui peuvent être des manifestations de la peur (le pâlissement) ou de la honte (le rougissement). Plus clairement encore, le petit traité Des couleurs, que les humanistes attribuaient à Aristote bien qu’il ait probablement été écrit par un philosophe péripatéticien à la fin du ive siècle ou au début du iiie siècle, proposait une théorie de la couleur attentive à la perception du teint et adaptée au rendu de la chair en peinture276. L’auteur y définit en effet la couleur comme un processus de coloration et comme un changement sous des effets physiques comme l’échauffement ou le refroidissement, ou encore la lumière et l’ombre. Il distingue donc dans le temps des couleurs initiales, intermédiaires et finales, si bien que le nombre des couleurs est infini. Il existe trois couleurs simples qui sont associées aux éléments : le blanc est lié à l’air, à l’eau et à la terre ; le jaune au feu ; le noir s’associe aux éléments lorsqu’ils se transforment. Toutes les autres couleurs résultent de la combinaison et du mélange des couleurs primaires : elles sont liées non seulement aux éléments, mais aussi aux humeurs et à la chaleur. La peau notamment peut être de quatre couleurs : blanche, grise, rosée ou noire, selon l’humidité ou la sècheresse de la chair277. L’alimentation des êtres vivants influe aussi sur la couleur de la peau ou des cheveux : les enfants sont roses et ont les cheveux clairs à la naissance, mais ils foncent avec la nourriture. De plus, le pseudo-Aristote conférait à la couleur une valeur euristique qui s’accordait au dessein des peintres physiognomonistes de la Renaissance et ouvrait de vastes possibilités pour le nu. En effet, il distinguait aussi entre la couleur naturelle des corps, qui n’est pas toujours apparente, et la couleur visible, dont la lumière est la condi Ps-Arist., Physiognomonica, I, 67, 812a, éd. Förster, t. I, p. 72-74. Florence Guerchanoc, « La carnation naturelle et “jaunâtre” de Phrynè. Du beau teint en Grèce ancienne », in Le teint de Phrynè…, dir. V. Boudon-Millot et M. Pardon-Labonnelie, p. 181-196. 276 Ps-Arist., De coloribus, éd., trad. et com. M. F. Ferrini (Pise : ETS, 1999 et Milan : Bompiani, 2008). 277 Ps-Arist., De coloribus, 797a-b, éd. Ferrini 1999, p. 97. 274 275
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tion et qui est variable. Ainsi, la couleur était un moyen de connaître les choses, d’accéder à elles par le sens de la vue. Pour le pseudo-Aristote, la couleur définit un être en le distinguant des autres, par similitude et par différence, et elle permet de découvrir sa propriété naturelle et intrinsèque. Les changements de couleur manifestent et révèlent des altérations profondes et cachées (μεταβολαί)278. Le regard du peintre et son art de produire les couleurs par mélange pouvaient ainsi devenir une méthode pour connaître le tempérament des hommes et saisir les mouvements de leur âme. La même ambiguïté entre couleur et peau se retrouve dans la langue latine ou le color désigne en particulier le teint. Le color peut avoir deux sens distincts selon qu’il renvoie au caractère ou à un affect spontané : Cicéron voit dans le color la couleur du corps comme indice de l’état général de santé d’un individu, mais Quintilien considère la couleur du visage comme la réponse à une situation, le rougissement subit devenant signe de la pudeur279. De même, les poètes élégiaques définissent le beau teint de la femme comme un mélange de blanc (candidus) et de rouge (purpureus), qu’ils qualifient de « rosé » (roseus)280. Ovide associe la nudité à la vertu et à la pudeur que signale un teint empourpré (Am. I, 3, 14 : nudaque simplicitas purpureusque pudor) et Properce, donnant en exemple le teint des figures d’Apelle, préfère aux multiples couleurs du fard la beauté naturelle que donne la modestie (I, 2, 24 : illis ampla satis forma pudicitia). Cicéron, Pline, Quintilien et Denys d’Halicarnasse font l’éloge des peintres qui créent eux-mêmes leurs nuances à partir d’une gamme restreinte de pigments281. Pline surtout distingue la tension entre les lumières et les ombres (le τόνος) et l’harmonisation des couleurs par la transition de l’une à l’autre (l’ἁρμογή)282. Il donne par ail Maria Fernanda Ferrini, Aristotele. I colori e i suoni, introd., p. 56-57. Cic., De orat., III, 52, 199 et Quint., Inst., XII, 5, 4. Lévy, « La notion de color dans la rhétorique latine… », p. 185-199. 280 Par exemple Ovide, Am., II, 5, 37 ou III, 3, 5 et Properce, II, 3, 12 ou III, 24, 7. Voir l’étude du teint de la puella dans Sylvie Laigneau-Fontaine, La femme et l’amour chez Catulle et les Élégiaques augustéens (Bruxelles : Latomus, 1999), p. 39-52 et Marie-Claire Rolland, « La belle peau chez les élégiaques romains », in Le teint de Phrynè…, dir. V. Boudon-Millot et M. Pardon-Labonnelie, p. 197-212. 281 Cic., Brut., 70 ; Plin., Nat., XXXV, 92 ; Quint., Inst., XII, 10, 3 et Denys d’Halycarnasse, Isée, 4. 282 Plin., Nat., XXXV, 11, 29. Cf. Rouveret, Histoire et imaginaire…, p. 269 ; Charikléia Brécoulaki, « Considérations sur les peintres tétrachromatistes et les colores austeri et floridi. L’économie des moyens picturaux contre l’emploi de matériaux onéreux dans la peinture ancienne », in Couleurs et matières…, dir. A. Rouveret, S. Dubel et V. Naas, p. 29-42. 278 279
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leurs Apelle comme l’inventeur d’une couleur noire, l’atramentum, qui pourrait être le secret du teint fondu de ses nus283. Denys d’Halicarnasse, préconisant une harmonie lisse (γλαφυρά) plutôt qu’une harmonie rugueuse (αὐστηρά) dans la composition stylistique, donne en exemple à l’orateur la technique picturale de l’ἁρμογή par laquelle les peintres atténuent les contrastes de couleur284. Les auteurs littéraires confirment l’attention donnée par les peintres à la couleur de la chair ainsi que sa signification éthique. Les écrits de physiognomonie de l’époque hellénistique témoignent du raffinement de l’art de la couleur de cette période. Plus complexe, le système des couleurs permet aux physiognomonistes d’affiner leur observation et de distinguer une gamme d’émotions de plus en plus subtiles. Le traité d’Adamant (Physiognomonicon, 33-35) donne à côté des extrêmes – le noir et le blanc – toute une palette de couleurs souvent définies par une métaphore et associées à diverses passions, par exemple le jaunâtre au courage, le rouge à la ruse, le verdâtre à la peur, la couleur de miel au mensonge, la couleur de la flamme à la folie, le rouge clair à la prudence285. La section du De physiognomia liber (79) de l’anonyme latin consacrée au teint établit le lien entre la couleur, les nations et le caractère et multiplie les nuances par le mélange des humeurs286. L’auteur distingue d’abord entre trois sortes de teint : la couleur noire (color niger), la couleur blanche légèrement rouge (color albus subrubeus) et la couleur fortement blanche (color uehementer albus). Conformément au principe de la mediocritas, le teint intermédiaire est le signe du courage et de la force d’âme, tandis que le noir est signe de légèreté, de timidité et de perversité et que la blancheur extrême est également signe de lâcheté. Néanmoins, ces teintes naturelles peuvent être altérées par l’intrusion d’une autre couleur : ainsi le teint qui est altéré par le jaune (pallor) peut signaler une maladie ou la peur et quand une couleur plus sombre (fuscior color) se mêle au jaune, ce peut être un signe d’intempérance ou de colère. Mais la grande difficulté pour le physiognomoniste est l’interprétation de la couleur rouge (rubor) car sa signification varie du tout au tout selon les parties du corps où elle s’observe et selon la gradation de ses nuances. Quand la poitrine seule se teinte de rouge, c’est le signe de Plin., Nat., XXXV, 25. Denys d’Halicarnasse, De compositione uerborum, VI, 21, 1-2. 285 Adam., Physiognomonicon, II, 33-35, éd. Förster, t. I, p. 386-388 et trad. Lebon, II, 25, fol. Diiiijr°-v°. 286 Anonyme latin, De physiognomonia, trad. André, p. 112-113. 283 284
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la colère, mais quand le corps tout entier est rouge vif (rubicundus), c’est la preuve d’un caractère fourbe et pervers. Le teint enflammé (ignitus) est celui de la fureur, tandis que le teint tranquillement et modérément rouge (color tranquille et moderate rubeus) indique un esprit vif et enclin à s’instruire. Aussi, il est parfois nécessaire de mettre la couleur de la peau en relation avec d’autres signes physiognomoniques pour trancher certaines ambiguïtés : la rougeur qui monte au visage peut selon le cas désigner ou la pudeur, ou l’ébriété ou la colère. Au Moyen Âge s’est fixé un système de six couleurs (bleu, rouge, blanc, jaune, vert, noir) légitimé par l’interprétation scolastique d’Aristote287. Toutefois, le traité du pseudo-Aristote sur Les couleurs s’est transmis grâce aux commentaires byzantins de Michel d’Éphèse, de Georges Pachimère et de Sophonias et dans deux traductions latines attribuées l’une à Guillaume de Moerbeke et l’autre à Bartolomeo de Messine288. Le texte grec fut édité pour la première fois à Venise par Alde Manuce en 1497 et donna lieu à un commentaire d’Antonio Telesio rédigé en 1528289. Deux éditions suivirent au milieu du xvie siècle dues à Simone Portio ou Porta, en 1548 à Florence et en 1550 à Venise, au moment où s’élaborait le coloris vénitien290. La redécouverte par les humanistes du système antique des couleurs et de ses rapports avec les théories humorales et physiognomoniques a stimulé les recherches des artistes de la Renaissance sur le coloris et donné un essor sans précédent à la peinture de nu291. Le rendu de la chair, accès privilégié à la connaissance de l’âme par les sens de la vue et du toucher, est devenu un enjeu essentiel de la représentation humaine. Dès la fin du Trecento, Cennino Cennini donne des prescriptions pour peindre à fresque la chair des nus (ignudi)292. Il préconise de fabri287 Voir les travaux de Michel Pastoureau : Bleu, histoire d’une couleur [2001] (Paris : Seuil, 2014) ; Noir, histoire d’une couleur (Paris : Points, 2011) ; Vert, histoire d’une couleur (Paris : Seuil, 2013) ; Rouge, histoire d’une couleur (Paris : Seuil, 2016). 288 Ibid., p. 65. 289 Le De coloribus libellus d’Antonio Telesio a été édité à Paris en 1549 par Robert Estienne : Antonio Telesio, De coloribus libellus, trad. C. Viglino (Paris : Les inédits de l’Ecole Estienne, 2010). 290 Aristote, De coloribus libellus a Simone Portio […] latine donatus et commentariis illustratus… (Florence : L. Torrentini, 1548). Cf. Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 15. 291 Maurice Brock, « “Du même pas que la nature”. Du coloris comme liaison chez Titien », in La liaison, dir. B. Rougé (Pau : Publications de l’Université de Pau, 2008), p. 21-31 ; Marion Boudon-Machuel, Maurice Brock et Pascale Charron (dir.), Aux limites de la couleur (Turnhout, Brepols, 2011) ; Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 103-130. 292 Cennini, Il Libro dell’arte, 67 : El modo e ordine a lavorare in muro, cioè in fresco, e di colorire o incarnare viso giovenile et 147 : In qual modo si coloriscono i visi, le mani, i piedi, e tutte le incarnazioni, éd. Brunello, p. 73 et 151, et trad. Déroche, p. 141 et 258.
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quer trois teintes dégradées en mélangeant du rose et du blanc : la plus foncée les mêlera à part égale, les deux autres seront plus claires par degré. Le peintre appliquera les trois teintes par couches successives de la plus claire à la plus foncée, afin de réhausser les parties du corps en relief, puis de peindre les demi-tons, et enfin les parties dans l’ombre. Cennino Cennini recommande bien de « fondre avec art et délicatement chaque teinte chair avec l’autre » (con bella arte commettere gentilmente l’una con l’altra)293. Cette manière de fondre les couleurs entre elles est surtout conseillée pour peindre la chair des jeunes gens, tandis que pour les hommes âgés les teintes devront être plus foncées. Plus loin, il suggère même, pour donner plus de fraîcheur à la carnation de tous les membres des jeunes gens, de détremper le fond avec des œufs pondus en ville, car leur jaune est plus clair ; pour la chair des personnes âgées conviendra mieux le jaune des poules de la campagne, qui est de couleur rouge294. Ainsi, Cennino Cennini maîtrisait la technique du fondu des couleurs qui produit le relief du corps et il distingue deux teints, l’un clair et l’autre foncé, qu’il répartit en fonction de l’âge de ses figures ; mais il semble tout ignorer de la symbolique physiognomonique des couleurs. Leon Battista Alberti connaissait la définition antique de la couleur comme surface, assimilée à la peau humaine295. Il a recours en effet à l’analogie avec la peau pour décrire la surface des corps réguliers dans le premier livre du De pictura296 ; inversement la composition des membres est définie dans le livre II comme un agencement de surfaces selon les principes de l’harmonie et du continuum grâce à des lumières douces et des ombres délicates afin de produire la vénusté (uenustas)297. Alberti donne une théorie de la uariatio colorum, qui rompt avec les usages médiévaux, et doit probablement beaucoup à la théorie antique de la couleur298. Il ne donne pas de liste de couleurs définie, mais il ouvre Ibid., éd. Brunello, p. 79 et trad. Déroche, p. 154-155. Ibid., éd. Brunello, p. 151-152 et trad. Déroche, p. 258-259. 295 Isabelle Bouvrande, « Peindre le corps à la Renaissance : l’art de colorer chez Alberti », Corps/ revue interdisciplinaire CNRS, 3 (2007), « Corps et couleurs », p. 73-79. 296 Alberti, De pictura, I, 4. Cf. Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 104. 297 Ibid. II, 35. Cf. Bertrand Prévost, Peindre sous la lumière. Leon Battista Alberti et le moment humaniste de l’évidence (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013), p. 29-41. 298 Michel Pastoureau, « Noir, gris, blanc. Trois couleurs en mutation à la fin du Moyen Âge », in Aux limites de la couleur…, dir. M. Boudon-Machuel, M. Brock et P. Charron, p. 22-23. Michel Pastoureau montre bien comment Alberti rompt avec « le vieil ordre aristotélicien des couleurs » tel qu’il était admis au Moyen âge. Toutefois, comme on l’a vu plus haut, la séparation du blanc et du noir des autres couleurs et le 293 294
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la voie à un art de colorer par altération des pigments grâce à l’ajout du blanc ou du noir, c’est-à-dire l’application des lumières (lumina) et des ombres (umbrae)299. Il ouvre en théorie la palette du peintre à une infinité de couleurs et rend possible non seulement le relief, mais aussi la diversité des textures. Pourtant, Alberti n’envisage encore qu’avec timidité d’appliquer cet art de la couleur à l’expression des passions. Il préconise certes de régler le coloris de la peau selon la convenance au personnage et applique à cette occasion la distinction physiognomonique habituelle entre les deux sexes : Je voudrais alors que [les membres] soient aussi en harmonie entre eux par le teint. À ceux qui ont des visages rosé, charmants, neigeux, ne conviennent pas du tout une poitrine et tous les autres membres foncés et sombres.300
On retrouve l’opposition ancienne entre le teint clair, composé d’un mélange de rose et de blanc, et le teint mat, cette fois en relation avec la division des sexes301. Les nuances de rose et de neige empruntées au vocabulaire élégiaque latin définissent la vénusté. Si Alberti ne croit vraisemblablement pas, on l’a vu, à la physiognomonie des caractères, il donne à propos des mouvements de l’âme, deux exemples de variation du teint qui révèle des émotions momentanées, le pâlissement sous l’effet de la tristesse et le rougissement sous l’effet de la fureur (De pictura, II, 41). Pomponius Gauricus, en adaptant le traité d’Adamant, est le premier théoricien humaniste à proposer une codification physiognomonique de la couleur, mais en théoricien de la statuaire en bronze il ne cherche pas à penser la question de la couleur. Le dernier paragraphe de son traité de physiognomonie est en effet, de manière assez incongrue, consacré à l’étude des teintes du corps302. Il livre une palette raisonnée de la carnation de la peau pour représenter l’âme du modèle peint et précise que les principe de variation des couleurs par leur mélange ou par l’ajout du blanc et du noir étaient déjà présents dans le corpus aristotélicien. 299 Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 93. 300 Alberti, De pictura, II, 37, éd. Sinisgalli, p. 199 et ma trad. : Tum colore quoque inter se correspondeant, uelim. Nam quibus sint uultus rosei, uenusti, niuei, his pectus ac caetera membra fusca et truculenta minime conueniunt. Cf. trad. Schefer, p. 167. 301 Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 54 et 122. 302 Gauricus, De sculptura, III, éd. et trad. Chastel et Klein, p. 160-161 ou éd. et trad. Cutolo, p. 198-199.
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indications de couleurs qu’il donne concernent le corps dans tout son ensemble (generaliter). Il rappelle la distinction qu’il avait établie pour la représentation de la figure humaine entre la substance, l’accident et les caractères intermédiaires : la substance de la personne, qui est donnée par le titre de l’œuvre, réside dans son nom et dans ses actes ; les circonstances, parmi lesquelles il range désormais aussi la démarche, l’expression et l’âge, seront données par les détails de la statue303. Le teint constitue, avec la voix que l’art ne peut rendre, un caractère intermédiaire. Veut-il signifier par là que le teint relève à la fois de la substance et de l’accident parce qu’il révèle quelque chose de l’identité de la personne tout en étant soumis aux circonstances ? Dans tous les cas, il établit, conformément à la rhétorique latine, un parallèle entre les intonations de la voix et les tons de la peinture. Suivant Adamant, il distingue huit teints différents : sombre, il signale la peur ; pâle, la débauche ; jaune, la ruse ; verdâtre, la servitude ou la mauvaise santé ; terreux, l’envie ; couleur de miel, la colère, la gloutonnerie ou la frivolité ; couleur de feu, la bonté, les dons intellectuels et la noblesse ; blanc éclatant, la force du corps et de l’âme. Les couleurs de la chair ne traduisent pas chez Gauricus des émotions passagères, des perturbations de l’âme ; elles sont toujours les signes de caractères moraux constants, d’une « substance ». Pourtant, plus que les autres signes, l’analyse du teint est marquée par l’ambiguïté et la polysémie. Une même teinte peut renvoyer à des traits moraux différents et les nuances entres les couleurs sont parfois ténues : le teint blanchâtre (albicans) et le teint blanc (albus), proches par la terminologie, signalent pourtant des âmes totalement diverses. Gauricus livre une sémiotique de la couleur dont il semble pressentir la valeur, mais, ne s’intéressant qu’à la sculpture, il ne sait manifestement quelle application lui donner. Ce sont les théoriciens vénitiens du coloris qui ont articulé le nouvel ordre de la couleur avec la classification des passions et appliqué la technique reconquise du clair-obscur à la symbolique du teint304. La vaghezza (Paolo Pino et Anton Francesco Doni) Paolo Pino, qui se réfère à Aristote dès le début du Dialogue de la peinture et témoigne d’une certaine familiarité avec le corpus aristoté Voir supra, Introduction, p. 32-33 et Troisième partie, p. 363-364. Sur la théorie des couleurs à la Renaissance, voir entre autres Moshe Barasch, Light and Color in the Italian Renaissance Theory of Art (New York : New York University Press, 1978) ; John Gage, Color and meaning : Art, Science and Symbolism (Londres : Thames & Hudson, 1999) ; Spike Pucklow, The Alchemy of Paint : Art, Science and Secrets from the Middle Ages (Londres : Marion Buyars, 2009). 303 304
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licien305, définit la peinture comme une espèce de la philosophie de la nature306. Léonard de Vinci avait déjà affirmé que le peintre était philosophe et sans doute Paolo Pino a-t-il lu une partie de ses Carnets307, cependant, pour lui, la méthode et l’instrument de connaissance du peintre ne sont pas le dessin, mais la couleur. Le coloris, ou plus exactement l’art de colorer (colorire), est la troisième partie de la peinture, après le dessin et l’invention. Paolo Pino se plaît d’ailleurs à comparer la peinture elle-même à un corps humain, qui réaliserait l’unité de ces trois membres308. Le coloris se divise à son tour en trois parties qui sont l’intelligence des couleurs, le maniement des pigments et la lumière. La première partie, déterminante, consiste dans le choix des couleurs adaptées à l’objet à peindre : Le coloris consiste en trois parties. La première est de discerner la propriété des couleurs et de bien savoir les composer, c’est-à-dire les réduire à la ressemblance du propre des choses, comme les chairs qui varient selon l’âge, la complexion et le rang de la personne qu’on peint ; distinguer une étoffe de lin d’une de laine ou de soie ; faire discerner l’or du cuivre, le fer brillant de l’argent ; bien imiter le feu (ce que je tiens pour difficile) ; distinguer l’eau de l’air. En plus de tout cela, il faut veiller, à l’intérieur d’un même corps, à unir et à assortir la diversité des teintes, de façon qu’elles n’aient pas de fissure et qu’elles ne se séparent ni se coupent les unes les autres, car c’est comme cela qu’apparaît le vivant.309
Elle suppose une parfaite connaissance des couleurs elles-mêmes et de leur composition, en même temps qu’un grand discernement dans l’étude de la nature. C’est la même faculté de jugement qui permet au peintre de distinguer (discernere, distinguere) les propriétés des couleurs de la peinture et les propriétés des objets de la nature, et ensuite de les Dubus, Paolo Pino. Dialogo di pittura…, introd., p. 21-22. Bouvrande, Paolo Pino. Dialogue de la peinture…, introd., p. 81-87. 307 Dubus, Paolo Pino. Dialogo di pittura…, introd., p. 23. 308 Pino, Dialogo di pittura…, trad. Bouvrande, p. 276 : Quest’è quanto vi voglio dire circa l’inventione, disegno e colorire, le quali cose unite in un corpo sono dette pittura. 309 Pino, Dialogo di pittura…, fol. 17ro, éd. et trad. Bouvrande, p. 272-275 (légèrement modifiée) : Il colorire consiste in tre parti, e prima nel discernere la propietà delli colori, et intender ben le compositioni loro, cio è redurli alla similitudine delle cose propie, come il variar delle carni corrispondenti all’età, alla complessione et al grado di quel, che si fingne, distinguere un panno di lino da quel di lana, o di seta, far discernere l’oro dal rame, il ferro lucido dall’argento, imitar ben il fuoco (il che tengo difficile), distinguer l’acque dall’aere, et avvertire sopra il tutto d’unire et accompagnare la diversità delle tinte in un corpo solo, che cosi appari nel vivo. 305 306
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mettre en correspondance en vertu de leur similitude (similitudine). Le premier exemple donné de l’art de colorer est la variation des chairs et Paolo Pino établit la relation entre la composition des couleurs (compositione) et la complexion (complessione) du corps peint. Le coloris suppose donc un mélange de couleurs qui correspond à celui des humeurs dans le corps humain ou encore des éléments dans la nature : il fait aussitôt après allusion à la séparation et à la fusion des éléments comme le feu, l’eau et l’air. Fondé sur le concept ancien de crase, le coloris participe d’un double processus de dissimilation et d’unification. Il s’agit non seulement de différencier les corps entre eux par leur qualité et leur texture, mais aussi de donner à un même corps la liaison, le continuum qui est propre au vivant310. La peau doit se distinguer des autres surfaces rugueuses, les tissus artificiels comme le lin, la laine ou la soie, ainsi que des surface lisses, les métaux comme l’or, le fer ou l’argent ; mais les diverses teintes de la chair doivent être fondues entre elles pour donner l’illusion de la vie à la figure. Il est vrai qu’un tel art de la couleur n’est possible que grâce à la technique de la peinture à l’huile : Pino affirme plus loin que la peinture à l’huile est « la voie la plus parfaite et la pratique la plus vraie » car elle permet, bien mieux que la peinture à fresque, de distinguer les choses les unes des autres et, inversement, d’unir une couleur à une autre311. Paolo Pino conclut que le coloris est infini et que ses possibilités d’expression excèdent celles du langage : Les choses qui relèvent du colorement sont infinies et il est impossible de les expliquer par des mots, parce que chaque couleur, par elle-même ou composée, peut produire plusieurs effets, tandis qu’aucune couleur ne peut, par sa propriété, produire un tant soit peu l’effet du naturel. C’est pourquoi elle a besoin de l’intelligence et de la pratique d’un bon maître.312
En effet, le mélange des couleurs entre elles ou avec le blanc et le noir permet de faire varier indéfiniment celles-ci, et donc aussi leurs effets. Brock, « “Du même pas que la nature”… » et Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 110-117 ; 146-149 et 175-182. 311 Pino, Dialogo di pittura…, fol. 19vo, éd. et trad. Bouvrande, p. 282-283 : Io tengo che lo dipignere a oglio sia la piu perfetta via e la più vera pratica. 312 Pino, Dialogo di pittura…, fol. 17ro et v°, éd. et trad. Bouvrande, p. 274-275 : Sono infinite le cose appertinenti al colorire et impossibil è isplicarle con parole, per che ciascun colore o da se, o composito può far più effetti, e niun colore vale per sua propietà a fare un minimo dell’effetti del naturale, però se gli conviene l’intelligentia e pratica de buon maestro. Cf. Bouvrande, ibid., introd, p. 147-148. 310
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L’art du coloris dont il expose ici les principes, manifestement influencé par la théorie des couleurs du pseudo-Aristote, est un système de signes d’un raffinement nouveau et qui, s’agissant de la représentation des êtres humains dénudés, se prête parfaitement à l’interprétation physiognomonique. S’il ne franchit pas encore le pas qui consiste à lier les couleurs aux passions, il reconnaît que cette technique complexe exige du peintre l’expérience pratique, l’intelligence et le talent d’un maître. En effet, le coloris de Paolo Pino révèle une âme, mais c’est celle du peintre. L’âme du coloris, dit-il, c’est la lumière (lume), c’est-à-dire l’effet produit par une source lumineuse sur la surface peinte313. La lumière, qui est la dernière partie du coloris, est le résultat de l’art avec lequel le peintre manie les couleurs. Pour Pino, les couleurs en elles-mêmes n’ont pas de valeur et c’est seulement de leur mélange et de leur composition harmonieuse que naît le charme de la peinture, la vaghezza : […] j’affirme que le charme est le condiment de nos œuvres. Je n’entends cependant pas par charme le bleu outremer à soixante-dix écus l’once ou la belle laque, parce que les couleurs sont belles par elles-mêmes aussi dans les boîtes. Le peintre ne mérite pas d’être loué pour son charme s’il fait à toutes ses figures les joues rosées, les cheveux blonds et l’air serein, la terre entièrement revêtue d’un beau vert. Le vrai charme n’est autre que la vénusté ou la grâce, laquelle est engendrée par l’assemblage ou la juste proportion des choses, de façon que les peintures aient non seulement du propre, mais aussi du charme et honorent ainsi le maître.314
Paolo Pino condamne l’utilisation de pigments rares, couteux et éclatants et en particulier les couleurs bleu, rose et vert, préférant une palette simple. Il oppose également l’application systématique et uniforme des couleurs à son art du mélange (contione) et de la gradation (giusta proportione). Ces partis pris ne sont pas sans évoquer l’opposition antique entre les partisans du tétrachromatisme et ceux du polychromatisme. L’alliance des deux termes « vénusté et grâce » renvoie quant à elle assu313 Pino, Dialogo di pittura…, fol. 17vo-18ro, éd. et trad. Bouvrande, p. 276-277 et Bouvrande, ibid., introd., p. 137-140. 314 Ibid., fol. 18r°-v°, éd. et trad. Bouvrande, p. 278-279 : […] dicovi che la vaghezza è il condimento dell’opere nostre, non pero intendo vaghezza l’azzuro oltra marino da sessanta scudi l’ontia, o la bella lacha, per ch’i colori sono ancho belli nelle scatole da se stessi, ne è lodabil il pittore, come vago per fare a tutte le figure le guancie rosate e capegli biondi, l’aria serena, la terra tutta vestita d’un bel verde, ma la vera vaghezza non è altro che venustà, o gratia, laqual si genera da una contione, over giusta proportione delle cose, tal che, come le pitture hanno del proprio, hanno ancho del vago et honorano il maestro. Cf. Bouvrande, ibid., introd., p. 130-135.
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rément au De pictura d’Alberti, qui prônait dans la composition des visages, l’harmonisation des surfaces (II, 35)315. Toutefois, la vaghezza naît plutôt chez Pino de la variété des couleurs et elle est le fruit du travail et du talent du peintre, qui apporte dans le mélange un « condiment » qui lui est personnel, et qui a bien sûr à voir avec la manière. Le coloris, qui est la réception et la réaction de la lumière sur les couleurs que le peintre applique à une surface, refléchit l’âme de celui-ci. L’association des couleurs à des parties spécifiques du corps et l’évocation de la physionomie en rapport à une disposition de l’âme (« l’air serein ») semble bien renvoyer à la doctrine de la physiognomonie, dont Paolo Pino parle ailleurs dans le dialogue316, mais la vaghezza d’une œuvre est surtout le reflet de l’êthos des bons peintres : elle signale le maître de l’art. Pour autant, le coloris donne aussi à voir à la surface du tableau une vérité cachée de l’objet peint. Lorsqu’à la fin du dialogue Paolo Pino, sacrifiant au topos de la comparaison entre les arts mimétiques, s’attache à montrer la supériorité de la peinture sur la sculpture, il affirme que la couleur discerne dans la figure humaine ce que ni le sculpteur ni le dessinateur ne peuvent approcher : De cette fin, nous nous approchons beaucoup plus parfaitement que les statuaires, pour la raison qu’ils ne peuvent donner à une figure que la forme, qui est l’être, mais nous autres peintres, en plus de la forme et de l’être, nous ornons la figure de l’être bien dans son intégralité : nous feignons à la fois la forme composée de chair, où l’on peut discerner la diversité des complexions, les yeux distincts des cheveux et des autres membres – je veux dire non seulement pour la forme, mais aussi pour les couleurs, comme cela est distinct également dans le vivant.317
Selon Pino, la sculpture ne peut reproduire dans une image que la forme (forma), c’est-à-dire l’être (essere) de la personne. La peinture, elle, fait plus que cela : elle donne en outre à l’image, le fait de « bien être tout entier » (il ben esser integralmente). Isabelle Bouvrande a rapproché ce passage d’une dispute de Benedetto Varchi sur la comparaison de Voir aussi Alberti, De pictura, II, 37 : uenustas et gratia. Voir supra, p. 355. 317 Ibid., fol. 25ro, éd. et trad. Bouvrande, p. 308-309 (légèrement modifiée) : al qual fine noi s’accostiamo molto più perfettamente, che li statuarii, impero che loro non puono dare a una figura altro che la forma, ch’è l’essere, ma noi pittori oltra la forma et essere, l’orniamo del ben esser integramente, e questo è ch’insieme figniamo la forma composita di carne, ove si discerne la diversità delle complessioni, gli occhi distinti dai capegli e dagli altri membri, non dico solo di forma, ma di colori, come è ancho nel vivo distinto. 315 316
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la sculpture et de la peinture : à ceux qui, alléguant les trois dimensions de la sculpture, soutenaient qu’il y a autant de différence de celle-ci à la peinture que de l’être au paraître, Varchi répondait que le peintre fait à la surface du tableau « la forme et la matière ensemble, c’est-à-dire l’ensemble du composé ». Il substituait en somme à l’ontologie platonicienne (l’être et la chose, ou encore son simulacre) les catégories aristotéliciennes de la forme et de la matière318. Le texte de Paolo Pino est moins clair, car il identifie la forme à l’être et substitue à la fois au paraître et à la matière le fait d’« être pleinement ». La figure humaine est le composé d’une forme et de la chair, que seule la peinture, en reproduisant la peau par le coloris, peut discerner dans sa complexité, dans sa diversité et en même temps dans son unité. On comprend que si la sculpture et le dessin ne rendent que les contours, la peinture représente l’être dans son intégralité, un corps charnel et animé, le vivant même (il vivo). C’est dans cette perspective que Pino, à la suite d’Alberti (De pictura, III, 59), fait l’éloge de la rapidité d’exécution : la promptitude et la sûreté de la main du peintre garantissent la vivacité de la figure319. Un an après la publication du Dialogue de la peinture de Paolo Pino, paraît également à Venise le traité d’un autre polygraphe, Anton Francesco Doni320. Le quatrième et dernier discours du Disegno del Doni aborde aussi la question du coloris dans le cadre de la comparaison entre sculpture et peinture, mais son auteur se montre moins virulent à l’encontre de la première. Concernant le nu, il concède à la sculpture dans l’ivoire la vaghezza et l’illusion de vie qui étaient chez Pino le privilège de la peinture. En effet, cette matière, animale, est très proche de la chair vivante et présente une texture poreuse similaire au grain et au pigment de la peau321. Il lui accorde aussi une autre qualité, qu’il nomme « délicate Bouvrande, Paolo Pino. Dialogue de la peinture…, introd., p. 145-147. Ibid., fol. 17vo, éd. et trad. Bouvrande, p. 274-275 et Bouvrande, introd., p. 135-
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137.
320 Anton Francesco Doni, Disegno del Doni, partito in piu ragionamenti, ne quali si trata della scoltura et pittura… (Venise : G. Giolito di Ferrari, 1549). 321 Ibid., IV, 25 (fol. Div°)-26 (fol. Diir°) : « Parce que cet ivoire est d’une morbidesse si délicate qu’il émeut les esprits et les accents de l’intellect avec plus de vivacité que ne le ferait une chair vivante, outre qu’il est du plus grand charme pour les yeux ; possèdant une couleur plus proche de la chair humaine qu’aucune autre matière ; montrant une certaine quantité de pores minuscules qui semblent les pigments de la peau, chose jamais vue dans la peinture. » (Perche questo avorio è di tanta delicata morbidezza che muove gli spiriti, et gl’accenti de l’intelletto piu vivacemente, che non farebbe una carne viva, oltre che gl’e di somma vaghezza all’occhio : tenendo un colore piu pronto alla carne humana, che nessuna altra materia ; monstrando certa pienezza di porosità minute che paiono le lentigini della carne, cosa non mai veduta nella pittura). Je donne mes traductions.
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morbidesse » (delicata morbidezza) et qui a pour effet d’éveiller chez le spectateur le mouvement des esprits (spiriti) et les accents de l’intellect (accenti dell’intelletto). Ce sont cependant les couleurs de la peinture qui retiennent surtout son attention et il les met en relation avec la doctrine de la physiognomonie. En effet, il définit d’abord dans des termes très proches de ceux de Paolo Pino l’art de la couleur comme « la technique qui consiste à unir ensemble des couleurs si différentes » (la praticha di unire si diversi colori insieme) et il souligne la nécessité pour le peintre d’« assortir » (accompagnare) et de lier celles-ci grâce aux lumières et aux ombres, notamment pour rendre la chair et les tissus322. Il attribue aussi aux couleurs la vertu de discernement et reprend le lieu, fréquent dans la physiognomonie antique, selon lequel les distinctions visuelles du coloris surpassent par l’abondance et la variété celles du langage : les distinctions des couleurs sont très belles et très importantes dans la peinture, mais si nombreuses et variées que la langue ni la plume ne peuvent suffir à les dire ou à les écrire. Anton Francesco Doni enchaîne alors sans transition avec la diversité des affects que le peintre doit montrer dans les histoires. S’il ne rend pas compte de l’articulation entre les couleurs et les passions, il met de fait en rapport le coloris, qui unit les différentes couleurs entre elles, et la nécessité pour le peintre d’exprimer deux passions contraires dans une même figure. Il y a une grande difficulté à montrer en art une personne pleurant de joie ou une autre riant au milieu des tourments du martyr ; or, seule la peinture peut y parvenir, mais non la sculpture. Jouant sur l’adage qui veut que les yeux soient les fenêtres du cœur323, Doni convoque la physiognomonie, mais il place l’expression des passions précisément dans le coloris de la chair. Ce sont les joues, en effet, et non les yeux, qui donnent à voir l’intériorité de l’âme, elles qui rougissent ou pâlissent sous l’effet d’émotions soudaines comme la peur : 322 Ibid., IV, 28 (fol. Diiir°) : « Est très difficile, encore, la pratique qui consiste à unir des couleurs si différentes ensemble, de sorte que l’une ne rende pas l’autre laide ; ce qui arrive souvent faute de savoir les assortir ; parce que les espèces plus claires veulent être devant, et peu à peu aller en s’obscurcissant les chairs, comme les tissus et tout autre figure. » (Molto è difficile anchora la praticha di unire si diversi colori insieme, che l’uno non faccia bruto l’alto ; si come spesso aviene, per non gli sapere accompagnare ; perche le spetie piu chiare vogliono stare inanzi, et di mano in mano andare iscurandosi le carni, come panni et ogn’altra figura). 323 La métaphore des yeux « fenêtres de l’âme » a été développée en particulier par Cicéron (Tusc., I, 46) et par Lactance (Op. dei, 8, 11). L’Anonyme latin (11) compare, quant à lui, les yeux aux « portes de l’âme » (fores animae), une image que Lucrèce avait employée précisément pour réfuter la doctrine stoïcienne selon laquelle ce ne sont pas les yeux qui voient, mais l’âme, à travers eux (Lucr., III, 359-360 : Dicere porro oculos nullam rem cernere posse,/ sed per eos animum ut foribus spectare reclusis).
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Je dis encore qu’avec la force des couleurs je montre le jugement que l’on peut donner de la physionomie. Parce que l’on dit que les joues sont deux fenêtres par lesquelles on voit très bien l’intériorité du cœur et de l’âme. Et celles-ci rougissent et pâlissent quand elles ont peur ou une crainte quelconque, mais plus ou moins selon les complexions.324
Anton Francesco Doni ne retient de la physiognomonie que la partie qui s’intéresse au teint et à la carnation du corps et il l’applique dans un premier temps aux émotions momentanées qui provoquent un phénomène de coloration. Au processus pictural du coloris correspond l’irruption de la couleur sur la peau du modèle. Notons qu’en transposant la métonymie traditionnelle des yeux, Doni personnifie et anime les joues : ce sont elles qui ont peur. Les parties du corps sont dotées d’une vie propre, ce qui donne la possibilité au peintre d’exprimer plusieurs affects distincts dans un même corps. Enfin, il existe comme dans l’art de la couleur une gradation des passions : la même émotion se traduit plus ou moins vivement chez les individus selon leur tempérament. Anton Francesco Doni distingue ensuite deux grandes sortes de « mœurs » qui transparaissent dans les signes du corps, les mœurs sinistres et les bonnes mœurs (costumi tristi et buoni). Ces deux caractères correspondent à deux grandes finalités – plaire ou effrayer – qui sont respectivement celle de la religion et celle de la guerre : Encore, grâce à de nombreux signes du visage, on connaît bien les mœurs tristes et bons. Et vraiment il n’est pas sans importance que les hommes aient l’air agréable et beau, car il pousse les personnes à se plier à tes volontés comme on l’a vu par de très grands exemples dans la religion. De même que dans l’art de la guerre il faut des airs tellement sévères et farouches qu’ils inspirent la crainte et l’épouvante. Si bien que les puissances des effigies sont d’une grande autorité. Aussi, il faut que le peintre s’applique à tous les exercices : le meunier est blanc de farine, le charbonnier noir, le médecin doit avoir le teint frais et coloré, autrement on dit que, s’il ne sait pas se soigner lui-même, il ne saura pas soigner les autres. L’ermite doit être maigre et jaunâtre ; et de cette façon ils usent de la vertu qui leur convient.325 324 Ibid., IV, 28 (fol. Diiiv°) (harmonisée) : Dico ancora che con la forza de colori mostro il giudizio che si puo dare della phisionomia. Perche si dice che le guancie sono due finestre per lequali molto si vede l’intrinseco del core e della mente. Et quelle arrossiscono et impalidiscono quando hanno timore o alcuna paura, ma piu e meno secondo le complessioni. 325 Ibid. (harmonisée) : Anchora per virtu di molti segni della faccia si conoscono assai costumi tristi e buoni. Et veramente non è di poca importanza ne gl’huomini l’havere aria grata e bella ; laquale muova le persone a venire alle tue voglie come s’è veduto per grandissi-
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L’usage physiognomonique de la couleur est ainsi mis en convenance avec des sujets spécifiques et avec le destinataire de l’œuvre. Doni est pleinement conscient que l’efficacité émotionnelle du coloris fait de la peinture un instrument redoutable au service des pouvoirs ecclésiastique et politique. Peut-être même imagine-t-il deux catégories de tableaux : les tableaux sacrés demanderaient un air agréable et beau, les tableaux historiques l’air sévère et farouche qui suscite la peur et l’épouvante. Pour finir et sans davantage de transition, l’écrivain florentin envisage un code des couleurs de la peau correspondant à des vertus (virtù), qui consistent autant dans des catégories socio-professionnelles, que dans des caractères moraux. Suit en effet une liste de rôles rappelant certains masques de la commedia dell’arte et dans laquelle chaque métier se voit attribuer un teint emblématique de son activité. Pour les deux premiers exemples, le meunier et le charbonnier, ce teint n’est pas naturel, mais c’est plutôt un fard renvoyant au matériau que travaillent les personnages. Dans le cas du médecin, la bonne santé est le résultat d’un savoir faire et d’une connaissance : elle dit davantage de l’esprit du personnage. Chez l’ermite, la pâleur résulte comme la maigreur de son abstinence et de l’austérité de ses mœurs ; elle illustre cette fois la vertu de l’âme. En somme, Anton Francesco Doni propose un système de quatre couleurs correspondant à quatre grands types moraux qu’il nomme vertus. Cette palette essentielle est précisément celle, fort ancienne, des quatre humeurs : le blanc, le noir, le rouge et le jaune. Le recours aux maquillages du meunier et du charbonnier prend davantage de sens si l’on considère que le blanc et le noir sont des modérateurs de couleurs, que l’on ajoute aux autres pigments. Le théoricien réserve donc au peintre la possibilité de dériver de ces quatre vertus principales une multitude de tempéraments et de passions grâce au principe du mélange. La morbidezza (Lodovico Dolce) Témoin des recherches des coloristes vénitiens et fervent admirateur du Titien, Lodovico Dolce a développé également une théorie de la couleur dans le Dialogo della pittura intitolato l’Aretino (Venise, 1557), puis dans le Dialogo nel quale si ragiona delle qualità, diversità e proprietà dei mi essempi nella religione. Si come nell’arte della guerra bisogna arie tanto rigide e feroci che mettano timore e pavento. Si che le forze dell’effigie sono di una grande autorità ; tal che il Pittore bisogna che s’unisca con tutti gl’essercitii : il mugnaio è della farina bianco, il carbonaio nero, il medico debbe essere in faccia fresco e colorito, altrimenti si dice, che non sapendo curare se medesimo, manco curerà gl’altri. Il Romito vuole essere macilento e pallido ; et in questo modo usano quella virtu, che se gli conviene.
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colori (Venise, 1565)326. Profondément influencé par la pensée aristotélicienne, dont il a du reste donné une somme (Somma della filosofia di Aristotele, Venise, s. d.), il assigne pour fin au coloris la mimèsis et en particulier l’imitation de la chair qui donne aux figures humaines l’illusion de la vie327. Or, la physiognomonie entre pour une part dans cet art, qui est aussi une éthique de la couleur. Au début du Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin, Lodovico Dolce s’emploie comme certains de ses prédécesseurs à montrer, contre l’adage célèbre de Simonide, que la peinture est éloquente. Il évoque alors la doctrine de la physiognomonie pour en faire l’apanage non de l’orateur ou du poète, mais du peintre. Si ce dernier échoue à exprimer certaines sensations tactiles ou olfactives, il est en revanche parfaitement capable de peindre les pensées et les passions de l’âme328. Fabio affirme que les « gestes extérieurs » (atti esteriori), la physionomie (sourcil levé ou front plissé) et « d’autres signes » (altri segni) manifestent des « secrets intérieurs » (i segreti interni). L’Arétin cite un vers de Pétrarque (« Souvent sur le front on peut lire le cœur ! »)329 et, comme Doni dans le Disegno, il commente la métaphore des yeux fenêtres de l’âme. Il oppose ces fenêtres, qui sont accessibles par les sens, aux « fenêtres de Socrate », désignant ainsi la contemplation théorique. Il affirme que par le truchement du regard le peintre peut exprimer toutes les passions et il donne une première liste d’affects à représenter dans les figures d’un tableau : Mais les yeux sont principalement les fenêtres de l’âme, et en eux le peintre peut exprimer convenablement toutes les passions, comme l’allégresse, la douleur, la colère, les craintes, les espérances et les désirs.330
On retrouve dans cette énumération les quatre passions stoïciennes fondamentales (plaisir, douleur, crainte et désir) ainsi que la colère. Dolce a inséré également l’espérance, qu’il associe manifestement au désir, conformément à la classification thomiste des passions du concupiscible. Il conclut sur le pouvoir mimétique de la peinture qui, bien que muette, donne l’illusion que les personnages sont en train de « parler, Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, p. 103-104. Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 91 sq. 328 Dolce, Dialogo di pittura…, éd. Roskill, p. 96 et trad. Bauer, p. 56. 329 Pétrarque, Chansonnier, CCXXII, 12 : E spesso nella fronte il cor si legge. 330 Dolce, Dialogo di pittura…, éd. Roskill, p. 96 et trad. Bauer, p. 56 : Ma gliocchi sono principalemente le fenestre dell’animo : et in questi puo il Pittore isprimere acconciamente ogni passione : come l’allegrezze, il dolore, l’ire, le teme, le speranze et i disideri. 326 327
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crier, pleurer, rire et accomplir des actes de ce genre ». Il s’agit désormais d’attitudes engageant le corps tout entier et qui, comme le regard, sont aptes à signaler les passions précédemment énumérées. La question de l’expression des passions réapparaît plus loin dans le dialogue, immédiatement après un long exposé sur le coloris dont elle constitue la conclusion. Dolce est alors amené à reformuler sa classification des passions en l’ajustant à son art de la couleur. En effet, le maniement et la variation des couleurs sont indissociables de certains mouvements de l’âme, mais ce ne sont plus tant ceux des personnages représentés que ceux que le peintre éprouve lui-même et surtout qu’il éveille chez le spectateur. L’altération de la couleur résulte du tempérament du peintre qui la fabrique et agit sur l’âme de celui qui la contemple. L’enjeu de la carnation en peinture est non seulement la vivacité de la représentation, mais aussi la douceur ou « morbidesse », une sensation tactile propre à identifier l’être humain entre tous les autres animaux du fait de sa nudité331 : Et la couleur est en effet si importante et si forte que quand le peintre imite bien les teintes et la douceur des chairs, ainsi que les propriétés de chaque chose, ses peintures paraissent si vivantes qu’il ne leur manque plus que le souffle vital. La qualité principale de la couleur est le contraste que la lumière fait avec l’ombre : on peut de la sorte unir deux contraires, et faire les figures en ronde-bosse, selon les besoins, le peintre devant se garder de les confondre en les agençant. Il faut pareillement connaître la perspective pour diminuer les figures qu’on estompe et qui apparaissent éloignées. Mais il faut toujours prêter attention aux teintes, en particulier à celles des chairs, et à leur douceur. De nombreux peintres représentent les carnations que la couleur et la dureté apparentent au porphyre, et accentuent les ombres en les rendant trop noires. Pour ma part, je préfère le brun à un blanc mal approprié, et je bannirai toujours de mes tableaux ces joues rouge vermillon et ces lèvres couleur de corail, qui transforment les visages en masques. On lit qu’Apelle employait fréquemment le brun. Et Properce demanda à Cinzia, qui utilisait des fards, de faire en sorte que son teint soit aussi net et pur que celui des figures d’Apelle.332 331 Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 120-130 ; Séris, « La renaissance du nu antique à venise… », p. 201-225 et « Dulciter tamen… », p. 322-325 ; Irène Salas, « Un cas particulier de mollesse : la morbidezza », in Mollesses renaissantes…, dir. D. Maira, p. 337356. 332 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 152-154 et trad. Bauer, p. 81-82 : E certo il colorito è di tanta importanza e forza, che quando il Pittore va imitando bene le tinte e la morbidezza delle carni, e la propriétà di qualcunque cosa, fa parer le sue Pitture vive, e
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À deux reprises dans ce passage, Lodovico Dolce associe étroitement les termes « teintes », « chairs » et « douceur », faisant du nu l’objet principal de l’art et le critère d’excellence des artistes333. La morbidesse s’obtient par la maîtrise d’une technique, celle de l’harmogè ou du clair-obscur qui par l’imitation des ombres et des lumières permet d’unir des couleurs contraires sans les confondre. C’est une manière de produire l’illusion du relief par le seul usage de la couleur et d’imiter les figures « en ronde-bosse » que façonne le sculpteur. Son effet mimétique est d’une remarquable puissance. La morbidesse implique aussi une palette de couleurs bien définie – le noir, le blanc, le brun et le rouge – ainsi qu’une certaine manière de les doser. Cette palette restreinte, qui correspond aux quatre humeurs, permet en effet d’exprimer par le mélange le tempérament exact, la complexion de la personne représentée334. La preuve en est que la couleur rouge qui est celle du sang et qui révèle le tempérament irascible ou, pire, la folie est à bannir comme contraire à la morbidesse. Cette dernière exclut l’usage de couleurs trop vives comme le vermillon ou le corail et exige que les teintes soient travaillées et nuancées pour estomper les contrastes. Du reste, Lodovico Dolce établit ensuite le lien entre la variation des couleurs et les qualités en rappelant que le teint doit être en convenance avec le personnage selon le sexe, l’âge et la condition conformément au decorum : la douceur des chairs est le propre de la jeune femme et la morbidesse, davantage encore, de la nudité enfantine335. tali, che lor non manchino altro, che ’l fiato. È la principal parte del colorito il contendimento, che fa il lume con l’ombra : a che si da un mezo, che unisce l’un contrario con l’altro ; e fa parer le figure tonde, e piu e meno (secondo il bisogno) distanti, dovendo il Pittore avertire, che nel collocarle elle non facciano confusione. In che è dibisogno parimente di haver buona cognitione di Prospettiva per il diminuir delle cose, che sfuggono, e si fingono lontane. Ma bisogna haver sempre l’occhio intento alle tinte principalemente delle carni, et alla morbidezza. Percioche molti ve ne fanno alcune, che paiono di Porfido, si nel colore, come in durezza : e le ombre sono troppo fiere, e le piu volte finiscono in puro negro. Molti le fanno troppo bianche, molti troppo rosse. Io per me bramerei un colore anzi bruno, che sconvenevolmente bianco : e sbandirei dalle mie Pitture comunemente quelle guancie vermiglie con le labbra di corallo : perche cosi fatti volti paion mascare. Il bruno si legge essere stato frequentato da Apelle. Onde Propertio riprendendo la sua Cinthia, che adoperava i lisci, dice, che egli disiderava, che ella dimostrasse una tale schiettezza e purità di colore, qual si vedeva nelle tavole di Apelle. 333 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 154 : Cosi la principal difficultà del colorito è posta nella imitatione delle carni, e consiste nella varietà delle tinte, e nella morbidezza. 334 Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 116. 335 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 160 : fece i putti putti, cioè morbidetti e teneri. Séris, « La renaissance du nu antique à Venise… », p. 207-209 et « Dulciter tamen… », p. 324.
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Pour conclure sur la question du coloris, l’Arétin confie à Fabio que l’imitation de la nature ne sera parfaite que si les figures du peintre émeuvent les spectateurs. Il met cette fois l’art de la couleur en rapport avec les affects qu’il produit et non ceux qu’il imite, et il propose une nouvelle série de passions : Il faut que les figures émeuvent l’âme de ceux qui les regardent, certaines en les troublant, d’autres en les réjouissant, d’autres en les poussant à la pitié et d’autres au mépris, selon le caractère de l’histoire.336
Convoquant à nouveau la comparaison entre littérature et peinture, Dolce donne aussi pour fin au peintre d’émouvoir, au même titre qu’au poète, à l’historien ou à l’orateur. Notamment, le peintre doit viser à susciter quatre passions qui sont le chagrin, la joie, la pitié et le mépris. Pour la pitié, Dolce fait certainement allusion au passage de la Poétique où Aristote définit la tragédie comme une représentation de la pitié et de la terreur qui réalise la purgation de ces émotions (49b21), mais il substitue à la terreur le mépris, qui, lui, fait l’objet d’une longue analyse dans la Rhétorique (II, 1378b). Le parallélisme entre les deux couples antithétiques, peine et joie d’une part et pitié et mépris de l’autre, donne à penser que Dolce prend pour modèle l’opposition générique entre la tragédie et la comédie et qu’il caractérise la comédie, qu’Aristote n’a pas traitée, par l’affect du mépris. Toutefois, après avoir appliqué au peintre le principe des orateurs latins selon lequel il est impossible d’émouvoir si l’on ne ressent pas dans son âme les passions que l’on veut imprimer dans celle d’autrui et après avoir rappelé à son tour la formule d’Horace (Ars, 102-103), il en donne une version plus sensuelle et audacieuse en assimilant la contagion des affects au contact des corps : « Nul ne peut, avec une main froide, réchauffer celui qu’il touche » (Ne è possibile, che alcuno con la man fredda si riscaldi colui, ch’egli tocca)337. Par conséquent, tout peintre n’est pas apte à peindre l’un et l’autre genre de passions et il sera porté à représenter certaines figures plus que d’autres, comme le poète est par nature enclin au genre comique ou au genre tragique. Horace en effet prescrivait au nom de l’aptum le choix d’un sujet et d’un genre en convenance avec le génie 336 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 156 et ma trad. : bisogna che le figure movano glianimi de’ riguardanti, alcune turbandogli, altre rallegrandogli, altre sospingendogli a pietà, et altre a sdegno, secondo la qualità della historia. Cf. trad. Bauer, p. 84. 337 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 158.
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du poète338. Le coloris est donc aussi nécessairement le reflet du tempérament du peintre et de même qu’il y a des complexions diverses, il se trouvera diverses manières de peindre : Parce que les complexions des hommes et les humeurs sont diverses, ainsi naissent diverses manières : et chacun suit celle à laquelle il est naturellement enclin. D’où naquirent des peintres divers, certains plaisants, d’autres terribles, certains charmants et d’autres pleins de grandeur et de majesté.339
À la division des quatre passions (pathè) que le peintre peut susciter chez le spectateur correspond une classification des peintres en fonction de quatre caractères (êthè), selon qu’ils produisent le plaisir, l’effroi, le charme (la vaghezza) ou la maiestas. Comme précédemment, cette répartition semble pouvoir être rapportée à l’opposition entre la comédie et la tragédie, d’autant plus que Dolce insiste une nouvelle fois sur l’analogie entre peinture et poésie. La morbidesse est donc un art de la couleur qui permet à certains peintres – les tempéraments doux et agréables – de rendre avec la plus grande vivacité la nudité de certains personnages — jeune femme ou enfant– en suscitant chez le spectateur certaines émotions – plaisir ou charme. C’est la manière des nus de Raphael et dans laquelle s’est aussi illustré le Titien, avec son premier Saint Sébastien ou ses Vénus340. Néanmoins, elle s’oppose à une autre manière que Lodovico Dolce nomme terribilità, la rapportant à la peinture de Michel-Ange et que Titien, peut-être influencé par Dolce, a expérimentée. Les contrastes et la discontinuité de la pittura a macchia dans des tableaux aux sujets graves comme Le Tityos, Le supplice de Marsyas ou encore le dernier Saint Sébastien produisent un effet contraire à celui de la morbidezza, suscitant la terreur et la pitié (Fig. 29)341. Ces deux ma338 Hor., Ars, 38-40. Cf. Nathalie Dauvois, Horace, l’autre poétique, Camenae, 13 (2012), « Du decorum aux bienséances : fortune d’un concept-clé de l’art poétique d’Horace », http ://saprat.ephe.sorbonne.fr/toutes-les-revues-en-ligne-camenae/camenae-n-13-octobre-2012-horace-l-autre-poetique-238.htm. 339 Dolce, Dialogo della pittura…, éd. Roskill, p. 158 et ma trad. : Perche le complessioni de gli huomini, e gli humori sono diversi, cosi ne nascono diverse maniere : e ciascuno segue quella, a cui è inchinato naturalmente. Di qui ne nacquero Pittori diversi ; alcuni piacevoli, altri terribili, altri vaghi, et altri ripieni di grandezza e di maestà. Cf. trad. Bauer, p. 84. 340 Titien, Saint Sébastien, retable de Saint Marc, 1510, Venise, Eglise Santa Maria della Salute. Cf. Maurice Brock, « Anatomie d’un tableau… » ; Bouvrande, Le coloris vénitien…, p. 201-207. 341 Titien, Saint Sébastien, 1575, Saint Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.
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nières de peindre redonnent sens à l’opposition ancienne entre le tonos et l’harmogè, ou entre les colores austeri et les colores floridi, qui induisait dans l’Antiquité un rapport entre couleurs et humeurs. En effet, quelques années plus tard, dans le Dialogue sur les qualité, diversité et propriété des couleurs, Lodovico Dolce affine sa théorie de la couleur et confirme le rapport entre système des couleurs et classification des passions342. Délaissant la question technique du maniement de la couleur et la comparaison entre les arts mimétiques, il ancre davantage le coloris dans la physiognomonie : la question centrale débattue par Mario et Cornelio dans ce dialogue est celle de la signification (significato) des couleurs et elle se prolonge, dans le droit fil de la tradition physiognomonique, par une réflexion sur la symbolique des animaux et d’autres allégories morales. Il propose successivement trois modes de classification des couleurs. Se plaçant tout d’abord sous l’autorité d’Aristote, Dolce énonce le système traditionnel de sept couleurs : les deux principales sont les couleurs extrêmes, le blanc et le noir, entre lesquelles s’interposent le violet (violato), le safran (croceo) ou le jaune (giallo), le vermillon (vermiglio), le pourpre (purpureo ou purpurino) et le vert (verde)343. Il traite d’emblée des couleurs en les associant à des caractères ou des affects et en particulier s’attache à la signification de ces couleurs dans les yeux ou dans le teint : par exemple, le blanc est « par la voie de la métaphore de l’âme » la couleur de la sincérité ; les yeux bleux sont signes de cruauté, par exemple chez Néron, et Pétrarque a eu tort de louer la peau noire de l’éthiopienne Andromède344. Puis, Dolce propose une seconde classification des couleurs qui emprunte largement au livre XXXV de Pline (12, 6)345. Il évoque l’opposition entre les couleurs austères (Austeri) et les couleurs éclatantes (Floridi) qui sont seulement au nombre de six, les précieux minium, purpurissum, cinabre, armenium, chrysocolle, indigo (minio, purpurisso, cinabrio, Armenio, Crisocolla, Indico) et qu’il laisse aux peintres qui emploient le blanc de Mélos (melino). Mais il propose bientôt une autre opposition entre les couleurs douces (suavi) – jaune, pourpre, blanc et rose (flauo, purpureo, candido, roseo ou rosato) – et les couleurs tristes et douloureuses (tristi e dogliosi) – noir, brun, rouille, 342 Lodovico Dolce, Dialogo nel quale si ragiona delle qualità, diversità e proprietà dei colori (Venise : G. B. et M. Sessa, 1565). 343 Ibid., p. 8. 344 Gilles Sauron, « Properce et Boscotrecase », in Ars pictoris, ars scriptoris. Peinture, littérature, histoire. Mélanges offerts à Jean-Michel Croisille, dir. F. Galtier et Y. Perrin (Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008), p. 61-72 (p. 66). 345 Ibid., p. 17.
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azur (atro, pullo, ferrugineo et biavo) –. Il précise que certaines couleurs sont appellées « sordides » (sordidi) comme le suaso et l’impluviato346, parce que jadis les accusés les portaient sur leurs habits pour susciter la pitié. Il interprête alors les vers de Virgile peignant Charon à l’habit sordide (sordida vesta) comme une mention de couleur347. Dolce superpose manifestement à l’opposition antique entre colores austeri et colores floridi, la distinction qu’il a élaborée dans le Dialogue de la Peinture entre la morbidesse et la terribilità. Le traité sur les couleurs se poursuit en développant la symbolique d’un grand nombre de teintes et de nuances diverses. On y retrouve les principaux traits de la physiognomonie des couleurs et le premier critère d’interprétation demeure le rapport entre le teint de la peau et les affects de l’âme : le rouge indique le courage ; la pâleur, la peur ; le noir, la folie… Néanmoins, ces interprétations physiognomoniques sont toujours présentées par Cornelio, et son interlocuteur, Mario, les conteste systématiquement, lui opposant des contre-exemples : de nombreux corps de métier respectables ne portent-ils pas l’habit noir, qui manifeste la virilité et la fermeté ? Il accorde à Cornelio qu’en glosant sur la signification des couleurs, il use autant de la doctrine que du jugement, mais il lui fait remarquer que son discours tient plus du paradoxe que du vrai348. Tout en livrant aux peintres une palette d’une immense richesse avec son code et son mode d’emploi pour exprimer la variété des émotions de l’âme, Dolce rappelle, comme le faisaient les auteurs des traités de physiognomonie, l’ambiguïté de ces signes et la nécessité de joindre à la doctrine l’exercice aigu du jugement. La regola del colorare (Giovanni Paolo Lomazzo) Plus précisément encore, Giovanni Paolo Lomazzo subordonne la théorie de la couleur à la physiologie des passions en faisant de la variation du teint un cas particulier de mouvement corporel. De même que les gestes des membres, la couleur de la peau traduit les mouvements de l’âme : c’est pourquoi Lomazzo articule au livre sur le mouvement un 346 Impluviato, du latin impluuiatus, pourrait se traduire par « gris de plomb ». Cf. Du Cange et al., Glossarium mediae et infimae latinitatis, éd. augm. (Niort : L. Favre, 1883-1887), t. 4, col. 310a : IMPLUVIATUS, Color similis pullo siue nigro, sic nominatus quasi fumato stillicidio implutus. Vide Alciat. Emblem. 117. pag. 550. 347 Verg., Aen., VI, 301 : sordidus […] amictus. 348 Ibid., p. 34 : Parmi nel vero, che in favellar de i significati di questi colori, tu procedi non meno con dottrina, che con giudicio ; benche qualche parte del tuo ragionamento ha piu del paradosso che del vero.
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autre livre sur la couleur349. Le coloris (colorire) est nécessaire car il donne aux choses dessinées le souffle (spirito), la grâce et la perfection (chap. II)350. La première application qu’en donne Lomazzo est la couleur des yeux chez les personnages éprouvant diverses passions comme la douleur, la folie, la colère ou la tristesse et il insiste sur le fait que l’art de la couleur exige du peintre un « bon jugement » (bon giudicio). Comme Lodovico Dolce, Lomazzo dit adopter la doctrine aristotélicienne des couleurs, distinguant les deux extrêmes, le noir et le blanc qui sont parents de toutes les autres couleurs, et cinq couleurs intermédiaires, le violet (pallido ou violaceo), le rouge (rosso), le pourpre (purpureo), le vert (verde) et le jaune (croceo ou giallo)351. Le principe du coloris est le mélange, mais il est aussi identifié à un processus naturel de génération des couleurs : le noir et le blanc sont non seulement associés aux éléments (le chaud et le froid), mais aussi aux deux sexes (le père et la mère). Cette conception généalogique conduit Lomazzo à présenter les couleurs intermédiaires comme toutes dérivées, au premier ou au second degré, du noir et du blanc. Ainsi le rouge naît, contre toute vraisemblance, du mélange entre le blanc et le noir, puis le violet du blanc et du rouge, et le pourpre et le vert de différents dosages du noir et du rouge. Lomazzo s’intéresse ensuite aux matières dont sont tirées les couleurs et oppose les pigments naturels et les couleurs artificielles. Parmi les couleurs naturelles figurent en particulier les teintes de la carnation du corps humain dans laquelle réside « l’alchimie des peintres vénitiens »352. Lomazzo détaille en effet les différentes terres avec lesquels ceux-ci colorent « l’ombre obscure des chairs » (l’ombra dele carni oscura). Les couleurs matérielles artificielles, peu nombreuses, recoupent en grande partie la liste plinienne des couleurs éclatantes (minium, cinabre, indigo…), si bien que l’opposition entre couleurs naturelles et artificielles tend à recouvrir celle des colores austeri et des colores floridi. Certaines couleurs artificielles peuvent aussi 349 Robert Klein, « Giudizio e gusto dans la Théorie de l’art au Cinquecento », Rinascimento, 11 (1961), p. 105-116 ; Martin Kemp, The Science of Art : Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat (New Haven : Yale University Press, 1990), p. 269-274 et Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, p. 85-127 (p. 86). 350 Lomazzo, Trattato dell’arte…, III, 2, p. 190. 351 Le jaune n’apparaît pas dans la première liste des couleurs intermédiaires, qui de ce fait ne sont qu’au nombre de quatre. C’est probablement un oubli, car en développant la liste Lomazzo ajoute le jaune ou safran. Sur l’influence d’Aristote dans la théorie des couleurs de Lomazzo, voir Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, p. 91-96 et 122-123. 352 Lomazzo, Trattato dell’arte…, III, 4, p. 191 : E questo è l’alchimia de i pittori Venetiani.
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produire le coloris de la chair, à condition d’être savamment mélangées. En effet, Lomazzo étudie ensuite les amitiés ou inimitiés naturelles des couleurs, justifiant les heureux mélanges qui font la beauté, comme la théorie médicale détermine le mélange équilibré des humeurs qui produit la santé. S’agissant du teint de la chair, on apprend que le cinabre et la laque mêlés avec le blanc font un rose clair qui fait la belle couleur des joues353. Inversement, certains mélanges font ressortir des couleurs par contrastes, accentuant leur tension : la laque et le minium, mélangés, avivent la terre appelée falzalo dans les ombres des chairs et, mêlés à l’azur et au blanc de céruse, ils donnent un rose pourpre354. Enfin, se réclamant toujours d’Aristote, Lomazzo propose une nouvelle classification des couleurs en fonction des effets qu’elles causent chez le spectateur355. Les couleurs noires et obscures « engendrent par les yeux dans l’âme » la tristesse et la mélancolie ; les couleurs bleu ou vert foncés la suavité et l’agrément (soavità et giocondità) ; le rouge et le pourpre, la fierté et l’ardeur (fierezza et ardire) ; le jaune, grâce et douceur (gratia et dolcezza) ; le rose et le vert clair, la joie et le plaisir (allegrezza et diletto) ; le blanc enfin rejoint le noir en suscitant une attention mélancolique. En somme, les couleurs par elles-même, produisent sur l’âme des effets distincts et le peintre doit tenir compte, lorsqu’il les mélange, des incompatibilités d’humeurs qu’elles peuvent provoquer chez celui qui les contemple. Au total, elles se divisent en fonction de cinq passions principales qui sont la tristesse, l’agrément, le courage, la douceur et la joie. La vaghezza naît, elle, de l’ensemble des couleurs et de leur variété. Cette physiognomonie des couleurs est la base d’un système beaucoup plus complexe que Lomazzo développe au sixième livre du Traité de la peinture, consacré à la pratique de la peinture. En effet, il opère alors une synthèse qui est un véritable coup de force théorique dans la mesure où non seulement il met en correspondance les éléments, les humeurs et les astres, mais il établit aussi un accord entre l’âme du personnage, l’âme du spectateur et celle de l’artiste. D’une part, il « réduit » la palette du peintre à quatre couleurs élémentaires qui sont précisément celles des humeurs dans le corps, garantissant au peintre la possibilité de reproduire par leur mélange le teint propre de tout individu et donc, aussi, son 353 Ibid., p. 195 : il cinabro e lacca […] meschiati col bianco fanno il color delle guancie colorite d’una bella carne, & anco di rose chiare. 354 Ibid. : La lacca e il minio fanno quasi color di cinabro et accuiscono il falzalo nelle ombre delle carni, e mischiate con l’azzuro e biaca fanno il color di rosa secca cioè di porpora. 355 Ibid., p. 201, III, 11 : De gl’effetti che causano i colori. Voir Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo Trattato…, p. 107-116.
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tempérament. Il propose un nouveau système de couleurs en correspondance étroite avec les quatre éléments et les quatre humeurs : le noir est la couleur de la terre et de la mélancolie ; le bleu-vert est la couleur l’eau et du phlegme ; le rouge est la couleur de l’air et du sang ; le jaune est la couleur du feu et de la colère356. Quoique proche de la liste des couleurs établie en fonction de leurs effets sur l’âme du spectateur, celle qui se règle sur les humeurs du personnage à représenter est encore simplifiée pour se conformer au tétrachromatisme. Ainsi se trouvent écartés les tons rose et vert clairs qui suscitent au premier chef le plaisir et la place du blanc est incertaine : la couleur blanche est associée tantôt au noir et à la mélancolie, tantôt à la couleur de l’eau et au phlegme. Cependant, au prix de ces concessions et arrangements, Lomazzo met en accord par le coloris le caractère du personnage peint et l’émotion éprouvée par le spectateur, la couleur ayant la double faculté d’exprimer et d’éveiller une même passion. Ensuite, en travaillant ces quatre couleurs élémentaires, le peintre peut, comme le fait la nature par la crase des humeurs, décliner une série de tempéraments intermédiaires. En effet, Lomazzo établit un catalogue de six caractères correspondants à divers tempéraments humoraux et se manifestant par des nuances de teints différentes. Ces types sont encore définis par leur soumission à un astre : le Saturnin est un mélange de noir et de violet, le Jupitérien et le Lunaire un mélange de blanc et de rouge dans diverses proportions, le Martial de rouge et de jaune, le Vénérien de blanc, noir et rouge et le Mercurien de toutes les couleurs autres que le noir et le blanc. Chacun de ces types humoraux et astrologiques est sujet à des passions spécifiques : le Saturnien connaît la timidité, la stérilité, la malignité, la mélancolie, la vieillesse, l’avarice, l’envie et la paresse ; le Jupitérien la tempérance, l’allégresse, l’éloquence, l’abondance, l’honnêteté, la foi et la religion ; le Martial la cruauté, l’orgueil, la colère, la témérité, l’impétuosité, la fureur, la vengeance, l’audace et la guerre… Lomazzo donne même des indications précises sur les couleurs matérielles que le peintre doit utiliser pour représenter les quatre principaux tempéraments mélancolique, flegmatique, sanguin et colérique. D’autre part, le théoricien s’efforce de concilier la symbolique physiognomonique des couleurs et la théorie de la réception des lumières, en articulant dans sa méthode du coloris la variété de couleurs des passions et la variation des couleurs sous la lumière. En effet, la plus grande difficulté de l’art vient du fait que le teint de la personne varie aussi sur l’ensemble du corps avec la réception de la lumière. Pour remédier à ce problème, le Ibid, VI, 9, p. 310-311.
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peintre expose une méthode de coloration (regola del colorare) qu’il présente comme le fruit non seulement de trente années d’expérience dans un art qu’il a pratiqué depuis l’enfance, mais aussi de la longue méditation dans laquelle l’a plongé sa cécité357. Il revendique l’originalité de cette « règle de la couleur » que lui ont dicté les « yeux de l’intellect » depuis qu’il a perdu le sens de la vue. Il est convaincu que si la lumière est la condition de la vision des couleurs, les couleurs existent sans elle, mais sont visibles seulement grâce à elle. De plus, comme les couleurs varient en fonction des inégalités de réception de la lumière, il est nécessaire de diviser d’abord chaque figure à peindre en deux parties, celle qui est à la lumière et celle qui est dans l’ombre, et ensuite chacune d’entre elles en trois zones qui seront dégradées de la plus claire à la plus sombre. Ainsi, pour représenter les corps humains, le peintre doit fabriquer au minimum vingt-quatre couleurs chair, car chacun des quatre grands tempéraments exige pour lui seul une palette de six teintes. Mieux, pour peindre des hommes et des femmes dont le tempérament est intermédiaire et pour rendre en même temps les effets de la lumière sur leur corps, il sera amené à fabriquer un très grand nombre de teintes, en mélangeant par exemple les différents tons du colérique, du plus clair au plus foncé selon son éclairage, avec ceux du mélancolique en respectant la même gradation : Et le peintre doit avoir ce soin pour peindre toutes les qualités et compositions intermédiaires des hommes ; par exemple pour représenter la chair du mélancolique colérique, il doit prendre la composition faite de la manière que nous avons dite, c’est-à-dire en mélangeant le premier éclat du mélancolique avec le premier éclat du colérique ; et ainsi il fera le premier éclat du colérique mélancolique. Puis, il doit mélanger le second éclat de l’un et le second de l’autre, et il fera le second éclat du colérique. Avec cette règle il est possible de faire toutes les chairs des hommes qui ont des complexions et des qualités intermédiaires.358
Grâce à la règle de la couleur de Lomazzo, le peintre est en théorie apte à représenter tous les êtres humains dans leur immense variété. Or, Ibid., VI, 6, p. 300-301. Ibid., p. 302 : E questo avertimento ha d’havere il pittore per dipingere tutte le qualità e compositioni mezzane degli huomini ; come per rappresentare la carne del melancolico colerico, ha da pigliare la compositione fatta nel modo che habbiamo detto cioè mescolando il primo lume del melancolico con il primo lume del colerico ; e cosi fara il primo lume del colerico melancolico. Poi ha da mischiare il secondo lume dell’uno co’l secondo dell’altro e fara il secondo lume del colerico. Con la quale regola si possono fare tutte le carni de gl’huomini che hanno complessioni, et qualità mezzane. ( Je donne mes traductions). 357 358
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c’est le même procédé de nuanciation par le mélange des couleurs qui permet à la fois de varier les tempéraments représentés et de modifier leur perception selon l’intensité de la lumière. On a vu que le lume et la vaghezza, chez Paolo Pino, étaient le reflet de l’âme du peintre dans son œuvre. De même, chez Lomazzo la vaghezza résulte de la variété des couleurs et donc de l’art de colorer singulier du peintre. Il semble bien qu’en joignant dans la règle de la couleur la symbolique morale et humorale d’une part et la réception des lumières de l’autre, Lomazzo cherche à concilier le pathos (tempérament du modèle ou personnage peint) et l’êthos (le lume ou éclairage projeté sur le corps peint, qui est le reflet de l’humeur ou du tempérament du peintre). Le rendu du relief et des matières, qui est proprement la manière du peintre, entre aussi pour une part dans la méthode du coloris : l’art de la couleur réalise une harmonisation entre la personnalité de l’artiste et le sujet du tableau, une adaptation réciproque de l’un à l’autre. Enfin, Lomazzo parvient aussi à combiner dans le coloris de la chair l’expression du caractère et celle des passions accidentelles. La carnation du nu, outre qu’elle révèle le tempérament du personnage, trahit aussi des émotions momentanées et le cas échéant contraires à son caractère. Le peintre peut montrer une passion subite grâce à une altération partielle du teint et en jouant sur des différences ou oppositions entre les parties du corps : Si le nu est de forme arrondie et longue, toujours il reçoit le premier éclat sur lui à la manière d’une ligne ; et enfin si le membre est plat, il reçoit sur lui le premier éclat en forme de surface. Donc, lorsqu’il faudra faire la colère, le sang, le phlegme et la mélancolie tout enflammés de fureur, on mélangera aux couleurs que l’on a dites, au bon endroit, un peu de couleur rouge vif et morello. Et la peur et l’épouvante colériques, chez le phlegmatique, le sanguin ou le mélancolique, on les exprimera en mélangeant aux couleurs, que l’on a dites plus haut, biglio, terre jaune et terre verte. En outre, le peintre considère que certaines parties du corps humain doivent être colorées différemment des autres chairs, par exemple avec du rouge ; j’en traiterai plus bas quand je parlerai des couleurs des mouvements.359 359 Ibid., p. 304 : Se l’ignudo è di forma tonda, e lunga, sempre si riceva il lume primo in lui a modo de linea ; et ultimamente se ’l membro sara piano, si riceva in lui il primo lume in forma di superficie. Adunque quando s’hà di fare la colera, il sangue, la flemma, e la melancolia tutte infiammate d’ira, si saranno mescolando co’i colori detti al suo luoco un poco di color rosso fulgente e morello. Et il timore e lo spavento colerico, nel flemmatico, nel sanguigno, e nel melancolico si esplicheranno mescolando co’i colori detti di sopra, biglio, terra gialla, e terra verde. In oltre considera il pittore che certe parti del corpo humano, si
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En introduisant dans le teint propre à un certain tempérament la couleur d’une humeur qui n’est pas celle qui domine en lui, le peintre suggère au spectateur un mouvement de l’âme inhabituel. Ainsi, la fureur, passion provoquée par l’afflux du sang, sera signifiée par une touche de rouge vif mélangée aux couleurs du tempérament qu’elle vient perturber ; la peur, qui résulte d’un excès de colère ou bile jaune, sera rendue par une pointe de jaune ou de vert mêlée à la couleur du teint de la figure. Ces prescriptions concernant l’effet de la fureur ou de la peur sur le teint sont conformes aux observations des plus anciens physiognomonistes. L’humaniste systématise le raisonnement en attribuant à tous les mouvements une couleur particulière et en rapportant celle-ci nécessairement à l’une des quatre humeurs. De même, Lomazzo reprend de la physiognomonie antique le principe de la répartition des signes des mouvements de l’âme à la surface du corps. Il conseille de placer l’altération de la couleur du teint au lieu qui lui convient (al suo loco) ; on se souvient qu’Adamant et, après lui, l’anonyme latin considéraient généralement les joues ou la poitrine comme les régions du corps les plus significatives lorsqu’il s’agissait d’interpréter les émotions d’une personne360. Le théoricien de la Renaissance, qui a manifestement en tête les nouveaux nus féminins des peintres vénitiens, et en particulier du Titien, conseille de rehausser de rouge, dans le corps des femmes, les parties qui sont en mouvement : On doit aussi veiller dans les jointures des femmes et des personnes délicates à rehausser toujours de rouge les parties actives et qui ont du mouvement, comme les jointures des jambes, des bras, et les nœuds des mains, et ainsi colorer plus vivement les doigts des mains et des pieds, et encore plus les nœuds de ceux-ci, les plantes, les talons, les genoux, les joues, le menton, les oreilles, les mâchoires, les narines, les lèvres, le nombril, la pointe des seins, et en outre les clés des épaules, la ceinture, les flancs […].361 hanno da colorare diversamente dall’ altre carni, come di rosso, delle quali tratterò più sotto quando ragionerò de’ colori dei motti. ( J’ai conservé les termes morello et biglio en italien dans la traduction, en raison de la difficulté à définir ces pigments. Sur la couleur morello – probablement un violet foncé, qui correspond aussi aux adjectifs pallido, violaceo et pavonazzo –, voir Tramelli, Giovanni Paolo Lomazzo’s Trattato…, p. 112-114. Le mot biglio désigne aussi à cette époque une pièce de monnaie. 360 Adam., Physiognomonicon, B, 1, éd. Förster, p. 348 et Anonyme latin, De physiognomonia, 10, éd. André, p. 58. 361 Lomazzo, Trattato dell’arte…, III, 11, p. 313 : Devesi ancora osservare nelle giunture delle femine e delle persone delicate di spargere sempre di rosso le parti più esercitate e che hanno moto ; come le giunture delle gambe, delle braccia et i nodi delle mani ; e cosi colorare più vivacemente le dita delle mani, e de piedi, e più assai i nodi loro, le piante, i taloni,
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La couleur rouge souligne ici les émotions qui animent secrètement les membres de la figure : visage, mains, pieds, mais aussi bras, jambes, ventre et poitrine. Elle se confond surtout manifestement avec le désir du peintre et du spectateur, qui suit les déclivités de ce corps et s’attache à ces aspérités (plante du pied et talon, clavicules et pointe des seins…). On pense évidemment en particulier au modelé de la Vénus d’Urbino (1538, Florence, Galerie des Offices, Fig. 30). Ces touches rehaussant la chair sont peut-être aussi l’occasion pour Lomazzo de réintroduire dans la palette réduite aux quatre couleurs élémentaires par les peintres vénitiens les tons roses ou verts clairs dont il avait dit, à propos des effets des couleurs, qu’ils procuraient le plus grand plaisir. On trouve en effet une prescription comparable dans le traité de Giovanni Battista Armenini, I veri Precetti della pittura (II, 7), paru à Ravenne en 1587. Armenini déclare d’abord que le sommum du coloris réside dans l’union chromatique à l’exemple du teint des chairs et il distingue deux teints en convenance avec le genre, l’âge et la qualité des personnes : le teint clair est un mélange de rouge et de blanc et le teint plus sombre s’obtient en remplaçant le rouge par de la terre jaune brûlée362. Par exemple, l’opposition entre le teint de la Danae et celui de sa servante dans le tableau de Titien conservé à Madrid illustre bien ces deux types de figures avec leurs connotations sociales et morales363. Il conseille toutefois d’ajouter dans le teint des jeunes personnes, en soulignant les ombres et les lumières, un peu de vert ou de jaune364. On est tenté de faire le lien avec les marques que Titien, Tintoret et Véronèse se plaisaient à imprimer dans la chair de leurs nus érotiques, ces macature selon le terme de Lodovico Dolce, qui plus que tout dans le tableau avaient le pouvoir d’éveiller le désir (Fig. 31)365. le ginocchia, i gomiti, il mento, le orecchie, le mascelle, le nari, le labra, l’ombelico, i capitelli delle mammelle ; et oltre di ciò le chiavi delle spalle, la cinta, i fianchi[…]. 362 Giovanni Battista Armenini, I veri precetti della pittura, éd. M. Gorreri (Turin : Einaudi, 1988), p. 126-129. 363 Titien, Danae, 1553-1554, Madrid, Musée du Prado. 364 Ibid., p. 129 : … si giunge spesse volte del nero ancora in questo primo scuro predetto di quelle due terre et è quando si vole ricacciar quella figura o quello ignudo con gli utimi estremi. Ci sono di quelli che in questi scuri ci agiungono della terra verde schietta, altri ne abbrugia e coce nel modo che si è detto fare della gialla, altri pur ci sono che vi pongono terra di campane e massimamente quando vogliono contrafare ombre delicate di donne giovenni, delle quali ne mettono ancora un poco nelle carni chiare, perché cosí par che si accordino benissimo insieme. 365 Guillaume Cassegrain, Tintoret (Paris : Hazan, 2010), p. 140 et Delphine Lesbros, « Du désir au plaisir ? Quand la stimulation érotique incite à toucher une peinture au xvie siècle », in Corps et interprétation, dir. C. Thouret et L. Wajeman (Amsterdam : Rodopi, 2012), p. 269-282 (p. 274-275).
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Ainsi, les théoriciens humanistes du nu diffèrent entre eux par les sources dont ils disposaient et par la tradition physiognomonique qu’ils ont privilégiées — le pseudo-Aristote, la rhétorique latine, Adamant et l’anonyme latin ou leurs relectures médiévales –. Les auteurs des premiers traités d’art humanistes du Quattrocento ne connaissent la physiognomonie antique que par Aristote et par l’intermédiaire de la rhétorique latine. S’ils sont conscients de l’utilité de la physiognomonie pour les arts, ils affichent aussi un certain scepticisme à l’égard d’une doctrine médiévale teintée d’occultisme et de superstition. Au cours du xvie siècle, à mesure que les humanistes redécouvrent et diffusent les textes antiques et qu’ils enrichissent la doctrine de leurs propres écrits, l’influence de la physiognomonie sur les arts ne cesse de s’accentuer et les traités d’art lui font une part grandissante. Les théories humanistes du nu divergent également en fonction de la part qu’elles ont accordée aux différentes méthodes de la physiognomonie, zoologique, ethnologique ou éthologique. De plus, selon qu’ils considéraient les passions comme des dispositions permanentes ou comme des perturbations accidentelles de l’âme, les auteurs ont mis l’accent tantôt sur la caractérologie, cherchant à produire une typologie qui comprenne la diversité naturelle – ethnique, sexuelle et éthique – des êtres humains, tantôt sur l’expression des émotions, donnant au peintre la mission de distinguer par son regard et d’interpréter par son art la gamme variée, mais universelle des sentiments. Plus rares sont ceux qui ont cherché des solutions pour combiner l’expression du caractère et celle des mouvements de l’âme accidentels et montrer leurs contradictions, leurs tensions dramatiques. La physiognomonie a eu ainsi une part dans l’élaboration de la théorie du coloris, car l’art de mélanger les couleurs est apparu comme le langage le plus subtil et le plus approprié pour donner à voir, principalement dans la carnation, toutes les nuances des passions. Enfin, cette doctrine ne pouvait que valoriser la subjectivité et la « belle manière », car l’art du peintre devenait comme celui du physiognomoniste une forme de divination, l’artiste se faisant l’interprète de tous les signes de l’âme sur les corps et les mettant en lumière dans ses œuvres.
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CONCLUSION
Les doctrines anciennes de la symétrie, de l’anatomie et de la physiognomonie ont fourni aux humanistes les principes de la théorie du nu dans les arts figuratifs. Inversement, les théoriciens de l’art de la Renaissance ont contribué à l’enrichissement et au renouvellement de ces doctrines : en adaptant les théories pythagoricienne, platonicienne ou aristotélicienne de l’harmonie, souvent pour les conformer à la théologie chrétienne, et en combinant les canons anciens de Polyclète et de Vitruve avec le canon médiéval du pseudo-Varron, ils ont complexifié et assoupli l’anthropométrie au point de comprendre aussi, pour une part, les variations de qualités du corps humain. S’ils ont repris, comme les anatomistes modernes, un grand nombre de catégories de l’anatomie aristotélicienne et galénique, les besoins de l’art les ont conduits à privilégier la méthode synthétique plutôt que la méthode analytique, qui correspondait pourtant à l’expérience nouvelle de la dissection : ils ont ainsi préparé, puis accompagné la révolution vésalienne de la fabrique du corps humain. Enfin, la physiognomonie justifiait par la théorie des humeurs le principe de la co-affection de l’âme et du corps, mais elle était marquée par les faiblesses de sa méthode, le signe et le raisonnement analogique. Poursuivant un effort déjà sensible chez les physiognomonistes de la fin du Moyen Âge, les théoriciens de l’art humanistes ont cherché à la fois à nuancer et à fonder en raison les similitudes et les différences de comportement et de morphologie entre les êtres vivants. Ils ont surtout élargi la physiognomonie des caractères à la psychologie des passions, assignant à l’art la fonction de révéler et, le cas échéant, de régler les émotions de l’âme par la représentation du corps. À l’issue de cet examen des théories humanistes du nu, nous nous risquerons à quelques conclusions sur les critères et sur le statut du nu à la Renaissance.
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Les critères du nu D’abord, il existe bien, dans les textes humanistes, un concept du nu. Tous les théoriciens de l’art de la Renaissance s’entendent entre eux sur ce terme et leurs lecteurs, artistes ou amateurs d’art, ne s’y trompent pas. Le concept de nu avait manifestement au xve siècle et, plus encore sans doute, au xvie siècle une évidence et une clarté qu’il a perdues pour nous. Il y a au moins, à la Renaissance, trois critères à l’aune desquels les spécialistes de l’art jugent de la réussite d’un nu. Le premier est le rapport de proportion qui règle ses parties entre elles et chacune d’elle avec la totalité du corps. Que ces rapports puissent s’exprimer par des nombres entiers naturels ou qu’ils soient de simples analogies, qu’ils passent ou non par l’élection d’un module ou d’une construction géométrique, ils sont présupposés dans le corps humain et font l’objet d’une étude et d’un savoir spécifique. Le second critère est la conformité de l’organisation anatomique : la représentation du corps, statique ou a fortiori en mouvement, ne peut être vraisemblable, mimétique, si elle ne respecte pas la disposition interne des parties du corps (os, muscles, veines et nerfs) et leur fonctionnement correct. Le troisième critère est l’efficacité affective de l’image : si l’attitude ou le geste de la figure ne sont pas en correspondance étroite avec le caractère ou l’affect momentané qu’ils doivent représenter, autrement dit si le principe de la co-affection de l’âme et du corps n’est pas vérifié, le nu faillira à susciter l’émotion du spectateur. Le nu est donc à la fois un corps harmonieux dans sa totalité et dans ses parties, un corps dont la structure est anatomiquement exacte et un corps qui exprime une affection de l’âme. Il existe certes, dans l’art comme dans la nature, un certain nombre de cas limites que les artistes de la Renaissance ont explorés (monstres, nains, corps mutilés, cadavres…) : ces exceptions, auxquelles on peut aussi ajouter quelques chimères comme les créatures mythologiques ou les grotesques, ne font que confirmer les règles énoncées. La tripartition corps /esprit /âme Au cours de la période, à mesure que la théorie du nu s’est approfondie, la tripartition de l’art du nu en symétrie, anatomie et physiognomonie a tendu à correspondre à une division de l’homme en corps, esprit et âme. De fait, à la fin du xvie siècle, le mouvement de la Contre-Réforme s’est accompagné d’une volonté de codifier plus étroitement les figures et, dans ce but, la Trattatisca a fait rétrospectivement un effort de synthèse, notamment sur l’art du nu qui venait de connaître un formidable essor.
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Conclusion
La fabrication du nu devient alors l’emblème, voire le paradigme de l’art dans son ensemble. Giovanni Battista Armenini ou Federico Zuccaro, par exemple, conçoivent et tentent de régler l’art lui-même sur le modèle de la fabrique humaine. Giovanni Battista Armenini fait correspondre précisément la composition de la figure humaine avec les parties de l’art qu’il a exposées au début du traité Des vrais préceptes de la peinture (I, 5) : de même que le corps est fait des os, des muscles, de la chair et de la peau, de même la peinture consiste dans le dessin, les lumières et les ombres, le coloris et la finition (compimento). Il distingue ainsi trois étapes de la fabrication du nu, glosant manifestement la formule devenue incontournable du De pictura d’Alberti (II, 36) : Aussi, l’homme étant fabriqué d’os, de muscles, de chair et de peau, quoiqu’il apparaisse rarement que dans les œuvres on voie autre chose que les membres extérieurs, néanmoins, si on ne comprend pas bien les parties cachées dessous, on peut difficilement faire celles qui apparaissent dessus, parce que de même que les passions viennent de l’âme, de même viennent du corps les attitudes des os, la mesure et l’ordre dans le fait d’être positionnés à leur place et non rompus, mal attachés, mal liés aux muscles, parce que les muscles lient les os et les tiennent ensemble ; puis est placée dessus la chair, qui remplit les anfractuosités laissées par les muscles, la nature étant assez diligente pour faire les rondeurs avec une belle et convenable proportion. Puis vient la peau, qui couvre toute chose, que la nature a faite douce et délicate, parsemée d’une belle et agréable variété de couleurs, couverture qui fait que toute la finition du corps est plaisante, agréable et merveilleuse.1
Le dessin, qui correspond aux os, réside dans la mesure et dans l’ordre. Les lumières et les ombres, associées aux muscles et à la chair, forment les rondeurs avec une belle proportion. La peau, qui est identifiée à la couleur, produit le plaisir et l’agrément. On retrouve dans le passage les trois doctrines sollicitées par l’art du nu, la symétrie, l’anatomie et 1 Armenini, I veri precetti della pittura, I, 8, éd. Gorreri, p. 85 : Conciosiacosaché, essendo l’uomo fabricato d’ossa, di nervi, di carne e di pelle, quantunque paia di rado che nell’opere altro si vegga che le membra esteriori, nientedimeno, se non s’intende bene le parti di sotto nascoste, malamente si possono far quelle che appariscono di sopra, perciò che sì come gli affetti e le passioni vengono dall’anima, così dal corpo viene l’attitudine delle ossa, vien la misura e l’ordine nell’esser collocate e poste a i luoghi loro, non rotte, non male attacate, non mal ligate co’nervi, perciò che i nervi legano l’ossa e le tengono insieme ; di poi vien sopraposta la carne, che riempe le caverne lasciate da’ nervi, essendo la natura in questo assai diligente, nel farle le grossezze con bella et atta proporzione. Dipoi vien la pelle, che cuopre ogni cosa, la quale la natura ha fatto molle e delicata, sparsa di belle e vaghe varietà de’ colori, la qual coperta fa che tutto il componimento del corpo riesce piacevole, vago e maraviglioso.
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aussi la physiognomonie, puisque le rapport est établi entre l’intériorité du corps et les passions de l’âme et qu’il est également nécessaire de les bien comprendre. Federico Zuccari, auteur d’un traité intitulé L’idée des peintres, sculpteurs et architectes publié à Turin en 1607 va encore plus loin dans la systématisation de l’analogie entre l’art et la figure humaine2. Le Dessin a lui même trois parties qui sont l’âme, l’esprit et le corps3. Le corps du Dessin est la forme extérieure et consiste dans la règle et la mesure des mathématiciens. L’esprit du Dessin est la vivacité et la fierté de mouvement que la figure a dans le regard et dans les gestes pour bien accomplir son office selon le sujet ; j’y reconnaîtrais volontiers l’anatomie de modèle galénique. L’âme, enfin, est la grâce, la leggiadria, et la facilité du dessin et du coloris sans ostentation ni affectation : il s’agit principalement de l’art de la couleur et de l’expression des passions. Federico Zuccari formalise, sous le terme de Disegno, l’art tout entier en l’identifiant à la représentation de l’être humain et donne ainsi une synthèse de l’art du nu. Puisque l’homme est l’union du corps, de l’esprit et de l’âme, sa représentation exige des connaissances mathématiques et géométriques pour comprendre la forme extérieure du corps, des connaissances anatomiques pour comprendre le mouvement de l’esprit et l’adéquation du geste à l’idée, et des connaissances en physiognomonie pour saisir par le dessin et la couleur la grâce qui vient de son âme. Simultanément, les trois parties du dessin sont aussi la projection du corps, de l’esprit et de l’âme de l’artiste qui s’appliquent et s’impliquent dans la réalisation de l’œuvre d’art. Certes, les sommes théoriques sur l’art proposées par les auteurs du tournant du xviie siècle interprètent dans une perspective théologique et systématisent excessivement leur objet, mais elles ont le mérite de cumuler le savoir artistique sur la représentation de la figure humaine et d’être pour nous parmi les premiers témoignages sur la réception des nus de la Renaissance. La lecture du texte d’Alberti par Zuccari est intéressante car elle semble véritablement extraire de la for2 Federico Zuccari, L’idea de’pittori, scultori e architetti, II, 3 (Turin : A. Disserolio, 1607), p. 14, repr. in Scritti d’arte di Federico Zuccari, éd. D. Heikamp (Florence : Olschki, 1961), p. 234-235). Sur Federico Zuccari, voir Bonita Cleri (dir.), Federico Zuccari. Le idee, gli scritti (Milan : Electa, 1995) et Macarena Moralejo Ortega, « Teoria artistica y accademismo en Federico Zuccari », Boletin de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, 92-93 (2001), p. 81-102 et « Aristoteles y Federico Zuccari : una renovación estética en el primer manierismo », Quaderns de pensament, 76/302 (2003), p. 169-176. 3 Sur ce point, voir Macarena Moralejo Ortega, « Saint Anselme comme source dans le Traité de L’idea de’ pittori, scultori ed architetti de Federico Zuccari (Turin, 1607) », in Penser autrement les lettres et les arts : la voie/x de la scolastique (1500-1700), dir. R. Dekoninck, A. Guiderdoni et A. Smeesters (Louvain, à paraître).
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Conclusion
mule tout le sens que théoriciens et artistes du nu en ont tiré au xve et au xvie siècle. En effet, la symétrie, l’anatomie et la physiognomonie sont co-présentes dans les traités qui abordent la représentation de la figure humaine dès le De pictura et depuis l’invention du nu par Alberti. D’une certaine manière, on pourrait considérer que la théorie du nu était déjà tout entière en germes dans le texte d’Alberti et qu’elle s’est explicitée dans les traités ultérieurs. Le nu est né de la conjonction des questions de la proportion, du mouvement et de l’expression des passions, et la théorie, suivant ou accompagnant la pratique, a progressivement développé ces trois aspects et mis à jour leur connexion. Un concept unificateur : le mouvement La partition nécessaire de l’art du nu dans l’exposé de la théorie de l’art, que le plan de notre étude a soulignée et déployée, ne doit pas cependant masquer la cohérence du nu et faire croire à un éclatement de la figure humaine en un corps, une âme et un esprit. Le nu, à la Renaissance, est unifié par un concept central, le mouvement. Le nu est un corps proportionné, mais à condition qu’il ne soit pas figé. Comme le rappellent les travaux de Léonard de Vinci ou d’Albrecht Dürer, l’harmonie du corps est dynamique et sa symétrie est à géométrie variable. Pour être vraisemblable, le nu doit être en mouvement – le repos étant une espèce du mouvement – et donc, aussi, animé. Il faut pour le réussir connaître le fonctionnement anatomique du corps humain, mais aussi les passions de l’âme qui sont à l’origine du mouvement. On comprend les réactions suscitées par la thèse de Kenneth Clark sur le Nu : la symétrie est essentielle dans l’art du nu, mais elle ne suffit pas. Surtout, il ne faudrait pas la réduire à sa définition pythagoricienne comme un rapport purement numérique. Plus encore qu’une proportion donnée, ou qu’une structure interne nécessaire, il semblerait que ce soit la loi de la pondération qui identifie le corps de l’homme, le seul animal doté de quatre membres à se tenir debout et à marcher. Le contrapposto n’est pas seulement une technique ou un ornement, c’est un cas illustrant avec évidence une loi physique propre à la disposition du corps humain. L’équilibre de la figure, au repos comme dans le mouvement violent, devient le critère de vérité du nu. C’est ainsi que l’effigie d’un cadavre peut aussi être douée d’une forme de mouvement et de vie, que lui confère la mimèsis. Même dans le relâchement musculaire, il obéit toujours à la loi de la pondération. De plus, le nu est le reflet d’émotions de l’âme, sciemment suscitées par le peintre ou le sculpteur. Une figure dénudée n’est pas encore un nu, si elle n’exprime pas par son mouvement corporel un affect ou une passion
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clairement identifiable par le spectateur et qu’il peut à son tour éprouver. Selon les métaphores antiques, ou bien le corps nu est une « fenêtre » ou une « porte » ouvrant sur l’âme du personnage représenté, ou bien, même inconscient, il est le reflet du tempérament de son créateur ou encore de la pitié, de l’effroi ou du désir qu’il inspire au spectateur. Il est utile d’ouvrir un corps et de comprendre son fonctionnement, mais pour réussir un nu il faut composer un corps mis en action par un moteur, qu’il soit mu par une idée, une intention ou une passion. La théorie humaniste du nu est, comme le nu lui-même, une fabrique et son éclectisme est extrême puisqu’elle emprunte des éléments à des écoles et des méthodes totalement diverses, d’Hippocrate à la physiognomonie arabe en passant par Platon ou Augustin. Elle trouve cependant une cohérence, durant les deux siècles de la Renaissance, en raison du rôle essentiel de la pensée aristotélicienne. Le corpus aristotélicien est, me semble-t-il, le seul à alimenter tout au long de la période les trois parties de l’art du nu en donnant à la fois une définition de la beauté comme convenance des parties, les bases de l’anatomie, une théorie de l’âme dans son rapport au corps et, puisque nombre de textes tardifs étaient encore attribués à Aristote, des préceptes sur la physiognomonie et sur les couleurs. Aristote a enfin légué aux humanistes une théorie du mouvement et des actions humaines ainsi que des préceptes pour leur représentation dans les arts mimétiques : il n’est pas étonnant qu’il constitue le socle de la théorie du nu.
Le statut du nu Pour désigner et définir le nu, les théoriciens humanistes emploient différents mots parmi lesquels reviennent le plus souvent, en latin comme italien, la « forme » (forma) et la « figure » (figura). J’ai moi-même employé le plus souvent dans mes analyses, par commodité, l’expression de « figure humaine », mais il vaut la peine, au moment de dresser le bilan de cette étude, de faire le point précisément sur l’emploi de ces termes. Le nu est-il la forme ou la figure de l’homme ? Quelles sont les catégories auxquelles se réfèrent les théoriciens de l’art de la Renaissance et permettent-elles de distinguer chez nos auteurs des conceptions du nu divergentes ? Forma (εἶδος) Les premiers théoriciens du Quattrocento, les mathématiciens et architectes qui se préoccupent avant tout de la symétrie du corps, em-
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ploient généralement le terme forma. Pour Antonio Filarete l’homme nu (l’uomo nudo) est la forme humaine (forma umana), à partir de laquelle l’architecte dérive la forme des colonnes des édifices4. La forme est définie par la proportion et elle est à la fois distincte de la qualité (grande, moyenne ou petite) et de la mesure, et étroitement associée à elles. De même, Francesco di Giorgio Martini parle de la forme du corps humain (forma del corpo umano) qui dicte à l’urbaniste les limites (circonferenzie) et les divisions (partizioni) des cités5. La forme est non seulement, comme chez Filarete, jointe à la mesure, mais aussi à la raison, c’est-à-dire au calcul de rapports. Dans tous les cas, la forme est le contour, la délimitation, les lineamenta. Francesco di Giorgio Martini prend soin de la distinguer de la figura umana qui, elle, varie selon trois espèces qui sont la figure de l’homme (figura virile), la figure de la femme (figura muliebre) et la figure de la jeune fille (figura virginale)6. La variation de qualité, qui est comprise dans la figure humaine, est donc exclue, abstraite de la forme humaine. Cela concorde bien du reste avec la définition de la forme donnée par Augustin, lorsqu’il dit que la variété des membres est unifiée dans le corps par la forme (forma) qui lui confère sa beauté7. En effet, Albrecht Dürer, à partir du troisième livre du Traité de la symétrie du corps humain, quand il cherche à rendre compte de la variété du corps humain et aborde les proportions du corps de la femme et de l’enfant, emploie alors le terme figura (de figurarum uarietate)8. Dans le mot « figure », il ajoute désormais à la proportion des membres (commensuratio) la variété des corps. Il y a donc une ligne de partage entre les auteurs qui considèrent le nu seulement comme une forme (εἶδος) et ceux qui cherchent à le comprendre comme figure (σχῆμα). Figura (σχῆμα) Les théoriciens de l’art anatomistes revendiquent, eux, pour le nu le statut de figure : c’est Léonard de Vinci qui donne le premier pour objet au peintre la figura umana. Comme l’a noté Domenico Laurenza, le mot « figure » a chez lui les deux sens de configuration, structure et de Filarete, Trattato di Architettura, VIII, éd. Finoli et Grassi, vol. I, p. 215. Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura…, Città, éd. C. Maltese et L. Maltese Degrassi, vol. I, p. 20. 6 Ibid., vol. II, p. 376. 7 Aug., Trin., III, 3, 8. 8 Dürer, De symmetria…, III, fol. A2v°. 4 5
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contours, forme extérieure9. La figura umana de Léonard de Vinci comprend non seulement la forme extérieure, les contours, mais aussi « la forme intrinsèque de l’homme » (l’intrinseca forma de l’omo), c’est-àdire l’organisation interne qui en est la cause10. Déjà Lorenzo Ghiberti, sans développer de doctrine anatomique, avait affirmé la nécessité de connaître les os du corps humain pour pouvoir « composer la forme de la statue de l’homme » (comporre la forma della statua virile)11. De même, Giorgio Vasari lorsqu’il fait l’éloge du premier artiste à avoir pratiqué la dissection et appris l’anatomie du corps humain, Antonio del Pollaiuolo, affirme qu’il fut le premier à montrer les muscles qui ont « forme et structure dans les figures » (forma e ordine nelle figure)12. La conquête de l’artiste de nu anatomiste est précisément l’élaboration de la figure par la conjonction de la forme (forma) et de la structure interne (ordine). Il existe donc un second ensemble d’auteurs qui font du nu une figure, un schèma. Rappelons que le mot schèma fut employé à l’origine pour parler de la stature des hommes ou de la structure des boucliers (Eschyle, Les sept contre Thèbes, 465 et 488) et que son premier registre d’application important fut la littérature médicale13. Il a l’intérêt pour les théoriciens humanistes du nu d’avoir le double sens de structure, configuration analysable et de posture, attitude. La figure ou schèma met en rapport la structure interne et la forme externe. On en trouve une confirmation chez Sénèque qui traduit le mot grec à la fois par contextum (la structure interne, l’arrangement, en particulier du bouclier) et lineamenta externa (les contours extérieurs)14. De plus, la catégorie du schèma est parfaitement adaptée à la conception dynamique que la plupart des théoriciens humanistes ont du nu, puisqu’il peut désigner aussi bien une position instantanée qu’un mouvement ou un geste : le mot schèma s’employait en particulier dans l’Antiquité pour codifier les figures de la danse. Le mot figura s’est perpétué dans l’anatomie scolastique et humaniste : Alessandro Benedetti consacre ainsi un chapitre de son traité anatomique à la 9 Laurenza, De figura umana…, introd., p. XVI. Je m’écarte en revanche de l’interprétation de Domenico Laurenza quand il identifie les termes figura et forma esterna. 10 Léonard de Vinci, Lu 106, éd. Vecce, p. 192. 11 Ghiberti, I Commentarii, III, 34, 3, éd. Bartoli, p. 295 et Morolli, « L’architettura dai Commentari », dans Lorenzo Ghiberti nel suo tempo…, t. II, p. 611. 12 Vasari, Le vite…, II, éd. Bellosi et Rossi, p. 484. 13 Jacques Jouanna, « Schèma dans la littérature hippocratique », in Skhèma/ figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique, philosophie, littérature, dir. M. S. Celentano, P. Chiron et M.-P. Noël (Paris : Rue d’Ulm, 2004), p. 47-63. 14 Sén., Consolatio ad Martiam, XI.
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« figure du corps humain et à sa dignité » (De humani corporis figura et dignitas)15. Discutant de la prééminence de l’homme parmi les animaux, il prend en compte dans ce terme à la fois son anatomie et sa forme visible. Species (μορφή) Les théoriciens qui s’intéressent à la physiognomonie et comprennent dans le nu les causes psychologiques de la figure, le tempérament, ou bien ajoutent un terme supplémentaire aux mots « forme » et / ou « figure » – généralement ceux de « nature » ou de « matière » – ou bien précisent qu’il s’agit de considérer la figure dans sa totalité, dans sa complétude. Ce souci apparaît déjà chez certains physiognomonistes antiques comme Adamant qui prétend, au moment de livrer sa typologie de caractères, saisir « l’entière figure de la forme de l’homme »16. Au début de la Renaissance, Leon Battista Alberti considère dans son traité d’architecture que tous les corps vivants consistent en une forme (lineamenta) et une matière (materia)17. Le corps humain relève à la fois de l’intelligence (ingenium) pour la forme et de la nature (natura) pour la matière et c’est ainsi qu’Alberti introduit dans la figure humaine la crase des humeurs. Pomponius Gauricus élabore, dans son chapitre sur la physiognomonie, une théorie de la figure humaine comme substance (substantia) qui comprend son caractère et ses actes et à laquelle il ajoute même le teint (color) à titre de caractère intermédiaire entre la substance et l’accident18. Enfin, on a vu que, pour distinguer les peintres des statuaires, certains théoriciens opposent les catégories de la forme et de la matière. Benedetto Varchi affirme que les premiers ajoutent, avec la couleur, la matière (materia) à la forme (forma) et qu’ils restituent ainsi « l’ensemble du composé » : le nu serait donc, conformément à une terminologie aristotélicienne traditionnelle, l’union de la forme (εἶδος) et de la matière (ὕλη) de l’homme19. Paolo Pino, lui, souligne que les sculpteurs ne donnent à la figure (figura) que la forme (forma) ou l’être (essere), alors que les peintres ajoutent la diversité des complexions. Il oppose alors à la forme les couleurs et considère que la figure n’atteint 15 Alessandro Benedetti, Anatomice, siue Historia corporis humani libri quinque, II, 1 (Venise : B. Guerraldo Vercellensi, 1502). 16 Adam., Physiognomonicon, B, 44, éd. Förster, t. I, p. 408 : Εἶδος οὖν ἀνδρείου ὄρθιον τὸ πᾶν σχῆμα. 17 Alberti, De re aedificatoria, Praef., 3. Cf. Choay, La règle et le modèle…, p. 128. 18 Gauricus, De sculptura, III, éd. Cutolo, p. 198 et trad. Chastel et Klein, p. 160. 19 Bouvrande, Paolo Pino. Dialogue de la peinture…, introd., p. 145-147.
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la complétude, « le fait de bien être intégralement » (il ben esser integramente), que si elle est composée de chair, c’est-à-dire aussi ornée de la couleur. Le théoricien humaniste reprend ici l’opposition ancienne entre le schèma et le chroma20 et constitue une sorte de « super-figure » qui additionnerait l’un et l’autre. Il adjoint dans la représentation de l’homme la couleur à la forme, comme le faisait Cicéron pour le langage lorsque, dans le Brutus, il traduisait le mot grec schèma tantôt par forme (forma), tantôt par lumières (lumina), désignant par là l’éclat que confèrent les couleurs du style21. Pour ces derniers théoriciens, le nu doit aussi restituer l’apparence sensible (μορφή/species), l’aspect et les émotions de la personne représentée. La figure de l’homme, c’est aussi sa physionomie et son maintien. Le nu serait donc une figure au moins en trois sens du mot : c’est d’abord une forme extérieure, des contours, c’est-à-dire une figure au sens géométrique. C’est aussi une configuration analysable, une structure interne qui rend compte de la forme extérieure par son ordre. Le nu est enfin une figure au sens rhétorique, car comme les figures du style, il peut adjoindre à la forme, les lumières et les couleurs. Cette polysémie explique sans doute que l’expression « figure humaine » se soit imposée dans les siècles suivants : en témoigne la Théorie de la figure humaine considérée dans ses principes ou en ses mouvements de Pierre-Paul Rubens, publiée à Paris par Charles-Antoine Jombert en 1773, qui développe les trois significations de la « figure » humaine en exposant ses éléments géométriques (chapitre I), ses analogies de forme et de caractère avec les animaux (chapitre II) et les principes de ses mouvements (chapitre III)22. À la Renaissance, les théoriciens de l’art ont conjugué les trois statuts du nu (forma, figura et species), mettant, selon leur propos, l’accent sur l’un d’entre eux et, plus rarement, en excluant au besoin un autre. Le plus souvent, les différents statuts de l’image se superposent car la figure comprend la forme et se laisse saisir avec son aspect : les statuts du nu s’imbriquent les uns dans les autres, rappelant une dernière fois le processus d’habillage du nu.
Jean Lallot, « Skhèma chez les Grammairiens grecs », in Skhèma/ figura…, dir. M. S. Celentano, P. Chiron et M.-P. Noël, p. 159-167 (p. 160). 21 C. Lévy, « Les lumières de la rhétorique. Les significations rhétorique, politique et philosophique des figures dans l’Orator », in Skhèma/ figura…, dir. M. S. Celentano, P. Chiron et M.-P. Noël, p. 229-241. 22 Pierre Paul Rubens, Théorie de la figure humaine, éd. N. Laneyrie-Dagen (Paris : Rue d’Ulm, 2003). 20
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Les avant-gardes du xxe siècle et en particulier le cubisme ont rompu avec les théories humanistes du nu. Le « Grand nu » peint par Georges Braque en 1907 abolit précisément les principes du nu que nous avons identifiés, à savoir l’harmonie des parties, l’exactitude anatomique et la co-affection de l’âme et du corps qui en font une image mimétique. Les artistes du début du xxe siècle comme Braque ou Picasso, qui s’étaient formés en copiant des modèles de nus à l’antique, maîtrisaient les lois de leur composition et savaient exactement comment déconstruire le nu. La photographie a entrepris sa fragmentation méthodique par le cadrage, la singularité du point de vue, l’éclairage… Aujourd’hui, imiter un nu antique n’a plus de sens, sinon dans le déplacement ou la dérision. Mais la crise esthétique du modèle du nu humaniste annonçait sa remise en cause, plus profonde et sans doute définitive, par la science médicale. Le nu est la « figure » de l’être humain ; or l’avancée des sciences bio-médicales a bouleversé nos représentations de la structure du vivant et elles sont en train de redéfinir les contours de l’humain. Le nu humaniste est devenu inadéquat ; pourtant il reste un référent essentiel. Du reste, les parallélismes ne manquent pas entre la révolution scientifique de la Renaissance et celle que nous vivons. L’anthropométrie a trouvé un nouvel élan avec la modélisation numérique qui surmonte désormais les difficultés de la troisième dimension et du mouvement, non sans faire ressurgir des inquiétudes esthétiques concernant la couleur et la grâce des images. L’apprentissage profond et la reconnaissance faciale produisent des classifications et des stéréotypes, soulevant des questions éthiques qui ne sont pas non plus sans rappeler la prévention ancienne et légitime face à la physiognomonie. Mais le progrès de la biologie a déplacé le problème : l’enjeu du nu était de comprendre et de représenter l’homme en propre, tel qu’il avait été créé par un démiurge – Dieu ou nature –, en aucun cas d’anticiper et a fortiori de controler son évolution. La sélection et les manipulations génétiques, la chirurgie plastique et les techniques de transplantation ou d’implation artificielle modifient l’idée et la forme de l’homme. Le transgenre, l’hybridité homme-animal, l’androïde ne sont plus des mythes ou des fantasmes, mais des réalités. L’homme doit maintenant légiférer pour définir des limites à l’intérieur desquelles contenir la variabilité de son espèce. C’est à lui de décider la figure qu’il veut se donner et il est de fait le seul être vivant à s’être jamais trouvé dans cette position. Le paradoxe est qu’au moment où il se singularise par sa puissance d’auto-détermination, l’homme n’a jamais autant douté du pouvoir de sa raison. Il reconnaît l’existence d’une intelligence animale, se passionne pour la possibilité d’une intelligence végétale et s’humilie de-
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vant l’intelligence artificielle, qu’il a crée mais qu’il redoute. Le nu a sans doute aussi perdu une partie de sa signification parce que la rationalité et l’ingéniosité, dont il était censé être la preuve, ont cessé d’être le propre de l’homme23. Le nu avait pour présupposés l’anthropocentrisme, le finalisme et la rupture ontologique entre l’homme et le monde : ces thèses ébranlées, il ne pouvait que perdre de sa clarté.
Cf. Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine (Paris : Gallimard, 2007),
23
p. 45.
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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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Fig. 1. Sandro Botticelli, La naissance de Vénus, c. 1484, Florence, Galerie des Offices
ILLUSTRATIONS
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Fig. 2. Antonio Pollaiuolo, Hercule et Antée, c. 1475, Florence, Bargello
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Illustrations
Fig. 3. Michel-Ange, Jugement dernier, « St Barthélémy », 1536, Vatican, Chapelle Sixtine. Foto © Governatorato SCV–Direzione dei Musei, Tutti diritti riservati
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Fig. 4. Albrecht Dürer, Adam et Ève, 1504, Boston, Museum of Fine Arts. Photograph © [2022] Museum of Fine Arts, Boston
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Fig. 5. Titien, Les trois âges de la vie, 1512, Royaume Uni, National Galleries of Scotland, Bridegwater Collection Loan
Illustrations
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Fig. 6. Lorenzo Ghiberti, Porte du Baptistère, Adam et Ève, 1425-1437, Florence, Musée du Dôme
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Illustrations
Fig. 7. Francesco di Giorgio Martini, « Figure vitruvienne », c. 1480, ms. Ashburnham 361, fol. 5r°, Florence, Bibliothèque Médicéenne Laurentienne. Su concessione © MiC
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Fig. 8. Léonard de Vinci, « Les proportions du corps humain selon Vitruve », c. 1490, Venise, Galerie de l’Académie. © Gallerie dell’Accademia di Venezia, « Ministero della Cultura »
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Illustrations
Fig. 9 a et b. Paolo Segazone, « L’homme de Vitruve », dans Cesare Cesariano, Di Lucio Vitruvio Pollione de architettura, Côme : G. da Ponte, 1521, fol. XLIXr° et Lr°. Paris, Bibliothèque Mazarine
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Illustrations
Fig. 10. Francesco Zorzi, « Homo ad circulum », De Harmonia Mundi totius, Venise, 1525, p. C, cap. 2, p. 183, fol. 100v°. Paris, Bibliothèque Nationale de France
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Fig. 11. Titien, Vénus avec organiste et Cupidon, 1548, Madrid, Musée du Prado. © Photographic Archive Museo Nacional del Prado
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Illustrations
Fig. 12. Albrecht Dürer, Apollon avec disque solaire, 1505, Londres, British Museum
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Fig. 13. Albrecht Dürer, « Études des proportions du corps de la femme », De symmetria partium in rectis formis corporum humanorum, Nuremberg : H. Formschneider, 1532-1534, II, fol. 65v°. Paris, Bibliothèque Nationale de France
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Illustrations
Fig. 14. Hans Baldung, Les trois âges de la femme et la mort, 1510, Vienne, Kunsthistorisches Museum
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Fig. 15 a et b. André Vésale, De humani corporis fabrica librorum epitome, Externarum humani corporis sedium partiumque citra dissectionem occurentium appellationes, Bâle : J. Oporin, 1543, fol. 20 et 21. Paris, Bibliothèque Nationale de France
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Illustrations
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Fig. 16. Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19001vo, Windsor, Bibliothèque Royale
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Illustrations
Fig. 17. Léonard de Vinci, Windsor RL fol. 19012vo, Windsor, Bibliothèque Royale
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Fig. 18. Michel-Ange, Pietà, 1498, Rome, Vatican. © Fabbrica di San Pietro in Vaticano
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Illustrations
Fig. 19. Benvenuto Cellini, Persée, 1548, Florence, Loge des Lances
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Fig. 20. Vincenzo Danti, Honneur triomphant de la ruse, 1560-1561, Florence, Bargello
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Fig. 21. Antonio Pollaiuolo, Bataille des dix hommes nus, c. 1470, Cleveland, Musée d’Art de Cleveland
Illustrations
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Fig. 22. Michel-Ange, Ignudi, 1509, Rome, Vatican, Chapelle Sixtine. Foto © Governatorato SCV–Direzione dei Musei, Tutti diritti riservati
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Illustrations
Fig. 23. Agnolo Bronzino, Allégorie du triomphe de Vénus, 1440-1445, Londres, Galerie Nationale
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Fig. 24. Léonard de Vinci, Hercule et le lion de Némée, 1504-1508, Turin, Bibliothèque royale. Su concessione © MiC-Musei Reali, Biblioteca Reale di Torino
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Illustrations
Fig. 25. Giovanni Battista Della Porta, De humana physiognomonia, Naples, 1586, p. 32. BIU Santé (Paris)
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Fig. 26 a et b. Giovanni Battista Della Porta, De humana physiognomonia, Naples, 1586, p. 19 et 21. BIU Santé (Paris)
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Illustrations
Fig. 27. Albrecht Dürer, Autoportrait nu, c. 1509, Weimar, Klassik Stiftung
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Fig. 28. Tintoret, Tarquin et Lucrèce, c. 1580, Chicago, Institut d’Art de Chicago
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Illustrations
Fig. 29. Titien, Saint Sébastien, 1575, Saint Pétersbourg, Musée National de l’Ermitage. Photograph © The State Hermitage Museum / photo by Vladimir Terebenin
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Fig. 30. Titien, Vénus d’Urbino, 1538, Florence, Galerie des Offices
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Illustrations
Fig. 31. Paolo Veronese, Allégorie de l’Amour, L’Infidélité, c. 1570, Londres, Galerie Nationale
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