296 6 19MB
French Pages 323 [255] Year 1998
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Solitude de Machiavel
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Actuel Marx Confrontation Sous la direction de Jacques B i d e t Jacques T e x i e r A ndré T o s e l
ACTUEL MARX CONFRONTATION
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LOUI S A L T H U S S E R Édition préparée et présentée par YVES
S IN T O M E R
Ouvrage publié avec le concours scientifique de l'IM E C
PRESSES U NI V E R S IT A IR E S DE FRANCE
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et autres textes
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Sous la direction de Jacques B idet et de Jacques Texier F in du com m unism e? A ctualité du m arxism e? L ’idée du socialisme a-t-elle u n avenir? Le nouveau systèm e du m onde L a crise du trav ail Sous la direction de Georges L abica et Mireille Delbraccio Friedrich Engels, sav an t et révolutionnaire Sous la direction de Jacques B idet Les paradigm es de la dém ocratie Sous la direction de R am ine M otam ed-N ejad URSS et Russie Louis A lthusser Sur la reproduction Sous la direction de Pierre R aym ond A lthusser philosophe Y an n M oulier-Boutang De l’esclavage au salariat Économie historique du salariat bridé
Jacques B idet Jo h n Rawls et la théorie de la justice G érard Dum énil, D om inique Lévy L a dynam ique du capital Au-delà du capitalism e ? Collectif coordonné p a r Jacques B idet Congrès M arx In tern atio n al A ctualiser l’économie de M arx U topie, théologie de la libération, philosophie de l’ém ancipation L ’ordre capitaliste Sous la direction de Claude Leneveu et Michel Vakaloulis F aire m ouvem ent, décem bre 1995 Domenico Losurdo H eidegger et l’idéologie de la guerre Dessin de couverture par Béatrice Tabah d’après « L’acrobate » de Picasso
ISBN2 13 049725 x issn
1158-5900
Dépôt légal — l re édition : 1998, octobre © Presses Universitaires de France, 1998 108, boulevard Saint-Germ ain, 75006 Paris
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D éjà paru s dans la collection :
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Présentation.......................................................................
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1. Sur l'objectivité de l’histoire (Lettre à Paul Ricœur) (1955).............................................................................. 17 2. Sur Raymond Polin, La politique morale de John Locke ( 1960)................................................................. 33 3. Philosophie et sciences humaines (1963)..................
43
4. Sur le « Contrat social » ............................................... 59 I. La position du problèm e................................................. II. La solution du problème : Décalage 1 ........................... III. Le contrat et l ’aliénation................................................. IV. Aliénation totale et échange : Décalage II.................. V. Intérêt particulier et intérêt général, volonté parti culière et volonté générale : Décalage III.......................... VI. Fuite en avant dans l ’idéologie, ou régression dans l ’économie : Décalage IV .......................................................
62 69 76 79 83 90
5. Lénine et la Philosophie (1968).................................. 103 6. La philosophie comme arme de la révolution (Réponse à huit questions) (1968)............................ 145 7. Eléments d’autocritique (1972)....................................... 159 I. La « coupure»...................................................................... 164 II. « Science et idéologie ».................................................... 172 III. Structuralisme ?............................................................... 177
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Table des matières
IV. Sur Spinoza....................................................................... 181 V. Des tendances en philosophie.......................................... 189
8. Soutenance d’Amiens (1975)...................................... 199
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9. Histoire terminée, histoire interminable (1976)........... 237 10. Avant-propos du livre de G. Duménil, Le concept de loi économique dans « le Capital » (1977).......247 11. Enfin la crise du marxisme ! (1977)......................... 267 12. Le marxisme comme théorie « finie » (1978)....... 281 13. Le marxisme aujourd’hui (1978)............................. 297 14. Solitude de Machiavel (1977)................................... 311 Du même auteur............................. ...................................325
Imprimé en France, à Vendôme Imprimerie des Presses Universitaires de France ISBN 2 13 049725 x — IS S N n° 1158-5900 — lm p. n° 4 5 6 2 4 Dépôt légal : Octobre 1998 © Presses Universitaires de France, 1998 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
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La « dernière instance... ».................................................... 208 Sur le procès de connaissance............................................... 218 Marx et l ’humanisme théorique............................................ 223
Présentation
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Pour Stéphane. « Par la folie qui l’interrom pt, une œuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirem ent sans réconciliation où le monde est bien contraint de s ’interroger. » M ichel Foucault, H istoire de la fo lie à l ’âge classique.
Le projet de rassem bler en volu m e pour les lecteurs français les textes majeurs d ’Althusser qui n ’étaient pas disponibles en librairie (parce qu’ils avaient paru dans des revues confidentielles désormais introuvables, parce qu’ils avaient été publiés seulement à l’étranger, ou encore parce qu’ils avaient été inclus dans des recueils depuis longtemps épuisés) est né avant le décès du philosophe, à la fin des années quatre-vingt. A l’époque, l’œuvre de Louis Althusser, qui avait pourtant influencé en profondeur l’évolution du champ intellectuel français, était recouverte d ’un silence pesant et sem blait reléguée dans les poubelles de l’histoire 1. A l’étranger, et particulièrement dans le monde anglo-saxon, se manifestait à l’inverse un intérêt renouvelé envers l’auteur de Pour Marx, plus critique, plus distancié et moins polémique que dans les années soixante ou soixante-dix. Dans l ’hexagone, c ’était souvent ceux-là mêmes qui avaient été un temps ses disciples les plus dogmatiques qui jetaient une pierre tombale sur l’œuvre du philosophe après s’être « repentis » et l’avoir « renié », en conservant le ton de l ’excom m unication qui caractérisait jadis leur prédiction « marxiste-léniniste ». D ’autres, qui avaient été fascinés, s’étaient efforcés avec un succès apparent d ’effacer au plus vite le souvenir de leurs 1. Cf., dans cette conjoncture, le bel article d ’É. B alibar, « T ais-toi encore, Althusser » (1988), repris in é crits pour Althusser, Paris, La Découverte 1991, pp. 59-89.
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Yves SINTOMER
SOLITU D E D E M ACH IA VEL
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« égarements » passés. D ’autres encore, qui avaient toujours été critiques envers Althusser, triomphaient tranquillement, oubliant comment, dans leur critique même, ils avaient bien des fois été contraints de clarifier leurs propres positions et combien ils avaient été transformés par ces contro verses. Avec ce silence, ou ces silences, c ’était tout un pan de l’histoire intellectuelle récente qui était refoulé - em pêchant le nécessaire retour critique sur une œuvre aux facettes multiples qui avait marqué bien au-delà du cercle de ses adeptes. Le premier pas pour lever ce refoulement, c’était de rendre de nouveau les textes accessibles, de permettre leur relecture dans un contexte bien différent de celui dans lequel ils avaient vu le jour. Pour de multiples raisons, ce n ’est qu’avec un « retard » de plusieurs années que ce projet a pu être matérialisé. Entre-temps, la conjoncture idéologique et politique s’est considérablement modifiée, et le panorama éditorial relatif à l ’œuvre d’Althusser a été bouleversé. Plusieurs ouvrages lui ont été consacrés, en France et à l’étran g er2. Les œuvres majeures du philosophe de la rue d ’Ulm, P our M arx et Lire le Capital, ont été ré é d ité e s 3. Surtout, la publication d ’œ uvres posthum es, menée par O. Corpet, F. M atheron et Y. M oulier-Boutang, est venue enrichir et complexifier la vision que l’on pouvait avoir de l’œuvre althussérienne en même temps qu’elle suscitait un renouveau de l’attention du public à son égard, dans la foulée du succès éditorial de l’autobiographie 4. Solitude de Machiavel (et autres textes) s’inscrit donc en complément de ces diverses éditions. Par rapport aux recueils posthumes publiés ces 2. On peut notam m ent signaler les ouvrages suivants : É. Balibar, É crits p o u r A lth u ss e r , op. cit. ; H. Böke, J.-C. M üller, S. R einfeldt (eds.), D enk-P rozesse nach Althusser, Berlin, Argument 1994 ; G. Elliot (ed.), Althusser. A Critical Reader, Oxford / C am bridge (M ass.), B lackw ell 1994 ; E. A. K aplan, M. S p rin k er (eds.), T h e A lthusserian Legacy, Londres / New York, Verso 1993 ; Y. M oulier-Boutang, L ouis Althusser. Une biographie, T. 1 : La form ation du mythe (1918-1956), Paris, G rasset 1992 ; S. Lazarus (ed.), Politique et philosophie dans l ’œuvre de Louis Althusser, Paris, PU F 1993 ; A. Callari, D. F. Ruccio, Postmodern M aterialism and the Future o f M arxist Theory, Hanover (NH), W esleyan University Press 1996 ; P. Raymond (ed.), A lthusser philosophe, Paris, PUF 1997 ; et les numéros spéciaux des revues M (numéro 43, janvier 1991), Magazine littéraire (numéro 304, novembre 1992) et Futur antérieur (Sur Althusser. Passages, et Lire Althusser aujourd'hui, Paris, L ’Harmattan 1993 et 1997). On peut ajouter à cette liste l’étude de G. Elliot, parue en 1987, et qui reste à ce jo u r la m eilleure analyse d ’ensem ble de l’itinéraire politico-intellectuel du philosophe (A lthusser. The De tour o f Theory, Londres / New York, Verso 1987). 3. Une troisièm e édition de Lire le C apital (ouvrage collectif de L. A lthusser, é . B alibar, R. E stablet, P. M acherey et J. R ancière) a été publiée par les soins d ’É. Balibar, P. Bravo Gala et Y. Duroux (Paris, PU F 1996, coll. « Quadrige » ) ; P our M arx a été réédité avec un « Avant-propos » et une « Note biographique » rédigée par É. Balibar (Paris, La Découverte / Poche 1996). 4. L ’avenir dure longtemps (suivi de Les faits), O. Corpet, Y. Moulier-Boutang (eds), Paris, Stock / IMEC 1992 (réédition augm entée Paris, Le Livre de Poche 1994). Nous renvoyons à la liste des ouvrages d ’Althusser contenue dans ce volume pour le détail des autres œuvres posthumes.
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dernières années, sa spécificité est de n ’inclure que des textes publiés du vivant d’Althusser, en France ou à l’étranger. Le projet initial a cependant été infléchi en tenant compte du recul des années, mais aussi et surtout de l ’ouverture des archives d ’A lthusser réunies et classées à l’IMEC. Une édition critique s’imposait, qui rectifie les errata des premières éditions, signale les variantes, introduise des repères contextuels ou biblio graphiques... S’il exclut tout « inédit », Solitude de Machiavel (et autres textes) n ’en est pas moins une construction subjective de l’éditeur, et non un ouvrage pensé par Althusser lui-même. Il était hors de question de reprendre tous les textes publiés du vivant de l’auteur, car l’édition des œuvres complètes aurait nécessité des efforts d’une tout autre envergure. Le présent recueil institue de facto une sélection dans l’œuvre althussérienne. Les critères qui ont été retenus pour opérer cette sélection méritent donc d ’être explicités. Bien sûr, l’éditeur a opté pour des textes qu’il jugeait plus importants que d ’autres, moins conjoncturels ou plus fouillés. Les doublets avec d ’autres éditions (notamment avec les textes sur la psychanalyse récemment repris par O. Corpet et F. M atheron 5) ont été évités. Les textes d ’intervention politique (portant en particulier sur le mouvement étudiant ou sur le P.C.F.) ont été laissé de côté. Mais surtout, l’une des facettes d ’une œuvre qui en contient plusieurs a été privilégiée : le présent recueil voudrait mettre en valeur la face la plus « ouverte » du travail d ’Althusser - de préférence aux textes les plus « clos », centrés sur l’affirmation d ’une « orthodoxie » m arxiste-léniniste. Cela ne signifie pas que tous les textes retenus soient des textes « ouverts » ; un parti pris totalement exclusif aurait d’ailleurs été diffici lement tenable, et nous y reviendrons dans un instant. C ’est plutôt le recueil dans son ensemble qui devrait à nos yeux illustrer cette dimension de l’œuvre théorique du philosophe de la rue d ’Ulm. L ’ambition de la sélection ici offerte est de présenter des concepts et des analyses qui sont critiquables mais ont en même temps une certaine valeur heuristique, qui font réfléchir même lorsque l’on ne partage pas leurs présupposés ou leurs im plications6. L ’œuvre d ’Althusser est intelligente et profonde. Mais elle s’est énoncée pour partie dans une « langue » qui est aujourd’hui morte, ou du moins qui a largement épuisé sa force vitale - celle d ’une certaine vulgate communiste et d ’une certaine « orthodoxie marxiste-léniniste ». C ’est cette « langue », bien plus que les tournures de langage qu’im pliquaient la « déviation » théoriciste ou le « flirt » structuraliste, qui fait que les textes de l’auteur de 5. Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, O. Corpet, F. M atheron (eds.), Paris, Stock / IM EC, 1993 (réédition Paris, Le L ivre de Poche - coll. « Biblio-essais » 1996). 6. C ’est en fonction de ces critères, en sus d ’un problème de place, qu’un essai comme la Réponse à John Lewis (Paris, Maspero, coll. « Théorie » 1973) a été laissé de côté.
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PR ÉSEN TA TIO N
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Pour M arx semblent plus datés que ceux d ’un Foucault ou d ’un LéviStrauss, pour prendre deux de ses contemporains. Prenons un parallèle. Les controverses théologiques du Moyen Âge ont souvent été d ’une finesse et d ’une subtilité extraordinaires, et pourtant elles ne nous parlent plus de façon vivante. Ayant été décisives à leur époque, elles constituent un objet historique dont l’étude est intéressante pour la généalogie du monde contemporain, mais ne nous donnent pas les catégories qui nous permet traient d ’analyser cet objet - ou d ’autres objets. Parfois cependant, elles ont contribué à forger des schèmes de pensée qui continuent à structurer nos visions du monde et nos modes de raisonner - certes dans une tout autre « langue ». Toutes proportions gardées, l’enjeu d’une relecture d ’Althusser aujourd’hui est un peu du même ordre. Certains de ses textes constituent des objets à analyser historiquement, politiquement ou sociologiquement comme des tém oignages d ’une époque révolue (quoique ré c e n te )7. D ’autres cependant ne posent-ils pas à leur manière des problèmes qui sont aussi les nôtres ? L ’enjeu dépasse d ’ailleurs celui de la seule lecture des textes de Marx. Bien sûr, il ne s’agit pas d’oublier qu’Althusser a contribué de façon décisive à la compréhension d’une œuvre capitale pour la théorie politique contemporaine. Simplement, cantonner son apport dans les limites de la marxologie reviendrait à lui conférer une importance somme toute assez secondaire. Les lecteurs pourront bien sûr discuter sur pièces de la pertinence d ’un tel choix. ***
Les textes recu eillis ci-dessous ont été classés dans l ’ordre chronologique de leur publication 8. Échelonnés sur près d ’un quart de siècle, de 1955 à 1978, ils peuvent être regroupés en quatre ensembles de tailles inégales. Le premier, le plus important, rassem ble des textes portant sur la philosophie politique et les sciences sociales entre 1955 et 1967, et enca drant donc la publication de Pour M arx et Lire le C a p ital 9. Si les enjeux politiques ne sont pas absents de ces essais, ils restent cantonnés à l’arrière7. Le recueil posthume intitulé Sur la reproduction , récemment publié aux PU F (Paris 1995, avec une introduction de J. Bidet), nous sem ble pour l’essentiel constituer un échantillon d ’une telle production. 8. De légers aménagements ont été apportés à un ordre strictement chronologique : 1) par le positionnem ent symbolique du texte « Solitude de M achiavel » à la fin du recueil ; 2) par de légers décalages dans l ’ordre des textes élaborés ou publiés originellem ent de façon quasi simultanée, afin de mieux mettre en valeur certaines continuités (par exemple entre les essais « E nfin la crise du m arxism e ! » et « Le m arxism e com m e théorie finie »). 9. « Sur l ’objectivité de l’histoire (Lettre à Paul Ricœur) » ; « Sur Raymond Polin, La politique morale de John Locke » ; « Philosophie et sciences hum aines » ; et « Sur le “ C ontrat social ” ».
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SO LITU D E D E M A C H IA V EL
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plan et ressortent davantage des im plications des prises de position théoriques que du contenu explicite des catégories utilisées. Ces textes illus trent une dimension plus « universitaire » d’Althusser. Ils correspondent aussi à la période où le philosophe commençait à imposer l’exigence de critères de lecture rigoureux de l’œuvre de Marx : si ceux qu’il proposait étaient contestables, ils obligèrent toutes les personnes qui se sentaient concernées par l’auteur du Capital à clarifier leur lecture de celui-ci et à se définir, serait-ce en contre, par rapport à eux. En ce sens, l ’interprétation de M arx s’en trouva définitivem ent modifiée. Sur le moment, cet apport fut contrebalancé par les errements induits par la recherche du « vrai » M arx, le « scientifique » qui se serait libéré de l’idéologie (cette recherche constitue la part la plus conjoncturelle et la plus datée du travail d ’Althusser durant ces années). L ’auteur de Pour M arx, revisitant sa problématique de l’époque, déclarera d’ailleurs deux décennies plus tard qu’il fallait a p o sterio ri donner raison à Raymond Aron : luimême et ses collaborateurs avaient « fabriqué, du moins en philosophie, un marxisme im aginaire », dont la valeur heuristique pour penser l ’œuvre marxienne aussi bien que le réel n ’em pêchait pas qu’il n ’était guère attribuable en tant que tel à l’auteur du C a p ita l l0. Sur le moyen terme, les thèses d ’Althusser ont pourtant facilité une lecture laïque de Marx qui aborde celui-ci non comme un dogme religieux auquel il faudrait croire (ou non), mais qui entreprenne un inventaire critique visant à démêler les thèses obsolètes ou dépassées, les concepts stimulants mais discutables et les catégories heuristiquement fructueuses. Sur ce plan, et malgré la construc tion momentanée d ’un « marxisme imaginaire », l’apport d ’Althusser est l’un des plus profonds — et a contribué de façon décisive à transformer Marx en un classique incontournable de la théorie politique. Parallèlement, et bien au-delà du marxisme, Althusser œuvrait pour faire saisir toute l’importance de la théorie politique des XVIIe et XVIIIe siècles ; plus encore, il faisait découvrir par son enseignement et ses sémi naires les recherches les plus novatrices de l’ethnologie, de la sociologie ou de la psychanalyse, et en mettait en lumière les implications et les enjeux philosophiques n . Par ces canaux multiples, bien au-delà de ses collabo rateurs et de personnalités qui entrèrent dans son orbite sans devenir vérita blement des disciples, comme M. Godelier ou N. Poulantzas, il influença de façon souterraine une part décisive de la recherche en France et dans certains pays étrangers, et en particulier de grands contemporains comme Foucault et Lacan, Duby ou Bourdieu n . 10. « Lettre à M alam ud », 8 mars 1984, in Sur la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « L ’infini » 1994, p. 88. 11. La seule figure comparable à Althusser sur ce point est celle de Merleau-Ponty. 12. Duby, s’il n ’a jam ais été « althussérien », de près ou de loin, a cependant affirmé à plusieurs reprises l ’importance qu’avaient pu avoir les travaux du philosophe de la rue
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Un second bloc rassemble deux textes publiés en 1968 13. La pério disation ici esquissée ne doit pas susciter de malentendu : diverses facettes ont toujours coïncidé dans la personnalité et l’œuvre d ’Althusser, et nous n ’entendons pas suggérer qu’il y aurait eu chez lui une « rupture » entre le début des années soixante et la période ouverte par 1968. Une reconstitution philologique interne de l ’évolution de ses thèses aboutirait d ’ailleurs sans doute à nuancer la « périodisation » ici proposée. Celle-ci a seulement pour but de souligner le fait qu’entre 1968 et 1972, les textes que publie Althusser, ou du moins ceux qui ont le plus d ’écho public, se dirigent vers la constitution d ’une orthodoxie « marxiste-léniniste » qui pourrait être opposée à celle défendue officiellement par les partis communistes occiden taux. Dans la conjoncture politique de ces années, la compétition autour de l’interprétation légitime de l’orthodoxie marxiste devient un enjeu symbo lique de prem ière importance dans les luttes théorico-politiques de la gauche et de l’extrême-gauche. Flirtant avec le maoïsme sans vouloir rompre pour autant avec l’appareil du P.C.F., Althusser se jette tout entier dans cette compétition. Le ton sur lequel il défend ses thèses, celui des luttes pour la prédiction de la vérité politique et scientifique à laquelle se livrent nombre de groupes militants de l’époque, est presque insoutenable par son côté péremptoire et son autoritarisme implicite. Avec le recul, cette phase semble la plus stérile chez lui, même si elle coïncide sans doute avec l’apogée de son influence 14. Elle n ’a pas produit de concepts comparables à ceux de la période antérieure par leur intérêt heuristique. Se voulant une rectification du « théoricisme » de la période précédente, elle a presque toute entière tourné autour du lien entre sciences sociales et politique : comment faut-il comprendre l’articulation possible et nécessaire d ’une perspective objectivante sur les sociétés humaines et de l’engagement politique ? Le problème est certes crucial, et n ’est nullement résolu par les déclarations d ’intention positivistes ou relativistes. Cependant, l’interprétation qu’en a donné Althusser à cette époque n ’a eu qu’un écho somme toute très conjoncturel. On peut être sceptique devant l’intérêt d ’une construction faisant de la philosophie la charnière entre une science tota lement objective et les idéologies politiques - et l’être plus encore devant ce théâtre d ’ombres où s’affronte pour l ’éternité le couple du matérialisme et d ’Ulm pour ses propres recherches. Dans le même ordre d ’idées, une étude sérieuse des convergences d ’Althusser et de Bourdieu, notam m ent sur le plan épistém ologique, reste encore à faire. 13. « Lénine et la philosophie » et « La philosophie comme arme de la révolution ». 14. La chose est d ’ailleurs paradoxale si l’on pense que mai 1968 n ’avait pas été anticipé par les althussériens, q u ’ils n ’y jouèrent qu’un rôle m arginal et q u ’ils ne furent guère en mesure d ’en proposer une analyse qui soit encore lisible trente ans après. Au-delà, bridé par le carcan du P.C.F., le rôle d ’Althusser en tant qu’intellectuel (investissant dans l ’espace public le prestige acquis sur le plan académ ique) paraît beaucoup plus lim ité que son influence sur la philosophie politique.
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de l’idéalisme, régulièrem ent superposé, par les vertus de la fameuse « topique » de l ’infrastructure et de la superstructure, avec l’opposition prolétarien / bourgeois. Cette grille de lecture imposait un rétrécissement du champ qui interdisait que soit interrogé de manière plus générale ce nœud problématique de la politique et des sciences sociales : pourquoi et comment, chez les fondateurs de la sociologie ou de l’histoire modernes, de Tocqueville à Marx en passant par Weber et Durkheim, des motifs éthiques et politiques se sont-ils noués si intimement avec la volonté affirmée d’une saisie objective du monde social ? Pourquoi ont-ils même constitué jusqu’à un certain point le ressort de cette visée objectivante, et quelles en sont les conséquences ? Pourtant, même durant ces années, des oscillations sont perceptibles. Ainsi, la Réponse à John Lewis, qui représente sans doute le sommet du dogmatisme althussérien, coïncide presque dans le temps avec les Eléments d ’autocritique 15. Si ceux-ci n ’apportent pas d’innovation théorique majeure et si leur intérêt est surtout manifeste pour une lecture interne du parcours d ’Althusser, ils m arquent cependant une inflexion im portante dans le « ton » employé par le philosophe et, à travers cette inflexion, dans la perspective défendue par celui-ci. Ils constituent en cela une transition vers une ère bien différente, consacrée à la déconstruction de l’édifice érigé jusque-là. Ils forment donc le troisième bloc de Solitude de Machiavel (et autres textes), celui des années 1972-1975, avec ce texte admirable qu’est la « Soutenance d ’Amiens ». Dans celle-ci, Althusser poursuit et approfondit les « Éléments d ’autocritique » et brosse un bilan et une synthèse de son parcours théorique. Il y indique trois chemins permettant de reparcourir son œuvre. Le premier consiste à refuser de considérer la société comme une totalité et propose à l’inverse la notion de « tout structuré à domi nante », c’est-à-dire d ’un ensemble d ’instances dont les rapports mutuels diffèrent dans l’histoire. Le second, plus épistémologique, porte, dans une veine spinoziste, sur le « procès de connaissance » et analyse notamment le travail de la connaissance historique ou sociologique sur les représentations ordinaires (« idéologies »). Le troisièm e récuse l’interprétation « huma niste » de M arx et toutes les théories postulant explicitem ent ou implicitement que les rapports sociaux seraient transparents ou pourraient le devenir. Ces trois voies laissent d ’immenses territoires inexplorés, tel celui des droits et de la démocratie, qui semble foncièrement étranger à Althusser ; elles passent sous silence des contributions fondamentales pour les sciences sociales contemporaines - à commencer par celle de Weber, qu’Althusser ne cite jam ais ou presque. Au-delà de ces impasses, les con cepts avancés par le philosophe de la rue d ’Ulm sont d ’ailleurs 15. De même, l’analyse consacrée à Machiavel, qui est constituée pour l’essentiel dès le cours de 1971-1972, livre-t-elle un exem ple autrem ent plus stim ulant que Lénine et la philosophie pour tenter de comprendre le lien politique / sciences sociales.
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contestables 16, et lui-même les a d ’ailleurs fait « bouger » de façon non négligeable au cours des années. Ils se situent cependant bien au-delà de la « langue morte » que nous évoquions tout à l ’heure, et conservent une pertinence heuristique indéniable. Le dernier bloc couvre les années 1976-1978, et comprend des textes de déconstruction de l’œuvre antérieure 17. Cette phase ne saurait se comprendre sans les bilans autocritiques des années précédentes, mais elle les porte à l’incandescence. Si elle n ’a sans doute pas une importance com parable à la période qui entoure la publication de P our M arx, elle est cependant infiniment plus fructueuse sur le plan conceptuel que celle des années 1968-1972. Althusser semble sortir résolument du labyrinthe mental de l’orthodoxie « m arxiste-léniniste » où il s ’était égaré et renouer le dialogue avec le monde réel - et d ’abord en se confrontant sans détour à la crise qui affecte alors de plein fouet le marxisme et l’ensemble des théories défendant la transformation de l ’état des choses existant dans le monde occidental. Sa réflexion déborde publiquem ent le cadre théorique et s’aventure pour la première fois de plain-pied dans le débat politique 18. A lthusser saura dialoguer avec des interlocuteurs qui étaient loin de partager son orientation : sa participation rem arquée au « Colloque de Venise » organisé par les marxistes hétérodoxes du M anifesto et où furent conviés de nombreux dissidents de l’Est est à cet égard emblématique - tout comme est emblématique l’émergence à cette époque d ’un courant de pensée économique novateur, fortement marqué par Althusser mais libre de toute allégeance théorique par rapport à lui : l’École de la régulation 19. En revenant de façon de plus en plus critique sur les positions qu’il avait autrefois défendues et sur l’histoire collective dont il était partie prenante, Althusser donnait avec rigueur l ’exemple d ’un travail autocritique qui, pour être extrêm em ent sévère, ne prenait pas la voie du reniem ent ou du refoulem ent du passé. Or, cette période est peut-être l’une des plus 16. Prenons ici un seul exem ple : le concept de « tout structuré à dom inante », qui s’oppose aux visions totalisantes de la société est très stimulant et touche, au-delà de Hegel, des théories comme celle de Durkheim. Il est cependant lesté par la fameuse « topique » infrastructure / superstructure et par la notion de « détermination en dernière instance » de la seconde par la première, auxquelles on pourrait préférer une problém atique qui postule résolument le pluralisme des causalités, un peu à la manière de Weber. 17. « H istoire term inée, h istoire in te rm in a b le » ; « A vant-propos du livre de G. Dum énil, Le concept de loi économique dans “ Le Capital ” » ; « E nfin la crise du m arx ism e ! » ; « L e m arx ism e com m e th éo rie “ fin ie ” » ; « L e m arx ism e aujourd’hui » ; et « Solitude de M achiavel ». 18. Avec en particulier XXIle Congrès et Ce qui ne peu t plus durer dans le parti communiste, Paris, Maspero, coll. « Théorie », 1977 et 1978. 19. Sur la filiation entre l’althussérisme et L ’École de la régulation, cf. le témoignage du chef de file de cette école, M. Aglietta, dans F. Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., pp. 336-337, et l ’analyse théorique d ’A. Lipietz ( « From Althusserianism to “ Regulation T heory », in E. A. Kaplan, M. Sprinker —eds. —, The Althusserian Legacy, op. cit.,
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méconnues d ’Althusser, oblitérée comme elle l’a été par les effets conjugués de la crise du marxisme et du drame personnel du meurtre de sa femme, qui le contraindra au silence public. Solitude de Machiavel (et autres textes) devrait constituer une contribution permettant de la réévaluer en positif.
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Au-delà de cette périodisation et de façon transversale à celle-ci, les essais rassemblés dans Solitude de Machiavel J e t autres textes) peuvent être regroupés sous trois statuts distincts d’un point de vue éditorial. Six d ’entre eux ont été publiés en revue du vivant d ’Althusser et révisés par lui avant leur parution 20. À ces textes s’en ajoutent deux autres, publiés en tant qu’introduction à des ouvrages de D. Lecourt et G. Dumén i l 21, là encore du vivant d ’Althusser, et revus par lui. Pour ces textes, le travail éditorial était relativement simple et sa légitimité peu contestable (en dehors de la question de la sélection des textes) : il s’agissait seulement de corriger les errata des éditions précédentes, d ’introduire brièvement ces essais d ’un point de vue contextuel et bibliographique, et de mentionner les variantes principales entre les différentes éditions ou avec les manuscrits. Deux autres textes avaient un statut un peu différent. « Le marxisme aujourd’hui » avait été publié du vivant d ’Althusser, mais seulement en langue étrangère, et sa publication française n ’avait été que posthume. La conférence intitulée « Solitude de Machiavel » avait quant à elle été publiée une dizaine d ’année après avoir été prononcée ; Althusser, de plus en plus malade, n’avait pas été en mesure de revoir les épreuves 22. Ces deux textes appelaient cependant une intervention éditoriale sensiblement similaire, mis à part le fait que l’édition devait se baser en priorité sur la version française manuscrite plutôt que sur les traductions publiées. Les quatre derniers textes posaient quant à eux un problème parti culier, car ils avaient été rassemblés dans des recueils par Althusser : « Lénine et la philosophie » et « Éléments d ’autocritique » avait été repris dans des recueils auxquels ils avaient donné leur nom, « La philosophie comm e arme de la révolution » et « Soutenance d ’Am iens » dans Positions. Pour des raisons de place évidentes, il n’était guère possible de reprendre l’ensemble de ces trois recueils. Si le travail éditorial sur ces textes ne différait pas de celui à effectuer sur les précédents, la question se 20. Il s’agit de « Sur l ’objectivité de l ’histoire (Lettre à Paul R icoeur) » ; « Sur R aym ond Polin, La politique m orale de John Locke » ; « Philosophie et sciences hum aines » ; « Sur le C ontrat social ” » ; « E nfin la crise du m arxism e » , « Le marxisme comme théorie “ finie ” ». Tous ces textes furent publiés en français du vivantt d ’Althusser. 21. Respectivem ent « Histoire terminée, histoire interm inable » et « Avant-propos du livre de G. Duménil, Le concept de loi économique dans “ Le Capital ” ». 22. C ’est en tout cas clair pour la version française du texte (celui-ci fut d ’abord publié en allemand et en anglais).
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posait cependant de la légitimité d ’un démembrement d ’ouvrages composés par l’auteur. La solution adoptée pragmatiquement a été de reprendre les articles principaux des recueils cités. La cas de Lénine et la philosophie était le plus simple. Althusser s’était originellement contenté de publier en livre, dans la collection « Théorie » qu’il dirigeait, la conférence qui portait ce titre 23. Ce n ’est que pour une seconde édition dans la collection de poche « PCM » 24 qu’il décida d ’ad joindre deux autres textes à cette communication 25. L ’ouvrage étant épuisé, nous nous sommes contentés de reprendre exclusivement le premier texte. Un second recueil était indisponible en librairie depuis plus longtemps encore : Élém ents d ’autocritique 26, qui contenait dès sa première publi cation deux textes : l’essai éponyme et un texte antérieur de plus faible portée 27. Là aussi, nous nous sommes contentés de reprendre le texte principal. P o sitio n s 28 constituait un cas à part : il s ’agissait d ’un véritable recueil, incluant plusieurs textes majeurs et composé soigneusement par Althusser (ce fut son premier et dernier ouvrage publié dans la maison d ’édition du P.C.F.). Depuis longtemps épuisé, il avait cependant déjà commencé à être démembré : l’article sur lequel il s ’ouvrait, « Freud et Lacan » (janvier 1964), est inclus dans le recueil posthume rassemblant les textes d ’Althusser sur la psychanalyse ; et un second article, « Idéologie et appareils idéologiques d ’État » (avril 1970), est intégré dans un recueil également posthume principalem ent com posé d ’un manuel (auparavant inédit) où Althusser présentait ses thèses sur la « reproduction » 29. Parmi les textes restants, nous avons choisi d ’en reprendre deux. Le plus important, intitulé « Soutenance d ’Amiens » (juin 1975), constitue l’un des 23. Paris, Maspero 1969. 24. Paris, M aspero (coll. « PCM ») 1972, pp. 5-47. A lthusser songea pendant un temps a y ajouter une « Postface », dont il reste un texte inédit de 13 pages conservé à l’IMEC. 25. Le premier, intitulé « Sur le rapport de Marx à Hegel » (pp. 49-71), reprenait une intervention prononcée au sém inaire de Jean H yppolite en février 1968 ; il était originellement paru dans Hegel et la pensée moderne, J. d ’Hondt (ed.), Paris, PU F 1970, pp. 85-111. Le second, intitule « Lenine devant H e g e l» (pp. 73-90), reprenait une comm unication au « colloque Hegel » tenu à Paris en avril 1969 ; il était originellem ent paru dans le Hegel-Jahrbuch 1968/69, W. R. Beyer (ed.), M eissenheim a. Glan 1970 pp. 45-58. 26. Paris, Hachette, coll. « Analyse » 1974. 27. « Élém ents d ’autocritique », daté dans le recueil de juin 1972, aux pp. 9-102 ; « Sur l ’évolution du jeune Marx », daté de juillet 1970, aux pp. 103-126. 28. Positions, Paris, Éditions Sociales 1976. Ce recueil fut réédité dans un form at de poche en 1982 dans la collection « E ssentiel », où figuraient des textes d ’auteurs « classiques » tels que Marx, Engels, Lénine, Trotsky, Gram sci, Luxem bourg, Staline, Sève, M ore ou Rousseau, mais aussi des ouvrages d ’auteurs contem porains portant sur la Chine, la Résistance ou le XXe Congrès du P.C.U.S. 29. Écrits sur la psychanalyse, op. cit. ; Sur la reproduction, op. cit.
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textes majeurs d’Althusser, où l’auteur synthétise les principaux axes de ses recherches à l’occasion de la soutenance de sa thèse sur travaux. Le second, intitulé « la philosophie comme arme de la révolution » (janvier 1968), se présente comme un entretien écrit avec M. A. Macchiocchi, qui fut durant un temps correspondante en France de L ’U n ità , le quotidien du Parti Communiste Italien. D ’un intérêt théorique bien moindre, il a cependant une certaine importance à deux égards. Il constitue un échantillon de la période la plus « close » d’Althusser, que Solitude de Machiavel (et autres textes) se devait d ’aborder. De plus, Althusser l’avait beaucoup travaillé et y tenait énormément, en particulier parce qu’il avait paru dans les colonnes du quotidien du P.C .1.30. Nous avons par contre laissé de côté deux autres textes mineurs 31. * **
Le travail éditorial qui a été effectué dans Solitude de Machiavel (et autres textes) reprend pour l ’essentiel le mode d ’approche adopté dans l’édition des œuvres posthum es par Y. M oulier-Boutang, O. Corpet et F. Matheron. Il a été rendu possible par la consultation du riche Fonds Althusser à l’IMEC 32. Chaque texte est précédé d ’une note introductive apportant des informations contextuelles et bibliographiques. Les coquilles, erreurs d ’orthographe ou de ponctuation ont été corrigées dans la mesure du possible, mais nous n ’avons pas modifié le mode très personnel de ponctuation d ’Althusser. Les interventions dans le corps du texte sont signalées par des crochets [ ]. Nous avons homogénéisé la typographie des textes, et en particulier des citations, des appels de note et des indications bibliographiques. Les notes d’Althusser, numérotées 1, 2, 3 ..., sont situées en bas de pages. Les notes éditoriales et les variantes, numérotées a, b, c..., sont regroupées en fin de chapitre. Nous avons signalé les rectifications éditoriales des citations effectuées par Althusser. * * *
Je remercie François Boddaert, légataire universel de Louis Althusser, pour avoir donné son accord à cette publication ; F. Matheron, qui n ’a pas 30. Des inform ations plus détaillées concernant ces deux textes figurent dans les introductions des chapitres six et huit. 31. Il s’agit 1) de « Com ment lire Le Capital » (L ’Humanité, 21/03/1969), rédigé à l ’occasion de l ’édition en poche du L ivre I du C a p ita l, préfacé par A lthusser (« A vertissem ent aux lecteurs du livre I du C apital », in K. Marx, Le Capital, livre I, Paris, Garnier-Flam m arion 1969, pp. 5-30) ; et 2) de « M arxism e et lutte de classe » (janvier 1970), qui constituait originellement une introduction à la seconde édition d ’un livre de M. Harnecker : Los conceptos elementales del materialismo histórico (Mexico / Buenos Aires, Siglo XXI, 1971(2)). Ce manuel, qui reprenait de façon vulgarisée les thèses althussériennes, connut un im m ense succès éditorial en Am érique Latine et son tirage dépassa le million d ’exemplaires. 32. Les archives citées appartiennent exclusivement à ce Fonds.
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ménagé sa peine pour me guider dans les archives du Fonds Althusser ; O. C orpet et 1 IM EC, dont la collaboration a été indispensable ; M. Prigent et J. Bidet, qui ont soutenu le projet ; V. Giraud, qui m ’a conseillé durant mon travail ; E. Kouvélakis, avec lequel j ’ai longuement discuté d Althusser ; et enfin celles et ceux qui, en acceptant de répondre à mes questions, m ont aidé à établir cette édition. Une mention particulière doit être faite pour Étienne Balibar. Solitude de Machiavel (et autres textes) n ’aurait pas vu le jour sans sa collaboration et sa disponibilité constantes, depuis les origines du projet jusqu’aux démarches pratiques en vue de sa concrétisation, en passant par le choix des textes, leur mise en perspective et leur com préhension.33
33. Le contrôle et l'édition des textes ont été réalisés, sous la responsabilité d'Yves Sintomer, par Sonia Feltesse, Jean-Claude Bussière et Sébastien Mordrel.
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1. Sur l’objectivité de l’histoire
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Cet article a paru dans la Revue de l ’enseignement philosophique, 5 (4), avril-mai 1955, p. 3-15. Il était signé « Louis Althusser, é cole Norm ale Supérieure ». Cette revue était éditée par l ’Association des Professeurs de Philosophie de l ’Enseignement Public, dont le P résident d ’honneur était à l ’époque J. H yppolite et le P résident L.M. M orfaux. A lthusser fa isa it partie du Bureau de l ’Association, aux côtés, notamment, d ’Alquié, Guillemain, Hyppolite, Monod, Morfaux, Revault d ’Allonnes et Spire. D ans le prem ier tome de sa biographie d ’Althusser, Moulier-Boutang écrit que ce dernier n ’avait pu assister aux rencontres organisées entre philosophes et historiens au Centre International Sèvres en décem bre 1952, car il s ’était fa it une entorse en jo u a n t au fo o tb a ll 1. R icœur y avait prononcé une conférence sur l ’objectivité de l ’histoire, avançant notamment une critique de l'ouvrage de Raym ond Aron 2, et la Revue de l ’enseignement philosophique en avait publié le texte dans un précédent numéro 3. P. Ricœur ne répondra véritablement à A lthusser que beaucoup plus tard, à l ’issue de la conférence que celui donna en 1967 sur « Lénine et la philosophie » 4, puis dans le cadre d ’une série de conférences données à l ’automne 1975 à l ’Université de C h ica g o 5. En 1990, après le décès d ’Althusser, il réaffirmera l ’intérêt q u ’eut pour lui le philosophe de la rue d ’Ulm : « A lthusser a toujours été p our moi celui qui a pensé le marxisme a son som met épistémologique. Je n’ai jam ais eu beaucoup de respect pour les interprétations molles, humanistes, voire christianisantes de M arx » 6. La version que nous publions ici (le texte paru dans la Revue de l’enseignem ent philosophique) est la seule qui existe à notre connaissance.
1. Yann M oulier-Boutang, Louis Althusser. Une biographie, tome 1, Paris, Grasset 1992, p. 497. 2. Raymond Aron, Introduction à la Philosophie de l'Histoire, Paris, Gallimard 1948 (rééd. coll. « Tel » 1983). 3. « Objectivité et subjectivité en histoire », Revue de l ’enseignement philosophique, 3 (5-6), juin-septem bre 1953, pp. 28-43. 4. Cf. ci-dessous, chapitre cinq. 5. Ces conférences sont désormais disponibles en français : L ’idéologie et l ’utopie (traduction M. Revault d ’Allonnes et J. Roman, G. H. Taylor (ed.), Paris, Seuil 1997), chapitres sept à neuf (Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia University Press 1986). 6. Revue M, 43, janvier 1991 (spécial Althusser), p. 15.
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Lettre à Paul Ricœur (1955)
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J ’aimerais, avec votre agrément, présenter ici quelques remarques sur votre conférence de Sèvres, que je viens de lire. Et d ’abord je voudrais, pour notre usage commun, relever et préciser ce qui vous distingue de Raym ond Aron. Cette comparaison n ’est pas arbitraire : c ’est votre texte lui-même qui l’impose, à demi-mot le plus souvent, parfois en clair 7. Et je ne crois pas trahir votre pensée en disant que la critique des thèmes « subjectivistes » de Raymond Aron est une des raisons de votre texte. Cette comparaison n ’est, de surcroît, pas inactuelle. Car les thèmes d ’Aron sont, si j ’ose dire, tombés dans le domaine public, connus de tous, et tenus par beaucoup d ’esprit[s] pour l’évidence même. Ce qui vous distingue d ’Aron, c’est votre problématique même. Alors qu’Aron pose la question : « Une science historique universellem ent valable est-elle possible ? », c ’est-à-dire, selon le mot de Kant, « doute de son existence » 8, vous partez de l’existence de la science historique, de sa rationalité, de son objectivité comme d ’une donnée de fait. Alors que Raymond Aron pose à l’histoire, non pas la question que Kant pose aux sciences (question du fondement), mais au contraire la question même que Kant pose... à la métaphysique (question de la possibilité), vous renversez la perspective d ’Aron, et revenez à la tradition critique, en posant à l’histoire une question qui enveloppe la reconnaissance préalable de sa réalité comme science. Je laisse pour l ’instant de côté le principe et le contenu de votre question. Mais ce renversement de perspective est capital : il commande toute votre critique Dans le moment en effet où Aron se pose la question : « Une science historique est-elle possible ? » il exclut d ’avance une réponse à sa ques tion : celle même qui le dispenserait de la poser, celle que fournit préci sément l ’existence, la réalité de la science. Ne voulant plus trouver la réponse dans la science même, il la cherche hors de la science, à un niveau qui n ’est pas celui de la science : d ’une part au niveau de l’expérience 7. « Après le grand travail de la critique philosophique, qui atteint son point extrême avec le livre de Raymond Aron, il faut peut-être maintenant poser la question : quelle est la bonne, et quelle est la mauvaise subjectivité ? », « Objectivité et subjectivité en histoire », op. cit., p. 34. 8. Cf. Aron, op. cit., p. 10. Aron a d ’ailleurs conscience de transform er le sens de la question « critique ». Il écrit : « Au lieu de la formule kantienne : à quelles conditions une science historique est-elle possible, nous nous dem anderons : une science historique universellem ent valable est-elle possible ? » (p. 10). Il n ’est pas sans intérêt de mettre, en face de cette problématique kantienne « rectifiée », quelques textes de Kant. Par exemple : « Nous possédons quelque connaissance synthétique a priori indiscutée (mathématiques et physique pures) et nous n ’avons pas à nous demander si elle est possible, car elle est réelle, mais uniquement comm ent elle est possible. » (Prolégomènes à toute métaphysique future, Paris, Vrin, trad. J. Gibelin, p. 33). Ou encore : « Soulever la question de la possibilité d ’une science, c’est supposer que l'on doute de son existence. » (Id. p. 9). Il est vrai que le seul trait qui rapproche Aron de Kant est le caractère « discuté » de la métaphysique et de l’histoire.
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courante, connaissance de soi, connaissance d ’autrui, au niveau de l’expé rience de l’homme de la rue, comme il le dit lui-même, d ’autre part au niveau d ’une philosophie de l ’objet historique. En d ’autres termes, Aron cherche réponse à sa question dans un objet historique qu’il constitue en dehors de toute appréhension scientifique, et qu’il présente tout naturel lement comme la « vérité de l’histoire ». Force est bien de reconnaître que cette « vérité de l ’histoire » est com posée d ’un fond d ’expériences im m édiates rehaussées de notions philosophiques : expérience du « spectateur », du « ju g e », de l’homme qui se souvient de son passé et qui le transforme en l’évoquant, voire du voyageur dont on poinçonne le ticket, expérience de l ’incom m unicabilité d ’autrui, expérience des passions rétrospectives de la politique, de l’idéologie, e tc ..., le tout recouvert de concepts philosophiques consacrant le caractère « équivoque », « inépui sable », « com plexe », « p lural » de l ’h istoire, le phénom ène de « reprise », la prééminence de l’avenir, etc... De temps à autre cette cons titution de l’objet en dehors du niveau même de l’appréhension scientifique bénéficie du soutien moral des apories et des difficultés que l’historien rencontre dans son travail. Ces difficultés n ’ont beau être que des problèmes qui n ’ont de sens que dans le champ de la constitution de la connaissance historique, Aron les transfère à l’objet de l’histoire, pour en consacrer la mystérieuse équivoque. Aussi n ’est-ce pas tout à fait par hasard qu’Aron pose à l’histoire la question que Kant pose à la métaphysique : car l’histoire qui va fournir la réponse attendue est bien une histoire métaphysique. Mais, contrairement à Kant, qui réfute la métaphysique, l’objet métaphysique, au nom des conditions de la connaissance objective, et des sciences existantes qui lui en donnent le modèle, Aron réfute l’idée vide d ’une science possible de l’histoire au nom d ’une métaphysique de l’histoire, qu’il s’est d ’abord donnée a priori ! En d ’autres termes, le centre de référence n ’est pas pour lui, comme pour Kant, la rationalité effective de la science existante, mais la « vérité » d ’un objet constitué en dehors de toute science. Extraordinaire renversement de la problématique kantienne, sous le couvert d ’une reven dication « critique » ! Tout l ’effort de Kant a justem ent consisté à montrer qu’il n ’y avait aucun sens à parler de « connaissance » d’un objet quelcon que, en dehors des conditions mêmes de l’objectivité. Peu importe, pour le moment, la forme idéale sous laquelle il concevait ces conditions. Le fait est q u’il les concevait, et à partir des sciences existantes. L ’idée même de comparer, pour décider de la possibilité d ’une science, l’idée de cette science possible avec le prétendu objet de cette science non connu, et donc constitué hors de toute appréhension objective comme une chose en soi, est le type même de cette démarche métaphysique qui nous ramène proprement à la période et à la naïveté précritiques ! C ’est pourquoi il est important de noter dès m aintenant que votre problématique, au moins dans son principe, exclut (ou devrait exclure) tout
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SU R L ’O B JEC TIV ITÉ D E L ’H ISTO IRE
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type de jugem ent métaphysique de cet ordre. Vous montrez fort justement que le niveau de l’histoire n ’est pas celui de l’expérience immédiate 9, que l’histoire comme science n ’est pas, ne peut pas être une résurrection du passé 10, que la science historique est une connaissance de l’histoire et non la résurrection intégrale (ou partielle) du passé n . C ’est à ce niveau qu’il est possible de retrouver dans l’histoire une rationalité « de même race » que celle des sciences de la nature. Vous montrez fort bien que les moments de l’œuvre scientifique en histoire, l’observation, l ’abstraction, la théorie 12 correspondent aux démarches mêmes des sciences expérimentales (qui sont en même temps théoriques parce qu’expérimentales). Le point où votre critique d ’Aron atteint à son extrémité est votre distinction de la bonne et de la mauvaise subjectivité. Vous touchez là au cœur des sophismes d ’Aron. Toute l’entreprise d ’Aron aboutit en effet à ce qu’on peut appeler une théorie idéologique de la science historique. Pour Aron, malgré les réserves qu’il est bien obligé de formuler pour certains domaines (comme l’économie, bien que sa conception en soit purement statique et terriblement sommaire), il n ’y a d ’objectivité et de rationalisation de la réalité historique que rétrospectives. Si les faits (au moins certains, malgré sa célèbre formule sur la « dissolution de l’ob je t ») 13 peuvent être parfois décrits, si certaines structures peuvent être dégagées et comme lues dans le réel même, dès qu’on s’élève à un certain niveau de généralité, il n ’est plus de recours contre la rétrospection. Autrem ent dit, dès qu’on atteint un certain niveau d ’abstraction, celui précisément où se situe et se constitue toute théorie scientifique, on est livré sans espoir à la fatalité des « choix » philosophiques et de la « volonté », bref, disons le mot, ce mot qu’il ne prononce que dans les dernières pages de son ouvrage, à l ’idéologie 14. Toute théorie, au sens ou ce mot est employé en physique par exemple, est entachée en histoire d ’un relativisme et d ’un arbitraire irrémédiables. Pourquoi ? Parce que (et ces deux raisons se soutiennent à peu près comme la caisse portée à bout de bras par le singe de Köhler le soutient quand il monte d e ssu s)15, parce que la complexité, 9. « Objectivité et Subjectivité en histoire », op. cit., p. 29. 10. Id., pp. 29-30. 1 1 . « L ’objectivité de l’histoire consiste précisément dans ce renoncement à coïncider, à revivre, dans cette am bition d ’élaborer des enchaînem ents de faits au niveau d ’une intelligence historienne. » (id., p. 29). 12. Id. pp. 29-30. Vous vous refusez très justem ent à reprendre l’opposition entre la compréhension et l’explication. Vous dites excellemment que l’histoire exige la « théorie au sens où l ’on parle de théorie physique » (id., p. 30). 13. Vous dites : « Cette intrusion de la subjectivité de l’historien marque-t-elle, comme on l ’a prétendu, la dissolution de l’objet ? Nullement. » (id., p. 33). 14. Cf. Aron op. cit. p. 312 : « Nous avons à plusieurs reprises rencontré le problème sans em ployer le terme. » 15. A ron reconnaît lui-m êm e le « cercle » : « Il e st... vain de se dem ander si la curiosité de l’historien ou la structure de l’histoire doivent être considérées en premier lieu,
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l’équivoque de la réalité, qui renvoie d ’ailleurs à l’historien, empêche radicalem ent toute unification théorique, et parce que, dans cette triste situation, l ’historien fait un choix (où il trouve grandeur et consolation), il choisit le sens de son passé, il se donne a priori une théorie qui est celle de son peuple, de sa classe, quand ce n ’est pas celle de son humeur. On voit tout de suite, dans la grandeur de l’historien, la misère de sa théorie (et inversement). Car elle n ’est pas universelle : elle n ’est que la traduction d ’intérêts, de passions, même nobles, de préférences philosophiques, elle n ’est qu’idéologie. C ’est cette thèse d’Aron que vous condamnez en parlant de « mauvaise su b jec tiv ité » 16. Il est d ’ailleurs rem arquable de voir ici encore Aron contraint, par sa problém atique même, de recourir aux thèmes les plus vulgaires de la conscience immédiate, et les prêter à son historien possible pour le condamner à son aise 17. Est-il utile de mentionner ici que dans son Introduction à la Philosophie de l ’Histoire a , Hegel avait condamné, sous le nom de l’histoire réfléchissante, la pratique de cette rétrospection idéo logique, et appelé à une connaissance qui dépassât ce relativisme subjectif ? Il est certain en effet que loin de constituer l’essence même de toute démarche historique, l’idéologie ne peut être qu’un des objets de l’histoire scientifique, et que, pour se constituer scientifiquement, l’histoire doit dépasser ce niveau de la conscience immédiate qu’est l ’idéologie, c’est-àdire se m ontrer capable de faire aussi une théorie des idéologies pour échapper à leur emprise, c’est-à-dire à sa dégradation. ***
Mais c’est peut-être ici qu’après vous avoir suivi, je me séparerais de vous, en vous reprochant justement de céder à certaines des tentations et des facilites que vous condamnez si justement chez Aron. Reprenons un instant le problèm e de la bonne et de la mauvaise subjectivité, c ’est-à-dire de l’équivalent de la théorie scientifique et de l ’idéologie. Quel est le critère qui permet de distinguer ces deux formes l’une de l’autre ? Suffit-il, comme vous le faites, de dire que « l’objet puisqu’elles renvoient l ’une à l ’a u tre .» ( id., p. 45). [Köhler (1887-1967), l ’un des représentants les plus éminents de la théorie de la forme, effectua notamment des recherches sur l’utilisation d ’outils chez le chimpanzé.] 16. « objectivité et subjectivité en histoire », op. cit., p. 34 : « On n ’a rien dit quand on a dit que l’histoire est relative à l’historien. [...] [La relativité de l’objet à la subjectivité transcendantale] n ’a rien voir avec un relativisme quelconque, avec un subjectivisme du vouloir-vivre, de la volonté de puissance, que sais-je ? ». 17. Vous dites très justem ent : « L ’histoire procède toujours de la rectification de l ’arrangement officiel et pragmatique de leur passé par les sociétés traditionnelles. Cette rectification n ’est pas d ’un autre esprit que la rectification que représente la science physique par rapport au prem ier arrangem ent des apparences dans la perception et dans les cosmologies qui lui restent tributaires. » (p. 29). C’est énoncer que la science historique se constitue en dépassant le niveau de l’immédiateté et de l’idéologie.
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scientifique est toujours relatif à un esprit droit » ? D ’opposer un « moi de recherche à un moi pathétique » 18 et de concevoir la théorie générale justifiée par la seule vertu intellectuelle de son auteur ? Non, sans doute, puisqu’à un interlocuteur qui vous demandait comment distinguer le mythe de l’histoire, disons l’idéologie historique de la science historique, vous avez répondu par d ’autres raisons : « par l ’emploi de la méthode critique, par la vérification, par le contrôle d ’un historien par les autres » 19. Je ne sais comment vous entendiez ce mot de « vérification » qui me parait capital. Mais, à le prendre à la rigueur, il contraint de critiquer votre analyse sur des points importants, et même le principe et le contenu de la question que vous posez à l ’histoire. Ce qui vous distingue d ’Aron, c’est que vous prenez au sérieux la pratique de l ’historien. Mais, si je puis élargir ici cette confrontation, ce qui vous distinguerait d ’un épistémologue marxiste, c ’est de considérer que la pratique de l ’historien renferme à elle seule la raison de l ’objectivité et de la scientificité de l ’histoire. Il est symptomatique de vous voir « écouter l’historien quand il réfléchit sur son métier, car c ’est celui-ci qui est la mesure de l’objectivité qui convient à l’histoire, comme c ’est aussi ce métier qui est la mesure de la bonne et de la mauvaise subjectivité que cette objec tivité implique » 20. Et, sans doute, ce n ’est pas seulement la conscience de soi de l’historien que vous interrogez sur elle-même, car elle est souvent suspecte, c ’est sa pratique. Mais cette pratique reste purement interne. Elle porte sur la critique des documents, l ’établissement de « séries », la mise à jour de la théorie. Disons, pour l’envisager dans sa plus grande extension, que la théorie, elle aussi, est susceptible d ’une vérification interne : l’histo rien se tiendra pour satisfait dans la mesure ou il aura rendu compte, avec le maximum de cohérence, du plus grand nombre possible de phénomènes. Mais je ne vois pas alors comm ent échapper, en toute rigueur, à des arguments de type nominaliste : s ’il ne s’agit que de cohérence interne, pourquoi plusieurs théories ne seraient-elles pas possibles ? Ce qui nous livre à la sophistique d ’Aron, qui oppose à l’idée d ’une histoire scientifique, inlassablement, la « pluralité des systèmes d ’interprétations ». Comment est-il possible d ’ailleurs d ’éviter cette conséquence quand on reconnaît, comme vous le faites vous-même, à propos du « choix » que l’historien opère entre les « facteurs », c ’est-à-dire en définitive entre les théories différentes, que « la rationalité de l ’histoire tient à ce jugem ent d ’impor tance qui pourtant manque de critère sûr » 21. Comment pouvez-vous à la fois accepter le principe de la critique d ’Aron, et refuser ses effets ? Il me semble que cette contradiction résulte à la fois de votre souci de défendre 18. 19. 20. 21.
« objectivité et subjectivité en histoire », op. cit., p. 34. Id., p. 42. Id., p. 29. Id., p. 31.
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l ’objectivité de l ’histoire, et de votre conception purement interne de cette objectivité. Je voudrais montrer qu’il existe une contradiction fondamentale entre votre objectif et votre conception, ou encore entre le sens de votre démonstration et ses présupposés philosophiques. Quelle est en effet la vérité dernière de ce « métier d ’historien », qui est la raison de l’objectivité de l ’histoire ? Je ne pense pas vous trahir en disant que c ’est d ’abord cette pratique de rationalisation, que vous décrivez à la suite de Marc Bloch. Mais cette pratique elle-même n ’est que la mise en œuvre (et en œuvres) d ’une « conduite d’objectivité », animée elle-même par une « intention d ’objectivité », qui en est le fondement dernier. Ce qui fait l’histoire, c ’est « le choix de l’historien, le choix d ’une certaine con naissance, d ’une volonté de comprendre rationnellement » 22. J ’entends bien que ce choix, vous le concevez, avec Husserl, non comme un choix empirique, mais comme un choix transcendantal. Je ne voudrais pas entreprendre ici une critique de la conception que Husserl se fait de la naissance des sciences : vous en avez d’ailleurs montré vous-même les ambiguïtés et le formalisme 23. Et certes, nous voyons bien que le carac tère transcendantal de ce choix confère à l’histoire une dignité, qui doit justem ent la préserver des atteintes du subjectivism e vulgaire et du psychologisme. Mais nous voyons aussi qu’il peut conférer cette dignité à toutes les œuvres historiques, quelle qu’en soit l’économie. On voit trop souvent com m ent cette « intention d ’objectivité » transcendantale peut dégénérer en protestation d ’objectivité : quel historien ou même pseudo historien n ’y prétend-il ? En vérité, même si nous suivions Husserl sur ce point, nous verrions qu’il n ’a pas défini la physique galiléenne par une simple « intention d ’objectivité », mais qu’il a donné à cette objectivité une structure correspondant précisém ent à une théorie générale de l ’objet physique, « ce qui peut être déterminé m athématiquement ». Que cette définition soit encore formelle, laissons ce point de côté. Ce qui importe ici, c’est que cette définition traduit et donc reconnaît la nécessité d ’invoquer la théorie générale de l ’objet, pour caractériser l ’objectivité d ’une science d éterm inée. Autrem ent dit, il ne suffit pas d ’invoquer une « intention d’objectivité » pour définir une science, et de retrouver cette intention à tous les niveaux des opérations qu’elle anime, comme vous le faites. Car à ce niveau d ’intériorité et de form alism e, nous ne sommes guère plus avancés q u ’Aron, qui nous accorderait sans peine toutes les « intentions d ’objectivité » du monde, pour les opposer les unes aux autres. Il faut la définir en fonction de la théorie générale de son objet. Et c ’est bien là ce qui fait votre embarras. Car vous avez bien défendu la nécessité d ’une théo rie générale de l’objet, et m ontré sa légitim ité du point de vue de 22. Id., pp. 29-30. 23. Dans votre article : « Husserl et le sens de l’histoire », Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-octobre 1949.
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l ’objectivité en général, mais vous n’avez pas donné de « critère sûr » qui permît de caractériser cette théorie, pourtant indispensable. Et de fait, ce n ’est pas dans le simple cercle de son « m étier » que l’historien peut trouver ce critère. Vous voyez dans quelle voie je vous entraîne, j ’espère sans violence. Car sur ce point je voudrais, suivant votre exemple, invoquer le précédent des sciences de la nature. On y voit s’opérer le cycle de l’observation, de l’abstraction, de la théorie. Mais il s’y ajoute un autre moment : celui de l’expérimentation, qui n ’est pas seulement l’expérience du laboratoire, mais l’expérience quotidienne des innombrables effets tirés des acquisitions théoriques. Je voudrais avancer ici une thèse scandaleuse, en disant que l ’histoire également ne peut être une science que si elle est expérimen tale 24. A quoi on objectera sans doute q u ’en histoire on ne peut recom mencer une expérience, comme dans un laboratoire. Ce qui suppose le vieux schéma aristotélicien qu’il n ’est de science que de ce qui se répète. Mais pourquoi ne pourrait-il y avoir de vérification d ’une théorie dans une réalité qui se transforme, si la théorie est précisém ent une théorie de la transformation de la réalité ? Il me semble par exemple que le marxisme, théorie générale du développement des sociétés, contient en soi l’exigence et le moment de la soumission à la pratique de l’histoire réelle 2S. Lorsque vous dites : L ’histoire fait l’historien, autant que l’historien fait l’his toire », nous pourrions nous accorder si vous n ’entendiez par histoire celle que compose l’historien, et non celle qui vit, celle dont il subit la nécessité tout en la faisant. Et pourtant c ’est bien cette histoire réelle qui opère la « critique » fondam entale, aussi bien des intentions subjectives des indivi dus, que des théories générales qui rendent compte du devenir des forma tions sociales. C ’est de cette « critique de l’histoire par elle-même » que le marxisme est à la fois le produit et la théorie. Mais je reviens à notre point de départ pour conclure : c’est pour avoir cherché dans la seule pratique de l’historien le fondement de l’objectivité, et pour avoir réduit cette pratique à une « intention d’objectivité » vide, que vous n ’avez pu dégager de « critère sûr » entre l ’idéologie et la théorie scientifique. Comment vous garder alors des arguments d ’Aron ? Il me semble que vous l ’attaquez d ’une position que vous lui avez par avance rendue. 24. Puis-je rappeler qu’Aron, pour opposer l’histoire aux sciences de la nature, invoque, en dernière instance, le fait que « la science fait elle-même la discrimination entre le vrai et le faux [...] parce qu’elle dispose d ’un critère, la vérification expérimentale » (Introduction à la Philosophie de l'H istoire, op. cit., pp. 125 et 127 ). Alors que l ’histoire n ’en dispose pas par essence. D ’où son caractère polémique et la « pluralité des théories ». 25. La première affirmation consciente de ce principe est contenue dans les Thèses sur Feuerbach. Lénine et Staline ont constamment repris ce thème. C ’est, pour ne citer qu’un exemple, cette « critique » exercée par la réalité qui a conduit Lénine à rectifier la thèse de Engels sur la possibilité, pour le prolétariat, de prendre le pouvoir dans le cadre de la démocratie bourgeoise. C ’est la « pratique » de la Révolution de 1905 qui lui a inspiré sa théorie sur le pouvoir des « soviets ». On pourrait m ultiplier les exemples.
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Il me reste à m ontrer les derniers effets de ces concessions de principe : je veux parler de votre conception des caractères « propres » de l’objectivité historique, cette objectivité qui est à la fois « incomplète » et « plus riche », si on la compare à l’objectivité de la physique. Vous développez cette conception dans le chapitre consacre à la « subjectivité » de l’historien. Est-ce un hasard ? Vous concluez ce chapitre : « Nous avons procédé à la constitution de l’objectivité de l’histoire comme corrélat de la subjectivité historienne » 26, après avoir donné à plusieurs reprises le sentiment que la démarche légitime était à l’opposé : « C ’est de là (l’objec tivité) que nous devons partir, disiez-vous, et non de l’autre terme (la subjectivité) » 27. Il me semble que ce « renvoi » tient, dans son principe, au « cercle » de votre conception interne de l’objectivité. Mais alors, faute d ’avoir défini l’objectivité à son véritable niveau, celui de la théorie spécifique et de la vérification, vous allez donner à cette objectivité vide (jusqu’ici) des déterminations transcendantales, qui ou bien relèvent de la conscience immédiate, ou bien appartiennent à l’histoire comme problèmes. Ce qui va vous exposer à l’entreprise insensée que j ’ai décrite au début de ce texte, en montrant Aron comparant l’idée vide d ’une science de l’histoire à un objet métaphysique composé de toutes pièces et supposé connu. Je n’insiste pas sur le thème du jugem ent d ’importance, premier trait à vos yeux de ce caractère spécifique de l’objectivité historique. Il faut choisir les événements importants. Certes, mais toute science connaît ce passage des phénomènes à l’essence, et vous avez bien dit vous-même de la physique qu’elle « rectifie le premier arrangement des apparences dans la percep tion » 28. Ajoutons d’ailleurs que, pas plus en histoire que dans les sciences naturelles, il ne s’agit de choisir entre des phénomènes immédiats, mais « d ’approfondir les phénomènes », et d ’atteindre à leur essence. Aussi, lorsque vous attribuez à la « subjectivité historienne » la catégorie trans cendantale du «jugem ent d ’importance », vous ne parvenez pas à établir une opposition entre la « subjectivité historienne » et la subjectivité physicienne, mais, par contre, vous mettez en évidence une autre oppo sition, celle du récit scientifique (« c ’est le récit qui est lié ») et d ’une « nature » de l’histoire (« c ’est le vécu qui est décousu »), qui n ’a pas pour vous le sens de l’immédiateté, mais le sens du transcendantal. Ce que vous dites de la causalité mérite plus d’attention, parce que vous y défendez, contre la « naïveté précritique » de l’historien « tributaire à des degrés divers d ’une notion vulgaire de la causalité » 29, les thèses 26. 27. 28. 29.
« objectivité et subjectivité en histoire », op. cit., p. 33. Id., p. 28. Id., p. 29. Id., p. 31.
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mêmes de Raymond Aron. Il me semble que dans votre argumentation se mêlent plusieurs thèmes, qui ne sont pas de même niveau. D 'abord une critique du positivisme. Critique nécessaire, mais encore faut-il en préciser le principe. Ensuite l’idée que l’historien doit « désenchevêtrer et ordonner ses cau salités » 30 (antécédent, forces à évolution lente, structure permanente), et vous citez en exemple l’ouvrage de Braudel sur la Méditer ranée et Philippe I I b, ouvrage qui « marque une date du point de vue de la méthode » 31. Je ne peux discuter en lui-même l’exemple si contestable de Braudel. Je voudrais seulement faire rem arquer que la co n ce p tio n positiviste, comme la conception braudélienne de la causalité, sont étroitement liées à des théories générales portant sur le contenu de l ’histoire (rôle de l ’économie, de l’idéologie, de la politique, e tc...) ; le schéma fon damental dépend, en dernier ressort, de la théorie. Q u’il soit « n a ïf» ou pas, « critique » ou « précritique », l’historien se sert toujours, pour rendre compte de l’évolution sociale, de catégories liées fondamentalement à la théorie générale. L ’histoire des sciences montre bien cette dépendance. Aussi lorsque vous dites qu'il s’agit « d ’étager les causalités », en pensant sans doute à la pyramide m éditerranéenne de B ra u d el32, on peut vous opposer un autre type « d ’enchevêtrem ent-désenchevêtrem ent », qui lierait, dialectiquement et non mécaniquement, des sphères d ’activité dans leur devenir. Nous restons ici dans un domaine d ’ordre épistémologique ; dans ce domaine, ce n ’est pas la qualification de « critique », c ’est la pratique de l’histoire réelle qui tranche entre les théories et les schèmes de détermination qui en dépendent. M ais vous n ’en restez pas à l'ordre épistém ologique. En disant : « Mais cette mise en ordre restera toujours précaire, car la composition totale de causalités peu homogènes, instituées elles-mêmes et proprement constituées par l’analyse, pose un problème quasi-insoluble » 33, en disant plus tard (sous la réserve que le texte traduise bien votre pensée, car il s’agit d ’une réponse orale) : « Je ne dirai jam ais que cette objectivité en soi, ce sont des lois. L ’histoire telle qu’elle est arrivée, ce ne sont pas des lois, ni même des faits. Faits et lois ressortissent à l’élaboration même de la 30. Id ., p. 31. 31. Id ., p. 31. 32. Je ne puis m ’em pêcher de remarquer qu’en fait vous prenez parti pour le schéma braudélien contre d ’autres schémas, et en particulier contre le schéma m arxiste (cf. votre réponse à Vilar : « Il faut renoncer au privilège de l’infrastructure et reconnaître le caractère parfaitem ent circulaire de cette causalité. »). Je ne vois pas com m ent ce choix peut revendiquer les privilèges de la lucidité « critique » et transcendantale. C ’est un choix en faveur non seulement d ’un type de causalité, mais aussi du rôle de la « géographie », de l ’économ ie, de la politique, des idéologies, et de leurs rapports, bref c ’est un choix en faveur d ’une certaine théorie générale de l’histoire, à la fois « économiste » et « idéaliste » qui vous séduit visiblement. M ais cette théorie n ’est pas à elle-m ême sa propre lumière. (Id., p. 42). 33. Id ., p. 31.
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connaissance historique » 34, en tenant, pour cette raison, Marx pour un « précritique » et un « naïf » en méthodologie 35, en écrivant, à la fin de votre m éditation « p h ilo so p h iq u e» , que « le s embarras de l'historien... entre l’aspect événem entiel et l ’aspect structural de l’histoire, entre les personnages qui passent et les forces à évolution lente, voire les formes stables de l ’environnement géographique », trouvent leur raison dans une « antinomie du temps historique » 36, dans tous ces jugements vous sortez évidemment de l’ordre épistémologique, et vous reprenez l’entreprise même d’Aron, vous retombez en deçà du niveau de ce que vous appelez 1’« inten tion d ’objectivité », vous retom bez dans la sphère de la « subjectivité quotidienne » dont vous proclamiez « Vépochè » nécessaire 37, mais en la parant des prestiges du transcendantal ! B ref vous constituez, hors du champ de la science, la v é r ité de l’objet, dont la science poursuit précisément la connaissance vraie. J ’en dirai autant des remarques que vous développez à propos des autres « traits spécifiques » de l’objectivité historique : que l’historien soit « à distance » du passé dont il parle ; que l ’objet de l ’histoire soit « un autre homme ». Car enfin, cette fameuse « distance », qui est « une des sources du caractère inexact, et même non rigoureux de l’histoire », cette distance « où le temps historique vient opposer à l’intelligence assimilante son œuvre dissim ilante, sa disparité, o ù ..., depuis Plotin, nous avons reconnu le phénomène irréductible de l’éloignement de soi, de l’étirement, de la distension, bref de l’altérité originelle » 38, cette distance, elle n ’est une catégorie transcendantale que pour ceux qui tiennent histoire pour la résurrection des corps, ou la « coïncidence émotionnelle », que vous avez si bien remise à sa place ! Pour l ’historien, elle n ’est rien en dehors des problèmes mêmes qu’il se pose, problèmes qui ne sont des problèmes de langage (que vous dites « nécessairem ent équivoque » parce qu’histo rique !) que dans la mesure ou ils sont des problèmes de terminologie scientifique, des problèmes de déterm ination de la réalité : il s’agit de savoir si le même concept recouvre bien la même réalité. Peut-on parler d ’« impérialisme » des cités grecques, dans le sens exact ou Lénine parle d ’impérialisme ? Peut-on parler univoquem ent de bourgeoisie du XVIe au X X e siècles ? Du même christianisme pour l’Église primitive et l’Église m édiévale ? M ais n ’avez-vous pas vous-m êm e écrit : « la conscience d ’époque que l’historien dans ses synthèses les plus vastes tentera de reconstituer est nourrie de toutes les interactions, de toutes les relations en
34. 35. 36. 37. 38.
Id ., Id ., Id ., Id ., Id .,
p. p. p. p. p.
41. 41. 40. 34. 32.
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tous sens que l’historien a conquises par l’analyse » 39 ? Où est alors cette « distance » ? Est-elle un a p rio ri de la connaissance historique ? Ou au contraire, comme vous le montrez, ne la trouve-t-on pas à la fin de l’œuvre historique, non comme l’immédiat de la perception, ni comme une catégorie transcendantale, mais comme le résultat de la connaissance historique ? Quant à cette « croix », hélas bien religieuse, qu’une tradition m illé naire force le philosophe à porter, ce « trait décisif », « cette distance spé cifique, qui fait que l ’autre est un homme », ce spécifique qui fait de l’histoire « un transfert dans une autre subjectivité » 40, je vous vois bien embarrassé à en faire état après avoir condamné la résurrection des morts et la coïncidence émotionnelle. « Faute de pouvoir revivre ce qu’ils ont vécu », la « seule évocation des hommes qui nous soit accessible » est, dites-vous, « celle des valeurs de la vie des hommes d ’autrefois » 41. Je crains fort que ces valeurs ne vous servent de consolation. Car comment vous sont-elles accessibles ? Je ne pense pas qu’elles vous soient données directem ent. C ’est le travail historique qui en rend compte, et leur accès n ’est possible qu’à travers l’abstraction scientifique éclairant les monuments qui en restent. Aussi bien en quoi ce « trait décisif » (que les hommes sont l’objet de l’histoire) peut-il jamais être une révélation pour l’historien ? En quoi cette « distance » peut-elle constituer une dimension transcendantale de l ’objectivité historique 42 ? Ou bien il ne s’agit que d ’énoncer une banalité. L ’historien sait bien que l ’histoire est faite par des hommes. Il se propose justem ent de montrer comment ils subissent l’histoire qu’ils font. Ou bien, et ceci est de plus grande conséquence, mais nullement scienti fique, il s’agit de proposer pour fin à l’histoire le « transfert dans une autre subjectivité », ce qui, je crois, n ’a guère de sens pour l’historien, mais peut en avoir un pour le philosophe de l’histoire, soucieux de faire revivre des valeurs ou la pensée d ’un maître ; ne le montrez-vous pas dans la dernière partie de votre conférence, à propos de l’histoire de la philosophie ? Ou bien, enfin, il s’agit d ’opposer, à l ’objectivité effectivement atteinte par l’histoire, une nature inépuisable de l’homme, une imprévisible liberté, qui par avance réfute toute prétention de l’histoire à l’objectivité. C ’est sur ce malentendu que je voudrais conclure. Je laisse de côté votre dernière partie, mais c’est aussi de ses présupposés que je parle. Car on peut vraiment se demander si les raisons philosophiques de votre désaveu d’Aron ne sont pas elles-mêmes désavouées par vos positions philosophiques 39. id ., p. 30. 40. Id., pp. 32-33. 41. Id ., p. 33. 42. Je ne vois pas comment vous pouvez échapper, par cet argument et l’usage que vous en faites, à la tentation de reprendre, ou au risque d ’engager votre lecteur à reprendre le thème usé de la distinction radicale des sciences de la nature, qui peuvent être sciences parce q u ’elles portent sur la nature, et des sciences de « l’homme » qui ne peuvent vraiment être des sciences parce que leur objet est l’homme, le contraire même d ’un objet, e tc ...
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fondamentales. Ce qui vous distinguait d’Aron au départ, c ’était votre parti pris de l’objectivité et de la rationalité de l’histoire. Mais vous n ’avez trouvé la raison de cette objectivité, au delà de son contenu méthodologique, que dans une « intention d ’objectivité » suspendue en quelque sorte à ellemême, à son propre « choix ». Sans doute avez-vous énuméré les opéra tions de rationalisation de l’historien. Mais vous les avez considérées en elles-mêmes, sans montrer leur rapport fondamental au contenu même de la théorie générale et à la réalité « critique » de l ’histoire. Ayant privé l’objectivité de son contenu effectif, vous lui avez alors attribué un contenu que vous avez élaboré en dehors du domaine où se constitue la vérité scientifique de l’histoire. Et c ’est en définitive ce contenu (mixte de « véri tés immédiates » et de concepts philosophiques) que vous avez fait juge de l’objectivité scientifique, sous l’apparence de spécifier ses caractères distinctifs. Je vois bien qu’en constituant de la sorte la « subjectivité » et l’objectivité de l’histoire vous prépariez naturellement une transition vers cette « subjectivité de haut rang... et proprement p h ilo so p h iq u e » 43 qui règne dans votre dernière partie. Je vois bien que vous avez pris l’histoire au sérieux (car vous croyez à sa réalité, et vous l’avez montré en d ’autres rencontres que celle de Sèvres), mais vous en avez pris au sérieux ce qu’il fallait pour la guider, le moment venu, vers son accomplissement : une philosophie de l’histoire. Aussi j ’avoue que je n ’ai pas lu sans ironie (je parle bien entendu d ’une ironie historique) le reproche de « naïveté précri tique » que vous adressiez à certains de vos interlocuteurs marxistes. Car, si j ’ai bien compris Kant, ou le m eilleur de sa leçon, le « naïf », le « précritique », n ’est-ce pas celui qui constitue, en dehors des conditions mêmes de la connaissance objective, une vérité, une chose en soi, qu’il substitue à la connaissance effective ? Je voudrais excuser ces remarques trop critiques, en les éclairant d ’un point de vue plus général. Il me semble, en effet, que les meilleurs esprits n ’échappent pas aujourd’hui, lorsqu’ils réfléchissent sur l ’histoire, et j ’ajouterais, même lorsqu’ils réfléchissent sur les sciences de la nature, à un malentendu sur la fonction effective de la connaissance scientifique. Je vois le principe de ce malentendu dans une attitude contemplative, qui « attend » de la science une sorte de reproduction, de ré-animation, de re-présentation, ou plutôt de re-présentification du réel même, dans son immédiateté. Lorsqu’on nous montre l ’histoire, à des degrés divers, inca pable de nous restituer le passé « authentique », l’événement dans sa saveur singulière, comme la madeleine sur la langue de Proust, ou l’avenir dans le combat douteux d ’un présent incertain, quand on nous montre l’histoire infidèle, « à distance », et par nature dénaturante, trahir dans ses lois ou ses catégories l’expérience immédiate de la liberté, de la contingence et de 43. Id .. p. 28.
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SU R L ’O B JE C TIV ITÉ D E L ’H ISTO IRE
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la volonté humaines, lorsqu’on oppose les lois de l ’histoire à l’histoire vécue 44, il me semble qu’on nous abuse doublement, et sur le but que se propose une science, et sur la fonction effective de cette science. Je dis bien une science en général, et non seulem ent la science historique ou les sciences humaines. Car, en écoutant commenter ces antino mies de l’histoire, on ne peut se retenir de penser à ces cartésiens diable ment em barrassés par le cadeau que leur faisaient les astronomes d ’un second soleil. Comment accorder le soleil du paysan et le soleil de 1 astronom e ? On avait un soleil de trop. Celui de la science. Et bien incapable de chasser l’image de l’autre, de le « faire voir » autrement qu’à « deux cents pas ». Quel embarras ! Ce n ’était pas trop de Dieu pour les tirer de ce pas. En vérité, il n 'y avait un soleil de trop que pour les nostal giques de la perception, pour ceux qui avaient peur, croyant en l’autre, de perdre leur soleil à deux cents pas, et qui attendaient alors de l’astronome qu’il recréât le soleil même ; qui ne voyaient pas, si j ’ose dire, que ce second soleil ne remplaçait ni ne supprimait le premier, mais tout éloigné qu’il fût, à un autre niveau, permettait l’intelligence du soleil immédiat, et l’action sur ses effets. Il n ’y avait pas de soleil de trop pour les astronomes, les physiciens, et toute la race active des « maîtres et possesseurs de la nature » ! De nos jours comme alors, ce qu’on oppose et propose p l u s o u moins consciemment à la science historique, c ’est cette même et absurde tâche de produire un second soleil, qui soit le frère et le double du premier, de produire, par on ne sait quel miracle, une seconde histoire, qui soit l ’histoire immédiate, ressuscitée, vivante, présente... Et comme on ne retrouve évidemment pas dans la science historique cette première histoire, on lui en fait grief ! On reproche (plus ou moins consciem m ent) à la science historique de ne pas être l’histoire immédiate, l’histoire « vécue », 1 histoire de « l ’homme », de la « liberté ». Bien plus, on lui reproche d ’em pêcher de voir le soleil à deux cents pas, je veux dire d ’empêcher les hommes d ’être libres, la vie d ’être vécue dans sa « contingence », l’art d ’être goûté comme un objet esthétique, la morale d ’être voulue mora lement, bref on reproche à l’histoire scientifique de menacer les hommes d ’une privation des charmes ou des drames de la vie immédiate, parce qu’elle en saisit la nécessité et les lois. Comment ne pas voir, au fond de cet argument, une méconnaissance du niveau spécifique auquel s’établit toute science, en même temps que la nostalgie d’une sorte de savoir absolu ou de résurrection des corps ! Pas plus que la connaissance des lois de la lumière n ’a jam ais empêché les hommes de voir, et le soleil même à deux cents pas, ni remplacé ou menacé leur simple regard, pas plus la connaissance des lois qui commandent le 44. Com ment interpréter autrement votre intervention : « L ’histoire, telle q u ’elle est arrivée, ce ne sont pas des lois, ni même des faits. Faits et lois ressortissent à l ’élaboration même de la connaissance historique » (id., p. 41) ?
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développement des sociétés n’empêche les hommes de vivre, ni ne leur tient lieu de travail, d’amour et de lutte. Au contraire : la connaissance des lois de la lumière a produit les lunettes, qui ont transformé le regard des hommes, comme la connaissance des lois du développement des sociétés a produit des entreprises, qui ont transformé et élargi l’horizon de l’existence humaine. L ’antinomie de l ’histoire-science et de l’histoire-vécue cesse quand on renonce à « attendre » de la science autre chose que ce qu’elle donne. Elle cesse quand on conçoit le niveau auquel s’établissent les vérités scienti fiques ; elle cesse quand on conçoit la destination pratique de la science, qui ne part de l ’immédiateté et ne s’élève à la généralité, aux lois, que pour retourner au concret, non comme le double de l’immédiateté, mais comme son intelligence active. Il me semble que c ’est là ce que voulait dire Marx, lorsqu’il reprochait à Feuerbach d ’avoir conçu « la réalité sous la forme de l’intuition » (form e toujours hantée par la nostalgie de « l ’in tu itu s originarius »), au lieu de la concevoir comme une « pratique » c dont la science n ’est qu’un moment, celui de la vérité.
Notes éditoriales a. G.W.F. Hegel, Die Vernunft in der Geschichte (trad. fr. La raison dans l ’Histoire. Introduction à la philosophie de l ’Histoire, Paris, Pion 1965). b. La M éditerranée et le m onde m éditerranéen à l ’époque de P hilippe II, Paris, Armand Colin 1947. c. Thèses sur Feuerbach, première thèse.
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SU R L ’O B JE C TIV ITÉ D E L ’ H ISTOIRE
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Cette recension critique a paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 9, avril-juin 1962. Elle portait sur l ’ouvrage de Raymond Polin : La politique morale de John Locke 1. En France, cet ouvrage (qui n ’a pas fa it date) fu t l ’un des premiers à porter sur la philosophie politique de Locke. Outre la figure même de R. Polin, mandarin conservateur de la Sorbonne, cela explique sans doute le fait qu’Althusser répondit positivement à René Rémond, alors secrétaire général de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, qui lui proposa d ’en faire un compte-rendu. L ’attention du philosophe de la rue d ’Ulm pour cet aspect de l ’œuvre de Locke ne se démentira pas, et il l ’abordera à plusieurs reprises dans ses cours, et notamment dans celui qu’il consacra en 1965 à la philosophie politique aux XVIIe et XVIIIe siècles 2. Après avoir lu la recension, Raymond Polin remercia chaleu reusement le philosophe de la rue d ’Ulm pour ses « paroles encourageantes », ajoutant : « J ’ai grand plaisir à voir que nous sommes pratiquement d ’accord sur l ’interprétation de ce bon philosophe » 3. Althusser rédigea son texte en fin septembre ou en début octobre 1960. La version que nous publions ici est le texte paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine. Il ne diffère que très légèrement du tapuscrit conservé à l'IMEC, et nous donnons en notes éditoriales les variantes qui séparent les deux versions.
1. Paris, Presses Universitaires de France (Bibliothèque de Philosophie contem poraine) 1960. 2. Il extraira de ce dernier le texte sur Rousseau qui est repris comme chapitre quatre dans le présent recueil : « Sur le “ Contrat social ” ». 3. Lettre de Raymond Polin à Althusser datée du 14 décembre 1960.
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2. Sur Raymond Polin, La politique morale de John Locke (1960)
SOLITUDE DE MACHIAVEL
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Les dernières pages de l’ouvrage de M. Polin contiennent une bibliographie des principales œuvres philosophiques et politiques de Locke ; on y trouvera non seulement l ’indication des publications parues pendant la vie, puis après la m ort de Locke, mais encore des rensei gnements sur les manuscrits inédits de la Bodleian Library d ’Oxford (fonds Lovelace), dont M. Polin a tiré un rem arquable parti, et sur les autres dépôts qui restent à la disposition des chercheurs. Mais on regrettera l’absence, dans une telle étude, d ’une bibliographie des travaux historiques et philosophiques consacrés à Locke. On la regrettera d ’abord pour une raison pratique (une telle bibliographie, mise à jour, n ’existe pas en France), mais aussi et surtout pour une raison plus essentielle : son absence interdit en effet au lecteur non averti d ’apprécier l’importance et la portée du travail de M. Polin. On peut dire en effet que Locke est aussi célèbre en France qu’inconnu a . Il est célèbre parce qu’il a été « célébré » par tout un siècle (le XVIIIe) et par toute une tradition politique (la tradition « libérale »). Mais sa célébrité même en a fait pour ainsi dire un mythe idéologique, qui a fini par se substituer à l ’homme et au penseur réels. Toute la pensée française du XVIIIe siècle s’est inspirée de 1’« illustre Locke », l’a invo qué, cité, ou plus rarement réfuté. Locke a connu ce sort remarquable de cesser d’être l’auteur d ’un système singulier pour devenir en quelque sorte l ' élém ent dans lequel tout un siècle a pensé ses problèmes. L’auteur a partagé le destin de son mythe, sa gloire, sa défaite et sa survie comme si la renommée qu’un siècle lui avait fait pouvait, aujourd’hui même, dispenser de le lire. Mais la méconnaissance de Locke a encore une autre raison, qui tient à une attitude historique très importante à l ’égard des théoriciens du X V IIe siècle anglais et du XVIIIe siècle français. Si Locke a survécu en effet dans la pensée moderne, c ’est par ses titres politiques et non philoso phiques. Ce jugement historique n ’est pas un jugement de l’histoire, c ’est en grande partie le jugem ent des préjugés philosophiques qui règnent en France depuis cent cinquante ans. Il est trop évident en e ffe t b que la tradi tion philosophique française tient pour suspects, sinon dénués de véritable intérêt philosophique, les grands « em piristes » anglais du XVIIe et du même coup les idéologues français du XVIIIe siècle qui s’en inspirèrent c . Hobbes n ’était guère connu de la France philosophique que par les réponses que D escartes adressait à ses objections, Locke par la réfutation leibnizienne de l 'E s s a i d. L ’histoire de cette condamnation mériterait toute une recherche : elle appartient à la réaction e spirituelle des idéologues du X IX e siècle français contre les philosophies f pré-révolutionnaires. Il faudrait pourtant ajouter encore cette précision : c’est que Hobbes et Locke ont été méconnus par les philosophes non seulement au titre de philosophes em p iristes, mais aussi au titre de philosophes p o litiq u e s, en vertu du préjugé régnant q u ’un penseur politique n ’est pas, en soi, vraim ent
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philosophe. L ’absurdité de ce double préjugé mais aussi son incroyable ténacité saute aux yeux quand on considère que les deux seuls penseurs, l’un « empiriste », l’autre « politique » qui aient bénéficié de l ’indulgence et de la bénédiction de la tradition philosophique française sont Hume et Rousseau, pour cette seule raison qu’ils ont servi de point de départ à la réflexion d ’un vrai philosophe : Kant. (Hume bénéficie d’ailleurs aujour d ’hui du renfort du témoignage de Husserl). Mais cette reconnaissance demeure équivoque : et en particulier la pensée politique de Rousseau passe encore souvent pour pré-philosophique, pour le pressentiment non philoso phique g d ’une pensée philosophique possible - alors qu’en f a it h la pensée politique de Rousseau est la présupposition philosophique directe de la théorie kantienne de la raison pratique, et q u ’avec elle c ’est toute la tradition théorico-politique dont elle est l’aboutissement qui rentre de plein droit dans la pensée philosophique. Ces remarques perm ettront peut-être de mieux jug er à sa valeur l’entreprise de M. Polin, à qui l’on doit déjà un ouvrage sur Philosophie et politique chez Thomas Hobbes i et qui traite aujourd’hui de la Politique morale de John Locke. Car ses travaux constituent en fait une critique (parfois directe) des préjugés j, qui ont détourné la tradition philosophique française de l’étude des philosophes « politiques ». Non seulement en effet M. Polin nous fait connaître cet inconnu qu’est Locke, mais encore il nous découvre l ’intérêt p h ilo s o p h iq u e de sa pensée politique, et le rôle fondamental qu’elle a joué dans l ’élaboration des concepts qui constituent la matière même des grands systèmes philosophiques de l ’idéalisme allemand, et à travers lui, de la pensée moderne. C ’est dire que l’ouvrage que nous pouvons lire aujourd’hui ne fait pas que combler une lacune dans l’histoire des idées politiques (et corriger, on le verra, toute une série d’erreurs) : il comble aussi une grave lacune dans l’histoire des idées philosophiques, et restaure contre les préjugés courants une vérité indispensable à l’intel ligence de l’histoire de la pensée moderne k. Je ne pense pas trahir le propos 1 de M. Polin en disant que l’étude de la théorie politique de Locke a une double importance philosophique. Elle contribue d ’abord à éclairer un des sens fondamentaux de son empirisme. Ce qui frappe en effet dans la lecture de Locke, c’est une appa rente contradiction entre ce que l ’on pourrait appeler son em p irism e gnoséologique et son idéalisme politique. L ’empirisme gnoséologique est illustré par la fameuse formule de la tabula rasa contre laquelle est dirigée la critique de Leibniz. L ’esprit humain ne serait qu’une page blanche où viendraient s ’inscrire les enseignements de la pure « expérience ». Mais le même esprit humain est, dans la politique et la morale, cette morale qui est l’objet fondamental de l’humanité, soumis à une loi naturelle qui a toutes les apparences, mieux, tous les attributs d ’une obligation transcendante m. Comment concilier ces deux affirmations contradictoires, sans poser à
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SUR R. POLIN, LA POLITIQUE MORALE DE J. LOCKE
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l ’« empirisme » de Locke la question de son sens et de ses limites ? Sans rem ettre en question l’image trop simple qu’en a donnée Leibniz, sans doute pour mieux en triompher ? C ’est ici que l ’intelligence des présup posés théoriques de la pensée politique de Locke intervient pour éclairer en retour sa philosophie de la connaissance. Les pages que M. Polin consacre à la loi naturelle, à son essence n, à son fondement, et à la modalité de son intelligibilité, comme son analyse de la nature de l’homme qui fait tout le début de son ouvrage, sont à cet égard pertinentes °. Elles nous permettent de saisir pourquoi la politique (qui est identique à la morale pour Locke) peut faire appel à des vérités qui ont au moins autant d ’évidence et de nécessité que les vérités mathématiques, sans ébranler tout l’édifice d ’une philosophie « empiriste » : si la loi naturelle peut en effet être tenue pour une « vérité éternelle », si la nature humaine peut être définie par son « essence », c ’est que l ’empirisme n ’est, pour Locke, que l’expression du mode d ’accès de l ’esprit humain à une vérité totale, à un ordre total fixé par Dieu antérieurement à toute expérience humaine : tout se passe comme si, dans son expérience même, l’homme ne faisait, à travers son dévelop pement individuel et les progrès de la connaissance humaine, que découvrir cet ordre voulu par Dieu, et institué par lui entre les vérités et les êtres. Cette présupposition perm et de com prendre le sens (immédiat) de la fameuse réfutation de l 'innéisme, et la distinction entre les idées de sensation et les idées de réflexion. La réfutation de l ’innéisme, qui fut si vivement combattue par Leibniz, n ’ébranle pas la transcendance de la vérité (mathématique ou morale) : elle atteint seulement ce qui dans la philoso phie cartésienne se présente comme la psychologie particulière de cette transcendance : la présence totale, dès l’origine, de la vérité dans l ’homme - e t elle lui substitue une autre psychologie de l’accès à la connaissance. C ’est ainsi que Locke peut dire de la loi naturelle qu’elle n ’est pas inscrite en toutes lettres et en clair dans tout esprit humain, dès l’origine, mais qu’elle doit être découverte et énoncée par l’effort de la réflexion et du raisonnement. Mais cette découverte n ’est pourtant que la découverte d ’une loi pré-existante, exprim ant l ’essence de la nature hum aine, cette connaissance n ’est qu’une reconnaissance 4. C ’est le même principe de transcendance qui donne son sens à la distinction des idées de sensation et des idées de réflexion, qui anticipe déjà Kant, par les éléments de la problématique qu’elle suppose - distinction qui n ’est, dans cette « psycho logie » philosophique, que le reflet de la distinction entre la transcendance des vérités éternelles et l’acquisition progressive de leur connaissance par l ’homme. Aussi M. Polin peut-il écrire que « l’empirisme n ’est point le fond de la pensée de Locke : le fond de sa pensée, c ’est l ’existence d ’un ordre de choses plein de sens, quoiqu’il échappe en fait pour une brève 4.
La politique morale de John Locke, op. cit.. pp. 101 sq.
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SOLITUDE DE MACHIAVEL
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partie à la curiosité des hommes. La loi de nature est, en ce qui concerne cet ordre, et pour ce qui regarde la moralité, la découverte fondamentale dont est capable l ’homme, s’il parvient à une réflexion raisonnable. L ’empirisme n ’est pas, pour Locke le principe de la raison humaine ; il est sa limite et la marque de sa finitude [...] » 5. V oilà comment la pensée politique de Locke peut éclairer sa pensée « philosophique » : par les présuppositions théoriques qu’elle découvre dans l’élaboration des concepts apparemment « non philosophiques » de sa réflexion concrète. Les con cepts politiques de Locke sont des révélateurs de sa philosophie profonde, et il n ’est pas interdit de penser qu’un philosophe s’exprime (ou se trahit) parfois de façon plus convaincante dans le traitement des objets concrets de sa réflexion (par exemple dans la politique) que dans ses théories purement « philosophiques ». Mais la pensée politique de Locke est philosophiquement intéressante à un autre titre. Cette théorie de la loi naturelle représente en effet un com plexe conceptuel décisif pour l’élaboration de la problématique de la « Raison pratique ». L ’identité que Locke établit entre la liberté, la raison et la loi est la présupposition directe de la réflexion kantienne. Que la liberté soit, dès l’état de nature, conçue comme l ’obéissance à la loi (et non comme le simple droit naturel, comme le vouloir-vivre de l’individu, com me la manifestation de ses instincts et de ses puissances, comme l’expression de son conatus) et que la loi, loin d’être un ordre émanant d’une puissance transcendante, soit identifiée à la raison, voilà qui constitue dans l’histoire de la problématique philosophique une acquisition capitale, c ’est-à-dire un objet philosophique, un thème philosophique : l ’objet même sur lequel s’exercera la réflexion kantienne. Ici encore, on peut dire que la pensée politique de Locke, c’est-à-dire ses analyses qui visent des objets concrets (la vie des hommes en société, la constitution politique des é tats) a, directement, une signification philosophique, dans la mesure où elle consti tue les objets théoriques P qui serviront de matière première à la réflexion des « vrais philosophes ». « Dans cette perspective, écrit M. Polin, on s’apercevrait que la morale kantienne de l’obligation, si nouvelle par rapport aux philosophies morales classiques, trouverait sa place, et peutêtre une de ses sources, dans la lignée des philosophies politiques de la loi de nature » 6 q. Telle est, pour l’essentiel, l’importance philosophique de l’analyse de M. Polin. Quant à la théorie politique proprement dite de Locke, son étude e s t r pleine d ’intérêt. M. Polin me parait parfaitement justifié de refuser les interprétations « absolutistes » de Kendall, les contre sens de Vaughan et de Strauss s. Il rétablit Locke dans sa vérité ; celle d ’un politique 5. 6.
Id., p. 118 ; cf. également la postface, pp. 297 sq. ld„ p. 126.
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SUR R. POLIN, LA POLITIQUE M ORALE D E J. LOCKE
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SOLITUDE DE MACHIAVEL
7.
Cf. l’excellent chapitre de Mr. Polin sur « La théorie de la propriété ».
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« libéral » qui, s’il n ’a pas directement fait écho dans le Treatise t à la révolution anglaise de 1688 (M. Polin utilise les résultats des recherches de L asslett u, qui donne de sérieuses raisons de penser que ce fameux ouvrage a été rédigé huit ans avant l ’avènement de Guillaume v), est bien le théo ricien d ’un m ouvement politique général que la révolution de 1688 a accompli. Mais ce qui est remarquable, c’est le sens de ce libéralisme. Et sur ce point l’analyse de M. Polin constitue une critique de l’interprétation traditionnelle du « libéralism e » dont Locke est tenu pour le père. Ce libéralism e w n ’a rien à voir avec le « libéralisme » d ’un Montesquieu. Si l’on admet, en effet, ce qui peut prêter à discussion, que le « libéralisme » de Montesquieu repose sur la « division des pouvoirs », on la chercherait en vain dans Locke, qui est le théoricien radical de la subordination des pouvoirs au lé g isla tif x. M. Polin montre bien que pour Locke le pouvoir législatif est « le cœur » et « l’âme » de l’État, que l’exécutif n ’en est que le « délégué ». Si l’on admet au contraire que Montesquieu est, sous les apparences de leur division, un théoricien déguisé de la subordination des pouvoirs (c’est-à-dire, à travers eux, de la subordination de groupes humains à d a u tre s groupes humains), on s’aperçoit que tout tient chez Locke au législatif, qui n ’est chez M ontesquieu que l’élément subordonné d ’un tout. On peut même aller plus loin, et je dirais volontiers pour mon compte, dépassant sans doute y la lettre du commentaire de M. Polin, que le libéralism e de Locke « sonne » comme un libéralism e populaire et révolutionnaire. Non que Locke soit un leveller z, bien au contraire, il ne s’agit chez lui que du peuple des propriétaires 7, mais ces propriétaires-là ne sont pas encore reconnus dans leurs droits et leurs exigences, et toute la théorie de Locke traduit leurs aspirations et leur confiance dans leur force. Qu’on examine en effet la théorie du contrat social de Locke, et l’on verra que ce législatif, qui est le cœur de la vie politique aa, ce législatif est ins tauré par un acte de la com m unauté politique qui confie à un corps déterminé (au peuple lui-même, à une assemblée, à quelques hommes, voire à un souverain) la mission impérative (trusteeship) d ’édicter des lois civiles (mise en codes de la « loi naturelle ») qui seront les conditions de possi bilité d ’exercice et de réalisation de la liberté humaine. Certes on n ’a pas encore affaire à la théorie rousseauiste du souverain qui se confond avec le peuple en corps ; l’unité indissoluble qui chez Rousseau fait du peuple un peuple et fait de ce peuple l’essence et le siège de la souveraineté (et en particulier lui confère, et à lui seul, le pouvoir de faire des lois, qui ne sont que la déclaration de la volonté générale), cette unité est répartie, chez Locke, entre le peuple en corps qui institue le législatif, et le législatif qui, seul, peut faire les lois. Mais cette division n ’est que le phénomène d ’une unité profonde, qui se manifeste d ’abord bb dans la nature du trusteeship,
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qui est une m ission impérative et non un contrat (M. Polin, qui dit bien qu’il n ’est pas un contrat, aurait parfois tendance à l’assimiler au pactum subjectionis 8), mission dont l ’exécution demeure sous le contrôle du peuple qui peut à tout instant en révoquer les détenteurs, reprendre son bien et l’accorder à de nouveaux « chargés de mission » ; unité qui se manifeste ensuite dans la subordination de l’exécutif au législatif ; et qui apparaît enfin, dans toute sa vérité, dans la théorie de l 'insurrection, par où est affirm ée, sous les form es m êm es de son contraire, la violence, l’exigence légitime du peuple à faire respecter sa volonté profonde, et son droit à rentrer en possession d ’un pouvoir dont il est le maître par essence, et que les ambitions d ’un tyran peuvent lui ravir. Peut-on plus nettement affirmer que le peuple est, dans son essence, souverain, et que le contrat qui fait la société civile est le contrat qui institue le peuple (le commonwealth), tout le reste n ’en étant que le phénomène ? C ’est cette conviction profonde, cette revendication politique radicale qui s’exprime sous les espèces de la théorie de la loi naturelle. Car cette unité qu’on vient de décrire n ’est pour Locke l’unité constitutive de la communauté politique que parce qu’elle exprime l’essence de la nature humaine et l’unité de l’espèce humaine cc : la loi naturelle. L ’exécutif est l’agent, l’officier du législatif. Le législatif est le pouvoir que le peuple institue et charge de la m ission de faire des lois, qui ne seront que la codification de la loi naturelle. Mais le peuple constitué par le contrat prim itif ne peut être peuple qu’en vertu de cette même loi naturelle qui fait l’humanité des hommes. La loi naturelle est bien l 'essence cachée de tout le corps politique, et de son existence même, elle est la vérité transcendante des sociétés politiques. La preuve visible de cette transcendance est son règne dans l ’état de nature. Il n ’est pas aventureux de dire que, chez les théoriciens politiques du droit naturel, la structure (et donc l’essence dont la structure n ’est que la manifestation) de l ’état de nature exprime leurs pensées fondamentales, voire leurs arrière-pensées. Peu importe qu’une fois reconnu le règne de la loi naturelle dans l’état de nature, la justification du passage à l ’état civil fasse problème : ce règne préalable à toute organisation politique n ’est que l’incarnation, dans le mythe de l’origine, de la conviction fondamentale de Locke : que la loi naturelle est l ’essence même de l’homme, et que cette essence est déjà triomphante, avant même les combats de l ’histoire politique humaine dd. Quand on revient alors à ses manifestations (les sociétés politiques et leur structure), on comprend comment le libéralisme populaire de Locke peut être un libéralisme optim iste, qui fait confiance au destin politique des hommes parce qu’en définitive, même dans les situations limites de la tyrannie et de la guerre, l ’essence humaine ne peut périr (la théorie de la
8.
La politique morale de John Locke, op. cit., pp. 218 (n. 3), 221, 233 et 235.
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SUR R. POLIN, LA POLITIQUE MORALE DE J. LOCKE
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guerre, si originale chez Locke, abordée indirectem ent par M. Polin à propos de l’esclavage, eût mérité tout un développem ent ee). Non, Locke n ’est pas ce penseur médiocre et timide qu’une tradition mal informée ou tendancieuse nous a légué M. Polin est parfaitement en droit d ’écrire que « les traits fondamentaux qui se dégagent de nos études ne s’accordent pas avec le portrait très traditionnel que l’on se fait le plus souvent de la philosophie de Locke » 9. Qui lira ce livre sera convaincu que « la défense et l’illustration de la philosophie de Locke méritaient d ’être tentées » 10. M. Polin, par son érudition, la précision et la rigueur de ses analyses, l’ampleur de ses vues, a bien servi son sujet.
9. Id., p. 297. 10. Id., p. 305.
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SOLITUDE DE MACHIAVEL
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Ce texte a paru dans la Revue de l’enseignement philosophique, 13 (5), juin-juillet 1963, pp. 1-12. À cette date, Althusser ne fa it plus partie du Comité de Rédaction 1, qui s ’est resserré et ne comprend plus que quatre noms : B. Guillemain, C. Khodoss, J. Laubier et L.M. Morfaux. Althusser répond, avec quelque retard, à une enquête lancée par l ’Association sur les Sciences Humaines que la Revue de l’enseignement philosophique avait publiée dans un précédent numéro. Le questionnaire portait sur la définition des sciences humaines (» Q u’entend-on par là, en fa it ? » ; « Parmi les disciplines qui ont l ’homme pour objet, en est-il qui, selon vous, méritent cette qualification de sciences humaines ? ») ; sur les rapports entre sciences humaines et philosophie (« Les sciences humaines se sont-elles rendues indépendantes de la philosophie, comme l ’ont fait, au cours des temps modernes, les sciences de la nature ? Ou bien les sciences humaines sont-elles, soit une partie de la philosophie, soit une préparation, soit un complément à la philosophie ? Dans la mesure où les sciences humaines et la philosophie traitent du même objet, en quoi consiste l ’originalité de celle-ci par rapport aux autres ? L ’institution systématique des sciences humaines pourrait-elle déterminer une transformation - ou une disparition - de la philosophie ? ») ; et sur l ’enseignement des sciences humaines. Une vingtaine de réponses furent publiées dans la Revue 2. Althusser, dans une lettre à Morfaux du 14 mai 1963 qui accompagne le texte proposé pour publication, annonce « l ’intention » de celui-ci : « C ’est, comme tu le verras, et il ne s ’en cache pas, un texte à double entrée. 1) Dire aux marxistes qui en douteraient (ils en doutent trop souvent !) que la philosophie existe, et qu ’elle ne peut se diluer ou se “ réaliser ” dans les sciences humaines. 2) Dire aux idéa listes de la grande tradition critique qu ’il n ’est pas possible de défendre la Philosophie sans reconnaître la possibilité de sciences dans le domaine des faits humains (ils le savent !), et que la philosophie existe aussi pour le marxisme (ils en doutent souvent !). Dire un peu au nom de tout le monde que les menaces contre la philosophie viennent des survivances du “ spiritualisme ” ou des autres formes de dogmatisme, - et bien entendu de l ’idéologie technocratique. » L ’un des points notables de ce texte tient dans l ’éloge appuyé de J. Lacan auquel se livre Althusser. Selon E. Roudinesco, Lacan y réagira favorablement, invitant le philo sophe à dîner et entamant ainsi une relation durable qui aura un impact certain dans le 1. 2.
Cf. la présentation du chapitre un du présent recueil. Revue de l ’enseignement philosophique, 10 (6), août-septembre 1960.
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3. Philosophie et sciences humaines (1963)
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panorama de la psychanalyse en France 3. Althusser mettra l ’étude de Lacan au programme de son enseignement, avant de l ’inviter à poursuivre à l ’E.N.S. son séminaire (qui débutera en janvier 1964) 4.
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3. E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 2 : 1925-1885, Paris, Fayard 1994, p. 386. 4. Après un séminaire sur le jeune Marx en 1961-62 et un sur les origines du structuralisme en 1962-63, il aborde Lacan et la psychanalyse en 1963-64 (dans le cadre duquel il prononça en particulier deux conférences récemment publiées par les soins d’O. Corpet et F. Matheron : Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences, Paris, Librairie Générale Française/IMEC 1996). Mis à part ces textes, les écrits d’Althusser sur la psychanalyse ont été réunis in Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, O. Corpet, F. Matheron eds., Paris, Stock / IMEC 1993.
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La version que nous publions ici (le texte paru dans la Revue de l’enseignement philosophique) est la seule qui existe à notre connaissance.
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Puis-je soumettre à l ’attention de nos collègues ces quelques réflexions sur le problème des rapports entre la Philosophie et les Sciences modernes en général, plus particulièrem ent les Sciences Humaines ? Ces réflexions sont bien tardives 5 s’il est vrai qu’il soit jam ais trop tard pour traiter d’une question qui n’a pas fini de nous hanter, car c’est d ’elle que dépend en grande partie l ’avenir de la philosophie elle-même. Quel est le sens profond des longs combats patients et tenaces marqués de reculs, de concessions, ou de succès, livrés depuis des années par l ’A ssociation a ? Qui de nous n ’a connu quelque lassitude, impatience, voire irritation, devant le leitmotiv des communiqués : discussion sur le projet m inistériel..., sur le projet B runold..., sur l a classe de Sciences expérim entales..., sur la défense de la classe de Philosophie..., sur la réduction des horaires dans les classes scientifiques..., sur le programme..., etc. C ’étaient là des thèmes peu exaltants, et beaucoup d ’entre nous eussent préféré voir l ’A ssociation entreprendre en même tem ps une œuvre constructive dans le domaine de la philosophie elle-même 6, ou s’ouvrir à des débats de portée théorique. Certes. Mais nous avons peut-être un peu vite considéré comme purement « corporatif » un combat qui dépassait de très loin la défense d’une profession : car il concernait en réalité l’avenir même de la Philosophie, et des formes de culture qui lui sont liées. Ce combat avait ceci de remarquable que c ’était un combat défensif, souvent en retraite, mais jamais un combat offensif. Notre Association n ’a pas attaqué. Elle a défendu le statu quo dans l’enseignement philosophique. Elle l’a défendu parce qu’il était attaqué, parce qu’il était l’objet d’une sorte d’assaut constant et convergent : mettant en question la philosophie même à l’occasion des formes et conditions de son enseignement. Quels étaient les arguments, les raisons, quelles étaient les forces engagées dans cet assaut général ? Il est difficile de répondre d’un mot à cette question, sans courir le risque d’un certain schématisme. Mais il faut bien mettre en évidence, par delà les intentions, parfois généreuses et hon nêtes, de ceux qui, à un titre ou à un autre, harcelaient les positions de la philosophie, une raison au moins capable de rendre compte de cette convergence remarquable. Je crois, sous les réserves que je viens de faire, que l’attaque convergente que nous vîmes conduire contre la philosophie (à travers son enseignement) ne peut guère s’expliquer que par une raison profonde : par les « besoins » d ’une certaine form e de « civilisation industrielle » en expansion, ou plus exactement par les « besoins » dans lesquels croyait se reconnaître, par les besoins que proclamait, une certaine 5. Elles eussent dû figurer en réponse à l’enquête de l’Association sur les Sciences Humaines, publiée dans la Revue de l ’Enseignement philosophique, l 0ème Année, Numéro 6. 6. Ce vœu est aujourd’hui satisfait pour le travail de longue haleine d’élaboration d’un Dictionnaire philosophique par les Textes, entrepris sous la direction de Mme D. Dreyfus.
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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forme de « civilisation industrielle » en expansion, dans notre pays luimême. Cela, personne ne songe à le nier. Nous avons assez entendu qu’un pays devait « épouser son siècle », c ’est-à-dire se mettre à l ’heure de l’expansion scientifique, technique et industrielle du monde, - nous l’avons ouï de la bouche de personnages qui n ’ont pas attendu la Ve République pour découvrir cette « vérité » ; nous avons entendu qu’au siècle d ’une gigantesque mutation industrielle, tout tenait aux sciences qui comman daient cette révolution : sciences mathématiques, sciences de la nature d ’une part ; sciences de l ’organisation humaine, qu’elle soit économique, sociale, politique, idéologique, etc. [d’autre part]. Sachant que tout tenait ainsi aux sciences de la Nature et aux « Sciences Humaines », on nous invitait à reconnaître que tout tenait alors à la formation des chercheurs et techniciens ; qu’un pays [qui] n’en produisait pas assez subirait l’Histoire au lieu de la faire ; qu’il fallait aller l’essentiel, et trancher en cas de besoin, dans le superflu ou le luxe, pour assurer l’indispensable. Nous apprîmes que nous devions prendre exemple sur tel ou tel pays étranger, et nous pénétrer de l’évidence que l’enseignement français de la Philosophie était un luxe, onéreux sinon superflu, q u ’il devait être réformé ou tranché. Entendant ce langage, nous sûmes qu’il concernait la Philosophie : dans son enseignement, c ’était bien elle qui devait se réformer ou périr. Je ne reviens pas sur les formes de cette contestation. Tantôt on créait une classe de « Sciences expérim entales », pour former, paraît-il, de futurs médecins, pharmaciens et autres, et l’on encourageait par une propa gande officieuse l’orientation des élèves en conséquence. Tantôt on pensait supprimer purement et simplement la classe de Philosophie, et charger les divers spécialistes, en supplément à leur cours, d ’un commentaire « philo sophique » de leur propre matière (nous eussions eu l’historien-philosophe, le mathématicien-philosophe, etc. ; c ’était attenter à la conscience de nos collègues, et, de surcroît, leur faire l’injure de les tenir putativement pour les « M onsieur Jourdain » de la Philosophie !). Tantôt on voulait intro duire une dose massive de « Sciences Humaines » (psychologie, sociologie sous ses divers avatars, etc.) dans la Philosophie pour la « régénérer » et lui perm ettre en somme d ’épouser son temps. Toutes ces mesures ou tentatives avaient pour raison profonde une exigence commune, qui était « dans l ’air », une sorte d ’évidence objective flottant sur les eaux de notre Civilisation Industrielle, une pensée dominante, comme toujours, évidem ment, pensée des milieux dominants (l’avant-garde pensante de l’Expansion Industrielle : ce que désigne un terme consacré : la « Technocratie »), assez dominante pour s’imposer justement comme une évidence, et, qui plus est, une tâche urgente, voire une mission, à des Ministres ou à des hauts Fonctionnaires de l ’Éducation Nationale elle-même. Tout cela appartient à l’histoire, qu’on pourrait commencer d ’écrire aujourd’hui même, et que certains de nos collègues seraient en état d ’écrire s’ils avaient quelque
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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Comment la Philosophie ressent cette contestation, comment elle peut s’en défendre, il faut l’examiner de plus près. Disons-le : elle ne ressent pas toujours cette contestation sans une sorte de gêne plus ou moins consciente —et c’est sans doute là une des raisons obscures qui la fixent sur la défensive. Car si l ’on vient du dehors reprocher à la Philosophie de vivre d ’abstractions, et, qui plus est, d ’abstractions fondées sur des « vérités » d ’un autre âge, largem ent dépassées par les acquisitions de la culture ou de la science contemporaines, ou encore de ne s’intéresser à ces acquisitions que pour les remanier, façonner et exploiter à sa convenance, en faire matière à spéculation, il advient qu’on touche en elle à un point encore vulnérable. Je dis : encore vulnérable, car nous n ’en sommes plus, généralement parlant, au temps où Politzer b faisait scandale en dénonçant la mystification bergsonienne, et l’abstraction de la psychologie des facultés et des actes, héritée du XIXe siècle. Pourtant, sous des formes assurément nouvelles, adaptées aux « con naissances » de notre temps, on peut voir subsister dans notre philosophie des hantises et des thèmes qui rappellent encore son passé : ce long siècle de spiritualisme et de positivism e 8 couronné par Bergson, Brunschvicg et Alain. Pour premier exemple, je citerai cette étonnante prédilection de la philosophie française pour ce qu’elle appelle la « psychologie ». Certes, nous n ’avons plus affaire, en général, à cette mémorable « psychologie » des Biran, Cousin, Taine, Ravaisson, Lachelier et Bergson, qui n ’était qu’une métaphysique déguisée sous les pseudo-« objets » de sa psychologie (l’attention, l’habitude, l ’effort, l ’association des idées, la volonté, la tendance, etc.) : cette « psychologie » et en tout cas ses « objets » imagi naires sont généralem ent aujourd’hui tenus pour désuets. D ’autres « objets » les ont rem placés, en tout cas em pruntés aux disciplines actuelles : conduite, comportement, perception, corps propre, sexualité, « autrui », etc. Mais il arrive que cette nouvelle « psychologie » ne le cède guère à l’ancienne dans son rôle philosophique. Car, si elle n ’est plus évidemment la psychologie où la philosophie spiritualiste se reconnaissait et se contemplait, elle risque encore de servir de psychologie propre, donc de 7. On se fera une idée de la réalité de cette Pensée technocratique en parcourant par exemple Plaidoyer pour l ’Avenir, de Louis Armand et Michel Drancourt [Paris, CalmannLévy 1961, collection : « Questions d ’Actualité »]. Je signale un compte rendu de cet ouvrage dans Critique, mai 1963 [P. Dimitriu : « Puisqu’il faut changer de mentalité », Critique, 192, mai 1963, pp. 457-471]. 8. Le livre de Lucien Sève : Tableau de la philosophie française contemporaine, Paris, Éditions Sociales 1962, présente sur ce point des documents intéressants.
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loisir. Tout cela appartient à l’histoire : ce qui regarde la Philosophie est qu’elle fut, qu’elle est encore, et sera de plus en plus contestée dans son être et sa vie même par l’offensive de ce q u ’il faut appeler la Pensée technocratique 7.
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miroir ou de prétexte à une philosophie qui se déclare un peu trop vite « phénoménologique », et à trop peu de frais, pour ne pas faire passer ses valeurs sous la protection théorique de Husserl. Dans tous ces cas sommesnous vraim ent débarrassés du vieux projet de la « psychologie ration nelle » que se donnait jadis toute métaphysique ? Autre exemple, qui illustre la survivance d ’une tendance toute sem blable : l ’étonnante persistance du thème de la transcendance radicale du « Sujet » rendant caduque ou précaire toute entreprise de connaissance objective, scientifique de. l’Homme. Sans doute les arguments des Lachelier, Boutroux et autres, sont tenus aujourd’hui pour dépassés ; mais n ’en sauvegarde-t-on pas l ’essentiel dans les philosophies de la « com préhension », et dans une certaine « phénoménologie » (Scheler, Jaspers, etc.) fort peu husserlienne, voire dans l ’appel à l ’Unité des Sciences Humaines (G. Gusdorf), cette Unité qui risque fort de n ’être que la figure épistémologique d ’une autre Unité, celle de la « transcendance » de l’homme ? Certes, nous savons qu’en certains cas la marge est étroite qui sépare une authentique réflexion philosophique sur telle discipline existante (la psychologie) ou les condi tions d ’une science humaine, d ’une tout autre forme d ’activité philoso phique, plus pressée de se donner, voire de se confectionner sa psychologie, ses sciences humaines, pour pouvoir y contem pler son existence et ses titres. Mais cette marge existe pourtant ; et si la Philosophie n ’y prend garde, elle peut aisém ent retom ber, même sous des apparences très « modernes », dans des formes que Kant voulait déjà, voilà bientôt deux siècles, lui interdire. La « m odernité » de ses objets n ’empêche pas toujours une philosophie d ’être fort ancienne... Il n ’est pas faux q u ’on puisse à cet égard reprocher à une certaine philosophie d ’être sans rapports avec la réalité : mais c ’est parce que cette philosophie est d ’abord sans vrai rapport avec la Philosophie elle-même, avec ce qui est, quoi qu’on fasse, veuille ou dise, le fond vivant de toute philosophie aujourd’hui : un certain nombre d ’acquisitions théoriques et de connaissances irréversibles. Il faut sans doute reconnaître cela, l’existence ou le risque d ’une sousphilosophie ou d ’une non-philosophie, dans le domaine de la philosophie elle-même, et, à plus forte raison, dans la diffusion et la consommation « philosophique » de masse 9, reconnaître et critiquer cette réalité, pour se délivrer des formes de mauvaise conscience que cette équivoque peut entretenir, et pour revendiquer le plein droit de défendre les titres de la Philosophie contre les attaques de la pensée technocratique. Là, nous sommes sur une terre ferme, car nous savons ce que nous voulons, même si nos raisons ne sont pas toutes les mêmes. 9. Nourrie, hélas, de la « philosophie » des Camus, St-Exupéry, Teillard, etc. Hommes et moralistes respectables certes, mais philosophes ?...
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Nous savons ce que nous voulons. Nous voulons défendre la prétention de la philosophie à exister, tout simplement, en tant que discipline auto nome ; non en tant que discipline de l ’Autre ou de l’Arrière-monde, mais en tant que discipline autonome de ce monde, en tant que discipline ayant pour objet le contenu et le sens même du contenu de ce monde, - ayant donc pour objet ce monde dans les formes effectives de son appréhension (de « son appropriation » disait M a rx ) 10 : les formes de la perception, de l’action, de la pratique sociale et politique, de la pratique théorique des sciences, de l ’art, de la religion, etc. Cette autonomie de la philosophie s’exprime pour nous par le refus de tout « positivisme », de tout « empi risme », de tout « psychologisme », de tout « pragmatisme ». Car si la « vérité » est ce contenu-ci, cette chose, ou cette formule de cette science, si la vérité est ce « donné » ou cet « objet », dans leur opacité ou leur transparence de fait, nous n ’avons que faire de la philosophie. Il suffit de « se mettre à l’étude de la réalité » 11 et de com m encer par cette étude existante : les sciences constituées, et les disciplines qui se disent des sciences (elles pullulent dans les « Sciences Humaines »). La philosophie connaîtra sa belle mort : on l ’enterrera dans les sciences existantes, qui fleuriront de son terreau (elle passera dans leurs fleurs !). On avait cru, voilà un siècle, l’enterrer dans les sciences de la Nature. Mais elle a ressuscité avec les Sciences Humaines, comme leur double. Qu’à cela ne tienne, on l’enterrera derechef en elles, et, cette fois, pour de bon : il n ’y aura plus de Philosophie, et contrairement à Dieu qu’à proclamer mort on reconnaît toujours vivant, on n ’aura même plus besoin de dire qu’on n ’a même pas besoin de dire qu’il n ’y en a plus, etc. On aura la paix. La philosophie sera alors le simple remous de la science, son sillage, et on la produira chemin faisant, comme chemin faisant tout navire, infailliblement, ouvre et referme la mer, dans la rumination têtue des vagues. Une mer à jamais sans blessures. 10. La pensée « [...] s’approprie le monde de la seule façon qui lui soit possible, d’une manière qui diffère de l’appropriation de ce monde par l’art, la religion, l’esprit, etc. » [K. Marx : Introduction à la Critique de l ’Économie politique (1857), in Contribution à la Critique de l ’Économie politique, Paris, Éditions Sociales 1977, p. 167 - Nous avons conservé la citation de Marx dans la traduction utilisée par Althusser.] 11. Je cite à dessein cette formule de Marx, datant de l ’Idéologie Allemande (1845) : elle porte encore la trace du « positivisme » de Feuerbach. Non que, pour le marxisme, « l’étude de la réalité », donc la science, ne soit fondamentale, - mais, contrairement à Feuerbach, Marx ne conçoit pas la connaissance comme un « donné », la vérité comme 1’« objet » d’une « intuition » sans « pratique ». La réalité de la « connaissance scien tifique » (de la pratique scientifique), la science ne la réfléchit pas généralement d’ellemême, - elle ne la connaît pas, au contraire, livrée à sa propre « spontanéité », elle a tendance à la « méconnaître ». C ’est la Philosophie ou Théorie (ce que le marxisme désigne sous le nom Dialectique matérialiste ou matérialisme dialectique : sa « théorie de la connaissance ») qui réfléchit la réalité de la « pratique scientifique ».
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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Mais la philosophie ne peut être cette trace fugitive des sciences, car les sciences ne sont pas le pur donné ou le pur trajet du vrai. Le refus philosophique de rem pirism e, du « psychologisme », du « positivisme » n ’est que le refus même d ’attribuer aux sciences un sens qui les détruit ; ce n ’est un refus qui intéresse la philosophie que parce qu’il intéresse les sciences elles-mêmes. C ’est parce q u ’elle le[s] refuse d ’abord pour les sciences que la philosophie refuse pour elle 1’« empirisme » et le « positi visme ». C ’est donc la reconnaissance de la réalité même des sciences effectives et authentiques qui constitue la philosophie, c’est-à-dire lui assure son autonomie. Loin donc qu’elle puisse jamais être menacée par elles, elle ne peut être menacée que par ce qui menace les sciences en personne : 1’« illusion », dogmatique, positiviste, psychologiste, naturaliste, pragmatiste ou empiriste, illusion qu’un marxiste appellerait plus rigoureusement (car cette illusion ne saurait être elle-m êm e « psychologique » ou « métaphysique ») une idéologie : l’idéologie empiriste. L ’important ici, pour ceux qui contestent à la philosophie ses titres en lui opposant la science, est d ’entendre que la forme la plus subtile de l’idéologie « empi riste » est précisém ent celle que revêt le donné des vérités des sciences véritables : ce « donné » qui est « donné » dans « la forme de l ’objet » (Objekt), dans la « forme » de « l’intuition » 12, et non dans la forme des conditions effectives de sa production (je laisse ici de côté la question de savoir comment entendre ces conditions, qu’il faille les entendre dans une tradition critique idéaliste, celle de K ant-H usserl, ou dans une tradition critique m atérialiste, celle de M arx). L ’im portant est donc de traquer l’idéologie « em piriste » au cœur même de la spontanéité des sciences authentiques, et de comprendre que les principes de cette critique impi toyable, de cette chasse sans répit sont la philosophie même 13. Nous savons donc ce que nous voulons. Et c ’est pourquoi nous consi dérons que le plus grand péril que court aujourd’hui la Philosophie, et toutes les forces culturelles qui dépendent d’elle (dans tous les domaines : car elle a des effets dans les objets mêmes dont elle réfléchit les conditions, les sciences, aussi bien que toutes les formes humaines d ’appropriation du monde, la politique, la morale, l ’esthétique et la religion même) l4, que le plus grand péril que cour[t] non seulement la Philosophie, mais aussi la culture humaine dans son cœur même, est précisément cette offensive géné ralisée des lieux communs de l’Idéologie technocratique, qui s’exprime, entre autres, par l’offensive contre la philosophie et son enseignement, -m a is qui s’exprime aussi, massivement, en d'autres domaines, politique, 12. Marx, Thèses sur Feuerbach, première thèse. 13. Un marxiste l’appellerait plutôt théorie (générale) pour la distinguer de la philo sophie comme idéologie. 14. Cf. Marx, Introduction à la Critique de l ’Économie politique, op. cit.
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syndical, économique, etc. Voilà pourquoi le problème des rapports de la Philosophie et des Sciences Humaines est si important, car dans son offen sive contre la Philosophie, l ’Idéologie technocratique de notre société industrielle fait ou laisse aujourd’hui avancer, au prem ier rang de ses bataillons, le corps nombreux des Sciences Humaines. Là, une certaine « philosophie » pèse encore très lourdem ent sur l’avenir de la Philosophie. Là, une fois de plus, la Philosophie paie très cher l’héritage, encore vivant, du spiritualisme vulgaire, même déguisé sous des formes plus « relevées », celles de Bergson, celles de Dilthey, etc. - ou sous les formes d ’une pseudo « phénoménologie ». Car cette question des Sciences de l ’Homme a été, est encore le plat de résistance philo sophique où toute une tradition apaise sa faim « théorique » ..., c ’est-à-dire apaise en réalité ses craintes politiques de se voir dépossédée par une objectivité, par des « Sciences » faites par Dieu sait qui ! des socialistes sans doute, de cette « nature hum aine », qui est, à l ’occasion, l ’abri théorique où se réfugient les M orales, R eligions et Politiques qui appréhendent les renouvellements de l’histoire ! Cette tradition « philo sophique » est encore bien vivante, mais elle est cependant dépassée : car les gardiens théoriques du Pouvoir ont découvert que les Sciences Humaines, naguère la pire des menaces pour leurs « idéaux », n ’avaient plus besoin de ce « supplément d ’âme » que Bergson réclamait d ’une voix pressante. Là encore, des disciplines « concrètes », en pleine expansion, nullement intimidées de se dire « sciences » et de parler de l’Homme, font injure à de purs m ythes « philosophiques », q u ’un certain idéalism e instaurait en aporie essentielle pour y asseoir son existence. Les « Sciences de l’Homme » existent, et menaceraient la Philosophie même si elle était, comme ce fut, ou est trop souvent encore le cas, fondée elle-même sur le préalable de leur impossibilité radicale. La philosophie ne peut plus, ne peut pas se « défendre », de l’assaut des Sciences Humaines en démontrant leur impossibilité de principe, et en se donnant à elle-même pour principe cette impossibilité. Elle ne peut jouer son rôle de philosophie qu’à la condi tion de reconnaître sinon leur existence, du moins leur possibilité, à la condition de fonder dans cette reconnaissance sa vraie défense, qui ne fait qu’un avec la défense des « Sciences Humaines » contre ce qui les empêche encore d ’être véritablement sciences. Il se trouve en effet que si la Philosophie n ’a pas réglé son compte à cette « question préalable », radicale (si une Science de l’Homme est possi ble), elle ne sera pas en mesure de poser aux « Sciences Humaines » qui prolifèrent dans notre monde les questions pertinentes qui pourraient très m odestem ent, mais réellem ent, les aider à sortir de cette interminable gestation, prolongée comme à plaisir, c ’est-à-dire à devenir de vraies sciences, en dépassant leur état présent de techniques. Je sais que cette formule est très schématique, et qu’elle peut, sous cette forme brutale,
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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offenser tout chercheur lucide justement engagé dans ce travail de gestation scientifique des « Sciences Humaines ». Mais l ’effort de ce chercheur même prouverait que cette gestation n ’a rien de « spontané » —qu’elle n est même pas toujours ressentie comme nécessaire —puisqu’une certaine opinion, qui n ’est pas le privilège des seuls « clients » actuels des Sciences Humaines, mais qui s’étend à des milieux intellectuels et universitaires réputés, se contente fort bien de l’état des Techniques Humaines, les baptisant Sciences pour services rendus - rendus soit à ceux qui les emploient dans leurs entreprises économico-politico-idéologiques, soit à ceux qu’elles dispensent de faire l ’effort d ’être vraiment philosophes. Q u’on veuille bien ne pas se méprendre sur le sens de ce jugem ent d ’ensemble. Il n ’est pas un instant question, bien au contraire, de contester la légitim ité de l ’entreprise scientifique dans le domaine des « faits humains ». Il n ’est, à plus forte raison, pas question de mettre en doute l’existence de disciplines ayant déjà, sous ce rapport, atteint un degré de maturité tel qu’elles méritent vraiment le nom de sciences. La linguistique, pour ne prendre qu’un exemple, et particulièrement la phonologie, semble pouvoir être légitimement considérée comme une science, parce qu’elle a un objet propre constituant une unité réelle, qu’aucune discipline ne peut lui contester ou disputer ; parce qu’elle a une théorie générale de son objet, et des méthodes objectives d ’investigation qui réfléchissent l’adéquation de l ' objet et de la théorie. Nous, philosophes, qui savons, non par des grâces de lumière particulières, mais parce que c ’est l’objet même de notre travail théorique, et son résultat, que ce sont bien là les conditions impératives qui définissent une science, nous savons de ce fait qu’il ne suffit pas soit d ’une réalité sans théorie, soit d ’une théorie sans objet réel, soit d ’une méthode objective d emprunt, aussi rigoureuse qu’on voudra, mais « appliquée » à un objet présomptif, pour constituer ce qui s’appelle une Science. Nous, philosophes, qui savons tout cela depuis un certain temps, il nous arrive de nous demander si toutes les disciplines qui se présentent sous le label de « Sciences Humaines » non seulement sont vraiment humaines 15, mais aussi, et avant tout sont vraiment sciences, et si le titre de « science » ne leur tient pas lieu, selon les cas, d ’espérance, de programme, d ’alibi ou d ’imposture. Chacun reconnaîtra que des branches entières de la psycho logie et de la sociologie actuelles ne sont que des techniques, soit d apprentissage, soit du conditionnement (déconditionnement, recondition nement), c ’est-à-dire de l’adaptation, qui très évidemment ne peut jamais 15. Cette première question, isolée de la seconde, a fait les beaux jours d’idéologues en mal d homélies. J ’allais citer Mr. G. Duhamel. Hélas, il faut remonter bien plus haut. Depuis le Maine de Biran converti, contre les Idéologues (qui tenaient qu’on peut constituer une « physique sociale » comme leurs maîtres encyclopédistes), au spiritualisme, depuis V. Cousin jusqu à... Bergson lui-même, la liste serait longue. On me permettra d’être dis cret sur leur vaste postérité, en ces temps où fleurissent toutes sortes de formes de la défense de 1’« Homme », et de 1’« Humanisme ».
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être que l ’adaptation aux conditions existantes. Je sais bien que de semblables techniques d ’adaptation aux conditions existantes, quand il s’agit d’un individu, du comportement d ’un enfant « inadapté », de troubles du caractère, de troubles psychiques, peuvent, dans l’état actuel de l’orga nisation de la pédagogie, de la médecine mentale, et, d ’une manière plus générale, dans l ’état actuel de la prévention sociale, rendre des services réels, irremplaçables, c ’est-à-dire tout simplement donner à de nombreux enfants ou adultes la simple possibilité de vivre, de survivre, ou de mieux vivre. Mais ces services irremplaçables eux-mêmes n ’autorisent pas à parler à tort et à travers de science quand il s’agit d’une technique légitime, ni de prétendre parler de science quand on se contente de formaliser ou théoriser une technique. Soit un exemple précis. On peut dire que, dans son ensemble, l’école psychanalytique américaine traite la psychanalyse comme une technique de réadaptation, très honnêtement d ’ailleurs, puisque c’est bien le service que la société américaine attend et exige d ’elle. On a récemment montré que la société américaine attend en effet de la technique analytique, et de ses in nombrables sous-produits, des services sociaux et politiques définis : en gros la prévention des conflits « humains » qui pourraient « gripper » l’admirable machine de l ’expansion économique et la « sécurité » politique américaines. Elle trouve naturellem ent tout un peuple d ’entrepreneurs, c ’est-à-dire de commerçants, baptisés « psychologues » pour lui rendre ce « service », moyennant finances. Mais la demande est telle, et si forte la pression, que la contagion finit par gagner de vrais analystes euxmêmes 16, qui s’en tirent en développant une théorie analytique du condi tionnement et de l’adaptation, sans se poser sérieusement de question sur la légitimité de cette interprétation, c’est-à-dire sans se demander s’ils n ’ont pas fait un contresens radical sur l’œuvre de Freud, tout simplement sur l’objet de la Psychanalyse ! Il semble incroyable qu’une « science » puisse ainsi se tromper d ’objet ; mais c ’est pourtant très exactement le cas ! Non seulement d ’ailleurs dans la théorie psychanalytique dominante aux U.S.A., mais aussi chez de nombreux auteurs européens. Un homme a fait cette démonstration, et si ses textes ne peuvent guère être lus qu’à travers une grille 17, ils seront lus ou « traduits », et on reconnaîtra bientôt son mérite théorique : J. Lacan 18. Par là nous aurons saisi qu’on ne peut pas 16. Outre la pression issue de la « demande », il faudrait mentionner l’absence d ’une tradition philosophique véritablement critique, - et la domination générale d’une idéologie empiriste-pragmatiste, tenant lieu communément de philosophie. 17. J ’entends la grille qui protège de lui son public, et qui sans doute protège aussi son auteur de lui-même ; les fauves, s’ils étaient hommes, auraient de ces pudeurs. 18. Marx a fondé sa théorie sur le rejet du mythe de 1’« Homo œconomicus ». Freud a fondé sa théorie sur le rejet du mythe de 1’« Homo psychologicus ». Lacan a vu et compris la rupture libératrice de Freud. Il l’a comprise dans le sens plein du terme, la prenant au mot de sa rigueur, et la forçant à produire sans trêve ni concession, ses propres conséquences.
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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accommoder la psychanalyse au béhaviorisme, au pavlovisme, à l’anthropologisme, ou même tout simplement à la « psychologie ». Par là certaines « évidences », qui servent pourtant de fondem ents à de nom breuses « disciplines » des Techniques Humaines de l’Adaptation, nous apparais sent pour ce q u ’elles sont : des « commodités » théoriques pour leurs auteurs, et des commodités autrement pratiques pour leur clientèle. Après quoi, l ’unité scientifique de la « psychologie » déjà déchirée par toutes les disciplines qui en sont, comme on dit si jolim ent, autant d ’« approches » (autant d ’approches que de « m éthodes »), nous apparaît encore plus problématique, si la question de l’identification de son objet peut se poser en termes de m éprise ! Que dire alors des disciplines qui sont très clairement des Techniques d ’Adaptation collectives, comme certaines branches de la sociologie et particulièrem ent de la psychosociologie ? Si la « psychologie » et la « sociologie » sont présentement l’objet d ’une telle demande dans le monde de l’industrie, du commerce, de la politique, de l’armée 19, etc., c ’est, très évidemment, comme les moyens d ’une certaine orientation, d ’une certaine fin, donc de certains intérêts définis. Prises dans le champ de ces demandes précises, soumises à leurs objectifs impératifs, certaines disciplines des « Sciences Humaines » subissent l’emprise de ces « conditions » au point de se consacrer presque exclusivement à la « mise au point » des Techni ques, et des Méthodes requises, pour satisfaire à cette demande. Les disci plines qui se nourrissent de cette demande (ou de cette commande) n ’ont en général pas la ressource, la possibilité, voire tout simplement l’envie (ou l’idée) de mettre en question cette demande elle-même, et de l’interroger sur ses titres. On ne peut généralement, au moins dans l’état social et économ ique des choses, m ettre en cause une dem ande dont on vit pratiquement et « théoriquement », c ’est-à-dire entreprendre l’étude scien tifique de la nature et des conditions de cette demande. C ’est pourtant là qu’il faut en venir pour être assuré qu’on s’engage dans la voie de la constitution d ’une véritable science, et non dans la voie d ’une Technique Il peut, comme chacun, errer dans le détail, voire dans le choix de repères philosophiques : on lui doit l 'essentiel. 19. [Dans l’industrie :] Etudes de marché, organisation des « relations humaines » dans l’entreprise, psychodrames de défoulement pour cadres, techniques de relations avec les organisations ouvrières, sélection des cadres et du personnel, etc., etc. [Dans le commerce :] Etudes de motivation, publicité, formation psychosociologique des cadres commerciaux, personnalisation du produit, etc. [Dans la politique :] sondages d’opinion, utilisation des « mass media » (radio, télévision, presse, cinéma, édition, etc.), « personnalisation » du pouvoir politique, thèmes et technique de la propagande électorale et autre, etc. [Dans l’armée :] certains services psychologiques de sinistre mémoire peuvent bien y disparaître : la psychologie et la sociologie intéressent toujours l ’armée pour résoudre ses problèmes de recrutement et surtout d’adaptation interne à ses objectifs, qu’ils soient largement politiques (adaptation de son idéologie à ce qu’elle appelle les nouvelles formes de guerre révolutionnaire) ou plus techniques (la technique du « combat moderne »).
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efficace, qui n ’a trop souvent pour alibi scientifique que le seul caractère « scientifique » de ses m éthodes... comme si la précision d ’une méthode avait jamais suffi à constituer une science ! Je souhaite qu’on ne se méprenne en aucune manière sur le sens de ce jugem ent, inévitablem ent schém atique. Que le dom aine désigné par l’expression de Sciences Humaines soit réel, mais profondément problé matique ; qu’il comporte, à coté de rares vraies Sciences, de nombreuses Techniques, les unes humainement irremplaçables dans l’état actuel de la société [et] des connaissances, les autres assurément très rentables à des intérêts très définis, mais douteuses, suspectes ou nuisibles aux intérêts du projet même d ’une Science de l’Homme, cette constatation critique ne saurait à aucun titre servir d ’argument de miracle à la vieille nostalgie spiritualiste qui guette, dans chaque « défaite » de la raison scientifique, la divine surprise de la consécration de ses mythes philosophiquement réac tionnaires. La Philosophie qui constate que le domaine des Sciences Humai nes est problématique ; et que le mot de « Sciences Humaines » couvre indistinctem ent certaines réalités authentiques, d ’autres douteuses, et de pures et simples impostures, cette philosophie énonce l’état de fait que doivent affronter aujourd’hui tous les chercheurs lucides qui tentent de donner au domaine de réalité des « Sciences Humaines » la forme d ’une vraie science. En décrivant cet état de fait, la Philosophie décrit la situation réelle, c ’est-à-dire la situation paradoxale dans laquelle vivent actuellement ces chercheurs : une situation de crise sous les apparences euphoriques du succès pratique et de la bonne conscience officielle. En essayant de penser avec quelque rigueur cette situation critique, la Philosophie ne fait qu’aider par ses moyens propres, en toute modestie, à sa place, sans se substituer à eux, ces mêmes chercheurs à résoudre cette crise, c ’est-à-dire à conduire à son terme cette gestation si étrangement prolongée des Techniques Humai nes qui parviennent mal, malgré leur triomphe, cent ans après Marx, et cinquante ans après Freud, à accoucher de véritables sciences. En pensant cette crise, la Philosophie peut pour sa part et à sa manière aider à la résoudre, et prouver dans les faits que la seule « menace » qu’elle fait peser sur les Sciences Humaines est celle de leur naissance même. Mais pour cela, il faut peut-être que la Philosophie sache se défendre contre une nouvelle variété de non-philosophie, c’est-à-dire contre cette Idéologie d ’avant-garde qui nie la réalité, qui prend des Techniques pour des Sciences, qui croit que les Sciences Humaines sont toutes Sciences, qui les déclare faites, en tout cas bien fondées, et donne cette imposture (ou cette espérance) pour la Philosophie Moderne elle-même. Je parlais un peu plus haut de la Pensée technocratique ; j ’avais alors en vue une certaine conception du cours du monde, du cours des progrès de l’Économie, de la Science et de la Technique, et ses conclusions pratiques (jusque dans l’ensei gnement de la Philosophie). Je disais que cette Pensée technocratique est
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PHILOSOPHIE ET SCIENCES HUMAINES
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aussi à l’œuvre dans la politique, dans l’économie, etc. Il nous faut voir et dire maintenant qu’elle est aussi à l’œuvre dans la Philosophie elle-même, sous des formes dont on ne soupçonne pas toujours le sens ou les consé quences. Prêtons l’oreille à la grande nouvelle : nous avons, nous dit-on, le privilège historique d ’assister de notre vivant même, à un événement philosophique sans précédent, à la mesure de la grande « mutation » scientifique et technique des Temps modernes, à l ’extraordinaire rencontre convergence, « fusion » en un « lieu » qui est la Philosophie même, des plus rem arquables disciplines scientifiques « d ’avant-garde » de notre siècle ; cette rencontre produit déjà une Philosophie nouvelle, qui boule verse la philosophie, et garantit aux sciences qui la produisent qu’elles avaient bien pour destin de dire l ’Être lui-même en cette rencontre. Les hommes de la Haute Administration, les hommes de science, et les rares philosophes qui se rassemblent au nom de la temporalité, du calcul opéra tionnel, de la théorie des jeux, de la théorie de la communication et de la planification sous le mythe idéologique de la « Prospective » ; les philo sophes, qui, tels Lévi-Strauss (je ne parle pas de ses analyses concrètes admirables, je parle de la « philosophie » qu’il leur adjoint) ont trouvé le moyen, rêve de tout bricoleur 20, de faire tenir dans l’ontologie de la binarité, la Linguistique, l’Information, les Mathématiques et la Physique d avant-garde, Marx, Freud, Goldstein, Comte, l’échange des mots, des femmes et des biens, von Neumann, les chamans et Lacan, Rousseau et l ’ethnologue lui-m ême : d ’autres chercheurs informés et exigeants en philosophie, mais qui nous donneraient plutôt la théorie de leur espoir que l ’espoir de la th é o rie : tous ces « p h ilo so p h e s », à des titres divers, 20. La théorie du bricolage, exposée par Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage (Paris, Plon 1962, pp. 27 sq.) me paraît décisive du point de vue de l’intelligence de la production, et donc de la formation d’un certain type d ’idéologies. Elle est assurément applicable à la « philosophie » de Lévi-Strauss lui-même. Le mécano du Ciel est à vous, de Gremillon, rêvait de fabriquer un avion - et qui vole - avec des bouts de bagnole, de ferraille et de ficelles, un avion qui vole, lui ouvrant le ciel libre où fuir la France asservie. En certaines pages de l'Anthropologie structurale [Paris, Pion 1958], de Tristes Tropiques [Paris, Plon 1955], de la préface de Mauss [« préface » à Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF 1950], de La Pensée Sauvage, un homme poursuit un rêve ; parfois sourdement, parfois à haute voix, le rêve de fabriquer avec des morceaux de Jacobson, de von Neumann, de cybernétique, avec des bribes de mythes et de codes, une « vraie » philosophie - et qui énonce l’Etre - une « philosophie » qui réalise ce mira culeux court-circuit entre la culture et la nature, qui ouvre à tous ceux qui veulent fuir et sauver la civilisation technicienne, le libre ciel des Origines définitives. Ce court-circuit, un certain « structuralisme » vulgarisé le réalise comme un miracle quotidien, le mettant presque à la portée de chacun. Une bonne manipulation de la métonymie et de la métaphore, par exemple, du paradigme et du syntagme, etc., donnent, pour peu qu’on sache s’y prendre, des résultats rapides et stupéfiants. Certains ont déjà été publiés, d’autres le seront prochainement. Une grande expansion de la production structuraliste est d ’ores et déjà prévisible ; elle flatte, en notre siècle, le goût des réalisations rapides, mais privées, le goût du hobby intellectuel, réussissant en l’espèce le tour de force d ’une production « indus trielle » par des procédés artisanaux, ou sous-artisanaux, le rêve même du bricoleur.
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produisent en fait ce q u ’ils pensent être ou voudraient croire une Philosophie, - q u ’il faut bien appeler pourtant par son nom : une Idéo logie, celle d ’une espérance, d ’une illusion ou d ’une imposture, selon les cas, bref une Philosophie-Fiction, qui n ’est que le point d ’honneur philosophique de la Pensée Technocratique. Il est clair que la Philosophie ne peut aider les « Sciences Humaines » à accoucher de sciences authentiques qu’à la condition préalable de priver les Sciences Humaines de la drogue philosophique (espérance, rêve uto pique, alibi, imposture) que représente cette Idéologie de la Pensée techno cratique. C ’est pourquoi je dirais volontiers que la philosophie peut aider à un double titre les Sciences Humaines à devenir Sciences. 1) En les aidant à critiquer l ’état présent de leur condition, à appeler science ce qui est science, et technique ce qui est technique ; à appeler objet ce qui est objet, et non-objet ce qui est non-objet ; à appeler par son nom la demande dont sont issues la plupart des Techniques Humaines exis tantes ; et à com m encer par faire la théorie de cette demande, pour pouvoir soit l’agréer, soit la mettre en question, soit la révoquer ; à appe ler par son nom une méthode qui n ’est que pure méthode importée, et une méthode qui est la méthode de la théorie scientifique d’un objet réel, en recherchant quels sont les vrais commencements des Sciences Humaines, même s’ils sont reconnus (par exemple, la linguistique structuraliste), même, et à plus forte raison s’ils sont méconnus, ignorés, ou connus à travers leurs déformations idéologiques (Marx, Freud) ; bref à se consti tuer, non en Techniques, mais en Sciences. 2) En critiquant en même temps l ’Idéologie de la pensée techno cratique qui leur donne ce qui leur tient aujourd’hui lieu de bénédiction et d ’absolution philosophiques ; qui leur fournit ce qu’il faut de bonne conscience philosophique pour supporter leur contradiction ; ce qu’il faut de garantie à leur « vérité » pour leur permettre de persévérer en bonne conscience dans leur « erreur ». Cette fonction, bien entendu, la Philosophie ne pourra l’assurer que si elle se défend d ’abord elle-même, Philosophie, contre tout ce qui peut la faire tomber au-dessous d ’elle, dans l’ancienne Idéologie spiritualiste, et tous ses succédanés et déguisements contemporains, même revêtus des pres tiges de l’actualité. C ’est à cette condition que, jusque dans les problèm es de son enseignement, la Philosophie pourra vraiment se défendre contre l’offen sive menée contre elle ; mais alors, elle ne sera plus sur la « défensive » : elle sera elle-même passée à l’attaque, non pour menacer qui ou quoi que ce soit d ’authentique dans ses positions, mais tout simplement pour délivrer des mythes et des idéologies qui l’abusent et entravent ces disciplines qui, au
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moins dans l ’esprit de leurs chercheurs lucides, aspirent à devenir des Sciences. Alors le « problème » des rapports de la Philosophie et des Sciences Humaines aura trouvé sa « solution » : la « solution » qui aura permis aux « Sciences Humaines » d ’être enfin devenues Sciences.
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a. L ’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public, qui a pour bulletin la Revue de l ’enseignement philosophique. b. Georges Politzer (1903-1942), philosophe membre du PCF, connu par ses écrits théoriques sur la psychologie. Il critiqua de façon virulente la problématique de Bergson et, à un moindre degré, la psychanalyse.
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Notes éditoriales
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Ce texte a paru dans le numéro 8 des Cahiers pour l’analyse (Travaux du cercle d ’épistémologie de l’École Normale Supérieure), troisième trimestre 1967, intitulé L’impensé de Jean-Jacques Rousseau, pp. 5-42. Il suivait immédiatement l ’éditorial de J.A. Miller et J.-C. Milner (ce numéro a été réédité au Seuil, Paris 1972). Outre l ’article d ’Althusser, le dossier sur Rousseau contenait des textes d ’A. Grosrichard, P. Hochart et D. F rançon. Les Cahiers pour l’analyse avaient été fondés à peu près en même temps que les Cahiers marxistes-léninistes (animés notamment par R. Linhart). Ces deux publications étaient éditées depuis l ’E.N.S. par des disciples d ’Althusser. Les Cahiers pour l’analyse se distinguaient cependant par une double référence à Lacan et à l ’auteur de Pour Marx. Au fil des mois, l ’orientation « maoïste » des animateurs de la revue se fit plus prononcée. L ’article d ’Althusser constitue la réécriture d ’un tapuscrit de cours professé à l ’Ecole Normale Supérieure en 1965-1966. Pour être plus exact, le tapuscrit constituait un fragment d ’un cours qui, quoique centré sur Rousseau, abordait plus largement la philosophie politique aux XVlIe et XVIIIe siècles. Althusser, après une brève introduction, consacra ainsi cinq leçon sur Hobbes, quatre sur Locke 1, cinq sur le Discours sur l’origine de l’inégalité, et trois de transition entre ce dernier et le Contrat Social, avant d ’aborder de front celui-ci : c 'est à ce stade que s'insérait le cours tapuscrit, qui s ’étalait sur six leçons et sur lequel se terminait l'ensemble du cours. À plusieurs reprises dans sa carrière, avant comme après 1965, Althusser a donné des cours sur un thème similaire. En 1949-1950, il avait d ’ailleurs déposé un projet de « grande thèse » portant sur le thème : « Politique et philosophie au X V llle siècle français », accompagné d ’une « petite thèse » sur le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, de Rousseau, projet qu’il ne mènera jamais à son terme. Cependant, comme il l ’affirme dans la « Soutenance d ’Amiens » 2, son intérêt pour la philosophie politique du XV11Ie ne cessa jamais et se concrétisa notamment par son essai sur Montesquieu 3. Le travail de réécriture auquel Althusser s ’est livré en vue de la publication a porté sur l ’enrichissement stylistique du texte du cours et, dans une moindre mesure, sur quelques
1. 2. 3.
Une partie des leçons sur Locke est aussi tapuscrit. Cf. le chapitre huit. Montesquieu, La politique et l ’histoire, Paris, PUF 1959.
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4. Sur le « Contrat social » (1967)
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développements de contenu. Il a aussi impliqué quelques suppressions, dont nous signalons en notes éditoriales les plus importantes.
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Pour interroger la philosophie dont nous sommes les héritiers, nous pouvons partir de ce simple constat : chaque grande doctrine se pense ellemême dans un objet spécifiquement philosophique et dans ses effets théo riques. Exemples : l’Idée platonicienne, l’Acte aristotélicien, le Cogito cartésien, le Sujet transcendantal kantien etc. Ces objets n ’ont d ’existence théorique que dans le domaine propre de la philosophie. Le contrat social est, à l’intérieur de la doctrine de Rousseau, un objet théorique de même nature : élaboré, construit par une réflexion philosophique qui en tire certains effets théoriques définis. Je voudrais, à propos de l ’objet philosophique « contrat-social » de Rousseau, suggérer qu’un examen du mode de fonctionnement théorique de l ’objet philosophique fondam ental d ’une théorie peut nous donner des lumières sur la fonction objective de cette théorie philosophique : très précisément sur les problèmes qu’elle élude dans les « problèmes » mêmes qu’elle élit. L ’analyse schématique du fonctionnement théorique de l’objet contratsocial nous met en effet devant le fait suivant : ce fonctionnement n ’est possible que par le « je u » d ’un décalage théorique interne (Décalage I). La « solution » par le « contrat-social » du « problème » politique n ’est possible que par le « je u » théorique de ce Décalage. Pourtant, le « contrat social » a pour fonction immédiate de m asquer le jeu de ce Décalage qui seul permet son fonctionnement. M asquer veut dire : dénier et repousser. De fait, le fonctionnement du Contrat social sous le Décalage I n ’est possible que par le report et le transfert de ce Décalage I sous la forme d ’un Décalage II, qui rend seul possible le fonctionnement théorique de la solution correspondante. Le Décalage II renvoie alors par le même mécanisme à un Décalage III, lequel renvoie, toujours selon le même prin cipe, à un Décalage IV. Nous allons nous trouver ainsi devant le constat d’une chaîne de décalages théoriques, chaque nouveau décalage étant chargé de faire « fonctionner » la solution correspondante, elle-même effet de la solution première. Dans la chaîne des « solutions » (Contrat social, aliéna tion-échange, volonté générale-volonté particulière, etc.) nous discernerons ainsi la présence d ’une autre chaîne, qui rend théoriquement possible la première : la chaîne des Décalages pertinents, qui permettent, à chaque étape, le « fonctionnement » théorique des solutions correspondantes. La confrontation de ces deux chaînes, de leur « logique » propre, et de la logique très particulière de leur rapport (refoulement théorique du Déca lage) peut nous mettre sur la voie de comprendre la fonction théorique du système philosophique dans lequel Rousseau se propose de penser la politique. Ce type d ’analyse, s’il se révélait fondé, présenterait, en outre, le double intérêt suivant :
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SUR LE « CONTRAT SOCIAL »
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1. Rendre intelligible la problém atique de Rousseau, et les effets théoriques de cette problématique ([ce qui] inclu[t] les dispositifs apparem ment techniques de l’organisation du pouvoir, la distinction de ses organes, la procédure de son fonctionnement). 2. Rendre intelligible la possibilité de plusieurs « lectures » du Contrat Social de Rousseau, et les interprétations subséquentes (kantienne, hégélienne, etc.) a. Ces interprétations ne nous apparaîtront plus comme simplement arbitraires ou tendancieuses, mais comme fondées, en leur possibilité, dans le texte même de Rousseau : très précisément dans le « je u » permis par 1’« espace » des Décalages théoriques constitutifs de la théorie de Rousseau. Ces interprétations pourront nous servir à leur tour d ’indice et de preuve de l’existence nécessaire de ces Décalages. Notre analyse portera essentiellement sur le Chapitre VI du Livre I du Contrat Social.
I. La position du problème 1. R ésultat des chapitres I- V Le chapitre VI du Livre I soutient le Contrat Social tout entier, puisqu’il pose et résout le problème qui constitue la question fondamentale (cet « abîme théorique ») de la vie politique. Cette question fondamentale est posée dans les termes suivants : « Trouver une forme d ’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n ’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution (I. VI. p. 9 0 ) 4. Or, le chapitre VI, qui formule ainsi la question, est précédé de cinq chapitres. Le chapitre I annonce seulement la solution : « . . . l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d ’en venir là je dois établir ce que je viens d ’avancer » (I. I. p. 58). 4. Les textes du Contrat sont cités dans l’édition [critique établie par] Halbwachs, [Paris, Aubier 1943]. [Pour une édition critique plus récente, on peut renvoyer au volume 3 - Du contrat social. Écrits politiques - des Œuvres com plètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 1964, pp. 349-472. Les citations de Rousseau effectuées par Althusser ont été corrigées sur la base de cette édition. Les références aux livres et chapitres nous dispensent de donner les indications de pages dans cette édition ; nous avons conservé les références de pages indiquées par Althusser, qui renvoient à l’édition Halbwachs.]
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Rousseau l’établit dans les chapitres II-V : refus de fonder la société dans la nature, ou dans des conventions illégitimes. En II, Rousseau montre que la société ne peut avoir pour origine la famille. En III, qu’elle ne saurait être fondée sur le « droit du plus fort ». En IV, qu’elle ne saurait reposer sur des « conventions » qui consa creraient les effets de la violence (soumission de l’esclavage à son maître, d ’une nation à son vainqueur). En V, Rousseau tire la conclusion : « Q u’il faut toujours remonter à une prem ière convention », prem ière en droit au regard de toutes les conventions possibles, en particulier au regard de cette convention, dite « contrat de soumission », qu’un peuple pourrait, selon Grotius, conclure avec le Roi auquel il se soumettrait. « Avant donc que d ’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d ’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairem ent antérieur à l’autre est le vrai fondem ent de la société » (I. V. p. 86). Et, dans le dernier paragraphe de ce chapitre V, Rousseau repousse une ultime objection b touchant le principe majoritaire : « La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention, et suppose au moins une fois l’unanimité » (I. V. p. 86). Par cette dernière thèse, Rousseau rejette la théorie lockienne du caractère « naturel » (au sens physique du terme) de la loi de majorité. La majorité n ’appartient pas au corps social comme la pesanteur au corps physique. Elle suppose un acte de convention antérieur en droit à sa stipu lation : elle suppose donc un acte unanime de convention qui l’adopte pour loi. Écartée toute hypothèse de fondement naturel du corps social, rejeté le recours classique aux faux contrats issus de la force, le chapitre V débouche ainsi sur deux résultats : 1. Il faut élucider la question du contrat originaire, antérieur en droit à tout contrat : le contrat qui se conclut dans 1’« acte par lequel un peuple est un peuple ». 2. Comme la loi de majorité ne peut jouer que sur la base d ’une première convention unanime qui l ’adopte et l’établit, le contrat par lequel « un peuple est un peuple » implique l’unanimité. 2. Position du problèm e Le chapitre VI peut alors poser le problème dans toute sa rigueur. Cette position comprend trois moments : a) les conditions de la position du problème ; b) les lim ites absolues de la position du problème et c) la position du problème proprement dite.
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SUR LE « CONTRAT SOCIAL »
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Elles sont exprimées dans le premier paragraphe du chapitre VI. « Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut em ployer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état prim itif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d ’être » (I. VI. p. 89). Examinons les termes importants de ces deux phrases, qui définissent les conditions objectives de la position du problème. La première condition est que les « hommes » soient « parvenus » à un « point » qui n ’est autre qu’un point limite, un point critique dans leur existence : celui qui sépare la vie du genre humain de sa mort. Ce « point » critique mortel pour le genre humain nous renvoie au second Discours c : c’est l ’état de guerre complètement développé. Ce point est critique et mortel parce q u ’il est le lieu d ’une contra diction insurmontable en cet état, entre d ’une part les « obstacles » qui s’opposent à la vie du genre humain, et d ’autre part les « forces » que les individus peuvent leur opposer. Que sont ces « obstacles » ? Que sont ces « fo r c e s » ? 1. Les « obstacles » Ce ne sont pas des obstacles extérieurs. Ils ne viennent pas de la nature (catastrophes, cataclysm es, difficultés « naturelles » - climat, ressour ces - dans la production des subsistances, etc.). Nous savons que la Nature s’est apaisée, qu’elle n ’est plus en guerre contre elle-même, depuis que les hommes l’ont cultivée : les catastrophes ne sont plus qu’humaines. Les « obstacles » ne viennent pas non plus d’autres groupes humains. Ils sont purement intérieurs aux rapports humains existants. Ils portent un nom : ce sont les effets de l’état de guerre généralisé, concurrence universelle, et, même dans l ’éclaircie d ’une « paix » précaire, menace constante que chacun sent peser sur ses biens, sa liberté et sa vie. État de guerre doit être entendu au sens fort, comme, le premier, Hobbes l’avait défini : cet état est un rapport constant et universel existant entre les hommes, donc indépendant des individus, fussent-ils paisibles. Cet état définit leur condition même : ils y sont soumis et condamnés, sans pouvoir trouver nul refuge au monde qui les protège de ses effets implacables, ni espérer nul répit du mal qui les afflige. Ces « obstacles » « nuisent à la conservation » des hommes dans « l’état de nature ». Ce que l’état de guerre menace, c’est ce qui constitue l’essence dernière de l’homme : sa vie libre, sa vie tout court, l’instinct qui le « conserve » en vie, ce que Rousseau appelle dans le second D iscours 1'« amour de soi ».
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a. Les conditions de la position du problème
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2. Les « forces » A ces « obstacles » « résistants», s ’opposent les « forces » dont dispose « chaque individu », pour se maintenir dans cet état de nature. Ces forces sont constituées par les attributs de l’homme naturel, parvenu à l’état de guerre. Sans cette dernière précision, le problème du contrat social est inintelligible. Lorsque Rousseau, dans le Contrat, parle de ces « forces », il est clair qu’il ne parle pas des « forces » de l’homme dans le « premier état de nature », où nous n ’avons affaire qu’à un animal libre, dont les « facultés intellectuelles et morales » sont nulles. Nous avons affaire à un animal devenu, sous le double effet des Catastrophes Naturelles et de la Grande Découverte (m étallurgie), un être social, aux facultés développées et aliénées. L ’animal du prem ier état de nature avait pour « force » : son corps (vie) + sa liberté. L ’homme de l’état de guerre généralisé possède de tout autres forces. Il a toujours son corps (ses forces physiques ont décru), mais il possède des forces intellectuelles et aussi des « biens ». « Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme ; tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie » (I. IX. p. 118). Ces biens, il les a « acquis » au cours du développem ent de son existence sociale, qui a provoqué le développement de ses facultés intellectuelles et « morales ». Les « forces » de l’individu de l’état de guerre peuvent alors être résumées comme suit : forces physiques (vie) + forces intellectuelles et « morales » + biens + liberté. La liberté figure toujours aux côtés de la « force » : « . . . la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation [...] » (I. VI. p. 90). Ce n ’est pas pour le plaisir de noter des différences que nous faisons cette comparaison. C ’est parce que le constat de ces différences est l’indice d ’un développement, - aliénation de l’homme au sein même de l’état de nature, comme résultat du procès historique qui culmine dans l ’état de guerre. Cette transform ation, nous pouvons la saisir dans la présence des « biens » parmi les « forces » de l ’individu, et dans l’apparition d ’une nouvelle catégorie de l’existence humaine : la catégorie de l ’in té rê t d. « Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés [...] » (II. I. p. 135). Il suffit de mettre en parallèle cette défini tion de la condition du Contrat (l’opposition des intérêts particuliers) avec
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Nous prendrons la liberté d ’appeler cet état de guerre perpétuelle et universelle, l’état de l ’aliénation humaine. C ’est une « anticipation » théo rique. Bien que Rousseau parle et use du concept d ’aliénation, il ne l’emploie pas pour désigner les effets de l’état de guerre. Nous donnerons les raisons du droit que nous prenons ainsi.
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les effets de l ’état de guerre généralisé, pour voir que le procès de socialisation des hommes a, en même temps que les facultés des hommes, transform é leur « amour de soi » en intérêt particulier. L ’intérêt parti culier lorsqu’il est réfléchi par l ’individu prend la forme abstraite (et subjective) de l’amour propre, aliénation de l’amour de soi. Mais le contenu objectif de l’intérêt particulier le rattache directement à la nature de l’état de guerre. La catégorie de l ’intérêt particulier dénonce aussitôt son fondement universel. Il n ’y a d ’intérêt particulier qu’en fonction d ’autres intérêts particuliers en compétition dans la concurrence universelle. C ’est ce que traduit la phrase de Rousseau que nous venons de citer : « L ’oppo sition des intérêts particuliers [...] » signifie que l’intérêt particulier est constitué par l’opposition universelle qui est l’essence de l’état de guerre. Il n ’y a pas d ’abord des individus ayant chacun son intérêt particulier : l ’opposition intervenant ensuite, comme un accident. L ’opposition est première : c ’est elle qui constitue l’individu comme particulier ayant un intérêt particulier. Quand on se remémore l’accaparement exclusif des terres (dont sont dépourvus les « surnuméraires ») qui provoque l ’état de guerre au sens universel d ’état, et tous les effets subséquents (riches et pauvres, forts et faibles, maîtres et esclaves), on comprend le sens que recouvre l ’intervention apparem m ent anodine des « biens » dans l’énum ération des élém ents constitutifs des « forces » des individus parvenus à l’état de guerre. Il importe de marquer la catégorie de l’intérêt particulier : spécifique de l’état des relations sociales existant dans l’état de guerre. à la lettre l’animal humain du premier état de nature n ’a pas d 'in térê t particulier, parce que rien ne peut l’opposer aux autres hommes, - la condition de toute opposition, à savoir des rapports nécessaires, étant alors encore absente. Seul l’homme développé-aliéné acquiert peu à peu, du fait des relations dans lesquelles l ’engage la dialectique de la socialisation forcée, le bénéfice (si l’on peut dire) de la catégorie de l ’intérêt particulier, forme que prend, dans la société naissante, l’amour propre. L ’intérêt particulier ne devient vraiment tel, en sa radicalité, que dans l’état de guerre. L ’intérêt particulier figure en toutes lettres dans les conditions de l’établissement de la société : « Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c ’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible ». Gardons ce texte en mémoire. 3. La contradiction mortelle : obstacles/forces Si les obstacles sont purement humains et internes, s’ils sont les effets de l’état de guerre, il est clair que les forces de chaque individu ne peuvent en venir à bout : car il faudrait que les individus fussent plus forts que les forces mêmes auxquelles ils sont soumis, et qui les font ce qu’ils sont, plus « forts », chacun pour son com pte, que les rapports im placables
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(universels et perpétuels) dans lesquels ils sont pris, ceux de l’état de guerre. Les individus y sont pris d’une manière très particulière. Ces « obsta cles » ne sont pas extérieurs. Précisons : il existe entre les « forces » des individus et ces obstacles un lien intime, qui nous autorise à parler de l’état de guerre comme d ’un état d ’aliénation universel. Que sont en effet ces rapports universels constitutifs de l’état de guerre ? Ces rapports dans lesquels les individus sont pris ne sont rien d ’autre que le produit de leur activité. Les rapports ne sont donc pas extérieurs aux individus et les individus ne peuvent pas les changer de l’extérieur. Ils sont consubstantiels aux individus. Tout le développement de l’histoire humaine s’est en effet produit dans une dialectique telle que les effets de la première socialisation forcée ont à la fois développé mais aussi aliéné les individus : que cette première aliénation a par contrecoup développé, en les aliénant de plus en plus, les rapports sociaux existants. Tant qu’il « restait de la forêt », les hommes pouvaient échapper en partie à la tyrannie des rapports sociaux, et aux effets aliénants de leur contrainte. Quand advint la « fin de la forêt », [que] toute la terre fut mise en culture, et accaparée par ses premiers occupants, ou [par] les forts qui les supplantaient, il n ’y eut plus de refuge pour la liberté humaine. Les hommes furent forcés à l’état de guerre, c’està-dire à l’aliénation. C ’est ainsi qu’ils furent pris dans les rapports mêmes que leur activité avait produits : ils devinrent les hommes de ces rapports, aliénés comme eux, dominés par leurs intérêts particuliers, impuissants contre ces rapports et leurs effets, exposés à chaque instant à la contradiction mortelle de l’état de guerre. Mortelle dans la menace qu’elle faisait peser sur leur vie, et leur liberté, désormais inséparables de l’intérêt particulier où cette liberté ne trouvait plus que son expression aliénée. Contradiction au sens propre du terme, puisque l’état de guerre est la liberté et l’activité humaine retournées contre elles-mêmes, se menaçant et se détruisant elles-mêmes, sous les espèces de leurs propres effets. Contra diction non seulement entre les individus et leurs forces d ’une part, et les « obstacles » hum ains de la concurrence universelle, mais aussi (en fonction de la nature de cet état d ’aliénation universelle) entre chaque individu et lui-même, entre l ’amour de soi et l’intérêt particulier, entre la liberté et la mort. Telle est la raison dernière de ce « p o i n t » critique où 1’« état prim itif » ne « peut plus subsister » : « le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être » [II. VI.]. b. Les limites absolues de la position du problème Ce sont ces conditions (état de guerre d ’une part ; forces de chaque individu d ’autre part) qui définissent les limites absolues de la position du
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SUR LE « CONTRAT SOCIAL »
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problèm e. On les trouve ram assées dans le deuxième paragraphe du chapitre VI : « Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent [...] ». L ’intérêt de ce texte est de définir de manière rigoureuse le champ théorique du problèm e, et d ’indiquer q u ’aucune solution n ’est possible qui ferait intervenir un élément extérieur à ce champ lui-même. Il n ’y aura donc pas de solution transcendante, recours à un tiers, fût-ce Dieu, ou le hasard. La solution ne peut pas se trouver hors des données existantes, dont on vient d ’établir l ’impitoyable constat. La seule solution possible, intérieure à ce champ théorique constitué par les hommes et les rapports aliénés dont ils sont les auteurs et les victimes, est de « changer sa m anière d ’être ». Rousseau « prend les hommes tels qu’ils sont » (I. I. p. 55). Il prend leurs forces telles qu’elles sont. Les hommes ne disposent que de ces forces. Nulle solution au monde ne peut changer ni la nature de ces forces, ni la nature des « obstacles » auxquels elles se heurtent. La seule issue est de jouer sur « la manière d ’être » des hommes, sur la disposition de ces forces. « . . . comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n ’ont plus d ’autre moyen e, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert » (I. VI. p. 89). Tout le Contrat Social est défini par les limites absolues du champ théorique dans lequel est posé le problème. Il s’agit de créer une force capable de surmonter les « obstacles » sur lesquels achoppent les forces de chaque individu, de créer cette force en instaurant de nouveaux rapports entre les forces existantes (union au lieu d ’opposition) : « changer la manière d ’être » des hommes f. Cela signifie en clair poser le problème du contrat en fonction de la nature des individus et de leurs forces. c. La position du problème Q u’est-ce que l’individu existant, considéré comme sujet de fo rc e s définies ? On peut résum er l’ensemble : vie + forces physiques + forces intellectuelles-morales + biens + liberté, sous la forme : forces + liberté. Et voici le problème définitivement posé : « [L]a force et la liberté de chaque homme étant les prem iers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes. “ Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n ’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre q u ’auparavant ” » [I. VI.] g.
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II. La solution du problème : Décalage I La solution du problème posé réside dans la nature de l’acte par lequel un peuple est un peuple : cet acte est un contrat. Apparemment Rousseau reprend donc la solution traditionnelle de l’école du Droit Naturel, qui pense dans le concept ju rid iq u e de contrat l’origine de la société civile, et de l’État. En quoi consiste un contrat ? Quels sont ses éléments constitutifs ? Réduit à son expression schématique, un contrat est une convention passée entre deux Parties Prenantes (que nous appellerons Partie Prenante numéro 1 ou P.P. 1 et Partie Prenante numéro 2 ou P.P. 2) pour procéder à un échange : donnant, donnant. Exem ple : dans le contrat de soumission classique entre le Peuple et le Prince, la P.P. 1 est le Peuple, la P.P. 2 est le Prince. L ’échange porte sur les « termes » suivants : le Peuple promet obéissance au Prince ; le Prince promet d ’assurer le bien du peuple (avant tout par le respect des Lois fondamentales). À la seule exception de Hobbes, dont le contrat possède une structure tout à fait inédite, les jurisconsultes et philosophes du droit naturel ont en général respecté la structure juridique du contrat (échange donnant, donnant entre deux P.P.) dans l’usage qu’ils ont fait de son concept pour « résoudre » le problème de 1’« origine » de la société civile et politique. Rousseau reprend lui aussi le concept juridique, mais avertit aussitôt que « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet » (I. VI. p. 90). Dans l 'E m ile, il est plus explicite : « le pacte social est d ’une nature particulière, et propre à lui seul [ . . . ] » 5. De fait la « nature de l’acte » de ce contrat est telle, que la structure du contrat social chez Rousseau s’en trouve profondément modifiée au regard de son modèle ju ri dique strict. Sous le concept juridique de contrat, nous avons affaire à un contrat exceptionnel, de structure paradoxale. 5. Garnier, p. 589 [Paris, Garnier-Flammarion 1966 ; rééd. format poche, p. 604. L’Émile fut publié pour la première fois à Paris en 1762, l’année même de la publication du Contrat social].
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La solution est à chercher dans une « forme d ’association » parti culière qui assure 1’« union » des « forces » des individus, sans nuire aux instruments de leur conservation : leurs forces (y compris leurs biens) et leur liberté. Ne perdons pas de vue que forces (y compris biens) + liberté = intérêt particulier. Relisons la seconde phrase de I. : « Je tâcherai d ’allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l ’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées » (p. 55).
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Le paradoxe de ce contrat particulier tient tout entier dans sa clause centrale. Ses « clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l ’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la com m unauté » (I. VI. p. 90) h. Le mystère du Contrat Social tient dans ces quelques mots, très préci sément dans le concept d ’aliénation totale. Cette fois, c ’est Rousseau luimême qui parle d ’aliénation. Q u’est-ce que l’aliénation ? Rousseau a déjà défini le terme dans le chapitre IV du Livre I : « Si un particulier, dit Grotius i, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d ’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d ’un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d ’explication, mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner c ’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d ’un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pour quoi se vend-il ? [ . . . ] » (p. 70). Ce qui ressort de cette définition de l ’aliénation, c’est la distinction entre « se donner » (acte gratuit sans échange) et « se vendre » (acte non gratuit, comportant la contrepartie d’un échange). D ’où : « Dire q u ’un homme se donne gratuitement, c ’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n ’est pas dans son bon sens », mais fou. Or « la folie ne fait pas droit » (p. 71-72). L ’esclave, à la rigueur, se vend, puisqu’il négocie sa soumission au moins contre sa subsistance. à la rigueur : car cette concession de Rous seau n ’est qu’artifice de démonstration, pour faire ressortir que, même sur le principe qui la soutient, la thèse du contrat d ’esclavage ne peut être étendue au contrat de soumission (politique). En effet un peuple ne peut pas se vendre : il ne reçoit, même pas du roi, en contrepartie de sa soumission, cette subsistance que du moins l’esclave reçoit de son maître. Un peuple qui croirait se vendre (donc dans un contrat d ’échange avantageux) en vérité se donne pour rien, tout entier pour rien, sa liberté comprise. Liberté : voilà le grand mot lâché, qui nous fait dépasser les fictions, admises jusque-là, pour réfuter Grotius. On peut vendre tout ce qu’on veut (donnant, donnant), on ne peut vendre sa liberté. « Renoncer à sa liberté c ’est renoncer à sa qualité d ’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement pos sible pour qui renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d ’ôter toute liberté à sa volonté » (I. IV. p. 73).
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Conclusion formelle de ce chapitre IV sur l ’aliénation : l’aliénation totale est illégitime, et inconcevable, parce que contradictoire dans les termes : « incompatible avec la nature de l ’homme ». Pourtant : c ’est cette aliénation totale elle-même qui constitue la clause unique du Contrat Social : « L ’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Aucune équivoque n ’est possible : la lib erté est bien incluse dans « tous les droits » de chaque associé. Arrêtons-nous un instant sur ce paradoxe. Nous pouvons dire : l’alié nation totale du Contrat Social est la solution du problème posé par l’état d ’aliénation universelle qui définit l ’état de guerre, culminant dans la crise que résout le Contrat Social. L ’aliénation totale est la solution à l ’état d ’aliénation totale. Évidemment, comme nous l’avons déjà noté, Rousseau n ’emploie pas le terme d ’aliénation j pour désigner le mécanisme et les effets de l’état de guerre. Nous avons pourtant montré que nous avions le droit d’employer ce terme anachronique pour désigner ce que Rousseau pense de la nature de l ’état de guerre. L ’avantage de cette substitution de terme est de faire « jouer » cette conversion de sens, ce changement de « manière d ’être », unique solution offerte aux hommes sur un concept unique : aliénation. Avant le Contrat, nous sommes dans 1’« élément » (au sens hégélien) de l’aliénation, sans nul recours extérieur. Cette aliénation est le fait des hommes mêmes qui la subissent. L ’esclavage de l ’état de guerre est une véritable aliénation de l’homme, contraint de donner pour rien sa liberté, en échange d ’une pure illusion, celle de se croire libre. Nous sommes bien dans l’élément de l’aliénation : mais elle est inconsciente et involontaire. à cette aliénation totale, il n ’est de solution que l’aliénation totale ellemême, mais consciente et volontaire. S ’il en est bien ainsi, nous retrouvons, dans la solution même, ce que nous avons appelé les limites absolues de toute solution possible k. La solution ne peut venir du dehors, elle ne peut être, même à l’intérieur du monde de l’aliénation, extérieure à la loi unique qui gouverne ce monde. La solution n ’est possible qu’à la condition de « jo u e r » sur la « manière d ’être » de cette loi implacable. Elle ne peut consister qu’à reprendre en son origine cette loi même, aliénation totale en « changeant sa manière d ’être », sa modalité. C ’est ce qu’ailleurs Rousseau énonce très consciem ment, disant qu’il faut chercher le remède au mal dans son excès même. En un mot, il faut faire d ’une aliénation totale forcée une aliénation totale libre. Mais voici le scandale : comment une aliénation totale peut-elle bien être libre, puisque nous savons, par le chapitre IV, que cette association de termes (aliénation, liberté) est incompatible, contradiction absolue ? 1 La
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SUR LE « CONTRAT SOCIAL »
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SOLITUDE DE MACHIAVEL
solution, à peine entrevue, recule dans l’impossible. La solution a donc ellemême besoin d’une solution. Cette solution de la solution est contenue dans le Décalage entre les Parties Prenantes au contrat (Décalage I).
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Nous n ’avons en effet examiné ju sq u ’ici qu’un aspect du contrat social ; ce qui advient entre les deux Parties Prenantes (P.P.), sous la forme de l’aliénation totale. Mais qui sont ces P.P. ? Ce sont d ’une part les individus, pris un à un, et d ’autre part, la « com m unauté ». Donc P.P. 1 = l ’individu, et P.P. 2 = la « com m u nauté ». Le contrat est un acte d ’échange entre la P.P. 1 et la P.P. 2. Nous savons ce que donne dans cet acte d ’échange la P.P. 1 : tout (aliénation totale). Mais nous ne savons pas encore ce que donne la P.P. 2. P.P. 1 (individu) P.P. 2 (communauté) (aliénation totale) .......... >